Peter F. HAMILTON L'AUBE DE LA NUIT PREMIERE PARTIE : RUPTURE DANS LE RÉEL I PREMIER LIVRE : EMERGEANCE 1. Autour du croiseur Frelon, l'espace se déchira en cinq endroits. Durant un instant, quiconque aurait observé les brèches en expansion aurait eu une vision exacte du vide infini. La pseudo-substance structurelle des trous-de-ver était une zone morte absolument dépourvue de photons, d'une obscurité si profonde qu'elle semblait se répandre comme pour envahir l'univers réel. Puis, brusquement, des vaisseaux émergèrent des terminus béants, accélérant à six g, virant sur des trajectoires d'interception. Avec leur beau profil aérodynamique évoquant la forme d'une larme, ils ne ressemblaient pas à l'astronef sphé-rique de Garissa qu'ils avaient pourchassé à travers les étoiles. Ils étaient plus grands aussi et terriblement puissants. Et vivants. Confortablement niché dans la capsule de commande étanche et blindée au coeur du Frelon, le capitaine Kyle Prager, qui était en train d'effectuer un banal contrôle d'astronavigation, reçut soudain un message d'alerte d'approche télétransmis par l'ordinateur de vol. Ses naneuroniques relayèrent l'information depuis les grappes de capteurs externes du vaisseau directement à son cerveau. Ici, dans l'immensité de l'espace interstellaire, la lumière émise par les étoiles n'était pas assez forte pour fournir une image dans le spectre visible. Prager ne pouvait compter que sur le seul signal infrarouge, qui retransmettait des arabesques de couleur rosé que les programmes de résolution essayaient d'interpréter. Les impulsions radar étaient hachées, brouillées par les nacelles de contre-mesures électroniques des vaisseaux. Les logiciels de combat enregistrés dans les grappes mémoire de ses naneuroniques passèrent en mode prioritaire. Il télétransmit une brève séquence d'instructions à l'ordinateur de vol, frustré d'informations. Les trajectoires estimées des cinq vaisseaux en approche apparurent sous la forme de lignes vectorielles rouge vif s'incurvant pour converger de façon alarmante sur le Frelon et ses deux frégates d'escorte. Les vaisseaux accéléraient encore, sans qu'il y ait pourtant de gaz d'éjection à la sortie des réacteurs. Kyle Prager eut un serrement de cour. - Des faucons, dit-il. Sur le siège à côté, Tane Ogilie, l'officier d'ergonavigation du Frelon, émit un grognement consterné. - Comment ont-ils su ? - Les Forces spatiales de la Confédération ont un service de renseignements efficace, rétorqua Kyle Prager. Ils savaient qu'on tenterait une riposte immédiate. Ils ont dû se mettre en écoute sur notre itinéraire et nous ont suivis. Il sentit monter en lui une pression intense. Il pouvait presque voir clignoter les lumières des chambres de confinement d'antimatière à l'intérieur du Frelon, comme s'il était cerné d'étoiles rouge sang. L'antimatière était le seul tabou qui se soit étendu à l'ensemble de la Confédération. Peu importe sur quelle colonie, quelle planète ou quel astéroïde vous aviez grandi, elle était proscrite par tous. La peine encourue si on se faisait prendre par un vaisseau de la Confédération était la condamnation à mort immédiate pour le capitaine et un aller simple en capsule spatiale vers une colonie pénitentiaire pour toutes les autres personnes à bord. Cela dit, ils n'avaient pas le choix. Le Frelon avait absolument besoin de la fantastique réserve d'énergie delta-V que seule l'antimatière pouvait fournir, bien supérieure à la poussée des réacteurs thermonucléaires couramment utilisés sur les vaisseaux adamistes. Il fallait que les vaisseaux des forces défensives d'Omuta soient équipés de la propulsion par antimatière. Ils l'ont parce que nous l'avons ; nous l'avons parce qu'ils l'ont. Un des plus anciens, et des plus piètres, arguments que l'Histoire ait jamais inventés. Les muscles des épaules de Kyle Prager se détendirent, un réflexe de soumission. Il connaissait et avait accepté le risque, ou du moins c'était ce qu'il s'était dit et avait dit aux amiraux. Ce serait rapide et sans douleur, et en principe l'équipage échapperait à la mort. De toute façon, il avait des ordres de l'Amirauté de Garissa. Personne ne devait avoir accès à l'Alchimiste que transportait le Frelon ; et certainement pas les Édé-nistes qui armaient les faucons : leur science des bioteks leur donnait déjà suffisamment de pouvoir. - Nous sommes pris dans un champ de distorsion, annonça Tane Ogilie d'une voix aiguë, tendue. Un saut serait hasardeux. Durant un court instant, Kyle Prager se demanda quel effet cela faisait de commander un faucon, fort de son pouvoir et de sa totale supériorité. Il en éprouvait presque un sentiment de jalousie. Suivant une trajectoire courbe, trois des intercepteurs prirent le Frelon en chasse tandis que les frégates, Chengho et Gom-bari, n'avaient droit qu'à un poursuivant chacune. Sainte Marie ! avec une telle formation ils doivent savoir ce que nous transportons. Prager forma dans sa tête le code de sabordage, repassant mentalement la procédure avant de la télétransmettre à l'ordinateur de vol. C'était assez simple, on arrêtait les routines de protection dans les chambres de confinement d'antimatière du réacteur principal et on engloutissait l'espace avoisinant dans une nova-explosion de lumière et de radiation dure. Je pourrais attendre que les faucons nous aient rejoints, les entraîner avec nous, mais les équipages... Après tout, ils ne font que leur boulot. La faible image infrarouge des trois chasseurs augmenta brusquement d'intensité, s'illumina, s'anima. De chacun d'eux jaillirent huit pétales d'énergie radiante dont les arcs brillants s'éloignaient rapidement du centre. Les programmes d'analyse entrèrent en action ; les projections vectorielles des trajectoires se matérialisèrent, montrant les vingt-quatre projectiles tous dirigés sur le Frelon avec, montant en boucle, leur traînée pareille à un rayon laser. Les gaz d'éjection étaient hautement radioactifs. L'accélération atteignait les quarante g. Propulsion par antimatière. - Guêpes de combat, s'écria Tane Ogilie d'une voix éraillée. - Ce ne sont pas des faucons, dit Kyle Prager d'un ton lugubre et rageur. Ce sont des putains de gerfauts. Omuta a engagé des gerfauts ! Il télétransmit un ordre de manoeuvre de fuite à l'ordinateur de vol, activant frénétiquement les procédures de défense du Frelon. Il avait presque fait preuve de négligence criminelle en n'identifiant pas l'ennemi dès son apparition. Il consulta ses naneuroniques ; le temps écoulé depuis l'arrivée des chasseurs était de sept secondes. Seulement sept ? Même ainsi, il avait été lamentablement lent à réagir sur un terrain où les millisecondes valaient de l'or. Et ils allaient le payer cher, peut-être de leur vie. Une alerte d'accélération se répercuta à travers le Frelon : audio, optique et télétransmise. Les membres de l'équipage avaient tous leur harnais de sécurité, mais quant aux civils qu'ils avaient à bord, seule la Sainte Mère savait ce qu'ils pouvaient être en train de faire. L'accélération se fit en douceur, et Prager sentit ses greffons de tissu nanonique s'affermir autour de ses organes internes, les aidant à supporter la force de gravitation, les empêchant d'être rejetés de part et d'autre de sa colonne vertébrale, assurant un apport de sang constant au cerveau pour prévenir l'évanouissement. Le Frelon fut violemment secoué lorsque s'élança son propre essaim de guêpes de combat. L'accélération atteignait huit g et se poursuivait. Dans le module avant du Frelon, le Dr Alkad Mzu avait examiné la situation du vaisseau au moment où celui-ci, volant à un g et demi, se dirigeait vers leur prochain point de saut. Ses naneuroniques traitèrent les données brutes pour fournir une synthèse des images transmises par les capteurs externes du vaisseau, superposées au tracé vectoriel du vol. Le diagramme se déploya derrière ses rétines, avec un scintillement qu'elle élimina en fermant les paupières. Chengho et Gombari étaient représentés par deux traînées lumineuses d'un intense blanc bleuté, l'éclat des gaz d'éjection se détachant nettement sur la toile de fond de l'espace interstellaire. Formation serrée. Chengho était à deux mille kilomètres, Gombari à guère plus de trois mille. Pour que des vaisseaux émergent à cinq mille kilomètres de distance après un saut de dix années-lumière, il fallait réaliser des prouesses en matière de navigation. Garissa avait dépensé beaucoup d'argent pour doter sa flotte du meilleur équipement existant. De l'argent qui aurait pu être mieux employé à l'université ou au financement des services de santé. Garissa n'était pas un monde particulièrement riche. Et quant à savoir où le ministère de la Défense s'était procuré de telles quantités d'antimatière, Alkad avait pris soin d'éviter de poser la question. - Environ trente minutes avant le prochain saut, annonça Peter Abdul. Alkad annula la télétransmission. Les images des vaisseaux s'effacèrent, remplacées par le décor Spartiate du matériau composite gris-vert des murs de la cabine. Peter se tenait dans l'ovale de l'écoutille, revêtu d'une combinaison turquoise rembourrée au niveau de chaque articulation pour éviter les contusions lors des chocs en apesanteur. Il lui souriait d'un air engageant. Elle pouvait lire l'inquiétude qui se cachait derrière les yeux pétillants. Peter avait trente-cinq ans, mesurait un mètre quatre-vingts et avait la peau encore plus foncée que son teint à elle, pourtant d'un profond noir d'ébène. Il travaillait au département de mathématiques de l'université, et ils étaient fiancés depuis dix-huit mois. Pas du tout le genre démonstratif et expansif, mais discret et positif. Quelqu'un qui donnait sincèrement l'impression de ne pas attacher d'importance au fait qu'elle était plus brillante que lui - et ils n'étaient pas si nombreux. Même la perspective qu'elle soit à jamais entachée d'infamie pour avoir été la créatrice de l'Alchimiste le laissait imperturbable. En fait, c'était pour l'aider à résoudre les problèmes mathématiques que posait la conception de l'engin qu'il l'avait accompagnée à la base-astéroïde ultra-secrète des Forces spatiales. - Je pensais que nous pourrions les passer ensemble, dit-il. Elle lui retourna son sourire et se dégagea du filet de retenue tandis qu'il s'asseyait à côté d'elle au bord de sa couchette d'accélération. - Merci. Les gars de la flotte, ça ne leur fait rien de se retrouver confinés entre eux lors des regroupements. Mais c'est sûr que moi ça me dérange. La cabine était envahie par un brouhaha provenant des divers systèmes d'environnement du vaisseau, du bourdonnement des voix des membres d'équipage en liaison avec leurs stations, des échos des vagues paroles échangées le long des coursives. Le Frelon avait été tout spécialement conçu dans la perspective de devoir faire usage de l'Alchimiste, conception essentiellement axée sur la résistance et la performance ; le confort de l'équipage était loin sur la liste des priorités. Alkad passa ses jambes par-dessus le rebord de la couchette, sur le côté, les pieds attirés vers le pont par la forte pesanteur. Elle s'appuya contre Peter, reconnaissante de la chaleur du contact, du simple fait qu'il soit là. Il mit son bras autour de ses épaules. - Qu'y a-t-il dans la perspective de la mort prochaine qui fait remonter le flux d'hormones ? Elle sourit et se pressa contre son flanc. Il était de sept secondes. Seulement sept ? Même ainsi, il avait été lamentablement lent à réagir sur un terrain où les millisecondes valaient de l'or. Et ils allaient le payer cher, peut-être de leur vie. Une alerte d'accélération se répercuta à travers le Frelon : audio, optique et télétransmise. Les membres de l'équipage avaient tous leur harnais de sécurité, mais quant aux civils qu'ils avaient à bord, seule la Sainte Mère savait ce qu'ils pouvaient être en train de faire. L'accélération se fit en douceur, et Prager sentit ses greffons de tissu nanonique s'affermir autour de ses organes internes, les aidant à supporter la force de gravitation, les empêchant d'être rejetés de part et d'autre de sa colonne vertébrale, assurant un apport de sang constant au cerveau pour prévenir l'évanouissement. Le Frelon fut violemment secoué lorsque s'élança son propre essaim de guêpes de combat. L'accélération atteignait huit g et se poursuivait. Dans le module avant du Frelon, le Dr Alkad Mzu avait examiné la situation du vaisseau au moment où celui-ci, volant à un g et demi, se dirigeait vers leur prochain point de saut. Ses naneuroniques traitèrent les données brutes pour fournir une synthèse des images transmises par les capteurs externes du vaisseau, superposées au tracé vectoriel du vol. Le diagramme se déploya derrière ses rétines, avec un scintillement qu'elle élimina en fermant les paupières. Chengho et Gombari étaient représentés par deux traînées lumineuses d'un intense blanc bleuté, l'éclat des gaz d'éjection se détachant nettement sur la toile de fond de l'espace interstellaire. Formation serrée. Chengho était à deux mille kilomètres, Gombari à guère plus de trois mille. Pour que des vaisseaux émergent à cinq mille kilomètres de distance après un saut de dix années-lumière, il fallait réaliser des prouesses en matière de navigation. Garissa avait dépensé beaucoup d'argent pour doter sa flotte du meilleur équipement existant. De l'argent qui aurait pu être mieux employé à l'université ou au financement des services de santé. Garissa n'était pas un monde particulièrement riche. Et quant à savoir où le ministère de la Défense s'était procuré de telles quantités d'antimatière, Alkad avait pris soin d'éviter de poser la question. - Environ trente minutes avant le prochain saut, annonça Peter Abdul. Alkad annula la télétransmission. Les images des vaisseaux s'effacèrent, remplacées par le décor Spartiate du matériau composite gris-vert des murs de la cabine. Peter se tenait dans l'ovale de l'écoutille, revêtu d'une combinaison turquoise rembourrée au niveau de chaque articulation pour éviter les contusions lors des chocs en apesanteur. Il lui souriait d'un air engageant. Elle pouvait lire l'inquiétude qui se cachait derrière les yeux pétillants. Peter avait trente-cinq ans, mesurait un mètre quatre-vingts et avait la peau encore plus foncée que son teint à elle, pourtant d'un profond noir d'ébène. Il travaillait au département de mathématiques de l'université, et ils étaient fiancés depuis dix-huit mois. Pas du tout le genre démonstratif et expansif, mais discret et positif. Quelqu'un qui donnait sincèrement l'impression de ne pas attacher d'importance au fait qu'elle était plus brillante que lui - et ils n'étaient pas si nombreux. Même la perspective qu'elle soit à jamais entachée d'infamie pour avoir été la créatrice de l'Alchimiste le laissait imperturbable. En fait, c'était pour l'aider à résoudre les problèmes mathématiques que posait la conception de l'engin qu'il l'avait accompagnée à la base-astéroïde ultra-secrète des Forces spatiales. - Je pensais que nous pourrions les passer ensemble, dit-il. Elle lui retourna son sourire et se dégagea du filet de retenue tandis qu'il s'asseyait à côté d'elle au bord de sa couchette d'accélération. - Merci. Les gars de la flotte, ça ne leur fait rien de se retrouver confinés entre eux lors des regroupements. Mais c'est sûr que moi ça me dérange. La cabine était envahie par un brouhaha provenant des divers systèmes d'environnement du vaisseau, du bourdonnement des voix des membres d'équipage en liaison avec leurs stations, des échos des vagues paroles échangées le long des coursives. Le Frelon avait été tout spécialement conçu dans la perspective de devoir faire usage de l'Alchimiste, conception essentiellement axée sur la résistance et la performance ; le confort de l'équipage était loin sur la liste des priorités. Alkad passa ses jambes par-dessus le rebord de la couchette, sur le côté, les pieds attirés vers le pont par la forte pesanteur. Elle s'appuya contre Peter, reconnaissante de la chaleur du contact, du simple fait qu'il soit là. Il mit son bras autour de ses épaules. - Qu'y a-t-il dans la perspective de la mort prochaine qui fait remonter le flux d'hormones ? Elle sourit et se pressa contre son flanc. - Qu'y a-t-il dans la nature du mâle qui fait que le seul fait d'être éveillé vous fait travailler les hormones ? - C'est un non ? - C'est un non, dit-elle d'une voix ferme. Il n'y a pas de porte et nous nous blesserions dans cette gravitation. D'ailleurs, on aura plein de temps quand on rentrera. - Oui. Si on rentre. Mais cela, il ne le dit pas à haute voix. Ce fut à cet instant que le signal d'accélération retentit. Même alors, il leur fallut une seconde pour réagir, pour passer le premier moment de stupeur. - Retourne sur la couchette, cria Peter alors que la force gravifique augmentait subitement. Alkad tenta de ramener ses jambes par-dessus le rebord. Elles les sentait en uranium, incroyablement lourdes. Elle lutta contre cette masse, dans une terrible friction des muscles et des tendons. Allez. C'est facile. Ce ne sont que tes jambes. Sainte Vierge, combien de fois déjà as-tu soulevé tes jambes. Allez ! Quand les naneuroniques prirent le contrôle de l'influx nerveux, les muscles de ses cuisses furent mis à rude épreuve. Elle parvint à ramener une jambe sur la couchette. À ce moment-là, l'accélération avait atteint sept g. Alkad se retrouva clouée avec la jambe gauche sur le plancher, le pied glissant sous le poids énorme de la cuisse poussée vers le bas, forçant l'articulation du genou à s'ouvrir. Les deux essaims adverses engagèrent le combat ; chez les assaillants comme chez les défenseurs, les formations se désunirent, chaque drone lâchant un tir de barrage de particules subatomiques. L'espace s'emplit d'un lacis de faisceaux d'énergie, d'un flot tumultueux d'impulsions électromagnétiques destinées à détourner le tir de l'adversaire, à brouiller, leurrer, talonner, semer la confusion, ne laisser aucun répit. Une seconde après, ce fut le tour des missiles. Les obus cinétiques compacts se déployaient comme la charge des anciens fusils de chasse. À ces vitesses d'approche, il suffisait que le projectile effleure la cible pour que l'un et l'autre détonent en panaches de plasma tourbillonnants. Suivirent des explosions thermonucléaires, dans le flamboiement intense de soleils blanc bleuté projetant des couronnes violettes. La puissance dévastatrice de l'antimatière ajouta à la confusion, engendrant des explosions encore plus spectaculaires au sein du maelstrôm ionique. La nébuleuse ardente qui séparait le Frelon de ses assaillants avait grossièrement la forme d'une lentille, large de plus de trois cents kilomètres. Chargée de denses amas cycloniques, elle vomissait sur son pourtour d'énormes cataractes de feu. Aucun capteur existant ne pouvait pénétrer un tel chaos. Le Frelon vira brusquement de bord, les déflecteurs des réacteurs travaillant à leur maximum, profitant de l'angle mort momentané pour changer de trajectoire. Un deuxième essaim de guêpes de combat jaillit des soutes de la coque inférieure du croiseur, juste à temps pour faire face à une nouvelle salve lancée par les gerfauts. Peter venait à peine de tomber de la couchette d'Alkad, atterrissant durement sur le plancher de la cabine, quand commença la terrible accélération. Il regarda, impuissant, la jambe gauche d'Alkad céder lentement sous l'écrasante poussée, les gémissements de sa fiancée éveillant en lui un vain sentiment de culpabilité. Il avait l'impression que le pont s'enfonçait à travers son dos. Une atroce douleur lui traversait la nuque. Les étoiles qui occupaient la moitié de son champ de vision étaient des pointes de feu, et quant au reste, des visualisations qui n'avaient aucun sens. L'ordinateur de vol avait limité la représentation de l'arène des combats à de beaux diagrammes qui venaient se superposer aux messages prioritaires des données métaboliques, sur lesquels Peter n'arrivait même pas à concentrer son attention. Il y avait des choses plus importantes à résoudre, par exemple la manière dont il allait forcer sa poitrine à se soulever pour pouvoir respirer. Soudain le champ de gravitation se modifia. Peter décolla du plancher et vint percuter le mur de la cabine. Ses dents passèrent littéralement à travers sa lèvre ; il entendit son nez se briser dans un crac sinistre. Du sang chaud gicla dans sa bouche, et la peur s'empara de lui. Aucune blessure ne pouvait cicatriser dans cet environnement. Si ça continuait encore longtemps, il allait probablement perdre tout son sang. La gravitation revint, le plaquant à nouveau contre le pont. Le choc et la douleur lui arrachèrent un cri. L'image télétransmise par l'ordinateur de vol ne montrait plus qu'un motif moiré, étrangement inanimé, de lignes rouges, vertes et bleues avec, mordant sur les bords, le noir complet. Le second choc opposant les guêpes de combat se déroula sur un front plus large. Des deux côtés, capteurs et processeurs étaient soumis à une surcharge et perturbés par l'éclat de la nébuleuse et son intense dégagement d'énergie. De nouvelles explosions illuminèrent le champ de dévastation. Parmi les assaillants, quelques guêpes parvinrent à percer le cordon défensif. Le Frelon lâcha un troisième essaim. À six mille kilomètres de là, une autre nébuleuse à combustion nucléaire se forma lorsque le Chengho repoussa l'attaque des guêpes du chasseur solitaire. Le Gombari n'eut pas tant de chance. Ses chambres de confinement d'antimatière furent détruites par la puissance de feu de l'agresseur. Quand s'embrasa une étoile éphémère, les filtres des capteurs du Frelon se mirent en place instantanément. Kyle Prager perdit l'image de la moitié de l'univers. Il ne vit jamais le gerfaut qui avait attaqué la frégate s'ouvrir un interstice de trou-de-ver et y disparaître, fuyant la pluie mortelle de radiations que son offensive avait libérée. La guêpe de combat qui fondait sur le Frelon à quarante-six g analysa la formation des engins-robots défensifs en approche. Missiles et nacelles CME partirent comme des flèches, opérant un mouvement fluide, une manoeuvre de diversion et de dispersion qui dura un peu plus d'un dixième de seconde. L'agresseur n'avait plus désormais, entre le vaisseau et lui, qu'une seule défense avançant pour l'intercepter, mais lentement ; l'engin venait juste de quitter sa nacelle de lancement et son accélération était à peine de vingt g. Une image de la situation apparut à l'esprit de Kyle Prager. La position des gerfauts, leur trajectoire. La performance des guêpes de combat. Les forces de réserve susceptibles d'intervenir. Il passa tout cela en revue, sa vitesse de pensée stimulée par le logiciel tactique, et prit sa décision, engageant la moitié des guêpes qui lui restaient dans une opération offensive. Le Frelon résonna comme une cloche lorsqu'elles partirent. Alors que la guêpe ennemie était à cent cinquante kilomètres de sa proie, ses processeurs de guidage estimèrent qu'elle n'atteindrait pas tout à fait le vaisseau avant d'être interceptée. Elle examina les options possibles, fit son choix. À cent vingt kilomètres, elle chargea une séquence de mise hors tension des circuits des sept chambres de confinement d'antimatière qu'elle transportait. À quatre-vingt-quinze kilomètres, le champ magnétique de la première chambre de confinement fut coupé. Les quarante-six g remplirent leur office. La pastille de gel d'antimatière alla percuter le mur arrière. Bien avant que le contact ait lieu, le champ magnétique de la deuxième chambre de confinement fut interrompu. En l'espace d'une centaine de picosecondes, les sept s'arrêtèrent, engendrant une onde explosive de forme spécifique. À quatre-vingt-huit kilomètres, les pastilles d'antimatière avaient annihilé une masse égale de matière, libérant une énergie titanesque. Le javelot de plasma qui en résulta avait une température mille fois plus élevée que le noyau d'une étoile. Il filait en direction du Frelon à des vitesses relativistes. Les grappes de capteurs et les boucliers thermiques se vaporisèrent aussitôt que le flux d'ions dissociés entra en contact avec le Frelon. Les génératrices d'énergie de liaison moléculaire travaillèrent dur pour maintenir en état la coque de sili-cone, un combat perdu d'avance face à un ennemi aussi féroce. Il se produisit plusieurs brèches à la fois, en une douzaine d'endroits, où le plasma s'engouffra, agissant sur les complexes et délicats appareils comme un chalumeau sur des cristaux de glace. Le malheureux Frelon subit un autre coup du sort. Un des jets de plasma frappa un réservoir de deutérium, perçant l'isolant de mousse et la jupe de titane. Le liquide cryogénique repassa à son état gazeux naturel à une pression énorme, faisant exploser le réservoir en projetant des morceaux dans tous les sens. Une section de huit mètres de la coque se gauchit vers l'extérieur et un immense geyser de deutérium jaillit vers les étoiles à travers des lambeaux de silicone. Tandis que l'onde explosive déclenchée par la guêpe de combat inondait l'espace environnant de torrents de lumière et de particules élémentaires, le Frelon n'était plus qu'une carcasse inerte au centre d'un halo qui se dissipait. La coque fissurée, les réacteurs coupés, il tournoyait comme un oiseau blessé. Le dernier essaim de guêpes du Frelon, dont les capteurs venaient d'accrocher les trois gerfauts, se lança dans une course vengeresse à travers l'abîme. Les trois capitaines observaient la manoeuvre tandis que leur collègue, à des milliers de kilomètres de là, échouait lamentablement dans son attaque du Chengho. Et les guêpes de combat du Frelon avaient déjà couvert la moitié de la distance. Les cellules ergostructurantes exercèrent une terrible pression sur la texture de l'espace, et les gerfauts se glissèrent dans les trous-de-ver béants qui s'ouvraient, resserrant les interstices après leur passage. Les guêpes de combat du Frelon perdirent leurs cibles. Pendant que les processeurs de bord balayaient l'espace alentour dans la tentative de plus en plus futile de récupérer les signatures évanouies, les drones s'éloignaient toujours plus du vaisseau désemparé. Quand elle reprit conscience, le Dr Alkad Mzu ne s'en réjouit pas autant qu'elle l'aurait dû, même si cela signifiait qu'elle était toujours en vie. La douleur dans sa jambe gauche était si forte qu'elle en avait la nausée. Elle se rappela avoir entendu les os craquer lorsque son genou s'était complètement ouvert. Puis il y avait eu les torsions quand le champ de gravitation s'était modifié, bien plus efficaces qu'aucun tortionnaire. Et même si ses naneuroniques avaient un peu atténué la douleur, l'état d'inconscience où l'avait plongée le choc ultime qui avait ébranlé le Frelon avait été le bienvenu. Vierge Marie ! comment avons-nous survécu à cela ? Elle s'était crue préparée au risque, inhérent à la mission, d'un échec de celle-ci, à l'éventualité d'y laisser sa peau. Son travail à l'université, sur Garissa, ne l'avait que trop éclairée sur les niveaux d'énergie requis pour propulser un vaisseau spatial dans un saut TTZ, et sur ce qui se passerait s'il survenait une instabilité dans les nouds ergostructurants. Jamais les hommes d'équipage n'avaient paru s'en soucier, ou plutôt ils préféraient se le cacher. Elle savait aussi qu'il y avait un petit risque qu'ils soient interceptés par la flotte d'Omuta au moment où le Frelon émergerait au-dessus de son étoile cible. Mais même si cela arrivait, ce ne serait pas si terrible ; qu'une guêpe de combat parvienne à percer le bouclier défensif du Frelon, et la mort serait probablement instantanée. Elle devait même s'avouer qu'il existait une possibilité que l'Alchimiste connaisse une défaillance. Mais ça... se retrouver acculée ici alors qu'elle n'y avait jamais été préparée, ni physiquement ni mentalement, et survivre, fût-ce dans des conditions aussi précaires. Comment la Sainte Mère pouvait-Elle être aussi cruelle ? À moins qu'Elle-même, peut-être, redoutât aussi l'Alchimiste. Alkad ne cessait de voir des graphiques résiduels tournoyer dans son esprit altéré. Des tracés vectoriels coupaient les coordonnées du premier saut qu'ils avaient effectué trente-sept mille kilomètres en avant. Droit devant, les coordonnées indiquaient une petite étoile plutôt quelconque, Omuta. Deux sauts de plus, et ils seraient arrivés dans le nuage d'Oort du système, le halo clairsemé de nuages de poussière glaciaire et de comètes assoupies qui marquait la frontière de l'espace interstellaire. Ils surgissaient du nord galactique, bien en dehors du plan de l'écliptique, pour éviter d'être détectés. Elle avait participé à la définition de la mission, présentant ses observations à une salle remplie de membres de l'état-major des Forces spatiales, que sa présence rendait visiblement nerveux. Syndrome qui, à mesure que son travail avançait, avait affecté de plus en plus de gens dans la station militaire secrète. Alkad avait donné à la Confédération un nouveau sujet d'inquiétude, quelque chose qui excédait même le pouvoir destructeur de l'antimatière. Un tueur d'étoiles. Et cette perspective était aussi humiliante qu'elle était terrifiante. Mais Alkad s'y était résolue : après la guerre, des milliards de citoyens de la galaxie auraient les yeux levés vers les étoiles, attendant que la lumière scintillante qui avait été Omuta disparaisse du ciel nocturne. Alors ils se rappelleraient son nom et la maudiraient. Tout ça parce que j'étais trop stupide pour tirer la leçon des erreurs du passé. Pareille à tous les autres illuminés qui ont traversé l'Histoire, fascinée jusqu'à en être obnubilée par la froide beauté des équations, une pure et austère beauté qui me faisait oublier l'horreur cruelle de l'application physique qui était leur finalité ultime. Comme si nous n'avions pas déjà assez d'armes. Mais c'est dans la nature humaine, il nous faut toujours aller plus loin, monter d'un cran dans la terreur. Et tout ça pour quoi ? Les trois cent quatre-vingt-sept Dorados : de gros astéroïdes contenant du métal presque pur. En orbite autour d'une naine rouge située à vingt années-lumière de Garissa, à vingt-neuf d'Omuta. Des vaisseaux de reconnaissance en provenance des deux systèmes habités étaient tombés dessus pratiquement en même temps. On ne saurait jamais qui avait été le premier. Les deux gouvernements en avaient revendiqué la possession : les richesses que recelaient les grosses pépites de métal donneraient une nouvelle impulsion à l'économie de la planète dont les compagnies pourraient exploiter et affiner un minerai aussi abondant. Ça avait commencé par des chamailleries, une série d'incidents. Les vaisseaux de prospection et de topographie qu'on avait envoyés aux Dorados avaient été attaqués par des " pirates ". Et comme toujours dans ce genre de conflit, c'avait été l'escalade. Après les vaisseaux, ce fut le tour de leurs ports d'attache sur les astéroïdes, puis des installations industrielles toutes proches qui s'étaient avérées être des cibles tentantes. La tentative de médiation proposée par l'Assemblée générale de la Confédération n'avait rien donné. Les deux camps avaient fait appel à leur corps de réserve et commencé à engager les vaisseaux marchands indépendants, rapides, bien équipés, à même de déployer une formation de guêpes de combat. Finalement, le mois dernier, Omuta avait utilisé une bombe antimatière contre une colonie industrielle établie sur un astéroïde du système de Garissa. Cinquante-six mille personnes avaient péri quand le dôme délimitant la biosphère s'était rompu, les projetant dans le vide. Quant au reste de la colonie, les dix-huit mille survivants qui avaient eu les poumons comprimés et engorgés, les capillaires dilatés et la peau arrachée, on les avait transportés dans les centres médicaux de la planète, vite débordés au point d'être proches du point de rupture. Plus de sept cents parmi les blessés avaient été envoyés au département de médecine de l'université, qui n'avait que trois cents lits. Alkad avait vécu en direct le désarroi et la douleur, les cris de souffrance étranglés de gargouillis qui n'en finissaient plus. Et maintenant était venu le temps des représailles. Parce que, comme tout le monde le savait, la prochaine étape serait le bombardement de la planète. Et Alkad Mzu s'était surprise à constater que la nationaliste exaltée avait supplanté l'intellectuelle sage et réservée qu'elle s'était appliquée à être jusqu'ici. Son monde était menacé. La seule défense concevable était de frapper les premiers, et de frapper fort. L'armée s'était approprié ses précieuses formules mathématiques et s'était empressée de les convertir en matériel de guerre fonctionnel. - Je voudrais pouvoir empêcher que tu ne te sentes aussi coupable, lui avait dit Peter. C'était le jour où ils avaient quitté la planète, pendant qu'ils attendaient au mess des officiers d'une des bases de lancement militaires que leur navette soit prête. - Toi, tu ne te sentirais pas coupable ? avait-elle rétorqué d'un ton irrité. Elle n'avait pas envie de discuter, mais ne voulait pas non plus laisser le silence s'installer. - Si, mais pas autant que toi. Tu fais retomber toute la faute du conflit sur toi. Tu ne devrais pas. Toi et moi, nous tous et tout le monde sur la planète, nous ne sommes que des jouets du destin. - Combien de despotes, de seigneurs de la guerre ont dit la même chose au cours des siècles passés ? Je me le demande ! Peter réussit à se composer un visage triste et compatissant à la fois. Alkad se laissa attendrir et lui prit la main. - Merci en tout cas de venir avec moi. Je ne crois pas que toute seule je pourrais supporter l'ambiance de l'armée, tous ces types. - Ça ira, tu sais, dit-il doucement. Le gouvernement ne va pas divulguer les détails et surtout pas le nom de l'inventeur. - Tu veux dire qu'après je pourrai retourner sans problème au boulot ? demanda-t-elle d'une voix accablée. Comme s'il ne s'était rien passé. Elle savait qu'il n'en irait pas ainsi. Les services de renseignements de la plupart des gouvernements de la Confédération découvriraient qui elle était, si ce n'était déjà fait. Ce ne serait pas un ministre du cabinet de Garissa, petite planète sans importance sur l'échiquier politique, qui déciderait de son sort. - Rien, peut-être pas, répondit Peter. Mais l'université sera toujours là. Les étudiants aussi. Pour toi comme pour moi, c'est là notre raison de vivre, n'est-ce pas ? La véritable raison de notre présence ici. Pour protéger tout cela. - Oui, dit-elle comme si le fait de prononcer le mot rendait la chose vraie. Elle regarda par la fenêtre. Ils étaient près de l'équateur, le soleil de Garissa éclairait le ciel d'un blanc uniforme. - C'est octobre là-bas. L'herbe à plume va envahir le campus. J'ai toujours pensé que ce truc était une véritable plaie. Quelle idée d'aller fonder une colonie afro-ethnique sur un monde occupé aux trois quarts par des zones tempérées ? - C'est un vieux mythe qui a fait son temps, qu'on devrait être limités aux enfers tropicaux. Ce qui compte, c'est la communauté. En tout cas, moi j'aime l'hiver. Et tu râlerais s'il faisait tout le temps chaud comme ici. - Tu as raison. Elle eut un rire amer. Dans un soupir, Peter la dévisagea. - C'est leur étoile que nous visons, Alkad, pas Omuta elle-même. Ils auront une chance. Une bonne chance. - Il y a soixante-quinze millions de gens sur cette planète. Il n'y aura plus de lumière, plus de chaleur. - La Confédération leur viendra en aide. Merde, quand la Grande Dispersion était à son point culminant, la Terre déplaçait plus de dix millions de personnes par semaine. - Ces vieux vaisseaux de transport vers les colonies n'existent plus aujourd'hui. - Le Gouvcentral de la Terre flanque encore dehors un bon million de personnes par semaine. Et il y a des milliers de vaisseaux de transport de troupes. Ça peut se faire. Alkad hocha la tête sans rien dire, consciente que la situation était irrémédiable. La Confédération n'arrivait même pas à faire s'entendre deux petits gouvernements sur un accord de paix alors que l'un et l'autre le voulaient. Quelle chance pourrait avoir l'Assemblée générale dans sa tentative de coordonner des ressources, d'ailleurs consenties de mauvaise grâce, provenant de huit cent soixante systèmes habités plutôt disparates ? La lumière qui entrait à flots par la fenêtre du mess prit une teinte rouge pâle et commença à décliner. Alkad, l'esprit embrumé, se demanda si c'était déjà là l'oeuvre de l'Alchimiste. Et puis, sous l'effet des programmes stimulants, ses pensées se remirent en place et elle prit conscience qu'elle était en apesanteur, dans la cabine éclairée en rosé par un faible signal d'urgence. Autour d'elle, des gens flottaient. L'équipage du Frelon, exprimant ses angoisses à voix basse. Alkad sentit quelque chose de chaud et d'humide effleurer sa joue, s'y coller. Instinctivement, elle y porta la main. Un nuage de grains bruns passa dans son champ de vision, miroitant dans la lumière. Du sang ! - Peter ? (Alors qu'elle avait cru crier son nom, sa voix lui parut éteinte.) Peter ! - Là, doucement ! C'était un membre d'équipage. Menzul ? Il lui tenait les bras pour l'empêcher de rebondir contre les murs de l'espace réduit. Elle aperçut Peter. Deux autres gars de l'équipage planaient au-dessus de lui. Son visage était entièrement recouvert d'un bandage nanonique qui avait l'aspect d'une épaisse feuille de Polythène vert. - Oh ! Marie miséricordieuse ! - Ça va, s'empressa de la rassurer Menzul. Il va s'en sortir. Le bandage s'en charge. - Que s'est-il passé ? - On s'est fait prendre par une escadrille de gerfauts. Une explosion d'antimatière a ouvert une brèche dans la coque. On a sacrement dérouillé. - Et l'Alchimiste ? Menzul esquissa un haussement d'épaules. - Intact. Non que cela ait beaucoup d'importance désormais. - Pourquoi ? Alkad posait la question et en même temps elle ne voulait pas savoir. - La brèche a détruit trente pour cent de nos nouds de saut. C'est un vaisseau de l'armée, avec dix pour cent de bousillés on pourrait sauter, mais trente... Il semblerait qu'on soit coincés ici, à sept années-lumière du système habité le plus proche. À ce moment-là, ils étaient précisément à trente-six années-lumière et demie de chez eux, Garissa, une étoile de type G3. S'ils avaient braqué ce qui restait des capteurs optiques du Frelon sur le faible joyau de lumière très loin derrière eux, et à condition que ces capteurs aient eu un pouvoir de résolution suffisant, alors, dans trente-six ans, six mois et deux jours, ils auraient vu une brève variation dans l'éclat relatif apparent de leur étoile, au moment où les vaisseaux mercenaires d'Omuta lâchaient dessus quinze bombes d'antimatière d'un calibre énorme. Chacune avait une puissance explosive équivalente à la force d'impact de l'astéroïde qui avait balayé les dinosaures de la Terre. L'atmosphère de Garissa fut détruite sans rémission. Survinrent des hypertempêtes qui devaient faire rage pendant encore des millénaires. En elles-mêmes, elles n'étaient pas mortelles. Sur Terre, les arches protégeaient les gens du réchauffement de l'atmosphère depuis cinq siècles et demi. Sauf qu'à la différence d'un impact d'astéroïde, où le dégagement d'énergie était uniquement thermique, les superbombes d'Omuta émettaient chacune la même quantité de radiations qu'un petit soleil. En huit heures, les tempêtes dévastatrices avaient propagé les retombées nucléaires sur l'ensemble de la planète, la rendant entièrement inhabitable. La stérilisation complète prit deux mois de plus. 2. La planète des Ly-cilphes était située dans une galaxie très éloignée de celle qui devait finalement abriter la Confédération humaine. À proprement parler, ce n'était pas une planète, mais une lune, une des vingt-neuf en orbite autour d'une supergéante gazeuse, une sphère gigantesque de deux cent mille kilomètres de diamètre qui était elle-même ce qui restait d'une naine brune avortée. Après que son accrétion fut achevée, la masse n'était pas suffisante pour déclencher une fusion nucléaire ; néanmoins, l'inexorable contraction gravitationnelle engendrait un énorme dégagement de chaleur. Ce qui était censé être son côté nuit émettait un rayonnement proche du bas du spectre visible, produisant une faible incandescence comparable à celle de charbons ardents et qui variait en dessinant des formes de la taille d'un continent, tandis que les nuages denses et impétueux déclenchaient des cyclones sans fin. Côté jour, là où tombaient les rayons couleur citron du soleil primaire K4, les zones de tempêtes s'éclairaient d'un rosé saumon chatoyant. Il y avait cinq lunes principales, dont la planète des Ly-cilphes était la quatrième à partir du haut de la couche nuageuse et la seule à posséder une atmosphère. Les vingt-quatre autres satellites étaient tous des amas rocheux stériles : des astéroïdes captifs, vestiges de la formation du système, chacun d'un diamètre inférieur à sept cents kilomètres. De la boule de roche brûlée en orbite rasante à mille kilomètres de la couche nuageuse, d'où les minerais s'étaient volatilisés tels les gaz d'une comète, au planétoïde glaciaire en orbite rétrograde à cinq millions et demi de kilomètres. L'espace environnant était périlleux à l'extrême. Une vaste magnétosphère confinait et concentrait le prodigieux rayonnement ionisant de la supergéante, engendrant une ceinture de radiations mortelles. Les ondes radioélectriques produisaient un intense et incessant bourdonnement de bruit blanc. Les trois grosses lunes gravitant sur des orbites inférieures à celle du monde des Ly-cilphes se trouvaient toutes à l'intérieur de la ceinture de radiations et étaient totalement stériles. La plus proche de la supergéante était liée à l'ionosphère par un gigantesque tube de flux le long duquel crépitait une énergie tita-nesque. Elle traînait aussi un tore de plasma sur sa trajectoire orbitale, le plus dense anneau de particules existant dans le vaste espace englobé par la magnétosphère. Une mort instantanée pour tout tissu vivant. En orbite à soixante-dix mille kilomètres de la périphérie de la magnétosphère, où on trouvait une atmosphère raréfiée, au-delà du rayonnement le plus fort, la planète des Ly-cilphes était soumise à la force électromotrice du flux. Par intermittence, des pulsations dans les lignes de champ venaient bombarder la couche supérieure de l'atmosphère de protons et d'électrons, projetant des éclairs et des arcs d'aurores polaires dans le silence du ciel couleur de rouille. L'atmosphère consistait en une combinaison d'oxygène et d'azote, avec divers composés sulfureux et un niveau de vapeur d'eau extrêmement élevé. Brume, brouillard et couches de nuages superposées étaient la norme. La proximité du rayonnement infrarouge de la supergéante donnait un climat tropical perpétuel, avec l'air chaud et humide de la face proche constamment en mouvement, se refroidissant lorsqu'il atteignait la face éloignée, répandant sa charge thermique dans l'espace, pour revenir ensuite porté par les tempêtes qui traversaient les pôles. Il faisait gris en permanence, le vent, la pluie, des bourrasques et de violentes averses dues à la position orbitale. La nuit tombait à un endroit et un moment précis : sur la face éloignée, quand la supergéante et la planète étaient en conjonction inférieure et que la terrible barrière de nuages rou-geâtres éclipsait la brève apparition du soleil sur la face proche. C'était un cycle qui n'était brisé qu'une fois tous les neuf ans, lorsqu'une nouvelle composante venait s'appliquer à l'équation immuable. Une conjonction de quatre lunes, qui apportait chaos et dévastation à la surface avec des tempêtes d'une fureur biblique. La chaleur et la lumière avaient incubé la vie sur ce monde, comme cela s'était produit sur d'innombrables milliards d'autres dans l'univers. Il n'y avait pas de mer, pas d'océan quand le premier germe tomba, après sa migration interstellaire, sur la planète vierge, s'enfonçant dans le bourbier de substances chimiques infectant les eaux boueuses et bouillonnantes. Les forces de marée avaient laissé une surface lisse, concassant les montagnes, remblayant les steppes qui restaient de l'époque de la formation. Des lacs, des rivières, de hautes plaines couvraient la terre, baignée par la brume et les eaux de pluie. Il n'y avait pas alors d'oxygène libre, il était combiné au carbone. Une nappe compacte de nuages blancs interdisait toute échappée du rayonnement infrarouge, même au centre de la face éloignée. Les températures étaient effroyablement élevées. La première forme de vie, comme toujours, ce furent des algues, une vase résistante qui, apportée par les eaux des rivières et des ruisseaux pour venir contaminer les lacs, fut projetée dans les airs par les inlassables courants de convection. Au cours des ères géologiques, l'algue se transforma, s'adapta, apprenant lentement à utiliser les deux sources de lumière opposées comme un approvisionnement en énergie additionnel. Le succès, quand succès il y eut, fut rapide : de simples millénaires. L'oxygène se répandit dans l'atmosphère, le carbone fut assimilé. La température diminua. La pluie se fit plus vive, dispersant les nuages, éclaircissant le ciel. Une fois de plus, l'évolution s'amorça. Durant des millions d'années, le cycle de neuf ans régissant la planète n'eut aucune incidence. Les tempêtes et les ouragans n'affectaient guère les amibes unicellulaires flottant paresseusement sur les lacs et rivières, pas plus que les lichens primitifs qui poussaient sur les rochers. Cependant, les cellules dérivant au fil de l'eau se mirent peu à peu à former des colonies, et vint la spécialisation. Des vers gélatineux apparurent dans les lacs, des choses sans cerveau, purement instinctives et inopérantes au plan métabolique, guère plus que des lichens mobiles. Mais c'était un début. Le principal mode de reproduction n'était plus la fission, celle-ci avait cédé la place à la naissance et à la mort. Il commença à se produire des mutations, parfois dans le sens du mieux, le plus souvent menant à la non-viabilité. Les souches avortées étaient rapidement éliminées par la nature impitoyable. Apparut la variation des espèces et, avec elle, l'aube d'un million de formes de vie ; les brins d'ADN s'allongèrent, autant de cartes chimiques menant à une évolution ou à des voies sans issue. Des créatures rampantes émergèrent sur les berges des lacs, pour aussitôt se brûler aux constituants acides de l'atmosphère. Cependant, certaines survécurent. La vie se développa de façon continue, selon un schéma aussi normal que le permettaient les circonstances. Il n'y eut pas d'événement comme des époques glaciaires pour modifier la direction que prenaient les créatures de ce monde, pas d'instabilité causant de profonds changements climatiques. Rien que des tempêtes survenant infailliblement tous les neuf ans et qui devinrent l'influence dominante. C'est autour de ce phénomène que se structurèrent les cycles de reproduction des nouvelles espèces animales, et c'est cela qui limita la croissance des plantes. La planète se mua en une jungle, un paysage de marais et de végétation luxuriante, où des fougères géantes recouvrirent la surface d'un pôle à l'autre avant d'être elles-mêmes submergées et étouffées par des plantes grimpantes tenaces cherchant à s'élever vers le ciel sans nuages. Des herbes aquatiques transformèrent les lacs les plus petits en vastes marécages. Des fleurs à collerette à l'évolution très avancée déployèrent des trésors d'ingéniosité pour attirer l'attention des insectes et des oiseaux, des cosses aux jupes de pétales rigides prirent l'air tels des cerfs-volants. Le bois n'existait pas, bien sûr, car le bois demandait des décennies de développement ininterrompu pour se constituer. Deux familles de végétaux fort différentes surgirent de terre, le cercle terminateur de la partie lumineuse formant entre elles une ligne de démarcation infranchissable, et un champ de bataille. Les plantes de la face éloignée s'adaptaient à la lumière jaune du soleil : elles étaient capables de supporter les longues nuits accompagnant la conjonction, les températures plus fraîches. La face proche était le royaume de la lumière rouge, constamment présente : ses plantes à feuilles noires étaient plus grandes, plus robustes, plus vigoureuses, et néanmoins incapables de conquérir la face éloignée. La nuit les tuait, à elle seule la lumière jaune était insuffisante pour assurer leur délicate photosynthèse, et les rayons de lumière rouge diffuse réfractés par l'épaisseur de l'atmosphère ne portaient jamais assez loin, ne laissant qu'une clarté spectrale sur les deux ou trois cents kilomètres au-delà du cercle terminateur. Les animaux s'adaptaient plus facilement, se déplaçant sans contrainte entre les deux faces. Jamais n'apparut l'équivalent de dinosaures, trop gros, requérant trop de temps pour se développer. Mis à part certaines créatures comparables aux oiseaux, des espèces de lézards munis d'ailes membraneuses, la plupart des animaux étaient plutôt petits, ce qui reflétait leur origine aquatique. Animaux à sang froid, ils étaient chez eux dans les ruisseaux boueux et les mares envahies d'herbes. Ils conservaient ce trait ancestral par pure nécessité. Car c'était là que leurs oufs étaient déposés, profondément enfouis et en sécurité dans la vase des lacs, soustraits aux pires ravages de la tempête. C'était ainsi que la vie se perpétuait tandis que les vents battaient la planète, dans les graines, les oufs, les spores, prêts à s'ouvrir dès que la stabilité reviendrait dans quelques courtes semaines. Sur un monde aussi hostile, la vie peut évoluer de deux manières différentes. Il y a les vaincus, répandus sur d'innombrables planètes à travers le cosmos, des créatures faibles, anémiques, blotties dans l'impasse de leur sanctuaire, une petite niche protectrice au sein du milieu ambiant ; des créatures qui ne dépassent jamais un niveau rudimentaire, leur manque de perfectionnement étant la raison même de leur perpétuation. Ou alors il y a les triomphants, ceux qui refusent la défaite, qui se battent bec et ongles, griffes et tentacules, contre l'adversité ; ceux pour qui les conditions tiennent lieu d'aiguillon évolu-tionnaire. La ligne qui les sépare est mince ; une tempête dévastatrice tous les huit ans aurait même pu entraîner une débâcle génétique. Mais neuf ans... neuf ans se révélèrent un délai suffisant pour garantir la survie, permettre aux habitants de ce monde de s'élever au lieu de retomber dans le bourbier omniprésent d'où ils étaient sortis. Les Ly-cilphes revendiquaient ce genre de victoire. Huit cents millions d'années seulement après que la vie fut apparue sur leur monde, ils avaient atteint le sommet de l'évolution. Ils devinrent des entités transcendantes. Ils débutent leur cycle de neuf ans sous la forme de poissons, quand ils éclosent des grappes d'oufs noirs cachées sous la boue. Des milliards de larves de deux centimètres de long émergent à la surface en flottant librement, servant de nourriture aux prédateurs plus prompts et plus habiles qui viennent se gaver de la vase abondante que forme la végétation en décomposition. Ils s'allongent et muent pendant trois ans, perdant leur queue et développant un pied aplati comme les gastéropodes. Ils se collent au fond des lacs, avec leur corps ovoïde de quatre-vingt-dix centimètres prolongé de dix tentacules. Ces tentacules sont lisses, longs de soixante centimètres, dépourvus de ventouses mais terminés par une corne aiguisée ; et ils sont vifs, jaillissant comme un nid de pythons en fureur pour saisir leur proie nageant au-dessus d'eux sans se douter du danger. Quand ils ont atteint leur plein développement, ils se glissent hors de l'eau pour aller rôder dans la jungle qui recouvre la planète. Des branchies apparaissent pour leur permettre de respirer l'air âpre et musqué, les muscles des tentacules s'affermissent pour soutenir les membres pendants désormais, privés du confort liquide du lac. Et ces créatures se nourrissent, fouillant de leurs cornes opiniâtres la végétation enchevêtrée, en quête des nodules noirs et desséchés, de la grosseur d'une noix, que la dernière tempête a épargnés. Ces nodules sont composés de cellules saturées de traceurs contenant de l'information, le savoir accumulé par l'espèce au fil du temps. Ils apportent la faculté de comprendre, en un bond instantané vers la conscience, et ils activent le centre des facultés télépathiques du cerveau des Ly-cilphes. Et maintenant que ceux-ci se sont élevés au-dessus du simple niveau de l'animal, ils ont beaucoup à partager. La connaissance est surtout de nature philosophique, quoique les mathématiques soient très présentes ; ce que savent les Ly-cilphes, c'est ce qu'ils ont observé et ce sur quoi ils se sont interrogés, chaque génération apportant sa pierre à l'édifice. La nuit sur la face éloignée agit comme un aimant lorsqu'ils se rassemblent pour contempler les étoiles. Les yeux et les esprits sont reliés par la télépathie, et font fonction de gigantesque télescope multisegments. Ils n'ont pas de technologie, pas d'économie. Leur culture n'est pas axée sur le mécanique ou le matérialisme ; leur richesse, c'est la connaissance. Lorsque leurs esprits sont connectés, leur capacité de traiter l'information excède de loin celle de n'importe quel système électronique, et leur perception n'est pas limitée aux maigres longueurs d'onde des bandes du spectre visible. Une fois éveillés, ils apprennent. C'est leur finalité. Ils ont si peu de temps à passer sous leur forme corporelle, et vaste est l'univers dans lequel ils se trouvent, avec la splendeur de la supergéante gazeuse et de ses satellites multiples et variés. La nature les a destinés à recueillir la connaissance. Si l'existence a un but, pensent-ils, alors ce doit être un voyage vers la compréhension totale. À cet égard, intellect et nature ont trouvé une bonne harmonie. Dans la neuvième année qui suit l'éclosion, les quatre grosses lunes les plus proches s'alignent une fois de plus. La distorsion que cela provoque dans la magnétosphère de la supergéante agit comme une extension du tube de flux. Les particules actives de l'ionosphère, qui l'utilisent comme conduit jusqu'au tore de plasma de la première lune, se trouvent maintenant entraînées plus haut, vers la deuxième lune, puis la troisième, toujours plus haut, montant de la magnétosphère littéralement comme une fontaine. Et le monde des Ly-cilphes croise leur route. Il ne s'agit plus d'un faisceau concentré. Au sommet du champignon, les protons, les électrons et les neutrons n'ont plus l'énergie qu'ils possédaient lorsque les forces de flux les lançaient au-delà de la première lune. Mais tout est relatif, et quand on parle d'énergie moindre, il faut voir cela à l'échelle de la supergéante gazeuse. La planète des Ly-cilphes met dix heures pour traverser le nuage invisible des ions dispersés à l'extérieur des lignes de flux. Durant ce laps de temps, l'énergie qui entre dans l'atmosphère est plus que suffisante pour briser l'équilibre des courants de convection à la progression lente. Le déluge survient à la fin de la seule et unique saison d'appariement. Les Ly-cilphes et leurs cousins non pensants ont produit leurs oufs et les ont cachés dans le lit des lacs. Les plantes ont fleuri et essaimé leurs graines à travers le paysage. Il ne reste plus désormais que la perspective de la mort. Quand les premiers éclairs titanesques jettent leur feu d'azur dans le ciel, les Ly-cilphes cessent toute observation, toute réflexion, et commencent à transmettre tout ce qu'ils savent aux cellules vides des nouds qui, tels des verrues, ont poussé à la surface de leur peau, autour de la base de leurs tentacules. Les vents mugissent, exprimant le tourment de la planète. Les rafales sont si fortes qu'elles finissent par rompre les tiges d'un mètre d'épaisseur des fougères arborescentes. Une fois que c'est parti, ça a un effet domino. La destruction s'étend à toute la jungle par vagues immenses ; vu du ciel, on dirait le souffle d'un bombardement en série. Les nuages sont déchirés par la violence des vents, réduits à des touffes de coton tournoyant à une vitesse folle dans l'étau de tornades d'une force terrible. Des micro-typhons balaient la jungle en tous sens, précipitant son anéantissement. Durant tout ce temps, les Ly-cilphes demeurent inébranlables, leur pied adhésif les ancrant au sol tandis que l'air autour d'eux s'emplit de frondes arrachées et de feuilles déchiquetées. Les nouds, à présent pleins du précieux héritage, tombent comme fruits mûrs. Ils vont rester là, cachés au milieu de l'herbe et des racines, pendant encore trois ans. De violents orages magnétiques illuminent la face proche. Loin au-dessus des nuages en lambeaux, l'aurore boréale étend un voile étincelant sur le ciel, un rideau de nacre strié de milliers de longues traînées fauves telles des étoiles filantes géantes. Là-bas se produit la conjonction ; les trois lunes s'alignent, baignées d'une lugubre phosphorescence de trillions d'ampères. L'épicentre de l'un des cyclones voraces secouant la supergéante gazeuse. Le jet de particules a atteint son zénith. La pluie d'ions jaillissant du tube de flux pénètre l'espace tourmenté de la basse atmosphère. Les Ly-cilphes la reçoivent comme un don du ciel. Ils en absorbent l'énergie, l'utilisant pour se métamorphoser à nouveau. Les nouds leur ont apporté la connaissance, le reliquat d'énergie de la supergéante leur apporte la transcendance. Ils quittent leur chrysalide de chair et remontent le flot de particules à la vitesse de la lumière, affranchis de la dimension spatio-temporelle, immatériels et éternels. Les esprits ainsi libérés planent au-dessus de leur monde durant plusieurs jours, regardant les tempêtes s'apaiser, les nuages se reformer, les courants de convection retrouver leur cours habituel. Si les Ly-cilphes ont atteint Y incorporelle, leur perspective, façonnée par les enseignements d'une existence matérielle, reste inchangée. Comme avant, ils considèrent que le but de leur vie est l'expérience, qui peut éventuellement déboucher sur la compréhension. La différence, c'est qu'ils ne sont plus limités à un seul monde et à de brèves observations des étoiles ; désormais, c'est l'univers entier qui s'offre à eux, et leur désir est d'en percer tous les mystères. Ils commencent à s'éloigner de l'étrange planète qui les a vus naître, hésitants au début, puis s'enhardissant pour alors se déployer tel un cortège de fantômes assoiffés de curiosité. Un jour ils reviendront en ce lieu, eux et toutes les générations de Ly-cilphes qui ont jamais vécu. Cela ne sera pas avant qu'ait fini de brûler l'étoile primaire ; ils vont voyager jusqu'à ce qu'ils atteignent la limite de l'univers tant que celui-ci, une fois encore, se contracte. Ils vont suivre les super-amas galactiques convergeant vers la masse noire qui s'est reformée au centre, l'ouf cosmique reprenant tout ce qu'il a perdu. Puis ils seront de retour, se rassemblant autour de la coque noire, partageant la connaissance qu'ils ont apportée, y cherchant cette compréhension ultime qui leur échappe encore. Et après la compréhension, ils connaîtront ce qu'il y a au-delà, et avec ça l'espoir d'un passage à encore un autre niveau d'existence. Peut-être les Ly-cilphes seront-ils les seules entités à survivre à la toute dernière transformation de l'univers. En attendant, toutefois, ils se contentent d'observer et d'apprendre. Leur nature même les empêche de prendre part aux innombrables drames de la vie et de la matière qui se déroulent devant leurs sens éthérés. Ou du moins c'est ce qu'ils croient. 3. lasius était revenue sur Saturne pour mourir. Trois cent cinquante mille kilomètres au-dessus de la couche nuageuse jaunâtre de la géante gazeuse, le terminus du trou-de-ver s'évasa et le faucon émergea dans l'espace réel. Les capteurs montés sur les satellites de défense stratégique patrouillant dans la zone d'arrivée désignée du vaisseau détectèrent immédiatement le rayonnement infrarouge renvoyé par la coque sous le faisceau radar, lasius, usant de sa faculté d'affinité, salua l'habitat le plus proche et s'identifia. Les capteurs changèrent de mire, reprenant leur surveillance. Le capitaine et l'équipage empruntèrent la perception supra-sensorielle du vaisseau biotek pour contempler la splendide planète aux anneaux même si, tout ce temps, ils gardaient à l'esprit la vision douloureuse de ce qui allait advenir. Ils volaient au-dessus de l'hémisphère éclairé par le soleil, dessinant un croissant presque plein. Devant eux, deux degrés en dessous, s'étendaient les anneaux, solides en apparence mais frémissants, comme un double vitrage retenant prisonnières des particules gazeuses. Le soleil brillait à travers. Une beauté majestueuse qui semblait démentir la terrible réalité qu'était la raison de leur retour. lasius établit le lien télépahique. Ne soyez pas tristes, émit le vaisseau biotek. Je ne le suis pas. Ce qui est est. Grâce à vous, j'ai eu une vie remplie. De cela je vous remercie. Seule dans sa cabine, le capitaine Athéna sentit ses larmes mentales devenir réelles. Elle était grande, comme toutes les femmes des cent familles dont les généticiens s'étaient employés à accroître la robustesse afin que leurs descendants puissent vivre de façon confortable les conditions difficiles du voyage spatial. Son développement physique avait été suivi avec tout le soin voulu, ce qui lui avait donné un long et fin visage, maintenant fortement marqué de rides, et une abondante chevelure aubura qui avait perdu l'éclat des premières années pour prendre une teinte argentée et lustrée. Dans sa tunique spatiale d'un bleu outremer immaculé, elle projetait une royale assurance qui suscitait invariablement une totale confiance parmi les membres de ses équipages. Aujourd'hui, pourtant, ce visage avait perdu sa sérénité, les yeux violets si expressifs reflétaient l'angoisse profonde qui couvait à l'intérieur. Non, Athéna. S'il te plaît, non. Je ne peux m'en empêcher, répondit Athéna. C'est tellement injuste. Nous devrions partir ensemble, on devrait nous accorder cela. Sa colonne vertébrale fut parcourue d'une divine caresse, plus tendre que celle que pourrait jamais lui consentir un amant humain. Cette présence, elle l'avait ressentie chaque jour des cent huit années de son existence. Son seul véritable amour. Aucun de ses trois maris n'avait fait l'objet d'autant d'adoration que lasius, ni, reconnut-elle avec l'impression de commettre presque un sacrilège, les huit enfants qu'elle avait eus dont trois qu'elle avait portés dans son ventre. Cependant, les autres Édénistes comprenaient et partageaient son émotion ; avec l'affinité collective, il ne pouvait y avoir de sentiments ou de vérités cachés. Le lien qui existait dès la naissance entre les faucons et leurs capitaines était suffisamment fort pour survivre à tous les obstacles que l'univers pouvait semer sur leur route. Excepté la mort, chuchota une voix dans le recoin le plus secret de son esprit. Mon heure est venue, dit lasius simplement. Il y avait une harmonique de consentement dans cette voix silencieuse. Si le faucon avait eu des poumons, songea Athéna, à cet instant il aurait poussé un soupir. Je sais, murmura-t-elle avec tristesse. La chose avait été de plus en plus évidente au cours des dernières semaines. Les cellules ergostructurantes, naguère toutes-puissantes, essayaient péniblement à présent d'ouvrir un interstice de trou-de-ver. Alors qu'un demi-siècle plus tôt ils auraient eu le sentiment de pouvoir traverser la galaxie, d'un seul et simple saut, ils avaient aujourd'hui l'impression diffuse qu'ils seraient soulagés s'ils parvenaient à effectuer un saut de quinze années-lumière avec une marge d'erreur de seulement un mois-lumière. Au diable les généticiens ! La parité, est-ce trop demander ? s'emporta Athéna. Un jour peut-être réussiront-ils à donner la même durée de vie au vaisseau et au capitaine. Mais tel que c'est aujourd'hui, je trouve qu'il y a une cohérence. Quelqu'un doit servir de mère à nos enfants. Tu seras une aussi bonne mère que tu as été un bon capitaine. Je le sais. Le ton convaincu et affecté qui perçait tout à coup dans la voix mentale fit sourire Athéna. Un battement de cils chassa un peu des larmes qui lui mouillaient les yeux. Elever dix enfants à mon âge. Seigneur ! Tu t'en sortiras très bien. Ils vont prospérer. Je suis heureuse. Je t'aime, lasius. S'il m'était donné de recommencer ma vie, je ne voudrais pas y changer une seconde. Moi si. Ah bon ? fit-elle, surprise. Oui, je voudrais vivre une journée comme humain. Voir comment c'est. Crois-moi, on en exagère grandement et les plaisirs et les peines. lasius émit un petit rire. Les cellules photosensibles saillant sur sa coque comme des ampoules localisèrent l'habitat Romulus. Elle perçut sa masse grâce à une légère ondulation dans le champ de distorsion que produisaient ses cellules ergostructurantes. Sa conscience enregistra la consistance de l'habitat, un minuscule corps solide gravitant autour du bord extérieur de l'anneau F. Solide mais creux, un cylindre de polype biotek de quarante-cinq kilomètres de long et dix de large ; c'était une des deux premières bases de faucons que les cent familles avaient fait germer en 2225. Il y avait aujourd'hui deux cent soixante-huit habitats similaires en orbite autour de Saturne, avec leurs stations industrielles subsidiaires, chiffre qui montrait à l'évidence l'importance qu'avaient prise les vaisseaux bioteks dans l'ensemble de l'économie édéniste. Le vaisseau interstellaire activa ses cellules ergostructurantes, concentrant les forces d'énergie sur l'infini, les lieux géométriques déformant l'espace autour de la coque, mais jamais assez pour ouvrir un trou-de-ver. Ils suivirent l'onde de distorsion en direction de l'habitat comme un surfeur sur la vague filant vers la plage, accélérant rapidement à trois g. Une petite modification supplémentaire dans le champ de distorsion généra une force de rétroaccélération, au bénéfice de l'équipage qui eut alors l'impression de ne subir qu'une accélération de un g. Un voyage en douceur, dans un confort que n'atteindraient jamais les vaisseaux adamistes avec leurs réacteurs thermonucléaires. Athéna savait néanmoins qu'elle ne se sentirait plus tout à fait aussi bien s'il lui arrivait jamais de voler avec un autre faucon. Avec lasius, elle avait toujours la sensation du néant qui les entourait ; une sensation qu'elle comparait à celle qu'on éprouvait dans un canot à voguer sur une rivière calme en laissant sa main traîner dans l'eau. Une sensation interdite aux passagers. Les passagers n'étaient que de la viande. Vas-y, dit-elle au vaisseau. Appelle-les. D'accord. Elle sourit, pour elle deux, devant le ton empressé. lasius appela. En déployant son empathie au maximum, en projetant un cri muet de joie mêlée de tristesse dans un rayon de trente unités astronomiques. Un appel à des partenaires. Comme tous les faucons, lasius était un pèlerin du vide, une créature de l'espace lointain, incapable d'opérer aux abords d'un fort champ gravitationnel. Il avait un corps lenticulaire de cent mètres de diamètre, trente mètres d'épaisseur au centre. La coque était un polype robuste, de couleur bleu nuit, dont la couche externe se vaporisait petit à petit dans le vide, remplacée par de nouvelles cellules provenant de la couche mito-sique. Vingt pour cent de son volume interne étaient affectés aux organes spécialisés - poches de réserves nutritives, pompes cardiaques irriguant le vaste réseau de capillaires, neurones -, tous rassemblés en bon ordre dans une cavité cylindrique au centre du corps. Les quatre-vingts pour cent restants consistaient en une structure alvéolaire formée des cellules ergostruc-turantes qui généraient le champ de distorsion qu'elle utilisait pour ses deux modes de propulsion. Des cellules qui s'altéraient en quantités toujours plus importantes. Comme les neurones chez l'humain, elles étaient incapables de se régénérer de manière efficace, et c'était ce qui déterminait l'espérance de vie du vaisseau. Les faucons dépassaient rarement les cent dix ans. Tant sur le dessus de la coque que sur le dessous, à mi-distance du milieu, il y avait une large cannelure circulaire dans laquelle s'encastraient les systèmes mécaniques. La cannelure inférieure comprenait principalement des rampes destinées aux nacelles de chargement, et il n'y avait que quelques modules auxiliaires étanches pour rompre l'uniformité du cerceau de traverses en titane une fois celles-ci repliées. Sur la cannelure supérieure étaient logés les quartiers de l'équipage, un tore d'argent-chrome équipé de salons, cabines, un petit hangar pour la navette de sortie en atmosphère, les générateurs thermonucléaires, le combustible, les blocs d'équipements de vie. Des choses indispensables aux humains. Athéna s'avança une dernière fois le long du couloir central du tore. Son mari actuel, Sinon, l'accompagnait pendant qu'elle accomplissait son dernier et sacro-saint devoir : initier les enfants qui un jour deviendraient les capitaines de la prochaine génération. Il y en avait dix, des zygotes, les ovules d'Athéna fécondés par le sperme de ses trois maris et de deux amants très chers. Ils avaient attendu, placés en condition tau-zéro, depuis le moment de la conception, préservés de l'entropie, prêts pour ce jour. Sinon avait fourni le sperme pour seulement l'un d'entre eux. Cependant, tandis qu'il marchait aux côtés de sa femme, il nota qu'il n'éprouvait aucun ressentiment. Il venait des cent familles originelles ; plusieurs de ses ancêtres avaient été des capitaines, ainsi que deux de ses demi-frères. Que fût accordé ce privilège à l'un de ses propres enfants était déjà assez d'honneur. Le couloir avait une section hexagonale dont le revêtement était fait d'un matériau composite lisse et miroitant de couleur vert pâle. Athéna et Sinon marchaient en tête du cortège des sept membres d'équipage, dans un silence troublé seulement par le ronronnement sourd venant des grilles de ventilation au plafond. Ils arrivèrent dans une partie du couloir où le revêtement à l'angle inférieur du mur se confondait avec la coque, révélant la forme ovale du polype bleu foncé. Athéna s'arrêta devant lui. Cet ouf, je le nomme Onone, dit lasius. Le polype s'enfla en son milieu, l'apex s'amincissant à mesure qu'il s'élevait, devenant translucide. Apparut en dessous une coloration rouge cru, la crête d'une tige de la grosseur d'une jambe humaine, qui descendait tout droit au coeur de la coque du vaisseau. L'apex tumescent s'ouvrit, libérant une matière gélatineuse qui coula lentement sur le plancher. Le sphincter à l'intérieur du sommet de la tige rouge se dilata, évoquant à s'y méprendre une bouche sans dents en attente de nourriture. Athéna éleva la boule biotek de sustentation, une sphère de cinq centimètres de diamètre, de teinte pourpre, maintenue à la température du corps. D'après le tore mémoire de la nacelle tau-zéro où il avait été conservé, le zygote était femelle ; c'était aussi celui que Sinon avait engendré. Cette enfant, je la nomme Syrinx. Il y eut un petit bruit de succion quand la boule de sustentation fut ingérée. Les lèvres-sphincters se fermèrent et la tige disparut dans la coque. Sinon tapota l'épaule d'Athéna et ils échangèrent un sourire ravi. Ils vont s'épanouir ensemble, émit lasius avec fierté. Oui. Athéna repartit. Il restait encore quatre zygotes à initier, et Romulus grossissait de plus en plus là-bas dans l'espace. En réponse à l'appel d'lasius, les habitats saturniens exprimaient leur tristesse dans une mélopée funèbre. Les faucons éparpillés à travers le système solaire renvoyaient un chant de fierté et d'amitié ; ceux qui n'étaient pas en partance avec une cargaison délaissaient leur itinéraire pour converger sur Romulus, impatients d'y être. lasius vira en douceur autour du dock contrarotatif de la calotte nord. Les yeux fermés, Athéna laissa l'image enregistrée par les capteurs du faucon et que celui-ci lui transmettait par affinité se former dans son esprit avec une incroyable netteté. L'impression visuelle qu'elle avait de l'habitat se modifia lorsque la calotte surgit dans toute sa largeur dans le prolongement de la coque du vaisseau. Face à l'immense polype à la fine texture brun rougeâtre, Athéna eut l'impression de voir s'approcher la paroi d'une falaise ; une falaise avec quatre corniches disposées en cercles concentriques, comme si des ondulations s'étaient propagées depuis l'axe à quelque époque lointaine pour se figer une fois au sommet. Le faucon fila vers la seconde corniche, à deux kilomètres de l'axe, piquant en cercle pour s'aligner sur la rotation de l'habitat. Les vaisseaux adamistes, à propulsion par réaction, n'auraient jamais eu la maniabilité nécessaire pour atterrir sur les corniches ; celles-ci étaient réservées aux seuls faucons. lasius suivit le rebord, semblant planer au-dessus de la longue rangée de plates-formes érigées tels des champignons, avant d'en choisir une libre. Malgré son volume, elle se posa avec la grâce exquise d'un oiseau-mouche. Comme le champ de distorsion se dissipait, Athéna et Sinon sentirent la gravité descendre à un demi-g. Ils regardèrent la grosse navette à pneus plats se diriger lentement vers le vaisseau biotek, avec son boyau-sas dressé comme une trompe d'éléphant. Viens, l'exhorta Sinon, envahi d'une sombre mélancolie. Il prit Athéna par le coude, ne voyant que trop clairement qu'elle aurait souhaité rester pour le dernier vol. Elle hocha la tête à regret. - Tu as raison, dit-elle à haute voix. Je suis désolé que ce ne soit pas plus facile. Elle lui adressa un sourire las et lui permit de la conduire hors du salon. La navette était arrivée au bord du faucon. Le boyau s'allongea, glissant sur la surface supérieure de la coque jusqu'au tore de l'équipage. Sinon tourna son attention vers la volée de faucons qui suivait la rotation de la corniche. Ils étaient plus de soixante-dix à attendre, les derniers arrivants apparaissant après avoir laissé leur équipage sur les autres corniches. Il émanait des vaisseaux bioteks un tourbillon d'émotions impossibles à démêler, et Sinon sentait la voix de son propre sang se joindre au concert. Ce ne fut que lorsque Athéna et lui arrivèrent au passage menant au sas qu'il nota quelque chose d'anormal dans le groupe de faucons. lasius lui facilita la tâche en se focalisant sur le vaisseau en question. C'est un gerfaut ! s'exclama Sinon. Au milieu des vaisseaux à la forme lenticulaire classique, celui-ci attirait l'oeil par son étrange asymétrie. Une larme aplatie, légèrement dissymétrique, le bombement dorsal de la coque supérieure plus marqué que celui de la coque inférieure. Entre ce que Sinon supposait être la proue et la poupe, cela faisait facilement cent trente mètres ; la coque du polype bleu était marbrée de lignes brisées violettes dessinant une toile d'araignée. Mis à part l'envergure et des formes peu orthodoxes, les gerfauts se différenciaient de la norme que représentaient les faucons (certains appelaient cela évolution) par le fait que, suivant les exigences de leurs capitaines, ils avaient une plus grande puissance. À vrai dire, songea Sinon avec dégoût, le but recherché était d'améliorer la performance au combat. Le prix à payer pour cette agilité consistait généralement en une durée de vie plus courte. C'est VUdat, précisa lasius sans émotion. Rapide et puissant. Un valeureux aspirant. Voilà ta solution, alors, dit Athéna en usant du mode de liaison empathique privé de sorte que le reste de l'équipage était exclu de l'échange. Une lueur brillait dans ses yeux lorsqu'ils s'arrêtèrent près du panneau intérieur du sas. Sinon fit la grimace, puis haussa les épaules et s'engouffra dans le boyau de la navette, laissant Athéna seule avec son vaisseau pour le moment des adieux. Il y avait dans le couloir un ronronnement qu'elle ne connaissait pas, une résonance de la vive agitation où se trouvait lasius. Quand elle posa les doigts sur le revêtement lisse du mur, elle ne sentit rien, ni tremblement ni vibration. Peut-être n'était-ce que dans sa tête. Elle se retourna et jeta un regard dans le tore vers les couloirs et salons familiers. Leur seul univers. - Adieu, murmura-t-elle. Je t'aimerai toujours. La navette repartit pesamment sur la corniche en direction de la paroi du polype pour venir coller son nez à un sas métallique encastré dans la base. lasius émit un rire éclatant sur la bande d'affinité commune ; elle sentait les dix oufs à l'intérieur de son corps rayonnant de vitalité, pressés d'éclore à la vie. Sans préavis, elle quitta la plate-forme, filant droit vers ses cousins qui l'attendaient. Ceux-ci s'égaillèrent dans un joyeux remue-ménage. Cette fois, nul besoin de force de rétroaccélération pour le tore de l'équipage, nulle nécessité de préserver la fragilité des humains. Aucune limitation de sécurité qui ne s'imposât. lasius prit une courbe à angle aigu, s'offrant une accélération à neuf g, puis redressa sa trajectoire pour passer entre la calotte et le bras d'acier géant du dock contrarotatif. Lorsqu'elle s'éloigna de l'ombre de la corniche, une faible lumière blanc nacré tomba sur la coque. Saturne était devant, coupé en deux par la ligne effilée des anneaux. Le vaisseau biotek fonça à douze g vers les serpentins de cristaux de glace et de molécules primitives enveloppant la planète, l'onde d'étrave soulevée par le champ de distorsion dispersant au passage les particules et les grains de poussière épars. Les autres faucons, dans un mouvement d'enthousiasme, s'élancèrent à sa suite, donnant l'impression, à mesure qu'ils émergeaient dans la lumière, d'une queue de comète en pointillé. Dans les quartiers de l'équipage, le métal gauchissait sous son nouveau et énorme poids. Des craquements ininterrompus emplissaient les salons et les couloirs déserts, le matériau composite se fendait en éclats, tombant au sol, chaque nouveau fragment frappant avec la force d'un coup de marteau en laissant une empreinte profonde. Les cabines et cuisines étaient inondées par l'eau qui jaillissait des tuyaux brisés, et d'étranges ondulations frémissaient à la surface tandis que lasius effectuait de minimes corrections de trajectoire. Elle pénétra dans la zone des anneaux, la perception optique se dégradant rapidement à mesure que s'épaississait le blizzard qui faisait rage à l'extérieur de la coque. Elle vira à nouveau, orientant sa course dans le sens de gravitation des particules des anneaux, mais en conservant un certain angle, toujours dirigé vers l'intérieur, vers l'imposante présence de la géante gazeuse. C'était une merveilleuse sensation que de jouer à esquiver les roches les plus grosses, les fragments de glace effilés comme des poignards qui scintillaient d'une lumière froide, les moellons gelés, les blocs noirs de carbone presque pur. Le vaisseau biotek filait comme une flèche à travers cette jungle minérale, montant en spirale, plongeant, piquant en larges boucles, insouciant de la pression, de l'énorme contribution à laquelle il soumettait les précieuses cellules ergostruc-turantes. L'énergie, libre, se propageait à travers l'anneau. Les rayons cosmiques, le flux d'ondes magnétiques de la planète, les violentes rafales de vent solaire ; lasius se jouait de tout cela grâce au champ de distorsion qu'elle concentrait en une puissante force de cohésion que les cellules ergostructurantes absorbaient et redirigeaient. Au moment où elle atteignit le sillon d'Encke, le surplus de puissance fut suffisant pour activer le premier ouf. lasius fit entendre un cri de triomphe strident auquel répondirent les autres faucons. Ils s'étaient montrés tenaces en l'accompagnant jusqu'ici, s'évertuant à suivre sa vertigineuse chevauchée dans l'espace, empruntant le passage qu'elle s'était frayé à travers la masse de l'anneau, s'efforçant désespérément de faire dévier les tourbillons de particules qu'elle laissait dans son sillage. Le meneur n'était jamais le même ; aucun des faucons ne pouvait rivaliser ni en vitesse ni en audace, avec en plus cette insouciance qui confinait à la témérité. Ils se laissaient souvent surprendre par ses virages brusques, ses accélérations brutales, se retrouvant perdus au milieu d'une bourrasque de particules qu'elle n'avait jamais traversée. C'était autant un test d'habileté que de puissance. Même la chance avait un rôle à jouer. La chance, voilà un trait dont il valait la peine d'avoir hérité. Quand lasius lança le premier appel, le plus près était Hyale, à deux cents kilomètres à peine. Il s'élança tandis que lasius modérait ses ardeurs, ralentissant un peu et suivant une trajectoire rectiligne. Es se rejoignirent, Hyale venant se glisser à dix mètres de distance, leurs coques exactement à la même hauteur. Les particules de l'anneau s'écartaient sur leur passage comme la neige des patins d'une luge. Hyale commença à transmettre son schéma structurel par leur lien empathique et lasius sentit couler en lui un ADN logiciel dans un ravissement quasi orgastique. Il incorpora le format structurel de Hyale dans l'abondante giclée d'énergie qu'il déchargea dans le premier ouf. L'ouf, Acété, s'éveilla dans un état d'exaltation et d'ivresse, grisé par les flots d'énergie qui coulaient en lui, chacune de ses cellules chargée d'un désir extatique, d'une profonde détermination et d'une irrésistible envie d'éclore tout de suite à la maturité. L'espace s'emplit de la joie de lasius. Acété se trouva propulsé dans le vide absolu. Des fragments de la coque de lasius partirent en tourbillonnant et un trou, pourpre sur le bleu nuit, s'éloigna à une vitesse ahurissante. Libre ! chanta l'ouf. Je suis libre ! Une énorme masse planait au-dessus de lui. Des forces qu'il pouvait sentir mais ne comprenait pas ralentirent sa chute vertigineuse. L'univers semblait n'être composé que de minuscules éclats de matière pénétrés par des bandes d'énergie rayonnante. Des faucons passèrent à des vitesses terrifiantes. Oui, tu es libre, dit Hyale. Je te souhaite la bienvenue à la vie. Quel est cet endroit ? Que suis-je ? Pourquoi ne puis-je me mouvoir comme toi ? Acété s'efforçait de saisir la signification des bribes de connaissance qui voltigeaient autour de son esprit affolé. Le dernier cadeau de lasius. Patience, lui conseilla Hyale. Tu vas grandir, tu vas apprendre. Les données que tu possèdes seront intégrées en temps utile. Acété s'essaya prudemment à l'affinité, éveillant ses cellules sensibles pour embrasser la totalité de l'environnement de Saturne ; il reçut en retour un chour de salutations venant des habitats, une vague encore plus impressionnante de témoignages de reconnaissance de la part de chaque Édéniste adulte, les trilles joyeux des enfants. Et puis ce furent ses frères, les jeunes faucons nichant dans les anneaux, qui lui offrirent leurs encouragements. Sa chute s'interrompit, il resta suspendu sous la coque de Hyale, découvrant l'espace environnant de ses sens encore inexpérimentés. Hyale modifia leur trajectoire, guidant l'ouf sur une orbite circulaire stable autour de la géante gazeuse, là où il allait passer les dix-huit prochaines années à acquérir sa taille adulte. lasius plongea vers la couche nuageuse, traçant un noir sillon à travers les anneaux, marque révélatrice pour toute entité qui savait regarder avec les sens appropriés. Alors qu'elle était encore dans l'anneau A, son vol produisit assez d'énergie pour activer deux autres oufs, Briséis et Epopéus. Hespérus apparut pendant qu'elle traversait la division de Cassini. Grées, Ixion, Laocoon et Mérope s'éveillèrent dans l'anneau B pour être alors pris en charge par les faucons dont ils avaient reçu les formats structurels. Udat rattrapa lasius à proximité de la bordure intérieure de l'anneau B. Le vol avait été long et ardu, au point de grever les réserves d'énergie du gerfaut qui avait dû mettre sa maniabilité à l'épreuve comme rarement auparavant. Néanmoins, alors que lasius lançait un appel à un nouveau partenaire, Udat se glissa dans l'ouverture jusqu'à ce que leurs champs de distorsion se mêlent et que leurs coques se touchent presque. Par le lien d'affinité, il transmit à lasius son schéma structurel, transporté d'une joie intense. Je te remercie, finit par dire lasius. Je sens que celui-ci va avoir quelque chose de spécial. Il y a en lui une sorte de majesté. L'ouf fut expulsé de son ovaire, répandant une cascade de perles blanches, et lasius s'éloigna, laissant Udat appliquer son propre champ de distorsion pour freiner la chute de l'être nouveau brûlant d'une impatiente curiosité. Le gerfaut, intrigué par les derniers mots d'lasius, n'eut pas l'occasion de lui demander ce qu'il avait voulu dire par là. Je te souhaite la bienvenue à la vie, déclara solennellement Udat après avoir enfin arrêté la rotation de la sphère de sept mètres de diamètre. Merci, répondit Onone. Où allons-nous maintenant ? Sur une orbite supérieure. Celle-ci est trop proche de la planète. Ah ! (Il y eut une brève pause pendant que la créature sondait l'espace de ses sens immatures et que s'apaisait le tourbillon de ses pensées.) C'est quoi, une planète ? Le dernier ouf fut Priant, éjecté bien au-dessous de la mince bordure de l'anneau B. Les faucons aguerris qui suivaient encore lasius, et qui n'étaient plus désormais qu'une trentaine, quittèrent la trajectoire. Ils étaient déjà beaucoup trop près de la couche nuageuse qui occupait un bon tiers du ciel ; la pesanteur exerçait son effet nuisible sur l'espace environnant, mordant sur les champs de distorsion, réduisant la force de propulsion. lasius poursuivait sa descente sur une orbite toujours plus basse, plus rapide, qui l'éloignait des autres. Son champ de distorsion commença à faiblir, pour être finalement, à cinq cents kilomètres de la géante gazeuse, annihilé par l'intensité de l'effet gravifique. Devant lui se profila le cercle terminateur, une bande noire qui avalait les nuages dans leur cours lent et silencieux. Les remous et les pics que tissaient les bandes plus épaisses chargées d'ammoniac étaient mouchetés de pâles phosphènes dont les variations de lumière dessinaient des motifs incertains. lasius fonça dans la pénombre, l'obscurité se répandant autour d'elle comme une force élémentaire. Saturne avait cessé d'être une planète, un objet astronomique ; c'était devenu une énorme masse solide. Le vaisseau biotek vira vers le bas en suivant un angle toujours plus marqué. Il n'y avait plus devant lui qu'un unique trait de lumière, de plus en plus brillant dans ses capteurs optiques. L'équateur de la face cachée, ce territoire à l'écart, gelé et désolé, apparaissait dans sa sublime beauté. Les particules des anneaux tombaient le long de la coque de lasius, en une pluie dense et sombre, happées par les doigts gazeux de l'ionosphère, une caresse perfide et insistante qui leur faisait perdre de la vitesse, de l'altitude. Et, enfin, l'existence. Une fois attirées aux franges de l'ionosphère, elles se trouvaient plongées dans les rafales glacées de molécules d'hydrogène qui brûlaient en émettant des langues de feu spectrales. Elles piquaient vers l'atmosphère dont la résistance accélérait leur chute, d'abord scintillant comme des braises, puis couronnées d'une lumière incandescente ; des étincelles solaires, étirant une traînée de cent kilomètres de long. Leur course de milliards d'années s'achevait brusquement dans un embrasement spectaculaire, une violente convulsion qui jetait une pluie de débris incandescents, rapidement consumés. Il ne restait qu'une mince traînée de suie balayée par les cyclones. lasius atteignit la limite de l'ionosphère. La lumière des particules mourantes provoquait une sensation de chaleur sur sa coque inférieure. Celle-ci fut soudain baignée d'un voile incandescent, et le polype commença à se calciner, à s'écailler, abandonnant à l'espace des lambeaux orangés. Alors que ses cellules réceptrices s'échauffaient, le vaisseau biotek commença à perdre ses sens périphériques. Des couches d'hydrogène plus denses frappèrent sa coque. Sa course devint heurtée sous la morsure des vents supersoniques contrariants. Il obliqua, et le virage brusque eut des conséquences désastreuses sur sa descente en plané ; avec le dessous non profilé de la coque face à la couche d'hydrogène, le vaisseau fut brutalement soumis à une énorme force de décélération. D'immenses flammes jaillirent sur toute la surface de la coque, arrachant des pans entiers. lasius fut précipitée, impuissante, vers le torrent de lumière. En sécurité sur son orbite à mille kilomètres au-dessus, le cortège de faucons assista à la scène dans un silence solennel, exprimant un chant muet qui se voulait un hymne funèbre. Après avoir rendu les honneurs à leur soeur défunte en effectuant un simple passage en orbite, ils déployèrent leur champ de distorsion et repartirent vers Romulus. Les capitaines des faucons qui s'étaient mêlés au vol d'appa-riement et l'équipage de lasius étaient restés tout ce temps-là dans une salle circulaire réservée à cette occasion. Le lieu rappelait à Athéna certaines églises médiévales qu'elle avait visitées au cours de ses rares voyages sur Terre ; le même plafond en voûte et les mêmes piliers ouvragés, l'impression dérangeante d'austère solennité, quoique ici les murs de polype fussent d'un blanc immmaculé et qu'à la place d'un autel il y eût une fontaine jaillissant à gros bouillons d'une antique Vénus de marbre. Debout à la tête de son équipage, Athéna avait encore à l'esprit l'image de l'équateur de Saturne, pareil à un fer rouge. Et l'ultime sensation de paix qui émanait de lasius lorsque la gaine de plasma l'avait enveloppée de son étreinte fatale. C'était fini. Les capitaines s'arrêtaient un à un pour présenter leurs félicitations, communiquant avec elle par l'esprit, lui consentant un court instant de compassion et de compréhension. Jamais, au grand jamais, de commisération ; ces rassemblements étaient censés être une réaffirmation de la vie, l'occasion de célébrer la naissance des oufs. Et lasius les avait activés tous les dix ; on avait vu des faucons à qui il restait encore des oufs au moment où ils plongeaient vers l'équateur. Oui, ils avaient bien raison de porter un toast à lasius. Regarde, il approche, émit Sinon. Et il y avait une note de ressentiment dans sa pensée. Délaissant le capitaine du Pélion, Athéna leva les yeux pour suivre Meyer qui se frayait un chemin à travers la foule dans sa direction. Le capitaine de l'Udat était un homme à la forte carrure dans la fin de la trentaine, cheveux noirs tondus au ras du crâne. En contraste avec les tuniques de cérémonie d'un bleu soyeux dont étaient vêtus les capitaines des faucons, il portait une combinaison spatiale une pièce gris-vert, très fonctionnelle, et des bottes assorties. Aux salutations polies qu'il recevait, il répondait par un sec hochement de tête. Si tu ne trouves rien d'aimable à dire, transmit Athéna à Sinon en mode privé, ne dis rien. Elle ne voulait pas que quoi que ce soit vienne gâcher la veillée mortuaire ; du reste, elle ressentait une certaine sympathie pour un type comme Meyer qui était visiblement si peu à sa place ici. Et puis, ça ne ferait pas de mal aux cent familles d'introduire un peu de variété dans le capital génétique. Elle garda cette opinion emprisonnée au fond de son esprit, sachant fort bien comment cette bande de traditionalistes réagirait à une telle hérésie. Meyer arriva devant elle et lui adressa un bref salut de la tête. Il faisait bien cinq centimètres de moins qu'elle, qui était déjà une des plus petites Édénistes dans la salle. Capitaine..., commença-t-elle. Elle s'éclaircit la gorge. Il n'est pire imbécile qu'une vieille imbécile ; l'affinité de Meyer ne marchait qu'avec Udat. Il avait un seul symbiote neuronal relié au bulbe rachidien, ce qui lui procurait un lien fermé avec le clone homologue de Y Udat, rien à voir avec l'affinité collective dont avaient hérité les Édénistes. - Capitaine Meyer, mes compliments pour votre vaisseau. C'était un vol remarquable. - Merci de me dire cela, capitaine. Ce fut un honneur de participer. Vous devez être fière que tous les oufs aient été activés. - Oui, dit-elle en levant son verre de vin blanc en guise de salut. Alors, qu'est-ce qui vous amène sur Saturne ? - Le commerce. (Il jeta un regard froid vers les autres Édénistes.) Je livrais une cargaison d'appareils électroniques en provenance de Kulu. Athéna fut prise d'une envie d'éclater de rire ; la spontanéité de Meyer était justement le tonique qu'il lui fallait. Elle mit son bras sous le sien, ignorant la stupeur que son geste suscitait chez les autres, et l'attira à l'écart des membres d'équipage. - Venez, vous n'êtes pas à l'aise avec eux. Et je suis trop vieille pour me soucier du nombre de mandats d'amener pour violation du code de navigation spatiale qui sont suspendus sur votre tête. Il y a belle lurette que lasius et moi ne nous intéressons plus à tout ça. - Vous étiez dans les Forces spatiales de la Confédération ? - Oui. La plupart d'entre nous y avons fait un temps. Nous, les Édénistes, nous avons un grand sens du devoir implanté en nous. Il sourit, le nez dans son verre. - Vous avez dû faire une équipe formidable. Ce vol d'appa-riement, c'était quelque chose ! - C'est du passé maintenant. Parlons de vous. Je veux tout savoir sur la vie d'un risque-tout. Racontez-moi les aventures rocambolesques d'un marchand indépendant, les affaires louches, les poursuites dans l'espace. Êtes-vous fabuleusement riche ? J'ai plusieurs petites-filles dont je ne dédaignerais pas de me débarrasser. Meyer se mit à rire. - Vous n'avez pas de petits-enfants. Vous êtes trop jeune. - Balivernes ! Cessez de jouer les flatteurs. Certaines de ces enfants sont plus âgées que vous. Elle prit un grand plaisir à le faire sortir de sa coquille, à l'écouter raconter ses histoires, ses difficultés pour honorer les remboursements de l'emprunt bancaire qu'il avait souscrit pour acheter Y Udat, sa colère contre les cartels de la navigation commerciale. Il lui servait un analgésique bienvenu contre le gouffre noir qui s'était ouvert dans sa tête, et qui ne se refermerait jamais. Et quand il la quitta, quand la veillée fut terminée et tous les remerciements donnés, elle s'étendit sur son nouveau lit dans sa nouvelle maison et trouva, au fond de son esprit, dix jeunes étoiles qui brillaient d'une lumière ardente. lasius avait raison après tout, l'espoir est éternel. Durant les dix-huit années qui suivirent, Onone flotta passivement à l'intérieur de l'anneau B où Udat l'avait laissée. De temps à autre, le flot de particules environnant recevait une pluie de parasites qui, interagissant avec la magnétosphère de la géante gazeuse, agitait les grains de poussière en dessinant des motifs aberrants évoquant les rayons d'une roue géante. La plupart du temps, cependant, ces particules n'obéissaient qu'aux lois les plus simples de la mécanique orbitale et tournaient docilement, sans dévier, autour de leur planète mère. Pour Onone, cela ne changeait rien, elle se nourrissait aussi bien d'un état que de l'autre. Après le départ du gerfaut, l'ouf se mit aussitôt à ingérer les flux de masse et d'énergie qui arrosaient sa coque. D'abord il s'allongea puis, lentement, au cours des cinq premiers mois, il se renfla, présentant l'aspect de deux bulbes opposés. L'un de ces bulbes s'aplatit pour prendre la forme de lentille commune à tous les faucons, tandis que l'autre demeurait sphérique, occupant la place de ce qui devait devenir, en fin d'évolution, la coque inférieure du vaisseau biotek. Il déploya de fines fibres agissant comme conducteurs, un mécanisme organique d'induction qui captait le courant électrique intense émis par la magné-tosphère pour alimenter l'appareil digestif. Les poussières glaciaires et les grains de carbone, ainsi qu'une foule d'autres minéraux, étaient absorbés directement par les pores de l'enveloppe externe et transformés en fluides riches en protéines qui approvisionnaient les cellules se multipliant à l'intérieur de la coque principale. Au centre de la sphère nutritionnelle, le zygote dénommé Syrinx commença à entrer en gestation, blotti à l'intérieur d'un organe faisant fonction de matrice, appuyé d'un groupe d'organes hématopoïétiques. Humain et faucon grandirent en union étroite pendant une année, développant ce lien spécial, unique même parmi les Édé-nistes. Les bribes de souvenirs héritées de lasius, l'instinct de la navigation qu'elle avait transmis à la naissance, voilà qui constituait un héritage commun. Au cours de leur existence, ils sauraient toujours exactement où se trouvait l'autre ; les trajectoires de vol, les manoeuvres de saut résulteraient d'un choix intuitif conjugué. Volscen arriva une année jour pour jour après le dernier vol d'Iasius, rejoignant le jeune ouf-faucon alors qu'il gravitait avec délectation au milieu de l'anneau. La sphère nutritionnelle d'Onone expulsa la matrice artificielle et les organes qui lui étaient reliés, un colis bien propre récupéré par l'équipage du Volscen. Quand ils montèrent le colis à bord, Athéna attendait à l'intérieur du sas. Cela faisait à peu près la taille d'un torse humain, semblable à une coquille brune parcheminée, striée de rayons de givre aux endroits où les liquides avaient gelé durant le court passage dans l'espace. Le givre commença à fondre dès qu'il fut en contact avec l'atmosphère du Volscen, laissant de petites flaques visqueuses sur le pont au revêtement vert. Athéna perçut l'esprit de l'enfant à l'intérieur, serein et enjoué, avec un soupçon d'impatience. Elle fouilla les bruits de fond feutrés émis sur la bande d'affinité, en quête de la conscience insectoïde du processeur biotek contrôlant le colis, et lui ordonna d'éclore. La coquille s'ouvrit en cinq morceaux tel un fruit, dégorgeant des fluides et des mucosités. Au centre était nichée une poche laiteuse reliée aux organes par d'épais cordons visqueux et agitée de pulsations régulières. L'enfant apparaissait en sombre, remuant en réaction à la lumière inhabituelle qui tombait sur elle. Il y eut un gargouillement lorsque la poche se vida de son liquide amniotique et se mit à se dégonfler. La membrane se détacha. Est-ce qu'elle va bien ? demanda Onone avec anxiété, sur un ton qui donna l'impression à Athéna d'entendre un enfant de dix ans aux yeux écarquillés. Elle est parfaite, répondit doucement Sinon. Syrinx sourit aux adultes penchés vers elle avec leurs regards en attente et lança ses pieds dans les airs. Athéna ne put se retenir de sourire en retour à l'enfant paisible. C'est tellement plus facile ainsi, songea-t-elle, à un an ils sont bien plus aptes à supporter la transition ; et pas de sang, ni de douleur, c'est presque comme si nous n'avions pas été conçues pour les porter nous-mêmes. Respire, dit-elle au bébé. Syrinx déglutit la masse gluante qui était dans sa bouche et la cracha. Athéna, sa perception empathique déployée au maximum, perçut le passage de l'air frais dans les poumons de l'enfant. C'était pour elle une sensation bizarre et inconfortable, et les lumières et les couleurs l'apeuraient après les visions oniriques des anneaux et les images pastel auxquelles elle était habituée. Elle se mit à brailler. Lui susurrant à la fois des paroles et des pensées affectueuses, Athéna débrancha le cordon ombilical biotek du nombril du bébé et dégagea celui-ci des plis aqueux de la poche. Sinon, rayonnant de fierté, débordant d'attention, s'empressa d'apporter une serviette pour essuyer l'enfant. L'équipage du Volscen commença à rassembler les restes pulpeux de l'emballage avant de les jeter hors du sas. Athéna prit Syrinx sur un bras et, tout en lui imprimant des petites secousses, descendit le couloir en direction du salon qui allait servir temporairement de crèche. Elle a faim, émit Onone. Et l'enfant fit écho à cette pensée avec véhémence. Arrête de te tracasser, répondit Athéna. On la nourrira une fois que nous l'aurons habillée. Et nous en avons encore six autres à récupérer. Il va falloir qu'elle apprenne à attendre son tour. Syrinx laissa mentalement échapper un vagissement plaintif en guise de protestation. - Eh bien, tu vas être une belle enquiquineuse, n'est-ce pas ? Effectivement elle l'était ; mais sur ce plan, ses neuf frères et sours n'avaient rien à lui envier. La maison qu'Athéna avait choisie était circulaire, un simple rez-de-chaussée avec les pièces disposées en anneau autour d'une cour centrale. Ses murs étaient de polype et son toit consistait en une unique plaque cintrée d'un matériau composite transparent qui pouvait s'opacifier à la demande. Elle avait été créée selon les désirs d'un capitaine à la retraite deux cents ans auparavant, quand la mode était aux arceaux et aux voussures et qu'on ne voyait plus nulle part de surface plane. La vallée où elle était située était typique de la région intérieure de Romulus : des versants onduleux, une végétation tropicale luxuriante, une rivière alimentant une succession de lacs. Des petits oiseaux colorés planaient à travers les branches des vieux arbres aux troncs parés de plantes grimpantes et l'air était empli du parfum suave de cascades de fleurs. C'était un paradis sauvage, qui rappelait les images des forêts amazoniennes de l'époque préindustrielle, à la différence que, comme dans tous les habitats édénistes, chaque centimètre carré était mûrement pensé et méticuleusement entretenu. Syrinx et ses frères et sours purent en profiter dès qu'ils eurent appris à faire leurs premiers pas. Il ne pouvait rien arriver de mal aux enfants (ni d'ailleurs à quiconque) avec la surveillance qu'assurait en tout temps la personnalité de l'habitat sur l'ensemble de la zone intérieure. Naturellement, Athéna et Sinon étaient aidés, à la fois par les gens de la crèche et les chimpanzés de la maison, des domestiques bioteks dérivés du singe. Mais même dans ces conditions, la tâche était épuisante. Comme elle grandissait, il devenait manifeste que Syrinx avait hérité de la chevelure auburn de sa mère ainsi que de ses yeux de jade imprégnés d'une légère touche orientale ; de son père lui venaient sa haute taille et ses longs membres. Aucun des deux parents ne voulait endosser la responsabilité de son tempérament impétueux. Sinon veillait soigneusement à ne pas afficher de favoritisme, encore que les enfants apprissent assez vite, et leur esprit inventif n'en fut que mieux servi, qu'il ne pouvait jamais rien refuser à sa fille ni rester très longtemps fâché contre elle. À cinq ans, Syrinx reçut son premier enseignement hypno-pédique. C'était Romulus, pas Onone, qui était chargé de son éducation. Quand elle dormait, l'habitat, jouant le rôle d'un professeur, transmettait un flot continu d'informations au cerveau ; le processus était interactif, l'habitat ayant la possibilité d'interroger l'esprit de l'enfant et de répéter tout ce qui n'avait pas été pleinement assimilé la crémière fois. Syrinx apprit la différence qui existait entre les Édénistes et les Adamistes, ces humains qui, pour les premiers, possédaient le gène d'affinité et, pour les seconds, ne l'avaient pas, les " originels ", dont l'ADN était modifié mais pas étendu. La connaissance ainsi instillée éveillait chez l'enfant une curiosité toujours plus grande. Romulus ne s'en inquiétait pas ; avec une population forte d'un demi-million d'âmes, il avait acquis une patience infinie. Ça me paraît stupide, confia Syrinx à Onone un soir avant de s'endormir. Tous les Adamistes pourraient avoir l'affinité s'ils le voulaient. Ce doit être horrible d'être si seul dans sa tête. Je ne pourrais pas vivre sans ça. Si les gens ne veulent pas d'une chose, on ne doit pas les forcer, répliqua Onone. Ils partagèrent un moment une image visuelle des anneaux. Cette nuit-là, Onone était sur une orbite élevée au-dessus de la face éclairée couleur safran de la géante gazeuse ; voilée par les nuages de particules, celle-ci dessinait un magnifique croissant empli aux deux tiers, spectacle qui ne manquait jamais de ravir Syrinx. Elle avait parfois l'impression d'avoir passé la nuit entière à regarder se combattre les titanesques armées de nuages. C'est quand même stupide de leur part, insista-t-elle. Un jour nous irons visiter les mondes adamistes, alors nous comprendrons. Je voudrais qu'on puisse partir tout de suite. Je voudrais que tu sois assez grande. Bientôt, Syrinx. Une éternité. Je fais maintenant trente-cinq mètres de large. Ce mois-ci, les particules étaient plus épaisses. Treize ans seulement. Une double éternité, dit l'enfant de six ans d'une voix entrecoupée. L'édénisme était censé être un système parfaitement égali-taire. Tout le monde avait part aux ressources financières, techniques, industrielles, tout le monde (grâce à l'affinité) avait voix au chapitre au sein du consensus qui constituait leur gouvernement. Cependant, dans les habitats saturniens, les capitaines des faucons formaient une couche distincte, celle des favorisés par le sort. Il n'y avait aucune animosité de la part des autres enfants, ni l'habitat ni les adultes ne l'auraient toléré, et avec l'affinité collective ce n'était pas le genre de choses qu'on pouvait cacher. Mais il y avait une certaine manipulation ; après tout, les capitaines choisiraient un jour leur équipage parmi les gens avec qui ils s'entendaient bien. Et cela se passait ainsi pour les futurs capitaines dans les bandes que formaient inévitablement les enfants autour d'eux. À huit ans, Syrinx était, de toute la progéniture, la meilleure nageuse, ses longs membres lui donnant un avantage insurmontable dans l'eau. Le groupe dont elle était la meneuse passait la plupart de son temps à jouer autour des rivières et des lacs de la vallée, soit à nager soit à construire des radeaux et des canoës. Ce fut vers cette époque qu'ils découvrirent comment déjouer la surveillance constante de Romulus, utilisant leur faculté d'affinité pour générer des apparitions dans les cellules détectrices qui couvraient chaque mètre carré exposé. Quand ils eurent neuf ans, elle défia son frère, Thétis, à la course, une façon de tester les pouvoirs qu'ils venaient de se découvrir. Les deux équipes s'embarquèrent sur leurs radeaux de fortune et descendirent la rivière. Syrinx et sa jeune cohorte parvinrent jusqu'au grand réservoir d'eau salée qui entourait la base de la calotte sud. Là, par cent mètres de profondeur, les perches n'avaient plus aucune utilité, et les enfants se laissèrent dériver, ravis de leur bon coup, jusqu'au-delà du phototube axial, avant de répondre aux appels empathiques de plus en plus affolés de leurs parents. Vous n'auriez pas dû faire ça, la réprimanda sérieusement Onone ce soir-là. Vous n'aviez pas de gilets de sauvetage. Mais c'était marrant. Et la balade dans le bateau de l'agent d'Hydro, c'était super, Il allait tellement vite, on se faisait arroser, le vent et tout. Je vais parler à Romulus de ton côté irresponsable. À mon avis, ton intégration n'a pas été faite correctement. Athéna et Sinon étaient très inquiets, tu sais. Toi, tu savais que tout allait bien. Mère aurait donc dû le savoir aussi. Il existe quelque chose qui s'appelle la discrétion. Je sais. Je suis désolée, vraiment. Demain je serai gentille avec mère et père, promis. (Elle roula sur le dos, tirant le duvet un peu plus sur elle. Le plafond était transparent et elle pouvait discerner, à travers les nuages, la faible lueur argentée du phototube de l'habitat.) J'imaginais que c'était toi, pas juste un stupide radeau. Ah oui? Oui. Il y eut cette sensation soudaine d'une fusion parfaite lorsque leurs pensées se mêlèrent à tous les niveaux de la conscience. Tu essaies seulement de gagner ma sympathie, accusa Onone. Mais bien sûr. C'est ce qui fait que je suis moi. Suis-je vraiment détestable, tu penses ? Ce que je pense, c'est que je serai contente quand tu seras plus grande et plus responsable. Je suis désolée. Plus de balade en radeau. Juré. (Elle émit un gloussement.) Mais c'était quand même drôlement marrant. Sinon mourut quand les enfants eurent onze ans ; lui en avait cent soixante-huit. Syrinx pleura pendant des jours, même s'il avait fait tout son possible pour les préparer à cela. - Je resterai toujours avec vous, avait-il dit aux enfants effondrés lorsqu'ils s'étaient rassemblés autour de son lit. (Syrinx et Pomona avaient cueilli dans le jardin des trompettes d'ange pour les mettre dans les vases près du lit.) Nous les Édénistes, nous avons le privilège de la continuité. Je ferai partie de la personnalité de l'habitat, je veillerai à tout ce que vous ferez et nous pourrons parler chaque fois que vous le désirerez. Aussi ne soyez pas tristes, et n'ayez pas peur. La mort n'est pas quelque chose dont on doive avoir peur. Pas nous. Et je veux te voir grandir et commencer ta vie de capitaine, dit-il à Syrinx en privé. Tu sais, tu vas être le meilleur capitaine qu'on ait jamais connu, Si-lynx. Elle esquissa un sourire et puis étreignit son corps frêle, sentant la peau brûlante et en sueur, entendant dans sa tête le tressaillement de douleur qui le secoua à l'intérieur lorsqu'il changea de position. Ce soir-là, Syrinx et Onone écoutèrent les souvenirs de Sinon quitter son cerveau déclinant, troublante expérience où l'esprit du mourant semblait se délester des images qu'il contenait, des odeurs, des charges émotives. Ce fut alors que la fillette découvrit pour la première fois la crainte qui le tenaillait concernant Onone, cette appréhension, infime mais persistante, à propos du cogéniteur inhabituel du faucon. Un doute qui planait dans la pénombre de la chambre comme un des fantômes avec lesquels Syrinx mystifiait les cellules détectrices de l'habitat. Tu vois, Si-lynx, je te l'ai dit, je ne t'abandonnerai jamais. Surtout pas toi. Elle sourit dans la chambre déserte comme résonnait dans sa tête cette intonation mentale si particulière. Personne d'autre ne l'appelait ainsi, seulement papa. Elle perçut un étrange murmure en bruit de fond, comme si, quelque part loin derrière lui, un millier de personnes tenaient conversation à voix basse. Mais, au matin, elle ne put supporter de voir son corps, enveloppé dans un linceul blanc, emporté hors de la maison pour être enterré dans la salle de verdure de l'habitat. C'était trop pour elle, et elle ne put retenir ses larmes. - Combien de temps va-t-il vivre dans la multiplicité de l'habitat ? demanda-t-elle à Athéna après la brève cérémonie funèbre. - Aussi longtemps qu'il le désire, répondit Athéna d'une voix lente. (Elle n'avait jamais menti à aucun de ses enfants, mais il y avait des moments où elle aurait souhaité se défaire de cette fichue qualité.) La plupart des gens conservent leur intégrité au sein de la multiplicité pendant deux ou trois siècles, puis, peu à peu, ils se fondent dans la personnalité globale de l'habitat. Ainsi, même alors, ils ne disparaissent pas complètement. À tout prendre, c'est beaucoup mieux que le salut du ciel que les religions adamistes offrent à leurs fidèles. Parle-moi de la religion, demanda Syrinx ce même jour à l'habitat. Assise au fond du jardin, elle regardait les poissons filer comme des flèches de bronze dans la mare aux nénuphars bordée de grosses pierres. C'est la structure organisée d'un culte rendu à une divi- nité et qui, généralement, a son origine dans les cultures primitives. La plupart des religions perçoivent Dieu comme étant d'essence mâle parce que toutes ont leurs racines dans une époque antérieure à l'émancipation de la femme - ce qui illustre bien à quel point c'est artificiel. Mais les gens les suivent quand même aujourd'hui encore ? Une majorité d'Adamistes conservent leur foi, oui. Il y a plusieurs religions admises dans leur culture, notamment les sectes chrétienne et musulmane. Les deux transmettent la croyance selon laquelle des saints prophètes auraient parcouru la Terre en quelque époque du passé et les deux promettent une forme de salut éternel pour ceux qui adhèrent aux enseignements desdits prophètes. Ah bon ! Alors pourquoi les Édénistes ne croient pas ? Notre culture n'interdit rien pourvu que cela ne nuise pas à la majorité. Tu peux, si tu veux, pratiquer le culte de n'importe quel dieu. La raison majeure qui fait qu'aucun Édéniste ne choisit cette voie, c'est que nous avons une personnalité extrêmement équilibrée. Il nous est permis de considérer le concept de Dieu et de la spiritualité dans son ensemble d'un point de vue basé sur la logique et la physique. Vue sous un éclairage aussi rigoureux que celui de la science, la religion ne tient plus. Notre connaissance de la cosmologie quantique est désormais suffisamment avancée pour exclure tout à fait l'idée de Dieu. L'univers est un phénomène entièrement naturel, bien qu'extraordinaire-ment complexe. Il n'a pas été créé par un acte de volonté extérieur. Donc nous n'avons pas d'âme ? Le concept d'âme est aussi boiteux que celui de religion. Les prêtres païens jouaient sur la peur de la mort pour tenir les gens en leur pouvoir en leur promettant qu'il y avait une vie au-delà où ils seraient récompensés s'ils avaient été bons dans celle-ci. Ainsi, croire en l'existence de l'âme est encore une question de choix individuel. Cependant, étant donné que les Édénistes voient leur vie se prolonger dans la personnalité de l'habitat, aucun n'a jamais ressenti le besoin de solliciter cet aspect particulier de la foi. Les Édénistes savent que leur existence ne s'achève pas avec la mort physique. C'est le mécanisme même de notre culture qui a, en quelque sorte, rendu la religion obsolète. Mais toi ? As-tu une âme ? Elle esquissa un sourire et puis étreignit son corps frêle, sentant la peau brûlante et en sueur, entendant dans sa tête le tressaillement de douleur qui le secoua à l'intérieur lorsqu'il changea de position. Ce soir-là, Syrinx et Onone écoutèrent les souvenirs de Sinon quitter son cerveau déclinant, troublante expérience où l'esprit du mourant semblait se délester des images qu'il contenait, des odeurs, des charges émotives. Ce fut alors que la fillette découvrit pour la première fois la crainte qui le tenaillait concernant Onone, cette appréhension, infime mais persistante, à propos du cogéniteur inhabituel du faucon. Un doute qui planait dans la pénombre de la chambre comme un des fantômes avec lesquels Syrinx mystifiait les cellules détectrices de l'habitat. Tu vois, Si-lynx, je te l'ai dit, je ne t'abandonnerai jamais. Surtout pas toi. Elle sourit dans la chambre déserte comme résonnait dans sa tête cette intonation mentale si particulière. Personne d'autre ne l'appelait ainsi, seulement papa. Elle perçut un étrange murmure en bruit de fond, comme si, quelque part loin derrière lui, un millier de personnes tenaient conversation à voix basse. Mais, au matin, elle ne put supporter de voir son corps, enveloppé dans un linceul blanc, emporté hors de la maison pour être enterré dans la salle de verdure de l'habitat. C'était trop pour elle, et elle ne put retenir ses larmes. - Combien de temps va-t-il vivre dans la multiplicité de l'habitat ? demanda-t-elle à Athéna après la brève cérémonie funèbre. - Aussi longtemps qu'il le désire, répondit Athéna d'une voix lente. (Elle n'avait jamais menti à aucun de ses enfants, mais il y avait des moments où elle aurait souhaité se défaire de cette fichue qualité.) La plupart des gens conservent leur intégrité au sein de la multiplicité pendant deux ou trois siècles, puis, peu à peu, ils se fondent dans la personnalité globale de l'habitat. Ainsi, même alors, ils ne disparaissent pas complètement. À tout prendre, c'est beaucoup mieux que le salut du ciel que les religions adamistes offrent à leurs fidèles. Parle-moi de la religion, demanda Syrinx ce même jour à l'habitat. Assise au fond du jardin, elle regardait les poissons filer comme des flèches de bronze dans la mare aux nénuphars bordée de grosses pierres. C'est la structure organisée d'un culte rendu à une divinité et qui, généralement, a son origine dans les cultures primitives. La plupart des religions perçoivent Dieu comme étant d'essence mâle parce que toutes ont leurs racines dans une époque antérieure à l'émancipation de la femme - ce qui illustre bien à quel point c'est artificiel. Mais les gens les suivent quand même aujourd'hui encore ? Une majorité d'Adamistes conservent leur foi, oui. Il y a plusieurs religions admises dans leur culture, notamment les sectes chrétienne et musulmane. Les deux transmettent la croyance selon laquelle des saints prophètes auraient parcouru la Terre en quelque époque du passé et les deux promettent une forme de salut éternel pour ceux qui adhèrent aux enseignements desdits prophètes. Ah bon ! Alors pourquoi les Édénistes ne croient pas ? Notre culture n'interdit rien pourvu que cela ne nuise pas à la majorité. Tu peux, si tu veux, pratiquer le culte de n'importe quel dieu. La raison majeure qui fait qu'aucun Édéniste ne choisit cette voie, c'est que nous avons une personnalité extrêmement équilibrée. Il nous est permis de considérer le concept de Dieu et de la spiritualité dans son ensemble d'un point de vue basé sur la logique et la physique. Vue sous un éclairage aussi rigoureux que celui de la science, la religion ne tient plus. Notre connaissance de la cosmologie quantique est désormais suffisamment avancée pour exclure tout à fait l'idée de Dieu. L'univers est un phénomène entièrement naturel, bien qu'extraordinaire-ment complexe. Il n'a pas été créé par un acte de volonté extérieur. Donc nous n'avons pas d'âme ? Le concept d'âme est aussi boiteux que celui de religion. Les prêtres païens jouaient sur la peur de la mort pour tenir les gens en leur pouvoir en leur promettant qu'il y avait une vie au-delà où ils seraient récompensés s'ils avaient été bons dans celle-ci. Ainsi, croire en l'existence de l'âme est encore une question de choix individuel. Cependant, étant donné que les Édénistes voient leur vie se prolonger dans la personnalité de l'habitat, aucun n'a jamais ressenti le besoin de solliciter cet aspect particulier de la foi. Les Édénistes savent que leur existence ne s'achève pas avec la mort physique. C'est le mécanisme même de notre culture qui a, en quelque sorte, rendu la religion obsolète. Mais toi ? As-tu une âme ? Non. Ma mentalité est faite, après tout, de la somme des mentalités individuelles des Édénistes. Et puis je n'ai jamais été une créature de Dieu. Je suis complètement artificiel. Mais tu es vivant. Oui. En ce cas, si jamais l'âme existe, tu en as une. Je te concède ce point. Et toi, crois-tu que l'âme existe ? Pas vraiment. Ça me semble un peu ridicule. Mais je peux comprendre pourquoi les Adamistes y croient si facilement. Si je n'avais pas la possibilité de transférer ma mémoire dans un habitat, j'aurais moi aussi envie de croire que j'ai une âme. Excellente observation. C'est cette capacité qu'ils avaient de transférer leur mémoire qui a été la cause de l'excommunication massive des Édénistes chrétiens par la papesse Éléonore en 2090. Quand notre fondateur Wing-Tsit Chong est devenu le premier humain à transférer ses souvenirs dans la couche neurale d'un habitat, la papesse a dénoncé cet acte comme étant sacrilège, une tentative d'échapper au jugement de Dieu. Par la suite, le gène d'affinité fut déclaré comme étant une violation de l'héritage divin ; le Vatican craignait que la tentation soit trop forte pour les croyants. Un an plus tard, c'était l'islam qui faisait une proclamation dans le même sens, interdisant aux fidèles de faire implanter le gène dans leurs enfants. C'est à partir de là que s'est opérée la divergence entre les cultures édéniste et adamiste, et c'est aussi ce qui a mis fin à l'utilisation des bioteks chez les Adamistes. Sans l'affinité, les organismes bioteks ne sont pas d'une grande utilité. Mais tu disais qu'il y a des tas de religions différentes. Comment peut-il y avoir autant de dieux ? Il ne peut quand même pas y avoir plus d'un Créateur ? C'est contradictoire. Un bon point. Plusieurs des grandes guerres que la Terre a connues ont eu lieu à cause de cette question. Toutes les religions clament que leur foi est la seule vraie. En fait, toute religion repose essentiellement sur la force de conviction de ses fidèles. Syrinx s'abandonna un instant. Posant sa tête dans ses mains, elle regarda les poissons nager à vive allure sous les grands nénuphars rosés. Tout ça lui paraissait assez invraisemblable. Et toi ? demanda-t-elle à Onone. Es-tu croyante ? Je ne vois pas la nécessité, pour quelque raison que ce soit, de prier un dieu invisible. Je sais ce que je suis. Je sais pourquoi j'existe. Vous les humains, vous semblez prendre plaisir à vous compliquer la vie. Syrinx se leva et défroissa sa robe de deuil noire. À son mouvement brusque, les poissons se sauvèrent dans le fond de la mare. Gros merci. Je t'aime, dit Onone. Je suis navrée que tu aies de la peine pour Sinon. Il a fait de toi une enfant heureuse. C'est bien. Je ne pleurerai plus, pensa-t-elle, papa sera là chaque fois que je voudrai lui parler. Voilà, ça, ça doit vouloir dire que j'ai une personnalité bien intégrée. Alors, tout va bien. Si seulement ça ne faisait pas si mal à l'intérieur de sa poitrine, à peu près là où se trouvait son cour. Quand elle eut quinze ans, son éducation porta essentiellement sur les matières qu'il fallait connaître pour commander un vaisseau. Les manoeuvres et les systèmes de propulsion. Le code de navigation spatiale de la Confédération, l'astrogation, les équipements de vie bioteks, la mécanique des solides et des fluides, la supraconductivité, la thermodynamique, la physique nucléaire. Elle et Onone suivirent des cours interminables sur les aptitudes et les limites des faucons. Il y avait aussi des travaux pratiques : comment se servir d'une combinaison spatiale, comment faire des réparations qui exigeaient qu'on se déplace en faible pesanteur, des sorties dans l'espace pour s'habituer aux corniches où se posaient les faucons. Répéter et répéter les routines de bord. Syrinx se sentait parfaitement à l'aise en apesanteur. Tous les Edénistes avaient, intégré à leur ADN, le gène de l'équilibre dans les conditions de l'espace ; les cent familles étaient même allées plus loin dans la manipulation, se donnant la faculté, en épaississant et raffermissant les membranes internes, de résister à de fortes accélérations. À moins qu'ils n'aient pas le choix, les Édénistes répugnaient à utiliser des renforcements nanoni-ques. C'est vers cette époque qu'elle perdit ses rondeurs enfantines (non qu'elle en ait jamais eu beaucoup) et commença à acquérir ses traits adultes définitifs. Les gènes soigneusement modifiés de ses ancêtres lui avaient valu un long visage aux joues marquées d'un léger creux, qui laissaient deviner une forte ossature, et une large bouche qui savait s'ouvrir à l'occasion sur un sourire éblouissant. Aussi grande que la plupart de ses frères, elle était tout à fait satisfaite de sa silhouette. En ce temps-là, elle laissait pousser ses cheveux jusqu'à mi-dos, sachant qu'elle n'en aurait plus la possibilité par la suite : quand commenceraient les vols opérationnels, il faudrait les avoir courts. Les cheveux longs dans un vaisseau, au mieux c'était une plaie, au pire un danger. À dix-sept ans, elle eut une relation, qui dura un mois, avec Aulie, un homme de quarante-quatre ans. Donc vouée à l'échec dès le départ, ce qui rendait la chose tellement romantique. Elle en tira un plaisir sans vergogne, autant pour les critiques et les commérages que cela suscitait chez ses amies et sa famille que pour les nouvelles délices qu'elle connut dans les bras de cet homme d'expérience. Voilà quelqu'un qui savait vraiment tirer parti de l'apesanteur. La sexualité des adolescents édénistes faisait partie des légendes qui soulevaient le plus d'intérêt et d'envie chez leurs homologues adamistes. Les Edénistes, avec leur système immunitaire, n'avaient pas à s'inquiéter du risque de maladie infectieuse ; et avec l'affinité, il ne pouvait y avoir de problèmes de jalousie, ni même de domination. Le désir sexuel n'était pas une chose dont on devait avoir honte, mais une manifestation naturelle de l'adolescence, quand les hormones sont en surchauffe ; ce qui, par ailleurs, n'empêchait nullement une vraie relation à deux. Aussi, vu que même les capitaines stagiaires n'avaient que cinq heures de cours de navigation et de technologie par jour, et que les adolescents édénistes n'avaient besoin que de six heures de sommeil au plus par nuit, le reste du temps était consacré à la recherche du plaisir sous toutes ses formes, lesquelles auraient impressionné même les Romains. Puis vint son dix-huitième anniversaire. Ce matin-là, Syrinx avait du mal à se résoudre à quitter la maison. Athéna affichait son visage enjoué habituel, cachant ses émotions sous ce masque impénétrable même à l'esprit le plus inquisiteur. Néanmoins Syrinx savait parfaitement combien lui était douloureux le spectacle de ses dix enfants se préparant à partir. Elle s'était attardée après le rituel du petit déjeuner, et Athéna l'avait chassée de la cuisine avec un bref baiser. - C'est le prix que nous devons payer, avait-elle dit. Mais crois-moi, cela en vaut la peine. Syrinx et ses frères et sours enfilèrent leurs combinaisons et sortirent sur la corniche la plus basse de la calotte nord. Avec la pesanteur à un quart de g, ils progressaient par longs bonds, sous les regards des nombreuses personnes agglutinées autour des sorties de sas, le personnel de service, les équipages des faucons perchés sur leurs plates-formes. Tous attendaient avec impatience l'arrivée des nouveaux faucons. La tension qui s'en dégageait, ainsi que des autres Édénistes de l'habitat, prit Syrinx par surprise, mais au moins cela l'aida à refréner sa propre nervosité. C'est moi qui devrais être nerveuse, protesta Onone. Pourquoi ? Tout ça est très naturel pour toi. Ah bon ! Es-tu prête ? On pourrait attendre un peu, voir si je grandis encore. Ça fait deux mois que tu n'as pas pris un centimètre. Et tu es déjà assez grande comme ça. Oui, Syrinx, émit le vaisseau, d'un ton si humble que la jeune fille ne put s'empêcher de rire. Allons, rappelle-toi comme j'étais anxieuse avec Hazat. Et finalement ça a été fantastique. J'ose à peine imaginer que tu puisses comparer le sexe avec le vol spatial. Et je n'appellerais pas ça de l'anxiété, plutôt de l'impatience. Là, le ton de la voix mentale ressemblait plus à du dépit. Syrinx mit ses mains sur ses hanches. Allons-y, lança-t-elle. Onone avait consacré le dernier mois à s'alimenter en électricité à la sphère nutritionnelle ; la phase de croissance désormais achevée, les organes de la sphère sollicitaient beaucoup moins les câbles de prélèvement par induction, ce qui avait permis au vaisseau de commencer le long processus de chargement de ses cellules. À présent, les niveaux d'énergie étaient suffisamment élevés pour activer un champ de distorsion à partir duquel le vaisseau pourrait absorber directement l'énergie de l'espace. Si le champ de distorsion venait à faire défaut, les cellules se déchargeraient et il faudrait envoyer une mission de secours. Par le passé, ce genre de mission n'avait pas toujours connu cent pour cent de réussite. Soutenue par les fiers encouragements de Syrinx, Onone commença à se séparer de la sphère nutritionnelle. Les tubes fibreux se déchirèrent le long de leurs lignes de force. Des fluides chauds giclèrent dans l'espace, opérant comme des réacteurs rudimentaires, ajoutant à la tension qui s'exerçait sur les tubes restants. Les conduits organiques se rompirent en se refermant aussitôt, leurs extrémités fouettant le nuage de vapeur grossissant. Lorsque se rompit le dernier tube, la sphère partit dans l'espace comme un ballon crevé. Tu vois ? C'est facile, dit Syrinx. Conjuguant leurs souvenirs, elles se remirent à l'esprit la vision d'un faucon baptisé lasius. Pour générer un champ de distorsion, il suffit de donner le coup de pouce initial pour activer les cellules ergostructurantes en procédant ainsi. L'énergie se mit à circuler dans le labyrinthe d'alvéoles contenant les cellules, exerçant une compression qui porta la densité à l'infini en quelques nanosecondes. À l'extérieur, le champ de distorsion se déploya tous azimuts. Doucement ! indiqua calmement Syrinx. L'intensité des variations diminua. Le champ se modifia, devint plus stable, concentrant les radiations en un faisceau d'énergie à présent utilisable. Les cellules ergostructurantes commencèrent à l'absorber. Un vent de triomphe souffla vers les étoiles. Oui ! On a réussi ! Syrinx et Onone se laissèrent aller à une étreinte mentale, tandis que fusaient les félicitations combinées des Édénistes et des faucons. Syrinx jeta un regard autour d'elle pour voir si ses frères et sours avaient eux aussi réussi à produire des champs de distorsion stables. Comme si les enfants d'Athéna pouvaient connaître l'échec ! Elle et Onone se livrèrent alors à des essais, jouant à modifier le champ, à faire varier sa puissance. Le faucon commença à se mouvoir, s'élevant au-dessus des anneaux, s'aventurant dans l'espace avec, pour la première fois, la voie vers les étoiles grande ouverte devant lui. Syrinx crut sentir le vent lui souffler au visage, agiter ses cheveux. Elle était un de ces anciens marins debout sur le pont de bois de son grand voilier filant sur un océan sans fin. Trois heures plus tard, Onone se glissait dans la trouée entre la calotte nord de Romulus et le dock contrarotatif, et entamait un virage pour venir longer la corniche. Syrinx la vit surgir du néant quelque part dans la toile de l'espace. Je te vois ! Elle avait trouvé ça si long. Moi aussi, émit Onone avec émotion. La jeune fille sauta de joie, le geste l'envoyant voler trois mètres au-dessus de la corniche. Sois prudente, la sermonna Onone. Syrinx se contenta de rire. Le faucon plana au-dessus de la corniche pour venir à la verticale de la plate-forme la plus proche. Quand il se posa, Syrinx courut/flotta vers lui, emportée par son exubérance, battant le vide de ses bras pour retrouver son équilibre. La surface lisse de la coque bleu nuit $ Onone était marbrée d'un fin réseau de lignes violettes évoquant une toile d'araignée. 4. L'anneau Ruine formait un mince et dense halo de trois kilomètres d'épaisseur sur soixante-dix de large, en orbite à cinq cent quatre-vingt mille kilomètres au-dessus de la géante gazeuse Mirchusko. Son albédo était lamentablement bas ; la majeure partie des particules qui le constituaient étaient d'un gris terne. À cent kilomètres à l'extérieur de la bande principale dans le plan de l'écliptique se trouvait un nimbe de fines particules, des grains de poussière surtout, provenant de collisions entre des particules plus grosses. Avec d'aussi médiocres dimensions, l'anneau Ruine était parfaitement insignifiant à l'échelle purement astronomique. Cependant, l'effet qu'il eut sur le cours humain des événements fut des plus significatifs. Le seul fait qu'il existât amena le plus riche royaume de l'histoire de l'humanité au bord du chaos politique, en même temps qu'il posa à la communauté scientifique de la Confédération la plus grande énigme qu'elle ait jamais rencontrée, une énigme qui devait demeurer sans solution durant les cent quatre-vingt-dix années suivant sa découverte. Le vaisseau éclaireur Ethlyn de la Flotte royale de Kulu, qui explora le système en 2420, aurait pu très facilement ne pas le remarquer. Mais les missions d'observation coûtent trop cher à monter pour que l'équipage fasse l'impasse sur un détail même s'il est évident qu'il n'y a pas de planète terracompatible en orbite autour de l'étoile ; et les capitaines sont choisis pour leur esprit scrupuleux. La sonde automatique qu'Ethlyn plaça en orbite autour de Mirchusko effectua les passages de reconnaissance usuels autour des sept lunes qui faisaient plus de cent cinquante kilomètres de diamètre (tout ce qui était en dessous étant classé parmi les astéroïdes), puis partit analyser les deux anneaux entourant la géante gazeuse. Celui de l'intérieur n'avait rien d'extraordinaire ni même d'intéressant : vingt mille kilomètres de large, à trois cent soixante-dix mille kilomètres de distance de la planète, l'agglomérat habituel de glace, de carbone et de poussière rocheuse. L'anneau extérieur, cependant, présentait d'étranges raies spectrographiques et occupait une orbite exceptionnellement élevée. L'officier expert en science planétaire haussa l'orbite de la sonde pour effectuer un examen rapproché. Quand les images achromatiques relayées depuis les capteurs optiques gagnèrent en netteté, toute activité à bord de rÈthlyn cessa brusquement alors que les membres d'équipage délaissaient leurs tâches habituelles pour juger du spectacle. L'anneau, qui avait la masse d'une lune de taille modeste, était entièrement composé des ruines d'habitats étrangers. Ethlyn déploya aussitôt toutes les sondes qu'il avait en réserve pour explorer le reste du système, avec des résultats des plus décourageants. Il n'y avait pas d'autres habitats, pas de survivants. Les recherches ultérieures menées par la petite flotte de vaisseaux de prospection de Kulu connurent elles aussi un fiasco total. On ne trouva pas le moindre vestige de l'habitat originel de cette race étrangère. Ils ne venaient d'aucune planète du système de l'anneau Ruine, ni d'une des étoiles environnantes. Leur origine et leur disparition étaient un mystère complet. Les bâtisseurs des habitats dévastés s'appelaient les Laymils, quoique le nom ne fût lui aussi découvert qu'ensuite, soixante-sept ans plus tard. On pourrait penser qu'avec autant de ruines archéologues et xénologues auraient bénéficié d'une surabondance de matériaux de recherche, mais les habitats, dont le nombre fut estimé à plus de soixante-dix mille, avaient subi de terribles dommages lors d'une destruction qui, de surcroît, remontait à deux mille quatre cents ans. Après l'explosion initiale, presque simultanément, c'avait été le début d'une cascade de collisions secondaires, une réaction en chaîne qui devait durer des décennies, avec des jets de pierres et de rochers pulvérisant de larges sections de la surface des coques et entraînant d'autres collisions en série. L'effet de détente de l'explosion fragmenta les cellules vivantes des plantes et des animaux dont les cadavres, déjà sérieusement abîmés, furent déchiquetés encore davantage par la pluie incessante de débris de roche dentelés. Et même après le calme relatif qui s'installa un siècle plus tard, le vide poursuivit son travail de sape acharné, vaporisant les molécules une à une jusqu'à ce qu'il ne reste plus que les vagues contours de la forme originelle. Mille années de plus, et l'effondrement aurait été tel qu'il eût exclu presque toute possibilité d'investigation. En l'état, la récupération d'artefacts susceptibles d'apporter des informations sur les Laymils s'avéra une tâche périlleuse, difficile et généralement mal récompensée. Le projet de recherche sur les Laymils, basé sur Tranquillité, un habitat biotek établi pour la circonstance en orbite à sept mille kilomètres de l'anneau Ruine, dépendait essentiellement du sale boulot effectué par les fouilleurs de détritus. Les récupérateurs qui se risquaient sur l'anneau y étaient poussés par de multiples raisons ; certains (surtout les plus jeunes) par goût de l'aventure, d'autres parce qu'ils n'avaient pas le choix, d'autres encore parce que c'était la dernière chance de leur vie. Mais tous entretenaient l'espoir de faire la " grande découverte ". Les artefacts retrouvés intacts se vendaient à prix d'or chez les collectionneurs : les objets d'art* extraterrestres étaient découverts en quantité de plus en plus limitée et étaient très recherchés par les musées et les collectionneurs privés. Il n'existait pas de technique de prospection pour passer au crible les particules de l'anneau et identifier les joyaux que pouvaient receler les scories ; les récupérateurs devaient revêtir leur combinaison spatiale et s'aventurer au milieu du flot de débris pour les examiner un par un, à la main et à l'oeil nu. La plupart d'entre eux tiraient assez de profit de leurs découvertes pour pouvoir continuer. Certains étaient meilleurs que d'autres. Ils appelaient ça la chance. C'étaient eux qui trouvaient les deux ou trois pièces les plus remarquables de l'année, qui leur permettaient de mener la grande vie pendant quelques mois. Certains, particulièrement favorisés par la chance, ramenèrent à plusieurs reprises des pièces que les collectionneurs et les gens du projet de recherche ne pouvaient absolument pas se refuser. Une chance parfois quelque peu suspecte. Si on avait insisté, Joshua Calvert serait convenu qu'il appartenait à la deuxième catégorie, quoique c'eût été se dénigrer. Au cours des huit derniers mois, il avait extrait de l'anneau six pièces tout à fait honnêtes ; deux plantes à peu près intactes, * En français dans le texte. (N.d.T.) deux cartes à circuit imprimé (dans un état précaire mais entières), les restes d'un petit animal semblable à un rongeur, et le gros morceau, un ouf parfaitement conservé de sept centimètres de long. En tout, ça lui avait rapporté dans les trois quarts de million de fusiodollars (la devise édéniste, qui servait de monnaie de base à l'ensemble de la Confédération). Pour la plupart des prospecteurs, c'eût été assez pour prendre leur retraite. Là-bas, sur Tranquillité, les gens se demandaient en hochant la tête pourquoi il continuait à retourner sur l'anneau. Joshua avait vingt et un ans, et avec autant d'argent il pouvait mener un train de vie très satisfaisant. S'ils s'interrogeaient, c'était parce qu'ils étaient incapables de sentir le feu qui brûlait en lui, qui coulait dans chacune de ses veines et enflammait chacune de ses cellules comme un torrent d'énergie. S'ils l'avaient su ainsi poussé par cette force irrésistible, ils auraient eu une petite idée du tempérament bouillant, où se cachait l'instinct du prédateur, qu'il dissimulait derrière ses sourires engageants et son air gamin. Il lui fallait beaucoup plus que trois quarts de million. En fait, c'étaient plutôt cinq millions qu'il demandait avant d'être à peu près satisfait. Il ne s'agissait même pas pour lui de s'offrir un bon train de vie. Une existence passée à ne rien faire d'autre que de garder un oeil vigilant sur son budget mensuel ? Être limité dans tout ce qu'on fait par les maigres dividendes que vous rapportent vos prudents investissements ? Voilà qui ressemblait trop pour lui à un enfer, une mort vivante, véritablement le territoire des perdants. Joshua savait que la vie pouvait être tout autre chose. Son corps était parfaitement adapté à l'apesanteur grâce à tout un ensemble de précieux attributs physiologiques jadis implantés dans sa famille par de lointains ancêtres qui avaient la bougeotte. Mais ce n'était que la partie physique de sa personnalité ; le mental, lui, était branché sur ce qu'il y avait de plus exubérant dans la nature humaine : la soif d'explorer de nouvelles frontières. Il avait passé sa petite enfance à écouter son père lui raconter encore et toujours les récits du temps où il commandait un vaisseau : les vols où il passait de la marchandise en contrebande, déjouant les escadrilles des Forces spatiales de la Confédération ; les combats quand ils étaient engagés comme mercenaires par des compagnies ou des gouvernements assoiffés de vengeance ; la découverte perpétuelle de l'univers, avec ses planètes étranges, ses incroyables habitants, et toutes ces femmes avenantes qui les attendaient dans les ports disséminés à travers les colonies de la galaxie. Il n'y avait pas une planète, une lune ou un astéroïde de la Confédération qu'ils n'aient explorés et peuplés d'extravagantes communautés quand le vieil homme, finalement, trouva le bon mélange de drogues et d'alcool qui parvienne à pénétrer les défenses déjà attaquées de ses organes génétiquement modifiés. Et toutes les nuits depuis l'âge de quatre ans, Joshua avait rêvé de vivre cette existence. Un rêve que Marcus Calvert avait réduit à néant en condamnant son fils à passer sa propre existence dans un habitat au fin fond de nulle part. À moins que... Cinq millions de fusiodollars édénistes, l'argent qu'il lui fallait pour réparer le vaisseau de son père, quoiqu'il dût reconnaître que ça risquait de coûter davantage, vu l'état dans lequel était le vieux Lady Mac après avoir été si longtemps négligé. L'argent pour quitter ce bled pourri et arriéré qu'était Tranquillité. Pour avoir une vraie vie, libre et indépendante. La travail de récupération lui offrait une voie de sortie réaliste, une alternative à la perspective de vendre son âme aux banquiers. L'argent était là, dans l'anneau Ruine, attendant qu'il vienne le ramasser. Il sentait les artefacts des Laymils qui l'appelaient, un doux picotement insistant dans un recoin de sa conscience. Certains appelaient ça la chance. Joshua ne lui donnait pas de nom. Mais neuf fois sur dix il savait quand le moment était venu. Et c'était le moment. Cela faisait maintenant neuf jours qu'il était sur l'anneau, avançant prudemment à travers le blizzard gris incessant qui soufflait contre le pare-brise du spatiojet, à examiner des débris de carcasses qu'il rejetait les uns après les autres. Mais avançant toujours. Les habitats des Laymils ressemblaient étrangement aux habitats de Tranquillité et des Édénistes : des cylindres de polype de conception biotechnologique, quoique avec cinquante kilomètres de long et vingt de diamètre ils fussent plus grands que les habitats humains. La preuve que les solutions technologiques demeuraient les mêmes dans l'ensemble de l'univers. La preuve que les Laymils étaient, tout au moins à ce niveau, une race de voyageurs de l'espace très ordinaire. Ce qui ne fournissait absolument aucun indice sur la cause de leur soudaine disparition. Leurs merveilleux habitats avaient tous été détruits en l'espace de quelques heures. Il n'y avait que deux explications possibles : un suicide collectif ou une arme. Aucune des deux hypothèses n'était de nature à rassurer ; elles donnaient lieu à trop de sombres conjectures, surtout parmi les récupérateurs qui s'aventuraient dans les profondeurs de l'anneau Ruine, constamment confrontés à la réalité physique de ce terrible jour où s'était abattu, plus de deux mille cinq cents ans auparavant, un fléau mystérieux. Les récupérateurs préféraient envisager une troisième hypothèse. Joshua, lui, n'avait jamais réfléchi à la question. Quatre-vingts mètres en avant de lui, il y avait un tronçon de la coque d'un habitat, un des plus gros qu'il ait vus ; à peu près ovale, deux cent cinquante mètres à l'endroit le plus large. Il tournait lentement autour de son axe, mettant dix-sept heures pour accomplir chaque révolution. Il présentait sur une face la croûte extérieure beige, une enveloppe résistante de silicone, similaire aux coques des vaisseaux adamistes. Les xénologues de Tranquillité n'avaient pu déterminer si c'était sécrété par les couches polypeuses internes de l'habitat ; si tel était le cas, alors les Laymils étaient encore plus avancés dans le domaine de la biotechnologie que les Édénistes avec les bioteks. Le silicone recouvrait plusieurs couches polypeuses, sur une épaisseur de quarante-cinq mètres, qui s'étaient ternies et avaient foncé après avoir été exposées au vide. Ensuite venait une mince couche de terre de six mètres d'épaisseur, qui avait formé en gelant une veine d'argile dure comme du béton. La végétation qui avait pu pousser ici autrefois avait été emportée quand l'habitat avait éclaté, herbes et arbres arrachés pendant les brèves secondes où étaient passés les typhons rugissants avant de disparaître dans l'oubli. Le sol était criblé, sur chaque centimètre carré, de minuscules cratères creusés par le bombardement de pierres et de poussière qu'avait subi l'anneau durant des millénaires. Joshua examina avec soin le tronçon dont les contours s'estompaient dans le nuage granuleux de particules. Au cours de ses trois années de récupération, il avait vu des centaines de débris de coque comme celui-ci, inertes et stériles. Pourtant, il avait la certitude que celui-ci avait quelque chose de particulier. Il stimula ses implants rétiniens jusqu'à leur pouvoir de résolution maximal, réduisit la mire et balaya la surface du sol. Ses naneuroniques assemblèrent, pixel par pixel, une image cartographique. Il y avait, dépassant du sol, des fondations. Les Laymils utilisaient une architecture rigoureusement géométrique pour leurs habitats, uniquement des plans et des angles droits. Personne n'avait jamais découvert de paroi incurvée. Cette configuration n'était pas différente, mais s'il était permis d'en juger au plan-plancher, l'ensemble était plus vaste que n'importe lequel des habitats domestiques que Joshua avait pu explorer. Il annula l'image cartographique et télétransmit une instruction à l'ordinateur de vol du spatiojet. Les impulseurs de queue éjectèrent des jets d'ions brûlants, et l'engin aux formes profilées se dirigea avec précaution vers les fondations. Joshua s'extirpa du siège du pilote où il était resté sanglé cinq heures durant et prit le soin et le temps de s'étirer avant de quitter le cockpit pour entrer dans la cabine principale. Quand le spatiojet était utilisé pour ce pour quoi il avait été conçu, une navette orbitale d'un vaisseau interstellaire, la cabine avait quinze sièges. Là, Joshua ne l'utilisait que pour se transporter de Tranquillité à l'anneau Ruine et il avait enlevé tous les sièges, affectant l'espace disponible à une douche en apesanteur qui tenait de l'installation de fortune, une cuisine et un bloc-gym anti-atrophie. Même avec un corps génétiquement modifié, il avait besoin de faire certains exercices ; si ses muscles ne risquaient pas de s'atrophier en apesanteur, ils avaient néanmoins tendance à s'amollir. Il ôta son survêtement. Il était svelte et musclé, la poitrine légèrement plus développée que la moyenne, signe de la présence des épaisses membranes internes, et avait un métabolisme qui lui interdisait d'engraisser quoi qu'il mangeât ou bût. Au plan de l'amélioration génétique, ses ancêtres avaient porté l'essentiel de leurs efforts sur l'adaptation à l'apesanteur, de sorte qu'il était moins gâté pour ce qui était du visage, aux traits un peu trop anguleux, à la mâchoire trop proéminente pour qu'on puisse parler de beauté, et des cheveux châtain gris qu'il gardait plus longs qu'il n'aurait dû pour un pilote d'engin spatial. Ses implants rétiniens étaient de la même teinte que les iris d'origine : gris-bleu. Une fois nu, il urina dans le tube habituel avant d'endosser sa combinaison spatiale et tira de plusieurs placards son équipement de sortie, réussissant à éviter les chocs qui auraient pu être douloureux. La cabine ne faisait que six mètres de long et il y avait bien trop d'angles mal disposés pour un si petit espace. Chaque mouvement semblait déplacer quelque chose, des emballages de nourriture mal rangés qui voltigeaient tels des papillons d'argent géants aux miettes suspendues comme un essaim d'abeilles. Quand il repartirait, il allait devoir faire un sérieux ménage ; les filtres des équipements de vie n'étaient pas vraiment conçus pour fonctionner au milieu de toutes ces saletés. Au repos, la combinaison de silicium, malléable et programmable, de l'Institut de recherche industrielle et spatiale (IRIS) de la République lunaire consistait en un gros collier de sept centimètres de large avec tube respiratoire intégral, et doté par en dessous d'un globe noir de la taille d'un ballon de football. Joshua passa le collier autour de son cou et mordit l'extrémité du tube, remuant les lèvres jusqu'à ce que celui-ci soit bien en place. Quand il fut prêt, il lâcha la poignée de sûreté, prenant garde de ne rien toucher, et télétransmit un code d'activation au processeur de commande du scaphandre spatial. La combinaison IRIS était le modèle standard de l'industrie astronautique depuis bien avant la naissance de Joshua. Mise au point par la seule nation proprement communiste de la Confédération, elle était fabriquée dans les usines de la cité lunaire et sous licence sur presque tous les mondes industrialisés. Avec ça, la peau était parfaitement isolée des atteintes du vide, on pouvait éliminer la transpiration et on était protégé de niveaux de radiation relativement élevés. Cela laissait aussi une complète liberté de mouvement. Le globe se mit à changer de forme, prenant une apparence huileuse et épousant le corps de Joshua, collant à sa peau comme un gant de caoutchouc poisseux. Tandis que l'objet se glissait autour de sa tête, Joshua ferma les yeux. Les capteurs optiques dont était garni le collier télétransmirent une image directement à ses naneuroniques. La cuirasse qui couvrit sa nouvelle peau d'un noir lustré consistait en un exosquelette de carbone monovalent d'un gris terne, doté d'un module de manoeuvre intégré à gaz froid, capable de résister à pratiquement tout impact cinétique provenant de l'anneau Ruine. La combinaison IRIS était increvable, quel que soit l'objet qui la frappait, mais transmettait néanmoins tous les chocs. Tout en fixant les instruments à sa ceinture, Joshua vérifia une dernière fois les listes de contrôle de la combinaison et de la cuirasse. Les deux étaient parfaitement fonctionnels. Une fois au-dehors, dans l'anneau, la première chose qu'il fit fut de télétransmettre un code de verrouillage au panneau extérieur du sas. La chambre du sas n'était pas protégée contre le bombardement de particules et elle contenait des systèmes assez délicats. Même si le risque était de un pour mille, il y avait chaque année cinq ou six récupérateurs portés disparus dans l'anneau. Il connaissait des récupérateurs, voire des équipages de vaisseau, qui avaient fini par se lasser des procédures et qui râlaient constamment à propos des règles de sécurité édictées par le ministère de l'Astronautique de la Confédération. Encore des perdants, probablement dotés d'une profonde pulsion de mort. Joshua n'avait pas à s'inquiéter pour le reste du spatiojet. Une fois les ailes rentrées, ce n'était plus qu'une aiguille de quinze mètres de long, prévue pour occuper le moins de place possible dans la soute d'un vaisseau. Son fuselage en carbota-nium était déjà résistant mais, pour travailler dans l'anneau, Joshua l'avait recouvert d'une épaisse couche de mousse synthétique couleur crème. Celle-ci était marquée de plusieurs longues éraflures ainsi que de quelques petits cratères noirs. Joshua s'orienta pour se placer face au tronçon et lâcha les gaz du module de manoeuvre. Derrière lui, la silhouette du spatiojet commença à rapetisser. Là, dans l'immensité de l'espace, l'engin aux lignes profilées semblait totalement incongru ; c'était pourtant le seul utilisable. Les sept réservoirs additionnels de masse éjectable pour la réaction et les cinq piles électroniques de réserve à haute capacité qui étaient fixés autour de la queue, elle aussi recouverte de mousse, faisaient l'effet d'étranges tumeurs cancéreuses. Tout autour de Joshua, les détritus dérivaient lentement, comme une petite averse de neige, deux ou trois particules par mètre cube en moyenne. La plupart étaient des fragments de terre ou de polype, pétrifiés et cassants comme du verre. Ils venaient se frotter à la cuirasse, certains rebondissant, d'autres se brisant en miettes. Il y avait d'autres objets, des bouts de métal tordus, des cristaux de glace, des cailloux ronds et lisses, des portions de câbles gauchies. Tous sans couleur ; l'étoile de type F3 se trouvait à un milliard sept cents millions de kilomètres, trop distante pour donner autre chose qu'une pâle teinte monochrome même sur l'image amplifiée des capteurs. À peine visible, Mir-chusko n'était qu'une boule d'un vert blafard et défraîchi, voilée comme un soleil d'aube caché par un banc de nuages. Chaque fois qu'il sortait dans l'espace, Joshua était saisi par le silence total qui l'enveloppait. Dans le spatiojet, il n'y avait jamais de silence ; la plainte bourdonnante des équipements de vie, les claquements brusques des chemises des tuyères qui se dilataient et se contractaient, les glouglous de la tuyauterie de fortune. Des compagnons toujours présents et rassurants. Mais là, au-dehors, rien. La peau de la combinaison collait à ses oreilles, étouffant jusqu'au son de sa propre respiration. En se concentrant, il pouvait tout juste discerner le battement de son cour, des vagues se brisant sur une plage lointaine, très lointaine. Il lui fallait lutter contre la sensation d'étouffement, l'impression que l'univers se refermait sur lui. Il y avait quelque chose qui flottait parmi les particules, quelque chose de long de la forme d'une plume. Joshua changea le point de mire de ses capteurs, ravi de cette diversion. C'était une branche, entière, à environ cinq mètres sur sa gauche. Les petites branches qui en partaient étaient du gris le plus pâle et se terminaient par des rameaux chargés de longues feuilles triangulaires ; le bout qui s'était détaché du tronc était hérissé de barbelures de bois. Joshua télétransmit une instruction au module de manoeuvre et infléchit sa direction. Quand il atteignit la branche, il referma sa main gantée sur le milieu. C'était comme essayer de saisir une sculpture de sable séchée par le soleil. Sous ses doigts, le bois se désagrégea en minuscules paillettes. Des vibrations couraient le long des branches, agitant les feuilles stylisées comme sous l'effet de la brise. Joshua se surprit à écouter le bruissement inaudible avant d'être soudain pris dans un nuage de cendres qui se déploya dans le vide. Il le regarda un long moment avec un serrement de coeur puis, d'un geste machinal, détacha la mince boîte d'échantillons de sa ceinture et attrapa quelques paillettes à la volée. Dans un jet de gaz qui agita le nuage, les réacteurs du module amenèrent Joshua dans une portion de l'espace plus dégagée. À vingt mètres de lui se trouvait le tronçon de coque de l'habitat. Il eut un instant l'étrange impression que c'était le sol et qu'il tombait vers lui. Il coupa l'entrée des capteurs du collier le temps d'une demi-seconde, reconsidérant son orientation visuelle. Quand l'image revint, le tronçon se présentait à la verticale, comme la paroi d'une falaise, et il se dirigeait vers lui dans une position horizontale. Beaucoup mieux. Le sol était dans l'ombre, bien qu'il n'y eût aucune partie du tronçon qui soit vraiment obscure, Mirchusko diffusant suffisamment de lumière. Joshua distinguait maintenant nettement les fondations, des plaques de verre noir dépassant d'un mètre de l'épaisseur de boue gelée et grisâtre qui formait le sol. La pièce la plus grande avait une sorte de revêtement de mosaïque dont un quart des petits carreaux était encore en place. Joshua s'arrêta à sept mètres de la surface durcie et se glissa latéralement. Il alluma les projecteurs de la combinaison et les faisceaux de lumière blanche révélèrent un agencement complexe de carreaux verts, rouges et mauves. De là où il était, le motif pouvait représenter une patte géante à sept griffes. Des ruisse-lets d'eau s'étaient solidifiés par-dessus, scintillant sous les deux faisceaux de lumière. Joshua assigna un code de fichier à l'image, la rangeant dans une cellule de mémoire naneuronique vide. La mosaïque lui rapporterait, selon lui, dans les trente mille fusiodollars, s'il arrivait à enlever les centaines de carreaux sans les casser. Peu probable. D'autant qu'il faudrait d'abord racler les filets d'eau, ou quoi que ce soit d'autre, qui s'étaient solidifiés ou les faire s'évaporer. Risqué. Même s'il trouvait une méthode adéquate, cela prendrait vraisemblablement au moins une semaine. Ce n'était certainement pas là l'appel de la sirène qui avait résonné dans sa tête. Les réacteurs crachèrent à nouveau. À mesure qu'il avançait au-dessus des corniches de verre, Joshua commençait à se forger une image du bâtiment. C'était à n'en pas douter une sorte d'édifice public, dont la pièce avec le sol carrelé était probablement un hall de réception. Un des murs était percé de cinq ouvertures à égale distance qui faisaient penser à des portes. Des trois autres murs partaient des couloirs dont chacun donnait sur dix petites salles sur chaque côté. Au bout, un embranchement en T amenait à d'autres couloirs, d'autres salles. Des bureaux ? Impossible à dire, il n'était rien resté quand le bâtiment avait été soufflé et était parti en tournoyant dans l'espace. Mais s'il s'était agi d'un édifice construit par l'homme, Joshua aurait dit que c'étaient des bureaux. Comme la plupart des récupérateurs, il pensait connaître assez bien les Laymils pour s'en faire une idée acceptable. Dans son esprit, ils n'étaient pas si différents des humains. Certes dotés d'une curieuse morphologie, trisymétrique : trois bras, trois jambes, trois têtes ramassées avec des antennes réceptrices souples, et de taille légèrement inférieure à l'homme. Et d'une étrange biochimie : trois sexes, un femelle porteur de l'ouf, deux mâles porteurs du sperme. Mais essentiellement humains dans leurs motivations premières : ils mangeaient et déféquaient, avaient des enfants, construisaient des machines et constituaient une civilisation technologique, et sans doute même juraient-ils après leur patron et allaient-ils boire un verre après le travail. En somme des êtres parfaitement normaux jusqu'au jour où ils étaient tombés sur quelque chose qu'ils n'avaient pas su maîtriser. Quelque chose qui avait le pouvoir soit de les détruire en l'espace de deux ou trois heures, soit de les faire se détruire eux-mêmes. Joshua, niché dans l'environnement parfaitement contrôlé de la combinaison IRIS, ne put retenir un frisson. Voilà à quoi pouvait conduire de passer trop de temps dans l'anneau Ruine. A ruminer des idées. Alors appelle ces petites salles carrées des bureaux et réfléchis à ce qui peut bien se passer dans des bureaux. Eh bien, on y trouve des bureaucrates, sévères et surpayés, qui toute la journée brassent des données. Un centre de stockage de données ! Joshua interrompit ses circonvolutions futiles autour des fondations en dents de scie et se propulsa vers le bureau le plus proche. Des murs bas et raboteux délimitaient un carré de cinq mètres de côté. Il s'avança à moins de deux mètres du plancher et s'immobilisa, le corps parallèle à celui-ci. Les gaz des réacteurs du module arrachèrent des tourbillons de poussière au lacis de fines fissures qui sillonnaient la surface de polype fripée. Après avoir réglé les capteurs sur une mire d'un demi-mètre carré, Joshua partit d'un angle en orientant les réacteurs pour pouvoir se déplacer en crabe. Ses naneuroniques transmirent au module de guidage inertiel l'ordre de fonctionner en mode périphérique, ce qui lui permit de porter toute son attention sur le polype pendant que le programme de navigation par inertie le promenait sur toute la superficie du plancher par allées et venues répétées, chaque passage recoupant de cinq centimètres le précédent. Il lui fallait sans cesse garder l'échelle à l'esprit sous peine de se croire en train de piloter un engin atmosphérique au-dessus d'un désert de sable grisâtre. Les profondes vallées asséchées n'étaient rien d'autre que les éraflures dues aux impacts et les oasis de gel les points où les particules de boue avaient frappé, se fondant les unes aux autres pour se refiger aussitôt. Un trou circulaire d'un centimètre de diamètre. Agrandi jusqu'à remplir la moitié de son champ de vision. À l'intérieur brillait un tortillon de métal évoquant une rampe en colimaçon. Le trou d'un boulon. Il en trouva un autre ; cette fois, le boulon était encore dedans, dépassant un peu. Deux autres, avec des boulons fendus. Puis il trouva ce qu'il cherchait. Un trou de quatre centimètres de large. Des bouts de câbles effilochés ondoyaient vers lui comme des frondes d'algue. Il y avait des différences indubitables entre ces fibres optiques et le produit standard de la Kulu Corporation auquel il était habitué, mais à part ça elles auraient pu être de fabrication humaine. Un réseau de communication encastré qui, logiquement, devait être relié au centre de stockage de données. Mais où ? Joshua esquissa un sourire, les lèvres entrouvertes autour du tube respiratoire. Le hall d'entrée donnait accès à toutes les autres parties du bâtiment, pourquoi pas aux conduits de maintenance ? Ça tombait sous le sens. L'évidence même. La chance était avec lui, la chance ou quelque chose d'approchant. Il était tout excité, secoué d'un rire nerveux. Cette fois, ça y était. Le gros coup. Son billet pour l'univers, le vrai. Sur Tranquillité, dans les cercles, dans les bars hantés par les récupérateurs, des années durant on parlerait avec des tons envieux et respectueux de Joshua et de sa découverte. Il avait réussi ! L'instruction qu'il télétransmit au module de manoeuvre eut pour effet de l'écarter du plancher. Les capteurs de sa combinaison modifièrent l'échelle de grossissement et, en une succession d'images vive et heurtée, son champ de vision revint à la normale. Le module imprima une rotation à quatre-vingt-dix degrés, l'orientant sur la mosaïque vers laquelle le propulsèrent les réacteurs dont les tuyères crachaient de pâles rubans de gaz. Ce fut alors qu'il la vit. Une tache infrarouge qui se découpait sur l'anneau Ruine, de plus en plus grande. Impossible et pourtant c'était là. Un autre récupérateur. Ils avaient dû suivre sa trace. À bien y penser, ça n'avait pas dû être très difficile. Il suffisait simplement de rester en orbite vingt kilomètres au-dessus du plan de l'anneau, d'où vous pouviez suivre le signal infrarouge des réacteurs quand l'engin de prospection réglait son orbite sur celle des tronçons qu'il choisissait d'explorer. Cependant, il vous fallait avoir des capteurs du calibre de ceux qu'utilisaient les militaires si vous vouliez arriver à voir à travers le magma infâme qui emplissait l'anneau. Ce qui laissait supposer une parfaite planification et une grande maîtrise de soi chez celui qui était derrière tout ça. Quelqu'un de déterminé comme jamais Joshua ne l'avait été. Quelqu'un qui, une fois l'engin du récupérateur intercepté, n'hésiterait certainement pas à éliminer celui-ci. La colère de Joshua laissa place peu à peu à quelque chose de plus froid. Au cours des dernières armées, combien de récupérateurs au juste n'étaient jamais revenus ? Il braqua la mire des capteurs du collier sur le vaisseau en approche et augmenta le grossissement. Une tache rosé enveloppée d'une brume d'un rosé plus vif, les gaz d'éjection des réacteurs. Le profil, cependant, était irrégulier. Se dessinait la forme hexagonale de la galerie standard de vingt mètres de long qu'on trouvait sur les remorqueurs-cargos interorbitaux, avec à un bout un module sphérique renfermant les équipements de vie et, entreposés sur les ponts de chargement arrière nichés autour du réacteur, des réservoirs et des accumulateurs. Il n'y avait pas deux vaisseaux de prospection identiques. On les assemblait avec ce qu'on avait sous la main à ce moment-là, les éléments les moins chers qu'on pouvait trouver. Cela permettait de les identifier. Chacun connaissait les vaisseaux des autres, et Joshua reconnut celui-ci. Le Madeeir, qui appartenait à Sam Neeves et Octal Sipika. Un peu plus âgés que lui, ils faisaient de la récupération depuis des décennies, un des rares tandems à travailler sur l'anneau Ruine. Sam Neeves : un type jovial à la face rubiconde, soixante-cinq ans, avec un problème de rétention d'eau, dû au temps qu'il passait en apesanteur, qui ajoutait un notable embonpoint à son buste. À la différence de Joshua, son corps n'était pas génétiquement adapté à une longue exposition à la gravitation nulle ; il devait avoir recours à des tas de compléments nano-niques internes pour compenser l'atrophie progressive. Joshua se rappelait nombre de soirées agréables passées avec Sam, à l'époque où il commençait à prospecter, suspendu aux lèvres du vieil homme qui lui prodiguait ses conseils et lui racontait des histoires invraisemblables. Et plus récemment l'admiration que Sam avait manifestée en le traitant presque comme un protégé qui avait réussi. Et en lui posant des questions un tantinet indiscrètes sur le pourquoi et le comment de cette chance qui semblait le favoriser si souvent. Tant de découvertes en si peu de temps. Quelle somme ça représentait exactement ? Si quelqu'un d'autre avait essayé comme ça de lui tirer les vers du nez, Joshua lui aurait dit d'aller se faire foutre. Mais pas Sam. On ne pouvait pas traiter ainsi ce bon vieux Sam. Ce bon vieux salopard de Sam. Le Madeeir avait réglé sa vitesse sur celle du tronçon de coque. Il coupa son réacteur principal dont le voile de vapeur rosé vif se dissipa. L'image devint plus nette, plus détaillée. De ses impulseurs sortirent des petits jets de flamme topaze, le rapprochant lentement mais sûrement du spatiojet. Il n'était plus qu'à trois cents mètres. Le module de manoeuvre de Joshua lâcha un jet de gaz, l'amenant au-dessus de la mosaïque, toujours dans l'ombre de la coque. Ses naneuroniques signalèrent le passage d'une onde porteuse sur la fréquence de communication et il eut tout juste le temps, alors qu'il recevait le code de demande, de transmettre un ordre d'interdiction de répondre au transpondeur de sa combinaison. Naturellement ils ne pouvaient pas le voir, mais il ne faudrait pas longtemps avant que leurs capteurs localisent le signal infrarouge de sa combinaison maintenant qu'ils avaient coupé leur réacteur principal. Joshua effectua une rotation pour que les ailettes de refroidissement de son module de manoeuvre soient dirigées vers la coque, hors d'atteinte du Madeeir, puis considéra les choix qui s'offraient à lui. Filer vers le spatiojet ? Ce serait se précipiter dans leur direction, rendant la tâche plus facile à leurs capteurs. Se dissimuler derrière le tronçon de coque ? Ce serait différer l'inévitable ; même si les ouïes régénératrices de la combinaison pouvaient éliminer l'oxyde de carbone de sa respiration pendant encore dix jours avant que les piles aient besoin d'être rechargées, Sam et Octal finiraient par le trouver, sachant fort bien qu'il ne pouvait se permettre de s'éloigner du spatiojet. Dieu merci, le sas était fermé, avec le code de verrouillage ; il leur faudrait du temps pour forcer le panneau, aussi puissant que soit leur matériel à découper. - Joshua, fiston, c'est toi ? (Le message télétransmis par Sam était brouillé par des interférences, les gémissements et les craquements lugubres causés par les parasites qui infestaient les particules.) Ton transpondeur ne répond pas. As-tu des ennuis ? Joshua, c'est Sam. Tout va bien ? Ils cherchaient à repérer sa position, ils ne l'avaient toujours pas vu. Mais cela ne tarderait pas. Il fallait qu'il se cache, qu'il se mette hors de portée de leurs capteurs, alors il déciderait quoi faire. Il régla à nouveau la mire des capteurs de sa combinaison sur le plancher de mosaïque derrière lui. Les dendrites de glace qu'avaient formées les ruisselets jetaient des scintillements chaque fois qu'elles accrochaient le reflet des flammes sortant des impulseurs du Madeeir. Joshua fut soudain baigné par un flot de micro-ondes cohérentes ; le radar n'était pas d'une grande utilité dans l'anneau Ruine, les particules hachant les émissions comme les antiradars autrefois. Le fait qu'ils utilisent un scanner, avec lequel ils n'avaient qu'une toute petite chance de le repérer, montrait à quel point ils étaient déterminés. Et pour la première fois de sa vie, Joshua éprouva une peur réelle, qui le força à réfléchir comme jamais. - Joshua ? Allons, Joshua, c'est Sam. Où es-tu ? Les rigoles gelées qui traversaient le carrelage évoquaient un réseau d'affluents se jetant dans un fleuve. Joshua s'empressa d'ouvrir le fichier de l'image que ses naneuroniques avaient enregistrée lors de sa première approche et étudia le motif. Dans un des coins, le filet de boue gelée était plus épais, avec des pics et des crevasses qu'espaçaient des vallées plongées dans une obscurité impénétrable. Non sans précaution, il ordonna au module de manoeuvre de l'amener dans ce coin, avec le dégagement de gaz le plus faible possible et gardant toujours les ailettes de refroidissement cachées aux capteurs du Madeeir. - Joshua, tu nous inquiètes. Ça va ? On peut t'aider ? Le Madeeir n'était plus maintenant qu'à cent mètres du spatiojet. Des flammes jaillirent de ses impulseurs, stabilisant sa position. Joshua atteignit les stalagmites de cristal rugueuses qui se dressaient à quelque deux mètres au-dessus du plancher. Il était certain d'avoir raison ; c'était ici que l'eau avait surgi, s'échappant de ses tuyaux, canalisations ou tout ce qui avait pu l'acheminer à travers les profondeurs souterraines. Il empoigna une des stalagmites ; le gant de la cuirasse glissa dangereusement autour de la glace dure comme l'acier, mais finit par s'arrêter. Se faufiler à travers les aiguilles de glace en quête d'une brèche dans la coque n'était pas chose facile, et il avançait lentement. Chaque fois qu'il bougeait une main ou une jambe, il devait se cramponner. Même avec la réception photonique des capteurs poussée à sa pleine sensibilité, le plancher refusait obstinément de dévoiler son mystère. Joshua était obligé d'avancer en cercle, mètre par mètre, se servant de l'affichage de guidage inertiel pour naviguer vers le centre, là où, logiquement, devait se trouver la brèche. S'il y en avait une. Si elle menait quelque part. Si, si, si... Il s'écoula trois minutes angoissantes, durant lesquelles il s'attendait, à chaque seconde, à entendre fuser le rire exubérant et narquois de Sam et à sentir l'atroce brûlure du laser, avant qu'il ne découvre une fissure plus large et plus profonde où il put glisser son bras. Il en explora le bord de ses mains, laissant ses naneuroniques assembler une image intelligible à partir des impressions tactiles. La visualisation qui se matérialisa dans son esprit montrait une crevasse d'à peine trois mètres de long sur quarante centimètres de large, mais qui, manifestement, s'étendait au-dessous du niveau du plancher. Un passage, quoique trop étroit pour lui. Dans sa tête se bousculaient les images de Sam et d'Octal lancés sur ses talons. Et émergeant de cette étrange sensation d'inéluctable, la conviction qu'il n'avait pas le temps de chercher une brèche plus large. C'était celle-ci ou rien. Il se rapprocha de la partie de la fissure la plus évasée et, prenant la précaution de bien se caler entre les plissements de glace, tira de sa ceinture le chalumeau thermique. C'était un cylindre orange foncé de vingt centimètres de long, façonné pour tenir parfaitement dans sa main gantée. Tous les récupérateurs en avaient un : avec son champ d'induction réglable, c'était l'outil idéal pour dégager les objets pris dans la glace ou que le vide avait soudés aux débris de coque. Joshua sentait son coeur battre la chamade tandis qu'il télétransmettait le profil de champ désiré au processeur du chalumeau et commandait à ses naneuroniques de court-circuiter son pacemaker pour annuler l'effet de l'adrénaline. Il pointa le chalumeau au centre de la brèche, respira à fond, tendit ses muscles et lança le programme qu'il avait chargé dans ses naneuroniques. Les projecteurs de sa combinaison blindée éclairèrent la vallée de glace miniature d'une intense lumière blanche. Il pouvait voir de sombres silhouettes fantomatiques tapies dans les ombres glacées. Des crêtes surmontant des parois planes et abruptes qui réfractaient des éventails de lumière arc-en-ciel dans les capteurs du collier. Une crevasse qui plongeait au coeur du tronçon, à une profondeur dont même les puissants faisceaux des projecteurs n'arrivaient pas à percer l'obscurité. Le chalumeau thermique s'était allumé en même temps que les projecteurs, portant au rouge une arête de glace d'un mètre de large d'où s'échappaient des volutes de fumée. Au niveau de puissance que Joshua utilisait, la glace solide se changea en liquide puis en gaz en moins de deux secondes. Une épaisse colonne de vapeur monta en sifflant, projetant des morceaux de matière solide dans l'anneau. Elle frôlait la combinaison blindée de Joshua qui faisait de son mieux pour garder prise sur la glace. - Je te vois, Joshua, résonna dans sa tête la voix de Sam, mêlée d'un rire goguenard. Le chalumeau s'éteignit. Une seconde après, le nuage de vapeur avait suffisamment diminué pour révéler la galerie que Joshua avait creusée et dont les parois lisses réfléchissaient sa combinaison en ondoiements de chrome. Elle aboutissait dix mètres plus bas à une cavité du polype. Joshua pivota autour de son centre de gravité et se coula tête la première dans la galerie, martelant de ses poings la glace encore en ébullition, cherchant désespérément des endroits où s'agripper pour se mouvoir sur la surface glissante. Le laser du Madeeir frappa la glace au moment où ses bottes disparaissaient sous le plancher. Des stalagmites explosèrent sous l'impact du puissant faisceau d'énergie qui projeta la glace vaporisée dans un rayon de trois mètres. Un nuage blanc monta dans l'espace tel un champignon atomique, emportant avec lui un front d'onde chargé de débris à moitié solides. Le rayon rouge le traversait comme une hampe de feu. - Je l'ai eu, ce p'tit con ! Le cri de triomphe de Sam Neeves retentit dans l'éther. Le laser s'éteignit. Le nuage de glace fondue alla éclabousser le fuselage protégé de mousse du spatiojet. Une seconde plus tard, il atteignait le Madeeir dont il arrosa les traverses en ali-thium. Les impulseurs d'attitude s'allumèrent un instant pour stabiliser l'appareil. Une fois le gros du nuage passé, le Madeeir redirigea ses capteurs sur le tronçon de coque encore secoué de vibrations. Il ne restait plus de glace parmi les fondations du bâtiment, le souffle avait aussi balayé les carreaux, jusqu'à certains des murs bas qui avaient été rasés par l'onde explosive. Dans le plancher du polype, il y avait un rond de braises gris-vermillon. Le feu du laser avait épargné Joshua. Les semelles de sa cuirasse avaient été touchées par le premier faisceau de photons qui avait fait fondre les bottes en carbone monovalent avant de percer la robuste membrane noire de la combinaison IRIS. Même la prodigieuse technologie de la République lunaire ne pouvait résister à une telle agression. Ça avait brûlé la peau, grillé la chair, roussi l'os. Cependant, l'intense nuage de vapeur qui avait jailli si violemment absorba une grande quantité de l'énergie du laser. Le gaz en effervescence eut aussi pour effet de dévier le rayon, et comme il ne fut pas seulement projeté à l'extérieur mais également dans la galerie, il y forma une sorte de bouchon. Joshua s'extirpa le plus vite possible de la crevasse et, se retrouvant ainsi en haut de la cavité, dégringola vers le sol, rebondit, les bras battant le vide dans un geste futile. Il avait vaguement conscience de la douleur dans ses pieds, le barrage analgésique que ses naneuroniques avaient érigé dans son cortex était en train de faiblir sous la surcharge d'influx nerveux. Le sang coulait de la plante des pieds, des artères qui n'avaient pas été cautérisées par la chaleur. La combinaison IRIS redistribua ses molécules pour envelopper les pieds brûlés, refermer les vaisseaux capillaires rompus. Joshua frappa le plafond de la cavité, repartit vers le sol. Durant tout ce temps, ses circuits naneuroniques visualisaient un diagramme physiologique de son corps, un écorché avec des lumières rouges qui clignotaient au niveau des pieds. Joshua sentait sa conscience pénétrée de pulsations dévidant de belles colonnes de données, ni sonores ni visuelles, qui lui disaient l'état de ses blessures. Il n'avait pas vraiment envie de savoir, les détails horribles lui faisant l'effet d'un émétique. De la vapeur continuait à se répandre dans la cavité où montait la pression. Il entendait nettement la plainte de la tempête qui faisait rage au-dehors. Par moments, des langues de feu venant de la crevasse perçaient le plafond. Joshua heurta à nouveau le polype, se cognant le bras. Les chocs, le vertige de la chute et des rebonds, la douleur, c'en était trop ; il vomit. Immédiatement, dès les premiers spasmes, la combinaison IRIS s'était fendue au niveau des lèvres pour laisser sortir le liquide acide. Quand il sentit les sucs amers lui emplir la bouche, Joshua poussa un cri de détresse, sa raison l'abandonnant. Ses naneuroniques identifièrent ce qui était en train de se passer et coupèrent toutes les entrées du système nerveux, commandèrent au processeur de la combinaison de lui insuffler une bouffée d'oxygène pur, puis mirent les gaz du module de manoeuvre au maximum pour arrêter ces oscillations insensées. La suspension de toutes ses perceptions n'avait pas dû durer plus de dix secondes. Quand Joshua porta à nouveau attention à la visualisation que lui transmettaient les capteurs, la lumière rouge illuminant la cavité avait disparu et la vapeur refluait dans la brèche vers laquelle les courants le portèrent encore une fois, mais beaucoup plus doucement. Il allongea le bras vers le plafond pour se stabiliser. Ses doigts se refermèrent machinalement autour d'un tuyau de métal fiché dans le polype. Après avoir jeté un bref regard d'ensemble, il commanda aux capteurs de son collier de balayer la cavité. Elle n'était pas fermée. Ce n'était pas une cavité, c'était un passage, légèrement courbe. Le tuyau n'était qu'un des vingt tubes courant le long du plafond. Ils avaient tous éclaté sous la crevasse et de chacun sortait le plumet de câbles photoniques effilochés que Joshua avait déjà vu quelque part. Ses naneuroniques réclamèrent son attention en envoyant avec insistance des données médicales frapper ses synapses. Il les consulta rapidement, de crainte que la nausée ne revienne. Il avait la plante des pieds brûlée jusqu'à l'os. Plusieurs options lui étaient offertes dans le programme médical des naneuroniques. il choisit la plus simple : isoler les nerfs au-dessous des genoux, injecter une des doses d'antibiotique que contenait la trousse de secours de sa combinaison et placer en dérivation un programme en mode primaire de tranquillisants légers afin de calmer son esprit échauffé. Pendant qu'il attendait que les drogues commencent à faire effet, il examina le passage plus en détail. Le polype s'était rompu en plusieurs endroits d'où s'étaient écoulés de l'eau et un fluide sirupeux qui, en gelant, avaient formé de longues raies sur les murs, donnant au couloir l'aspect d'une grotte de quelque pays froid. Mais maintenant que la vapeur refluant dans la brèche avait momentanément redonné à la croûte sa consistance liquide, les filets de glace s'étaient mis à bouillonner en moussant comme de la mauvaise bière. Joshua éclaira les fissures où il aperçut un réseau de tubes suivant la même direction que le passage ; des canalisations d'eau, des artères nutrition-nelles, des conduites d'évacuation des déchets, enfin, tout le nécessaire de l'habitat. Le genre de canaux dont étaient truffés les habitats édénistes. Joshua appela l'affichage visuel du module de guidage iner-tiel et intégra le passage dans le diagramme du tronçon de coque. Si la courbe était relativement régulière, elle devait émerger du tronçon au bout d'une trentaine de mètres. Il se déplaça dans l'autre sens, examinant le trajet des conduits. Il n'avait pas d'autre possibilité. Le passage bifurquait, une première fois, puis une deuxième. Une des jonctions s'ouvrait sur cinq couloirs. La plupart des murs étaient recouverts de cloques de glace dont plusieurs étaient si épaisses qu'elles rendaient l'accès pratiquement impossible. Joshua dut encore une fois utiliser le chalumeau thermique. Souvent les conduits étaient prisonniers de vagues figées par le froid ; la destruction avait frappé ici aussi fort que dans le reste de l'habitat. Cela aurait dû lui mettre la puce à l'oreille. La cavité hémisphérique avait peut-être abrité le centre de stockage relié aux bureaux en surface ; rien pour l'instant ne permettait de l'affirmer. Les conduits qui l'avaient guidé jusqu'ici serpentaient à travers un passage voûté ouvert pour se séparer à l'apex trois mètres au-dessus de lui, dessinant sur les murs incurvés un réseau de nervures d'acier. Il y avait eu ici à une époque toute une installation électronique : des colonnes gris ardoise d'à peu près un mètre de haut, garnies d'ailettes de refroidissement, l'équivalent des piles de modules de programmes utilisées par les humains. Certaines étaient apparentes, à présent fortement corrodées par le vide, dévoilant leurs délicates entrailles complexes irrémédiablement détruites, un fouillis de câbles sectionnés dont les bouts pendaient à l'extérieur. Le plafond s'était effondré sur presque la moitié de sa surface, et les éclats de polype s'étaient agglutinés en formant un mur de glace concave qui semblait près de se détacher, comme si l'avalanche s'était arrêtée à mi-chemin. Si jamais la pesanteur revenait, tout l'ensemble s'écroulerait. Quoi qu'il en fût, la force qui s'était déchaînée à travers la cavité lorsque l'habitat avait éclaté avait laissé dans son sillage une totale dévastation. Peut-être était-ce délibéré, songea Joshua, parce qu'assurément c'était du travail remarquable. Peut-être voulait-on qu'il n'en subsiste aucun vestige. Le module de manoeuvre imprima un mouvement rotatif, lui permettant ainsi un survol complet de la cavité. De la voûte avait coulé une langue du fluide brunâtre et visqueux qu'il avait remarqué tout à l'heure ; c'était descendu le long du mur avant que la chute de température ne le congèle en une rigole solide et translucide. Sous la surface grumeleuse, il y avait, à peine visible, une ligne régulière. Joshua poursuivit sa navigation, essayant de ne pas penser à l'effet débilitant que ses pieds en charpie avaient sur le reste de son corps. En dépit du programme de tranquillisants, il lui était venu une atroce migraine, et pendant qu'il dérivait le long du passage, il s'était surpris à ressentir à plusieurs reprises des tremblements dans ses jambes. D'après les indications de ses naneuroniques, sa température interne avait baissé d'un degré. Il avait le sentiment d'être sous l'étreinte cruelle d'une sorte de légère commotion. Quand il aurait enfin rejoint le spatiojet, il allait devoir utiliser les bandages nanoniques pour recouvrer son équilibre. Cette pensée lui amena un sourire. Quand ! Il avait failli oublier Sam et Octal. En tout cas il avait raison à propos du liquide congelé. De près, avec les projecteurs de la combinaison à pleine puissance, il put discerner la forme précise d'une des piles électroniques grises. C'était là, qui l'attendait. Qui l'attendait patiemment depuis plus de deux mille cinq cents ans, depuis le jour où Jésus avait été cloué sur la croix sur une Terre primitive et ignorante. Parfaitement préservé au sein du limon gelé de l'insidieuse force d'érosion partout présente dans l'anneau Ruine. Les microprocesseurs, les mémoires à cristaux, qui n'attendaient que ce premier flux d'électrons pour les réveiller. Sa " grande découverte " ! Maintenant, il ne restait plus qu'à la rapporter sur Tranquillité. Une fois sorti du passage, Joshua, juché sur le bord, consulta la bande de fréquence de communication : pas le moindre signe d'une présence humaine. Et quant au bloc de liaison de sa combinaison, les seuls sons qu'il interceptait étaient les bruits de fond habituels, le grésillement et le pétillement des émissions de particules de Mirchusko. Rien que de revoir l'anneau Ruine après avoir retrouvé son chemin à travers le passage lui avait procuré une joie étrange. L'espoir l'avait à tel point abandonné qu'il se sentait à présent porté par une ferme détermination que n'auraient pu entamer les tranquillisants que le programme instillait dans son esprit à demi anesthésié. De là où il était, à quatorze mètres sous la délimitation du sol, au bord d'un étroit tunnel creusé dans une paroi à pic, il lui était impossible d'apercevoir son spatiojet ou le Madeeir. Il pouvait juste voir, trente-cinq mètres en dessous, l'enveloppe ocre de silicone. Et il ne voulait même pas penser à la force qu'il fallait pour briser une telle épaisseur comme lui brisait un biscuit. Cette partie de la surface était exposée à la lumière de l'étoile, un pâle éclat citron où dansaient des ombres mouvantes projetées par la course incessante du nuage de particules de l'anneau. Son unité de guidage inertiel présenta à son esprit un vecteur directionnel, un tunnel de lumière orange qui s'étendait vers un point de fuite quelque part devant lui dans l'anneau Ruine. Il télétransmit la trajectoire au module de manoeuvre dont les réacteurs s'allumèrent, l'éloignant lentement de la sortie du passage, le poussant en silence le long du tunnel virtuel. Il attendit d'être à un kilomètre et demi du couvert du tronçon avant de changer de direction, obliquant selon un angle prononcé pour se retrouver face au soleil, les tuyères crachant en continu pour acquérir de la vitesse. En fait, il était en train d'élever son orbite par rapport à Mirchusko. Une altitude supérieure lui donnerait une période orbitale plus longue. Quand il s'arrêta, il était toujours à la même inclinaison que le Madeeir et le tronçon, mais cinq kilomètres plus haut. Sur leur orbite plus basse, plus rapide, le vaisseau et le tronçon commençaient à le rattraper. Il ne les voyait même plus. Cinq kilomètres de particules, voilà qui constituait un bouclier tout aussi efficace que les ondes émises par une nacelle de brouillage de l'armée. Les naneuroniques continuaient de lui projeter un diagramme en surimpression, un petit cercle rouge tournant autour du tronçon, son seul lien, bien mince, avec le salut. Jamais auparavant il ne s'était trouvé aussi loin du spatiojet, jamais aussi atrocement seul. Le bloc de liaison de sa combinaison blindée commença à capter les premières bribes d'échanges que se télétransmettaient Sam et Octal, des crépitements inintelligibles de signaux numériques avec un curieux effet d'écho. Heureux de la diversion, Joshua mit ses naneuroniques à contribution pour tenter de décrypter les signaux. Tandis qu'il chargeait les programmes traceurs les uns derrière les autres en quête d'une structure cohérente, son univers sembla se remplir de chiffres, de constellations de chiffres répétitifs et monotones qui tournoyaient dans sa tête sans qu'il puisse en percer le mystère. - ... aucune chance. C'est prévu comme une sécurité à l'atterrissage, impossible de dire ce qui pourrait... sur une planète. Un chalumeau thermique ne ferait qu'annuler le... C'était la télétransmission d'Octal, émise du bloc d'une combinaison. Ça paraissait logique, il était le plus jeune, cinquante-deux ans ; Sam était sans doute confortablement installé dans le Madeeir et donnait les directives à son cadet pour qu'il récupère ce qu'il pouvait dans le spatiojet. Joshua sentit un frisson courir le long de son torse. Le froid qui régnait dans l'environnement de la géante gazeuse s'infiltrait à travers la combinaison IRIS pour se refermer sur lui. - La queue, là où les réservoirs... si c'est gros, ça devrait se trouver... La télétransmission de Sam, suivie de la réponse d'Octal. - ... là, j'y suis. Je vois une espèce de support qu'il... se pourrait-il que... Les phrases arrivaient et repartaient entrecoupées de silences. Parfois le ton montait. Sam avait l'air convaincu que Joshua avait déniché quelque chose. Celui-ci entendit la conversation dans un état de demi-conscience, pendant que le Madeeir passait sous lui, dérivant lentement. Tout était lent, comme si le temps s'étirait. Un morceau de glace transparente, aussi large que sa main, vint l'effleurer. Il y avait un poisson orange et turquoise à l'intérieur, avec trois yeux disposés autour d'une bouche triangulaire semblable à un bec ; il regardait devant lui, comme s'il était conscient du monde qui l'entourait, suivant sa route migratoire vers l'infini. Joshua le regarda diminuer dans le lointain, trop engourdi pour tenter de l'attraper. Désormais disparu à jamais. Il avait presque sombré dans le sommeil quand le programme de guidage inertiel l'avertit qu'il était en train de descendre derrière le Madeeir. Les réacteurs entreprirent une manoeuvre longue et compliquée pour réduire la vitesse et l'altitude, imprimant une courbe en plongée qui dirigea Joshua vers le Madeeir. - ... réponse de l'ordinateur de vol... point d'interface photonique... C'était Sam. - ... la thermolame ne marchera pas, je te le dis, ce putain de panneau est en carbone monovalent... Pourquoi tu n'écoutes pas, ducon... - ... ce p'tit enfoiré... trouve son corps... brise-lui les os... Le module de manoeuvre plaça Joshua dans le sillage du Madeeir, une vague tache rosé à un kilomètre devant lui. Il arrivait à le voir de temps à autre à travers le tourbillon de particules. Il abaissa alors à nouveau son orbite, cette fois à quelques centaines de mètres, ce qui le rapprocha peu à peu, avec une lenteur exaspérante. Il le suivait en restant dans l'angle mort, un cône s'évasant depuis le réacteur du vaisseau. Tout ce qu'il avait à faire, c'était de s'assurer que la masse volumineuse de la caisse du moteur fasse écran entre lui et les capteurs du module de vie, et il passerait inaperçu, surtout au milieu de tous les parasites qui encombraient l'anneau Ruine. Il avait aussi cet avantage qu'ils le croyaient mort. Ils ne cherchaient rien de particulier, encore moins quelque chose d'aussi petit qu'une combinaison. Les derniers cent mètres furent les pires. Une bonne pointe de vitesse pour l'amener tête en avant dans l'ouverture jumelée des tuyères des réacteurs. Si jamais la mise à feu se produisait maintenant... Joshua se glissa entre les deux grosses cloches abritant les réacteurs et se cala dans le dédale des traverses qui faisaient fonction de répartiteurs de poussée. Les fusées étaient en principe similaires aux moteurs de son spatiojet, quoiqu'il n'en reconnût pas la marque. Un fluide actif (généralement un hydrocarbure) était pompé dans une chambre excitatrice où il était porté à une température d'environ soixante-quinze mille degrés Kelvin par une décharge colossale des cellules énergétiques. C'était un système simple, avec peu de pièces mobiles et guère de risque de tomber en panne, et d'un entretien peu coûteux. Les récupérateurs ne demandaient rien de plus, le delta-V qui permettait de voyager entre Tranquillité et l'anneau Ruine était plutôt faible. Joshua n'avait jamais vu quelqu'un utiliser un réacteur à fusion. Il commença à se déplacer autour des cardans, avec précaution, prenant garde à ne pas se cogner les pieds contre quelque chose. Il n'eut aucune difficulté à trouver les câbles électriques, des superconducteurs épais comme le bras. Il tâtonna le long de sa ceinture pour trouver le couteau à fission. La lame de dix centimètres brillait d'un jaune spectral, extraordinairement étincelante dans la pénombre qui baignait le compartiment moteur. Ça ne prit guère de temps pour trancher les câbles. Une autre petite ascension l'amena à hauteur des lourds réservoirs. Ils étaient protégés par une couverture capitonnée isolante à zéro thermie. Il s'installa au pied d'un réservoir et détacha une partie de l'isolant. Le réservoir, qui avait lui-même une teinte gris argent, se confondait à sa base avec l'enveloppe de la turbopompe. Joshua coinça le chalumeau thermique à la jonction de deux entretoises, vaporisa quelques gouttes de résine époxy pour s'assurer que l'objet ne glisserait pas, puis télétransmit une série d'instructions au processeur. Dix minutes plus tard, le processeur du chalumeau établissait le champ d'induction thermique. Joshua l'avait programmé pour produire un faisceau étroit, de dix centimètres de large et trois mètres de long. En fait, les trois quarts plongeaient à l'intérieur du réservoir où l'hydrocarbure liquide commença à se vaporiser en soulevant de gros bouillons qui amenaient dans le champ plus de liquide. La pression monta rapidement, dangereusement. La coque de métal du réservoir n'était pas aussi sensible au champ d'induction. Sa structure moléculaire maintint la cohésion pendant près de vingt secondes avant que l'énorme quantité de chaleur concentrée sur une si petite surface ne rompe les liaisons de valence. Le métal devint malléable et commença à gonfler sous la pression irrésistible venant de l'intérieur du réservoir. Dans la cabine exiguë du Madeeir, Sam Neeves écarquilla les yeux d'horreur lorsque les signaux d'alarme lui vrillèrent le cerveau. Un diagramme de la structure complexe du vaisseau se présenta soudain à son esprit, avec en rouge vif les parties indiquant les emplacements du combustible. Les programmes de mesures d'urgence envoyèrent un torrent d'impulsions binaires dans le compartiment moteur, ce qui n'affecta en rien la hausse de pression. Sam dut se rendre à l'évidence. Il y avait bien des mesures prévues en cas de défaillance technique mais, là, c'était autre chose ; le réservoir était soumis à un colossal afflux d'énergie. C'était un problème externe. Un sabotage. - Joshua ! hurla-t-il dans une rage impuissante. Après avoir fonctionné durant vingt-cinq secondes à la dépense maximale, la matrice électronique du chalumeau était vide. Le champ s'interrompit. Mais le mal était fait. La bosse sur le réservoir, d'un rosé corail fulgurant, s'ouvrit à son sommet, projetant une fontaine de gaz en ébullition qui envahit le compartiment. Les panneaux de protection thermique sautèrent et partirent en tourbillonnant dans l'espace ; les éléments composites de l'armature et les fragiles modules électroniques se fondirent les uns dans les autres en crachant des bulles effervescentes. Lorsque le réservoir explosa, générant une formidable force de poussée sur la coque du Madeeir, celui-ci piqua du nez, commença à pivoter lentement sur toute sa longueur. - Merde ! éructa Sam Neeves. Octal ! Octal, pour l'amour du ciel, amène-toi ! - Qu'est-ce qui se passe ? - C'est Joshua, il nous a baisés. Amène-toi. L'unité de contrôle n'arrive pas à stabiliser ce foutu vaisseau. Alors même qu'il disait cela, les données de navigation qui lui étaient transmises indiquaient clairement que les impulseurs étaient en train de perdre la bataille. Il voulut allumer les réacteurs principaux, les seuls moteurs assez puissants pour compenser la poussée infligée par la rupture du réservoir. Morts. Un programme naneuronique de régulation de l'activité cardiaque prit le relais du pacemaker de Sam pour éteindre la panique qui le gagnait. L'adrénaline lui faisait bourdonner la tête. Dans le compartiment moteur, les capteurs et les connexions de contrôle tombaient en panne les uns après les autres à un rythme effarant. Sur le diagramme, de larges sections du vaisseau étaient représentées par des taches noires qui ne présageaient rien de bon. Les capteurs de proue révélèrent la silhouette imposante du tronçon d'habitat. Joshua observait la scène depuis l'abri relatif d'un rocher à trois cents mètres de distance. Le Madeeir entamait sa chute dans le vide, évoquant une baguette de tambour géante sur la toile de l'univers. Il vomissait à un bout des étincelles de gaz dessinant dans l'espace un arc tremblotant. - On va s'écraser ! télétransmit Sam Neeves. Dans sa trajectoire oscillante, le Madeeir était déjà passé très près du spatiojet, procurant à Joshua un moment d'angoisse. Il fonçait maintenant vers le tronçon. Joshua retint son souffle. Il aurait dû le percuter, oui, il aurait dû. Mais le mouvement de rotation dans lequel il était entraîné le sauva. Il effleura le bord de la paroi de polype comme s'il tournait sur un pivot, le module d'équipement de vie à cinq mètres à peine de la surface. À cette vitesse, il aurait éclaté comme du verre. Sous la tension nerveuse qui contractait ses tendons vidés de leurs forces, Joshua laissa échapper un soupir. Ils méritaient la mort, mais ce serait pour une autre fois. Il avait d'autres priorités. En particulier assurer sa survie. Dans un recoin de son cerveau, il y avait une douleur lancinante qui montait depuis ses pieds. D'après ses naneuroniques, son sang était chargé de toxines, sans doute une infection due également à ses brûlures. Le Madeeir poursuivait sa chute en avant, s'enfonçant plus profondément dans l'anneau Ruine. Il était déjà à deux cents mètres du tronçon. Le dégagement de gaz était nettement plus faible. Un point blanc nacré passa autour du tronçon dans le sillage du vaisseau. Octal, cherchant désespérément un moyen de ne pas se retrouver coincé tout seul avec un jet où il n'arrivait pas à pénétrer. S'il avait pris le temps de penser, il aurait pu saboter l'appareil de Joshua. Sois reconnaissant du peu qui t'est offert, songea celui-ci. Le module de manoeuvre l'éleva au-dessus du rocher derrière lequel il s'était dissimulé. Sa réserve de gaz était tombée à cinq pour cent. Juste assez pour rejoindre le spatiojet. Quoique, si elle avait été vide, il eût quand même trouvé une solution. N'importe laquelle. Aujourd'hui la chance était avec lui. 5. Comme un idiot, Quinn Dexter avait attendu le choc, cette brève sensation de vide glacé qui lui aurait dit que le voyage avait véritablement commencé. Bien sûr, cela ne s'était pas produit. L'homme d'équipage l'avait fait monter dans la nacelle tau-zéro de la taille d'un cercueil, une parmi les milliers disposées en réseau tridimensionnel dans la vaste capsule spatiale attachée au vaisseau de transport. Peu habitué à l'apesanteur, et ayant une sainte horreur du vertige et de la perte du sens de l'orientation que chaque mouvement provoquait, Quinn, en toute humilité, s'était laissé traiter ni plus ni moins que comme une marchandise. Le collier inhibiteur cortical qui lui serrait le cou rendait toute perspective d'évasion des plus fantaisistes. Jusqu'à cet instant, alors que le couvercle de la nacelle se refermait doucement sur lui, il s'était refusé à croire qu'il était fait, se cramponnant à l'idée que Banneth userait de ses influences pour le tirer de là. Banneth entretenait des relations dans l'administration de l'État du Canada, pays membre du Gouvcentral, aussi suivies et enflammées que celles d'un grand prêtre dans le temple des vestales. Un seul mot de sa part, un simple hochement de tête, et une fois de plus Quinn serait libre. Mais non. Ce n'était pas arrivé. Quinn, semblait-il, n'était pas assez important. À l'arche Edmonton il y avait des centaines de gars et de filles désouvrés et prêts à tout qui, à cette heure, se bousculaient pour le remplacer, pour s'attirer l'attention et le sourire de Banneth, obtenir les faveurs de son lit et une place dans la hiérarchie de la secte du Frère de Lumière. Des jeunes pleins de verve, qui avaient plus de style que lui. Qui sauraient garder leur aplomb au lieu de transpirer de peur quand ils transporteraient à Edmonton l'étrange cargaison que trafiquait Banneth, des nanoniques capables de subjuguer les esprits. Des jeunes qui ne seraient pas assez bêtes pour essayer de se sauver quand la police les arrêterait à la station du vidtrain. Même les flics l'avaient pris pour un fou quand il avait fait ça ; ils riaient en traînant son corps convulsé par la décharge électrique jusqu'au palais de justice d'Edmonton. Le carton s'était autodétruit, naturellement, l'explosion avait réduit les nanoniques à des fragments de molécules indéchiffrables. La police ne pouvait pas prouver qu'il transportait quelque chose d'illégal. Mais l'accusation de refus d'obtempérer était suffisante pour que le juge lui applique vite fait bien fait un ordre de déportation. Quinn avait même essayé le signe de la secte auprès de l'homme d'équipage, la croix inversée, avec les doigts serrés si fort que les articulations en avaient blanchi. Aide-moi ! Mais l'homme n'avait pas prêté attention, ou pas compris. Avaient-ils seulement des sectes du Frère de Lumière là-bas dans les étoiles ? Le couvercle se ferma. Banneth n'en avait rien à foutre de lui, constata amèrement Quinn. Frère de Dieu ! après le dévouement qu'il lui avait témoigné ! Les pratiques sexuelles barbares auxquelles elle l'avait contraint. " Mon petit enfant du soleil ", fredonnait-elle tandis qu'il pénétrait et était pénétré. La douleur qu'il avait stoïquement endurée lors de son initiation pour devenir servant adjoint. Les heures passées à accomplir les tâches les plus ingrates dans la secte. Recruter ses propres amis, les livrer à Banneth. Il ne représentait rien pour elle. Non, rien. Après des années à traîner une enfance désouvrée comme tous les autres gosses, il avait trouvé dans la secte la révélation de ce qu'il était vraiment, un animal, un pur et simple animal. Ce qu'ils lui avaient fait, ce qu'ils lui avaient fait faire aux autres, c'était un acte de délivrance, pour libérer la bête, le serpent lové au coeur de chaque homme. Connaître son vrai moi était quelque chose de fantastique. Savoir qu'il avait le pouvoir de faire ce qu'il voulait aux autres, simplement parce qu'il le décidait, voilà qui était une merveilleuse expérience. Les inférieurs lui obéissaient, par peur, par respect, par idolâtrie. Il était plus que leur chef de section, il était leur sauveur. Comme Banneth était le sien. Aujourd'hui, pourtant, Banneth l'avait abandonné, parce que Banneth le croyait faible. Ou peut-être parce que Banneth connaissait sa vraie force, la foi dont il se sentait investi. Rares étaient ceux dans la secte qui manifestaient le même engagement que lui dans le culte qu'il vouait à la Nuit. En était-elle arrivée à voir en lui une menace ? Oui. Ce devait certainement être ça. La véritable raison. Tout le monde le craignait, lui et son désir d'absolu. Et par le Frère de Dieu, ils avaient raison de le craindre. Le couvercle s'ouvrit. - Je t'aurai, marmonna Quinn Dexter entre ses dents serrées. Quel qu'en soit le prix, je ne te lâche plus. Il pouvait déjà s'imaginer : Banneth violée par ses propres nanoniques, les filaments noirs qui rampent à travers son cortex, qui s'infiltrent dans les synapses à nu avec un empressement obscène. Et c'est Quinn qui tiendrait les commandes, réduisant Super-Banneth à n'être qu'une marionnette de chair. Mais consciente. Toujours consciente de ce qu'on lui fait faire. Oui ! - Ah oui ? persifla une grosse voix. Eh bien, prends ça, mon vieux ! Quinn sentit une aiguille chauffée au rouge s'enfoncer profondément dans son épine dorsale. Il poussa un cri aigu, provoqué plus par le choc que par la douleur, une violente secousse dans le dos qui le propulsa hors de la nacelle. Avec un rire sardonique, l'homme d'équipage l'empoigna avant qu'il ne vienne heurter la cloison en treillis à trois mètres devant lui. Ce n'était pas l'homme qui l'avait mis dans la nacelle quelques secondes avant. Plusieurs jours avant. Des semaines... Frère de Dieu, pensa Quinn, ça fait combien de temps ? Il agrippa le grillage de ses doigts humides de sueur, pressant le front contre le métal froid. Ils étaient encore en apesanteur. Il avait l'impression d'avoir l'estomac en gélatine. - Tu veux te battre, Dép ? demanda l'homme. Quinn secoua mollement la tête. - Non. Il se rappelait la douleur et en avait les bras qui tremblaient. Frère de Dieu ! que ça avait fait mal ! Il craignait que la décharge neurale ait endommagé ses implants. C'eût été le comble de l'ironie d'avoir tenu jusqu'ici pour finalement se les faire bousiller. Les deux jeux de nanoniques que lui avait donnés la secte étaient les meilleurs, qualité supérieure et prix à l'avenant. Ils avaient passé sans problème la procédure standard de détection corporelle à laquelle l'avait soumis la police avant qu'il ne quitte la Terre. Et heureusement pour lui, car se faire prendre en possession d'un simulateur de schéma bioélectrique lui aurait valu un transfert immédiat sur une colonie pénitentiaire. Le simple fait que la secte lui ait accordé le droit d'en porter un était un autre témoignage de la confiance qu'elle avait en lui, en ses capacités. Usurper le profil bioélectrique de quelqu'un, c'était pouvoir utiliser son crédisque mais aussi, forcément, se débarrasser de lui après coup. Certains membres de la secte n'auraient pas eu le cran d'aller jusque-là. Mais pas Quinn. Le chiffre de ses victimes au cours des cinq derniers mois dépassait les dix-sept. Une brève vérification révéla que les deux jeux de nanoni-ques fonctionnaient toujours. Le Frère de Dieu ne l'avait pas abandonné, pas complètement. - Brave garçon. Alors, amène-toi. L'homme empoigna Quinn à l'épaule et le tira le long du grillage sur lequel il fit négligemment jouer les doigts de sa main libre. La plupart des nacelles étaient vides. Quinn en aperçut d'autres de l'autre côté du grillage, sous le faible éclairage qui jetait de longues ombres grises. Il jeta un regard autour de lui et eut l'impression de savoir ce que devait ressentir une mouche prisonnière d'un tuyau d'aération. Après le module d'équipement de vie, il y avait deux couloirs tabulaires. Ils croisèrent des membres d'équipage et des colons, flottant en état d'apesanteur. Une famille entourait une fillette de quatre ans en larmes, qui s'accrochait désespérément à une poignée de maintien. Ses parents avaient beau essayer de la rassurer, rien n'aurait pu lui faire lâcher prise. Ils traversèrent un sas qui donnait sur un long compartiment cylindrique de plusieurs centaines de sièges, presque tous occupés. Spatiojet, songea Quinn. Il avait quitté la Terre sur la tour orbitale brésilienne, un trajet de dix heures dans une capsule où étaient entassés avec lui vingt-cinq autres déportés. Il lui vint brusquement à l'esprit qu'il ne savait même pas où il était ; pas un mot sur sa destination n'avait été prononcé durant les cinquante secondes qu'avait duré son audition devant le juge. - Où sommes-nous ? demanda-t-il à l'homme. Quelle planète ? L'homme lui lança un drôle de regard. - Lalonde. Pourquoi, ils ne t'ont rien dit ? - Non. - Ah ! Bon, c'aurait pu être pire, crois-moi. Lalonde est une communauté eurochrétienne, établie il y a environ trente ans. Il me semble qu'il y a une colonie tyrathca, mais la plus grosse partie ce sont des humains. Tu seras bien. Mais si tu veux un conseil, n'essaie pas d'emmerder le superviseur. - OK. Il n'osait pas demander ce qu'était un Tyrathca. Un de ces xénos, vraisemblablement. Il ne put réprimer un frisson, lui qui, sur Terre, ne s'était jamais risqué à sortir des arches ou des stations de vidtrain. Et voilà qu'ils l'envoyaient vivre à ciel ouvert avec des animaux parlants. Frère de Dieu ! L'homme d'équipage l'amena jusqu'au fond du Spatiojet, puis lui ôta son collier et lui dit de se trouver une place libre. Cette dernière section était occupée par un groupe d'une vingtaine de personnes dont la plupart étaient des gars d'à peine plus de vingt ans, tous vêtus du même survêtement gris ardoise qui lui avait été remis. Sur la manche était imprimé DEP en lettres rouge vif. Des jeunes des rues. Quinn les reconnaissait, c'était comme regarder dans un miroir où se reflétait le passé. C'était lui un an auparavant, avant qu'il ne se joigne au Frère de Lumière, avant que son existence n'ait trouvé un sens. Quinn s'approcha d'eux et, affichant un air désinvolte, forma avec ses doigts la croix inversée. Pas de réaction. Bon ! Il s'attacha sur le siège à côté d'un type au visage pâle et aux cheveux roux coupés court. - Jackson Gael, dit celui-ci. Quinn hocha la tête d'un air engourdi et marmonna son nom. Jackson Gael devait avoir dans les dix-neuf, vingt ans ; il avait cette maigreur et cette mine dédaigneuse qui le désignaient comme un guerrier de la rue, le genre dur qui ne se pose pas de questions. Quinn se demanda vaguement ce qu'il pouvait bien avoir fait pour être déporté. L'agent de bord arriva et le pilote annonça qu'ils seraient en désarrimage dans trois minutes. Un concert de hourras et d'applaudissements monta des premières places occupées par les colons. Quelqu'un se mit à jouer sur un mini-synthé un air entraînant qui mit Quinn sur les nerfs. - Merde ! dit Jackson Gael. Regarde-les, ils n'ont qu'une envie, c'est de débarquer ici. Ils croient à toutes ces conneries de nouvelle frontière que la Société d'exploitation leur a fourrées dans le crâne. Et on va devoir passer le reste de notre vie avec ces abrutis. - Pas moi, lâcha Quinn machinalement. - Ah non ? fit Jackson avec un sourire. Si t'es un richard, pourquoi t'as pas soudoyé le capitaine, qu'il te laisse sur Kulu ou sur la Nouvelle-Californie ? - Je ne suis pas un richard. Mais je ne reste pas. - Ouais, d'accord. Quand tu auras fini ton temps de service, tu vas devenir un gros négociant. Je te crois. Moi, je vais garder la tête basse. Voir si je peux être affecté à une ferme pour mon temps de service. (Il fit un clin d'oeil complice à Quinn.) Y a des filles pas mal du tout dans le lot. Elles vont se sentir seules dans leurs petites fermes isolées. Les types comme toi et moi, elles commencent à les voir sous un jour plus favorable au bout d'un certain temps. Et si t'as pas encore remarqué, y a pas beaucoup de nanas chez les déportés. Quinn le regarda d'un air ahuri. - Temps de service ? - Ouais, temps de service. Ta peine, mon vieux. Tiens donc, tu croyais qu'ils allaient nous relâcher une fois arrivés ? - Ils ne m'ont rien dit. Quinn sentit s'ouvrir en lui un gouffre de détresse. Ce n'était que maintenant qu'il commençait à se rendre compte à quel point il pouvait être ignorant du monde extérieur à l'arche. - Mon vieux, tu as dû sacrement déconner, insista Jackson. Tu t'es fait balancer par un politicard ? - Non. Pas un politicien. Bien pire, et infiniment plus subtil. Quinn regarda la dernière famille de colons émerger du sas ; c'était celle avec la fillette terrorisée. Ses bras étreignaient le cou de son père et elle pleurait toujours. - Bon alors, qu'est-ce qu'on fait pendant le temps de service ? - Eh bien, une fois qu'on y est, toi, moi et les autres Déps, on commence par dix ans de travaux forcés. Tu vois, c'est la Société d'exploitation de Lalonde qui a payé notre voyage depuis la Terre, et maintenant ils veulent rentabiliser leur investissement. On passe donc les plus belles années de notre vie à pelleter la merde pour ces colons. Entretien communautaire, ils appellent ça. Mais, au fond, on est un groupe de forçats, Quinn, c'est ça qu'on est ; on construit des routes, on coupe des arbres, on creuse des latrines. Tout ce que tu peux imaginer, tous les sales boulots que les colons devraient se taper, c'est nous qui les faisons à leur place. On bosse là où on nous dit, on mange ce qu'on nous donne, on porte ce qu'on nous fournit, tout ça pour quinze malheureux francs Lalonde par mois, ce qui équivaut à peu près à cinq fusiodollars. Bienvenue au paradis des pionniers, Quinn. Le spatiojet McBoeing BDA-9008 était un appareil tout simple conçu pour les vols à destination des planètes agraires en phase un, des colonies lointaines encore en début de développement où on ne trouvait pas beaucoup de pièces détachées et où les équipes de maintenance étaient composées de nullités, des jeunes d'autant plus inexpérimentés qu'ils en étaient à leur premier contrat. Un engin robuste, à ailes en delta, construit dans une colonie-astéroïde de la Nouvelle-Californie, soixante-quinze mètres de long et soixante d'envergure ; pas de hublots pour les passagers, juste un panneau transparent, allongé et cintré, pour le pilote. Le fuselage, en alliage bore-béryllium thermorésistant, évoquait une coquille d'huître grise, étincelant dans la lumière vive de l'étoile de type F située à cent trente-deux millions de kilomètres. De petits jets de gaz poussiéreux jaillirent du sas lorsque le joint hermétique coulissa. Les verrous d'arrimage se rétractèrent dans la masse du vaisseau spatial, libérant le spatiojet. Le pilote alluma les impulseurs et le spatiojet s'écarta de la coque parfaitement homogène de l'immense vaisseau. De loin le McBoeing ressemblait à un papillon de nuit s'éloignant d'un ballon de football. Quand ils furent à cinq cents mètres de distance, une seconde poussée des impulseurs, plus longue, plaça le spatiojet sur une trajectoire courbe en direction de la planète. Lalonde était un monde qu'on pouvait tout juste qualifier de terracompatible. Avec une faible inclinaison axiale et une inconfortable proximité de son étoile puissante, la planète avait un climat principalement chaud et humide, un éternel été tropical. De ses six continents, seul Amarisk dans l'hémisphère Sud avait été ouvert à la colonisation par la Société d'exploitation. Les humains ne pouvaient se risquer dans la zone équa-toriale sans combinaison thermostatique. Quant à Wyman, le seul continent polaire, dans l'hémisphère Nord, il était soumis à de violentes tempêtes provoquées par la rencontre des fronts chauds et froids sur tout son pourtour et tout au long de l'année. Les calottes glaciaires étaient réduites et couvraient moins du cinquième de la surface normale des planètes terracompatibles. Le spatiojet s'enfonçait proprement dans l'atmosphère, ses bords d'attaque entourés d'un arc lumineux gris cerise. En dessous, l'océan roulait ses flots indolents, vaste étendue d'azur parsemée d'îles volcaniques et de petits atolls coralliens. Des nuages immaculés, engendrés par la chaleur implacable, flottaient au-dessus de presque la moitié de la surface visible. Où qu'on se trouve sur Lalonde, il se passait à peine un jour sans qu'il y ait de la pluie, sous une forme ou une autre. C'était une des raisons qui avaient permis à la Société d'exploitation d'attirer des investisseurs ; la chaleur et l'humidité permanentes constituaient un environnement idéal pour certaines espèces de plantes et les colons fermiers y trouvaient leur récompense avec des pousses vigoureuses et d'excellentes récoltes. Quand le McBoeing passa à la vitesse subsonique, il avait déjà traversé la large bande de nuages qui s'éloignaient majestueusement vers la côte ouest d'Amarisk. Le continent couvrait plus de huit millions de kilomètres carrés, depuis les plaines inondées du littoral occidental jusqu'à une longue chaîne de montagnes plissées à l'est. Sous le soleil de midi, il étalait son paysage de jungle brillant d'un éclat émeraude, brisé par d'immenses steppes au sud, zone subtropicale aux températures moins élevées. Sous le spatiojet, la mer avait une coloration boueuse dessinant une grande tache brune, large de soixante-dix à quatre-vingts kilomètres, bordant la grève marécageuse. Elle marquait l'embouchure de la Juliffe, un fleuve dont le bras principal s'étirait sur une longueur de presque deux mille kilomètres à l'intérieur des terres, jusqu'aux contreforts abritant la côte orientale. Le réseau d'affluents était assez étendu pour supporter la comparaison avec le fleuve Amazone de la Terre. Rien que pour cette raison, la Société d'exploitation avait choisi la rive sud de la Juliffe comme site de la capitale (et unique ville) de la planète, Durringham. Le McBoeing passa à basse altitude au-dessus des marais côtiers et sortit son train d'atterrissage, alignant son nez profilé comme une balle sur la piste visible à trente kilomètres devant. Le seul spatioport de Lalonde était situé à cinq kilomètres de Durringham, dans une clairière gagnée sur la jungle et comportant, outre l'unique piste à claire-voie faite de plaques de métal préfabriquées, un centre de contrôle et dix hangars en panneaux d'ezystak décolorés par le soleil. Le spatiojet atterrissait dans un crissement de pneus et un dégagement de fumée grasse lorsque l'ordinateur de vol appliqua les freins. Le nez s'abaissa et l'appareil roula un moment avant de s'immobiliser, puis revint lentement vers les hangars. Un monde étranger. Une nouvelle vie qui commençait. Gerald Skibbow émergea de l'atmosphère étouffante de la cabine du spatiojet et parcourut le paysage d'un regard empreint de ferveur. Rien qu'à voir l'épaisse clôture que dressait la forêt vierge autour du périmètre du spatioport, il sut qu'il avait fait le bon choix en venant ici. Au moment de descendre les marches, il étreignit sa femme, Loren. - Merde ! tu as vu ça ! Des arbres, de vrais arbres, bon Dieu ! Des millions. Que dis-je, des milliards ! Un univers d'arbres ! Il prit une profonde inspiration. Ce n'était pas tout à fait ce à quoi il s'était attendu. L'air ici était à couper au couteau et il transpirait de partout dans son survêtement vert olive. Il y avait une odeur, vaguement sulfureuse, comme quelque chose de putride. Mais merde, c'était un air naturel ; un air qui n'était pas imprégné de sept siècles de polluants industriels. Et c'était ce qui comptait vraiment. Lalonde était un rêve devenu réalité, un territoire vierge, un monde où les enfants n'auraient qu'à se mettre à la tâche pour voir toutes leurs attentes se réaliser. Marie descendit derrière lui, son joli visage exprimant une petite moue boudeuse, le nez froncé sous la senteur musquée qui s'exhalait de la jungle. Il ne s'en inquiéta pas outre mesure ; elle avait dix-sept ans, et à dix-sept ans on ne trouve jamais rien de bien dans la vie. Il lui donnait seulement deux ans, et ça lui passerait. Sa fille aînée, Paula, qui en avait dix-neuf, avait l'air ravie de se trouver là. Son tout récent mari, Frank Kava, se tenait à ses côtés, un bras protecteur passé autour de son épaule, souriant devant le tableau qui s'offrait à eux. En partageant cet instant de la découverte, ils en faisaient un moment privilégié. Et puis Frank était l'homme de la situation, le gendre parfait. Le travail ne lui faisait pas peur. Avec Frank comme associé, Gerald Skibbow était certain que la ferme qu'il voulait lancer ne pourrait que prospérer. Faite de pierre concassée, l'aire de stationnement devant le hangar était couverte de flaques d'eau. En bas des marches, six agents de la Société d'exploitation de Lalonde ramassaient les cartes d'enregistrement des passagers qu'ils glissaient dans des blocs-processeurs. Une fois les renseignements vérifiés, chaque immigrant se voyait remettre une carte de citoyenneté et un crédisque de la SEL avec ses fonds du Gouvcentral convertis en francs Lalonde, la monnaie interne qui n'avait cours dans aucun autre endroit de la Confédération. Gerald avait prévu le coup ; il avait mis à gauche, caché dans une poche intérieure, un crédisque de la Banque jovienne avec un solde de trois mille cinq cents fusiodollars. Il prit sa nouvelle carte et son crédisque en remerciant l'agent d'un signe de tête, et celui-ci lui indiqua la direction du grand hangar. - J'aurais pensé qu'ils étaient un peu mieux organisés, grommela Loren. Elle gonfla ses joues rosies par la chaleur. Ils avaient fait quinze minutes de queue pour avoir leur carte. - Tu veux déjà repartir ? la taquina Gerald. Il brandissait sa carte de citoyen de Lalonde avec un sourire épanoui. - Non, tu refuserais de venir avec moi, rétorqua-t-elle. Malgré son regard souriant, le ton manquait de conviction. Mais Gerald n'y prêta pas attention. Dans le hangar, ils retrouvèrent des passagers d'un vol précédent, qui attendaient toujours. L'agent de la SEL les inscrivit sous l'étiquette commune Arrivants Groupe Sept. Une mandataire du Service d'octroi des lots leur dit qu'il y avait un bateau prévu pour les conduire le surlendemain en amont du fleuve jusqu'aux terrains qu'on leur avait alloués. Ils dormiraient dans un dortoir de Durringham en attendant le départ. Et ils devraient s'y rendre à pied, quoiqu'elle leur promît qu'il y aurait un bus pour les enfants en bas âge. - Papa ! pesta Marie entre ses dents alors que des murmures s'élevaient de la foule. - Quoi ? Tu n'as pas de jambes ? Tu passais la moitié du temps à ton club de gym. - C'était pour le tonus musculaire, répliqua-t-elle. Pas du travail forcé dans un sauna. - Tu t'y feras. Marie s'apprêtait à répondre, mais ce qu'elle lut dans les yeux de son père l'en dissuada. Elle échangea un regard un peu inquiet avec sa mère, puis haussa les épaules, résignée. - OK, dit-elle. - Et nos bagages ? demanda quelqu'un à la femme. - Les Déps vont les décharger du spatiojet. Nous avons un camion prêt à les transporter en ville. On les mettra directement sur le bateau avec vous. Quand les colons se furent mis en route pour gagner la ville, deux hommes de l'équipe au sol du spatioport rassemblèrent Quinn et les autres déportés pour former un groupe de travail. Ainsi sa première expérience sur Lalonde fut de passer deux heures à tirer de la soute du spatiojet des conteneurs plombés en matériau composite avant de les empiler sur des camions. Le travail était dur et les gars se débarrassèrent de leurs vêtements pour ne garder que leur short ; Quinn n'eut pas l'impression de voir tellement de différence, la transpiration semblait avoir formé une couche solide et permanente par-dessus sa peau. Selon les dires d'un des hommes de l'équipe au sol, la pesanteur sur Lalonde était légèrement inférieure à celle de la Terre ; Quinn ne s'en rendit pas compte non plus. Au bout d'un quart d'heure à suer sang et eau, il nota que tous les hommes de l'équipe au sol étaient allés subrepticement se réfugier dans l'ombre du hangar. Les Déps pouvaient bien se débrouiller tout seuls. Deux autres McBoeing BDA-9008 atterrirent, amenant un autre groupe de colons du vaisseau en orbite. Un spatiojet décolla, transportant le personnel de la SEL jusqu'aux couchettes vides ; ils rentraient chez eux, leur contrat arrivé à terme. Quinn interrompit sa besogne pour regarder le grand oiseau noir aux ailes delta s'envoler dans le ciel et s'éloigner vers l'est en diminuant. Cette vision fit monter en lui un sentiment d'envie mêlée de dépit. Et pourtant personne ne faisait attention à lui. Il pouvait se sauver, là, tout de suite, s'enfoncer dans cette immense terre sauvage qui s'étendait au-delà du périmètre. Seulement ce n'était pas vers ça qu'il voulait se sauver, mais vers le spatioport, et il imaginait très bien comment les colons devaient traiter les Déps fugitifs. Il avait peut-être été assez stupide pour être déporté, mais il n'était pas naïf à ce point. Jurant doucement pour lui-même, il sortit de la soute du McBoeing une autre caisse pleine d'outils de charpenterie et la porta dans le camion. Quand les déportés eurent fini le déchargement et entamèrent leur longue et pénible marche vers Durringham, les nuages venus de l'ouest avaient apporté une pluie chaude et persistante. Quinn ne fut nullement surpris de constater que son survêtement gris n'était pas imperméable. Le bureau du directeur du Service de l'immigration de Lalonde se trouvait dans un bloc attenant au centre de contrôle du spatioport et consistant en un toit long et plat en panneaux d'ezystak, de forme rectangulaire, fixé sur une armature de métal. Le bâtiment avait été assemblé vingt-cinq ans auparavant quand étaient arrivés les premiers colons, et le caractère austère des installations témoignait de cette ancienneté. Même pour ses bâtiments administratifs, songea tristement Darcy, Lalonde n'avait pas droit au silicone programmé ; à tout le moins les ouvrages de construction lunaire sacrifiaient à un minimum de confort. S'il y eut jamais un projet de colonie à l'économie, c'était Lalonde. Néanmoins le bureau avait la climatisation, qui fonctionnait à partir de photopiles. La température était sensiblement plus basse qu'à l'extérieur, quoique l'humidité restât constante. Assis sur le canapé, Darcy vérifiait les cartes d'enregistrement qu'avait remises le dernier groupe d'arrivants en échange de leurs cartes de citoyenneté et de leurs crédisques de la SEL. Le vaisseau avait amené cinq mille cinq cents personnes depuis la Terre ; cinq mille cinq cents malheureux, rêveurs et criminels, lâchés dans la nature pour bousiller une autre planète au nom d'un noble destin. Après soixante ans passés au Service de renseignements édéniste, Darcy n'arrivait pas à voir les Ada-mistes autrement. Et ils prétendent que ce sont eux qui sont normaux, pensa Darcy avec une ironie désabusée, à chaque fois je trouve ça dingue comme ce n'est pas permis. Il entra une autre carte dans son bloc-processeur et jeta un bref regard sur l'hologramme. Vingt ans, assez bel homme, le visage froid, les yeux habités par la peur et la haine. Quinn Dexter, un déporté. Le bloc en équilibre sur ses genoux ne réagit pas au nom du type. La carte alla rejoindre la pile déjà grosse. Darcy en prit une autre. - Un truc que vous ne m'avez jamais dit, demanda Nico Frihagen de derrière son bureau. Vous cherchez qui au juste ? Darcy leva les yeux de son bloc. Nico Frihagen était le chef du registre du Service de l'immigration de Lalonde, un titre ronflant pour désigner ce qui était essentiellement un poste de commis de bureau au département des affaires civiles du gouverneur. Pas loin de la soixantaine, c'était un Slave aux allures frustes, aux bajoues flasques et au front mou et dégarni. De l'avis de Darcy, ses ancêtres n'avaient pratiquement pas dû avoir recours à l'ingénierie génétique. En bon lourdaud de fonctionnaire, il était en train de lamper une canette de bière, une marque extra-planétaire, sans doute piquée dans les affaires d'un de ces futurs fermiers naïfs et sans méfiance qui venaient d'arriver. Le personnel du spatioport se livrait à un joli trafic au préjudice des colons. Nico Frihagen était un chaînon essentiel de ce vol organisé ; sur les cartes d'enregistrement des colons figurait une liste de leurs objets et effets personnels. Cet empressement à fourrer son nez dans les affaires des autres faisait du chef du registre un contact idéal pour les agents édénistes. Pour cinq cents fusiodollars tout rond par mois, Darcy et sa coéquipière, Lori, passaient en revue les identités des nouveaux immigrants sans avoir à recourir au fichier d'état civil de la colonie. On n'avait pas beaucoup de renseignements sur les immigrants ; pour la Société d'exploitation de Lalonde, il n'était pas vraiment important de savoir qui venait s'installer sur la planète dès lors qu'ils payaient leur voyage et leurs droits d'enregistrement des terrains. La compagnie ne déclarerait pas de dividendes avant encore un autre siècle, quand la population aurait dépassé les cent millions et qu'une économie industrielle se serait développée pour remplacer les exploitations agricoles des premiers temps. Les colonies étaient toujours des investissements à long terme. Quoi qu'il en fût, Darcy et Lori continuaient à éplucher les données. La routine. Du reste, quelqu'un pouvait toujours se montrer négligent. - Pourquoi voulez-vous savoir ? Quelqu'un aurait-il manifesté de l'intérêt ? demanda Lori assise à l'autre bout du canapé. À*-soixante-treize ans, avec ses cheveux à la teinte auburn uniforme et son visage rond, elle paraissait deux fois plus jeune que Nico Frihagen. Comme Darcy, elle n'avait pas la haute taille de la plupart des Édénistes, ce qui faisait d'eux des candidats parfaits pour assurer un travail de renseignement discret, avec une solide couverture. - Non, dit Nico, accompagnant sa réponse d'un geste de la main qui tenait la canette de bière. Mais ça fait trois ans que vous faites ça, et, pour ce que j'en sais, peut-être aussi les trois années d'avant. Ce n'est pas seulement l'argent, qui pour vous ne signifie pas grand-chose. Non, c'est le temps que vous y passez. Ça voudrait dire que vous cherchez quelqu'un d'important. - Pas vraiment, dit Lori. C'est un genre de personne que nous recherchons, pas un individu spécifique. Ça suffit, lui transmit Darcy. Souhaitons qu'il s'en contente, répliqua-t-elle. Nico Frihagen avala une lampée de bière. - Quel genre ? - Le profil est là-dedans, disponible au besoin, indiqua Darcy en levant son bloc-processeur. Pensez-vous en avoir besoin, Nico ? - Non. Je me posais juste la question. On a entendu des rumeurs, ces temps derniers. - Quelles sortes de rumeurs, Nico ? Nico Frihagen tourna la tête vers la fenêtre et regarda une équipe de déportés en train de décharger un McBoeing BDA-9008. - En amont. Y a des colons qui ont disparu, deux fermes du comté de Schuster. Les shérifs n'ont rien trouvé, pas la moindre trace de lutte, pas de corps. Juste des maisons vides. Où diable peut bien se trouver le comté de Schuster? demanda Lori à Darcy. Celui-ci interrogea le processeur biotek de son bloc ; une carte du bassin fluvial de la Juliffe lui apparut à l'esprit. Le comté de Schuster était marqué en surbrillance orange clair ; une zone étendue, vaguement rectangulaire, bordée par la rivière Quallheim, l'un des centaines d'affluents que comptait la Juliffe. Comme a dit Nico, c'est en amont. À plus de mille kilomètres. Une région qu'ils viennent juste d'ouvrir à la colonisation. Ce pourrait être une espèce de gros animal. Un kroclion, ou même quelque chose qui a échappé à l'équipe d'analyse écologique. Peut-être. Darcy ne pouvait se résoudre à accepter cette hypothèse. - Et qu'est-ce qu'en disait la rumeur, Nico ? Les gens, qu'est-ce qu'ils en pensent ? - Pas grand-chose. Ils ne sont pas nombreux à savoir. Le Gouverneur voulait garder ça secret, il craignait que ça crée des problèmes avec les fermiers tyrathcas, il y en a une poignée de l'autre côté de la savane qui borde le comté de Schuster. Il pensait qu'on allait leur mettre la chose sur le dos, aussi le shérif du comté n'a pas fait de rapport officiel. Les fermiers ont été portés disparus. - Quand est-ce arrivé ? demanda Lori. - Il y a deux semaines environ. Un peu maigre comme indices, émit Lori. C'est assez éloigné. Le genre d'endroit où il irait. Je te l'accorde. Mais qu'est-ce qu'il pourrait vouloir à des péquenauds de fermiers ? Données insuffisantes. On va vérifier ? Vérifier quoi ? Que les fermes sont vides ? On ne va pas sillonner la jungle à la recherche de deux familles qui ont rompu leur contrat de fermage. Seigneur ! essaie un peu de me fourrer là-bas dans cette brousse, je me tire tout de suite. Je persiste à dire que c'est bizarre. S'il s'était agi de simples mécontents, le shérif du coin aurait été au courant. Oui. Mais même si on décidait d'y aller, il nous faudrait deux ou trois semaines pour atteindre le comté de Schuster. Ce qui veut dire que la piste serait vieille de plus d'un mois et qu'on ne trouverait rien. Quelles compétences tu as, toi, pour suivre une piste comme ça à travers la jungle ? On pourrait sortir Abraham et Catlin de tau-zéro, les envoyer en reconnaissance dans la zone. Darcy examina les différentes options. Abraham et Catlin, leurs aigles, avaient beau avoir des sens augmentés, ça ne rimait à rien de les envoyer là-bas sans la moindre idée de l'endroit où la proie pouvait se trouver. Ils pouvaient passer six mois rien qu'à couvrir le comté de Schuster. S'ils avaient eu plus d'agents, il aurait pu souscrire à la proposition de Lori, mais pas avec les deux aigles seulement. En passant au crible les immigrants de Lalonde, les chances de réussite étaient minces ; tout reposait sur une mince information assez équivoque remontant à presque quarante ans : Laton aurait acheté une copie du rapport de la première équipe d'analyse écologique. Il était hors de question d'engager des recherches dans l'arrière-pays. Non, émit-il finalement un peu à contrecour. On va les garder pour quand on aura une piste sérieuse. Néanmoins, il y a un faucon qui doit arriver de Jospool dans un mois ; je vais demander au capitaine qu'il fasse un examen complet du comté de Schuster. OK, c'est toi le patron, concéda Lori. Darcy lui transmit l'image mentale d'un grand sourire. Ils bossaient ensemble depuis trop longtemps pour qu'entre eux le grade fût autre chose qu'une simple étiquette. - Merci de mentionner cela, dit Darcy à Nico Frihagen. - C'était utile ? - Ça se pourrait. Nous ne manquerons pas de vous témoigner notre gratitude. - Merci. Nico Frihagen esquissa un sourire et avala une autre lampée. Quel porc ! émit Lori. - Nous vous serions encore plus reconnaissants si vous nous informiez sur d'éventuelles autres disparitions, dit Darcy. Nico Frihagen leva sa canette de bière dans sa direction et lâcha : - Je ferai de mon mieux. Darcy prit une autre carte d'enregistrement sur laquelle était imprimé en haut le nom de Marie Skibbow ; l'hologramme lui montra une jeune fille à l'allure séduisante qui lui adressait un sourire rebelle. Il ne put s'empêcher de penser que quelques années d'enfer attendaient ses parents. Dehors, de l'autre côté de la fenêtre maculée de boue, d'épais nuages gris s'amoncelaient à l'ouest. La route reliant Durringham au spatioport consistait en une large bande rosâtre de graviers coupant tout droit à travers l'épaisseur de la jungle. Le père Horst Elwes marchait vers la capitale du mieux que le lui permettaient ses pieds enflés et ce qu'il soupçonnait être des ampoules aux deux talons. Il gardait un oeil attentif sur les nuages qui s'amassaient au-dessus de la cime des arbres se balançant doucement dans le ciel, avec l'espoir que la pluie attendrait qu'il ait rejoint le dortoir des passagers. Du gravier autour de ses pieds s'élevaient de fines spirales de vapeur. C'était comme si l'étroit défilé tracé entre les arbres faisait fonction de loupe entre lui et le soleil, et la chaleur était étouffante. Un tapis d'herbe couverte de broussailles débordait sur la piste. On ne pouvait nier que Lalonde ait une végétation vigoureuse. L'air s'emplissait du chant des oiseaux donnant leur concert sonore. Ce devaient être les criailleurs, conclut-il en se repassant le mémento des conditions locales que l'Église lui avait fourni avant qu'il ne quitte la Terre. À peu près la taille d'un faisan terrestre, dotés d'un plumage rouge vif. Comestibles, mais pas conseillés, lui dit la mémoire artificielle. Il n'y avait pas beaucoup de circulation sur la piste. Quelques camions cabossés et bruyants qui faisaient la navette entre le spatioport et la ville, transportant des caisses en bois et des conteneurs en vieux matériau composite, certains chargés d'équipements de ferme. Les employés du spatioport sur leurs motos aux pneus larges creusés de sillons profonds, qui lançaient au passage de grands coups d'avertisseur et, pour les hommes, des exclamations à l'adresse des filles. Et aussi plusieurs chariots tirés par des chevaux. Horst regardait les grands animaux avec une joie sans réserve. Sur Terre, il n'était jamais allé au zoo de son arche. Comme c'était étrange d'en voir pour la première fois sur une planète à plus de trois cents années-lumière de leur monde natal. Et comment pouvaient-ils supporter la chaleur avec un poeil aussi épais ? Ils étaient cinq cents dans le Groupe Sept. Ils étaient partis tous ensemble du spatioport, marchant en rangs serrés derrière l'agent de la SEL en bavardant de bon cour. À présent, après deux ou trois kilomètres, le groupe s'était éparpillé et les conversations écourtées. Horst n'était pas loin de l'arrière. Ses articulations avaient déjà commencé à craquer, comme pour protester devant l'effort exigé, et sa soif était de plus en plus vive malgré la terrible humidité de l'air. La plupart des hommes s'étaient dépouillés du haut de leur survêtement et de leur tee-shirt dont ils avaient noué les manches autour de leur taille. Plusieurs femmes les avaient imités. Horst nota que tous les gens du coin qui passaient à moto étaient en short et en chemise légère, comme d'ailleurs l'agent qui les guidait. Il s'arrêta, surpris de la quantité de sang qui semblait lui fouetter les joues, et tourna à quatre-vingt-dix degrés le cliquet de verrouillage du collier. Le devant de son survêtement s'ouvrit sur le fin tee-shirt bleu pastel auquel la transpiration avait donné une teinte plus foncée. Le vêtement léger et soyeux était peut-être idéal à bord d'un vaisseau, voire dans une arche, mais en pleine nature sauvage il avait quelque chose de saugrenu. Quelqu'un avait dû dérégler leurs canaux d'information. Il n'était pas possible que les colons des vingt-cinq dernières années soient arrivés habillés comme ça. Une fillette de dix ou onze ans le regardait faire. Elle avait ce visage d'ange en miniature qu'ont tous les jeunes enfants, avec des cheveux blonds très clairs et raides à hauteur d'épaule, rassemblés en deux couettes tenues par de petits cordons rouges. Chose curieuse, elle portait de robustes bottes de marche lui montant jusqu'aux chevilles, ainsi qu'un short flottant jaune et un petit corsage blanc en coton. D'un geste vif, elle rabattit en arrière son feutre vert à larges bords. Horst ne put retenir un sourire. - Salut, toi. N'aurais-tu pas dû prendre le bus du spatioport ? demanda-t-il. Elle fit une grimace indignée. - Je ne suis pas un bébé ! - Je n'ai jamais dit ça. Mais tu aurais joué un bon tour à l'agent de la compagnie en te faisant amener en bus. Moi je l'aurais fait si j'avais pu. Les yeux de la fillette se fixèrent sur le crucifix blanc brodé sur la manche de son tee-shirt. - Mais tu es un prêtre. - Père Horst Elwes, ton prêtre, si tu es dans le Groupe Sept. - Oui, j'y suis. N'empêche que me faire amener en bus aurait été malhonnête, insista-t-elle. - C'aurait été sage. Et je suis sûr que Jésus t'aurait pardonné. Cela la fit sourire, ce qui apporta un rayon de soleil de plus dans la journée de Horst. - Tu ne ressembles pas au père Varhoos de chez moi. - Est-ce un compliment ? - Oh oui ! répondit-elle en hochant énergiquement la tête. - Où est ta famille ? - Il n'y a que moi et maman. La fillette pointa son doigt vers une femme qui avançait vers eux. Dans les trente-cinq ans, elle avait les cheveux aussi blonds que ceux de sa fille et des formes épanouies qui le firent soupirer après ce qui ne pourrait jamais être. Non que l'Église chrétienne unifiée interdît à ses prêtres de se marier, loin de là, mais alors qu'il était encore dans la fleur de l'âge, il y a vingt ans, il avait commis à peu près tous les écarts et, aujourd'hui, il était ce que ses collègues les plus aimables qualifiaient de grassouillet. Et encore était-ce après avoir traité chaque calorie comme un virus inopportun. Elle s'appelait Ruth Hilton, lui dit-elle sans tarder, et sa fille Jay. Elle ne fit pas mention d'un mari ou d'un ami. Ils repartirent tous les trois ensemble le long de la piste. - C'est bien de voir que quelqu'un a pensé au côté pratique, dit Horst. Finalement, on forme une jolie bande de pionniers. Ruth était elle aussi vêtue en fonction de la chaleur, un short, un chapeau de toile et un tricot de corps sans manches ; ses bottes étaient du même modèle en plus grand que celles de Jay. Elle portait un sac à dos bien rempli et avait, accrochés à sa large ceinture de cuir, plusieurs appareils que Horst n'avait jamais vus. - C'est une planète tropicale, mon père. L'Église ne vous a-t-elle donc pas fourni un mémento synoptique de Lalonde avant votre départ ? - Si, mais je ne m'attendais quand même pas à entreprendre une longue marche dès notre arrivée. D'après mon indicateur horaire personnel, ça fait seulement quinze heures que j'ai quitté l'abbaye de l'arche. - C'est une colonie en phase un, dit Ruth sans montrer la moindre compassion. Vous vous imaginez qu'ils vont avoir le temps ou l'envie de chouchouter cinq mille individus tout droit sortis de leur arche et qui n'ont jamais vu le ciel ouvert avant cela ? Allons, je vous en prie ! - Je pense néanmoins qu'on aurait dû nous prévenir. Peut-être nous laisser l'occasion de nous changer pour mettre des vêtements plus appropriés. - Vous auriez dû les prendre avec vous dans la nacelle. C'est ce que j'ai fait. Il est prévu dans le contrat de voyage qu'on a droit à vingt kilos de bagages personnels. - C'est l'Église qui a payé mon voyage, se borna à répondre Horst avec une certaine prudence. Il ne pouvait que reconnaître que Ruth avait la trempe qu'il fallait pour survivre dans ce monde aussi nouveau qu'exigeant ; elle devrait cependant apprendre à modérer son attitude quelque peu mercenaire sinon il se voyait déjà en train d'essayer de calmer une foule prête à la lyncher. Il retint un sourire. Voilà qui serait un vrai test pour juger de ce dont il était capable. - Vous savez quel est votre problème, mon père ? dit Ruth. Une foi trop grande. Tout au contraire, pensa Horst, il s'en faut de beaucoup. Et c'est la raison pour laquelle je suis là, dans le coin le plus éloigné du territoire humain, où je ne peux pas faire de mal ou presque. Quoique l'évêque ait été bien trop aimable de le présenter comme ça. - Qu'avez-vous l'intention de faire quand nous atteindrons notre destination ? demanda-t-il. Exploiter une ferme ? Pêcher dans la Juliffe peut-être ? - Peu probable ! Nous serons autosuffisants, naturellement, j'ai apporté assez de semences pour ça. Mais en fait je suis enseignante diplômée, dit-elle avec un sourire espiègle. Je vais être l'institutrice du village. Sans doute l'institutrice du comté quand on voit la façon morcelée dont est foutu ce pays. J'ai ici un empreinteur laser et tous les cours que vous pouvez imaginer, précisa-t-elle en tapotant son sac à dos. Avec ça Jay et moi allons pouvoir gagner notre vie. Vous n'avez pas idée de toutes les choses qu'il vous faudra savoir une fois que nous serons lâchés en pleine cambrousse. - Je suppose que vous avez raison, dit-il sans beaucoup d'enthousiasme. Les autres colons éprouvaient-ils eux aussi cette subtile sensation de doute maintenant qu'ils faisaient face à la dure réalité de Lalonde ? Horst regarda autour de lui, observant les gens les plus proches. Ils avançaient d'un pas lent comme dans un état léthargique. Une adolescente au corps superbe passa en traînant les pieds, les yeux au sol, les lèvres soudées dans un masque de détresse. Son survêtement était noué autour de sa taille ; en dessous elle portait un tee-shirt mandarine au déco-letté arrondi révélant plus qu'il n'en fallait de sa peau satinée couverte de sueur et de poussière. Une martyre muette, songea Horst ; il avait vu assez souvent ses pareilles quand il passait au refuge de l'arche. Pas un des hommes proches d'elle ne lui accordait la moindre attention. - Un peu que j'ai raison, lança Ruth d'une voix tonitruante et d'un ton absolument convaincu. Tenez, les chaussures par exemple. Vous en avez probablement apporté deux ou trois paires, exact ? - Deux paires de bottes, oui. - C'est bien. Mais elles ne vont pas faire cinq ans dans la jungle quand bien même elles seraient d'une matière spéciale. Après, à vous de fabriquer vos propres bottes. Et c'est là que vous viendrez me trouver pour un cours de cordonnerie. - Je vois. Vous avez préparé ça très sérieusement, n'est-ce pas? - Je ne serais pas ici dans le cas contraire. Jay sourit à sa mère, son visage exprimant une totale adoration. - Un empreinteur, ce n'est pas un peu lourd à trimbaler ? demanda Horst poussé par la curiosité. Ruth partit d'un gros rire et passa le dos de sa main sur son front dans un geste théâtral. - Oui, bien sûr. Mais c'est précieux, surtout les tout derniers cours techniques, des trucs dont on n'a jamais entendu parler ici. Je ne vais pas laisser ça dans les mains des employés du spatioport. C'est hors de question. Horst fut traversé d'un frisson d'angoisse. - Vous ne pensez pas qu'ils... - C'est sûr et certain. C'est ce que je ferais. - Pourquoi n'avoir rien dit là-bas ? demanda-t-il, exaspéré. J'ai des abécédaires dans mon conteneur, des médicaments, du vin de messe. Certains d'entre nous auraient pu rester avec les bagages, par sécurité. - Écoutez, mon père, je ne vise pas le poste de maire du groupe. Je vais laisser ça à quelque gros macho, merci. Et je ne me vois pas me faire applaudir pour aller me planter devant cette mandataire et lui dire que nous devrions rester là-bas pour empêcher ses amis de nous voler nos affaires. Vous l'auriez fait, vous, avec votre amour du prochain ? - Pas publiquement, non, reconnut Horst. Mais il y a d'autres façons. - Eh bien, commencez à y penser parce que nos précieux conteneurs vont rester entassés dans un entrepôt en ville pendant les deux prochains jours avant le départ. Et on va avoir besoin de ce qu'il y a dedans. Et quand je dis besoin, je ne plaisante pas, parce que celui qui s'imagine qu'il suffit pour survivre ici d'être déterminé et de faire honnêtement son travail peut s'attendre à quelques bouleversements dans son petit confort. - Faut-il que vous ayez toujours raison sur absolument tout ? - Écoutez, mon père, vous êtes ici pour vous occuper de nos âmes. Ça, vous saurez faire, je le vois, vous êtes du genre charitable. Au fond de vous en tout cas. Mais c'est à moi seule qu'il appartient de garder mon âme unie à mon corps. Et j'ai l'intention de faire du mieux que je peux. - Très bien. Ce pourrait être une bonne idée que je parle à certains membres du groupe ce soir. Peut-être pourrions-nous organiser une sorte de garde à l'entrepôt. - Et ce ne serait pas une mauvaise idée, aussi, de voir si on ne pourrait pas se faire remplacer tout ce qui a pu disparaître dans la nature. Il doit certainement y avoir des bagages d'autres groupes entreposés avec les nôtres, ce ne devrait pas être trop difficile. - Sinon on pourrait toujours aller au bureau du shérif et lui demander de retrouver tout ce qui nous a été volé, dit Horst d'un ton véhément. Devant tant de naïveté, Ruth ne put s'empêcher de rire. Ils poursuivirent leur marche en silence durant plusieurs minutes. - Ruth ? finit par demander Horst. Pourquoi êtes-vous venues ici ? Elle échangea avec Jay un regard morose qui les montrait tout à coup vulnérables. - Je fuis, répondit-elle. Pas vous ? Durringham avait été fondée en 2582, deux années (terrestres) après que l'équipe d'inspection de la Confédération eut confirmé les résultats des analyses écologiques de la compagnie d'exploitation agricole et fut convenue que les biotes de Lalonde ne présentaient pas de risque particulier pour les humains. Un certificat de garantie indispensable pour toute planète cherchant à attirer des colons sur son sol. Le décalage était imputable à la société de capital à risque (qui avait acheté les droits de colonisation au vaisseau d'exploration qui avait découvert la planète) quand elle avait voulu s'adjoindre des partenaires et devenir ainsi la Société d'exploitation de Lalonde. Avec un soutien financier suffisant pour établir un spatioport opérationnel et fournir un service administratif minimal, avec en outre un accord passé avec les Édénistes pour créer un habitat biotek au-dessus de Murora, la plus grosse géante gazeuse du système, on se mit sérieusement en devoir d'attirer les colons. Après avoir étudié les profils de recrutement, caractéristiques pour la plupart du Sud-Est asiatique, et les orientations culturelles prévues pour d'autres colonies planétaires, en phase un de développement, dans le secteur de Lalonde, le conseil d'administration de la SEL décida de concentrer son intérêt sur une souche eurochrétienne pour se doter d'une population d'immigrants à la hauteur. Ils rédigèrent une constitution inspirée grosso modo du modèle démocratique, qui prendrait effet sur un siècle, la SEL confiant les fonctions administratives locales à des conseils élus et, en bout de ligne, au terme des cent premières années, le gouvernorat à un congrès et à un président. En théorie, Lalonde aurait développé, une fois le processus terminé, une société industrielle et technologique en pleine expansion, avec la SEL comme plus gros actionnaire général des diverses entreprises commerciales de la planète. Alors, les profits réels commenceraient à rentrer. Au début de la phase préliminaire, des vaisseaux-cargos placèrent trente-cinq tombereaux en orbite basse : des engins spatiaux d'entrée en atmosphère, de forme ramassée et conique, remplis de machines lourdes, de matériel, de carburant, de véhicules de sol et de tronçons de piste préfabriqués. Les aérofreins firent passer les tombereaux au-dessous de la vitesse orbitale et ceux-ci, dans un sillage de feu, entamèrent un à un leur longue descente en courbe vers la jungle. Suivant les signaux de balise, ils atterrirent sur la rive sud de la Juliffe, déployés sur une ligne de quinze kilomètres. Chaque tombereau faisait trente mètres de haut, quinze mètres de large à la base, et pesait trois cent cinquante tonnes à pleine charge. De petites ailettes réparties autour de la base le dirigeaient à travers l'atmosphère avec une relative précision jusqu'à ce qu'il fût à sept cents mètres au-dessus du sol, point où il avait suffisamment ralenti pour descendre à une vitesse subsonique. Huit parachutes géants l'amenaient alors sur les quelques dernières centaines de mètres avant un atterrissage qui, pour la petite équipe d'aiguilleurs observant la manoeuvre à une distance raisonnable, ressemblait à un crash contrôlé. Les tombereaux étaient conçus pour un aller simple ; où ils se posaient, ils restaient. Les équipes de construction, après les avoir suivis dans de petites navettes ADAV, commencèrent à décharger. Les tombereaux une fois vidés, protégés du milieu extérieur, servaient de logements pour les familles des équipes et de bureaux pour le personnel administratif du gouvernorat. On commença par aplanir la partie de la jungle entourant les tombereaux, en pratiquant une politique de déboisage et de terre brûlée qui laissa une large bande de végétation dévastée et de carcasses d'animaux calcinées, et puis on aménagea la clairière du spatioport. Après que les plaques de la piste furent assemblées, une seconde vague d'ouvriers arriva dans les McBoeing, apportant davantage de matériel. Cette fois, ils durent construire leurs propres logements ; pour ce faire ils utilisèrent les rondins que les équipes précédentes avaient laissés à profusion éparpillés sur le sol. Autour des tombereaux s'élevèrent des cercles de cabanes en bois à l'aspect rudimentaire, tels des radeaux flottant sur une mer de vase. Débarrassé de sa couverture de broussailles, soumis au trafic incessant des engins lourds et aux pluies quotidiennes de Lalonde, le riche terreau noir fut réduit à l'état de marécage fétide, profond en certains endroits de plus de cinquante centimètres. Les concasseurs travaillaient sans discontinuer pendant les vingt-six heures que durait la rotation de la planète sans pouvoir toutefois fournir assez de gravier pour stabiliser les chemins boueux qui serpentaient à travers la ville en expansion. De la fenêtre éraflée et éclaboussée d'algues de son bureau au troisième étage du tombereau qui abritait l'ambassade de Kulu, Ralph Hiltch avait vue sur les toits en planches ensoleillés de Durringham, dont la ligne suivait les douces ondulations de terrain bordant le fleuve. Le tracé des rues était dépourvu de toute rigueur géométrique. Aucune conception logique n'avait présidé à la construction de Durringham, la ville s'était développée comme une tumeur. Hiltch était convaincu que même les villes du XVIIIe siècle sur Terre avaient plus de charme que celle-ci. Lalonde était sa quatrième affectation à l'extérieur, et il n'avait jamais rien vu d'aussi primitif. Les caisses des tombereaux souillées par les intempéries se dressaient au-dessus des enceintes de bidonvilles comme des temples énigmatiques, reliées aux bicoques branlantes par une monstrueuse toile d'araignée de câbles électriques noirs suspendus entre d'immenses poteaux. Les génératrices thermonucléaires intégrées des tombereaux fournissaient quatre-vingt-dix pour cent de l'électricité de la planète, une énergie dont Dur-ringham était complètement dépendante. Partant du fait que la Banque royale de Kulu détenait deux pour cent de parts dans la SEL, le ministère des Affaires étrangères de Kulu avait obtenu le tombereau pour son personnel dès qu'avait été terminée la phase initiale de la colonisation, évinçant du même coup le Département de classification des fruits aborigènes instauré par le gouverneur. Ralph Hiltch se réjouissait qu'il y ait eu cette manoeuvre de pression vingt ans auparavant car elle lui permettait de prétendre à un bureau climatisé et à un petit appartement contigu de deux pièces. En tant qu'attaché commercial, il avait droit à un appartement plus grand dans le bloc résidentiel de l'ambassade situé à l'extérieur, mais sa fonction actuelle de chef des opérations sur Lalonde de l'Agence de sécurité extérieure de Kulu impliquait nécessairement qu'il soit logé dans le genre de quartiers sécuritaires que pouvait offrir le vieux tombereau avec sa structure en car-botanium. D'ailleurs, comme tout le reste à Durringham, le bloc résidentiel était bâti en bois et laissait filtrer la pourriture au point que c'en était invivable. Ralph Hiltch regarda le rideau de pluie argenté, presque solide, qui venait depuis l'océan voiler l'étroite bande verdoyante qui se détachait au-dessus des toits au sud et marquait la limite de la jungle. C'était la troisième averse de la journée. Un des cinq écrans disposés sur le mur en face de son bureau affichait une image en temps réel, transmise par le satellite météo, d'Amarisk et de l'océan à l'ouest, couverts tous les deux de spirales de nuages. Son oeil exercé et blasé disait à Ralph que la pluie allait durer encore une bonne heure et demie. Il se radossa mollement dans son fauteuil et dévisagea l'homme, visiblement nerveux, assis de l'autre côté du bureau. Maki Gruter s'efforça de ne pas bouger sous le regard scrutateur. Âgé de vingt-huit ans, il était cadre d'échelon trois au ministère des Transports du gouvernerai. Il portait un short fauve et une chemise jade, et son anorak jaune citron pendait du dossier de sa chaise. Comme presque tout le monde dans l'administration de Lalonde, il était à vendre ; tous considéraient leur affectation dans ce trou perdu comme l'occasion de filouter à la fois la SEL et les colons. Ralph avait recruté Maki Gruter deux ans et demi plus tôt, un mois après qu'il eut lui-même débarqué ici. Cela ne relevait pas tant d'un exercice en matière de corruption que de la simple intention d'effectuer une sélection parmi une armée de volontaires tout prêts à collaborer. Il y avait des moments, songea noblement Ralph, où il aurait aimé rencontrer un fonctionnaire intègre, qui n'aurait pas trahi juste pour renifler l'odeur des omniprésents fusiodollars édénistes. Une fois terminée sa période de service sur Lalonde - encore trois ans à tirer -, il aurait besoin de suivre de multiples cours de recyclage. La subversion, ici, c'était simple comme bonjour. En fait, il y avait des moments où il se posait des questions sur l'intérêt que pouvait bien avoir l'ASE à monter une opération sur ce qui n'était au fond qu'une jungle peuplée de tarés néandertaliens. Mais Lalonde n'était qu'à vingt-deux années-lumière de la principauté d'Ombey, le tout nouveau système stellaire dominion du royaume de Kulu et qui venait tout juste lui-même d'achever la phase deux de son développement. La dynastie régnante des Saldana voulait s'assurer que Lalonde n'aille pas cultiver une attitude hostile. Ralph et ses collègues avaient pour mission de surveiller l'évolution politique de la colonie, à l'occasion de rendre un petit service en toute discrétion à des postulants partageant leurs idées ; de l'argent, ou des renseignements compromettants sur les candidats adverses, au bout du compte ça ne faisait pas de différence. Dans le processus d'accès à l'autonomie d'une colonie, les années formatrices fixaient les programmes politiques pour les siècles à venir, de sorte que l'ASE faisait son possible pour garantir vis-à-vis du royaume que les premiers dirigeants élus fussent, au plan idéologique, dociles comme des agneaux. Des fonctionnaires, au fond. Ça se tenait si on prenait en compte les conséquences à long terme ; quelques millions de livres dépensées aujourd'hui pour s'éviter les centaines de milliards que coûterait n'importe quelle forme d'opération militaire une fois que Lalonde posséderait une technoéconomie la rendant capable de construire des vaisseaux de guerre. Et Dieu sait que les Saldana attaquaient chaque problème sous cet angle ; avec l'espérance de vie dont ils bénéficiaient, ils ne concevaient pas autre chose que le long terme. Ralph adressa un sourire affable à Maki Gruter. - Quelqu'un d'intéressant dans cette fournée ? - Pas que j'aie pu remarquer, répondit le fonctionnaire. Tous des ressortissants terriens. Les Déps habituels, des gosses des rues assez bêtes pour se faire attraper. Pas d'exilé politique, du moins aucun de répertorié. Derrière sa tête, l'écran affichant les repères du trafic orbital plutôt clairsemé de Lalonde montrait une autre navette en train de s'arrimer au gros vaisseau de transport des colons. - Bien ! Je vais vérifier ça, naturellement, dit Ralph avec l'air d'attendre quelque chose. - Ah, oui ! La bouche de Maki Gruter se tordit en un sourire quelque peu contraint. Il sortit un bloc-processeur et télétransmit les fichiers. Ralph regarda le flot de données pénétrer ses naneuroniques, le canalisant vers les cellules de mémoire disponibles. Les programmes traceurs parcoururent les cinq mille cinq cents noms, les comparant à la liste de base que possédait Ralph, soit les agitateurs politiques terriens les plus virulents dont l'ASE eût connaissance. Aucun nom ne concordait. Plus tard, il télétransmettrait les fichiers dans un bloc-processeur pour effectuer une autre comparaison avec l'immense index signalétique des récidivistes - noms, images faciales et dans certains cas empreintes ADN - que l'ASE s'était constitué en péchant des renseignements à travers toute la Confédération. Jetant un autre regard par la fenêtre, il vit un groupe de nouveaux arrivants avancer d'un pas lourd le long du chemin boueux qui longeait le carré d'herbe et de rosés éparses censé figurer les jardins de l'ambassade. La pluie avait fait son apparition et les pauvres diables furent trempés en quelques secondes. Des femmes, des enfants, des hommes, les cheveux dégoulinant, leurs survêtements collés au corps comme une peau de lézard, sombre et parcheminée, et tous des mines complètement abattues. Il y avait peut-être des larmes sur leurs visages mais, avec la pluie, c'était impossible à dire. Et il leur restait encore trois kilomètres à faire avant qu'ils n'arrivent aux dortoirs près de la rivière. - Seigneur ! regardez-les, murmura Ralph. Et dire qu'ils sont censés représenter l'espoir et l'avenir de cette planète. Ils ne savent même pas se préparer comme il convient quand il s'agit de venir à pied du spatioport. Aucun d'eux n'a pensé à prendre un imperméable. - Êtes-vous jamais allé sur Terre ? demanda Maki Gruter. Ralph détourna les yeux de la fenêtre, surpris par la question du jeune homme. En temps normal, Maki était plutôt du genre à prendre l'argent et filer sans demander son reste. - Non, répondit Ralph. - Moi oui. Cette planète, c'est comme la reine géante d'une ruche grouillant de ses pitoyables insectes. Notre noble passé. Comparé à ça, les perspectives qu'offre notre planète ne semblent pas si médiocres. - Oui, peut-être. Ralph ouvrit un tiroir et sortit son crédisque de la Banque jovienne. - il y a quelqu'un d'autre qui part vers l'amont avec ce groupe de colons, ajouta Maki. Mon service doit lui préparer une couchette sur le bateau, c'est comme ça que je l'ai su. Ralph, qui s'apprêtait à autoriser le paiement habituel de trois cents fusiodollars, suspendit son geste. - Qui est-ce ? - Un prévôt du bureau du shérif. Je ne connais pas son nom, mais on l'envoie en reconnaissance dans le comté de Schuster. Pendant qu'il écoutait Maki Gruter lui expliquer l'histoire des familles de fermiers disparues, Ralph réfléchissait à ce que cela impliquait. Quelqu'un au bureau du gouverneur devait considérer cela comme assez important pour envoyer un des cinq prévôts que comptait en tout et pour tout la planète : des experts au combat, le métabolisme gonflé aux nanoniques et bien armés. Les gouverneurs des colonies les employaient quand il s'agissait de régler des problèmes graves, comme des bandes organisées ou des révoltes potentielles, des problèmes qu'il fallait éliminer rapidement. Une autre des tâches de Ralph était de surveiller les activités des pirates dans le système de Lalonde. Le prospère royaume de Kulu était engagé dans une lutte permanente avec les vaisseaux mercenaires. Les colonies où la discipline était relâchée, les forces de police insuffisantes et le réseau de communications cruellement déficient constituaient un marché idéal pour écouler les cargaisons volées, et la plupart des immigrants étaient au moins assez intelligents pour apporter avec eux un crédisque approvisionné en fusiodollars. Les marchandises de contrebande se vendaient invariablement au fin fond de l'arrière-pays, là où les rêves s'évanouissaient en fumée en l'espace de quelques semaines quand il apparaissait clairement combien il était dur de survivre hors du cocon douillet d'une arche, et là où personne n'irait vous demander d'où pouvait bien provenir tel matériel électronique perfectionné ou tel équipement médical à la pointe de la technologie. Les familles en question se seraient-elles montrées trop curieuses sur la manne qui leur arrivait du ciel ? - Merci de l'information, formula Ralph en montant le paiement à cinq cents fusiodollars. Maki Gruter lui adressa un sourire de gratitude en voyant la prime s'enregistrer sur son disque. - Tout le plaisir est pour moi, dit-il. Une minute après le départ du fonctionnaire des transports, Jenny Harris entra dans le bureau. Trente ans, inspectrice de l'ASE, sa seconde mission sur les mondes extérieurs. Le visage aplati, le nez légèrement crochu, les cheveux roux foncé coupés court et une silhouette svelte qui donnait une fausse impression de faiblesse. Depuis les deux années qu'elle était sur Lalonde, Ralph avait trouvé en elle un officier compétent quoique un peu trop portée à appliquer rigoureusement les règles de procédure de l'agence à chaque situation. Elle écouta avec attention Ralph lui répéter ce que Maki Gruter lui avait dit. - Je n'ai entendu aucun bruit sur quelque mystérieux matériel qui serait apparu en amont, déclara-t-elle. Juste le marché noir habituel, les employés du spatioport qui essaient de fourguer les trucs qu'ils ont piqués aux nouveaux colons. - De quels éléments dispose-t-on dans le comté de Schuster ? - Peu, répondit-elle à regret. Nous comptons surtout sur nos contacts au bureau du shérif pour nous fournir les rapports sur la contrebande, et il y a les équipages des bateaux qui viennent un peu compléter le tableau. Le problème, naturellement, c'est la communication. On pourrait distribuer des blocs à nos éléments en amont, mais les satellites des Forces spatiales de la Confédération repéreraient les transmissions même parfaitement cryptées. - OK, dit Ralph en hochant la tête. (C'était un vieux débat, l'urgence contre le risque de se montrer à découvert. Au stade actuel de son développement, rien sur Lalonde n'était tenu pour urgent.) Avons-nous quelqu'un qui part sur le fleuve ? Jenny Harris ne répondit pas tout de suite, le temps que ses naneuroniques examinent le programme prévu. - Oui. Le capitaine Lambourne doit conduire un nouveau groupe de colons en amont d'ici deux jours, ils vont d'ailleurs s'établir juste après Schuster. C'est une bonne messagère, je l'utilise pour ramasser les rapports de nos éléments in situ. - Bien, demandez-lui de voir ce qu'elle peut trouver, sur les familles disparues et s'il y a eu ou non du matériel inconnu qu'on aurait aperçu là-bas. En attendant, je vais contacter Solanki, voir s'il a entendu parler de quelque chose à ce sujet. Kelven Solanki travaillait au bureau restreint des Forces spatiales de la Confédération à Durringham. La politique des Forces spatiales de la Confédération était que les colonies les plus modestes avaient droit au même degré de protection que n'importe laquelle des planètes développées, et le bureau était censé en être la preuve visible. Pour souligner la chose, Lalonde recevait deux fois par an la visite d'une frégate de la Septième Flotte, basée à Rohenheim, à quarante-deux années-lumière. Entre ces visites, une flottille de satellites d'écoute électronique ELINT surveillait le système, transmettant leurs observations directement au bureau des Forces spatiales. Comme Ralph et l'ASE, leur rôle accessoire était de garder un oeil sur les activités des pirates. Ralph s'était présenté au capitaine de corvette Solanki peu de temps après son arrivée. Les Saldana étaient d'ardents partisans de la Confédération, et pour ce qui concernait la localisation des activités de piraterie, leur coopération était un arrangement utile. Ralph s'entendait relativement bien avec le capitaine, en partie à cause du mess des Forces spatiales dont on pouvait affirmer qu'il servait les meilleurs repas en ville, et parce que ni l'un ni l'autre ne faisaient jamais allusion aux autres fonctions de Ralph. - Bonne idée, dit Jenny Harris. J'irai voir Lambourne ce soir et lui expliquerai ce qu'on attend d'elle. Il va falloir la payer, ajouta-t-elle sur un ton de mise en garde. Ralph requit de ses naneuroniques le fichier de Lambourne et secoua la tête d'un air pitoyable quand il vit combien la femme leur coûtait. Il pouvait déjà imaginer combien elle allait demander pour cette mission d'investigation en amont. - OK, concéda-t-il, je vais l'accréditer. S'il te plaît, essaie quand même de la tenir sous les mille. - Je ferai de mon mieux. - Quand tu auras réglé ça avec elle, je veux que tu actives un élément au bureau du gouverneur, savoir pourquoi l'honorable Colin Rexrew juge nécessaire d'envoyer un prévôt enquêter sur des fermiers disparus dont personne n'a jamais entendu parler auparavant. Après le départ de Jenny, Ralph télétransmit la liste des nouveaux arrivants à son bloc-processeur pour qu'il l'analyse, puis s'enfonça dans son fauteuil et réfléchit à ce qu'il allait raconter au capitaine Solanki. Avec un peu de chance, il pourrait faire traîner l'entretien et se faire inviter à dîner au mess. 6. À vingt-deux mille kilomètres à'Onone, les minuscules jets de gaz bleu s'échappant des réacteurs du vaisseau adamiste Dymasio étaient avalés par la nuit interstellaire. Grâce aux capteurs optiques du faucon, Syrinx pouvait voir les points lumineux disparaître peu à peu dans le néant. Des images de vecteurs directionnels tournoyèrent dans sa tête alors qu'elle effectuait les calculs de façon mécanique, conjointement avec Onone guidée par son instinct de l'espace. Le Dymasio s'était aligné, et la trajectoire était réglée à la perfection, sur le système stellaire de Honeck à huit années-lumière de distance. Je pense que c'est lui, émit Syrinx à l'adresse de Thétis. Grées, le faucon de son frère, volait à mille kilomètres à l'écart & Onone ; les deux astronefs avaient réduit leur champ de distorsion au minimum, fonctionnant en mode furtif intégral, avec une dépense d'énergie minimale. Même dans le tore de l'équipage, la pesanteur était nulle. Personne n'avait consommé de plat chaud, il n'y avait pas eu de déchets, chacun avait fait ses besoins dans des sacs hygiéniques et l'eau chaude était coupée. On avait installé, à la fois sur la coque d'Onone et sur le tore de l'équipage, un treillis de câbles calorifères qu'on avait ensuite recouvert d'une épaisse couche de mousse isolante absorbant la lumière. Toute la chaleur excédentaire du vaisseau était siphonnée par les câbles et rejetée par un panneau orientable, toujours dirigé à l'opposé de leur proie. On avait laissé des ouvertures pour les tourelles de capteurs, mais c'était les seules. Onone ne cessait de se plaindre que la couverture la démangeait, ce qui était ridicule, quoique Syrinx préférât ne rien dire. Pour l'instant. C'est aussi mon avis, répondit Thétis. Syrinx éprouva un frisson d'excitation en même temps qu'elle sentit sa tension trop longtemps contenue se relâcher. Cela faisait dix-sept jours qu'ils suivaient, à une distance prudente de vingt à trente mille kilomètres, le sillage du Dymasio qui zigzaguait entre des sytèmes stellaires inhabités sur une trajectoire totalement aléatoire destinée à repérer et semer tout poursuivant éventuel. Ce genre de chasse était exigeant et difficile, et demandait une grande concentration même pour un Edéniste, a fortiori pour l'escouade de la Flotte militaire ada-miste, forte de vingt unités, qu'ils emmenaient avec eux. A voir la manière dont leur capitaine, Larry Kouritz, avait malgré la pression maintenu la discipline, la mission avait suscité l'admiration et le respect. Et il n'y avait pas beaucoup d'Adamistes qui en étaient dignes. Une fois les dernières coordonnées entrées, Syrinx put se représenter le Dymasio en train de rétracter ses capteurs et ses boucliers thermiques pour adopter sa configuration de saut et commencer à charger ses nouds ergostructurants. Prête ? demanda-t-elle à Onone. Je suis toujours prête, répondit le faucon d'un ton caustique. Oui, elle serait très contente quand cette mission serait terminée. C'était Thétis qui l'avait persuadée de s'enrôler dans les Forces spatiales de la Confédération pour une période de sept ans. Thétis avec son profond sens du devoir et de l'engagement, animé d'une fougue opiniâtre. Syrinx avait toujours eu l'intention de consacrer un moment de sa vie aux Forces spatiales ; Athéna, pour calmer l'exubérance de ses turbulents enfants, leur parlait souvent de l'époque de son service militaire dont elle brossait un tableau attrayant aux couleurs du courage et de la camaraderie. Simplement, Syrinx n'avait pas prévu que cela viendrait aussi vite, trois ans seulement après qu'elle et Onone eurent commencé à voler. Avec leur puissance et leur agilité, les faucons étaient un élément essentiel des Forces spatiales de la Confédération, un vaisseau d'interception idéal au service des amiraux de la Flotte. Après avoir été armés de systèmes de combat à la fois offensifs et défensifs, équipés d'une imposante batterie de capteurs optiques, puis avoir suivi une formation pratique de trois mois, Onone et Grées avaient été affectés à la Quatrième Flotte opérant depuis la capitale de l'Impérium japonais, Oshanko. Bien que les Forces spatiales de la Confédération fussent un organisme à vocation supranationale, les équipages des faucons étaient invariablement édénistes. Syrinx avait gardé son équipe initiale : Cacus, l'ingénieur des équipements de vie ; Edwin, responsable des systèmes mécaniques et électriques du tore ; Oxley, qui pilotait aussi bien le véhicule de service multifonc-tion que la navette atmosphérique ; Tula, le médecin-chef et omnipraticien du vaisseau. Et Ruben, le technicien des génératrices thermonucléaires, qui était devenu l'amant de Syrinx un mois après sa venue à bord et qui, à cent vingt-cinq ans, avait exactement un siècle de plus qu'elle. C'était la répétition parfaite de sa liaison avec Aulie, ce qui lui procurait le sentiment d'être une jeune adolescente insouciante, presque l'antithèse du personnage investi de responsabilités qu'elle était en tant que capitaine. Ils donnaient ensemble quand le permettait l'emploi du temps dans le vaisseau et passaient toutes leurs permissions à terre à parcourir chaque planète, habitat ou colonie-astéroïde qu'ils visitaient. Quoique d'un âge bien avancé, Ruben, comme tous les Édénistes, était encore en assez bonne forme physique pour que leur vie sexuelle soit tout à fait satisfaisante, et c'était avec un plaisir partagé qu'ils partaient à la découverte des différentes cultures fleurissant à travers la Confédération et dont l'extraordinaire diversité était un constant émerveillement. Avec Ruben et sa patience apparemment infinie, elle avait appris à être plus tolérante envers les Adamistes et leur tempérament particulier. Une raison supplémentaire d'accepter de servir sous les ordres des Forces spatiales de la Confédération. Et puis il y avait aussi cette sensation familière, et électri-sante, de commettre un péché inavouable que suscitaient les réactions à leur relation, tenue pour un rien scandaleuse. Car même si, étant donné leur espérance de vie, il n'était pas rare de noter chez les partenaires édénistes une grande différence d'âge, un écart de cent ans repoussait les limites des convenances. Seule Athéna n'avait pas commis l'erreur d'y trouver à redire, elle connaissait trop bien Syrinx pour cela. En tout cas, leur liaison n'était pas aussi sérieuse que les autres le pensaient ; Ruben était disponible, pas compliqué et drôle. Le dernier membre de l'équipe était Chi, que les Forces spatiales avaient affecté au vaisseau Onone en tant qu'officier d'armement. Il était militaire de carrière dans les Forces spatiales de la Confédération, pour autant qu'un Edéniste pût appartenir à un organisme qui exigeait de ses officiers d'état-major qu'ils renoncent à leur nationalité (guère faisable pour un Édéniste). Onone et Grées avaient passé quatre années à patrouiller dans des systèmes stellaires inhabités. De temps à autre et au gré du hasard, ils s'étaient offerts comme escortes à des vaisseaux marchands dans l'espoir d'avoir l'occasion d'engager le combat avec des pirates. Ils s'étaient exercés avec la Flotte aux actions contre les supersystèmes de défense, avaient pris part à l'attaque d'une station industrielle suspectée de construire des guêpes de combat antimatière et avaient fait d'innombrables escales amicales dans les spatioports du secteur de la Quatrième Flotte. Durant les huit derniers mois, l'Amirauté les avait affectés à un service indépendant, chargé de missions d'interception, sous le commandement du Service de renseignements de la Confédération. Là, c'était la troisième chasse sur laquelle le SRC les envoyait : le premier vaisseau qu'ils avaient poursuivi était vide à l'arrivée ; le second, un gerfaut, avait réussi à leur échapper grâce à sa plus longue portée de saut, au grand désespoir de Syrinx. Par contre, il ne faisait aucun doute que le Dymasio avait quelque chose à se reprocher ; le SRC le soupçonnait depuis un certain temps de transporter de l'antimatière, et ce vol en était la preuve. À présent, le vaisseau se préparait à entrer dans un système habité pour établir un contact avec un astéroïde abritant un groupe séparatiste. Cette fois était la bonne, ils procéderaient à l'arrestation. La bonne ! Une perspective qui semblait faire monter la pression dans la cabine de l'Onone. À cet égard, même Eileen Carouch, l'inspecteur du SRC qui coopérait à la mission, n'était pas en reste. Elle s'était sanglée dans la couchette à côté de Syrinx. C'était une femme d'un certain âge au visage terne et quelconque, le faciès idéal, imaginait Syrinx, pour un agent actif. Cependant, derrière ce masque se cachait un être résolu et plein de ressources ; à preuve la découverte de la cache où le Dymasio stockait sa marchandise. En cet instant précis, elle avait les yeux clos, occupée qu'elle était à accéder aux données que télétransmettait Onone aux processeurs bioteks en interface avec les ordinateurs de bord, ce qui permettait à tous les Adamistes de voir ce qui se passait. - Dymasio est prêt à sauter, dit Syrinx. - Le Ciel en soit loué ! Mes nerfs ne pourraient guère en supporter davantage. Syrinx sentit venir un sourire sur ses lèvres. Elle était toujours un petit peu tendue dans ses rapports d'individu à individu avec les Adamistes ; ils refoulaient leurs émotions, se refermaient sur eux-mêmes jusqu'à dresser un mur impénétrable, on ne savait jamais tout à fait ce qu'ils ressentaient, ce qui était difficile à vivre pour les Édénistes doués d'empathie. Mais Eileen, elle, s'était révélée étonnamment prodigue de ses appréciations. Syrinx se plaisait beaucoup en sa compagnie. Le Dymasio se volatilisa. Syrinx perçut l'aberration lorsque les nouds ergostructurants du vaisseau gauchirent la texture de l'espace réel autour de sa coque ; pour Onone, la distorsion était comme un signal lumineux, totalement quantifiable. Le faucon sut instinctivement quelles étaient les coordonnées du point d'émergence. Allons-y ! transmit vigoureusement Syrinx. L'énergie fut aspirée par les cellules ergostructurantes du faucon. Un interstice s'ouvrit. Ils plongèrent dans le trou-de-ver en expansion. Syrinx eut un instant conscience de l'autre trou-de-ver généré par Grées à des centaines de kilomètres de là, puis l'interstice se ferma derrière eux, les emprisonnant dans le néant éternel. Durant deux battements de cour, le temps que prit la traversée du trou-de-ver, l'imagination de Syrinx, jumelée aux données sensorielles concrètes du faucon, provoqua en elle la sensation d'une chute vertigineuse. Un terminus s'ouvrit à une distance indéterminable, une texture différente de négation qui sembla les envelopper. La lumière stellaire commença à se répandre en un filigrane de fuis rayons blanc bleuté épousant la forme arrondie de la coque. Onone jaillit dans l'espace. Les étoiles redevinrent des pointes de diamant. L'horizon des événements s'était évaporé de la coque du Dymasio, déposant le vaisseau à cinq jours-lumière du soleil de Honeck. Ses grappes de capteurs et ses boucliers thermiques émergèrent de la coque avec toute la précaution d'un animal se risquant à sortir de son lieu d'hibernation par une journée printanière. Comme c'était le cas avec tous les vaisseaux ada-mistes, celui-ci prit un certain temps pour vérifier sa position et opérer un balayage du secteur afin de repérer d'éventuelles comètes ou fragments de roche errant dans l'espace environnant. Un laps de temps capital pour permettre que les énormes distorsions spatiales accompagnant l'ouverture des terminus des faucons passent complètement inaperçues. Inconscient de ses suiveurs invisibles, le capitaine du Dymasio activa le réacteur thermonucléaire principal du vaisseau qui fila vers son prochain point de saut. - Il se déplace à nouveau, dit Syrinx. Il se prépare à pénétrer dans le système. Vous voulez l'intercepter ? Elle supportait mal l'idée qu'il y avait une cargaison d'antimatière qui allait être livrée dans un système habité. - Quelle est la prochaine destination ? demanda Eileen Carouch. Syrinx consulta l'almanach du système stocké dans les cellules de mémoire à'Onone. - Kirchol, on dirait, la géante gazeuse extérieure. - Des colonies en orbite ? Eileen n'avait pas tout à fait saisi la façon de tirer des informations à'Onone comme elle le faisait des machines. - Aucune répertoriée. - Alors il doit s'agir d'un rendez-vous spatial. Ne l'arrêtez pas, on le suit. - On le laisse entrer dans un système habité ? - Bien sûr. Écoutez, s'il n'y avait eu que l'antimatière qui nous intéressait, on aurait pu l'arraisonner à n'importe quel moment au cours des trois mois passés. C'est depuis ce temps qu'on sait que la marchandise est à bord. Le Dymasio a visité sept systèmes habités depuis qu'on a commencé à le surveiller, sans en menacer aucun. Et voilà que mon agent confirme que le capitaine a trouvé un acheteur chez ces exaltés de séparatistes, et je les veux. Comme ça on peut emballer à la fois le fournisseur et le destinataire. On pourrait même revenir avec l'adresse de la station de production. Ce sont les recommandations générales, aussi soyez patiente. - OK. Tu as capté tout ça ? demanda Syrinx à Thétis. Mais oui, bien sûr. Et elle a tout à fait raison. Je sais, mais... Elle émit une harmonique complexe où se mêlaient l'impatience et la frustration. Il faut t'y résigner, sourette. Rire intérieur. Thétis savait toujours comment la moucher. Entre Grées et Onone, il y avait une différence de taille marquée ; bien que née après, Onone, avec un diamètre de cent quinze mètres, était le plus grand des enfants d'Iasius. Quant à Thétis et elle, il n'avait commencé à la surpasser dans la lutte à mains nues qu'à partir du moment où ses hormones de croissance l'avaient amené à la puberté. Ce qui ne les avait pas empêchés, elle et son frère, d'être toujours les plus proches, toujours en train de rivaliser. Je n'ai jamais rencontré quelqu'un à qui le poste de capitaine convienne aussi mal, la taquina Ruben. Aucune maîtrise de soi, écervelée comme une adolescente, c'est votre faute, jeune dame. Dès que cette mission est terminée, je déserte le navire, peu importe ce que dit le contrat. Syrinx fit entendre un rire sonore qui tourna vite à l'accès de toux, au grand plaisir d'Eileen. Quand bien même elle était habituée au degré de franchise que favorisait l'affinité, Ruben l'étonnait toujours par la connaissance approfondie qu'il avait de sa nature émotionnelle. Tu ne te plains pas de mes autres attributs d'adolescente, lui retourna-t-elle avec à l'appui une image très parlante. Ah ! madame, il vous faudra attendre qu'on ait quartier libre. Je retiens. C'était quasiment mérité après toute cette tension. Du fait qu'un saut vers une planète nécessitait plus de précision dans la trajectoire qu'un saut interstellaire, le Dymasio passa cinquante bonnes minutes à redresser le cap au plus juste. Dès que sa nouvelle trajectoire fut alignée sur Kirchol, il se reconfigura pour le prochain saut. Contrôle armement, s'il vous plaît, ordonna Syrinx quand le signal lumineux indiquant la plongée du Dymasio dans l'hyperespace commença à diminuer d'intensité. Guêpes de combat et systèmes de défense de proximité connectés, répondit Chi. OK, tout le monde, état d'alerte un. On ne sait pas combien de forces adverses il va y avoir autour de Kirchol, aussi va-t-on procéder avec une extrême prudence. L'Amirauté veut que ce vaisseau soit intercepté, pas détruit, mais si on est inférieur en nombre, on lâche les guêpes de combat et on bat en retraite. Espérons simplement qu'on va tomber sur le nid. Syrinx capta un grognement indistinct. Ça ne peut pas être encore un saut de diversion. Par pitié. D'après la lassitude du ton, elle jugea qu'il s'agissait d'Oxley qui, à cent cinquante ans, était en fait plus vieux que Ruben. C'était Sinon qui l'avait recommandé à l'époque où elle réunissait sa première équipe. Quand elle s'était engagée dans les Forces spatiales, il l'avait suivie, avant tout par loyauté. Une autre raison de culpabiliser. Le Dymasio disparut. À trois cent soixante-dix mille kilomètres en dessous d'Onone flottait le globe brun terreux de Kirchol avec ses lunes brillant faiblement dans la lumière d'un soleil fatigué. La géante gazeuse n'avait rien de la majesté de Saturne, elle était trop terne, trop indolente. Même les fronts de tempête manquaient de vigueur. Le Dymasio et les deux faucons avaient émergé au-dessus du pôle Sud, insignifiants à une telle échelle, un minuscule flocon gris et deux grains noirs attirés dans le champ de gravitation avec une lenteur qui rendait leur chute imperceptible. Syrinx ouvrit son esprit à Chi, associant la perception intuitive d'Onone et la connaissance qu'avait l'officier d'armement de la puissance de feu de leurs guêpes de combat. Elle avait l'impression, faisant cela, que ses nerfs se tendaient démesurément, et son corps, loin à l'autre bout, réagit par un tremblement. Le Dymasio transmit un simple code radio en direction de la géante gazeuse. Étant donné leur position, nota Syrinx, il ne pouvait y avoir aucun signal qui atteigne les planètes intérieures habitées du système, et donc aucune chance que le message soit détecté même au bout des quelques heures où les ondes radio auraient finalement franchi l'abîme. Une pulsation parvint en réponse depuis quelque objet en orbite autour de Kirchol, bien au-delà de la portée de détection de masse d'Onone. L'objet se mit en mouvement, s'arrachant à son orbite à une accélération de cinq g. Onone ne détecta aucune traînée infrarouge, pas d'éjection de gaz de propulsion. Le signal radio fut coupé. Un gerfaut. Ce fut le cri du coeur chez les Édénistes des deux faucons, un frisson de jubilation partagée. Il est à moi, lança Syrinx à Thétis en mode privé. Elle n'avait pas oublié la bévue avec le dernier gerfaut. Ça lui restait encore sur l'estomac. Oh, allez ! protesta son frère. Il est à moi, répéta-t-elle avec froideur. Tout l'honneur te revient de coincer cette cargaison d'antimatière. Qu'est-ce que tu veux de plus ? Le prochain gerfaut qu'on rencontre, il est pour moi. Mais bien sûr, roucoula-t-elle. Thétis renonça, refoulant ses récriminations dans son subconscient. Mais mieux valait se garder de discuter avec sa soeur quand elle était dans une telle disposition. On part à sa chasse ? demanda Onone. Certainement, la rassura-t-elle. Bon, ça ne m'a pas plu de perdre le dernier. J'aurais très bien pu égaler son saut. Non, tu n'aurais pas pu. C'étaient dix-neuf années-lumière. Si tu avais essayé de l'imiter, tu aurais endommagé tes cellules ergostructurantes. Quinze années-lumière, pour nous c'est la limite. Onone ne répondit pas. Cependant Syrinx perçut son ressentiment. Elle aussi avait presque été tentée de s'essayer à un saut supérieur au saut habituel, mais la peur d'abîmer le faucon la retenait. Ça et la perspective de perdre le reste de l'équipage dans l'espace inconnu. Jamais je ne ferais de tort à toi ou à l'équipage, émit gentiment Onone. Je sais. Mais c'était frustrant, n'est-ce pas ? Très! Suivant une longue et majestueuse courbe ascendante, le gerfaut sortit du plan de l'écliptique. Bien qu'il ralentît pour se préparer à s'arrimer avec le Dymasio, les deux faucons ne purent toujours pas discerner sa forme ni sa taille. Ils se trouvaient à trente mille kilomètres, trop loin pour obtenir une bonne résolution optique. Et pas question d'utiliser une sonde magnétique, le moindre effet de distorsion les aurait trahis. Lorsque les deux engins cibles furent à cinq mille kilomètres l'un de l'autre, ils utilisèrent leurs radios, cette fois pour envoyer un flot continu de données cryptées. Le repérage n'en fut que plus facile ; Onone, avec sa batterie de récepteurs passifs, parvint à les trianguler à cinquante centimètres près. Syrinx attendit qu'ils ne soient qu'à deux mille kilomètres l'un de l'autre pour lancer l'ordre d'interception. GARDEZ VOTRE POSITION, beugla Onone sur la bande d'affinité. (Elle détecta un tressaillement mental chez le gerfaut.) COUPEZ L'ACCÉLÉRATION, NE TENTEZ PAS DE MANOUEVRE DE SAUT. TENEZ-VOUS PRÊTS POUR LE RENDEZ-VOUS ET L'ARRAISONNEMENT. La gravitation revint brusquement dans le tore, à une vitesse très inconfortable pour l'équipage. Onone et Grées foncèrent vers leur proie à huit g. Onone parvint à générer dans le tore une force de contre-accélération de trois g qui, même en réduisant l'attraction à cinq g, soumit néanmoins Syrinx à rude épreuve. C'était à peine si ses membranes internes renforcées pouvaient supporter la poussée, mais elle craignait que le gerfaut ne tente une échappée. Les équipages de ces vaisseaux utilisaient presque toujours des appoints nanoniques qui les rendaient capables de supporter une accélération beaucoup plus élevée. S'il fallait faire une chasse en règle, l'équipage iï Onone allait souffrir, surtout Ruben et Oxley. Syrinx n'avait nul besoin de s'inquiéter. Car même si le gerfaut, après l'avertissement empathique d'Onone, s'était replié dans son champ de distorsion, elle percevait avec netteté la colère et la contrariété dont étaient empreintes ses pensées, qui reflétaient vraisemblablement celles de son capitaine. Il y avait un nom aussi, ou plutôt l'ombre d'une identité : Ver-muden. Grées était en train d'envoyer un message radio au Dymasio, le même ordre lui demandant de tenir sa position. Dans le cas du vaisseau adamiste, le choix était plus simple ; il suffisait d'appliquer une mesure coercitive. Le faucon interféra dans son champ de distorsion, altérant l'état quantique où se trouvait l'espace autour de la coque du Dymasio ; désormais, si celui-ci essayait de sauter, les interférences produiraient des instabilités dans ses nouds ergostructurants, avec des conséquences dramatiques lorsque les points nodaux d'énergie désynchronisés imploseraient. Onone et Grées s'éloignèrent l'un de l'autre pour se rapprocher de leurs cibles respectives. À présent, l'image du Ver-muden que Syrinx avait à l'esprit montrait un profil effilé, de la forme d'un oignon aplati de cent cinq mètres de diamètre dont la flèche centrale finissait en pointe à soixante mètres du pourtour de la coque. Il n'y avait pas de tore où recevoir l'équipage ; à la place, trois capsules en métal argenté étaient fixées à égale distance autour de la coque supérieure. L'une était une cabine de vie assez grande pour cinq à six personnes, une autre un hangar pour un petit spatiojet et la troisième la soute à marchandises. De sous sa coque montaient des flux d'énergie, des tourbillons iridescents qui laissaient supposer une extrême agitation. - Capitaine Kouritz, vous et vos hommes au sas, s'il vous plaît, ordonna Syrinx quand ils commencèrent à ralentir en prévision de l'arrimage. Notez, l'espace cabine du gerfaut est d'environ quatre cents mètres cubes. Le Vermuden flottait dans l'espace à trois cents kilomètres de distance, tel un croissant de couleur brun roux. Syrinx perçut la manoeuvre de Chi comme celui-ci braquait les lasers de défense de proximité sur le gerfaut, le point de mire établi par les estimations combinées des capteurs électroniques et des récepteurs bioteks. - Je vais avec eux, dit Eileen Carouch en pressant la boucle de sa ceinture. - Assurez-vous que le capitaine du Vermuden soit amené directement ici, demanda Syrinx. Je vais envoyer un de mes hommes avec vous pour qu'il ramène le Vermuden au quartier général de la Flotte. Sans son capitaine, le gerfaut serait tenu d'obéir à un Édé-niste. À l'approche du Vermuden, Onone amorça une rotation de façon à descendre à la verticale au-dessus de la coque supérieure du gerfaut. Du tore se déploya le boyau-sas derrière lequel attendait l'escouade du capitaine Kouritz, cuirassée de pied en cap, armes sous tension. La gravitation à l'intérieur du tore était revenue à la normale terrestre, à la satisfaction de l'équipage. Syrinx ordonna au capitaine du Vermuden de déployer le sas du gerfaut. Le Dymasio explosa. Son capitaine, face à l'absolue certitude qui était la sienne qu'il allait, après avoir rendu compte de ses agissements, passer devant un peloton d'exécution des Forces spatiales de la Confédération, avait décidé qu'il valait la peine de sacrifier et son équipage et son vaisseau dès lors qu'il entraînerait Grées avec lui. Il avait attendu que le faucon soit à un petit kilomètre, en train d'entamer sa manoeuvre d'arrimage, et avait alors coupé les circuits des chambres de confinement d'antimatière. Cinq cents grammes d'antimatière avaient été projetés au sein d'une masse égale de matière normale. De là où se trouvait Onone, à deux mille kilomètres de distance, le front d'onde de particules élémentaires parut déchirer l'univers en deux. D'un côté les étoiles brûlaient dans leur immuable sérénité, de l'autre l'espace infini laissa place à une mer plane de photons en furie. Syrinx sentit le rayonnement lumineux toucher Onone, griller ses cellules détectrices en copeaux incandescents. Le lien empathique agit comme un conducteur et la lumière blanc-violet emplit l'esprit de Syrinx, un torrent de photons qui menaçait d'engloutir sa raison. Au sein de ce flamboiement se découpaient des brèches d'obscurité, emportées comme de minuscules oiseaux attrapés par une bourrasque. Elles lui lançaient des appels au passage, des cris muets, parfois des mots, parfois des visions de gens et de lieux, parfois des odeurs. Des désirs fantasmes, une caresse, le rire, la musique, la chaleur, le froid, l'humidité. Des consciences qui se transféraient dans les cellules neurales d'Onone. Mais brisées, incomplètes. Mutilées. Thétis ! cria Syrinx. Elle ne put l'atteindre. Pas au milieu d'une telle confusion. Avec la lumière devenue une douleur envahissante. Elle poussa un hurlement de terreur et de haine. Le champ de distorsion du Vermuden se distendit, se consolida, exerçant une pression sur la structure stable de l'espace réel. Un large interstice s'ouvrit. CM fit tirer les lasers. Les rayons gamma ne rencontrèrent que le vide. Déjà l'interstice se refermait. Moins de deux secondes après l'explosion du Dymasio, une onde de choc chargée de particules vint frapper la coque d'Onone, s'ajoutant à la radiation électromagnétique qui déjà rongeait la mousse. Le faucon regarda au-delà du chaos environnant, observa le trou-de-ver en formation. Un tunnel à travers le vide, dont les paramètres d'entrée du gerfaut définissaient la taille et la longueur déterminantes. Onone sut avec précision quelles étaient les coordonnées du terminus. Vingt et une années-lumière, l'extrême limite du gerfaut. On y va cette fois ! émit Onone avec impétuosité alors qu'un flot d'énergie déferlait à travers ses cellules ergostruc-turantes. Non ! cria Syrinx, brusquement arrachée à sa douleur. Il y a un moyen, je sais comment. Fais-moi confiance. Elle demeura sans réagir tandis que l'interstice les emprisonnait, avec quelque part dans son subconscient l'intention perfide d'accorder sa permission au faucon, de les précipiter vers le châtiment. Sa peur diminua quand elle vit que le trou-de-ver ne faisait que treize années-lumière de long. Comme le terminus commençait à s'ouvrir, elle sentit les cellules ergos-tructurantes se réactiver. La révélation fut immédiate, et elle éclata d'un rire vengeur. Quand je te le disais, émit Onone avec une certaine fatuité. Le saut désespéré de vingt et une années-lumière avait pratiquement amené la puissance de charge du Vermuden au point de rupture. Il avait conscience de l'état où était son capitaine étendu sur la couchette d'accélération, les muscles comprimés, le dos arqué, tendu sous l'effort. La pseudotexture du trou-de-ver glissait autour de la coque, exerçant une pression qui, pour n'être pas physiquement réelle, n'en était pas moins palpable. Finalement, là-haut, le terminus apparut. La lumière stel-laire s'y infiltra en dessinant d'étranges formes. Vermuden jaillit dans le vide sain de l'espace normal en laissant irradier un vif sentiment de soulagement. Bien joué, dit son capitaine. Vermuden sentit chez celui-ci les muscles des bras et du torse se relâcher, puis une longue inspiration. Un puissant rayon laser illumina sa coque, noyant ses cellules optiques dans un éclat de lumière rosé. Une masse lenti-forme de cent quinze mètres de diamètre était suspendue à quatre-vingts mètres de sa flèche centrale dans la direction de la lueur démoniaque de la rouge Bételgeuse. - Putain ! qu'est-ce que... Comment ? glapit le capitaine. Ce n'est que le laser de visée, dit Onone. Si je détecte la moindre variation de flux dans vos cellules ergostructu-rantes, je passe aux lasers gamma et je vous taille en deux. Maintenant sortez votre sas. J'ai des gens à bord impatients de vous rencontrer. - J'ignorais que les faucons pouvaient faire ça, dit Eileen Carouch deux heures plus tard. Henry Siclari, le capitaine du Vermuden, et les deux autres hommes d'équipage étaient au bloc à bord de VOnone ; quant au glorieux équipage des Forces spatiales qui avait réalisé la prise, ses membres, Cacus en tête, étaient en train de se familiariser avec les systèmes du gerfaut. Selon lui, ils étaient parfaitement capables de ramener le vaisseau à Oshanko en un jour. - Sauts séquentiels ? suggéra Syrinx. Rien qui ne l'empêche, il suffit simplement d'avoir un faucon au sens spatial aiguisé. Comme toi. Je t'adore, répondit Onone, nullement embarrassée par les louanges et les admonestations dont l'avaient tour à tour bombardée les Édénistes après son audacieuse manoeuvre. Tu as réponse à tout, n'est-ce pas? dit Syrinx. Mais l'humour n'y était pas. Thétis. Son visage ouvert et souriant avec ses taches de rousseur qui lui donnaient un air gamin, ses cheveux blond-roux jamais peignés et ce corps un peu dégingandé. Toutes les heures passées ensemble à vagabonder autour de Romulus. De la même façon qu'Onone, il était une part de sa personnalité. Dans leur communion d'esprits, ils avaient tant partagé. Et voilà qu'il n'était plus. Arraché à elle, balayé de son existence, leurs découvertes, leurs déceptions et leurs exploits. Moi aussi je pleure sa perte, lui murmura Onone à l'esprit, ses pensées mouillées de regret. Merci. Et les oufs de Grées qui ont été perdus aussi. C'est terrible, c'est ignoble. Je hais les Adamistes. Non, c'est indigne de nous de parler ainsi. Tu vois, Eileen et les militaires partagent notre malheur. Ce ne sont pas les Adamistes, seulement des individualités. Ce sont toujours des individualités. Même nous les Édénistes avons nos défauts, non? Oui, c'est vrai, admit Syrinx devant ce qui était une évidence. Mais il y avait toujours cette partie de son esprit où subsistait un vide, le sourire envolé à jamais. Dès qu'elle vit Onone apparaître au-dessus de Saturne, Athéna sut qu'il était arrivé quelque chose d'affreux. Elle était dans la véranda donnant sur le jardin, en train d'allaiter la petite Clymène âgée de deux mois à une sphère mammaire biotek, quand elle se sentit envahie par ce mauvais pressentiment. L'appréhension, la peur de ce que pouvait réserver l'avenir lui firent étreindre sa seconde arrière-arrière-petite-fille. L'enfant émit un vagissement de protestation d'avoir perdu la tétine et de se retrouver étouffée dans les bras d'Athéna. Celle-ci s'empressa de remettre Clymène à son arrière-petit-fils qui tenta de calmer le bébé en lui gazouillant des paroles de réconfort. Syrinx entra alors en contact avec elle, l'esprit lourd de chagrin, et Athéna eut pleine connaissance de la terrible réalité. Ne reste-t-il rien de lui ? demanda-t-elle doucement. Si, dit Syrinx. Mais si peu. Je suis désolée, mère. Une simple pensée me suffirait. Comme Onone approchait de Romulus, elle communiqua à l'habitat les bribes de pensée qu'elle avait mémorisées. Les vestiges d'une vie, intangibles mais précieux ; le seul héritage qu'avaient laissé Thétis et son équipage. Émanant de la personnalité multiple de l'habitat, ses anciens amis, amants et maris vinrent offrir à Athéna leur soutien et leurs encouragements, faisant de leur mieux pour atténuer sa peine. Nous ferons tout notre possible, la rassurèrent-ils. Elle sentit les quelques lambeaux conservant la mémoire de son fils tisser peu à peu une toile plus homogène et en tira un bref réconfort. Quoique la mort ne lui fût pas étrangère, Athéna trouva cette perte particulièrement difficile à accepter. Quelque part dans son subconscient, elle avait toujours cru les faucons et leurs capitaines plus ou moins immortels, ou du moins protégés contre un tel malheur. Une idée insensée, quasiment puérile, parce que les enfants étaient son bien le plus précieux. Son dernier lien avec lasius, le fruit de leur amour. Une demi-heure plus tard, vêtue d'une tunique de vol unie noir de jais, Athéna se tenait dans le hall de réception du spatioport, fière et solitaire, les rides sur son visage trahissant comme jamais chacune des cent trente-cinq années qu'elle avait vécues. Elle regarda par-dessus la corniche Onone et les deux faucons anxieux qui l'escortaient, des vaisseaux de l'escadrille de défense de Saturne, émerger comme des ombres spectrales de l'obscurité. Onone se laissa tomber sur une plate-forme vacante avec un soupir mental de soulagement très humain. Des tuyaux d'alimentation se dressèrent de la plate-forme tels d'épais tentacules, cherchant à l'aveuglette les orifices femelles sur le dessous de la coque ; en divers endroits, des sphincters s'évasèrent avant de se refermer étroitement sur les tuyaux. Onone aspira le liquide nutritif synthétisé par Romulus, remplissant ses vésicules, étanchant la soif qui vidait chacune de ses cellules de leur vitalité. Ils n'étaient restés à Oshanko que le temps de livrer Henry Siclari et son équipage aux autorités portuaires de la Flotte et de laisser des Edénistes experts en communication empathique assumer le commandement du Ver-muden. Après cela, Syrinx avait insisté pour retourner directement sur Saturne. Athéna observait l'arrivée du grand faucon avec une anxiété grandissante. Onone était dans un triste état : la mousse couvrant sa coque calcinée et tombant en écailles, les boucliers thermiques du tore complètement fondus, les détecteurs électroniques réduits en ruisseaux de scories congelés, les tourelles de capteurs qui s'étaient trouvées face au Dymasio carbonisées, les cellules complètement mortes. Ça va, dit-elle à Athéna. Ce sont surtout les systèmes mécaniques qui ont été endommagés. Les biotechniciens pourront toujours me greffer de nouvelles tourelles. Quant à me remettre une protection de mousse, ajouta-t-elle humblement, jamais plus je ne m'en plaindrai. Lorsque Syrinx franchit le sas, elle avait les joues presque creuses et les cheveux en bataille, et elle marchait comme si elle montait à l'échafaud. Athéna sentit enfin venir les larmes ; elle mit les bras autour de sa fille effondrée de chagrin dont elle tenta d'apaiser le débordement par des élans de compassion empathiques. Le baume maternel. Ce n'est pas ta faute. Si je n'avais pas-Non, intima vertement Athéna. Tu dois bien ça à Thétis et à Grées, de ne pas sombrer dans un remords inutile. Oui, mère. Il a fait ce qu'il fallait. Il a fait ce qui était juste. Dis-moi combien de millions de vies auraient été perdues si cette antimatière avait été utilisée à la surface d'une planète. Beaucoup, répondit Syrinx d'un air hébété. Et il les a sauvées. Mon fils. Grâce à lui, ces gens vivront et auront des enfants. Et des rires. Mais ça fait mal ! C'est parce que nous sommes humains, plus que les Adamistes ne le seront jamais. Notre empathie fait que nous ne pouvons jamais nous cacher ce que nous éprouvons, et c'est bien. Mais on doit constamment trouver le bon équilibre, Syrinx. Le bon équilibre, c'est le prix à payer pour la chance qui nous est donnée d'être humains : le risque inhérent à notre nature sensible. À cause de cela, nous avançons sur l'étroit sentier d'une crête surplombant un sol instable. D'un côté, nous avons la chute dans l'animalité, de l'autre l'illusion d'être un dieu. Les deux nous attirent, nous sont une tentation. Mais sans ces forces s'exerçant sur ta psyché, sans ce conflit, tu ne pourrais jamais aimer. Elles nous réveillent, vois-tu, ces forces antagonistes, elles éveillent notre passion. Ainsi, tire les leçons de ce malheureux événement, apprends à être fière de Thétis et de ce qu'il a accompli, sers-toi de cela pour contrer la douleur. C'est dur, je sais ; pour les capitaines plus encore. Nous sommes les seuls qui ouvrons vraiment nos âmes à l'autre, nous éprouvons les sentiments les plus profonds, et les souffrances les plus vives. Et sachant cela, sachant ce que tu allais endurer dans l'existence, j'ai néanmoins choisi de te mettre au monde, parce qu'il y a tellement de bonheur à vivre. La maison circulaire nichée dans la paisible vallée n'avait pas changé ; c'était encore un tourbillon d'enfants bruyants et excités, d'adultes un peu las et de chimpanzés bioteks surmenés par les tâches domestiques. Avec dix-huit enfants et, jusqu'ici, quarante-deux petits-enfants, onze arrière-petits-enfants et les deux tout nouveaux ajouts de la quatrième génération, Athéna était à la tête d'une famille qui ne lui laissait aucun moment de répit. Quatre-vint-dix pour cent des adultes avaient une occupation en rapport avec le vol spatial, dans un domaine ou un autre, ce qui sous-entendait de fréquentes et longues absences. Mais quand ils revenaient, c'étaient toujours la maison et Athéna qu'ils venaient voir en premier, soit pour y rester quelque temps soit pour une visite de passage au gré de leur fantaisie. " Chez Athéna, pension de famille, maison de tolérance et jardin d'enfants ", comme l'avait qualifiée la vieille ex-capitaine en plus d'une occasion. Les enfants les plus jeunes furent ravis de voir Syrinx, s'agglutinant autour d'elle en poussant des cris, réclamant des baisers et des histoires sur les planètes qu'elle avait visitées, tandis que les adultes présentaient à mi-voix leurs condoléances. Le fait d'être avec eux, de savoir et de sentir que le chagrin était partagé, en allégeait le poids. Un petit peu. Après le repas du soir Syrinx alla dans son ancienne chambre, demandant qu'on la laisse seule quelques heures. Accédant à sa requête, Ruben et Athéna se retirèrent dans le patio et, assis sur les chaises en fer blanches, conversèrent en mode privé, leurs visages graves trahissant leur inquiétude. Syrinx s'étendit sur le lit, contemplant à travers le toit transparent les vallées paresseuses qui serpentaient au-delà du phototube axial dont la lumière déclinait. Dans ces sept années depuis qu'Onone avait atteint la maturité, les arbres avaient poussé et les buissons s'étaient épaissis, élargissant le camaïeu de vert de son enfance. Elle avait conscience d'Onone là-bas sur la corniche avec sa coque débarrassée de la protection de mousse, et les bras mobiles de la tour de lancement en position pour permettre aux techniciens d'avoir pleinement accès au tore endommagé. Maintenant que le faucon avait fini de digérer sa substance nutritive, il avait retrouvé son tonus mental normal. Il trouvait agréable d'être le centre d'intérêt, de converser avec les équipes de la corniche sur les divers aspects des réparations. Au-dessus d'une tourelle de capteurs complètement brûlée étaient accroupis deux biotechniciens équipés de sondes portatives, en train de prélever des échantillons. Papa? Je suis là, Si-lynx. Je te l'ai dit, je serai toujours là. Merci. Je n'en ai jamais douté. Comment est-il ? Heureux. Elle se sentit un petit peu allégée de l'appréhension qui l'oppressait. Est-il prêt ? Oui. Mais il y a tellement de choses perdues des dernières années. Nous avons intégré ce que nous pouvions. Le substrat de l'identité est viable, mais il manque de substance. Il va rester un enfant, peut-être la part de lui que tu aimais le plus. Puis-je lui parler maintenant ? Oui, tu peux. Elle était pieds nus sur un tapis d'herbe fraîche au bord d'une rivière. Le phototube axial se dressait dans l'espace, étin-celant tel un rayon de soleil captif. Autour d'elle il y avait des arbres ployant sous le poids des plantes grimpantes suspendues entre leurs branches ; de longues cascades de fleurs tombaient sur la berge, certaines baignant dans l'eau claire. Des papillons voletaient paresseusement dans l'air immobile, jouant à chat perché avec les abeilles au-dessus des fleurs, accompagnés par le piaillement des oiseaux alentour. C'était la clairière où elle avait passé tant de jours de son enfance, juste après la limite de la pelouse. Quand elle se pencha sur l'eau, elle vit une fillette habillée d'une robe d'été en coton toute simple, avec des petits carreaux bleus et blancs. De longs cheveux libres ondulaient autour des hanches maigrichonnes. Son corps avait treize ans, et elle le sut alors même qu'elle entendit les enfants pousser des cris et des rires. Assez jeune pour être considérée comme faisant encore partie de la conjuration des enfants, assez vieille pour être révérée, pour se tenir à l'écart, sans qu'on le lui reproche. Ils arrivèrent en trombe dans la clairière, six garçons de dix ans, certains en short et tee-shirt, d'autres torse nu en maillot de bain, tout rires et sourires dans la lumière chaude qui allumait des reflets cuivrés sur leurs membres. - Syrinx ! Il était parmi eux, avec sa tignasse de cheveux blond-roux et son grand sourire. - Salut, Thétis. - Tu viens avec nous ? demanda-t-il d'une voix essoufflée. Sur la berge, dépassant dans l'eau, il y avait un radeau de plaques en silicone brut, des rames en I en aluminium recouvert de mousse, des jerrycans en plastique vides ; des objets assez familiers pour lui faire monter les larmes aux yeux. - Je ne peux pas, Thétis, répondit-elle. Je venais juste voir si tu allais bien. - Bien sûr je vais bien ! (Il voulut faire la roue, mais bascula et tomba comme une masse en s'esclaffant.) On descend jusqu'au réservoir d'eau salée, ça va être génial, on ne l'a dit à personne, et l'habitat ne nous verra pas. On pourrait tomber sur n'importe quoi, des pirates ou des monstres. Et on pourrait trouver un trésor. Je le ramènerai et je serai le plus illustre capitaine de tout l'habitat. (Il se remit sur ses pieds, les yeux brillants.) S'il te plaît, viens, Syrinx. S'il te plaît. - Une autre fois, c'est promis. Des cris leur parvinrent des autres garçons comme ils poussaient le radeau dans la rivière au courant vif. Durant quelques secondes il dansa dangereusement sur l'eau avant de se stabiliser peu à peu. Les garçons commencèrent à s'y empiler. Les yeux de Thétis allaient de Syrinx au radeau, tiraillés entre les deux. - Promis ? Promis juré ? - Oui. Elle se rapprocha, lui prit la tête entre les mains et déposa un tendre baiser sur son front. - Syrinx ! Il resta planté là, gêné, le rouge aux joues, tandis que les autres lançaient un concert de sifflets. - Tiens, dit-elle en ôtant de son cou un mince collier d'argent portant une pierre de jade pâle finement ciselée de la grosseur d'un grain de raisin. Mets ça, ce sera comme si j'étais avec toi. Et à ma prochaine visite, tu me raconteras tout. - D'accord ! (Et il courut jusqu'au radeau, pataugeant dans l'eau tandis qu'il essayait gauchement d'attacher la chaîne autour de son cou.) N'oublie pas, tu reviens. Tu as promis. Jusqu'où va-t-il aller? demanda-t-elle à Sinon au moment où Thétis, trempé, était hissé sur le radeau par deux de ses amis. Aussi loin qu'il le désire. Et combien de temps cela va-t-il durer ? Aussi longtemps qu'il le désire. Papa! Je suis désolé, je ne voulais pas être cynique. Sans doute dix ou quinze ans. Tu vois, même l'enfance finit par s'effacer. Les jeux qui sont autant de défis aux adultes, les amis pour seul et unique univers, tout cela c'est très bien mais, chez un enfant de dix ans, ce qui occupe la majeure partie de l'esprit, c'est le désir de grandir ; ses actes ne sont qu'un reflet de ce qu'il s'imagine être un comportement adulte. Selon un vieux dicton, le garçon est le père de l'homme. Aussi, quand il aura eu son content d'aventures et qu'il comprendra qu'il ne sera jamais cet homme, qu'il est un enfant stérile, son moi va se disjoindre de la pluralité pour se fondre dans la personnalité globale de l'habitat. Comme chacun de nous au bout du compte, Si-lynx, même toi. Tu veux dire qu'il va perdre l'espoir. Non. La mort est la perte de l'espoir, tout le reste n'est que désespoir. Les enfants s'étaient mis à pagayer, attrapant le coup pour diriger le radeau. Thétis, assis à l'avant, lançait des ordres ; il était dans son élément. Il tourna la tête, sourit et fit un signe. Syrinx leva une main. Les Adamistes perdent l'espoir, dit Syrinx. Le capitaine du Dymasio a perdu tout espoir. C'est pourquoi il a fait ce qu'il a fait. Les Adamistes sont incomplets. Nous, nous savons que notre existence se prolonge après la mort du corps ; d'une certaine façon, une partie de nous va survivre durant des centaines de millénaires. Quant à moi, je ne peux même pas envisager d'abandonner l'élément pluriel de la personnalité de l'habitat, pas avec toi et mes autres enfants et petits-enfants sur lesquels je dois veiller. Peut-être dans dix ou quinze générations, quand je ne pourrai plus invoquer le moindre sentiment d'affection, peut-être alors rechercherai-je la fusion totale avec la personnalité de l'habitat et transmettrai-je mon allégeance à tous les Édénistes. Mais ce ne sera pas avant très longtemps. Les Adamistes ont leurs religions. Je croyais que leurs dieux leur donnaient l'espoir. Oui, ils le font, aux plus pieux. Mais regarde le handicap qu'ont à traîner les Adamistes ordinaires. Le royaume mythique, c'est tout ce que pourra jamais être leur paradis, sans même qu'ils le sachent jamais. Finalement, voilà une croyance très difficile à entretenir pour de pauvres mortels et pécheurs. Nous, par contre, notre existence après la mort est tangible, réelle. Pour nous il ne s'agit pas d'une question de foi, c'est vraiment un fait. Sauf pour Thétis. Même lui survit. Une partie de lui, une vie arrêtée dans sa croissance. Entraînée le long d'une rivière qui n'aura jamais de fin. Aimé, chéri, heureux, éternel. Le radeau disparut dans un coude de la rivière, derrière un bouquet de saules. La brise apporta l'écho de voix aiguës. Syrinx laissa retomber sa main. - Je reviendrai te voir, grand frère, dit-elle à la rivière dont ne restait que le murmure. Encore et encore, à chacune de mes visites. Tu les attendras brûlant d'impatience, avec les histoires que je rapporterai. Je te donnerai de quoi espérer. C'est promis. Dans sa chambre, elle contempla le paysage obscurci qui s'étendait au-delà. Le phototube axial ne diffusait plus qu'une clarté lunaire voilée par les premiers nuages du soir porteurs de pluie. Syrinx ferma son esprit aux autres Édénistes, aux faucons volant au-dehors, à la personnalité de l'habitat. Seulement Onone. L'amie qui comprendrait, parce qu'elles ne faisaient qu'un. Dans la confusion où la mettaient le doute et le chagrin perça le souhait que les Adamistes aient en fin de compte raison, qu'il existât quelque chose comme Dieu et une vie après la mort et des âmes. De cette façon Thétis ne serait pas perdu. Pas pour toujours. C'était une mince lueur d'espoir. Les pensées $ Onone vinrent la caresser, apaisantes, compatissantes. S'il y a un Dieu, et si quelque part l'âme de mon frère est intacte, s'il Vous plaît prenez soin de lui. Il va être si seul. 7. Plus de mille affluents contribuaient à alimenter le flot vorace de la Juliffe, un lacis de rivières et de ruisseaux qui se formait à la saison des pluies sur une zone couvrant un million et demi de kilomètres carrés. Ils se jetaient à plein débit dans le cours principal durant les deux cent quatre-vingt-quinze jours que comptait l'année de Lalonde, charriant d'immenses quantités de limon, de végétation putrescente et de branches brisées. La turbulence et la puissance du flot étaient telles que l'eau prenait, le long des cinq cents derniers kilomètres, la coloration et la consistance du café au lait. À l'endroit où il atteignait la côte, le fleuve s'évasait sur une largeur de plus de dix-sept kilomètres, et les deux mille kilomètres d'eau transportée jusque-là représentaient à l'embouchure un poids absolu impressionnant. On aurait dit une mer qui se transfusait dans une autre. Le long des cent derniers kilomètres, la rive côté nord était inexistante ; un paysage de marécage s'étendait jusqu'à cent cinquante kilomètres à l'intérieur du pays. Dénommé le marais Hultain d'après le nom du premier membre de l'équipe d'analyse écologique à avoir osé s'aventurer sur les tout premiers kilomètres couvrant les abords, le marécage s'avérait être le domaine inhospitalier des roseaux et des algues, et d'animaux à dents pointues voisins du lézard et de tailles diverses. Aucun explorateur humain n'avait jamais réussi à le traverser ; les écologistes-conseils se contentaient du rapport sommaire de Hultain et des photos prises par satellite. Quand le vent soufflait du nord, il apportait une forte odeur de pourriture le long du fleuve, jusqu'à Durringham. Pour les habitants de la capitale, le marais Hultain avait quasiment pris la dimension d'un mythe, un lieu de malédiction peuplé de créatures vampiriques. Sur la rive sud, cependant, la berge s'élevait à douze mètres au-dessus des eaux brunes tumultueuses. Un peu à l'écart, Durringham était relativement protégée des plus fortes crues prin-tanières de la Juliffe. Située entre le spatioport et le fleuve, la ville était le lieu stratégique de la colonisation de l'ensemble du bassin. La Juliffe offrait à la Société d'exploitation de Lalonde la plus grande voie naturelle imaginable vers les terres intérieures d'Amarisk. Avec ses affluents s'étendant à travers chaque vallée du bloc continental, il n'était pas nécessaire de défricher la jungle et d'y entretenir des pistes à grands frais. Le bois en abondance fournissait la matière première pour les coques de bateau, la façon de voyager la plus simple et la moins coûteuse qui soit. La construction navale devint donc rapidement la principale industrie de la capitale, et presque un quart de la population dépendait de la prospérité des chantiers navals. Les capitaines sous contrat avec la SEL emmenaient les groupes de colons nouvellement arrivés en amont du fleuve et ramenaient le surplus de produits générés par les fermes pour être vendus en ville. Chaque jour voyait plusieurs centaines de bateaux entrer aux docks ou en partir. Le port, avec ses embarcadères, ses entrepôts, ses marchés au poisson et ses chantiers navals, s'était étendu sur toute la longueur de la ville. C'était aussi l'endroit logique où installer les dortoirs des colons en transit. Jay Hilton trouvait le dortoir terriblement excitant. C'était si différent de tout ce qu'elle avait connu jusqu'ici. Un toit en angle, tout simple, fait de panneaux d'ezystak de huit mètres de long supportés par une charpente de poutrelles métalliques. Pas de murs ; au dire de l'agent de la SEL, il aurait fait trop chaud à l'intérieur. Un plancher en béton sur lequel s'alignaient des rangées et des rangées de lits de camp en bois plutôt durs. La première nuit, elle avait dormi dans un sac de couchage au milieu du dortoir avec les autres enfants du Groupe Sept . Ça lui avait pris un temps fou pour s'endormir, les gens ne cessaient de bavarder et de la digue montait le roulement sonore du fleuve. Et elle pensait ne jamais pouvoir s'habituer à l'humidité ; depuis qu'elle avait quitté le spatiojet ses vêtements n'avaient jamais été tout à fait secs. Durant la journée le dortoir grouillait de monde, et les allées entre les lits étaient l'endroit rêvé pour se courir après ou jouer à d'autres jeux. Sous le toit bruyant, la vie était des plus simples ; on n'avait rien prévu pour les enfants, aussi étaient-ils laissés à eux-mêmes pour se trouver leurs propres occupations. Jay avait passé le deuxième jour à lier connaissance avec les autres enfants du Groupe Sept. Au matin, ils faisaient les fous au milieu des adultes puis, après le déjeuner, ils étaient descendus sur la berge regarder les bateaux. Jay avait adoré ça. La zone portuaire semblait sortie d'un documentaire historique AV, une tranche du Moyen Âge de la Terre préservée sur une lointaine planète. Tout était en bois et les bateaux étaient si beaux avec leurs grandes roues à aubes de chaque côté et leurs hautes cheminées d'acier qui crachaient de longs panaches de fumée blanc-gris. À deux reprises au cours de la journée, le ciel s'était couvert de nuages et il avait plu à torrents. Les enfants étaient tous venus se mettre à l'abri sous le toit du dortoir et avaient contemplé avec fascination le voile gris venu assombrir la Juliffe et les immenses éclairs qui zébraient le ciel dans le fracas de la foudre. Jay n'avait jamais imaginé que la nature sauvage pût être si sauvage. Mais comme sa mère n'était pas inquiète, elle ne l'était pas non plus. Jamais avant cela elle n'avait trouvé aussi passionnant de simplement s'asseoir et observer. Elle n'arrivait pas à se représenter quelle merveilleuse expérience ça allait être de vraiment voyager en bateau. Un jour sur un vaisseau spatial, le lendemain sur un navire à aubes ! La vie était formidable. La nourriture qu'on leur avait servie était bizarre, les fruits aborigènes avaient tous d'étranges formes avec une saveur légèrement épicée ; mais au moins n'y avait-il pas de viande cultivée en bac comme à l'arche. Après le thé fort que le personnel servait aux enfants dans la grande cantine au bout du dortoir, elle retourna sur la berge pour von- si elle pourrait apercevoir des animaux aborigènes. Elle se remémora le vennal, quelque chose comme un croisement entre un lézard et un singe. Il figurait en bonne place dans le descriptif que lui avait gravé dans la mémoire, avant qu'elle ne quitte la Terre, l'équipe de documentation du service immigration de la SEL à la station de la tour orbitale. Sur l'image qui flottait dans sa tête comme un mirage, l'animal avait l'air plutôt mignon. Elle espérait en son for intérieur pouvoir en avoir un à elle une fois qu'ils atteindraient le lot qui leur était attribué. La digue consistait en un mur plein, un polype biotek de couleur abricot pâle, destiné à empêcher le riche terreau noir d'être encore un peu plus grignoté par le grand fleuve au flot impétueux. C'était impressionnant de voir utiliser autant de biotek ; Jay n'avait jamais rencontré d'Édéniste quoique, à l'arche, le père Varhoos ait mis les fidèles en garde à leur sujet et à celui de leur technologie dégradante qui les menait à une existence dépravée. Mais, ici, recourir au polype était une bonne idée, les graines n'étaient pas chères et le corail n'avait pas besoin, à l'inverse du béton, d'être constamment remis en état. Jay ne voyait pas ce qu'il y avait de mal. Cette semaine-là, tout son univers fut chamboulé. Elle se laissa glisser le long du mur en pente jusqu'à l'eau et se mit allonger le bord dans l'espoir d'apercevoir un poisson indigène. À cet endroit l'eau était presque claire. Les vaguelettes qui léchaient le polype se brisaient en gouttelettes aspergeant ses jambes nues ; elle était encore vêtue du short et du chemisier que sa mère lui avait fait porter dans la nacelle tau-zéro. Un grand nombre des autres colons du Groupe Sept avaient passé la matinée à courir après leurs affaires stockées dans un des entrepôts pour essayer de trouver des vêtements mieux adaptés au climat. La veille tout le monde s'était montré envieux et admiratif envers sa mère et elle. Une sensation des plus agréables. Tellement plus flatteuse que la façon dont les gens les regardaient là-bas à l'arche. Outre les caniveaux de drainage qui formaient des ruisseaux, il y avait beaucoup de grosses conduites qui se vidaient dans la rivière, de sorte qu'il lui fallait se baisser pour passer dessous et ne pas être éclaboussée par les écoulements. Un peu plus loin se trouvait l'une des anses circulaires, de six cents mètres de diamètre, également faite en polype ; un refuge pour les plus gros navires qui pouvaient ainsi s'amarrer dans des eaux plus calmes. Les anses étaient espacées d'à peu près un kilomètre le long de la digue, et, à l'arrière, des groupes d'entrepôts et d'usines à bois s'élevaient du sol. Entre les anses se succédaient des jetées en bois qui s'avançaient dans le fleuve et qu'utilisaient les embarcations plus petites, navires marchands ou bateaux de pêche. Le ciel s'assombrissait à nouveau. Mais ce n'était pas l'annonce de la pluie, le soleil était bas à l'ouest. Et Jay se sentait très fatiguée, les journées ici étaient affreusement longues. Elle passa sous une jetée, sa main effleurant les noirs piliers de bois. Du bois de mayope, lui dit sa mémoire eidétique, un des bois les plus durs qu'on trouvait dans la Confédération. L'arbre avait de grandes fleurs pourpres. Le poing fermé, elle tapa dessus pour voir. C'était vraiment dur, comme du métal ou de la pierre. Sur le fleuve passait un des grands bateaux à aubes, laissant un grand sillage de remous et d'écume tandis que la proue fendait l'eau à contre-courant. Jay avait l'impression que les colons alignés le long des rambardes avaient tous les yeux fixés sur elle. Arborant un grand sourire, elle les salua de la main. Demain c'était le jour du grand départ pour le Groupe Sept. La vraie aventure. Avec un air rêveur elle suivit des yeux le bateau qui s'éloignait lentement vers l'amont. C'est alors qu'elle remarqua la chose prise autour d'un pilier de l'autre jetée. Un tronçon jaune rosé maculé de vase d'environ un mètre de long. À voir comment il dansait à la surface, elle devina qu'il se prolongeait sous l'eau. Poussant un cri de joie, elle se précipita en soulevant des gerbes d'eau sous ses pieds. Un poisson aborigène ou un amphibien ou Dieu sait quoi. Pris au piège, et qui n'attendait qu'elle. Dans sa tête tourbillonnèrent des noms et des images tandis qu'elle se repassait l'ensemble du descriptif imprimé dans sa mémoire en essayant de trouver le spécimen correspondant à ce qu'elle voyait. Peut-être quelque chose de nouveau, songea-t-elle. Peut-être va-t-on lui donner mon nom. Je vais être célèbre ! Elle était à cinq mètres de la chose et courait encore, aussi vite que le lui permettaient ses jambes freinées par le courant, quand elle vit la tête. C'était un corps humain, un corps nu. Le visage plongé dans l'eau ! Le choc lui coupa son élan et ses pieds se dérobèrent sous elle. Elle laissa échapper un cri lorsque son genou cogna contre le polype rugueux et rigide. Elle frotta le côté de sa jambe et ressentit une vive douleur. Elle se retrouva étendue contre la digue, les jambes à moitié dans l'eau, le corps tout engourdi et prise de nausées. Du sang commença à couler le long de l'éraflure. Elle se mordit la lèvre, ses yeux se mouillèrent tandis qu'elle regardait le corps, s'efforçant de ne pas pleurer. Une vague souleva le cadavre qui vint à nouveau heurter le pilier. À travers les larmes qui collaient à ses paupières, Jay vit qu'il s'agissait d'un homme, tout ballonné. La tête pivota vers elle. Il y avait une longue zébrure violacée sur une joue. Il n'avait plus d'yeux, seulement des trous à la place. La peau était fripée. Jay plissa les yeux. De longs vers blancs avec un million de pattes étaient en train de se nourrir de la chair ravagée. Un ver se glissa hors de la bouche à demi ouverte telle une langue effilée et anémique dont le bout ondulait lentement comme s'il humait l'air. Jay rejeta la tête en arrière et poussa un hurlement. Ce soir-là, la pluie qui vint une heure après que le soleil eut disparu à l'horizon fut d'un grand secours pour Quinn Dexter. Les trois lunes de Lalonde conspiraient pour jeter une phosphorescence spectrale sur la ville plongée dans la nuit : si les gens arrivaient quand même à retrouver leur chemin dans les rues boueuses, les épais nuages qui couraient dans le ciel diminuaient considérablement la clarté. Durringham n'avait pas d'éclairage public ; les bars isolés éclairaient la rue autour de l'entrée et les cabanes les plus grandes avaient une lanterne sur le porche, mais au-delà de ces flaques de lumière il n'y avait qu'une clarté diffuse. Et sur le port, entre les gros bâtiments industriels où rôdait Quinn, il n'y avait même pas ça, seulement l'obscurité et des ombres impénétrables. Il s'était éclipsé du dortoir des colons après le repas du soir et s'était trouvé une cachette entre deux appentis annexés à l'arrière d'un long entrepôt. Jackson Gael était tapi derrière des tonneaux de l'autre côté du chemin, avec derrière lui le haut mur blanchâtre d'une usine à bois dont les planches lattées se dressaient comme la paroi d'une falaise. Il ne devait pas y avoir grand monde qui errait dans cette partie du port la nuit, sinon sans doute des colons attendant un bateau pour les amener en amont. À deux cents mètres au nord se trouvait un autre dortoir. Quinn avait décidé que les colons constitueraient les cibles les plus faciles. Les shérifs se préoccupaient davantage d'une éventuelle agression sur un citoyen que sur quelque nouveau venu dont personne n'avait rien à foutre. Pour la SEL les colons étaient du bétail humain ; et si ces abrutis n'avaient pas été capables de prendre soin d'eux-mêmes, alors c'est qu'ils l'étaient encore plus qu'on pouvait le penser. Mais Jackson avait eu raison sur un point : les colons étaient dans une meilleure position que lui. Les Déps étaient la lie de la lie. Ils avaient découvert ça hier soir. Quand ils étaient enfin arrivés au dortoir, ils avaient été immédiatement envoyés au déchargement des camions qu'ils venaient tout juste de charger au spatioport. Après qu'ils eurent fini d'entasser les bagages du Groupe Sept dans l'entrepôt près du port, quelques-uns étaient partis en vadrouille en ville. Ils n'avaient pas un sou, mais ça n'avait pas d'importance, ils méritaient un moment de détente. C'est là qu'ils purent constater que le survêtement gris réservé aux Déps, avec les trois lettres rouges, était comme un signal clignotant : chiez-moi dessus. Ils n'avaient pas fait plus de quelques centaines de mètres hors du port que déjà ils prenaient leurs jambes à leur cou et filaient en direction du dortoir. On leur avait craché dessus, hurlé des injures, des enfants leur avaient lancé des quolibets, et des pierres, et pour finir quelqu'un avait lâché un animal indigène sur eux. C'était ça qui avait le plus effrayé Quinn, bien qu'il se gardât de le montrer aux autres. La créature évoquait un chat agrandi à la taille d'un chien ; elle avait des écailles noir de jais et une tête en forme de coin, dont la bouche béante laissait voir des rangées de dents pointues comme des aiguilles. La boue ne semblait pas la ralentir tandis qu'elle courait après eux, et dans leur fuite éperdue plusieurs Déps avaient dérapé et s'étaient retrouvés sur les genoux. Le pire de tout, c'étaient les sons qu'elle produisait, comme une plainte qui se prolongeait à l'infini ; mais avec des mots, étrangement déformés dans sa gorge d'aborigène, des mots humains. " Ordures ", " pédés " et d'autres impossibles à reconnaître, néanmoins portant tous le même message. La chose les haïssait, se faisant l'écho de la malveillance de son maître qui n'avait cessé de se bidonner tandis que les énormes mâchoires claquaient à leurs mollets. Dans le dortoir, Quinn s'étais assis sur son lit de camp et, pour la première fois depuis que la police là-bas sur Terre l'avait assommé à la matraque électrique, il s'était mis à réfléchir. Il lui fallait quitter cette planète dont même le Frère de Dieu ne voudrait pas. Pour cela, il avait besoin d'informations. il avait besoin de savoir quelles étaient les règles du jeu ici et comment se donner des atouts. Tous les autres Déps rêvaient de partir, certains avaient déjà dû tenter de s'évader par le passé. La plus grosse erreur qu'il pouvait faire serait de foncer dans cette voie. D'autant qu'avec son survêtement aussi discret qu'une enseigne lumineuse, il n'aurait même pas l'occasion de repérer les lieux. Il avait attiré l'attention de Jackson Gael et fait un discret signe de tête en direction du rideau de nuit qui entourait le dortoir. Ils s'étaient glissés au-dehors sans se faire remarquer et n'avaient pas l'intention de revenir avant l'aube. À présent il attendait, accroupi contre le mur de l'entrepôt, vêtu de son seul short, nerveux et excité à l'idée de répéter le petit divertissement de la nuit dernière. La pluie tambourinait sur les toits et jetait des éclaboussures en tombant dans les flaques et la boue du chemin, faisant un boucan monstre. Il y avait encore de l'eau qui sortait à grands gargouillis du caniveau de drainage sur le côté de l'entrepôt. Quinn avait la peau et les cheveux trempés. Au moins les gouttes étaient chaudes. L'homme en anorak jaune canari était presque à hauteur de l'étroit recoin entre les appentis quand Quinn l'entendit. Il avançait en pataugeant dans la boue, marmonnant et chantonnant. Quinn risqua un oeil derrière l'angle du mur. L'oeil gauche, dont les facultés avaient été augmentées grâce à un greffon nanonique lui procurant en particulier la vision infrarouge. C'était son premier implant et, à l'arche, il s'en était servi exactement dans le même but que maintenant : s'assurer un avantage dans l'obscurité. Une chose que Banneth lui avait enseignée était de ne jamais se battre avant d'avoir déjà gagné. L'implant rétinien lui montrait une silhouette rouge fantomatique titubant d'un côté à l'autre du chemin. La pluie apparaissait comme un voile rosé pâle granuleux, les bâtiments comme des rochers à pic couleur bordeaux. Quinn attendit que l'homme ait dépassé le recoin avant de bouger. Il se glissa sur le chemin, le bout de bois fermement serré dans sa main. Mais l'homme n'était toujours pas conscient de sa présence, la pluie et l'obscurité fournissant une couverture parfaite. Quinn fit trois pas, leva le gourdin improvisé, puis l'abattit sur la nuque de l'homme. Le tissu de l'anorak se déchira sous le coup. Quinn sentit le choc se répercuter jusqu'à ses coudes, ébranlant ses articulations. Frère de Dieu ! Il ne voulait pas tuer l'homme, pas encore. Sa victime lâcha un seul grognement de douleur et s'effondra dans la boue. - Jackson ! appela Quinn. Frère de Dieu ! où es-tu ? Je n'arrive pas à le déplacer tout seul. Amène-toi. - Quinn ? Merde, je ne supporte pas la vue du sang. Tournant la tête, Quinn vit Jackson sortir de derrière les tonneaux. Sur l'image infrarouge, sa peau brillait d'une forte coloration lie-de-vin, avec des lignes d'un rouge plus vif qui étaient les artères et les veines proches de l'épiderme. - Par ici. Fais trois pas en avant, puis tourne à gauche. Il guida Jackson jusqu'au corps de l'homme en savourant la sensation de pouvoir que lui procurait la situation. Jackson serait à ses ordres et les autres s'aligneraient aussi. Ils tirèrent leur victime à l'intérieur de l'appentis, une sorte de bureau, estima Quinn, abandonné depuis des années. Quatre murs nus lattes et un toit qui fuyait. Des rigoles de boue descendaient le long des murs dont les fissures s'ornaient d'amas fongiques. L'air était chargé d'une forte odeur citrique. Là-haut, les nuages s'éloignaient vers l'intérieur des terres. Beriana, la seconde lune, se montra, répandant une clarté jaune pâle sur la ville, et quelques maigres rayons filtrèrent à travers la lucarne. Ce qui était suffisant pour y voir. Ils allèrent chercher la pile de vêtements qu'ils avaient laissée en vrac sur un conteneur en matériau composite éventré. Jackson prit une serviette et se sécha sous le regard attentif de Quinn. Le garçon avait un corps robuste, les épaules larges. - Laisse tomber, Quinn, dit-il d'une voix neutre mais qui portait, dans le silence venant après la pluie du dehors. Ce n'est pas mon truc. Exclusivement hétéro, OK ? Ça sonnait comme un défi. - Hé ! pas de panique, répliqua Quinn. J'ai quelqu'un en vue et ce n'est pas toi. Il n'était pas tout à fait sûr d'avoir le dessus à la loyale sur ce grand gars dégingandé. En plus il avait besoin de lui. Pour le moment. Il commença à enfiler les vêtements qui appartenaient à une des victimes de la nuit dernière, une chemise à manches courtes verte et un short bleu flottant, des bottes imperméables qui étaient juste un peu trop larges. Avec trois paires de chaussettes, ça ne frottait plus sur ses ampoules. La tentation était forte d'emporter ces bottes sur le bateau ; il pensait à ce qu'il allait advenir de ses pauvres pieds dans les chaussures légères dont les Déps étaient munis, et ça ne lui plaisait pas du tout. - Bon, voyons ce que nous avons là, dit-il. Ils retirèrent l'anorak de l'homme inconscient qui laissa échapper un faible gémissement. Son short était taché et un ruban d'urine coula de l'anorak. Pas de doute, un nouveau colon, trancha Quinn en fronçant le nez à l'odeur. Les vêtements étaient neufs, les bottes étaient neuves, le type était rasé de près et il avait cette légère corpulence des gens vivant dans une arche. Les résidents du coin étaient presque tous maigres et la plupart arboraient une assez longue tignasse et une barbe fournie. Sa ceinture portait une thermolame, un chalumeau thermique de poche et un baladeur FA. Quinn prit la lame et le chalumeau. - On emporte ces trucs avec nous. Ils nous seront utiles là-bas. - On va nous fouiller, objecta Jackson. Tout ce que tu veux qu'on va nous fouiller. - Et après ? On les planque dans les affaires des colons. C'est nous qui les chargeons sur le bateau, c'est nous qui les déchargeons à l'arrivée. - D'accord. Quinn crut percevoir dans la voix du garçon un respect teinté de réticence. Il se mit à explorer les poches du type en espérant que l'humidité du tissu ne fût pas de l'urine. Il y avait une carte de citoyenneté désignant leur victime comme étant Jerry Baker, un crédisque en francs Lalonde, puis il toucha le jackpot. - Frère de Dieu ! (Il exhiba un crédisque de la Banque jovienne, une face argent holographique, l'autre porphyre.) Tu as vu ça ? Notre monsieur Pionnier n'avait rien voulu laisser au hasard avant de s'embarquer pour la brousse. Il avait dû prévoir d'arroser quelques types pour s'éviter des ennuis pendant le trajet. Pas si bête après tout. Simplement il n'a pas eu de veine d'être tombé sur nous. - Est-ce qu'on peut s'en servir ? demanda Jackson. Quinn tourna vers lui la tête de Jerry Baker qui émit une plainte liquide. Ses paupières battaient, un filet de sang sortait de sa bouche, sa respiration était hachée. - La ferme ! dit Quinn d'un air absent. Merde, j'ai frappé trop fort. Voyons ça. Il colla son pouce de la main droite sur celui de Jerry Baker et fit jouer son second implant. Le danger, c'était qu'avec le système nerveux bousillé par le coup que le type avait reçu, le schéma bioélectrique des cellules qui activaient le disque puisse être brouillé. Quand la nanonique signala que le schéma avait été enregistré, Quinn appuya son pouce au centre du crédisque de la Banque jovienne. Des images vertes s'éclairèrent sur la face argent. Jackson Gael laissa échapper un bref hululement de triomphe et tapa sur l'épaule de Quinn. Celui-ci ne s'était pas trompé : Jerry Baker était venu sur Lalonde paré pour s'offrir quinze cents fusiodollars de tranquillité. Ils se relevèrent. - Merde, maintenant c'est même plus la peine de partir, dit Jackson. On peut s'établir en ville. Putain ! on peut vivre comme des rois. - Ne sois pas con, rétorqua Quinn. Ça ne va durer que le temps qu'il soit porté manquant, c'est-à-dire jusqu'à demain matin. Son orteil effleura le corps inerte sur le plancher mouillé. - Alors on change le fric contre quelque chose ; de l'or, des diamants, des balles de tissu. Quinn posa sur le garçon à la face hilare un regard scrutateur, se demandant si après tout il ne s'était pas mépris sur son compte. - Ce n'est pas notre ville, on ne sait pas à qui se fier, à qui on peut graisser la patte. N'importe quel type à qui tu proposerais de changer autant de fric saurait que c'est de l'argent suspect. Ils refileraient notre signalement aux shérifs à la première occasion. Ça ne leur plairait certainement pas qu'on vienne piétiner leurs plates-bandes. - Bon alors, qu'est-ce qu'on fait avec ça ? - On en change une partie. Avec leurs francs on peut payer cash aussi bien qu'avec des crédisques. Aussi on dépense largement, et les gars du coin ne seront que trop contents de refiler à deux abrutis de colons leurs francs ridicules à la place de vrai argent. Puis on s'achète quelques petits trucs qu'on peut emporter sur le bateau et qui nous rendront la vie beaucoup plus facile, comme une bonne arme. Ou deux. Après ça... (Il porta le disque à ses lèvres.) Bye-bye ! à la vase. On ne laisse aucune preuve, OK ? Jackson fit la grimace, puis hocha la tête à regret. - OK, Quinn. Je crois que je n'avais pas vu tous les détails. Baker poussa un autre gémissement, le galimatias d'un homme pris dans un cauchemar. Quinn, distraitement, lui décocha un coup de pied. - Ne t'inquiète pas pour ça. Maintenant commence par m'aider à traîner Jerry Baker dans le caniveau d'où il va aller prendre un petit bain dans le fleuve. Puis on va se trouver un endroit où on peut dépenser ses fusiodollars comme des pachas. Il chercha des yeux le gourdin pour réduire au silence Baker et ses plaintes une bonne fois pour toutes. Après avoir fait deux ou trois bars, ils finirent dans un endroit dénommé Chez Donovan. C'était à plusieurs kilomètres de la zone portuaire, assez loin pour ne pas risquer de rencontrer des membres du Groupe Sept qui auraient pu avoir envie de passer une dernière soirée dans la grande ville. En tout cas, ce n'était pas le genre de lieu qui pouvait attirer les familles vertueuses qui composaient la majorité du groupe. Comme la plupart des bâtiments de Durringham, celui-ci n'avait qu'un étage, avec des murs faits d'épaisses planches de bois noir. Posé sur des entassements de pierres, il s'élevait à un mètre du sol et avait une véranda qui occupait toute la façade. Sur la balustrade, des clients étaient avachis, des chopes de bière à la main, lorgnant les nouveaux arrivants avec des yeux vitreux. Le chemin était recouvert d'une épaisse couche de gravier. Pour une fois, les bottes de Quinn ne s'enfonçaient pas jusqu'à ses chevilles. Leur tenue, en tissu synthétique fait à la machine, les désignait comme étant des colons. Les gens du pays, eux, avaient des vêtements confectionnés au métier à tisser, des chemises et des shorts cousus, des bottes solides qui leur arrivaient en haut des mollets, raidies par la boue. Pour la première fois depuis qu'il était sorti du spatiojet, Quinn se sentit presque chez lui. C'étaient des gens qu'il comprenait, des gars durs à la tâche qui, une fois la nuit venue, se payaient un peu de bon temps au gré de leur fantaisie. Avant même qu'ils aient franchi les portes ouvertes, ils entendirent les animaux aborigènes. La même plainte lugubre que la chose qui les avait pourchassés la veille au soir, sauf que là ils étaient cinq ou six à pousser leur cri en même temps. Il échangea un bref regard avec Jackson, puis ils entrèrent. Le comptoir était une simple planche de bois d'un mètre de large occupant tout un côté du bar proprement dit ; sur les quinze mètres de sa longueur s'alignaient les clients, sur deux rangs, et les six barmaids se menaient la vie dure pour assurer le service. Quinn attendit d'être au comptoir pour brandir le crédisque de la Banque jovienne. - Vous prenez ça ? Tout juste si la fille lui accorda un regard. - Oui. - Super ! Deux bières. (Pendant qu'elle les tirait du tonneau, Quinn ajouta :) C'est ma dernière soirée avant d'embarquer. Est-ce que vous sauriez où je pourrais peut-être me distraire un peu ? J'ai pas envie de la gâcher. - À l'arrière, répondit-elle sans lever les yeux. - Ben ! merci. Prenez quelque chose. - Une limuneuse, merci. (Elle posa les chopes d'un demi-litre sur le comptoir mouillé d'écume.) Six fusiodollars. Ce qui, estima Quinn, devait représenter trois fois le prix normal, à moins qu'une limuneuse coûtât plus cher que des Larmes de Norfolk. Oui, les gens du coin savaient comment traiter les colons de passage. Quinn activa le crédisque, transférant l'argent au bloc-comptable enregistreur de la fille. Les animaux vicieux qui ressemblaient à de gros chats noirs portaient le nom de jactal, l'équivalent local du chien, mais un degré plus intelligent que l'espèce canine de la Terre. Quinn et Jackson les virent dès l'instant où ils écartèrent la toile pendant dans l'entrée et se glissèrent dans l'arrière-salle de Chez Donovan. C'était une arène de combat ; trois gradins de bancs entourant une unique fosse creusée dans le sol et bordée de blocs de pierre taillée, cinq mètres de diamètre et trois de profondeur. Des projecteurs puissants étaient suspendus aux chevrons, projetant une vive lumière blanche sur le lieu des réjouissances. Chaque centimètre de banc était occupé. Des hommes et des femmes aux visages tout rouges, qui applaudissaient et hurlaient, trempés de sueur, Il faisait très chaud dans la pièce, plus chaud que dans la clairière du spatioport en plein midi. Le long du mur du fond étaient disposées de grandes cages à l'intérieur desquelles les jactals faisaient d'incessants va-et-vient, visiblement très agités. Certains donnaient des coups de tête aux barreaux de bois noir - ce bois qu'on trouvait partout ici - en lançant leur plainte déchirante. Quinn sentit monter un sourire. Voilà qui au moins avait l'air de quelque chose ! Ils se trouvèrent un banc et, au prix de quelques contorsions, une place chacun. Quinn demanda à l'homme d'à côté qui prenait les paris. Le bookmaker s'avéra être un dénommé Baxter, un Oriental tout maigre avec une vilaine cicatrice qui partait du coin de l'oeil gauche et descendait jusque sous l'encolure de son tee-shirt rouge d'une propreté douteuse. - Moi payer seulement en francs Lalonde, dit-il d'un ton bourru. À côté de lui, une espèce de colosse avec une barbe noire décocha à Quinn un regard cannibale. - Pour moi c'est parfait, dit celui-ci de sa voix la plus aimable. Il misa cent fusiodollars sur le favori. Les combats étaient impressionnants, vifs, violents, sanglants et expéditifs. Les propriétaires se tenaient de part et d'autre de la fosse, retenant leur animal, criant des ordres à leurs oreilles plates de forme triangulaire. Quand la fureur des jactals était à son comble, ils les poussaient dans la fosse. Les corps noirs profilés entraient alors en collision, avec leurs pattes à six griffes qui s'emmêlaient et les mâchoires qui se refermaient l'une sur l'autre, les tendons des muscles jouant comme des pistons et tendant la peau lustrée. La perte d'une patte ne les ralentissait même pas. Quinn les vit se déchirer les pattes, les mâchoires, s'arracher les yeux, se griffer le bas-ventre. Le sol de la fosse devint glissant de sang, de sécrétions et d'entrailles évoquant des chapelets de saucisses. Un crâne broyé marquait généralement la fin du combat, quand le jactal vaincu était projeté sans relâche contre le mur de pierre jusqu'à ce que l'os se brise en éclats et que le cerveau soit extirpé. Chose étonnante, leur sang était rouge. Quinn perdit de l'argent sur les trois premiers combats, puis ramassa une liasse de six cents francs sur le quatrième, soit l'équivalent de cent cinquante fusiodollars. Il tendit un tiers des billets en plastique à Jackson et misa encore deux cents fusiodollars sur le prochain combat. Au bout de sept combats il avait déboursé huit cents fusiodollars et avait deux mille cinq cents francs Lalonde en poche. - Je la connais, dit Jackson alors que les deux prochains jactals se faisaient aiguillonner au bord de la fosse par leurs propriétaires. L'un était un vieux mâle, la peau marbrée de cicatrices. C'était sur lui que Quinn avait misé son argent. Toujours faire confiance aux survivants éprouvés. - Qui? - La fille là-bas. Elle est du Groupe Sept. Quinn suivit le regard de Jackson. Une adolescente, très mignonne, avec des cheveux bruns mi-longs lui tombant sur les épaules. Elle portait un maillot de corps sans manches au décolleté arrondi ; il avait l'air neuf, le tissu était brillant, synthétique à coup sûr. Elle avait le visage échauffé par le spectacle qui était pour elle aussi saisissant qu'excitant ; le goût du fruit défendu, le plus délicieux d'entre tous. Elle était assise entre deux frères, des jumeaux d'environ trente ans avec des cheveux blond-roux et un front qui commençait tout juste à se dégarnir. Ils étaient vêtus de chemises de coton à carreaux, coupées de façon sommaire. Et tous les deux avaient cette peau durcie et tannée qu'on voit chez les gens qui ont l'habitude de travailler au grand air. - Tu es sûr ? Avec l'éclat aveuglant des projecteurs c'était difficile à dire. - Sûr et certain. Des nichons pareils, je ne pourrais pas les oublier. Je crois qu'elle s'appelle Mary, Mandy ou quelque chose comme ça. Les jactals furent poussés dans la fosse, et la foule hurla. Les deux puissantes bêtes au corps de renard se nouèrent l'une à l'autre dans un tourbillon frénétique, dents et griffes taillant l'air. - Je suppose qu'elle a un passe-droit pour venir ici, dit Quinn. (Il était contrarié par la présence de la fille. Il n'avait pas besoin de ce genre de complications.) Je vais en toucher un mot à Baxter. Arrange-toi pour qu'elle ne te voie pas, on ne tient pas à ce qu'elle sache qu'on est là. Jackson lui fit signe que c'était OK et prit une autre lampée de bière. Baxter était sur la rampe menant de la fosse aux cages ; il suivait le combat, avec le visage qui oscillait d'un côté à l'autre. Il accueillit Quinn avec un bref hochement de tête. Une écume de sang monta de la fosse, éclaboussant les gens des premiers bancs. Un des jactals poussa un cri strident. Quinn crut l'entendre appeler " à l'aide ". - Toi bien débrouillé ce soir, dit Baxter. Toi enfonces même chance du débutant. Moi te laisser placer plus gros paris, tu veux ? - Non, j'ai besoin de l'argent. Je pars bientôt sur le fleuve. - Toi bâtir joli petit nid pour ta famille, bonne chance. - Là-bas, il me faudra un peu plus que de la chance. Imagine que je tombe sur un de ces monstres. Quinn pointa un doigt vers la fosse. Le vieux mâle tenait la gorge du plus jeune dans ses mâchoires et lui cognait le crâne contre le bord de la fosse, apparemment insensible aux sillons profonds que les griffes de l'autre creusaient dans ses flancs. - Jactal pas aimer vivre près rivière. Air trop humide. Toi être tranquille. - Un jactal ou un de ses cousins. J'aurais besoin de quelque chose d'un peu énergique, quelque chose qui va l'arrêter net. - Toi apporter beaucoup bagages de la Terre. - Je n'ai pas pu prendre tout ce que je voulais, la compagnie ne nous le permet pas. Et j'aimerais avoir aussi quelques trucs pour me distraire. Je pensais que peut-être tu pourrais savoir à qui je dois m'adresser. - Toi penser trop. - Moi payer beaucoup aussi. Dans la fosse une tête de jactal explosa littéralement dans un ultime choc avec le mur d'enceinte. Des bouts de cerveau volèrent comme des flocons pulpeux. Quinn ne put retenir un sourire en voyant le vieux mâle lever la tête vers son maître qui applaudissait et émettre un bêlement aigu : " Ouiiii ! " - Tu me dois encore mille francs, rappela Quinn à Baxter. Tu peux en garder la moitié, ce sera ta prime d'intermédiaire. La voix de Baxter diminua d'une octave. - Revenir ici, dix minutes ; je te montre homme qui peut aider. - Parfait. Le vieux mâle était en train de renifler le sol de la fosse quand Quinn rejoignit Jackson. Une langue bleue se mit à laper les morceaux de cervelle sanguinolents éparpillés sur la pierre. Jackson regardait le spectacle d'un oeil morne. - Elle n'est plus là, dit-il. Elle est partie avec les jumeaux après le combat. Merde, se tirer comme ça, quand je pense qu'elle n'est ici qu'un jour. - Oui ? Eh bien, elle va se taper une croisière avec toi pendant quinze jours. Tu auras le temps de faire valoir ton point de vue. - Exact, fît-il avec un air réjoui. - Je crois que je nous ai trouvé ce qu'on cherchait. Quoique va savoir quelle sorte d'armes ils peuvent vendre dans ce trou. Des arbalètes, sans doute. Jackson se tourna et lui fit face. - Je suis toujours d'avis qu'on devrait rester ici. Tu espères quoi en partant là-bas, racheter la colonie ? - S'il le faut. Jerry Baker ne doit pas être le seul qui ait apporté avec lui un crédisque de la Banque jovienne. Si on en récupère suffisamment, on peut s'offrir ce tas de merde. - Putain ! tu le crois vraiment ? On peut se tirer ? S'en sortir ? - Oui. Mais ça va nécessiter pas mal d'argent frais, ce qui veut dire qu'il va nous falloir délester bon nombre de colons de leurs crédisques. (Il fixa le garçon du même regard dont usait Banneth quand elle interrogeait ses nouvelles recrues.) Es-tu prêt à cela ? Il me faut des gars qui ne me laisseront pas tomber en chemin. Il n'y a pas de place pour le type qui va déconner au premier pépin qui se présente. - Je suis avec toi. Jusqu'au bout. Merde, Quinn, tu le sais, je l'ai prouvé la nuit dernière et ce soir. Il y avait un accent de désespoir qui s'était glissé dans sa voix. Jackson insistait pour jouer un rôle dans ce que Quinn lui offrait. Les règles étaient désormais établies. Aussi que le jeu commence, songea Quinn. Le jeu le plus passionnant d'entre tous, celui que joue le Frère de Dieu de toute éternité. Le jeu de la vengeance. - Viens, dit-il à Jackson. Allons voir ce que nous a trouvé Baxter. Horst Elwes consulta l'écran de son bloc médical où s'affichaient les données métaboliques, puis baissa les yeux vers la forme endormie sur le lit de camp. Pelotonnée dans son sac de couchage, Jay Hilton avait les traits détendus, apaisés. Il avait nettoyé la vilaine éraflure sur la jambe de la fillette, lui avait donné un antibiotique et avait enveloppé la jambe dans une gaine de tissu épithélial. La robuste membrane protectrice contribuerait à accélérer la régénération naturelle du derme. Il était dommage que la membrane ne puisse servir qu'une fois. Horst commençait à se demander s'il en avait pris assez dans sa trousse médicale. D'après son aide-mémoire médical, la peau endommagée pouvait se mettre à pourrir si elle était constamment exposée à une forte humidité. Et il n'y avait pas plus forte humidité qu'autour de la Juliffe. Il ôta la pastille réceptrice du cou de Jay et la replaça dans la fente du bloc médical. Ruth Hilton lui adressa un regard interrogateur. - Alors ? - Je lui ai administré un sédatif. Elle est partie pour dormir dix heures d'affilée. Ce serait une bonne idée, je crois, que vous soyez à ses côtés quand elle se réveillera. - Bien sûr, je serai là. Horst hocha la tête. Quand la fillette était revenue au dortoir sanglotante et chancelante, Ruth n'avait manifesté qu'inquiétude et compassion, sans jamais laisser transparaître la moindre trace de faiblesse. Elle avait tenu la main de Jay tout le temps que Horst désinfectait la blessure et que le shérif posait ses questions. Ce n'était que maintenant qu'elle laissait s'épancher son anxiété. - Désolée, dit-elle. Horst lui prodigua un sourire de réconfort et ramassa le bloc médical. Plus large qu'un bloc-processeur standard, l'appareil rectangulaire mesurait trente-cinq centimètres de long sur vingt-cinq de large et trois d'épaisseur ; sa mémoire contenait les symptômes et traitements de toutes les maladies humaines connues. Et voilà ce qui, après la membrane épithéliale, constituait un souci de plus pour Horst ; au plan des soins courants et pour les années à venir, le Groupe Sept allait dépendre entièrement de lui et de son bloc. Une responsabilité qui déjà commençait à lui ronger l'esprit. Son bref passage au refuge de l'arche lui avait révélé combien la médecine théorique était de peu d'utilité face aux blessures physiques. Certes il avait très vite appris suffisamment de choses sur les secours d'urgence pour pouvoir seconder les médecins débordés, mais dans la jungle toute blessure plus sérieuse qu'une entaille ou une fracture pourrait fort bien s'avérer fatale. Au moins le bloc était-il resté dans son coffre ; plusieurs objets avaient disparu entre le spatioport et l'entrepôt. Bon sang, mais pourquoi fallait-il que Ruth ne se soit pas trompée là-dessus ? Quant aux shérifs, ils n'avaient pas manifesté le moindre intérêt quand il avait signalé la disparition des médicaments. Encore une autre disparition, exactement comme elle l'avait dit. Il poussa un soupir et posa la main sur l'épaule de Ruth qui, assise sur le bord du lit de camp, caressait les cheveux de Jay. - Elle est bien plus résistante que moi, dit-il. Elle va se remettre. À cet âge l'horreur s'efface très vite. Et d'ici peu on sera partis. Loin de l'endroit où c'est arrivé, et ça va aider beaucoup. - Merci, Horst. - Y a-t-il des modifications génétiques dans votre hérédité ? - Oui, certaines. Nous ne sommes pas les Saldana, mais un de mes ancêtres était assez à l'aise, Dieu le bénisse, et on a eu quelques améliorations de base il y a six ou sept générations. Pourquoi ? - Je pensais à l'infection. Il y a une sorte de spore fongique ici qui peut vivre dans le sang humain. Mais si votre famille a eu son système immunitaire renforcé ne serait-ce qu'un minimum, il n'y aura pas de problème. Il se leva et se redressa, grimaçant sous les élancements qui remontaient sa colonne vertébrale. C'était calme dans le dortoir ; les lumières étaient éteintes dans le milieu, là où on avait couché les autres enfants du Groupe Sept pour la nuit. Des insectes de la grosseur d'une abeille, avec de grandes ailes grises, grouillaient autour des longs panneaux lumineux qui avaient été laissés éclairés. Quand le shérif était parti examiner le corps dans le fleuve, Horst et Ruth s'étaient retrouvés tout seuls, abandonnés par les autres colons. Ceux-ci, en tout cas la plupart des adultes, étaient en train de tenir une sorte d'assemblée dans la cantine. Les Déps formaient un petit groupe compact dans un coin à l'autre bout, affichant tous sans exception un visage renfrogné. Et inquiet, d'après ce que Horst pouvait voir. Des gosses des rues qui n'avaient probablement jamais vu un ciel ouvert avant cela, encore moins une jungle primitive. Ils étaient restés dans le dortoir toute la journée. Horst était conscient qu'il lui appartenait de faire un effort pour essayer de les connaître, d'établir un pont entre eux et les authentiques colons, d'unir la communauté. Après tout, ils allaient passer le restant de leur vie ensemble. Et cependant, pour une raison ou une autre, l'énergie lui manquait. Demain, se promit-il. Nous serons tous sur le bateau, quinze jours à vivre ensemble, j'aurai amplement l'occasion. - Je devrais être à la réunion, dit-il. De là où il se trouvait, il put voir deux hommes se lever pour se lancer dans un duel de vociférations. - Laissez-les parler, grommela Ruth. Tant qu'ils font ça, ils ne font pas de mal. Le superviseur de la colonie se pointera qu'ils n'auront rien réglé du tout. - Il aurait dû être ici ce matin. On a besoin de conseils sur la façon dont on va établir nos foyers. On ne connaît même pas les lieux qui nous ont été affectés. - On le saura bien assez tôt ; et puis le superviseur aura toute la traversée pour nous mettre au courant. Je pense qu'il est déjà là, il doit rôder en ville ce soir. Ce n'est pas moi qui le lui reprocherais, obligé de passer les dix-huit prochains mois avec nous, pauvre bougre. - Faut-il que vous voyiez toujours le pire chez les gens ? - C'est ce que je devrais faire. Mais ce n'est pas ça qui m'inquiète en ce moment. Horst lança un autre regard discret aux colons dans la cantine. Es étaient en train de voter, à main levée. Il s'assit sur le lit de camp en face de Ruth. - Qu'est-ce qui vous inquiète ? - Le meurtre. - On ignore si c'est un meurtre. - Regardez la réalité en face. Il était dévêtu. Qu'est-ce que ce serait d'autre ? - Peut-être qu'il avait bu. Parce que Dieu sait que j'aurais moi aussi besoin d'un petit remontant quand je vois ce fleuve, songea Horst. - Bu et pris un bain ? Dans la Juliffe ? Allons, Horst ! - L'autopsie devrait nous dire si... (Sa voix s'estompa sous le regard de Ruth.) Non, je suppose qu'il n'y en aura pas, c'est ça? - Non, il n'y en aura pas. Il a dû être balancé dans le fleuve. Le shérif m'a dit que deux femmes du Groupe Trois étaient venues ce matin signaler la disparition de leurs maris. Pète Cox et Alun Reuther. Je vous parie dix contre un que ce cadavre est l'un d'eux. - Probablement, admit Horst. Je trouve ça choquant de voir que le crime urbain exerce ses ravages ici aussi. On a du mal à imaginer qu'une telle chose puisse se produire sur une colonie en phase un. Du reste, Lalonde n'est pas tout à fait ce que j'imaginais. Enfin, sous peu tout cela sera derrière nous. Notre communauté sera trop restreinte pour qu'on y voie ce genre de choses, tout le monde se connaîtra. Ruth se frotta les yeux, la mine effarée. - Horst, réfléchissez un peu. Pourquoi le corps était-il dévêtu ? - Je l'ignore. Pour les vêtements, je suppose, et les bottes. - Exact. Maintenant quelle sorte d'individu va tuer pour une paire de bottes ? Tuer, le fait est, deux personnes de sang-froid. Seigneur ! les gens d'ici sont pauvres, je ne le nie pas, mais pas désespérés à ce point. - Alors qui ? Ruth dirigea son regard par-dessus l'épaule de Horst. Celui-ci se retourna. - Les Déps ? Ça tient plutôt du préjugé, non ? dit-il d'un ton réprobateur. - Vous avez vu comment ils sont traités en ville, et nous-mêmes on ne fait pas mieux. Ils ne peuvent même pas sortir de la zone portuaire sans se faire passer à tabac. Avec leur survêtement, on les remarque tout de suite, et ils n'ont rien d'autre à se mettre. Alors qui donc pourrait bien vouloir se trouver des vêtements normaux ? Qui donc peut bien se moquer des moyens à employer pour se les procurer ? Et celui qui a assassiné cet homme l'a fait dans le port, tout près de ce dortoir, au risque de se faire surprendre. - Vous ne pensez quand même pas que c'était un des nôtres ? s'offusqua-t-il. - Disons que je prie le Ciel qu'il n'en soit rien. Mais à voir comment la chance tourne, je ne compterais pas là-dessus. Diranol, la plus petite et la plus éloignée des lunes de Lalonde, était, des trois satellites naturels de la planète, le seul présent dans le ciel nocturne. Une sphère rocheuse de neuf cents kilomètres de diamètre au manteau ocre rouge, distante d'un demi-million de kilomètres. Elle flottait au-dessus de l'horizon à l'est, baignant Durringham d'une pâle fluorescence rosée, quand la moto s'arrêta dans un dérapage juste à l'extérieur du ruban de lumière qui bordait le grand dortoir des colons en transit. Marie Skibbow relâcha son étreinte sur Furgus. La balade à travers la ville plongée dans la nuit avait été extraordinaire, un moment où exaltation et excitation emplissaient et amplifiaient chaque seconde. Emportés par la vitesse, ils rasaient les murs qu'ils devinaient plus qu'ils ne les voyaient, le faisceau des phares révélant les ornières et les flaques de boue du chemin tout juste avant qu'ils ne les franchissent. Le vent faisait voler ses cheveux et lui picotait les yeux. Braver le danger à chaque virage, en sortir victorieux et vivant ! - On y est, c'est là que tu descends, dit Furgus. - Oui. Elle passa la jambe par-dessus la selle et se tint à côté de lui, tout à coup envahie d'un sentiment de lassitude, une sensation d'accablement à la perspective de ce qu'allait être sa vie désormais, comme si une vague glacée était suspendue au-dessus de sa tête, près de s'abattre sur elle. - Tu es la meilleure, Marie. Il l'embrassa, sa main caressant le sein droit à travers le tissu du maillot de corps. Puis, l'instant d'après, il n'était plus là, il n'y avait plus qu'un point rouge s'enfonçant dans la nuit. Les épaules affaissées, elle marcha jusqu'au dortoir. La plupart des lits de camp étaient occupés, les gens ronflaient, toussaient, s'agitaient. Elle eut envie de partir en courant, rejoindre Fergus et Hamish, revivre les moments d'intense perversion de ces dernières heures. Elle était encore étourdie par les expériences qu'elle venait de connaître. D'abord Chez Donovan, la réalité barbare des combats de jactals et la jubilation de la foule, la vue du sang qui enflammait ses sens. Et ensuite l'abandon au plaisir impudique dans l'intimité de la cabane des jumeaux à l'autre bout de la ville, leurs corps bandés qui pesaient sur elle, l'un après l'autre, puis les deux à la fois. Cette folle course à moto sous la clarté lunaire vermillon. Marie aurait voulu que chaque nuit soit comme celle-ci. Que la nuit ne s'arrête jamais. - Où diable étais-tu ? Son père était planté devant elle, les lèvres serrées comme quand il était vraiment en colère. Et pour une fois elle s'en fichait. - Dehors, répondit-elle. - Où ça dehors ? - Je m'amusais. Exactement ce que tu penses que je ne devrais pas faire. Il la frappa sur la joue, une gifle qui retentit sous le grand toit du dortoir. - Ne sois pas aussi insolente, fille. Je t'ai posé une question. Où es-tu allée ? Marie lui jeta un regard noir. Bien qu'elle sentît sa joue brûler de plus en plus, elle se retint du moindre geste pour apaiser la douleur cuisante. - Qu'est-ce que tu vas me faire maintenant, papa ? Me battre à coups de ceinture ? Ou te servir de tes poings ? Gerald Skibbow demeura bouche bée. Les gens sur les lits de camp à côté se retournaient et leur lançaient des regards voilés. - Sais-tu quelle heure il est ? Qu'est-ce que tu fabriquais ? fulmina-t-il. - Es-tu vraiment sûr de vouloir une réponse franche, papa ? Vraiment sûr ? - Espèce de petite garce. Ta mère s'est rongé les sangs toute la nuit à cause de toi. Même ça tu t'en moques ? Marie retroussa la lèvre. - Que pourrait-il m'arriver de grave dans ce paradis où tu nous as amenés ? Un moment elle crut qu'il allait la frapper à nouveau. - Il y a eu deux meurtres dans le port cette semaine, dit-il. - Oui ? Ça ne me surprend pas. - Va te coucher, grommela Gerald entre ses dents serrées. On discutera de ça demain matin. - Discuter ? répliqua-t-elle d'un ton narquois. Tu veux dire que j'aurai moi aussi voix au chapitre ? - Putain, la ferme, Skibbow ! cria quelqu'un. On voudrait dormir. Sous le regard impuissant de son père, Marie ôta ses chaussures et se dirigea d'une démarche nonchalante vers son lit de camp. Quinn était encore assoupi dans son sac de couchage, luttant contre les effets de la mauvaise bière qu'il avait bue Chez Donovan, quand quelqu'un empoigna le bord de son lit de camp et le fit pivoter à quatre-vingt-dix degrés. Battant des bras et des jambes à l'intérieur du sac de couchage, Quinn bascula vers le plancher sans pouvoir empêcher la chute. Sa hanche heurta le béton en premier, lui envoyant une violente secousse dans le bassin, puis ce fut le tour de sa mâchoire. La surprise et la douleur lui arrachèrent un cri. - Debout, Dép, beugla une voix. Un homme se tenait au-dessus de lui, la face traversée d'un sourire méchant. Le début de la quarantaine, grand et bien bâti, avec une tignasse brune et une grosse barbe. Sur son visage et ses bras, des pustules et les fines lignes rouges de ses capillaires éclatés grêlaient la peau dure et tannée comme un relief lunaire. Il ne portait que des vêtements en tissu naturel, une épaisse chemise de coton à carreaux rouges et noirs dont les manches partaient en lambeaux, un jean vert, des bottes à lacets qui lui arrivaient aux genoux ainsi qu'une ceinture garnie de divers gadgets électriques et d'une impressionnante machette de quatre-vingt-dix centimètres de long. À son cou brillait un crucifix d'argent suspendu à une chaîne mince. Il éclata d'un rire gras tandis que Quinn gémissait sous la douleur vive et lancinante à sa hanche. C'en était trop. Il se colleta avec l'attache du sac de couchage. Ce salopard, il allait le lui faire payer. L'attache s'ouvrit. Quinn sortit les mains et battit des jambes, essayant de se débarrasser de la toile qui entravait ses mouvements. Quelque part à la limite de sa perception, les autres Déps poussaient des cris de terreur et sautaient par-dessus les lits de camp. Une énorme gueule humide se referma sur sa main droite, sur toute sa main, et la peau fine des poignets fut prise comme dans un étau par des dents pointues dont le bout pressait entre les tendons. La surprise le figea durant une horrible seconde. C'était un chien, un chien de meute, un sale bâtard sorti de l'enfer. Même un jactal y aurait pensé à deux fois avant de s'en prendre à lui. La bête devait bien faire un mètre de haut. Le poeil court et gris, un museau carré comme une tête de marteau, des mâchoires qu'on aurait dit en caoutchouc noir, dégoulinant de bave. Et de grands yeux limpides braqués sur Quinn, accompagnés d'un grognement rauque dont la vibration était sensible tout le long du bras. Dans une sorte d'hébétement, Quinn attendit que les mâchoires se ferment, que commencent les lacérations. Mais les yeux continuaient à le fixer sans qu'il ne se passe rien. - Mon nom est Powel Manani, dit l'homme barbu. Et notre glorieux chef, le gouverneur Colin Rexrew, m'a désigné pour être le superviseur de la colonie du Groupe Sept. Ce qui signifie, Déps, que vous m'appartenez : corps et âme. Et juste pour que ce soit absolument clair dès le départ : je n'aime pas les Déps. Je pense que ce monde serait un endroit bien meilleur sans les excréments putrides de votre espèce qui le plongent dans la fange. Malgré cela, le conseil d'administration de la SEL a décidé de nous coller ce fardeau que vous représentez. Aussi vous pouvez être certains que je vais m'assurer de vous faire cracher chaque franc qu'a coûté votre billet avant que votre temps de service soit terminé. Alors, quand je dis " léchez la merde ", vous léchez ; vous mangez ce que je vous donne, vous portez ce que je vous donne. Et parce que vous êtes des tire-au-cul par nature, ne comptez pas avoir un seul jour de congé dans les dix prochaines années. Il s'accroupit à côté de Quinn et lui décocha un large sourire. - Quel est ton nom, tête de noud ? - Quinn Dexter... monsieur. Powel eut un haussement de sourcils qui semblait montrer qu'il appréciait. - Bien, dit-il. Tu es un malin, Quinn. Tu apprends vite. - Merci, monsieur. La langue du chien se collait à ses doigts, glissait le long des jointures. Une sensation absolument dégoûtante. Il n'avait jamais entendu parler avant cela d'un animal aussi bien dressé. - Les malins dans ton genre sont des fouteurs de merde, Quinn. Est-ce que tu vas m'empoisonner la vie ? - Non, monsieur. - Est-ce que dans l'avenir tu vas te bouger le cul le matin ? - Oui, monsieur. - Excellent. Alors on se comprend toi et moi. Powel se redressa. Le chien lâcha la main de Quinn et recula d'un pas. Quinn leva sa main, brillante de salive ; il y avait des marques rouges, comme un bracelet tatoué, autour du poignet où perlaient deux gouttes de sang. Powel tapota affectueusement la tête de l'animal. - Je te présente mon ami, Vorix. Lui et moi avons le lien d'affinité, ce qui signifie que je peux sentir, au sens le plus littéral du terme, toutes les fourberies que vous pouvez imaginer dans vos petites têtes de tarés. Aussi n'essayez même pas de monter une combine pour m'entuber, parce que je le saurai à chaque fois. Si je vous prends à faire un truc qui me déplaît, c'est à Vorix que vous aurez affaire. Et ce ne sera pas ta main qu'il mordra la prochaine fois, il s'offrira tes couilles à dîner. Est-ce que je me fais bien comprendre ? Les Déps marmonnèrent ce qui était un acquiescement, la tête baissée, évitant le regard de Powel. - Je suis ravi de voir, poursuivit-il, qu'aucun de nous ne se fait des illusions sur l'autre. Maintenant vos instructions pour la journée. Je ne répéterai pas. Le Groupe Sept va embarquer sur trois bateaux : le Swithland, le Nassier et le Hycel. Ils sont actuellement à quai dans le Port Trois et ils partent dans quatre heures. C'est le temps que vous avez pour charger les bagages des colons. Tout conteneur qui ne sera pas chargé, je vous le fais porter sur votre dos durant tout le trajet jusqu'à destination. N'attendez pas de moi que je sois toujours derrière vous comme une nounou, à vous de vous organiser et de faire le boulot. Vous voyagerez avec moi et Vorix sur le Swithland. Maintenant bougez-vous ! Vorix aboya, les babines retroussées sur ses dents. Powel regarda Quinn ramper à reculons tel un crabe, puis se relever et filer derrière les autres Déps. Il savait pertinemment que Quinn allait être une source d'ennuis ; après avoir pris part à l'établissement de cinq colonies, il lisait dans les pensées des Déps comme à travers un test de personnalité. Le jeune avait de la rancoeur à revendre, et intelligent avec ça. Ce n'était pas qu'un gosse des rues, il était probablement lié à quelque organisation clandestine avant d'avoir été déporté. Powel se demanda un instant s'il ne ferait pas mieux de ne pas l'emmener et de laisser les shérifs de Durringham s'occuper de lui. Sauf que le Service d'octroi des lots serait mis au courant de la chose, et ça figurerait dans son dossier où la liste des incidents était déjà assez longue. " Casse-couilles ", grommela-t-il dans sa barbe. Tous les Déps avaient déserté le dortoir et suivaient le chemin menant à l'entrepôt. Et on aurait dit qu'ils s'étaient tous agglutinés autour de Quinn, comme s'ils attendaient qu'il les guide. Ah bon, si on en arrivait là, il faudrait que Quinn ait un petit accident dans la jungle. Horst Elwes, qui avait observé la scène avec plusieurs membres du Groupe Sept, s'approcha de Powel. Le chien du superviseur tourna la tête vers lui. Seigneur ! c'était une vraie brute. Décidément, Lalonde le mettait à rude épreuve. - Était-il nécessaire d'être aussi désagréable avec ces garçons ? demanda-t-il à Powel. Celui-ci le regarda de haut en bas, l'oeil attiré par le crucifix blanc. - Oui. Si vous voulez la franche vérité, mon père. C'est toujours comme ça que je m'arrange avec eux. Il faut que dès le départ ils sachent qui commande. Croyez-moi, la rudesse, ils respectent ça. - Ils seraient également réceptifs à la gentillesse. - D'accord, alors ne vous privez pas de leur en montrer, mon père. Et juste pour vous prouver qu'il n'y a pas rancune, je leur accorderai un moment libre pour qu'ils assistent à la messe. Horst dut allonger le pas pour se maintenir à la hauteur de Powel. - Votre chien, dit-il d'un ton circonspect. - Qu'est-ce qu'il a ? - Vous dites que vous avez le lien d'affinité avec lui ? - C'est exact. - Vous êtes un Édéniste, alors ? Vorix émit un son qui avait tout l'air d'être un ricanement. - Non, mon père, répondit Powel. Je suis seulement un homme pratique. Et si j'avais eu un fusiodollar pour chaque prêtre fraîchement débarqué qui m'a posé la question, je serais millionnaire à l'heure qu'il est. J'ai besoin de Vorix là-bas dans la jungle ; j'ai besoin de lui pour chasser, pour reconnaître le terrain, pour maintenir la discipline chez les Déps. Les sym-biotes neuronaux me permettent de le contrôler, et je m'en sers parce que ce n'est pas cher et que ça fonctionne. C'est pareil pour tous les superviseurs de colonie, et aussi la moitié des shérifs du comté. Il n'y a que les grandes religions de la Terre pour alimenter les préjugés des gens contre tout ce qui est biotek. Mais sur des mondes comme Lalonde on ne peut pas se permettre vos ergotages théologiques. On utilise ce qu'il faut, quand il le faut. Et si vous voulez survivre assez longtemps pour réciter à la seconde génération du Groupe Sept vos nobles sermons sur ce petit chromosome qui rendrait les gens impies, alors vous ferez comme tout le monde. Maintenant si vous voulez bien m'excuser, j'ai un voyage de colons à organiser. Frôlant Horst au passage, il partit en direction du port. Gerald Skibbow et les autres membres du Groupe Sept partirent sur ses talons ; plusieurs adressèrent des regards contrits au prêtre abasourdi. Gerald regarda Rai Molvi rassembler son courage pour parler à Powel. À la réunion la nuit dernière, Molvi avait fait beaucoup de bruit, il semblait se prendre pour le chef du groupe. Il y avait eu des tas de suggestions, qu'on forme un comité officiel, qu'on élise un porte-parole. Pour faciliter la communication avec les autorités, avait dit Rai. Gerald lui donnait six mois avant qu'il ne retourne vite fait à Dur-ringham la queue entre les jambes. À l'évidence, l'homme était plutôt du style avocat, il n'avait pas ce qu'il fallait pour faire un fermier. - Vous étiez censé être là hier pour nous donner des instructions, dit-il au superviseur. - Tout à fait exact, répondit Powel sans ralentir le pas. Je m'excuse. Au cas où vous voudriez faire une réclamation officielle à mon sujet, le Service d'octroi des lots qui me délivre mon contrat est dans un tombereau à la bordure ouest de la ville. C'est seulement à six kilomètres. - Non, on ne voulait pas faire de réclamation, s'empressa de préciser Rai Molvi. Mais nous avons besoin d'établir certains faits afin de nous préparer. C'eût été profitable si vous aviez été présent. - Présent à quoi ? - À la réunion du conseil la nuit dernière. - Quel conseil ? - Le conseil du Groupe Sept. Powel prit le temps de respirer. D'abord, une chose qui lui avait toujours échappé, c'étaient les raisons qui poussaient la plupart des colons à venir sur Lalonde. La publicité de la SEL là-bas sur Terre devait être sacrement au point, drôlement alléchante. - Et qu'est-ce que le conseil voulait savoir ? - Eh bien... où allons-nous, pour commencer ? - En amont du fleuve. (Avant de poursuivre, Powel laissa s'écouler assez de temps pour mettre l'homme mal à l'aise.) Un endroit dénommé le comté de Schuster, sur l'affluent Quall-heim. Quoique, si vous avez un autre endroit en tête, je suis sûr que le capitaine du bateau se ferait un plaisir de vous y emmener. Le visage de Rai Molvi s'empourpra. Gerald se fraya un passage à l'avant du groupe qui était en train de sortir du dortoir sous les craquements du toit. Powel avait obliqué et se dirigeait vers le port circulaire à deux cents mètres de là, Vorix trottinant allègrement derrière lui. Il y avait plusieurs bateaux à aubes amarrés aux quais en bois de la lagune artificielle. Dans le ciel tournoyaient les taches rouge vif des criailleurs attirés par les ordures. Le tableau, avec sa perspective de lendemains et son parfum d'aventure, exerçait un attrait irrésistible et Gerald sentit son pouls s'accélérer. - Y a-t-il autre chose qu'on devrait savoir à propos des bateaux ? demanda-t-il. - Pas vraiment, répondit Powell. Chacun transporte environ cent cinquante personnes, et il va nous falloir à peu près quinze jours pour atteindre la Quallheim. Les repas sont compris dans le prix du voyage, et je vous donnerai quelques causeries sur les aspects plus pratiques concernant la vie dans la jungle et l'installation de vos foyers. Aussi bornez-vous à vous trouver une couchette et profitez du voyage, car vous n'en ferez jamais un autre pareil. Une fois à terre, le vrai travail commence. Gerald le remercia d'un hochement de tête et retourna au dortoir. Laissons donc les autres importuner l'homme avec leurs questions hors de propos, lui il allait tout de suite réunir la famille et embarquer sur le Swithland. Une longue traversée sur le fleuve, voilà justement ce qu'il fallait à Marie pour la calmer. Le Swithland était du modèle standard des gros bateaux à aubes sillonnant la Juliffe. Sa coque évasée et peu profonde, faite de planches de mayope, mesurait soixante mètres de la proue à la poupe et vingt mètres de largeur. Avec le pont à seulement un mètre et demi au-dessus de la surface de l'eau, on aurait presque pu le prendre pour un grand radeau perfectionné n'eût été sa superstructure qui évoquait une vaste grange rectangulaire. Au plan de l'équipement, l'insolite combinaison de techniques anciennes et modernes était un autre signe révélateur du niveau de développement de Lalonde. Deux roues à aubes à mi-longueur de la coque parce que c'était plus simple à la fabrication et à l'entretien que des hélices d'un rendement pourtant supérieur. Des moteurs électriques parce que les machines industrielles qui les assemblaient coûtaient moins cher que l'équivalent nécessaire pour produire une génératrice et des turbines à vapeur. Il fallait toutefois une source d'énergie pour alimenter les moteurs électriques, et celle-ci était fournie par une chaudière à combustibles solides importée d'Oshanko. Des coûts d'importation élevés auxquels on consentait tant que le nombre de bateaux à aubes était insuffisant pour justifier une usine de production de génératrices et de turbines. Quand ce nombre augmenterait, les données de l'équation économique changeraient et il était fort probable que ces bateaux disparaîtraient complètement pour être remplacés par un autre modèle tout aussi hétéroclite. C'était ainsi que les choses progressaient sur Lalonde. Le Swithîand quant à lui n'avait que dix-sept années d'existence et était bon pour au moins cinquante ou soixante de plus. Son capitaine, Rosemary Lambourne, avait obtenu de la SEL un prêt-bail que ses petits-enfants rembourseraient. Pour elle, c'était une affaire. Dix-sept années à voir de malheureux colons voguer vers la fin de leur rêve l'avaient convaincue qu'elle avait fait le bon choix. Le contrat qu'elle avait passé avec le ministère des Transports du gouvernerai lui assurait un solide revenu, garanti pour les vingt prochaines années, et tout ce qu'elle rapportait à Durringham pour la communauté marchande en expansion était pur bénéfice, en fusiodollars comptants. La vie sur le fleuve était ce qu'il y avait de mieux ; à peine si elle se rappelait son existence sur Terre quand elle travaillait dans un bureau d'études du Gouvcentral dont la tâche consistait à améliorer les voitures du vidtrain. Une autre vie, une autre personne. Un quart d'heure avant d'appareiller, Rosemary était sur le pont à ciel ouvert qui occupait le quart avant de la passerelle. Powel Manani l'avait rejointe après avoir fait monter son cheval par l'échelle de coupée et attaché l'animal sur le pont arrière. L'homme et la femme regardaient les colons embarquer. Tous traînaient sur le pont, adultes comme enfants dont la plupart faisaient cercle autour du cheval qu'ils flattaient de leurs petites mains. Les bordages bruns étaient jonchés de sacs à dos et de grandes valises. L'écho de discussions animées montait jusqu'au pont supérieur. Personne n'avait pensé à recenser le nombre de personnes montant à bord. À présent, le bateau était surchargé et les derniers arrivants rechignaient à aller se chercher une couchette sur l'un des autres bâtiments. - Vos Déps sont bien organisés, dit Rosemary au superviseur. Je ne crois pas avoir jamais vu embarquer le matériel de façon aussi professionnelle. Ils ont fini il y a plus d'une heure. Le capitaine de port devrait vous les piquer et les employer comme débardeurs. - Hum ! fit Powel. Vorix, qui était couché sur le pont derrière eux, poussa un grognement nerveux. Rosemary ne put retenir un sourire. Parfois elle n'était pas certaine de savoir dans quel sens fonctionnait leur lien empathique. - Quelque chose qui ne va pas ? demanda-t-elle. - Quelqu'un, en fait. Ils se sont trouvé un chef. Il va nous poser des problèmes, Rosemary. C'est sûr. - Vous allez les tenir. Merde, vous avez supervisé cinq colonies, et toutes se sont avérées viables. Si vous, vous n'y arrivez pas, personne n'y arrivera. - Merci. Vous aussi vous tenez drôlement bien votre bateau. - Cette fois faites attention à vous, Powel. Il y a eu récemment des personnes portées disparues dans le comté de Schuster. Si j'en crois la rumeur, le gouverneur n'est pas tellement content. - Oui? - Le Hycel amène un prévôt. Mission de reconnaissance. - Je me demande s'il y a une prime offerte pour les retrouver. Le gouverneur n'apprécie pas trop que des colons manquent à leur engagement, ça donne le mauvais exemple. Sinon tout le monde viendrait vivre à Durringham. - D'après ce que je sais, ils veulent découvrir ce qui leur est arrivé, pas l'endroit où ils sont. - Ah? - Ils ont disparu, tout simplement. Pas de traces de lutte. Ils ont laissé toutes leurs affaires et leurs bêtes. - Bon, eh bien, je vais rester sur le qui-vive. (Il sortit un chapeau à larges bords du sac à ses pieds. Vert citron, plein de taches.) Partagerons-nous une couchette pendant ce voyage, Rosé? - Pas question ! (Elle se pencha par-dessus la rambarde pour essayer d'apercevoir sur le pont avant ses quatre enfants qui, avec deux chauffeurs, formaient son seul équipage.) Je me suis pris un Dép fraîchement débarqué comme second chauffeur. Barry MacArple, dix-neuf ans, un mécano vraiment doué pour les travaux manuels en tous genres. Je crois que ça choque mon fils aîné. Enfin, quand lui-même arrête de s'envoyer les filles des colons. - Très bien ! Vorix laissa échapper un gémissement plaintif et posa la tête sur ses pattes antérieures. - Quand retournez-vous dans le comté de Schuster ? demanda Powel. - Dans deux mois, peut-être trois. La prochaine fois j'emmène un groupe de colons dans le comté de Colane sur la Dibowa. Après ça, je monte dans votre coin. Vous voulez que je vous rende une petite visite ? Powel plaça le chapeau sur sa tête et passa en revue ses projets. - Non, c'est trop tôt. Ces gens n'auront pas encore épuisé leurs réserves. Disons neuf ou dix mois, laissons-les éprouver un peu le poids des privations, on pourra alors leur fourguer une savonnette pour cinquante fusiodollars. - Le rendez-vous est pris. Ils scellèrent leur accord d'une poignée de main, puis revinrent au spectacle des colons en train de se chamailler sur le pont en dessous. Le Swithland partit plus ou moins à l'heure. Karl, le fils aîné de Rosemary, un grand gaillard de quinze ans, courait le long du pont en criant des ordres aux colons qui aidaient à larguer les amarres. Des acclamations montèrent des passagers lorsque les roues à aubes commencèrent à tourner et que le bateau s'éloigna du quai. Rosemary était sur la passerelle de commandement. L'eau n'était pas très profonde dans le port et le Swithland avançait lentement avec sa soute remplie de bûches pour la chaudière, les colons, leur matériel et des vivres pour trois semaines. Elle dirigea le bateau au bout du quai puis vers le centre de la lagune artificielle. La chaudière marchait à fort régime, et des deux cheminées jumelles s'échappait un long panache de fumée bleu-gris. Debout à la proue, Karl fit un grand sourire et un signe du pouce à sa mère pour indiquer que tout allait bien. Celui-là, songea-t-elle avec fierté, il va en briser des cours. Pour une fois il n'y avait pas un seul nuage de pluie en vue, et la sonde avant signalait que la voie était libre dans le chenal. Rosemary donna un coup de sirène et poussa les deux leviers de commande des roues à aubes, sortant le bateau du port pour l'amener sur le fleuve qui s'étirait vers l'inconnu. Son fleuve, son fougueux amant. Comment la vie aurait-elle pu être plus belle que ça ? Durant les cent premiers kilomètres, les colons du Groupe Sept ne pouvaient qu'être d'accord avec elle. C'était la plus ancienne zone habitée d'Amarisk en dehors de Durringham, établie presque vingt-cinq ans auparavant. On avait ouvert dans la jungle de grandes voies qui menaient à des champs, des bosquets et des prairies. Du pont, les colons pouvaient voir des troupeaux d'animaux errant en liberté dans les grands pâturages, des groupes de gens qui faisaient la cueillette dans les bosquets et les plantations, avec leurs paniers d'osier remplis de fruits et de noix. Sur la rive sud, paradis champêtre, les villages formaient une chaîne ininterrompue ; de petites maisons en bois, robustes, peintes de couleurs vives, trônaient au milieu de vastes jardins pleins de fleurs, avec des rangées de grands arbres verdoyants offrant l'ombre de leur feuillage. Les allées entre les troncs étaient couvertes d'un épais tapis d'herbe qui brillait d'un vert émeraude sous l'intense lumière du soleil. Ici, où on pouvait s'agrandir sans contrainte, il n'y avait pas cette espèce de bourbier permanent, creusé par les bottes et les roues dans le sol humide, qui formait les rues de Durringham. Les chevaux avançaient d'un pas lent, tirant les chariots chargés de foin et d'orge à profusion. Les moulins à vent composaient un chapelet de pinacles sur la ligne d'horizon, avec la ronde paresseuse de leurs ailes sous le vent persistant. De longues jetées, deux ou trois par village, s'avançaient dans l'eau ocre de la Juliffe agitée de clapotis. Elles recevaient constamment des visites, de petites barges mues par des roues à aubes, attirées par les produits des fermes alentour. Assis au bout des jetées, des enfants qui péchaient à la ligne saluaient de la main le cortège éternel des bateaux filant sur le fleuve. Au matin de petits voiliers partaient pour la pêche et le Swithland, placidement, se frayait une voie à travers la flottille de triangles de toile frémissant sous la brise fraîche. Le soir, quand le ciel à l'ouest enflammait l'horizon d'un orange profond et que les étoiles sortaient pour la nuit, on allumait des feux sur les places des villages. Appuyé au bastingage, Gerald Skibbow, devant ces feux illuminant sa première nuit de traversée, n'était que vague à l'âme. L'eau sombre reflétait les longues banderoles orange que lançaient les feux depuis la berge, d'où le vent lui apportait des bribes des chants des villageois rassemblés pour le repas communautaire. - Je n'aurais jamais cru que ce pouvait être d'une beauté aussi achevée, dit-il à Loren. Elle sourit tandis qu'il lui entourait l'épaule de son bras. - Oui, c'est beau, n'est-ce pas ? Comme un conte de fées. - Ce peut être le nôtre, une existence qui ressemble à cela. Qui nous attend là-bas au bout du fleuve. Dans dix ans, nous danserons autour d'un feu pendant que passeront les bateaux. - Et les nouveaux colons nous regarderont et se mettront à rêver ! - On aura construit notre maison, un palais bâti en bois. C'est là que nous vivrons, Loren, dans un palais en miniature que le roi de Kulu lui-même nous enviera. Et tu auras un jardin rempli de légumes et de fleurs ; et moi je serai dans le petit bois, ou je garderai le troupeau. Paula et Marie vivront tout près, et nos petits-enfants nous feront courir jusqu'à nous épuiser. Loren étreignit très fort son mari qui leva la tête et laissa échapper un long cri de bonheur. - Mon Dieu ! comment avons-nous pu perdre tant d'années sur Terre ? C'est ici qu'est notre monde, Loren, notre monde à tous. Nous devrions abandonner nos arches et nos vaisseaux interstellaires, et vivre comme le Seigneur l'a voulu. Oh oui, absolument. À la poupe, Ruth et Jay étaient en contemplation devant le soleil s'enfonçant au-dessous de l'horizon, auréolant le grand fleuve d'un halo d'or pourpre le temps d'une minute magique d'une^ sublime beauté. - Écoute, maman, ils chantent. Le visage de la fillette était l'image de la sérénité. L'horrible cadavre de la veille était oublié depuis longtemps ; elle avait trouvé de quoi contenter son esprit avec le grand cheval alezan attaché au bastingage. Ses grands yeux noirs si doux au regard si caressant ; et la sensation de ses naseaux humides au creux de sa paume quand elle lui avait donné un bonbon, ça chatouillait et c'était merveilleux. Elle n'arrivait pas à croire que quelque chose d'aussi gros pût être aussi gentil. M. Manani lui avait déjà promis qu'il la laisserait venir sur le pont tous les matins pour l'exercice et qu'il lui apprendrait à le panser. Le Swithland était le paradis arrivé avant terme. - Qu'est-ce qu'ils chantent ? demanda-t-elle. - On dirait un cantique, répondit Ruth. Pour la première fois depuis qu'ils avaient atterri elle commençait à penser qu'elle avait finalement peut-être pris la bonne décision. Nul doute que ces villages avaient l'air agréables et bien organisés. Le fait de savoir qu'il était possible de réussir n'était déjà pas si mal. Ce serait plus dur plus loin de la capitale, mais pas impossible. - Je ne peux pas dire que je leur en fais le reproche, ajouta-t-elle. Le vent s'était calmé, les flammes des feux de joie montaient droit vers la nuit étoilée. Toutefois, le délicieux parfum de la nourriture en train de cuire flottait jusqu'au Swithland et ses deux compagnons de croisière. L'odeur de pain chaud et de ragoûts épicés mettait l'estomac de Quinn à la torture. On avait donné aux Déps de la viande froide et un fruit qui ressemblait à une orange sauf qu'il avait une peau de couleur bleu-violet et un goût salé. Tous les colons avaient eu droit à un repas chaud. Les salauds ! Néanmoins, les Déps commençaient à se rallier à lui, et ça c'était un bon point. Il était assis sur le pont à l'avant de la superstructure, le visage tourné vers le nord, à l'opposé de toutes ces foutues masures du Moyen Âge sur lesquelles s'extasiaient les colons. Au nord, c'était la nuit, il aimait ça. Les ténèbres avaient de multiples formes, matérielles et mentales, et c'étaient elles qui, en fin de compte, conquéraient le monde. La secte lui avait enseigné cela, les ténèbres étaient la force, et ceux qui embrassent la nuit vont toujours triompher. Les lèvres de Quinn récitèrent la prière muette. " Après les ténèbres vient le Frère de Lumière. Et II va récompenser ceux qui ont suivi Sa voie dans le vide de la Nuit. Car ils sont fidèles à eux-mêmes et à la nature de l'homme, qui est la bête. Ils seront assis sur Sa main et jetteront au rebut ceux qui s'habillent du mensonge de Notre Seigneur et Son Frère. " Une main toucha l'épaule de Quinn. Le prêtre bedonnant lui sourit. - Je célèbre un office sur le pont arrière dans quelques minutes. Nous allons bénir notre voyage. Si vous voulez y assister, nous serions très heureux de vous accueillir. - Non, merci, mon père, dit Quinn d'un ton égal. Horst lui adressa un sourire triste. - Je comprends. Mais la porte du Seigneur vous est toujours ouverte. Il partit vers le pont arrière. - Ton Seigneur, murmura Quinn en le regardant s'éloigner. Pas le mien. Jackson Gael vit la fille de Chez Donovan recroquevillée, la tête entre les mains, contre le bastingage à bâbord, juste après la roue à aubes. Elle portait un chemisier bleu foncé tout froissé rentré dans un short de sport noir, des tennis, pas de chaussettes. Il crut d'abord qu'elle avait le regard fixé sur le fleuve, puis il aperçut le baladeur FA à sa ceinture, les lentilles-miroirs argentées à ses yeux. Son pied battait la cadence sur le pont. Il fit glisser le haut de son survêtement gris et noua les manches autour de sa taille pour qu'elle ne voie pas les foutues lettres rouges. Il sentit la chaleur moite sur sa peau ; si la température avait baissé, la différence n'était guère perceptible. Y avait-il jamais eu une seule molécule d'air frais sur cette planète ? Il lui tapa sur l'épaule. - Salut. Une moue de contrariété passa sur le visage de la fille. Elle tourna ses lentilles-miroirs vers lui tandis que sa main tâtonnait sur les touches du baladeur. Les iris d'argent disparurent pour révéler les yeux noirs et expressifs. - Oui ? fit-elle. - Était-ce une chaîne locale ? - Ici ? Tu veux rigoler. La raison qui fait qu'on est sur ce bateau, c'est que cette planète n'a pas encore inventé la roue. Jackson eut un petit rire. - Là, tu as raison. Alors tu regardais quoi ? - Life Kinetic. C'est le dernier album de Jezzibella. - Hé ! j'adore Jezzibella. La moue de la fille s'effaça un moment. - Évidemment que tu l'adores. Tous les mâles fondent devant elle. Elle nous montre, à nous les femmes, ce qu'on peut toutes arriver à faire si on a la volonté. Son succès, elle ne le doit qu'à elle-même. - Je l'ai vue sur scène une fois. - Grands dieux ! oui ? Quand ça ? - Elle a fait une tournée dans mon arche il y a un an. Cinq soirs au grand stade, à guichets fermés. - C'était bien ? - Sublime. (Il étendit les bras dans un geste qui se voulait éloquent.) Rien à voir avec un de ces groupes habituels de Fantasmambiance. Côté sexe, à peu près normal, mais elle fait durer pendant des heures. Ça te met tout simplement le corps en feu, ce qu'elle fait avec les danseurs. On a prétendu que son montage audiovisuel utilisait des signaux subliminaux illégaux. Qu'est-ce qu'on en a à foutre ? Tu aurais adoré ça. La moue réapparut sur le visage de Marie Skibbow. - Maintenant, je ne saurai jamais, tu vois ? Pas sur cette fichue planète arriérée. - Tu ne voulais pas venir ici ? - Non. Il fut surpris du vif ressentiment qui perçait dans sa voix. Les colons lui avaient paru être une telle bande d'abrutis, des gens qui ne vivaient que dans la perspective de toutes ces conneries au charme rustique qui s'étalaient le long des rives du fleuve. Il ne lui était pas venu à l'idée qu'ils pouvaient ne pas tous partager le même but. Marie pourrait s'avérer être une précieuse alliée. Il aperçut le fils du capitaine, Karl, qui descendait de la superstructure. Il était vêtu d'un short en toile blanche et de tennis aux semelles en caoutchouc. Malgré les petites vagues qui faisaient légèrement tanguer le Swithland, le garçon conservait un équilibre étonnant, anticipant la moindre ondulation. - Ah ! tu es là, dit-il à Marie. Je t'ai cherchée partout. Je croyais que tu étais à l'office du prêtre. - Je ne suis pas partante pour bénir ce voyage, répondit-elle du tac au tac. Karl arbora un grand sourire qui révéla l'éclat de ses dents dans la nuit tombante. Il faisait une tête de moins que Jackson, ce qui lui donnait une taille inférieure de quelques centimètres à celle de Marie, et avait un torse musclé comme sur les illustrations d'articles médicaux. Sa famille avait dû avoir amplement recours à l'ingénierie génétique, il était trop parfait. Avec une stupeur grandissante, Jackson le regarda tendre une main engageante à la fille. - On y va ? demanda Karl. Ma cabine est là-devant, juste sous le pont. Marie accepta la main du garçon. - Oui, bien sûr. Jackson eut droit à un clin d'oeil insolent de Karl comme il emmenait Marie en bas du pont. Ils disparurent dans la superstructure, et Jackson fut certain d'entendre Marie pouffer de rire. Il n'arrivait pas à le croire. Elle préférait Karl ? Ce jeunot avait cinq ans de moins que lui ! Il serra les poings de colère. Tout ça parce qu'il était un Dép, c'était sûr. La petite salope ! La cabine de Karl était un compartiment bien agencé avec vue sur la proue, assurément une chambre d'adolescent. Sur le bureau s'étalaient deux blocs-processeurs, des trousses de micro-outils et un tas d'éléments électroniques à moitié démontés. Sur le mur des hologrammes montrant des galaxies et des planètes. Des vêtements, des chaussures et des serviettes étaient éparpillés sur le plancher. Il y avait dix fois plus de place que dans la cabine que les Skibbow et les Kava étaient obligés de partager. La porte se ferma derrière Marie, atténuant les sons qui venaient du groupe de fidèles rassemblé sur le pont arrière. Karl, d'un mouvement des pieds, se débarrassa aussitôt de ses tennis, puis détacha la large couchette rabattue contre le mur. Il n'a que quinze ans, songea Marie, mais un corps superbe, et ce sourire... Grands dieux ! je n'aurais pas dû le laisser me baratiner pour venir ici, encore moins le laisser penser qu'il va coucher avec moi. Ce qui ne fit que l'exciter davantage. Les fidèles, là-bas, entamaient un cantique, un chant au rythme lent qu'ils rehaussaient de leurs voix enflammées. Elle pensa à son père qui était parmi eux, à son expression de ce matin quand il essayait de se racheter et lui expliquait que le voyage lui révélerait le plaisir simple et pur que l'on gagne à vivre une existence plus tranquille et faire un honnête labeur. Alors s'il te plaît, ma chérie, essaie de comprendre que Lalonde est notre avenir maintenant, et un bel avenir en plus. Marie déboutonna son chemisier sous le regard triomphant de Karl, puis continua par le short. Après le troisième jour, on pouvait noter des changements subtils dans les villages établis le long de la Juliffe. Quand le Swithland eut dépassé la limite du marais Hultain, on commença à voir apparaître des hameaux sur la rive nord distante. Ils n'avaient pas l'aspect coquet des premiers habitats, il y avait moins d'animaux et de champs cultivés ; on avait ouvert moins de voies dans la jungle, et les arbres, beaucoup plus proches des cabanes, semblaient aussi bien plus imposants. Le fleuve bifurquait, mais le Swithland poursuivit résolument sa route le long du bras principal, croisant de moins en moins d'embarcations. Dans ces villages, on travaillait encore d'arrache-pied pour domestiquer la terre, on ne pouvait gaspiller du temps à construire des bateaux à voile. De grandes barges se traînaient sur le fleuve, chargées pour l'essentiel de troncs de mayope abattus dans les colonies récemment installées et qu'on allait vendre aux chantiers navals de la ville. Mais à la fin de la première semaine de traversée, même les barges avaient déserté le fleuve. Pour la simple raison qu'il n'était pas rentable de transporter du bois vers la capitale sur une aussi longue distance. On rencontrait maintenant de nouveaux affluents toutes les heures. Le cours de la Juliffe se rétrécit, tombant à deux kilomètres de large, ses eaux vives devinrent presque transparentes. Parfois on naviguait cinq ou six heures sans voir un village. Horst sentit l'atmosphère changer à bord et pria pour que le découragement prenne fin une fois qu'ils seraient arrivés à terre. Le démon sait employer les âmes oisives, et cela n'avait jamais été plus vrai qu'ici. Une fois qu'ils seraient occupés à bâtir leur village et à travailler la terre, les membres du Groupe Sept n'auraient plus le temps de ruminer. Cependant, cette deuxième semaine semblait n'en plus finir et les pluies quotidiennes étaient revenues, comme pour prendre une revanche. Les gens marmonnaient entre eux, commençaient à se demander pourquoi il leur fallait aller aussi loin de la ville pour rejoindre les terres qu'on leur avait allouées. La jungle manifestait désormais sa présence oppressante des deux côtés du fleuve ; elle se refermait sur eux avec ses arbres et ses broussailles si serrés que les berges formaient des murs épais de feuillages s'avançant jusque dans l'eau. La tortille, une plante aquatique d'eau douce tenace, constituait une menace de plus en plus grande, déployant ses longues frondes brunes pareilles à des rubans juste sous la surface et sur toute la largeur du fleuve. Rosemary parvenait à éviter les touffes les plus grosses mais, inévitablement, des tiges venaient se prendre dans les aubes. Le Swithland faisait des arrêts fréquents pendant lesquels Karl et sa jeune soeur grimpaient sur les roues pour les dégager des frondes robustes et glissantes qu'ils découpaient à la lueur jaune feu des thermolames. Treize jours après leur départ de Durringham, ils avaient laissé derrière eux la Juliffe et naviguaient sur la Quallheim. L'affluent, qui faisait trois cents mètres de large, avait un fort courant ; sur chacune des rives s'élevait une palissade d'arbres de trente mètres de haut, couverts de plantes grimpantes. Au loin vers le sud, les colons pouvaient tout juste distinguer les pics gris et violet d'une chaîne de montagnes. Ils contemplaient, muets d'étonnement, les sommets neigeux étincelant sous le soleil ; ils avaient l'impression que la glace appartenait à une autre planète, qu'elle ne venait pas de Lalonde. Au matin du quatorzième jour, alors qu'ils remontaient lentement la rivière, un village émergea de la végétation, le premier qu'ils voyaient depuis trente-six heures. Il était établi dans une clairière semi-circulaire, une brèche ouverte dans la jungle sur presque un kilomètre. Des arbres abattus gisaient un peu partout. Des minarets de fumée s'élevaient de quelques fosses où brûlaient des feux. Les cabanes étaient de grossières caricatures des maisons des villages en aval ; des murs et des toits faits de panneaux, attachés les uns aux autres, de feuilles de palmier entrelacées. Il y avait une seule jetée, apparemment des plus instables, où étaient amarrés trois canoës creusés dans des rondins. Un petit ruisseau qui traversait le milieu de la clairière jusqu'à la rivière faisait office d'égout à ciel ouvert. Des chèvres attachées à des piquets fouillaient l'herbe rase. Des poulets étiques grattaient la boue et la sciure. Les habitants, apathiques, regardaient passer le Swithland avec des yeux engourdis aux paupières tombantes. La plupart portaient des shorts et des bottes, et avaient la peau brune, quoiqu'il fût difficile de savoir si c'était à cause du soleil ou de la poussière. Même le gazouillis des oiseaux de la jungle, qu'on aurait cru éternel, était ici étouffé. - Bienvenue au village de Schuster, dit Rosemary avec quelque ironie. Elle était debout sur le pont, un oeil en permanence sur la sonde de proue, prenant garde aux tortilles et aux souches immergées. Le conseil du Groupe Sept et Powel Manani étaient postés sur le pont derrière elle, remerciant le ciel d'être dans l'ombre. - C'est ça ? demanda Rai Molvi, atterré. - La capitale du comté, oui, répondit Powel. Ça va faire à peu près un an qu'ils sont là. - Ne vous inquiétez pas, dit Rosemary. Votre lot à vous est à douze kilomètres en amont. Vous ne serez pas obligés d'avoir beaucoup de contact avec eux. Ce ne serait pas une bonne chose, d'ailleurs, si vous voulez mon avis. J'ai déjà vu des communautés comme celle-ci, elles contaminent le voisinage. Vous feriez mieux de partir de zéro. Rai Molvi se contenta d'un bref hochement de tête, ne se faisant pas assez confiance pour émettre une opinion. Les trois bateaux continuèrent leur route lentement, laissant derrière eux le bidonville et ses habitants léthargiques. Les colons rassemblés sur le pont arrière du Swithland, silencieux et songeurs, les regardèrent disparaître tandis que le bateau virait autour d'un coude de la rivière. Horst fit le signe de la croix en marmonnant une prière. Un requiem serait peut-être plus approprié, pensa-t-il. Jay Hilton se tourna vers sa mère. - Allons-nous devoir vivre comme ça, maman ? demanda-t-elle. - Non, répondit Ruth d'un ton ferme. Jamais. Deux heures plus tard, alors que la largeur de la rivière n'était plus que de cent cinquante mètres, Rosemary observait l'écran de guidage inertiel dont les chiffres se rapprochaient des coordonnées que lui avait fournies le Service d'octroi des lots. Le Swithland avançait au pas, et Karl était à la proue, scrutant de ses yeux perçants la barrière de végétation impénétrable bordant la rive sud. Une brume légère montait de la jungle après la pluie tombée une heure auparavant, des volutes blanches qui flottaient au-dessus de la cime des arbres pour se perdre ensuite en spirales dans le ciel d'azur brûlant. De petits oiseaux aux vives couleurs voletaient entre les branches en jetant des trilles au timbre cuivré. Karl fit un bond soudain et lança un signal à sa mère avant de pointer le doigt vers la rive. Rosemary aperçut le pilier d'argent terni avec au sommet son panneau hexagonal. Planté dans le sol, il s'élevait à cinq mètres au-dessus de l'eau. Des plantes grimpantes chargées de grandes fleurs pourpres occupaient déjà la moitié de sa hauteur. Rosemary donna un coup de sirène triomphal. - Terminus ! cria-t-elle d'une voix chantante. Aberdale. Dernier arrêt. - Très bien, dit Powel en levant les mains pour réclamer le silence, juché sur un tonneau pour s'adresser aux colons réunis sur le pont avant. Vous avez vu ce qu'on peut faire avec un peu de détermination et beaucoup de travail, et vous avez vu aussi comment on peut facilement échouer. La voie que vous allez emprunter vous appartient entièrement. Je suis ici pour vous apporter mon aide au cours des dix-huit mois à venir, soit le temps que vous mettiez en place votre avenir. C'est le moment où ça passe ou ça casse. Maintenant, dites-moi, voulez-vous réussir ? Il reçut des acclamations gutturales et distribua des sourires à l'assistance. - Parfait, poursuivit-il. Notre premier travail va être de construire une jetée pour que le capitaine Lambourne et les deux autres bateaux puissent se mettre à quai. Ainsi nous pourrons débarquer vos affaires convenablement, sans les mouiller. Cela dit, dans n'importe quel village de cette rivière, une jetée représente quelque chose d'important. Ça montre tout de suite au visiteur quelle sorte de communauté vous voulez vous bâtir. Vous noterez que notre bon capitaine n'a pas été trop emballé pour s'arrêter à Schuster. Pas surprenant, n'est-ce pas ? Une bonne jetée, c'est une jetée où les bateaux vont toujours vouloir s'arrêter, même ici. C'est l'affirmation de votre désir de participer à ce que la planète a à offrir. Ça montre votre volonté de commercer et prospérer. Ça indique qu'il y a ici des perspectives pour des capitaines avisés. Ça vous situe comme faisant partie de la civilisation. Aussi je crois que ce serait une bonne idée si nous commencions comme nous avons l'intention de continuer, et que nous nous construisions une solide et belle jetée qui sera encore là pour nos petits-enfants. Voilà ce que je crois. Est-ce que j'ai raison ? Le chour de " oui ! " fut assourdissant. Powel applaudit et sauta du tonneau. - Quinn ? Il fit signe au garçon qui se trouvait dans le groupe de déportés attendant sans rien dire dans l'ombre de la superstructure. Quinn s'avança au trot. - Oui, monsieur ? Powel ne se laissa pas abuser une seconde par le ton respectueux. - Pour l'instant, le capitaine maintient le bateau à l'arrêt contre le courant. Mais ça consomme de l'énergie, aussi devons-nous solidement amarrer le Swithland si nous voulons le tenir en position un certain temps. Je veux que vous tiriez un câble sur la rive et l'attachiez à un arbre assez fort pour supporter la tension. Vous pensez pouvoir y arriver ? Quinn détourna les yeux pour jeter un regard sur le massif de végétation vert sombre bordant la rivière, puis revint à Powel. - Comment est-ce que je traverse ? - À la nage, mon garçon ! Et n'essaie pas de me dire que tu ne peux pas. Il n'y a que trente-cinq mètres. Karl s'amena et déroula un cordage. - Quand tu l'auras attaché, expliqua-t-il, on va haler le Swithland dans les bas-fonds et l'amarrer comme il faut. N'importe qui pourrait rejoindre la berge d'ici. - Génial ! dit Quinn d'un ton mordant. Il enleva ses chaussures, puis commença à se défaire de son survêtement. Vorix approcha son museau des chaussures qu'il renifla avidement. Gardant son short, Quinn s'assit sur le pont pour remettre ses chaussures. - Est-ce que Vorix pourrait venir avec moi, s'il vous plaît ? demanda-t-il. Le chien regarda autour de lui, sa longue langue pendant sur le côté de l'énorme mâchoire. - Qu'est-ce que tu veux qu'il fiche avec toi ? rétorqua Powel. Quinn fit un geste en direction de la jungle d'où parvenaient en bruit de fond des sons d'animaux. - C'est au cas où on rencontrerait un jactal sauvage. - Fous-toi à l'eau, Quinn, et arrête de geindre. Il n'y a pas de jactal sauvage par ici. Quinn se laissa descendre doucement le long de la coque et entra tout aussi prudemment dans l'eau. Jackson Gael s'allongea sur le pont et lui passa le cordage. Quinn se lança vers la berge dans une énergique nage indienne, tirant le cordage derrière lui. - Les kroclions les ont tous mangés, lui cria Powel. Là-dessus, secoué d'un gros rire, il repartit vers la poupe pour organiser l'équipe qui allait construire la jetée. 8. Tranquillité : un cylindre de polype avec des calottes hémisphériques, une coque couleur d'argile cuite mate, soixante-cinq kilomètres de long et dix-sept kilomètres de diamètre, le plus grand de tous les habitats bioteks qui aient jamais germé dans la Confédération. Terne et peu engageant, et difficile à distinguer de loin ; le peu de lumière qui finissait par parvenir jusqu'à lui depuis la primaire F3 située à un milliard sept cents millions de kilomètres semblait être repoussé et, plutôt que de toucher la surface, s'écoulait autour de la forme arrondie de la coque. C'était la seule colonie humaine de ce système, en orbite à sept mille kilomètres au-dessus de l'anneau Ruine, avec comme seuls compagnons les vestiges de ses habitats cousins très lointains. Une présence qui rappelait en permanence qu'en dépit de sa taille et de son potentiel elle n'était absolument pas à l'abri de la mort. Esseulée, isolée et sans réel pouvoir politique, quel intérêt pouvait-elle susciter ? Combien de gens choisiraient de vivre dans un tel lieu ? Et pourtant... Les vaisseaux et les astronefs de récupération en trajectoire d'approche pouvaient discerner un halo en pointillé au-dessus de la calotte orientée au nord galactique. Des stations industrielles, en service, qui flottaient autour de l'habitat. Appartenant à quelques-unes des plus grosses compagnies d'as-tro-ingénierie, elles s'employaient à servir sans interruption le flot constant de vaisseaux en arrivage ou en partance. Tout autour, des trains de conteneurs, des engins-citernes, des navettes de transport du personnel et des véhicules de service polyvalents faisaient d'incessantes allées et venues, dans un nuage d'ions bleus incandescents éjectés des réacteurs. Un axe de trois kilomètres reliait la calotte nord de Tranquillité à un spatioport non rotatif : un disque de poutrelles en métal de quatre kilomètres et demi de diamètre, avec un fouillis d'équipements de soutien, réservoirs et quais subsidiaires déployés sur sa surface, qui ressemblait à une gigantesque toile d'araignée métallique ayant capturé un essaim d'incroyables insectes cybernétiques. Avec tous ces vaisseaux adamistes qui chargeaient ou déchargeaient leurs cargaisons, se ravitaillaient en combustible, embarquaient des passagers, il y avait autant d'animation que dans n'importe quel habitat édéniste. Derrière le disque d'un blanc argent terni, trois corniches circulaires saillaient de la calotte : des ports pour les vaisseaux bioteks qui se posaient et décollaient avec promptitude, élégance et agilité, si variés dans leurs formes qu'ils fascinaient tout le personnel du spatioport et la majeure partie de la population de l'habitat. Les salons panoramiques qui donnaient sur les corniches étaient très populaires chez les jeunes et les moins jeunes. Si Mirchusko était le lieu où les gerfauts s'appariaient, mouraient et entraient en gestation, Tranquillité se présentait comme un de leurs rares ports d'attache. Ici on pouvait acheter leurs oufs qui s'échangeaient pour des vingt millions de fusio-dollars et plus, dans la discrétion la plus totale. Autour de la calotte, des centaines de câbles conducteurs organiques s'étendaient dans l'espace ; soumis à l'abrasion continuelle de la poussière et de l'impact des particules, ils étaient constamment reconstitués grâce à des glandes spéciales pour compenser les ruptures quasi quotidiennes. La rotation de l'habitat maintenait les câbles parfaitement rectilignes ; répartis autour de la coque, ils évoquaient les rayons gris plombé de quelque roue de bicyclette cosmique. Ils traversaient les lignes de flux de la prodigieuse magnétosphère de Mirchusko, engendrant un courant électrique d'une puissance colossale qui alimentait les processus biologiques de la couche mitosique de Tranquillité ainsi que le phototube axial et les besoins domestiques de ses habitants. Certes, Tranquillité ingérait des milliers de tonnes par an de minéraux d'astéroïdes pour régénérer sa structure polypienne et tonifier la biosphère, mais les réactions chimiques n'auraient jamais pu à elles seules produire ne serait-ce qu'une infime partie de l'énergie dont l'habitat avait besoin pour subvenir aux besoins de ses occupants humains. Au-delà de la calotte et des câbles d'induction, exactement à mi-hauteur du cylindre, il y avait une ville abritant plus de trois millions d'habitants : une ceinture de gratte-ciel autour de l'équateur médian, des tours de cinq cents mètres de haut s'élançant au-dessus de la coque, quadrillées de longues baies convexes d'où irradiait une chaude lumière jaune. Des luxueux appartements, la vue était à couper le souffle ; au panorama de la voûte étoilée succédait celui de la géante gazeuse déchirée par les tempêtes et de son petit empire d'anneaux et de lunes. Panorama éternel et néanmoins toujours changeant de par la rotation du cylindre qui fournissait à la base des tours une gravitation équivalente à celle de la Terre. Ici, les Adamistes pouvaient jouir du spectacle auquel chaque Édéniste avait droit à la naissance. Guère surprenant, dès lors, que Tranquillité, avec ses institutions bancaires aux règles très libérales, son taux d'imposition peu élevé, la présence des gerfauts pour assurer les liaisons spatiales, la personnalité de l'habitat qui exerçait un juste contrôle sur l'intérieur et garantissait un environnement sans criminalité (essentiel pour rassurer les millionnaires et milliardaires qui y résidaient), ait prospéré jusqu'à devenir l'un des premiers comptoirs commerciaux et financiers indépendants de la Confédération. Toutefois, elle n'avait pas été pensée comme un paradis fiscal, pas au début en tout cas ; cela vint plus tard, à partir d'une nécessité absolue. Tranquillité avait été créée en 2428, sur l'ordre de Michael Saldana, alors prince héritier de Kulu, sur le modèle d'un habitat édéniste, mais avec un certain nombre de variantes et d'attributs particuliers que le prince lui-même avait demandés. Son intention était d'en faire une base à partir de laquelle l'élite des xénospécialistes de Kulu pourraient étudier les Laymils et découvrir quel sort funeste les avait frappés. Une entreprise qui devait lui valoir la colère et la réprobation de toute sa famille. Le peuple de Kulu était une ethnie chrétienne, animée d'une foi fervente dont le roi de Kulu était le premier gardien à travers le royaume ; et parce que tout ce qui était biotek était synonyme d'Édéniste, les Adamistes (surtout les bons chrétiens) avaient virtuellement abandonné cette branche particulière de la technologie. Le prince Michael aurait peut-être pu s'en tirer à bon compte en créant Tranquillité ; un habitat biotek autonome était une solution logique pour un projet de recherche historique en un lieu isolé, et une habile propagande aurait pu atténuer le scandale. La royauté n'est pas étrangère à la controverse, cela ajouterait plutôt à sa mystique, surtout quand l'objet en est relativement anodin. La possibilité de se justifier ne se présenta cependant jamais ; après avoir fait germer l'habitat, le prince Michael alla aggraver son premier " crime " (aux yeux de l'Église et, plus grave, du Conseil privé) en se faisant implanter des symbiotes neuronaux lui permettant d'établir un lien d'affinité avec la jeune entité Tranquillité. Cet ultime acte de provocation, déclaré comme hérétique par le conclave des évêques de Kulu, survint en 2432, l'année suivant la mort de son père, le roi James. Michael fit intégrer un gène d'affinité à l'ADN de son premier fils, Maurice, afin que lui aussi puisse communiquer télépathiquement avec le tout nouveau, et très insolite, sujet du royaume. Les deux furent excommuniés (à l'époque, Maurice était un embryon de trois mois résidant dans une exomatrice). Michael abdiqua juste avant son couronnement, en faveur de son frère, le prince Lukas. Et le père et le fils furent exilés sans cérémonie sur Tranquillité, qui leur fut octroyée à perpétuité en tant que duché. Un des plus ambitieux projets de recherche sur les xénos qu'on ait jamais montés, la reconstitution de l'histoire complète d'une espèce depuis ses chromosomes jusqu'aux plus hauts sommets de civilisation qu'elle avait atteints, s'effondra quasiment du jour au lendemain lorsque les fonds alloués à son financement par la trésorerie royale furent retirés et l'équipe de travail rappelée. Et quant à Michael, il passa du statut de monarque légitime des sept plus riches systèmes stellaires de la Confédération à celui de propriétaire de facto d'un habitat biotek à moitié formé. Au lieu de commander une flotte de sept cents vaisseaux de guerre, la troisième force militaire existante dans l'ordre de la puissance, il eut en tout et pour tout à sa disposition cinq extransports militaires, tous avec plus de vingt-cinq années de service. Au lieu d'exercer un pouvoir absolu de vie et de mort sur une population d'un milliard sept cent cinquante millions de loyaux sujets, il devint l'administrateur de dix-sept mille techniciens sur liste noire laissés sans ressources avec leurs familles et plutôt amers devant leur nouvelle situation. Au lieu d'être premier lord de la Trésorerie et de gérer des budgets de trillions de livres, il se retrouva à rédiger une constitution du style paradis fiscal dans l'espoir d'attirer les riches oisifs et de vivre de leurs surplus. Dès lors et à jamais, Michael Saldana fut connu comme étant le seigneur de Ruine. - L'enchère est à trois cent mille fusiodollars pour ce magnifique plant. Vraiment, mesdames et messieurs, c'est un spécimen remarquable, Il y a plus de cinq feuilles qui sont intactes, et c'est une espèce jamais vue auparavant, qui n'entre dans aucune classification. Le plant trônait dans une cloche de verre à vide sur la table du cornmissaire-priseur : une tige gris cendré d'où pendaient cinq longues feuilles découpées évoquant des frondes de fougère. L'assistance regardait la chose dans un silence plutôt indifférent. - Allons ! vous voyez cette protubérance au sommet, c'est sans aucun doute un bourgeon. Ça va être si simple de le cloner, et vous aurez la propriété exclusive du génome, avec des retombées financières incalculables. Quelqu'un télétransmit une offre supérieure de dix mille fusiodollars. Joshua Calvert n'essaya pas de voir qui c'était. Il n'y avait là que des experts, dont l'expression du visage faisait penser à des joueurs de poker en train d'opérer des programmes de coup gagnant. Et aujourd'hui ils étaient tous là, qui remplissaient la salle où ne restait plus une seule chaise libre. Les gens se pressaient sur quatre rangs le long des murs, débordant sur les allées ; les occasionnels, des milliardaires en quête de sensations, les amateurs avertis, enchérisseurs pour le compte de consortiums, voire des représentants de compagnies industrielles espérant trouver des modèles technologiques. Tous ici à cause de moi. L'établissement de Barrington Grier n'était pas la plus grande salle des ventes de Tranquillité, et il faisait autant dans l'objet d'art que dans les artefacts laymils, mais l'organisation était rigoureuse, impeccable. En plus, quand Joshua Calvert était revenu à dix-neuf ans de son tout premier vol de récupération, Barrington Grier l'avait traité comme un égal, un professionnel. Avec respect. Depuis, Joshua était demeuré fidèle à la maison. La salle, située au cinquantième étage de la tour Sainte-Marie, avait ses murs de polype recouverts de lambris de chêne anciens, avec des rideaux de velours lie-de-vin sur chaque côté des voûtes d'entrée et d'épais tapis bleu roi. Des lampes en cristal ouvragé jetaient une lumière vive sur le lieu des opérations. Joshua pouvait presque s'imaginer dans quelque salon londonien de l'époque victorienne. Barrington Grier lui avait dit un jour que c'était l'effet recherché, un lieu calme et digne, suscitant une atmosphère de confiance. Un effet quelque peu gâché par la grande baie derrière le commissaire-priseur, d'où l'on voyait les étoiles tourner paresseusement dans l'océan du ciel tandis que Falsia, la sixième lune de Mirchusko, traversait lentement le panorama tel un éclat d'aiguë-marine. - Trois cent cinquante mille, une fois. Falsia fut éclipsée par le torse du commissaire-priseur. - Trois cent cinquante mille, deux fois. L'antique marteau de bois s'éleva. Falsia montra un bout de son disque par-dessus l'épaule de l'homme. - Adjugé ! dit celui-ci comme le marteau s'abattait dans un claquement sonore. Vendu à Mme Melissa Strandberg. Un bourdonnement de voix emplit la salle lorsqu'on emporta la cloche de verre. L'excitation et la nervosité étaient dans l'air. La sensation gagna Joshua, l'esprit déjà tendu sur son siège au deuxième rang, et il se tourna de côté, pas très à son aise, en prenant soin de ne pas heurter les jambes de ses voisins. Ses pieds lui faisaient encore mal quand il les posait au sol trop vivement. Les bandages nanoniques s'étaient étendus jusqu'aux genoux, enveloppant les deux jambes comme d'étranges bottes de cuir vert, cinq pointures trop grandes. Les bandages avaient une texture spongieuse et, quand il marchait, Joshua avait l'impression de rebondir. Trois assistants du commissaire-priseur apportèrent une autre cloche sur la table ; celle-ci faisait un mètre de haut, avec sur le dessus une couronne or mat d'ailettes de refroidissement maintenant la température interne au-dessous de zéro. Une légère patine de condensation embuait le verre. Dans la salle, le silence tomba. Joshua aperçut Barrington Grier sur le côté de l'estrade. La cinquantaine, joufflu et rougeaud, une moustache rousse. Il portait un sobre costume bleu marine avec de très fines lignes orange dessinant un motif en spirale brillant sur le tissu satiné ; le pantalon était trop ample et la veste fermée à l'encolure avait les manches évasées. L'homme croisa le regard de Joshua et lui fit un clin d'oil. - Maintenant, mesdames et messieurs, nous en arrivons au dernier article de la journée, le lot 127. Je crois pouvoir dire sans risque qu'il s'agit là pour moi d'une pièce unique ; un empilement modulaire d'un circuit laymil, préservé dans la glace depuis le cataclysme. Nous avons identifié à la fois des microprocesseurs et à l'intérieur un nombre considérable de mémoires à cristaux à l'état solide. Tous en parfaite condition. Dans ce seul cylindre il y a plus de cinq fois le nombre de cristaux que nous avons pu récupérer depuis la découverte de l'anneau Ruine lui-même. Je vais vous laisser le soin d'imaginer la prodigieuse richesse d'informations emmagasinée à l'intérieur. Ceci est sans aucun doute la plus grande découverte depuis le premier corps de Laymil retrouvé intact il y a plus d'un siècle. Et j'ai donc l'immense privilège d'ouvrir les enchères à la mise à prix de deux millions de fusiodollars édé-nistes. Joshua s'était raidi sur son siège. Il n'y eut pourtant pas même un murmure de protestation dans la foule. Les enchères se succédèrent à une cadence folle, grimpant par tranches de cinquante mille fusiodollars. Dans l'assistance, le bruit de fond des conversations remonta peu à peu ; des têtes se tournaient, les enchérisseurs cherchant à voir qui étaient leurs rivaux, à jauger leur détermination. Joshua serra les dents alors que les enchères atteignaient le seuil des quatre millions. Allez, continuez ! Quatre millions trois cent mille. La réponse à la grande question, pourquoi les Laymils en étaient arrivés là, se trouvait peut-être là-dedans. Quatre millions et demi. Vous allez résoudre le plus grand mystère auquel la science a jamais dû faire face depuis que nous avons brisé la barrière de la vitesse de la lumière. Quatre millions huit cent mille. Vous allez être célèbre, c'est votre nom, pas le mien, qu'on va donner à cette découverte. Allez, mes salauds, on relance ! - Cinq millions, annonça tranquillement le commis-saire-priseur. Joshua se renversa sur sa chaise en laissant échapper de sa gorge un petit cri de soulagement. Comme il baissait la tête, il vit ses poings serrés, sentit ses paumes en sueur. Ça y est, c'est gagné. Je vais pouvoir réparer le Lady Mac, réunir un équipage. Il faudra faire venir les nouds de rechange du système de Sol. Disons un mois si je loue un gerfaut pour aller les chercher. D'ici dix semaines je peux être prêt à partir. Nom de Dieu ! Il reporta son attention sur le commissaire-priseur juste au moment où les enchères passaient à six millions. L'espace d'une seconde il crut avoir mal entendu, mais non, Barrington Grier lui souriait comme si ses naneuroniques étaient sous programmes stimulants, des programmes complètement délirants. Sept millions. Joshua écoutait tout ça en état de transe éveillée. Là, c'était plus que de simples réparations et remplacements des nouds qu'il pouvait s'offrir. Lady Mac aurait droit au lifting complet, les meilleurs systèmes, on ne regarde pas à la dépense, de nouvelles génératrices thermonucléaires, peut-être un nouveau spa-tiojet, mieux que ça, un engin rapide à propulsion ionique de Kulu ou de Nouvelle-Californie. Oui ! - Sept millions quatre cent cinquante mille, une fois. Le commissaire-priseur jeta des regards interrogateurs autour de lui, le marteau avalé par sa main charnue. Riche. Je suis foutrement riche ! - Deux fois. Joshua ferma les yeux. - Pour la dernière fois, sept millions quatre cent cinquante mille. Personne ? Le claquement du marteau fut aussi explosif que le big bang. Le début d'une toute nouvelle existence pour Joshua Calvert. Capitaine et propriétaire libre et indépendant d'un vaisseau. Une sonnerie grave se fit entendre. Joshua ouvrit brusquement les yeux. Tout le monde s'était tu, le regard fixé sur le petit projecteur audiovisuel omnidirectionnel posé sur le bureau en face du commissaire-priseur. Une mince colonne de cristal d'un mètre de haut qui laissait voir sous la surface des figures de couleur abstraites en mouvement. Si c'était possible, le sourire de Barrington Grier s'était encore agrandi. - Tranquillité se réserve le droit de la dernière enchère sur le lot 127. À travers la salle résonnait une mélodieuse voix masculine. - Oh, nom de Dieu... Une voix furieuse à la gauche de Joshua. L'enchérisseur gagnant ? Il n'avait pas entendu le nom. Dans la salle des ventes, ce fut le chahut. Barrington Grier, décidément aux anges, fit signe à Joshua que tout allait pour le mieux. Les trois assistants repartirent dans l'allée latérale avec la cloche et son précieux - sept millions et demi ! - contenu. Joshua attendit que la salle se vide ; une cohue bruyante où chacun jouait des coudes et y allait de ses commentaires qui tournaient immanquablement au droit qu'avait fait valoir Tranquillité. Lui, ça ne l'ennuyait pas du tout ; le droit à la dernière enchère, cela voulait dire le prix convenu plus un extra de cinq pour cent. Le module électronique irait maintenant à l'équipe du projet Laymil, serait analysé par les xénospécialistes les plus expérimentés de la Confédération. Il en était satisfait, voire un peu fier, peut-être était-il juste que la chose leur revienne. Après les premières traumatisantes années d'exil, Michael Saldana avait reconstitué la meilleure équipe possible, parallèlement au développement de la nouvelle économie et à l'accroissement rapide de la puissance financière de Tranquillité. Actuellement il y avait environ sept mille spécialistes travaillant sur le problème, y compris plusieurs xénos membres de la Confédération dont le point de vue différent sur la signification à donner aux artefacts les plus insolites était toujours le bienvenu. Michael était mort en 2513 et Maurice avait endossé avec fierté le titre de seigneur de Ruine, poursuivant l'oeuvre de son père. Pour lui, découvrir la raison du cataclysme qui avait anéanti les Laymils était la seule justification de l'existence de Tranquillité. Et il s'y employa avec acharnement jusqu'à sa propre mort il y avait de cela neuf ans, en 2601. Depuis lors, le projet était apparemment resté inchangé. Au dire de l'héritier de Maurice, le troisième seigneur de Ruine, les recherches suivaient leur cours comme avant, même si Tranquillité avait choisi de faire les choses avec discrétion. Il y avait eu des tas de rumeurs à l'époque selon lesquelles la personnalité de l'habitat aurait pris le pouvoir absolu, le royaume de Kulu cherchait à reconquérir l'habitat, les Édénistes allaient l'annexer (une rumeur ancienne prétendait que Michael avait volé la graine de l'habitat aux Édénistes) et expulser les Ada-mistes. Tout cela n'avait débouché sur rien. Dès le début, la personnalité de l'habitat avait fait office à la fois d'administration et de police, employant son personnel à maintenir les choses en ordre de sorte que rien n'avait changé : les taxes étaient toujours de deux pour cent, les gerfauts continuaient leurs vols d'appariement, on encourageait l'entreprise commerciale, on tolérait l'investissement créatif. Tant que le statu quo était maintenu, qui serait allé se soucier de savoir précisément quelle sorte de neurones menait la barque, humains ou bioteks ? Alors qu'il se traînait vers la sortie, Joshua sentit une main s'abattre sur son épaule, dont le poids se répercuta jusque dans sa jambe gauche, lui arrachant un " aïe ! ". - Joshua, mon ami, mon très riche ami. C'est le grand jour, hein ? Et tu ne le dois qu'à toi-même. (Barrington Grier avait le visage épanoui.) Alors que vas-tu faire avec tout ça ? Les femmes ? La vie de pacha ? Ses yeux avaient du mal à accommoder, il ne faisait aucun doute qu'il était sous programme stimulant. Et il en avait bien le droit, sa salle des ventes était bonne pour empocher une part de trois pour cent du prix de vente. Joshua lui retourna son sourire, la mine presque déconfite. - Non, je vais repartir dans l'espace. M'offrir un petit voyage dans la Confédération, ce genre de truc, l'envie de voir le monde. - Ah ! si j'avais encore la jeunesse je ferais la même chose. La grande vie, ça vous bouffe votre liberté, et c'est du gaspillage, surtout pour quelqu'un de ton âge. Faire la fête tous les soirs à en dégueuler ses tripes, je veux dire, à quoi ça sert finalement ? Tu devrais utiliser le fric pour te tirer d'ici et accomplir quelque chose. Ravi de voir que tu as du bon sens. Alors, tu vas t'acheter un ouf de gerfaut ? - Non, je ressors le Lady Mac. Barrington Grier fit une moue à la fois admirative et chagrine. - Je me rappelle quand ton père est arrivé ici. Tu lui ressembles, plus qu'un peu. Même effet sur les femmes, d'après ce que j'entends dire. Joshua eut un sourire espiègle. - Allez, ajouta Barrington Grier, je t'offre un verre. En fait, je t'offre un repas complet. - Demain peut-être, Barrington. Ce soir je vais faire la fête à en dégueuler mes tripes. La maison du lac appartenait au père de Dominique, qui disait qu'elle avait appartenu à Michael Saldana, que c'était là que celui-ci vivait à l'époque où les gratte-ciel n'avaient pas encore atteint leur taille adulte. Elle était constituée d'une série de pièces en boucle creusées dans la paroi d'une falaise au-dessus d'un lac proche de la calotte nord. Les murs semblaient avoir été sculptés par les vents. À l'intérieur, le décor était d'une grande simplicité, qui avait dû coûter fort cher ; plutôt qu'une maison, c'était un pied-à-terre, un lieu de villégiature et de plaisance. Il y avait diverses oeuvres d'art parfaitement intégrées au décor et, dans les angles, de grandes plantes provenant de différentes planètes, choisies pour leurs violents contrastes. À l'extérieur des larges portes-fenêtres donnant sur l'immense lac, le phototube axial de Tranquillité était en train de revêtir ses reflets irisés du crépuscule. À l'intérieur, la soirée commençait juste à chauffer. Le groupe de huit musiciens jouait des ragas du XXHle siècle, les blocs-processeurs étaient chargés de programmes hyperstimulants et les traiteurs s'affairaient à disposer un buffet de délices de fruits de mer fraîchement importés d'Atlantis. Joshua, renversé sur un long canapé occupant un côté du salon principal, vêtu d'un pantalon bouffant bleu-gris et d'une veste chinoise verte, accueillait les invités en dispensant ses saluts aux étrangers comme aux connaissances. Dans la bande à Dominique, c'étaient tous des jeunes, sans souci et très riches, même par rapport aux normes de Tranquillité. Et assurément ils savaient s'amuser. Joshua avait l'impression de voir les solides murs de polype nus vibrer au son des pas de danse martelant la piste provisoire. Il prit une autre gorgée de Larmes de Norfolk ; le liquide clair et léger descendit dans sa gorge tel le plus fin des vins frais avant de lui chauffer les boyaux comme le feu d'un whisky. C'était prodigieux. Cinq cents fusiodollars la bouteille. Putain ! - Joshua ! Je viens juste d'apprendre la nouvelle. Mes félicitations. C'était le père de Dominique, Parris Vasilkovsky, qui lui secouait vigoureusement la main. Il avait un visage rond avec des cheveux frisés gris argent qui lui faisaient comme un béret. La peau très peu ridée, signe manifeste d'un héritage génétique modifié ; il devait avoir au moins quatre-vingt-dix ans. Il poursuivit sur sa lancée. - Tu es des nôtres maintenant, un riche oisif, hein ? Mon Dieu ! à peine si je me souviens comment c'était au début. Laisse-moi te dire, les premiers dix millions sont toujours les plus difficiles. Après ça... pas de problème. - Merci. Toute la soirée les gens l'avaient félicité. Il était l'attraction de la fête. La nouveauté du jour. Depuis que sa mère s'était remariée avec un vice-président de la Brandstad Bank, il fréquentait cette société de ploutocrates qui occupait le coeur de Tranquillité. Ils étaient plutôt prodigues en matière d'hospitalité, surtout leurs filles qui aimaient à se prendre pour des bohèmes ; d'autant que ses vols de récupération lui procuraient assez de notoriété pour qu'il puisse jouir à la fois de leur protection et de leurs corps. Néanmoins il s'en était toujours tenu au rôle d'observateur. Jusqu'à ce soir. - Dominique m'apprend que tu te lances dans le domaine du transport, dit Parris Vasilkovsky. - C'est exact. Je vais réparer le Lady Mac, le vieux vaisseau de papa, le ressortir du hangar. - Tu vas me faire concurrence ? Parris Vasilkovsky possédait plus de deux cent cinquante vaisseaux, du petit clipper au gros cargo de dix mille tonnes, et même quelques transports de colons. La septième flotte marchande par l'importance de la Confédération. Joshua le regarda droit dans les yeux, sans sourire. - Oui. Parris hocha la tête, soudain redevenu sérieux. E. avait démarré avec rien, soixante-dix ans auparavant. - Tu te débrouilleras très bien, Joshua. Passe à l'appartement un soir avant ton départ, viens dîner. J'y tiens. - Je le ferai. - Super ! (Parris leva un épais sourcil blanc d'un air entendu.) Dominique sera là. Tu pourrais tomber beaucoup plus mal, c'est une chouette fille. Un peu délurée, mais au fond un tempérament solide. - Euh ! oui. Joshua esquissa un faible sourire. Parris Vasilkovsky : entremetteur ! Et je suis censé cadrer avec cette famille ? Bon Dieu ! Je me demande ce qu'il penserait s'il savait ce que sa petite fille chérie faisait la nuit dernière ? Quoique connaissant l'individu, il aurait probablement voulu participer. Joshua aperçut Zoé, une autre copine occasionnelle, à l'autre bout de la pièce, dans une robe blanche sans manches qui créait un effet de contraste prononcé avec son teint noir comme la nuit. Elle croisa son regard et lui sourit en agitant son verre. Il reconnut une des autres filles du groupe, plus petite, les cheveux blonds courts, vêtue d'un sarong bleu-vert et d'un chemisier flottant assorti. Quelques taches de rousseur sur le visage et des yeux d'un bleu profond. Il l'avait déjà rencontrée une ou deux fois, un bonjour rapide, l'amie d'une amie. Ses naneu-roniques localisèrent son image visuelle dans un fichier et lui donnèrent son nom : lone. Il vit venir vers lui Dominique fendant la cohue. Instinctivement, il prit une autre gorgée de Larmes de Norfolk. Les gens semblaient se téléporter devant elle de crainte de se heurter au balancement de ses hanches et de prendre un mauvais coup au passage. Elle avait vingt-six ans et était presque aussi grande que lui ; mordue de sports, elle avait cultivé une superbe silhouette athlétique rehaussée d'une longue chevelure blonde lui tombant à mi-dos. Elle portait un haut de bikini violet et une jupe fendue faite d'un tissu argent miroitant. - Salut, Josh. (Elle se laissa tomber à l'extrémité du canapé et lui arracha son verre d'une main impatiente avant d'avaler une rapide gorgée.) Regarde ce que je nous ai bricolé, dit-elle en levant un bloc-processeur. Vingt-cinq possibilités, tout ce qu'il est possible d'essayer, en tenant compte de tes pauvres pieds. On devrait se marrer. On les teste ce soir. De vagues images dansaient sur l'écran du bloc. - D'accord, dit Joshua machinalement. Il n'avait pas la moindre idée de ce dont elle parlait. Elle lui tapota la cuisse et se leva d'un bond. - Ne t'éloigne pas, je fais le tour des invités et je viens te prendre après. - Euh, oui. Que dire d'autre ? Il ne savait pas trop qui avait séduit qui le lendemain de son retour de l'anneau Ruine, mais depuis il avait passé toutes les nuits dans le grand lit de Dominique, et une bonne partie des journées aussi. Elle avait la même espèce d'énergie sexuelle que Jezzibella, débordante et méchamment inépuisable. Jetant un oeil sur le bloc-processeur, il télétransmit un ordre d'ouverture de fichier. C'était un programme qui analysait toutes les positions sexuelles possibles en apesanteur dès lors qu'on excluait les pieds de l'homme. L'écran montrait deux simulacres humanoïdes passant par toutes les permutations et les contorsions imaginables. - Salut ! Dans un incroyable réflexe de culpabilité, Joshua tourna l'écran à l'envers, s'empressant de télétransmettre une instruction de fermeture et un code de verrouillage du fichier. lone était debout près du canapé, la tête penchée de côté, un sourire innocent sur les lèvres. - Euh, salut, lone. Le sourire s'élargit. - Tu te rappelles mon nom. - Difficile d'oublier une fille comme toi. Elle s'assit dans le creux que Dominique avait imprimé sur les coussins. Il y avait en elle quelque chose d'étrange, l'impression d'une profondeur cachée. Il ressentait le même mystérieux frisson que lorsqu'il était sur la piste d'un artefact laymil, pas tout à fait de l'excitation mais pas loin. - J'ai peur cependant d'avoir oublié ce que tu fais, dit-il. - La même chose que tout le monde ici, riche héritière. - Tout le monde ? Pas complètement. - Non? Sa bouche dessina un sourire indécis. - Non, il y a moi, tu vois. Je n'ai hérité de rien. Joshua laissa son regard s'attarder sur les formes qu'on devinait sous le chemisier en tissu léger. Elle avait un corps bien proportionné, la peau soyeuse et brunie sous la caresse du soleil. Il se demanda comment elle était, nue. Très belle, décida-t-il. - À part ton vaisseau, le Lady Macbeth. - Là, c'est à mon tour de m'interroger : tu te souviens de ça? - Non, dit-elle en riant. Mais tout le monde en parle. Ça et ta découverte. Sais-tu ce qu'il y a dans ces cristaux ? - Aucune idée. Je les trouve, c'est tout, je ne les décode pas. - Est-ce que tu ne te demandes jamais pourquoi ils ont fait ça ? Se tuer comme ça ? Ils devaient être des millions, des enfants, des bébés. Je n'arrive pas à croire au suicide même si c'est ce que tout le monde dit. - Quand tu es dans l'anneau Ruine, tu essaies de ne pas y penser. Il y a bien assez de fantômes là-bas. Y es-tu déjà allée ? (Comme elle secouait la tête, il poursuivit.) C'est un lieu hanté, lone. Vraiment, les gens rient, mais parfois, si tu ne te tiens pas sur tes gardes, ils sortent des ombres et s'approchent de toi. Et les ombres, ce n'est pas ce qui manque là-bas. Quelquefois je me dis qu'il n'y a que ça. - Est-ce la raison pour laquelle tu pars ? - Pas vraiment. L'anneau Ruine était pour moi un moyen, une manière d'avoir l'argent pour Lady Mac. J'ai toujours eu le projet de partir. - Est-on si mal sur Tranquillité ? - Non. C'est plus une question de fierté. Je veux voir Lady Mac reprendre l'espace. Elle a subi de graves dommages dans la tentative de sauvetage. C'est tout juste si mon père a réussi à revenir vivant sur Tranquillité. La bonne fille mérite une autre chance. Je ne pourrais jamais me résoudre à la vendre. C'est pourquoi je me suis lancé dans la récupération, en dépit des risques. Je souhaiterais simplement que mon père soit encore là pour me voir prendre la suite. - Une mission de sauvetage ? lone passa sa langue sur sa lèvre inférieure, intriguée. Le geste avait quelque chose d'aguichant qui la faisait paraître encore plus jeune. Dominique n'était nulle part en vue, et la musique était maintenant presque assourdissante comme le groupe commençait à trouver son rythme. lone était visiblement accrochée par son histoire, et par lui. Ils pouvaient se trouver une chambre et passer deux heures à s'envoyer en l'air. Et on n'était qu'au début de la soirée, il resterait encore cinq ou six heures avant que la fête ne tire à sa fin, il pourrait toujours revenir à temps pour sa nuit avec Dominique. Putain ! il fêtait ça en grand ! - C'est une longue histoire, dit-il en faisant un geste alentour. Si on se trouvait un lieu plus discret. Elle eut un hochement de tête empressé. - Je connais un endroit. Le métro ne représentait pas tout à fait le voyage que Joshua avait en tête. Il y avait plein de chambres disponibles à la maison du lac dont il avait le mot de passe. Mais lone, à son grand étonnement, s'était montrée inflexible, laissant transparaître cette volonté de fer qu'il avait vaguement pressentie dans sa personnalité quand elle avait dit : - Mon appartement est le lieu le plus discret de Tranquillité, là tu pourras tout me raconter et personne ne viendra nous surprendre. Ou nous interrompre, avait-elle ajouté un instant plus tard, le regard provocant. Ce qui réglait le problème. Ils prirent la voiture à la petite station souterraine qui desservait toutes les résidences autour du lac. Le métro était un système mécanique, comme les ascenseurs dans les tours ; tout ça avait été installé après que Tranquillité eut atteint sa pleine maturité. La biotek avait beau être une technologie puissante, elle avait néanmoins ses limites quant aux services qu'elle pouvait fournir ; le transport intérieur sortait des compétences des généticiens. Les lignes formaient un réseau quadrillé à travers le cylindre, donnant accès à tous les secteurs internes. Les wagons étaient autonomes et prenaient des passagers à la station désirée, un système orchestré par la personnalité de l'habitat, raccordée à des ordinateurs présents dans chaque station. Il n'existait pas de transports privés sur Tranquillité, et tout le monde, du milliardaire au manutentionnaire du spatioport le plus mal payé, utilisait le métro pour se déplacer. Joshua et lone montèrent dans une voiture à dix places en stationnement et s'assirent l'un en face de l'autre. À la demande d'Ione, la voiture démarra aussitôt, accélérant en douceur. Joshua offrit à la fille une gorgée de la bouteille de Larmes de Norfolk qu'il avait prise dans le bar de Parris Vasilkovsky et commença à lui parler de la mission de sauvetage pendant que ses yeux suivaient la ligne de ses jambes sous le sarong léger. Il y avait eu un vaisseau d'exploration en orbite autour d'une géante gazeuse, raconta-t-il, dont le module de vie avait explosé. Son père avait récupéré les vingt-cinq membres d'équipage, ce qui n'était pas sans danger puisque avec cette surcharge le propre module de vie du Lady Macbeth approchait sa capacité maximale. Et parce que plusieurs des blessés avaient besoin d'un traitement urgent, il avait dû effectuer des sauts alors qu'ils étaient encore dans le champ de gravitation de la géante gazeuse, ce qui endommageait certains nouds ergostruc-turants du Lady Macbeth et faisait supporter encore plus d'efforts aux nouds restants au moment du saut suivant. Le vaisseau avait finalement réussi son saut dans le système de Tranquillité, à une distance de huit années-lumière, ruinant dans la manoeuvre quarante pour cent des nouds restants. - Il a eu de la chance, dit Joshua. Les nouds ont un facteur de compensation intégré au cas où certains auraient des défaillances, mais cette distance, c'était vraiment tenter le sort. - Je vois pourquoi tu es si fier de lui. - Oui, c'est que... Il se contenta de hausser les épaules. La voiture ralentit sa course folle à travers l'habitat et s'immobilisa. La portière s'ouvrit. Joshua ne reconnut pas la station : c'était tout petit, le quai à peine suffisant pour la longueur de la voiture. Une bulle de polype blanche et anonyme. Au plafond, de larges rampes de cellules fluorescentes émettaient une lumière intense ; à l'arrière du quai exigu, une membrane musculeuse délimitait une porte dans le mur. Certainement pas l'entrée d'une tour. La portière de la voiture se referma, et le cylindre gris glissa sans bruit sur son rail magnétique pour s'enfoncer dans le tunnel. Alors qu'il disparaissait, des courants d'air sec agitèrent le sarong d'Ione. Joshua éprouva une sensation inexplicable de froid. - Où sommes-nous ? demanda-t-il, lona lui adressa un sourire radieux. - Chez moi. Profondeurs cachées. Le froid était persistant. La membrane s'ouvrit comme si on tirait deux rideaux de pierre, et Joshua resta bouche bée devant l'appartement, oubliant la mauvaise impression qu'il avait l'instant d'avant. Même sans argent pour s'offrir du beau mobilier, les appartements des tours étaient luxueux ; avec le temps, le polype finissait par générer n'importe quelle forme de meuble désirée. Mais ça... Il y avait deux niveaux, un grand hall de réception oblong avec une balustrade d'acier le long du côté opposé à la porte, qui donnait sur un salon quatre mètres en contrebas. La balustrade était ouverte en son milieu sur un escalier qui s'avançait sur trois mètres pour se séparer ensuite en deux spirales symétriques descendant à l'étage inférieur. Tous les murs étaient en marbre, pourpre et rubis dans le hall de réception, noisette et saphir à l'arrière du salon ; l'escalier était blanc comme neige. Tout autour du hall, des niches étaient disposées à égale distance, encadrées par des colonnes noires cannelées. L'une des niches abritait une ancienne combinaison spatiale orange portant des caractères cyrilliques. Le mobilier était en bois plein et orné, palissandre et teck, d'un poli éclatant, sculpté de magnifiques motifs en creux : de riches antiquités dues à des maîtres artisans des siècles passés. Une épaisse moquette de mousse naturelle couleur abricot absorbait chaque pas. Sans un mot Joshua s'avança en haut des escaliers pour essayer d'embrasser l'ensemble. Le mur devant lui, trente mètres de long sur dix de haut, n'était qu'une seule et immense baie vitrée. Une baie donnant sur un fond marin. Tranquillité avait, comme tous les habitats édénistes, un réservoir d'eau salée entourant l'extrémité sud. Proportionné à la taille de l'habitat, il faisait quelque huit kilomètres de large et deux cents mètres de profondeur au milieu ; plus une mer qu'un lac. Les deux rivages se composaient de criques sableuses et de hautes falaises. Un archipel d'îles et d'atolls se découpait sur toute la longueur du réservoir. Joshua réalisa que l'appartement devait se trouver au pied d'une des falaises côtières. Il pouvait voir l'étendue de sable se perdre dans le bleu sombre au loin, des rochers à demi enfouis couverts de crustacés, de longs rubans de frondes rouges et vertes ondulant paresseusement. Des bancs de petits poissons colorés filaient à travers l'eau ; dans le déversement de lumière provenant de la baie, on aurait dit des parures de bijoux. Joshua crut apercevoir quelque chose de gros et sombre nageant à la limite de la lumière. Il relâcha son souffle dans une bouffée d'ébahissement. - Comment as-tu eu cet endroit ? Il n'y eut pas de réponse immédiate. Il se tourna pour voir lone debout derrière lui, les yeux clos, la tête légèrement penchée en arrière, comme plongée en pleine méditation. Elle respira à fond et, lentement, ouvrit les yeux pour lui révéler les iris bleu océan les plus profonds qui soient, un sourire énigmatique sur les lèvres. - C'est celui que Tranquillité m'a attribué, dit-elle simplement. - J'ignorais complètement qu'il y eût des lieux qu'on pouvait demander. Et ce mobilier-Son sourire se fit malicieux, et elle était soudain redevenue une petite fille. C'étaient ses cheveux, pensa-t-il, toutes les filles qu'il connaissait sur Tranquillité avaient de longues coiffures arrangées à la perfection. Elle, avec son style court ébouriffé, elle avait presque l'air d'un elfe. Un elfe suprêmement sexy. - Je te l'ai dit, je suis une héritière. - Oui, mais ça... - Ça te plaît ? - Ça me fait peur. Je crois que j'ai prospecté au mauvais endroit. - Viens, dit-elle en lui tendant la main. Il saisit les doigts offerts le plus délicatement possible. - Où allons-nous ? - Chercher ce pour quoi tu es venu. - C'est-à-dire ? Elle sourit, le tirant de l'escalier pour le conduire le long du hall jusqu'au mur du fond. Dans l'une des niches, une autre membrane s'ouvrit. - Moi, répondit-elle. C'était une chambre, circulaire, avec une baie incurvée donnant sur la mer ; le plafond de polype était dissimulé par des draperies de tissu rouge foncé. Au milieu de la pièce trônait un lit en forme de cratère empli d'un gel parfaitement transparent et recouvert d'un fin drap de caoutchouc, des coussins de soie en délimitant le bord. Et lone était tout près. Ils s'embrassèrent. Il la sentit parcourue d'un léger frisson comme ses bras se refermaient sur elle. La chaleur commença à s'infiltrer dans son corps. - Sais-tu pourquoi je t'ai choisi ? dit-elle. - Non. Il lui embrassa le cou tandis que ses mains glissaient sur le chemisier pour aller épouser ses seins. - Je t'ai observé, murmura-t-elle. - Euh... ! Il cessa de lui caresser les seins et la regarda, la mine rêveuse. - Toi et toutes ces belles filles riches. Tu es un amant remarquable, Joshua. Le savais-tu ? - Oui. Merci. Nom de Dieu ! Elle m'a observé ! Quand ? L'avant-dernière nuit avait été assez mouvementée, mais il ne se rappelait pas que quelqu'un d'autre se soit joint à eux. Quoique, connaissant Dominique, ce fût fort possible. Merde, mais je devais être complètement défoncé. lone tira sur la ceinture d'étoffe de sa veste, dégageant le devant. - Tu attends que les filles aient atteint le point culminant, tu veux qu'elles jouissent, tu les fais jouir. (Elle lui embrassa le torse, sa langue léchant les arcs de ses muscles pectoraux.) C'est très rare, très osé. Ses mots, ses gestes, c'était comme si le diable en personne l'avait branché sur son programme stimulant, lui échauffant les nerfs d'étincelles brûlantes qui se propageaient jusque dans son aine et accéléraient ses battements de cour. Comme sa respiration se faisait saccadée, il sentit son pénis devenir incroyablement dur. Sous ses mains impatientes le chemisier d'Ione s'ouvrit facilement et il le dégagea des épaules. Elle avait les seins haut et joliment arrondis, avec de larges aréoles à peine plus foncées que son haie. Il prit un mamelon entre ses lèvres pendant que ses doigts traçaient la courbe de son ventre lisse et tendu, lui arrachant des soupirs retenus. Des mains s'agrippèrent à sa nuque. Il entendit prononcer son nom, une voix d'où débordait le plaisir. Ils tombèrent sur le lit dont le gel sous le drap ondula comme un flot furieux. Ils roulèrent et tanguèrent sur les vagues fouettées de plus belle par leurs membres battant les airs. Quand il entra en elle, ce fut pure perfection. Elle l'accueillit avec délectation, ardente et sinueuse comme une coulée de lave. Il dut user de ses naneuroniques pour contenir la pulsion de son corps, s'assurer de garder le contrôle. Son plaisir secret. De cette façon il pouvait faire durer en dépit de ses supplications effrénées. Faire durer alors qu'elle se tendait et se tordait lascivement contre lui. Faire durer et provoquer, et prolonger... Jusqu'à ce que l'orgasme la convulsé et qu'un cri de jouissance éclate de sa bouche. Alors seulement il annula l'inhibition artificielle, permettant à son corps de se libérer dans la violence et la volupté, exultant devant ses yeux écarquillés et incrédules tandis que sa semence jaillissait en elle et n'en finissait pas de le consumer de bonheur. Ils se regardèrent en silence pendant que le lit lentement s'apaisait. Il y eut un moment de muette contemplation, puis leurs bouches s'ouvrirent doucement sur un sourire. - Ai-je été aussi bonne que les autres, Joshua ? (Il hocha vivement la tête.) Assez bonne, insista-t-elle, pour te retenir sur Tranquillité, étant entendu que je suis disponible à ton gré ? - Euh..., fit-il en roulant sur le côté, troublé par la lueur dans ses yeux. Ce n'est pas loyal, et tu le sais. Elle pouffa. - Oui. Elle était là, vautrée sur le dos, les bras au-dessus de la tête, avec la sueur qui peu à peu séchait sur son corps, et il se demanda pourquoi fallait-il que les filles soient toujours tellement plus attirantes juste après avoir fait l'amour. Sans doute cette allure si ouvertement soumise. - Vas-tu me demander de rester, me poser un ultimatum ? Toi ou le Lady Mac ? - Pas de rester, non. (Elle se tourna sur le côté.) Par contre j'ai d'autres demandes. La seconde fois, lone insista pour se mettre à califourchon sur lui. C'était plus commode pour ses pieds et il put à loisir jouer avec ses seins tandis qu'elle le chevauchait pour les amener à un orgasme synchronisé. Pour leur troisième assaut, il disposa les coussins en pile pour qu'elle s'y appuie pendant qu'elle était à quatre pattes et qu'il la prenait par-derrière. Après la quatrième reprise, Joshua se fichait complètement d'avoir manqué la fête. Dominique s'était probablement trouvé elle aussi quelqu'un pour la nuit. - Quand pars-tu ? demanda lone. - Il va falloir deux mois pour remettre Lady Mac à flot, peut-être trois. J'ai commandé les nouds ergostructurants juste après les enchères. Ça dépend beaucoup du temps que va prendre la livraison. - Tu es au courant que Sam Neeves et Octal Sipika ne sont toujours pas revenus ? - Je sais, dit-il d'un air contrarié. Il avait raconté son aventure au moins dix fois par jour depuis son retour, principalement aux autres récupérateurs et aux équipes du spatioport. La nouvelle s'était ébruitée. Il savait qu'ils nieraient, voire qu'ils l'accuseraient de les avoir attaqués. Et il n'avait aucune preuve, c'était sa parole contre la leur. Cependant, c'était sa version qui avait été rapportée en premier, qui avait été acceptée, qui elle seule, jusqu'ici, avait du poids. Enfin, en plus de ça, il avait désormais pour lui le pouvoir de l'argent. La peine de mort n'existait pas sur Tranquillité, mais il avait quand même, dès son arrivée au spatioport, déposé une plainte pour tentative de meurtre auprès de l'habitat ; ils devraient en prendre pour vingt ans. L'habitat n'avait pas contesté sa version, ce qui avait renforcé sa confiance. - Bon, prends bien garde à ne pas faire de bêtises quand ils vont se ramener. Laisse ça aux sergents. Complétant la généalogie des serviteurs de l'habitat, les sergents de Tranquillité étaient de grands malabars humanoïdes revêtus d'un exosquelette employés comme forces de police. - Oui, grommela Joshua avant qu'une pensée désagréable lui vienne à l'esprit. Tu me crois quand je dis que ce sont eux qui m'ont attaqué, n'est-ce pas ? Un sourire creusa deux fossettes dans les joues d'Ione. - Oh, mais oui ! On a vérifié du mieux qu'on pouvait. Au cours des cinq dernières années, il y a eu huit prospecteurs disparus. Dans six cas, Neeves et Sipika se trouvaient dans l'anneau au même moment, et à chaque fois, après leur retour, ils avaient plus d'artefacts laymils que d'habitude à vendre aux enchères. En dépit de la chaleur que lui dispensait le corps pesant sur le sien, Joshua éprouva à nouveau cette sinistre sensation de froid. C'était la façon désinvolte dont elle disait tout cela, la suprême assurance qui transparaissait dans le ton. - Qui a vérifié, -one ? Qui est ce " on " ? Encore ce gloussement. - Oh, Joshua ! Tu n'as toujours pas deviné ? Peut-être me suis-je trompée à ton sujet, quoique je doive reconnaître que tu as eu l'esprit occupé ailleurs depuis qu'on est là. - Deviné quoi ? - Moi. Qui je suis, bien sûr. L'annonce d'un désastre monta en lui comme un raz de marée. - Non, dit-il d'une voix enrouée. Je ne sais pas. Elle sourit et s'appuya sur ses coudes, son visage à dix centimètres au-dessus du sien, l'oeil goguenard. - Je suis le seigneur de Ruine. Il ne put réprimer un rire, un rire nerveux, étranglé, qui finit par s'éteindre. - Bon Dieu ! tu es sérieuse ? - Absolument. (Elle frotta son nez contre le sien.) Regarde mon nez, Joshua. Il regarda. C'était un nez fin, à l'extrémité en bec d'aigle. Le nez des Saldana, cette fameuse marque de fabrique que la famille royale de Kulu avait conservée à travers toutes les modifications génétiques qu'avaient connues les dix dernières générations. Certains prétendaient que ce trait distinctif avait été transmué en un gène dominant par les généticiens. Elle disait la vérité, il en était convaincu. Comme une intuition qui ne voulait plus le lâcher, aussi forte que le jour où il avait trouvé le module électronique des Laymils. - Oh, merde ! Elle l'embrassa et s'assit sur le lit, les bras autour des genoux, avec sur le visage une expression suffisante. - Mais pourquoi ? demanda-t-il. - Pourquoi quoi ? - Bon Dieu ! dit-il en agitant les bras d'un air exaspéré. Pourquoi ne pas informer les gens que c'est toi qui diriges ? Leur révéler qui tu es. Pourquoi... pourquoi continuer cette mise en scène sur le projet de recherche ? Et ton père est mort ; qui a pris soin de toi ces huit dernières années ? Et pourquoi moi ? Qu'est-ce que tu voulais dire, que tu te serais trompée à mon sujet ? - Dans quel ordre veux-tu les réponses ? En fait, elles sont toutes reliées, mais pour toi je commencerai par le commencement. Je suis une fille de dix-huit ans, Joshua. Je suis aussi une Saldana, ou du moins j'ai leur superhéritage génétique, ce qui signifie que je vais vivre pas loin de deux siècles, que mon QI est au-dessus de la normale et que j'ai le même genre de renforcement interne que toi, entre autres améliorations. Ah ! nous sommes une race supérieure, nous les Saldana. Avec donc le droit de vous gouverner, vous, le commun des mortels. - Alors pourquoi ne le fais-tu pas ? Pourquoi passes-tu ton temps à hanter les soirées pour ramasser des types comme moi pour baiser ? - C'est parce que pour le moment je veux donner de moi une image un peu fleur bleue. Tu ne te rends peut-être pas bien compte de l'autorité que la personnalité de l'habitat exerce sur Tranquillité. Elle est omnipotente, Joshua, c'est elle qui dirige tout, nul besoin d'un tribunal, d'administration, elle applique la Constitution avec une parfaite impartialité. Elle entretient le climat politique le plus stable de la Confédération en dehors de l'Édénisme et du royaume de Kulu. C'est pourquoi c'est une telle réussite, un tel paradis ; et pas seulement un paradis fiscal, mais aussi économique et financier. En vivant sur Tranquillité, tu auras toujours la sécurité. Tu ne peux la corrompre, tu ne peux la soudoyer, tu ne peux pas l'amener à changer ses lois même avec des arguments logiques. Tu ne peux pas. Moi si. Elle reçoit des ordres de moi, et de moi seule, le seigneur de Ruine. C'est ainsi que grand-père Michael l'a voulu, un unique souverain, qui se consacre à une unique tâche : gouverner. Mon père a eu beaucoup d'enfants de bon nombre de femmes, et ils avaient tous le gène d'affinité. Mais tous sont partis pour devenir édénistes. Tous sauf moi, parce que j'ai été en gestation dans un environnement utérin similaire à ceux des faucons et de leurs capitaines. Nous sommes liées l'une à l'autre, vois-tu, moi la petite fille et la grosse bête de soixante-cinq kilomètres de long à la carapace de corail. Accouplées par l'esprit pour la vie. - Alors montre-toi au grand jour, que les gens sachent que tu existes. Ça fait huit ans que nous vivons sur des rumeurs. - Et c'était la meilleure chose pour vous. Comme je disais, j'ai dix-huit ans. Me ferais-tu confiance pour diriger une nation de trois millions d'âmes ? Pour apporter des changements à la Constitution, remanier les lois sur l'investissement, augmenter le prix de l'He3 qu'utilisent les vaisseaux, qu'utilisé le Lady Macbeth ? Voilà ce que je peux faire, changer tout ce que je veux; Tu vois, à la différence de Kulu avec son droit pénal et des Édénistes avec leur consensus communautaire, je n'ai personne pour me dire quoi faire, encore moins me l'interdire. Ce que j'ordonne arrive, et quiconque n'est pas d'accord se fait balancer hors d'un sas. C'est la loi. Ma loi. - Confiance, dit-il en réalisant la portée de ses paroles. Personne ne te ferait confiance. Tout marche comme sur des roulettes parce qu'on croyait que la personnalité de l'habitat poursuivait la politique de ton père. - C'est vrai. Aucun milliardaire comme Parris Vasilkovsky, qui a consacré soixante-dix années à bâtir son empire commercial, n'irait confier toute sa fortune à une nation qui a une adolescente évaporée comme souverain absolu. Je veux dire, il n'a qu'à regarder la façon dont sa fille se comporte, et encore est-elle beaucoup plus âgée que moi. Joshua sourit. - Très juste ! (Il se souvint de sa boutade quand elle avait prétendu l'avoir observé ; mais oui, grâce à son lien d'affinité, lone était capable de recevoir les images sensorielles de Tranquillité, elle pouvait observer tout ce qu'elle voulait, les choses et les personnes. Il sentit le rouge lui monter aux joues.) C'est donc la raison pour laquelle tu continues à foutre de l'argent en l'air sur le projet Laymil, pour que les gens croient que tout marche comme d'habitude. Non pas que je m'en plaigne. Grands dieux ! Ce fameux droit à la dernière enchère, sept millions et demi de fusiodollars. Son sourire s'effaça devant l'expression de réprobation qui apparut sur le visage d'Ione. - Tu ne pourrais être plus loin de la vérité, Joshua. Je considère que la recherche sur l'énigme des Laymils est le seul but essentiel dans ma vie. - Oh, allons ! J'ai passé des années à fouiner dans l'anneau Ruine. Sûr, c'est un mystère. Pourquoi ont-ils fait ça ? Mais ne vois-tu pas ? Ce n'est pas important. Pas au point de se donner tout le mal qu'y consacre l'équipe de chercheurs. Les Laymils sont des xénos, merde, on s'en fout de savoir s'ils étaient un peu bizarres ou s'ils avaient une dingue de religion qui vouait un culte à la mort. lone expira longuement, secouant la tête de consternation. - Il y a des gens qui refusent de voir le problème, ça je l'admets, mais je n'aurais jamais cru que tu en faisais partie. - Refuser de voir quel problème ? - C'est comme ça parfois, c'est tellement énorme, tellement effrayant, on a ça en pleine face, et hop ! on l'évacué. Les habitants des planètes vivent dans des zones sismiques, au pied des volcans, pourtant ils ne voient là rien d'anormal, quelle stupidité ! Le pourquoi est tout à fait important, Joshua, d'une importance vitale. Pourquoi crois-tu que mon grand-père a fait ce qu'il a fait ? - Je n'en ai pas la moindre idée. Je pensais que c'était censé être le second plus grand mystère de l'univers. - Non, Joshua, il n'y a pas de mystère. Michael Saldana a monté le projet de recherche sur les Laymils parce qu'il a jugé que c'était son devoir, pas seulement dans l'intérêt du royaume mais dans celui de l'humanité tout entière. Il savait que ce serait un projet de longue haleine, c'est pourquoi il s'est aliéné sa famille et a subi les foudres de l'Église chrétienne pour créer Tranquillité. Afin qu'il y ait toujours quelqu'un pour en voir la nécessité et disposer des ressources permettant de poursuivre les recherches. Il aurait pu demander aux instituts de recherche xénologique de Kulu de mener eux-mêmes les investigations, mais ça aurait duré combien de temps ? Le temps de son règne, certainement. Aussi celui de Maurice. Peut-être même le règne du fils aîné de Maurice. Mais il était fou d'inquiétude à l'idée que ça ne suffirait pas. C'est une tâche tellement colossale ; tu sais cela mieux que la plupart des gens. Même les rois de Kulu n'auraient pu consacrer un budget prioritaire à un tel projet pendant plus de deux ou trois siècles. Il devait se libérer de son héritage et de ses obligations afin de s'assurer que l'entreprise la plus importante de l'histoire humaine ne soit pas vouée à dépérir et mourir. Joshua la regarda froidement, se souvenant des cours qu'il avait pris sur l'affinité et la culture édéniste. - Tu lui parles, n'est-ce pas ? Ton grand-père. Il a transféré sa mémoire dans la personnalité de l'habitat, et tu en as été imprégnée quand tu étais dans l'utérus artificiel. C'est pourquoi tu débites toutes ces conneries. Il t'a contaminée, lone. Durant un instant elle parut blessée, puis parvint à esquisser un sourire triste. - Tu te trompes encore, Joshua. Ni Michael ni Maurice n'ont transféré leurs mémoires après leur mort. Les Saldana sont de fervents chrétiens ; rappelle-toi, mes cousins de Kulu sont censés régner de droit divin. - Michael Saldana a été excommunié. - Par l'évêque de Nova Kong, jamais par le pape de Rome. C'était politique, c'est tout. Son châtiment, administré par le tribunal de Kulu. En créant Tranquillité, il a scandalisé la famille, les a atteints au plus profond de leur détestable fatuité. Leur souveraineté est entièrement fondée sur le simple fait qu'on ne peut les soudoyer ni les corrompre, leurs richesses et leurs privilèges rendent cela totalement impossible. Ils sont les suprêmes garants de la droiture, voués à servir, parce qu'ils ont déjà tous leurs caprices physiques et matériels satisfaits. Ils n'ont rien d'autre à faire que gouverner. Je dois d'ailleurs reconnaître qu'ils font ça très bien ; Kulu est riche, fort, indépendant, avec l'indice socio-économique le plus élevé, l'édé-nisme mis à part. Ce sont les Saldana et leurs projets de développement à long terme qui ont donné sa grandeur au royaume, une hégémonie qui tient sincèrement pour acquis que les intérêts de la nation sont souverains. C'est remarquable, ça touche à l'exception. Et ils sont vénérés pour cela, il est des dieux qui sont moins adulés que les Saldana. Et pourtant, Michael a considéré qu'un certain problème intellectuel était un motif suffisant pour mettre tout cela de côté. Pas étonnant que la famille en ait été terrifiée, sans parler de la rage qu'ils ont éprouvée à son endroit. Par son geste, il montrait qu'il était possible de suborner les puissants Saldana, de les détourner de leurs prérogatives. C'est pourquoi l'évêque a fait ce qu'on lui a ordonné de faire. Néanmoins, mon grand-père est resté un chrétien jusqu'au jour de sa mort. Et je le suis aussi. - Désolé. (Joshua se pencha et fouilla dans le tas de vêtements jusqu'à ce qu'il trouve la petite bouteille en forme de poire. Il avala une lampée de Larmes de Norfolk.) Ce n'est pas facile de s'y faire avec toi, lone. - Je sais. Maintenant, imagine ta réaction multipliée par trois millions. Il y aurait des émeutes. Joshua lui passa la bouteille. Elle l'inclina délicatement vers ses lèvres, laissant échapper quelques gouttes du précieux liquide importé. Il se délecta de la façon dont la peau sur son ventre se tendit et les seins se bombèrent lorsqu'elle pencha la tête en arrière. Il laissa sa main remonter le long des côtes d'un geste qui se voulait innocent. Le choc initial de la révélation de son identité s'effaçait telle une rêverie fugace, il avait envie de se rassurer, de retrouver l'adolescente émoustillée qui avait su si bien l'aguicher à la soirée. - Ce n'est donc pas le fait d'un endoctrinement idéologique prénatal si tu es convaincue que le projet de recherche en vaut la peine ? lone abaissa la bouteille, faisant le tri dans ses pensées. Joshua, entre ses nombreux autres défauts, pouvait être d'un cynisme déprimant. - La proximité. Comme je disais, Tranquillité et moi sommes liées. Je vois ce qu'elle voit. Et l'anneau Ruine est toujours là, juste au-dessous de nous. Soixante-dix mille habitats, pas tellement différents de Tranquillité, réduits en poussière. Et c'était un suicide, Joshua. L'équipe de chercheurs pense que les cellules vivantes des habitats laymils ont subi une sorte de spasme qui a fait craquer la coque de silicone externe. On leur aurait enjoint de faire ça, obligés, probablement. Ça m'étonnerait que je puisse amener Tranquillité à faire de même rien qu'en le lui demandant gentiment. Je pourrais, lui transmit Tranquillité. Mais il faudrait que tu me donnes une bonne raison. Me sauver d'un sort pire que la mort ? Ça marcherait. Quoi, par exemple ? Ça, c'est une chose que toi seule peux décider. Elle sourit et s'offrit une autre petite gorgée. C'était étonnant comme boisson. Elle en sentait la chaleur couler en elle. Et Joshua qui avait le torse niché entre ses cuisses. Une alliance insidieuse qui commençait à l'exciter grandement. Il lui adressa un regard interrogateur. - Tranquillité dit que ce n'est guère probable, lui résuma-t-elle. - Ah ! (Il reprit la bouteille.) Mais cette présence qui ne cesse de la hanter, c'est encore une sorte de motivation artificielle. Tranquillité s'inquiète à propos de l'anneau Ruine, et donc toi aussi. - C'est plus un rappel discret qu'une présence obsédante, comme un crucifix qui vient nous rappeler que le Christ a souffert et la raison de ce mal. C'est là pour me dire que je n'ai pas perdu foi dans le travail qu'accomplit l'équipe de chercheurs. Je sais qu'il nous faut trouver la raison. - Mais pourquoi, d'abord ? Pourquoi est-ce que toi et ton père, et ton grand-père, vous considérez tous que c'est important ? - Parce que les Laymils étaient des êtres ordinaires. (Ses mots avaient porté, vit-elle au froncement qui ridait le front de Joshua sous les mèches collées de sueur de ses cheveux fauves.) Oh ! bien sûr ils avaient une chimie corporelle très différente, et trois sexes et des allures de monstres, mais leur esprit fonctionnait de façon assez similaire au nôtre. Ce qui nous permet de les comprendre. Et ce qui nous rend également, et ça c'est inquiétant, semblables à eux. Parce qu'au plan de la technologie, ils étaient au moins nos égaux, sinon plus avancés. Quel que soit l'obstacle auquel ils se sont heurtés, c'est quelque chose que nous allons nous aussi devoir un jour affronter. Si nous savons de quoi il s'agit, nous pouvons nous y préparer, peut-être même nous défendre contre ça. Pourvu que nous en soyons prévenus. C'est ce que Michael avait compris, sa révélation. Aussi, vois-tu, il n'a jamais vraiment abdiqué son devoir et ses responsabilités envers Kulu. C'était la seule manière d'espérer sauvegarder le royaume à très, très long terme. Aussi peu conventionnel que ce fût, il fallait que ce soit fait. - Et est-ce que c'a été fait ? Ta fameuse équipe s'est-elle rapprochée de la solution de l'énigme ? - Pas vraiment. Parfois j'ai peur que nous soyons arrivés trop tard, que trop de choses se soient perdues. Nous en savons tellement sur l'aspect physique des Laymils et si peu sur leur culture. Voilà pourquoi nous nous sommes offert ton module électronique. Il se pourrait bien que toutes les informations qu'il contient soient la découverte capitale dont nous avons besoin. Il n'en faudrait pas beaucoup, juste un indice. Il n'y a réellement que deux hypothèses. - Qui sont ? - Ils ont découvert quelque chose qui les a amenés à faire ça. Leurs savants ont décelé une réalité ou une loi physique fondamentale, ou alors des prêtres ont eu quelque révélation théologique qui s'avérait intolérable, ce culte de la mort que tu as mentionné. La seconde hypothèse est encore pire : c'est quelque chose qui les a découverts, quelque chose de si effroyable qu'ils ont jugé que le suicide collectif était une solution préférable à la soumission. Si cette hypothèse est la bonne, alors la menace est toujours là, et ce n'est qu'une question de temps avant que nous y soyons confrontés. - Et d'après toi, c'était quoi ? Elle serra juste un petit peu les jambes autour de lui, savourant le bien-être que sa présence physique lui procurait. Comme chaque fois qu'elle ruminait ces pensées, ça venait lui saper quelque peu son désir. Tout chauvinisme mis à part, les Laymils étaient une civilisation très avancée, et puissante... - Je penche pour la seconde hypothèse, une menace extérieure. Surtout à cause du mystère qui plane sur l'origine des Laymils. Ils n'appartenaient à aucune planète de ce système, ils ne venaient pas non plus d'une étoile locale. Et d'après les fragments de vaisseau que nous avons trouvés, nous sommes à peu près sûrs qu'ils ne possédaient pas notre technologie du saut TTZ, ce qui nous laisse comme solution la plus probable une arche interstellaire à générations. Sauf que c'est le genre de vaisseau qu'on utilise seulement pour coloniser les étoiles proches, entre quinze et vingt années-lumière. Et dans tous les cas, pourquoi voyager à travers l'espace interstellaire juste pour construire des habitats où vivre ? Si c'est là le seul but, tu n'as pas besoin de quitter ton système originel. Non, je crois que s'ils ont fait ce très long voyage à travers l'espace normal, c'est pour une raison très concrète. Ils fuyaient. Comme les Tyrathcas ont abandonné leur planète natale quand son étoile a explosé en une supergéante rouge. - Néanmoins cette némésis les a retrouvés. - Oui. - Est-ce que quelqu'un a trouvé des vestiges d'un vaisseau-arche ? - Non. Si les Laymils sont venus jusqu'à Mirchusko dans un vaisseau voyageant à une vitesse inférieure à celle de la lumière, ils ont dû arriver il y a sept à huit mille ans. Développer une base de population de soixante-dix mille habitats à partir d'un, voire dix vaisseaux, prendrait au moins trois mille ans. Apparemment, pour ce qui est de la reproduction, les Laymils n'avaient pas notre fécondité. Un vaisseau comme celui dont on parle aurait été très vétusté au moment où il a atteint Mirchusko. Et probablement abandonné. S'il se trouvait sur la même orbite que les habitats quand ceux-ci ont été détruits, alors les impacts secondaires ont dû le pulvériser. - Dommage. Elle se pencha pour l'embrasser, appréciant la façon dont ses mains se refermaient autour de sa taille. Les images voilées de bleu qu'elle avait volées aux cellules sensibles de Tranquillité, les gémissements qu'elle avait indiscrètement écoutés à travers le lien d'affinité, voilà que tout cela s'était confirmé. Joshua était l'amant le plus dynamique qu'elle ait jamais connu. Doux et dominateur, une combinaison fatale. Si seulement il pouvait un peu refréner son instinct sadique. Il tirait un peu trop de son plaisir à la voir perdre tout contrôle. Mais c'était ça, Joshua, le gars qui ne voulait pas partager ; l'existence qu'il menait - les occasions sans nombre que lui offraient Dominique et sa clique, et le faux sentiment d'indépendance que lui procuraient ses expéditions dans l'anneau - le rendait trop dur et insensible pour cela. Joshua ne faisait pas confiance aux gens. - Oui mais moi, dit-il. (Et son souffle était chaud.) Pourquoi moi, lone ? - Parce que tu n'es pas tout à fait normal. - Quoi ? Le charme était brisé. lone s'efforça de ne pas rire. - Tu as tiré combien de gros lots cette année, Joshua ? - Ç'a été une année raisonnable, répondit-il évasivement. - Ç'a été une année remarquable, Joshua. En comptant l'empilement électronique, tu as trouvé neuf artefacts, ce qui t'a rapporté un total net de plus de huit millions de fusiodollars. Aucun autre récupérateur n'a jamais autant gagné en une année depuis les cent quatre-vingts ans que Tranquillité a été créée. En fait, aucun autre récupérateur n'a jamais autant gagné, point. J'ai vérifié. Il y a quelqu'un qui a gagné six cent mille fusiodollars en 2532 pour avoir découvert un cadavre de Laymil intact, et il a aussitôt pris sa retraite. Ou bien tu as une chance étonnante, Joshua, ou bien... Elle n'alla pas plus loin, laissant l'insinuation en suspens comme pour le défier d'y répondre. - Ou bien quoi ? dit-il avec une pointe d'ironie dans la voix. - Je crois que tu es un voyant. Ce fut l'éclair coupable qui passa dans ses yeux qui la convainquit qu'elle avait raison. Plus tard, elle demanda à Tranquillité de lui repasser ce moment un nombre de fois incalculable, les images captées par les cellules optiques encastrées dans les murs de faux marbre lui donnant un portrait parfaitement net à partir des différents plans qui composaient son visage. Durant une brève seconde après qu'elle eut porté son accusation, Joshua eut l'air inquiet, effrayé. Il reprit admirablement le dessus, bien sûr, avec un ricanement qui se changea vite en rire. - Conneries ! lança-t-il. - Comment l'expliques-tu alors ? Parce que tu peux me croire, ce n'est pas passé inaperçu parmi tes camarades récupérateurs, et je ne parle pas seulement de MM. Neeves et Sipika. - Tu l'as dit toi-même : une chance étonnante. Une simple probabilité. Si je retournais dans l'anneau Ruine, je ne ferais pas une seule découverte dans les cinquante prochaines années. D'un doigt elle suivit le contour de son menton dont elle caressa la peau parfaitement lisse. Il n'avait pas un brin de barbe, les poils du visage étaient encore un de ces irritants en condition d'apesanteur dont l'ingénierie génétique s'était débarrassée. - Je parie que si. Il passa les bras derrière sa tête et lui sourit. - On ne le saura jamais maintenant, n'est-ce pas ? - Non. - Et c'est donc ça qui m'a rendu irrésistible à tes yeux ? Ma vision radiographique ? - En quelque sorte. Ce serait utile. - Juste ça : utile ? - Oui. - Bon alors, qu'attendais-tu de moi ? - Mets-moi enceinte. Cette fois, le masque de frayeur mit plus de temps à s'estomper. - Quoi ? Il semblait presque pris de panique. - Mets-moi enceinte. Le don de voyance serait un trait fort utile au prochain seigneur de Ruine. - Je ne suis pas voyant, rétorqua-t-il d'un ton irrité. - Que tu dis. Mais même si tu ne l'étais pas, tu ferais néanmoins un donneur génétique plus qu'acceptable. Et j'ai le devoir supérieur de doter l'habitat d'un héritier. - Attention ! tu deviens presque sentimentale. - Tu ne serais tenu à aucune responsabilité parentale, si c'est ce qui te tracasse. Le zygote serait placé en tau-zéro jusqu'à ce que j'arrive au terme de ma vie. Il serait élevé par Tranquillité et les chimpanzés domestiques. - Belle façon de traiter un enfant. Elle se redressa, s'étira et passa ses mains sur son ventre, joua avec ses seins. On ne pouvait être plus perfide envers un mâle, surtout quand il était nu et prisonnier de vos cuisses. - Pourquoi ? Trouves-tu que j'ai mal tourné ? Alors, mets le doigt sur le vice, Joshua. - Mon Dieu ! soupira-t-il en rougissant. - Veux-tu faire ça ? insista lone en reprenant la bouteille d'alcool presque vide. Si je ne t'excite pas, il y a une clinique dans la tour Sainte-Anne qui fait la fécondation in vitro. (Elle laissa habilement tomber une goutte de Larmes de Norfolk sur son mamelon tendu. La goutte resta là, miroitant comme une perle de rosée, pendant qu'Ione approchait la bouteille de son autre sein.) Tu as seulement à dire non, Joshua. Peux-tu faire ça ? Dis non. Dis-moi que tu es rassasié de moi. Allons. Il ferma la bouche autour de son sein gauche, il mordit presque jusqu'à lui faire mal et il commença à sucer. Qu'en penses-tu ? demanda lone à Tranquillité quelques heures plus tard, après que Joshua se fut finalement rassasié d'elle. Il dormait sur le lit ; des ondulations de lumière bleu-vert, filtrant à travers la baie, jouaient sur son corps. Loin au-dessus de la surface de l'eau, le phototube axial répandait une aube vive sur les bois de l'habitat. Je pense que le système d'apport sanguin à ton cerveau a dû être coupé pendant que tu étais dans l'utérus artificiel. À l'évidence le dommage est irréparable. Qu'est-ce que tu lui reproches ? Il ment sans arrêt, il vit aux crochets de ses amis, il vole dès qu'il pense qu'on ne s'en apercevra pas, il a utilisé des programmes stimulants illégaux dans la plupart des mondes de la Confédération, il ne montre aucun respect envers les filles avec qui il a des relations sexuelles, il a même essayé de ne pas payer ses impôts l'an dernier sous prétexte que les réparations de son vaisseau étaient des dépenses déductibles. Mais il a trouvé tous ces artefacts. J'admets que c'est quelque peu déconcertant. Penses-tu qu'il ait attaqué Neeves et Sipika ? Non. Joshua n'était pas dans l'anneau Ruine quand les autres récupérateurs ont disparu. Donc il doit être voyant. Je ne peux logiquement pas réfuter cette hypothèse. Mais je n'y crois pas. Toi, obéir à une intuition ! En ce qui te concerne, j'obéis à mes sentiments. lone, tu as grandi en moi, je t'ai élevée. Comment pourrais-je ne pas compatir à tes malheurs ? lone adressa un sourire au plafond, l'air songeur. Eh bien, moi je crois qu'il est voyant. Il a quelque chose de différent, c'est sûr. Il a cette espèce de rayonnement, ça le rend plus vivant que toutes les autres personnes que je connais. Je n'ai pas remarqué. Ce n'est pas quelque chose que tu peux voir. Même en supposant que tu aies raison et qu'il soit vraiment voyant, pourquoi ton enfant conserverait-il ce trait ? Prends n'importe quel gène connu, tu n'y trouveras pas ça programmé. La magie se transmet par héritage de la même façon que les cheveux roux et les yeux verts. Je ne gagnerai pas dans cette discussion, n'est-ce pas ? Non. Désolée. Très bien. Aimerais-tu que je te prenne un rendez-vous à l'ordinateur de la clinique Sainte-Anne ? Pour quoi faire ? Une fécondation in vitro. Non, l'enfant sera conçu naturellement. Mais plus tard j'aurai besoin de la clinique pour délivrer le zygote et le préparer pour l'incubateur. Y a-t-il une raison particulière pour le faire ainsi? In vitro, ce serait beaucoup plus simple. Peut-être, mais Joshua est vraiment superbe au lit. Ce sera beaucoup plus amusant de cette façon. Ah ! les humains ! 9. La pluie chaude qui tombait sur Durringham avait commencé mercredi peu après le lever du jour ; on était jeudi midi et il n'y avait pas eu la plus petite accalmie. Les images satellite montraient une couche nuageuse au-dessus de l'océan qui laissait présager qu'il y en avait encore au moins pour cinq heures. Les habitants, qui pourtant d'ordinaire ne se laissaient pas décourager par de simples orages, avaient déserté les rues. Une eau écumeuse ruisselait autour des supports de pierre sur lesquels reposaient les maisons en bois, s'infiltrant à travers le plancher. Plus inquiétant, il y avait eu plusieurs glissements de terrain sur la partie nord-est de la ville. Les ingénieurs des travaux publics (tous les huit) craignaient que, par un effet d'avalanche, des quartiers entiers soient emportés dans la Juliffe. Le gouverneur de Lalonde, Colin Rexrew, accueillait avec flegme les rapports qu'ils lui télétransmettaient. Honnêtement, il n'aurait pu prétendre que la perspective de perdre la moitié de la capitale était une chose qui le chagrinait beaucoup. Dommage que ce ne fût pas davantage. A soixante ans, il avait atteint l'avant-dernier échelon de la profession qu'il avait choisie. Né sur le Halo O'Neill entourant la Terre, il avait commencé à travailler pour le géant de l'astro-ingénierie Miconia Industrial juste après l'université, où il avait obtenu un diplôme en gestion financière, pour ensuite étendre son champ d'activités à la direction des filiales, une profession hautement spécialisée consistant à s'assurer que les divisions semi-indépendantes restaient attachées à l'esprit de l'entreprise, même si elles se trouvaient à des centaines d'années-lumière de la Terre. Du fait de la dispersion des bureaux de la compagnie, il occupa en trois ans divers postes à travers les systèmes habités de la Confédération, se constituant peu à peu un portefeuille impressionnant d'expériences et de compétences au détriment de sa vie privée qui passait toujours au second plan. Avec dix pour cent des parts, Miconia Industrial était le troisième investisseur privé par ordre d'importance dans la Société d'exploitation de Lalonde. Colin Rexrew avait été nommé gouverneur deux ans auparavant. Il avait encore huit années à tirer, après quoi il serait sur les rangs pour un siège au conseil d'administration de Miconia. Il aurait alors soixante-huit ans, mais certaines modifications génétiques héritées de ses ancêtres lui donnaient une espérance de vie de quelque cent vingt ans. À soixante-huit ans, il aurait atteint son plus haut niveau d'efficience. Avec à son actif une carrière au poste de gouverneur couronnée de succès, ses chances d'entrer au conseil d'administration étaient excellentes. Cependant, ainsi qu'il l'avait appris à ses dépens, sur Lalonde le succès était une notion assez évanescente. Après vingt-cinq années d'investissements de la SEL, Lalonde n'en était même pas à vingt pour cent d'autofinancement. Rexrew commençait à penser que si la planète était encore là dans huit ans, il aurait accompli l'impossible. Son bureau occupait tout le troisième étage d'un tombereau à l'extrémité est de la ville. Le mobilier était de fabrication locale, en bois de mayope, la seule ressource vraiment utilisable de Lalonde. Un bureau qu'il avait hérité de son prédécesseur et qui était un peu massif à son goût. L'épaisse moquette lustrée couleur de jade, en poeil de kilian, venait de Mulbekh et les systèmes informatiques de Kulu. Il y avait une armoire-bar vitrée bien approvisionnée, avec un bon tiers des bouteilles que renfermait le compartiment réfrigérant emplies de vins locaux sur lesquels il exerçait son palais. Les fenêtres incurvées donnaient sur les zones cultivées s'étendant au-delà de la banlieue, panorama plus agréable que la vue banale de la ville de l'autre côté. Aujourd'hui, cependant, même les jolies maisons blanches en bardeaux étaient affectées par la pluie torrentielle et offraient l'aspect désolé d'un lieu assiégé, avec les champs d'ordinaire verts couverts de vastes mares. Sur les îlots que formaient les buttes s'entassaient des animaux désemparés poussant des bêlements pitoyables. Assis à son bureau, Colin, ignorant les données qui s'affichaient sur ses écrans, regardait tomber la pluie. Comme tout le monde sur Lalonde, il portait un short, quoique le sien eût été confectionné dans l'arche de Londres ; sa veste bleu clair pendait sur un des sièges de la table de conférence et, malgré le climatiseur, des taches de transpiration apparaissaient sous les bras de sa chemise de soie jaune citron. Il n'existait rien sur la planète qui ressemblât à un gymnase et il n'arrivait jamais à se résoudre à un petit jogging le matin entre sa résidence officielle et le bureau, de sorte qu'il commençait à prendre du poids à un rythme affligeant. Sur son visage déjà rond se dessinaient maintenant des bajoues et se développait un triple menton ; au soleil de Lalonde, quelques taches de son étaient apparues sur les deux joues et le front. Les cheveux naguère d'un roux vigoureux se clairsemaient et s'argentaient. L'ancêtre qui avait déboursé pour modifier son métabolisme et accroître son espérance de vie avait à l'évidence lésiné sur le côté plastique. D'autres éclairs jaillirent de l'épaisse couverture de nuages. Colin compta jusqu'à quatre avant d'entendre le tonnerre. Si ça continue comme ça encore longtemps, songea-t-il avec amertume, même les flaques vont déborder. Il y eut un bip à la porte, et celle-ci s'ouvrit. Ses naneuro-niques lui dirent qu'il s'agissait de son assistant, Terrance Smith. Colin fit pivoter son siège vers le bureau. Terrance Smith, à trente-cinq ans, était un grand et bel homme, doté d'une épaisse chevelure brune et d'un menton volontaire ; aujourd'hui, il portait un short gris descendant jusqu'aux genoux et une chemise verte à manches courtes. Il avait toujours le poids idéal. On disait parmi le personnel de Colin que Smith avait couché avec la moitié des femmes des services de l'administration. - La météo prévoit une semaine sans pluie après ça, dit Terrance en s'asseyant sur le siège face au bureau de Colin. - Ça, la météo ne le prévoyait pas, grommela Colin. - C'est vrai, dit Terrance avant de consulter un fichier dans ses naneuroniques. À Kenyon, les géologues ont terminé leur examen préliminaire. Ils sont prêts à entamer des opérations de forage plus importantes pour creuser une biosphère. Il télétransmit le rapport à Colin. Kenyon était l'astéroïde de roche et de fer d'un diamètre de douze kilomètres qui avait été propulsé en orbite à douze mille kilomètres au-dessus de Lalonde par une série d'explosions nucléaires. Lorsque la première phase d'aménagement de Lalonde fut achevée, et que l'économie planétaire fut opérationnelle sans nécessiter d'investissements supplémentaires, la SEL voulut aller de l'avant en développant un ensemble de stations spatiales industrielles. C'était là que se trouvait l'argent, dans les mondes industrialisés au maximum. Et la priorité absolue pour toute station industrielle à zéro g était un approvisionnement abondant en matières premières bon marché, que l'astéroïde pouvait fournir. Les équipes de mineurs creusaient des galeries pour extraire le minerai et, ce faisant, se taillaient littéralement une biosphère habitable. Malheureusement, aujourd'hui que Kenyon était enfin en place après son périple de quinze années depuis la ceinture d'astéroïdes du système, Colin n'était pas certain d'avoir le budget nécessaire ne fût-ce que pour maintenir l'équipe de techniciens géologues, encore moins pour financer les premiers forages. Le transport de nouveaux colons à l'intérieur du continent absorbait un pourcentage effarant du budget, et ce dont avait besoin en priorité une colonie établie sur un astéroïde, c'était un marché local fiable pour servir d'assise financière avant de pouvoir commencer à rivaliser sur le marché interstellaire. - Je verrai ça plus tard, dit Colin à Terrance. Mais je ne promets rien. Il y a environ vingt ans, quelqu'un s'est mis en tête de lancer le truc. Projet d'industrialisation de l'astéroïde, ça fait bien sur les rapports annuels. L'idée de la mise en orbite, voilà quelque chose qui marche si vous voulez attirer l'attention sur vous et montrer au conseil d'administration quel progressiste vous êtes. Ils savent que ça ne rapporte pas un dollar tant que c'est en voie de réalisation, mais lorsque le truc est là en orbite, ils veulent en tirer des profits tout de suite. Je suis donc coincé avec ce foutu machin tandis que mon prédécesseur touche sa pension de base plus une jolie petite prime pour avoir été si dynamique pendant qu'il était en fonction. Les experts-comptables auraient dû piger cela, vois-tu. Il va s'écouler encore cinquante ans avant que ces bouseux de fermiers puissent amasser à grand-peine suffisamment de capital pour financer des industries de pointe. Il n'y a pas de demande ici. Terrance hocha la tête, son beau visage prenant une expression grave. - Nous avons accordé des prêts au démarrage à huit autres compagnies d'ingénierie au cours des deux derniers mois. Les ventes de motos marchent bien dans la ville et d'ici cinq ans nous devrions avoir une jeep à quatre roues motrices indigène. Mais je suis d'accord, il reste encore un bon bout de chemin avant la fabrication à grande échelle pour le consommateur. - Oh ! peu importe, soupira Colin. Ce n'est pas toi qui as autorisé le projet Kenyon. S'ils avaient seulement arrêté six mois de nous envoyer des colons, pour nous permettre de reprendre notre souffle. Un bateau tous les vingt jours, c'est trop, et les droits de passage que paient les colons ne couvrent pas la moitié de ce que ça coûte de les transporter en amont. Du moment que le vaisseau a été payé, le conseil d'administration s'en fiche. Mais qu'est-ce que je ne donnerais pas pour des fonds supplémentaires à mettre dans l'infrastructure de base, au lieu de subventionner les bateaux qui parcourent le fleuve. Les capitaines en font pourtant bien assez. - C'était autre chose que je voulais mentionner. Je viens juste d'avoir le tout dernier programme du conseil d'administration ; ils vont nous envoyer cinq transports de colons dans les prochains soixante-dix jours. - Le coup classique ! Colin n'avait même pas le courage d'émettre une protestation, fût-elle de pure forme. - Je pensais qu'on pourrait demander aux capitaines de prendre davantage de passagers à chaque voyage. Ils pourraient facilement en caser cinquante de plus en installant des tentes sur les ponts. Ça ne changerait pas tellement des dortoirs de transit, à vrai dire. - Tu crois qu'ils marcheraient ? - Pourquoi pas ? Nous payons leur gagne-pain, après tout. Et ce n'est que temporaire. S'ils ne veulent pas les emmener, alors qu'ils restent au port et perdent de l'argent. On ne peut pratiquement pas utiliser les bateaux à aubes pour la grosse cargaison. Une fois qu'on a récupéré les bateaux, on les confie à des capitaines plus dociles. - À moins qu'ils ne fassent front commun ; ces capitaines ont l'esprit de clan. Tu te rappelles le chambard qu'avait fait l'accident de Crompton ? Il heurte un rondin par l'étrave et nous reproche de l'avoir envoyé sur un affluent qui ne figure pas sur la carte. On a dû payer les réparations. La dernière chose dont on ait besoin en ce moment, c'est d'une poussée de syndicalisme. - Alors, qu'est-ce que je fais ? Les dortoirs de transit ne peuvent pas recevoir plus de sept mille personnes à la fois. - Oh ! la barbe ! Dis aux capitaines qu'ils prennent davantage de têtes par voyage et c'est marre. Je ne tiens pas à ce que les passagers restent en transit à Durringham plus qu'il ne faut. Il essaya de ne pas penser à ce qui arriverait si un des bateaux à aubes chavirait dans la Juliffe. Lalonde n'avait pas de service des urgences organisé ; il y avait bien cinq ou six ambulances travaillant avec l'hôpital paroissial pour les accidents en ville, mais une catastrophe à mille kilomètres en amont... Et les colons étaient presque tous des habitants des arches, la moitié d'entre eux ne savaient pas nager. - Mais après ça, ajouta Colin, il nous faudra faire en sorte d'augmenter le nombre de bateaux. Parce que, aussi sûr que les cochons chient de la merde, faut pas espérer une diminution du nombre de colons. Je me suis laissé dire que la population de la Terre est en train de remonter, le nombre des naissances illégales a grimpé de trois pour cent l'an dernier. Et encore ne s'agit-il que des officielles. - Si vous voulez plus de bateaux, ça veut dire plus de prêts hypothécaires. - Je sais encore compter, merci. Dis à l'intendant de rogner sur d'autres budgets pour compenser. Terrance voulut demander dans quels départements ; aucun, c'était chronique, ne disposait de fonds suffisants. L'expression du visage de Colin Rexrew l'en dissuada. - Bon, je m'occupe de ça. Il chargea une note dans le fichier des affaires courantes de ses naneuroniques. - Ce ne serait pas une mauvaise idée de trouver un moment pour s'informer de la sécurité sur ces bateaux à aubes. Leur procurer des bouées de sauvetage. - Personne à Durringham ne fabrique de bouées de sauvetage. - Alors voilà une belle occasion toute neuve pour un entrepreneur astucieux. Oui, je sais, il faudrait un autre prêt pour qu'il puisse s'établir. Merde, avons-nous ici un arbre équivalent au liège ? Ils pourraient les tailler, tout ce qu'il y a sur cette foutue planète, c'est du bois. - Ou de la boue. - Bon Dieu ! abstiens-toi de me le rappeler. Colin se tourna à nouveau vers la fenêtre. Les nuages étaient descendus à quatre cents mètres à peine au-dessus du sol. Dante avait tout faux, songea-t-il, l'enfer ce n'est pas se dessécher à la chaleur, c'est être trempé en permanence. - Autre chose ? - Oui, répondit Terrance. Le prévôt que vous avez envoyé au comté de Schuster a remis son rapport. Je n'ai pas voulu le charger dans le réseau du bureau. - Bonne initiative. Colin savait que les gens du SRC écoutaient leurs transmissions par satellite. Il y avait aussi Ralph Hiltch, confortablement installé dans l'ambassade de Kulu telle une pieuvre terrienne avec ses tentacules collés dans presque tous les bureaux de l'administration, siphonnant les informations. Quoique Dieu seul sût pourquoi Kulu se donnait cette peine ; la paranoïa était peut-être un trait que les Saldana avaient implanté dans leurs supergènes. Il se murmurait aussi, de façon strictement non officielle, que les Édénistes avaient une équipe d'agents de renseignements en activité sur la planète, ce qui était pousser la crédulité au-delà des limites raisonnables. - Qu'est-ce que ça a donné ? demanda Colin à Terrance. - Le vide total. - Rien? - Quatre familles sont portées disparues, c'est certain, tout comme l'a dit le shérif. Toutes vivaient dans la savane à une bonne distance de la ville de Schuster elle-même. Il est allé à leurs fermes et a déclaré que c'était comme s'ils étaient partis un matin pour ne plus jamais revenir. Quand il est arrivé, tous leurs biens avaient été pillés, évidemment ; mais il s'est renseigné dans le voisinage, apparemment il restait même de la nourriture disposée pour un repas dans une des maisons. Aucune trace de lutte, pas d'attaque de jactal ou de kroclion. Rien. Les autres colons étaient vraiment terrorisés. - Bizarre. Avons-nous eu des rapports faisant état de bandes opérant dans le coin ? - Non. En tout cas, des bandits ne s'en tiendraient pas à quelques familles. Ils poursuivraient leurs méfaits jusqu'à ce qu'ils se fassent attraper. Ça fait maintenant neuf semaines que ces familles ont disparu, et on n'a rien eu qui indique que la chose se soit répétée. Quoi qu'il se soit passé, il semble que ce soit un fait isolé. - Et, de toute façon, des bandits auraient vidé les fermes du moindre objet vaguement utile, réfléchit Colin à haute voix. Et les fermiers tyrathcas ? Savent-ils quelque chose ? - Le prévôt s'est rendu sur leur territoire. Ils déclarent n'avoir eu aucun contact avec des humains depuis qu'ils ont quitté Durringham. Il est presque sûr qu'ils disent la vérité, Il n'y avait absolument rien qui indiquât que des humains soient jamais entrés dans leurs maisons. Son chien, qui possède le lien d'affinité, a fait une bonne reconnaissance du terrain. Colin se retint de faire le signe de la croix ; son éducation sur un astéroïde du Halo avait été plutôt formaliste. Les superviseurs et les shérifs qui utilisaient l'affinité, c'était une chose à laquelle il ne pourrait jamais s'habituer. - Les familles avaient toutes des filles ; des adolescentes, deux d'à peine vingt ans. J'ai vérifié leurs fiches d'enregistrement. - Et alors ? - Plusieurs des filles étaient très jolies. Ces familles sont peut-être descendues vers une des villes plus importantes, pour ouvrir un bordel. Ce ne serait pas la première fois. D'autant qu'à ce qu'on sait les conditions à Schuster sont vraiment affreuses. - En ce cas, pourquoi ne pas prendre leurs affaires avec elles ? - Je ne sais pas. C'est la seule explication qui me soit venue à l'esprit. - Oh ! laisse tomber ! Du moment qu'il n'y a pas d'autres disparitions et que la situation ne dégénère pas en insurrection, ça ne m'intéresse pas. Écris qu'il s'agit d'un animal qui les a enlevés pour nourrir sa nichée et rappelle le prévôt. Dès le départ, ces colons connaissent les risques que représentent ces terres inconnues. S'ils sont assez fous pour aller vivre dans la jungle et jouer aux hommes des cavernes, libre à eux. J'ai suffisamment de vrais problèmes à régler de ce côté-ci du fleuve. Quinn Dexter avait entendu parler des disparitions, l'histoire circulait autour du camp communal d'Aberdale le jour où un groupe de résidents de Schuster fit sa visite officielle de bienvenue au Groupe Sept. Quatre familles au complet, dix-sept personnes évanouies dans les airs. Ça l'intéressait, les rumeurs surtout. Des bandits, des xénos (en particulier les fermiers tyrathcas des contreforts), de mystérieux aborigènes métamor-phes, autant de théories qui avaient été avancées et qui s'avéraient toutes manquer de fondement. Pourtant, les histoires sur les métamorphes fascinaient Quinn. Un des Déps de Schuster lui raconta qu'il y avait eu plusieurs apparitions quand ils étaient arrivés ici un an auparavant. - Moi-même j'en ai vu un, lui dit Sean Pallas. (Sean avait deux ou trois ans de plus que Quinn et aurait pu passer pour un type de trente ans. Son visage était émacié, les côtes res-sortaient nettement. Les doigts et les bras étaient couverts de zébrures rouges et de lésions purulentes là où les insectes l'avaient piqué.) Dans la jungle. On aurait dit un homme, sauf qu'il était tout noir. C'était horrible. - Hé ! protesta Scott Williams qui était le seul afro-antillais des dix-huit Déps d'Aberdale. Y a rien de mal à ça. - Non, mec, tu ne comprends pas. Ça n'avait pas de visage, juste de la peau noire, il n'y avait pas de bouche ni d'yeux. Rien de tout ça. - Tu es sûr ? demanda Jackson Gael. - Ouais. J'étais à vingt mètres. Je sais ce que j'ai vu. J'ai crié et pointé mon doigt vers lui, et il a disparu, comme ça, derrière un buisson ou quelque chose. Et quant on s'est approchés... - Le placard était vide, dit Quinn. Les autres s'esclaffèrent. - Ce n'est pas drôle, mec, répliqua Sean. Il était là, je le jure. Il n'aurait pas pu partir sans qu'on le voie. Il a changé de forme, s'est transformé en arbre ou autre chose. Et il y en a d'autres comme lui. Ils sont là-bas dans la jungle, mec, et ils sont furieux contre nous parce que nous leur avons pris leur planète. - S'ils sont si primitifs, comment savent-ils que nous avons pris leur planète ? demanda Scott Williams. Comment savent-ils que nous ne sommes pas les vrais aborigènes ? - Ce n'est pas une blague, mec. Tu ne rigoleras pas quand l'un d'eux surgira des arbres et t'attrapera. Ils t'emporteront sous terre où ils vivent dans de grandes villes-cavernes. Là, tu regretteras. Quinn et les autres avaient discuté de Sean et de ce qu'il avait raconté ce soir-là. Ils étaient d'avis qu'il était sérieusement sous-alimenté, probablement hystérique, certainement sujet à des hallucinations dues au soleil. Les visiteurs de Schuster avaient jeté une ombre tangible sur le moral de tous les habitants d'Aberdale, quelque chose de palpable qui ne leur rappelait que trop combien était présente la menace de l'échec. Il n'y avait guère eu de contact entre les deux groupes depuis le départ du Swithland. Quinn, cependant, avait beaucoup réfléchi à ce que Sean avait dit, et aux propos qu'il glanait autour du village. Un humanoïde noir, sans visage, qui pouvait disparaître dans la jungle sans laisser de traces (plus d'un, à en juger au nombre de personnes qui en avaient vu). Quinn était presque sûr de savoir ce que c'était : quelqu'un qui portait une tenue de camouflage caméléon. Personne d'autre à Aberdale n'y avait pensé, simplement ils ne cherchaient pas dans cette direction parce qu'il serait complètement ridicule d'imaginer quelqu'un se cachant dans l'arrière-pays de la plus grande planète de merde de la Confédération. Ce qui, quand Quinn y réfléchissait, constituait la partie réellement intéressante. Pour se cacher sur Lalonde, où personne n'irait jamais regarder, il fallait être le criminel recherché le plus résolu de l'univers. Le groupe de criminels, se corrigea-t-il ; bien organisé, bien équipé. Peut-être bien avec leur propre vaisseau. Plus tard, il découvrit que toutes les familles qui avaient disparu avaient vécu dans des fermes de la savane au sud-est de Schuster. Aberdale était à l'est de Schuster. Un implant rétinien opérant dans le spectre infrarouge pouvait-il repérer une tenue caméléon ? Voilà qui ouvrait de fabuleuses perspectives. Quinze jours après que le Swithland eut laissé le Groupe Sept sur leur nouvelle terre au bord de la Quallheim, le faucon Niobé apparut au-dessus de Lalonde. Avec les Édénistes détenant cinq pour cent du capital de la SEL, une visite de représentants de la Banque jovienne était un événement courant. Les faucons de passage apportaient aussi des équipements et du personnel nouveau à la station en orbite autour de Murora, la plus grosse des cinq géantes gazeuses du sytème. Ils étaient là pour superviser jEthra, un habitat biotek qui avait été créé en 2602, la contribution édéniste au développement du système de Lalonde. Dès que le faucon passa en orbite équatoriale, Darcy demanda au capitaine du Niobé d'effectuer un balayage minutieux du comté de Schuster. Niobé modifia sa trajectoire orbitale pour se placer au-dessus de Schuster à une altitude de deux cents kilomètres. La couverture verdoyante et ondulante que formait la jungle défila sous les capteurs du faucon qui concentra chacune des cellules neurales disponibles sur l'analyse des images. La résolution était de dix centimètres, assez pour distinguer les individus. Après cinq passages de jour, Niobé indiqua qu'il n'y avait pas de bâtiments humains non autorisés dans un rayon de cent kilomètres autour de la ville de Schuster, et que tous les humains observés à l'intérieur de cette zone figuraient au fichier d'immigration que Lori et Darcy avaient constitué. La densité de la faune aborigène était dans les normes attendues, ce qui laissait supposer que même si un groupe d'individus s'était dissimulé dans des cavernes ou des endroits secrets, ils ne chassaient pas pour la nourriture. Le faucon ne trouva aucune trace des dix-sept personnes disparues. Après six mois et à chaque jour qui passait, Aberdale ressemblait davantage à un village et moins à un chantier de scierie. Le premier jour, les membres du Groupe Sept avaient débarqué, armés de leurs scies thermiques et d'une ferme détermination. Ils avaient abattu les mayopes bordant la rive, taillé les troncs pour façonner des piliers robustes qu'ils avaient plantés profondément dans le lit caillouteux de la rivière, puis découpé des planches épaisses dans les branches pour construire une jetée stable et rigide. Les thermolames assuraient le travail facile du bois d'oeuvre, fendant la cellulose compacte comme un laser la glace. Ils scièrent comme des robots, suèrent sang et eau à mettre en place les planches, s'escrimèrent avec leurs marteaux jusqu'à une heure avant le coucher du soleil. À ce moment-là, ils avaient une jetée de trois mètres de large qui s'avançait dans la rivière sur vingt-cinq mètres, avec des piliers où on pourrait amarrer une demi-douzaine de bateaux à aubes en toute sécurité dans le courant. Le deuxième jour, ils avaient formé une chaîne humaine pour décharger leurs nacelles et leurs caisses à mesure que les bateaux à aubes se mettaient à quai un par un. La volonté et la camaraderie rendaient la tâche plus légère. Et quand les bateaux étaient repartis sur la rivière le lendemain, rassemblés sur la pente de la berge ils avaient chanté leur hymne : " En avant, soldats chrétiens. " Un concert de voix fîères qui portait loin dans les méandres de la Quallheim. La clairière qui se dessina au cours des quinze jours suivants formait un grand demi-cercle s'étendant sur un kilomètre le long de la rive avec la jetée au centre. Mais à la différence de Schuster, à Aberdale chaque arbre abattu était taillé, les troncs et les branches utilisables enlevés pour être soigneusement empilés, les petites branches restantes conservées comme bois de chauffage. Ils bâtirent en premier lieu une salle communale, une version plus petite du dortoir de transit, avec un toit en bois plat et des murs de palmes tressées d'un mètre de haut. Chacun participa, et chacun acquit la pratique des soufflets, solives, tenons et mortaises de façon plus concrète qu'un cours de menuiserie ne pourrait jamais la transmettre. La nourriture provenait des fréquentes expéditions de chasse dans la jungle où lasers et fusils électromagnétiques abattaient une grande variété de gibier. Puis il y avait les chênes-merisiers avec leurs fruits comestibles au goût de noisette et les acillus, des plantes grimpantes portant de petites grappes de fruits comparables aux pommes. Chaque jour on envoyait les enfants en exploration à la périphérie de la clairière, à la cueillette de ces fruits succulents. Et il y avait aussi la rivière avec ses bancs d'épineuses brunes qui avaient un goût similaire à celui de la truite, et les crabes-souris cramponnés sur les fonds. C'était une nourriture fade au départ, souvent complétée par le chocolat et les aliments lyophilisés qu'ils prenaient dans les nacelles, mais jamais ils ne descendirent aussi bas que le régime de fer en vigueur à Schuster. Ils durent apprendre à cuisiner pour des tablées de cent personnes sur des foyers à ciel ouvert, en maîtrisant l'art de fabriquer des fours d'argile qui ne s'effondraient pas et en attachant les carcasses de jactals et de danderils (un animal proche de la gazelle) pour les Jaire rôtir à la broche. Apprendre à faire bouillir de l'eau dans des conteneurs de vingt-cinq litres. Il fallait savoir econnaître les insectes qui piquaient, les plantes épineuses ei les baies vénéneuses dont presque aucune, bizarrement, ne correspondait aux images de leur aide-mémoire. Il y avait des façons de lier solidement le bois, de cuire l'argile pour éviter qu'elle ne se craquelle. Certaines feuilles étaient faciles à tresser et d'autres se déchiquetaient immédiatement ; on pouvait faire sécher les lianes et s'en servir comme corde et pour confectionner des filets. Ils apprirent à creuser des latrines où personne ne risquait de tomber (une tâche confiée aux Déps). Une longue, longue liste de détails pratiques qu'il fallait assimiler, de l'essentiel aux commodités élémentaires. Et, dans l'ensemble, ils se débrouillèrent fort bien. Après la salle 'inrent les maisons, surgissant de terre pour former un croissant à l'intérieur du périmètre de la clairière. Des cabanes de deux pièces avec des toits vérandas en surplomb, juchées à cinquante centimètres au-dessus du sol grâce à une astucieuse utilisation des souches d'arbres. Elles étaient conçues pour recevoir des ajouts, une pièce à la fois dans le prolongement des murs de pignon. Des deux cent dix-huit familles, quarante-deux choisirent d'habiter en dehors du village, sur la savane qui commençait au sud de la rivière, là où la jungle finissait par se transformer en broussailles puis, en dernier lieu, en prairie. Une mer de tiges vertes ondulantes s'étendant jusqu'aux contreforts de la chaîne de montagnes distante, dont l'uniformité n'était brisée que par de rares arbres isolés et, au loin, par le miroitement argenté d'étroits cours d'eau. C'étaient les familles qui avaient amené les veaux, les agneaux, les chevreaux et les pouliches, génétiquement altérés pour résister à des mois d'hibernation. Bourrés de drogues et transportés dans des coques incubatrices. Il n'y avait que des femelles, qui pouvaient être inséminées grâce à la réserve de sperme congelé qui les avait accompagnées depuis la Terre sur trois cents années-lumière. Les Skibbow et les Kava étaient parmi ces familles qui se voyaient peuplant la vaste savane déserte d'immenses troupeaux d'animaux à viande. Ils dormirent dans une tente à la lisière de la jungle pendant cinq semaines tandis que Gerald et Frank assemblaient leur nouvelle maison, une cabane en rondins de quatre pièces avec une cheminée en pierre, et des panneaux solaires cloués sur le toit pour alimenter des lampes et un frigo. À l'extérieur, ils bâtirent une petite étable en appentis, puis une palissade ; avec des pierres grises, ils firent ensuite un barrage pour retenir l'eau du ruisseau tout proche et former ainsi un bassin où ils pourraient se laver et se baigner. Quatre mois et trois jours après le départ du Swithland, ils ouvrirent leurs dix-sept coques incubatrices (trois leur avaient été volées au spatioport). Les animaux étaient lovés dans une substance spongieuse épousant leur forme, presque comme s'ils étaient dans un utérus, avec des tubes et des câbles insérés dans chaque orifice. Quinze survécurent au processus de réanimation : trois pouliches de trait, trois veaux, un bison, trois chevreaux, quatre agneaux et un chiot berger allemand. C'était un bon pourcentage, quoique Gerald eût souhaité avoir pu s'offrir des nacelles tau-zéro pour les transporter. Les cinq membres de la famille passèrent la journée à aider les animaux chancelants à se mettre debout et à marcher, les nourrissant d'un lait spécial riche en vitamines afin d'accélérer leur remise en forme. Marie, qui n'avait jamais jusqu'ici caressé, et encore moins nourri, un animal vivant, se fit mordre et pisser dessus, reçut un coup de corne et eut la salopette trempée par le lait jaunâtre qu'une bête lui vomit dessus. À la tombée de la nuit, elle roula dans son lit et s'endormit à force de pleurer ; c'était son dix-huitième anniversaire et personne ne s'en était souvenu. Rai Molvi traversa la clairière en direction de la jetée où attendait le tramp, échangeant au passage des saluts avec plusieurs adultes. Il éprouva un sentiment de fierté devant ce qu'il voyait, les bâtiments robustes, les piles de bois soigneusement rangées, le poisson qu'on faisait fumer au-dessus des foyers à ciel ouvert, les peaux de danderil qu'on avait tendues sur des bâtis pour qu'elles sèchent au soleil. Une communauté bien ordonnée où tous poursuivaient un but commun. La SEL pourrait utiliser Aberdale dans sa campagne promotionnelle sans se faire accuser de publicité mensongère, le village était exemplaire. Cela faisait un mois maintenant qu'on procédait à une seconde vague d'abattage des arbres, découpant de profondes trouées rectangulaires dans la jungle autour du périmètre de la clairière. Vu du ciel, le village ressemblait à une roue d'engrenage aux dents exceptionnellement allongées. Les colons commençaient à cultiver les nouveaux champs, déterrant les souches, labourant le sol avec des motoculteurs alimentés par des piles solaires, plantant leurs carrés de légumes et leurs bosquets d'arbres fruitiers. Des rangées de petites pousses vertes étaient déjà visibles, pointant du riche sol noir, et les fermiers devaient organiser une ronde pour effrayer les volées d'oiseaux affamés perchés sur les arbres environnants. Les semences apportées de la Terre n'avaient pas toutes germé avec succès, ce qui était surprenant puisqu'elles avaient été génétiquement modifiées pour l'environnement de Lalonde. Mais Rai était convaincu que le village connaîtrait la réussite. Les champs d'aujourd'hui deviendraient les domaines de demain. En six mois ils avaient accompli plus que Schuster en dix-huit. Selon lui, c'était dû à une organisation efficace. Son comité était reconnu pour son aptitude remarquable à prévoir ce qui était bon pour la communauté, il formait un groupe de travail interdépendant dont l'efficacité s'était révélée déjà dans le dortoir de transit. Alors qu'il longeait la salle communale, Rai s'écarta pour laisser passer une bande d'enfants portant un couple de gros oiseaux - des polots comme on les appelait - qu'ils avaient attrapés dans leurs pièges. Es avaient la peau égratignée par les épines et les jambes couvertes de boue, mais le visage souriant et la voix emplie de rires. Oui, Rai Molvi avait de quoi se sentir particulièrement fier. Il atteignit la jetée et s'y avança. Dans la rivière il y avait deux Déps, Irley et Scott, qui sortaient leurs paniers remplis de crabes-souris. Les paniers étaient une variante des casiers à homards, une des idées de Quinn. Rai salua de la main les deux garçons qui lui répondirent d'un geste signifiant que tout allait bien. Les Déps étaient indubitablement sa plus grande réussite. Un mois après leur arrivée, Quinn Dexter avait demandé à lui parler. - Tout ce qu'on dit à Powel Manani est systématiquement ignoré, mais vous, monsieur Molvi, on sait que vous nous écouterez. Ce qui était on ne peut plus vrai. C'était son boulot d'arbitrer et, qu'on le veuille ou non, les Déps faisaient partie d'Aberdale. Il devait se montrer tout à fait impartial. - Nous voulons nous organiser entre nous, avait déclaré Quinn avec conviction. Jusqu'ici, les dix-huit que nous sommes, nous avons travaillé pour vous tous les jours. Mais vous devez nous nourrir et nous laisser loger dans la salle communale. Ce n'est pas le meilleur arrangement, parce qu'on se crève le cul pour vous et qu'on n'en obtient rien en retour pour nous-mêmes, et on ne donne donc pas notre plein rendement, c'est dans la nature humaine. Aucun d'entre nous n'a demandé à venir à Aberdale, mais on y est maintenant, et on veut faire le maximum. Nous avons pensé qu'en ayant un roulement où nous serions treize à assurer chaque jour le boulot courant, les cinq qui restent pourraient employer leur temps à construire quelque chose pour nous-mêmes, quelque chose qui nous procure un peu de fierté. Nous aimerions avoir notre propre cabane ; et nous poumons poser des pièges et cultiver nos propres légumes. Ainsi vous n'aurez pas à subvenir à nos besoins et vous aurez une équipe de travail beaucoup plus enthousiaste pour vous aider à bâtir vos cabanes et abattre les arbres. - Je ne sais pas, avait répondu Rai, quoiqu'il vît une certaine logique dans l'idée. C'était Quinn qui lui posait un problème ; de ces jeunes des rues, il en avait rencontré assez souvent à l'arche, et Quinn, avec son corps nerveux et ses manières assurées, ne lui rappelait que trop de souvenirs. Il ne voulait cependant pas se montrer hostile, d'autant que la proposition du garçon était honnête et pourrait bien être profitable à l'ensemble de la communauté. - On pourrait essayer pendant trois semaines, suggéra Quinn. Qu'avez-vous à perdre ? Il n'y a que Powel Manani qui pourrait vous dire non, à vous. - M. Manani est ici pour nous aider, répondit Rai avec raideur. Si cet arrangement convient au conseil municipal, alors il doit veiller à le faire appliquer. De fait, Powel Manani avait élevé des objections devant ce qui, se dit Rai, était un défi à son autorité et à celle du conseil. Lors d'une séance à laquelle Powel Manani n'était pas invité, le conseil décida d'accorder aux Déps une période d'essai afin de voir s'ils pouvaient devenir autosuffisants. Aujourd'hui les Déps s'étaient construit un long (et remarquable, admettait Rai à contrecour) bâtiment à la section triangulaire sur le côté est de la clairière où ils vivaient tous. Ils attrapaient énormément de crabes-souris dans leurs paniers, qu'ils échangeaient contre d'autres aliments avec le reste des villageois. Ils avaient leur propre élevage de poulets et leurs carrés de légumes (les villageois avaient contribué en donnant trois poulets et quelques semences de leurs propres réserves). Ils se joignaient aux parties de chasse, et on leur faisait même suffisamment confiance pour leur prêter des armes électriques qu'ils devaient cependant remettre à la fin de la journée. Quant à l'équipe de travail journalier, elle accomplissait avec enthousiasme les tâches qui lui étaient assignées. Es avaient aussi une sorte de distillerie produisant un alcool fort, ce que Rai à proprement parler n'approuvait pas, sans toutefois pouvoir vraiment s'y opposer maintenant que c'était fait. Tout cela ajoutait beaucoup au crédit de Rai Molvi pour avoir été celui qui avait défendu l'idée si vigoureusement. Et il ne se passerait pas longtemps avant qu'Aberdale pense à élire officiellement un maire. Après ça, on commencerait à penser au comté. La ville de Schuster avait du mal à prospérer ; plusieurs de ses habitants avaient déjà demandé s'ils pouvaient déménager à Aberdale. Qui sait ce à quoi pouvait aspirer un homme décidé, énergique et direct sur cette terre dont l'histoire était en train de s'écrire ? Quand Rai Molvi arriva au bout de la jetée, il se sentait grisé par un puissant sentiment de satisfaction. Raison pour laquelle il ne fut que peu troublé par la vision imposante du Coogan. Vingt mètres de la proue à la poupe, le bateau formait un étrange amalgame de radeau et de catamaran. La flottaison était assurée par une paire de gros troncs évidés d'un bois rouge fibreux, supportant un pont de planches mal rabotées avec une cabine couverte de feuilles de palmier, qui occupait quasiment toute la longueur. La partie arrière était la chambre des machines, pourvue d'une petite et ancienne chaudière à échange thermique et de deux moteurs électriques autrefois utilisés pa les McBoeing dans leur mécanisme de commande des volets et que le capitaine avait récupérés au spatioport. À l'avant de cet équipement, sur un pont surélevé, venaient la timonerie, avec un toit constitué entièrement de panneaux solaires, puis la cambuse et la cabine des couchettes. Le reste était affecté au fret. Le capitaine du Coogan était Len Buchannan, un type mince comme un fil dans le milieu de la cinquantaine, vêtu d'un short élimé, passé de ton, et d'un bonnet bleu étroitement ajusté à sa tête. Rai le soupçonnait d'avoir eu très peu recours à l'ingénierie génétique ; les cheveux dépassant de son bonnet étaient frisés et gris clair, sa peau fortement hâlée révélait de longs muscles tendus et des articulations légèrement enflées, et il avait plusieurs dents pourries. Debout devant la timonerie, il accueillit Rai en lui souhaitant la bienvenue à bord. - Il me faudrait un certain nombre de fournitures, dit Rai. - Le troc ne m'intéresse pas, répondit aussitôt Buchannan en gonflant les joues pour appuyer ses paroles. À moins que vous n'ayez du matériel électrique à offrir. Les bocaux de légumes, les fruits en conserve et les peaux traitées, j'en ai eu mon content. Et ne pensez même pas à prononcer le mot poisson, ça me sort par les yeux. Je ne peux rien vendre de tout ça en aval. Ça n'intéresse personne. Rai extirpa de sa poche un rouleau de francs Lalonde en plastique. Buchannan était le troisième capitaine marchand à s'être arrêté dernièrement à Aberdale. Ils voulaient tous de l'argent en échange de leurs marchandises et en retour n'avaient pas acheté grand-chose des produits du village. - Je comprends. Je cherche du tissu. Du coton surtout, mais je prendrais de la toile de jean ou autre chose. - Ça va vous coûter pas mal de francs. Vous n'avez rien de plus fort ? - Ça se pourrait, dit Rai en restant délibérément évasif. (N'utilisait-on plus les francs Lalonde ?) Voyons d'abord ce que vous avez. Gail Buchannan était assise dans la timonerie, coiffée d'un chapeau de coolie et vêtue d'une informe robe kaki. C'était une femme obèse d'une cinquantaine d'années avec des cheveux noirs en désordre et des jambes qui évoquaient des sacs de peau remplis d'eau ; elle se déplaçait avec un dandinement qui faisait peine à voir. Elle passait la plupart de son temps assise sur le pont du Coogan à regarder le monde défiler lentement devant elle. Elle leva les yeux des vêtements qu'elle était en train de coudre pour adresser à Rai un hochement de tête affable. - C'est du tissu que tu voulais, c'est ça, mon beau ? - C'est exact. - Du tissu, on en a plein. Tout tissé à Durringham. Teint, aussi. Tu ne trouveras pas mieux ailleurs. - J'en suis sûr. - Pas encore de dessins. Mais ça viendra. - Oui. - Ta femme sait coudre, alors ? - Je... Oui, je crois. Rai n'avait pas pensé à cela. Les textiles artificiels de l'arche arrivaient tout faits ; vous rentriez votre taille à l'ordinateur et vous les aviez en six heures. Dès qu'ils commençaient à s'user, vous les jetiez dans le recycleur. Les gosses des rues avaient des vêtements rapiécés et effilochés, mais pas les personnes convenables. - Si elle ne sait pas, tu me l'envoies. - Merci. - Je fais le tricot, aussi. Aucune des femmes qui viennent ici ne sait tricoter. Je donne des cours. Les meilleurs cours à l'est de Durringham. Tu sais pourquoi, mon beau ? - Non, dit Rai d'un ton où se sentait son impuissance. - Parce que ce sont les seuls. Gail Buchannan se frappa la cuisse et éclata d'un rire qui fit trembler ses bourrelets de chair. Rai lui adressa un pâle sourire et se sauva dans la soute, se demandant combien de fois cette astuce avait été servie au fil des années. Len Buchannan avait, empilé sur ses longues étagères, tout ce qu'un fermier pouvait désirer. Rai Molvi avança lentement le long de l'allée étroite, les yeux écarquillés d'admiration et d'envie. Il y avait des outils électriques encore dans leurs boîtes, des piles solaires (la moitié de celles que possédait Rai avaient été volées à Durringham), des frigos, des fours à microondes, des cryostats remplis de sperme animal congelé, des baladeurs-vidéo d'albums de fantasmambiance, des fusils laser, des équipements médicaux nanoniques, des médicaments et des rangées de bouteilles d'alcool. Tout aussi impressionnante était la panoplie de produits fabriqués sur Lalonde : clous, marmites, casseroles, vitres (en les voyant Rai étouffa un gémissement, que n'aurait-il donné pour une fenêtre vitrée), verres, bottes, filets, graines, pains de viande séchée, farine, riz, scies, marteaux et des balles et des balles de tissu. - Quel genre de choses voudriez-vous ramener ? demanda Rai comme Len déroulait une balle de coton devant lui. Len ôta son bonnet et se gratta le crâne qu'il avait en grande partie dégarni. - Pour dire la vérité, pas grand-chose. Ce que vous produisez ici, de la nourriture et autres trucs de ce genre. Les gens en demandent. Mais c'est les coûts de transport, vous voyez ? Je ne pourrais pas transporter des fruits sur plus de cent kilomètres et faire un profit. - Alors quelque chose de petit et qui a de la valeur ? - Oui, c'est ce que vous avez de mieux à faire. - De la viande ? - Ça pourrait aller. Il y a des villages qui ne s'en sortent pas aussi bien que vous. Ils veulent la nourriture, mais comment vont-ils la payer ? S'ils dépensent tout leur argent à acheter de la nourriture, il sera vite épuisé et alors ils ne pourront plus acheter de nouvelles provisions de ce dont ils ont vraiment besoin, comme des graines et des animaux. J'ai déjà vu ça avant. Sale histoire. - Ah? - Les comtés d'Arklow, un affluent de l'autre côté sur le territoire nord. Tous les villages ont périclité en quelque six ou sept ans. Plus de nourriture, plus d'argent pour en acheter. Ils ont commencé à descendre vers les villages qui avaient de la nourriture. - Qu'est-il arrivé ? - Le gouverneur a envoyé les prévôts, plus, à en croire les gens, quelques mercenaires gonflés aux implants qu'on avait fait venir d'ailleurs. Les villageois affamés n'ont pas touché terre. Certains ont fui dans la jungle, ils y sont encore au dure de tous, il y a des tas de rumeurs à propos de bandits dans le Nord. La plupart se sont fait tuer. Les autres ont été condamnés à vingt ans de travaux forcés ; le gouverneur les a répartis sur d'autres villages, exactement comme les Déps. Des familles désunies, des enfants qui ne voient jamais leurs parents. (Len creusa les joues et se renfrogna.) Oui, sale histoire. Rai plia le tissu qu'il avait choisi et, pris d'une impulsion soudaine, acheta un paquet de graines de maïs pour Skyba, sa femme. Il réitéra son offre de paiement en francs Lalonde. - Comme ça, ça vous coûte le double, dit Len Buchannan. Les types de la SEL au spatioport, ils ne vous changent jamais au cours réel. Rai fit une ultime tentative. - Et si je vous donne des poulets ? Len montra du doigt une étagère réservée aux cryostats dont les petites diodes vertes brillaient dans la pénombre de la cabine. - Vous voyez ça ? Deux de ces chambres sont bourrées d'oufs. Là-dedans il y a des poulets, des canards, des oies, des faisans, des émeus, des dindes ; j'ai même eu trois cygnes. Je n'ai nul besoin de poulets vivants qui vont chier sur mon pont. - OK. Rai abandonna ; il fouilla dans sa poche intérieure et présenta son crédisque de la Banque jovienne, se sentant un peu mesquin sur le coup. Les gens devraient avoir confiance dans la monnaie de leur propre planète. Si... quand le comté de Schuster deviendrait une importante zone commerciale, bon sang ! il veillerait à ce que chaque transaction se fasse en francs Lalonde. Ce genre de volonté patriotique devrait être très bien vu des électeurs. Alors que Rai descendait sur la jetée, Len chuchota à sa femme : - Dix mille qui naissent chaque seconde. Gail gloussa. - Oui, et ils viennent tous vivre ici. De leur position privilégiée sur les bas-fonds de la rivière, Irley et Scott adressèrent un salut réjoui à Rai qui se dirigeait vers la rive avec son tissu. Encore un qui avait un crédisque sur la Banque jovienne, ça faisait soixante-dix-huit résidents repérés à ce jour. Quinn serait content d'eux. Rai atteignit le début de la jetée juste au moment où arrivait Marie Skibbow portant un sac volumineux en bandoulière. Elle lui jeta un regard indifférent et pressa le pas en direction du Coogan. Qu'est-elle venue chercher ? se demanda Rai. Des fermes de la savane, celle des Skibbow était une des plus remarquables, quoique l'homme lui-même fût un parfait emmerdeur souffrant de pharisaïsme aigu. Horst Elwes, debout au pied de l'étançon de coin de l'église avec le sac de clous, arrivait néanmoins à se sentir tout à fait inutile. Leslie n'avait besoin de personne pour lui tendre les clous, mais Horst ne pouvait quand même pas laisser l'équipe des Déps assembler l'église sans y être, sans au moins faire semblant de participer. L'église était un des derniers bâtiments d'Aberdale à être érigés, ce qui ne l'ennuyait pas du tout. Ces gens avaient travaillé dur pour bâtir leur village et défricher leurs champs. Ils ne pouvaient pas perdre leur temps sur une construction qui n'allait servir qu'une fois ou deux par semaine (quoiqu'il aimât à croire que les offices finiraient par être plus fréquents). D'ailleurs n'était-il pas juste qu'il en fût ainsi ? Comment oublier ces cathédrales de l'Europe médiévale qui s'étaient élevées comme des palais de pierre au milieu de la moisissure et de la puanteur des taudis de bois ? Tout ce que l'Église avait exigé des gens de cette époque. La façon dont la peur était enracinée dans chaque âme et soigneusement entretenue. Et parce que nous étions si arrogants, aussi distants que Dieu Lui-même, nous en avons payé le prix, un prix terrible, au cours des derniers siècles. Ce qui là encore était juste. Un tel crime méritait aussi longue pénitence. Il célébrait donc ses offices dans la salle communale et jamais ne se plaignait de n'avoir que trente ou quarante personnes. L'église ne pouvait être qu'un point de convergence pour l'unité de la communauté, un lieu où les gens pourraient se réunir et partager leur foi, et non pas le domaine de quelque seigneur exigeant son tribut. Et maintenant que les champs avaient été labourés, qu'on avait planté les premières semailles et sorti les animaux de leur hibernation, Aberdale avait du temps à lui consacrer. On lui avait affecté trois Déps pendant quinze jours. Ils avaient construit un grand plancher pareil à un radeau, reposant sur de vieilles souches à cinquante centimètres au-dessus du sol, puis dressé des étançons de quatre mètres de haut pour tenir le toit en pente. Pour l'instant, on aurait dit le squelette de quelque dinosaure mal dégrossi. Leslie Atcliffe était occupé à clouer les fermes que Daniel maintenait en place. Ann s'affairait à découper les panneaux de couverture dans les feuilles d'écorce de qualtook qu'ils avaient ôtées des troncs abattus. L'église elle-même devait occuper un tiers de la structure, avec une infirmerie à l'arrière et le logement de Horst entre les deux. Ça avançait très bien et irait sans doute encore mieux si Horst n'était pas tout le temps là à demander ce qu'il pourrait faire pour aider. L'église allait être un beau bâtiment, le deuxième en importance juste après l'édifice triangulaire des Déps. Et quelle différence avec la salle communale et les autres maisons ! Horst avait joint sa voix à celle de Rai Molvi pour presser le conseil de concéder aux Déps une certaine indépendance et le droit à la dignité. Et celui qui véritablement avait accompli des miracles à Aberdale, c'était Quinn. Depuis que se dressait le grand bâtiment de section triangulaire recouvert de panneaux d'écorce, les autres résidents s'étaient mis à améliorer tranquillement leurs propres habitations, ajoutant des corniches aux angles et des volets. Mais aucun de nous ne voudrait utiliser la structure en triangle, songea Horst. Ah ! cet orgueil insensé ! Tout le monde était captivé par les pittoresques petites maisons peintes en blanc que nous avions vues lors des premiers jours du voyage sur le fleuve, nous pensions qu'en essayant d'en imiter le modèle nous aurions l'existence qui allait avec. Voilà qu'à présent la technique de construction la plus pratique est devenue une exclusivité. L'utiliser, ce serait reconnaître que les Déps sont les meilleurs. Et je ne peux même pas bâtir l'église sur ce modèle, pourtant le plus rationnel, parce que les gens en seraient offensés. Non qu'ils le manifesteraient tout haut mais, ayant cela sous les yeux, au fond d'eux-mêmes ils désapprouveraient. Au moins puis-je poser des panneaux d'écorce plutôt que des bardeaux qui vont gauchir et laisser passer la pluie comme les premières maisons qui furent construites. Leslie descendit de l'échelle. Grand et élancé, il portait un short taillé dans un vieux survêtement. Pour la circonstance, il s'était fabriqué une ceinture avec des boucles où ranger tous ses outils de charpentier. Au début, Powel Manani avait distribué les outils pour la journée seulement, en demandant qu'on les lui remette le soir venu ; à présent, les Déps les gardaient en permanence. Plusieurs parmi eux étaient devenus d'excellents charpentiers ; Leslie en faisait partie. - Maintenant, mon père, on va aller chercher les deux dernières fermes transversales, dit Leslie. Elles seront montées à l'heure du déjeuner, alors on pourra commencer à poser le lattis et les panneaux. Vous savez, je crois que finalement on aura terminé dans les quinze jours. C'est juste ces bancs qui me tracassent. Arriver à découper autant d'assemblages en queue d'aronde dans les temps, ça va pas être facile, même avec des thermolames. - N'y accordez pas plus d'importance que ça, dit Horst. Je n'ai pas assez de fidèles pour occuper chaque banc. Un toit sur nos têtes, c'est plus que suffisant. Le reste peut attendre. Le Seigneur comprend fort bien que les fermiers doivent passer en premier. Il sourit, profondément conscient de son apparence misérable dans sa chemise ocre toute tachée et son short trop grand qui lui arrivait aux genoux. Faisant un tel contraste avec tous ces jeunes hommes en pleine forme. - Oui, mon père. Horst éprouva un sentiment de remords. Les Déps étaient des esprits si rebelles et pourtant ils abattaient plus de travail que la plupart des colons. Le succès d'Aberdale était dû en bonne partie à leurs efforts. Et Powel Manani qui se permettait encore de protester contre les libertés qu'on leur accordait. Ça ne se passait pas ainsi dans les autres colonies, se plaignait-il. Mais les autres colonies n'avaient pas Quinn Dexter. Ce dont Horst n'arrivait pas à être tout à fait aussi reconnaissant qu'il aurait dû. Quinn était un type très froid. Horst connaissait les gosses des rues, leurs motivations, leurs désirs superficiels. Mais ce qu'il y avait derrière ces yeux brillants et froids était un mystère total, un mystère qu'il avait peur de sonder. - Je célébrerai une messe de consécration une fois que le toit sera posé, dit-il aux deux Déps. J'espère que vous viendrez. - On va y penser, répondit Leslie d'un ton aussi poli qu'hypocrite. Merci de l'invitation, mon père. - Je note que vous n'êtes pas très nombreux à venir à mes offices. Chacun est le bienvenu. Même M. Manani, quoique je ne croie pas qu'il soit particulièrement impressionné par ce que je dis. Cela se voulait une boutade, mais leurs visages restèrent de marbre. - Nous ne sommes pas très croyants, déclara Leslie. - Je serais ravi d'expliquer à qui veut l'entendre les grandes lignes du christianisme. L'ignorance n'est pas un crime, seulement une infortune. À tout le moins nous poumons avoir une bonne discussion sur la question, vous n'avez pas à craindre de me choquer. Tenez, je me souviens d'un débat de mes années de novice où on avait éreinté l'évêque. À présent, il savait qu'il les avait perdus. Leur complaisance de tout à l'heure avait fait place à une froide indifférence, à des visages durs, à des yeux où brillait une lueur de ressentiment. Et une fois de plus il eut conscience de tout ce que ces jeunes hommes pouvaient avoir d'inquiétant. - Nous avons le Frère de Lumière..., commença Daniel avant de s'interrompre brusquement devant le regard furieux de Leslie. - Le Frère de Lumière ? dit Horst d'un ton anodin. Il était certain d'avoir déjà entendu cette expression. - Y avait-il autre chose, mon père ? demanda Leslie. On aimerait bien aller chercher les fermes maintenant. Horst savait quand il fallait insister, et ce n'était pas le moment. - Oui, bien sûr. Que voudriez-vous que je fasse ? Vous aider à les porter ? Leslie jeta un regard vers l'église d'un air impatient. - On pourrait empiler les panneaux sur le plancher, dit-il de mauvaise grâce, comme ça ils seraient prêts pour quand on montera le lattis. Des piles de vingt près de chaque étançon. - Bonne idée, je vais commencer à faire ça, alors. Il s'avança vers l'endroit où se tenait Ann, devant l'établi sur lequel elle découpait l'écorce avec une thermoscie. Elle était vêtue d'un short cousu à la main et d'un bain de soleil, les deux taillés dans le tissu gris d'un survêtement. Son long visage était tordu dans une expression de grande concentration, encadré par ses cheveux auburn qui pendaient comme des pompons imbibés. - Les panneaux, ce n'est pas si urgent, dit Horst d'un ton dégagé. Et je ne vais certainement pas aller me plaindre à M. Manani si vous ralentissez un peu. La main d'Ann se déplaçait avec une précision mécanique, guidant la fine lame pour découper un rectangle dans la grande feuille d'écorce de qualtook roussâtre et lustrée. Bien qu'elle ne se donnât pas la peine de dessiner la forme, tous les panneaux étaient plus ou moins identiques. - Ça m'empêche de penser, dit-elle. Horst commença à ramasser quelques panneaux. - On m'a envoyé ici pour encourager les gens à penser. C'est bon pour vous. - Pas pour moi. J'ai Irley ce soir. Je ne veux pas y penser. Irley était un des Déps ; Horst se le rappelait comme un garçon au visage émacié, qui parlait peu, même par rapport à ce qui était la norme chez eux. - Que voulez-vous dire, vous l'avez ? - C'est son tour. - Son tour ? Ann leva brusquement les yeux ; son visage était un masque de rage froide, en grande partie dirigée contre Horst. - Il va me baiser. C'est son tour ce soir. Vous voulez que je vous fasse un dessin, mon père ? - Je... (Horst se sentit rougir.) Je ne savais pas. - À votre avis, qu'est-ce qu'on peut bien foutre le soir dans cette grande cabane ? Tresser des paniers ? Il y a trois filles, et quinze gars. Et les gars en ont tous sacrement besoin, la veuve Poignet tous les soirs ça ne suffit pas, alors c'est chacun son tour avec nous, ceux qui ne marchent pas à voile et à vapeur. Quinn dresse une jolie petite liste en toute impartialité, et on s'y tient. Il veille à ce que ça se passe équitablement et que personne n'abîme la marchandise. Mais Irley sait comment vous amocher sans que ce soit douloureux, sans que ça se voie. Vous voulez savoir comment il fait, mon père ? Vous voulez les détails ? Les manies qu'il a ? - Oh ! mon enfant. Cela doit cesser, immédiatement. Je vais en parler à Powel et au conseil. La façon dont Ann réagit le laissa pantois. Elle éclata d'un rire strident chargé de mépris. - Frère de Dieu ! dit-elle. Je comprends pourquoi ils vous ont largué ici, mon père. Vous seriez foutrement inutile sur Terre. Vous allez empêcher les gars de nous baiser, moi, Jemina et Kay, c'est ça ? Alors où vont-ils aller pour ça ? Hein ? Pas mal de vos bons paroissiens ont des filles. Vous croyez qu'ils ont envie de voir les Déps rôder autour de leurs maisons la nuit ? Et vous, mon père, est-ce que vous avez envie de voir Leslie et Douglas faire les yeux doux à votre gentille petite amie Jay ? Oui ? Parce que c'est ce qu'ils feront s'ils ne peuvent pas m'avoir moi. Réveillez-vous, mon père. Elle revint à sa feuille d'écorce. Un congédiement qui avait quelque chose de terrible dans son caractère définitif. Rien de ce que Horst pourrait proposer ne serait de la moindre utilité. Rien. C'était là, tout au fond de son sac où c'était resté enfoui pendant six mois et demi. Intact, inutile, parce que le monde était plein de nobles défis et que le soleil brillait, parce que le village grandissait, les plantes fleurissaient et les enfants dansaient et riaient. Horst sortit la bouteille et se versa une grande rasade. Du scotch, quoique cet épais liquide ambré n'eût jamais séjourné dans des fûts de chêne des Highlands. Ça venait tout droit d'un filtre moléculaire programmé au goût d'un idéal perdu depuis longtemps. Néanmoins, ça vous brûlait l'osophage et lentement vous enflammait le ventre et le crâne, ce qui était exactement ce que Horst en attendait. Quel idiot ! Fallait-il qu'il fût aveugle pour s'imaginer que le serpent ne les avait pas accompagnés sur cette terre nouvelle. Fallait-il qu'il fût borné pour ne pas avoir pensé, lui un prêtre, à regarder sous le vernis des prouesses accomplies et voir la pourriture qu'elles masquaient. Il se versa une autre rasade de scotch. Entre chaque gorgée lui venaient des râles brûlants. Mon Dieu ! mais c'était bon. C'était bon de délaisser pour quelques courtes heures les tares humaines. De se cacher dans le silence bienveillant et indulgent de ce sanctuaire. Frère de Dieu, avait-elle dit. Et elle disait vrai. Satan est parmi nous, introduit au fond de nos âmes. Horst remplit son verre à ras bord et le fixa d'un regard horrifié. Satan : Lucifer, le porteur de lumière. Le Frère de Lumière. - Oh, non ! murmura-t-il alors que des larmes emplissaient ses yeux. Pas ça, pas ça ici. Faites que les sectes ne s'étendent pas sur la pureté de ce monde. Je ne peux pas, Seigneur. Je ne peux pas me battre contre ça. Regardez-moi. Je suis ici parce que je ne peux pas. Ses derniers mots se noyèrent dans des sanglots. Et comme toujours, le Seigneur ne répondit que par le silence. La foi seule ne suffisait pas à Horst Elwes. Mais cela, il l'avait toujours su. L'oiseau était revenu. Il faisait trente centimètres de long, le plumage brun fauve moucheté d'or. Il planait à vingt mètres au-dessus de Quinn, à demi caché par les branches courbes de la jungle, les ailes laissant entrevoir leur dessin complexe tandis qu'il maintenait sa position. Quinn l'observa du coin de l'oil. Il ne ressemblait à aucun des autres oiseaux qu'il avait vus sur Lalonde, dont les plumes étaient presque comme des écailles membraneuses. Lorsque Quinn l'examina avec son implant rétinien au grossissement maximal, il vit qu'il s'agissait de vraies plumes, des plumes d'une espèce terrestre. D'un geste de la main il donna le signal, et ils avancèrent d'un pas ferme à travers les broussailles, Jackson Gael d'un côté, Lawrence Dillon de l'autre. Lawrence était le plus jeune des Déps, dix-sept ans, svelte, les jambes fluettes, les cheveux blond-roux. Lawrence était un cadeau envoyé par le Frère de Dieu. Il avait fallu un mois à Quinn pour le réduire à sa merci. Le favoritisme, les extras de nourriture, les sourires, la protection contre la brutalité des autres. Puis il y avait eu les drogues que Quinn avait achetées à Baxter, les douces défonces qui vous faisaient oublier Aberdale, ses conditions sordides et ses interminables journées de labeur, qui éclipsaient ces images de misère pour vous rendre la vie plus facile. Le viol en pleine nuit, perpétré au beau milieu du bâtiment sous les yeux des autres ; Lawrence ligoté au sol à l'intérieur d'un pentacle tracé avec du sang de danderil, le cerveau anesthésié par les drogues. Désormais Lawrence lui appartenait, son mignon petit cul, sa belle et longue bite, et son esprit. Son attachement pour Quinn s'était transformé en véritable dévotion. C'est par le sexe que Quinn affirmait son pouvoir vis-à-vis des autres. C'était pour eux la marque de son accointance avec le Frère de Dieu, ils y reconnaissaient l'acte glorieux consistant à libérer le serpent prisonnier au coeur de chaque homme. Et il leur laissait ainsi entrevoir ce qui arriverait si jamais ils le décevaient. Il leur avait donné l'espoir et la force. Tout ce qu'il exigeait en retour, c'était l'obéissance. Une exigence à laquelle ils satisfaisaient. Tandis qu'il avançait vers sa proie, les grandes feuilles spongieuses des plantes grimpantes recouvrant les arbres effleuraient sa peau moite. Après des mois à travailler sous le soleil éclatant, il avait un magnifique bronzage sur tout le corps, à l'exception des parties cachées par le short qu'il s'était taillé dans son survêtement et les bottes qu'il avait volées à Dur-ringham. Il mangeait bien depuis que les Déps avaient commencé à se débrouiller tout seuls et avait pris des muscles grâce au travail qu'il avait abattu autour des fermes. Des lianes pendaient entre les arbres, tel un filet que la jungle aurait tressé pour attraper ses pitoyables hôtes de passage. Elles faisaient entendre des craquements agaçants pendant que Quinn se frayait un chemin à travers elles, ses bottes crissant sur l'espèce de mousse que formait l'herbe maigre. Ils avançaient à travers l'entrelacs de branches, accompagnés par les gloussements et les piaillements des oiseaux. Loin au-dessus de lui, Quinn perçut le mouvement des vennals grimpant autour des troncs et des branches comme des ombres à trois dimensions. La clarté qui filtrait à travers la voûte du feuillage était de plus en plus sombre. Quinn nota le nombre croissant de jeunes gigantéas disséminés parmi les arbres courants. Ils avaient l'aspect de cônes allongés et étaient recouverts, à la place de véritable écorce, d'un tapis de fibres brun-mauve. Leurs branches formaient des anneaux, espacés à intervalles réguliers sur toute la hauteur du tronc ; tous inclinés à cinquante-cinq degrés, ils portaient des rameaux disposés en éventail, serrés les uns contre les autres, évoquant des nids d'oiseaux. Les feuilles qui poussaient sur la partie supérieure leur faisaient comme une fourrure vert foncé. La première fois que Quinn avait vu un gigantéa adulte, il avait cru être en proie à une hallucination due à la drogue. Avec deux cent trente mètres de haut et quarante-cinq mètres de diamètre à sa base, l'arbre se dressait dans la jungle telle une montagne complètement déplacée dans le paysage. Les lianes et les plantes grimpantes s'étaient enroulées autour de ses branches basses, ajoutant un canevas de fleurs multicolores au vert-de-gris uniforme des feuilles. Mais même les vigoureuses plantes grimpantes ne pouvaient espérer défier un gigantéa. Jackson claqua des doigts et pointa la main devant lui. Quinn se risqua à lever la tête au-dessus des fourrés à hauteur d'épaule et des jeunes arbres restés chétifs du fait du manque de lumière. À dix mètres de là, le jactal qu'ils avaient suivi à la trace avançait à pas de loup à travers les maigres broussailles. C'était un spécimen de forte taille, un mâle, dont la peau noire était marquée de cicatrices et grêlée de taches bleues, et les oreilles réduites à des moignons sous les morsures. Il avait livré de nombreuses batailles et les avait toutes remportées. Quinn eut un sourire de contentement et fit signe à Lawrence d'avancer. Jackson resta où il était, braquant le fusil laser sur la tête du jactal. En soutien, au cas où leur attaque tournerait mal. La traque avait pris quelque temps à se préciser. Aujourd'hui il y avait une trentaine de résidents d'Aberdale disséminés à travers la jungle, mais ils étaient tous plus près de la rivière. Dès qu'ils avaient pu, Quinn, Jackson et Lawrence avaient filé au sud-ouest dans les profondeurs de la jungle, loin de la zone humide de la rivière, dans la région où rôdaient les jactals. Powel Manani était parti à l'aube aider un des fermiers de la savane à retrouver les brebis qui s'étaient sauvées après que leur clôture eut cédé. Surtout, il avait emmené Vorix avec lui pour flairer la trace. C'était Irley qui, la nuit dernière, s'était arrangé pour que la clôture cède. Quinn posa le fusil à pompe qu'il avait acheté à Baxter et prit les bolas suspendus à sa ceinture. Il commença à les faire tournoyer au-dessus de sa tête en poussant un cri terrible. À sa droite, Lawrence courait vers le jactal en faisant tournoyer ses propres bolas avec frénésie. Personne ne savait que les Déps utilisaient des bolas. L'arme était assez facile à fabriquer ; tout ce dont ils avaient besoin, c'était de vigne séchée dont les tiges leur servaient à attacher les trois pierres ensemble. Et ils pouvaient transporter ces tiges de vigne au vu et au su de tout le monde dès lors qu'ils les utilisaient comme ceinture. Le jactal fit volte-face, ouvrant ses mâchoires pour laisser échapper son étrange cri lugubre. Il fonça droit sur Lawrence. Le garçon laissa partir les bolas dans un hurlement chargé d'adrénaline, et le projectile atteignit le jactal aux pattes antérieures autour desquelles les pierres s'enroulèrent à une vitesse incroyable en dessinant des cercles de plus en plus petits. Les bolas de Quinn attrapèrent le flanc droit de l'animal une seconde plus tard, s'entortillant autour d'une de ses pattes de derrière. Le jactal s'effondra, glissant sur l'herbe et la terre, son corps se convulsant avec une fureur épileptique. Quinn s'élança, prenant le lasso suspendu à son épaule. Le jactal se débattait en hurlant et en essayant de planter ses dents effilées comme des rasoirs dans les tiges de vigne qui lui liaient les pattes et le mettaient en rage. Quinn fit tourner le lasso jusqu'à atteindre une bonne vitesse tout en surveillant les mouvements de l'animal, puis lança. Les mâchoires du jactal se fermèrent entre deux cris, et la boucle du lasso tomba autour du museau. Quinn tira en arrière de toutes ses forces. L'animal essaya d'ouvrir ses mâchoires, mais la boucle tint bon ; c'était de la fibre de silicone, volée dans une des fermes. Les hurlements de rage de plus en plus aigus se muèrent en un reniflement rauque. Lawrence atterrit lourdement sur le jactal qui se contorsion-nait et s'efforça de glisser les pattes de derrière agitées de ruades dans la boucle de son propre lasso. Quinn le rejoignit, empoignant l'épaisse peau noueuse de l'animal tandis qu'il s'efforçait d'enrouler une autre longueur de corde autour des pattes antérieures. Il fallut trois minutes de plus pour maîtriser et attacher complètement le jactal. Quinn et Lawrence luttèrent contre lui sur le sol, se couvrant le corps d'égratignures et de boue. Mais, finalement, ils purent se relever, tout contusionnés et tremblants des efforts qu'ils avaient dû accomplir. Ils contemplèrent leur victime gisant sur le flanc, ligotée et impuissante, fixant sur eux un oeil teinté de vert où brillait la rage. - Phase deux, dit Quinn. Ce fut Jay qui trouva Horst vers la fin de l'après-midi. Il était assis contre un qualtook sous la bruine, effondré, quasiment comateux. Sans pouvoir retenir un petit rire devant le ridicule de sa posture, elle lui secoua l'épaule. Horst marmonna des propos incohérents, puis lui dit de ficher le camp. Jay le dévisagea une seconde, vexée, la lèvre inférieure tremblante, avant de courir chercher sa mère. - Eh bien, mon ami, regardez-vous, dit Ruth en arrivant. Horst rota. - Venez, levez-vous, insista-t-elle. Je vais vous aider à rentrer chez vous. Quand il s'appuya sur elle, elle faillit ployer sous son poids. Suivis à deux pas d'une Jay au visage grave, ils traversèrent la clairière en titubant, jusqu'à la petite cabane qu'occupait Horst. Ruth le laissa choir sur son lit de camp et le regarda, impassible, tandis qu'il essayait de vomir sur le plancher en caille-botis. Tout ce qui sortit de sa bouche fut quelques filets de sucs gastriques jaunâtres et acides. Debout dans un coin, Jay étreignait Drusilla, sa lapine blanche. L'animal se tortillait vivement sous ses doigts. - Est-ce qu'il va se remettre ? demanda la fillette. - Oui, répondit Ruth. - J'ai cru que c'était une crise cardiaque. - Non. Il a bu. - Mais c'est un prêtre, dit Jay en appuyant sur les mots. Ruth caressa les cheveux de sa fille. - Je sais, chérie. Mais ça ne veut pas dire que ce sont des saints. Jay hocha la tête d'un air entendu. - Je vois. Je n'en parlerai à personne. Ruth se retourna et dévisagea Horst. - Pourquoi avez-vous fait ça, Horst ? Pourquoi maintenant ? Vous vous en étiez si bien tiré. Il leva vers elle des yeux injectés de sang. - Le mal, gémit-il. Ils sont le mal. - Qui ça ? - Les Déps. Tous autant qu'ils sont. Les enfants du démon. Brûlez l'église. Je ne peux plus la consacrer. Ce sont eux qui l'ont bâtie. C'est le diable qui l'a bâtie. Héri... hère... hérétique. Réduisez-la en cendres. - Horst, on ne met le feu à rien du tout. - Le mal ! bredouilla-t-il. - Voyons s'il y a assez de puissance dans sa batterie pour alimenter le micro-ondes, dit Ruth à Jay. On va faire bouillir de l'eau. Elle se mit à fouiller dans les affaires de Horst à la recherche de ses sachets de café en papier d'argent. Tant qu'elle n'eut pas entendu les moteurs électriques ronronner, Marie Skibbow n'y croyait pas vraiment. Mais là ça y était, des bulles montaient de l'hélice du Coogan et la distance entre le bateau et la jetée augmentait. - J'ai réussi, dit-elle tout bas. Le rafiot s'engagea lentement dans le milieu de la rivière, la proue pointée vers l'aval, gagnant peu à peu de la vitesse. Marie cessa de jeter des bûches dans la trémie de la chaudière et se mit à rire. - Va te faire foutre ! lança-t-elle au village qui commençait à glisser vers la poupe. Allez tous vous faire foutre ! Et bon débarras. Vous ne me reverrez jamais. (Elle brandit le poing vers eux. Personne ne regardait, pas même les Déps dans la rivière.) Plus jamais ! Aberdale disparut derrière un coude de la rivière. Bizarrement, son rire se changea en quelque chose qui ressemblait à des sanglots. Elle entendit quelqu'un venir de la timonerie et se remit à lancer des bûches dans la trémie. C'était Gail Buchannan, qui rentrait à peine dans l'étroit passage entre la cabine et le plat-bord de cinquante centimètres de haut. Durant un moment, elle resta appuyée au mur de la cabine, respirant bruyamment, le visage congestionné et en sueur sous son chapeau de coolie. - Alors, heureuse, ma jolie ? - Très ! répondit Marie avec un sourire épanoui. - Ce n'est pas le genre d'endroit qui convient à une belle fille comme toi. Tu seras beaucoup mieux au bas de la rivière. - Pas la peine de me le dire. Mon Dieu ! c'était l'enfer. Je détestais ça. Je déteste les animaux. Je déteste les légumes. Je déteste les arbres fruitiers. Je déteste la jungle. Je déteste le bois ! - Tu ne vas pas nous faire des ennuis, n'est-ce pas, ma jolie? - Oh ! non, je vous le promets. Je n'ai jamais signé de contrat avec la SEL, j'étais encore mineure quand nous avons quitté la Terre. Mais maintenant j'ai plus de dix-huit ans et je peux partir de la maison quand ça me plaît. L'espace d'un instant, un froncement de sourcils perplexe creusa les bourrelets du visage bouffi de Gail. - Oui, eh bien tu peux arrêter de charger la trémie à présent, il y a assez de bûches là-dedans pour tenir le reste de la journée. On ne va naviguer que deux heures. Lennie va mouiller quelque part après Schuster pour la nuit. - D'accord. Marie se redressa, les mains pressées sur le côté du corps. Son coeur battait la chamade, cognant contre ses côtes. J'ai réussi ! - Dans un moment tu pourras commencer à préparer le dîner, dit Gail. - Oui, bien sûr. - Je suppose que tu aimerais d'abord prendre une douche, ma jolie. Te nettoyer un peu. - Une douche ? Marie crut avoir mal entendu. Mais non. La douche se trouvait dans la cabine entre la cambuse et les couchettes, une alcôve avec un rideau devant, sufisamment large pour que Gail puisse y entrer. Quand elle regardait à ses pieds, Marie pouvait voir la rivière à travers les interstices des planches du pont. La pompe et le chauffe-eau marchaient sur l'électricité fournie par la chaudière à échange thermique et donnaient un faible jet d'eau chaude à la sortie de la pomme en cuivre. Pour Marie, c'était un luxe qui dépassait celui d'un jacuzzi de sybarite. Elle n'avait pas pris de douche depuis sa dernière journée sur Terre. À Aberdale et dans les fermes de la savane, on vivait avec la saleté. Ça vous pénétrait les pores, ça s'incrustait sous les ongles, ça collait aux cheveux. Et ça ne partait jamais, jamais complètement. Pas dans l'eau froide du ruisseau, pas sans un bon savon et des gels. D'abord elle fut dégoûtée en voyant s'écouler l'eau des premiers jets. C'était sale. Mais Gail lui avait donné une savonnette verte naturelle, non parfumée, et une bouteille de savon liquide pour ses cheveux. Et Marie se mit à frotter pour de bon en chantant à tue-tête. Gwyn Lawes ne s'était jamais douté que les Déps étaient là avant que le gourdin ne s'abattît au creux de ses reins. La douleur lui fit perdre un moment connaissance. En tout cas, il ne se rappelait plus être tombé. Une minute avant il épaulait son fusil électromagnétique en direction d'un danderil, savourant à l'avance les éloges que lui feraient les autres membres du groupe de chasse, pour se retrouver ensuite la bouche emplie de terre, respirant difficilement, une douleur atroce dans le dos. La seule chose dont il était capable, c'était d'essayer de cracher ce qu'il avait dans la gorge. Des mains le saisirent aux épaules et le retournèrent. Il sentit une autre décharge brûlante lui traverser l'échiné. Il n'était que frissons et nausées. Quinn, Lawrence et Jackson se tenaient au-dessus de lui, arborant de larges sourires. Ils étaient couverts de boue, les cheveux pendant en mèches terreuses, leurs barbes hirsutes souillées de salive, leurs corps marqués d'égratignures sanguinolentes et de gouttes de sang séché mêlé à la terre. Des sauvages réincarnés sortis des premiers temps de l'humanité. Gwyn laissa échapper un gémissement d'horreur. Jackson se pencha, grimaçant un sourire haineux. Gwyn eut la bouche obstruée par une boule de tissu, maintenue par un bâillon. Il avait encore plus de mal à respirer, ses narines s'évasant pour inhaler le précieux oxygène. Puis on le retourna à nouveau, le visage enfoncé dans le sol humide, avec seulement l'herbe boueuse dans son champ visuel. Il sentit qu'on lui attachait les poignets et les chevilles avec une corde fine et solide. Des mains le fouillèrent, se glissant dans chaque poche, tâtant l'étoffe de ses vêtements. Les doigts tâtonnèrent un instant quand ils trouvèrent la poche intérieure de la jambe de son bleu de travail et suivirent le contour de son précieux crédisque de la Banque jovienne. - Je l'ai, Quinn ! s'exclama triomphalement Lawrence. Des doigts agrippèrent le pouce droit de Gwyn, le tordant en arrière. - Schéma copié, dit Quinn. Voyons combien il a. (Il y eut une courte pause, puis un sifflement.) Quatre mille trois cents fusiodollars. Hé ! Gwyn, où est ta foi en notre nouvelle planète ? (Suivit un rire sadique.) OK. C'est transféré. Lawrence, remets ça où tu l'as trouvé. On ne peut plus l'activer une fois qu'il est mort, ils ne sauront jamais qu'il a été vidé. Mort. Le mot s'insinua dans l'esprit engourdi de Gwyn. Il gémit, tenta de se soulever. Une botte le frappa brutalement dans les côtes. Il hurla, ou du moins essaya. Il étouffait presque sous le bâillon. - Il a des trucs très utiles, Quinn, dit Lawrence. Thermolame, allume-feu, et ça c'est un guido-bloc portable. Des magnétos de rechange pour le fusil, aussi. - Laisse ça, ordonna Quinn. S'il manque quelque chose quand ils le trouveront, ça pourrait éveiller les soupçons. On ne peut pas se le permettre, pas encore. À la fin tout ça nous appartiendra. Ils soulevèrent Gwyn et le transportèrent sur leurs épaules comme une espèce de trophée. Il perdait connaissance par intermittence, ainsi ballotté, giflé par les branches et les lianes. La clarté était plus faible quand ils le laissèrent finalement choir sur le sol. Gwyn jeta un regard autour de lui et vit, à vingt mètres de distance, le tronc noir d'ébène et lisse d'un vieux deirar dont l'unique feuille géante en forme d'ombrelle projetait une grande ombre circulaire. On y avait attaché un jactal qui tirait de toutes ses forces sur la corde en fibre de silicone, incassable ; ses pattes avant labouraient la terre alors qu'il essayait d'atteindre ceux qui l'avaient capturé, faisant claquer ses mâchoires d'où coulaient de longs filets de salive. Gwyn comprit soudain ce qui l'attendait. Sa vessie lâcha. - Excitez-le bien, ordonna Quinn. Jackson et Lawrence commencèrent à jeter des pierres au jactal qui fit entendre sa triste mélopée, son corps se soulevant comme s'il était traversé par un courant électrique. Gwyn vit une paire de bottes apparaître à vingt centimètres de son nez. Quinn s'accroupit. - Tu sais ce qui va se passer après, Gwyn ? On va nous désigner pour donner un coup de main à ta veuve. Chacun est occupé à bâtir son petit coin de paradis, alors ce sont les Déps qui vont se taper le boulot. Une fois de plus. J'en serai, Gwyn. Je vais rendre des visites régulières à la pauvre Rachel affligée par le malheur. Je vais lui plaire, je ferai ce qu'il faut pour ça. Toi et tous les autres, vous avez besoin de croire que tout est tellement parfait sur cette planète. Vous vous êtes persuadés que nous n'étions qu'une bande de jeunes gens normaux qui n'avions pas eu de chance dans la vie. Sinon ça aurait brisé votre rêve et vous aurait fait voir la réalité en face. L'illusion, c'est facile. L'illusion, c'est la porte de sortie des perdants. Comme toi. Toi et tous les autres qui vous escrimez dans la poussière et la pluie. Dans deux mois, je serai dans le lit que tu as fabriqué, sous le toit que tu as bâti de ta sueur, et j'aurai ma bite enfoncée dans ta Rachel, je la ferai hurler comme une truie en chaleur. J'espère que cette idée te fait horreur, Gwyn. J'espère que ça te rend malade. Parce que ce n'est pas le pire. Oh ! non. Une fois que j'en aurai fini avec elle, ce sera le tour de Jason. Ton beau garçon aux yeux brillants. Je serai son nouveau père. Je serai son amant. Je serai son maître. Il se joindra à nous, Gwyn, moi et les Déps. Je le lierai à la Nuit, je lui montrerai où est caché son serpent. Il ne sera pas un taré de perdant comme son vieux. Tu n'es que le premier, Gwyn. Je vous aurai tous l'un après l'autre, et rares seront ceux à qui la chance sera donnée de me suivre dans les ténèbres. D'ici six mois, tout ce village, le seul espoir d'avenir que vous ayez jamais eu, appartiendra au Frère de Dieu. " Est-ce que tu me méprises, Gwyn ? C'est ce que je veux. Je veux que tu me haïsses autant que je te hais, toi et tout ce que tu représentes. Alors tu comprendras que je dis la vérité. Tu vas aller rejoindre ton pitoyable Seigneur Jésus en chialant de peur. Et tu n'y trouveras nul réconfort, parce que le Porteur de Lumière sera l'ultime vainqueur. Tu seras perdant dans la mort comme tu as été perdant dans la vie. Tu as fait le mauvais choix, Gwyn. Le chemin que je suis est celui que tu aurais dû emprunter. Et aujourd'hui il est trop tard. Gwyn souffla de toutes ses forces, à s'en faire éclater les poumons, sous le bâillon qui lui coupait la respiration. Cela ne changea rien, son cri de haine et ses menaces, les jurons qui vouaient Quinn à la damnation éternelle restèrent emprisonnés à l'intérieur de son crâne. Les mains de Quinn se refermèrent sur les revers de sa chemise et le soulevèrent. Jackson lui prit les pieds, et les deux hommes commencèrent à le balancer, de plus en plus fort. Ils le lâchèrent, et le corps vola un bref instant dans les airs juste au-dessus du jactal fou furieux. Gwyn atterrit sur le sol avec un bruit sourd, le visage tordu par une terreur panique. Le jactal bondit. Quinn mit ses bras autour des épaules de Lawrence et de Jackson, et tous les trois regardèrent le jactal lacérer l'homme, ses crocs arrachant de longs lambeaux de chair. Le pouvoir de donner la mort valait celui de donner la vie. Quinn se sentit transporté de bonheur tandis que le sang chaud et écarlate s'écoulait sur le sol. - Après la vie, la mort, entonna-t-il. Après l'obscurité, la lumière. Il leva les yeux et chercha l'oiseau brun. Celui-ci était perché dans les branches d'un chêne-merisier, la tête penchée de côté, observant le carnage. - Tu as vu ce que nous sommes, lui cria Quinn. Tu nous as vus à nu. Tu as vu que nous n'avons pas peur. Nous devrions discuter. Je crois que nous avons beaucoup à nous offrir l'un à l'autre. Qu'est-ce que tu as à perdre ? L'oiseau cligna des yeux comme s'il était surpris et s'élança dans les airs. Laton laissa le sensorium merveilleusement clair de la crécerelle s'effacer de son esprit. La sensation de l'air flottant sur les ailes demeura plusieurs minutes. Voler avec l'oiseau de proie par l'entremise du lien d'affinité était une expérience qu'il adorait, rien ne surpassait cette impression de liberté qui n'était accordée qu'aux créatures de l'air. Il se retrouva brusquement plongé dans le monde ordinaire. Il était dans son bureau, assis dans la position du lotus sur un coussin de velours noir. C'était une pièce peu commune, ovoïde, de cinq mètres de haut, dont les murs incurvés étaient faits de bois lisse et poli. Un faisceau de cellules fluorescentes, encastrées à l'apex, répandait une clarté couleur de jade. Le coussin au centre du plancher courbe était le seul élément à rompre la symétrie ; même la porte se voyait à peine, ses lignes se confondant avec la fibre du bois. La simplicité et l'homogénéité du bureau libérait son esprit des distractions. En ce lieu, le corps immobile, son affinité étendant sa conscience grâce aux processeurs bioteks et aux cellules-mémoire incorporées, ses facultés mentales étaient quelque peu accrues. Cela donnait une petite idée de ce que ça pouvait devenir. Une pâle copie du but qu'il poursuivait avant son exil. Laton resta assis, songeant à Quinn Dexter et au crime atroce qu'il avait perpétré. Il y avait une terrible lueur de plaisir dans les yeux de Dexter au moment où ce colon sans défense avait été jeté au jactal. Pourtant il ne devait pas être qu'une brute sadique et sans cervelle. Le fait qu'il ait su ce qu'était la crécerelle, qu'il ait découvert ce qu'elle représentait, en était la preuve. Qui est le Frère de Dieu ? demanda Laton au réseau biotek infrasensoriel de la maison. Satan. Le diable des chrétiens. Est-ce un terme largement utilisé ? C'est un terme courant sur Terre parmi la population des gens de la rue. Dans la plupart des arches, il y a des sectes bâties autour du culte de ce dieu. La hiérarchie prêtre/ acolyte y est une simple variante de celle plus classique, officier/soldat, des organisations criminelles. Ceux qui sont au sommet contrôlent ceux qui sont à la base grâce à une doctrine quasi religieuse, et le statut est imposé par des rituels d'initiation. Leur théologie dit que, après l'Harma-guédon, quand l'univers sera livré aux âmes perdues, Satan reviendra apporter la lumière. Les sectes n'ont d'exceptionnel que le degré de violence mis en oeuvre pour maintenir la discipline parmi les rangs des fidèles. Du fait du haut niveau de dévotion qu'on y rencontre, les autorités ont la plupart du temps échoué dans leurs tentatives d'éradica-tion des sectes. Cela explique Quinn, en ce cas, songea Laton. Mais pourquoi voulait-il le crédisque de la Banque jovienne, l'argent du colon ? S'il réussissait à s'emparer d'Aberdale, aucun bateau de commerce ne s'y arrêterait plus jamais ; il ne pourrait rien acheter. En fait, il était plus que probable que le gouverneur enverrait une escouade de shérifs et d'adjoints pour mater toute rébellion des Déps dès que la nouvelle transpirerait. Quinn devait savoir ça, il n'était pas stupide. La dernière chose dont avait envie Laton, c'était que le monde extérieur manifeste un intérêt pour le comté de Schuster. Un prévôt, tout seul, qui venait fureter, c'était un risque acceptable, il avait pu le constater quand il avait enlevé les colons. Mais une escouade entière fouillant la jungle à la recherche de renégats adorateurs du Diable, c'était totalement hors de question. Il lui fallait en savoir davantage sur les projets de Quinn Dexter. Ils allaient devoir se rencontrer, précisément comme l'avait suggéré Quinn. Cependant, l'idée d'accepter sa proposition avait quelque chose de troublant. Le Coogan mouilla près d'une petite langue de terre sableuse à une heure de navigation en aval de la ville de Schuster. Deux cordes en fibre de silicone avaient été attachées aux arbres de la rive, amarrant solidement le tramp dans le courant. Assise à la proue, Marie Skibbow finissait de faire sécher ses cheveux dans la brise tiède du soir. Même l'humidité avait diminué. Rennison, la plus grosse lune de Lalonde, s'élevait lentement au-dessus de la ligne de faîte gris-brun des arbres, ajoutant une lueur couleur coquille d'huître au crépuscule. Marie s'adossa au mur mince de la cabine et contempla le spectacle avec délectation. L'eau faisait de doux clapotis contre les coques jumelles du Coogan. De temps à autre, un poisson venait dessiner des rides à la surface lisse comme un miroir. À cette heure, ils ont dû se rendre compte que j'étais partie. Mère va pleurer et père va exploser ; Frank s'en fichera et Paula sera triste. Ils vont tous s'inquiéter des conséquences que cela aura pour eux et les animaux, privés les uns et les autres d'un extra constamment à leur disposition. Pas un ne pensera à ce que moi je veux, à ce qui est bon pour moi. Elle entendit Gail Buchannan appeler et retourna à la timonerie. - On a cru un moment que tu étais passée par-dessus bord, ma jolie, dit Gail. De la cambuse venait un peu de lumière qui révélait la transpiration perlant sur ses bras empâtés. Au dîner, elle avait englouti plus de la moitié de ce que Marie avait préparé pour eux trois. - Non. Je regardais la lune monter dans le ciel. Gail lui lança un clin d'oeil de travers. - Très romantique. Ça te met dans l'ambiance. Marie sentit les poils de sa nuque se dresser. Malgré les bouffées d'air chaud qui venaient de la jungle, elle avait froid. - J'ai préparé tes vêtements de nuit, dit Gail. - Des vêtements de nuit ? - Très jolis. J'ai fait la dentelle moi-même. Len aime que ses femmes aient des fanfreluches. Tu ne trouveras pas mieux de ce côté de Durringham, renchérit-elle. Ce tee-shirt moulant est mignon, mais ça ne t'avantage pas tellement, n'est-ce pas ? - Je vous ai payés, répondit Marie d'une voix frêle. Le trajet complet jusqu'à Durringham. - Ça ne couvre pas nos frais, ma jolie. On te l'a dit, c'est cher de voyager sur cette rivière. Tu dois payer ton passage en travaillant à bord. - Non. L'énorme femme avait soudain perdu son humeur frivole. - On peut te débarquer. Ici même. Marie secoua la tête. - Je ne peux pas. - Mais oui tu peux. Une belle fille comme toi. (Gail enveloppa l'avant-bras de Marie dans sa main lourde.) Viens, ma jolie, dit-elle d'une voix cajoleuse. Le vieux Lennie, il sait fort bien traiter ses femmes. Marie avança un pied - C'est ça ma jolie, l'encouragea Gail. Descends. C'est tout là qui t'attend, regarde. Sur la table de la cambuse, il y avait un déshabillé de coton blanc. Gail la conduisit jusque-là. - Tu enfiles ça, c'est tout. Et que je n'entende plus ces remarques ridicules à propos de " je ne peux pas ". (Elle plaça le déshabillé contre Marie.) Oh ! tu vas être belle comme une image là-dedans, n'est-ce pas ? (Elle regarda l'effet que ça faisait avec un air béat.) N'est-ce pas ? répéta-t-elle. - Oui. - Bonne fille. Maintenant mets-le. - Où? - Ici, ma jolie. Ici même. Marie tourna le dos à la femme obèse et commença à ôter son tee-shirt. Gail gloussa, la voix rauque. - Oh ! tu es super, ma jolie. Vraiment. On va bien s'amuser. L'ourlet du déshabillé arrivait à peine en dessous des fesses de Marie, mais si elle essayait de tirer dessus ses seins sortaient du décolleté. Elle s'était sentie plus propre quand elle était couverte de poussière dans la jungle. Toujours gloussant, et lui donnant des petits coups de coude dans le dos, Gail la suivit dans la cabine où attendait Len, vêtu d'un peignoir en tissu éponge orange. L'unique ampoule électrique suspendue au plafond projetait un cône de lumière jaune. La bouche de Len s'ouvrit sur un sourire édenté lorsqu'il vit entrer Marie. Gail s'affaissa sur un robuste tabouret placé près de la porte, soufflant comme un bouf, visiblement soulagée. - Allez, ne t'occupe pas de moi, ma jolie. Je ne fais que regarder. Marie se dit que peut-être avec le clapotis de l'eau et les murs de bois rapprochés elle pourrait faire comme si elle était à nouveau avec Karl à bord du Swithland. Ça ne marcha pas. Le Ly-cilphe avait voyagé pendant plus de cinq milliards d'années quand il atteignit la galaxie qui abritait la Confédération, quoique à cette époque ce fussent les dinosaures qui constituaient la principale forme de vie terrestre. Il avait passé la moitié de son existence à traverser l'espace intergalactique. Il savait comment se glisser dans les interstices des trous-de-ver ; créature faite d'énergie, la structure physique du cosmos n'avait pas de secret pour lui. Cependant, sa nature était d'observer et d'enregistrer, aussi se déplaçait-il à une vitesse juste en dessous de celle de la lumière, déployant son champ de perception autour des atomes d'hydrogène exilés tombant depuis des temps infinis vers les lointaines et brillantes spirales stellaires. Chacun était unique, avait sa propre existence dont il convenait de conserver précieusement la trace afin d'élargir la connaissance, sa propre histoire, répertoriée dans le réseau mémoriel qui était pour le Ly-cilphe le siège de l'identité. Les atomes subissaient moins de perturbations qu'un neu-trino quand ils traversaient la section de l'espace que constituait le Ly-cilphe. Comme un trou noir, celui-ci n'avait pratiquement pas de dimension physique, quoiqu'il contînt un univers entier. Un univers soigneusement agencé de données pures. Après être parvenu aux étoiles de la ceinture, le Ly-cilphe passa des millions d'années à dériver parmi elles, classant les formes de vie qui naissaient et mouraient sur leurs planètes, cataloguant les paramètres physiques des innombrables systèmes solaires. Il fut témoin de l'éclosion et de la chute d'empires interstellaires, de civilisations planétaires qui s'éteignirent dans la nuit éternelle lorsque leur étoile devint une boule de fer glacée, de cultures touchant au sacré et de la plus bestiale barbarie. Tout cela fut enregistré d'une manière parfaitement ordonnée dans son esprit infini. Il progressa vers l'intérieur en suivant une trajectoire vaguement linéaire, en direction de l'éclat scintillant du centre galactique. Et ce faisant, il atteignit la portion de l'espace peuplé par la Confédération. Lalonde, récemment découvert, situé à la lisière du territoire, fut le premier monde humain qu'il rencontra. Le Ly-cilphe atteignit le nuage d'Oort de l'étoile en 2610. Après qu'il eut traversé la bande de comètes en sommeil qui l'entourait, des émissions de radiations laser et de micro-ondes pénétrèrent par intermittence la limite de son champ de perception. Elles étaient faibles, des fragments épars du surplus provenant des faisceaux de communication utilisés par les vaisseaux entrant en orbite au-dessus de Lalonde. Un survol préliminaire lui montra les deux centres de la vie intelligente présente dans ce système : la planète Lalonde elle-même avec les colons humains et tyrathcas, et JEthra, le jeune habitat édéniste en orbite solitaire au-dessus de Murora. Comme toujours en pareil cas, quand on découvrait de la vie quelque part, le Ly-cilphe effectua des balayages analytiques des planètes stériles. Les quatre mondes intérieurs : Cal-cott, brûlée par le soleil, et la colossale Gatley avec son immense atmosphère létale, puis, une fois passé Lalonde, Plewis, privée d'air, et Coum, recouverte de glace comme Mars. Suivaient les cinq géantes gazeuses, Murora, Bullus, Achillea, Toi et la lointaine Puschk avec son étrange cryochimie. Toutes avaient leur propre système lunaire et des milieux particuliers requérant une investigation. Le Ly-cilphe mit quinze mois à classifïer leur composition et leur environnement, puis piqua en direction de Lalonde. Les recherches dans la jungle prirent huit heures. Les trois quarts de la population adulte d'Aberdale y participèrent. Quinze minutes après que Rennison eut disparu à l'horizon, ils trouvèrent Gwyn Lawes. Presque entier. Parce que c'était un jactal qui l'avait tué, parce que les cordes avaient été ôtées de ses poignets et de ses chevilles, et le bâillon enlevé de sa bouche, parce que son fusil électromagnétique et toutes ses autres affaires étaient là, tout le monde convint qu'il s'agissait d'une mort naturelle, si horrible fût-elle. Ce fut aux Déps qu'on assigna la tâche de creuser la tombe. 10. L'Udat glissa au-dessus de la surface du spatioport non rotatif de Tranquillité comme s'il courait le long d'un fil invisible. Une ruche de profonds quais d'accostage brilla fugitivement sous sa coque bleu et pourpre ; ils abritaient des astronefs adamistes dont le fuselage sphérique luisait d'un éclat terne sous les feux des projecteurs périphériques. Meyer observa par l'entremise des capteurs du gerfaut un vaisseau de classe clipper, d'un diamètre de cinquante-cinq mètres, qui manouvrait pour se poser sur un berceau se déployant au-dessus du quai, ses tuyères à verniers crachant des boules orange de feu chimique. Il distinguait nettement sur le gaillard d'avant l'emblème bien connu de la Compagnie Vasilkovsky, tout en arabesques vertes et violettes. L'astronef se posa sur le berceau, d'où jaillirent des amarres en forme de piston qui se verrouillèrent aux prises réparties sur sa coque. Des bras ombilicaux se déployèrent, reliant le vaisseau aux circuits de refroidissement et d'environnement du spatioport. Les boucliers thermiques de l'astronef se rétractèrent, et le berceau entama sa descente vers le quai. Tous ces efforts rien que pour accoster, fit remarquer Udat. Tais-toi, tu vas vexer quelqu'un, répliqua affectueusement Meyer. J'aimerais bien qu'il y ait davantage d'astronefs comme moi. Ta race devrait cesser de se cramponner au passé. La place de ces vaisseaux mécaniques est dans un musée. Ma race, hein ? Tu as ta part de chromosomes humains, ne l'oublie pas. Tu en es sûr ? J'ai trouvé cette information dans une banque de mémoire quelconque. Les faucons en ont, en tout cas. Oh ! Eux. Meyer se fendit d'un sourire tant l'inflexion d'Udat était méprisante. Je croyais que tu aimais bien les faucons. Certains d'entre eux sont corrects. Mais ils pensent comme leurs capitaines. Et comment pensent les capitaines des faucons ? Ils n'aiment pas les gerfauts. Ils jugent que nous n'attirons que des ennuis. Ça nous est déjà arrivé. Uniquement quand nous avions besoin d'argent, dit Udat sur un ton plein de reproche. Et s'il y avait davantage de gerfauts et moins d'astronefs adamistes, l'argent se ferait beaucoup plus rare. J'ai des salaires à payer. Au moins avons-nous remboursé le prêt que tu avais souscrit pour m'acheter. Oui. Et j'ai suffisamment d'économies pour me payer un autre gerfaut quand tu ne seras plus là. Meyer veilla à ne pas laisser cette pensée s'échapper de son esprit. Udat était âgé de cinquante-sept ans ; la durée de vie d'un gerfaut était en moyenne de soixante-quinze à quatre-vingts ans. Il ne savait pas s'il aurait envie d'un autre astronef après Udat. Mais il pouvait encore compter sur un bon quart de siècle de compagnonnage, et il n'avait guère de problèmes d'argent ces temps-ci. Les seules dépenses qu'il devait engager étaient celles afférentes à l'entretien des modules de vie et au salaire des quatre membres d'équipage. Il pouvait désormais se permettre de choisir ses affréteurs. Chose impossible lors de ses vingt premières années d'activité. Une époque héroïque. Heureusement, la puissance contenue dans la coque de Y Udat, en forme de grande larme asymétrique, conférait à celui-ci une vitesse et une agilité considérables. Ce qui leur avait souvent été utile. Parmi les missions secrètes qu'il avait acceptées, il y en avait eu de très dangereuses. Certains vaisseaux n'étaient jamais rentrés. J'aimerais quand même pouvoir parler à d'autres astronefs comme moi, reprit Udat. Est-ce que tu discutes avec Tranquillité ? Oh, oui, tout le temps. Nous sommes de bons amis. De quoi parlez-vous ? Je lui montre les endroits que nous visitons. Et elle me montre son intérieur, ce qu'y font les humains. Vraiment ? Oui, c'est intéressant. Ce Joshua Calvert, notre affréteur, Tranquillité m'a dit que c'était un récidiviste de la pire espèce. Tranquillité a parfaitement raison. C'est pour ça que je le trouve si sympathique. Il me rappelle moi-même quand j'avais son âge. Non. Tu n'es jamais descendu aussi bas. Udat obliqua d'un angle infime, se glissant délicatement entre deux couloirs spatiaux encombrés de cargos chargés de He3 et de navettes personnelles. Les quais étaient plus grands dans cette section du gigantesque disque qu'était le spatioport ; c'était là qu'on effectuait les travaux d'entretien et de réparation. Seule la moitié d'entre eux était occupée. Le grand gerfaut s'immobilisa pile au-dessus du quai MB 0-330, puis tourna lentement autour de son axe principal de façon à orienter la partie supérieure de sa coque en direction du rebord. Contrairement aux faucons, dont la soute et le pont en forme de tore étaient séparés, Udat avait toutes ses machines concentrées dans une sorte de fer à cheval entourant sa bosse dorsale. La passerelle et les quartiers de l'équipage se trouvaient à l'avant, les deux soutes occupant les ailes et un petit compartiment côté bâbord abritant un aéro à propulsion ionique. Cherri Barnes fit son apparition sur la passerelle. Second capitaine de l'Udat, elle avait également rang de généraliste système ; c'était une femme de quarante-cinq ans, à la peau café au lait et au large visage souvent orné d'une moue pensive. Cela faisait trois ans qu'elle travaillait avec Meyer. Elle transmit une série d'ordres aux processeurs de sa console, recevant des images provenant des capteurs électroniques montés sur la coque. La vue en trois dimensions qui se formait dans son esprit lui montra son Udat flottant trente mètres au-dessus de la cale sèche dans une immobilité parfaite. - À toi, dit Meyer. - Merci. (Elle ouvrit un canal de liaison avec le réseau de données du quai.) MB 0-330, ici Udat. Ta cargaison est payée et t'attend. Prête à recevoir les instructions de déchargement. Comment souhaites-tu procéder, Joshua ? Le temps, c'est de l'argent. - C'est toi, Cherri ? émit Joshua en réponse. - Personne d'autre à bord ne consentirait à t'adresser la parole. - Je ne vous attendais pas avant une semaine, vous avez fait vite. Meyer télétransmit une demande d'accès à sa console. - Quand on affrète le meilleur astronef, on obtient le meilleur temps. - Je m'en souviendrai, lui dit Joshua. La prochaine fois que j'aurai un peu d'argent, je veillerai à choisir un astronef correct. - On peut toujours emporter nos nouds ailleurs, monsieur le vaillant capitaine qui n'est jamais sorti de l'anneau Ruine. - Mes nouds, espèce de régression génétique trop terrifiée pour aller gagner sa vie dans l'anneau Ruine. - Ce n'est pas l'anneau Ruine qui m'inquiète, c'est le sort que le seigneur de Ruine réserve à ceux qui filent hors système avant d'avoir fait enregistrer leurs découvertes à Tranquillité. Il y eut une pause d'une longueur inhabituelle. Meyer et Cherri échangèrent un regard étonné. - Je vous envoie Ashly et le véhicule de service multifonc-tion du Lady Mac pour récupérer les nouds, reprit Joshua. Et vous êtes tous invités à faire la fête ce soir. - C'est ça, le célèbre Lady Macbeth ? demanda Meyer quelques heures plus tard. Il se trouvait en compagnie de Joshua dans la minuscule cabine de contrôle du quai 0-330, ancré par son pied gauche à un tapis adhésif, et observait le quai à travers la bulle de verre. Le vaisseau long de cinquante-sept mètres qui reposait sur un berceau au centre du sol exhibait ses entrailles à l'espace. On avait ôté les plaques de sa coque, révélant un réseau complexe de machines et de réservoirs, un fantastique entrelacs de viscères blanc et argent. L'ensemble était contenu dans une structure d'effort constituée d'une trame aux mailles hexagonales. Des nouds de saut étaient placés au-dessus de chaque point de jonction. Des câbles supraconducteurs signalés par des bandes vertes et rouges jaillissaient tels des serpents de chaque noud, directement branchés sur les générateurs à fusion de l'astronef. Meyer n'y avait jamais pensé auparavant, mais ces nouds lenticulaires étaient presque identiques au profil d'un gerfaut. Au-dessus de la structure mise à nu, des ingénieurs vêtus de combinaisons IRIS noues et équipés de modules de manoeuvre s'affairaient à effectuer des tests et à remplacer des composants. D'autres avaient pris place sur des plates-formes mobiles portées par des bras métalliques articulés, disposant ainsi des outils lourds nécessaires au travail sur les systèmes plus importants. Des flashes stroboscopiques jaunes clignotaient sur toutes les pièces mobiles du quai, projetant des disques ambrés au pourtour tranché qui se découpaient sur toutes les surfaces en formant des tourbillons aléatoires. Plusieurs centaines de câbles de transmission de données reliaient le vaisseau aux cinq couplages d'interface disposés autour de la base du berceau. On aurait presque dit que le Lady Macbeth était sanglé par un filet de fibres optiques. Un boyau-sas de deux mètres de diamètre jaillissait d'un mur, juste au-dessous de la cabine de contrôle, permettant aux techniciens d'accéder aux capsules de vie enfouies au coeur du vaisseau. Divers systèmes étaient fixés aux murs en attendant d'être installés. Meyer ne voyait vraiment pas où on allait les caser. Le spatiojet du Lady Macbeth était lui aussi posé sur un mur, tel un gigantesque papillon supersonique, ses ailes bloquées en position de vol rapide. Les réservoirs et les cellules supplémentaires dont Joshua l'équipait lors de ses expéditions dans l'anneau Ruine avaient disparu ; deux silhouettes en scaphandre, aidées par un cyberdrone, pulvérisaient du solvant sur son fuselage pour dégager celui-ci de son épaisse gangue de mousse. Des flocons gris et friables volaient dans toutes les directions. - À quoi t'attendais-tu ? demanda Joshua. À une fusée Saturn V? Il était sanglé dans un treillis de confinement, devant la console de commande des cyberdrones. Ceux-ci couraient le long des rails en spirale qui sillonnaient les murs du quai, ce qui leur permettait d'accéder à toutes les parties du vaisseau. Trois d'entre eux s'étaient massés autour d'un générateur de fusion auxiliaire que de longs waldos blancs installaient délicatement sur son socle. Les ingénieurs qui flottaient autour de lui supervisaient le travail des cyberdrones installateurs, affairés à relier câbles, circuits de refroidissement et conduits d'alimentation. Joshua observait l'avancement des travaux par l'entremise des projecteurs AV omnidirectionnels disposés autour de sa console. - Non, plutôt à un cuirassé, répliqua Meyer. Je connais la capacité de ces nouds, Joshua. Si on les chargeait à fond, on pourrait faire un saut de quinze années-lumière. - Quelque chose comme ça, dit Joshua d'un air absent. Meyer grommela et se tourna de nouveau vers l'astronef. Le VSM revenait à nouveau de l'Udat, boîte oblongue de couleur vert pâle, pourvue à sa base de petits réservoirs sphériques et, jaillissant de son fuselage, de trois waldos articulés s'achevant par des manipulateurs complexes. Il transportait un noud encore enveloppé en direction de l'un des sas de l'atelier. Cherri Barnes considéra le quai en plissant le front. - Combien y a-t-il d'unités de réaction sur ce vaisseau ? demanda-t-elle. Apparemment, il y avait une quantité inhabituelle de cordons ombilicaux branchés à la coque du Lady Macbeth. Elle distinguait une paire de tubes à fusion fixés au mur, d'épais cylindres longs de dix mètres et emmaillotés de bobines magnétiques, d'injecteurs de rayons ionisés et d'initiateurs de liaison moléculaire. Joshua tourna la tête d'un degré, altérant l'orientation des projecteurs AV. La nouvelle colonne projeta une rafale de pho-tons le long de ses nerfs optiques, lui donnant un nouvel angle de vue sur le générateur de fusion auxiliaire. Il l'examina quelques instants, puis télétransmit une instruction à l'un des cyberdrones. - Quatre unités principales, dit-il. - Quatre ? En règle générale, les vaisseaux adamistes ne disposaient que d'une seule unité, ainsi que de deux ou trois machines à induction alimentées par le générateur et utilisées en cas d'urgence. - Ouais. Trois tubes à fusion et une unité à antimatière. - Tu ne parles pas sérieusement, s'exclama Cherri Barnes. C'est un crime passible de la peine capitale ! - Erreur ! Joshua et Meyer lui lancèrent le même sourire suffisant. Les cinq opérateurs présents dans la cabine de contrôle les imitèrent. - Posséder de l'antimatière est un crime passible de la peine capitale, dit Joshua. Mais rien dans les lois spatiales de la Confédération ne t'interdit de posséder un moteur fonctionnant à l'antimatière. Tant que tes chambres de confinement sont vides et non opérationnelles, tout va bien. - Nom de Dieu ! - Ça fait de toi un capitaine très populaire en cas de guerre. C'est toi et toi seul qui fixes le prix de tes services. Du moins c'est ce qu'on m'a dit. - Je parie que tu as aussi un maser de communication surpuissant. Du genre qui peut faire passer un message clair et net à travers la coque d'un autre astronef. - En fait, non. Lady Mac en a huit. Papa était un maniaque de la redondance multiple. Le bar Chez Harvey se trouvait au trente et unième étage du gratte-ciel Sainte-Marthe. Sa scène minuscule accueillait un véritable orchestre de scarr-jazz, musique à base de mélodies fracturées et de sanglots cuivrés. Il était pourvu d'un comptoir en chêne naturel long de quinze mètres dont Harvey jurait qu'il provenait d'un bordel parisien du XXe siècle, proposait trente-huit bières différentes et trois fois plus d'alcools forts, y compris des Larmes de Norfolk pour les clients les plus fortunés. On y trouvait des boxes qu'un écran pouvait protéger des curieux, une piste de danse, de longues tables pour les réunions festives et des globes lumineux émettant des photons à la plus basse fréquence du jaune. Et Harvey se vantait de la qualité de son menu, élaboré par un chef qui affirmait avoir travaillé aux cuisines royales de la principauté de Jerez, une possession du royaume de Kulu. Les serveuses étaient jeunes, jolies et vêtues de robes noires décolletées. Son atmosphère sophistiquée et la modicité relative de ses alcools attiraient en nombre les équipages des vaisseaux faisant escale sur Tranquillité. Il y avait foule presque tous les soirs. Joshua était un habitué de longue date. On l'avait vu Chez Harvey quand il n'était qu'un adolescent effronté en quête de récits d'expéditions stellaires, puis quand il était devenu récupérateur, mentant sur ses gains et sur les prises incroyables qui lui avaient filé entre les doigts, et enfin quand il avait accédé au statut envié de propriétaire et capitaine d'astronef, un des plus jeunes à avoir réussi cet exploit. - J'ignore la composition de cette saleté de mousse dont tu as aspergé le spatiojet, Joshua, mais il est quasiment impossible de l'enlever, se plaignit amèrement Warlow. Quand Warlow prenait la parole, tout le monde l'écoutait. Impossible de faire autrement, du moins dans un rayon de huit mètres. C'était un cosmonik, né sur un astéroïde aménagé en colonie industrielle. Il avait passé plus de soixante-cinq pour cent de ses soixante-douze ans en apesanteur et ne bénéficiait pas des améliorations génétiques que Joshua et les Édénistes devaient à leurs ancêtres. Au bout d'un temps, ses organes avaient commencé à dégénérer, la faiblesse de son taux de calcium avait transformé ses os en brindilles de porcelaine, ses muscles s'étaient atrophiés et les fluides s'étaient massés dans ses tissus, affaiblissant ses poumons et dégradant son système lymphatique. Il avait tout d'abord utilisé des appoints nanoni-ques pour compenser cet état, puis les appoints étaient devenus des remplacements, une armature en fibre de carbone se substituant peu à peu à son squelette. Il consommait désormais de l'électricité plutôt que de la nourriture. L'ultime transition avait concerné sa peau, son épidémie rongé par l'eczéma ayant laissé la place à une membrane en silicone, lisse et de couleur ocre. Warlow n'avait pas besoin de scaphandre pour travailler dans l'espace, il pouvait survivre plus de trois semaines sans recharge d'oxygène ou d'énergie. Ses traits étaient devenus purement cosmétiques, une grossière caricature de la physionomie humaine évoquant un visage de mannequin, mais une valve placée à la base de sa gorge lui permettait d'absorber les liquides. Il n'avait pas de système pileux et ne se souciait pas de porter des vêtements. Quant à l'activité sexuelle, il l'avait abandonnée durant la cinquantaine. Bien que certains cosmoniks aient fini par se métamorphoser en simples unités de travail mobiles pourvues d'un cerveau, Warlow avait conservé sa forme humanoïde. La seule adaptation visible était celle de ses bras ; chacun d'eux se transformait en fourche au niveau du coude, se dédoublant en deux avant-bras. Si le premier restait pourvu d'une main et de doigts recon-naissables, l'autre s'achevait par une prise en titane, à laquelle il pouvait fixer une grande variété d'outils. Joshua sourit et leva sa flûte de Champagne pour saluer la gargouille de deux mètres à la peau lisse qui dominait la tablée. - C'est pour ça que je t'ai confié cette tâche. Si quelqu'un peut l'accomplir, c'est bien toi. Il remerciait sa chance d'avoir pu recruter Warlow. Alors que certains capitaines le rejetaient en raison de son âge, Joshua appréciait grandement son expérience. - Tu devrais demander à Ashly de le faire voler en tangente au-dessus de l'atmosphère de Mirchusko. Cette mousse serait brûlée comme par un abrasif. Un petit passage et on n'en parle plus. Le premier avant-bras gauche de Warlow s'abattit sur la table. Verres et bouteilles en frémirent. - Autre solution : brancher une pompe sur ton ventre et transformer ton cul en aspirateur, dit Ashly Hanson. Slurp, fit-il en creusant les joues. Le pilote était un homme de haute taille âgé de soixante-sept ans, auquel la génétique avait fait don d'une silhouette trapue, de cheveux bruns ondulés et d'un sourire émerveillé de gamin de dix ans. L'univers était pour lui une source constante de joie. Il vivait de ses talents, étant capable de faire voler avec grâce un spatiojet lourdement chargé dans n'importe quelle atmosphère. À en croire sa licence du ministère de l'Astronautique, il était également qualifié pour l'aéronautique et le vol spatial, mais cette licence était périmée depuis trois cent vingt ans. Ashly Hanson était temporellement déplacé ; né dans une famille relativement fortunée, il avait en 2229 confié la gestion de ses avoirs à la Banque jovienne en échange d'un contrat d'entretien portant sur une nacelle tau-zéro d'un modèle sûr (même à cette époque, les Édénistes étaient les partenaires idéaux pour ce genre d'accord). Il alternait les périodes de cinquante ans en stase anentropique et les " virées " de cinq ans dans la Confédération. "Je suis un futurologue, avait-il dit à Joshua lors de leur première rencontre. J'ai pris un aller simple pour l'éternité. Je me contente de sortir parfois de ma machine à explorer le temps pour jeter un coup d'oeil à l'univers. " Joshua l'avait recruté autant pour son habileté de pilote que pour les histoires qu'il était susceptible de lui raconter. - Merci, mais on enlèvera la mousse conformément au manuel, dit-il aux deux hommes. Le diaphragme synthétiseur de voix qui était incrusté dans le torse de Warlow, juste au-dessus de ses ouïes respiratoires, poussa un soupir métallique. Il porta sa gourde de Champagne à son visage et en injecta une goulée dans sa valve. L'alcool faisait partie des choses auxquelles il n'avait pas renoncé, mais son organisme était équipé de filtres lui permettant si nécessaire de se dégriser à une vitesse stupéfiante. Meyer se pencha au-dessus de la table pour s'adresser à Joshua. - Des nouvelles de Neeves et de Sipika ? demanda-t-il à voix basse. - Oui. C'est vrai que tu ne pouvais pas être au courant. Ils ont débarqué sur la base deux ou trois jours après votre départ pour la Terre. Ils ont failli se faire lyncher. Les sergents ont dû venir à leur secours. Ils sont en prison, où ils attendent une décision judiciaire. Meyer plissa le front. - Pourquoi cette attente ? Je croyais que Tranquillité traitait ce genre de cas sans délai. - Tout un tas de parents éplorés de récupérateurs disparus prétendent que Neeves et Sipika sont responsables de leur disparition. Et puis il y a la question des compensations. En dépit du traitement que je lui ai infligé, le Madeeir a une valeur marchande d'un million et demi de fusiodollars. J'ai renoncé à mes droits sur lui, mais je suppose que les familles ont des chances d'obtenir quelque chose. Meyer but une nouvelle gorgée d'alcool. - Sale affaire, commenta-t-il. - On envisage d'équiper les vaisseaux récupérateurs de balises de détresse et de rendre celles-ci obligatoires. - Jamais ils n'accepteront, ils sont trop indépendants. - Oui, mais je ne suis plus concerné à présent. - On peut le dire, intervint Kelly Tirrel. Elle était assise tout contre Joshua, une jambe posée sur la sienne et un bras passé autour de ses épaules. C'était une position qu'il trouvait extrêmement confortable. Kelly était vêtue d'une robe couleur améthyste dont les yeux de Joshua étaient en^mesure d'apprécier à sa juste valeur le décolleté plongeant. Âgée de vingt-quatre ans et de taille légèrement inférieure à la moyenne, elle avait des cheveux auburn et un visage des plus délicats. Cela faisait deux ans qu'elle travaillait comme correspondante itinérante pour l'antenne de l'agence Collins établie sur Tranquillité. Ils avaient fait connaissance dix-huit mois plus tôt, alors qu'elle réalisait un reportage sur les récupérateurs qui devait être diffusé dans toute la Confédération. Il l'aimait pour son indépendance et pour ses origines modestes. - C'est gentil de te faire du souci pour moi, lui dit-il. - Si je me fais du souci, c'est pour toutes ces données qui seront perdues le jour où ta cervelle explosera quelque part dans le cosmos à cause de cette relique que tu appelles un astronef. (Elle se tourna vers Meyer.) Savez-vous qu'il refuse de me donner les coordonnées de ce château qu'il a découvert ? - Quel château ? demanda Meyer. - Là où il a trouvé la pile électronique laymil. Un large sourire se peignit sur le visage de Meyer. - Un château. Tu ne m'avais pas parlé de ça, Joshua. Est-ce qu'il abritait des chevaliers et des magiciens ? - Non, répliqua Joshua d'un ton ferme. C'était une grande structure cubique. Si je l'appelle un château, c'est à cause de son système de défense. Ça n'a pas été facile d'y pénétrer, un faux mouvement et... Son visage devint grave. Kelly se colla un peu plus contre lui. - Était-il opérationnel ? demanda Meyer, qui s'amusait comme un fou. - Non. - Alors en quoi était-il dangereux ? - Il y avait encore de l'énergie dans certaines cellules du système de défense. Vu la dégénérescence moléculaire dont elles avaient souffert dans l'anneau, j'aurais pu causer un court-circuit rien qu'en les effleurant. Ensuite, c'aurait été l'explosion et la réaction en chaîne. - Une pile électronique et des cellules encore fonctionnelles. Une découverte vraiment fabuleuse, Joshua. Joshua lui lança un regard noir. - Et il refuse de me dire où elle se trouve, geignit Kelly. Réfléchissez, un truc comme ça qui a survécu au suicide détient peut-être la clé du secret des Laymils. Si je pouvais capturer ça sur un sensovidéo, ma réputation serait faite. Je pourrais choisir moi-même ma propre antenne Collins. Je pourrais même la diriger, bon sang. - Je vais te dire où ça se trouve, ça se trouve là-dedans, dit Joshua en se tapotant le crâne. Mes naneuroniques ont enregistré ses paramètres orbitaux au mètre près. Je suis capable de le localiser avec précision durant les dix prochaines années. - Combien demandes-tu pour cette information ? s'enquit Meyer. - Dix millions de fusiodollars. - Merci, mais je passe. - Ça ne te dérange pas de faire obstacle au progrès ? demanda Kelly. - Non. Et puis, que se passera-t-il si la réponse que nous trouvons se révèle particulièrement désagréable ? - Bien vu, dit Meyer en levant son verre. - Joshua ! Le public a le droit de savoir. Il est parfaitement capable de se faire une opinion, il n'a pas besoin que des gens comme toi le protègent des faits. Le secret engendre l'oppression. Joshua leva les yeux au ciel. - Seigneur. Ce qu'il y a, c'est que tu penses que Dieu a accordé aux journalistes le droit de fourrer leur nez partout où ils le souhaitent. Kelly lui tendit une flûte, l'encourageant à boire un peu de Champagne. - Mais c'est vrai. - Tu finiras par te faire arracher le tien. Quoi qu'il en soit, nous saurons tôt ou tard ce qui est arrivé aux Laymils. Tranquillité a recruté tellement de chercheurs qu'ils finiront bien par obtenir des résultats. - C'est bien toi, Joshua, l'éternel optimiste. Seul un optimiste envisagerait d'embarquer à bord de ton astronef. - Le Lady Mac est irréprochable, rétorqua Joshua. Demande à Meyer : ses systèmes sont les plus perfectionnés que l'on puisse se payer. Kelly tourna vers Meyer ses yeux aux longs cils noirs. - Oh, absolument, dit-il. - Mais quand même, je ne veux pas que tu partes, dit-elle à voix basse. (Elle embrassa Joshua sur la joue.) Quand ton père pilotait cet astronef, les systèmes étaient au point et plus neufs qu'aujourd'hui. Regarde ce qui lui est arrivé. - Ce n'est pas la même chose. Les orphelins de la station-hôpital n'auraient jamais été sauvés sans l'intervention du Lady Mac. Papa a été obligé de faire son saut trop près de l'étoile neutronique. Meyer poussa un grognement attristé et vida son verre. Joshua était accoudé au comptoir lorsque la femme l'aborda. Elle dut lui adresser la parole pour qu'il la remarque, car son attention était ailleurs. La barmaid s'appelait Helen Vanham, elle avait dix-neuf ans, sa robe était nettement plus courte qu'il n'était d'usage Chez Harvey et elle semblait empressée de servir le capitaine Joshua Calvert. Son service s'achevait à deux heures du matin, lui confia-t-elle. - Capitaine Calvert ? Il s'arracha au spectacle d'une poitrine et de cuisses affriolantes. Bon Dieu, que c'était agréable de se faire appeler ainsi. - C'est moi. La femme avait la peau noire, très noire. Sa famille n'avait pas dû faire appel très souvent à l'ingénierie génétique, se dit-il, même si cette pigmentation paraissait suspecte ; elle mesurait cinquante centimètres de moins que lui et son béret de cheveux courts était strié de filets argentés. Il lui donnait la soixantaine, et sans doute vieillissait-elle à un rythme normal. - Je suis le docteur Alkad Mzu, dit-elle. - Bonsoir, docteur. - Je me suis laissé dire que vous disposiez d'un astronef en cours de réfection. - C'est exact, le Lady Macbeth. Le meilleur cargo indépendant de ce côté-ci du royaume de Kulu. Vous avez l'intention de l'affréter ? - Peut-être. Le coeur de Joshua fit un bond. Il examina de nouveau son interlocutrice. Alkad Mzu était vêtue d'un costume gris, et son cou était gainé par un mince col roulé. Elle semblait très sérieuse, et son visage était figé en permanence dans une expression résignée. Un petit signal d'alarme retentit au fond de son crâne. Tu es trop méfiant, se dit-il, ce n'est pas parce qu'elle ne sourit jamais qu'elle représente une menace. Il n'y a pas l'ombre d'une menace sur Tranquillité, c'est ça qui en fait la beauté. - La médecine doit bien payer ces temps-ci, dit-il. - J'ai un doctorat en physique. - Oh, pardon. La physique doit bien payer. - Pas vraiment. Je fais partie de l'équipe de recherche sur les artefacts laymils. - Ah bon ? Alors vous avez dû entendre parler de moi, c'est moi qui ai déniché la pile électronique. - En effet, mais les cristaux mémoriels ne sont pas de ma compétence. J'étudie surtout leur propulsion par fusion. - Vraiment ? Puis-je vous offrir un verre ? Alkad Mzu tiqua, puis jeta un lent regard circulaire sur la salle. - C'est vrai, nous sommes dans un bar. Je me contenterai d'un verre de vin blanc, merci. Joshua fit signe à Helen Vanham de servir la physicienne. Reçut en retour un sourire des plus amicaux. - Quelle est la nature exacte de votre fret ? demanda-t-il. - J'ai besoin de visiter un système stellaire. Fichtrement bizarre, se dit Joshua. - C'est ce que le Lady Mac fait le mieux. Quel système ? - Garissa. Joshua plissa le front, car il croyait connaître la plupart des systèmes. Il consulta le fichier cosmologie de ses naneuroni-ques. Ce fut à ce moment-là que son sens de l'humour commença à le déserter. - Garissa a été abandonné il y a trente ans de cela. Alkad Mzu accepta le verre que lui tendait la barmaid et goûta son contenu. - Garissa n'a pas été abandonné, capitaine. Il a été annihilé. Quatre-vingt-quinze millions de personnes ont été massacrées par le gouvernement omutan. Les Forces spatiales de la Confédération ont réussi à en évacuer environ sept cent mille après le lâcher de superbombes. Elles ont utilisé pour cela des unités de transport de troupes et des astronefs de colonisation. (Ses yeux se voilèrent.) Les opérations de secours ont été abandonnées au bout d'un mois. Cela ne servait plus à grand-chose. Les retombées radioactives affectaient déjà tous ceux qui avaient survécu aux explosions, aux raz de marée, aux tremblements de terre et aux ouragans. Sept cent mille rescapés sur quatre-vingt-quinze millions. - Je suis désolé, je ne savais pas. Un rictus déforma les lèvres posées sur le verre. - Pourquoi l'auriez-vous su ? Une obscure petite planète qui a péri avant votre naissance ; pour des raisons politiques qui, même à l'époque, n'avaient aucun sens. Pourquoi se souviendrait-on d'elle ? Joshua transféra le montant de la note de sa carte de crédit de la Banque jovienne au bloc comptable du bar lorsque la barmaid lui apporta ses bouteilles de Champagne. À l'autre bout du comptoir, un homme de type oriental l'observait discrètement, ainsi que le Dr Mzu, tout en sirotant sa bière. Joshua s'obligea à ne pas lui rendre son regard. Il gratifia Helen Vanham d'un large sourire et d'un généreux pourboire. - Je vais être franc avec vous, docteur Mzu. Je peux vous conduire dans le système de Garissa, mais il est hors de question d'atterrir sur la planète dans ces conditions. - Je comprends, capitaine. Et j'apprécie votre franchise. Je n'ai pas l'intention d'atterrir, seulement de visiter. - Euh... bien. Garissa était votre monde natal ? - Oui. - Je suis navré. - C'est la troisième fois que vous vous excusez. - Il y a des jours comme ça. - Combien cela me coûterait-il ? - Un seul passager, aller et retour ; je dirais environ cinq cent mille fusiodollars. Je sais que ça fait beaucoup, mais la consommation de carburant est la même pour un unique passager et pour une soute pleine de marchandises. Et les horaires de l'équipage sont également les mêmes, ainsi que leurs salaires. - Je ne pense pas être en mesure de vous payer d'avance. Mes revenus de chercheur sont confortables, mais pas à ce point. Cependant, je peux vous assurer que, une fois arrivée à destination, j'aurai à ma disposition les fonds nécessaires. Êtes-vous intéressé ? Joshua empoigna son plateau, captivé malgré lui. - Peut-être pourrions-nous parvenir à un accord, à condition que vous consentiez à me verser une avance. Et mes tarifs sont très raisonnables, vous ne trouverez pas moins cher. - Merci, capitaine. Pourrais-je avoir une copie des paramètres de manutention et de la capacité de transport de votre vaisseau ? Je dois savoir si le Lady Macbeth est conforme à mes besoins, ils sont assez particuliers. Seigneur, si elle doit être informée de la capacité du vaisseau, qu'a-t-elle l'intention de rapporter de là-bas ? Quoi que ce soit, ça doit être planqué depuis trente ans. Ses naneuroniques lui signalèrent qu'elle venait d'ouvrir un canal. - Entendu. Il lui télétransmit les données relatives au Lady Mac et à ses performances. - Je vous recontacterai, capitaine. Merci pour le vin blanc. - Tout le plaisir est pour moi. À l'autre bout du comptoir, Onku Noi, premier lieutenant dans les Forces impériales d'Oshanko affecté au Service de renseignements C5 (Division des observations extérieures), acheva sa bière et paya sa note. Le programme de filtrage audio de ses naneuroniques avait effacé les bruits de fond, mélange de musique et de conversations, lui permettant d'enregistrer tous les propos échangés par Alkad Mzu et le jeune capitaine d'astronef. Il se leva et ouvrit un canal dans le réseau de communication de Tranquillité, demandant à accéder à la banque de mémoire du spatioport contenant les références des vaisseaux de transport commercial. Le fichier concernant le Lady Macbeth et Joshua Calvert fut télétransmis à ses naneuroniques. Ce qu'il y découvrit lui arracha un spasme involontaire des maxillaires. Le Lady Macbeth était un astronef capable d'être converti en vaisseau de guerre, équipé d'un système de propulsion à antimatière et de rampes de lancement pour guêpes, et on était en train de le remettre à neuf. Marquant une pause le temps de vérifier que le profil visuel de Joshua Calvert était correctement enregistré dans la cellule mémorielle de ses naneuroniques, il sortit de Chez Harvey sur les talons du Dr Mzu, veillant à conserver sur elle un retard de trente secondes par souci de discrétion. Déjà captivé, Joshua se retrouva complètement fasciné en observant subrepticement les trois hommes qui filaient le Dr Mzu alors qu'ils manquaient entrer en collision en sortant du bar. Une nouvelle fois, son intuition ne l'avait pas trompé. Seigneur, mais qui est cette femme ? Tranquillité le savait sûrement. Mais Tranquillité saurait tout aussi sûrement pourquoi on la filait et qui étaient ses chiens de garde. Par conséquent, lone le savait également. Il n'était toujours pas au clair sur les sentiments que lui inspirait lone. Il n'existait certainement personne dans l'univers connu qui fasse mieux l'amour, mais le fait de savoir que Tranquillité l'observait par l'entremise de ses yeux bleu de mer, que toutes ses manières de jeune fille évaporée enveloppaient des processus mentaux plus glacials que de l'hélium solide, voilà qui était plus qu'un peu déconcertant. Quoique jamais inhibant. Elle avait parfaitement raison sur ce point : il était incapable de dire non. Du moins pas à elle. Il revenait à elle chaque jour, poussé par l'instinct tel un oiseau migrateur revenant à un continent équatorial. Comme il était excitant de baiser le seigneur de Ruine, de baiser une Saldana. Et le contact du corps d'Ione contre le sien était suprêmement érotique. L'ego masculin, songeait-il souvent ces derniers temps, est un marionnettiste doué d'un sens de l'humour très noir. Joshua n'eut pas le temps de réfléchir plus avant à l'énigme du Dr Mzu, car quelqu'un venait de le héler. Il se retourna, le visage figé par une légère contrariété. Un homme âgé d'une trentaine d'années, vêtu d'une combinaison d'astro bleu marine plutôt élimée, se frayait un chemin dans la foule en agitant les bras. Il ne mesurait que quelques centimètres de moins que Joshua, et la régularité de son visage, sous des cheveux noirs coupés court, suggérait une forte dose d'ingénierie génétique. Le sourire qu'esquissaient ses lèvres exprimait un mélange d'espoir et d'appréhension. - Oui ? demanda Joshua d'une voix lasse - il n'avait parcouru que la moitié du chemin le séparant de sa table. - Capitaine Calvert ? Erick Thakrar, ingénieur système d'astronef, cinquième échelon. - Ah, fit Joshua. Warlow éclata d'un rire frisant les mille décibels, et le silence se fit un instant dans le bar. - Mon échelon ne tient compte que de mes heures de vol, ou peu s'en faut, reprit Erick. J'ai fait pas mal de boulot de maintenance. En pratique, je dois être au troisième échelon, sinon plus haut. - Et vous cherchez à embarquer ? - Exact. Joshua hésita. Il avait encore deux ou trois postes à pourvoir, dont un d'ingénieur système. Mais un vague sentiment d'inquiétude le démangeait, avec plus d'insistance que lors de sa conversation avec le Dr Mzu. Qui est ce type, nom de Dieu, un tueur en série ? - Je vois, dit-il. - Ce serait une affaire pour vous, je ne demande qu'un salaire de cinquième échelon. - Je préfère verser à mes hommes un pourcentage de la valeur du fret, ou du profit réalisé si nous transportons notre propre cargaison. - Ça me convient à merveille. Joshua n'avait rien à redire à l'attitude d'Erick. C'était un homme jeune, enthousiaste, sans aucun doute dur à la tâche, de toute évidence disposé à s'adapter aux règles en vigueur dans les astronefs de transport indépendants. Bref, un homme que l'on souhaiterait avoir à ses côtés. Mais cette impression de fausseté refusait de s'estomper. - D'accord, donnez-moi votre CV et j'y jetterai un coup d'oil, dit-il. Mais pas ce soir, je ne suis pas en état de prendre des décisions de commandement. En fin de compte, il invita Erick Thakrar à sa table pour voir comment il s'entendait avec les trois autres membres de l'équipage. Il avait le même sens de l'humour qu'eux, il savait raconter de bonnes histoires et, s'il buvait beaucoup, c'était sans trop d'excès. Joshua observa la suite des événements au travers d'une vapeur de Champagne de plus en plus épaisse, s'écartant de temps à autre de Kelly pour avoir une meilleure vue de la tablée. Warlow l'aimait bien, Ashly Hanson l'aimait bien, Melvyn Ducharme, le spécialiste es fusions du Lady Mac, l'aimait bien, même Meyer et les astros de YUdat l'aimaient bien. Il était des leurs. Et là était le problème, décida Joshua. Erick collait un peu troc parfaitement à son personnage. A deux heures moins le quart du matin, pas peu fier de son habileté, Joshua réussit à glisser entre les doigts de Kelly et à s'éclipser de Chez Harvey en compagnie d'Helen Vanham. Elle vivait seule dans un appartement situé deux étages sous son lieu de travail. Sommairement meublé, il avait des murs nus en polype blanc ; de gros coussins aux couleurs vives étaient éparpillés sur un sol de mousse topaze, des caisses d'aluminium faisaient office de tables chargées de bouteilles et de verres, et une gigantesque colonne de projection AV occupait tout un coin du salon. En guise de portes, des paravents de soie isolaient les pièces les unes des autres. Quelqu'un y avait peint des silhouettes d'animaux, et des pinceaux et des pots de peinture étaient rangés sur l'une des caisses. Joshua vit des tumeurs de polype poussant dans la mousse comme des champignons rocheux : des bourgeons de meubles qui adopteraient bientôt la forme souhaitée par Helen. Un panneau de sécrétion alimentaire était enchâssé dans le mur qui faisait face à la fenêtre ; une rangée de tétines, pareilles à des sacs plastique d'un brun jaune, s'y dressaient fièrement, signe d'une utilisation régulière. Cela faisait longtemps que Joshua ne s'était pas nourri à un tel panneau, mais ceux-ci avaient été pour lui un don du Ciel lors de sa période de vaches maigres. Tous les appartements de Tranquillité en étaient équipés. Ces tétines sécrétaient une pâte comestible et des jus de fruits synthétisés par une série de glandes dissimulées dans le mur. Il n'y avait rien à reprocher à la saveur de cette nourriture, dont l'aspect imitait à s'y méprendre le poulet, le bouf, le porc et l'agneau, même les couleurs étaient presque authentiques. C'était la consistance de cette pâte, évoquant de la graisse visqueuse, qui ne manquait jamais d'écourer Joshua. Les glandes ingéraient un fluide nutritif circulant dans un réseau de veines couvrant la totalité de l'habitat, réseau alimenté à son tour par les organes digestifs de minéraux de Tranquillité, situés dans la calotte sud. Le recyclage intervenait également dans le processus, reliefs et déjections humains étant décomposés par des organes spécialisés installés dans le sous-sol de chaque gratte-ciel. Les sections poreuses de la coque servaient à l'évacuation des composants toxiques, préservant la biosphère close de toute pollution dangereuse. La famine était inconnue dans les habitats bioteks, mais les Édénistes comme les résidents de Tranquillité importaient de toute la Fédération quantité de vins fins et de mets délicats. Ils pouvaient se le permettre. Ce qui, de toute évidence, n'était pas le cas d'Helen. Même si son appartement était plutôt spacieux, la présence de tétines et l'absence de meubles en matière pure l'identifiaient comme étant une piaule d'étudiante. - Sers-toi quelque chose à boire, dit Helen. Moi, je me débarrasse de cette robe à attirer le client. Elle franchit le seuil de sa chambre derrière elle, laissant le paravent replié. - Que fais-tu dans la vie, à part être serveuse Chez Harvey ? demanda-t-il. - J'étudie les beaux-arts, répondit-elle. Harvey, c'est juste pour l'argent de poche. Joshua cessa d'examiner les bouteilles pour mieux apprécier les animaux peints sur les paravents. - Es-tu une bonne artiste ? - Je le serai peut-être un jour. Mon prof dit que j'ai un excellent instinct pour les formes. Mais mes études doivent durer cinq ans, et nous n'en sommes encore qu'aux bases du dessin et de la peinture. On n'aura accès à la technologie AV que l'année prochaine, et à la synthèse d'ambiance l'année d'après. C'est chiant, mais il faut bien assimiler les bases. - Ça fait combien de temps que tu bosses Chez Harvey ? - Deux ou trois mois. Le boulot n'est pas désagréable, les astros sont généreux question pourboires et nettement moins collants que les financiers. J'ai travaillé huit jours dans un bar de Saint-Pelham. L'angoisse ! - Tu avais déjà vu Erick Thakrar avant ce soir ? Il était assis à ma table, un type d'une trentaine d'années en combi bleu marine. - Oui. Ça fait environ quinze jours qu'il se pointe tous les soirs. Il est généreux, lui aussi. - Tu sais où il travaille ? - Aux quais ; pour Lowndes, je crois. Il a été embauché deux ou trois jours après son arrivée. - Sur quel vaisseau se trouvait-il ? - Le Shah de Kai. Joshua ouvrit un canal dans le réseau de communication de Tranquillité et télétransmit une demande de recherche au bureau de la Lloyd. Le Shah de Kai était un cargo enregistré au nom d'un holding du système de Nouvelle-Californie. C'était un ancien vaisseau de transport de troupes, avec un moteur à fusion de six g ; l'une de ses soutes était équipée de nacelles tau-zéro pouvant accueillir une compagnie de marines et il disposait de lasers défensifs de proximité. Un astronef capable de prendre d'assaut un astéroïde. Je te tiens, se dit Joshua. - Tu as eu l'occasion de rencontrer des membres de son équipage ? demanda-t-il. Helen réapparut sur le seuil de la chambre. Elle était vêtue d'une combinaison collante à résille aux longues manches et chaussée de bottes en suède blanc qui lui arrivaient à mi-cuisses. - Plus tard, dit-elle. Joshua s'humecta involontairement les lèvres. - J'ai un superbe fichier décor assorti à cette tenue, si ça te dit d'essayer. Elle s'avança d'un pas dans le salon. - D'accord. Il accéda au fichier de senso-environnement et ordonna à ses naneuroniques d'ouvrir un canal vers Helen. Un clignotement subliminal parcourut ses nerfs optiques. L'appartement Spartiate laissa la place aux murs en soie d'une splendide tente arabe. Il y avait autour de l'entrée de hautes fougères dans des pots en cuivre, dans un coin une grande table couverte de plateaux en or et de coupes incrustées de joyaux, et des tentures exotiques aux motifs complexes frémissant sous la brise chaude et sèche venue du désert écarlate. Derrière Helen se trouvait une section isolée par un rideau de soie, dont l'entrebâillement permettait d'apercevoir un grand lit aux draps pourpres et un divan en satin qui se dressait derrière les oreillers brodés d'écarlate tel un lever de soleil sculpté dans le tissu. - Sympa, dit-elle en parcourant la scène du regard. - C'est ici que Lawrence d'Arabie honorait son harem durant le XVIIF siècle. C'était un cheikh, une sorte de roi, qui était en guerre contre l'Empire romain. Cet enregistrement sensoriel vient de Terre et il est garanti authentique. Je l'ai acheté à un de mes amis, un capitaine d'astronef qui a pu visiter le musée. - Vraiment ? - Eh oui. Ce vieux Lawrence avait environ cent cinquante épouses, à ce qu'on dit. - Ouahou. Et il les honorait toutes en personne ? - Oh, oui, bien obligé, elles étaient protégées par toute une armée d'eunuques. Lui seul pouvait les approcher. - Est-ce que sa magie perdure ? - Tu veux t'en assurer ? L'esprit d'Ione englobait la totalité de la chambre d'Helen, les cellules photosensitives placées dans les murs, le sol et le plafond lui accordant une complète visualisation. Celle-ci était mille fois plus détaillée qu'une projection AV. Elle pouvait se déplacer dans la pièce comme si elle s'y trouvait, ce qui était le cas d'une certaine façon. Le lit n'était qu'un matelas rembourré posé à même le sol. Helen y était étendue en travers, chevauchée par un Joshua dans le plus simple appareil. Lentement, délibérément, il la dévêtait en déchirant sa combinaison morceau par morceau. Intéressant, remarqua lone. Si tu le dis, répliqua froidement Tranquillité. Les longues jambes bottées d'Helen s'agitaient derrière le dos de Joshua. L'intensité de ses cris et de ses gloussements croissait à mesure que progressait son effeuillage. Je ne parle pas de ce qu'ils sont en train de faire, même si, à en juger par son excitation, il faudra que j'essaie de porter un truc comme ça un de ces jours. Non, je pensais à la réaction de Joshua face à Erick Thakrar. Encore ses prétendus talents de voyant ? Jusqu'ici, il a reçu douze candidats au poste d'ingénieur système de son vaisseau. Tous parfaitement honnêtes. Mais dès qu'Erick lui a proposé sa candidature, ses soupçons ont été éveillés. Persistes-tu à affirmer que c'est uniquement une question de chance ? Je reconnais que les actions de Joshua témoignent d'un degré de prescience chez lui. Enfin ! Merci. Ça signifie que tu vas mener à bien ton projet d'extraction de zygote, n'est-ce pas ? Oui. À moins que tu n'y voies une objection. Quel que soit le père de ton enfant, jamais je ne refuserais de l'accueillir en moi. Ce sera aussi notre enfant. Et je ne le connaîtrai jamais, dit-elle tristement, pas vraiment. Uniquement l'espace de quelques années, comme il en a été pour papa avec moi. Il m'arrive parfois de penser que nos coutumes sont trop sévères. Je l'aimerai. Je lui parlerai de toi quand il me le demandera. Merci. Mais j'aurai d'autres enfants. Et je les connaîtrai. D'autres enfants de Joshua ? Peut-être. Que comptes-tu faire à propos du docteur Mzu ? lone poussa un soupir d'exaspération. L'image de la chambre d'Helen s'estompa. Elle se tourna vers la pièce qui lui servait de bureau ; elle était encombrée de meubles en bois sombre, vieux de plusieurs siècles, que son grand-père avait apportés de Kulu. Son environnement était tout imprégné d'Histoire, ce qui lui rappelait son identité et ses responsabilités. C'était là un fardeau déprimant, qu'elle avait réussi à éviter durant de longues années. Mais ceci aussi aurait bientôt une fin. Je ne vais rien dire à Joshua, du moins pour le moment. Il est le septième capitaine contacté par Mzu au cours des cinq derniers mois, et je pense qu'elle ne fait que tremper ses pieds dans l'eau, afin de jauger les réactions à ses démarches. Elle commence à sérieusement paniquer les agents des services secrets. Je sais. C'est en partie ma faute. Ils ignorent ce qui se passera si elle tente de fuir. Il n'y a pas de seigneur de Ruine pour les en aviser, ils n'ont que la promesse faite par papa. Et elle tient toujours ? Bien sûr que oui. Nous ne pouvons pas lui permettre de partir. Les sergents devront intervenir si elle tente quelque chose. Et si elle réussit à monter à bord d'un vaisseau, tu devras utiliser les armes de défense stratégique. Même si ce vaisseau n'est autre que le Lady Macbeth ? Joshua n'aurait pas l'idée de la prendre à son bord, en particulier si je le lui déconseillais. Et s'il le faisait quand même ? Les doigts d'Ione se refermèrent autour du petit crucifix d'argent pendu à son cou. Alors tu anéantirais son astronef. Je suis navrée. Je sens la souffrance qui est en toi. Mais ce n'est qu'une hypothèse. Joshua ne fera jamais une chose pareille. J'ai confiance en lui. L'argent n'est pas son principal moteur. Il aurait pu rendre mon existence publique. Cette journaliste, Kelly Tirrel, elle lui aurait donné une fortune pour un tel scoop. Moi non plus, je ne pense pas qu'il acceptera l'offre du docteur Mzu. Bien. Tout ceci m'a fait réfléchir. Les gens ont besoin d'être rassurés, de savoir qu'il existe une autorité derrière eux. Penses-tu que je sois assez mûre pour faire quelques apparitions publiques ? Sur le plan mental, ça fait plusieurs années que tu l'es suffisamment. Sur le plan physique, le moment est peut-être arrivé ; tu es assez âgée pour enfanter, après tout. Je pense cependant que quelques modifications s'imposent du point de vue vestimentaire. Dans ton cas, l'image est quelque chose d'essentiel. lone baissa les yeux. Elle portait un bikini rosé et une petite veste de plage verte, la tenue idéale pour aller nager dans la crique, ce qu'elle faisait tous les soirs. Cette remarque me paraît fort pertinente. Tranquillité ne disposait pas de quais à gerfauts sur sa calotte sud. Le polype qui composait cet hémisphère avait une épaisseur double de celle du reste de la coque, afin de pouvoir contenir les gigantesques organes digérant les minéraux, ainsi que plusieurs réservoirs d'hydrocarbures grands comme des lacs. C'étaient ces organes qui produisaient les divers fluides nutritifs circulant dans l'immense réseau de canalisations, alimentant la couche mitosique qui régénérait le polype, les glandes alimentaires des gratte-ciel, les plates-formes en bordure qui nourrissaient les faucons et les gerfauts de passage, ainsi que divers organes spécialisés responsables de la maintenance de l'environnement. Il aurait été difficile d'aménager un accès à l'extérieur de la coque à travers un amas aussi dense de viscères titanesques. Il n'y avait pas non plus de spatioport non rotatif. Le moyeu externe était occupé par une ouverture en forme de cratère, d'un diamètre de quinze cents mètres. Sa surface intérieure était recouverte d'alignements de cils tabulaires, des pointes de cent mètres de long sur lesquelles venaient s'empaler les débris d'astéroïdes que des astronefs lançaient depuis l'anneau intérieur de Mirchusko. Une fois engloutis, ces rochers étaient recouverts d'enzymes provenant des cils et dissociés en poussière et en cailloux, ce qui permettait de les ingérer et de les consommer plus facilement. L'absence de spatioport à l'extérieur de la calotte et la présence d'un océan d'eau salée qui cernait la base interne avaient pour conséquence évidente une activité réduite sur les pentes doucement incurvées. Les deux premiers kilomètres au-dessus des niches étaient aménagés en terrasses, à la façon d'une antique exploitation agricole, et des serviteurs agronomes y entretenaient des buissons fleuris et des arbres fruitiers. Au-dessus de ces terrasses, un sol boueux s'accrochait au mur de polype, dont la pente allait en s'accentuant, formant un immense pré en forme d'anneau planté d'herbes dont les racines compensaient en partie l'effet de la gravité et maintenaient le sol en place. Ce pré s'achevait brutalement à trois kilomètres du moyeu, où le polype formait virtuellement une falaise verticale. Le phototube émergeait sur l'axe de symétrie, parcourant l'immense habitat sur toute sa longueur : un réseau cylindrique de conducteurs organiques, dont le puissant champ magnétique contenait le plasma fluorescent qui fournissait chaleur et lumière à l'intérieur. Michael Saldana avait décidé que la calotte sud, endroit calme et presque isolé, serait le lieu idéal pour installer le projet de recherches sur les Laymils. Bureaux et laboratoires, qui s'étendaient à présent sur plus de deux kilomètres carrés des terrasses inférieures, constituaient le plus important ensemble immobilier de l'habitat, et ressemblaient au campus d'une université privée et plutôt cossue. Le bureau du directeur du projet se trouvait au cinquième et dernier étage du bâtiment administratif, un pilier cylindrique en verre-miroir cuivré orné de balcons à colonnades de pierre grise. Cet immeuble se dressait sur une terrasse au fond du campus, cinq cents mètres au-dessus de l'océan rotatif, et on y avait une vue imprenable sur un paysage subtropical en cyclo-rama qui s'étendait vers des horizons mangés de brume. Cette vue, sans doute la plus belle de tout Tranquillité, inspirait à Parker Higgens une fierté immense, et il la comptait au nombre des privilèges accordés au huitième directeur du projet - ainsi que le luxueux bureau mis à sa disposition, dont les meubles en bois d'ossal lie-de-vin avaient été importés de Kulu juste avant la crise de l'abdication. Parker Higgens avait quatre-vingt-cinq ans. Il avait été nommé à son poste neuf ans plus tôt - c'était quasiment l'ultime décision prise par le seigneur de Ruine - et, si Dieu le voulait (sans oublier un ancêtre suffisamment fortuné pour s'être offert une excellente intervention génétique), il le conserverait bien neuf ans de plus. Cela faisait vingt ans qu'il avait renoncé à la recherche pure pour se concentrer sur l'administration. C'était un domaine dans lequel il excellait ; former des équipes compétentes, flatter des ego capricieux, savoir quand manier la carotte et quand manier le bâton. Les administrateurs scientifiques vraiment efficaces sont rares et, sous sa direction, le projet avait fonctionné sans trop d'à-coups, tout le monde le reconnaissait. Parker Higgens aimait que son monde soit propre et bien rangé, c'était une de ses recettes pour réussir, et, pour cette raison, il fut particulièrement choqué ce matin-là en découvrant une jeune fille blonde assise dans son confortable fauteuil derrière son bureau. - Qui êtes-vous, nom de Dieu ? s'écria-t-il. Puis il vit les cinq sergents qui se tenaient au garde-à-vous dans la pièce. Les sergents de Tranquillité, qui constituaient la seule force policière de l'habitat, étaient des serviteurs bioteks semi-conscients que la personnalité contrôlait par affinité, et ils faisaient respecter la loi avec une impartialité des plus scrupuleuses. Il s'agissait d'humanoïdes conçus pour être intimidants, mesurant deux mètres de haut, pourvus d'un exosque-lette brun-roux, aux articulations enchâssées dans des anneaux segmentés permettant une très grande liberté de mouvement. Leur tête évoquait une sculpture, leurs yeux étaient enfouis dans une profonde entaille horizontale. C'étaient leurs mains qui semblaient le plus humaines, une peau à l'aspect de vieux cuir y remplaçant l'exosquelette. Grâce à elles, ils pouvaient manipuler n'importe quel artefact conçu pour un humain, en particulier des armes. Chacun d'eux portait à sa ceinture un pistolaser et un brouilleur cortical, ainsi que des menottes. Cette ceinture était leur seul et unique vêtement. Parker Higgens considéra les sergents d'un air hébété, puis se tourna de nouveau vers la fille. Elle portait un costume bleu pâle visiblement coûteux, et ses yeux d'un bleu glacial semblaient receler d'inquiétantes profondeurs. Son nez... Parker Higgens était peut-être un bureaucrate, mais ce n'était pas un imbécile. - Vous ? murmura-t-il, incrédule. lone le gratifia d'un léger sourire puis se leva et lui tendit la main. - Oui, monsieur le directeur. Moi-même, j'en ai peur. lone Saldana. Il serra faiblement la main qu'on lui tendait, une main aussi fraîche que minuscule. Une bague ornait l'un de ses doigts, un rubis rouge taillé pour former le sceau des Saldana : le phénix couronné. C'était l'anneau du prince héritier de Kulu, Michael n'avait jamais pris la peine de le renvoyer au gardien des bijoux de la couronne quand il avait été exilé. La dernière fois que Parker Higgens l'avait vu, il était passé au doigt de Maurice Saldana. - Très honoré, madame. (Parker Higgens avait failli bredouiller : Mais vous êtes une fille.) J'ai bien connu votre père, il nous a tous inspirés. - Merci. (Le visage d'Ione était exempt de toute trace d'humour.) Je sais que vous êtes très occupé, monsieur le directeur, mais j'aimerais inspecter les principales installations du projet ce matin. Ensuite, je prierai les responsables de toutes les divisions de rédiger un rapport d'avancement qu'ils me présenteront dans un délai de deux jours. Je me suis efforcée de suivre leurs découvertes, mais c'est une chose que d'observer leurs travaux par l'entremise des sens de Tranquillité et c'en est une autre que de les entendre me les exposer en personne. L'univers de Parker Higgens trembla sur ses bases. Une inspection en règle, et, que ça lui plaise ou non, c'était ce petit bout de femme qui actionnait la pompe à finances, une pompe vitale pour le projet. Et si... - Entendu, madame, je vais moi-même vous servir de guide, lone commença à faire le tour du bureau. - Madame ? Puis-je me permettre de vous demander quelle sera votre politique concernant le projet de recherches sur les Laymils ? Les précédents seigneurs de Ruine ont été... - Détendez-vous, monsieur le directeur. Mes ancêtres avaient raison : la résolution de l'énigme des Laymils doit être considérée comme notre principale priorité. La perspective d'un désastre imminent s'éloigna quelque peu, telle une masse nuageuse s'écartant pour laisser passer un rayon de soleil. Finalement, tout allait bien se passer. Enfin, presque. Une fille ! Les héritiers Saldana étaient toujours des mâles. - Oui, madame ! Les sergents se placèrent autour d'Ione pour former une escorte. - Venez, dit-elle, et elle sortit du bureau d'un pas vif. Parker Higgens fut obligé de laisser sa dignité au vestiaire pour la rattraper, Il aurait bien aimé être capable de se faire obéir comme ça. Il y a un troisième seigneur de Ruine. La nouvelle éclata trente-sept secondes après qu'Ione et Parker Higgens furent entrés dans le complexe abritant la division Génétique des plantes laymils. Tous les employés du projet étaient équipés de naneuroniques. Une fois que se furent estompés la surprise et le choc consécutifs à l'apparition, dix minutes après le début de cette journée de travail, du directeur et des cinq sergents, et une fois que les présentations eurent été faites, professeurs et techniciens ouvrirent des canaux dans le réseau de communication de l'habitat. La quasi-totalité de leurs transmissions débutait en ces termes : Vous n'allez pas me croire... On montra à lone des projections AV de gènes végétaux laymils, des conteneurs scellés où des racines poussaient dans le sol et de grandes pseudo-fougères en pot aux feuilles écar-lates, et on lui fit goûter des petits fruits noirs et tout fripés. Après que parents, amis et collègues eurent été informés, il s'écoula quinze secondes avant que quelqu'un ait l'idée de contacter les agences de presse. lone et Parker Higgens sortirent du laboratoire d'étude de la génétique des plantes pour se diriger vers le bureau d'étude de la structure de l'habitat laymil. Plusieurs personnes s'étaient massées le long de l'allée de pierre et piétinaient les buissons. Applaudissements et vivats suivaient lone comme un sillage sonore, parsemé de sifflements appréciateurs. Les sergents durent écarter doucement les spectateurs les plus enthousiastes, lone se mit à saluer et à serrer des mains. Cinq agences de presse parmi les plus importantes de la Confédération avaient des bureaux à Tranquillité, et elles furent toutes avisées de l'arrivée d'Ione moins de quatre-vingt-dix secondes après le début de sa tournée d'inspection. Incrédule, le rédacteur en chef adjoint de Collins demanda aussitôt à la personnalité de l'habitat si cette information était exacte. - Oui, répondit succinctement Tranquillité. On interrompit séance tenante les programmes du matin pour annoncer la nouvelle. Des journalistes foncèrent vers le métro. Des rédacteurs en chef pris de frénésie ouvrirent des canaux vers leurs contacts au campus en quête de correspondants sur place. Les télétransmissions laissèrent la place aux sensotrans-missions, relayant directement vers les studios des impulsions nerveuses optiques et auditives. Au bout de douze minutes, quatre-vingts pour cent des résidents de Tranquillité étaient branchés, regardant la promenade improvisée d'Ione sur les émissions AV ou en recevant directement des impressions sensorielles grâce à leurs naneuroniques. C'est une fille, le seigneur de Ruine est une fille. Bon Dieu, les Saldana vont être fous de rage, il n'y a plus aucune chance de réconciliation avec le Royaume à présent. Deux Kiints travaillaient dans le laboratoire de physiologie ; l'un d'eux entra dans le grand hall aux murs de verre pour accueillir lone. C'était un spectacle aussi émouvant qu'impressionnant, cette minuscule humaine face au gigantesque xéno. Le Kiint était une femelle d'âge adulte, dont la peau d'un blanc glacial luisait doucement à la lumière matinale, presque comme si elle était entourée d'un halo. Son corps, de forme ovoïde, mesurait neuf mètres de long sur trois mètres dans sa plus grande largeur et reposait sur huit pattes rappelant celles d'un éléphant. La longueur de sa tête était égale à la taille d'Ione et lui rappelait un bouclier primitif, ce qui ne manqua pas de l'intimider ; elle était en forme de triangle pointant vers le bas, avec une crête verticale qui le séparait en deux plans distincts. Deux yeux limpides la regardaient à mi-hauteur de ce triangle, juste au-dessus d'une série de six évents, dont chacun était bordé d'une frange velue qui frémissait à chaque souffle. La pointe de la tête faisait office de bec et dissimulait deux petites sections articulées. Deux appendices pareils à des bras émergèrent de son cou pour s'incurver autour de la base de sa tête. On aurait presque dit des tentacules sans suçoirs. Puis des muscles tractamorphi-ques ondoyèrent sous la peau, et l'extrémité de chaque bras prit la forme d'une main humaine. Vous êtes la bienvenue ici, lone Saldana, lui dit la Kiint en esprit. Bien que les Kiints fussent capables d'utiliser la bande d'affinité humaine, les Edénistes étaient dans l'incapacité de percevoir une quelconque forme de communication privée entre Kiints. Peut-être étaient-ils d'authentiques télépathes ? C'était une des moindres énigmes entre toutes celles que posaient les xénos. L'intérêt que vous portez à ces recherches est fort louable, poursuivit la Kiint. Je vous remercie de votre assistance, répondit lone. On m'a dit que les instruments d'analyse que vous avez mis à notre disposition nous ont été d'une aide inestimable. Comment aurions-nous pu refuser l'invitation de votre grand-père ? Un tel sens de la prévoyance est une qualité fort rare dans votre race. J'aimerais en discuter avec vous un de ces jours. Bien sûr. Mais vous devez à présent achever votre procession. Elle perçut une note d'amusement dans cette pensée. La Kiint tendit vers elle sa main nouvellement formée, et leurs paumes se touchèrent l'espace d'un instant. Elle inclina sa tête massive comme pour saluer. Des murmures de surprise parcoururent l'assistance. Bon sang, regardez, même les Kiints succombent à son charme. Une fois la tournée d'inspection achevée, lone gagna l'un des vergers qui encerclaient le campus, se retrouvant entourée d'arbres taillés en forme de champignon et aux branches lourdes de fleurs. Des pétales voletaient doucement autour d'elle, déposant un manteau de neige sur l'herbe qui lui arrivait aux chevilles. Comme elle tournait le dos à l'habitat, l'intérieur de celui-ci sembla s'incurver autour d'elle comme une paire de vagues émeraude, qui se brisaient l'une contre l'autre dans les hauteurs pour former une scintillante flamme d'écume lumineuse. - Je souhaite vous communiquer la confiance que m'inspirent tous ceux qui vivent sur Tranquillité, commença-t-elle. Partis de rien il y a cent soixante-quinze ans, nous avons bâti une société respectée dans toute la Confédération. Nous sommes indépendants, nous sommes virtuellement épargnés par le crime et nous sommes riches, collectivement tout autant qu'individuellement. Nous avons des raisons d'être fiers de notre réussite. Celle-ci ne nous a pas été offerte sur un plateau, nous avons dû la conquérir au prix d'un dur labeur et de grands sacrifices. Et cette réussite ne perdurera que si nous encourageons l'esprit d'industrie et d'entreprise qui est à l'origine de notre richesse. Mon père et mon grand-père ont apporté un soutien sans réserve à la communauté des affaires, en créant un environnement où le commerce et l'industrie enrichissent nos vies et nous permettent d'espérer un avenir meilleur pour nos enfants. Sur Tranquillité, les rêves ont plus de chances qu'ailleurs de se réaliser. Puissiez-vous continuer de lutter pour vos rêves, telle est la confiance que je place en vous. À cette fin, je fais le serment de consacrer mon règne au maintien des conditions économiques, légales et politiques qui nous ont conduits à la position enviable qui est aujourd'hui la nôtre et nous permettent d'envisager l'avenir avec courage. L'image et la voix disparurent des studios, ainsi que le parfum entêtant des fleurs. Mais le petit sourire timide s'attarda un long moment dans les esprits. Bon Dieu: jeune, mignonne et intelligente. Qu'est-ce que vous dites de ça ! En fin de journée, Tranquillité avait reçu quatre-vingt-quatre mille invitations à transmettre à lone. On lui demandait de participer à divers dîners et réceptions, de prononcer des discours et de remettre des prix, d'entrer dans le conseil d'administration de plusieurs compagnies interstellaires, de porter gratuitement les vêtements de quantité de stylistes, de patronner des oeuvres de charité. Ses vieux amis la traitaient comme si elle était le messie réincarné. Tous voulaient devenir ses nouveaux amis. Et Joshua... Joshua n'apprécia guère qu'elle préfère passer la soirée à évaluer les réactions du public telles que les rapportait Tranquillité plutôt que de coucher avec lui. Il n'apprécia pas davantage d'apprendre que le Lady Macbeth ne serait pleinement opérationnel que dans un délai de deux semaines. Durant les vingt heures qui suivirent la première apparition d'Ione, soixante-quinze astronefs furent affrétés pour disséminer ses enregistrements un peu partout dans la Confédération. Les agences de presse se livraient à une guerre sans merci pour augmenter leur audience ; elles souhaitaient exploiter ce scoop sur le plus de mondes possible, le plus vite possible. Les capitaines d'astronef maudirent les contrats qu'ils avaient signés pour transporter des marchandises moins lucratives, et certains allèrent jusqu'à les rompre. Ceux qui étaient libres de toute obligation contractuelle exigèrent des sommes totalement déraisonnables, que les agences de presse s'empressèrent de leur verser. Dans toute la Confédération, les amateurs de sensationnel se jetèrent sur lone, réveillant l'intérêt que suscitait la brebis galeuse de la famille Saldana ; et remettant, ne serait-ce qu'un instant, l'énigme des Laymils au premier plan de l'actualité. Des marchands firent fortune grâce à des vêtements et des accessoires inspirés par lone. Les pourvoyeurs de pornosenso remodelèrent leurs filles pour qu'elles lui ressemblent. Les groupes de fantasmambiance lui consacrèrent plusieurs morceaux. Jezzibella soi-même déclara qu'elle était mignonne et extrêmement baisable. Les agences de presse de Kulu et des mondes de la Principauté réduisirent la nouvelle à l'équivalent d'un entrefilet. Si la famille royale ne croyait pas à la censure des médias, la cour ne voyait toutefois aucune raison de célébrer l'événement. Le Royaume fut envahi d'enregistrements senso d'Ione qui se vendaient pour une fortune au marché noir. Ce fut grâce à une rupture de contrat que, deux jours plus tard, Joshua obtint son premier fret. Roland Frampton était un marchand et un ami de Barrington Grier, grâce auquel il apprit que le Lady Macbeth serait prêt à décoller dans deux semaines. - Quand je mettrai la main sur ce salaud de capitaine McDonald, je ferai de lui de la chair à transplantation, déclara Roland avec colère. La Soeur de Corum ne trouvera plus jamais de contrat de ce côté-ci de Jupiter, je vous le promets. Joshua sirota son eau minérale et hocha la tête d'un air compatissant. L'atmosphère Chez Harvey était nettement moins excitante de jour, même si ce terme était ambigu dans un gratte-ciel. Mais les biorythmes des résidents étaient en phase avec le phototube de l'habitat ; son organisme savait qu'on était en milieu de matinée. - Je paye bien, vous savez, on ne peut pas dire que je le truandais. C'était une route sans histoire. Et puis voilà que cette saleté de fille montre son nez et que tout le monde pète les plombs. - Hé, je suis ravi qu'on ait de nouveau un Saldana aux commandes, protesta Barrington Grier. Si elle est à moitié aussi efficace que les deux précédents seigneurs, ça va de nouveau bouger ici. - Ouais, d'accord, je ne peux pas lui en vouloir, s'empressa de dire Roland Frampton. Mais la façon dont les gens ont réagi... (Il secoua la tête, encore interloqué.) Vous saviez que les agences de presse proposaient la route d'Avon à des capitaines indépendants ? - Ouais, fit Joshua en souriant. Meyer et YUdat ont décroché l'exclusivité avec Time-Universe. - Bref, Joshua, je suis dans la merde, reprit Roland Frampton. Mes clients poussent des hauts cris et veulent leurs nanoniques médicales. Tranquillité regorge de résidents riches et vieux et l'industrie médicale est un gros morceau ici. - Je suis sûr que nous pouvons parvenir à un accord. - Cartes sur table, Joshua, je vous paierai trois cent cinquante mille fusiodollars pour la course, plus un bonus de soixante-dix mille fusiodollars si vous livrez la marchandise dans cinq semaines au plus tard. Ensuite, je peux vous proposer un contrat régulier, un aller-retour à Rosenheim tous les six mois. Ce n'est pas rien, Joshua. Joshua jeta un regard en direction de Melvyn Ducharme, qui remuait tranquillement son café. Il avait appris à se fier à son ingénieur fusion durant les travaux sur le Lady Mac ; âgé de quarante-huit ans, il avait plus de vingt ans d'expérience dans l'espace. Le petit homme basané hocha doucement la tête. - D'accord, dit Joshua. Mais vous connaissez la situation, Roland : le Lady Mac ne larguera pas les amarres tant que je ne me serai pas assuré qu'il est en parfait état. Je n'ai pas l'intention de précipiter les choses et de démolir mon astronef pour un bonus de soixante-dix mille fusiodollars. Roland Frampton le gratifia d'un regard contrarié. - Bien sûr, Joshua, je vous comprends. Ils échangèrent une poignée de main et commencèrent à discuter des termes de leur accord. Vingt minutes plus tard, Kelly Tirrel fit son apparition, laissa choir son sac sur le tapis et s'assit en poussant un soupir théâtral. Elle héla une serveuse pour lui commander un café, puis donna à Joshua un baiser machinal. - Tu as ton contrat ? lui demanda-t-elle. - On y travaille. Il parcourut le bar du regard. Helen Vanham brillait par son absence. - Tant mieux. Bon Dieu, quelle journée ! Mon rédac-chef est à bout de nerfs. - lone vous a tous pris par surprise, hein ? demanda Barrington Grier. - Et comment, avoua Kelly. J'ai passé quinze heures d'affilée à bosser sur l'histoire de la famille Saldana. On prépare un doc d'une heure pour ce soir. Décidément, les têtes couronnées sont des gens bizarres. - C'est toi qui présentes ce documentaire ? demanda Joshua. - Aucune chance. Kirstie McShana a décroché le gros lot. Tout ça parce qu'elle a couché avec le responsable de la rubrique société. Je parie qu'on va encore me demander de couvrir l'impact sur la mode ou quelque chose comme ça. Si seulement on avait été prévenus un peu plus tôt, j'aurais pu préparer un truc, trouver un angle d'attaque. - lone elle-même ne savait pas quand elle allait sauter le pas, dit-il. Ça faisait à peine quinze jours qu'elle envisageait de faire une apparition publique. Il y eut un silence assassin tandis que Kelly se tournait lentement vers Joshua. - Hein ? - Euh... Il avait l'impression de se retrouver brutalement en chute libre. - Tu la connais ? Tu savais qui elle était ? - Eh bien, oui, en quelque sorte, je suppose. Elle m'a vaguement parlé de ça. Kelly se leva si vivement qu'elle faillit faire tomber sa chaise. - Vaguement ! Joshua Calvert, espèce d'ENFOIRÉ ! lone Sal-dana est l'événement le plus important de ces trois dernières années, toute la Confédération en parle, tu SAVAIS et tu ne m'as rien dit ! Espèce de salaud égoïste, égotiste, mesquin et xéno-phile ! J'ai couché avec toi, je t'ai aimé... (Elle se tut soudain, attrapa son sac.) Est-ce que ça t'a fait une impression, au moins ? - Bien sûr. C'était... (Il accéda au fichier vocabulaire de ses naneuroniques.) Grandiose ? - Salaud ! (Elle fit deux pas en direction de la porte, puis se retourna.) Au fait, tu es nul au pieu ! s'écria-t-elle. Dans la salle, tous les regards étaient braqués sur lui. Il vit plusieurs sourires s'esquisser. Il ferma les yeux un moment et poussa un soupir de résignation. - Ah ! les femmes... Il pivota sur son siège pour faire face à Roland Frampton. - A propos des primes d'assurance-La caverne ne ressemblait à rien de ce que Joshua avait pu voir sur Tranquillité. C'était un grossier hémisphère, d'une vingtaine de mètres de large, dont le sol de polype blanc n'avait rien d'extraordinaire. Mais la régularité des parois était brisée par des protubérances organiques, de gros choux-fleurs qui, de temps à autre, frémissaient sous ses yeux ; il s'y trouvait aussi des sphincters à l'allure d'étroits beignets. Des armoires à l'aspect médical se fondaient dans le polype ; comme si celui-ci était en train de les expulser ou de les absorber par osmose. Impossible de le dire. Ce lieu était complètement biologique. Ça lui donnait la chaude poule. - Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-il à lone. - Un centre utérin de clonage. (Elle lui désigna l'un des sphincters.) C'est ici que se déroule la gestation des chimpanzés domestiques. Tous les serviteurs de l'habitat sont asexués, tu sais, ils ne peuvent pas se reproduire. Par conséquent, Tranquillité doit les cultiver. Nous disposons de plusieurs variétés de chimpanzés, ainsi que des sergents, bien entendu, plus quelques créatures spécialisées pour les réparations des canalisations et la maintenance du phototube. En tout, il y a quarante-trois espèces différentes. - Ah ! Bon. - Les utérus sont directement reliés au réseau de nutrition, très peu de machines sont nécessaires. - Oui. - Ma gestation s'est déroulée ici. Joshua plissa le nez. Il n'aimait guère penser à ça. lone se dirigea vers une console gris acier plantée dans le sol, qui lui arrivait à la taille. Des moniteurs vert et ambre clignotaient doucement. Une nacelle tau-zéro était enchâssée au sommet de cette console, un cylindre long de vingt centimètres et large de dix ; sa surface évoquait un miroir sale et terni. Elle transmit par affinité un ordre aux processeurs bioteks de la console, et la nacelle s'ouvrit. Joshua la regarda sans rien dire tandis qu'elle plaçait à l'intérieur le petit globe de sustentation. Son fils. Une partie de lui-même aurait voulu interrompre le processus, donner à cet enfant une naissance normale, le connaître, le voir grandir. - La coutume veut qu'il soit baptisé maintenant, dit lone. Si tu le souhaites. - Marcus. Le prénom de son père. Il n'avait même pas eu besoin de se poser la question. Si les yeux saphir d'Ione étaient mouillés, c'était parce qu'ils reflétaient l'éclat perlé des plafonniers électroluminescents. - Bien sûr. Il s'appellera donc Marcus Saldana. Joshua ouvrit la bouche pour protester. - Merci, dit-il faiblement. La nacelle se referma et sa surface vira au noir. Plutôt qu'un corps solide, on aurait dit une fissure qui venait de s'ouvrir dans l'espace. Il la fixa un long moment. On ne peut pas dire non à lone. Elle le prit par le bras pour sortir du centre utérin de clonage. - Comment avancent les travaux sur le Lody Macbeth ? demanda-t-elle une fois dans le couloir. - Pas mal. Les inspecteurs du ministère de l'Astronautique ont jugé conforme notre intégration système. On a commencé à réassembler la coque, ça devrait être fini dans trois jours. Encore une inspection pour le certificat de sécurité en vol spatial, et on sera parés. J'ai signé un contrat avec Roland Frampton pour récupérer une cargaison à Rosenheim. - C'est une bonne nouvelle. Donc, tu es encore à ma disposition pour quatre nuits. Il l'attira contre lui. - Ouais, si tu arrives à me loger entre deux rendez-vous. - Oh, je crois que je pourrai t'accorder deux ou trois heures. Ce soir, j'ai un dîner de charité, mais je me libérerai avant onze heures. Promis. - Formidable. Tu t'es très bien débrouillée, lone, vraiment, tu leur as coupé le souffle. Tout le monde t'adore. - Et personne n'est encore parti avec armes et bagages, aucune grande compagnie ni aucun ploutocrate. C'est là que réside ma réussite. - C'est grâce à ton discours. Bon Dieu, s'il y avait des élections demain, tu deviendrais présidente. Ils arrivèrent devant la rame qui les attendait dans la petite station. Deux sergents s'écartèrent quand la porte s'ouvrit. Joshua les regarda, puis considéra la voiture à dix places. - Ils ne pourraient pas attendre dehors ? demanda-t-il d'un air innocent. - Pourquoi ? Il eut un sourire salace. Après, elle s'accrocha à lui de toutes ses forces, frémissante, et leurs corps n'étaient que chaleur et sueur. Il était assis au bord d'un siège, tel un mur dont elle aurait été le lierre, les jambes croisées derrière lui. Le climatiseur de la voiture émettait un fort vrombissement, le taux d'humidité de l'air à recycler étant inhabituellement élevé. - Joshua ? - Moui. Il lui embrassa le cou, lui caressa les fesses. - Je ne pourrai plus te protéger une fois que tu seras parti. - Je sais. - Ne fais pas de bêtises. N'essaie pas de surpasser ton père. Il lui effleura le menton du bout du nez. - Je n'en ai pas l'intention. Je n'ai pas sa pulsion de mort. - Joshua ? - Quoi ? Elle s'écarta de lui et le regarda droit dans les yeux pour mieux le convaincre. - Fie-toi à ton instinct. - Hé, c'est ce que je fais. - S'il te plaît, Joshua. Pas seulement avec les objets, avec les gens aussi. Méfie-toi des gens. - Oui. - Promets-le-moi. - Promis. Il se redressa, sans qu'Ione relâche son étreinte. Elle le sentait redevenir dur. - Tu vois ces poignées ? demanda-t-il. Elle leva les yeux. - Oui. - Attrape-les et ne les lâche pas. Elle leva les mains et agrippa deux des poignées métalliques fixées au plafond. Joshua la lâcha, et elle poussa un petit cri. Ses orteils pendaient à quelques centimètres du sol. Il se campa devant elle, un large sourire aux lèvres, et la poussa doucement, la faisant osciller. - Joshua ! lone leva les jambes et les écarta. Il s'avança vers elle en riant. Erick Thakrar dériva vers la cabine de contrôle du quai MB 0-330, son sac attaché à sa ceinture. Il arrêta sa course en expert, donnant un coup de coude à une poignée adhésive. Il y avait plus de monde que d'habitude autour de la bulle d'observation. Il reconnut toutes les personnes présentes, des ingénieurs qui avaient travaillé à la réfection du Lady Macbeth. Ces deux dernières semaines, ils n'avaient ménagé ni leur temps ni leurs efforts. Erick ne regrettait pas de s'être crevé à la tâche, car cela lui avait permis de gagner sa place à bord du Lady Macbeth. La fatigue et les courbatures représentaient à ses yeux un prix modique. Et dans deux heures, il serait en route. Les conversations cessèrent peu à peu lorsqu'on s'aperçut de son arrivée. Une place vacante se matérialisa autour de la bulle d'observation. Il se redressa et regarda. Le berceau avait émergé du quai sur son bras télescopique, emportant le Lady Macbeth avec lui. Sous les yeux d'Erick Thakrar, les boucliers thermiques se déployèrent depuis leurs niches sur la coque d'un gris terne. Les cordons ombilicaux se découplèrent et s'écartèrent de la poupe. - Déconnexion autorisée, télétransmit le chef de quai. Bon voyage*, Joshua. Et faites gaffe. Des flammes orangées naquirent sur l'équateur du Lady Macbeth, et ses verniers chimiques le hissèrent au-dessus du berceau avec une dextérité qui trahissait la maîtrise du pilote. En français dans le texte. (N.d.T.) Les ingénieurs se mirent à applaudir et à pousser des cris. - Erick ? Il se tourna vers le chef de quai. - Joshua vous fait dire qu'il regrette, mais que le seigneur de Ruine affirme que vous êtes un connard. Erick se retourna vers le quai vide. Le berceau redescendait lentement dans sa trappe. Une lumière bleutée éclaira la scène, signe que les propulseurs ioniques du Lady Macbeth avaient pris le relais des verniers. - Le fils de pute, murmura-t-il, abasourdi. Il y avait quatre modules de vie sur le Lady Macbeth, des sphères de douze mètres de diamètre disposées en pyramide au coeur même de l'astronef. Comme le coût de leur aménagement ne représentait qu'un pourcentage minuscule de la facture totale, elles étaient fort bien équipées. Les modules B, C et D, qui formaient la base de la pyramide, comprenaient chacun quatre niveaux, le deuxième et le troisième contenant des cabines, un salon, une cuisine et une salle de bains. Dans les deux autres, on trouvait des compartiments de stockage, des ateliers d'entretien et des sas d'accès au spa-tiojet et aux hangars des VSM. La capsule A abritait la passerelle, qui occupait la moitié du deuxième niveau, chacun des six membres d'équipage disposant d'une console et d'une couche d'accélération individuelles. Comme les naneuroniques pouvaient établir une interface avec l'ordinateur de vol en tout point de l'astronef, cette passerelle était davantage un bureau qu'un poste de commandement traditionnel, les moniteurs des consoles et les projecteurs AV pouvant afficher des écrans spécialisés doublant les informations télétransmises. La licence du Lady Macbeth lui permettait de transporter jusqu'à trente passagers conscients ou, si l'on substituait des nacelles tau-zéro aux couchettes, quatre-vingts personnes voyageant en état de stase. Joshua et ses cinq équipiers étant seuls à bord, ils disposaient d'un vaste espace. La cabine de Joshua était la plus grande et occupait un quart du deuxième niveau. Il avait refusé d'altérer les aménagements conçus par Marcus Calvert. Les fauteuils, qui provenaient d'un paquebot de luxe démantelé plus d'un demi-siècle auparavant, étaient des sculptures articulées en mousse noire qui, quand elles étaient pliées, ressemblaient à des coquillages géants. Sur une étagère étaient rangées d'antiques cartes stellaires, recueillies dans des volumes reliés plein cuir et protégés contre l'accélération. L'ordinateur de bord d'un module de commande Apollo (de provenance douteuse) était exposé dans une bulle transparente. Mais ce dont Joshua était le plus fier, c'était la cage de sexe en apesanteur, un globe tissé de bandes en caoutchouc qui se déployait depuis le plafond. On pouvait s'y ébattre en toute liberté, sans courir le risque de se cogner à un meuble ou à un accessoire mal placé (et pointu). Il avait l'intention d'en explorer toutes les possibilités avec Sarha Mitcham, l'ingénieur système de vingt-quatre ans qui avait pris la place d'Erick Thakrar. Tous les membres d'équipage étaient sanglés à leurs couches lorsque Joshua détacha le Lady Macbeth du berceau du quai 0-330. Il effectua cette manoeuvre avec une habileté instinctive, telle une chrysalide ouvrant ses ailes au soleil, conscient que c'était pour accomplir cette tâche que son ADN avait été reconfiguré. Les vecteurs de vol transmis par le centre de contrôle du spatioport s'insinuèrent dans son esprit, et l'astronef tourna paresseusement sous l'effet de ses propulseurs ioniques. Joshua le fit passer au-dessus du pourtour du gigantesque disque de poutrelles en utilisant les réacteurs secondaires, puis mit en route les trois propulseurs à fusion principaux. La pesanteur se mit à croître rapidement, et il sortit du puits de gravité de Mir-chusko pour se diriger vers Falsia, un croissant vert distant de sept cent mille kilomètres. Ce vol inaugural dura quinze heures. Tous les systèmes furent testés et vérifiés ; les moteurs à fusion furent poussés jusqu'à produire brièvement une accélération de sept g, et leur plasma fut scanné en quête d'instabilités ; le bon fonctionnement des équipements de vie fut contrôlé dans chaque module. Les systèmes de guidage, les capteurs, les baffles anticlapot des réservoirs, l'isolation thermique, les circuits d'alimentation en énergie, les générateurs... les millions d'éléments qui composaient la structure de l'astronef. Joshua plaça le Lady Mac en orbite deux cents kilomètres au-dessus des cratères de la lune morte pendant qu'ils s'accordaient quatre-vingt-dix minutes de repos. Après un ultime rapport rédigé dans les règles et confirmant que les performances de son vaisseau étaient conformes aux exigences du ministère de l'Astronautique, il actionna une nouvelle fois les moteurs à fusion et fonça en direction de la géante gazeuse couleur ocre. Les astronefs adamistes étaient moins flexibles que les faucons, non seulement en termes de manouvrabilité mais aussi de translation supraluminique. Alors que les vaisseaux bioteks étaient capables de calibrer leurs trous-de-ver en fonction de la destination souhaitée, indépendamment de leur orbite et de leur vecteur d'accélération, les vaisseaux comme le Lady Macbeth effectuaient leur saut sur leur trajectoire orbitale, sans aucune marge de manoeuvre. C'était à cause de ce handicap que les capitaines perdaient un temps précieux entre deux sauts. L'astronef devait s'aligner droit sur son étoile cible. Dans l'espace interstellaire, ce n'était guère difficile, il suffisait de compenser l'erreur naturelle. Mais pour effectuer un saut depuis un système stellaire, on devait être aussi précis qu'il était humainement possible de l'être, sous peine d'avoir quantité de corrections à faire une fois parvenu au point d'émergence. Si un astronef quittait un astéroïde s'éloignant de son escale suivante, son capitaine pouvait passer plusieurs jours à inverser son orbite, et le coût en delta-V était prohibitif. La plupart d'entre eux se contentaient d'utiliser la planète la plus proche, ce qui leur permettait de sauter à chaque orbite vers n'importe quelle étoile de la galaxie. Le Lady Macbeth adopta une orbite circulaire cent quatre-vingt-cinq mille kilomètres au-dessus de Mirchusko, ce qui lui donnait une marge de sécurité de dix mille kilomètres. La distorsion gravifique empêchait les vaisseaux adamistes de sauter à moins de cent soixante-quinze mille kilomètres d'une géante gazeuse. L'ordinateur de vol télétransmit les vecteurs de direction à l'esprit de Joshua. Il aperçut au nadir les immenses masses tourbillonnantes des fronts de tempête, la gigantesque lèvre noire du terminateur qui rampait vers lui. La trajectoire du Lady Mac était un tube d'anneaux vert fluorescent qui s'étirait jusqu'à former un fil disparaissant derrière la face obscure de Mirchusko. Ces anneaux verts défilaient autour de la coque à une vitesse vertigineuse. Rosenheim n'était qu'un insignifiant point lumineux, encadré de diagrammes rouges, qui apparaissait au-dessus de la géante. - Générateurs en ligne, rapporta Melvyn Ducharme. - Dahybi ? demanda Joshua. - Circuits ergostructurants stables, dit calmement Dahybi Yadev, l'officier d'ergonavigation. - Bien, on dirait que nous sommes prêts à sauter. Il ordonna aux nouds d'augmenter leur puissance, transmettant toute l'énergie des générateurs vers les circuits ergostruc-tarants. Rosenheim montait de plus en plus au-dessus de la géante à mesure que le Lady Mac accélérait sur son orbite. Seigneur, mon premier saut. Selon le programme de surveillance physiologique de ses naneuroniques, le rythme de ses pulsations cardiaques atteignait les cent battements par minute et ne semblait pas vouloir diminuer. On avait déjà vu des bleus céder à la panique quand venait le moment de faire le grand saut, terrifiés par la désynchronisation imminente des points nodaux d'énergie. Il suffisait d'une seule erreur, d'une seule défaillance informatique. Mais pas moi ! Pas cet astronef. Il télétransmit à l'ordinateur de vol l'ordre de rétracter les boucliers thermiques et les grappes de capteurs. - Chargement des nouds terminé, dit Dahybi Yadev. Il est à vous, Joshua. Il ne put s'empêcher de sourire. Le Lady Mac avait toujours été à lui. Les tuyères ioniques émirent une brève lueur, le temps d'un ajustement de trajectoire. Rosenheim glissa le long du tube d'anneaux verts, pour se placer en son centre. Le compte à rebours aborda les dixièmes de seconde, les centièmes, les millièmes. L'ordre de Joshua fut transmis aux nouds ergostructurants à la vitesse de la lumière. L'énergie jaillit comme un geyser, sa densité tendant rapidement vers l'infini. Un horizon des événements surgit de nulle part pour envelopper la coque du Lady Macbeth. Cinq millisecondes plus tard, il avait disparu, emportant l'astronef avec lui. Erick Thakrar emprunta l'ascenseur du gratte-ciel Sainte-Michelle, en sortit au quarante-troisième niveau puis descendit par l'escalier deux étages plus bas. Il n'y avait pas un chat sur le palier du quarante-cinquième étage. Ce gratte-ciel n'abritait que des bureaux, dont la moitié étaient vacants ; et il était dix-neuf heures, heure locale. Il entra dans le bureau des Forces spatiales de la Confédération. Le capitaine de frégate Olsen Neale sursauta en le voyant apparaître sur le seuil. - Qu'est-ce que vous foutez ici ? Je croyais que le Lady Macbeth était parti. Erick s'effondra sur le fauteuil placé devant le bureau de Neale. - Il est bien parti, dit-il. Et il raconta sa mésaventure. Neale se prit la tête entre les mains, le front barré d'un pli soucieux. Erick Thakrar était l'un des six agents que les Services de renseignements avaient affectés sur Tranquillité, dans le but de les faire embarquer sur des astronefs indépendants (en particulier ceux équipés de propulseurs à antimatière) et des gerfauts afin de rassembler des informations sur les activités de piraterie et de production clandestine d'antimatière. - Le seigneur de Ruine a averti Calvert ? demanda le commandant Neale d'une voix étonnée. - C'est ce que m'a dit le chef de quai. - Bon Dieu, on avait bien besoin de ça, cette écervelée d'Ione va transformer Tranquillité en repaire de pirates et d'anarchistes. D'accord, c'est une base de gerfauts, mais les seigneurs de Ruine ont toujours soutenu la Confédération. Neale jeta un regard sur les murs de polype, puis fixa la colonne AV qui émergeait de la console de son bureau, s'attendant à moitié à ce que la personnalité le contacte pour nier cette accusation. - Vous pensez qu'on vous a percé à jour ? demanda-t-il. - Je n'en sais rien. Les ingénieurs ont cru à une bonne blague. Apparemment, Joshua Calvert a recruté une fille pour me remplacer. Ils m'ont dit qu'elle était plutôt séduisante. - Eh bien, ça colle avec ce que nous savons de lui, il est parfaitement capable de vous avoir laissé tomber en faveur d'une beauté peu farouche. - Alors pourquoi cette allusion au seigneur de Ruine ? - Dieu seul le sait. (Il poussa un soupir.) Continuez à chercher un embarquement ; vous saurez bien assez tôt si votre couverture est encore fiable. Je vais transmettre un rapport par microcartel diplomatique et laisser l'amiral Aleksandrovich se faire des cheveux à ma place. - À vos ordres, commandant. Erick Thakrar salua et s'en fut. Le capitaine de frégate Neale resta immobile un long moment, plongé dans la contemplation du ciel étoile qui tournait doucement derrière la fenêtre. L'idée que Tranquillité puisse virer renégat était terrifiante, en particulier vu le statu quo spécial qui s'y maintenait depuis vingt-sept ans. Finalement, il accéda par l'entremise de ses naneuroniques au fichier consacré au Dr Mzu et y relut l'exposé des circonstances dans lesquelles il était autorisé à la faire assassiner. 11. Certains des membres les plus superstitieux de la population d'Aberdale dirent que Marie Skibbow avait emporté avec elle la bonne étoile du village quand elle était partie. Non pas qu'il y eût des changements dans leurs conditions matérielles, mais il se produisit une série d'incidents malheureux qui leur sembla s'abattre sur eux comme un véritable fléau. Marie avait vu juste quant à la réaction de sa famille. Une fois la vérité enfin établie (Rai Molvi confirma qu'elle était montée à bord du Coogan, Scott Williams déclara l'avoir vue charger la chaudière du bateau quand celui-ci appareillait), la réaction de Gerald Skibbow à ce qu'il jugeait être une trahison de la part de sa fille fut de pure colère. Il demanda à Powel Manani de partir à cheval à la poursuite du tramp, ou alors d'utiliser son bloc émetteur pour la faire arrêter par le shérif du comté quand le Coogan passerait à Schuster. Powel lui expliqua poliment que Marie était désormais majeure et qu'elle n'avait aucun contrat la liant à la SEL, qu'elle était donc libre de faire ce qui lui plaisait. Gerald, avec à côté de lui Loren qui pleurnichait, pesta contre l'injustice, puis se répandit en amères lamentations à propos de l'incompétence des représentants locaux de la SEL. Au point qu'il s'en fallut de peu que le superviseur des Déps, épuisé d'avoir conduit les recherches pour retrouver Gwyn Lawes après avoir déjà passé une journée entière à cheval pour rassembler les animaux égarés sur la savane, ne le réduise au silence à coups de poing. Rai Molvi, Horst Elwes et Leslie Atcliffe durent les séparer. Le nom de Marie Skibbow ne fut plus jamais mentionné. Les champs et les plantations gagnés sur la jungle à l'arrière de la clairière d'Aberdale occupaient maintenant une surface si vaste que les vigoureuses plantes rampantes qui envahissaient le sol retourné par les motoculteurs repoussaient presque aussitôt après avoir été taillées. C'était une tâche harassante, éprouvante même pour les Déps et leur discipline sévère. Il était manifestement hors de question de s'étendre davantage tant que la première récolte n'était pas assurée. Les variétés de légumes terrestres les plus délicates menaient un combat laborieux sous les assauts incessants de la pluie. Malgré les modifications génétiques auxquelles on les avait soumis, les tomates, les courgettes, la laitue, le chou, le céleri et les aubergines poussaient mal, leurs feuilles se repliaient et commençaient à se faner, jaunissant sur le pourtour. Une violente tempête, qui laissa la jungle ensevelie sous la brume pendant des jours, dispersa la moitié des poulets du village, et on en retrouva bien peu. Quinze jours après le départ du Coogan arriva un autre tramp, le Louis Leonid. Il faillit y avoir une émeute à cause des prix que le capitaine demandait pour les marchandises ; il repartit précipitamment, jurant ses grands dieux qu'il allait conseiller à tous les bateaux du bassin de la Juliffe d'éviter dorénavant la Quallheim. Et il y eut aussi des morts. Après Gwyn Lawes, Roger Chad-wick, noyé dans la Quallheim et dont on retrouva le corps à un kilomètre en aval. Puis la terrible tragédie qui frappa la famille Hoffman : Donnie et Judy, et leurs deux enfants, Angie et Thomas, de jeunes adolescents, brûlés vifs dans leur ferme de la savane une nuit. Ce n'est qu'au matin, lorsque Frank Kava aperçut le filet de fumée qui s'élevait du tas de cendres, que l'alerte fut donnée. Même un laboratoire de pathologie bien équipé aurait eu du mal à établir que chacun d'eux était mort d'une décharge de laser de chasse tirée en plein oeil à cinq centimètres de distance. Horst Elwes enfonça l'extrémité affûtée de la croix de trente centimètres dans le sol noir et détrempé, et tassa la terre autour avec sa botte. Il avait lui-même fabriqué la croix dans du bois de mayope, pas aussi réussie, naturellement, que tout ce que faisait Leslie, mais néanmoins décente, il lui semblait que c'était important pour la petite Angie. - Il n'y a pas de preuve, dit-il le coeur serré en contemplant le petit tertre rectangulaire. - Ah bon ! répondit Ruth Hilton en lui tendant la croix de Thomas. Ils se dirigèrent vers la tombe du garçon. Horst avait beaucoup de mal à présent à revoir son visage. Le gosse avait treize ans, il était tout sourire, toujours en train de courir partout. La croix pénétra dans le sol avec un bruit de succion. - Vous avez dit vous-même que ce sont des satanistes, insista Ruth. Et nous savons fichtrement bien que ces trois colons, à Durringham, ont été assassinés. - Agressés, répliqua Horst. Ils ont été agressés. - Ils ont été assassinés. La croix portait le nom de Thomas, tracé en lettres grossières à la thermolame. J'aurais pu faire mieux que ça, pensa Horst, ce n'eût pas été trop demander pour le pauvre garçon, rester sobre pendant que je gravais son épitaphe. - Assassinés, agressés, ça s'est passé dans un autre monde, Ruth. Y a-t-il réellement jamais eu un endroit qui s'appelle la Terre ? On dit que le passé n'est qu'un souvenir. J'ai bien du mal aujourd'hui à me rappeler la Terre. Est-ce à dire qu'elle n'existe plus, pensez-vous ? Elle le regarda avec une inquiétude non feinte. Il n'était pas rasé et n'avait sans doute pas mangé comme il aurait dû. Le potager qu'il entretenait étouffait sous les mauvaises herbes et les vrilles des plantes rampantes. Son corps charnu s'était considérablement amaigri. La plupart des gens à Aberdale avaient perdu du poids depuis leur arrivée mais, en compensation, avaient gagné du muscle. Chez Horst, la peau sous le menton commençait à pendre et à plisser. Ruth le soupçonnait d'avoir déniché une autre réserve d'alcool depuis qu'elle était allée au bout de la jetée vider les trois dernières bouteilles de scotch dans la Quallheim. - Où est né Jésus, Horst ? Où est-il mort pour nos péchés ? - Oh ! très bon. Oui, très bon, vraiment. Si vous me laissiez faire, je pourrais vous former comme prédicateur laïque en un rien de temps. - J'ai un champ à travailler. J'ai des poulets et une chèvre à nourrir. J'ai Jay dont je dois prendre soin. Qu'allons-nous faire à propos des Déps ? - Que celui qui n'a jamais péché jette la première pierre. - Horst ! - Désolé. Il posa un regard affligé sur la croix que tenait Ruth. Elle la lui colla dans les mains. - Je ne veux pas qu'ils vivent ici. Bon Dieu ! vous avez vu la façon dont le jeune Jason Lawes court après Quinn Dexter ? On dirait un jeune chien en laisse. - Combien sommes-nous à nous arrêter chez Rachel et Jason pour voir comment ils vont ? Oh ! nous nous sommes tous montrés d'admirables voisins la première semaine après la mort de Gwyn, peut-être même dix jours. Mais aujourd'hui... continuer à faire ça semaine après semaine quand on a sa propre famille à nourrir. Les gens ne peuvent pas, ils n'ont pas la ténacité. Alors, bien sûr, on désigne les Déps pour aider Rachel. Voilà, on a fait quelque chose et on a la conscience tranquille. Cela dit, je ne jette le blâme sur personne. Cet endroit use nos forces, Ruth. Il nous replie sur nous-mêmes, chacun n'a le temps de s'occuper que de soi. Ruth se retint de mentionner ce qu'elle avait entendu raconter à propos de Rachel et Quinn Dexter. Bon sang ! ça faisait seulement cinq semaines que le pauvre Gwyn était mort, la diablesse ne pouvait-elle attendre un peu ? - Où est-ce que ça va s'arrêter, Horst ? Qui sera le prochain ? Savez-vous à quoi je rêve ? Je rêve que Jay court après ce super-macho de Jackson Gael, ou Lawrence Dillon avec son visage d'ange et son sourire dévastateur. C'est à cela que je rêve. Allez-vous me dire que je n'ai pas à m'inquiéter, que ce n'est que de la paranoïa? Six morts en cinq semaines. Six accidents en cinq semaines. Nous devons faire quelque chose. - Je sais. Horst planta la croix de Judy Hoffman dans le sol, ce qui fit sourdre un filet d'eau autour du morceau de bois. Comme du sang, songea-t-il. Un sang impur. La jungle se couvrait lentement d'une nappe de brume. Il avait plu moins d'une heure auparavant et les gouttelettes faisaient luire chaque arbre et chaque feuille. Un épais brouillard d'un blanc duveteux s'était formé à hauteur d'homme. Pour les quatre Déps qui suivaient la piste de l'animal, cela signifiait qu'ils pouvaient à peine voir leurs pieds. Les rayons de lumière qui perçaient l'écran de feuillage au-dessus d'eux brillaient comme des veines d'or dans l'air surchargé d'humidité. On entendait au loin les gloussements et roucoulements des oiseaux, le chour vibrant qu'ils avaient appris à composer depuis des temps révolus. Le terrain ici était accidenté, déformé par des buttes sinueuses deux fois plus hautes qu'un homme. Sur leurs flancs poussaient des arbres inclinés sous des angles divers, tordus vers le ciel, arc-boutés sur d'énormes racines. Leurs troncs cendrés étaient minces par rapport à leur taille, dépassant rarement les trente centimètres de diamètre alors qu'ils faisaient tous plus de vingt mètres de hauteur, couronnés d'un feuillage émeraude en forme de parasols entrelacés. Rien ne poussait sur la partie inférieure. Même les plantes rampantes et les broussailles encadrant le triangle des racines n'avaient pas leur vigueur habituelle. - Il n'y a pas de gibier ici, dit Scott Williams au bout d'une demi-heure passée à gravir des buttes interminables et à patauger dans l'eau qui formait des mares tout autour. Ce n'est pas le bon endroit. - Exact, acquiesça Quinn Dexter. Personne n'a aucune raison de venir ici. Ils étaient partis tôt ce matin, suivant le sentier battu qui menait aux fermes de la savane au sud d'Aberdale, pour une partie de chasse dûment autorisée, avec quatre fusils laser et un fusil électromagnétique empruntés. Quinn les avait conduits le long du sentier sur cinq kilomètres, puis avait obliqué vers l'ouest, à l'intérieur de la jungle. Il effectuait une reconnaissance par semaine, se servant du guido-bloc qu'il avait pris chez les Hoffman pour s'assurer qu'ils exploraient bien une zone différente à chaque fois. Ils avaient fait fort avec les Hoffman cette nuit-là, quinze jours auparavant. Donnie était venu sur Lalonde bien préparé aux rigueurs de la vie de pionnier. Il avait de la nourriture lyophilisée, des outils, des médicaments, plusieurs fusils et deux crédisques de la Banque jovienne. Les six Déps que Quinn avait emmenés pour leur mission nocturne à la ferme avaient bien festoyé avant qu'il ne les lâche sur Judy et les deux enfants. Pour la première fois il avait conduit la cérémonie jusqu'au bout, la messe noire dédiée au Frère de Dieu. Il avait lié les autres à lui en leur faisant partager le rituel de la perversion. Avant cela, c'était la peur qui les faisait obéir. Désormais il possédait leurs âmes. Deux d'entre eux, Irley et Scott, s'étaient montrés les plus hésitants du groupe, sceptiques jusqu'au moment où la charmante Angie leur avait été offerte. Le serpent s'était alors éveillé en eux, comme toujours, et enfiévrés par la chaleur ils avaient psalmodié, à la lumière de la torche jetant des reflets orange sur leur peau nue. Le Frère de Dieu avait chuchoté à leur coeur et leur avait montré le vrai chemin de la chair, le chemin de la bête. La tentation avait triomphé une fois de plus, et les cris d'Angie avaient retenti loin à travers la savane dans le silence de la nuit. Depuis la cérémonie, ils étaient devenus les compagnons les plus fidèles de Quinn. C'était quelque chose que Banneth lui avait montré ; les cérémonies étaient plus qu'un simple rite, elles avaient un but précis. Si vous y surviviez, si vous accomplissiez les rituels, vous deveniez membre de la secte à jamais. Après ça, les autres n'existaient plus. Vous étiez un paria, c'était irréversible ; détesté, haï et rejeté par la bonne société, par les disciples de Jésus et d'Allah. Bientôt il y aurait d'autres cérémonies, et tous les Déps subiraient leur initiation. Le terrain commença à s'aplanir. Les arbres étaient plus rapprochés à présent, le sous-bois plus épais. Quinn traversa un autre ruisseau, ses bottes crissant sur les cailloux. Il portait un short en Jean vert descendant jusqu'aux genoux et un gilet sans manches du même tissu, juste assez pour protéger sa peau des épines et des branches. Ils avaient appartenu à Gwyn Lawes ; Rachel avait donné tous ses vêtements aux Déps pour les remercier d'avoir préservé son champ des mauvaises herbes et des plantes rampantes. La pauvre Rachel n'allait pas très bien ces temps-ci, elle était devenue très fragile depuis la mort de son mari. Elle parlait toute seule et entendait les voix des saints. La nuit, toutefois, elle écoutait Quinn lui dire quels étaient ses désirs, et elle s'y soumettait. Rachel abhorrait Lalonde autant que lui, et elle n'était pas la seule dans le village. Quinn notait les noms qu'elle lui confiait et demandait ensuite aux Déps de s'insinuer dans les bonnes grâces de tous ces mécontents. Lawrence Dillon laissa échapper un cri de triomphe et fit parler son fusil laser. Quinn leva les yeux juste à temps pour voir un vennal filer à travers la cime des arbres ; le petit animal aux allures de lézard se coulait adroitement le long des hautes branches, ses pattes effleurant à peine l'écorce. Lawrence fit feu à nouveau. Un nuage de fumée jaillit d'une branche à l'endroit où se trouvait le vennal une seconde auparavant. - Ouaou ! putain que c'est rapide. - Laisse-le, dit Quinn. Il te faudrait le transporter le restant de la journée. On tuera du gibier au retour. - OK, Quinn, acquiesça Lawrence Dillon d'un air dubitatif. (Il tendit la tête en arrière, la tournant à droite et à gauche en lorgnant vers la cime des arbres.) De toute façon, je l'ai raté. Quinn leva les yeux vers l'endroit où était passé le vennal. Ces petites créatures des arbres, très agiles, avaient la peau vert-bleu, ce qui les rendait presque impossibles à repérer à plus de quinze mètres de distance. Quinn passa en infrarouge et balaya le faîte des arbres, observant l'univers rouge et rosé sans ombres que lui révélait son implant rétinien. Le vennal formait une couronne brillante rosé saumon ; il était couché sur le ventre en haut d'une grosse branche, sa tête triangulaire pointée vers eux avec une certaine appréhension. Quinn effectua un panoramique à trois cent soixante degrés. - Je veux que vous posiez vos fusils, dit-il. Les autres lui lancèrent des regards médusés. - Quinn... - Tout de suite. Il ôta son fusil de l'épaule et le posa dans l'herbe humide. Ils lui obéirent sans protester davantage, attitude qui témoignait de son autorité. Quinn écarta les bras, les mains ouvertes. - Satisfait ? demanda-t-il. La tenue caméléon perdit sa couleur écorce, retournant au gris foncé. Lawrence Dillon, interdit, recula d'un pas. - Merde ! Je ne l'avais pas vu. Quinn se borna à rire. L'homme était collé contre un qualtook à huit mètres d'eux. Il ôta son capuchon, révélant le visage rond d'un homme dans la quarantaine, le menton saillant et les yeux gris clair. - Bonjour, dit Quinn d'un ton désinvolte. Il s'était attendu à voir quelqu'un de différent, une espèce de maniaque extraverti comme Banneth ; l'homme qu'il avait devant lui semblait ne pas avoir de présence. - Alors, vous avez suivi mes conseils ? ajouta Quinn. Très sage de votre part. - Dites-moi pourquoi je ne devrais pas vous éliminer, dit l'homme. Sa voix avait une tonalité comme si elle avait été synthétisée par un processeur, complètement neutre. - Parce que vous ignorez à qui j'ai parlé ou ce que je leur ai raconté. Ça me met hors de danger. Si vous pouviez circuler à votre guise pour liquider des villages entiers chaque fois que votre sécurité est menacée, vous ne seriez pas planqué ici. N'est-ce pas ? - De quoi voulez-vous parler ? - Je ne le saurai que lorsque j'aurai vu ce que vous cachez. D'abord, qui êtes-vous ? - Le nom de ce corps est Clive Jenson. - Que lui avez-vous fait ? Vous lui avez implanté une nano-nique d'asservissement de la personnalité ? - Pas tout à fait, mais la situation est similaire. - Alors, êtes-vous prêt à discuter ? - Je suis prêt à vous écouter. (L'homme lui fit signe d'approcher.) Vous venez avec moi, les autres restent ici. - Hé là ! pas question, intervint Jackson Gael. Quinn leva les mains. - Ça va, pas de panique. Attendez-moi ici pendant trois heures puis, que je revienne ou non, retournez à Aberdale. Il vérifia les coordonnées sur son guido-bloc et s'avança vers l'homme en tenue caméléon dont le nom était censé être Clive Jenson. Après six semaines de navigation et de négoce, le Coogan approchait de la fin du voyage. Marie Skibbow savait qu'elle n'était qu'à quelques jours de Durringham même si Len Buchannan n'avait rien dit. Elle reconnaissait les villages, les murs en planches peints en blanc des coquettes maisons, les jardins bien soignés, le merveilleux paysage champêtre. Elle retrouvait la couleur brun café de la Juliffe et son flot impatient d'atteindre la liberté de l'océan qui ne devait plus être très loin désormais. Quand les vaguelettes ne montaient pas trop haut, elle pouvait voir le marais Hultain tapi sur la rive nord, un enchevêtrement de végétation lugubre et putride qui exhalait des miasmes sulfureux irritants pour les yeux. De grands bateaux à aubes semblables au Swithland remontaient le fleuve en laissant un sillage écumeux derrière eux. Les colons fraîchement arrivés jetaient des regards émerveillés et envieux vers le rivage, et les enfants couraient sur les ponts en riant et en poussant des cris. Imbéciles. De parfaits imbéciles, tous autant qu'ils étaient. Le Coogan s'arrêtait désormais de moins en moins souvent aux jetées. Les stocks de départ étaient presque épuisés et la ligne de flottaison était descendue de cinquante centimètres sur le flanc du tramp. Len Buchannan avait vu le solde de son crédisque de la Banque jovienne grimper en proportion. Il n'achetait plus que de la viande salée pour la vendre à la ville. - Arrête de charger, cria-t-il à Marie depuis la timonerie. On accoste ici. La proue émoussée du Coogan vira de deux ou trois degrés pour se pointer vers une jetée au-dessus de laquelle s'alignaient de grands entrepôts en bois. Sur un côté, il y avait plusieurs silos à grains cylindriques. Des motos cahotaient le long des pistes boueuses serpentant autour des maisons. C'était un village prospère, le genre de village vers lequel, selon Marie, s'orientait le Groupe Sept, et avec lequel elle s'était fait duper. Elle abandonna les bûches qu'elle fourrait dans la trémie et se redressa. Des semaines passées à couper le bois à la scie thermique et alimenter ensuite la chaudière, et ce par tous les temps, lui avaient donné les muscles qu'elle n'avait jamais pu obtenir au gymnase du centre spécialisé de l'arche. Elle avait perdu presque deux centimètres de tour de taille, son vieux short ne lui collait plus aux fesses ni aux cuisses comme avant. Le filet de fumée qui s'échappait de la cheminée en fer percée de la chaudière lui faisait pleurer les yeux. Elle refoula les larmes d'un battement de paupières rageur, tournant ses regards vers le village qui se rapprochait, puis vers l'avant à l'ouest. Elle avança d'un pas résolu. Gail Buchannan était assise à côté de la timonerie, sa tignasse attachée en arrière, son chapeau de coolie jetant une ombre sur ses aiguilles à tricoter. Elle avait fait du tricot et de la couture tout le long du trajet depuis Aberdale. - Où t'en vas-tu comme ça, ma jolie ? demanda la grosse femme. - Dans ma cabine. - Eh bien, arrange-toi pour revenir à temps aider mon Lennie à fixer les amarres. Je ne veux pas te voir te relâcher alors qu'il a du travail à faire. Je n'ai jamais connu quelqu'un d'aussi paresseux. Mon pauvre mari travaille comme un robot pour nous maintenir à flot. Sans relever l'offense, Marie passa à côté d'elle et descendit dans la cabine. Elle s'était aménagé son petit nid dans un coin de la soute du tramp, dormant sur l'une des étagères les nuits après que Len en avait fini avec elle. Le bois était dur et, la première semaine, elle s'était cogné la tête au montant à plusieurs reprises, jusqu'à ce qu'elle se soit habituée à l'espace restreint ; en tout cas, il n'était pas question qu'elle passe la nuit dans les bras de Len. Elle ôta le bleu de travail décoloré qu'elle portait habituellement sur le pont et tira un soutien-gorge et un tee-shirt propres de son sac où ils avaient passé le voyage. Au contact doux du tissu synthétique sur sa peau lui revinrent les souvenirs de la Terre et de l'arche. Son monde, où existaient la vie et un avenir, où le Gouvcentral donnait des cours gratuits, où les gens avaient des boulots convenables, allaient dans des clubs et disposaient à leur gré d'un millier de canaux de sensovidéos, où les vidtrains pouvaient vous amener à l'autre bout de la planète en six heures. Un jean noir tissé dans les tropiques, à l'aspect parcheminé, compléta le changement. C'était comme retourner à la civilisation. Elle prit le sac à bandoulière et marcha droit devant elle. Gail Buchannan était en train de beugler après elle lorsqu'elle tira le verrou de la porte des toilettes. C'était juste un siège en bois (du bois de mayope pour pouvoir supporter le poids de Gail) dans lequel on avait pratiqué une ouverture, avec une pile de grandes feuilles de vigne sauvage pour s'essuyer. S'agenouillant, Marie enleva la planche devant le siège. Un mètre en dessous clapotait l'eau du fleuve. Ses deux paquets étaient suspendus sous le pont, maintenus par du fil de pêche en fibre de silicone. Elle coupa le fil avec une thermolame de poche et fourra les deux sacs en plastique dans son sac à bandoulière. Ils contenaient principalement des équipements médicaux nanoniques, les articles qui, en proportion de leur poids, avaient le plus de valeur parmi tous ceux que transportait le Coogan ; elle avait aussi pris quelques baladeurs FA, deux blocs-processeurs, des petits outils électriques. Un magot constitué tout au long du voyage. Le sac fermait à peine. La voix de Gail frisait l'hystérie lorsque Marie retourna à la cambuse et jeta un dernier regard sur la prison de bois où elle avait passé une éternité à cuisiner et faire le ménage. Elle attrapa le grand pot d'argile marron censé contenir un assortiment d'herbes et en sortit une épaisse liasse de francs Lalonde. Ce n'était qu'une des nombreuses liasses que Gail avait cachées à travers le bateau. Marie mit les billets en plastique rigide dans une de ses poches arrière puis, prise d'une impulsion soudaine, piqua une allumette avant de sortir sur le pont. Le Coogan s'était déjà arrêté près de la jetée et Len Buchannan s'affairait à attacher un des câbles à un bollard. La colère avait fait virer la face de Gail au cramoisi sous son chapeau de coolie. En voyant la tenue de Marie, elle resta sidérée. - Merde, où est-ce que tu te crois, habillée comme ça, espèce de petite catin ? Il faut que tu aides Len à charger la viande. Mon pauvre Lennie ne peut pas porter toutes ces carcasses tout seul. Et où diable comptes-tu aller avec ce sac ? Et d'abord, qu'est-ce que tu as dedans ? Marie lui décocha son sourire le plus nonchalant, celui dont son père disait toujours qu'il témoignait d'une indolence intolérable. Elle frotta l'allumette contre le mur de la cabine. Les deux femmes regardèrent le bout de phosphore s'enflammer, la flamme jaune dévorant peu à peu l'allumette vers les doigts de Marie. Quand elle comprit ce qui se passait, Gail demeura bouche bée. - Bye-bye ! lança Marie d'un air radieux. C'a été un plaisir de vous connaître. Et elle laissa tomber l'allumette dans la boîte à couture aux pieds de Gail. Gail hurla de panique comme l'allumette disparaissait sous ses fils de coton et ses bouts de dentelle. De vives flammes orangées léchèrent les bords de la boîte. Marie descendit sur la jetée. Len était devant elle, près du bollard, une longueur de corde en fibre de silicone enroulée autour de ses mains. - Tu t'en vas, dit-il. Gail proféra un chapelet d'obscénités et de menaces à l'adresse de Marie qui entendit un plouf sonore lorsque la précieuse boîte à couture toucha la surface de l'eau. Marie aurait aimé afficher de l'indifférence, mais elle n'y parvint pas. Pas en face de lui. Sur le visage du vieil homme décharné, il y avait une étrange expression de désarroi. - Ne pars pas, dit-il. C'était une supplication. Jamais elle ne l'avait entendu parler d'un ton si plaintif. - Pourquoi ? Il y a quelque chose que vous n'avez pas eu ? Quelque chose que vous avez oublié d'essayer ? Sa voix était tout près de se briser. - Je me débarrasserai d'elle, proposa-t-il avec désespoir. - Pour moi ? - Tu es belle, Marie. - C'est tout ? C'est tout ce que vous avez à me dire ? - Oui. Je croyais... je ne t'ai jamais fait de mal. Pas une seule fois. - Et vous voudriez que ça continue ? C'est ça que vous voulez, Len ? Qu'on passe le restant de nos vies à naviguer tous les deux sur la Juliffe ? - Je t'en prie, Marie. Je la hais. C'est toi que je veux, pas elle. Marie se tenait à dix centimètres de lui, sentant dans son baleine l'odeur du fruit qu'il avait mangé ce matin. - Pas possible ? - J'ai de l'argent. Tu vivrais comme une princesse, je te promets. - L'argent n'est rien. Je voudrais être aimée. Je pourrais me donner entièrement à un homme qui m'aimerait. M'aimez-vous, Len ? M'aimez-vous vraiment ? - Oui, Marie. Mon Dieu ! oui. Viens avec moi ! Elle passa un doigt sur le menton de l'homme dont les yeux étaient mouillés de larmes. - Alors il faut vous suicider, Len, murmura-t-elle d'une voix voilée. Car elle est tout ce que vous avez. Elle est tout ce que vous aurez jamais. Durant le restant de vos jours, Len, vous allez devoir vivre avec l'idée que jamais je ne serai à vous. Elle attendit que son visage où se jouait la tragédie de l'espoir se décompose jusqu'à l'humiliation totale, puis éclata de rire. C'était une satisfaction tellement plus grande que de lui envoyer un coup de genou dans les couilles. Il y avait un chariot chargé de fourrage vert qui roulait lourdement le long de la piste principale, en direction de l'ouest. Un garçon de quatorze ans en bleu de travail le conduisait, donnant de temps à autre au grand cheval qui le tirait de petits coups avec les rênes. Marie leva le pouce et le garçon hocha la tête avec empressement, roulant vers elle de grands yeux impressionnés. Elle grimpa sur le chariot alors qu'il avançait toujours. - Durringham, c'est à combien ? demanda-t-elle. - Cinquante kilomètres. Mais je ne vais pas si loin, juste à Mepal. - Ça ira pour commencer. Elle s'assit sur le dur siège en planches, ballottée de droite à gauche par le mouvement cahotant des roues. Le soleil était brûlant, avec les cahots le siège manquait de confort, le cheval puait. C'était merveilleux. Le gigantéa avait plus de sept mille ans quand Laton et son petit groupe de fidèles étaient arrivés sur Lalonde. Il était situé sur une petite éminence qui propulsait ses trois cents mètres encore plus haut au-dessus de la jungle environnante. Les tempêtes en avaient usé et rompu le faîte qui n'était plus qu'un noud bulbeux de branches enchevêtrées, avec des touffes de feuilles saillant sous des angles curieux. Les oiseaux avaient converti ce pinacle difforme en une vaste aire, becquetant les branches et le tronc au fil des siècles jusqu'à les cribler d'un labyrinthe de trous. Quand il pleuvait, l'eau remplissait les épaisses feuilles velues, faisant plier les branches encore plus près de l'énorme tronc. Puis, pendant des heures, les gouttelettes tombaient, le gigantéa commençait à sécher à partir du sommet et les branches remontaient lentement. En restant dessous, c'était comme si on était sous une petite chute au débit puissant. Les derniers vestiges de terre en dessous des branches avaient été nettoyés plusieurs millénaires auparavant. Il ne restait qu'un vigoureux fouillis de racines s'étendant en ondulations sur une centaine de mètres, couvert de vase comme des rochers en bord de mer à marée basse. Le gerfaut de Laton l'avait amené sur Lalonde en 2575. À cette époque, il y avait moins de cent personnes sur la planète, dont une escouade de gardiens surveillant le camp du site d'atterrissage. L'équipe d'experts écologistes avait terminé les analyses et était repartie ; l'équipe d'inspection de la Confédération ne devait pas arriver avant un an. Laton avait obtenu une copie du rapport classé secret de la compagnie ; la planète était habitable, la Confédération délivrerait le permis d'exploitation. Il y aurait finalement des colons, de pauvres diables ignorants, sans aucune technologie avancée. Vu les projets particuliers qu'il avait pour le futur, c'était la population idéale où s'infiltrer. Ils avaient atterri dans les montagnes du côté est d'Amarisk, vingt humains et sept croiseurs terrestres chargés d'articles de luxe en quantité suffisante pour rendre l'exil supportable, en plus des fournitures essentielles : petits systèmes de conception cybernétique et son propre équipement génétique. Laton avait aussi les neuf oufs du gerfaut, retirés de ses ovaires et conservés dans des cuves tau-zéro. Il avait envoyé le gerfaut dans l'oubli éternel d'une étoile ardente blanc bleuté et le petit convoi s'était mis en route, s'ouvrant un chemin à travers la jungle. Il leur avait fallu deux jours pour atteindre l'affluent qui plus tard devait porter le nom de Quallheim. Trois jours de navigation (les croiseurs terrestres avaient des fuselages amphibies) les amenèrent au comté de Schuster, un territoire où l'épaisseur du sol était suffisante pour supporter les gigan-téas. La jungle à nouveau et, à une demi-journée de marche, Laton trouva ce qui devait certainement être le plus gros spécimen de gigantéa sur le continent. - Celui-ci fera l'affaire, dit-il à ses compagnons. En fait, je crois que c'est exactement ce qu'il nous faut. Les branches se délestaient encore de l'eau de la récente averse quand Clive Jenson conduisit Quinn Dexter sur les torsades glissantes des racines du gigantéa. Sous les énormes branches velues régnait une pénombre perpétuelle. L'eau en tombant formait des ruisseaux qui glougloutaient et inondaient les entrailles de l'arbre sous les pieds de Quinn. Il résista à l'instinct qui lui commandait de voûter les épaules sous les grosses gouttes lui aspergeant la tête. Des spores ou de la sève - quelque chose d'organique - s'étaient mélangées à l'eau, lui donnant une consistance poisseuse. Il faisait frais dans l'ombre, la température la plus fraîche qu'il ait jamais connue sur Lalonde. Ils approchèrent du tronc colossal. Les racines commençaient à s'infléchir à la verticale, des vagues de bois se brisant contre une falaise de bois. Entre les épaisses torsades, il y avait de sombres anfractuosités de cinq fois la hauteur de Quinn, qui se terminaient en fissures minces comme une lame. Clive Jenson pénétra dans l'une d'elles. Quinn le vit disparaître derrière une courbe, haussa les épaules et le suivit à l'intérieur. Au bout de cinq mètres, le terrain devint plat et les parois s'élargirent pour former un couloir d'environ deux mètres de large alors que l'enveloppe rugueuse qui passait pour l'écorce du gigantéa laissait place au bois nu et lisse. Creusé, comprit soudain Quinn. Frère de Dieu ! il s'était taillé son repaire au coeur de l'arbre. Combien d'efforts avaient été déployés pour réaliser cela ? Il y avait une faible lueur devant lui. Il suivit une courbe en S et pénétra dans une pièce baignée d'une lumière vive. Quinze mètres de long sur dix de large, c'était une pièce tout à fait ordinaire n'était l'absence de fenêtres. Sur une rangée de patères fixées à un mur, étaient suspendus des anoraks vert foncé. Le bois du gigantéa était couleur de noix pâle, avec des fibres très espacées qui donnaient l'impression que les murs étaient faits de planches exceptionnellement larges. Il y avait un bureau qui faisait comme un long comptoir avec un côté en pente et qui avait été sculpté dans un seul bloc. Une femme se tenait à l'autre bout, regardant Quinn d'un air impassible. Il lui adressa un sourire nonchalant. Elle devait avoir environ vingt-cinq ans, était plus grande que lui, avait la peau noire et de longs cheveux châtains, un petit nez pointu. Son corsage orange sans manches et sa jupe-culotte blanche mettaient en valeur ses rondeurs. Une lueur de dégoût traversa son visage. - Ne soyez pas répugnant, Dexter. - Quoi ? Je n'ai pas dit un mot. - Pas la peine. Je préférerais baiser un chimpanzé domestique. - Est-ce que je peux regarder ? L'expression de la femme se renforça. - Restez tranquille, ne bougez pas ou je vous fais disséquer par Clive. Elle prit un bâton détecteur sur le bureau. Toujours souriant, Quinn leva les bras et la laissa passer le détecteur sur son corps. Clive se tenait au garde-à-vous à deux mètres de là, absolument immobile, tel un robot qu'on aurait éteint. Quinn s'efforça de ne pas montrer combien tout cela l'ennuyait. - Alors, depuis quand êtes-vous ici ? demanda-t-il. - Pas mal de temps. - Comment dois-je vous appeler ? - Camilla. - OK, Camilla, c'est super. Alors, qu'est-ce qui se passe ici? - Je vais laisser à Laton le soin de vous le dire. (Elle pressa sa langue contre l'intérieur de sa joue.) Enfin, s'il décide de ne pas vous incorporer, comme Clive. Quinn jeta un coup d'oeil sur l'homme immobile. - Un des colons des fermes de Schuster ? - C'est cela. - Ah! - Votre rythme cardiaque est très élevé, Dexter. Quelque chose vous tracasse ? - Non. Et vous ? Elle reposa le détecteur sur le bureau. - Vous pouvez voir Laton à présent. Vous n'êtes pas dangereux ; deux implants et beaucoup d'aplomb. Il sourcilla à la mention des implants. Voilà qu'il perdait son dernier atout, aussi mince eût-il été. - Ça m'a conduit jusqu'ici, non ? Camilla se dirigea vers la porte. - Entrer est la partie la plus facile. Il y avait un large escalier en colimaçon montant à l'intérieur du tronc. Quinn entrevit des couloirs et des pièces. Un niveau entier était affecté à une grande piscine avec sauna, où flottait une épaisse vapeur. Des hommes et des femmes se prélassaient dans l'eau ou sur diverses corniches ; l'un d'eux était couché à plat ventre sur une dalle et se faisait masser par une femme dans la cinquantaine qui avait ce regard vide que Quinn commençait à reconnaître. Il vit ce qui n'allait pas : si certains d'entre eux riaient, personne ne parlait. Des chimpanzés domestiques arpentaient les couloirs, affairés à des tâches mystérieuses ; ils mesuraient environ un mètre cinquante et marchaient à une allure presque humaine, leur fourrure dorée bien brossée. En y regardant de plus près, Quinn s'aperçut qu'ils avaient de vrais pieds au lieu des pattes de leurs ancêtres terrestres. Frère de Dieu ! ce sont des créations édénistes. Qu'est-ce que c'est que cette connerie ? Camilla le conduisit le long d'un couloir qui n'avait rien de particulier. Une porte s'ouvrit sans faire le moindre bruit, un épais rectancle de bois avec une sorte de muscle synthétique en guise de charnière. - La tanière du lion, Dexter. Entrez donc. La porte se referma aussi silencieusement qu'elle s'était ouverte. Quinn se trouvait dans une grande salle circulaire avec un plafond en voûte. Le mobilier était de style minimaliste, très austère : un bureau constitué d'un panneau de verre reposant sur des pieds en métal, une table de salle à manger, elle aussi en verre, deux canapés qui se faisaient face ; chaque élément disposé de manière à mettre un maximum de distance entre eux. Un pan du mur consistait en un grand écran holographique avec une vue de la jungle à l'extérieur. La caméra, placée bien au-dessus du faîte des arbres, montrait une étendue uniforme de feuillage ; des fragments de nuages vaporeux dérivaient en dessinant des formes sinueuses. Au centre de la pièce se dressait un perchoir en fer de trois mètres de haut, d'où la crécerelle observait Quinn avec une vive attention. Deux personnes attendaient, un homme assis derrière le bureau et une jeune fille debout à côté d'un canapé. Laton se leva. C'était un des hommes les plus grands que Quinn ait jamais vus, très musclé, la peau couleur cannelle, plutôt un bronzage qu'une pigmentation naturelle, des traits fins, vaguement asiatiques, des yeux gris-vert très enfoncés et une barbe soignée, des cheveux d'un noir d'ébène attachés en une petite queue de cheval. Il était vêtu d'un simple peignoir de soie vert, fermé à la taille par une ceinture. Il était impossible de lui donner un âge, plus de trente et moins de cent. Il ne faisait aucun doute qu'il était le produit de l'ingénierie génétique. C'était la présence que Quinn avait cherchée quand Clive Jenson avait retiré le capuchon de sa tenue caméléon. L'assurance de l'invincibilité, un homme qui inspirait la vénération. - Quinn Dexter, vous avez provoqué toute une effervescence parmi mes collègues. Nous avons très peu de visiteurs, comme vous pouvez l'imaginer. Veuillez vous asseoir. (Laton désigna le canapé pourpre à côté duquel se tenait la fille.) Pouvons-nous vous offrir quelque chose pendant que vous êtes là ? Un bon verre ? Un vrai repas, peut-être ? Dans ce cher village d'Aberdale, le lait et le miel ne coulent pas encore à flots. La première impulsion de Quinn fut de refuser, mais l'offre était trop tentante. Et puis merde, tant pis s'il passait pour un affamé et se mettait en position d'infériorité. - Un steak, à point, avec des frites et une salade, pas de moutarde. Et un verre de lait. Je n'aurais jamais cru que le lait me manquerait. Il adressa à Laton ce qu'il espérait être un sourire flegmatique tandis que l'homme à la taille imposante s'asseyait sur l'autre canapé. L'amadouer n'allait pas être une tâche facile. - Certainement, je pense qu'on peut arranger ça. Nous utilisons les glandes de sécrétion de nourriture qu'on trouve dans les gratte-ciel, modifiées pour travailler à partir de la sève du gigantéa. Le goût est tout à fait acceptable. (Laton éleva la voix d'un ton.) Annamé, occupe-toi de ça, veux-tu ? La fille s'inclina légèrement, d'un geste hésitant. Elle devait avoir douze ou treize ans, jugea Quinn, avec d'épais cheveux blonds qui lui arrivaient en dessous des épaules et un teint pâle, comme les Nordiques ; ses cils étaient presque invisibles. Ses yeux bleu clair rappelèrent à Quinn Gwyn Lawes dans les minutes qui avaient précédé sa mort. Annamé était une petite fille terrorisée. - Un autre membre des familles disparues ? avança Quinn. - En effet. - Et elle, vous ne l'avez pas incorporée ? - Elle ne m'a pas donné de raison de le faire. Les mâles adultes sont utiles à divers travaux intensifs, c'est pourquoi je les ai gardés. Mais les jeunes garçons ne répondaient pas à mes besoins, aussi les a-t-on mis en réserve comme matériel de transplantation. - Et quels étaient vos besoins ? - Des ovaires, principalement. Je n'en avais pas une quantité suffisante pour la prochaine étape de mon projet. Une situation que les femmes des fermes ont pu corriger pour mon plus grand bonheur. Nous avons ici assez de cuves à suspension pour maintenir leurs trompes de Fallope en état pleinement fonctionnel, ce qui ainsi me garantit qu'elles vont continuer à me pondre dans la main tous les mois leurs précieux petits cadeaux. Annamé n'a pas encore tout à fait atteint la maturité pour cela. Et quand on voit comment les organes ont du mal à se développer dans les cuves, on la laisse se promener dans les lieux jusqu'à ce qu'elle soit prête. Certains de mes compagnons se sont véritablement entichés d'elle. J'avoue la trouver moi-même relativement supportable. Annamé lui jeta un regard de pure terreur avant que la porte ne s'ouvrît pour la laisser sortir. - Il y a beaucoup de bioteks qui travaillent ici, dit Quinn. Si j'osais, je dirais que vous êtes un Édéniste. Laton fronça les sourcils. - Oh vraiment ! Mon nom ne vous dit rien ? - Non. Devrait-il ? - Hélas ! voilà bien la renommée. Au mieux elle est éphémère. Évidemment j'ai acquis ma notoriété bien des années avant que vous ne soyez né, alors cela n'a sans doute rien de surprenant. - Qu'avez-vous fait? - Une infraction à la loi à propos d'une certaine quantité d'antimatière, et un virus protéanique qui a endommagé assez sérieusement la personnalité de mon habitat. Je crains de l'avoir libéré avant que le transfert de l'ARN codant pendant la repli-cation ait été achevé. - Votre habitat ? Alors vous êtes un Édéniste ? - Erreur sur le temps. J'étais un Édéniste, oui. - Mais vous êtes tous liés par l'affinité. Aucun de vous ne viole la loi. Vous ne pouvez pas. - Ah ! là mon jeune ami, j'ai peur que vous soyez victime des préjugés courants, sans parler d'une certaine propagande plutôt malsaine venant de Jupiter. Nous ne sommes pas nombreux mais, croyez-moi, tous ceux qui sont nés édénistes ne meurent pas édénistes. Certains d'entre nous se rebellent ; nous coupons court à cette cacophonie de noble et harmonieuse cohésion qui se déverse dans nos esprits chaque seconde de notre vie. Nous recouvrons notre individualité et notre liberté mentale. Et la plupart du temps, nous choisissons de poursuivre dans cette voie de l'indépendance retrouvée. Quand ils parlent de nous, nos anciens pairs nous appellent les Serpents. (Il eut un sourire ironique.) Naturellement ils n'aiment pas admettre que nous existons. En fait, ils se donnent un mal fou pour nous retrouver. D'où ma situation actuelle. - Serpents, marmonna Quinn. C'est le lot de tous les hommes. C'est ce que nous enseigne le Frère de Dieu. Chacun est une bête au fond de lui, c'est la part qui domine chez nous, et celle qui nous fait le plus peur. Mais si nous trouvons le courage de la laisser commander, personne ne saurait nous battre. Je n'aurais jamais cru qu'un Edéniste pouvait libérer la bête qui est en lui. - Intéressante analogie linguistique, murmura Laton. Quinn se pencha en avant. - Ne voyez-vous pas, nous sommes pareils, vous et moi. Nous suivons le même sentier. Nous sommes frères. - Quinn Dexter, vous et moi avons certaines caractéristiques en commun ; mais comprenez bien ceci, vous êtes devenu un gosse des rues et, à partir de là, un membre de la secte du Frère de Lumière, de par les conditions sociales. La secte était votre seule voie pour sortir de la médiocrité. Moi j'ai choisi d'être ce que je suis après un examen minutieux des solutions qui s'offraient à moi. Et la seule chose que je conserve de mon passé édéniste, c'est que je reste un pur athée. - C'est ça ! Vous l'avez dit. Merde, nous avons tous les deux renié l'existence ordinaire, qu'ils aillent se faire foutre. Et si nous suivons le Frère de Dieu chacun à notre manière, nous le suivons néanmoins tous les deux. Laton leva un sourcil agacé. - Je vois que cette discussion ne mène à rien. De quoi vouliez-vous me parler ? - Je veux que vous m'aidiez à soumettre Aberdale. - Pourquoi voudrais-je faire ça ? - Parce qu'après je vous le livrerai. Laton demeura un instant sans expression, puis inclina la tête d'un air entendu. - Bien sûr, l'argent. Je me demandais pour quelle raison l'argent vous intéressait. Vous ne voulez pas être le seigneur d'Aberdale, vous voulez purement et simplement quitter Lalonde. - Oui, sur le premier vaisseau où je pourrai monnayer mon passage. Si je peux atteindre Durringham avant que l'alerte soit donnée, je pourrai utiliser sans problème un des crédisques de la Banque jovienne que j'ai piqués aux villageois. Et avec vous qui aurez ici la situation en main, il ne saurait y avoir d'alerte. - Et vos amis Déps, ceux que vous vous employez, semble-t-il, à baptiser dans le sang ? - Qu'ils aillent se faire foutre. Je veux partir. J'ai des trucs à faire sur Terre, des trucs importants. - Je n'en doute pas. - Qu'est-ce que vous en pensez ? On pourrait s'associer. Moi et les Déps on rassemble les femmes et les enfants pendant la journée quand les hommes sont partis chasser ou cultiver leurs champs, on s'en sert comme otages. On les fait venir dans la salle communale et on leur prend leurs fusils. Une fois les hommes désarmés, vous n'aurez aucun problème pour les incorporer. Ensuite vous les laissez vivre comme si de rien n'était. Si quelqu'un s'amène, Aberdale n'est rien qu'un autre de ces villages merdiques peuplés de lèche-cul. Moi j'ai ce que je veux, c'est-à-dire la possibilité de me tirer d'ici, et vous plein de corps servis tout chauds ; en prime, plus aucun risque que quelqu'un ne tombe sur ce palais de bois et n'aille ameuter Durringham. - Je crois que vous surestimez l'étendue de mes capacités. - Absolument pas. Surtout pas maintenant que j'ai vu ce que vous avez. Ce truc d'incorporation, ce doit être comme asservir la personnalité. Vous pourriez diriger une arche entière avec cette technologie. - Oui, mais il faudrait d'abord produire les régulateurs bioteks que nous implantons. Je n'en ai pas en réserve, certainement pas cinq cent cinquante. Tout cela prend du temps. - Et alors ? Je ne suis pas encore sur le départ. - Non, en effet. Et bien entendu, si j'acceptais, vous ne parleriez pas de moi une fois retourné sur Terre ? - Je ne suis pas un mouchard. C'est une des raisons qui font que je suis ici. Laton s'enfonça dans son canapé, prenant une posture plus détendue. - Très bien, dit-il. Maintenant à moi de vous faire une proposition. Quittez Aberdale et joignez-vous à moi. Je trouverai toujours à employer quelqu'un de votre trempe. Quinn laissa son regard errer sur la grande pièce vide. - Depuis quand êtes-vous là ? - Ça doit faire dans les trente-cinq ans. - A peu près ce que je pensais ; vous n'auriez pas pu atterrir après l'arrivée des colons, surtout si vous êtes aussi connu que vous le dites. Vivre trente-cinq ans dans un arbre sans fenêtres, je vais vous dire, ce n'est pas pour moi. En tout cas je ne suis pas un Édéniste, moi je n'ai pas ce truc, l'affinité, pour contrôler les bioteks. - Ça peut s'arranger, vous pouvez utiliser les symbiotes neu-ronaux comme votre ami Powel Manani. Plus d'un tiers de mes collègues sont des Adamistes, les autres sont mes enfants. Vous vous intégreriez. Vous voyez, je peux vous donner ce que vous désirez le plus. - C'est Banneth que je veux, et elle est à trois cents années-lumière d'ici. Vous ne l'avez pas. - Je voulais dire, Quinn Dexter, ce que vous désirez vraiment. Ce que nous cherchons tous à posséder. - Ah oui ? Quoi donc ? - Une forme d'immortalité. - Foutaises ! Même moi je sais que ce n'est pas au point. Le mieux que puissent faire les Saldana, c'est quelque chose comme deux siècles, et encore avec tout leur fric et leurs équipes de généticiens. - C'est parce qu'ils cherchent dans la mauvaise direction. Celle des Adamistes. Quinn détestait la façon dont il s'était laissé entraîner dans cette conversation. Ce n'était pas ce qu'il voulait, il s'était imaginé proposant son plan pour soumettre Aberdale, et le caïd trouvant que tout ça se tenait. Et voilà qu'il devait réfléchir à des conneries comme l'immortalité et s'efforcer de se bâtir une excuse pour expliquer pourquoi il n'en voulait pas. Ce qui était idiot parce qu'en fait il voulait bien. Mais de toute façon il était impossible que Laton ait cela à offrir. Sauf que c'était une opération de technologie très avancée et qu'il utilisait les filles pour une sorte d'expérience biologique. Frère de Dieu ! Mais ce Laton était un malin. - Bon, et vous, c'est quoi votre direction ? demanda-t-il de mauvaise grâce. - Une synthèse entre l'affinité et des processus de pensée parallèles. Vous savez que les Édénistes transfèrent leurs souvenirs dans les cellules neurales de leur habitat quand ils meurent ? - J'avais entendu dire ça, oui. - C'est une forme d'immortalité, quoique je trouve qu'elle laisse quelque peu à désirer. La personnalité s'efface après quelques siècles. La volonté de vivre, si vous préférez, est perdue. Normal, en vérité, il n'y a pas d'activités humaines pour maintenir l'étincelle de vitalité qui nous stimule ; il ne reste que la faculté d'observation, on vit sa vie à travers les actes de ses descendants. Cela n'a rien de bien excitant. J'ai donc commencé à explorer la possibilité de transférer tout simplement mes souvenirs dans un nouveau corps. Dès le départ il y a plusieurs problèmes qui empêchent un transfert direct. D'abord vous avez besoin d'un cerveau vide capable de mémoriser les souvenirs d'un adulte. Ce cerveau vide, vous l'auriez chez un enfant, sauf que la capacité de retenir une personnalité adulte, le siècle et demi de souvenirs accumulés qui contribue à faire de nous ce que nous sommes, ça vous ne l'avez pas. Aussi ai-je entrepris de chercher du côté de la structure neuronale pour voir si on pouvait la développer. C'est un domaine qui n'a guère été exploré. Certes, la taille du cerveau a été augmentée pour fournir une capacité de mémoire à même d'embrasser un siècle et demi d'existence et le QI a été élevé de quelques points, mais pour ce qui est de la structure proprement dite, les généticiens n'y ont pas touché. Je me suis mis à étudier l'idée d'un processus de pensée parallèle chez l'humain, tout comme pour les habitats édénistes. Ceux-ci peuvent retenir un million de conversations à la fois, tout en réglant leur environnement, en administrant la cité et en effectuant mille autres fonctions, alors qu'ils n'ont que leur seule conscience. Mais nous, pauvres humains mortels, ne sommes capables que de penser à une chose à la fois. J'ai cherché à redessiner un réseau neural qui puisse effectuer plusieurs opérations simultanées. C'était la clé du problème. J'ai découvert que, comme il n'y avait pas de limites au nombre d'opérations qu'on pouvait effectuer, vous pouviez même avoir de multiples unités indépendantes, liées par l'affinité et partageant une seule identité. De cette façon, quand l'une d'elles meurt, il n'y a pas de perte de la personnalité, la conscience reste intacte et on produit une nouvelle unité pour remplacer l'ancienne. - Unité ? dit Quinn d'une voix accablée. Vous voulez dire une personne ? - Je veux dire un corps humain avec un cerveau modifié, lié par affinité à un certain nombre de doubles clones. Voilà le projet auquel j'ai consacré mon énergie en ce lieu d'exil. Avec un remarquable degré de réussite, pourrais-je ajouter, en dépit des difficultés inhérentes à mon isolement. Nous avons conçu un cerveau opérant en parallèle, et mes collègues sont actuellement en train de le mettre en séquence dans l'ADN de mes protoplasmes germinaux. Après ça, mes clones se développeront dans des exomatrices. Nos pensées seront liées dès le moment de la conception, ils ressentiront ce que je ressens, verront ce que je vois. Ma personnalité résidera en chacun de nous, identique, homogène. À la fin, ce corps originel sera réduit à néant, mais je continuerai d'exister. La mort deviendra pour moi une chose du passé. La mort mourra. Mon intention est de me disséminer à travers ce monde jusqu'à ce que ses ressources m'appartiennent, ses industries et sa population. Alors une nouvelle forme de société prendra forme, une société qui ne sera pas gouvernée par l'impérieuse et écrasante nécessité biologique de se reproduire. Nous serons plus méthodiques, plus réfléchis. Par la suite j'envisage d'incorporer en moi les créations bioteks ; outre des corps humains, je serai des vaisseaux et des habitats. Je vivrai une existence sans limite temporelle ni restrictions physiques. Je me transcenderai, Quinn ; n'est-ce pas un rêve qui vaut la peine qu'on le poursuive ? Et aujourd'hui je vous l'offre. Les filles des fermiers peuvent fournir assez d'ovules pour que nous soyons tous clones. Modifier votre ADN ne pose pas de problème, et chacun de vos clones va se reproduire selon le type parental. Vous pouvez vous joindre à nous, Quinn, vous pouvez vivre éternellement. Vous pouvez même vous occuper de cette Banneth ; dix, vingt, une armée de vos autres moi peut débarquer dans son arche pour accomplir votre vengeance. Alors, cela ne vous tente-t-il pas, Quinn ? Est-ce que ça n'a pas plus de style que de courir à travers la jungle à charcuter les gens pour quelques milliers de fusiodollars ? Seule la volonté permit à Quinn de conserver sur son visage un masque d'indifférence. Il aurait préféré n'être jamais venu, n'avoir jamais percé à jour le secret de la crécerelle. Frère de Dieu, comme il regrettait ! Banneth n'était rien comparée à ce fou, Banneth c'était la raison et le pur calcul. Et pourtant, dans toutes ces conneries qui germaient dans le cerveau de Laton, il y avait une logique diabolique, qui l'attirait comme la danse de la veuve noire. Lui raconter qu'il pouvait être immortel, c'était la même astuce qu'il avait employée avec les Déps, mais exprimée avec un panache, un machiavélisme démoniaques, propres à l'entraîner dans la conspiration avec l'assurance qu'il ne pourrait pas retourner en arrière. Il savait que Laton ne le laisserait jamais rallier le spatioport de Durringham, encore moins un vaisseau orbital. Pas maintenant qu'il était au courant de son projet. Le seul moyen de sortir de cet arbre - de cette pièce ! - avec son cerveau encore à lui, c'était d'accepter sa proposition. Et il allait devoir se montrer plus convaincant qu'il n'avait jamais eu à le faire au cours de son existence. - Ce truc de disséminer son esprit à travers le monde, devrais-je renoncer à ma croyance ? demanda-t-il. Laton esquissa un sourire. - Votre croyance n'en prendrait que plus d'ampleur, sauvegardée dans vos multiples unités et perpétuée à travers les siècles. Vous pourriez même sortir de l'ombre pour la propager. Qu'est-ce que ça changerait si quelques unités étaient jetées en prison ou exécutées ? Le vous qui est vous demeurerait. - Et le sexe ? Je pourrais encore baiser, n'est-ce pas ? - Oui, avec une petite différence, chaque gène serait dominant. Chaque enfant que vous engendreriez serait une autre de vos unités. - Où en êtes-vous de ce cerveau opérant en parallèle ? En avez-vous vraiment créé un pour voir s'il fonctionne ? - On a passé un simulacre numérique dans une batterie de processeurs bioteks. Le programme d'analyse a prouvé sa validité. C'est une technique standard ; celle que les généticiens édénistes utilisaient pour concevoir les faucons. Ils fonctionnent, non ? - Pour sûr. Écoutez, ça m'intéresse, j'aurais du mal à le nier. Frère de Dieu ! vivre éternellement, qui ne voudrait pas ? Vous savez quoi, pas question que je retourne sur Terre tant que vos clones ne seront pas sortis des exomatrices. S'ils s'avèrent aussi bons que vous le dites, je vous suis sans hésiter. Sinon, nous verrons où nous en sommes. Merde, j'en ai rien à foutre d'attendre quelques années si c'est ce qu'il faut pour mettre la technique au point. - Sagesse méritoire, ronronna Laton. - En attendant, ce serait une bonne idée de bousiller le bloc émetteur du superviseur Manani. Dans notre intérêt à tous les deux. Quelle que soit la façon dont les choses vont se passer, ni vous ni moi n'avons envie de voir les villageois appeler la capitale à l'aide. Pourriez-vous me procurer une mémoire chargée avec une sorte de virus qui viderait le processeur ? Si je le brise, il va savoir que c'est moi. Annamé entra en portant un plateau avec le steak de Quinn et un grand verre de lait qui devait contenir un demi-litre. Elle le posa sur les genoux de Quinn et jeta un regard hésitant à Laton. - Non, mon petit, ce n'est pas saint Georges venu vous enlever comme par magie à mon souffle de feu. Elle fit une grimace de dégoût, le rouge aux joues. Quinn lui adressa un sourire vorace, la bouche pleine de steak. - Je crois pouvoir m'accommoder de cet arrangement, dit Laton. Je vais demander à un de mes hommes de vous préparer une mémoire avant votre départ. Quinn avala à grand bruit une lampée de lait et s'essuya la bouche du dos de la main. - Génial ! Il y avait quelque chose qui n'allait pas avec l'église d'Aber-dale. À peine la moitié des bancs avaient été fabriqués et installés alors que Horst Elwes travaillait de temps en temps sur les planches que les Déps avaient découpées en vue de leur assemblage. Il doutait que les trois bancs qu'il avait déjà montés, lors des rares périodes d'activité induites par sa mauvaise conscience, puissent supporter le poids de plus de quatre personnes. Mais au moins le toit ne fuyait pas, il y avait la présence familière des livres de cantiques et des vêtements sacerdotaux, l'attirail du culte, et il possédait une vaste collection de musique sacrée sur mémoires que le bloc audio pouvait projeter à travers tout le bâtiment. Malgré les anomalies de départ, cela représentait une forme d'espoir. Ces derniers temps, c'était devenu son refuge. Terre sainte ou pas, et Horst n'était pas stupide au point de croire que cela pouvait constituer quelque protection que ce soit, les Déps n'y venaient jamais. Mais quelque chose était là. Horst se tenait devant un banc qui faisait office d'autel, les poils de ses bras dressés comme s'il se trouvait au milieu d'un immense champ d'électricité statique. Il y avait une présence dans l'église, éthérée et cependant dotée d'une force presque animale. Il la sentait qui l'observait. Il la devinait d'un âge qui dépassait presque l'entendement. La première fois que Horst avait vu un gigantéa, il avait passé plus d'une heure à simplement le regarder, empli de stupéfaction ; une chose vivante, déjà vieille à l'époque où le Christ marchait sur la Terre. Et pourtant le gigantéa n'était rien comparé à cela, l'arbre n'était qu'un enfant. L'âge de cette chose, son âge réel, avait de quoi vous terroriser. Horst ne croyait pas aux fantômes. D'ailleurs, la présence était trop réelle pour ça. Elle consumait l'église, absorbant le peu de divin qui avait pu exister à un moment donné. - Qui es-tu ? murmura-t-il à la douce brise. Au-dehors la nuit tombait, le faîte des arbres agités par le vent projetait une silhouette sombre et dentelée contre le ciel rosé doré. Les hommes revenaient des champs, en sueur et épuisés, mais le sourire aux lèvres. Les voix portaient à travers la clairière. Aberdale était si paisible, cela ressemblait à tout ce qu'il avait désiré quand il avait quitté la Terre. - Qui es-tu ? répéta Horst. Ceci est une église, la maison de Dieu. Je ne permettrai pas qu'un sacrilège soit commis ici. Seuls ceux qui se repentent vraiment sont les bienvenus. Il eut un moment de vertige où il lui sembla que ses pensées se précipitaient à travers le vide de l'espace, à une vitesse terrifiante. Il poussa un cri d'horreur ; il n'y avait rien autour de lui, ni corps, ni étoiles. C'était ce à quoi devait ressembler la dimension zéro qui existait à l'extérieur d'un vaisseau lors d'un saut. Tout à coup, il se retrouva dans l'église. Une petite étoile rubis brûlait dans l'air à deux mètres de lui. Il resta figé de surprise, puis se mit à rire. - Brille, brille, petite étoile, récita-t-il. Que je m'émerveille de ce que tu es. L'étoile disparut. Son rire se changea en un piaulement étranglé. Il s'enfuit dans la clairière obscure, trébuchant sur la terre meuble de son potager, sans se soucier des maigres plants qu'il piétinait. C'est son chant qui attira l'attention des villageois quelques heures plus tard. Il était assis sur la jetée avec une bouteille de vodka faite maison. Les gens qui s'étaient rassemblés autour de lui le regardaient avec mépris. - Des démons ! hurla Horst quand Powel Manani et deux autres le remirent sur pied. Ils sont partis et ont tout simplement fait venir ces satanés démons ici. Ruth lui décocha un regard dégoûté et repartit dans sa cabane. Horst fut traîné jusqu'à son lit de camp, où ils lui administrèrent un de ses propres tranquillisants. Il s'endormit en marmonnant encore des avertissements. Le Ly-cilphe s'intéressait aux humains. Des cent soixante-dix millions d'espèces intelligentes qu'il avait rencontrées, seules trois cent mille avaient été capables de percevoir sa présence, soit grâce à la technologie, soit à travers leurs propres psychismes. Le prêtre avait manifestement été conscient du siège de son identité, quoique sans en comprendre la nature. Les humains, à l'évidence, avaient une empathie rudimentaire avec leur environnement énergétique. Il examina les fichiers qu'il avait compilés en accédant aux quelques blocs-processeurs et disques présents à Aberdale, ce qui comprenait principalement les textes pédagogiques que possédait Ruth Hilton. On y rejetait les soi-disant dons psychiques comme relevant de l'hallucination ou de la supercherie utilisée à des fins financières. Cependant, l'espèce avait une longue histoire fertile en événements et en mythes dans son passé. Et ses fortes croyances religieuses ininterrompues étaient bien le signe que ces dons étaient très répandus, octroyant en outre aux événements " surnaturels " une orthodoxie respectable. Il y avait de toute évidence un fort potentiel pour le développement de la perception énergétique, mais qui était inhibé par la pensée rationnelle. Un conflit bien connu du Ly-cilphe, quoiqu'il n'ait aucune espèce répertoriée dans sa mémoire où les deux natures opposées fussent à ce point antagonistes. Qu'en pensez-vous ? demanda Laton à ses collègues quand la porte se fut refermée sur Quinn. C'est un petit merdeux psychopathe, avec en plus une méchante dose de sadisme, répondit Waldsey, le virologue en chef du groupe. Dexter est assurément un être instable, dit Camilla. Je ne crois pas qu'on puisse lui faire confiance pour tenir un engagement. Son obsession de la vengeance avec cette Banneth est sa motivation dominante. Il est peu probable que notre processus d'immortalité arrive à changer cela; trop cérébral. Je dis que nous devrions l'éliminer, déclara Salkid. Je serais plutôt d'accord, dit Laton. Dommage. C'est un peu comme regarder une version miniature de son moi. Je ne vous ai jamais vu si inconséquent, père, se récria Camilla. Étant donné les circonstances, j'aurais pu l'être. Néanmoins, la question ne se pose pas. Notre premier souci, c'est notre sécurité. On peut raisonnablement supposer que Quinn Dexter a informé la plupart, sinon la totalité, de ses amis Déps que quelque chose de pernicieux se cache dans les bois. Ça ne va pas nous faciliter la vie. Et alors ? On n'a qu'à tous les liquider, insista Salkid. (De tous les exilés, l'ex-capitaine de gerfaut était celui qui avait le plus de mal à supporter les décennies d'inactivité.) Je veux bien prendre la tête des incorporés. Ce sera un plaisir. Salkid, cesse de jouer les idiots, rétorqua Laton. Nous ne pouvons pas éliminer tous les Déps nous-mêmes. L'attention qu'éveillerait une telle opération non déguisée, venant si tôt après la disparition des fermiers, nous serait tout à fait préjudiciable. On fait quoi, alors ? D'abord nous attendons que Quinn Dexter bousille le communicateur du superviseur Manani, puis nous allons faire éliminer les Déps par les villageois. Comment ? demanda Waldsey. Le prêtre sait déjà que les Déps sont des adorateurs du diable. Nous aurons simplement à faire en sorte que la chose se sache, que plus personne ne l'ignore. Idria parcourait la ceinture d'astéroïdes de Lyll, dans le système de Nouvelle-Californie, en suivant une orbite légèrement elliptique à une distance moyenne de cent soixante-dix millions de kilomètres de l'étoile primaire de classe G5. C'était une masse de ferraille rocheuse en forme de rutabaga légèrement cabossé, atteignant dix-sept kilomètres sur sa plus grande largeur et tournant autour d'un axe long de onze kilomètres. Un anneau composé de trente-deux stations industrielles, suspendu au-dessus de ce caillou noir et rugueux, absorbait sans répit le flot de matériaux bruts qui s'écoulait du spatioport non rotatif d'Idria. C'était la variété de ces matériaux qui expliquait les investissements considérables dont ce caillou faisait l'objet. Les ressources naturelles proposées par Idria étaient des plus rares, et la rareté attire toujours l'argent. En 2402, un vaisseau d'exploration avait découvert de longues veines de minéraux coulant telles des irisations maladives à travers les gisements plus ordinaires, dont la composition était un curieux mélange de sulfures, d'alumines et de silices. Au cours d'une réunion d'entreprise extraordinaire, on avait décidé que la remarquable concentration des strates cristallines justifiait amplement une campagne d'extraction ; à partir de 2408, les mineurs et leurs titanesques engins commençaient à creuser des galeries dans l'astéroïde. Les stations industrielles avaient suivi, affectées au traitement et au raffinage sur place des minerais. La population s'était mise à croître, les cavernes à s'agrandir, et les biosphères à se développer. En 2450, la caverne centrale atteignait cinq kilomètres de long sur quatre de large, et on avait accéléré la rotation d'Idria pour obtenir une pesanteur d'un demi-g au niveau du sol. Aujourd'hui, Idria abritait quatre-vingt-dix mille personnes formant une communauté en très grande partie autosuffisante. Elle avait déclaré son indépendance et occupait un siège à l'assemblée du système. Mais il s'agissait toujours d'une ville privée, dont le propriétaire était Lassen Interstellar. Parmi les activités de Lassen figuraient les opérations minières, le transport, la finance et la production de moteurs d'astronefs et de systèmes militaires. C'était une entreprise néocalifornienne typique, fruit d'une quantité innombrable de raids et de fusions ; le digne successeur de ses ancêtres terriens, qui avaient jadis prospéré sur la côte ouest de l'Amérique. Ses dirigeants et ses cadres, tous farouches partisans de l'éthique super-capitaliste, avaient une politique d'expansion agressive, courtisaient les gouvernements en quête de contrats de développement, faisaient campagne auprès de l'assemblée pour lui arracher des privilèges fiscaux, semaient des filiales dans toute la Confédération et saisissaient toutes les occasions pour contrer la concurrence. La Nouvelle-Californie abritait des milliers d'entreprises similaires. Des tigres de la finance dont les succès contribuaient à l'élévation du niveau de vie dans tout le système. La concurrence qu'elles se livraient était aussi directe que farouche. L'Assemblée générale de la Confédération avait prononcé plusieurs motions de censure à rencontre de leurs exportations douteuses et créé plusieurs commissions d'enquête relatives à leurs fournisseurs. La Nouvelle-Californie, de par le niveau élevé de sa technologie, produisait un matériel militaire très demandé. Les entreprises se souciaient peu de l'usage qui en était fait : une fois que le client était identifié, le prix arrêté et le transfert de fonds organisé, rien ne pouvait stopper une vente. Même pas l'Office gouvernemental des exportations et encore moins ces casse-pieds qu'étaient les inspecteurs de la Confédération. En conséquence, le transport pouvait poser des problèmes, surtout lorsque le client exerçait son activité dans un système stellaire frappé de quelque absurde embargo. Les capitaines acceptant des affrètements de cette nature en retiraient des revenus substantiels. Et ce genre de défi attke toujours un certain type d'individu. Le Lady Macbeth reposait sur un berceau dans l'une des trente-deux stations industrielles tournant autour d'Idria. Les deux portes circulaires de ses soutes avant étaient ouvertes, révélant une caverne métallique de poutrelles et d'entretoises gainées de câbles de transmission d'énergie et de données, de prises d'arrimage et d'entrées d'interface pour la régulation de l'environnement ; le tout emballé dans des feuilles d'or terni et fort mal éclairé de surcroît. Le quai consistait en un cratère de carbotanium et de matériau composite large de soixante-quinze mètres, parcouru de tubes et de conduits divers. Les projecteurs fixés aux parois incurvées éclairaient d'une lueur crue la coque métallique de l'astronef, compensant l'éclat défaillant du soleil à présent que la station se trouvait dans la pénombre d'Idria. Les grues qui se dressaient autour du quai ressemblaient à des échafaudages datant de la construction de la station. Chacune d'elles était équipée d'un long waldo pourvu de quatre articulations, qui servait à charger et décharger les cargaisons. Ces waldos étaient pilotés depuis des consoles placées dans de petites bulles transparentes, qui étaient collées à la surface de carbotanium telles des bernaches polies. Joshua Calvert, accroché à une poignée de la cabine du chef de quai, le nez presque collé à la vitre incurvée en verre antiradiation, observait l'un des waldos qui attrapait une nacelle dans son unité de stockage. Ces nacelles étaient des cylindres pressurisés de deux mètres de long, aux extrémités légèrement bombées ; une épaisse coque blanche en composé de silicone les protégeait des variations extrêmes de température rencontrées dans le vide spatial. Elles étaient estampillées de rem-blême de Lassen, un aigle stylisé, et de plusieurs lignes rédigées à l'encre rouge à l'aide d'un pochoir. À en croire le code d'identification, les nacelles contenaient des bobines de magné-tocompression à haute densité destinées à des tokamaks. Et c'était exact pour quatre-vingt-dix pour cent d'entre elles ; les dix pour cent restants recelaient des bobines plus petites, plus compactes, qui produisaient un champ magnétique plus puissant, nécessaire au confinement de l'antimatière. Le waldo inséra la nacelle dans la soute du Lady Mac, et deux prises d'arrimage se refermèrent autour d'elle. Joshua sentit une forte pointe d'appréhension. À l'intérieur du système de Nouvelle-Californie, ces bobines n'avaient rien d'illégal, bien que leur code d'identification soit incorrect. Dans l'espace interstellaire, leur légalité devenait nettement plus douteuse, même si un bon avocat n'aurait eu aucune difficulté à réfuter toute accusation. Et dans le système de Puerto de Santa Maria, où il était censé les transporter, elles risquaient de lui valoir des emmerdes carabinées. La main de Sarha Mitcham étreignit la sienne. - On a vraiment besoin de faire ça ? demanda-t-elle dans un murmure. Elle avait ôté sa calotte protectrice une fois entrée dans la bulle, laissant ses courts cheveux châtains flotter en apesanteur. Ses lèvres étaient plissées par le souci. - Hélas oui. Il lui chatouilla la paume du bout du doigt, un signal privé dont ils usaient souvent à bord du Lady Mac. Sarha était une amante enthousiaste, et ils avaient passé de longues heures à explorer les ressources de sa cage ; mais, cette fois-ci, le signal fut impuissant à la dérider. On ne pouvait pas dire que le Lady Macbeth était déficitaire : depuis que Roland Frampton l'avait affrété huit mois plus tôt, il avait transporté sept cargaisons et un groupe de passagers, des spécialistes en bactériologie se rendant à Northway pour participer à une expédition à but écologique. Mais les frais engagés par l'astronef atteignaient des proportions colossales : il fallait à chaque escale refaire des provisions de vivres et de carburant ; remplacer des pièces diverses, pas une course ne se déroulant sans que survienne une panne malencontreuse ou une péremption ; payer les salaires de l'équipage ; et régler taxes de spatioport et droits de douane et d'immigration. Joshua avait très nettement sous-estime les dépenses qu'entraînait l'exploitation du Lady Macbeth. Marcus Calvert avait passé ce genre de détails sous silence. Les bénéfices étaient minces, presque inexistants, et il ne pouvait pas se permettre d'augmenter ses tarifs de peur de faire fuir les affréteurs potentiels. Son activité de récupérateur avait été bien plus lucrative. Il connaissait désormais la vérité derrière les discours des capitaines rencontrés Chez Harvey et dans les innombrables bars à astros de la Confédération. Tout comme lui, ils gonflaient leurs profits, affirmaient qu'ils couraient l'espace par passion et non pour de vulgaires raisons financières. Mensonges que tout cela, mensonges artistiques plaqués sur une dure réalité. Si les banquiers se faisaient du fric en restant assis, le commun des mortels devait bosser pour gagner sa vie. - Il n'y a aucune honte à avoir, lui avait dit Hasan Rawand quinze jours plus tôt. Tout le monde est dans la même galère. En fait, tu t'en tires mieux que la moyenne, Joshua. Tu n'as pas de prêt à rembourser, après tout. Hasan Rawand commandait le Dechal, un vaisseau indépendant plus petit que le Lady Mac. Âgé de soixante-dix ans et quelques, il était astro depuis cinquante ans et capitaine-propriétaire depuis quinze ans. - Ce ne sont pas les cargos qui se font du fric, expliqua-t-il. Du moins pas à notre échelle. Pour nous, c'est du boulot à faire en attendant les jours meilleurs. Les grandes lignes ont un monopole sur toutes les routes vraiment profitables. Elles ont formé des cartels scellés sous vide que ni toi ni moi ne pourrons jamais pénétrer. Ils se trouvaient dans un bar proche des dortoirs d'une station industrielle en orbite autour de Baydon, une roue en ali-thium d'un diamètre de deux kilomètres dont la vitesse de rotation induisait une pesanteur de deux tiers de g sur le pourtour. Accoudé au comptoir, Joshua contemplait la face nocturne de la planète qui glissait doucement derrière l'immense baie vitrée. Les lumières des villes et des villages dessinaient d'étranges courbes dans les ténèbres. - Comment se faire du fric, alors ? demanda-t-il. Ça faisait trois heures qu'il picolait, délai suffisant pour que l'alcool, passant outre ses organes renforcés, s'insinue dans sa cervelle et lui rende l'univers plus vivable. - En décrochant des contrats nécessitant l'utilisation de cette quatrième unité de propulsion dont le Lady Mac est équipé. - Pas question, je ne suis pas encore aux abois. - D'accord, d'accord. (Hasan Rawand fit un geste large, projetant une petite cascade de bière sur le comptoir.) Tout ce que je veux dire, c'est que c'est ça qui rapporte : les interventions militaires et les opérations de police. C'est pour ça que l'on trouve dans cette galaxie des indépendants comme toi et moi. Nous participons tous plus ou moins souvent à des expéditions de ce type. Certains, comme moi, plus souvent que d'autres. C'est ce qui nous permet de garder notre coque intacte et d'éviter que les habitacles soient irradiés. - Tu en fais beaucoup, de ces fameuses expéditions ? demanda Joshua en considérant son verre d'un oeil morose. - Quelques-unes. Pas des masses. C'est de là que vient la réputation de voyous qu'on colle aux capitaines-propriétaires. Les gens pensent qu'on fait ça tout le temps. Ce qui est faux. Mais on ne leur raconte jamais les courses de routine qu'on se tape cinquante semaines par an. Ils n'entendent parler de nous que lorsqu'on se fait prendre, et les agences de presse font des gorges chaudes de notre arrestation. Nous sommes les victimes perpétuelles d'une mauvaise publicité. On devrait porter plainte. - Mais tu ne t'es jamais fait prendre ? - Pas encore. J'utilise une méthode garantie efficace à cent pour cent ou presque, mais j'ai besoin pour cela de deux vaisseaux. - Ah ! (Joshua devait être plus ivre qu'il ne le croyait, car il fut le premier surpris par ce qu'il déclara ensuite.) Dis-m'en davantage. Quinze jours s'étaient écoulés et il regrettait d'avoir écouté la suite. Même si, il était bien obligé de l'admettre, cette fameuse méthode était bien efficace. Les deux dernières semaines avaient été entièrement consacrées à des préparatifs fiévreux. D'une certaine façon, le fait que Hasan Rawand le juge digne d'être son équipier était plutôt flatteur, seul le meilleur des capitaines pouvant espérer se tirer d'affaire. Et ce n'était pas lui qui courait les plus gros risques, pas cette fois-ci. Il n'était qu'un auxiliaire. Cela dit, il n'allait pas cracher sur sa part, vingt pour cent du total, soit un montant de huit cent mille fusiodollars, dont la moitié payée d'avance. La dernière nacelle de bobines fut arrimée dans la soute du Lady Mac. Sarha Mitcham poussa un petit soupir contrarié lorsque le waldo se replia sur son socle. Cette aventure l'inquiétait, mais elle avait accepté d'y participer, ainsi que le reste de l'équipage, quand Joshua leur en avait exposé les bénéfices. Leur situation financière, en effet, devenait de plus en plus délicate. Même les albums de fantasmambiance qu'ils écoulaient auprès des dealers rôdant autour des spatioports ne leur rapportaient qu'un profit minime. Ici, sur Idria, elle en avait d'ailleurs acheté davantage qu'elle n'en avait vendu. Cela dit, la Nouvelle-Californie étant l'un des centres de la culture FA, son nouveau stock devrait pouvoir se vendre correctement durant les six prochains mois, en particulier dans les ports les plus reculés où le Lady Macbeth ferait escale. Les recettes iraient alimenter le pot de l'équipage qui, dans deux ou trois mois, lui permettrait de financer sa propre cargaison. C'était là leur grand rêve, qui rendait leur quotidien un peu plus tolérable. Norfolk allait bientôt parvenir à la conjonction, et une cargaison de Larmes leur rapporterait des bénéfices substantiels s'ils la revendaient plutôt que de se contenter de la transporter pour le compte d'un tiers. Ensuite, peut-être n'auraient-ils plus besoin de se lancer dans ce type d'aventure avant un certain temps. - Chargement terminé, et pas une égratignure sur la coque, lança joyeusement la femme qui pilotait le waldo. Joshua se retourna pour lui adresser un sourire. Elle était mince et un peu trop grande à son goût, mais son uniforme une pièce laissait deviner sous le tissu vert émeraude un bel assortiment de courbes et de galbes. - Oui, bon travail, merci. Il télétransmit un message à la console, chargeant son code personnel pour confirmer le transfert de la cargaison dans la soute du Lady Mac. Elle vérifia les données et lui donna la mémoire qui contenait le manifeste. - Bon voyage*, capitaine. Joshua et Sarha sortirent de la bulle en flottant, traversant un labyrinthe de couloirs étroits pour parvenir au boyau-sas qui reliait les modules de vie du Lady Mac à la station. L'opératrice de waldo attendit qu'une minute se soit écoulée depuis leur départ, puis ferma les yeux. Les nacelles sont toutes chargées. Le Lady Macbeth doit se désengager de la station dans dix-huit minutes. Merci, répondit Onone. Les sens de Tranquillité perçurent une perturbation gravita-tionnelle, signe qu'un terminus de trou-de-ver était en train de s'ouvrir dans la zone affectée aux émergences, située à cent quinze mille kilomètres de l'habitat proprement dit. Ce terminus apparaissait sous la forme d'un disque neutre à deux dimensions devant la gigantesque masse ocre de Mirchusko. Mais en l'observant par l'entremise d'un des capteurs optiques placés sur l'une des plates-formes de défense stratégique encerclant la zone, Tranquillité éprouvait une impression étonnamment puissante de profondeur. Ilex jaillit du trou-de-ver. C'était un faucon dont la coque tirait sur le gris plutôt que sur le bleu habituel. Il s'éloigna avec grâce du terminus, qui s'étrécissait à un rythme soutenu, s'orientant avec une fluidité de mouvement tout à fait remarquable. Ilex, vaisseau des Forces spatiales de la Confédération, matricule ALV-90100, demande autorisation pour manoeuvres d'approche et d'amarrage, dit-il d'un ton des plus formels. Autorisation accordée, répondit Tranquillité. Le faucon fila en direction de l'habitat, atteignant presque instantanément une accélération de trois g. Vous êtes le bienvenu, dit Tranquillité. Ce n'est pas si souvent que je reçois la visite d'un faucon. Merci. Cependant, ce n'est pas un privilège que je m'attendais à obtenir. Il y a à peine trois jours, nous effectuions une mission de patrouille dans le secteur d'Elias. Et voilà qu'on nous affecte au transport diplomatique. Mon capitaine, Auster, en est légèrement contrarié, il dit que nous ne nous étions pas engagés pour servir de taxi. Oh, voilà qui a l'air intéressant. Je crois bien que les circonstances sont exceptionnelles. Et à ce propos, mon capitaine a une autre requête à vous adresser. Il souhaite qu'Ione Saldana reçoive un envoyé spécial du grand amiral Aleksandrovich : le capitaine de vaisseau Maynard Khanna. Vous êtes directement venus d'Avon pour conduire ce capitaine ici ? Oui. Le seigneur de Ruine sera honoré de recevoir l'envoyé de l'amiral, et il prie le capitaine Auster et son équipage de dîner avec lui soir. Mon capitaine accepte cette invitation. Il est curieux d'en savoir davantage sur lone Saldana, les agences de presse ont parlé d'elle en abondance. Je pourrais vous raconter bien d'autres choses à son sujet. Vraiment ? Et j'aimerais avoir des informations sur le secteur d'Elias. Il y a beaucoup de pirates dans ce coin ? La rame s'immobilisa et le capitaine de^ vaisseau Khanna descendit sur le quai de la petite station. Âgé de trente-huit ans, il avait des cheveux roux coupés en brosse, une peau laiteuse que le soleil criblait de taches de rousseur, un visage aux traits réguliers et des yeux marron. Il se maintenait en forme grâce à un programme de gymnastique approuvé par les Forces spatiales auquel il consacrait sans faillir quarante minutes chaque matin. Il était sorti troisième d'une promotion comptant cent cinquante élèves officiers ; il aurait été major si l'ordinateur chargé de l'évaluation psychologique ne l'avait jugé un tantinet rigide, l'estimant " trop fidèle aux orientations doctrinaires ". Cela faisait dix-huit mois qu'on l'avait affecté au cabinet du grand amiral et il n'avait pas commis une seule erreur durant cette période. Pour la première fois de sa vie, on venait de lui confier une mission en solo et il était franchement terrifié. Il était parfaitement capable de prendre des décisions relevant de la tactique et du commandement, voire de la politique interne de l'amirauté ; mais traiter avec une adolescente semi-recluse, honnie par sa famille et adorée par le reste de la galaxie, de surcroît liée par affinité avec un habitat biotek non édéniste, c'était une autre paire de manches. Comment diable dresser le profil de motivation et d'analyse d'une telle créature ? - Vous vous en tirerez sans problème, lui avait dit l'amiral Aleksandrovich lors de son ultime briefing. Vous êtes suffisamment jeune pour ne pas vous l'aliéner et suffisamment malin pour ne pas insulter son intelligence. Et n'oubliez pas le prestige de l'uniforme, toutes les filles adorent ça. Le vieil homme lui avait lancé un clin d'oeil et l'avait gratifié d'une tape sur l'épaule. Maynard Khanna rajusta la veste de son uniforme bleu marine impeccable, vissa sa casquette à visière sur son crâne, bomba le torse et se dirigea vers l'escalier conduisant à la sortie. Il déboucha dans une petite cour pavée, bordée de massifs de fuchsias et de bégonias multicolores. Plusieurs allées en rayonnaient, permettant d'accéder à un gigantesque parc subtropical. Il aperçut un bâtiment distant de quelques centaines de mètres ; mais il ne lui accorda qu'un bref regard, tant il était subjugué par le spectacle qui se révélait à lui. Après avoir émergé du sas qu'il avait emprunté à sa sortie de l'astronef, il était directement monté à bord de la rame qui l'attendait et n'avait encore rien vu de l'intérieur de Tranquillité. La seule taille de celui-ci était à couper le souffle, on aurait pu y faire tenir deux habitats édénistes standard et les secouer comme des dés dans un gobelet. Un phototube aveuglant éclairait le ciel, où flottaient mollement des nuages cotonneux. De chaque côté s'élevait doucement un panorama de champs et de forêts, parsemé de lacs argentés et sillonné de longs cours d'eau, évoquant les versants d'une vallée céleste. Et, à environ huit kilomètres de distance, il y avait cet océan - impossible de l'appeler autrement, vu ses vagues scintillantes et ses îles pittoresques. Il en suivit l'arc qui s'élevait vers les hauteurs, rejetant la tête en arrière au risque de faire choir sa casquette. Plusieurs millions de tonnes d'eau étaient suspendues au-dessus de lui, prêtes à déferler en un déluge titanesque auquel même un Noé n'aurait pas survécu. Il s'empressa de baisser la tête, s'efforçant de se rappeler la façon dont il avait surmonté son vertige lorsqu'il avait visité les habitats édénistes en orbite autour de Jupiter. " Concentrez-vous sur les lignes horizontales et n'oubliez jamais qu'il y a au-dessous de vous un pauvre type qui croit que vous allez lui tomber dessus ", lui avait dit son guide, un vieil homme grincheux. Se sachant vaincu avant même le début de la bataille, May-nard Khanna emprunta l'allée de pierres ocre qui conduisait au bâtiment ressemblant à un temple grec. C'était une basilique s'achevant à l'une de ses extrémités par un édifice circulaire, dont le dôme d'un noir de jais était soutenu par des colonnes blanches, entre lesquelles étincelaient des plaques de verre bleuté et réfléchissant. L'allée débouchait à l'autre bout de la basilique, où deux sergents pareils à des gobelins de cauchemar montaient la garde devant la porte en arche. - Capitaine de vaisseau Khanna ? demanda l'un d'eux. Sa voix était douce, amicale, et jurait avec son allure. - Oui. - Le seigneur de Ruine vous attend, veuillez suivre mon serviteur. Le sergent pivota sur lui-même et le précéda dans le bâtiment. Ils traversèrent la nef centrale, dont les murs en marbre blanc et brun étaient décorés par de grandes images aux cadres dorés. Maynard Khanna supposa d'abord qu'il s'agissait d'hologrammes, puis il vit que ces images étaient en deux dimensions, et un examen plus détaillé lui permit de constater que c'étaient des peintures à l'huile. Il s'y trouvait plusieurs scènes champêtres, montrant des personnages vêtus de costumes complexes, quoique baroques, à cheval ou rassemblés en petits groupes. Des scènes de la vieille Terre, période préindustrielle. Et jamais une Saldana ne se contenterait de copies. Ces tableaux étaient sûrement authentiques. Il frissonna en pensant à leur valeur ; la vente d'un seul d'entre eux permettrait sans doute de financer l'achat d'un croiseur. À l'extrémité de la nef, reposant sur un berceau et protégée par un dôme de verre, était exposée une capsule Vostok. Maynard s'arrêta et contempla l'antique sphère cabossée avec un mélange d'admiration et d'excitation. Elle était si petite, si grossière, et pourtant, l'espace de quelques années, elle avait représenté le pinacle de la technologie humaine. Qu'est-ce que le cosmonaute qui l'avait pilotée aurait pensé de Tranquillité ? - Laquelle est-ce ? demanda-t-il au sergent d'une voix empreinte d'émotion. - Vostok 6, celle à bord de laquelle Valentina Terechkova a été mise en orbite en 1963. C'était la première femme dans l'espace. lone Saldana l'attendait dans la vaste salle d'audience circulaire située au bout de la nef. Elle était assise derrière un bureau de bois, en forme de croissant, placé en son centre ; de larges tranches de lumière se déversaient depuis les gigantesques panneaux de verre dressés entre les colonnes, conférant à l'air un éclat de platine. Sur le sol en polype blanc était gravé un gigantesque phénix couronné, bleu et écarlate. Maynard mit une éternité à parcourir la distance séparant le seuil du bureau ; le bruit de ses bottes sur le sol poli éveillait des échos saccadés dans ce lieu immense. Un lieu conçu pour intimider le visiteur, se dit-il. On prend conscience de sa solitude quand on se retrouve face à cette femme. Il exécuta un salut impeccable en s'arrêtant devant le bureau. Cette femme était un chef d'État, après tout ; l'officier chargé du protocole avait insisté sur ce point, ainsi que sur la conduite qu'il devait adopter. lone était vêtue d'une robe d'été à manches longues d'une couleur océane. Ses courts cheveux dorés scintillaient sous l'effet de l'éclairage. Elle était aussi adorable que sur les enregistrements AV qu'il avait étudiés. - Asseyez-vous donc, commandant Khanna, dit-elle en souriant. Vous avez l'air fort mal à l'aise, debout comme ça. - Merci, madame. Deux chaises à haut dossier se présentaient à lui ; il prit place sur l'une d'elles, conservant néanmoins une posture rigide. - Si je comprends bien, vous êtes directement venu du quartier général de la Première Flotte à Avon, et ce dans le seul but de me rencontrer ? - Oui, madame. - À bord d'un faucon ? - Oui, madame. - Étant donné la nature quelque peu inhabituelle de ce mon-dicule, nous n'avons ni corps diplomatique ni fonction publique, dit-elle d'un ton détaché. (Elle indiqua la salle d'audience d'une main délicate.) La personnalité de l'habitat accomplit de façon parfaitement efficace toutes les tâches administratives. Mais les seigneurs de Ruine ont confié à une firme de conseillers juridiques d'Avon le soin de représenter les intérêts de Tranquillité auprès de la chambre de l'Assemblée générale de la Confédération. Si une question urgente vient à se présenter, il vous suffit de les consulter. J'ai rencontré les responsables de cette firme et j'ai entière confiance en eux. - Oui, madame... - S'il vous plaît, Maynard. Veuillez arrêter de m'appeler madame. Cette réunion est privée et, à vous entendre, j'ai l'impression d'être une duègne servant de chaperon à de jeunes aristocrates. - Entendu, lone. Elle eut un sourire éclatant. À l'effet dévastateur. Il remarqua que ses yeux étaient d'une nuance de bleu positivement enchanteresse. - C'est mieux, dit-elle. Bien, de quel sujet êtes-vous venu m'entretenir ? - Du docteur Alkad Mzu. - Ah. - Connaissez-vous ce nom ? - Oui, ainsi que les circonstances qui l'entourent. - L'amiral Aleksandrovich a jugé que c'était là une question dont il valait mieux ne pas traiter avec vos représentants sur Avon. Selon lui, moins il y aura de personnes au courant de la situation et mieux ça vaudra. Le sourire d'Ione se fit spéculatif. - Vraiment ? Maynard, il y a huit agences de renseignements qui ont établi une antenne sur Tranquillité ; et elles ont toutes engagé des opérations de surveillance sur ce pauvre docteur Mzu. Il y a des moments où leurs activités menacent de prendre un tour franchement comique. Même l'ASE de Kulu a dépêché une équipe ici. J'imagine que cela doit représenter une véritable épine dans le royal pied de mon cousin Alastair. - Je pense que l'amiral évoquait les personnes étrangères aux sphères gouvernementales. - Oui, bien sûr, les gens qui se trouvent à l'intérieur de celles-ci étant naturellement les plus aptes à régler la situation. Maynard Khanna tiqua intérieurement en entendant cette remarque ironique. - Compte tenu du fait que le docteur Mzu a récemment contacté plusieurs capitaines d'astronef, et du fait que les sanctions imposées à Omuta vont prochainement être levées, l'amiral vous serait extrêmement reconnaissant de bien vouloir l'informer de votre politique relative au Dr Mzu, déclara-t-il d'un ton des plus formels. - Enregistrez-vous notre conversation pour le bénéfice de l'amiral ? - Oui, transmission sensovidéo. lone le regarda droit dans les yeux et adopta une diction des plus précises. - Mon père a promis au prédécesseur de l'amiral Aleksandrovich que le docteur Mzu ne serait jamais autorisé à quitter Tranquillité, et je renouvelle cette promesse à l'amiral. Non seulement elle ne sera jamais autorisée à partir, mais en outre je m'opposerai à toutes les tentatives qu'elle pourrait faire pour vendre ou livrer à quiconque, y compris aux Forces spatiales de la Confédération, les informations qu'elle est censée posséder. Après son décès, elle sera incinérée afin que ses naneu-roniques soient détruites. Et je prie le Ciel pour que nous en ayons alors fini avec cette menace. - Merci, dit Maynard Khanna. lone se détendit un peu. - Ma gestation n'était même pas entamée quand elle est arrivée ici, il y a vingt-six ans, et je suis un peu curieuse. Les services de renseignements de la Flotte ont-ils découvert comment elle a survécu à la destruction de Garissa ? - Non. Elle n'était sûrement pas sur la planète. Les Forces spatiales étaient responsables de l'évacuation de celle-ci, et nous n'avons aucune trace de son passage sur les registres de nos vaisseaux. Elle n'était pas non plus recensée parmi la population des astéroïdes. La seule conclusion logique, c'est qu'elle se trouvait hors système, sans doute pour y accomplir une mission militaire clandestine, quand Omuta a bombardé Garissa. - Vous pensez qu'elle déployait l'Alchimiste ? - Qui sait ? Celui-ci n'a pas été utilisé, c'est un fait ; par conséquent, soit il n'a pas fonctionné, soit il a été intercepté. Le haut commandement penche pour la seconde hypothèse. - Et si elle a survécu, l'Alchimiste aussi, conclut lone. - S'il a bien été achevé. Elle arqua un sourcil. - Après toutes ces années, je pensais que c'était un fait acquis. - Après toutes ces années, nous pensons que nous aurions dû entendre autre chose que des rumeurs. Si l'Alchimiste existe, pourquoi les survivants de Garissa n'ont-ils pas tenté de l'utiliser contre Omuta ? - En ce qui concerne les machines de l'Apocalypse, je préfère n'entendre que des rumeurs. - Oui. - Vous savez, il m'est parfois arrivé de l'observer quand elle travaillait au département physique du projet de recherche sur les Laymils. C'est une bonne physicienne et ses collègues la respectent. Mais, sur le plan mental, elle n'a rien d'exceptionnel. - Il suffit d'avoir une seule idée au cours de toute une vie. - Vous avez raison. Elle a fait preuve de beaucoup d'astuce en débarquant ici. Le seul endroit où sa sécurité serait garantie, et la seule mini-nation dont tout le monde sait qu'elle ne représente aucune menace militaire pour les autres membres de la Confédération. - Puis-je en conclure que vous n'avez aucune objection à ce que nous maintenions en place notre équipe de surveillance ? - Aucune, à condition que vous n'abusiez pas de ce privilège. Mais rassurez-vous. Je ne pense pas qu'elle ait bénéficié d'améliorations génétiques notables. Elle ne vivra pas plus de trente ans encore, quarante ans au maximum. Ensuite, nous en aurons fini avec elle. - Excellent. (Il se pencha de quelques millimètres, et ses lèvres esquissèrent maladroitement un infime sourire.) J'avais une autre question à aborder. lone ouvrit de grands yeux innocents, comme impatiente d'entendre la suite. - Oui? - Un capitaine d'astronef indépendant du nom de Joshua Calvert a mentionné votre nom lors d'un incident impliquant l'un de nos agents. Elle leva la tête vers le plafond et plissa les yeux, comme si elle fouillait sa mémoire. - Ah, oui, Joshua. Je me souviens de lui, on en a beaucoup parlé en début d'année. Il avait découvert un important artefact laymil dans l'anneau Ruine. Je l'ai croisé lors d'une réception. Un jeune homme sympathique. - Oui, fit Maynard Khanna avec prudence. Donc, vous ne lui avez pas dit qu'Erick Thakrar était l'un de nos agents en mission secrète ? - Je n'ai même jamais prononcé son nom. En fait, Erick Thakrar vient d'être enrôlé par le capitaine André Duchamp, commandant le Vengeance de Villeneuve, un vaisseau adamiste équipé d'une unité de propulsion à antimatière. Le capitaine de frégate Olsen Neale vous le confirmera, j'en suis sûre. La couverture d'Erick Thakrar n'est nullement menacée, et je peux vous assurer qu'André Duchamp ne soupçonne absolument rien. - Eh bien, c'est un soulagement pour nous, et l'amiral sera ravi de l'apprendre. - J'en suis enchantée. Et ne vous faites pas de souci à propos de Joshua Calvert, je suis sûre qu'il ne fera jamais rien d'illégal, c'est un citoyen exemplaire. Le Lady Macbeth se prépare à sauter dans le système, avertit Onone. Le faucon se trouvait à deux semaines-lumière de l'étoile de Puerto de Santa Maria, qui projetait une ombre quasi imperceptible sur sa coque enveloppée de mousse. Le Nephele dérivait à huit cents kilomètres de son zénith, mais les capteurs optiques d''Onone étaient incapables de le voir. À vingt-huit mille kilomètres de là, en direction de la minuscule étoile, le Lady Macbeth repliait ses grappes de capteurs et ses boucliers thermiques avec la précision d'un aigle se préparant à l'atterrissage. Si seulement le vaisseau adamiste avait pu faire preuve d'une aussi belle précision dans toutes ses manoeuvres, se dit Syrinx. Ce capitaine Calvert était un incompétent-né. Il lui avait fallu six jours pour parcourir les cinquante-trois années-lumière qui le séparaient de la Nouvelle-Californie. Les manoeuvres qu'effectuait le Lady Macbeth à l'approche des points de saut étaient horriblement salopées et lui prenaient des heures. Dans le transport interstellaire, le temps c'est de l'argent. Et si Calvert naviguait de façon aussi lamentable lors de chaque course, il n'était guère étonnant qu'il ait désespérément besoin de se renflouer. - Attention, dit Syrinx à Larry Kouritz. Il s'est aligné avec Ciudad. - Bien reçu, dit le capitaine des marines. - Ciudad, marmonna Eileen Carouch en accédant au fichier de Puerto de Santa Maria dans ses naneuroniques. Selon les services de renseignements du gouvernement planétaire, cet astéroïde abrite plusieurs cellules d'insurgés. Des partisans résolus de l'indépendance. Attention, tout le monde, transmit Syrinx, je veux que nous sortions du mode furtif dès notre émergence. Le Lady Macbeth est équipé de canons à maser, alors ne commettons pas d'erreur. Chi, tu es à compter de ce moment responsable de l'artillerie. Au premier mouvement suspect, coupe-les en deux. Nephele, signalez-nous l'approche de tout vaisseau suspect. Si ces insurgés sont suffisamment désespérés pour tenter de se procurer du matériel pour confinement d'antimatière, ils risquent d'être suffisamment stupides pour voler au secours de leur courrier. Nous vous couvrons, répondit Targard, le capitaine du Nephele. Syrinx concentra son attention sur les informations transmises par les capteurs à'Onone. Le Lady Macbeth avait repris la forme d'une sphère parfaite. La lueur bleue des flammes ioniques disparut. L'uniformité de l'espace fut soudain altérée. Go, ordonna-t-elle. Onone jaillit du terminus de trou-de-ver à mille sept cents kilomètres du Lady Macbeth. Une tempête de mousse se déchaîna soudain autour de sa coque, capteurs électroniques et boucliers thermiques se déployant autour du tore abritant les modules de vie. Sous la coque, dans un autre tore, les générateurs à fusion des systèmes de défense s'activèrent. Les lasers aux rayons X se déployèrent. La pesanteur refit son apparition dans les modules de vie. Le champ de distorsion s'enfla, portant le faucon à une accélération de sept g. Il effectua un virage serré pour s'aligner sur le Lady Macbeth. À deux cents kilomètres de là, le Nephele se débarrassait de sa cape de furtivité. Ciudad n'était qu'un lointain grain de poussière, enveloppé d'une petite constellation de stations industrielles. Les radiations des capteurs de défense stratégique balayèrent Y Onone. Syrinx percevait une étrange oscillation secondaire dans le champ de distorsion. La mousse s'envolait dans tous les sens en se détachant de la coque. Ça va mieux, soupira Onone de façon quasi subliminale. Syrinx n'eut pas le temps de la morigéner. Une antenne parabolique se déploya sur la coque, pivotant sur son axe pour se braquer sur le Lady Macbeth. - Astronef Lady Macbeth, transmit-elle via les processeurs bioteks de l'antenne. Ici Onone, vaisseau des Forces spatiales de la Confédération. Vous avez ordre de conserver votre position actuelle. Abstenez-vous d'activer vos unités de réaction, ne tentez pas de faire un saut. Préparez-vous au rendez-vous et à l'arraisonnement Le champ de distorsion de Y Onone acheva d'englober l'astronef adamiste. Syrinx entendit Tula qui entrait en communication avec le poste de commandement défensif de Ciudad et l'informait de l'interception en cours. - Salut, Onone, dit la voix joviale de Joshua Calvert dans les colonnes AV de la passerelle. Vous avez des ennuis ? En quoi pouvons-nous vous assister ? Toujours allongée sur sa couche, serrant les dents pour lutter contre les quatre g d'accélération, Syrinx considéra avec stupéfaction la source de cette déclaration incongrue. Onone franchit les cinq derniers kilomètres avec une extrême prudence, armes et capteurs pointés sur le Lady Macbeth, guettant le plus infime signe de mouvement suspect. Arrivé à cent cinquante mètres de l'astronef adamiste, le faucon tourna lentement sur lui-même pour lui présenter la partie supérieure de sa coque. Les deux boyaux-sas se déployèrent et se scellèrent l'un à l'autre. Larry Kouritz conduisit alors son escouade dans les modules de vie du Lady Macbeth, exécutant les procédures de pénétration et de prise de contrôle dans la plus stricte application du règlement en vigueur. Syrinx observa par l'entremise des grappes de capteurs l'ouverture du hangar attenant aux modules de vie d''Onone. Oxley en fit sortir leur véhicule de service multifonction qui, propulsé par ses tuyères chimiques aux flammes jaune orangé, se dirigea vers la porte de la soute du Lady Macbeth. Joshua Calvert arriva sur la passerelle, escorté par deux marines vêtus d'armures en carbotanium noir. Il salua les équi-piers de Syrinx d'un grand sourire, qui s'élargit encore lorsque ses yeux se posèrent sur elle. Elle s'agita sur son siège, troublée par l'attention que lui accordait ce bel homme. Ce n'était pas comme ça que l'interception était censée se dérouler. Nous nous sommes fait avoir, lui dit soudain Ruben. Syrinx jeta un bref regard à son amant. Assis devant sa console, il affichait une expression de résignation maussade, Il se passa les doigts dans la masse bouclée de ses cheveux argentés. Que veux-tu dire ? demanda-t-elle. Oh, regarde-le, Syrinx. Est-ce là un homme qui s'attend à être condamné à quarante ans de prison pour contrebande ? Nous avons gardé l'oeil sur le Lady Macbeth depuis son départ, aucun autre vaisseau n'a pu l'aborder. Ruben se contenta d'arquer un sourcil ironique. Elle concentra de nouveau son attention sur le capitaine. Non sans une certaine irritation, elle vit qu'il avait les yeux braqués sur ses seins. - Capitaine Syrinx, dit-il d'une voix enjouée, permettez-moi de vous féliciter, vous et votre astronef. Cette manoeuvre était exécutée à la perfection, bon Dieu oui, à la perfection. Vous avez fichu une sacrée trouille à mon équipage en nous sautant dessus comme ça. On vous a pris pour des gerfauts. (Il tendit la main.) C'est un plaisir de rencontrer un capitaine aussi visiblement doué. Et aussi visiblement séduisant, ajouterais-je au risque de vous offenser. Oui, nous nous sommes bel et bien fait avoir. Syrinx ignora la main qu'on lui offrait. - Capitaine Calvert, nous avons des raisons de soupçonner que vous êtes impliqué dans l'importation d'une technologie illégale dans ce système stellaire. Je dois en conséquence vous avertir que je vais faire fouiller votre astronef en vertu des pouvoirs qui me sont conférés par l'Assemblée générale de la Confédération. Tout refus de votre part serait une violation du Code de régulation spatiale de la Confédération, qui autorise les officiers dûment assermentés à accéder à tous les systèmes et à tous les enregistrements une fois qu'ils en ont fait la requête. Requête que je fais en ce moment. Avez-vous bien compris ? - Oh, oui, d'accord, dit Joshua avec enthousiasme. (Puis sa voix se fit dubitative.) Excusez-moi de vous poser cette question, mais vous êtes sûre de ne pas vous être trompée d'astronef ? - Sûre et certaine, répliqua Syrinx sur un ton glacial. - Eh bien, entendu, je suis prêt à coopérer de toutes les façons possibles. Je pense que les Forces spatiales font un boulot formidable. Nous autres, astronefs marchands, nous sommes toujours rassurés de savoir qu'on peut compter sur vous pour maintenir l'ordre dans l'espace interstellaire. - S'il vous plaît, intervint Ruben. Inutile d'en rajouter. Vous vous êtes très bien débrouillé jusqu'ici. - Je ne suis qu'un honnête citoyen respectueux des lois, dit Joshua. - Un honnête citoyen dont l'astronef est équipé d'une unité de propulsion à antimatière, dit sèchement Syrinx. Les yeux de Joshua se braquèrent une nouvelle fois sur le haut de sa combi bleu pâle. - Ce n'est pas moi qui l'ai installée. Mon astronef était équipé ainsi à l'origine. En fait, il a été construit par la compagnie Ferring Astronautics, basée sur le Halo O'Neill de la Terre. Si j'ai bien compris, la Terre est le plus grand allié édéniste de la Confédération, non ? C'est du moins ce qu'affir-ment mes cours d'Histoire. - Nous avons donc au moins une chose en commun, admit Syrinx à contrecoeur - toute autre réponse aurait ressemblé à un aveu de culpabilité. - Vous ne pourriez pas vous dispenser de cette unité ? demanda Ruben. Joshua réussit à adopter une expression authentiquement soucieuse. - J'aimerais pouvoir me le permettre. Mais l'astronef a subi beaucoup de dégâts quand mon père a sauvé ces Édénistes des pirates. Sa réfection m'a coûté toutes mes économies. - Quels Édénistes ? bafouilla Cacus. Imbécile, lui dirent simultanément Syrinx et Ruben. L'ingénieur en charge des modules de vie écarta les bras d'un air contrit. - Un convoi d'assistance avait été envoyé sur Anglade, dit Joshua. À l'époque où y sévissait une épidémie bactériologique. Mon père s'est joint aux secours, bien entendu ; après tout, qu'est-ce que le profit comparé à une vie humaine à sauver ? Ils transportaient une unité antivirale qui permettrait aux autorités sanitaires locales de fabriquer un antidote. Malheureusement, ils ont été attaqués par des gerfauts alléchés par la valeur marchande de leur cargaison et bien décidés à s'en emparer. Bon Dieu, il y a des types qui ne reculent devant rien, vous ne croyez pas ? Il y a eu bataille, et l'un des faucons d'escorte a été touché. Les gerfauts se préparaient à l'assaut final, mais mon père a attendu que l'équipage ait évacué le vaisseau. Il a effectué son saut en s'alignant sur le champ de distorsion d'un gerfaut. C'était leur seule chance, ils étaient trop gravement endommagés, mais le Lady Mac a réussi à les sortir de là. (Joshua ferma les yeux, se rappelant quelque ancienne souffrance.) Mon père n'aimait pas trop évoquer cet épisode. Sans déconner ? demanda lourdement Ruben. Y a-t-il eu une épidémie sur Anglade ? s'enquit Tula. Oui, répondit Onone. Il y a vingt-trois ans. Cependant, mes archives ne mentionnent aucune agression subie par un convoi d'assistance. Quelle surprise ! commenta Syrinx. Ce capitaine me semble être un jeune homme charmant, reprit Onone. De toute évidence, tu lui as tapé dans l'oil. Je préférerais entrer dans un couvent adamiste. Et, s'il te plaît, laisse l'analyse psychologique aux humains que nous sommes. Le silence qui emplit l'esprit de Syrinx était plein de reproches. - Enfin, le passé est le passé, bafouilla-t-elle en se tournant vers Joshua Calvert. Revenons-en à vos problèmes présents. Syrinx ? appela Oxley. Elle fut tout de suite alertée par son ton hésitant. Oui? Nous avons ouvert deux de leurs nacelles. Elles ne contiennent que les bobines pour tokamak figurant sur le manifeste. Aucune trace d'un quelconque équipement servant au confinement d'antimatière. Quoi ? Ce n'est pas possible ! Par l'entremise des yeux d'Oxley, elle examina la minuscule cabine du VSM. Près de lui, Eileen Carouch était sanglée dans sa toile ; les écrans affichaient des graphes complexes et multicolores. L'officier de liaison les examinait d'un air contrarié. Au-dehors, Syrinx distinguait l'une des nacelles de charge du Lady Mac, agrippée par le lourd waldo du VSM. Elle avait été ouverte, et les waldos auxiliaires, semblables à des mandibules, en avaient extrait des bobines pour tokamak. Eileen Carouch se tourna vers Oxley. - Ça ne s'annonce pas très bien. À en croire notre informateur, ces deux nacelles devraient contenir les bobines de confinement. Nous nous sommes fait avoir, répéta Ruben. Arrête de dire ça, s'il te plaît, lança Syrinx. Que souhaites-tu que nous fassions ? demanda Oxley. Examinez toutes les nacelles censées contenir des bobines à confinement d'antimatière. Entendu. - Est-ce que tout va bien ? demanda Joshua. Syrinx ouvrit les yeux et arbora un sourire aussi doux que meurtrier. - Très bien, merci. Eileen Carouch et Oxley ouvrirent les dix-huit nacelles censées contenir les bobines illégales. Dans chacune d'elles, ils trouvèrent des bobines à tokamak soigneusement emballées. Syrinx leur ordonna d'ouvrir cinq autres nacelles choisies au hasard. Encore des bobines à tokamak. Elle finit par renoncer. Ruben avait raison : ils s'étaient fait avoir. Cette nuit-là, allongée sur sa couchette, elle fut incapable de trouver le sommeil, bien que son corps ait cessé d'être soumis aux tensions induites par dix jours de traque en mode furtif. Ruben était endormi à ses côtés. Elle était de si mauvaise humeur qu'il n'avait pas été question de faire l'amour une fois leur service achevé. Il semblait accepter leur défaite avec un flegme qu'elle trouvait agaçant. Où nous sommes-nous trompés ? demanda-t-elle à Onone. Pas un instant tu n'as perdu de vue cette coquille de noix. Ta filature était magistrale. Je me faisais davantage de souci pour le Nephele. Son orientation spatiale n'est pas à la hauteur de la tienne. Peut-être que ce sont les agents en poste sur Idria qui ont perdu la trace de ces bobines ? Ils étaient sûrs qu'elles se trouvaient à bord. Je serais prête à admettre que Calvert ait planqué une nacelle dans son vaisseau, le volume cubique est assez élevé pour cela, mais pas dix-huit. Ils ont dû procéder à un échange. Mais comment ? Je l'ignore. Pardonne-moi. Hé, ce n'est pas de ta faute. Tu as fait tout ce qu'on te demandait, même quand tu étais recouverte de mousse. J'ai horreur de ce truc. Je sais. Enfin, plus que deux mois à tirer. Ensuite, nous redeviendrons des civils. Fantastique ! Syrinx sourit dans la pénombre de sa cabine. Je croyais que tu appréciais la vie militaire. Je l'apprécie. Mais? Je me sens seule durant ces patrouilles. Quand nous ferons du commerce, nous rencontrerons plein d'habitats et d'autres faucons. Ce sera amusant. Oui, sans doute. Mais j'aurais préféré finir sur un coup d'éclat. Joshua Calvert ? Oui ! Il s'est moqué de nous. Je l'ai trouvé plutôt sympathique. Un vagabond des étoiles, jeune et insouciant. Très romantique. Je t'en prie ! Il ne vagabondera plus très longtemps. Pas avec un ego comme le sien. Son arrogance l'amènera tôt ou tard à commettre une erreur. Je regrette seulement que nous ne puissions être là pour jouir du spectacle. Elle passa un bras autour des épaules de Ruben, afin qu'il comprenne à son réveil qu'elle n'était pas fâchée contre lui. Mais lorsqu'elle ferma les yeux, le paysage stellaire qui, en temps normal, l'accueillait à la lisière du sommeil avait été remplacé par un visage tout en angles éclairé par un sourire plein de morgue. Il s'appelait Carter McBride et il avait dix ans. Fils unique, il était la fierté de ses parents, Dimitri et Victoria, qui le gâtaient le plus qu'ils pouvaient compte tenu des circonstances. Comme la plupart des enfants d'Aberdale, il aimait la jungle et la rivière ; le monde de Lalonde était beaucoup plus amusant que le morne et aride paysage des cavernes de béton, d'acier et de matériau composite des arches de la Terre. Son nouveau territoire offrait des possibilités de jeux illimitées. Il avait son propre petit jardin à l'angle du champ de son père, qui débordait de plants de fraises, génétiquement modifiés pour que les gros fruits rouges ne pourrissent pas sous la pluie et l'humidité. E avait un cocker nommé Chomper qui se fourrait toujours dans les jambes et se sauvait avec les vêtements qu'il chipait dans la cabane des McBride. Il suivait les cours de Ruth Hilton, qui disait qu'il assimilait les notions d'agronomie à un rythme satisfaisant et ferait un jour un fermier d'avenir. Et parce qu'il avait presque onze ans, ses parents lui faisaient confiance et le laissaient jouer sans surveillance, jugeant qu'il était assez responsable pour ne pas s'aventurer trop loin dans la jungle. Le matin après que Horst Elwes eut fait la rencontre du Ly-cilphe dans l'église, Carter était au bord de la rivière, en train de fabriquer avec les autres enfants un radeau à partir des morceaux de bois qui restaient des projets de construction des adultes. Prenant tout à coup conscience qu'il n'avait pas vu Chomper depuis une quinzaine de minutes, il promena ses regards sur la clairière. Il perçut un éclair de fourrure fauve dans les arbres derrière la salle communale et lança un appel exaspéré au stupide animal. Comme il n'y eut pas de réaction immédiate, il partit à sa poursuite au pas de course, ses bottes soulevant de petites gerbes d'eau sur la mince couche de boue. Alors qu'il atteignait la bordure de la jungle, il entendit Chomper pousser des aboiements excités quelque part à l'intérieur du fouillis d'arbres et de lianes. Il fit un signe à M. Travis, qui binait le sol autour de ses jeunes plants d'ananas, et s'enfonça dans la jungle à la recherche de son chien. Chomper semblait vouloir l'entraîner à l'opposé du village. Carter appela et appela, jusqu'à en avoir la voix enrouée. Il avait chaud et transpirait, et son tee-shirt qui s'effilochait était taché de longues traînées de sève vert jaunâtre giclant des lianes brisées sur son passage. Il était également très en colère contre Chomper, auquel il allait mettre une laisse et un collier dès qu'il l'aurait ramené à la maison. Et après, l'animal aurait droit aux vraies leçons de dressage que M. Manani avait promises à Carter. La poursuite se termina enfin dans une petite clairière entourée de grands qualtooks dont les épais feuillages formaient une voûte qui laissait filtrer peu de lumière. Une herbe chétive arrivait aux genoux de Carter et des plantes grimpantes, couvertes de baies couleur citron, moutonnaient autour des troncs lustrés. Chomper se tenait au milieu de la clairière, le poeil hérissé, grognant après un arbre. Carter l'attrapa par le cou en hurlant tout ce qu'il pensait des chiens en cet instant précis. Le cocker résista à la main qui le tirait, jetant des aboiements frénétiques. - Qu'est-ce que tu as ? dit le garçon d'un ton exaspéré. Alors apparut la grande dame noire. Une seconde auparavant il n'y avait devant lui qu'un qualtook, et puis elle était là, à cinq mètres de lui, en survêtement gris, retirant son capuchon. De longs cheveux châtains tombèrent sur ses épaules. Chomper s'était tu. Cramponné à lui, Carter regardait la dame, bouche bée, trop abasourdi pour prononcer un mot. Elle lui fit un clin d'oil, puis lui fit signe d'approcher. Carter lui adressa un sourire confiant et s'avança. Je l'ai, transmit Camilla. Il est adorable. Et moi donc, répliqua sèchement Laton. Assure-toi seulement de le laisser là où ils pourront le trouver sans trop de difficulté. - Horst, ça ne peut pas continuer, dit Ruth. Le prêtre se borna à gémir dans un long apitoiement sur lui-même. Il était étendu sur le lit de camp, là où on l'avait posé la nuit d'avant, les couvertures vert olive chiffonnées et enroulées autour de ses jambes. À un moment, au cours de la nuit, il avait encore été malade. Une flaque séchée et jaunâtre de vomi maculait les planches du sol sous son oreiller. - Allez-vous-en, marmotta-t-il. - Arrêtez de vous plaindre, bon sang, et levez-vous. Il se retourna lentement. Elle vit qu'il avait pleuré, il avait les yeux bordés de rouge, les cils collés. - Je suis sérieux, Ruth. Allez-vous-en, tout de suite. Prenez Jay avec vous et partez. Trouvez un bateau, payez ce que ça coûtera, retournez à Durringham, puis quittez cette planète. Partez, c'est tout. - Cessez de dire des bêtises. Aberdale n'est pas si mal. Nous trouverons un moyen de nous occuper des Déps. Je vais demander à Rai Molvi qu'il convoque une assemblée municipale pour ce soir, je vais expliquer aux gens ce qui se passe selon moi. (Elle prit une respiration.) Je veux que vous m'épauliez, Horst. - Non. Vous ne devez pas faire ça. Ne vous mettez pas les Déps à dos. Je vous en prie, pour votre propre sécurité, Ruth. Ne faites pas ça. Vous avez encore le temps de vous sauver. - Pour l'amour de Dieu, Horst... - Ha ! ha ! Dieu est mort, proféra celui-ci d'un ton amer. Ou du moins II a banni cette planète de Son royaume il y a longtemps. Il lui fit signe de se pencher en agitant la main, tout en jetant un regard furtif vers la porte restée ouverte. Ruth fit un pas hésitant en direction du lit de camp, plissant le nez devant l'odeur. - Je l'ai vu, dit Horst dans un murmure guttural. La nuit dernière. Il était là dans l'église. - Qui était là ? - Lui. Le démon qu'ils ont fait venir. Je l'ai vu, Ruth. Rouge. Un rouge incandescent, un rouge aveuglant. La lumière de l'enfer. L'oeil de Satan s'est ouvert et m'a regardé fixement. C'est son monde, Ruth. Pas celui de Nôtre-Seigneur Jésus-Christ. Nous n'aurions jamais dû venir ici. Jamais. - Oh ! merde ! chuchota-t-elle pour elle-même. Il lui vint à l'esprit toute une série de problèmes pratiques : comment le ramener à Durringham, si tant est qu'il y eût un psychiatre sur la planète, et qui trouver qui puisse reprendre le petit dispensaire qu'il administrait pour le village. Elle se gratta la nuque par-dessus ses cheveux mouillés de sueur, le regardant comme s'il était une sorte d'énigme complexe qu'elle était censée résoudre. Rai Molvi grimpa les marches de bois qui menaient à la porte et fit irruption dans la pièce. - Ruth, dit-il, essoufflé. Je savais que je vous trouverais là. Carter McBride a disparu ; ça fait maintenant deux heures que les gamins sont partis. Quelqu'un a dit qu'ils l'avaient vu courir dans la jungle à la poursuite de son foutu clébard. J'organise une équipe de secours. Vous en êtes ? Rai Molvi ne semblait même pas avoir remarqué Horst. - Oui, répondit-elle. Je vais trouver quelqu'un pour garder Jay. - Mme Cranthorp s'en charge, elle va regrouper les enfants et les faire déjeuner. On se rassemble dans la salle dans dix minutes. Il tourna les talons. - Je veux participer, dit Horst. - Comme vous voudrez, lança Rai Molvi avant de sortir sans perdre une seconde. - Eh bien, vous lui avez fait forte impression, dit Ruth. - S'il vous plaît, Ruth, vous devez quitter cet endroit. - Nous verrons demain. Pour l'instant, il faut que j'aide à trouver un enfant. (Elle marqua un temps d'arrêt.) Bon sang ! Carter a à peu près le même âge que Jay. Le coup de sifflet prolongé les rameuta sur le lieu. Arnold Travis était assis, effondré, contre le tronc d'un mayope. Il avait les yeux fixés sur le sol, l'air abattu, le sifflet gris argenté pendant au coin de ses lèvres. Les villageois arrivaient par deux, se frayant un passage à travers les lianes et les broussailles, faisant fuir des volées d'oiseaux qui poussaient des cris stridents dans le ciel brûlant. Quand ils débouchaient dans la petite clairière, c'était comme si le spectacle qui s'offrait à eux leur pompait toute leur énergie. Un demi-cercle se forma autour du grand chêne-merisier, des visages ravagés devant le sinistre fardeau que portait l'arbre. Powel Manani fut un des derniers à arriver. Vorix était avec lui, bondissant sans difficulté à travers la végétation luxuriante du sous-bois. Tout ce que percevaient ses sens canins bouillonnait dans le cerveau de Powel, les images monochromes, les sons aigus et la vaste gamme d'odeurs, Il flottait dans l'air une odeur suffocante de sang. Powel joua du coude pour parvenir au premier rang de l'attroupement de villageois en état de choc et, là, il vit le chêne-merisier... - Bon Dieu ! Sa main couvrit sa bouche. Quelque chose tout au fond de lui voulait laisser échapper une plainte primitive, juste pour crier sa douleur jusqu'à en être complètement vidé. Carter McBride était suspendu la tête en bas contre l'arbre. Ses pieds avaient été attachés au tronc avec des cordes de liane séchée, de sorte qu'on aurait dit qu'il se tenait sur la tête. Il avait les deux bras écartés, maintenus parallèles au sol par deux pieux soutenant les poignets. Les longues plaies ne saignaient plus. Dans l'herbe, sous sa tête, des insectes grouillaient, se gor-geant du festin. Dimitri McBride avança de deux pas chancelants vers son fils, puis tomba à genoux comme s'il priait. Il jeta un regard sur le cercle de visages décomposés avec une expression vaguement ahurie. - Je ne comprends pas. Carter avait dix ans. Qui a fait ça ? Je ne comprends pas. S'il vous plaît, dites-moi. (Il vit sa propre douleur reflétée dans les yeux larmoyants des autres.) Pourquoi cela ? Pourquoi faire ça ? - Les Déps, dit Horst. (Les yeux écarlates du petit Carter le regardaient fixement, lui enjoignant de parler.) C'est la croix inversée, énonça-t-il d'un ton professoral. (Il sentait qu'il était important d'être clair dans une affaire comme celle-ci, il était important que tous comprennent bien ce qui se passait.) L'opposé du crucifix. Ils adorent le Frère de Lumière, vous voyez. Le Frère de Lumière, c'est l'antithèse de Nôtre-Seigneur Jésus-Christ, et la secte accomplit ce sacrifice comme une parodie. C'est très logique, en fait. Horst se rendit compte qu'il avait du mal à respirer, comme s'il venait de parcourir une longue distance en courant. Dimitri McBride lui tomba sur le dos tel un bulldozer, le projetant en arrière et le renversant. - Vous saviez ! Vous saviez ! hurla l'homme tandis que des doigts d'acier se refermaient sur la gorge de Horst et serraient. C'était mon fils. Et vous saviez ! (Horst sentit qu'on lui soulevait la tête pour ensuite l'abattre violemment contre le sol spongieux.) Il serait encore en vie si vous nous l'aviez dit. Vous l'avez tué ! C'est vous qui l'avez tué ! Vous ! L'univers s'obscurcit autour de Horst. Il essaya de parler, d'expliquer. C'était ce pour quoi on l'avait formé, faire que les gens acceptent le monde tel qu'il était. Mais il ne voyait plus rien que la bouche béante de Dimitri McBride poussant des hurlements muets. - Arrêtez-le, dit Ruth à Powel Manani. Le superviseur lui jeta un regard noir, puis hocha la tête à regret. Il fit un signe à l'adresse de deux des villageois qui forcèrent Dimitri à lâcher la gorge de Horst. Celui-ci demeura étendu, aspirant l'air comme la victime d'une crise cardiaque. Dimitri McBride s'affaissa comme une chiffe molle, s'effondrant en sanglots. Trois autres villageois coupèrent la corde qui retenait le petit Carter et enveloppèrent le corps dans un manteau. - Que vais-je dire à Victoria ? balbutia Dimitri McBride d'un air absent. Les mêmes mains qui se voulaient réconfortantes se posèrent à nouveau sur ses épaules, tapotant, offrant leur sympathie aussi vaine que pathétique. On colla une flasque à ses lèvres. Il toussota lorsque le breuvage acide lui descendit dans le gosier. Je suis aussi coupable que lui, pensait Powel Manani devant Horst étendu à ses pieds. Je savais que ce petit salaud de Quinn nous créerait des ennuis. Mais, bon Dieu ! ça. Ces Déps, ce ne sont pas des êtres humains. Quelqu'un qui peut faire ça est capable de tout. Tout. La pensée le saisit comme un tourbillon glacé, chassant jusqu'au plus vague sentiment de pitié qu'il avait pu avoir pour ce misérable ivrogne de prêtre. Du bout de sa botte, il toucha Horst. - Hé ! vous ? Est-ce que vous m'entendez ? Horst émit un gargouillis, roula des yeux. Powel laissa toute sa rage se décharger dans l'esprit de Vorix. Le chien bondit vers Horst en poussant des grondements féroces. Horst le vit venir et parvint péniblement à se mettre à quatre pattes, reculant devant le chien en fureur. Vorix aboya bruyamment, le museau à quelques centimètres du visage du prêtre. - Hé là ! protesta Ruth. - La ferme ! dit Powel sans même la regarder. Vous. Le prêtre. Est-ce que vous m'écoutez ? Vorix grogna. Tout le monde observait la scène à présent, y compris Dimitri McBride. - C'est ce qu'ils sont, bredouilla Horst. L'équilibre de la nature. Le noir et le blanc, le bien et le mal. Le royaume céleste de Dieu et l'enfer. La Terre et Lalonde. Vous saisissez ? Il sourit à Powel. - Les Déps ne viennent pas tous de la même arche, dit celui-ci d'une voix à la froideur inquiétante. Ils ne se sont même jamais rencontrés avant d'être ici. Ce qui signifie que c'est Quinn le responsable, c'est lui qui, depuis notre arrivée, les a changés en ce qu'ils sont aujourd'hui. Vous connaissez leur doctrine. Vous savez tout là-dessus. Depuis quand font-ils partie de cette secte ? Avant Gwyn Lawes ? Hein, prêtre ? Étaient-ils tous impliqués avant sa mort étrange, cette mort cruelle à laquelle personne n'a assisté ? Dites-moi ! Plusieurs des villageois étaient abasourdis. Powel entendit quelqu'un murmurer dans une plainte : " Oh ! mon Dieu, non. " Horst regardait toujours le superviseur avec son sourire de dément. - Est-ce là que ça a commencé ? demanda Powel. Quinn a eu des mois pour les convertir, les briser, les contrôler. N'est-ce pas ? Voilà ce qu'il faisait à longueur de temps dans leur grande et belle cabane. Puis, quand il les a tous tenus sous sa coupe, ils ont commencé à s'en prendre à nous. (Il pointa son doigt vers Horst. Il aurait voulu que ce soit un fusil de chasse, pour mettre en pièces cette lamentable épave, ce déchet de l'humanité.) Ces agressions à Durringham, Gwyn Lawes, Roger Chad-wick, les Hoffman. Mon Dieu ! qu'ont-ils fait aux Hoffman qu'ils aient dû ensuite les incinérer pour que nous ne sachions pas ? Et tout ça parce que vous ne nous avez rien dit. Comment allez-vous expliquer cela à votre Dieu quand vous serez devant lui, prêtre ? Dites-moi donc. - Je n'étais pas sûr, gémit Horst. Vous êtes aussi mauvais qu'eux. Vous êtes un sauvage, vous aimez ça ici. La seule différence entre vous et un Dép, c'est que vous êtes payé pour ce que vous faites. Vous seriez devenu fou furieux si j'avais fait ne serait-ce qu'une allusion au fait qu'ils s'étaient tournés vers la secte plutôt que vers moi. - Quand avez-vous su ? lui hurla Powel. Les épaules de Horst se mirent à trembler, il pressa sa main sur sa poitrine, se recroquevilla sur lui-même. - Le jour où Gwyn est mort. Powel renversa la tête en arrière, les poings levés au ciel. - QUINN ! beugla-t-il. Je t'aurai. Je vous aurai tous, espèces d'enfoirés. Tu m'entends, Quinn ? Tu es mort. Vorix hurlait son défi au firmament. Powel regarda les visages tournés vers lui, figés par la peur. Une peur qui laissait peu à peu entrevoir des brèches, et la colère qui commençait à sourdre. Il connaissait les hommes, et ceux-là étaient avec lui désormais. Tous avec lui, enfin. Il n'aurait de repos que les Déps retrouvés et exterminés. - On ne peut pas présumer simplement comme ça que les Déps sont coupables, intervint Rai Molvi. Sur sa seule parole. Il foudroya Horst du regard. C'est là que Vorix le prit complètement au dépourvu. Le chien atterrit sur sa poitrine, le jetant à terre. Rai Molvi glapit de terreur sous les aboiements de Vorix, les longues canines claquant à quelques centimètres de son nez. - Vous ! cracha Powel Manani comme s'il proférait une accusation. Vous, l'homme de loi ! C'est vous qui m'avez demandé d'être moins strict avec eux. Vous les avez laissés bâtir leur grande cabane. Vous avez voulu qu'ils se promènent en liberté. Si nous avions fait ça selon les règles, si nous avions tenu ces tarés dans la fange qui est leur élément, rien de tout cela ne serait arrivé. (Il rappela Vorix qui se détourna de l'homme pantelant de terreur.) Mais vous avez raison. Nous ne savons pas si les Déps avaient quelque chose à voir avec Gwyn, Roger ou les Hoffman. Nous ne pouvons pas le prouver, n'est-ce pas, monsieur l'avocat de la défense ? Oui, nous n'avons que Carter. Connaissez-vous quelqu'un d'autre ici capable de lacérer un enfant de dix ans ? Oui ? Parce que si tel est le cas, je crois que nous aimerions entendre qui est cet homme. Rai Molvi secoua la tête, les dents serrées par l'angoisse. - Parfait, alors, dit Powel. Eh bien, qu'en pensez-vous, Dimi-tri ? Carter était votre garçon. Que croyez-vous que nous devrions faire aux gens qui ont fait ça à votre fils ? - Les tuer. (La voix de Dimitri jaillit du centre du petit groupe de ceux qui tentaient de le réconforter.) Les tuer jusqu'au dernier. Haut au-dessus de la cime des arbres, le faucon crécerelle tournoyait, exécutant une habile danse aérienne en se laissant porter avec le minimum d'efforts par les vifs courants d'air chaud chargé d'humidité. En de telles occasions, Laton laissait toujours les instincts naturels de l'oiseau prendre le dessus, se contentant de le guider. En bas, sous la barrière presque impénétrable du feuillage, des gens se déplaçaient. De minuscules taches de couleur étaient visibles à travers les minces trouées, le motif particulier d'une chemise, la peau, sale et en sueur. L'instinct de prédateur de la crécerelle amplifiait chaque mouvement, composant une image détaillée. Quatre hommes transportaient le corps du garçon sur une civière de fortune. Ils avançaient lentement, cherchant le chemin le plus sûr à travers les racines et les ravines, peinant sous des airs rechignes. Devant eux se trouvait le gros de la troupe, mené par le superviseur Manani. Ils marchaient d'un pas vigoureux, tels des hommes poursuivant un but, portés par une volonté inflexible que Laton pouvait lire sur les visages sévères, marqués par la haine. Ceux qui n'avaient pas de fusil laser s'étaient trouvé des gourdins ou des gros bâtons. La crécerelle repéra Ruth Hilton et Rai Molvi, marchant à la traîne. Harassés, abattus, ils ne disaient pas un mot. Chacun plongé dans son propre sentiment de culpabilité. Horst Elwes avait été laissé tout seul dans la petite clairière. Il était encore recroquevillé sur le sol, agité de violentes convulsions. De temps à autre, il laissait échapper un cri, comme si quelque chose l'avait mordu. Laton le soupçonnait d'avoir complètement perdu l'esprit. Ça n'avait pas d'importance, il avait rempli son rôle à merveille. Leslie Atcliffe émergea à dix mètres du bout de la jetée d'Aberdale, serrant entre ses mains un panier rempli de crabes-souris. Il se mit sur le dos et, battant des pieds, nagea vers le rivage en tirant son panier. Des trouées de nuages vert-de-gris commençaient à balafrer l'horizon à l'ouest. Il pleuvrait dans trente minutes, estima-t-il. Assise sur la rive, au bord de l'eau, Kay avait ouvert un panier et était en train de mettre les crabes-souris qui gigotaient encore dans une boîte avant de les décortiquer. Elle portait un short à la couleur fanée, un débardeur dos nu taillé dans un tee-shirt, des bottes avec des chaussettes bleues baissées et un informe chapeau qu'elle s'était fait elle-même en tressant de l'herbe séchée. Leslie se délecta du spectacle de son corps fluet, couvert d'un magnifique haie noisette après tous ces mois au soleil. Encore trois jours avant qu'ils ne passent la nuit ensemble. Et il lui plaisait de penser que Kay aimait baiser avec lui plus qu'avec les autres. Ce qui était sûr, c'est que le reste du temps elle lui parlait, comme à un ami. Ses pieds trouvèrent les galets et il se mit debout dans l'eau. - En voilà un autre, lança-t-il. Les crabes-souris glissaient et se tortillaient les uns contre les autres, une dizaine au moins ; le corps aplati, avec douze pattes grêles, des écailles brunes qui faisaient comme une fourrure humide et une tête pointue qui se terminait par un bout noir pareil à un museau de rongeur. Kay lui sourit et agita la main, celle qui tenait le couteau à décortiquer dont la lame d'acier brilla dans le soleil. Rien que ce sourire le comblait pour la journée. L'équipe de secours surgit de la jungle à quarante mètres du quai. Leslie sut tout de suite que quelque chose n'allait pas. Ils marchaient trop vite, comme des hommes en colère. Et ils se dirigeaient vers la jetée, tous groupés, cinquante ou même plus. Leslie les regarda approcher, perplexe. Ce n'était pas vers la jetée, mais vers lui qu'ils marchaient ! - Frère de Dieu, murmura-t-il. On aurait dit une foule prête à lyncher. Quinn ! Ce devait être un truc que Quinn avait fait. Quinn, toujours si malin qu'il ne se faisait jamais prendre. Kay se retourna au sourd grondement de voix, se protégeant les yeux du soleil. Tony venait juste de remonter à la surface avec un panier plein ; il regardait avancer la troupe d'un air hébété. Leslie jeta un coup d'oeil derrière lui, sur la rivière. La rive opposée, avec sa berge bourbeuse et sa muraille d'arbres entourés de lianes, était à cent quarante mètres de distance. Cela lui parut subitement très tentant, il était devenu bon nageur au cours des derniers mois. S'il se lançait tout de suite, ils ne l'attraperaient pas. Les premiers membres de la troupe arrivèrent à l'endroit où Kay était assise. Elle reçut un coup de poing en plein visage sans qu'il y ait eu le moindre avertissement. Leslie vit qui avait fait ça, M. Garlworth, un onophile de quarante-cinq ans résolu à créer son propre vignoble. Un homme tranquille, paisible, assez solitaire. Aujourd'hui il avait le visage rouge de colère, les traits illuminés par des éclairs de folie furieuse. Il poussa un grognement de triomphe lorsque son poing frappa la mâchoire de Kay. Elle laissa échapper un cri de douleur et tomba à la renverse, un filet de sang jaillissant de sa bouche. Les hommes firent cercle autour d'elle, lui assenant des coups de pied avec une sauvagerie qui égalait la soif de sang d'un jactal. - Enculés ! beugla Leslie. Il balança son panier et courut vers la rive, dans l'eau qui lui arrivait aux genoux, soulevant de longues gerbes sur son passage. Kay hurlait, perdue dans la forêt de jambes qui lui décochaient des coups de pied. Leslie vit le couteau à décortiquer frapper une fois. Un des hommes s'affaissa, la main serrée autour de sa jambe. Alors, un gourdin s'éleva dans les airs. Leslie n'entendit jamais ni ne vit s'il s'abattait sur la pauvre fille. Il se heurta à la bande de villageois qui dévalaient la pente dans sa direction. Parmi eux, Powel Manani et son énorme poing prêt à frapper. L'univers de Leslie se désintégra en un chaos où seul l'instinct gouvernait. De toutes parts, des poings le martelaient. Il envoyait des coups avec une fureur aveugle, perdu au milieu de cette meute hurlante. Une main charnue lui empoigna les cheveux, un horrible crissement lui déchira le tympan tandis qu'on lui arrachait lentement les mèches du crâne. Un torrent d'écume faisait rage autour de lui, presque comme s'il luttait sous une chute d'eau. Des crocs se refermèrent sur son poignet, lui tirant le bras vers le bas. Il entendit un grondement féroce, le craquement de l'os qui se brisait en éclats, durant d'interminables secondes. Il n'y avait plus que la douleur, irradiant chaque nerf. En un sens, ça lui était presque égal. Il ne pouvait plus rendre les coups à présent. Ses bras ne répondaient plus. Il se retrouva à genoux, sa vision s'effaçant pour ne laisser que des bandes gris-rosé. La rivière boueuse saignait à gros bouillons. Il y eut un moment où plus rien ne se passa. Des mains invincibles le tenaient face contre terre. Powel Manani se dressait devant lui, son épaisse barbe brune trempée et en broussaille, le visage barré d'un sourire cruel tandis qu'il préparait son coup. Durant les secondes de silence, Leslie entendit brailler un enfant quelque part dans le lointain. Puis la lourde botte de Powel le frappa dans les parties avec toute la force dont était capable le robuste superviseur. L'atroce douleur abolit ce qui lui restait de conscience. Leslie était coupé de l'existence, plongé au sein d'un dense brouillard rouge fluo, ne percevant plus rien de l'extérieur. Il n'y avait que la douleur térébrante. Le rouge vira au noir. Il lui revint de brefs élans de conscience. On lui écrasait le visage contre les graviers glacés. C'était important, mais il n'arrivait pas à trouver pourquoi. Ses poumons lui faisaient affreusement mal. Avec la mâchoire brisée et dès lors inutilisable, Leslie tenta d'inhaler de l'air par ses narines réduites en bouillie. L'eau sale et imprégnée de sang de la Quallheim envahit ses poumons. Lawrence Dillon fonçait à bride abattue, fuyant la folie qui s'était emparée des habitants d'Aberdale. Douglas et lui étaient en train de travailler sur les lopins de terre à l'arrière de la grande cabane à la structure triangulaire quand les villageois étaient revenus de leur expédition dans la jungle. Les hautes cannes de haricots verts et les plants de maïs florissants les avaient partiellement cachés à la vue des hommes qui avaient attaqué Kay, Leslie et Tony près de la rivière. Lawrence n'avait jamais assisté jusqu'ici à un tel déploiement de violence gratuite. Même Quinn n'était pas aussi enragé, la violence de Quinn était dirigée et réfléchie. Douglas et Lawrence avaient regardé, comme hypnotisés, leurs camarades Déps tomber sous les coups. Ce n'était que lorsque Powel Manani était sorti de la rivière qu'ils avaient songé à fuir. - On se sépare, cria Lawrence Dillon à Douglas comme ils s'enfonçaient dans la jungle. On aura plus de chances de cette façon. (Il entendit le monstrueux animal, ce chien, Vorix, aboyer bruyamment derrière eux, l'aperçut qui traversait la clairière du village, lancé à leur poursuite.) Trouve Quinn. Préviens-le. Ils prirent alors des directions différentes, fendant les broussailles comme si elles étaient en papier de soie. Une minute plus tard, Lawrence trouva un petit sentier d'animaux. Déserté par les danderils depuis la construction du village, il était déjà envahi par les mauvaises herbes, mais c'était assez pour lui permettre d'augmenter sa vitesse. Ses chaussures usées tombaient en morceaux et il n'avait sur lui que son short. Les lianes et les branches lui labouraient le corps de leurs griffes pointues comme des aiguilles. Aucune importance. La seule chose qui importait, c'était de vivre, mettre le plus de distance possible entre lui et le village. Vorix partit après Douglas. Lawrence adressa une prière muette de remerciement au Frère de Lumière pour l'avoir épargné et ralentit légèrement le pas, scrutant le sol en quête de pierres propices à la course. Dès qu'il en aurait fini avec Douglas, le chien le retrouverait. Même dans la moiteur de la jungle, le chien pouvait flairer les odeurs. Il mènerait les villageois à n'importe quel endroit où pouvait se cacher un Dép. Lawrence devait trouver quelque chose pour régler ce problème s'il voulait que lui et ses compagnons aient la moindre chance de survivre à cette journée. Mais ce salaud de superviseur ignorait la menace que pouvaient représenter ceux qui suivaient le Frère de Lumière pour quiconque se mettait sur leur chemin. Cette pensée lui remonta le moral, de sorte qu'il put se décharger d'un peu de sa panique. Il devait remercier Quinn pour cela. C'était Quinn qui lui avait montré que la peur n'avait pas sa place dans la véritable libération. Quinn l'avait aidé à trouver sa propre force intérieure, lui avait montré comment embrasser l'esprit du serpent. Quinn qui hantait si intensément ses rêves, noir démon de la nuit couronné de brûlantes flammes orange. Grimaçant sous les innombrables éraflures que lui avait occasionnées sa course folle à travers la jungle, Lawrence jeta sur le décor qui l'entourait un regard résolu. Powel Manani était habitué à voir le monde à travers les yeux de Vorix. Une perspective de bleus et de gris, comme si les éléments étaient liés les uns aux autres par des effets de dégradé. Les arbres s'étiraient loin au-dessus de lui pour disparaître dans un voile de ciel presque flou et les buissons et broussailles de la jungle dessinaient une présence oppressante, tandis que les feuilles noires s'écartaient au passage de Vorix telles des cartes distribuées par un donneur expert. Le puissant chien suivait une ancienne piste d'animaux, à la poursuite de Lawrence Dillon. L'odeur du jeune Dép était partout. Suspendue comme une vapeur huileuse dans les empreintes de pas laissées dans la terre meuble, flottant autour des feuilles qu'il avait touchées dans sa fuite. De place en place, des taches de sang provenant des pieds lacérés imprégnaient le sol spongieux. Vorix n'avait même pas à coller son museau à terre. Les sensations affluaient au cerveau de Powel ; les muscles infatigables battaient à ses hanches, la langue pendait à sa bouche, le souffle chaud enflammait ses narines. Ils étaient deux êtres en un seul, le corps de Vorix, l'esprit de Powel, travaillant en parfaite fusion. Exactement comme ça s'était passé quand ils avaient rattrapé Douglas. Les réflexes d'attaque de l'animal et le savoir-faire de l'homme combinés pour former une machine de destruction synergique, sachant très précisément où frapper pour causer le maximum de dommages. Powel sentait encore la chair tendre céder sous les pattes endurcies, le goût du sang qui subsistait longtemps après que les crocs avaient transpercé la gorge du garçon, tranchant la carotide. À certains moments, le bruissement de la brise semblait porter les cris et les gargouillis de Douglas. Mais ce n'était qu'un avant-goût. Bientôt ce serait Quinn qui se trouverait face au chien. Quinn qui hurlerait de terreur. Comme avait dû hurler le petit Carter. Le souvenir les aiguillonna tous les deux, Powel et Vorix dont le coeur s'emballa de jubilation. La piste perdit son odeur. Vorix fit quelques pas hésitants, puis s'arrêta et leva son museau émoussé, humant l'air à pleins naseaux. Powel savait qu'un froncement barrait son propre visage. Il y avait bien un soupçon de pluie dans l'air, mais rien pour balayer une trace à l'odeur aussi prononcée. Il avait presque rattrapé Lawrence, le Dép ne pouvait pas être loin. Il y eut un bruit sourd derrière le chien. Vorix se retourna à la vitesse de l'éclair. Lawrence Dillon se tenait sur la piste à sept mètres de lui, accroupi sur ses pieds ensanglantés comme s'il était prêt à bondir sur le chien, une thermolame dans une main, une sorte de lasso en liane dans l'autre. Le garçon avait dû revenir dans ses traces et trottiner jusqu'à un arbre. Rusé, le petit salaud. Mais ça ne l'avancerait à rien, pas contre Vorix. Sa seule chance eût été de sauter sur le chien et de plonger son couteau avant que l'un ou l'autre ait compris ce qui se passait. Et il l'avait gâchée. Powel se mit à rire lorsque le chien entama sa course. Lawrence fit tournoyer la liane. Powel se rendit compte trop tard qu'elle était lestée de grosses pierres ovales. Vorix avait déjà bondi quand le superviseur hurla son avertissement muet. Lawrence lâcha les bolas. Dans un sifflement à peine audible, les insidieuses torsades attrapèrent les pattes de devant de Vorix, la corde tourbillonnante mordant nettement dans la fourrure. Une des pierres cogna lourdement contre son crâne, propageant, à la stupeur de Powel, une pluie d'étoiles de douleur sur le lien d'affinité. Vorix tomba sur le sol, légèrement sonné. Il se tourna pour essayer d'atteindre la liane avec ses dents. Une masse incroyablement lourde atterrit sur son dos, lui brisant presque l'échiné. Le coup lui coupa le souffle. Plusieurs côtes craquèrent. Les pattes postérieures grattèrent frénétiquement le sol pour trouver un point d'appui afin de pouvoir désarçonner le Dép. Un élancement atroce troua le crâne de Powel Manani. Il hurla de douleur et trébucha. Il sentit un genou flancher et s'affaissa. Durant un instant le lien d'affinité vacilla et il vit un groupe de villageois qui le regardaient d'un air consterné. Des mains l'agrippèrent pour le relever. Vorix était paralysé par la douleur et le choc. Il ne sentait plus rien dans une de ses pattes de derrière. Il se tortilla sur le sol labouré. Sa patte gisait sur l'herbe tachée de sang, agitée de tremblements et de soubresauts. Avec sa thermolame, Lawrence coupa la seconde patte postérieure. Le sang chuinta et gicla à gros bouillons autour du rayon d'un jaune éclatant. C'était comme si les deux jambes de Powel étaient comprimées dans des garrots faits de bandes de glace. Il tomba comme une masse de plomb, se retrouvant assis sur le postérieur, un souffle rauque sortant de ses lèvres parcheminées. Les muscles de ses cuisses étaient secoués de spasmes irrépressibles. La lame à fission pénétra l'articulation gauche de la mâchoire de Vorix, transperçant le muscle, l'os et le tendon. Le bout sortit à l'arrière de la gueule, coupant une large portion de la langue. Powel eut un haut-le-cour, chercha sa respiration. Tout son corps était saisi de violentes convulsions. Il vomit un peu dans sa barbe. Vorix émit une plainte déchirante de sa mâchoire ravagée. Il roula des yeux cireux, rendus vitreux par la douleur, tentant d'apercevoir son bourreau. Lawrence porta un coup à chacun de ses membres antérieurs, coupant carrément à travers les genoux, ne laissant au chien que des moignons. À l'autre bout d'un obscur tunnel en spirale, Powel vit le jeune homme aux cheveux blond-roux venir se planter devant le chien. Il cracha sur le museau ramassé de Vorix. - Tu ne fais pas tellement le malin maintenant, hein ? s'exclama Lawrence. (Powel l'entendait à peine, la voix semblait venir du fond d'un profond puits rocheux.) Tu veux encore jouer au chasseur, chien-chien ? (Lawrence exécuta une petite gigue en riant. Les moignons de Vorix battaient faiblement contre le sol comme une parodie de marche. Le spectacle provoqua chez Lawrence un autre éclat de rire.) Avance ! Allez, avance ! Powel gémit de rage impuissante. Le lien d'affinité faiblissait, étirant les pensées du chien, cinglé par la douleur, en un fil ténu. Il toussa et cracha un peu de la bile qu'il avait dans la bouche. - Je sais que tu m'entends, Powel Manani, espèce d'enfoiré de première, cria Lawrence. Et j'espère que ton coeur saigne par ces entailles. Je ne vais pas tuer ton chien, pas une mort rapide, propre et nette. Non, je vais le laisser ici se rouler dans sa merde, sa pisse et son sang. De cette façon tu le sentiras mourir jusqu'à la fin, aussi longtemps que ça durera. Cette idée me plaît, parce que tu aimais vraiment ce chien. Le Frère de Dieu prend toujours sa récompense sur ceux qui l'ont contrarié. Vorix, c'est un peu comme un présage, tu vois ? J'ai fait ça à un chien, pense à ce que Quinn va te faire à toi. Il n'arrêtait pas de pleuvoir quand Jay mena Sango, le cheval beige de Powel Manani, de l'appentis à ce qui servait d'étable à l'arrière de la cabane du superviseur. M. Manani n'avait pas menti sur le Swithland, il l'avait laissée s'occuper de Sango, le panser, lui donner sa nourriture et l'emmener faire de l'exercice. Il y a deux mois, lorsque était tombée l'agitation fébrile qui régnait à Aberdale dans l'urgence de bâtir les cabanes et aplanir les champs, il lui avait appris à monter. Aberdale n'était pas tout à fait l'existence bucolique dont elle avait rêvé, mais c'était assez agréable à sa manière. Et Sango y était pour une bonne part. Jay savait une chose, elle n'avait aucune envie de retourner dans une arche. Du moins pas jusqu'à ce jour. Quelque chose était arrivé dans la jungle ce matin, quelque chose dont aucun des adultes ne voulait parler. Elle et les autres enfants savaient que Carter était mort, c'était tout ce qu'on leur avait dit. Pourtant il y avait eu cette terrible bataille près de la jetée, et beaucoup de femmes avaient pleuré, les hommes aussi quoiqu'ils aient essayé de s'en cacher. Puis, vingt minutes plus tôt, M. Manani avait eu une sorte d'attaque, un truc affreux qui n'en finissait pas, il hurlait, il haletait et tombait dans les pommes. Les choses s'étaient calmées ensuite. Il y avait eu une réunion dans la salle communale, puis les gens étaient retournés dans leurs cabanes. À présent, cependant, ils s'étaient à nouveau rassemblés au centre du village ; ils étaient tous habillés comme quand ils partaient chasser. Apparemment chacun portait une arme. Elle frappa à l'étançon de la cabane de M. Manani. Il sortit, vêtu d'un jean bleu marine, d'une chemise à carreaux verts et bleus, et d'un gilet fauve bourré de chargeurs cylindriques pour fusils laser. Il tenait à la main deux tubes gris ardoise de cinquante centimètres de long, avec des crosses de pistolet au bout. Elle n'avait encore jamais vu ces trucs-là, mais elle savait que c'étaient des armes. Leurs regards se croisèrent l'espace d'un instant, puis Jay baissa les yeux vers le sol boueux. - Jay? Elle leva la tête. - Écoute, ma chérie. Les Déps ont été méchants, très méchants. Ils sont tout bizarres. - Vous voulez dire, comme les gosses des rues dans les arches ? Un sourire triste se dessina brièvement sur les lèvres de Powel devant le ton de vive curiosité qu'avait employé la fillette. - Quelque chose comme ça. Ils ont tué Carter McBride. - C'est ce qu'on pensait, avoua-t-elle. - Par conséquent nous allons devoir les attraper et les empêcher de recommencer. - Je comprends. Il plaça les carabines maser dans leurs fontes. - C'est pour le mieux, ma chérie, vraiment. Écoute, ça ne va pas être très joli à Aberdale pendant deux ou trois semaines, mais après ça ira mieux. Je te le promets. Avant que tu ne t'en rendes compte, nous serons le meilleur village de tout l'affluent. Ce n'est pas la première fois que je vois ça. Elle hocha la tête. - Soyez prudent, monsieur Manani. S'il vous plaît. Il déposa un baiser sur ses cheveux, mouillés de gouttelettes. - D'accord, dit-il. Et merci d'avoir sellé Sango. Maintenant va retrouver ta maman, elle est un peu retournée par ce qui s'est passé ce matin. - Ça fait des heures que je n'ai pas vu le père Elwes. Va-t-il revenir ? Powel se raidit, incapable de regarder la fillette. - Seulement pour prendre ses affaires, répondit-il. Il ne reste pas à Aberdale. Ici son travail est terminé. Il monta sur Sango et, dans les éclaboussures de boue soulevées par les sabots, le mena vers les chasseurs qui attendaient. La plupart portaient des ponchos imperméables, luisant sous la pluie. A présent, ils semblaient plus anxieux qu'en colère. La fureur des heures qui avaient suivi la découverte du corps du petit Carter était retombée, et ils digéraient le choc qu'avait provoqué en eux l'exécution des trois Déps. Ils étaient plus inquiets pour leurs familles et leur propre peau qu'ils ne se souciaient de vengeance. Mais en définitive le résultat était le même. La crainte qu'ils avaient de Quinn les forçait à achever le travail. Powel aperçut Rai Molvi parmi eux, tenant un fusil laser sous son poncho. Ça ne valait pas la peine de faire un esclandre, Il se pencha en avant sur sa selle pour s'adresser à eux. - La première chose qu'il vous faut savoir, c'est que mon bloc émetteur est foutu. Je n'ai pas pu informer le shérif de Schuster de ce qui s'est passé ici, ni le bureau du gouverneur à Durringham. Cela dit, ces blocs émetteurs sont pour l'essentiel de gros circuits intégrés, qui incluent toutes sortes de redondances ; à ma connaissance, aucun n'a jamais lâché. La diode s'allume, ce n'est donc pas un simple problème d'alimentation. Ça marchait quand j'ai fait mon rapport de routine il y a trois jours. Je vous laisse le soin de trouver ce que peut bien signifier une panne survenant justement aujourd'hui. - Bon Dieu ! à quoi est-ce qu'on a affaire ? demanda quelqu'un. - On a affaire à des gosses des rues, répondit Powel. Vicieux et effrayés. C'est tout. Cette connerie de secte, c'est juste un prétexte inventé par Quinn pour les tenir sous sa coupe. - Ils ont des fusils. - Ils ont huit fusils laser, et pas de chargeurs de rechange. Rien que d'ici je vois à peu près cent vingt fusils. Ils ne vont pas poser de problèmes. Tirez pour tuer, et sans sommation. Nous n'avons pas de tribunaux, nous n'avons pas le temps pour des tribunaux, pas ici. Je sais fichtrement bien qu'ils sont coupables. Et je veux m'assurer, bordel, que les enfants qui restent puissent se promener dans ce village sans être obligés toute leur vie de regarder derrière eux. C'est pour ça que vous êtes venus ici, non ? Pour fuir toute cette merde que la Terre ne cessait de vous flanquer à la figure. Eh bien, il y en a un peu qui est venu ici avec vous. Mais aujourd'hui on nettoie. Après aujourd'hui, il n'y aura plus d'épisode Carter McBride. La détermination revint sur les visages des hommes rassemblés ; à la mention du nom de Carter, on hocha la tête, on échangea des regards d'encouragement, on agrippa un peu plus fermement son fusil. On se construisait une carapace collective de courage, où chacun était par avance absous de tout sentiment de culpabilité. Powel Manani regardait avec satisfaction la chose prendre forme. Ils étaient de nouveau à lui, tout comme le jour où ils avaient débarqué du Swithland, avant que ce crétin de Molvi ne vienne fourrer son nez. - OK, les Déps ont été séparés en trois groupes de travail ce matin. Il y en a deux qui aident dans les fermes de la savane, et un avec les chasseurs à l'est. Nous allons nous diviser en deux groupes. Arnold Travis, vous connaissez assez bien la partie est de la jungle, vous prenez cinquante hommes avec vous et vous partez à la recherche des chasseurs. Moi je galope jusqu'aux fermes, pour les avertir. Je pense que c'est là qu'est allé Lawrence Dillon, parce que c'est là que se trouve Quinn. Les autres, vous suivez derrière moi, aussi vite que vous pouvez. Et pour l'amour de Dieu, ne vous dispersez pas. Une fois que vous serez arrivés aux fermes, on décidera de ce qu'on fait ensuite. OK, allons-y. Agrandir la palissade de la ferme des Skibbow était un travail harassant ; on était obligé de prédécouper le bois dans la jungle, à un kilomètre de là, et de le traîner ensuite sur toute la distance. Pour pouvoir planter les poteaux, on devait travailler le sol et ce n'était pas facile avec la vaste couche d'herbes mortes enchevêtrées qu'il fallait arracher avant d'arriver à la terre sablonneuse et dure. Le déjeuner qu'avait préparé Loren Skibbow avait consisté en viande de criailleur froide et une espèce de légume cuit à l'étouffée, mou et fade, dont la plupart des Déps n'avaient pas voulu. Et pour couronner le tout, Gerald Skibbow était parti quelque part dans la savane à la recherche d'un brebis égarée, laissant la direction à Frank Kava, lequel était le genre de petit con qui aimait mener les gens à la baguette. Au milieu de l'après-midi, Quinn avait d'ores et déjà décidé que les Skibbow et les Kava allaient jouer un rôle important dans sa prochaine messe noire. Les pièces de bois qu'ils avaient coupées le matin étaient posées dans l'herbe, délimitant un carré de terre de trente-cinq mètres de côté près de la palissade existante. Quinn et Jackson Gael travaillaient en équipe, se relayant pour enfoncer les poteaux dans le sol au marteau de forgeron. Les quatre autres Déps du groupe s'occupaient de clouer les madriers horizontaux derrière eux. Ils avaient déjà terminé un côté et planté trois poteaux sur le suivant. Il avait plu quelque temps auparavant, mais Frank ne les avait pas autorisés à faire une pause. - Le salaud ! marmonna Jackson Gael en assenant un autre coup de marteau qui fit vibrer le poteau et l'enfonça de trois centimètres de plus dans le sol. Il voudrait que ce soit fini ce soir pour montrer à Gerald quel chouette petit garçon il est. Ce qui veut dire qu'on va rentrer à la nuit. - Ne t'inquiète pas pour ça, dit Quinn. Il était à genoux et maintenait le poteau noir bien droit. Le bois de mayope était humide, pas facile à tenir. - Avec cette pluie, tout est glissant, grommela Jackson. Un accident est vite arrivé, et sur cette planète, tu te fais amocher, tu restes amoché. Ce vieil ivrogne et abruti de prêtre n'entrave que dalle à la médecine. Le marteau frappa à nouveau le poteau. - Relax ! J'étais en train de penser, cet endroit nous conviendrait à merveille. - Ouais. Tu sais ce qui me fait vraiment chier ? Toutes les nuits, Frank va au pieu avec cette Paula. Je veux dire, elle n'a pas des nichons comme ceux de Marie, mais Frère de Dieu, toutes les nuits ! - Tu vas arrêter un peu de penser avec ta bite. Je t'ai laissé avoir Rachel, non ? Ça vaut bien nos filles. - Ouais. Merci, Quinn. Désolé. - Bon, on va commencer à voir qui on veut amener et quand on va le faire. Jackson resserra les morceaux de tissu dont il avait enveloppé ses paumes pour assurer sa prise sur le manche du marteau. - Tony, peut-être. Ils l'ont plutôt à la bonne dans le village ; il leur parle. Je crois qu'il aurait peut-être besoin qu'on lui rappelle où sont ses engagements. - Oui, peut-être. Jackson redonna un grand coup de marteau. Quinn discerna une tache mouvante sur la vaste plaine ondulée dans la direction de la ligne vert sombre qui marquait le début de la jungle. - Tiens ça, dit-il avant de monter son implant rétinien au grossissement maximal et de pouvoir ainsi distinguer la silhouette qui courait. C'est Lawrence. Frère de Dieu, on dirait un mort. (Il balaya le terrain en arrière-plan du jeune homme, s'attendant à voir un jactal ou un kroclion. Il fallait qu'il y ait quelque chose pour qu'il détale comme ça.) Viens. Il se mit à courir vers l'adolescent pataugeant dans la boue. Jackson lâcha le marteau et suivit Quinn. Frank Kava était en train de mesurer la distance qu'il voulait entre les poteaux, les plaçant ensuite aux bons endroits pour les Déps. Non pas que ces feignants apprécieraient le mal qu'il se donnait. Il fallait les surveiller sans arrêt et ils ne prenaient pas d'initiative, on devait tout leur expliquer. Il croyait fermement que la plupart d'entre eux étaient des demeurés : comment en douter devant leur silence et leurs mines renfrognées ? Il pesa sur la bêche, déterrant les racines d'herbe noueuses. Cette palissade allait être sacrement utile ajoutée à la ferme. La première clôture était bien trop exiguë maintenant que les animaux atteignaient leur taille adulte. La place supplémentaire servirait à la seconde génération qui serait bientôt là. Encore quelques mois et les brebis seraient assez âgées pour être inséminées. Frank avait eu quelques doutes sur l'opportunité de partir pour Lalonde. Aujourd'hui, pourtant, il devait admettre que c'était la meilleure décision qu'il ait jamais prise. Le soir, après chaque journée, on pouvait contempler ce qu'on avait accompli. C'était une sensation formidable. Et puis il y avait Paula. Elle n'avait encore rien dit, mais Frank n'avait pas de mal à imaginer. Elle montrait une telle vitalité ces derniers temps. Quelque chose dans le fond sonore lui fit lever les yeux, quelque chose qui clochait. Quatre des Déps étaient toujours occupés à clouer les planches horizontales, mais personne n'utilisait le marteau de forgeron, il marmonna un juron. Quinn Dexter et le vigoureux Jackson Gael étaient à cent mètres de la palissade et filaient à travers la savane. Incroyable. Il mit ses mains en porte-voix et cria un ordre, mais soit ils ne l'entendirent pas, soit ils feignirent de ne pas entendre. Probablement la seconde hypothèse, les connaissant. Il aperçut alors la silhouette qui courait vers eux depuis la jungle, avec la démarche inégale et chancelante d'un homme à bout de forces. Il vit la silhouette tomber, les bras battant l'air ; Quinn et Jackson accélérèrent le pas. Le regard sombre, Frank partit à leurs trousses. Leurs voix guidèrent Frank sur les vingt derniers mètres. Ils étaient accroupis tous les trois dans les hautes herbes. C'était un autre Dép, le jeune du groupe. Il était étendu sur le dos, aspirant l'air à grandes goulées, essayant de parler d'une voix aiguë qui s'étranglait. Ses pieds étaient réduits à l'état de chair sanguinolente. Quinn et Jackson étaient agenouillés à côté de lui. - Qu'est-ce qui se passe ici ? demanda Frank Quinn jeta un regard par-dessus son épaule. - Bute-le, dit-il d'un ton froid. Frank recula d'un pas comme Jackson se relevait. - Hé ! une minute... Dans la salle de séjour de la ferme, Paula et Loren attendaient que la confiture d'elwisies qu'elles venaient de préparer ait fini de cuire. L'elwisie était un des fruits locaux comestibles, une boule violet foncé de dix centimètres de diamètre. Il y avait un bosquet entier de ces petits arbres ratatinés à la lisière de la jungle, elles avaient passé un bon moment de la journée d'hier à la cueillette. Le sucre allait être le principal problème ; plusieurs personnes dans le village cultivaient la canne à sucre, sauf que les quelques kilos qu'elles avaient pu se procurer n'étaient pas de très bonne qualité. Mais ça irait mieux, songea Loren. À Aberdale, tout finissait par aller mieux à la longue. Ça faisait partie des joies de l'existence de ce pays. Paula sortit les pots d'argile du four. - Ça supporterait une minute de plus, dit Loren tout en remuant le mélange qui bouillonnait dans le grand poêlon. Paula posa les pots et jeta un regard par l'entrée dont la porte était ouverte. Un groupe de gens tournait le coin de la palissade. Jackson Gael portait quelqu'un dans ses bras, un adolescent dont les pieds dégoulinaient de sang. Deux autres Déps portaient ce qui était à ne point s'y méprendre le corps de Frank. - Mère ! s'écria Paula avant de sortir en coup de vent. Le visage de Frank était dans un état pitoyable, le nez en bouillie, presque aplati, les lèvres fendues, les yeux et les joues tuméfiées. Il laissa échapper un faible gémissement. - Oh ! mon Dieu ! s'exclama Paula en se prenant le visage à deux mains. Que lui est-il arrivé ? - C'est nous, dit Quinn. Loren Skibbow fut à peine surprise. Il y avait quelque chose chez Quinn Dexter qui l'avait toujours mise mal à l'aise, et en voyant Frank elle avait senti une sonnette d'alarme se déclencher dans son esprit. Sans hésiter, elle fit un demi-tour sur elle-même et courut vers la maison. Les fusils laser de chasse étaient accrochés au mur de la salle de séjour. Cinq, un pour chacun. Gerald avait pris le sien avec lui ce matin. Elle tendit la main vers le plus proche, celui qui était à Marie. Quinn lui assena un coup de poing dans les reins, un coup qui l'envoya percuter le mur. Elle rebondit et Quinn lui porta un coup de pied à l'arrière du genou. Elle s'effondra sur le plancher, geignant de douleur. Le fusil tomba bruyamment à côté d'elle. - Je vais prendre ça, merci, dit Quinn. Les larmes brouillaient la vision de Loren. Elle entendit Paula hurler et parvint à tourner la tête. Jackson Gael l'avait traînée à l'intérieur, la tenant sous un bras tandis qu'elle tentait désespérément de lui donner des coups de pied. - Irley, Malcolm, ordonna Quinn alors que les autres Déps envahissaient la place, je veux les fusils et tous les chargeurs de rechange, tout le matériel médical et tous leurs aliments lyophilisés. Trouvez-moi ça. Ann, surveille le dehors. Manani va se pointer à cheval, et garde aussi un oeil sur Gerald. Il lui lança le fusil. Elle l'attrapa et hocha la tête d'un air grave. Irley et Malcolm commencèrent à piller les étagères. - La ferme ! cria Quinn à Paula. Elle arrêta de hurler, le regardant avec des grands yeux terrorisés. Jackson Gael la poussa dans un coin, où elle se blottit en mettant les bras autour d'elle. - C'est mieux, dit Quinn. Imran, pose Lawrence sur la chaise, puis cherche les paires de bottes qu'il y a dans cette maison, tout ce que tu peux trouver. On va en avoir besoin. On a un long chemin à faire. Loren vit qu'on installait le jeune Dép aux pieds en charpie sur une des chaises disposées autour de la table carrée de la cuisine. Il avait le visage gris et il transpirait abondamment. - Trouve-moi seulement des pansements et des bottes, ça ira, dit Lawrence. Vraiment, Quinn, ça va aller. Quinn lui caressa le front, ses doigts jouant avec les mèches blondes mouillées de sueur. - Je sais. C'a été une sacrée course. Tu t'en es tiré comme un champion, Lawrence. Vraiment. Tu as été le meilleur. Loren vit Lawrence lever vers Quinn des yeux où se lisait la vénération. Quinn sortit une thermolame de son short. Loren voulut dire quelque chose au moment où la lame prenait vie dans un jet de lumière jaune, mais elle ne réussit qu'à émettre un gargouillement. Quinn enfonça la lame dans la nuque de Lawrence, la dirigeant vers le haut pour qu'elle pénètre le cerveau. - Le meilleur, vraiment, murmura-t-il. Le Frère de Dieu va t'accueillir dans la Nuit. Paula ouvrit la bouche dans une plainte muette lorsque le corps de Lawrence glissa vers le plancher. Loren se mit à sangloter doucement. - Merde, Quinn ! protesta Irley. - Quoi ? Il faut qu'on se tire d'ici, ça devrait être déjà fait. Tu as vu ses pieds ; il nous aurait retardés. On se serait tous fait choper. C'est ça que tu veux ? - Non, marmonna Irley sans conviction. - C'a été plus rapide que ce qu'ils lui auraient fait, dit Quinn à moitié pour lui-même. - Tu as fait ce qu'il fallait, déclara Jackson Gael. Il se tourna vers Paula avec un large sourire. Elle gémit, essayant de se pelotonner encore davantage dans le coin. Il lui empoigna les cheveux et la fit se lever. - On n'a pas le temps, dit Quinn d'un ton doucereux. - Mais si, on a le temps. Ce ne sera pas long. Comme les hurlements de Paula reprenaient, Loren tenta de se relever. - C'est pas gentil, dit Quinn. Sa botte atteignit la tempe de Loren qui tomba sur le dos telle une poupée brisée, incapable de bouger. Autour d'elle tout était confus, les silhouettes estompées derrière des taches de gris. Elle put voir néanmoins Quinn décrocher le fusil de Paula du mur, vérifier calmement le niveau de charge et tirer sur Frank. Puis il se retourna et braqua le canon sur elle. Le sifflet du rappel retentit à travers la jungle. Dans un soupir, Scott Williams se remit debout et épousseta les feuilles mortes sur son survêtement élimé. Les cons ! Il était certain que c'était un danderil qui avait traversé les broussailles à l'avant. Eh bien, il ne le saurait jamais, maintenant. - Je me demande ce qui s'est passé ? dit Alex Fitton. - Je ne sais pas, répondit Scott. Ça ne le gênait pas trop d'être avec Alex. L'homme avait vingt-huit ans et il était plutôt content de parler à un Dép. Il connaissait aussi quelques bonnes blagues cochonnes. Scott avait souvent chassé avec lui. Le sifflet se fit à nouveau entendre. - Viens, grommela Alex. Ils se traînèrent dans la direction du son. Plusieurs autres tandems de chasseurs émergèrent des arbres, tous avançant vers l'appel insistant. On se lançait des interrogations. Personne ne savait pourquoi on les rappelait. Le sifflet était censé servir en cas d'accident et à la fin de la journée. Scott fut surpris de découvrir un groupe important de personnes alignées au sommet d'une butte escarpée, peut-être quarante ou cinquante. Ils devaient venir du village. Il vit Rai Molvi à l'avant, qui soufflait de toutes ses forces dans le sifflet. Il était parfaitement conscient des regards fixés sur lui. Scott et Alex Fitton commencèrent à gravir la pente. Il y avait un grand qualtook enjambant le haut de la butte. Une de ses grosses branches basses surplombait l'autre côté. On y avait fait passer trois cordes en fibre de silicone. Le groupe de villageois se disloqua en silence, formant une allée menant à l'arbre. À présent très inquiet, Scott s'avança et vit ce qui pendait au bout des cordes. Jemima avait été la dernière, elle s'étranglait encore en battant l'air de ses pieds. Son visage était cramoisi, ses yeux exorbités. II tenta de fuir, mais ils l'atteignirent à la cuisse d'une décharge de fusil laser et le ramenèrent. C'est Alex Fitton qui ajusta le noud autour de son cou. Des larmes coulaient sur ses joues pendant qu'il faisait ça, mais il faut dire qu'Alex était le beau-frère de Roger Chadwick. La course vers sa ferme avait presque vidé Gerald Skibbow de ses forces. Il était déjà sur le chemin du retour, tirant la brebis égarée au bout d'une laisse, quand il avait vu la fumée. Orlando, le berger allemand de la famille Skibbow, bondissait allègrement à travers les hautes herbes ; il savait qu'il avait fait du bon travail en suivant la piste de la brebis. Gerald eut un sourire bienveillant en le voyant gambader. Il était presque adulte à présent. Bizarrement, c'était Loren la plus douée pour le dressage. Ce matin-là, Gerald avait couvert ce qui lui semblait être la moitié de la savane. Incroyable la distance qu'avait parcourue cette fichue brebis en seulement quelques heures. Ils avaient fini par la trouver bêlant au bout d'une ravine encaissée à environ trois kilomètres de la ferme. Il remercia le ciel que les jactals se tiennent uniquement dans la jungle. Ils n'avaient jamais eu de problème avec les kroclions qui étaient censés rôder dans la prairie ; ils avaient juste aperçu dans l'herbe, de loin et en quelques occasions, des corps au poeil soyeux, entendu quelques rugissements nocturnes. Et puis, alors qu'il était à environ deux kilomètres de la maison, il avait vu ce sinistre panache de fumée blanc bleuté s'élever lentement dans le ciel devant lui, sans pouvoir en discerner l'origine, cachée sous la ligne d'horizon. Il resta figé, envahi d'une terreur glacée. Les autres fermes étaient toutes à des kilomètres, il n'y avait qu'une source possible. C'était comme regarder son propre sang jaillir dans le ciel d'azur sans nuages. La ferme était tout pour lui, il y avait investi sa vie, il n'existait pas d'autre avenir. - Loren ! s'écria-t-il. (Il lâcha la laisse de la brebis et se mit à courir.) Paula ! Le fusil laser battait contre sa hanche. Il s'en débarrassa. Orlando, percevant l'agitation de son maître, poussait des aboiements nerveux. C'était l'herbe, cette putain d'herbe. Elle s'accrochait à ses jambes qui martelaient le sol, le ralentissait. Les plis de terrain ne cessaient de le faire trébucher, Il tomba tête la première, s'éraflant les mains, se cognant le genou. Aucune importance. Il se releva, se remit à courir. Encore et encore. La savane étouffait les sons. L'herbe qui fouettait son bleu de travail, sa respiration haletante, les grognements qu'il poussait chaque fois qu'il tombait, tous ces bruits se dissolvaient dans la chaleur immobile de l'air comme s'il s'en nourrissait, avide du moindre son. Les deux cents derniers mètres furent les pires. Gerald gravit une petite éminence et la ferme lui apparut. Il n'en restait que le squelette, de robustes madriers carbonisés enveloppés de langues de flammes. Les chevrons et les lattes du toit avaient déjà complètement brûlé, se desquamant comme une peau en putréfaction pour tomber en lambeaux autour de la base. Les animaux s'étaient éparpillés. Affolés par la chaleur et le feu qui grondait, ils s'étaient ouvert un passage à coups de tête à travers la palissade. Ils avaient fui sur une centaine de mètres jusqu'à ce que la peur s'estompe après les premiers moments de panique, puis avaient erré aux alentours. Gerald aperçut le cheval et deux cochons près de la mare, s'abreuvant comme si de rien n'était. Il en repéra d'autres ça et là dans la prairie. À part cela, rien ne bougeait. Personne en vue. Il restait là, l'air hébété. Où étaient Frank, Loren et Paula ? Et l'équipe des Déps ? Ils devraient tous être affairés à essayer d'éteindre le feu. Avec ses jambes qui pesaient comme de la viande morte et son souffle qui lui brûlait les poumons, Gerald s'élança sur les derniers mètres comme dans un brouillard. Un geyser d'étincelles dorées monta en tourbillon dans le ciel. La charpente de la ferme fit entendre un craquement sinistre et se tordit sur elle-même dans une série de secousses. Gerald laissa échapper une plainte pitoyable lorsque s'effondrèrent les dernières poutres. Il s'arrêta à quinze mètres des débris calcinés. - Loren ? Paula ? Frank ? Où êtes-vous ? Son cri s'envola avec les étincelles. Personne ne répondit. Il avait trop peur d'aller examiner les restes de la ferme. C'est alors qu'il entendit Orlando pousser un petit gémissement, Il s'avança vers l'animal. C'était Paula. Sa Paula chérie, la petite fille qui s'asseyait sur ses genoux dans leur appartement de l'arche et essayait de lui tirer le nez en riant comme une folle. Qui était devenue une ravissante jeune femme dotée d'une force tranquille et digne. Qui s'était épanouie ici sur cette terre inhospitalière. Paula. Ses yeux aveugles fixés sur le geyser d'étincelles. Le front percé d'un trou de deux centimètres de diamètre, cautérisé par le feu du laser. Gerald Skibbow, les doigts enfoncés dans sa bouche grande ouverte, contempla avec horreur le cadavre de sa fille. Ses jambes cédèrent sous lui et il s'écroula à côté d'elle dans l'herbe piétinée. C'est dans cette posture que Powel Manani le trouva quand il arriva quarante minutes plus tard. Le superviseur jaugea la situation d'un coup d'oil. Toute la colère et la haine qui s'étaient accumulées durant la journée se cristallisèrent en une impassibilité digne d'un bouddhiste zen. Il inspecta les ruines fumantes de la ferme. Il y avait trois cadavres calcinés à l'intérieur, qui le laissèrent un moment perplexe jusqu'à ce qu'il réalise que le deuxième homme devait être Lawrence Dillon. Mais oui, bien sûr, Quinn voulait pouvoir se déplacer rapidement. Et les pieds de Lawrence étaient déjà dans un piteux état quand il avait tué Vorix. Bon Dieu ! cette ordure de Quinn était un être sans émotion. La question à se poser : où irait-il ? Il ne restait plus désormais que six Déps. Powel était allé à la ferme des Nicholls où la seconde équipe de Déps travaillait à bâtir une grange. Sa carabine maser les avait cueillis un à un sous les yeux horrifiés des membres de la famille Nicholls. Après coup, il leur avait expliqué la raison. Ils avaient pourtant continué à le regarder comme s'il était une espèce de monstre. Ça ne lui faisait pas grand-chose. Demain ils auraient tous les détails par les autres villageois. Powel tourna son regard vers la bande que formait la jungle à un kilomètre de distance. Quinn était là-bas, dedans, c'était des plus évidents. Mais le retrouver n'allait pas être une tâche facile. À moins que... Il se pouvait que Quinn retourne au village. C'était un bandit déclaré désormais, et il aurait besoin de nourriture et d'armes, de provisions suffisantes pour quitter le comté de Schuster. Ici, dans cette jungle, un petit groupe pouvait échapper aux shérifs et même à un prévôt (à supposer que le gouverneur en envoie un) pendant un bon bout de temps. Orlando vint lui flairer les jambes et Powel le caressa d'un air absent. Vorix lui manquait plus que jamais à présent. Vorix aurait retrouvé Quinn en une heure. - Bon, dit-il au berger allemand. On retourne à Aberdale. En tout cas, il était de son devoir de prévenir les villageois de ce qui s'était passé. Quinn avait pris les armes de la ferme. Dieu merci, les colons n'avaient droit qu'à des fusils de chasse, pas d'arme de gros calibre. Gerald Skibbow ne prononça pas un mot quand Powel recouvrit Paula d'une toile qui servait à garder le tas de foin au sec. Il laissa néanmoins Powel l'emmener et enfourcha Sango comme on le lui disait. Les deux hommes partirent à travers la savane vers la ferme des Nicholls, Orlando courant à côté dans l'herbe drue. Derrière eux, les animaux abandonnés commencèrent à s'approcher de la mare pour boire, rendus nerveux par cette nouvelle liberté qui leur était donnée. Jay Hilton s'ennuyait. Il régnait dans le village une atmosphère très étrange maintenant que plus personne ne travaillait aux champs et sur les lopins de terre. À la fin de l'après-midi, on avait fait rentrer tous les enfants dans leurs cabanes. La place semblait abandonnée, quoique Jay pût voir des visages aux fenêtres des cabanes tandis qu'elle errait sans but le long des sentiers familiers. Sa mère refusait de parler, ce qui était inhabituel. À son retour de l'expédition entreprise pour retrouver Carter McBride, elle s'était pelotonnée sur sa couchette en se bornant à fixer le plafond. Elle ne s'était pas jointe au groupe qui était parti avec M. Manani pour traquer les Déps. Jay passa devant l'église. Le père Elwes n'était toujours pas revenu. À la façon dont M. Manani avait réagi quand elle avait mentionné son nom, elle savait qu'il avait fait quelque chose de très mal, plus grave que le simple fait de boire. Mais ce n'était quand même pas juste qu'il soit là-bas tout seul dans la jungle avec le soir qui venait. Le soleil avait déjà disparu, dissimulé derrière le faîte des arbres. Son esprit enflammé et imaginatif peuplait la jungle de toutes sortes d'images. Le prêtre était tombé et s'était cassé une cheville. Perdu, il avançait à l'aveuglette. Il se blottissait derrière un arbre pour se cacher d'un jactal sauvage. Jay connaissait les abords immédiats de la jungle autour du village comme si une carte avait été imprimée au laser dans son cerveau. Si c'était elle qui retrouvait le père Elwes, elle serait une véritable héroïne. Elle jeta un bref coup d'oeil vers sa cabane. Il n'y avait pas de lumière à l'intérieur, mère ne remarquerait pas son absence avant à peu près une demi-heure. Elle partit d'un bon pas vers la sombre barrière des arbres. La jungle était silencieuse. Même les criailleurs avaient déserté les lieux. Et les ombres étaient plus épaisses que d'habitude. Des rais de lumière orange et rosé perçaient le feuillage frémissant, anormalement lumineux dans l'obscurité qui s'installait. Au bout de dix minutes, elle commença à penser que ce n'était peut-être pas une bonne idée après tout. Le sentier battu qui menait aux fermes de la savane n'était pas très loin. Sans plus tarder, elle coupa à travers les broussailles et déboucha sur le sentier deux minutes plus tard. C'était beaucoup mieux, elle pouvait voir sur environ soixante-dix mètres dans toutes les directions. Une partie de son angoisse se dissipa. - Mon père ? appela-t-elle dans une timide tentative. (Sa voix résonna parmi les silhouettes sombres et silencieuses des arbres qui se dressaient tout autour.) Mon père, c'est moi, Jay. Elle fit un tour complet sur elle-même. Rien ne bougeait, il n'y avait pas le moindre son. Elle aurait voulu voir arriver les groupes de chasseurs pour pouvoir revenir avec eux à la maison. Un peu de compagnie aurait été la bienvenue. Il se produisit un craquement derrière elle, comme quelqu'un marchant sur une brindille. - Mon père ? Jay se retourna et laissa échapper un glapissement. Au début elle crut que la tête de la femme noire flottait sans corps dans les airs ; mais quand elle regarda mieux, elle put discerner, quoique à peine visible, sa silhouette. C'était comme si la lumière se diffractait, ne laissant qu'un mince halo bleu et violet dessinant les contours. La femme leva une main. Un motif de feuilles et de branches s'inscrivit sur sa paume, reproduisant exactement le décor qui était derrière. Elle porta un doigt à ses lèvres et fit signe à Jay d'approcher. Alors que l'obscurité commençait à baigner les pieds des arbres, Sango suivait au petit galop, à un rythme soutenu, la piste conduisant à Aberdale. De temps en temps, Powel Manani baissait la tête pour éviter les branches basses. C'était une route qu'il connaissait par coeur maintenant. Ses automatismes lui laissaient le loisir de passer en revue les perspectives qui s'offraient aux fermiers. Demain, tout le monde devrait rester au village, on pourrait poster des gardes pour que le travail dans les champs puisse continuer. Toute interruption majeure dans leur existence serait une victoire pour Quinn, et Powel ne devait pas permettre qu'il en fût ainsi. Les gens étaient déjà suffisamment secoués par ce qui s'était passé, il fallait qu'ils retrouvent confiance en eux-mêmes en repartant de zéro. Un quart d'heure plus tôt, il avait croisé le groupe d'Arnold Travis qui retournait au village. Ils avaient pendu tous leurs Déps. Quant au groupe qui s'était rendu aux fermes, il enterrait les Déps qu'il avait tués chez les Nicholls. Demain, une autre équipe partirait pour la ferme des Skibbow et ils feraient ce qu'ils pourraient. C'est-à-dire pas grand-chose, convint-il avec amertume. Mais c'aurait pu être pire. Quoique, encore une fois, les choses eussent pu se passer beaucoup mieux. Powel aspira l'air entre ses dents à la pensée que Quinn se promenait en liberté dans la nature. Au point du jour il chevaucherait jusqu'à Schuster où le shérif contacterait Durringham et on pourrait organiser une vraie chasse à l'homme. Il connaissait le superviseur de Schuster, Gregor O'Keffe, qui avait un doberman doté du lien d'affinité. Ils pourraient partir immédiatement à la poursuite de Quinn, avant que la piste n'ait disparu. Gregor en comprendrait la nécessité. Tout cela allait marquer plutôt mal sur son dossier. Des familles assassinées et les Déps en rébellion ouverte. Le Service d'octroi des lots ne lui offrirait probablement pas d'autre contrat de superviseur. Eh bien, qu'ils aillent se faire voir. La seule chose qui importait désormais, c'était Quinn. Dans un hennissement aigu, Sango se cabra brusquement. Par réflexe, Powel resserra sa prise sur la bride. Le cheval retomba et, au grand désarroi de Powel, ses pattes plièrent. Le mouvement fit basculer le cavalier en avant et son front heurta l'encolure de l'animal au moment où celui-ci redressait la tête. La crinière fouetta le visage de Powel et son nez s'écrasa dans le poeil beige et raide. Il sentit le goût du sang dans sa bouche. Sango frappa le sol, la force d'inertie l'envoyant glisser sur deux mètres avant qu'il ne roule finalement sur le flanc. Powel entendit sa jambe droite se casser dans un craquement sinistre lorsque tout le poids du cheval porta dessus. Pendant un moment ce fut le vide dans sa tête. Quand il retrouva ses esprits, il vomit aussitôt. Sa jambe droite était complètement engourdie sous la hanche de l'animal. Il était pris de terribles vertiges. Une sueur glacée lui picotait la peau. Le flanc du cheval lui clouait la jambe au sol. Il se redressa sur un coude et essaya de la retirer. Une douleur fulgurante se propagea le long de ses nerfs. Il laissa échapper une plainte et s'effondra dans l'herbe moussue, pantelant. Derrière lui, il y eut un bruissement dans les broussailles. Et un bruit de pas sur le sol. - Holà ! cria-t-il. Bon Dieu ! aidez-moi. Ce foutu cheval m'a désarçonné. Je ne sens plus ma jambe. Il tendit le cou en arrière. Six silhouettes sortaient des ombres épaisses qui bordaient la piste. Il entendit le rire de Quinn Dexter. Il tenta désespérément d'atteindre la carabine maser dans la fonte de la selle. Ses doigts se refermèrent sur la crosse. Ann avait prévu le geste. Elle fit jouer son fusil laser. Le rayon infrarouge frappa le dos de la main de Powel, la transperçant net. La peau et le muscle se vaporisèrent pour former un cratère de cinq centimètres, les veines instantanément cautérisées, tandis que les tendons tendus sous l'effort grillaient et se rompaient avec un bruit sec. Autour de la plaie, la peau noircit et s'écailla, laissant apparaître une large couronne de cloques. Dans un grognement guttural, Powel rejeta la main en arrière. - Amenez-le-moi, ordonna Quinn. L'esprit du démon était revenu dans l'église. Ce fut la première chose que découvrit Horst Elwes à son retour. La plus grande partie de la journée était perdue pour lui. Il avait dû rester des heures étendu dans la petite clairière. Sa chemise et son pantalon étaient trempés par la pluie et maculés de boue. Et les yeux voilés de sang de Carter McBride le regardaient encore. " C'est votre faute ! " avait hurlé le superviseur Manani en colère. Il avait raison lui aussi. Un péché par omission. La conviction que la dignité humaine l'emporterait. Que tout ce qu'il avait à faire était d'attendre, et les Déps finiraient par se lasser de leurs rituels et prosternations insensés. Qu'ils comprendraient que la secte du Frère de Lumière n'était qu'un obscur boniment destiné à leur faire faire les quatre volontés de Quinn. Alors il serait là pour les accueillir, prêt à leur pardonner et à les recevoir dans la maison du Seigneur. Et voilà que son arrogance avait coûté la vie à un enfant, peut-être à d'autres aussi si les soupçons de Ruth et de Manani étaient confirmés. Horst n'était pas du tout certain de vouloir continuer à vivre. Il pénétra dans la clairière du village alors que le crépuscule s'installait et que les étoiles les plus brillantes commençaient à apparaître au-dessus de la cime des arbres. Une lumière jaune éclairait quelques cabanes, mais il régnait dans le village un silence de mort. La vie s'en était retirée. Le souffle de Dieu, songea Horst, voilà ce qui manque. Même par la suite, même après qu'ils auraient eu leur revanche et massacré les Déps, ce lieu sera souillé. À présent ils ont mordu dans la pomme et la connaissance de la vérité a corrompu leurs âmes. Ils savent quelle bête est tapie dans leur cour. Même s'ils l'habillent de l'honneur et de la justice des hommes. Ils savent. Il sortit des ombres et marcha d'un pas pesant vers l'église. Cette simple petite église qui symbolisait tout ce qu'il y avait de faux dans ce village. Bâtie sur un mensonge, hébergeant un bouffon, méprisée de tous. Même ici, sur la planète de la Confédération la plus oubliée de Dieu, ici où rien n'a vraiment d'importance, je n'y arrive pas. Je suis incapable d'accomplir la seule chose à laquelle j'ai juré devant Dieu de consacrer ma vie, leur donner foi en eux-mêmes. Il poussa la porte battante à l'arrière de l'église. Carter McBride reposait sur un des bancs de devant, drapé d'une couverture. Quelqu'un avait allumé l'un des chandeliers de l'autel. Une petite étoile rouge scintillait à un mètre au-dessus du corps. Toute l'angoisse de Horst lui revint dans un déluge qui menaçait d'emporter sa raison. Il se mordit la lèvre inférieure qui tremblait. Si le Dieu de la Sainte Trinité existe, disaient les satanistes de la secte des enfants des rues, alors, ipso facto, le Seigneur de la nuit existe aussi. Car Jésus fut tenté par Satan, les deux sont venus sur Terre, les deux vont revenir. En cet instant où Horst Elwes regardait la tache de lumière rouge, il sentit à nouveau le poids oppressant des siècles éternels. Que la preuve de l'existence d'un dieu surnaturel lui fût donnée de cette façon tenait d'une hideuse parodie. Les hommes étaient censés venir à la foi, non pas se la voir imposer. Il tomba sur un genou comme poussé par une main géante d'une force impérieuse. - Oh ! mon Dieu, pardonnez-moi. Pardonnez-moi ma faiblesse. Je Vous en supplie ! L'étoile flotta dans sa direction. Elle ne projetait aucune lumière sur les bancs ou le plancher. - Qui es-tu ? Pourquoi es-tu ici ? L'âme du garçon ? Est-ce Quinn Dexter qui t'a appelé pour faire ça ? Comme j'ai pitié de toi. Cet enfant était un être pur, peu importe ce qu'ils lui ont fait, peu importe ce qu'ils lui ont fait dire. Nôtre-Seigneur ne le rejettera pas à cause de la barbarie de tes acolytes. Carter sera accueilli dans le royaume des cieux par Gabriel lui-même. L'étoile s'immobilisa à deux mètres de Horst. - Dehors ! s'écria Horst avant de se lever, animé par une audace soudaine qui infusait un sang nouveau à ses membres. Quitte ce lieu. Tu as échoué. Doublement échoué. (Son visage se fendit d'un lent sourire laissant couler un filet de salive dans sa barbe.) Ce vieux pécheur a repris courage en ta présence. Et ce lieu que tu profanes est la Terre sainte. À présent, dehors ! (Il pointa son index vers la porte et la jungle noyée dans le crépuscule.) Dehors ! Un pas sourd se fit entendre sur les marches à l'extérieur de l'église. La porte battante s'ouvrit brusquement. - Mon père ! cria Jay de sa voix la plus aiguë. Des petits bras maigres entourèrent la taille de Horst avec une force qu'un adulte en pleine maturité aurait eu du mal à égaler. Instinctivement, il referma les bras sur elle, ses mains lissant les cheveux blonds noués. - Oh ! mon père, sanglota-t-elle. C'était horrible, ils ont tué Sango. Ils lui ont tiré dessus. Il est mort. Sango est mort. - Qui a fait ça ? Qui lui a tiré dessus ? - Quinn. Les Déps. (Elle leva son visage vers lui. Elle avait la peau marbrée à force de pleurer.) Elle m'a obligée à me cacher. Es étaient tout près. - Tu as vu Quinn Dexter ? - Oui. Il a tiré sur Sango. Je le déteste ! - C'est arrivé quand ? - Juste maintenant. - Ici ? Dans le village ? - Non. On était sur le chemin des fermes, à cinq cents mètres environ. - Qui était avec toi ? Jay renifla, se frotta l'oeil de son petit poing fermé. - Je ne connais pas son nom. C'était une dame noire. Elle est sortie de la jungle, comme ça, habillée d'un drôle de survêtement. Elle a dit que je devais être prudente parce que les Déps étaient tout près. J'avais peur. On s'est cachées derrière des buissons. Et puis Sango est tombé sur la piste. (Son menton se mit à trembler.) Il est mort, mon père. - Où est cette femme à présent ? - Partie. Elle m'a accompagnée au village, puis m'a laissée. Plus perplexe qu'inquiet, Horst tenta de mettre de l'ordre dans le tourbillon de ses pensées. - Qu'est-ce qu'il y avait de drôle dans son survêtement ? - C'était comme un morceau de jungle, on ne pouvait pas la voir. - Un prévôt ? dit-il tout bas. Ça n'avait aucun sens. C'est alors qu'il réalisa qu'il manquait un élément dans l'histoire de la fillette. Il la prit aux épaules et, la regardant droit dans les yeux, lui demanda : - M. Manani montait-il Sango quand Quinn lui a tiré dessus ? - Oui. - Est-il mort ? - Non. Il criait parce qu'il était blessé. Puis les Déps l'ont emmené. - Oh ! Seigneur ! Et la femme, c'est là qu'elle allait ? Porter secours à M. Manani ? Le visage de Jay exprima une profonde tristesse. - Je ne crois pas. Elle n'a rien dit, elle a tout simplement disparu dès qu'on a atteint les champs avant le village. Horst se tourna vers le démon. Celui-ci n'était plus là. Horst pressa Jay vers la sortie de l'église. - Tu dois retourner directement chez toi, avec ta mère, et je dis bien directement. Raconte-lui ce que tu m'as dit, et dis-lui de réunir les autres villageois. Il faut les prévenir que les Déps ne sont pas loin. Jay hocha le menton, ses yeux ronds exprimant une intense gravité. Horst lança un regard vers la clairière. Il faisait presque nuit ; dans l'obscurité, les arbres semblaient beaucoup plus proches, beaucoup plus gros. Il frissonna. - Qu'allez-vous faire, mon père ? - Juste jeter un coup d'oil. Pars maintenant. (Il la poussa doucement dans la direction de la cabane de Ruth.) Va chez toi. Elle partit en courant entre les alignements de cabanes, si frêle sur ses longues jambes minces qu'elle donnait l'impression d'être constamment en perte d'équilibre. Horst se retrouvait tout seul. Il porta un regard sinistre vers la jungle et se mit en route en direction de la trouée entre les arbres qui marquait le début de la piste menant aux fermes de la savane. Tu n'es qu'une sotte sentimentale, dit Laton. Écoutez, père, après ce que j'ai fait aujourd'hui, j'ai bien le droit de montrer un peu de sentiment, rétorqua Camilla. Quinn l'aurait mise en pièces. Un tel carnage ne se justifie plus. Nous avons accompli ce que nous nous proposions de faire. Eh bien, maintenant, cet idiot de prêtre s'est mis en tête d'être un héros. As-tu l'intention de le sauver lui aussi ? Non. C'est un adulte. Il fait ses propres choix. Très bien. La perte du superviseur Manani, toutefois, ça c'est ennuyeux. Je comptais sur lui pour éliminer les Déps qui restent. Voulez-vous que je le fasse ? Non, le groupe de chasse est sur le chemin du retour, ils ne vont pas tarder à trouver le cheval, et la trace qu'a laissée Quinn Dexter. Ils se demanderaient qui les a tués. On ne doit pas soupçonner notre existence. Quoique Jay... Personne ne la croira. Peut-être. Alors qu'allez-vous faire avec Dexter ? Notre scénario de départ ne prévoyait pas qu'il survive aussi longtemps. Quinn Dexter va venir à moi à présent, il n'a nul autre endroit où aller. Les shérifs penseront qu'il s'est sauvé dans la jungle, pour ne plus jamais se montrer. Ce n'est pas tout à fait la solution idéale, mais aucun plan de bataille ne tient après le premier coup de feu. Et puis, l'ovule d'Ann sera un apport bienvenu à nos ressources génétiques. Ma mission de provocatrice est-elle terminée ? Oui, je ne crois pas que la situation requière d'autre intervention de notre part. Nous pouvons suivre les événements grâce aux éclaireurs servants. Bon. Je retourne dans mes appartements. J'ai un bain et un grand verre qui m'attendent, la journée a été longue. Quinn posa son regard sur Powel Manani. Le superviseur, nu comme un ver, venait une fois de plus de reprendre connaissance alors qu'ils avaient fini de lui lier les jambes, salement amochées, au tronc d'un mayope. Sa tête était suspendue à quelques centimètres au-dessus du sol, les joues gonflées du sang qui affluait au visage. Ils lui avaient écarté les bras, attaché les mains à de petits pieux fichés dans le sol. La croix inversée. Powel Manani laissa échapper une plainte hébétée. Quinn étendit les bras pour réclamer le silence. - La Nuit se fait profonde. Bienvenue dans notre monde, Powel. - Connard, grommela Powel. Quinn alluma un chalumeau thermique de poche et l'appliqua contre le menton déboîté de Powel. Celui-ci poussa un gémissement et son visage se contracta faiblement. - Pourquoi avez-vous fait ça, Powel ? Pourquoi avez-vous noyé Leslie et Tony ? Pourquoi avez-vous tué Kay ? Pourquoi avez-vous envoyé Vorix après Douglas ? - Et les autres, dit Powel d'une voix rauque. N'oublie pas les autres. Quinn se raidit. - Les autres ? - Il ne reste plus que vous, Quinn. Et demain, même vous, vous n'existerez plus. Quinn appliqua le chalumeau thermique, cette fois-ci sur la jambe. - Pourquoi ? demanda-t-il. - Carter McBride. Qu'est-ce que tu crois ? Vous n'êtes que des bêtes, tous autant que vous êtes. Des animaux. Aucun être humain ne pourrait faire ça à un autre. Il avait dix ans ! Quinn fronça les sourcils et éteignit le chalumeau. - Qu'est-il arrivé à Carter McBride ? - Ça ! foutu connard ! Vous l'avez suspendu à un arbre, toi et ta clique pourrie du Frère de Lumière. Vous l'avez ouvert en deux ! - Quinn ? interrogea Jackson Gael d'un air indécis. Celui-ci lui fit signe de se taire. - Nous n'avons jamais touché à Carter. Comment aurions-nous pu ? Nous étions à la ferme des Skibbow. Powel tira sur les lianes qui lui liaient les mains. - Et Gwyn Lawes et Roger Chadwick et les Hoffman ? Qui leur a tiré dessus ? Vous avez des alibis pour eux, aussi ? - Ah ! là je dois admettre que tu marques un point. Mais comment avez-vous su qu'on était adeptes du Frère de Lumière ? - Elwes, c'est lui qui nous l'a dit. - Oui, j'aurais dû me douter qu'un prêtre saurait ce qu'il en était. Non pas que cela importe à présent. Il sortit sa thermolame des poches de son bleu de travail. - Quinn, dit Jackson, ébranlé. C'est vachement bizarre, mec. Si on n'a pas zigouillé Carter, qui l'a fait ? Quinn leva la lame à hauteur de son visage, la regardant quasiment comme s'il était en transe. - Que s'est-il passé après que Carter a été retrouvé ? - Qu'est-ce que tu veux dire ? glapit Jackson. De quoi est-ce que tu parles ? Merde, Quinn, secoue-toi, mec. On va mourir si on ne bouge pas d'ici. - C'est exact. On va mourir. On s'est fait piéger. La lame s'anima, irradiant une lumière spectrale jaune qui plomba le visage de Quinn d'un reflet livide. Celui-ci sourit. Jackson Gael sentit une gangue de givre lui envelopper le cour. Avant cet instant, il n'avait pas réalisé jusqu'où allait la folie de Quinn ; il était cinglé, pour sûr, avec en plus une tendance psychopathe. Mais ça... Frère de Dieu ! il était vraiment en train de se délecter. Il se prenait pour le disciple de la Nuit. Les autres Déps échangeaient des regards passablement tendus. Quinn ne vit rien. Il se pencha vers Powel Manani. Le superviseur s'abandonna, renonçant à lutter. - Nous sommes les princes de la Nuit, entonna Quinn. - Nous sommes les princes de la Nuit, récitèrent les Déps avec une soumission aveugle. Camilla, retourne là-bas. Élimine-les tous sur-le-champ. J'envoie les incorporés pour t'aider à enlever les corps. Si le groupe de chasse arrive le premier, sers-toi d'une grenade thermique pour nettoyer les lieux. Ce n'est pas très élégant, mais nous devrons nous en contenter. Nous ne devons pas permettre à Quinn Dexter de divulguer notre existence. Je pars, père. Le Ly-cilphe déplaçait le siège de son identité entre Quinn Dexter et Powel Manani, étendant son champ de perception à toutes les personnes rassemblées dans l'étroite clairière de la jungle. Il ne parvenait pas tout à fait à lire les pensées de chacun, pas encore, il lui faudrait un certain temps pour débrouiller et cataloguer le processus complexe des décharges synaptiques humaines ; néanmoins, le contenu émotionnel de leurs cerveaux était assez explicite. La polarité émotionnelle entre Quinn Dexter et Powel Manani était énorme. L'un triomphant et exultant, adorant la vie ; l'autre battu et replié sur lui-même, souhaitant que la mort vienne rapidement. Cela reflétait leurs orientations religieuses, diamétralement opposées. Juste à la limite du conscient, le Ly-cilphe put détecter une infime transmission d'énergie de Powel Manani à Quinn Dexter. Cela provenait de la puissance énergétique élémentaire qui imprégnait chaque cellule vivante. Cette sorte de transfert était extrêmement rare chez les êtres matériels. Et Quinn Dexter semblait en avoir conscience à quelque niveau fondamental, il possédait un sens énergétique bien supérieur à celui du prêtre. Pour Quinn Dexter, les sacrifices des messes noires étaient bien plus qu'un rituel futile d'adoration, ils allumaient en lui de formidables attentes, le confortaient dans ses convictions. Le Ly-cilphe regarda cette sensation grandir en lui et se prépara, toutes facultés de perception avidement déployées, à enregistrer le phénomène. - Quand le faux seigneur emportera ses légions dans l'oubli, nous serons là, dit Quinn. - Nous serons là, répétèrent les Déps. - Quand Tu apporteras la lumière dans les ténèbres, nous serons là. - Nous serons là. - Quand le temps s'achèvera et que l'espace s'effondrera sur lui-même, nous serons là. - Nous serons là. Quinn approcha la lame à fission. Il en enfonça l'extrémité dans l'aine de Powel Manani, juste au-dessus de la base du pénis. La lame pénétra la chair dans un grésillement, les poils du pubis roussirent et se racornirent. Powel serra les dents, les muscles de son cou saillant comme des cordes alors qu'il luttait pour ne pas crier. Quinn fit aller la lame à travers l'abdomen du superviseur, comme une scie. - Ceci est le sacrifice que nous T'offrons, Seigneur, dit Quinn. Nous avons libéré nos serpents, nous sommes les bêtes dont nous étions faits. Nous sommes réels. Accepte cette vie comme un témoignage de notre amour et de notre dévotion. (La lame atteignit le nombril de Powel, des rubans de sang jaillissant de la plaie. Quinn regarda avec une immense délectation le liquide rouge se mêler à l'épaisse toison du ventre de l'homme.) Donne-nous Ta force, Seigneur, aide-nous à vaincre Tes ennemis. (Jamais auparavant il n'avait savouré à ce point la sombre jubilation du serpent ; l'ivresse l'envahissait, l'extase faisait vibrer chaque cellule de son corps.) Montre-nous, Seigneur ! hurla-t-il. Parle-nous ! Powel Manani se mourait. Le Ly-cilphe observait le tourbillon de motifs énergétiques qui se déchaînait à travers son corps. Une petite décharge crépita dans celui de Quinn, où elle fut avidement absorbée, élevant le niveau d'extase où était le Dép à des hauteurs plus vertigineuses encore. Le filet de vie qui restait en Powel décrut, mais cette dissipation d'énergie ne fut pas totalement entropique, une infime fraction s'écoula à travers une sorte de mystérieuse distorsion dimensionnelle. Le Ly-cilphe était fasciné, cette cérémonie livrait une incroyable profusion de connaissances ; de toute son effroyablement longue existence, il ne s'était jamais imprégné de la mort d'une entité de façon aussi pénétrante. Il s'insinua dans le flux d'énergie des cellules de Manani, qu'il suivit à travers les plis ténus de la réalité quantique pour émerger dans un continuum dont il n'avait aucune notion antérieure : un néant énergétique. Un vide aussi effrayant pour lui que l'était l'espace pour un humain sans protection. Maintenir la cohésion dans un tel environnement s'avérait excessivement difficile, il dut contracter sa densité pour empêcher que ne s'échappent, tels les gaz volatils des comètes, des parcelles de son énergie. Une fois sa structure interne stabilisée, le Ly-cilphe ouvrit largement son champ de perception. Il n'était pas seul. Au sein de ce vide étranger se déplaçaient des vortex d'informations décentrés, de nature similaire au propre réseau mémo-riel du Ly-cilphe. C'étaient des entités séparées, aucun doute là-dessus, quoiqu'elles fussent constamment en train de se mêler les unes aux autres, s'interpénétrant pour ensuite diverger. Le Ly-cilphe observa que les consciences étrangères se rassemblaient à la périphérie du siège de son identité. De fines volutes de radiations l'effleurèrent, apportant une multitude d'images incroyablement embrouillées. Il se composa une identité normalisée et un mode d'interprétation, et transmit le tout sur les bandes de fréquence qu'elles utilisaient. À sa grande horreur, au lieu de répondre, les consciences étrangères pénétrèrent en lui. Le Ly-cilphe lutta pour conserver son intégrité fondamentale alors que ses processus de pensée étaient violés et subvertis par les intrus étrangers. Mais ils étaient trop nombreux pour être contenus. Il perdait peu à peu la maîtrise de ses fonctions ; son champ de perception se réduisait, il commençait à perdre l'accès au vaste répertoire de ses connaissances, il était incapable de se déplacer. Les consciences étrangères se mirent en devoir d'altérer sa structure énergétique interne, ouvrant un large canal entre leur continuum vide et l'espace-temps. Des motifs surgirent à travers la distorsion, des brins de mémoire brute utilisant le Ly-cilphe comme un conduit, en quête d'une matrice physique précise dans laquelle ils pourraient opérer. C'était une monstrueuse usurpation, qui violait la nature la plus intime du Ly-cilphe. Les consciences étrangères le forçaient à participer au flot des événements qui régissait l'univers, à interférer. Il ne lui restait qu'une option. Il chargea ses processus de pensée et sa mémoire immédiate dans le réseau maillé des macro-données. Les fonctions actives cessèrent d'exister. Le Ly-cilphe demeurerait suspendu en stase entre les deux différents continuums jusqu'à ce qu'il soit découvert et réanimé par un de ses congénères. La chance qu'il soit ainsi découvert avant que l'univers ne s'achève était infinitésimale, mais le temps n'avait aucune importance pour un Ly-cilphe. Il avait fait tout ce qu'il pouvait. À trente mètres des Déps et de Powel Manani, Horst Elwes rampait à travers les broussailles, guidé par l'écho étouffé des incantations. Grâce aux lianes coupées et aux feuilles déchirées, il lui avait été d'une facilité dérisoire de suivre la piste partant du cadavre du cheval, même dans les dernières lueurs du crépuscule. À croire que Quinn se fichait complètement qu'on les découvre. Après que Horst eut quitté la piste, la nuit était tombée avec une soudaineté déconcertante, et la jungle s'était refermée sur lui, menaçante. L'obscurité était presque liquide. Elle l'engloutissait. Il entendit alors le concert de voix rauques, les incantations chargées d'agressivité. Les voix de gens effrayés. Il aperçut devant lui une lumière jaune qui dansait entre les arbres. Il se colla au tronc d'un gros qualtook et scruta les ténèbres. Quinn plongea la thermolame dans le corps prostré de Powel. Horst, le souffle coupé, se signa. - Seigneur, accueillez Votre fils... L'esprit du démon brillait comme une nova en miniature entre Quinn et Powel, peignant le décor en rouge feu. Il palpitait telle une parodie de vie organique. Sur la silhouette de Quinn se reflétaient des arabesques de lumière incandescente vermillon, évoquant des langues de feu glacées. Horst se cramponna à l'arbre, il venait de dépasser les limites à la fois de la terreur et de l'espoir. Aucun des Déps n'avait remarqué la présence. Sauf Quinn. Son sourire témoignait d'un plaisir orgastique. Quand l'extase atteignit un degré presque impossible à supporter, Quinn entendit les voix. Elle venaient de l'intérieur de sa tête, semblables aux murmures fragmentés que proféraient les chimères dans ses rêves. Mais celles-ci devinrent plus fortes, laissant échapper des mots entiers de la cacophonie. Il vit la lumière apparaître devant lui, un halo écarlate qui enveloppait le corps de Powel. À l'emplacement du cour, il y avait un trou d'une noirceur absolue. Quinn tendit les bras vers cette brèche ouverte sur le vide. - Mon maître ! Vous êtes venu ! Les voix se rallièrent. - Est-ce aux ténèbres que tu en appelles, Quinn ? demandèrent-elles à l'unisson. - Oui, oh ! oui. - Nous appartenons aux ténèbres, Quinn. Nous y avons passé des temps infinis, en quête de quelqu'un comme toi. - Je suis à Vous, Seigneur. - Accueille-nous, Quinn. - Oui. Apportez-moi la Nuit, Seigneur. Dans un sifflement strident à déchirer les tympans, des vrilles de lumière spectrale bidimensionnelle jaillirent tel un grouillement de serpents du corps de Powel Manani. Elles allèrent droit sur Quinn comme un succube avide de chair. Jackson Gael recula en poussant un cri d'horreur, se protégeant les yeux des éclairs mauves aveuglants. À côté de lui, Ann se cramponnait à un mince tronc d'arbre comme prise dans le souffle d'une tornade, tout échevelée, les paupières étroitement fermées. Les rubans de lumière s'enroulèrent irrésistiblement autour de Quinn dont les membres exécutèrent une danse spasmodique au milieu des ombres emportées dans une folle sarabande à travers la petite clairière. L'odeur de chair brûlée emplit l'atmosphère. Le corps de Powel était en train de griller. - Tu es l'élu, Quinn, déclama le concert de voix à l'intérieur de son crâne. Il les sentit qui émergeaient des ombres, de la Nuit si profonde qu'elle était un tourment perpétuel. Il fut envahi d'une joie triomphante en leur présence, eux ses frères, les serpents. Il s'offrit à eux et ils s'engouffrèrent dans son esprit. Les ténèbres l'engloutirent, dévorant la lumière et les couleurs à une vitesse foudroyante. Seul dans la Nuit de ses rêves les plus chers, Quinn Dexter attendit la venue du Frère de Lumière. Horst Elwes vit la flamme rouge du démon vaciller, remplacée par la lumière impie qui s'éleva dans les airs comme un arc flamboyant, semant des serpentins de feu autour de la clairière. Le long de ces rubans incandescents semblaient flotter des ombres déliées, turbides, telle l'image en négatif d'une étoile filante. Les feuilles et les lianes s'agitèrent au passage du souffle violent. En proie à une peur panique, les Déps hurlaient, battaient des bras. Sous les yeux de Horst, Irley fut frappé par un éclair fulgurant ; le garçon fut projeté à deux mètres de hauteur avant d'atterrir au sol, commotionné et convulsé. Quinn était campé au coeur de la tempête, secoué mais le corps toujours droit. Avec sur le visage un sourire incrédule. Les éclairs cessèrent brusquement. Il se tourna lentement, d'une manière hésitante, comme s'il ne reconnaissait pas son propre corps et qu'il éprouvât sa musculature. Horst prit soudain conscience qu'il pouvait parfaitement le voir alors qu'il faisait maintenant noir comme dans un four. Les autres Déps étaient des ombres presque invisibles, éclipsés par le regard extatique de Quinn qui les balaya tous. - Vous aussi, dit-il d'un ton placide. La lumière reflua de son corps, des filaments serpentèrent à une vitesse prodigieuse vers ses cinq compagnons. Des cris déchirèrent la nuit. - Notre Père qui êtes aux deux..., récita Horst. (Il espérait que la lumière s'adresse à lui.) Que Votre nom soit sanctifié. (Les cris des Déps s'estompèrent.) Pardonnez-nous nos offenses... L'effroyable et envahissante lumière s'évanouit. Le silence s'installa. Horst, derrière son arbre, jeta un regard vers la clairière. Les six Déps se tenaient au centre, chacun entouré de son propre halo. Tels des anges, songea-t-il, si beaux dans la splendeur de leur jeunesse. Que la nature est trompeuse et cruelle. Sous ses yeux, leurs silhouettes commencèrent à s'estomper. Jackson Gael se retourna et regarda droit dans sa direction. Le coeur de Horst s'arrêta de battre. - Un prêtre, s'esclaffa Jackson. C'est merveilleux. Eh bien, nous n'avons pas besoin de vos services, padre. Votre corps, par contre, nous serait utile. Il fit un pas en avant. - Là-haut ! s'écria Ann, le doigt pointé vers les hauteurs de la jungle. Camilla était arrivée à la toute fin du rite sacrificiel, juste à temps pour voir la lumière se dissiper autour de la clairière. Utilisant les pelotes à crampons de sa combinaison caméléon, elle avait grimpé à un grand arbre et s'était tapie à la fourche d'une branche, avec vue sur la scène. J'ignore ce qu'est cette foutue lumière, dit Laton. Ça ne peut pas être électrique, ils seraient morts. Quelle importance ? répliqua-t-elle. (L'adrénaline lui échauffait le sang dans les veines.) Quelle que soit la chose qui cause cela, ça n'agit pas sur nous. C'est vrai. Mais tu vois comme ils demeurent visibles. C'est comme un effet holographique. D'où est-ce que ça vient ? Je n'en ai aucune idée. Ça doit être projeté par quelqu'un. Mais les éclaireurs n'ont rien remarqué. C'est à ce moment-là qu'Ann s'était écriée en la montrant du doigt. Les autres Déps se retournèrent. Pour la première fois de sa vie, Camilla connut la peur. Merde, ils m'ont repérée. Elle épaula son fusil maser. Non ! cria Laton. La combinaison caméléon prit feu. Une vive flamme blanche embrasa Camilla. Elle sentit sa peau brûler et poussa un cri. Le tissu plastique fondit rapidement, répandant sous l'arbre une pluie de gouttelettes ardentes. Elle se contorsionna, battant frénétiquement l'air de ses bras. Elle tomba de son perchoir telle une boule de feu, laissant derrière elle une traînée de flammes. À ce moment-là il ne lui restait déjà plus d'air dans les poumons pour hurler. Elle frappa le sol avec un bruit sourd, réduite à une couronne de flammes. La température du feu destructeur augmenta, brûlant avec l'éclat du magnésium, consumant les muscles, les organes et les os. Les Déps s'approchèrent alors que crépitaient puis s'éteignaient les dernières flammes. Il ne resta plus qu'un cercle noir de terre brûlée, semé de cendres pareilles à des scories rougeoyantes qui grésillaient en se refroidissant. - Quel gaspillage, dit Jackson Gael. Les Déps se tournèrent comme un seul homme vers Horst Elwes. Mais celui-ci avait fui depuis longtemps. Ruth Hilton et les autres habitants d'Aberdale qui étaient restés au village s'étaient regroupés autour de la salle communale pour former un dispositif de défense. Tous les enfants étaient à l'intérieur. Personne ne savait vraiment que penser de l'histoire de Jay, mais on ne mettait pas en doute qu'elle avait vu Quinn Dexter. Dans la lumière des torches se découpaient, séparées par les chemins boueux, les cabanes désertées dont les murs de planches revêtaient une teinte gris pâle. Ceux dont les fusils étaient munis de lunettes de nuit scrutaient la jungle environnante. - Bon Dieu ! combien de temps va-t-on attendre avant que le groupe de chasse ne revienne ? se plaignit Skyba Molvi. Ils ont assez de puissance de feu pour balayer une armée de Déps. - Ce ne sera plus long, dit Ruth entre ses dents. - Je le vois ! brailla quelqu'un. - Quoi ? Ruth pivota sur elle-même, les nerfs tendus. Les lasers détecteurs trouèrent la nuit, formant un lacis de faisceaux en zigzag rubis et émeraude. Un fusil magnétique trilla. À quarante mètres de là, un pan de sol se souleva sous les tirs conjugués, formant des cratères étroits et profonds, et la végétation alentour s'illumina. Le feu cessa. - Merde, c'est un chien. Ruth relâcha sa respiration. Elle avait les bras qui tremblaient. Dans la salle, les enfants criaient, voulant savoir ce qui se passait. Je devrais être là-dedans avec Jay, pensa Ruth. Quelle digne mère je fais, la laisser partir dans la jungle pendant que je passe mon temps à me morfondre. Et d'ailleurs, qu'est-ce qu'il a bien pu arriver là-bas ? La silhouette chancelante de Horst émergea de la jungle, agitant désespérément les bras dans les airs à la recherche de son équilibre. Ses vêtements étaient déchirés, son visage et ses mains éraflés et écorchés. Devant le feu nourri de rayons qui provenait de la salle, il cria le plus fort qu'il put. Ruth entendit quelqu'un dire : - C'est cet idiot de prêtre. - Encore soûl, dit un autre. - Ce salaud aurait pu sauver Carter. Ruth aurait voulu se transformer en une petite boule pour que personne ne la voie. Elle était sûre qu'ils pouvaient tous sentir l'odeur fétide de sa culpabilité. - Les démons, hurla Horst en courant vers la salle communale. Ils ont lâché les démons. Dieu nous vienne en aide. Fuyez ! Fuyez ! - Il est ivre. - C'aurait dû être lui, pas le petit Carter. Horst tituba jusqu'au cercle de villageois et s'arrêta devant eux, le corps si endolori par l'effort qu'il tenait à peine debout. Il lut le dégoût et le mépris sur leurs visages, et eut brusquement envie de pleurer. - De grâce. Je vous jure. Quinn est là-bas, il a tué Powel Manani. Il s'est passé quelque chose. Quelque chose est apparu. Des murmures de colère s'élevèrent de la foule. Quelqu'un cracha dans sa direction. Ruth remarqua que sa torche faiblissait. Elle tapa dessus. - Pourquoi n'avez-vous pas porté secours à Powel, prêtre ? demanda une voix. - Ruth ? implora Horst. S'il vous plaît, dites-leur quel être diabolique est Quinn. - Nous le savons. - La ferme ! prêtre. Nous n'avons pas besoin qu'un soûlard bon à rien nous dise ce qu'il en est des Déps. Si Quinn s'amène ici, il est mort. La torche de Ruth s'éteignit. Les autres jetèrent des regards apeurés lorsque toutes les torches se mirent à vaciller, puis s'éteignirent. - Les démons arrivent ! glapit Horst. D'une des cabanes à cinquante mètres de la salle jaillirent de vives flammes orange ; elles commencèrent à lécher la base, puis s'attaquèrent aux élançons pour gagner le toit. En trente secondes toute la structure était en feu. Les flammes s'élevaient en spirale à dix mètres de hauteur. - Seigneur ! murmura Ruth. Rien ne pouvait brûler aussi rapidement. - Maman ! appela un enfant dans la salle. - Horst, qu'est-il arrivé là-bas ? cria Ruth. Horst secoua la tête tandis que s'échappait de ses lèvres un petit rire nerveux accompagné de bulles. - Trop tard, trop tard. Les bêtes de Satan marchent parmi nous à présent. Je vous l'ai dit. Une deuxième cabane s'embrasa. - Faites sortir les enfants, s'écria Skyba Molvi. Il y eut une ruée générale vers la porte. Ruth hésita, suppliant Horst du regard. La clairière du village était maintenant en grande partie illuminée par une lumière orange mouvante. Les ombres possédaient une vie propre, dansant au gré de leur fantaisie. À quelque distance derrière le prêtre, une silhouette noire voltigeait entre les cabanes. - Ils sont ici, dit Ruth. (Personne ne l'écoutait.) Ils sont ici, les Déps ! Elle leva son fusil laser. Quand le rayon vert troua les airs, elle se sentit envahie d'un immense soulagement. Il y avait au moins quelque chose qui marchait dans ce foutu pays. Elle pressa la détente, déclenchant un tir de barrage d'impulsions infrarouges sur la silhouette fuyante. Les enfants sortirent de la salle comme une vague déferlante, certains des plus âgés escaladant les quelques mètres des minces murs latéraux. Ce fut un concert de cris et d'éclats de voix alors que chacun courait pour retrouver ses parents. - Jay ! appela Ruth. Une ligne de feu se propagea le long du toit. Une ligne absolument droite. Ruth vit le bois se carboniser un instant avant que ne jaillissent les flammes elles-mêmes. Maser ! Elle repéra l'endroit approximatif d'où devait provenir le tir et pointa le fusil laser. Son doigt pressa le bouton de détente. - Maman ! cria Jay. - Je suis là. Le fusil laser fit entendre un bip. Ruth éjecta le chargeur vide et, d'un geste vif, en mit un nouveau. Elle n'était pas la seule à tirer en direction de la jungle. Les rayons fluorescents des lasers détecteurs zébraient la nuit, pourchassant d'insaisissables fantômes. Il y eut un mouvement concerté de l'autre côté de la salle, chacun s'accroupissant au sol. Ce fut un tohu-bohu, les enfants qui pleuraient, les adultes qui criaient. Le mur de palmes tressées prit feu. Ils pourraient nous tuer tous s'ils voulaient, réalisa tout à coup Ruth. Jay accourut jusqu'à elle et jeta les bras autour de sa taille. Ruth lui empoigna le bras. - Viens, par ici. Elle prit la direction de la jetée. Trois autres cabanes étaient la proie des flammes. Horst était à deux mètres d'elles, et Ruth lui adressa un signe de tête d'un air résolu. Il les suivit d'un pas laborieux. Un cri déchirant retentit à travers le village, une horrible et longue lamentation qui n'aurait jamais pu venir d'une gorge humaine. Si effroyable qu'elle réduisit au silence les enfants affolés. La réaction fut automatique, les lasers détecteurs crachèrent leurs rayons, fouillant les trouées entre les cabanes. Le cri se changea en un poignant et affreux gémissement. - Bon Dieu ! ils sont partout, ils nous encerclent. - Où sont les chasseurs ? Les chasseurs ! Il semblait qu'il y eût à présent moins de lasers en activité. Les premières cabanes à avoir pris feu s'effondrèrent brusquement, projetant d'éphémères jets d'étincelles. - Horst, nous devons éloigner Jay d'ici, dit Ruth d'un ton pressant. - Il n'y a pas d'échappatoire, marmonna-t-il. Pas pour les damnés. Et avons-nous jamais été autre chose ? - Ah ! oui ? N'en croyez rien ! Elle entraîna Jay à travers le flot de villageois, en direction de la plus proche rangée de cabanes. Horst baissa la tête et suivit. Ils atteignirent les cabanes juste au moment où se produisit un bruit bizarre près de la jetée : un cri, le plouf de quelque chose de lourd tombant dans la rivière. Ce qui voulait dire que personne ne faisait trop attention à eux. - Dieu merci ! murmura Ruth. Elle mena Jay à travers le passage entre deux cabanes. - Où allons-nous, maman ? demanda Jay. - On va se cacher pendant quelques heures en attendant le retour de ces foutus chasseurs. Que Powel soit damné pour avoir dégarni le village. - Il est au-dessus de ça maintenant, dit Horst. - Écoutez, Horst, exactement, qu'avez-vous... Jackson Gael surgit de derrière la cabane et se planta devant eux. - Ruth. Petite Jay. Père Horst. Venez à moi. Je suis si heureux de vous accueillir. - Foutaises ! lança Ruth d'un ton hargneux. (Elle pointa le fusil laser. Il n'y eut pas de faisceau détecteur, même les diodes de contrôle de charge étaient mortes.) Merde ! Jackson Gael fit un pas vers eux. - La mort n'existe plus, Ruth, dit-il. La mort n'existera plus jamais. Ruth poussa Jay vers Horst. C'était une des choses les plus difficiles qu'elle ait jamais eu à faire. - Emmenez-la, Horst, emmenez-la d'ici. - Ayez confiance en moi, Ruth, vous ne mourrez pas. (Jackson Gael tendit la main.) Venez. - Va te faire foutre ! Elle lâcha le fusil laser devenu inutile, se plaça entre Jackson et Jay. - Il n'y a pas de refuge, marmonna Horst. Pas sur cette planète maudite. - Maman ! gémit Jay. - Horst, juste pour une fois dans votre pitoyable existence, faites quelque chose de bien. Prenez ma fille et emmenez-la loin d'ici. Ce petit fumier n'est pas près de passer. - Je... - Faites ce que je vous dis ! - Dieu vous bénisse, Ruth. Malgré la résistance de la fillette, Horst l'entraîna par où ils étaient venus. - Maman, je t'en prie ! cria Jay. - Pars avec Horst. Je t'aime. Sur ces mots, Ruth tira son couteau de chasse de la gaine de sa ceinture. Une bonne lame en acier trempé, du matériel fiable. Jackson Gael arbora un grand sourire. Ruth aurait juré avoir vu des crocs. 14. lone Saldana se tenait devant les portes du wagon et attendait leur ouverture avec impatience. La rame ne peut pas aller plus vite, grommela Tranquillité, percevant le flot de ses émotions par le lien d'affinité. Je sais. Je ne t'en veux pas. Elle serra les poings, se mit à danser d'un pied sur l'autre. Le wagon ralentit et elle s'accrocha à une poignée. Le souvenir de Joshua lui vint soudain à l'esprit - il lui était impossible de prendre le métro sans songer à lui. Elle sourit. Un frisson désapprobateur émis par Tranquillité résonna dans son esprit. Jalouse, taquina-t-elle. Sûrement pas, lui répondit-on sur un ton vexé. Les portes s'ouvrirent enfin. lone descendit sur le quai désert et monta l'escalier quatre à quatre, laissant derrière elle le sergent affecté à sa protection rapprochée. Elle se trouvait dans une station de la calotte sud, située à deux ou trois kilomètres du campus où était sis le projet de recherche sur les Laymils. Cette station desservait une crique de six cents mètres de long, dont la plage en forme de croissant au sable blanc et or s'ornait ça et là d'affleurements de rochers en granité. Elle était bordée par une rangée de vieux cocotiers ; quelques-uns de ceux-ci s'étaient effondrés, exhibant une masse de racines dans une gangue de sable, et trois s'étaient brisés à mi-hauteur de leur tronc, ce qui accentuait encore l'allure sauvage du lieu. Au centre de la crique, à soixante mètres du rivage, se trouvait un minuscule îlot où poussaient quelques palmiers de belle taille, qui permettait aux nageurs les plus enthousiastes de faire une pause bienvenue. Une petite dune plantée d'oyats se dressait derrière les cocotiers pour se fondre dans la première et la plus large des terrasses de la calotte. Au-delà de cette dune s'étendait un panorama d'herbe et de chênes soyeux, dont la monotonie était rompue par six dômes en polype de quarante mètres de diamètre qui donnaient l'impression d'être partiellement enfouis dans le sol. C'étaient les résidences des Kiints, conçues à l'intention des huit titanes-ques xénos qui participaient au programme de recherche sur les Laymils. En obtenant leur collaboration, Michael Saldana avait accompli un véritable coup d'éclat. Bien qu'ils ne construisent pas d'astronefs TTZ (ils prétendaient que leur psychologie était incompatible avec l'intérêt pour le voyage spatial), les Kiints étaient l'espèce disposant de la technologie la plus avancée de la Confédération. Avant d'accepter l'invitation de Michael Saldana, ils s'étaient abstenus de participer à toute entreprise scientifique engagée par les autres membres de la Confédération. Michael avait réussi là où quantité d'autres avaient échoué en leur présentant un défi pacifique dont même leurs capacités supérieures n'étaient pas sûres de venir à bout. Leur intelligence et les instruments qu'ils apportaient avec eux ne manqueraient pas d'accélérer les recherches. Et, bien entendu, leur présence sur Tranquillité s'était révélée fort précieuse durant les difficiles débuts de l'habitat. Exception faite d'Avon, la capitale de la Confédération, aucun monde ou habitat humain n'abritait plus de huit Kiints. Ce détail avait procuré à Michael une profonde satisfaction teintée de malice - Kulu n'avait eu droit qu'au couple d'ambassadeurs voulu par l'usage. Les Kiints de Tranquillité étaient aussi discrets que leurs congénères éparpillés dans le reste de la Confédération. Quoique toujours cordiaux avec leurs collègues chercheurs, ils ne se mêlaient pas à la population de l'habitat et Tranquillité veillait jalousement sur leur vie privée. lone elle-même n'avait eu droit qu'à quelques rencontres des plus formelles, où la conversation s'était réduite à un échange de banalités. Cela lui avait été aussi pénible que les audiences avec les autres ambassadeurs. Les heures qu'elle avait gâchées avec ces diplomates barbants et quasi séniles... lone n'avait jamais approché les demeures des Kiints, et peut-être ne l'aurait-elle jamais fait. Mais une telle occasion justifiait amplement sa présence, même si celle-ci était contraire à l'étiquette et risquait de les froisser. Du sommet de la dune, elle contempla les gigantesques xénos blancs qui s'ébattaient en eau peu profonde. De l'endroit où elle se trouvait, elle voyait pas mal d'éclaboussures. À trente mètres de là, un large sentier de terre battue descendait vers la plage. Elle l'emprunta. Comment font-ils pour se rendre sur le campus tous les jours ? demanda-t-elle, soudain curieuse. Ils y vont à pied. Seuls les humains exigent des moyens de transport pour aller d'une pièce à l'autre. Tiens, nous sommes bien susceptible ce matin. Je me permets de te faire remarquer que la garantie de leur isolement figurait parmi les termes de l'accord passé entre les Kiints et ton grand-père. Oui, oui, dit-elle, irritée. Arrivée en bas de la dune, elle ôta ses sandales pour s'avancer sur le sable. La brise souleva les pans de la sortie de bain qu'elle avait passée par-dessus son bikini. Il y avait trois Kiints dans l'eau : Nang et Lieria, un couple qui travaillait à la division Physiologie du projet, et un bébé. Tranquillité avait informé lone de sa naissance dès qu'elle s'était réveillée ce matin-là, mais la personnalité avait refusé de partager avec elle son souvenir de l'événement, qui s'était produit durant la nuit. Accepterais-tu qu'on montre à des xénos un enregistrement de ton accouchement rien que pour satisfaire leur curiosité morbide ? avait-elle demandé d'un ton sévère. lone avait acquiescé de mauvaise grâce. Le bébé kiint mesurait environ deux mètres de long, et son corps était plus arrondi et légèrement plus blanc que celui d'un adulte. Comme ses jambes étaient longues d'un mètre, sa tête arrivait à peu près au niveau de celle d'Ione. De toute évidence, il s'amusait comme un petit fou dans l'eau. Ses bras tracta-morphiques s'altéraient à un rythme précipité, adoptant la forme de seaux, puis celle de pagaies soulevant de véritables gerbes d'eau, puis celle d'outrés sphériques projetant des geysers. Son bec ne cessait de s'ouvrir et de se refermer. Ses parents le caressaient et le propulsaient de leurs bras, guidant sa trajectoire erratique. Soudain, ils aperçurent lone. Panique. Alarme. Incrédulité. Chose a pas assez de pattes. Marche sans trébucher. Tombe pas. Pourquoi pourquoi pourquoi ? Qu'est-ce que c'est ? lone tiqua sous ce soudain flot d'émotions confuses et de questions précipitées, qui envahissait son esprit tel un cri suraigu. Ça t'apprendra à espionner des entités, dit Tranquillité d'une voix ironique. Le bébé kiint se colla au flanc de Lieria, se cachant aux yeux d'Ione. Qu'est-ce que c'est? Qu'est-ce que c'est? Peur étran-geté. lone perçut l'espace d'un instant une série d'images mentales transmises au bébé par les adultes, un flot d'informations plus complexe que tout ce qu'elle avait rencontré jusqu'ici. La vitesse de cet échange était prodigieuse, et il prit fin presque aussitôt après avoir commencé. Elle fit halte en sentant ses pieds entrer dans une eau claire et tiède, et s'inclina devant les adultes. Nang, Lieria, je suis venue vous présenter mes félicitations pour cette naissance et vous demander si votre enfant avait des besoins particuliers. Mes excuses pour cette intrusion. Merci, lone Saldana, dit Lieria. (Il y avait dans sa voix mentale un soupçon d'amusement détaché.) Nous apprécions votre intérêt et votre considération, et aucune excuse n'est nécessaire. Voici Haile, notre fille. Bienvenue sur Tranquillité, Haile, dit lone au bébé. Elle projeta vers lui toute la chaleur et toute la joie dont elle était capable. Cela n'avait rien de difficile tant la jeune Kiint était adorable. Très différent de ces adultes si solennels. La petite tête de Haile apparut derrière le cou de Lieria, en une attitude presque comique, et ses immenses yeux bordés de violet se braquèrent sur lone. Ça communique ! C'est vivant, je pense. Nouveau message ultrarapide en provenance de l'un des adultes. Le bébé se tourna vers Nang, puis à nouveau vers lone. Le tumulte d'émotions qui saturait la bande d'affinité diminua d'intensité. Inexactitude du salut formel. Grand regret. Observation du rituel d'accueil. (Les pensées stoppèrent brusquement, comme si le bébé reprenait son souffle mental.) Bonjour, lone Saldana. Exactitude? Parfaite. Humain vous êtes ? Je suis. Je Haile suis. Bonjour, Haile, je suis enchantée de faire votre connaissance. Haile s'agita, tout excitée, et l'eau bouillonna autour de son corps. Ça m'aime ! Bonheur en quantité. Je suis ravie. Requête identité humaine : partie du tout-autour ? C'est de moi qu'elle parle, intervint Tranquillité. Non, je ne suis pas une partie du tout-autour. Nous sommes simplement des amies. Haile s'avança en fendant les eaux. Elle ne maîtrisait pas tout à fait la locomotion et faillit trébucher sur ses deux jambes postérieures. Cette fois-ci, lone comprit parfaitement l'avertissement lancé par ses parents. Attention ! Haile s'arrêta un mètre devant elle. Ses évents faciaux exhalèrent un souffle tiède à l'odeur légèrement épicée et ses bras tractamorphiques s'agitèrent. lone leva la main vers le bébé et écarta les doigts. Haile tenta d'imiter son salut ; à l'extrémité de son bras se forma ce qui ressemblait à une main en cire fondue. Échec ! Chagrin. Montre-moi comment, lone Saldana. Je ne peux pas, ma forme est toujours ainsi. Haile émit une rafale de surprise. lone gloussa. Ce n'est pas grave. Je suis très heureuse comme ça. Est-ce exactitude ? C'est exactitude. Tant d'étrangeté dans la vie, soupira Haile. Profonde vérité. Haile se tourna vers ses parents, faisant décrire à son cou une torsion presque complète. En percevant le dialogue d'affinité qui suivit, lone se sentit extrêmement inadéquate. Es-tu mon amie, lone Saldana ? demanda Haile sur un ton hésitant. Oui, je crois que je pourrai le devenir. Me montreras-tu le tout-autour? Vastitude. Je ne veux pas aller seule. Peur de solitude. Ce serait avec grand plaisir, répondit-elle, surprise. Haile abaissa violemment les bras, projetant autour d'elle une gigantesque gerbe d'eau. lone se retrouva aussitôt trempée. Elle écarta de ses yeux une mèche mouillée et poussa un soupir. Tu n'as pas l'amour de l'eau? lui demanda Haile avec inquiétude. Sache que je nage beaucoup mieux que toi. Grande joie ! lone, dit Tranquillité. Le Lady Macbeth vient juste d'émerger d'un saut TTZ. Joshua a demandé l'autorisation d'accoster. - Joshua ! s'écria lone. Elle se rappela trop tard que les Kiints étaient pourvus d'un sens auditif. Les membres de Haile se tordirent sous l'effet de la surprise. Panique. Terreur. Joie partagée. Elle s'écarta d'Ione et tomba dans l'eau. - Oh, pardon, dit celle-ci en se précipitant vers le bébé. Nang et Lieria vinrent au secours de leur fille, la soutenant pour la maintenir à flot, et elle enroula l'extrémité de son bras autour de la main d'Ione pour s'y agripper. Requête identité Joshua ? demanda Haile en retrouvant un équilibre précaire. C'est un autre de mes amis. Autres amis ? Mon ami ? Je le rencontre ? lone ouvrit la bouche - puis réfléchit. Dans un coin de son esprit, Tranquillité affichait un dédain empreint de sérénité. lone referma la bouche. Je crois que nous allons attendre que tu comprennes un peu mieux les humains. Une règle presque infaillible voulait que, pour être un Édé-niste, un être humain dût être équipé du gène d'affinité et demeurer dans un habitat ; et tout Edéniste venait mourir dans un habitat ou y faisait transférer ses pensées après sa mort, c'était un fait avéré. Sur le plan concret, les systèmes bioteks qui faisaient partie intégrante de la société édéniste assuraient à celle-ci un niveau de vie élevé pour un coût modique : celui du transport de débris d'astéroïdes jusqu'à la mâchoire d'un habitat, celui de la construction et de l'entretien des systèmes mécaniques internes, tels le réseau métropolitain et les ascenseurs des gratte-ciel. Sur le plan culturel, cependant, la symbiose était beaucoup plus subtile. À l'exception des Serpents, les Édénistes étaient exempts de tout problème psychologique ; bien que leur population présentât toute la palette des émotions humaines, les individus étaient tous extrêmement bien équilibrés. Le fait qu'une forme de survie après la mort leur soit garantie par l'intégration à la personnalité de l'habitat exerçait sur eux une forte influence stabilisatrice, leur épargnant quantité de psychoses répandues dans le genre humain. Cette libération leur conférait à tous une assurance et une force d'âme que les Adamistes interprétaient presque toujours comme de l'arrogance débridée. La grande disparité de richesse entre les deux cultures contribuait également au statut d'aristocrates de l'humanité qui était celui des Édénistes. Donc, l'édénisme était dépendant des habitats bioteks. Et ceux-ci ne se trouvaient qu'en orbite autour des géantes gazeuses. Pour leur apport en énergie, ils dépendaient totalement des gigantesques magnétosphères de ces planètes. La photosynthèse était en effet un processus d'alimentation totalement impraticable ; elle nécessitait le déploiement d'immense membranes pseudo-végétales, ce qui entraînait des difficultés considérables dans le cas d'une structure rotative, ainsi que des risques inacceptables dus à la vulnérabilité aux particules et aux rayons cosmiques. Les Édénistes en étaient donc réduits à coloniser les géantes gazeuses de la Confédération. Il existait cependant une exception, une planète terracompa-tible sur laquelle ils s'étaient établis avec succès : Atlantis, ainsi nommée parce qu'elle consistait en un océan d'eau salée. La seule production qu'elle exportait était les fruits de mer qui avaient fait sa réputation auprès des gourmets de toute la Confédération. La variété de sa vie sous-marine était si grande que, même deux cent quarante ans après sa découverte, on en avait à peine catalogué le tiers. Atlantis attirait quantité d'astronefs marchands, indépendants ou affiliés à des compagnies ; c'était pour cela que Syrinx et Onone l'avaient ralliée dès la fin de leur période de service au sein des Forces spatiales. Syrinx avait décidé de se lancer dans le commerce indépendant lorsqu'elle serait libérée de ses obligations militaires. L'idée de passer des années à transporter de l'He, la déprimait. Ce type de contrat attirait nombre de capitaines de faucon en raison de la stabilité qu'il offrait, et elle en avait signé un quand Onone avait commencé à voler, mais elle n'avait aucune envie de retomber dans la routine la plus rigide ; l'armée lui en avait déjà servi une dose suffisante, et le reste de l'équipage partageait son sentiment (à l'exception de Chi, qui avait quitté l'astronef en même temps que les armes de la coque inférieure). Quelques doutes persistaient à lui tarauder l'esprit, car elle avait fini par s'habituer à l'existence ordonnée qui était la sienne au sein des Forces spatiales. Voyant que sa fille se posait des question, Athéna lui fit remarquer que Norfolk approchait de sa conjonction et passa une soirée entière à lui raconter les expéditions qu'elle avait montées pour avoir sa part des célèbres Larmes. Trois jours plus tard, Onone quittait la station de maintenance de Romulus, pourvue de nouveaux berceaux de chargement, d'un nouvel enregistrement civil, d'une licence du ministère de l'Astronautique l'autorisant à transporter de la marchandise et jusqu'à vingt passagers, d'équipements de vie refaits à neuf et d'astros gonflés à bloc. Le faucon émergea de son terminus de trou-de-ver à cent quinze mille kilomètres d'Atlantis, presque au-dessus du ter-minateur de l'aurore. Syrinx sentit les membres de l'équipage découvrant la planète par l'entremise des grappes de capteurs. Leur admiration était unanime. Atlantis était une sphère d'un bleu uniforme, décorée par des spirales fracturées de nuages d'un blanc pur. On y observait beaucoup moins de tempêtes que sur un monde ordinaire, où l'interaction des vents marins et continentaux causait un incessant tumulte entre anticyclones et dépressions. Ici, la plupart des tempêtes se concentraient dans les zones tropicales et résultaient des effets de la force de Coriolis. Les deux calottes polaires étaient des disques quasiment identiques, au pourtour d'une étonnante régularité. Ruben, qui se trouvait dans la cabine de Syrinx, assis à ses côtés sur sa couchette morpho-adaptable, lui étreignit la main. C'était une excellente décision, ma chérie. Un véritable nouveau départ dans la vie civile. Tu sais, en dépit de mon âge, c'est la première fois que je viens ici. Syrinx savait qu'elle était encore trop tendue, conséquence de toutes ces heures passées à effectuer des manoeuvres de saut et à guetter des astronefs hostiles. Paranoïa militaire. Elle laissa les images d'Atlantis lui imprégner l'esprit, sentit son stress s'atténuer. L'océan avait un délicieux éclat saphir. Merci. J'ai déjà l'impression de sentir une odeur de sel. Tant que tu n'essaies pas de boire cet océan comme tu l'as fait sur Uighur. Elle éclata de rire à cette évocation de l'île où il lui avait appris à faire de la planche à voile dans une superbe crique. C'était quatre ans... non, cinq ans plus tôt. Que le temps passe vite ! Onone descendit à une altitude de cinq cents kilomètres pour se mettre en orbite, sans cesser un instant de se plaindre. La gravité de la planète exerçait sur l'espace local son influence inexorable, déstabilisant le champ de distorsion du faucon qui, pour compenser ce phénomène, dépensait une énergie qui ne faisait que s'accroître à mesure de sa descente. Lorsque Y Onone parvint au point d'injection, il pouvait à peine maintenir une accélération d'un demi-g. Plus de six cents faucons (et trente-huit gerfauts, remarqua Syrinx avec une certaine réprobation) et un millier d'astronefs adamistes se partageaient la même orbite équatoriale standard. Son esprit, recevant les données transmises par les capteurs de masse <¥ Onone, les percevait comme des traces de pas dans la neige. De temps à autre, le soleil se reflétait sur une surface argentée, permettant aux capteurs optiques de localiser un vaisseau. Un incessant ballet de navettes reliait les astronefs aux îles flottant sur la planète-océan. Elle vit que la plupart de ces navettes étaient des spatiojets plutôt que les récents modèles d'appareils à champ ionique. Il y avait un bruit de fond ténu sur la bande d'affinité, les faucons échangeant conversations et informations relatives à l'astrogation. Peux-tu me localiser Eysk ? demanda-t-elle. Bien sûr, répondit Onone. L'île de Pernik est juste derrière l'horizon et il y est environ midi. Il serait plus facile de la joindre d'une altitude plus élevée, ajouta-t-elle avec une innocence feinte. Pas question. Nous ne restons ici qu'une semaine. Elle sentit s'ouvrir la liaison avec Eysk. Ils échangèrent leurs identifications. Âgé de cinquante-huit ans, il dirigeait une entreprise familiale de pêche, de récolte d'algues et de conditionnement. Ma soeur Pomona m'a conseillé de vous contacter, dit Syrinx. Je ne sais pas comment je dois prendre ça, répondit Eysk. Nous ne sommes pas encore remis de sa dernière visite. Ça ne m'étonne pas d'elle. Mais je vous laisse décider par vous-même. Nous sommes en orbite avec une soute désespérément vide qui a besoin d'être remplie. Quatre cents tonnes de vos produits les plus exquis et les plus raffinés. Éclat de rire mental. Est-ce que par hasard vous compteriez filer ensuite vers Norfolk ? Comment avez-vous deviné ? Regardez autour de vous, Syrinx, la moitié des astronefs en orbite sont en train de charger en prévision de cette course. Et ils signent leurs contrats un an à l'avance. Je n'ai pas pu en faire autant. Pourquoi donc ? Il n'y a que trois semaines que nous avons fini notre période de service dans les Forces spatiales de la Confédération. Onone a passé tout son temps en cale sèche pour se faire retirer ses lanceurs de guêpes et se faire installer des systèmes de cargo standards. Elle sentit Eysk s'isoler mentalement pour examiner sa demande. Ruben croisa les doigts et fit la grimace. Peut-être avons-nous quelques surplus, déclara finalement Eysk. Formidable ! Je ne peux pas vous garantir les quatre cents tonnes, mais je peux vous garantir que ce sera cher. L'argent n'est pas un problème. Elle sentit ses équipiers tiquer en entendant cette réponse blasée. Ils avaient mis en commun les indemnités que leur avait versées l'armée et sollicité un prêt auprès de la Banque jovienne, espérant bien passer un accord avec un négociant de l'Association des roseraies de Norfolk. Contrairement à une opinion fort répandue chez les Adamistes, la Banque jovienne n'accordait pas de faveurs spéciales aux Édénistes. En réunissant leurs ressources, les membres de l'équipage de l'Onone étaient à peine parvenus à réunir la somme nécessaire pour verser un dépôt de garantie. J'aimerais pouvoir en dire autant, dit Eysk. Enfin, je suis toujours disposé à aider un ancien militaire. Savez-vous exactement ce que vous cherchez ? J'ai eu l'occasion de goûter au crabe unlin, c'est excellent. Et de la sole orangée, si vous en avez. Du futchi, intervint Cacus. Et de l'anguille d'argent, renchérit Edwin avec enthousiasme. Je pense que vous feriez mieux de descendre pour goûter mon stock, dit Eysk. Ça vous donnera une meilleure idée de son éventail. Entendu. Et connaîtriez-vous une autre famille qui aurait aussi des surplus à nous céder? Je vais me renseigner. Rendez-vous ce soir pour souper. La liaison d'affinité s'estompa. Syrinx battit des mains. Ruben déposa un petit baiser sur ses lèvres. - Tu es fantastique, lui dit-il. Elle lui rendit son baiser. - La bataille n'est qu'à moitié gagnée. J'espère que ton contact sur Norfolk tiendra toutes ses promesses. - Ne t'inquiète pas, c'est un mordu des fruits de mer. Oxley, lança-t-elle. Prépare la navette, on dirait que l'affaire est bien partie. Joshua était surpris par ses propres sentiments. Sa vie, c'était l'espace : les mondes inconnus, le marchandage avec les affréteurs, une fille dans chaque spatioport - voire un cheptel illimité de filles. Mais voilà que la masse terne et grenue de Tranquillité emplissait la moitié du champ visuel des capteurs du Lady Macbeth, et c'était fantastique. Je reviens à la maison. Finie l'irritante nostalgie d'Ashly sur le bon vieux temps d'il y a deux siècles, finies les râleries de Warlow, fini le perfectionnisme tatillon de Dahybi. Même Sarha commençait à le lasser, le nombre de positions en apesanteur n'était pas infini... et, n'était leur goût pour le sexe, il n'avait pas grand-chose de commun avec elle. Oui, un peu de repos lui ferait le plus grand bien. Et il pouvait se le permettre après la course de Puerto de Santa Maria. Si la fiesta de ce soir se déroulait conformément à ses projets, Chez Harvey allait ressembler à une zone sinistrée. Ses équipiers contemplaient le même spectacle que lui, reliés par leur naneuroniques à l'ordinateur de vol. Joshua guida l'astronef le long du vecteur que lui avait télétransmis la tour de contrôle, maintenant la poussée ionique au strict minimum. La répartition de la masse du Lady Macbeth n'avait désormais plus de secrets pour lui, et il savait comment le vaisseau réagirait à l'impact du moindre photon. L'astronef se posa en douceur sur le berceau qui lui avait été assigné et ses prises d'amarrage se verrouillèrent. Joshua se joignit au chour enthousiaste de ses astros. Deux sergents l'attendaient lorsqu'il émergea du sas rotatif reliant le disque du spatioport au reste de l'habitat. Il adressa un haussement d'épaules à son équipage ébahi tandis que les serviteurs bioteks l'escortaient en direction d'un wagon de métro, flottant dans la pesanteur d'un dixième de g et traînant derrière lui, tel un ballon mal gonflé, un sac à dos au contenu des plus précieux. - On se retrouve ce soir, lança-t-il par-dessus son épaule alors que les portes du wagon se refermaient. lone était sur le quai lorsqu'elles se rouvrirent. Il se trouvait dans la petite station desservant son appartement au pied de la falaise. Elle portait un chemisier noir largement échancré et une jupe fabuleusement moulante. Ses cheveux étaient frisés de fort élégante façon. Lorsqu'il cessa de fixer ses jambes et ses seins, impatient de passer aux choses sérieuses, il vit qu'elle le dévisageait d'un air sévère. - Eh bien ? dit-elle. - Euh... - Où est-il ? - De quoi parles-tu ? Un soulier noir et pointu tapota le polype. - Joshua Calvert, tu as passé plus de onze mois à te balader dans l'univers, sans daigner une seule fois m'envoyer un disque mémoire pour me dire comment ça allait. - Oui. Pardon. J'étais trop occupé. Bon Dieu, il aurait voulu lui arracher sa tenue sur-le-champ. Elle avait l'air dix fois plus sexy que dans les enregistrements qu'il se repassait grâce à ses naneuroniques. Et sur chacune de ses escales, les gens ne parlaient que du nouveau seigneur de Ruine. Leur fantasme était son amante. Ce qui ne la rendait que plus désirable. - Alors, où est mon cadeau ? Il faillit se laisser aller à lui dire : " Ton cadeau, c'est moi. " Mais alors même que ses lèvres esquissaient un sourire, il sentit l'inquiétude poindre dans son esprit. Rien ne devait gâcher leurs retrouvailles. En outre, ce n'était qu'une gamine, elle avait besoin de lui. Mieux valait renoncer aux blagues vaseuses. - Oh, ça, murmura-t-il. Les yeux couleur d'océan se durcirent. - Joshua ! Il ouvrit le cadenas de son sac à dos. Elle tira dessus avec avidité. Le sailu cilla sous l'effet de la luminosité, tourna vers elle des yeux complètement noirs et étonnamment adorables. Ceux qui les avaient découverts les avaient décrits comme des gnomes vivants, des créatures qui atteignaient trente centimètres à l'âge adulte, pourvus d'une fourrure noir et blanc semblable à celle du panda terrien. Sur Oshanko, leur planète d'origine, ils étaient si rares qu'une réserve impériale leur avait été expressément consacrée. Seuls les enfants de l'empereur étaient autorisés à en avoir comme animaux de compagnie. La cour impériale ayant jeté l'anathème sur le clonage et l'élevage scientifique, leur évolution était régie par la seule sélection naturelle. Il n'existait aucun recensement officiel de leur population, mais des rumeurs persistantes affirmaient que celle-ci comptait moins de deux mille individus. En dépit de leur morphologie de bipède, leur squelette et leur musculature étaient fort différents de ceux des anthropoïdes terriens. Ils n'avaient ni coudes ni genoux, leurs membres pouvant s'articuler en tout point de leur longueur, et leurs mouvements étaient incroyablement lents. Ils étaient herbivores et, s'il fallait en croire les enregistrements AV de la famille impériale, affectueux jusqu'à en être collants. lone porta une main à sa bouche, les yeux écarquillés par l'incrédulité. La créature mesurait une vingtaine de centimètres. - C'est un sailu, dit-elle d'une voix blanche. - Oui. Elle plongea une main dans le sac, l'index tendu. Le sailu se hissa vers lui avec grâce, et une fourrure soyeuse lui effleura la peau. - Mais seuls les enfants de l'empereur sont supposés en posséder. - Empereur, seigneur... quelle est la différence ? J'ai pensé qu'il te plairait. Le sailu s'était redressé, toujours collé à son index. Sa truffe humide et plate la renifla. - Comment as-tu fait ? demanda-t-elle. Joshua lui adressa un sourire malicieux. - Non, reprit-elle. Je ne tiens pas à le savoir. (Elle entendit un doux murmure, baissa les yeux et se perdit dans ceux, débordants d'affection, de la créature.) C'est très mal de ta part, Joshua. Mais il est adorable. Merci. - Je ne suis pas sûr que ce soit un " il ". Je crois qu'il existe trois ou quatre sexes chez ces bestioles. On ne trouve que très peu de documents dans les archives. Mais je sais qu'ils mangent des laitues et des fraises. - Je tâcherai de m'en souvenir. Elle dégagea son index de l'étreinte du sailu. - Et moi, où est mon cadeau ? lone prit une pose provocante, se passa la langue sur les lèvres. - Ton cadeau, c'est moi. Ils n'arrivèrent pas tout de suite à la chambre. Joshua lui arracha ses vêtements sur le seuil et, en retour, lone tira si fort sur le sceau de sa combi qu'il se brisa. Leur première étreinte se déroula sur l'une des tables de l'alcôve, lors de la deuxième ils s'accrochèrent à la rampe en fer forgé, et pour la troisième ils roulèrent sur la moquette en mousse couleur abricot. Ils conclurent sur le lit, après avoir pris une douche et ouvert une bouteille de Champagne. Quelques heures plus tard, Joshua s'aperçut qu'il avait raté la fiesta chez Harvey et que cela lui était égal. Derrière la baie vitrée, la lumière filtrée par l'eau avait pris une nuance vert crépusculaire, et des petits poissons jaunes et orange le contemplaient. lone était assise en tailleur sur le drap moelleux et transparent, adossée à une masse de coussins en soie. Le sailu était blotti au creux de sa main, et elle le nourrissait de feuilles de laitue rouge et vert. Il les grignotait d'un air affecté tout en levant vers elle des yeux énamourés. N'est-il pas adorable ? demanda-t-elle, enchantée. Les sailus sont pourvus de plusieurs traits anthropomorphes qui suscitent l'affection des humains. Je parie que tu serais de meilleure humeur si ce n'était pas Joshua qui me l'avait apporté. Faire sortir un sailu de sa planète natale constitue non seulement une violation des statuts de ladite planète mais en outre une offense à la personne de l'empereur. Joshua t'a placée dans une situation périlleuse. Un acte irréfléchi qui ne m'étonne pas de lui. Je ne dirai rien à l'empereur si tu ne lui dis rien toi non plus. Je n'envisageais pas de prévenir l'empereur, ni même l'ambassadeur de l'empire japonais. Ce vieux crétin. lone, je t'en prie, l'ambassadeur Ng est un diplomate très élevé dans la hiérarchie. Sa nomination ici témoigne du respect que te témoigne l'empereur. Je sais. Elle chatouilla le sailu sous son minuscule menton. Sa tête et son corps étaient des ovales aplatis joints par un petit cou. Ses pattes s'incurvèrent doucement et son torse se pressa contre le doigt d'Ione. - Je vais l'appeler Augustin, annonça-t-elle. C'est un nom très noble. - Formidable, dit Joshua. (Il se pencha vers le bord du lit pour sortir la bouteille de son seau à glace.) Éventé, dit-il après avoir bu une gorgée de Champagne. - Ce qui prouve ton endurance, dit-elle avec un petit sourire. Il lui rendit son sourire et tendit une main vers son sein gauche. - Non, dit-elle en s'écartant. Augustin n'a pas fini de manger. Tu vas lui faire peur, Il se recoucha en grommelant. - Joshua, combien de temps restes-tu cette fois-ci ? - Quinze jours. Je dois me mettre d'accord avec Roland Frampton à propos de notre contrat. Un contrat de distribution et non de transport. Nous allons faire la course de Norfolk, lone. Certains de nos contrats nous ont rapporté pas mal de capital ; ajoute à cela ce qui me restait de mon activité de récupérateur, et nous avons de quoi nous payer une cargaison de Larmes de Norfolk. Imagine un peu ! Une soute remplie de nectar ! - Vraiment ? C'est fantastique, Joshua. - Ouais, à condition que je réussisse mon coup. Le problème, ce n'est pas la distribution. C'est l'acquisition. J'ai discuté avec certains capitaines. Les négociants des Associations de roseraies de Norfolk ne sont pas des types faciles. Ils sont farouchement opposés à la vente sur pied, ce qui est d'ailleurs intelligent de leur part. Dans un tel cas de figure, les financiers extraplanétaires finiraient par dominer le marché. Tu dois débarquer chez eux avec ton astronef et ta monnaie d'échange, et encore le marché n'est-il pas garanti d'avance. Tu as besoin d'un contact fiable dans la profession. - Mais tu n'es jamais allé là-bas, donc tu n'as pas de contact. - Je sais. Pour une première transaction, on a besoin d'une cargaison à vendre ou à échanger. Un produit dont les négociants ne peuvent pas se passer et qui te permet de mettre un pied dans la place. - Quel genre de produit ? - Ah, c'est là qu'est le problème. De par sa Constitution, Norfolk est un monde pastoral, qui refuse quasiment toute importation de haute technologie. La plupart des capitaines optent pour des mets délicats, des antiquités, des tissus d'exception, ce genre de choses. lone posa doucement Augustin de l'autre côté des coussins et roula sur elle-même pour faire face à Joshua. - Mais tu as trouvé autre chose, pas vrai ? Je reconnais cette intonation, Joshua. Tu es content de toi. Il contempla le plafond en souriant. - J'y ai beaucoup réfléchi : un produit qui leur serait essentiel, qu'ils ne connaîtraient pas et qui ne serait surtout pas synthétique. Un produit qui ferait fureur chez ces fermiers et ces citadins de l'âge de pierre. - À savoir ? - Du bois. - Tu plaisantes ? Du bois de construction ? - Oui. - Mais il y a du bois sur Norfolk. Cette planète regorge de forêts. - Je sais. C'est ça le plus beau, ils utilisent le bois pour tout et n'importe quoi. J'ai étudié des enregistrements sensovidéo de Norfolk ; tout est en bois : les immeubles, les ponts, les bateaux, même les charrettes, bon Dieu. Les charpentiers ne sont pas des artisans mais des industriels. Mais ce que je vais leur apporter, c'est du bois dur, et je veux dire vraiment dur, dur comme du métal. Ils pourront l'utiliser pour fabriquer leurs meubles, leurs outils, les rouages de leurs moulins, bref pour tout ce qui leur sert quotidiennement ou qui finit par pourrir ou par s'user. Ce n'est pas de la haute technologie, mais ça représentera pour eux une amélioration plus que significative. De quoi me rendre populaire parmi les négociants. - Tu vas transporter du bois dans l'espace interstellaire ! Elle secoua la tête, stupéfaite. Seul Joshua aurait pu avoir une idée aussi merveilleusement dingue. - Ouaip, le Lady Mac devrait pouvoir en contenir presque mille tonnes, à condition de ne pas perdre d'espace. - De quelle sorte de bois s'agit-il ? - J'ai consulté des archives de botanique quand je me trouvais dans le système de Nouvelle-Californie. Le bois le plus dur de la Confédération s'appelle le mayope, il vient d'une planète récemment colonisée du nom de Lalonde. La navette de YOnone était une dragée longue de onze mètres, au fuselage luisant comme du chrome pourpre. Elle provenait des ateliers de Brasov Dynamics, une entreprise de Kulu qui, avec la Kulu Corporation (propriété de la Couronne), était l'un des pionniers de la technologie des champs ioniques qui semait la panique dans l'industrie astronautique de la Confédération. L'ère du spatiojet était révolue, et Kulu se livrait à une exploitation politique agressive de son avantage technologique, accordant en priorité ses licences de production aux entreprises des systèmes stellaires qui lui étaient alliés. Propulsé par ses tuyères ioniques, le véhicule émergea du petit hangar de l'Onone et se dirigea vers une orbite elliptique frôlant les couches supérieures de l'atmosphère d'Atlantis. Lorsque les premières volutes de brume moléculaire commencèrent à s'épaissir autour de son fuselage, Oxley activa le champ magnétique cohérent. La navette se retrouva aussitôt nimbée d'un halo doré, qui modérait le flot continu de gaz autour de sa coque. Oxley se guida aux lignes de flux pour approcher de la mésosphère, puis diminua la vitesse de la navette qui entama alors sa chute vers l'océan. Syrinx se carra sur la couche rembourrée qu'elle occupait dans la cabine, où se trouvaient également Ruben, Tula et le tout nouveau membre de son équipage, Serina, une généraliste système es modules de vie qui avait pris le poste laissé vacant par Chi. Tous avaient les yeux fixés sur l'unique hublot de la cabine, une lentille de verre incrustée dans le nez. La navette avait été personnalisée sur une station industrielle de Jupiter, les circuits de vol en silicone de Brasov étant remplacés par une unité de traitement biotek ; mais les images transmises par ses capteurs avaient une résolution médiocre comparée à celle des capteurs de l'Onone. Autant goûter le spectacle à l'oeil nu. Celui-ci ne disposait d'aucun point de repère, d'aucune échelle. Syrinx aurait eu besoin de consulter l'unité de vol pour se faire une idée de leur altitude. L'océan se déployait en dessous d'eux, majestueux et apparemment infini. Au bout de quarante minutes de vol, l'île de Pernik apparut à l'horizon. C'était un disque verdoyant qui, de toute évidence, était entièrement composé de végétation. Les îles grâce auxquelles les Édénistes avaient colonisé Atlantis étaient des variantes des habitats bioteks. Il s'agissait de disques atteignant deux kilomètres de diamètre lors de leur maturité, faits de polypes dont la configuration spongieuse assurait la flottabilité. Leur centre était occupé par un parc d'un kilomètre de diamètre, autour duquel étaient bâtis des tours d'habitation formant les cinq sommets d'un pentagone, ainsi que des bâtiments administratifs et des dômes dévolus à l'industrie légère. Sur le périmètre étaient aménagés d'innombrables quais et installations portuaires. À l'exemple des gratte-ciel des habitats, les tours étaient équipées de glandes à synthèse de nourriture, qui produisaient surtout du lait et des jus de fruits - inutile de prévoir des aliments solides quand on flotte sur une soupe à forte teneur en protéines. Chaque île disposait de deux sources d'énergie affectées à ses fonctions biologiques. La photosynthèse, grâce à la mousse épaisse qui poussait sur toutes les surfaces disponibles, y compris les façades des tours, et les tubes digestifs à triple utilisation, qui se nourrissaient de pseudo-krill capturé à la nasse autour du rivage. Ce krill servait également à l'alimentation du polype et à l'élaboration des fluides nutritifs. L'électricité à usage industriel était fournie par des câbles thermopotentiels, des conducteurs organiques complexes que l'île traînait à plusieurs kilomètres de profondeur et qui exploitaient la différence de température entre les eaux profondes, extrêmement fraîches, et les eaux de surface, réchauffées par le soleil, pour produire du courant. Il n'y avait pas de système de propulsion. Les îles dérivaient là où bon leur semblait, emportées par des courants paresseux. Jusqu'ici, on en comptait six cent cinquante. Les chances de collision étaient minimes ; quand deux îles se retrouvaient à portée de vue l'une de l'autre, c'était un petit événement. Oxley fit un passage au-dessus de Pernik. Les abords de l'île étaient occupés par une véritable flottille. Les bateaux dessinaient une moire de sillages en chevrons en filant vers leurs zones de pêche ou de culture. Les navires d'agrément les suivaient en bondissant, les yachts comme les dinghies hissant leurs voiles vertes en membrane organique. La navette fonça vers l'un des aérodromes installés entre les tours et le rivage. Eysk en personne, accompagné de trois membres de sa famille, se dirigea vers eux dès que la brume d'air ionisé se fut dissoute autour de l'appareil, avalée par une grille métallique. Syrinx descendit l'échelle qui s'était déployée sous la porte du sas, inspirant un air humide, salé et remarquant un étrange silence. Elle salua le comité d'accueil, échangea son identification avec les personnes qui le composaient : Alto et Kilda, un couple marié d'une trentaine d'années qui supervisait le conditionnement de la pêche, et Mosul, le fils d'Eysk, un jeune homme de vingt-quatre ans bien bâti, aux longs cheveux noirs et bouclés, qui portait un short de toile bleue. Il commandait l'un des bateaux de pêche de la flotte. Un capitaine comme moi, dit Syrinx sans dissimuler son admiration. Ce n'est pas tout à fait la même chose, répondit-il avec courtoisie alors qu'ils se dirigeaient vers la tour la plus proche. Bien qu'ils soient équipés de quelques accessoires bioteks, nos navires sont en très grande partie mécaniques. Je vogue sur les vagues et vous sur les années-lumière. À chacun son domaine, répliqua-t-elle sur un ton enjoué. Il y eut un bourdonnement quasi audible lorsque leurs pensées fusionnèrent à un niveau plus profond, plus intense. L'espace d'un instant, elle sentit le soleil sur son torse nu, la force de son corps, un sens de l'équilibre qui égalait sa propre orientation spatiale. Et l'admiration que lui aussi avait pour son corps. Ça te dérange si je couche avec lui ? demanda-t-elle à Ruben en mode de communication privé. Il est plutôt beau. Je ne m'oppose jamais à l'inévitable, répliqua Ruben en lui lançant un clin d'oil. Eysk les conduisit au quinzième étage d'une tour, dans un appartement qui faisait également office de salle de réception pour marchands en visite. Il avait opté pour un style de décoration plutôt cossu, mélangeant un mobilier en cristal ultramoderne à des oeuvres d'art originaires de toutes les ethnies et de toutes les époques de la Confédération. La pièce principale s'ornait d'un mur entièrement transparent, qui donnait sur un large balcon à colonnades. En son centre était placée une longue table sculptée de cristaux bleus, constellée de points luminescents, croulant sous un somptueux buffet de fruits de mer atlantes. Ruben parcourut du regard la collection de peintures et de sculptures, puis se mordilla la lèvre inférieure d'un air pensif. Les affaires doivent marcher. Ne vous laissez pas impressionner par le musée d'Eysk, dit Kilda en lui offrant un verre de vin rosé. C'est Gadra, son grand-père, qui en acheté les premières pièces il y a cent quatre-vingts ans. Pernik est l'une des îles les plus anciennes. Notre famille posséderait sa propre île aujourd'hui si on ne lui avait pas imposé ces " investissements ". L'art se démode si vite de nos jours. Ne faites pas attention à ce qu'elle dit, Ruben, déclara Gadra depuis le sein de la multiplicité insulaire. Certaines de ces pièces ont doublé de valeur depuis leur acquisition. Et elles ont toutes conservé leur beauté, à condition qu'on les contemple dans un contexte approprié. Voilà l'ennui avec les jeunes, ils ne prennent jamais le temps d'apprécier les belles choses. Syrinx laissa Eysk lui présenter le buffet. Les plats proposés étaient d'une variété extrême, allant de la darne blanche présentée sur feuille de vigne au steak de poisson en sauce en passant par d'impressionnantes créatures, toutes pattes et antennes, qui ne semblaient même pas cuites. Il lui tendit une fourchette et un gobelet d'eau gazeuse. Il est recommandé de se rincer la bouche après avoir goûté chaque mets, expliqua- t-il. Comme quand on goûte des vins ? Oui, mais la palette des saveurs est bien plus étendue. Le vin n'offre que des variations sur un même thème. Ici, nous avons une diversité telle que même les personnalités insulaires sont incapables de la cataloguer. Commençons par du crabe unlin, puisque vous en avez parlé tout à l'heure. Elle planta sa fourchette dans la terrine qu'il lui désignait. La bouchée qu'elle prit fondit dans sa bouche comme de la crème. Oh! C'est aussi délicieux que dans mes souvenirs. De quelle quantité disposez-vous ? Ils commencèrent à élaborer leur transaction tout en continuant de faire le tour de la table. Les autres personnes présentent se joignirent à eux, y allant chacune de ses appréciations et de ses conseils, mais les décisions étaient toutes arrêtées par Syrinx et Eysk. Une fois les négociations achevées, on convoqua le segment de la personnalité représentant la Banque jovienne pour enregistrer les modalités du contrat. Ils étaient parvenus à un arrangement plutôt complexe, par lequel Syrinx acceptait de revendre dix pour cent de sa future cargaison de Larmes de Norfolk à la famille d'Eysk, en compensation du traitement préférentiel que celui-ci lui avait accordé. Le prix de cette revente serait égal au coût du transport majoré de trois pour cent, ce qui permettrait à Eysk de distribuer le nectar sur l'île en faisant un profit raisonnable. Syrinx n'était pas entièrement satisfaite de cet accord, mais elle s'était lancée un peu tard dans la course de Norfolk et ne pouvait se permettre d'être trop exigeante avec son unique fournisseur. En outre, quatre-vingt-dix pour cent d'une cargaison représentaient quand même une bonne quantité de bouteilles, et Onone pourrait en transporter partout dans la Confédération. Le prix du nectar était toujours calculé en fonction de la distance séparant Norfolk du lieu de revente, et les frais de route d'un faucon étaient minimes comparés à ceux d'un astronef adamiste. Au bout de deux heures de négociations, Syrinx sortit sur le balcon en compagnie de Serina et de Mosul. Ruben, Tula et Alto s'étaient installés sur un sofa pour achever de vider quelques bouteilles. L'appartement étant situé à l'angle de la tour, ils avaient vue à la fois sur l'océan et sur le parc. Une douce brise humide ébouriffa les cheveux de Syrinx lorsqu'elle se pencha au-dessus de la balustrade, un verre de vin au miel à la main. Je ne vais plus pouvoir manger pendant deux jours, dit-elle aux deux autres, se sentant l'estomac lourd. Vous m'avez rassasiée. Je pense souvent que nous avons mal nommé cette planète, dit Mosul. Elle aurait dû s'appeler Abondance. Vous avez raison, dit Serina. Les négociants de Norfolk seront incapables de résister à notre cargaison. Âgée de vingt-deux ans, et donc plus jeune que Syrinx, contrairement aux autres membres de l'équipage, elle était plus petite que la moyenne des Édénistes et avait la peau noire et un visage délicat. Elle observait Syrinx et Mosul avec un amusement discret, appréciant les nuances érotiques du lien qui se tissait entre eux. Syrinx était ravie de sa compagnie, enchantée d'avoir à son bord quelqu'un de si jeune et de si féminin. À l'origine, elle avait sélectionné ses équipiers en fonction de leur expérience et de leur compétence, mais il lui était agréable d'avoir auprès d'elle une astro avec qui elle pouvait se laisser aller. Serina apportait à l'astronef une étincelle de gaieté qui, avant son arrivée, lui faisait cruellement défaut. Notre planète est souvent choisie pour ce genre d'entreprise, dit Mosul. Mais le succès est presque toujours garanti. La quasi-totalité des capitaines choisissent nos produits pour leur première course. S'ils ont un tant soit peu de bon sens, évidemment. Les Saldana eux-mêmes nous envoient un astronef tous les deux mois pour approvisionner les cuisines du palais. Est-ce qu'Ione Saldana se sert chez vous, elle aussi? demanda Serina d'un air intéressé. Je ne crois pas. Tranquillité ne possède aucun astronef, dit Syrinx. Êtes-vous allée là-bas ? lui demanda Mosul. Certainement pas, c'est une base de gerfauts. Ah! Soudain, Serina sursauta et tourna la tête dans tous les sens. Ça y est ! Je sais ce qui manque ici. Quoi donc ? demanda Syrinx. Les oiseaux. Il y a toujours des oiseaux en bord de mer sur les mondes terracompatibles. C'est pour ça que c'est si tranquille ici. Un lourd spatiojet choisit ce moment précis pour prendre son envol. Ses moteurs de décollage vertical émirent un gémissement strident et métallique jusqu'à ce qu'il parvienne à une altitude de cent mètres. Il vira à tribord et fila au-dessus de l'océan, prenant rapidement de la vitesse. Serina se mit à rire. Enfin, presque tranquille. Sois gentille, lui dit Syrinx en mode de communication privé. Disparais ! Elle fit la grimace et vida son verre. - J'ai encore soif. Je vous abandonne quelques instants. Elle s'éloigna en roulant des hanches de façon suspecte. Syrinx se fendit d'un large sourire. Mon loyal équipage, dit-elle à Mosul en mode privé. Ton séduisant équipage, lui répliqua-t-il sur le même mode. Je lui rapporterai tes propos. Quand nous serons sortis de ce système. Il s'approcha d'elle et lui passa un bras autour des épaules. J'ai une confession à te faire, dit-elle. Je ne suis pas ici uniquement pour le plaisir. C'est ce qu'il m'avait semblé. Je veux louer un bateau et rendre visite aux baleines. J'aurais également besoin d'un bon marin pour m'emmener. Est-ce possible ? Seul avec toi sur un bateau ? Ce n'est pas possible, c'est sûr et certain. Y a-t-il des troupeaux dans les environs, ou bien devons-nous rallier une autre île ? Je ne dispose que d'une semaine. Hier encore, on a signalé des baleines bleues à cent kilomètres au sud d'ici. Attends, je vais interroger les dauphins, s'ils sont encore dans les parages. Les dauphins ? Oui. Nous utilisons leurs services pour nos campagnes de pêche. Je ne savais pas que vous aviez des dauphins serviteurs. Ce ne sont pas des serviteurs. Ce sont des dauphins ordinaires mais équipés du gène d'affinité. Elle capta l'appel mental qu'il envoyait. La réponse qu'il reçut était des plus étranges, rappelant un morceau de musique plutôt qu'une série de phrases ou d'émotions. Une douce harmonie qui apaisait l'âme. Puis ce fut un déluge d'impressions sensorielles. Elle fonçait au sein d'une masse grise et solide, sans voir grand-chose mais recevant quantité d'informations sonores. Des silhouettes nageaient tout autour d'elle, ainsi que des galaxies formées d'étoiles noires. Elle atteignit la surface et franchit le fragile miroir des eaux, émergeant au sein du vide et de la lumière, y restant suspendue la peau étirée à l'extrême et parcourue de picotements. Elle sentit son propre corps s'étirer voluptueusement en réaction. Le lien d'affinité s'estompa et elle poussa un soupir attristé. Les dauphins sont source de joie, dit Onone. On se sent bien à leur contact. Et ils se réjouissent de leur liberté. Comme des faucons dans l'eau, tu veux dire ? Non ! Enfin, si. Un peu. Ravie d'être parvenue à taquiner Onone, Syrinx se tourna vers Mosul. C'était splendide, mais je n'ai rien compris. Grossièrement traduit, ce scherzo signifie que les baleines sont toujours proches. Il nous faudrait une journée pour arriver jusqu'à elles si nous prenons mon bateau. Ça ira ? Excellent. Est-ce que ta famille pourra se passer de toi ? Oui. Le mois qui vient va être tranquille. Ça fait neuf semaines qu'on trime pour approvisionner les candidats à la course de Norfolk, et j'ai droit à un peu de repos. Parce que tu crois que tu vas te reposer en prenant le bateau avec moi ? J'espère que non. Même si tu ne m'as pas fait l'effet d'une touriste en quête de clichés. Quoique les baleines vaillent le détour. Syrinx se tourna de nouveau vers l'océan, plissant les yeux pour mieux distinguer les nuages blancs qui dissimulaient l'horizon. C'est un souvenir que je veux rapporter à quelqu'un. - Mon frère, dit-elle à haute voix. Mosul, percevant la souffrance qu'exprimaient ses pensées, s'abstint de lui demander des détails. Alkad Mzu sortit de son appartement, situé au premier étage du gratte-ciel Saint-Pelham, monta une volée de marches et déboucha dans le grand hall au plafond haut et incurvé et aux immenses murs transparents donnant sur le parc. Il s'y trouvait une douzaine de personnes aussi matinales qu'elle, en train d'attendre un ascenseur devant la colonne centrale ou de se diriger vers les larges escaliers excentrés conduisant aux stations de métro du gratte-ciel. Cela faisait maintenant une heure que le phototube axial dispensait une lueur aurorale sur Tranquillité, et des bribes de brume s'attardaient encore parmi les buissons les plus compacts. Chaque gratte-ciel était entouré d'un parc se présentant sous la forme d'un grand pré émaillé de petits bosquets aux arbres variés et de groupes de buissons en fleurs. Elle franchit les portes coulissantes et huma l'air humide, encore imprégné du parfum des fleurs nocturnes. Des oiseaux de toutes les couleurs voletaient en pépiant. Elle emprunta un sentier de sable conduisant à un lac distant de deux cents mètres, ne boitillant que de façon quasi imperceptible. Des flamants s'avançaient dans les eaux peu profondes, entre d'épaisses grappes de nymphéas blanc et bleu. Des lézards volants écarlates flottaient parmi eux ; ces créatures xénos, plus petites que les oiseaux terriens, aux yeux d'un turquoise étincelant, conservaient une immobilité absolue, puis plongeaient soudain sous la surface lisse des eaux. Oiseaux et reptiles se rapprochèrent de la berge à son passage. Alkad plongea une main dans sa poche et en retira des biscuits rassis dont elle leur jeta les miettes. Les flamants et les pseudolézards (elle n'avait jamais pris la peine d'apprendre leur nom) les engloutirent avec avidité. C'étaient de vieux amis, elle les nourrissait tous les matins depuis vingt-six ans. L'intérieur de Tranquillité était infiniment apaisant à ses yeux, sa taille à elle seule lui donnant une sensation d'invulnérabilité. Elle aurait bien aimé trouver un appartement situé au-dessus de la surface. Même après toutes ces années, le spectacle des étoiles derrière la fenêtre lui donnait des frissons. Mais ses demandes de relogement étaient invariablement rejetées par la personnalité de l'habitat, qui affirmait qu'aucun appartement n'était disponible. Elle se contentait donc de son logement du premier étage, qui était tout proche de cette coque si rassurante, et passait de longues heures à se promener dans le parc, à pied ou à cheval, pendant ses périodes de loisir. En partie par plaisir, et en partie parce que cela rendait la vie difficile aux agents de renseignements qui la filaient. À deux ou trois mètres du sentier, un serviteur affecté au jardinage tournait autour d'une vieille souche dont la masse disparaissait sous un lierre tropical. Il s'agissait d'une tortue génétiquement modifiée, dont la carapace atteignait un mètre de diamètre. Tout en augmentant sa taille, les généticiens l'avaient équipée d'un second système digestif qui transformait la végétation en petites crottes de compost fortement azoté. Elle était également pourvue de deux petits bras écailleux qui poussaient à la base de son cou et s'achevaient par des pinces. Sous les yeux d'Alkad, la créature se mit à couper les fleurs fanées et à les porter à sa gueule. - Bon appétit, lui lança-t-elle en poursuivant sa route. Elle se dirigea vers Chez Glover, un restaurant situé au bord du lac. Entièrement construit en bois, il avait été conçu par son architecte dans le style antillais de jadis. Surmonté par un toit de chaume, il était flanqué d'une terrasse sur pilotis assez large pour contenir dix tables. La salle principale, qui avait le même aspect primitif, abritait trente autres tables et un long comptoir derrière lequel les cuisiniers s'activaient autour des grils en pierre luminescente. Le soir, il en fallait trois pour servir tous les convives ; Glover était très populaire auprès des touristes et des cadres moyens. Lorsque Alkad Mzu entra dans le restaurant, les clients étaient au nombre de dix. Les habitués du petit déjeuner, des célibataires qui n'avaient pas envie de s'embêter à cuisiner. Une colonne de projection AV se dressait sur le comptoir, entre le pot à thé et la machine à café, émettant un faible éclat moiré. Derrière le comptoir, Vincent la salua d'un geste tout en continuant de préparer des oufs brouillés. Cela faisait quinze ans qu'il assurait le service du matin. Alkad lui fit un petit signe, salua un couple d'habitués et ignora superbement l'agent secret édéniste, un homme âgé de quatre-vingt-dix-sept ans du nom de Samuel qui, à son tour, fit comme si elle n'existait pas. La table qu'elle avait l'habitude d'occuper, située dans un coin, lui donnait une vue imprenable sur le lac. Il ne s'y trouvait qu'un seul couvert. Sharleene, la serveuse, lui apporta un jus d'orange glacé et un bol de céréales. - Qu'est-ce que ce sera ce matin ? Pancakes ou oufs brouillés ? Alkad versa un peu de lait dans le bol. - Pancakes, s'il vous plaît. - Il y a une nouvelle tête aujourd'hui, chuchota Sharleene. Une femme de la haute. Elle lança à Alkad un sourire complice, puis retourna près du comptoir. Alkad mangea quelques bouchées de céréales, puis sirota son jus d'orange, ce qui lui donna l'occasion de parcourir la salle du regard. Lady Tessa Moncrieff était assise à une table proche du bar, là où le fumet du café et du bacon était le plus savoureux. Âgée de quarante-six ans, elle était major dans l'ASE de Kulu et directrice de l'antenne de Tranquillité. Son visage était pincé, fatigué, et ses cheveux d'un blond terne coiffés dans un style utilitaire ; son chemisier blanc et sa jupe grise lui donnaient l'aspect d'une bureaucrate dont la carrière avait atteint une impasse. Ce qui était presque exact. Deux ans auparavant, elle avait accepté avec joie sa mutation sur Tranquillité, après qu'on lui eut exposé la nature et l'importance de sa mission. C'était là une responsabilité écrasante, qui témoignait de l'estime en laquelle on la tenait désormais. Le snobisme à rebours était un fait avéré dans tous les services de Kulu, et toute personne de noble extraction devait mettre les bouchées doubles pour prouver sa valeur. Sa mission s'était révélée des plus anodines, ce qui signifiait qu'il lui était difficile de maintenir la discipline. Le Dr Alkad Mzu était l'esclave de ses habitudes, des habitudes qui n'avaient rien de passionnant. Si elle n'avait pas eu celle de se promener souvent dans le parc, présentant ainsi un véritable défi à l'équipe de surveillance, les membres de celle-ci auraient aujourd'hui le moral à zéro. En fait, la seule crise d'importance que lady Moncrieff avait eu à résoudre depuis son arrivée ne résultait pas des agissements du Dr Mzu mais de la soudaine apparition d'Ione Sal-dana, survenue un an plus tôt. Lady Moncrieff avait dû compiler sur cette fille un rapport exhaustif dont le destinataire n'était autre qu'Alastair II en personne. La famille royale était tout autant assoiffée de détails que le commun des mortels, ce qui était plutôt intéressant. Lady Moncrieff continua de mâchonner son toast d'un air impavide pendant que le Dr Mzu la dévisageait. C'était seulement la troisième fois qu'elle la voyait en chair et en os. Mais, ce matin-là, il n'était pas question pour elle de confier la surveillance à un subordonné : elle tenait à observer par elle-même les réactions du docteur. Ce jour allait peut-être marquer le commencement de la fin d'une mission que l'ASE accomplissait sans faillir depuis vingt-trois ans. Alkad Mzu lança une requête d'identification visuelle par l'entremise de ses naneuroniques et fit chou blanc. Cette femme était soit une cliente normale, soit une espionne nouvellement affectée. Alkad penchait pour cette dernière hypothèse ; Sharleene avait raison, il y avait chez elle quelque chose d'aristocratique. Elle chargea l'enregistrement visuel dans un fichier déjà bien rempli et étiqueté Adversaires. Lorsqu'elle eut fini ses céréales et son jus d'orange, Alkad se carra sur son siège et se tourna vers la colonne AV du comptoir. Elle retransmettait le journal du matin de Collins. Une étincelle de lumière verte parcourut son nerf optique, et le studio de l'agence se matérialisa devant elle. La présentatrice n'était autre que Kelly Tirrel, vêtue d'un tailleur vert et d'une cravate en dentelle, les cheveux réunis en turban bien serré. Cette allure professionnelle la vieillissait de dix ans. Elle venait de traiter les informations financières et commerciales locales, ainsi qu'un dîner de charité auquel lone avait participé la veille. Suivirent les informations régionales et l'actualité politique des systèmes stellaires voisins. Un compte rendu des débats de l'Assemblée générale de la Confédération. Et elle passa aux affaires militaires : - Voici un rapport datant de neuf jours que Tim Beard nous transmet d'Omuta. Le studio laissa la place à l'image d'une planète terracom-patible vue de l'espace. - Il y a trente ans, la Confédération imposait un blocus à Omuta, pour sa participation à l'holocauste de Garissa, survenu en 2581, interdisant à ce système toute forme d'échange interstellaire. La Septième Flotte avait pour mission de faire respecter cette sanction. Sa mission a officiellement pris fin il y a neuf jours. Alkad ouvrit un canal sur le réseau de communication de Tranquillité et accéda directement au programme sensovidéo de Collins. Elle voyait avec les yeux de Tim Beard, entendait avec ses oreilles. Et ses pieds foulaient enfin le sol d'Omuta, ses poumons s'emplissaient de l'air de ce monde, au léger parfum de résineux. Quelle sinistre ironie, se dit-elle. Tim Beard se trouvait dans un désert de béton qu'elle identifia comme un vaste spatioport. Dans le lointain se dressaient les murs bleu et gris de hangars en matériau composite, décolorés par les ans et striés de coulées de rouille. Cinq grands spatiojets Sukhoi SuAS-686 aux ailes delta étaient parqués devant lui, leur fuselage gris perle étincelant sous le chaud soleil matinal. Une fanfare se tenait au garde-à-vous sous leurs nez en forme d'obus. On avait érigé une tribune temporaire qui abritait environ deux cents personnes. À ses pieds se déroulait un tapis rouge où se tenaient les vingt membres du gouvernement d'Omuta, six femmes et quatorze hommes vêtus de costumes gris-bleu des plus formels. - Vous assistez avec moi aux dernières minutes de l'isolement d'Omuta, dit Tim Beard. Nous attendons l'arrivée du contre-amiral Meredith Saldana, commandant de l'escadre de la Septième Flotte détachée dans le système d'Omuta. Un point lumineux doré apparut à l'ouest, devenant un peu plus gros à chaque seconde. L'implant rétinien de Tim Beard zooma sur lui, révélant une navette à propulsion ionique des Forces spatiales. C'était un appareil en forme de coin, long de quarante mètres, de couleur gris neutre, qui s'immobilisa au-dessus du béton le temps que se déploie son train d'atterrissage. Le nuage scintillant de molécules d'air ionisées éclata comme une bulle de savon dès qu'il se fut posé. - Cette navette à propulsion ionique est en fait la première que l'on ait vue sur Omuta, dit Tim Beard. Il fallait bien meubler pendant que le ministre des Affaires étrangères venait à la rencontre du contre-amiral. Meredith Saldana était aussi grand, aussi imposant que ses royaux cousins, et il avait le nez caractéristique de sa famille. - Bien que les représentants de la presse aient reçu une autorisation spéciale pour débarquer ici dès hier, nous avons dû utiliser les spatiojets omutans, dont certains ont plus de cinquante ans et manquent cruellement de pièces de rechange. Ce qui témoigne de la rigueur du blocus qui a frappé ce monde ; le retard qui est le sien est considérable, autant sur le plan économique que sur le plan industriel. Mais ce sont surtout les investissements qui lui font défaut. Le gouvernement est bien décidé à redresser cette situation, et on nous a assuré que sa première priorité serait d'encourager les échanges commerciaux. Le contre-amiral et sa suite étaient escortés vers le président d'Omuta, un homme souriant aux cheveux argentés, âgé de cent dix ans. Les deux hommes se serrèrent la main. - La présente situation n'est pas sans ironie, reprit Tim Beard. (Alkad sentit ses muscles faciaux esquisser un sourire.) La dernière fois qu'un commandant de la Septième Flotte des Forces spatiales a rencontré le président d'Omuta, c'était il y a trente ans, lorsque tous les membres du gouvernement ont été exécutés en raison de leur responsabilité dans l'holocauste de Garissa. Aujourd'hui, les choses ont un peu changé. (Ses implants rétiniens filmèrent en gros plan le parchemin que le contre-amiral tendait au président.) Voici le document officiel rédigé par le président de l'Assemblée générale de la Confédération et invitant Omuta à y reprendre sa place. Et vous voyez maintenant le président d'Omuta remettant au contre-amiral son acceptation officielle. Alkad Mzu coupa la communication avec Collins et détourna les yeux du comptoir. Elle versa une épaisse couche de sirop de citron sur ses pancakes, s'en coupa une tranche et la mâcha d'un air pensif. A côté du pot à thé, la colonne AV émit un léger bourdonnement, et Kelly Tirrel s'évapora. Cette date était gravée au fer rouge dans le cerveau d'Alkad, et elle n'aurait pas dû être surprise. Mais ses naneuroniques durent néanmoins transmettre toute une série de commandes à son système nerveux pour empêcher ses larmes de couler, ses muscles de trembler. Le savoir est une chose, l'expérience en est une autre, comme elle le découvrait maintenant à son chagrin. Et cette cérémonie ridicule, que l'on aurait dit expressément conçue pour rouvrir les blessures de son âme ! Une poignée de main, un échange de chiffons de papier, et tout était pardonné. Quatre-vingt-quinze millions de morts. Sainte Mère de Dieu ! En dépit des meilleurs efforts de ses naneuroniques, une larme coula de son oeil gauche. Elle l'essuya avec un mouchoir en papier, puis paya son petit déjeuner en laissant comme à son habitude un généreux pourboire. Elle retourna d'un pas lent vers le hall de Saint-Pelham, pour y prendre le métro qui la conduirait à son lieu de travail. Lady Moncrieff et Samuel la regardèrent s'éloigner, sa jambe gauche traînant légèrement sur le gravier. Ils échangèrent un regard quelque peu embarrassé. La scène resta figée dans l'esprit d'Ione tandis qu'elle remuait son thé matinal. Pauvre, pauvre femme. J'ai trouvé sa réaction admirablement retenue, dit Tranquillité. Seulement en surface, répondit lone d'un air sombre. Elle s'était réveillée avec la gueule de bois, conséquence du dîner de charité de la veille. C'était une erreur d'avoir passé la soirée assise à côté de Dominique Vasilkovsky ; Dominique était une excellente amie, et elle n'avait jamais cherché à tirer profit de leur amitié, ce qui était rafraîchissant - mais elle buvait comme un trou. lone vit que lady Moncrieff payait sa note et sortait de Chez Glover. J'aimerais bien que ces agents secrets fichent la paix à Mzu, leur insistance ne peut que lui rendre la vie plus difficile. Tu peux toujours les expulser. Elle sirota son thé, réfléchissant à cette possibilité tandis que le chimpanzé domestique débarrassait la table. Perché sur des oranges dans le compotier en argent, Augustin tentait d'arracher un grain de raisin à une grappe. Il n'avait pas assez de force. Le diable qu'on connaît est préférable à celui qu'on ne connaît pas, dit-elle, résignée. Il m'arrive parfois de regretter qu'elle se soit réfugiée ici. D'un autre côté, je n'aimerais pas qu'elle mette son expertise au service de quelqu'un d'autre. J'imagine qu'il y a pas mal de gouvernements qui partagent ce sentiment. Telle est la nature humaine. Peut-être que oui, peut-être que non. Aucun d'eux ne s'est porté volontaire pour faire ce boulot à notre place. Sans doute redoutent-ils de déclencher un conflit s'ils venaient à se la disputer. Si l'un d'eux te faisait une proposition dans ce sens, les autres seraient tous obligés d'en faire autant. Et il serait impossible de garder le secret sur la crise qui suivrait. À cet égard, l'amiral a raison : moins il y aura de gens au courant et mieux ça vaudra. Le public ne réagirait pas favorablement à ces histoires de superarmes. Oui, sans doute. Ce contre-amiral Meredith Saldana, je suppose qu'il fait partie de ma famille ? En effet. C'est le fils du dernier prince de Nesko, ce qui lui donne automatiquement droit au titre de comte. Mais il a choisi de faire carrière dans la flotte de la Confédération, ce qui n'a pas dû être facile vu le nom qu'il porte. Il a coupé les ponts avec Kulu, comme mon grand-père ? Non, mais le cinquième fils du souverain d'une principauté n'est pas par nature destiné à de hautes fonctions. Meredith Saldana a décidé de réussir par son seul mérite ; s'il était resté sur Nesko, une telle décision l'aurait sans doute fait entrer en conflit avec le nouveau prince. Il a donc pris son indépendance ; étant donné sa position, il a agi en loyal sujet de la couronne. La famille est fière de sa réussite. Il ne sera jamais amiral, alors ? Non, ce serait politiquement impossible considérant son héritage, mais peut-être sera-t-il nommé commandant de la Septième Flotte. C'est un officier extrêmement compétent et extrêmement populaire. Ça fait plaisir de savoir que nous n'avons pas encore totalement sombré dans la décadence. Elle attrapa Augustin, le posa près de son assiette, lui cueillit un grain de raisin et le pela. Il ronronna de contentement et porta un bout de pulpe à sa gueule, avec cette grâce langoureuse qu'elle trouvait si fascinante. Comme toujours, ses pensées allèrent à Joshua. Il devait être arrivé à mi-chemin de Lalonde. J'ai deux messages pour toi. Tu cherches à me distraire, accusa-t-elle. Oui. Tu sais que je n'aime pas que tu sois contrariée. C'est un constat d'échec pour moi. Mais non. Je suis une grande fille. J'ai toujours su à quoi m'en tenir en ce qui concerne Joshua. Alors, que disent ces messages ? Haile veut savoir quand tu viendras nager avec elle. lone se dérida. Dis-lui que je la rejoins dans une heure. Très bien. Deuxièmement, Parker Higgens souhaite que tu viennes le voir aujourd'hui, le plus tôt possible. Il s'est montré plutôt insistant. Pourquoi ? Je crois que l'équipe chargée d'analyser la pile électronique laymil rapportée par Joshua a fait une découverte fondamentale. Les bateaux de pêche de Pernik avaient déjà gagné le large lorsque Syrinx émergea de la base de la tour le matin où elle devait partir à la rencontre des baleines. La fraîche lumière aurorale colorait d'un noir mat la mousse qui recouvrait l'île. Elle huma l'air salé, appréciant sa pureté. Je n'ai jamais pensé que notre air avait quoi que ce soit d'exceptionnel, dit Mosul. Il marchait à ses côtés, portant un coffre empli de provisions de voyage. Il ne l'est guère quand il est trop humide. Mais n'oublie pas : je passe plus de quatre-vingt-dix pour cent de ma vie dans un environnement aseptisé. Pour moi, c'est un changement des plus excitants. Merci ! dit Onone, vexée. Syrinx eut un large sourire. Nous avons de la chance, dit Mosul. J'ai contacté les dauphins, et les baleines se sont rapprochées de l'île. Nous devrions les voir en fin d'après-midi. Formidable. Mosul la conduisit jusqu'aux quais en empruntant une large avenue. L'eau clapotait doucement contre le polype. Pernik bougeait si peu qu'on aurait pu croire qu'il s'agissait d'une île véritable, poussant sur la croûte terrestre. Parfois, il arrive qu'une tempête nous fasse tanguer de un ou deux degrés. Ah, d'accord. (Le sourire de Syrinx s'estompa.) Pardon, je ne m'étais pas rendu compte que je laissais échapper mes pensées. C'est fort grossier de ma part. Sans doute suis-je trop soucieuse. Pas de problème. Veux-tu que Ruben vienne avec nous ? Peut-être que tu te sentirais plus à l'aise en sa compagnie. Syrinx repensa à son amant tel qu'elle l'avait vu une demi-heure auparavant, allongé sur leur lit. Sans trop insister, elle lui lança un appel mais ne reçut aucune réponse. Il s'était rendormi. Non, je ne suis jamais seule, Onone est toujours avec moi. Elle vit le beau visage buriné de Mosul se renfrogner. Quel âge a Ruben ? demanda-t-il, un peu contrit. Elle lui répondit, étouffant un rire en percevant sa surprise teintée de réprobation, qu'il ne put s'empêcher d'exprimer mentalement en dépit de tous ses efforts. Ça marchait à tous les coups. Tu ne devrais pas taquiner les gens comme ça, dit Onone. C'est un jeune homme charmant et je l'aime beaucoup. Tu dis ça tout le temps. Je ne fais qu'exprimer tes sentiments. Le quai reposait en équilibre sur de gros bidons flottants qui oscillaient doucement sous la houle. Des tubes pourpres couraient le long de son rebord, alimentant les bateaux en fluides nutritifs. Un épais sirop noir gouttait dans l'océan là où les joints étaient défectueux. Syrinx s'écarta pour laisser passer deux chimpanzés portant des caisses. Ils étaient fort différents de ceux que l'on trouvait dans les habitats, dotés d'une peau écailleuse, reptilienne, de couleur bleu-vert. Ils avaient en outre de grands pieds palmés. Le bateau qui les attendait, baptisé le Spiros, était un voilier de dix-sept mètres à la coque blanche en matériau composite. Ses unités bioteks étaient intégrées à sa structure avec tant d'habileté que sa conception semblait relever de l'art plutôt que du sens pratique. Les organes digestifs et les vessies contenant les réserves de fluide se trouvaient dans les mailles, soutenant le réseau de processeurs infra-conscients et la membrane de la grand-voile, ainsi que divers systèmes auxiliaires. L'équipement de la cabine était entièrement en bois, provenant des arbres qui poussaient dans le parc central de l'île. Toute la famille de Mosul utilisait ce voilier pour la navigation de plaisance. Ce qui expliquait le désordre qu'ils découvrirent en entrant dans la cabine. Planté dans la cuisine, serrant son coffre contre lui, Mosul considéra d'un air sombre les emballages déchirés, les assiettes sales et les taches de graisse sur le plan de travail. Il marmonna quelques jurons bien sentis. Mes jeunes cousins ont fait une sortie en mer il y a quelques jours, s'excusa-t-il. Eh bien, ne sois pas trop sévère avec eux, la jeunesse est quelque chose qui se savoure. Ce ne sont quand même pas des gamins. Et ils auraient pu envoyer un chimpanzé nettoyer leurs saletés. Ils ne pensent jamais aux autres. Il poussa de nouveaux jurons en découvrant un peu plus tard le triste état des couchettes. Syrinx perçut en partie les réprimandes qu'il adressa aux jeunes coupables via le lien d'affinité. Un sourire aux lèvres, elle commença à ranger les provisions. Mosul alla sur le pont arrière du Spiros pour débrancher le câble d'alimentation en fluides nutritifs, puis appareilla. Accoudée au bastingage, Syrinx regarda la queue argentée longue de cinq mètres, dérivée de l'anguille, qui ondulait frénétiquement sous les eaux, propulsant le bateau loin du quai. La membrane de la voile, solidement arrimée, se déroula jusqu'à parvenir au sommet du mât haut de vingt mètres. Une fois hissée, elle se présentait sous la forme d'un triangle dont le vert rappelait celui des feuilles de hêtre au printemps, renforcé par un treillis de cellules musculaires aux mailles hexagonales. La voile se gonfla sous la brise matinale. Un petit sillage blanc enveloppa bientôt la quille. La queue se raidit, ne battant que de temps à autre pour maintenir le cap que Mosul avait indiqué aux processeurs. Syrinx se dirigea vers la proue d'un pas précautionneux. Le pont était humide sous les semelles en caoutchouc de ses tennis, et le bateau filait déjà à vive allure. Elle s'accouda de nouveau au bastingage, ravie d'offrir son visage à la caresse du vent. Mosul la rejoignit et lui passa un bras autour des épaules. Tu sais, je commence à trouver cet océan bien plus impressionnant que l'espace, dit Syrinx alors que Pernik s'éloignait derrière eux. Je sais que l'espace est infini, et ça ne me dérange pas le moins du monde, mais Atlantis a l'air infini. Des milliers de kilomètres d'océan vide, voilà qui fournit à l'esprit humain un concept bien plus accessible que toutes ces années-lumière. À ton esprit, tu veux dire. Je suis né ici, mais l'océan ne me paraît pas infini, je ne risque pas de m'y perdre. Mais l'espace, c'est autre chose. Dans l'espace, on peut se déplacer en ligne droite et ne jamais revenir à son point de départ. Ça, c'est terrifiant. Ils passèrent la matinée à bavarder, à échanger les souvenirs d'événements marquants, émouvants ou chéris, survenus dans leurs existences respectives. Syrinx se surprit à envier la vie simple de Mosul, faite de pêche et de navigation, et comprit que là était la cause de l'attirance qu'elle avait ressentie pour lui dès leur première rencontre. Mosul était un homme sans complication. Quant à lui, il était fasciné par sa sophistication, par les mondes qu'elle avait vus, les gens qu'elle avait connus, les rigueurs de son service militaire. Une fois que le soleil fut assez haut dans le ciel pour qu'elle en sente la chaleur, Syrinx se déshabilla et s'enduisit la peau d'une bonne dose de crème protectrice. Voilà une autre différence entre nous, dit-elle tandis que Mosul lui appliquait la crème sur le dos, entre les omoplates, là où elle ne pouvait pas le faire elle-même. Regarde ce contraste : comparée à toi, je suis presque une albinos. Ça ne me déplaît pas, lui dit-il. Toutes les filles d'ici ont la peau couleur café, noir ou au lait, de sorte que nous ne savons même plus si nous sommes afro-ethniques ou non. Elle soupira et s'étira sur la serviette qu'elle avait étalée sur le toit de la cabine, devant la voile. Aucune importance. Ça fait longtemps que tous nos ancêtres ethniques nous ont reniés. Il y a pas mal de ressentiment dans cette pensée. Je ne sais pas pourquoi. Les Adamistes qui nous rendent visite sont plutôt agréables. Évidemment, ils ont besoin de vos fruits de mer. Et nous de leur argent. La voile continua de grincer et de frémir à mesure que passaient les heures. Syrinx s'aperçut que les mouvements du navire avaient sur elle l'effet d'une berceuse, et le soleil était si chaud qu'elle faillit bel et bien s'assoupir. Je te vois, murmura Onone sur la section de l'affinité qui leur appartenait exclusivement. Sans avoir besoin de réfléchir, elle sut que l'orbite du faucon l'avait conduit à la verticale du Spiros. Elle ouvrit les yeux et s'abîma dans l'azur sans limites. Mes yeux ne sont pas aussi perçants que tes grappes de capteurs. Désolée. J'aime bien te voir. Ça ne m'arrive pas souvent. Elle agita la main, se sentant un peu stupide. Et par-delà le ciel de velours bleu, elle se vit allongée sur le petit bateau, en train de faire un signe. Puis le bateau disparut, devenant un simple point avant de s'évanouir tout à fait. Les deux univers étaient d'un bleu absolu. Reviens vite, dit Onone. Je me sens estropiée quand je suis aussi près d'une planète. Je reviendrai. Bientôt, c'est promis. Ils virent les baleines cet après-midi-là. Des montagnes noires bondissaient au-dessus des eaux. Syrinx les aperçut dans le lointain. De gigantesques masses incurvées qui s'élevaient au-dessus des vagues au mépris de la pesanteur, retombant dans des déferlements d'écume bouillonnante. Des fontaines de vapeur jaillissaient de leurs évents pour s'envoler vers le ciel. Syrinx ne put s'empêcher de faire des bonds sur le pont. - Regarde, regarde ! dit-elle en pointant du doigt. Je les vois, dit Mosul, l'esprit partagé entre l'amusement et une étrange fierté. Ce sont des baleines bleues. Un beau troupeau, en plus : il doit y en avoir plus d'une centaine. Tu les vois ? demanda Syrinx. Je les vois, la rassura Onone. Et je perçois tes sentiments. Tu es heureuse. Et moi aussi. Et les baleines également, elles sourient. Oui! Syrinx éclata de rire. Les gueules des baleines dessinaient bel et bien un sourire. Un sourire perpétuel. Et pourquoi pas ? La seule existence de ces créatures était source de sourires. Mosul rapprocha le Spiros du troupeau, ordonnant à la voile de se réduire. Une vague de bruit déferla sur le bateau. Le claquement de ces corps titanesques au contact de l'eau, le sifflement grave et vibrant de leurs évents. Syrinx tenta d'évaluer la taille des cétacés lorsque le Spiros ne fut qu'à quelques encablures du troupeau. Les plus grands des mâles adultes mesuraient une bonne trentaine de mètres. Un baleineau nagea en direction du Spiros ; il faisait dix mètres de long et son évent crachotait gaiement. Sa mère le suivait de près, et leurs corps glissaient de concert quand ils ne se heurtaient pas. Leurs gigantesques queues échancrées battaient vigoureusement, éclaboussant tout ce qui les entourait, et leurs nageoires blanches ressemblaient à des ailes atrophiées. Complètement fascinée, Syrinx les regarda passer à moins de cinquante mètres du bateau, lui imprimant un inquiétant mouvement de roulis. Mais ce fut à peine si elle le remarqua : le baleineau était en train de téter sa mère, qui s'était inclinée sur le côté. - C'est le spectacle le plus grandiose, le plus miraculeux que j'aie jamais vu, dit-elle, totalement sous le charme. (Ses mains agrippaient le bastingage, ses phalanges étaient blanchies par la tension.) Et ce ne sont même pas des xénos. Ils sont à nous. À la Terre. - Plus maintenant. À ses côtés, Mosul était aussi ébloui qu'elle. Remercions la Providence de nous avoir incités à préserver leurs gènes. Mais je m'étonne encore de ce que l'Assemblée générale de la Confédération vous ait autorisés à les implanter ici. Les baleines n'ont aucun effet sur la chaîne alimentaire, elles lui restent extérieures. Et cet océan peut se permettre de perdre un million de tonnes de krill par jour. En outre, comme l'évolution est incapable de produire un animal similaire sur Atlantis, les baleines n'ont aucun compétiteur. Ce sont des mammifères, après tout, et elles ont eu besoin de la terre ferme pour assurer une partie de leur développement. Non, le plus gros animal produit par Atlantis est le requin rouge, et il ne fait que six mètres de long. Syrinx lui passa un bras autour de la taille et se serra contre lui. Non, ce qui m'étonne, c'est que l'Assemblée générale ait fait preuve de bon sens. Laisser mourir ces créatures aurait été un crime monumental. Tu as l'âme d'une vieille cynique. Elle l'embrassa doucement. Un avant-goût de ce qui va suivre. Puis elle posa la tête sur son torse et concentra à nouveau son attention sur les baleines, observant toutes les nuances de leur beauté et les enregistrant amoureusement dans sa mémoire. Durant le reste de l'après-midi, ils suivirent le troupeau, contemplant les gigantesques cétacés qui batifolaient dans l'océan. Puis, lorsque vint le crépuscule, Mosul changea de cap. La dernière vision que Syrinx eut des baleines fut celle de leurs corps noirs et massifs, gracieusement arqués sur fond de ciel rouge et or, avec pour fond sonore le rugissement de leurs évents peu à peu étouffé par la rumeur de l'océan. Cette nuit-là, des tourbillons de radiance phosphénique virevoltaient autour de la quille, projetant un éclat bleu diamant sur la voile à moitié amenée. Syrinx et Mosul apportèrent des coussins sur le pont et firent l'amour sous le firmament. Onone contempla à plusieurs reprises leurs corps enlacés, et sa présence intensifia encore la merveilleuse plénitude qui habitait l'esprit de Syrinx. Elle ne dit rien à Mosul. La division Électronique du projet de recherche sur les Lay-mils se trouvait dans un bâtiment octogonal de trois étages sis près du centre du campus. Ses murs en polype blanc, creusés de grandes fenêtres ovales, étaient couverts d'hortensias jusqu'à la hauteur du deuxième étage. Il était entouré de chuantawas originaires de la planète Raouil, des arbres hauts de quarante mètres dont l'écorce rugueuse et les grandes feuilles en forme de langue étaient d'une superbe nuance pourpre, et à chaque branche desquels pendaient des grappes de baies couleur bronze. Émergeant d'une des cinq stations de métro desservant le campus, lone rallia le bâtiment en empruntant une allée bordée d'amarantes, ses trois gardes du corps sur les talons. Ses cheveux étaient encore légèrement humides à la suite de son bain avec Haile, et leurs pointes effleuraient le col de sa veste stricte en soie verte. Les quelques chercheurs qui se promenaient dans le campus lui adressaient des regards étonnés et des sourires prudents. Parker Higgens l'attendait devant l'entrée principale du bâtiment, vêtu comme à son habitude d'un costume couleur noisette aux manches bouffantes ornées de spirales rouges. Si son pantalon était bouffant, selon la mode, sa veste semblait par contre un peu trop remplie. Ses cheveux blancs retombaient en désordre sur son front, signe d'une certaine agitation. lone refoula un sourire en lui serrant la main. Le directeur était toujours nerveux en sa présence. Il était certes compétent, mais totalement imperméable à son sens de l'humour. Toute taquinerie serait à ses yeux une insulte personnelle. lone salua ensuite Oski Katsura, la responsable de la division Électronique. Cela faisait six mois qu'elle avait remplacé le titulaire de ce poste, sa nomination ayant été la première confirmée par lone. C'était une femme âgée de soixante-dix-sept ans, plus grande qu'Ione, au superbe corps élancé, vêtue d'une blouse blanche des plus ordinaires. - Alors, vous avez de bonnes nouvelles à m'annoncer ? demanda lone alors qu'ils franchissaient le seuil pour s'engager dans le couloir central. - Oui, madame, dit Parker Higgens. - La majorité des circuits de cette pile étaient composés de cristaux mémoriels, dit Oski Katsura. Leurs processeurs étaient des éléments subsidiaires facilitant l'accès et l'enregistrement. En résumé, il s'agissait d'une banque de mémoire. - Je vois. Et la glace avait conservé cette pile aussi bien que nous l'espérions ? demanda lone. Elle avait l'air intacte quand je l'ai vue. - Oh, oui. Elle était presque complètement intacte : les puces et les cristaux enchâssés dans la glace ont parfaitement fonctionné une fois extraits et nettoyés. S'il nous a fallu aussi longtemps pour décrypter les données stockées dans les cristaux, c'est parce qu'il s'agissait de données non standard. Ils arrivèrent devant une imposante double porte, et Oski Katsura télétransmit le code de sécurité qui déclenchait son ouverture, puis fit signe à lone de la précéder. La division Électronique lui rappelait toujours une cyber-usine : des enfilades de salles identiques, toutes impeccables et éclairées par une lumière crue, toutes emplies de machines énigmatiques dégorgeant un peu partout leurs câbles et leurs fils. Cette salle ne faisait pas exception à la règle, avec ses établis courant le long des murs, son établi central croulant sous les boîtiers électroniques et les testeurs. Le mur du fond était une cloison de verre donnant sur six ateliers isolés les uns des autres. Plusieurs chercheurs s'y affairaient à fabriquer diverses unités, assistés de cellules robotiques d'assemblage de précision. À l'extrémité opposée de la salle, sur une plate-forme en acier inoxydable posée sur le sol, se trouvait une grande sphère en matériau composite ultrarésistant. D'épais conduits de régulation environnementale rayonnaient de l'hémisphère inférieur, branchés à des unités massives de conditionnement, lone distingua au centre de la sphère la pile électronique laymil, dont la base était hérissée de câbles en fibre optique et de fils d'alimentation. À sa grande surprise, Lieria se tenait devant l'établi central, sondant un boîtier électronique avec les dix tentacules sinueux par lesquels s'achevaient ses bras tractamor-phiques. lone n'était pas peu fière d'avoir reconnu la Kiint du premier coup. Bonjour, Lieria, je croyais que vous travailliez à la division Physiologie. Les tentacules se dégagèrent du boîtier, formant à l'extrémité de chaque bras un pilier de chair solide. Lieria se retourna prudemment, veillant à ne heurter aucun appareil. Bienvenue, lone Saldana. Si je suis ici, c'est parce qu'Oski Katsura a demandé mes services comme consultante. J'ai pu contribuer à l'analyse des données stockées dans les cristaux laymils ; celles-ci recoupent en partie mon domaine de spécialisation. Excellent. Je remarque des résidus d'eau salée dans votre pilosité crânienne ; vous venez de nager ? Oui, j'ai fait la toilette de Haile. Elle est impatiente d'explorer Tranquillité. Quand vous la jugerez prête, ne manquez pas de me le faire savoir. Votre gentillesse est la bienvenue. Nous l'estimons suffisamment mûre pour se passer de la surveillance parentale, à condition qu'elle soit accompagnée. Mais ne la laissez pas abuser de votre temps. Cela ne me dérange nullement. L'un des bras de Lieria s'allongea pour attraper sur l'établi un mince boîtier blanc, de dix centimètres de côté. L'unité émit un petit sifflement, puis dit : - Bonjour, directeur Parker Higgens. L'intéressé s'inclina devant le xéno. Oski Katsura tapota de l'ongle la bulle d'isolation. - Nous avons nettoyé et testé tous les composants avant de les réassembler, dit-elle à lone. Cette glace n'était pas de l'eau pure, elle contenait des hydrocarbures plutôt bizarres. - De la matière fécale laymil, dit Lieria par l'entremise de son boîtier. - En effet. Mais le véritable défi a été le décryptage, les données ne ressemblant à aucune de celles que nous avions précédemment retrouvées. Elles semblaient presque totalement aléatoires. Nous avons cru tout d'abord qu'il s'agissait d'une forme d'art, puis nous avons observé la répétition irrégulière de certains traits. Les mêmes motifs répétés selon des combinaisons différentes, traduisit Tranquillité. Les scientifiques adorent ce genre de jargon, pas vrai ? demanda-t-elle, amusée. C'est leur façon de signifier leurs efforts à la personne ou l'institution qui les finance, toi dans le cas présent. Ne leur enlève pas leurs illusions, ce serait impoli. lone conserva un visage neutre pendant les deux secondes que dura ce dialogue. - Ce qui vous a suffi pour formuler un programme de reconnaissance, dit-elle d'une voix mielleuse. - Tout à fait, dit Oski Katsura. Quatre-vingt-dix pour cent des données nous étaient inintelligibles, mais ces motifs ne cessaient de réapparaître. - Une fois que nous en avons identifié un nombre suffisant, nous avons réuni une conférence interdisciplinaire et demandé à ses membres de proposer des hypothèses, dit Parker Higgens. Une idée un peu hasardeuse, mais qui s'est révélée payante. Lieria, je suis ravi de le dire, a trouvé que ces motifs ressemblaient aux impulsions optiques des Laymils. - Exact, dit Lieria par l'entremise de son boîtier. La similarité atteignait un chiffre proche de quatre-vingt-cinq pour cent. Pour un oeil de Laymil, ces paquets de données représentaient des couleurs. - Une fois que ceci eut été établi, nous avons fait tourner un logiciel de comparaison sur les autres données afin de les mettre en corrélation avec d'autres impulsions nerveuses lay-mils, dit Oski Katsura. Jackpot. Enfin, plus ou moins. Il nous a fallu quatre mois pour rédiger des programmes d'interprétation et construire des unités d'interface adéquates, mais nous avons fini par arriver au bout de nos peines. (D'un geste de la main, elle désigna les établis et leurs équipements complexes.) Hier soir, nous avons décrypté la première séquence en totalité. En comprenant la portée du discours d'Oski Katsura, lone se sentit envahie par l'excitation. Son regard était irrésistiblement attiré par la pile blottie dans sa bulle protectrice. Elle toucha avec révérence la surface de celle-ci ; elle était plus tiède que le reste de la salle. - C'est l'enregistrement d'un sensorium laymil ? demanda-t-elle. Parker Higgens et Oski Katsura sourirent comme des enfants de dix ans. - Oui, madame, dit Parker Higgens. Elle se tourna vivement vers lui. - Quelle est l'importance du contenu de ce sensorium ? Quelle est la durée totale des enregistrements ? Oski Katsura haussa les épaules avec modestie. - Nous n'avons pas encore maîtrisé le séquençage des fichiers. Celui que nous avons réussi à traduire dure un peu plus de trois minutes. - Quelle est la durée totale des enregistrements ? répéta lone en laissant percer un peu de son irritation. - Si la densité d'octets est constante pour les autres séquences... approximativement huit mille heures. Elle a bien dit huit mille ? Oui, dit Tranquillité. - Nom de Dieu ! (Un sourire gourmand apparut sur le visage d'Ione.) Quand vous dites " traduire ", qu'entendez-vous par là? - La séquence a été adaptée à la réception sensovidéo humaine, dit Oski Katsura. - L'avez-vous visionnée ? - Oui. La qualité est en deçà des normes commerciales standard, mais nous devrions pouvoir l'améliorer en affinant nos programmes et notre équipement. - Tranquillité peut-elle accéder à votre équipement via son réseau de communication ? demanda lone avec impatience. - Ça ne devrait pas être compliqué, dit Oski Katsura. Un instant, je lui transmets mon code d'accès... C'est fait. Montre-moi ! Des sens fondamentalement autres engloutirent ses pensées conscientes, la laissant en dépit de ses protestations dans un état d'observatrice passive. Le corps laymil était trisymétrique, haut d'un mètre soixante-quinze, et pourvu d'une peau gris ardoise, dure et profondément ridée. Il avait trois jambes, avec des genoux à double articulation et des pieds s'achevant par des sabots. Trois bras prenant naissance à trois épaules bossues, permettant un haut degré d'articulation, un unique coude, et des mains pourvues de quatre doigts composés chacun de trois phalanges, aussi épais et deux fois plus longs qu'un pouce humain, témoignant d'une force et d'une dextérité considérables. Le plus troublant, c'étaient les trois têtes sensitives, qui émergeaient entre les épaules tels des serpents tronqués. Chacune d'elles était ornée d'un oeil, placé entre une oreille triangulaire rappelant celle d'une chauve-souris et un orifice respiratoire édenté. Ces trois orifices étaient capables d'émettre des sons, mais l'un d'eux était plus large et plus sophistiqué que les deux autres, ce qui compensait leur absence de dents par un odorat plus aiguisé. L'orifice d'ingestion se trouvait en haut du torse, dans la fente séparant les cous, une gueule circulaire bordée de dents fines et pointues. Le corps que portait maintenant lone comprimait durement sa propre silhouette, l'enserrant dans des anneaux musculaires qui se dilataient et se contractaient sinueusement, forçant sa chair et ses os à adopter une nouvelle configuration, forçant son esprit à se conformer à l'identité résurgente en suspension dans la matrice du cristal. Elle avait l'impression que ses membres étaient systématiquement distordus dans toutes les directions excepté celles dictées par la nature. Mais cette métamorphose ne s'accompagnait d'aucune souffrance. Ses pensées fiévreuses, électrisées par une révulsion instinctive, commencèrent à s'apaiser. Elle regarda autour d'elle, faisant de son mieux pour s'adapter au point de vie tri-oculaire. Elle portait des vêtements. Première surprise, née d'un préjugé bien ancré : cet organisme était animal, inhumain, aucun anthropomorphisme ne pouvait le rendre proche. Mais le pantalon était parfaitement reconnaissable, une paire de cylindres d'un pourpre presque noir, dont le tissu soyeux caressait une peau rugueuse. Il s'achevait à mi-hauteur des "mollets" et était retenu par une ceinture tout à fait identifiable. La chemise était elle aussi un cylindre, lâche et de couleur vert clair, maintenu par des lanières passées autour des cous. Et elle marchait, déplaçant ses trois jambes d'une façon si aisée, si naturelle, qu'elle n'avait même pas besoin de réfléchir à sa locomotion pour éviter de trébucher. La tête sensitive pourvue d'un orifice vocal était tendue vers l'avant, oscillant de droite à gauche. Les deux autres parcouraient le paysage environnant. Elle captait un feu roulant de visions et de sons. Les tons pastel étaient rares dans son univers, où prédominaient de vives couleurs primaires ; mais l'image était parsemée de minuscules lézardes noires, à l'instar d'une projection AV subissant de fortes interférences ; les myriades de bruits qu'elle percevait étaient entrecoupés de pauses silencieuses d'une demi-seconde. lone ignora ces défauts. Elle parcourait un habitat laymil. Si Tranquillité représentait le soin dans la perfection, ceci représentait le soin dans l'anarchie. Les arbres semblaient guerroyer, se jeter les uns contre les autres. Rien ne poussait droit. On aurait dit une jungle frappée par un ouragan, mais une jungle où les arbres étaient si serrés les uns contre les autres qu'ils s'affalaient sur leurs voisins plutôt que de s'effondrer. Elle en vit dont les troncs distordus s'enroulaient l'un autour de l'autre, formant une double hélice dans leur quête éperdue de lumière et de chaleur, les jeunes branches transperçant la vieille écorce. Des racines aussi grosses que des torses humains émergeaient des troncs au-dessus de sa tête, projetant vers le sol sablonneux des fourches couleur chair dont la masse formait un cône. Les feuilles étaient de longs rubans dessinant des spirales curvilignes, d'une couleur vert olive tirant sur le marron. Et à ses pieds, là où les rayons lumineux perçaient la pénombre tels des piliers immatériels, le moindre trou, la moindre fissure grouillaient de minuscules champignons bleu cobalt, dont le chapeau était effrangé d'étamines vermillon qui oscillaient telles des anémones de mer sous un faible courant. La paix et la joie entrèrent en elle, comme un rayon de soleil éclairant un bloc d'ambre. La forêt était en harmonie, son esprit vital en résonance avec l'essence maternelle de l'île spatiale, et toutes deux chantaient à l'unisson le même madrigal. Elle écouta de tout son cour, reconnaissante de ce privilège qu'était la vie. Ses sabots foulèrent les méandres du sentier, la conduisant vers la quatrième communauté nuptiale. Ses maris/partenaires l'attendaient, et son impatience se mêla au chant de la forêt, suscitant la joie de l'essence maternelle. Elle atteignit la lisière de la jungle, attristée par le spectacle des arbres plus petits, par la fin du chant, ravie d'avoir triomphé de l'épreuve, d'avoir été jugée digne d'un quatrième cycle de reproduction. Les arbres firent place à la prairie, à un vallon couvert de hautes herbes luxuriantes, constellé de fleurs en forme de clochettes d'un rouge, d'un jaune et d'un bleu également vifs. L'île de l'espace s'élevait tout autour d'elle, foisonnant camaïeu de vert où, sous des mouchetures de fragiles nuages, la végétation occultait les filets argentés des fleuves et des courants. Des lames de soleils jaillissaient sur l'axe de symétrie depuis le centre de chaque calotte, des sabres radieux et effilés longs d'une vingtaine de kilomètres. Chant d'unité de l'esprit des arbres, lança-t-elle de la voix et de l'esprit. (Ses deux têtes claironnèrent gaiement.) J'attends. Richesse récompensée par croissance d'embryon en fille, répondit la mère de l'île spatiale. Sélection du mâle ? Approuvée. Union attendue. Vie pousse à extase. Elle entama sa descente dans le vallon. Au fond de celui-ci se trouvait la quatrième communauté nuptiale. Des structures semi-cubiques en polype bleu, d'une symétrie rigide, disposées en cercles concentriques. Sur les allées courant entre les murs nus, elle vit d'autres Laymils se déplacer. Toutes ses têtes se tendirent vers l'avant. Le souvenir s'achevait là. Le retour au conformisme du laboratoire d'électronique fut aussi brutal que choquant. lone dut s'appuyer à l'établi pour ne pas tomber. Oski Katsura et Parker Higgens la fixaient d'un air inquiet, et même les yeux violets de Lieria étaient posés sur elle. - C'était... stupéfiant, réussit-elle à dire. (L'étouffante jungle laymil rôdait à la lisière de son champ visuel tel un rêve assoiffé de vengeance.) Ces arbres, elle semblait les considérer comme vivants. - Oui, dit Parker Higgens. De toute évidence, il s'agit d'un rituel ou d'un test de sélection avant fécondation. Nous savions que les femelles laymils étaient capables d'effectuer cinq cycles de reproduction, mais personne n'avait envisagé qu'elles puissent être soumises à des contraintes non naturelles. En fait, je trouve étonnant qu'une culture aussi sophistiquée ait pu encore se livrer à un rituel quasiment païen. - Je ne pense pas qu'on puisse parler de paganisme, dit Oski Katsura. Nous avons déjà identifié dans le génome laymil une séquence génétique similaire au gène d'affinité des Edénistes. Cependant, ils étaient beaucoup plus gaiaïstes que le sont les Edénistes humains ; leur habitat, l'île de l'espace, était virtuellement une partie intégrante de leur processus de reproduction. Il semblait détenir une sorte de droit de veto. - Comme Tranquillité et moi, dit lone pour elle-même. Tu vas un peu loin. Donne-nous encore cinq mille ans, et la naissance d'un nouveau seigneur de Ruine sera sûrement ritualisée. Vous avez tout à fait raison, lone Saldana, dit Lieria. La Kiint poursuivit par l'intermédiaire de son boîtier. - Certains indices déterminants me poussent à penser que le processus de sélection laymil était fondé sur un eugénisme scientifique plutôt que sur un spiritualisme primitif. Le succès d'un candidat n'était pas uniquement dû à des caractéristiques physiques souhaitables, la force mentale était de toute évidence un critère essentiel. - Quoi qu'il en soit, voilà qui nous ouvre de fabuleux horizons sur leur culture, dit Parker Higgens. Nous savions si peu de chose jusqu'ici. Penser que trois petites minutes ont pu nous en apprendre autant. Les possibilités qui s'offrent à nous... Il regarda la pile électronique avec ce qui ressemblait à de l'adoration. - Y aura-t-il des problèmes pour traduire le reste ? demanda lone à Oski Katsura. - Je ne pense pas. Vous n'avez accédé qu'à une ébauche, les analogues émotionnels n'étaient que des approximations. Nous allons modifier nos programmes, bien entendu, mais je doute que nous puissions établir des analogies directes avec une espèce aussi étrangère. lone considéra la pile électronique. L'oracle de toute une espèce. Et peut-être, peut-être, la réponse à cette question . pourquoi avaient-ils fait ça ? Plus elle y pensait, plus elle était déconcertée. Les Laymils irradiaient la vie. Au nom de Dieu, qu'est-ce qui avait pu pousser une telle entité à se suicider ? Elle frissonna, puis se tourna vers Parker Higgens. - Préparez un budget prioritaire pour la division Électronique, dit-elle d'un air décidé. Je veux que ces huit mille heures soient traduites le plus vite possible. Et nous devons augmenter les effectifs de la division Analyse culturelle. Jusqu'ici, nous nous sommes beaucoup trop concentrés sur la physique et la technologie des Laymils, et il faut maintenant que ça change. Parker Higgens ouvrit la bouche pour protester. - Ce n'est pas une critique, Parker, s'empressa-t-elle d'ajouter. Avant aujourd'hui, nous ne pouvions pas faire autrement. Mais à présent que nous disposons de ces mémoires sensorielles et émotionnelles, nous entrons dans une nouvelle phase de recherche. Envoyez des invitations à tous les experts en psychologie xéno qui pourraient selon vous nous être utiles, offrez-leur des bourses pour qu'ils puissent se libérer de leurs postes actuels. J'ajouterai un message personnel à vos requêtes si vous estimez que mon nom les convaincra d'accepter notre offre. - Oui, madame, dit Parker Higgens, qui semblait déconcerté par sa rapidité de décision. - Lieria, j'aimerais que vous ou l'un de vos collègues nous assistiez dans l'interprétation des données culturelles, je pense que votre point de vue sera d'une valeur inestimable. La peau de Lieria ondoya sur toute la longueur de ses bras (l'équivalent d'un rire chez les Kiints ?). - Ce sera avec un grand plaisir que je vous assisterai, lone Saldana. - Une dernière chose. Je veux que Tranquillité soit la première à visionner les nouveaux souvenirs dès qu'ils auront été traduits. - Oui, dit Oski Katsura d'une voix hésitante. - Désolée, dit lone avec son sourire le plus sincère. Mais en tant que seigneur de Ruine, je détiens toujours le droit d'interdire l'exportation de toute technologie militaire. Les experts en culture peuvent bien débattre durant des mois sur les nuances de ce que nous voyons, mais il est sacrement facile de reconnaître une arme au premier coup d'oil. Je ne tiens pas à ce que des armes dangereuses se répandent dans toute la Confédération. " Et si c'est une arme ennemie qui a détruit les habitats laymils, je veux le savoir avant de décider ce que je vais raconter à tout le monde. 15. La nuit était venue sur Durringham, apportant avec elle un épais brouillard grisâtre qui s'étendait le long des rues et au-dessus des planches pourrissantes des toits, déposant dans son sillage une nappe huileuse de gouttelettes. L'eau embuait chaque mur extérieur au point de recouvrir la ville entière d'un voile sombre et luisant, les gouttelettes formaient des ruisselets qui s'écoulaient des avant-toits et des surplombs. Les portes et les volets n'étaient d'aucune protection, la brume pénétrait facilement à l'intérieur des maisons, imprégnant la charpente et se condensant sur les meubles. C'était pire que la pluie. Le bureau du gouverneur était un peu mieux loti que les autres habitations. Bien que Colin Rexrew ait poussé la climatisation, à tel point qu'elle produisait un cliquetis agaçant, l'atmosphère à l'intérieur restait d'une moiteur persistante. Il était en train de regarder des images satellite en compagnie de Terrance Smith et Candace Elford, chef de la police de Lalonde. Les trois grands écrans muraux à l'opposé de la fenêtre incurvée montraient des images d'un village de colons en bordure de rivière. L'échantillonnage habituel de cabanes déglinguées et de champs étroits, de grands tas d'arbres abattus et de souches infestées de champignons. Entre les cabanes, des poulets déambulaient en grattant la terre et des chiens erraient en liberté. Les quelques personnes saisies par la caméra étaient vêtues d'habits sales et dépenaillés. Un enfant, d'environ deux ans, était complètement nu. - Ce ne sont pas de très bonnes images, se plaignit Rexrew. La plupart des contours étaient flous, les couleurs elles-mêmes semblaient être passées. - Oui, convint Candace. On a soumis le satellite d'observation à un programme de diagnostic, mais tout fonctionnait normalement. Toutes les images qu'il prend des autres zones sont parfaites. Il n'y a un problème que lorsqu'il survole la région de la Quallheim. - Oh ! allons, dit Terrance Smith. Vous n'êtes quand même pas en train d'insinuer que les gens des comtés de la Quallheim pourraient altérer nos images ? Candace Elford prit le temps de répondre. Elle avait cinquante-sept ans et Lalonde était sa seconde affectation en tant que shérif en chef. Ces deux postes, elle les avait gagnés grâce à la minutie qu'elle apportait à son travail ; elle était passée par divers services de police affectés aux planètes en voie de colonisation et nourrissait une espèce de vague mépris à l'égard des colons qui, avait-elle découvert, étaient à peu près capables de tout une fois installés sur leurs nouvelles terres. - C'est peu probable, admit-elle. Les satellites ELINT des Forces spatiales de la Confédération n'ont détecté aucune émission inhabituelle en provenance du comté de Schuster. C'est sans doute un problème technique, ce satellite a quinze ans et n'a reçu aucun entretien depuis les onze dernières années. - D'accord, dit Colin Rexrew. C'est noté. Nous n'avons pas l'argent pour assurer les services courants, comme vous le savez. - Quand il tombera en panne, le remplacer coûtera plus cher à la SEL que les frais de la maintenance triennale normale, répliqua Candace Elford. - S'il vous plaît ! dit Colin Rexrew. Pourrions-nous nous en tenir au sujet qui nous préoccupe ? Il lorgna vers l'armoire à boissons. Il aurait été agréable d'ouvrir une des bouteilles de vin blanc frais et d'avoir une conversation plus détendue, mais Candace Elford aurait refusé, ce qui aurait été embarrassant. Elle était tellement rigide ; néanmoins c'était un de ses meilleurs officiers, respectée et écoutée par les shérifs. Il avait besoin d'elle, aussi supportait-il sa stricte observance du protocole, y trouvant son compte. - Très bien, dit-elle d'un ton cassant. Comme vous pouvez le voir, Aberdale a douze maisons réduites en cendres. D'après le shérif de Schuster, Matthew Skinner, une sorte d'émeute de la part des Déps est survenue, il y a quatre jours, vers le moment où les habitations ont été rasées. À ce qu'on dit, les Déps auraient tué un garçon de dix ans, et les villageois les ont traqués. Le bloc émetteur du superviseur Manani ne fonctionnant pas, c'est un villageois d'Aberdale qui s'est rendu à Schuster le lendemain du meurtre, et Matthew Skinner a transmis la nouvelle à mon bureau. C'était il y a trois jours. Il a dit qu'il partait à cheval pour Aberdale afin d'enquêter ; dès cet instant, il semblait que la plupart des Déps avaient été tués. Nous n'avons rien su de nouveau jusqu'à ce matin, quand Matthew Skinner nous a informés que l'émeute était terminée et que les Déps d'Aberdale étaient tous morts. - Je désapprouve les actes d'autodéfense, déclara Colin Rexrew. Officiellement, c'est-à-dire. Mais étant donné les circonstances, je ne peux pas dire que je blâme les villageois d'Aberdale, ces Déps ont toujours été à la fois une bonne chose et une cause de désagrément. La moitié d'entre eux n'aurait jamais dû se retrouver ici, ce n'est pas dix ans de temps de service qui va réhabiliter les récidivistes dans l'âme. - Oui, monsieur, dit Candace Elford. Mais ce n'est pas là le problème. De ses mains moites, Colin Rexrew ramena en arrière les épis de ses cheveux clairsemés. - Loin de moi l'idée que ce soit aussi simple. Continuez. Candace Elford télétransmit une instruction à l'ordinateur du bureau. Les écrans affichèrent des vues d'un autre village ; le dénuement y semblait encore plus grand qu'à Aberdale. - Voici la ville de Schuster elle-même. L'image a été enregistrée ce matin. Comme vous pouvez voir, il y a trois habitations détruites par le feu. Colin Rexrew se redressa légèrement derrière son bureau. - Ils ont eu des problèmes avec les Déps, eux aussi ? - C'est cela qui est étrange, répondit Candace Elford. Matthew Skinner n'a jamais fait mention des incendies, et il aurait dû, des feux comme ça sont dangereux dans ce genre de communautés. Les dernières images satellite normales que nous avons de Schuster datent de deux semaines ; à ce moment-là les maisons étaient intactes. - La coïncidence va un peu loin, dit Colin Rexrew à moitié pour lui-même. - C'est ce que nous avons pensé au bureau, approuva Candace Elford. Aussi nous sommes allés y voir d'un peu plus près. Le Service d'octroi des lots a divisé le territoire de la Quallheim en trois comtés, Schuster, Medellin et Rossan, qui à eux trois comptent maintenant dix villages. Nous avons relevé des cas d'incendie dans six de ces villages : Aberdale, Schuster, Qayen, Pamiers, Kilkee et Medellin. Elle télétransmit d'autres instructions. Sur les écrans défilèrent les images des villages que son bureau avait enregistrées ce matin. - Oh ! nom de Dieu ! maugréa Colin Rexrew. (Certaines des poutres carbonisées fumaient encore.) Qu'est-ce qui a pu se passer là-bas ? - C'est la première chose que nous nous sommes demandée. Nous avons donc appelé chacun des superviseurs des villages. Celui de Qayen n'a pas répondu, les trois autres ont dit que tout allait bien. Nous avons alors appelé les villages qui, au vu des images, n'avaient pas subi de dommages. Salkhad, Guer et Suttal n'ont pas répondu ; le superviseur de Rossan a dit qu'il n'y avait aucun problème, qu'il ne se passait rien d'extraordinaire. Ils n'avaient aucune nouvelle des autres villages, bonne ou mauvaise. - Quelle est votre opinion ? demanda Colin Rexrew. Le shérif en chef revint aux écrans. - Une dernière information. Aujourd'hui le satellite a effectué sept passages au-dessus des comtés de la Quallheim. Même si les images étaient de mauvaise qualité, à aucun moment nous n'avons vu qui que ce soit travailler dans les champs. Ni personne dans aucun des dix villages. Terrance Smith siffla entre ses dents. - Ça sent mauvais, dit-il. Personne ne peut empêcher un colon d'aller dans son champ, surtout par le temps qu'il a fait là-bas. Ils dépendent complètement de ces cultures. Dès le départ les superviseurs sont tout à fait clairs là-dessus, une fois qu'ils sont établis ils n'ont aucune aide à attendre de Dur-ringham. Ils ne peuvent se permettre de laisser leurs champs mal entretenus. Vous vous rappelez ce qui est arrivé au comté d'Arklow ? Colin Rexrew adressa à son assistant un regard irrité. - Inutile de me le rappeler, j'ai vu les fichiers à mon arrivée. (Il porta son regard vers les écrans et l'image du village de Qayen. Il eut comme un sombre pressentiment.) Bon, alors, qu'êtes-vous en train de me dire, Candace ? - Je sais à quoi ça ressemble. Simplement je n'arrive pas y croire. Une rébellion des Déps, qui auraient réussi à prendre le contrôle des comtés de la Quallheim, et cela en quatre jours. - Il y a plus de six mille colons éparpillés dans ces comtés, précisa Terrance Smith. La plupart ont des armes et n'ont pas peur de les utiliser. Face à ça, il y a cent quatre-vingt-six Déps, sans armes et sans organisation, et sans le moindre moyen fiable de communication. C'est la lie de la Terre, des gosses des rues ; s'ils pouvaient monter un truc pareil, d'abord ils ne seraient pas là. - Je sais, répondit Candace Elford. C'est pourquoi j'ai dit que je n'y croyais pas. Mais alors qu'est-ce que ça pourrait être ? Quelqu'un de l'extérieur ? Qui ? Colin Rexrew fronça les sourcils. - On a déjà eu un problème avec Schuster, dit-il. C'était ce... (Sa voix traîna tandis qu'il demandait une recherche dans les fichiers de ses naneuroniques.) Ah ! oui, les familles de fermiers disparues. Vous vous rappelez, Terrance ? J'ai envoyé un prévôt enquêter l'an dernier. Quel gaspillage ! - C'était un gaspillage de notre point de vue, rétorqua Terrance Smith, parce que le prévôt n'a rien trouvé. Ce qui en soi était plutôt inhabituel. Ces prévôts sont doués. Ce qui veut dire qu'il s'agissait ou bien simplement d'un animal qui aurait emporté les corps des fermiers, ou bien d'une bande inconnue, des types qui auraient réussi à effacer leurs traces au point de tromper à la fois le superviseur local et le prévôt. Si c'était un raid organisé, alors leurs auteurs étaient au moins aussi doués que notre prévôt. - Et donc ? interrogea Colin Rexrew. - Donc aujourd'hui nous avons un autre incident, qui survient dans le même comté et qu'il serait difficile d'expliquer par une rébellion des Déps. L'importance de l'événement va à rencontre de l'hypothèse selon laquelle ce seraient les Déps qui auraient fait cela tout seuls. Mais un groupe extérieur qui prendrait le contrôle des comtés de la Quallheim, ça collerait avec les éléments dont nous disposons. - En tout cas nous n'avons qu'un rapport de seconde main pour affirmer que ce sont les Déps les responsables, dit Colin Rexrew en considérant la fâcheuse hypothèse. - Ça n'a toujours aucun sens, insista Candace Elford. Je concède que les faits semblent indiquer que les Déps ont reçu de l'aide. Mais quel serait ce groupe extérieur ? Et pourquoi les comtés de la Quallheim, nom d'un chien ? Il n'y a aucune richesse là-bas ; à peine si les colons arrivent à subvenir à leurs propres besoins. Pendant que j'y suis, il n'y a aucune richesse nulle part sur Lalonde. - Ça ne nous mène nulle part, dit Colin Rexrew. Écoutez, j'ai trois bateaux qui doivent partir dans deux jours, ils emmènent six cents nouveaux colons au comté de Schuster pour établir un autre village. Vous êtes mon conseiller sur les questions de sécurité, Candace. Est-ce que vous me dites de ne pas les y envoyer ? - Je crois que je vous conseillerais en ce sens, oui ; en tout cas au stade où en sont les choses. Vous ne manquez quand même pas de destinations. Envoyer des colons non aguerris et qui ne se doutent de rien au beau milieu d'une possible rébellion ne ferait pas bien dans nos dossiers. Y a-t-il un territoire proche autre que Schuster où vous pourriez les installer ? - Le comté de Willow West sur l'affluent Frenshaw, suggéra Terrance Smith. Ce n'est qu'à cent kilomètres au nord-ouest de Schuster ; il y a plein de place pour eux là-bas. Du reste, il figure sur notre liste actuelle du développement du territoire. - OK, acquiesça Colin Rexrew. Arrangez ça avec le Service d'octroi des lots. En attendant, que comptez-vous faire, Candace, à propos de la situation sur la Quallheim ? - Je veux votre permission pour y envoyer un détachement par les bateaux qui emmènent les colons. Une fois ceux-ci débarqués à Willow West, les bateaux peuvent continuer vers la Quallheim avec mes hommes. Dès que j'aurai des gens sûrs sur le terrain, nous pourrons juger de ce qu'il en est et remettre de l'ordre. - Vous en voulez combien ? - Une centaine devrait suffire. Vingt shérifs à plein temps, et le reste qu'on peut mandater. Dieu sait qu'il y a assez d'hommes à Durringham qui vont sauter sur l'occasion de s'offrir une petite croisière de cinq semaines sur le fleuve à plein salaire. J'aimerais avoir aussi trois prévôts, par précaution. - Oui, d'accord, dit Colin Rexrew. Mais rappelez-vous seulement que ça sort de votre budget. - Il faudra pratiquement trois semaines avant que vos gars soient là-bas, fit remarquer Terrance Smith d'un air pensif. - Et alors ? demanda le shérif en chef. Je ne peux pas faire aller les bateaux plus vite. - Non, mais il peut se passer bien des choses pendant ce temps. Si on en croit ce que nous avons vu jusqu'ici, cette insurrection s'est propagée le long de la Quallheim en quatre jours. Dans le pire des scénarios, la rébellion pourrait continuer à s'étendre au même rythme et votre détachement initial de cent hommes se retrouverait en lourde infériorité numérique. Ce que je suggère, c'est que nous envoyions le détachement là-bas le plus vite possible et stoppions toute expansion de la révolte avant que la situation devienne impossible. Nous avons trois ADAV au spatioport, des BK133 que notre équipe d'experts écologistes utilise pour ses missions de relèvement. Ce sont des appareils subsoniques et ils n'ont que dix places, mais ils pourraient assurer un relais jusqu'au confluent de la Quallheim. De cette façon, votre détachement serait là-bas en deux jours. Colin Rexrew laissa reposer sa tête sur le dossier de la chaise et fit effectuer une comparaison de coûts à ses naneuroniques. - Vachement trop cher ! dit-il. Et d'ailleurs, un de ces ADAV n'est plus en service depuis que les coupures de l'an dernier ont réduit le budget de la Classification des fruits aborigènes. Nous ferons un compromis, comme chaque fois. Candace expédie ses shérifs et adjoints vers la Quallheim sur les bateaux, et son bureau ici en ville continue de suivre la situation par le satellite d'observation. S'il apparaît que cette rébellion, ou quoi que ce soit que recouvrent ces incidents, s'étend au-delà des comtés de la Quallheim, nous utiliserons les ADAV pour renforcer le détachement avant qu'il ne soit sur place. La lumière dispensée par les cellules électroluminescentes à l'apex du singulier bureau de Laton avait baissé, abolissant les stimuli externes de sorte qu'il pût se concentrer sur son moi intérieur. Les sensations pénétraient son esprit hautement réceptif, des impressions recueillies via le lien d'affinité depuis les éclaireurs servants disséminés à travers la jungle. Les résultats lui déplaisaient énormément. En fait, ils n'étaient pas loin de l'inquiéter. Il n'avait rien éprouvé de tel depuis que les agents du Service de renseignements édéniste avaient resserré l'étau sur lui, le forçant à fuir son habitat d'origine, presque soixante-dix ans plus tôt. À cette époque, il avait ressenti la rage, la peur et un profond désarroi comme il n'en avait jamais connu en tant qu'Edéniste ; cela lui avait fait découvrir combien cette culture était futile. Après cela, le rejet avait été total. Et voilà qu'un autre étau se refermait sur lui. Quelque chose qu'il ne connaissait pas ni ne comprenait ; quelque chose qui agissait comme une nanonique d'asservissement, s'appropriant la personnalité originelle des humains pour la remplacer par les attributs d'une véritable machine de guerre. Il avait observé comment Quinn Dexter et les Déps avaient changé radicalement de comportement après l'épisode de l'éclair dans la jungle. Ils agissaient comme des troupes mercenaires parfaitement entraînées et il ne fallait pas longtemps pour que ceux avec qui ils entraient en contact révèlent des caractéristiques similaires, quoiqu'une minorité de ces possédés - et c'était ça le plus étonnant - se comportât presque normalement. En plus, ils n'avaient nul besoin d'armes, ils acquéraient la faculté d'émettre des jets de photons comme un projecteur holographique, une lumière qui pouvait opérer comme un champ d'induction thermique, mais avec une puissance et une portée colossales. Et cela sans qu'il y eût de mécanisme physique visible. Laton avait ressenti la première décharge de douleur qui avait frappé Camilla lorsque les Déps l'avaient transformée en torche vivante, douleur heureusement écourtée par la perte de conscience. Il pleurait la mort de sa fille avec, quelque part dans un recoin de son esprit, un authentique sentiment de tristesse qu'elle fût désormais absente de sa vie. Mais ce qui importait à présent, c'était la menace à laquelle il devait lui-même faire face. Pour affronter sans peur son ennemi, parce que la peur est une flèche de plus dans le carquois de l'ennemi, on doit comprendre ce qu'il est. Et c'était justement ce à quoi il n'était pas parvenu en quatre jours d'intense réflexion. Certaines scènes qu'il avait saisies par l'entremise des éclai-reurs défiaient les lois de la physique. À moins que la physique n'ait progressé au-delà de toute prévision raisonnable durant son exil. Hypothèse concevable, jugeait-il, le gouvernement ayant toujours exercé une mainmise sur la science des armes, qui bénéficiait des financements les plus importants et de la publicité la plus discrète. Réminiscence : un homme qui regarde vers le ciel et voit la crécerelle, l'oiseau au lien d'affinité. L'homme a ri et a levé la main, a claqué des doigts. L'air autour de la crécerelle s'est solidifié, l'emprisonnant dans une matrice de molécules figées et la précipitant du ciel sur les rochers deux cents mètres plus bas. Un claquement de doigt... Réminiscence : un villageois de Kilkee, terrifié et pris de panique, qui tire avec son fusil de chasse laser sur un des possédés. La portée était de quinze mètres et le rayon n'avait eu aucun effet. Après les quelques premiers tirs, le fusil n'avait plus répondu, complètement mort. Puis c'avait été le vennal que Laton avait envoyé en reconnaissance qui s'était mis en boule et était tombé dans une sorte de coma. La conquête des villages des comtés de la Quallheim s'était faite à une vitesse ahurissante. Cela, plus qu'autre chose, persuadait Laton qu'il avait affaire à une espèce de force militaire. II y avait une intelligence dirigeante derrière les possédés dont les effectifs croissaient à un taux exponentiel. Mais ce qui vraiment le troublait, c'était le pourquoi de tout cela. Il avait choisi Lalonde parce que la planète cadrait avec ses objectifs à long terme, mais à part cela elle ne présentait aucun intérêt. Pourquoi prendre le contrôle de ces gens ? Une expérience. C'était la seule explication qu'il pouvait imaginer. Ce qui avait pour corollaire la question de savoir à quoi cette expérience préparait. Les perspectives étaient terrifiantes. Laton? Il y avait dans la transmission mentale de Waldsey un ton anxieux et indécis, ce qui ne lui ressemblait pas du tout. Oui, répondit Laton avec la même intonation. Il devinait ce qui allait suivre. Après soixante ans, il savait mieux qu'eux comment fonctionnait l'esprit de ses collègues. Il était seulement un peu surpris qu'ils aient mis si longtemps à l'attaquer de front. As-tu trouvé ce que c'est ? Non. J'ai pensé à une espèce de nanonique virale, mais le nombre de fonctions avérées que cela possède serait d'un ordre de grandeur supérieur à tout ce que nous connaissons, même au seul niveau théorique. En plus, certaines de ces fonctions sont difficiles à expliquer dans le cadre de la physique qui nous est connue et que nous comprenons. En bref, si tu détiens une technologie aussi puissante, pourquoi t'embêter à l'utiliser de cette façon ? C'est des plus troublants. Troublant ! s'emporta Tao. Père, ce truc est un danger mortel, et c'est là, de l'autre côté de l'arbre. Troublant, merde ! nous devons faire quelque chose. Laton laissa l'image fugitive d'un sourire pénétrer leur lien d'affinité. Seuls ses enfants osaient le contredire, ce qui n'était pas tout à fait pour lui déplaire ; l'obséquiosité était quelque chose qu'il désapprouvait presque autant que la déloyauté. Ce qui ne laissait aux autres qu'une étroite et délicate marge de manoeuvre. Sans doute as-tu une idée sur ce que nous devrions faire. Oui. Charger les croiseurs et partir vers les collines. Appelons ça un repli stratégique, appelons ça simple prudence, mais, bon sang ! sortons de cet arbre. Tout de suite. Tant que c'est encore possible. Ça m'est égal d'admettre que j'ai peur. Même si je dois être le seul. J'imagine que même le chef de la police de cette planète doit savoir à l'heure présente qu'il se passe quelque chose de bizarre à Aberdale et dans les autres villages de la Quall-heim, dit Laton. (Il sentit les autres s'insérer dans la discussion, même s'ils prenaient soin de ne pas laisser transparaître trop d'émotions.) Le satellite de surveillance de la SEL a beau être dans un état déplorable, je vous certifie qu'il pourrait encore repérer les croiseurs. Et en ce moment il doit concentrer un maximum d'attention sur les comtés de la Quall-heim. Et alors ? Nous n'avons qu'à le descendre. Les masers que tu as récupérés dans le vieux gerfaut sont capables de l'atteindre. Il faudra des semaines avant que la SEL ne le remplace. À ce moment-là, nous serons partis depuis longtemps. Ils verront la piste que nous aurons laissée à travers la jungle mais, une fois que nous aurons atteint la savane, ils perdront notre trace. Je voudrais simplement te rappeler que nous sommes près de toucher au but pour notre projet d'immortalité. Veux-tu sacrifier cela ? Père, si nous ne sortons pas d'ici, nous n'aurons plus aucun projet, ni aucune vie à immortaliser. Nous ne pouvons nous défendre contre ces villageois possédés. J'ai vu ce qui arrive quand on leur tire dessus. Os ne s'en rendent même pas compte! Et même si quelqu'un réussit à les battre, après ça chaque centimètre carré des comtés de la Quallheim va être fouillé. Dans un cas comme dans l'autre, nous ne pouvons pas rester ici. Là le fiston marque un point, dit Salki. Nous ne pouvons pas nous accrocher à ce lieu par simple sentimentalisme. Vous m'avez toujours dit qu'on ne peut pas détruire la connaissance, reprit Tao. Nous savons greffer un cerveau opérant en parallèle. Ce qu'il nous faut, c'est un lieu sûr pour le faire. Ce n'est assurément pas dans cet arbre que nous le trouverons. Ça ne l'est plus. Bien raisonné, dit Laton. Sauf que je ne suis pas certain qu'on puisse désormais désigner quelque endroit que ce soit sur Lalonde comme un lieu sûr. Cette technologie est redoutable. Il laissa délibérément flotter ses émotions et perçut la stupeur et le dépit dans les pensées de ses collègues découvrant la profonde inquiétude où il était, lui qui n'avait jamais jusqu'ici montré la moindre faiblesse. On ne peut quand même pas aller au spatioport de Dur-ringham leur demander qu'ils nous emmènent ailleurs, émit Waldsey. Les enfants, si, répondit Laton. Ils sont nés ici, les services de renseignements n'ont pas de dossiers sur eux. Une fois en orbite, ils pourraient nous procurer un vaisseau. Merde alors ! tu es sérieux ? Bien sûr. C'est le cours logique des choses. À l'extrême limite, je suis prêt à contacter les services de renseignements de Durringham et à leur exposer la situation. Ils me croiront, c'est sûr, et ainsi l'alerte sera déclenchée. Est-ce si grave, père ? demanda Salsett d'un ton angoissé. Laton projeta vers la jeune fille de quinze ans une onde de chaleur qui se voulait rassurante. Je ne pense pas qu'on en arrive là, ma chérie. Quitter l'arbre, dit-elle d'un ton soucieux. Oui, confirma Laton. Tao, c'était une bonne suggestion de ta part. Toi et Salkid, allez dans la réserve et prenez un des masers du gerfaut, et tenez-vous prêts à détruire ce satellite d'observation. Les autres, vous avez dix heures pour faire vos bagages. On part pour Durringham ce soir. Il ne put déceler la moindre manifestation de désaccord. Chacun s'était retiré, rompant le contact sur la bande d'affinité. Dans les heures qui suivirent, le gigantéa connut une activité comme il n'y en avait pas eu depuis leur arrivée. On transmit une volée de consignes et tant les chimpanzés domestiques que les occupants humains entreprirent de démanteler le travail de trente années dans les quelques heures qui leur restaient. Il fallut prendre des décisions déchirantes quant à ce qui pouvait partir et ce qui devait rester, et il y eut plusieurs disputes entre les membres de couples. Il fallut vérifier l'état des croiseurs terrestres et les préparer après trente ans d'inactivité. Les plus jeunes enfants de Laton couraient de tous les côtés, excités et ravis à la perspective de s'en aller ; les membres plus âgés de la communauté recommençaient à penser aux mondes de la Confédération. On plaça des charges thermiques dans toutes les pièces et les couloirs, prêtes à faire disparaître toute trace des secrets que renfermait le gigantéa. Toute cette effervescence était perçue en bruit de fond par Laton enfermé dans sa résolution inébranlable. De temps à autre, quelqu'un venait le distraire du fil de ses pensées pour demander des instructions. Après avoir mentionné les quelques objets personnels qu'il désirait emporter, il consacra le reste du temps à reconstituer dans son esprit ce qui s'était passé dans la clairière quand Quinn Dexter avait tué le superviseur Manani. Tout avait commencé avec ce mystérieux éclair. Il se repassa plusieurs fois les images de Camilla, mémorisées dans le réseau biotek semi-intelligent de l'arbre. L'éclair semblait plat, presque comprimé, avec des parties plus foncées que les autres. Laton se passa à nouveau la séquence ; les zones sombres se déplaçaient, glissant le long des flèches flamboyantes que dessinait le flot d'électrons déchaînés. Les éclairs faisaient fonction de conduits pour une certaine forme d'énergie, qui se comportait différemment de la norme reconnue. Il sentit un courant d'air lui caresser le visage. Il ouvrit les yeux à l'obscurité ; le bureau était comme à l'habitude, Il régla ses implants rétiniens sur l'infrarouge. Jackson Gael et Ruth Hilton se tenaient sur le bois incurvé du bureau, devant lui. - Ingénieux, dit-il. (Le lien avec les processeurs se relâcha. L'affinité fut réduite à un grésillement cantonné dans les replis de son cerveau.) C'est de l'énergie, n'est-ce pas ? Un programme viral autodéterminant qui peut se loger dans une structure réticulaire non physique. Ruth se pencha et mit la main sous le menton de Laton, lui relevant la tête pour le dévisager. - Les Édénistes. Toujours si rationnels. - Mais d'où est-ce que ça vient, dites-moi ? - Que faut-il pour ébranler ses convictions ? demanda Jackson Gael. - Ce n'est pas d'origine humaine, énonça Laton. Ça, j'en suis sûr. Ni d'aucune des races xénos que nous connaissons. - Nous le saurons ce soir, dit Ruth avant de lâcher le menton de Laton et de lui tendre la main. Venez. Le matin qui suivit la réunion préparatoire entre le gouverneur Rexrew et Candace Elford, Ralph Hiltch, installé à son bureau dans le tombereau abritant l'ambassade de Kulu, recevait des mains de Jenny Harris une version condensée des événements. Un des agents de l'ASE qu'elle avait au bureau du shérif avait demandé à la rencontrer et l'avait informée des troubles qui secouaient les comtés de la Quallheim. Tout ça c'était bien beau, ça faisait plaisir de voir que le gouverneur ne pouvait pas faire un pet sans que l'ASE soit au courant, mais comme Rexrew avant lui, Ralph avait beaucoup de mal à imaginer un soulèvement des Déps. - Une rébellion ouverte ? s'étonna-t-il auprès de l'inspectrice. - Ça en a tout l'air, répondit-elle comme si elle s'excusait. Tenez, mon contact m'a transmis un disque des images du satellite de surveillance. Elle le chargea dans le bloc-processeur sur le bureau de Ralph et les écrans muraux dévoilèrent la série dépareillée des villages de la Quallheim. Ralph, debout les mains sur les hanches, vit apparaître les demi-cercles que les clairières découpaient dans l'épaisseur de la jungle. Vus du ciel, les arbres évoquaient un océan de mousse creusé ça et là de trouées et qui semblait littéralement se refermer sur les rivières et les ruisseaux. - Il y a eu beaucoup d'incendies, concéda-t-il d'un air attristé. Et tout récemment. Vous ne pouvez pas avoir une résolution meilleure que ça ? - Apparemment non, et c'est le second motif d'inquiétude. Quelque chose affecte le satellite chaque fois qu'il passe au-dessus de la Quallheim. Aucun autre secteur d'Amarisk n'est touché. (Ralph ne put retenir une moue à son intention.) Je sais, dit-elle. Ça a l'air ridicule. Ralph adressa à ses naneuroniques une demande de recherche et, pendant que celle-ci était en cours, reporta son attention sur les écrans. - Il y a certainement eu quelque chose comme une rixe. Du reste, ce n'est pas la première fois que le comté de Schuster se signale à notre attention. Les naneuroniques ayant fait chou blanc, afin d'étendre la recherche il ouvrit un canal pour accéder au fichier militaire classé secret qu'il gardait dans son bloc-processeur. - D'après le rapport du capitaine Lambourne, dit Jenny Harris, la visite du prévôt l'an dernier n'a rien donné. Nous ne savons toujours pas ce qui est arrivé à ces fermiers. Ses naneuroniques informèrent Ralph que le bloc-processeur n'avait rien trouvé qui corresponde à sa requête. - Intéressant. D'après nos fichiers, il n'y a pas de système de brouillage électronique connu qui puisse ainsi altérer une image satellite. - De quand datent les fichiers ? - De l'année dernière. (Ralph retourna s'asseoir.) Mais vous n'y êtes pas. D'abord c'est un système tout à fait inefficace, tout ce que ça fait c'est rendre l'image un peu floue. Ensuite, si vous vous êtes donné tout ce mal pour fausser le satellite, pourquoi ne pas le bousiller complètement ? Vu l'âge du satellite de Lalonde, tout le monde penserait à une défaillance normale. En fait, il s'agit d'un procédé destiné à attirer l'attention sur la Quallheim. - Ou à détourner l'attention d'un autre lieu, dit-elle. - Je suis parano, mais le suis-je assez ? marmonna Ralph. Au-dehors, les toits noirs de Durringham fumaient doucement dans le soleil éclatant du matin. Mon Dieu ! comme tout cela dégageait un charme primitif. Les habitants qui déambulaient dans les rues boueuses, les motos qui passaient en projetant des éclaboussures, un couple d'adolescents oublieux du monde, un nouveau groupe de colons qui s'éloignait vers les dortoirs de transit. Tous les matins depuis quatre ans, Ralph avait assisté à des variantes de la même scène. Les résidents de Lalonde vivaient leur petite existence un rien corrompue, et jamais personne n'embêtait personne. Ils ne pouvaient pas, ils n'avaient pas les moyens. - La chose qui m'inquiète le plus, poursuivit Ralph, c'est l'idée qu'a avancée Rexrew qu'il pourrait s'agir d'un groupe extérieur tentant une espèce de coup d'État. Je suis presque d'accord avec lui, c'est assurément plus logique qu'une révolte des Déps. (Il tapota sur le bureau, s'efforçant de réfléchir.) Ce détachement qu'a réclamé Candace Elford, quand doit-il se mettre en route ? - Demain. Elle doit commencer à recruter ses shérifs adjoints ce matin. Incidemment le Swiîhland est au nombre des bateaux qui vont les transporter. Le capitaine Lambourne peut nous tenir informés si vous lui permettez d'utiliser un bloc émetteur. - OK, mais je veux au moins cinq de nos agents dans ce groupe de shérifs adjoints, plus si vous pouvez. Nous devons savoir ce qui se passe dans les comtés de la Quallheim. Équipez-les eux aussi de blocs émetteurs, mais faites-leur bien comprendre qu'ils ne doivent s'en servir qu'en cas d'urgence. Je vais mettre Kelven Solanki au courant de la situation, il doit être aussi anxieux que nous de savoir ce qu'il en est. - Je le découvrirai, dit Jenny Harris. En passant, un des shérifs qu'envoie Elford est un de mes hommes, ça va être beaucoup plus facile de placer nos agents parmi les adjoints. - Parfait, bien joué. Jenny Harris fit un salut protocolaire, mais avant d'atteindre la porte elle se retourna et dit : - Je ne comprends pas. Pourquoi quelqu'un irait-il monter un coup d'État en plein milieu de l'arrière-pays ? - Peut-être en prévision de l'avenir. Si c'est ça, notre devoir est on ne peut plus clair. - Oui, monsieur. Mais si tel est le cas, ils auront besoin d'une aide de l'extérieur. - Exact. Eh bien, ça au moins, c'est assez facile à surveiller. Durant les deux heures suivantes, Ralph vaqua à ses véritables tâches d'attaché d'ambassade. Lalonde importait très peu de marchandises, mais dans la liste de ses besoins effectifs, Ralph s'attachait à prélever une portion raisonnable pour les compagnies de Kulu. Il était en train de chercher un fournisseur pour les moules à haute température qui intéressaient une nouvelle verrerie quand ses naneuroniques l'avertirent de la venue d'un vaisseau non prévu au programme. Un vaisseau qui venait juste d'émerger dans la zone désignée de Lalonde, à cinquante mille kilomètres au-dessus de la planète. Les ordinateurs du tombereau établirent la liaison avec les deux satellites civils de Lalonde qui faisaient fonction d'aiguilleurs, lui donnant accès aux données brutes. Ça ne lui donnait pas, par contre, autorité sur les commandes du système ; il était un observateur passif. Le contrôle de navigation de Lalonde mit longtemps à réagir à ce que venait de détecter le satellite aiguilleur. Il y avait trois vaisseaux en orbite d'attente au-dessus de l'équateur, deux transports de colons venus de la Terre et un cargo de Nouvelle-Californie, on n'attendait rien d'autre avant une semaine. Le personnel ne devait même pas être présent au centre de contrôle, songea Ralph, exaspéré et impatient de les voir se bouger les fesses pour lui fournir de plus amples informations. En dehors des vaisseaux réguliers sous contrat avec la SEL et des faucons venus se ravitailler avant de continuer sur £îthra, les visites étaient rares, jamais plus de cinq ou six par an. Que celle-ci survînt à ce moment précis était une étrange coïncidence, qu'il n'arrivait plus à chasser de son esprit. Le vaisseau était déjà en mode de propulsion et se dirigeait vers une orbite d'attente standard au-dessus de l'équateur quand le contrôle de la navigation déclencha enfin son transpondeur et établit la communication. Des données affluèrent à l'esprit de Ralph, celles des enregistrements et des certifications du ministère de l'Astronautique de la Confédération. C'était un vaisseau marchand indépendant du nom de Lady Macbeth. La méfiance de Ralph ne fit que se renforcer. La rumeur toucha Durringham et se propagea à une vitesse qu'aurait enviée le département de diffusion d'une agence de presse. Cela commença quand les hommes de Candace Elford sortirent prendre un verre après une dure journée passée à tenter de démêler l'écheveau des informations en provenance des comtés de la Quallheim. Aidés par la bière forte de Durringham, les vins doux des domaines avoisinants et les programmes euphorisants de leurs naneuroniques, ils laissèrent échapper un certain nombre d'informations pratiquement exactes sur les événements qui s'étaient déroulés tout au long de la journée dans le bureau du shérif en chef. La longue nuit de Lalonde était à moitié achevée que ces informations s'étaient ébruitées, des bars fréquentés par les shérifs jusque dans les tavernes plus populaires qui avaient la faveur des ouvriers agricoles, des dockers et des équipages de bateaux. La distance, le temps, l'alcool et les hallucinogènes doux déformèrent et amplifièrent l'histoire au gré de l'imagination de chacun. Les résultats que cela finit par donner, à partir de tout ce qui avait été colporté et soumis à des discussions bruyantes dans les débits de boisson du bord du fleuve, auraient impressionné n'importe quel chercheur en dynamique sociale. Le lendemain matin, sur tous les lieux de travail, dans tous les foyers, chacun y allait de sa théorie. Voici ce qui ressortait des principaux échanges de vues : Les colons des comtés de la Quallheim avaient été massacrés lors de rites sacrificiels par les Déps devenus des adorateurs du diable. Le gouverneur avait reçu la proclamation d'une théocratie sataniste qui demandait à être reconnue comme un État indépendant où tous les Déps devaient être envoyés. Une armée de Déps anarchistes radicaux descendait le fleuve, rasant les villages sur leur passage, pillant et violant. C'étaient des kamikazes, qui avaient juré de détruire Lalonde. Le corps de la Flotte royale de Kulu avait atterri en amont et établi une tête de pont pour accueillir toute une armée d'invasion : tous les gens de la région qui avaient opposé une résistance avaient été exécutés. Les soldats avaient été chaleureusement accueillis par les Déps qui dénonçaient tous les résistants. Plus : Lalonde allait être annexée par la force au royaume de Kulu. (Pures conneries, disaient les gens, pourquoi Alas-tair El voudrait-il de cette foutue planète complètement pourrie ?) Les fermiers tyrathcas avaient souffert d'une famine et ils mangeaient des humains, ils avaient commencé par Aberdale. (Non, pas possible. Les Tyrathcas n'étaient-ils pas herbivores ?) Les jeunes des rues de la Terre avaient dérobé un vaisseau et, après avoir détruit le satellite de surveillance du shérif, avaient atterri pour aider leurs vieux copains des bandes, les Déps. Des gerfauts et des vaisseaux mercenaires s'étaient alliés pour envahir Lalonde, avec l'intention de la transformer en une planète rebelle qui constituerait une base pour des opérations commando dans la Confédération. Les colons, réduits en esclavage, étaient utilisés comme main-d'oeuvre pour construire des fortifications et des sites d'atterrissage secrets dans la jungle. C'étaient les Déps qui commandaient les équipes de travail. De toutes ces stupéfiantes théories ressortaient deux hypothèses admises par la plupart. Un : des colons avaient été tués par des Déps. Deux : les Déps dirigeaient/aidaient l'insurrection. Durringham était une ville frontière dont la grande majorité des habitants vivotaient en dépit de longues heures de dur labeur. Ils étaient pauvres et fiers, et le seul groupe qui se trouvât entre eux et la lie était ces fainéants de Déps, de vils criminels qui violaient leurs filles ; et par Dieu ! ils allaient les remettre à la place qui était la leur : soumis et à leurs pieds. Quand les shérifs de Candace Elford commencèrent à recruter des adjoints pour le détachement, la tension et la nervosité s'étaient déjà emparées de la ville. Lorsque ses habitants virent les hommes se rassembler effectivement sur le port, confirmant ainsi qu'il se passait vraiment quelque chose en amont, l'agitation bascula dans la violence physique. Darcy et Lori eurent la chance d'échapper aux pires moments de confusion. Sur Lalonde, ils faisaient office de représentants locaux de la Ward Molecular, une compagnie de Kulu qui importait divers éléments à circuits intégrés ainsi qu'une grande part des piles électroniques que les industries embryonnaires de la capitale incorporaient dans un nombre croissant de produits, il y avait une pointe d'ironie dans le choix de cette couverture ; les très croyants citoyens de Kulu et les Édénistes n'étaient pas vraiment de proches alliés dans la Confédération. Les Édénistes n'avaient le droit de créer leurs habitats dans aucun des systèmes du royaume de Kulu, et il était donc peu probable que quelqu'un aille suspecter Darcy et Lori d'être autre chose que des loyaux sujets du roi Alastair II. Ils traitaient leurs affaires à partir d'un grand entrepôt en bois, un bâtiment industriel standard avec un toit en surplomb et un plancher surélevé reposant sur des piliers de pierre à un mètre au-dessus du sol de gravier boueux. Construit entièrement en bois de mayope, il était assez solide pour résister à toute tentative éventuelle d'effraction de la part d'une population peu à peu grandissante de petits malfrats. La cabane de plain-pied où ils logeaient se trouvait au milieu d'un terrain d'un quart d'hectare à l'arrière, qu'ils utilisaient, comme la plupart des habitants de Durringham, pour cultiver des légumes et de petits arbres fruitiers. L'entrepôt et la cabane étaient situés à la bordure ouest du port, à cinq cents mètres du fleuve. La majorité des constructions avoisinantes étaient des locaux commerciaux - ateliers de menuiserie, chantiers de scierie, quelques forges et des boutiques de confection relativement récentes - alignés les uns derrière les autres et dont la monotonie n'était rompue que par les rues que formaient les cabanes servant à loger les ouvriers. Ce bout de la ville n'avait pas changé depuis des années. C'était l'extrémité est et le long côté sud qui se développaient, et personne ne semblait désireux de s'étendre vers les marais côtiers à dix kilomètres en aval de la Juliffe. Il n'y avait pas non plus de fermes à l'ouest ; la jungle était à moins d'un kilomètre. La proximité du port, cependant, les rapprochait du théâtre des événements. Ils se trouvaient tous les deux dans le bureau sur le côté de l'entrepôt quand Stewart Danielsson, un des trois hommes qui travaillaient pour eux, fit irruption dans la pièce. - Des gens là-dehors, dit-il. Devant le ton inquiet, Lori et Darcy échangèrent un regard et allèrent voir. Des hommes, venant des ateliers et des fabriques avoisi-nants, se dirigeaient vers le port en un défilé désordonné. Darcy se tenait sur la rampe à l'extérieur de la grande entrée sur le devant de l'entrepôt ; juste derrière, il y avait une aire de travail où ils emballaient les commandes et parfois même effectuaient des réparations sur les éléments les plus simples que leur envoyait la Ward Molecular. Cole Este et Gaven Hough, les deux autres employés de la compagnie, avaient tous deux abandonné leurs établis pour venir le rejoindre. - Où est-ce qu'ils vont ? demanda Lori. Et pourquoi ont-ils l'air si en colère ? ajouta-t-elle en mode privé à l'adresse de Darcy. - Ils descendent au port, dit Gaven Hough. - Pourquoi ? Gaven Hough rentra la tête dans les épaules, l'air embarrassé. - Pour régler leur compte aux Déps. - Ils font foutrement bien, maugréa Cole Este. Ça ne me dérangerait pas d'être moi aussi de ce détachement. Les shérifs ont passé la matinée à recruter des adjoints. Putain ! tu peux faire confiance à cette ville pour penser avec son cul, émit Darcy. (C'était seulement la veille au soir que Lori et lui avaient été mis au courant de la révolte des comtés de la Quallheim par un de leurs contacts au Service d'octroi des lots.) C'est Schuster, ces satanés shérifs ont dû crier la nouvelle sur les toits. - Gaven, Stewart, dit-il aux deux hommes, verrouillez-moi ces portes. On ferme pour la journée. Ils firent coulisser les grandes portes tandis que Cole Este, debout sur la rampe et un grand sourire aux lèvres, échangeait quelques commentaires sonores avec un type de sa connaissance à l'allure bizarre. Il avait dix-neuf ans - le plus jeune des trois ouvriers - et il était évident qu'il avait envie de se joindre à la bande. Mais regarde-moi ce petit con, émit Lori. Doucement! Pas d'ingérence, ni de critique. Première règle. Tu parles ! Ils descendent aux dortoirs de transit tuer les Déps. Tu le sais, ça, non ? Darcy poussa le verrou et ferma la porte avec un cadenas commandé par son empreinte digitale. Je sais. - Vous voulez qu'on reste ? demanda Stewart Danielsson d'un ton peu convaincu. - Non, ça va, Stewart, rentrez chez vous tous les trois. On se charge du reste. Darcy et Lori s'installèrent dans le bureau après avoir fermé tous les volets à l'exception d'une fenêtre. Une cloison munie d'une rangée de grandes vitres montées sur des châssis de bois donnait sur l'entrepôt plongé dans la pénombre. Le mobilier était réduit à l'essentiel, deux tables et cinq chaises que Darcy avait fabriquées lui-même. Dans un coin, un climatiseur au ronronnement presque imperceptible maintenait la pièce fraîche et sèche. Le bureau était une des rares pièces de la planète où il y avait de la poussière. Une fois c'est acceptable, dit Lori. Deux fois, non. Il se passe quelque chose de bizarre dans le comté de Schuster. Possible. Darcy posa sa carabine maser entre eux sur la table. La seule lumière qui entrait dans le bureau faisait luire faiblement son revêtement gris et lisse. Une protection, juste au cas où l'échauffourée s'étendrait à la ville. Ils entendirent le grondement distant de la foule là-bas sur le port : on pourchassait les Déps fraîchement débarqués pour aussitôt les tuer. Battus à mort dans la boue avec des gourdins de fortune ou saignés par des jactals hurlant au milieu des acclamations. En regardant à travers la fenêtre sous un certain angle, ils pouvaient voir des bateaux de toutes tailles s'éloigner précipitamment des ports de polype circulaires pour se mettre en sûreté dans les eaux du fleuve. Je hais les Adamistes, dit Lori. Seuls des Adamistes peuvent faire ça à leurs semblables. Ils le font parce qu'ils ne se connaissent pas. Ils ne s'aiment pas, ils ne connaissent que le désir et la peur. Darcy sourit et tendit la main vers elle, parce que de son esprit émanait un besoin de réconfort par le contact physique. Sa main n'atteignit jamais la sienne. Une voix retentit dans leurs cerveaux avec la puissance d'un coup de tonnerre. ATTENTION ! À TOUS LES AGENTS DE RENSEIGNEMENTS DE LALONDE, JE SUIS LATON. IL Y A UN VIRUS ÉNERGÉTIQUE XÉNO QUI SE PROMÈNE DANS LES COMTÉS DE LA QUALLHEIM. HOSTILE ET EXTRÊMEMENT DANGEREUX. QUITTEZ LALONDE IMMÉDIATEMENT. LES FORCES SPATIALES DE LA CONFÉDÉRATION DOIVENT ÊTRE INFORMÉES. C'EST DÉSORMAIS VOTRE UNIQUE PRIORITÉ. JE NE PEUX RÉSISTER PLUS LONGTEMPS. Lori laissa échapper un long gémissement, les mains collées à ses oreilles, la bouche grande ouverte figée dans sa plainte horrifiée. Darcy la vit se dissoudre sous une décharge d'images mentales chaotiques et aveuglantes. La jungle. Un village vu du ciel. La jungle encore. Un petit garçon suspendu à un arbre la tête en bas, éventré. Un homme barbu suspendu à un autre arbre la tête en bas, un violent éclair qui déchire le ciel. La chaleur, une chaleur infernale. Darcy hurla sous la douleur, il était en feu. La peau calcinée, les cheveux roussis, la gorge racornie. Cela cessa. II était étendu sur le sol. À l'arrière, des flammes. Toujours des flammes. Un homme et une femme se penchaient sur lui, nus. Leur peau muait, prenait une coloration vert foncé, se couvrait d'écaillés. Les yeux et la bouche étaient rouge écarlate. La femme entrouvrit les lèvres et une langue fourchue apparut, une langue de serpent. Autour de lui, ses enfants pleuraient. Désolé, tellement désolé de vous avoir failli. La honte du père : l'infamie qui s'étendait jusqu'au niveau des cellules. Des mains vertes parcheminées se mirent à courir sur sa poitrine dans une parodie de caresses. Là où les doigts le touchaient, il sentait s'ouvrir de profondes crevasses sous sa peau. MAINTENANT VOUS ME CROYEZ ? Et des voix, qu'il entendait par-delà sa souffrance. Des voix qui venaient de l'intérieur, de quelque partie de son cerveau en deçà de l'endroit où l'affinité prenait naissance. Un chour de murmures : " Nous pouvons t'aider, nous pouvons arrêter cela. Laisse-nous entrer, laisse-nous te libérer. Donne-toi. " PRÉVENEZ-LES, MAUDITS SOYEZ-VOUS ! Et puis plus rien. Darcy se retrouva pelotonné sur le plancher de mayope du bureau. Il s'était mordu les lèvres ; un filet de sang coulait le long de son menton. Il se toucha avec précaution, tâtant ses côtes, terrifié à l'idée de ce qu'il risquait de trouver. Mais il ne ressentit aucune douleur, il n'y avait pas de plaies ouvertes, pas de dommages internes. - C'était lui, dit Lori d'une voix éraillée. (Elle était sur sa chaise, la tête inclinée, étreignant sa poitrine, les poings crispés.) Laton. Il est ici, il est vraiment ici. Darcy parvint péniblement à se mettre à genoux. C'était suffisant pour l'instant ; s'il tentait de se relever, il était certain de défaillir. - Ces images... Tu les as vues ? Les êtres reptiles ? Oui. Mais la puissance qu'il y avait dans cette affinité. Ça... ça a failli m'engloutir. Les comtés de la Quallheim, c'est là qu'il a dit que c'était. C'est à plus de mille kilomètres en amont. L'affinité humaine ne porte qu'à une centaine de kilomètres tout au plus. Il a eu trente années pour parfaire ses diaboliques manipulations génétiques. Les pensées de Lori étaient imprégnées de relents de peur et de répulsion. - Un virus énergétique xéno, marmonna Darcy, perplexe. Qu'a-t-il voulu dire ? Et il était torturé, avec ses enfants. Pourquoi ? Qu'est-ce qui se passe là-bas ? Je ne sais pas. Tout ce que je sais, c'est que je ne lui ferais pas confiance, jamais de la vie. Nous avons vu des images, des êtres fantastiques. Après tout, il a eu trente années pour les fabriquer. Ils semblaient pourtant tellement réels. Et pourquoi révéler sa présence? Il sait que nous l'éliminerons à n'importe quel prix. Oui, il sait que nous viendrons en force. Mais avec la puissance d'affinité qu'il détient, il pourrait probablement contraindre même un faucon. Ça lui permettrait, lui et ses acolytes, de s'étendre à travers la Confédération. C'était tellement réel, répéta Darcy d'un air hébété. Et maintenant que nous le savons si puissant, nous pouvons nous protéger contre lui. Cela n'a aucun sens, à moins qu'il se soit vraiment heurté à quelque chose qu'il ne peut contrôler. Quelque chose de plus puissant que lui. Lori adressa à Darcy un regard morose, presque découragé. Il faut qu'on sache, n'est-ce pas ? Oui. Ils laissèrent leurs pensées flotter et se mêler comme les corps de deux amants enlacés, y retrouvant des forces fraîches, refoulant leurs défaillances. Rassemblant leur courage. Darcy s'appuya sur une chaise et se releva. Chacune de ses articulations était incroyablement raide. Il s'assit pesamment et tapota sa lèvre fendue. Lori lui sourit gentiment et lui tendit un mouchoir. Le devoir d'abord, dit-il. Il nous faut aviser Jupiter que Laton est ici. Ça passe avant tout le reste. Nous n'attendons pas de visite de faucon avant deux mois. Je verrai Kelven Solanki et lui demanderai d'envoyer immédiatement un message à JEÛaa et au poste de secours de Murora, son bureau dispose de l'équipement nécessaire pour le faire directement. De toute façon les Forces spatiales de la Confédération devraient être informées de la situation, autant le faire maintenant. Il peut aussi transmettre un rapport par microcartel diplomatique sur un transport de colons qui retourne sur Terre. Ça devrait nous couvrir. Et après ça, on file en amont, dit Lori. Oui. - Suivant ! appela le shérif. Yuri Wilkin s'approcha de la table, tenant fermement en laisse son jactal, Randolf. Au-dessus de lui, la pluie tambourinait sur le toit de l'entrepôt vide. Dehors à l'autre bout, derrière le shérif, le cratère de polype brun-jaune du port reprenait une apparence de normalité. La plupart des bateaux étaient rentrés après leur nuit sur le fleuve. Une équipe d'ouvriers de l'un des chantiers navals contemplait la coque ravagée par le feu dont les restes flottaient sur l'eau. Un capitaine qui n'avait pas été assez prompt à la manoeuvre quand les émeutiers s'étaient amenés sur le port à la recherche des Déps. L'odeur de bois brûlé se mêlait aux senteurs plus exotiques des marchandises qui avaient pris feu dans plusieurs entrepôts. Les flammes qu'on avait vues s'élever des bâtiments incendiés étaient immenses, et même la pluie de Lalonde avait mis des heures à les éteindre. Yuri avait traîné une bonne partie de la nuit avec les autres, fasciné par le spectacle de la dévastation. Les flammes avaient allumé quelque chose en lui, il avait ressenti une espèce de jubilation à la vue d'un jeune Dép terrorisé réduit en un tas de chair informe sous les coups de gourdin des émeutiers déchaînés. Il avait hurlé des encouragements jusqu'à en avoir la gorge enrouée. - Âge ? demanda le shérif. - Vingt ans, mentit Yuri. Il en avait dix-sept, mais commençait déjà à avoir une bonne barbe. Il croisa les doigts, espérant que ça allait marcher. Plus de deux cents personnes attendaient derrière lui, toutes décidées à saisir leur chance maintenant que les shérifs avaient recommencé à recruter. Le shérif leva les yeux de son bloc-processeur. - Tu es sûr ? Tu t'es déjà servi d'une arme, mon garçon ? - Je mange des criailleurs toutes les semaines, c'est moi qui les tue. Je sais très bien comment me déplacer dans la jungle. Et j'ai Randolf, que j'ai dressé moi-même ; c'est un as de la traque, il sait se battre, il sait chasser. Il me sera d'un grand secours là-bas, vous en avez deux pour le prix d'un. Le shérif se pencha légèrement en avant pour jeter un coup d'oeil par-dessus la table. Randolf montra les dents, des crocs tachés de sang. - Tuuue déééps, gronda l'animal. - OK, grommela le shérif. Tu acceptes de suivre les ordres ? On n'a pas besoin de types qui ne sont pas prêts à travailler en équipe. - Oui, monsieur. - Je crois que tu pourrais faire l'affaire, finalement. Tu as des vêtements de rechange ? Avec un grand sourire, Yuri se tourna pour montrer au shérif le sac de toile qu'il portait à l'épaule, auquel était attaché son fusil laser. L'homme prit un insigne de shérif adjoint couleur vermillon sur la pile à côté de son bloc-processeur. - Voilà. Pointe-toi au Swithland et trouve-toi une couchette. On te fera prêter serment officiellement une fois qu'on sera en route. Et musèle-moi ce jactal, je n'ai pas envie qu'il bouffe les colons avant qu'on soit là-bas. Yuri gratta les écailles noires entre les oreilles déchiquetées de Randolf. - Ne vous inquiétez pas pour ce vieux Randolf, il ne fera de mal à personne, pas tant que je ne lui dis pas. - Suivant ! cria le shérif. Yuri Wilkin remit son chapeau sur sa tête d'un air décidé et partit vers le port éclaboussé de soleil, une chanson au coeur et à l'esprit, une volonté de détruire. - Grands dieux ! j'en ai vu en mon temps des mondes primitifs, Joshua, s'exclama Ashly Hanson. Mais celui-ci remporte la palme. Je n'ai trouvé personne au spatioport qui ait voulu acheter des exemplaires de l'album fantasmambiance de Jezzi-bella, sans même parler d'un réseau de distribution au marché noir. Il porta son grand verre à ses lèvres et avala une gorgée de jus, un liquide violacé avec plein de glace autour, une espèce de fruit aborigène. Le pilote ne touchait jamais à l'alcool quand le Lady Macbeth était arrimé à une station ou en orbite d'attente. Joshua sirotait son bitter, capiteux et presque aussi corsé que certains spiritueux auxquels il avait goûté. Au moins quelque chose qui avait une allure décente. Le bistrot où ils étaient s'appelait le Tombereau brisé, une bâtisse en bois ressemblant vaguement à une grange, située au bout de la route qui reliait le spatioport à Durringham. Divers éléments de spatiojet aujourd'hui obsolètes étaient accrochés aux murs, dont le plus en vue, une turbine de compresseur provenant d'un McBoeing, occupait la plus grande partie du mur du fond, avec deux des grosses ailettes voilées par suite de l'impact d'un oiseau. C'était, paraît-il, un des bars les plus classes de Durringham. Si c'était ça le fin du fin, Joshua préférait ne pas imaginer à quoi pouvaient ressembler les autres établissements de la ville. - J'ai connu pire, grommela Warlow. Les sons de basse faisaient vibrer la surface de la limuneuse dans son grand verre à cognac. - Où ça ? demanda Ashly. Joshua se désintéressa de la conversation. C'était leur deuxième journée à Durringham et il commençait à s'inquiéter. Le jour où Ashly les avait posés ici, il y avait eu une espèce d'émeute aux abords du fleuve. Tout avait fermé, boutiques, entrepôts, services gouvernementaux. Les procédures au spatioport avaient été réduites au minimum, quoiqu'il soupçonnât qu'il en allait toujours ainsi sur Lalonde. Ashly avait raison, c'était une colonie des plus primitives. La journée d'aujourd'hui s'était passée un peu mieux. Le secrétaire à l'Industrie du gouverneur l'avait mis en rapport avec un marchand de bois de Durringham. L'adresse s'avérait être un petit bureau près des quais. Fermé, naturellement. Renseignements pris, il avait fini par retrouver le propriétaire, M. Purcell, dans un bar avoisinant. Celui-ci lui garantissait mille tonnes de mayope sans problème. - On ne peut pas vous donner ça ici, nous avons des billots étalés jusqu'à mi-chemin de la Juliffe. Il proposa un prix de trente-cinq mille fusiodollars tout compris et promit que les livraisons pourraient se faire dès demain au spatioport. Le coût était déraisonnable, mais Joshua ne discuta pas. Il fit même un premier versement de deux mille fusiodollars. Joshua, Ashly et Warlow étaient retournés au spatioport sur les motos qu'ils avaient louées (et le prix de location était carrément du vol légalisé) pour essayer de trouver un charter McBoeing qui puisse transporter le bois jusqu'au Lady Mac. Ça leur avait pris le reste de la journée et trois mille fusiodollars de plus en pots-de-vin. Ce n'était pas spécialement l'argent qui l'inquiétait ; même en prenant en compte l'arrosage indispensable sur Lalonde, le mayope ne représentait qu'un faible pourcentage du coût d'un vol pour Norfolk. Joshua était habitué à traiter ses affaires par télétransmission ou par liaison instantanée via le réseau de communication local avec toute personne qui l'intéressait. Sur Lalonde, où il n'y avait pas de réseau et très peu de gens pourvus de naneuroniques, il commençait à se sentir dépassé. Quand il était retourné en ville en fin d'après-midi pour voir M. Purcell et lui confirmer qu'ils avaient déniché un McBoeing, le marchand de bois était introuvable. Joshua était revenu au Tombereau brisé de très mauvais poil. Il n'était même pas du tout certain que le mayope arriverait demain, et ils devaient partir dans six jours s'ils voulaient avoir une chance de trouver encore des Larmes de Norfolk chez un négociant de l'Association des roseraies. Six jours, et il n'avait pas d'autre solution que le mayope. L'idée lui avait paru tellement bonne. Il avala une autre gorgée de bitter. Le bar était en train de se remplir, c'était l'heure à laquelle les gars du spatioport quittaient leur poste. Dans un angle de la salle, un bloc audio jouait une ballade reprise par certains des clients. De grands ventilateurs tournaient paresseusement au plafond, tentant de faire circuler un peu de l'air chargé d'humidité. - Capitaine Calvert ? Joshua leva les yeux. Marie Skibbow était vêtue d'un corsage vert sans manches en tissu extensible, très ajusté, et d'une jupe plissée noire plutôt courte. Elle avait arrangé ses longs cheveux en deux tresses élégantes. Elle portait un plateau rond rempli de verres vides. - Ça, c'est ce que j'appelle du service amélioré, dit Ashly d'un ton jovial. - C'est moi, répondit Joshua. Bon Dieu ! mais elle avait des jambes magnifiques. Joli visage aussi, un tant soit peu plus grave que la norme pour quelqu'un de son âge. - Il paraît que vous cherchez une cargaison de mayope, est-ce exact ? demanda Marie. - Est-ce que tout le monde en ville est au courant ? répliqua Joshua. - À peu près. Un vaisseau marchand indépendant, ce n'est pas le genre de visiteurs qu'on voit fréquemment par ici. Si nous n'avions pas tous ces ennuis avec les comtés de la Quall-heim et les émeutes anti-Déps, vous seriez le plus grand sujet de conversation de Durringham. - Je vois. - Puis-je me joindre à vous ? - Bien sûr. Joshua tira une des chaises libres. Les gens avaient tendance à fuir la proximité de leur table, c'était une des raisons pour lesquelles il avait amené Warlow. Seul un cinglé aurait eu envie de se frotter à la montagne de muscles renforcés que le vieux cosmonik entassait dans sa carcasse de géant. Marie s'assit et fixa Joshua d'un regard résolu. - Cela vous intéresserait-il d'embarquer un membre d'équipage supplémentaire ? - Vous ? demanda Joshua. - Oui. - Avez-vous des naneuroniques ? - Non. - Alors je suis désolé, mais la réponse est non. De toute façon, mon effectif est complet. - Combien prenez-vous pour un voyage ? - Où ça ? - Votre prochaine destination. - Si on peut avoir une cargaison de mayope, je vais à Norfolk. Je vous prendrais trente mille fusiodollars pour un passage à tau-zéro, plus si vous voulez une cabine. Le vol stellaire, ce n'est pas donné. Marie perdit un peu de son assurance étudiée. - Oui, je sais, dit-elle. - Vous avez tellement envie de partir ? demanda Ashly avec compassion. Elle baissa le regard et hocha la tête. - Vous n'en auriez pas envie, vous ? Jusqu'à l'an dernier je vivais sur Terre. Je déteste cet endroit. Je ne reste pas, peu importe ce que ça coûte. Je veux retrouver la civilisation. - La Terre, dit Ashly avec un sourire malicieux. Seigneur, ça fait deux siècles que je n'ai pas mis les pieds là-bas. Même à l'époque ça ne m'avait pas paru particulièrement civilisé. - Il fait des sauts dans le temps, expliqua Joshua devant le regard décontenancé que jetait Marie au pilote. Maintenant, si vous détestez cet endroit autant que vous le dites, alors Norfolk n'est pas non plus un endroit pour vous. À proprement parler c'est un monde rural. Utilisation minimale de la technologie, voilà leur politique ; et le gouvernement, d'après ce que je sais, l'applique de façon plutôt rigoureuse. Désolé. Marie eut un petit haussement d'épaules. - Je n'ai jamais pensé que ce serait du gâteau. - Pas mal comme idée de se faire engager à bord d'un vaisseau, dit Ashly. Mais il vous faut vraiment des naneuroniques si vous voulez qu'un capitaine prenne votre offre en considération. - Oui, je sais, j'économise pour m'en payer un jeu. - Bien, dit Joshua en affichant une expression neutre. Marie ne put s'empêcher de rire tant il faisait attention à ne pas heurter ses sentiments. - Vous croyez que je fais la serveuse pour gagner ma vie ? Que je suis une petite gourde propre à rien qui met de côté ses pourboires en rêvant à des jours meilleurs ? - Euh !... non. - Si je fais la serveuse ici le soir, c'est parce que c'est l'endroit où viennent les équipages de vaisseau. Comme ça je suis au courant avant les autres des occasions qui peuvent se présenter. Et, oui, il y a aussi les pourboires ; les petits ruisseaux font les grandes rivières. Mais pour l'argent vrai de vrai, je me suis acheté un boulot de secrétaire à l'ambassade de Kulu, à leur service commercial. - Acheté un boulot ? grommela Warlow. Si son visage ocre taillé dans le roc demeurait inexpressif, la voix tonnante qui montait du diaphragme de sa poitrine était lourde d'interrogation. Elle submergea la chanson qui jouait dans le bar, faisant se retourner les gens. - Bien sûr. Vous ne vous imaginez quand même pas qu'ils vous donnent un job comme ça? L'ambassade paie son personnel en livres Kulu. (Après le fusiodollar, c'était la devise la plus cotée de la Confédération.) C'est là que je vais chercher le fric pour me payer mes naneuroniques. - Ah ! maintenant je comprends. Joshua leva son verre en geste de salut. Il admirait l'aplomb de la fille, presque autant que ses formes. - C'est ça, ou alors je pourrais m'envoyer le fils du conseiller d'ambassade, dit Marie à voix basse. Il a vingt-deux ans et je lui plais beaucoup. Si nous nous marions, il est évident que je partirai à Kulu avec lui une fois que le temps de son père sera terminé. Ashly sourit et avala une lampée de son jus de fruit. Un grognement équivoque s'exhala de la poitrine de Warlow. Marie adressa à Joshua un regard interrogateur. - Alors ? Vous voulez toujours votre mayope, capitaine ? - Vous pensez pouvoir m'en procurer ? - Comme je disais, je travaille au service commercial. Et en plus, je suis douée pour ça, ajouta-t-elle d'une voix enflammée. J'en sais plus que mon patron sur la structure économique de cette ville. Vous achetez votre cargaison à Dodd Purcell, c'est ça ? - Oui, répondit Joshua d'un ton circonspect. - C'est ce que je pensais. C'est le neveu du secrétaire à l'Industrie du gouverneur. Dodd Purcell est un parfait connard, mais il est bien utile à son oncle. Toutes les soumissions officielles pour le bois passent par la compagnie qu'il possède, sauf qu'elle appartient en réalité à son oncle, et que tout ce en quoi elle consiste c'est un bureau sur le port. En fait ils n'ont pas un seul dépôt de bois, ni même une poutre. La SEL paie le prix fort, mais personne ne pose de questions parce qu'aucun devis plus avantageux n'arrive jamais sur le bureau du secrétaire à l'Industrie. Tout ce qui arrive, c'est que Purcell passe un contrat avec un vrai dépôt de bois pour que celui-ci lui fournisse ce pour quoi la SEL paie ; ce sont les autres qui se tapent tout le boulot pendant que lui et son oncle prélèvent leurs trente pour cent. Aucun effort, et tout bénéfice. La chaise de Warlow fit entendre de vives protestations lorsqu'il déplaça sa grosse masse. Il inclina le verre à cognac vers sa bouche où s'engouffra la limuneuse, manquant lui monder les narines. - Les petits enfoirés, maugréa-t-il. - Putain ! s'exclama Joshua. Et je parierais que les prix auront monté demain. - Faut s'y attendre, dit Marie. Et à nouveau le lendemain, puis ça va être la course pour tenir les délais et il vous faudra payer un supplément. Joshua posa son verre vide sur la table tachée. - D'accord, vous gagnez. Quelle est votre contre-proposition ? - Vous payez à Purcell trente-cinq mille fusiodollars, ce qui est à peu près trente pour cent au-dessus du tarif. Je vous offre de vous mettre directement en rapport avec un dépôt, ils vous fourniront le bois au prix du marché, et vous me donnez cinq pour cent de la différence. - Et si nous allions nous-mêmes directement à un dépôt maintenant que vous nous avez dit ce qu'il en est ? demanda Ashly. Marie lui sourit gentiment. - Lequel ? Vous allez retourner voir le secrétaire à l'Industrie pour avoir une liste ? Et une fois que vous l'aurez, comment saurez-vous si ça n'a pas brûlé durant les émeutes ? Où ça se trouve et comment s'y rendre ? Il y a des endroits dans cette ville qui sont plutôt malsains pour les visiteurs, surtout après les émeutes. A-t-il autant de mayope en stock ou est-ce que le propriétaire vous fait marcher? Qu'allez-vous utiliser pour transporter le bois au spatioport ? Et combien de temps pouvez-vous consacrer à régler tout ça ? Même un propriétaire de dépôt de bois relativement honnête verra que vous êtes tenus par les délais une fois que vous commencerez à vous inquiéter parce que vous n'avez pas pu faire établir à l'avance les permis et autres formalités. Je veux dire, bon Dieu ! il vous a fallu presque une journée pour louer un McBoeing. Je parie que vous n'avez pas non plus acheté l'approvisionnement en énergie qui va avec, ça aussi ils vont vous le compter demain. Et quand ils vous sentiront au bord du gouffre, vous verrez réapparaître Purcell, retour à la case départ. Joshua leva la main à l'intention d'Ashly. Personne au spatioport n'avait parlé d'approvisionnement en énergie pour le McBoeing. Seigneur ! Sur une planète normale ça allait avec le charter. Et, bien sûr, il ne pouvait pas utiliser ses naneuro-niques pour avoir accès au contrat et vérifier les clauses légales parce que son exemplaire du foutu truc était imprimé sur papier. Sur papier, bon sang ! - Je vais faire affaire avec vous, dit-il à Marie. Mais je ne paie qu'à la livraison en orbite, et cela inclut votre pourcentage. Vous allez donc devoir nous débarrasser de tous ces obstacles que vous avez mentionnés, parce que je ne débourse pas un seul fusiodollar avant la fin de ces six jours. Elle tendit la main et, après un moment d'hésitation, Joshua la lui serra. - Nous dormons dans mon spatiojet, vu qu'il a le seul climatiseur qui fonctionne sur cette planète, ajouta-t-il. Je veux que vous y soyez à sept heures précises demain matin, prête à nous conduire à ce fameux dépôt de bois. - Oui, oui, capitaine. Elle se leva et reprit son plateau. Joshua tira une liasse de francs Lalonde de la poche de sa veste et en détacha quelques billets. - Nous reprendrons la même chose, et payez-vous-en un grand vous aussi. Je pense que vous l'avez mérité. Marie prit les billets et les fourra dans une poche sur le côté de sa jupe. Elle repartit vers le bar dans un tortillement des fesses, à la fois provocant et comique, exécuté à leur intention. Ashly la regarda s'éloigner avec un air lugubre, puis vida son verre d'un trait. - Dieu aide le fils de cet ambassadeur ! dit-il. Darcy et Lori passèrent la journée qui suivit les violents affrontements à organiser leur voyage. Il y avait Kelven Solanki à informer de la situation, leurs aigles, Abraham et Catlin, à sortir de leur état tau-zéro, les équipements à préparer. Il leur fallait surtout trouver un moyen de transport. Le bureau de l'officier de port avait subi des dommages au cours de l'émeute et on ne disposait plus de la liste des bateaux à quai. Dans l'après-midi, ils envoyèrent leurs aigles survoler les anses de polype en quête de quelque rafiot encore utilisable. Qu'en penses-tu ? demanda Darcy. Abraham effectuait des cercles lents au-dessus du bassin numéro sept, ses rétines perfectionnées donnant une image claire et nette des bateaux amarrés aux quais. Eux ? s'exclama Lori avec horreur. As-tu trouvé quelqu'un d'autre ? Non. Au moins on sait qu'avec de l'argent on peut leur faire faire quelque chose. Le port ne s'était toujours pas remis de l'émeute quand ils étaient descendus, le lendemain matin à la première heure, au bassin numéro sept. D'immenses tas de cendres qui avaient été des bâtiments dégageaient encore la chaleur des foyers qui couvaient en exhalant de fines volutes de fumée acre. Depuis leur base serpentaient de longues rigoles de cendres boueuses que la pluie avait formées ; elles s'étaient solidifiées au soleil du matin comme des coulées de lave. Des équipes d'ouvriers fouillaient les tas de cendres avec de longues perches de mayope, cherchant tout ce qui pouvait être récupéré. Darcy et Lori passèrent devant un entrepôt pour les colons en transit, ravagé par le feu ; on avait retiré des restes plusieurs nacelles de chargement dont le matériau composite gauchi évoquait des sculptures surréalistes. Des gens à la mine abattue - une famille - étaient en train d'ouvrir une coque marsupiale complètement déformée dont le revêtement couleur huître portait de profondes marques de brûlure. Le bébé quadrupède avait grillé durant son sommeil artificiel, réduit à l'aspect d'une momie racornie et carbonisée. Darcy n'aurait même pas su dire à quelle espèce il appartenait. Lori dut se détourner des colons aux regards vides, dans leurs survêtements flambant neufs mais maculés de poussière et de sueur, qui exploraient les nacelles tordues avec des gestes tâtonnants. Ils étaient venus sur Lalonde portés par de si grands espoirs, désormais anéantis sous leurs yeux avant même que la chance de vivre cette existence leur ait été donnée. C'est terrible, dit-elle. C'est dangereux, répliqua Darcy. Aujourd'hui ils sont hébétés, sous le choc, mais bientôt cela va faire place à la colère. Sans leur matériel de fermier on ne peut pas les envoyer en amont, et ils vont harceler Rexrew pour qu'il leur en trouve d'autre. Tout n'a pas brûlé, dit-elle d'un ton affligé. L'après-midi et le soir de l'émeute, il y avait eu, à l'extérieur de l'entrepôt de la Ward Molecular, un défilé incessant de gens transportant les nacelles et les cartons qu'ils venaient de piller. Ils firent le tour du bassin numéro sept pour arriver au quai où était amarré le Coogan. Le vieux tramp était dans un état lamentable, avec des trous dans le toit de la cabine et une longue fissure à la proue à l'endroit où il avait heurté un obstacle. Len Buchannan avait tout juste eu le temps de le sortir du bassin avant l'arrivée des émeutiers, si désemparé qu'il avait arraché les planches des murs de la cabine pour alimenter la chaudière. Gail Buchannan trônait à sa place habituelle à côté de l'entrée de la cambuse, un chapeau de coolie ombrageant son visage en sueur, armée d'un couteau de cuisine qui disparaissait presque dans sa grosse main. Elle était en train de couper en tranches un long tubercule au-dessus d'un poêlon en étain posé à ses pieds. Son regard perçant se fixa sur Darcy et Lori comme ceux-ci montaient sur le pont. - Encore vous. Len ! Len, amène-toi par ici, on a de la visite. Dépêche, Len ! Darcy attendit, imperturbable. Ils s'étaient déjà servis des Buchannan comme informateurs par le passé, leur demandant à l'occasion de récupérer les mémoires de leurs agents en poste en amont. L'expérience avait toutefois montré qu'on ne pouvait guère compter sur eux, tant ils se comportaient de façon excentrique. Darcy s'était passé de leurs services au cours des vingt derniers mois. Len Buchannan sortit de la petite salle des machines, où il s'affairait à rafistoler les murs de la cabine, et s'approcha. Il portait un jean et sa casquette, une ceinture de charpentier en cuir suède pendant autour de ses hanches squelettiques, avec juste quelques outils passés dans les anneaux. Darcy lui trouva un drôle d'air, comme s'il avait la gueule de bois, ce qui collait fort bien avec les ragots qu'il avait entendus autour du port. Ces temps derniers, le Coogan avait connu des jours difficiles. - Avez-vous une cargaison à prendre en amont ? demanda Darcy. - Non, répondit Len d'un ton maussade. - Ça n'a pas été une saison facile pour nous, dit Gail. Les choses ne sont plus ce qu'elles étaient. La loyauté, on ne connaît plus ça de nos jours. Tiens ! si nous n'étions pas là pour distribuer nos marchandises quasi gratuitement, la moitié des villages en amont mourraient de faim. Mais est-ce qu'ils montrent la moindre gratitude ? Ah ça ! - Le Coogan est-il en état de partir ? demanda Darcy en interrompant le laïus de la femme. Maintenant ? Aujourd'hui ? Len ôta sa casquette et se gratta la tête. - Je suppose que oui. Les moteurs marchent. Je les entretiens toujours régulièrement. - Mais oui, le Coogan est en super-forme, claironna Gail. Y a aucun problème avec la coque. C'est seulement parce que ce pitre aviné passe tout son temps à se morfondre après cette petite garce que la cabine est dans l'état où elle est. Len poussa un soupir d'agacement et s'appuya contre la porte de la cambuse. - Ne commence pas, dit-il. - Je savais que c'était une source d'ennuis, répliqua Gail. Je t'ai dit de ne pas la laisser monter à bord. Je t'avais prévenu. Et après tout ce qu'on a fait pour elle. - La ferme ! Elle lui lança un regard furieux et se remit à couper le légume blanc jaunâtre. - Pourquoi voulez-vous le Coogan ? demanda Len. - Nous devons aller en amont, aujourd'hui, répondit Darcy. Pas de cargaison, seulement nous. Len replaça ostensiblement sa casquette sur sa tête. - Il y a des troubles en amont. - Je sais. C'est là que nous voulons aller, les comtés de la Quallheim. - Non, dit Len Buchannan. Désolé. N'importe où dans le bassin de la rivière, mais pas là. - C'est de là qu'elle venait, jeta haineusement Gail, c'est ça qui te fait peur. - Il y a une putain de guerre qui se déroule là-bas, femme. Tu as vu partir les bateaux avec le détachement. - Dix mille fusiodollars, dit Gail. Et n'essayez pas de marchander tous les deux, c'est la seule offre que vous aurez. Je crève de faim, voyez-vous, je vous y conduirai moi-même si Lennie a trop peur. Si c'est ça crever de faim, j'aimerais bien la voir quand elle se goinfre, émit Darcy. - C'est mon bateau, riposta Len. Je l'ai fait de mes propres mains. - La moitié, lui cria Gail en brandissant le couteau dans sa dkection. La moitié ! J'ai mon mot à dire aussi, et je dis que le Coogan va retourner sur la Quallheim. Si ça ne te plaît pas, va chialer dans ses jupes, à condition qu'elle veuille bien de toi. Espèce de vieil ivrogne taré ! S'ils continuent comme ça, ils vont se tuer avant qu'on sorte du port, transmit Lori. Elle vit Len le regard fixé sur les parties du port incendiées, son visage brun et buriné perdu dans quelque rêverie mélancolique. - Très bien, dit-il finalement. Je vais vous emmener au confluent de la Quallheim, ou le plus près que nous pourrons. Mais pas question que j'aille là où ça barde. - D'accord, acquiesça Darcy. Combien de temps ça va nous prendre en filant à toute vitesse ? - Jusqu'à la rivière ? (Len ferma les yeux, comptant sur ses lèvres.) Sans s'arrêter pour commercer, dix ou douze jours. Notez, il nous faudra mouiller le soir, et débiter des bûches. Vous allez devoir travailler pour payer votre passage. - Ne vous en faites pas pour ça, dit Darcy. Je me fais livrer du bois de chauffe cet après-midi, assez pour nous amener là-bas d'une seule traite ; on peut le mettre dans la soute avant puisqu'il n'y a pas de cargaison. Et la nuit je vous relaierai, je n'ai pas besoin de beaucoup de sommeil. Alors, comme ça, le voyage va durer combien ? - Une semaine, peut-être, répondit Len Buchannan. L'idée ne semblait pas tellement l'enchanter. - C'est parfait. Nous partirons cet après-midi. - On va prendre la moitié de l'argent tout de suite, comme acompte, dit Gail. Un crédisque de la Banque jovienne apparut de nulle part dans sa main. - Vous aurez mille fusiodollars maintenant comme acompte, proposa Lori, plus cinq cents pour acheter assez de nourriture et d'eau pour trois semaines. Je vous donnerai deux mille quand nous quitterons le port cet après-midi, deux mille de plus quand nous arriverons à Schuster et le reste au retour. Gail Buchannan grommela des propos indignés, mais la vue des sommes s'inscrivant sur son crédisque la réduisit au silence. - Faites en sorte que la nourriture soit correcte, lui dit Lori. Lyophilisée ; je suis sûre que vous savez où vous en procurer. Ils laissèrent les Buchannan à leurs chamailleries et allèrent dans un dépôt de bois s'occuper de faire livrer les bûches. Il leur fallut une heure de plus que cela n'aurait dû pour régler les détails de la commande ; ils n'obtinrent ce qu'ils voulaient que parce qu'ils étaient des clients réguliers. Les gens du dépôt étaient très occupés par une commande de mille tonnes de mayope. Le contremaître, la face hilare, leur expliqua qu'il s'agissait d'un capitaine de vaisseau complètement timbré qui voulait transporter ça dans un autre système stellaire. Ils allaient tenir le délai, Joshua Calvert aurait sa marchandise. Marie Skibbow ne pouvait se sortir l'idée de la tête. On était en milieu d'après-midi, et elle était assise au bar du Tombereau brisé désert, en train de prendre un verre pour fêter ça. Ce qu'elle avait vraiment envie de faire, c'était de chanter et danser, une sensation merveilleuse. Tous les contacts qu'elle avait noués au cours des quelques derniers mois avaient fini par payer. Les arrangements qu'elle venait de prendre avaient marché sur toute la ligne, leur facilitant le chemin pour que le bois aille du dépôt au vaisseau en orbite avec un minimum de complications et un maximum de rapidité. En fait, il s'était avéré que ce qui les limitait, c'était la vitesse avec laquelle Ashly Hanson pouvait charger les lots de rondins enveloppés de mousse synthétique dans les soutes du Lady Macbeth. Le vaisseau n'avait qu'un seul VSM, ce qui limitait le chargement à deux cent cinquante tonnes par jour. Le pilote ne pouvant tout simplement pas travailler plus vite ; quant à se procurer un VSM à Kenyon, le seul autre endroit du système de Lalonde où on en utilisait, même Marie ne pouvait accomplir cette prouesse. Même ainsi, ils devraient avoir chargé le dernier lot demain, un jour avant le délai. Elle sentait la chaleur irradier du crédisque de la Banque jovienne dans la poche de son Jean taillé au ras des cuisses. Joshua l'avait très bien payée ; à chaque McBoeing qui décollait de la piste métallique du spatioport, c'était une autre liasse de fusiodollars qui venait s'ajouter à son compte. Il lui avait même versé une prime pour avoir trouvé la combine des camions. Les chauffeurs acheminaient le matériel de ferme des colons du spatioport au port, puis repartaient à moitié vides ; ça n'avait pas nécessité une grosse organisation ni beaucoup d'argent pour arranger le coup afin qu'ils prennent le mayope avec eux au retour. De cette façon, Joshua gagnait par rapport à ce que lui aurait coûté un contrat en bonne et due forme avec la compagnie de transport qui possédait les camions. Sa première grosse affaire. Elle sirotait sa limuneuse glacée, savourant le goût amer du liquide qui coulait dans sa gorge. Était-ce là ce que ressentaient chaque jour les millionnaires ? Le bonheur total d'avoir accompli quelque chose de tangible. Tous ces marchands au nom illustre avaient dû commencer par une affaire comme celle-ci, y compris Richard Saldana qui avait fondé Kulu. Voilà qui laissait entrevoir des perspectives. Néanmoins, sur Lalonde, les occasions comme celles-ci étaient plutôt rares. Il fallait qu'elle parte ; ça, ça n'avait pas changé. Cet argent représentait une bonne tranche des huit mille fusiodollars dont elle avait besoin pour s'offrir un jeu de naneu-roniques standard. Joshua lui verserait sans doute aussi une prime globale. C'était un type plutôt honnête. Ce qui l'amenait à la vraie question du jour : allait-elle ou non coucher avec lui ? Il ne s'était pas privé de le lui proposer au cours des quatre derniers jours. Il était beau, quoiqu'un peu maigrichon, plutôt agréable à regarder ; et il devait être doué, avec toutes les filles qu'il avait eues dans sa vie. Un capitaine propriétaire de moins de vingt-cinq ans, ses conquêtes se comptaient sûrement par centaines. Surtout avec ce sourire, si séduisant ; il devait le travailler. Elle aimait assez l'idée de ce que ça pourrait donner entre eux dès lors qu'ils abandonneraient toute inhibition. À l'arche, on parlait des prouesses dont étaient capables les gens qui avaient été génétiquement conditionnés pour le vol spatial, quelque chose en rapport avec l'augmentation de la souplesse. Et si elle cédait à ses avances - ce qu'elle ferait sans doute -, il se pouvait qu'il l'emmène quand il partirait. Une éventualité qu'elle ne pouvait pas se permettre de négliger. Il disait avoir l'intention, après Norfolk, de retourner sur Tranquillité. Cet habitat, c'était de la résidence de première, supérieur même à la Terre et à Kulu. Je me suis déjà prostituée pour descendre le fleuve ; après ça, me prostituer pour Tranquillité ne devrait pas être une épreuve si terrible. La porte du Tombereau brisé s'ouvrit dans un grincement. Un jeune homme en chemise à carreaux bleus et rouges et short long kaki entra et alla s'asseoir à l'autre bout du bar. Il ne jeta même pas un regard à Marie, ce qui était bizarre ; elle portait un short coupé aux cuisses et un maillot orangé qui mettaient ses longs membres en valeur. Sa tête lui disait quelque chose, guère plus de vingt ans, des traits rudes qui lui conféraient un certain charme, une barbe soigneusement taillée. Ses vêtements étaient neufs, et propres, de fabrication locale. Faisait-il partie de la nouvelle génération de marchands de Durringham ? Elle en avait rencontré pas mal depuis qu'elle avait son boulot à l'ambassade, et ils tenaient toujours à lui parler pendant qu'ils attendaient Ralph Hiltch, son patron. Elle fit une petite moue. Voilà, si elle avait des naneuroni-ques, elle n'aurait aucun mal à retrouver son nom. - Bière, s'il vous plaît, dit-il au barman. À sa voix, elle sut qui il était ; il lui fallut juste un instant pour que le doute s'effaçât dans son esprit. Pas étonnant qu'elle ne l'ait pas reconnu de prime abord. Elle s'avança vers lui. - Quinn Dexter, que diable faites-vous ici ? Il se tourna lentement, posant sur elle un regard indécis dans la lumière diffuse du bistrot. Elle se retint de rire, parce qu'il était évident qu'il ne la reconnaissait pas non plus. Il fit claquer ses doigts et sourit. - Marie Skibbow. Ravi de voir que vous avez rejoint la grande ville. Tout le monde se demandait si vous réussiriez. Ils n'ont pas arrêté de parler de vous pendant un mois. - Oui, eh bien... Elle s'assit sur le tabouret proche de lui tandis qu'il réglait sa bière après avoir sorti une grosse liasse de francs Lalonde. Ce n'était pas normal, les Déps n'avaient pas d'argent liquide. Elle attendit que le barman s'éloigne, puis déclara à voix basse : - Quinn, ne dites pas aux gens qui vous êtes. Ils tuent les Déps dans cette ville en ce moment. C'est salement dangereux. - Pas de problème. Je ne suis plus un Dép. J'ai racheté mon contrat de temps de service. - Racheté ? Marie avait toujours ignoré que la chose fût possible. - Mais bien sûr, dit-il en lui adressant un clin d'oil. Tout sur cette planète est axé sur l'argent. - Ah ! c'est juste. Comment l'avez-vous payé ? Ne me dites pas que ce cher village d'Aberdale a commencé à connaître la prospérité. - Non, pas de danger, rien n'a changé. J'ai trouvé de l'or dans la rivière. - De l'or ? - Oui, une pépite, vous n'en croiriez pas vos yeux. (Il leva la main, formant un poing.) Grosse comme ça, Marie, et c'est la pure vérité. Alors j'ai continué à chercher ; je n'en ai jamais trouvé d'aussi grosses que la première, mais je me suis constitué un joli petit magot. Ils ont pensé que ça avait dû être charrié par les eaux des montagnes de l'autre côté de la savane, vous vous rappelez ? - Bon Dieu ! taisez-vous. Je ne veux rien me rappeler de ce village. - Ce n'est pas moi qui vais vous le reprocher. Le premier truc que j'ai fait, c'est de mettre les bouts. Je suis parti tout de suite, j'ai descendu la Juliffe sur un bateau marchand ; il m'a fallu une semaine et je me suis fait arnaquer par le capitaine, mais me voilà. Fraîchement débarqué. - Oui, je me suis fait arnaquer aussi, dit Marie en contemplant son verre de limuneuse. Alors, que s'est-il passé en amont, Quinn ? Les Déps se sont-ils vraiment emparés des comtés de la Quallheim ? - J'ai appris ça ce matin quand nous sommes arrivés à quai. Il n'y avait rien qui laissait présager un truc de ce genre quand je suis parti. Peut-être se battent-ils pour l'or. Celui qui possédera le filon mère va être vraiment riche. - Ils ont envoyé là-bas un détachement de shérifs et shérifs adjoints, armés jusqu'aux dents. - Oh ! la la ! Ça ne me dit rien de bon. Je crois que c'est un coup de chance de m'être tiré au moment où il le fallait. Marie s'avisa tout à coup qu'elle avait très chaud depuis deux ou trois minutes. Levant les yeux au plafond, elle vit que les ventilateurs ne tournaient plus. Classique, juste au moment où le soleil était à son zénith. - Quinn ? Comment va ma famille ? - Eh bien... (Il fit une moue sardonique.) Votre père n'a pas beaucoup changé. Elle leva son verre à hauteur de son visage. - Amen, dit-elle. - Voyons un peu ; votre mère va bien, votre beau-frère va bien. Ah oui ! Paula est enceinte. - C'est vrai ? Mon Dieu ! je vais être tante. - Il semblerait, dit-il avant d'ingurgiter une lampée de bière. - Bon, alors, qu'allez-vous faire maintenant ? - Partir. M'embarquer dans un vaisseau et m'en aller, une planète où je pourrai recommencer de zéro. - Il y avait tant d'or que ça ? demanda Marie. - Oui, tant que ça, et plus encore. Marie réfléchit vite, examinant ses options. - Je peux vous faire quitter Lalonde demain après-midi, et pas pour un retour sur Terre, le capitaine fait route vers une nouvelle planète. De l'air pur, des espaces à ciel ouvert et une économie solide comme un roc. - Oui? Le regard de Quinn s'alluma. Les ventilateurs se remirent à tourner. - Oui. J'ai un contact dans le vaisseau, mais je prends une commission pour vous introduire. - Vous vous êtes vraiment bien débrouillée, n'est-ce pas ? - Je fais aller. - Marie, il n'y avait pas de filles sur le bateau qui m'a amené. Elle ne savait pas trop comment il avait fait pour tout à coup se rapprocher. Il était là tout près, et sa présence ouvrait des brèches dans sa belle assurance. Il y avait quelque chose en lui de terriblement intimidant, presque menaçant. - Je crois que je peux arranger ça. Je connais un endroit, les filles sont propres. - Ce n'est pas un endroit que je veux, Marie. Mon Dieu ! vous voir assise là a réveillé tous ces souvenirs que je pensais avoir laissés derrière moi. - Quinn, dit-elle laconiquement. - Vous croyez que je peux m'en empêcher ? À Aberdale, vous hantiez les rêves de chaque Dép, on a passé des heures à parler de vous. On s'est battus entre nous pour être du groupe de travail qui irait sur votre ferme. Je me suis battu, j'ai gagné à chaque fois, j'ai tout fait pour gagner. - Quinn ! - Vous étiez tout ce que je ne pourrais jamais avoir, Marie. Bon sang ! je vous vénérais, vous étiez la perfection, tout ce qui était juste et bon dans le monde. - Non, Quinn. La tête lui tournait, elle en avait des vertiges. Ce qu'il disait était insensé, il ne l'avait même pas remarquée quand il était entré au Tombereau brisé. Il faisait si chaud, la sueur lui coulait dans le dos. Il passa son bras autour d'elle, l'obligeant à le regarder dans les yeux. Des yeux enfiévrés. - Et vous revoilà. Mon idole à moi tout seul. Comme si Dieu me donnait une seconde chance. Et cette chance, Marie, je ne la laisse pas passer. Quoi que cela exige, je vous veux. Je te veux, Marie. Soudain ses lèvres furent sur les siennes. Elle tremblait contre son corps quand il arrêta de l'embrasser. - Quinn, non, balbutia-t-elle. Il resserra son étreinte, la pressant contre lui. Elle avait l'impression que sa poitrine était sculptée dans la pierre, chaque muscle un ruban d'acier. Elle n'arrivait pas à comprendre pourquoi elle ne le repoussait pas. Mais elle ne pouvait pas, l'idée était inconcevable. - Tu verras, ça va être tellement bon que tu ne voudras plus jamais me quitter, chuchota-t-il d'un ton passionné. Je vais te montrer que je suis celui qu'il te faut, qu'il n'existe personne d'autre dans toute la galaxie qui puisse me remplacer. Quand je partirai, je t'emmènerai loin de cette abominable planète ; et nous vivrons quelque part où tout est délice et beauté, où il n'y a pas de jungle et où les gens sont heureux. Et je nous achèterai une grande maison et puis je te mettrai enceinte, et nos enfants seront si adorables que tu auras mal rien qu'à les regarder. Tu verras, Marie. Tu verras ce que peut apporter le véritable amour quand tu te donneras à moi. Elle sentit des larmes lui venir aux yeux en entendant ces mots absolument merveilleux. Des mots qui exprimaient chacun de ses rêves. Mais comment pouvait-il savoir ? Et pourtant elle ne lisait que la passion et le désir sur son visage. Alors peut-être - plût à Dieu ! - oui peut-être était-ce vrai. Parce que personne ne pouvait être assez cruel pour mentir sur de telles choses. Ils se pressaient l'un contre l'autre lorsqu'ils sortirent du Tombereau brisé sur leurs jambes chancelantes, ivres tous deux de leur propre désir. Le siège des Forces spatiales de la Confédération sur Lalonde était un édifice à deux niveaux, une boîte oblongue de soixante-cinq mètres de large sur vingt de profondeur. Les murs extérieurs étaient constitués de miroirs bleu argent, séparés à mi-hauteur par une bande noire, disposés sur toute la circonférence. Le toit plat avait sept antennes satellite protégées par des radômes météo-géodésiques qui évoquaient des champignons orange vif particulièrement phalliques. Seuls cinq d'entre eux abritaient réellement des équipements de communication, les deux autres cachaient des canons maser qui fournissaient une capacité de défense à courte portée. L'édifice était situé dans le secteur est de Durringham, à cinq cents mètres du tombereau qui abritait le bureau du gouverneur. Le siège des Forces spatiales était un bureau de classe 050-6B, qui convenait à des colonies (tropicales) en phase un et à des missions non capitales ; une structure de silicone programmée, fabriquée par l'Institut de recherche industrielle et spatiale de la République lunaire. Il était arrivé sur Lalonde dans un conteneur cubique de cinq mètres de côté. Les ingénieurs du génie maritime de la Flotte spatiale qui l'avaient activé avaient dû creuser les fondations d'angle jusqu'à quinze mètres de profondeur pour qu'il puisse résister à la force du vent. Les murs de silicone auraient été aussi solides que du mayope s'ils n'avaient eu l'épaisseur d'une feuille de papier, ce qui les rendait terriblement vulnérables aux coups de vent, fussent-ils légers. Et vu la température de Lalonde, certains avançaient que l'air chaud s'accumulant à l'intérieur du bâtiment risquait de donner une poussée suffisante pour le faire décoller du sol. Le personnel des Forces spatiales de la Confédération affecté à Lalonde se composait de cinquante personnes : officiers, sous-officiers et soldats, qui mangeaient, travaillaient et dormaient dans l'édifice. Le département le plus actif était le centre de recrutement, où quinze permanents accueillaient les jeunes gens qui partageaient la même vision du monde que Marie mais n'avaient pas son ingéniosité. S'engager dans les Forces spatiales, c'était s'offrir un billet pour ailleurs, loin de la pluie, de la chaleur et du labeur harassant des fermes. Chaque fois que Ralph Hiltch franchissait les larges portes à ouverture automatique et respirait l'air conditionné pur et sec, il avait l'impression de se rapprocher un tout petit peu de chez lui. Il replongeait dans un univers d'angles droits, de matériaux synthétiques, d'uniformes, empli du bourdonnement des machines et habillé du mobilier fourni par le gouvernement. Une jolie ordonnance d'à peine vingt ans l'attendait pour l'escorter depuis le hall d'entrée où les fils et filles de fermiers, dans leurs chemises cousues à la main et leurs jeans tachés de boue, faisaient la queue l'espoir au cour. Il ôta son mince capuchon et en secoua l'eau de pluie tandis que la fille en uniforme le conduisait dans l'escalier menant à la zone de sécurité du premier étage. Le capitaine de corvette Kelven Solanki attendait Ralph Hiltch dans son grand bureau d'angle. Officier de carrière, il avait quitté son monde polonais de Mazowiecki vingt-neuf ans auparavant et avait aujourd'hui quarante-sept ans. Le visage étroit, maigre, plusieurs centimètres de moins que Ralph, des cheveux de jais épais mais taillés à la coupe réglementaire de un centimètre. Son uniforme lui allait bien, quoiqu'il eût laissé la veste sur le dossier de sa chaise. Quand Ralph entra, il lui donna une franche et chaleureuse poignée de main et congédia l'ordonnance. La fille salua avec beaucoup d'élégance et ferma la porte. Le sourire qui avait accueilli Ralph s'assombrit considérablement alors que Kelven Solanki lui faisait signe de prendre place sur le canapé imitation cuir. - Qui commence ? Ralph posa son capuchon sur le bord du canapé et se laissa aller en arrière. - Nous sommes sur votre territoire, aussi vais-je d'abord vous informer de ce que je sais. - OK, dit Kelven en s'asseyant sur le fauteuil d'en face. - Primo, Joshua Calvert et le Lady Macbeth ; aussi étonnant que cela paraisse, ses motifs sont honnêtes, pour autant que nous puissions en juger. J'ai un contact interne : ma secrétaire, Marie, est en train de traiter une affaire pour lui et elle me le tient à l'oil, de très près. Il a acheté mille tonnes de mayope, s'est procuré une licence d'exportation et charge le truc dans son vaisseau stellaire aussi vite que le McBoeing qu'il a loué peut le mettre en orbite. Il n'a essayé d'entrer en rapport avec aucun receleur connu, il n'a ramené aucune cargaison, légale ou illégale, dans son spatiojet, et il sera parti demain. Kelven s'aperçut que ce capitaine de vaisseau marchand indépendant l'intéressait bien plus que la situation ne l'exigeait réellement. - Il transporte vraiment du bois vers une autre étoile ? - Oui. À Norfolk, apparemment. Ce qui, étant donné les restrictions à l'importation qu'ils imposent, n'est pas tout à fait aussi insensé que ça en a l'air. Avec leur technologie rurale, ils en ont peut-être un usage. Je ne saurais dire si c'est un imbécile ou un génie. J'aimerais bien savoir comment il se débrouille. - Moi aussi. Cela dit, il n'est pas tout à fait l'innocent que vous croyez. Le Lady Macbeth a une unité de propulsion par antimatière. Et d'après les dernières données transmises par Avon dans mon fichier central sur la sécurité, il a été intercepté par un faucon des Forces spatiales il y a deux mois de cela ; le Service de renseignements de la Flotte était convaincu qu'il tentait de passer de la technologie prohibée. En fait, il surveillait les unités qui étaient embarquées sur son quai de chargement. Mais quand le capitaine du faucon a fouillé son vaisseau, rien. Vous voyez, il'a pas l'air d'être un imbécile. - Intéressant. Il ne doit pas partir avant demain, aussi pourrait-il encore tenter quelque chose. Je vais le tenir à l'oil. Et vous ? - J'ai gardé un oeil sur le capitaine Calvert depuis son arrivée et je continuerai à le faire. Maintenant, la situation des comtés de la Quallheim. Je n'aime pas ça du tout. Nous avons visionné les images que le satellite d'observation du shérif en chef a transmises ce matin, et les troubles s'étendent au comté de Willow West. Il y a plusieurs bâtiments incendiés dans les villages, des signes d'affrontements, et les champs sont désertés. - Merde, je ne savais pas. - Eh bien, cette fois-ci, Candace Elford a réussi à garder le secret, du moins pour l'instant. Cependant, les shérifs et les superviseurs des comtés de la Quallheim et de Willow West continuent à prétendre que tout va bien. Ceux qui répondent à leurs blocs émetteurs. Pour moi, c'est l'aspect le plus étrange de la situation ; je vois mal les Déps leur pointant un laser sur la tête toute la journée et tous les jours. - Pour commencer, je trouve très difficile de croire que les Déps puissent s'emparer d'un comté entier, sans parler de quatre. Rexrew a peut-être raison quand il dit qu'il y aurait un groupe extérieur derrière tout ça. Ces images récentes de Willow West étaient-elles floues comme la dernière série qu'on a eue de la Quallheim ? Kelven adressa à son interlocuteur un regard éloquent. - Oui, malheureusement ; et mon officier technique ne comprend pas comment c'a été fait. Même si ce n'est pas le plus grand expert en matière de brouillage électronique, elle dit qu'aucune théorie existante ne pourrait expliquer cela. Je suis forcé de prendre sérieusement en considération l'hypothèse que Rexrew ait raison. Et il y a autre chose aussi. (Le ton sortit Ralph de sa rêverie.) J'ai été autorisé, poursuivit Kelven en appuyant sur le mot, à vous révéler que les agents du Service de renseignements édéniste pensent que Laton est toujours vivant et qu'il serait sur Lalonde, précisément dans le comté de Schuster. Ils disent qu'il les a contactés pour les prévenir d'une espèce d'incursion étrangère. Ils ont quitté Durringham il y a trois jours, partis en amont pour enquêter, après avoir établi le contact avec ^Ethra pour les mettre au courant de la situation. Et vous savez, Ralph, ils semblaient inquiets. - Le Service de renseignements édéniste opère ici ? s'étonna Ralph qui n'avait jamais eu le moindre soupçon. - Oui. - Laton, je crois que ce nom me dit quelque chose. Un insurgé, un de ces Serpents. Mais il ne figure pas dans mes fichiers naneuroniques. Je l'ai sans doute dans mon bloc-processeur à l'ambassade, - Je vous épargnerai cette peine. Son dossier est dans l'ordinateur. Ce n'est pas très joli à voir, mais allez-y, ne vous gênez pas. Ralph télétransmit la demande à l'ordinateur du bureau et s'installa dans un silence troublé tandis que les données affluaient à son cerveau. Certes, sa formation avait couvert les Serpents édénistes, mais de loin, de façon théorique. Les mercenaires, les gerfauts, les contrebandiers, les politiciens véreux lui étaient familiers, pas ce genre d'individu. Il eut l'impression pendant la transmission des données de sentir un liquide cryogénique circuler le long de sa moelle épinière. - Et les Édénistes pensent qu'il est sur Lalonde ? demanda-t-il à Kelven d'un air atterré. - C'est ça. Ils n'en ont jamais été sûrs, mais des décennies plus tôt, il manifestait déjà un intérêt pour l'endroit, aussi ont-ils assuré une veille. Aujourd'hui c'est confirmé, il a survécu à l'attaque des Forces spatiales et est venu ici. D'après les agents, il les aurait appelés parce que la chose qui est derrière les troubles qui secouent la Quallheim a percé ses défenses. - Nom de Dieu ! - Il y a une petite chance que ce n'ait été qu'une sorte de bluff pour attirer ici des faucons et ensuite s'en emparer pour fuir la planète avec ses complices. Mais je dois dire que c'est peu plausible. Il semble qu'il y ait réellement une espèce de force extérieure à l'oeuvre dans les comtés de la Quallheim. - Les Édénistes voulaient que je sois mis au courant ? - Oui. Ils ont jugé que la situation était assez sérieuse pour passer outre aux restrictions politiques mineures - ce sont leurs propres mots. Ils veulent que l'amiral et vos supérieurs Saldana soient avisés au même titre que leur assemblée consensuelle de Jupiter. La seule présence de Laton appellerait déjà une intervention militaire majeure, impliquant au minimum le déploiement de la Flotte. Ralph fixa Kelven Solanki du regard. L'officier des Forces spatiales était vraiment effrayé. - L'avez-vous dit au gouverneur ? - Non. Rexrew a suffisamment de problèmes sur les bras, Il y a plus de quatre mille colons dans les dortoirs de transit dont les équipements de ferme ont été brûlés ou pillés. Il ne peut pas les envoyer en amont et ne dispose d'aucun équipement de rechange - et il n'en aura pas dans un proche avenir. Il y a trois vaisseaux de transport de colons en orbite avec leurs Déps maintenus en tau-zéro ; Rexrew ne peut les ramener au sol parce qu'ils se feront tuer dès qu'ils sortiront des McBoeing. Les capitaines de vaisseau ne sont pas autorisés à les ramener sur Terre. Il y a encore des secteurs dans l'est de Durringham où l'ordre n'a pas encore été complètement rétabli. Honnêtement, vu la situation en ville, nous nous attendons à ce que la désobéissance civile s'étende d'ici à trois semaines, voire avant cela si les gens apprennent que les révoltes de la Quallheim se propagent dans les régions en aval. Et c'est ce qui va se produire quand on voit comment ces crétins de shérifs laissent filtrer des informations confidentielles. Nous prévoyons que va se déclarer une situation de quasi-anarchie. Je ne vois pas le gouverneur comme quelqu'un vers qui se tourner avec une information comme celle-ci. À l'heure qu'il est, il est pris entre le marteau et l'enclume. - Vous avez raison, admit Ralph d'un air malheureux. Dieu ! pourquoi Lalonde ? Il avait haï cet endroit alors que c'était une misérable colonie qui naissait à peine et qui n'allait nulle part. Mais, aujourd'hui, un retour à cet état eût été une bénédiction. - Je considère qu'il est de mon devoir immédiat d'informer Kulu de ce qui s'est passé, et de ce qui peut encore se passer eu égard à la présence de Laton et à celle éventuelle de ces xénos dans les comtés de la Quallheim. - Parfait. J'ai l'autorité légale pour déclarer un état d'urgence touchant tout le système et réquisitionner tout vaisseau disponible. Dans l'espoir qu'on n'en arrive pas là, j'envoie tout de même un de mes officiers dans un des vaisseaux de transport de colons pour qu'il le détourne sur Avon. À partir de maintenant l'opération est lancée, l'Eurydice a fini de débarquer ses colons hier, il ne reste qu'environ cinquante Déps en tau-zéro. Ils seront transférés à bord du Martijn où ils pourront rester jusqu'à ce que Rexrew décide ce qu'il fera d'eux. Sauf imprévu, l'Eurydice devrait partir d'ici douze heures, avec mon rapport à l'amiral transmis par microcartel diplomatique, et un deuxième cartel pour l'ambassadeur édéniste sur Avon. Vous pouvez y ajouter un troisième pour la mission de Kulu à l'Assemblée générale de la Confédération. - Merci. Quoique je n'aie pas la moindre idée de la façon dont on rédige un tel rapport. Ils vont nous prendre pour des timbrés. Kelven considéra la pluie qui rebondissait sur les toits sombres. Un tableau des plus banals à côté duquel les événements qui touchaient les lointains comtés de la Quallheim semblaient tout irréels. - Peut-être est-ce le cas, dit-il. Mais nous devons faire quelque chose. - La première chose que nos chefs respectifs vont faire, c'est de nous demander une confirmation et des informations supplémentaires. - Oui, j'y ai pensé. IL nous faut être en mesure de leur donner ces informations. - Quelqu'un doit se rendre dans les comtés de la Quallheim. - Les Edénistes sont déjà en route, mais j'aimerais envoyer ma propre équipe. Les soldats de la Flotte n'attendent que ça, bien sûr. Avez-vous quelqu'un capable d'effectuer ce genre de mission de reconnaissance ? Je crois qu'il est nécessaire que nous mettions nos ressources en commun. - Là-dessus, je suis d'accord avec vous, dit Ralph. Merde, je suis même d'accord avec les Edénistes. (Et il ne put s'empêcher d'avoir un sourire cynique à cette idée.) Une opération concertée donnerait les meilleurs résultats. J'ai deux ou trois personnes formées pour effectuer des pénétrations discrètes et des missions de reconnaissance. En fait, si vous me laissez avoir accès aux circuits de communication de vos satellites ELINT, je peux activer certains agents que j'ai en amont, voir s'ils peuvent nous informer de ce qui se passe. - Je m'en occupe. - OK, je vais envoyer mon inspectrice Jenny Harris pour superviser les opérations. Comment comptiez-vous amener les équipes de reconnaissance en amont ? Kelven télétransmit une instruction à l'ordinateur du bureau et un écran mural s'alluma, montrant une carte du réseau d'affluents du bassin de la Juliffe. Les comtés de la Quallheim apparaissaient sous la forme d'une estafilade rouge le long de la rive sud de l'affluent ; au nord-ouest, Willow West brillait d'une lumière orange, tel un feu d'avertissement. Les contours du comté limitrophe en aval étaient tracés en noir, avec le nom Kristo clignotant en lettres blanches. - Un bateau rapide jusqu'au comté de Kristo, puis des chevaux pour gagner la zone des troubles. S'ils partaient demain, ils devraient arriver seulement un jour ou presque après le Swithland et son détachement, peut-être même un peu avant. - Ne pourrions-nous pas les amener par pont aérien ? Je peux avoir un des BK133, ils pourraient y être dès ce soir. - Et comment se déplaceraient-ils ? C'est une mission de reconnaissance, rappelez-vous. On ne peut pas prendre de chevaux dans un ADAV, et rien d'autre ne peut traverser cette jungle. Ralph jeta un regard sinistre à la carte sur l'écran. - Merde alors ! vous avez raison. Cette planète est vraiment un endroit pourri. - Mais avec un côté pratique. Un des rares endroits de la Confédération où un millier de kilomètres bafouent nos systèmes de transport habituels. Nous sommes tellement habitués aux réponses immédiates, on est comme des enfants gâtés. - Oui. Eh bien, si une planète peut nous ramener à l'essentiel, c'est bien Lalonde. Le lot de troncs de mayope chargé sur le chariot de manutention avait été assemblé par l'équipe au sol dans un des hangars du spatioport. Une opération assez simple, même avec les modestes équipements dont disposait cette planète ; les troncs étaient presque parfaitement cylindriques, un mètre de diamètre, tous coupés à une longueur de quinze mètres. Des sangles jaune vif les maintenaient ensemble ; dix goupilles de chargement avaient été fixées, à intervalles réguliers, autour du lot. Pourtant, jusqu'ici, deux des lots s'étaient détachés quand Ashly s'était servi du waldo du VSM pour les transporter du spatiojet à la soute du Lady Macbeth. Le retard leur avait coûté huit heures, et il fallait commander du bois de remplacement et le payer. Depuis lors, Warlow avait inspecté chaque lot avant qu'il ne fût chargé dans le McBoeing. Il en avait renvoyé trois pour les faire réassembler après avoir trouvé des sangles trop lâches ; ses sens auditifs augmentés avaient saisi les grognements de protestation des membres de l'équipe au sol alors que ceux-ci se croyaient hors de portée de voix. Ce lot-ci, toutefois, semblait satisfaisant. Le crochet fixé à son avant-bras gauche se referma autour de la dernière goupille. Il s'arc-bouta à la base du tronc et essaya de faire bouger la goupille. Le métal sous ses pieds émit un vague craquement comme ses muscles renforcés exerçaient une force soigneusement mesurée. La goupille demeura parfaitement stable. - OK, chargez-le, dit-il aux gars qui attendaient. Son crochet se libéra et il sauta sur le macadam rugueux. Le conducteur du chariot mena le véhicule en marche arrière sous le McBoeing. Le mécanisme hydraulique commença à introduire le lot de troncs dans la soute du fuselage inférieur. Warlow se tenait à côté des roues arrière du spatiojet, dans l'ombre. Le système de répartition thermique de son corps avait plus qu'assez de puissance pour parer aux effets du soleil blanc bleuté de Lalonde, néanmoins il se sentait plus au frais ici. Une moto tourna le coin du hangar et vira en direction du spatiojet. Il y avait deux personnes dessus, Marie Skibbow et un jeune homme en chemise à carreaux et short kaki. Marie arrêta l'engin devant Warlow, adressant au grand cosmonik un sourire épanoui. Dans la soute du spatiojet, des crochets se refermèrent avec un bruit sec autour des goupilles du lot de troncs. Le mécanisme de manutention du chariot se rétracta lentement. - Comment ça se passe ? demanda Marie. - Encore un vol après celui-ci, et nous aurons terminé, répondit Warlow. Dix heures, maximum. - Super. (Elle passa la jambe par-dessus la selle de la moto. Le jeune homme mit pied à terre un instant plus tard.) Warlow, je vous présente Quinn Dexter. Quinn eut un sourire affable. - Warlow, enchanté ! Marie me dit que vous partez pour Norfolk. - C'est exact. Warlow regarda le chariot reculer vers le hangar ; curieusement, le véhicule lui sembla avoir perdu sa belle couleur orange. Ses naneuroniques signalèrent une légère perte d'information dans ses senseurs optiques et il émit une demande de lancement du programme de diagnostic. - Alors, ce pourrait être une chance pour nous, déclara Quinn Dexter. J'aimerais payer mon passage sur le Lady Mac-486 beth, Marie m'a dit que vous avez une licence pour prendre des passagers. - En effet. - OK, parfait. Une couchette, c'est combien ? - Vous voulez aller à Norfolk ? demanda Warlow. Ses senseurs optiques étaient revenus en ligne, le programme de diagnostic avait été incapable de localiser le problème. - Pour sûr ! répondit Quinn dont le sourire ravi s'élargit encore. Je suis agent commercial pour Dobson Engineering. C'est une compagnie de Kulu. Nous produisons une gamme d'outils agricoles de base : socs de charrue, roulements de roue pour chariot, ce genre de trucs. Faits pour les planètes à basse technologie. - Eh bien, on peut dire que vous avez choisi le bon endroit en venant sur Lalonde, énonça Warlow en montant le niveau de basse du diaphragme pour trouver la tonalité qui se rapprochât le plus de l'ironie. - Oui. Mais je crois que je vais devoir attendre cinquante années de plus avant que Lalonde en soit même arrivée à ce palier. Je n'ai pas réussi à percer le monopole institutionnalisé en vigueur dans ce pays, pas même avec l'aide de l'ambassade. IL est temps de bouger. - Je vois. Un moment. Warlow sollicita ses naneuroniques pour ouvrir un canal vers l'ordinateur de vol du spatiojet et demanda une liaison avec le Lady Macbeth. - Qu'y a-t-il ? télétransmit Joshua. - Un client. - Donne-moi un visuel, émit Joshua quand Warlow eut fini d'expliquer. Warlow concentra ses capteurs optiques sur le visage de Quinn. Le sourire ne s'était pas relâché, il s'était peut-être même élargi. - Il doit être pressé de partir s'il veut monnayer un passage sur Lady Mac plutôt que d'attendre de se payer sa couchette sur un vaisseau de la compagnie, dit Joshua. Dis-lui que c'est quarante-cinq mille fusiodollars pour un voyage en tau-zéro. Il y avait des moments où Warlow regrettait d'avoir perdu la faculté de pousser un bon soupir plaintif. - Il ne paiera jamais ça, rétorqua-t-il. Si Joshua ne cherchait pas constamment à escroquer les clients, ils pourraient faire plus d'affaires. - Et alors ? lui retourna Joshua. On peut marchander. D'ailleurs on n'en sait rien, et on a besoin de cet argent. Le fric que j'ai claqué sur cette foutue planète a presque vidé notre petite caisse. On va taper dans nos fonds pour Norfolk si on ne fait pas attention. - Actuellement, indiqua Warlow à voix haute, mon capitaine prend quarante-cinq mille fusiodollars pour un vol en tau-zéro sur Norfolk. - Tau zéro ? dit Quinn d'un ton perplexe. - Oui. Il se tourna vers Marie, qui demeura impassible. Warlow attendit patiemment pendant que les portes de la soute du spatiojet se refermaient. Ses naneuroniques répercutèrent la voix en fond sonore du pilote répétant la séquence des préparatifs de vol. - Je ne veux pas voyager en tau-zéro, déclara froidement Quinn. - On le tient, transmit Joshua. Cinquante-cinq mille pour une cabine en temps réel. - En ce cas je crains qu'un voyage en cabine ne vous en coûte cinquante-cinq mille, récita laborieusement Warlow. Consommations, nourriture, entretien des équipements ambiants, tout cela vient s'ajouter. - Oui, je comprends ça. Bon, très bien, on a dit cinquante-cinq mille. Quinn sortit un crédisque de la Banque jovienne. - Bon sang ! émit Joshua. Ce type a des frais de représentation que lui envierait un principicule Saldana. Prends-lui son fric tout de suite, avant qu'il ne recouvre ses facultés, puis fais-le monter dans le McBoeing. La liaison avec le Lady Macbeth s'interrompit. Warlow tira de sa ceinture utilitaire son propre crédisque de la Banque jovienne et le tendit à Quinn Dexter. - Bienvenue à bord, dit-il d'une voix retentissante. 16. Onone réduisit et recalibra son champ de distorsion, permettant au terminus du trou-de-ver de se refermer derrière elle. Puis, tous ses sens en activité, elle examina les alentours avec curiosité. Le faucon se trouvait à cent soixante mille kilomètres de Norfolk, et sa coque était éclairée par les feux contrastés de deux étoiles différentes. La partie supérieure était baignée d'une lueur rosée provenant de la Duchesse, la naine rouge distante de deux cents millions de kilomètres, qui assombrissait et faisait ressortir le complexe maillage pourpre du polype bleu. Le Duc, l'étoile primaire de type K2, qui se trouvait à cent soixante-treize millions de kilomètres dans la direction opposée, inondait d'une lumière jaune vif les nacelles à environnement stabilisé arrimées à sa soute. Norfolk était presque arrivée au point de conjonction du système binaire. C'était une planète dont les terres émergées, de grandes îles de cent à cent cinquante mille kilomètres carrés et d'innombrables petits archipels, atteignaient quarante pour cent de la surface. Onone était en suspension au-dessus de la seule écharde de ténèbres subsistant sur la planète, car la conjonction toute proche avait réduit la nuit à un mince croissant joignant les deux pôles, large d'un millier de kilomètres à l'équateur, un peu comme si on avait découpé une tranche dans un globe. Les courants complexes, maritimes et aériens, émettaient des étincelles bleues et écarlates en fonction de leur hémisphère, les spirales nuageuses étant quant à elles tantôt blanches et tantôt rouges. Sous l'éclat du Duc, les masses terrestres présentaient la palette habituelle de verts et de bruns, fraîche et accueillante, tandis que les îles illuminées par la Duchesse avaient viré au vermillon foncé, émaillé d'éclats noirs, prenant l'aspect d'un domaine inhospitalier. Syrinx demanda au centre de contrôle astronautique la permission de se placer sur une orbite de garage et l'obtint aussitôt. Onone fila vers la planète avec enthousiasme, lançant des messages de salut à la flotte de faucons déjà présente. Trois cent soixante-quinze mille kilomètres au-dessus de l'équateur, un anneau de diamants chatoyait délicatement sur fond de nuit interstellaire, les feux des deux étoiles se reflétant sur les boucliers thermiques réfléchissants et les antennes paraboliques de vingt-cinq mille astronefs. Le système stellaire de Norfolk n'était a priori guère propice aux mondes terracompatibles. Lorsque le Duc de Rutland, un vaisseau d'exploration du Gouvcentral, y avait émergé en 2207, un balayage préliminaire avait décelé six planètes, toutes solides. Deux d'entre elles orbitaient autour de la Duchesse, à vingt-huit millions de kilomètres de la naine rouge ; Westmo-reland et Brenock formaient leur propre système, tournant l'une autour de l'autre et distantes de cinq cent mille kilomètres. Les quatre autres - Derby, Lincoln, Norfolk et Kent - tournaient autour du Duc. Il devint vite évident que seule Norfolk, avec ses deux lunes baptisées Argyll et Fife, était susceptible d'abriter la vie. Dans l'espace interplanétaire, déjà fort encombré, on trouvait également deux importantes ceintures d'astéroïdes, cinq autres plus mineures, et des rochers en quantité innombrable que les champs gravifîques des deux astres se disputaient en permanence. Sans parler d'une foule de comètes et de cailloux errants. Comme le déclara le cosmologue du vaisseau d'exploration, on aurait pu croire que ce système n'avait pas fini de se condenser à partir de sa protoétoile tourbillonnante. Dernier obstacle à la colonisation, l'absence d'une géante gazeuse susceptible de fournir de l'He^ aux Édénistes. Privées d'une source locale de carburant à fusion, l'industrie lourde et l'astronautique atteindraient des coûts prohibitifs. Ce sombre pronostic à l'esprit, le Duc de Rutland se mit en orbite autour de Norfolk pour procéder aux examens obligatoires en matière de ressources et d'environnement. Cette planète s'annonçait comme fort étrange, ses saisons étant rythmées par la conjonction entre le Duc et la Duchesse plutôt que par sa période sidérale : l'hiver, qui se produisait lorsque Norfolk se trouvait à cent soixante-treize millions de kilomètres de la glaciale étoile primaire, était sibérien, alors que l'été, qui avait lieu alors que la planète était à égale distance des deux astres, voyait disparaître la nuit et s'installer un climat méditerranéen. On ne constatait aucune différence entre les zones d'ordinaire qualifiées de tropicales et tempérées (bien que l'on notât la présence de petites calottes polaires) ; la saison était toujours la même sur toute l'étendue de la planète. Naturellement, la vie aborigène s'était adaptée à ce cycle, même si les espèces ne présentaient guère de variations par rapport aux normes en matière d'évolution. Il s'avéra que mammifères, animaux marins et insectes offraient moins de variété que sur la moyenne des planètes. L'hibernation était fort répandue - elle remplaçait la migration chez les espèces aviaires - et tous les animaux pondaient ou mettaient bas au printemps. Rien d'extraordinaire jusqu'ici. Mais les plantes ne donnaient des fleurs et des fruits que lorsqu'elles étaient simultanément exposées aux rayons jaunes et rosés, durant un jour de vingt-trois heures et quarante-trois minutes. C'étaient là des conditions qu'on ne pouvait reproduire nulle part, pas même dans un habitat édéniste. Ces plantes étaient donc uniques. Et par conséquent précieuses. Cette découverte décida l'État anglais du Gouvcentral à financer une mission d'évaluation écologique. Après que ses membres eurent passé trois mois à classer les plantes aborigènes en fonction de leur caractère comestible et de leur goût, l'été vint à Norfolk et la mission toucha le gros lot. Onone se glissa en orbite à trois cent soixante-quinze kilomètres au-dessus de la planète aux couleurs excentriques et contracta son champ de distorsion jusqu'à ce qu'il se limite à produire un champ gravifique dans les modules de vie et à capter l'énergie cosmique. Les astronefs les plus proches étaient en majorité des cargos adamistes, de grosses boules dansant un ballet à vocation thermique ; avec leurs boucliers déployés, ils évoquaient bizarrement des moulins à vent un peu patauds. Droit devant Onone se trouvait un gros clipper arborant fièrement l'emblème vert et violet de la compagnie Vasilkovsky. Le faucon était toujours occupé à converser gaiement avec ses semblables lorsque Syrinx, Ruben, Oxley et Tula embarquèrent à bord de la navette à champ ionique pour descendre sur Kesteven, une des plus grandes îles de Norfolk, située sept cents kilomètres au sud de l'équateur. Sa capitale, Boston, était un important centre marchand de cent mille âmes, niché à l'intersection de deux charmantes vallées. La région était fortement boisée, et ses habitants avaient à peine touché aux arbres pour bâtir leurs maisons, de sorte que la ville semblait presque camouflée vue de haut. Syrinx distingua quelques parcs, ainsi que des clochers d'église gris se dressant au-dessus des arbres. L'aérodrome de la ville était un vaste pré situé un mile et demi (Norfolk était farouchement opposée au système métrique) au nord de ses boulevards sinueux et verdoyants. Oxley se mit en approche en venant du nord-ouest, veillant à ne pas survoler la ville proprement dite. Les avions étaient interdits sur Norfolk, exception faite d'un petit service de médecins et d'ambulanciers volants, et quatre-vingt-dix pour cent des échanges interstellaires s'effectuaient durant l'été, la seule période où l'on voyait des spatiojets sur la planète. En conséquence, la population de Norfolk n'appréciait guère que des appareils de vingt-cinq tonnes passent au-dessus des toits en faisant hurler leurs moteurs. Il y avait plus de trois cents spatiojets et navettes à champ ionique sur la pelouse de l'aérodrome lorsqu'ils atterrirent. Oxley s'immobilisa à trois quarts de mile du petit groupe de bâtiments abritant la tour de contrôle et les bureaux de l'administration aérienne. L'escalier du sas se déroula devant Syrinx, lui révélant une lointaine muraille d'arbres verdoyants, et elle vit un cycliste remonter à vive allure l'enfilade de spatiojets, un chien courant derrière lui. Elle inspira à fond, humant un air sec, légèrement poussiéreux, où perçait l'arôme acre du pollen. La ville est plus grande que dans mon souvenir, dit Ruben, dont les pensées étaient légèrement teintées de perplexité. Ce que j'ai vu me paraît ordonné, presque pittoresque. J'adore la façon dont ils ont intégré la ville à la forêt plutôt que de détruire celle-ci. Il arqua un sourcil effaré. " Pittoresque ", dit-elle. Eh bien, ne sors pas ce mot-là aux indigènes. Il s'éclaircit la gorge. - Et n'abuse pas de l'affinité sur cette planète, ils considèrent cela comme très impoli. Syrinx examina le cycliste. C'était un jeune garçon de treize ou quatorze ans, qui portait un sac en bandoulière. Je tâcherai de m'en souvenir. - Ce sont des chrétiens relativement stricts, après tout. Et nos expressions nous trahissent à leurs yeux. - Sans doute. Le facteur religieux va-t-il affecter nos chances de succès ? - Sûrement pas : ce sont des anglo-ethniques et ils sont bien trop polis pour afficher leurs préjugés, du moins en public. Et à ce propos, lança-t-il à ses trois équipiers, surtout pas de drague, s'il vous plaît. Ces gens-là aiment à entretenir l'illusion d'un sens moral hautement développé. Laissez-les prendre l'initiative, c'est ce qu'ils font toujours. - Qui, moi ? demanda Syrinx, feignant d'être offusquée. Andrew Unwin roula jusqu'au petit groupe qui se tenait près de la navette d'un pourpre étincelant et freina brusquement, faisant grincer sa roue arrière. Il avait des cheveux tirant sur le roux et un visage souriant constellé de taches de rousseur. Sa chemise en coton blanc toute simple était pourvue d'antiques boutons, et il en avait relevé les manches jusqu'aux coudes ; son short vert était maintenu par une large ceinture de cuir noir à la boucle ouvragée. On ne décelait sur sa personne aucun système de fermeture moderne. Il jeta un regard à l'élégante tunique bleue de Syrinx, ornée d'une épaulette argentée en forme d'étoile, et se raidit légèrement. - Madame le capitaine ? - C'est moi, dit-elle en souriant. Andrew Unwin fut incapable de conserver une attitude formelle, et les coins de sa bouche esquissèrent un sourire. - Le directeur de l'aérodrome vous présente ses compliments, madame le capitaine. Il s'excuse de ne pouvoir vous accueillir en personne, mais nous sommes pas mal occupés en ce moment. - Oui, je le vois bien. C'est fort aimable à lui de vous avoir dépêché auprès de nous. - Oh, papa ne m'a pas dépêché. Je suis l'officier chargé du contrôle des passeports, dit-il en se redressant fièrement. Voulez-vous me montrer les vôtres, s'il vous plaît ? J'ai mon bloc-processeur sur moi. Il plongea une main dans son cartable, ce qui excita le chien qui se mit à bondir et à aboyer. - Ça suffit, Mel ! cria le garçon. Syrinx jugea que c'était une excellente idée de faire appel à un enfant pour ce genre de travail : celui-ci abordait des inconnus avec un mélange d'admiration et de curiosité, sans penser un instant qu'ils pouvaient présenter un quelconque danger. Preuve qu'il faisait bon vivre sur cette planète, que les soucis y étaient rares et la confiance omniprésente. Peut-être que les Adamistes faisaient parfois bien les choses. L'un après l'autre, ils tendirent leurs disques à Andrew pour qu'il les insère dans son bloc. Syrinx trouva celui-ci terriblement démodé, d'un modèle qui n'avait plus cours depuis une bonne cinquantaine d'années. - Est-ce que Drayton Import, dans Penn Street, est toujours en activité ? demanda Ruben à Andrew Unwin, le gratifiant d'un sourire amical bien peu subtil. Andrew lui jeta un regard interloqué, puis son visage d'elfe se fendit d'un large sourire. - Oui, ils sont toujours là. Hé ! vous êtes déjà venu sur Norfolk ? - Oui, mais ça fait quelques années, dit Ruben. - Bien ! (Andrew rendit son passeport à Syrinx, dont les pieds semblaient fortement intéresser le chien.) Merci, madame le capitaine. Bienvenue à Norfolk. J'espère que vous trouverez une cargaison, - C'est très gentil de ta part. Syrinx ordonna mentalement au chien de la laisser tranquille, se sentant ridicule lorsqu'elle se rappela qu'il n'était pas réceptif à la bande d'affinité. Andrew Unwin les fixait de ses yeux pleins d'espoir. - Pour le dérangement, murmura Ruben en passant une main au-dessus de la sienne. - Merci, monsieur ! Il y eut un éclat argenté lorsqu'il empocha la pièce. - Comment pouvons-nous aller en ville ? demanda Ruben. - Il y a plein de taxis près de la tour de contrôle. Ne prenez pas ceux qui vous demanderont plus de cinq guinées. Vous pourrez changer de l'argent au bâtiment administratif, une fois que vous aurez passé la douane. Un petit spatiojet passa au-dessus d'eux à basse altitude, sifflant de tous ses compresseurs tandis que ses tuyères se mettaient en position verticale, et déployant déjà son train d'atterrissage. Andrew tourna la tête pour mieux le voir. - Si vous cherchez un logement, je crois qu'il reste quelques chambres au Wheatsheaf. Il remonta sur sa bicyclette et fonça à vive allure vers le spatiojet en train d'atterrir, le chien courant derrière lui. Syrinx le regarda partir en souriant. De toute évidence, le contrôle des passeports était une affaire sérieuse sur Norfolk. - Mais comment on fait pour aller à la tour ? demanda Tula d'une voix tremblante. Elle avait levé une main pour protéger ses yeux de l'éclat doré du Duc. - Devine, dit Ruben d'une voix enjouée. - On y va à pied, dit Syrinx. - Gagné ! Oxley remonta à bord du spatiojet pour récupérer une glacière contenant des échantillons de fruits de mer atlantes, puis lança à chacun le sac à dos contenant ses effets personnels. Une fois descendu de l'appareil, il envoya un ordre codé aux processeurs bioteks, et l'escalier se replia et le sas se referma. Tula attrapa la glacière, et ils se dirigèrent vers la tour de contrôle, un bâtiment blanc qui chatoyait sous l'effet de la chaleur. - Que voulait-il dire à propos des taxis trop chers ? demanda Syrinx à Ruben. Ils ont sûrement des compteurs et un tarif standard. Ruben se mit à glousser. Il prit le bras de Syrinx. - Quand tu parles de taxi, je suppose que tu penses à l'un de ces petits véhicules performants que les Adamistes utilisent sur les planètes développées, avec suspension magnétique et peut-être même climatisation ? Syrinx faillit répondre " Évidemment ". Mais la lueur malicieuse qu'elle vit dans ses yeux l'en dissuada. - Non... Quel type de véhicule utilise-t-on ici ? En guise de réponse, il se contenta de la serrer contre lui et d'éclater de rire. Le pont du paradis était revenu dans le ciel. Louise Kava-nagh se promenait dans l'enclos du manoir de Cricklade en compagnie de sa soeur Geneviève, et toutes deux se tordaient le cou pour contempler ce spectacle. Cela faisait une semaine qu'elles sortaient chaque matin de jour-du-Duc pour voir de combien il avait grandi durant la nuit-de-la-Duchesse. L'horizon occidental était envahi par une immense couronne rouge foncé, projetée par la Duchesse qui sombrait derrière les hauts plateaux, mais, dans le quadrant nord, les astronefs en orbite rutilaient de tous leurs feux. Un semis d'étincelles rubis qui filaient à travers le ciel, si proches les unes des autres qu'elles formaient un ruban quasi solide, tel un arc-en-ciel de sequins rouges. À l'est, où le Duc était en train de se lever, se déployait un autre ruban qui semblait fait d'or pur. Au nord, ce ruban flottait bas au-dessus des collines du comté de Stoke, plus terne en raison d'un angle de réflexion moins favorable, mais néanmoins visible à la lumière du jour-du-Duc. - J'aimerais qu'ils restent ici pour toujours, dit Geneviève d'une voix triste. L'été est vraiment une saison adorable. Âgée de douze ans (terrestres), c'était une jeune fille grande et élancée, au visage ovale et aux yeux marron pleins de curiosité ; elle tenait de sa mère ses cheveux noirs, qui lui pendaient dans le dos comme il seyait à une jeune fille appartenant à la classe des propriétaires fonciers. Elle portait une robe bleu pâle à minuscules pois blancs, un large col en dentelle, de longues chaussettes blanches et des sandales en cuir bleu marine impeccablement cirées. - Sans hiver, il n'y aurait jamais de printemps, dit Louise. Tout serait pareil tout le long de l'année, et nous n'aurions aucune raison d'attendre quoi que ce soit. Il y a plein de mondes comme ça là-haut. Elles contemplèrent toutes deux le ruban d'astronefs. Louise, âgée de seize ans, était l'aînée des deux sours et l'héritière du domaine familial ; elle était plus grande que Geneviève d'une bonne quinzaine de pouces, et ses cheveux, d'une nuance plus claire que ceux de sa cadette, lui retombaient jusqu'aux hanches quand elle les dénouait. Elles se ressemblaient beaucoup de visage, même petit nez et mêmes yeux étroits, mais les joues de Louise étaient moins rondes, signe du passage de l'enfance à l'adolescence. Bien que sa peau fût d'une pâleur qui faisait sa fierté, ses joues, malheureusement, demeuraient obstinément rouges, comme celles d'une paysanne. Ce matin-là, elle portait une robe d'été toute simple, couleur jaune canari ; et, merveille des merveilles, maman l'avait enfin autorisée à dénuder un peu sa gorge, même si elle lui interdisait toujours de montrer ses genoux. Les cols de ses nouvelles robes lui permettaient d'afficher sa féminité naissante. Cet été, pas un seul jeune homme du comté de Stoke n'avait pu s'empêcher de se retourner sur son passage. Mais Louise avait l'habitude de servir de point de mire. Et ce depuis le jour de sa naissance. Les Kavanagh étaient la famille la plus importante de Kesteven ; ils formaient l'un de ces réseaux quasi claniques de grandes familles de propriétaires fonciers qui, lorsqu'ils agissaient de concert, avaient du fait de leur seule richesse plus d'influence que n'importe lequel des conseils régionaux îliens. Louise et Geneviève appartenaient à une armée de cousins qui considéraient Kesteven comme leur fief privé. En outre, les Kavanagh étaient liés par le sang à la famille royale des Mountbatten, qui descendait des anciens monarques britanniques de la branche Windsor et dont le prince avait endossé le rôle de gardien de la Constitution planétaire. Si la population de Norfolk était bien anglo-ethnique, sa structure sociale devait davantage à une version idéalisée de l'Albion du XVIe siècle qu'à la république fédérale, du Gouvcentral, qui avait fondé la colonie quatre siècles auparavant. L'oncle Roland, l'aîné des six enfants du grand-père de Louise, possédait près de dix pour cent des terres arables de l'île. Le domaine de Cricklade s'étendait sur plus de cent cinquante mille acres, comprenant des forêts, des parcs et même des villages, et plusieurs milliers de personnes travaillaient dans ses champs, ses forêts, ses roseraies et ses fermes. Trois cents familles exploitaient les métairies dispersées sur sa superficie. Une bonne partie des artisans du comté de Stoke dépendaient pour leur subsistance des activités du domaine. Et celui-ci, bien entendu, détenait des parts majoritaires dans les chais du comté. Louise était le plus beau parti de l'île de Kesteven. C'était là une position qu'elle appréciait à sa juste valeur : les gens ne lui témoignaient que du respect et lui rendaient toutes sortes de services sans rien attendre en retour, hormis son patronage. Le manoir de Cricklade était un superbe bâtiment en pierre grise, haut de trois étages, avec une façade large de cent yards. Ses hautes fenêtres à meneaux donnaient sur un vaste panorama de pelouses, de bosquets et de vergers. Pour marquer les limites du parc, on avait tracé une avenue de cèdres terriens, génétiquement modifiés de façon à résister à la longue année de Norfolk et au double bombardement de photons qu'elle subissait. Plantés trois siècles auparavant, ces arbres mesuraient à présent plusieurs centaines de pieds de haut. Louise adorait ces antiques et majestueux colosses ; leurs rameaux aux strates gracieuses possédaient une mystique à jamais hors de portée des petits pseudo-pins aborigènes. Ils représentaient une partie de son héritage abandonnée pour l'éternité dans les étoiles, une allusion à un passé romantique. L'enclos que traversaient les deux sours se trouvait derrière les cèdres, à l'ouest du manoir, et occupait la plus grande partie d'une colline en pente douce au bas de laquelle coulait un ruisseau qui se jetait dans un lac à truites. Fossés, haies et autres obstacles étaient présents un peu partout, mais les chevaux ne s'étaient pas entraînés depuis des semaines en raison de la proximité de la récolte. L'Estivage était toujours une période agitée sur Norfolk, et Cricklade semblait se trouver au centre d'un petit cyclone d'activité, le domaine tout entier se préparant fébrilement à la maturation des rosés. Lorsqu'elles se furent lassées de la grandeur des astronefs, Louise et Geneviève se promenèrent au bord de l'eau. Plusieurs chevaux à la robe couleur rouille erraient dans l'enclos, broutant l'herbe touffue. La pseudo-herbe de Norfolk était fort semblable à son équivalent terrestre, quoique ses brins soient en forme de tube, et produisait durant la conjonction estivale de minuscules fleurs blanches. Quand elle était beaucoup plus jeune, Louise les appelait des couronnes d'étoiles. - Père a dit qu'il pensait proposer à William Elphinstone d'assister Mr Butterworth dans son travail de régisseur du domaine, dit Geneviève d'un ak malicieux alors qu'elles approchaient de la barrière en bois vermoulu de l'enclos. - C'est fort bien pensé de la part de père, répondit Louise sans se démonter. - Ah bon ? - William doit se former à la gestion d'un domaine s'il veut reprendre celui de Glassmoor Hall, et il ne pourrait trouver meilleur instructeur que Mr Butterworth. Du coup, les Elphinstone auront une obligation envers père, et ils ont des relations de poids parmi les fermiers négociants de Kesteven. - Et William passera deux étés ici, c'est en général la durée d'une période d'instruction. - En effet. - Et toi aussi, tu passeras ces deux étés ici. - Geneviève Kavanagh, vous êtes priée de terùr votre langue de vipère. Geneviève se mit à danser sur l'herbe. - Il est beau, il est beau ! dit-elle en riant. J'ai vu la façon dont il te regardait, en particulier quand tu portes une de tes robes de bal. Ses mains dessinèrent sur sa poitrine des seins imaginaires. Louise gloussa. - Méchante enfant, ton cerveau est atteint. William ne m'intéresse absolument pas. - Ah bon ? - Non. Oh, je l'aime bien, et j'espère que nous serons amis. Mais c'est tout. Et quoi qu'il en soit, il a cinq ans de plus que moi. - Je le trouve superbe. - En ce cas, je te le laisse. Geneviève prit un air abattu. - Jamais je n'aurai de soupirant si prestigieux, dit-elle. C'est toi l'héritière, après tout. Maman me forcera à épouser un nain issu d'une famille modeste, j'en suis sûre. - Maman ne nous forcera à épouser personne. Elle n'en fera rien, Geneviève, je te le jure devant Dieu. - Vrai de vrai ? - Vrai de vrai, répéta Louise. Elle-même, cependant, ne parvenait pas tout à fait à le croke. En vérité, rares étaient les prétendants potentiels sur Kesteven. La position qu'elle occupait était des plus délicates : le statut de son époux devait être l'égal du sien, mais un homme aussi riche qu'elle posséderait nécessairement son propre domaine et elle devrait aller y demeurer. Or Cricklade était toute sa vie ; le domaine était splendide même durant l'interminable hiver, quand le sol était couvert par plusieurs yards de neige, quand tous les arbres alentour étaient dénudés, quand les oiseaux s'enterraient pour s'abriter du gel. Elle ne supportait pas l'idée de quitter Cricklade. Qui donc alors pouvait-elle épouser ? C'était un problème dont ses parents avaient sans doute déjà discuté ; ses oncles et ses tantes également, selon toute évidence. Elle n'aimait guère penser à ce que serait la solution. Au moins espérait-elle qu'on lui présenterait une liste plutôt qu'un ultimatum. Un papillon attira son regard, un vulcain génétiquement modifié qui prenait le soleil perché sur un brin d'herbe. Cet insecte est plus libre que moi, se dit-elle, misérable. - Tu feras un mariage d'amour, alors ? demanda Geneviève, les yeux humides. - Oui, je ferai un mariage d'amour. - C'est super. J'aimerais être aussi courageuse que toi. Louise s'accouda à la barrière et contempla la berge opposée du ruisseau. Les myosotis y proliféraient, attirant des hordes de papillons. Jadis, l'un des maîtres de Cricklade avait semé des centaines d'espèces différentes dans le domaine. Elles fleurissaient chaque année, recouvrant jardins et vergers d'un frémissant manteau d'Arlequin. - Je ne suis pas courageuse, je suis une incurable rêveuse. Sais-tu quel est mon rêve ? - Non, fit Geneviève, captivée. - Je rêve que père me laissera voyager avant que je ne commence à endosser mes responsabilités familiales. - Aller à Norwich, tu veux dire ? - Non, pas la capitale, après tout elle est comme Boston, en plus grand, et, de toute façon, je m'y rendrai tôt ou tard pour finir mes études. Je veux voyager sur d'autres mondes et voir comment vivent leurs habitants. - Ouah ! Voyager dans un astronef, c'est super-fabuleux-génial ! Je pourrai venir avec toi ? S'il te plaît ! - Si père m'y autorise, je suppose qu'il devra agir de même pour toi quand tu auras mon âge. Ce ne serait que justice. - Il ne voudra jamais. Je n'ai même pas le droit d'aller au bal. - Ce qui ne t'empêche pas de tromper la vigilance de Nounou pour aller y jeter un coup d'oeil en douce. - Oh oui ! - Dans ce cas... - Il ne voudra jamais. Louise sourit de la colère de sa sour. - Ce n'est qu'un rêve, dit-elle. - Tu te débrouilles toujours pour que tes rêves se réalisent. Tu es si intelligente, Louise. - Je ne souhaite pas changer ce monde avec des idées nouvelles, dit-elle, à moitié pour elle-même. Seulement pouvoir en sortir, rien qu'une fois. Ici, tout est si contraignant, si enrégimenté. Parfois, j'ai l'impression d'avoir déjà vécu ma vie. - William pourrait t'emmener loin d'ici. Il pourrait demander un voyage de noces dans les étoiles ; père ne pourrait pas le lui refuser. - Oh ! Espèce de jeune ogresse impudente ! Louise tenta mollement de frapper sa cadette sur la tête, mais Geneviève s'était déjà mise hors de portée. - Voyage de noces, voyage de noces, chantonna-t-elle, si fort que certains chevaux levèrent la tête. Louise va partir en voyage de noces ! Elle releva ses jupes et se mit à courir, ses longues jambes de faon volant au-dessus de l'herbe fleurie. Louise se lança à sa poursuite, et elles gambadèrent un peu partout en poussant des gloussements et des cris de joie, semant la panique chez les papillons. Le Lady Macbeth émergea de son dernier saut dans le système et Joshua se permit un soupir de soulagement en constatant que l'astronef était intact. Depuis leur départ de Lalonde, ils n'avaient eu que des galères. Pour commencer, Joshua s'était aperçu que Quinn Dexter ne lui inspirait ni sympathie ni confiance. Son intuition lui souffiait que quelque chose clochait chez ce type. Impossible de mettre le doigt dessus, mais Dexter semblait faire baisser la température quand il entrait dans une pièce. Et son comportement était des plus bizarres ; il paraissait totalement dépourvu d'instinct, en décalage permanent avec ce qui se passait autour de lui, comme s'il percevait la réalité avec un délai de deux secondes. En fait, si Joshua avait pu le voir en chair et en os au spatioport de Lalonde, il ne l'aurait probablement pas accepté comme passager en dépit de son crédisque bien garni. Trop tard maintenant. Heureusement que Dexter avait passé la quasi-totalité du voyage seul dans sa cabine du module C, n'en sortant que pour manger et se rendre aux toilettes. C'était une de ses manies les moins irrationnelles. Après avoir embarqué, il avait examiné les cloisons compactes d'un oeil soupçonneux et déclaré : " J'avais oublié qu'il y avait plein de machinerie dans un astronef. " Oublié ? Joshua n'arrivait pas à comprendre. Comment peut-on oublier à quoi ressemble un astronef ? Le plus étrange, cependant, était l'inaptitude de Dexter à manoeuvrer en apesanteur. Si on lui avait posé la question, Joshua aurait dit que cet homme n'était jamais allé dans l'espace. Ce qui était ridicule, vu qu'il était agent commercial. Et puis, il n'avait pas de naneuroniques. Et puis, il semblait perpétuellement terrorisé. À deux ou trois reprises, Joshua l'avait même vu grimacer en entendant un soudain bruit métallique provenant des systèmes du module, ou un grincement de la superstructure en phase d'accélération. Certes, vu les performances du Lady Macbeth durant le voyage, le comportement de Dexter était en partie compréhensible. Joshua lui-même en avait parfois eu des sueurs froides. Apparemment, il n'y avait pas un seul des systèmes de bord qui n'ait souffert d'un problème ou d'un autre depuis qu'ils avaient quitté l'orbite de Lalonde. Ce qui aurait dû être une croisière de quatre jours s'était transformé en un cauchemar d'une semaine, au cours duquel l'équipage avait affronté surtensions énergétiques, pertes de données, pannes d'actuateur et autres dysfonctionnements moins graves mais néanmoins irritants. Joshua redoutait le moment où il transmettrait son carnet de maintenance aux inspecteurs du ministère de l'Astronautique - ils exigeraient sûrement une révision complète. Au moins les nouds de saut avaient-ils fonctionné correctement, encore qu'il commençât à avoir des doutes à leur sujet. Il télétransmit à l'ordinateur de vol l'ordre de déployer les boucliers thermiques et les capteurs télescopiques. Des signaux d'alarme retentirent dans son esprit : l'un des panneaux de bouclier thermique refusait de s'ouvrir entièrement et trois tiges télescopiques étaient coincées dans leurs niches. - Bon Dieu ! gronda-t-il. Des grognements montèrent des astros, allongés autour de lui sur leurs couchettes. - Je croyais que tu avais réparé ce putain de panneau, lança Joshua à Warlow. - Mais je l'ai réparé ! répliqua l'intéressé. Si tu penses faire mieux, enfile un scaphe et occupe-t'en toi-même. Joshua se passa une main sur le front. - Va voir ce que tu peux faire, dit-il d'un ton maussade. Warlow grommela quelque chose et ordonna aux sangles de la couchette de le libérer. Il se dirigea vers la porte de la passerelle. Ashly Hanson se libéra à son tour pour aller assister le cosmonik. Les capteurs en état de marche commençaient à transmettre des données. L'ordinateur de vol se mit à trianguler les étoiles les plus proches pour déterminer leur position. Norfolk, avec son illumination divergente, semblait étrangement petite pour une planète terracompatible. Joshua n'eut pas le temps de réfléchir à cette anomalie, car les capteurs lui signalèrent que des impulsions radar rebondissaient sur la coque et que le champ de distorsion d'un faucon se verrouillait sur eux. - Quoi encore, nom de Dieu ? demanda-t-il alors même que le relevé stellaire s'affichait dans son esprit. Le Lady Mac se trouvait à deux cent quatre-vingt-dix mille kilomètres au-dessus de Norfolk, bien loin de la zone d'émergence afférente à la planète. Il poussa un gémissement et s'empressa d'ordonner à l'antenne parabolique de transmettre leur code d'identification. Les vaisseaux des Forces spatiales en patrouille autour de Norfolk n'allaient pas tarder à s'entraîner au tir sur le Lady Mac. Norfolk était presque unique parmi les planètes terracompa-tibles de la Confédération, en ce sens qu'elle n'avait pas de réseau de défense stratégique. Comme l'industrie de haute technologie y brillait par son absence, ainsi que les colonies d'astéroïdes en orbite, il ne s'y trouvait rien qui valût la peine d'être volé. Inutile par conséquent de protéger ce monde des mercenaires et des pirates, excepté durant les deux semaines où les astronefs marchands venaient acheter leur cargaison de Larmes de Norfolk. À l'approche de l'Estivage, une escadre de la Sixième Flotte des Forces spatiales de la Confédération était affectée à la protection de la planète, aux frais du gouvernement de celle-ci. C'était une mission fort appréciée des militaires ; une fois les cargos repartis, ils avaient droit à une permission sur la planète, où on leur avait préparé une réception de choix, et le gouvernement reconnaissant leur offrait à tous une demi-bouteille de Larmes de Norfolk en guise de prime. Les serves de la principale antenne parabolique du Lady Macbeth firent un petit tour, puis cessèrent de fonctionner. Le schéma que l'ordinateur de vol télétransmettait au cerveau de Joshua laissa apparaître une déperdition d'énergie. - Putain, mais c'est pas vrai. Sarha, répare-moi cette antenne de merde ! Du coin de l'oil, il la vit activer sa console, Il rerouta le code d'identification du Lady Mac vers son antenne omnidi-rectionnelle. Un canal de communication extérieure s'activa, et la console télétransmit un message aux naneuroniques de Joshua. - Lady Macbeth, ici l'astronef Pestravka, des Forces spatiales de la Confédération. Vous avez émergé hors de la zone d'émergence affectée à cette planète, avez-vous des ennuis ? - Merci, Pestravka, répondit Joshua. Nos systèmes souffrent de certains dysfonctionnements, mes excuses pour avoir semé la panique. - Quelle est la nature de ces dysfonctionnements ? - Erreurs de capteurs. - C'est pourtant facile à réparer ; on ne doit pas sauter dans un système quand on sait ne disposer que de coordonnées inexactes. - Va te faire foutre, maugréa Melvyn Ducharme depuis sa couchette. - Le pourcentage d'erreur vient juste de devenir apparent, dit Joshua. Nous sommes en train de régler le problème. - Qu'est-ce qui cloche dans votre antenne parabolique ? - Servo saturé, son remplacement est prévu. - Eh bien, activez votre antenne secondaire. Sarha eut un reniflement indigné. - Je vais pointer un maser sur lui si c'est ce qu'il souhaite. Voilà un signal qu'il recevra haut et clair. - Entendu, Pestravka, dit Joshua en lançant un regard noir à Sarha. Il pria en silence pendant que le crayon argenté de la seconde antenne jaillissait de la coque sombre du Lady Macbeth et s'ouvrait comme une fleur. Elle se braqua sur le Pestravka. - Je télétransmets un rapport sur cet incident au représentant du ministère de l'Astronautique sur Norfolk, poursuivit l'officier des Forces spatiales. Et je lui recommande personnellement d'examiner votre certificat d'agrément. - Merci infiniment, Pestravka. Pouvons-nous à présent contacter le contrôle aérien civil afin qu'on nous envoie un vecteur d'approche ? Je ne voudrais pas me faire tirer dessus pour avoir omis de vous demander la permission. - Ne faites pas le malin, Calvert. Si j'ai envie de fouiller vos soutes, ça peut facilement me prendre quinze jours. - On dirait que ta réputation t'a précédé, Joshua, dit Dahybi Yadev une fois que le Pestravka eut coupé la liaison. - Espérons qu'elle n'a pas encore atteint la surface de la planète, dit Sarha. Joshua aligna l'antenne secondaire sur le satellite de communication du contrôle aérien civil et reçut l'autorisation de se placer sur une orbite de garage. Les trois tubes à fusion du Lady Macbeth s'activèrent, projetant un long sillage de plasma flou, et l'astronef fila vers la planète bariolée avec une accélération d'un dixième de g. Des échardes de lumière tombaient tels des flocons dans le monde vacant de Quinn Dexter, où l'on entendait des grattements furtifs. C'était comme si des averses de pluie lumineuse tombaient par intermittence depuis des fissures s'ouvrant sur un autre univers. Quelques rayons clignotaient dans le lointain, d'autres venaient l'éclabousser. Il découvrait alors les images qu'ils portaient. Un bateau. Un de ces tramps de la Quallheim, guère plus qu'un radeau fait de bric et de broc. Qui descendait le courant. Une ville tout en bois. Durringham sous la pluie. Une fille. Il la connaissait. Marie Skibbow, nue, attachée à un lit. Son coeur battit plus fort dans le silence. - Oui, dit une voix qu'il reconnut, la voix qu'il avait rencontrée dans la clairière, la voix venue de la Nuit. Je me doutais que ça te plairait. Marie tirait frénétiquement sur ses liens, et son corps était aussi superbe qu'il l'avait naguère imaginé. - Que ferais-tu d'elle, Quinn ? Que ferait-il ? Que ne ferait-il pas de ce corps si exquis ? Oh ! comme elle souffrirait dans son étreinte ! - Tu es foutrement répugnant, Quinn. Mais si terriblement utile. L'énergie monta avec impatience dans son corps, et un fantasme vint se superposer à la réalité. Le Frère de Dieu, ou du moins la forme physique que Quinn L'aurait vu adopter s'il décidait un jour de Se manifester en chair et en os. Et quelle chair c'était là. Capable de livrer les plus merveilleux assauts, de transcender toutes les dégradations que lui avait enseignées la secte. Le flux de puissance magique atteignit son summum, ouvrant une brèche sur la terrible vacuité de l'au-delà, et une autre créature en émergea pour prendre possession d'une Marie suppliante. - Retourne d'où tu viens, Quinn. Et les images s'étiolèrent pour redevenu4 de fins rais de lumière. - Vous n'êtes pas le Frère de Lumière ! s'écria Quinn au sein du néant. La rage qu'il éprouvait à l'idée d'avoir été trahi intensifia ses perceptions, la lumière se fit plus éclatante, le bruit plus net. - Bien sûr que non, Quinn. Je suis encore pire, bien pire qu'un diable mythique. C'est notre cas à tous. Les échos d'un rire résonnèrent dans la prison qu'était son univers, le tourmentant un peu plus. Le temps était si différent en ce lieu... Un spatiojet. Un astronef. Le doute. Quinn le sentit qui le parcourait comme une décharge hormonale. La machinerie électrique dont il dépendait désormais s'écarta de son corps dérobé, ce qui ne fit qu'accroître sa dépendance à mesure que les systèmes délicats tombaient en panne les uns après les autres. Le doute laissa la place à la peur. Son corps se mit à trembler, tentant désespérément d'apaiser les courants d'énergie exotique qui infiltraient jusqu'à la dernière de ses cellules. Elle n'était pas omnipotente, comprit Quinn, cette chose qui contrôlait son corps, son pouvoir était limité. Il laissa les gouttes de lumière imbiber ce qui subsistait de son esprit, se concentrant sur ce qu'il voyait, sur les mots qu'il entendait. Il allait attendre et observer. Chercher à comprendre. Syrinx décréta que Boston était la ville la plus charmante qu'elle ait jamais vue en quatorze ans de voyage dans toute la Confédération, plus charmante encore que les domaines enclavés des habitats en orbite autour de Saturne où elle était née. Toutes les maisons étaient bâties en pierre, avec des murs suffisamment épais pour éloigner la chaleur durant le long été et la conserver durant l'hiver également long. La plupart d'entre elles étaient à deux étages, certaines des plus grandes en ayant jusqu'à trois ; il y avait des jardinets clos sur le devant et des rangées d'étables dans l'arrière-cour. Le lierre et le chèvrefeuille, apparemment très populaires, rampaient sur nombre de façades, et des paniers de fleurs suspendus égayaient les porches de leurs couleurs. Les toits étaient fortement inclinés pour mieux résister à la neige, et les ardoises grises s'y mariaient en une géométrie harmonieuse avec les panneaux solaires d'un noir de jais. Comme le bois était la principale source d'énergie, les pignons s'ornaient d'une véritable forêt de cheminées couronnées de chapeaux en terre cuite rouge délicatement ouvragée. Chaque édifice, qu'il fût affecté à l'habitation, à l'administration ou au commerce, avait sa propre personnalité, l'ensemble possédant un caractère qu'on n'aurait jamais trouvé sur un monde où la production de masse était courante. Les avenues étaient toutes pavées et bordées à intervalles réguliers de grands réverbères en fer forgé. Ce fut seulement au bout d'un certain temps qu'elle se rendit compte que chacun de ces petits cubes de granit avait dû être posé à la main, ce monde étant exempt de robots et de serviteurs - quel investissement en temps et en effort ! Il y avait des arbres plantés sur tous les trottoirs, le plus souvent des pseudo-pins indigènes, plus, par souci de variété, quelques conifères terriens génétiquement modifiés. Les véhicules se répartissaient entre bicyclettes, scooters à trois roues (plutôt rares et, semblait-il, réservés aux adolescents), chevaux, fiacres et charrettes. Elle avait aperçu quelques camionnettes à moteur, mais uniquement sur les routes environnantes, et il s'agissait de véhicules agricoles. Après avoir subi le contrôle douanier (une formalité plus rigoureuse que celui des passeports), ils avaient trouvé près de la tour de contrôle un groupe de fiacres attendant les clients. Syrinx s'était fendue d'un sourire et Tula d'un grognement exaspéré. Mais celui qu'ils avaient choisi bénéficiait d'une excellente suspension, et ce fut dans de bonnes conditions qu'ils gagnèrent Boston. Suivant le conseil d'Andrew Unwin, ils avaient loué des chambres au Wheatsheaf, une auberge-relais située au bord de l'une des rivières qui arrosaient la ville. Une fois qu'ils eurent déballé leurs bagages et mangé un déjeuner léger dans la cour, Syrinx et Ruben avaient emprunté un autre fiacre pour se rendre dans Penn Street, la précieuse glacière bien calée entre leurs pieds. Ruben contemplait le défilé des piétons et des véhicules avec une satisfaction profonde. Il était facile de repérer les astros qui se promenaient dans les rues ; leurs vêtements en tissu synthétique étaient curieusement ternes comparés aux tenues indigènes. Durant l'été, les Bostoniens aimaient les couleurs vives et le style bohème ; cette année-là, les tuniques multicolores étaient en vogue chez les jeunes hommes, tandis que les jeunes femmes portaient des chemisiers de mousseline froncés ornés d'audacieux motifs circulaires (mais la jupe descendait toujours au-dessous du genou, remarqua-t-il tristement). Il aurait pu se croire plongé dans une époque préspatiale, même si, soupçonnait-il, la Terre historique n'avait sans doute jamais été aussi propre. - Penn Street, messieurs-dames, lança le cocher alors qu'il s'engageait dans une avenue parallèle à la rivière Gwash. Ils se trouvaient dans le quartier des négociants, longeant une rangée de gigantesques entrepôts donnant sur des quais. Pour la première fois, ils aperçurent des véhicules lourds motorisés. Un dépôt ferroviaire était visible à l'autre bout de l'avenue envahie de poussière. Ruben examina la longue enfilade d'entrepôts, de bureaux et de cours bourdonnantes d'activité, bien trop conscient des yeux de Syrinx qui lui fusillaient la nuque. Des pensées d'une ironie mordante s'insinuèrent dans son esprit. Drayton Import ne se trouvait pas dans Penn Street, c'était Penn Street. Leur raison sociale figurait sur tous les bâtiments. - Où allons-nous, monsieur ? demanda le cocher. - Bureau de la direction, répondit Ruben. Lors de sa précédente visite, Drayton Import se réduisait à un unique bureau dans un entrepôt de location. Le bureau directorial se révéla être un édifice sis au milieu de la rue, côté quais, pris en sandwich entre deux entrepôts. Ses fenêtres cintrées étaient toutes renforcées de fer, et une grande plaque de cuivre étincelant était fixée à son mur près de la double porte. Le fiacre fit halte devant un escalier de pierre aux lignes élégantes. - On dirait que ce vieux Dominic Kavanagh s'est bien débrouillé, commenta Ruben alors qu'ils descendaient. Il tendit une guinée au cocher, ainsi qu'une pièce de six pence en guise de pourboire. Le regard de Syrinx aurait pu découper un diamant. - Ce vieux Dominic, un sacré numéro, reprit Ruben. Bon sang, qu'est-ce qu'on a pris du bon temps tous les deux ! il connaissait tous les pubs de la ville. Lui-même se demandait qui ces fanfaronnades étaient censées rassurer. - C'était il y a combien de temps exactement ? s'enquit Syrinx comme ils se dirigeaient vers la réception. - Il y a quinze ou vingt ans, répondit Ruben. Il en était sûr et certain mais il avait néanmoins l'impression que Dominic, à l'époque, avait le même âge que lui. Voilà l'ennui quand on travaille à bord d'un faucon, se dit-il, toutes les journées se ressemblent, et il y en a tellement. Comment pourrais-je savoir la date exacte de ma dernière visite ici ? Le grand hall était carrelé de marbre noir et blanc et s'achevait par un large escalier menant au premier étage. Une jeune femme occupait un bureau placé à dix yards de la porte, flanquée d'un concierge en uniforme debout à ses côtés. - Je voudrais voir Dominic Kavanagh, lui dit Ruben d'une voix enjouée. Dites-lui que Ruben est revenu en ville. - Désolée, monsieur, répliqua-t-elle. Je ne pense pas que nous ayons un Dominic Kavanagh dans notre personnel. - Mais c'est le propriétaire de Drayton Import, dit Ruben, consterné. - Le propriétaire de cette entreprise s'appelle Kenneth Kavanagh, monsieur. - Oh! - Pouvons-nous le voir ? intervint Syrinx. Je suis venue exprès de la Terre pour le rencontrer. La réceptionniste considéra la tunique bleu ciel de Syrinx, son épaulette en forme d'étoile. - Que désirez-vous, capitaine ? - La même chose que tout le monde, une cargaison. - Je vais voir si Mr Kenneth est là, dit-elle en attrapant un boîtier en nacre. Huit minutes plus tard, on les introduisait dans le bureau de Kenneth Kavanagh, situé au tout dernier étage. La moitié de l'un des murs était occupée par une fenêtre cintrée donnant sur la rivière. De grosses barges filaient sur les eaux noires, aussi sereines que des cygnes. Kenneth Kavanagh était un homme proche de la quarantaine, large d'épaules, vêtu d'un impeccable costume gris anthracite, d'une chemise blanche et d'une cravate de soie rouge. Ses cheveux aile-de-corbeau étaient plaqués sur son crâne de façon à dégager son front. Syrinx faillit ne lui prêter aucune attention. Dans la pièce se trouvait un deuxième homme, âgé de vingt-cinq ans environ, au visage plat et carré, aux cheveux d'un roux pâle peignés à la diable. Sa carrure était de celles qu'elle associait aux sportifs ou (ce qui était plus probable sur ce monde) aux ouvriers agricoles. Son costume était taillé dans un tissu gris-vert un peu luisant. La manche gauche de sa veste était vide, repliée en deux et épinglée à son flanc. C'était la première fois de sa vie que Syrinx voyait une personne amputée. Ne le fixe pas comme ça, lança Ruben tout en serrant la main de Kenneth Kavanagh. Syrinx sentit le rouge lui monter aux oreilles. Mais pourquoi est-il dans cet état ? Parce que. Les cuves de clonage sont interdites sur cette planète. C'est grotesque. Ça l'oblige à rester mutilé jusqu'à sa mort. C'est un sort que je ne souhaiterais à personne. L'embargo qui frappe la technologie médicale est le principal sujet de débat sur cette planète. D'autant plus que le clonage fait constamment des progrès. Syrinx se ressaisit et serra à son tour la main de Kenneth Kavanagh. Il la salua, puis présenta son compagnon : - Mon cousin Gideon. Les deux visiteurs serrèrent la main de ce dernier, Syrinx évitant soigneusement de croiser son regard. Le jeune homme semblait si résigné qu'elle redoutait de se laisser contaminer par sa misère. - Gideon est mon assistant, précisa Kenneth. Il apprend le métier en remontant la chaîne de commandement. - C'est apparemment la meilleure solution, dit Gideon Kavanagh d'une voix douce. Désormais, je ne suis plus guère en mesure de gérer le domaine familial. C'est là une tâche nécessitant parfois du travail de force. - Que vous est-il arrivé ? demanda Ruben. - Je suis tombé de cheval. Un coup du sort, en fait. Tout bon cavalier doit savoir tomber. Ce jour-là, malheureusement, je suis tombé sur une haie et un pieu m'a traversé l'épaule. Ne sachant quoi dire, Syrinx se résigna à lui adresser une grimace compatissante. La présence d'Onone dans son esprit lui apportait un soulagement immense. Kenneth Kavanagh désigna les fauteuils placés devant son bureau en bois clair. - C'est un plaisir de vous recevoir, capitaine. - J'ai l'impression que vous avez souvent prononcé ces mots durant la semaine écoulée, lui répliqua-t-elle avec ironie tout en s'asseyant. - Oui, en effet, admit Kenneth Kavanagh. Mais nous avons toujours plaisir à accueillir un capitaine qui fait sa première course. Certains de mes collègues exportateurs considèrent le produit de notre planète d'un oeil quelque peu blasé, estimant qu'il fera toujours l'objet d'une forte demande. Je pense quant à moi qu'il est toujours utile de se montrer chaleureux dans le cadre d'une relation commerciale, d'autant que notre économie tout entière est dépendante dudit produit. Il serait regrettable qu'un client potentiel soit découragé au point de ne plus revenir ici. - Vais-je avoir des raisons d'être découragée ? Il écarta les bras. - Nous pouvons toujours dénicher un casier ou deux. Quelle est la capacité de votre astronef ? - Onone peut charger jusqu'à sept cents tonnes. - Alors, j'ai bien peur que vous ne soyez un peu déçue, c'est inévitable. - Ce vieux Dominic gardait toujours quelques casiers en réserve pour les troquer, intervint Ruben. Et le troc que nous comptons vous proposer est fort intéressant. - Vous connaissiez Dominic Kavanagh ? demanda Kenneth, soudain intéressé. - En effet. C'était votre père ? - C'était mon regretté grand-père. Les épaules de Ruben s'affaissèrent. - Ah ! quel sympathique forban c'était. - Hélas, sa sagacité nous manque cruellement. - Est-il mort de mort naturelle ? - Oui. Il y a vingt-cinq ans. - Vingt-cinq ans... Ruben sembla se perdre dans une rêverie intérieure. Je suis navrée, lui dit Syrinx. Vingt-cinq ans. Ça veut dire que ma dernière visite ici date de trente-cinq ans, voire plus. Nom de Dieu, il n'y a pas de pire crétin qu'un vieux crétin. - Vous avez parlé d'un troc, dit Kenneth. Syrinx tapota la glacière posée au pied de son fauteuil. - Les meilleurs fruits de mer d'Atlantis. - Ah, voilà un choix judicieux. J'arriverai toujours à vendre des mets atlantes, ma famille à elle seule en consommera la moitié. Avez-vous un inventaire ? Elle lui tendit une feuille de papier. Aucun bloc-processeur n'était visible nulle part, remarqua-t-elle, bien que le bureau soit équipé d'un clavier et d'un petit holoécran. Kenneth parcourut la liste du regard, haussant les sourcils en signe d'appréciation. - Excellent, je vois que vous avez apporté de la sole orangée, c'est un de mes poissons préférés. - Vous avez de la chance, il y en a cinq filets dans cette glacière. Vous pourrez juger vous-même de leur qualité. - Elle est irréprochable, j'en suis sûr. - Néanmoins, j'aimerais que vous acceptiez le contenu de cette glacière en témoignage de reconnaissance pour votre hospitalité. - C'est fort aimable à vous, Syrinx. Il se mit à pianoter sur le clavier, les yeux fixés sur l'holoécran. Syrinx était sûre que ses propres doigts étaient incapables d'une telle vitesse. - Fort heureusement, il se trouve que ma famille a des parts dans plusieurs chais de Kesteven, dit Kenneth. Comme vous le savez, nous ne sommes pas autorisés à vendre les Larmes de Norfolk avant la récolte estivale ; cependant, il existe un système d'allocation informel dont je suis en mesure de tirer parti. Et je vois que mon cousin Abel, propriétaire du domaine d'Eaglethorpe dans le sud de Kesteven, dispose de plusieurs casiers n'ayant pas trouvé preneur. Ce district produit un bouquet des plus raisonnables. Je regrette de ne pouvoir vous fournir une cargaison plus importante, mais je pense que nous pouvons vous proposer six cents casiers de Larmes, soit un peu moins de deux cents tonnes. - Cela semble satisfaisant, dit Syrinx. - Parfait. Il ne nous reste plus à présent qu'à convenir d'un prix. Andrew Unwin chargea le disque passeport de Quinn Dexter dans son bloc-processeur, et celui-ci cessa aussitôt de fonctionner. Il lui tapa dessus pour le remettre en marche, sans succès. Les trois hommes qui venaient de descendre du spa-tiojet l'observaient avec attention. Il savait que ses joues avaient viré à l'écarlate. Son père allait sûrement lui passer un savon. Il était responsable du contrôle des passeports, et c'était un poste important. - Meici, monsieur. Andrew rendit son disque à Quinn Dexter sans l'avoir lu, et l'autre l'accepta sans faire de commentaires. Mel aboyait furieusement, planqué derrière la roue avant de sa bicyclette. Le chien n'avait pas cessé de gronder depuis que les trois hommes étaient descendus de leur appareil. Et la journée s'était si bien passée... jusqu'à l'atterrissage du spatiojet du Lady Macbeth. - C'est tout ? demanda Joshua, levant la voix pour couvrir le bruit des aboiements. - Oui, merci, monsieur le capitaine. Bienvenue sur Norfolk. J'espère que vous trouverez une cargaison. Joshua sourit au garçonnet et lui fit signe de s'approcher. Tous deux s'éloignèrent de Quinn Dexter et d'Ashly Hanson, qui restèrent au pied de l'échelle du spatiojet, et le chien suivit son maître en remuant la queue. - Merci d'avok réglé ces formalités aussi vite, dit Joshua. Il y a pas mal d'activité sur cet aérodrome, à ce que je vois. - C'est mon travail, monsieur le capitaine. Joshua pécha une poignée de francs Lalonde dans la poche de poitrine de sa combi et en sortit trois billets. - Merci de le faire aussi bien. La monnaie en plastique se retrouva au creux de la main du garçon. Celui-ci se remit à sourire. - Maintenant, dis-moi, murmura Joshua. Quelqu'un à qui on confie une responsabilité aussi lourde que celle du contrôle des passeports doit savoir ce qui se passe ici, dans quels placards on a rangé les cadavres, je me trompe ? Andrew Unwin acquiesça, trop saisi pour ouvrir la bouche. Quels cadavres ? - On m'a dit qu'il y avait des familles sacrement importantes sur Norfolk, sais-tu quelle est la plus influente de Kesteven ? - Ce sont sans doute les Kavanagh, monsieur le capitaine. Il y en a des douzaines et des douzaines, tous des gentils-hommes ; ils possèdent des fermes, des domaines et des négoces dans toute l'île. - Est-ce qu'ils possèdent des chais ? - Oui, plusieurs de leurs domaines mettent en bouteilles leurs propres Larmes. - Formidable. À présent, la question la plus importante : sais-tu qui s'occupe de négocier leurs exportations ? - Oui, monsieur le capitaine, répondit-il avec fierté. (Il fit de son mieux pour ne pas fixer la liasse de billets que le capitaine serrait toujours sans sa main.) C'est Kenneth Kavanagh qu'il vous faut. Si quelqu'un peut vous dégoter une cargaison, c'est lui. Dix billets furent extraits de la liasse. - Où puis-je le trouver ? - Drayton Import, Penn Street. Joshua lui tendit les billets. Andrew Unwin les plia avec une habileté née d'une longue expérience, puis les glissa dans la poche de son short. Il s'était éloigné d'une vingtaine de yards lorsque son bloc-processeur émit un petit bip. Voilà qu'il fonctionnait de nouveau. Il lui jeta un regard interloqué, puis haussa les épaules et pédala en direction du spatiojet qui venait tout juste d'atterrir. À en juger par l'accueil que lui fit la réceptionniste, Joshua n'était pas le premier capitaine d'astronef à frapper à la porte de Drayton Import cette semaine. Mais il réussit à croiser son regard tandis qu'elle portait son boîtier en nacre à son oreille, récoltant pour sa peine un sourire engageant. - Mr Kavanagh va vous recevoir, capitaine Calvert, dit-elle. - Je vous remercie d'avoir défendu ma cause. - Je vous en prie. - Je me demandais si vous ne pourriez pas nous recommander un bon restaurant pour ce soir. Mon associé et moi n'avons pas mangé depuis des heures et nous avons envie d'un bon repas. Un lieu que vous fréquentez, peut-être ? Elle se redressa, un peu empruntée, et sa voix monta d'une classe sociale. - Je me rends de temps en temps au Métropole, dit-elle d'un air évaporé. - Alors la nourriture doit y être délicieuse, j'en suis sûr. Ashly leva les yeux au ciel en silence. Un autre quart d'heure s'écoula avant qu'on les introduise dans le bureau de Kenneth Kavanagh. Joshua regarda Gideon droit dans les yeux lorsque Kenneth le lui présenta. Il eut la nette impression que l'amputé refoulait une nervosité extrême : son visage était trop rigide, comme s'il craignait d'afficher ses émotions. Puis il se rendit compte que Kenneth observait ses réactions avec attention. Quelque chose clochait dans cette scène. Kenneth leur fit signe de s'asseoir devant son bureau pendant que Gideon leur expliquait la façon dont il avait perdu son bras. L'embargo sur le clonage était draconien, se dit Joshua, mais il comprenait sans peine le raisonnement des indigènes. Une fois la règle définie, Norfolk devait s'y tenir. Ses habitants voulaient une culture pastorale stable. Si on entrouvrait la porte à la haute technologie médicale, pouvait-on garantir qu'elle resterait fermée par la suite ? Il se félicita de n'avoir pas à prendre de telles décisions. - Est-ce votre première visite sur Norfolk, capitaine ? s'enquit Kenneth. - Oui. Je ne vole que depuis l'année dernière. - Vraiment ? Eh bien, je suis toujours ravi d'accueillir des capitaines dont c'est la première course. Je crois qu'il est important pour nous tous d'avoir de solides relations personnelles. - Voilà qui me semble une excellente politique. - L'exportation des Larmes de Norfolk est notre activité essentielle, de sorte qu'il serait peu sage de nous aliéner les capitaines d'astronef marchand. - J'espère sincèrement ne pas être aliéné. - Moi aussi. Je m'efforce de ne renvoyer personne les mains vides, mais vous devez comprendre que la demande est extrêmement forte et que j'ai des clients de longue date auxquels je suis redevable d'une certaine loyauté. Et la plupart d'entre eux sont ici depuis une semaine, voire davantage. Permettez-moi de vous dire que vous vous y prenez un peu tard. Quel tonnage envisagiez-vous pour votre cargaison ? - Le Lady Mac peut charger jusqu'à mille tonnes sans trop de problèmes. - Capitaine Calvert, certains de mes plus vieux clients n'emportent même pas cette quantité de casiers. - J'ai une proposition de troc à vous faire. - Eh bien, le troc est toujours une option envisageable ; mais les lois de Norfolk sont strictes, ne l'oubliez pas. Il n'est pas question pour moi de les violer, ni même de les contourner. Je dois penser à la réputation de ma famille. - Je comprends tout à fait, dit Joshua. - Parfait. Que nous avez-vous apporté ? - Du bois. Kenneth Kavanagh le regarda avec des yeux éberlués, puis éclata de rire. Gideon lui-même sembla perdre son air sombre. - Du bois ? Vous parlez sérieusement ? demanda Kenneth. Votre soute est pleine de bois ? - J'en ai apporté mille tonnes. Joshua défit le sceau de son sac à dos et en sortit le bâton de mayope qu'il avait sur lui. Il l'avait sélectionné avec soin au dépôt de Lalonde. Il était de taille standard, long de vingt-cinq centimètres, mais l'écorce était encore attachée au bois et, ce qui était bien plus important, il s'y trouvait aussi une minuscule branche portant quelques feuilles flétries. Il le laissa choir sur le bureau avec un bruit sourd. Kenneth cessa de rire et se pencha en avant. - Grand Dieu. Il tapota le morceau de bois du bout des doigts, puis cogna dessus avec plus de force. Sans dire un mot, Joshua lui tendit un ciseau à bois en acier inoxydable. Kenneth tenta de l'enfoncer dans le bâton. - Même pas une égratignure, dit-il. - Normalement, on a besoin d'une thermolame pour couper le mayope. Mais on y parvient aussi avec les scies électriques dont vous disposez sur Norfolk, ajouta Joshua. Même si ce n'est pas une mince affaire. Ce bois, comme vous l'imaginez, est quasiment inusable une fois taillé. Je pense que vos artisans lui trouveront quelques applications intéressantes une fois qu'ils y auront réfléchi. Kenneth prit le bâton dans une main pour le soupeser, se tirant la lèvre de l'autre d'un air pensif. - Du bois de mayope, dites-vous ? - Exact. Il vient d'une planète du nom de Lalonde. Une planète tropicale ; en d'autres termes, il ne peut pas pousser ici, sur Norfolk. Pas sans modifications génétiques extensives, du moins. Il jeta un regard en direction de Gideon, qui se tenait derrière le fauteuil occupé par Kenneth. S'il semblait considérer le bois avec une certaine admiration, il n'était pas particulièrement passionné, contrairement à son cousin. En tant qu'assistant de celui-ci, il aurait dû se sentir obligé de poser quelques questions, non ? Mais il n'avait pas prononcé un seul mot après les présentations. Pourquoi se trouvait-il dans cette pièce ? Joshua savait instinctivement que sa présence ici était importante. Si les Kavanagh étaient aussi éminents qu'ils le paraissaient, même un Kavanagh mutilé ne perdrait pas son temps à rester dans un bureau sans rien y faire. Il repensa à lone. " Fie-toi à ton instinct ", lui avait-elle dit. - Avez-vous vu un autre importateur que nous ? demanda prudemment Kenneth. - Je ne suis arrivé qu'aujourd'hui. Naturellement, j'ai commencé par rendre visite à un Kavanagh. - C'est fort courtois de votre part d'honorer ainsi ma famille, capitaine. Et j'aimerais vous rendre la pareille. Je suis sûr que nous pourrons parvenir à un accord. Comme vous le savez, les chais ne sont pas autorisés à vendre les Larmes de Norfolk avant la récolte estivale ; cependant, il existe un système d'allocation informel dont ma famille est en mesure de tirer parti. Voyons ce que je peux vous trouver. Il reposa le morceau de bois et se mit à pianoter sur son clavier. Joshua regarda Gideon droit dans les yeux. - Étiez-vous très actif avant votre accident ? - Oui, nous apprécions le sport dans la haute société. Il n'y a pas grand-chose à faire à Kesteven durant les mois d'hiver, aussi organisons-nous tout un tas de rencontres sportives pour nous distraire. Ma chute a été un triste coup du sort. - Si je comprends bien, vous n'appréciez guère la vie de bureau. - Étant donné les circonstances, j'ai pensé que cette occupation était celle qui me convenait le mieux. Kenneth avait cessé de pianoter. - Vous savez, vous seriez bien moins handicapé en apesanteur, poursuivit Joshua. On trouve beaucoup de personnes affligées de problèmes médicaux qui mènent une existence enrichissante à bord d'un astronef ou d'une station industrielle. - Vraiment ? demanda Gideon d'une voix neutre. - En effet. Peut-être devriez-vous réfléchir à cette proposition : en ce moment, j'ai un poste à pourvoir à bord du Lady Macbeth. Rien de trop technique, mais un travail correct. Vous pourriez vous joindre à nous durant une année de Norfolk, pour voir si ça vous convient mieux que la vie de bureau. Dans le cas contraire, je vous ramènerai l'été prochain, quand je viendrai chercher une nouvelle cargaison de Larmes. Le salaire est raisonnable, et tous les membres de mon équipage bénéficient de mon assurance. (Joshua se tourna vers Kenneth.) Avec couverture médicale complète. - C'est une offre extrêmement généreuse, capitaine, dit Gideon. Je suis prêt à l'accepter. Ça ne me déplairait pas d'être astro pendant un an. - Bienvenue à bord. Kenneth se remit à pianoter, puis examina l'holoécran. - Vous avez de la chance, capitaine Calvert. Je pense pouvoir vous fournir trois mille casiers de Larmes de Norfolk, soit environ mille tonnes. Mon cousin Grant Kavanagh exploite un grand nombre de roseraies dans son domaine de Cricklade, et il n'a pas encore écoulé tous ses casiers. Ce district produit un bouquet de tout premier ordre. - Fantastique, dit Joshua. - Je suis sûr que le cousin Grant tiendra à rencontrer personnellement un client aussi important que vous, poursuivit Kenneth. Au nom de la famille, permettez-moi de vous inviter, Mr Hanson et vous-même, à séjourner à Cricklade pour la durée de la récolte. Vous pourrez assister à la collecte de nos célèbres Larmes. La lumière de la Duchesse faisait tout juste sentir sa présence lorsque Joshua et Ashly sortirent des bureaux de Drayton Import. La brève période nocturne de Norfolk faisait place à l'éclat de la naine rouge. Murs et pavés se paraient de nuances rosées. - Tu as réussi ! s'écria Ashly. - Ouais, fit Joshua. - Mille tonnes, jamais un capitaine n'a obtenu autant pour sa première course. Tu es le forban le plus rusé, le plus subtil, le plus corrompu que j'aie jamais rencontré durant mes siècles d'existence. (Il passa un bras autour des épaules de Joshua et le tira vers la grand-rue.) On va être riches, nom de Dieu ! Couverture médicale complète, sacré nom ! Joshua, tu es un génie ! - On mettra Gideon en tau-zéro jusqu'à notre arrivée sur Tranquillité. Une clinique correcte ne devrait pas mettre plus de huit mois à lui faire pousser un nouveau bras clone. Ensuite, il n'aura qu'à patienter en faisant la fête avec Dominique et ses amis. Je lui en toucherai un mot. - Comment va-t-il expliquer son bras tout neuf à son retour ? - Aucune idée, nom de Dieu. La magie du temps spatial, peut-être. Ce monde est tellement arriéré que ça risque de passer. Ils éclatèrent de rire et hélèrent un fiacre. Lorsque la Duchesse fut montée bien au-dessus de l'horizon, bariolant la ville de ses rayons écarlates, Joshua s'installa sur un tabouret au bar du Wheatsheaf et commanda un brandy indigène. La vue qu'il avait des quais, derrière la fenêtre, était fascinante, un paysage en camaïeu de rouge. Certaines nuances étaient quasiment invisibles. Un convoi de barges descendait la rivière bordée de saules, ses pilotes campés près des gouvernails. C'était un spectacle merveilleux, la ville tout entière était un fantasme conçu pour les yeux d'un touriste. Mais certains de ses habitants devaient avoir une existence bien morne, entièrement faite de routine quotidienne. - Nous avons fini par comprendre comment vous vous y êtes pris, dit une voix féminine à son oreille. Joshua se retourna, et ses yeux se retrouvèrent face à une adorable poitrine moulée dans du satin bleu ciel. - Capitaine Syrinx, quel plaisir de vous revoir. Puis-je vous offrir un verre ? Je vous recommande ce brandy, il est plus que passable - à moins que vous ne préfériez du vin ? - Ça ne vous trouble pas ? - Non, je bois n'importe quoi. - Je ne comprends pas comment vous pouvez dormir la nuit. L'antimatière tue les gens, vous savez. Ce n'est pas un jeu, ce n'est pas drôle. - Une bière, alors ? - Bonne journée, capitaine Calvert. Syrinx était sur le point de s'éloigner. Joshua l'agrippa par le bras. - Si vous refusez de boire un coup avec moi, comment pourrez-vous vous vanter d'avoir tout compris ? Et, incidemment, comment ferez-vous pour réaffirmer la supériorité de vous autres, Édénistes, sur les pauvres primitifs que nous sommes ? À moins que vous n'ayez pas envie d'entendre les arguments que je compte vous opposer. Après tout, vous vous êtes convaincue que je suis coupable de quelque chose. Et j'ignore toujours de quoi il s'agit. Personne n'a eu la décence de me dire ce que vous comptiez dénicher à bord de mon astronef. Les Édénistes ont-ils renoncé à la justice en même temps qu'à toutes nos autres coutumes d'Adamistes imparfaits ? Syrinx en resta bouche bée. Cet homme était intolérable ! Comment était-il parvenu à déformer ainsi ses propos ? Elle aurait presque pu se croire en faute. - Je n'ai jamais dit que vous étiez un pauvre primitif, siffla-t-elle. Ce n'est pas du tout ce que nous pensons. Joshua jeta un regard appuyé derrière elle. Syrinx s'aperçut que tout le monde les regardait dans le bar. Est-ce que tout va bien ? demanda Onone avec inquiétude, ayant perçu les pensées qui lui agitaient l'esprit. Ça va parfaitement. C'est encore ce satané Calvert. Oh, Joshua est ici ? - Joshua ? Elle grimaça. Le fait qu'Onone l'appelle par son prénom l'avait tellement surprise qu'elle n'avait pu s'empêcher de le répéter à haute voix. - Vous vous souvenez de moi, dit Joshua avec chaleur. - Je... - Asseyez-vous, qu'est-ce que vous buvez ? Aussi furieuse qu'embarrassée, Syrinx prit place sur un tabouret. Au moins les gens cesseraient-ils de la fixer des yeux. - Je vais essayer le vin. Il fit signe à la barmaid de les servir. - Vous ne portez pas votre uniforme. - Non. Nous avons achevé notre service il y a quelques semaines. - Vous êtes donc redevenue une honnête marchande ? - Oui. - Vous avez trouvé une cargaison ? - Oui, merci. - Hé, c'est une bonne nouvelle, bien joué. Ces négociants de Norfolk ne sont pas des clients faciles. Le Lady Mac est bien approvisionné, lui aussi. (Il attrapa leurs verres et trinqua avec elle.) Dînez donc avec moi ce soir, nous fêterons ça ensemble. - Je ne pense pas que ce soit possible. - Vous êtes déjà prise ? - Euh... (Elle ne put se résoudre à mentir, cela aurait signifié s'abaisser au niveau de son interlocuteur.) J'étais sur le point de me coucher. La journée a été longue et les négociations délicates. Mais merci de votre invitation. Une autre fois. - C'est vraiment dommage, dit-il. Vous me condamnez à passer une soirée mortelle, on dirait. Je ne suis accompagné que de mon pilote, et il est trop vieux pour le genre de réjouissances que je préfère. Je suis en train de l'attendre. Apparemment, nous avons égaré notre passager. Notez que je ne m'en plains pas, il n'était pas du genre fêtard. On nous a recommandé un bon restaurant en ville, le Métropole, et nous comptions aller y faire un tour. Ce sera notre seule soirée en ville, nous avons été invités à passer le reste de notre séjour dans un domaine. Alors, des négociations délicates, hein ? Combien de casiers avez-vous obtenus ? - Vous étiez un leurre, dit Syrinx, saisissant cette occasion de placer un mot. - Je vous demande pardon ? - Vous transportiez des bobines de confinement d'antimatière dans le système de Puerto de Santa Maria. - Non, pas moi. - Nous vous suivions depuis Idria, nos capteurs ne vous ont pas lâché ne serait-ce que durant un kilomètre. C'est cela que nous ne pouvions pas comprendre. C'était un vol direct. Les bobines étaient à bord quand vous êtes parti, et elles avaient disparu à votre arrivée. Sur le moment, nous avons supposé qu'aucun astronef ne vous avait accosté, puisque nous n'en avions détecté aucun. Mais d'un autre côté, vous ignoriez notre présence, n'est-ce pas ? Joshua but une gorgée de brandy sans la quitter des yeux un seul instant. - En effet, vous étiez en mode furtif intégral, rappelez-vous. - Et votre ami aussi. - Quel ami ? - Il vous a fallu manoeuvrer longtemps pour atteindre chaque point de saut. Jamais je n'avais vu quelqu'un d'aussi maladroit. - Personne n'est parfait. - Non, mais personne ne peut être imparfait à ce point. Elle sirota son vin. Oh, il était malin, ce Joshua Calvert ; elle comprenait comment il était parvenu à la berner. - À mon avis, voici ce qui s'est passé, reprit-elle. Votre ami vous attendait à un mois-lumière du système de Nouvelle-Californie, en mode furtif intégral, en un point bien précis. Quand vous avez quitté Idria, votre premier saut vous a amené à quelques milliers de kilomètres de lui. C'est difficile à réussir, mais vous en êtes capable. Avec les nouds dont est équipé le Lady Macbeth, plus vos talents d'astrogateur, ce genre de précision est possible. Et qui irait soupçonner quoi que ce soit ? On n'a pas besoin d'être très précis quand on sort d'un système, c'est pour une entrée qu'il est nécessaire d'émerger dans la zone prédéfinie. - Continuez, c'est passionnant. Nouvelle gorgée de vin. - Une fois sorti du système, vous avez largué les bobines illégales de votre soute, et vous avez fait un nouveau saut. Vu la distance d'où nous opérions, nous ne pouvions détecter ce largage de masse inerte avec nos capteurs passifs. Ensuite, dès que YOnone et le Nephele se sont lancés à votre poursuite, votre ami est venu récupérer les bobines. Si bien que, pendant que vous mettiez une éternité à gagner Puerto de Santa Maria en monopolisant notre attention, votre ami a foncé devant nous. Les bobines étaient déjà parvenues à destination quand nous sommes arrivés. - Brillant. (Joshua vida son verre et fit signe à la barmaid.) Ça pourrait marcher, pas vrai ? - Ça a marché. - Non, pas vraiment. Votre hypothèse, voyez-vous, repose sur un postulat. Un postulat erroné. Syrinx accepta un second verre de vin. - À savoir ? - Le fait que je sois un astrogateur de talent. - Je pense que c'est le cas. - Bien, alors si je devais effectuer une course commerciale, j'utiliserais ce prétendu talent pour économiser plusieurs heures de trajet, n'est-ce pas ? - Oui. - Donc, j'aurais utilisé ce talent pour venir ici, sur Norfolk, n'est-ce pas ? Je veux dire, j'avais toute une cargaison à troquer, il n'était pas question que je perde du temps, de l'argent et du carburant pour l'acheminer ici, n'est-ce pas ? - Non. - Bien, alors premièrement, demandez au capitaine du Pes-travka où et quand j'ai émergé dans le système de Norfolk. Ensuite, vous irez consulter les registres du spatioport de Lalonde pour voir quand j'ai quitté cette planète, et vous ferez le calcul qui vous permettra de déduire la durée de mon voyage. Après ça, voyons si vous pensez encore que je suis un bon astrogateur. Il la gratifia de son sourire le plus horripilant. Grâce à Onone, elle fut tout de suite informée des coordonnées de Lalonde, ainsi que de la durée du trajet Lalonde-Norfolk pour un vaisseau adamiste de la classe et des performances du Lady Macbeth. - Quelle a été la durée du voyage ? demanda-t-elle, résignée. - Six jours et demi. Ça n'aurait pas dû leur prendre aussi longtemps, dit Onone. Syrinx ne fit aucun commentaire. Elle n'arrivait pas à croire que Joshua puisse être innocent. Son attitude était bel et bien celle d'un criminel. - Ah, voilà Ashly. (Joshua se leva pour faire signe au pilote.) Et ce n'est pas parce que vous avez commis un extraordinaire faux pas* que vous devez vous sentir obligée de payer les consommations. C'est ma tournée, j'insiste. (Il leva son verre.) Je bois à notre compréhension mutuelle et à notre future amitié. * En français dans le texte (Nd.T.) 17. La proue endommagée du Coogan chevauchait les fortes vaguelettes que la Zamjan, affluent de la Juliffe, précipitait le long de la coque. Lori sentait chaque bond amplifié par la longueur du bateau marchand, allégé de toute cargaison, avançant contre le courant. Après quatre jours et demi de navigation, plus rien ne l'inquiétait concernant le Coogan ; il craquait continuellement, la vibration des moteurs se répercutait dans chaque membrure, il y faisait chaud et sombre, on y manquait d'air et de confort. Mais la routine imposée par les circonstances avait rendu tout cela sans importance. Du reste, Lori passait beaucoup de temps étendue immobile sur sa couchette à observer les images que lui transmettaient les aigles Abraham et Catlin. En ce moment précis, les oiseaux se trouvaient à six kilomètres en avant du Coogan, planant à cinq cents mètres au-dessus de l'eau avec seulement, de temps à autre, le petit coup d'aile nonchalant nécessaire pour se maintenir en vol. La jungle de chaque côté de la rivière en crue était étouffée par la nappe de brouillard installée par la pluie qui venait juste de tomber, des volutes blanches comme du duvet de cygne s'accrochaient aux arbres d'un vert miroitant telles des lianes vivantes. Il était impossible d'embrasser l'immensité de la jungle, songeait Lori. Les vues qu'elle en avait par l'entremise des aigles révélaient combien était infime la marque qu'avaient laissée les colons sur le bassin de la Juliffe en vingt-cinq ans. Les timides villages blottis le long des rives constituaient un exemple désolant de ce qu'était la condition humaine, de microscopiques parasites de la flore et la faune de la jungle plutôt que de hardis aventuriers résolus à soumettre un monde vierge. Abraham distingua une traînée de fumée qui s'effilochait dans le ciel devant eux. Une fosse pour la cuisson des aliments, à en juger par la forme et la couleur : Lori avait acquis assez d'expérience au cours des derniers jours pour en reconnaître une. Elle consulta son bloc-processeur biotek, et l'image de la Zamjan éclipsa celle qui lui venait des aigles. Long de ses quatre cents kilomètres, le large affluent était la rivière où se jetait la Quallheim. Les coordonnées de guidage inertiel défilèrent. Le village s'appelait Oconto, établi trois ans auparavant. Ils y avaient un agent infiltré, un type du nom de Quentin Montrose. Lori, appela Darcy, je crois qu'il y en a un autre, tu ferais mieux de venir jeter un oil. Le processeur biotek absorba l'image. J'arrive. Lori ouvrit les yeux et regarda à travers la fente la plus proche du mur délabré de la cabine. Tout ce qu'elle voyait, c'était l'eau grise battue par le vent. Des gouttelettes tièdes couraient le long de l'intérieur du toit, défiant la gravité avant de tomber sur les couchettes où elle et Darcy avaient déployé leurs sacs de couchage. Il y avait davantage de place maintenant qu'un tiers des bûches avait été enfourné dans la trémie insatiable, mais Lori dut quand même user de contorsions pour traverser la cabine des Buchannan et la cambuse. Gail était assise à une table sur un des tabourets faits spécialement pour supporter son poids. Des sachets de nourriture lyophilisée étaient éparpillés devant elle sur le bois graisseux. - Qu'aimeriez-vous manger ce soir ? demanda-t-elle comme Lori passait d'un pas pressé. - Peu importe. - Ah ! voilà bien l'insouciance des gens ! Comment suis-je censée préparer un repas adéquat pour des gens qui ne veulent pas aider ? Vous ne l'auriez pas volé si je ne vous faisais rien que du riz bouilli. Et après vous iriez râler et vous plaindre sans que je puisse avoir la paix. Lori lui lança un sourire mi-figue, mi-raisin et baissa la tête pour franchir l'ouverture qui donnait sur le pont. La grosse femme la dégoûtait, pas seulement par sa taille, mais aussi par ses manières. Gail Buchannan représentait assurément l'antithèse de l'édénisme, tout dans sa culture et son éducation contribuait à les éloigner l'une de l'autre, elles étaient aussi différentes que pouvaient l'être des humains. Une pluie battante arrosait le panneau solaire formant le toit de la petite timonerie. Darcy et Len Buchannan se tenaient à l'intérieur, les épaules voûtées sous les gouttes qui passaient à travers les côtés ouverts. Lori courut sur les quatre mètres qui la séparaient de la porte latérale, non sans tremper au passage sa veste grise flottante. - Il sera là dans une minute, dit Darcy. Dans le ciel, le bord des nuages plombés dessinait un bandeau de gaze lumineux au-dessus de la rivière et de la jungle. - Où est le bateau ? demanda-t-elle en plissant les yeux sous la pluie qui lui cinglait le visage. - Là, répondit Len en levant une main du gouvernail et en pointant son index vers l'avant. C'était un des grands bateaux à aubes qui servaient au transport des colons en amont ; il se dirigeait vers eux, fendant l'eau avec une force irrésistible. À la différence du Coogan, il ne tanguait pas, son poids plus important le maintenait à niveau tandis que les vaguelettes se brisaient contre son flanc et sa poupe. La fumée sortait presque à l'horizontale de ses cheminées jumelles. - Il va dangereusement vite, je trouve, dit Len. Surtout pour ces eaux. Il y a plein de tortilles par ici ; qu'il en attrape une touffe dans la roue et il va sérieusement endommager ses aubes. D'autant qu'on va vers la saison des dents-de-chien, quand elles se collent ensemble elles sont aussi mauvaises que la tortille. Lori hocha brièvement la tête d'un air entendu. Len avait montré du doigt les feuilles minces comme des brins d'herbe qui proliféraient dans les eaux peu profondes le long des berges et dont les cosses grosses comme des poings commençaient à émerger au-dessus de la surface. Les dents-de-chien fleurissaient deux fois par année Lalonde. Elles étaient magnifiques, mais causaient bien des dégâts aux bateaux. En fait, Len Buchannan s'était considérablement ouvert depuis le début du voyage. Quoiqu'il n'aimât toujours pas l'idée de voir Lori et Darcy barrer son précieux bateau, il avait fini bon gré mal gré par admettre qu'ils pouvaient s'en tirer presque aussi bien que lui. Il semblait apprécier d'avoir d'autres interlocuteurs que sa femme ; elle et lui n'avaient pas échangé dix mots depuis qu'ils avaient largué les amarres à Durringham. Sa conversation tournait principalement autour de sa connaissance des rivières et de la façon dont Lalonde s'était développée, la Confédération ne l'intéressait pas. Certaines des informations qu'il leur donnait furent utiles à Lori quand elle prit le gouvernail et il parut surprit qu'elle pût se souvenir de tout ça. La seule fois où il s'était renfrogné devant elle, c'était quand elle lui avait dit son âge, il croyait que c'était une plaisanterie de mauvais goût ; elle faisait deux fois moins vieille que lui. Tous les trois regardèrent le bateau à aubes passer devant eux à vive allure. Len tourna le gouvernail de deux degrés pour lui laisser un large passage. Darcy monta ses implants rétiniens à la résolution maximale pour observer le pont. Il y avait environ trente-cinq personnes entassées sur le pont avant ; le genre fermiers, les hommes avec d'épaisses barbes, les femmes avec des visages mûris par le soleil, tous en vêtements taillés dans le tissu local. Ils n'accordèrent guère d'attention au Coogan, les yeux apparemment fixés sur la rivière en avant du bateau. Len secoua la tête, la mine perplexe. - Ce n'est pas normal. Le Broadmoor devrait se trouver dans un convoi, trois ou plus. C'est toujours comme ça que voyagent les bateaux à aubes. Et le capitaine ne nous a pas non plus appelés sur sa radio. (Il tapa sur le bloc-radio à courte portée à côté du sondeur avant.) Les bateaux communiquent toujours à cet endroit, le trafic n'est pas si dense que nous puissions faire semblant de ne pas nous voir. - Et ce n'étaient pas des colons sur le pont, dit Darcy. Le nez du Coogan monta très haut au moment où la proue rencontra la première vague que l'arrogant Broadmoor laissait dans son sillage. - Pas descendant la rivière, non, confirma Len. - Des réfugiés ? suggéra Lori. - Possible, dit Darcy. Mais si la situation est si mauvaise que ça, pourquoi n'y en avait-il pas plus ? Il repassa l'image du bateau dans son esprit. C'était le troisième qu'ils croisaient en vingt heures ; les deux autres étaient passés de nuit. Ce qui le tracassait, c'était l'attitude des passagers sur le pont. Ils étaient là, sans parler, pas du tout regroupés comme l'étaient habituellement les gens quand ils cherchaient de la compagnie. Ils semblaient même indifférents à la pluie. Penses-tu la même chose que moi ? demanda Lori. Elle appela une image des êtres reptiliens dont avait parlé Laton et la superposa au pont du Broadmoor : la pluie glissait sur leur peau verte sans la mouiller. Oui, dit-il. C'est possible. Probable, en fait. À l'évidence, on a affaire à une sorte d'asservissement de la personnalité! Ces gens à bord ne se comportaient pas normalement. Si des bateaux transportent les asservis en aval, cela voudrait dire que le détachement du Swithland a été débordé. Je n'ai jamais imaginé qu'ils aient pu être autre chose qu'un semblant d'armée, et plutôt pathétique en plus. S'il s'agit d'une invasion xéno, alors il ne fait pas de doute qu'ils voudront soumettre toute la planète. Les affluents de la Juliffe sont les seules voies de tranport possibles. Il va de soi qu'ils utiliseraient les bateaux qui parcourent le fleuve. Je ne peux pas croire que quiconque possédant la technologie du voyage interstellaire se trouverait ensuite réduit à utiliser des bateaux en bois pour se déplacer sur une planète. Les colons humains le font bien. Darcy projeta une moue ironique. Oui, des colons qui ne peuvent s'offrir rien de mieux. Mais une force d'invasion militaire ? Un point pour toi. Sauf qu'il y a des tas de choses qui nous échappent dans la situation présente. Pour commencer, pourquoi envahir Lalonde ? C'est vrai. Mais pour en revenir aux choses plus urgentes, si nous avons déjà pénétré la ligne de front des envahisseurs, devons-nous poursuivre plus avant ? Je ne sais pas. Il nous faut davantage d'informations. Nous avons un agent dans le prochain village. Je suggère que nous nous y arrêtions pour voir ce qu'il sait. Bonne idée. Et il faudra informer Solanki du trafic anormal sur le fleuve. Lori laissa Darcy pour aller alimenter la chaudière, avant de retourner à l'espace qu'ils partageaient dans la cabine. Elle tira son sac à dos de dessous la couchette et retrouva au milieu de ses vêtements le bloc émetteur gris ardoise de la grandeur de sa paume. Il fallut deux secondes pour que le satellite ELINT des Forces spatiales de la Confédération accroche le canal brouillé. Le visage fatigué de Kelven Solanki apparut sur le mince écran rectangulaire. - Nous avons peut-être un problème, dit-elle. - Un de plus, ça ne fera pas grande différence. - Celui-ci, ça se pourrait. Nous pensons que la présence dont nous a avertis Laton est en train de se déployer en aval en empruntant les bateaux. En d'autres termes, elle ne peut pas être circonscrite par le détachement. - Bordel de merde ! Candace Elford a affirmé la nuit dernière que le comté de Kristo était lui aussi occupé, c'est à mi-chemin sur la Zamjan à partir du confluent de la Quallheim. Et après avoir visionné les images satellite, je ne peux que confirmer. Elle a renforcé le détachement avec des BK133. Ils ont un nouveau point d'atterrissage, Ozark, dans le comté de Mayhew, à cinquante kilomètres de Kristo. À l'heure qu'il est, les BK133 sont en route avec des hommes et des armes. Le Swithland devrait les atteindre tôt demain matin, ils ne peuvent pas être bien en avant de vous. - En ce moment nous approchons du village d'Oconto. - Environ trente kilomètres, alors. Qu'est-ce que vous comptez faire ? - Nous n'avons pas encore pris de décision. Quel que soit le résultat, il nous faudra descendre à terre. - Eh bien, soyez prudents, ce truc s'avère être encore plus gros que le pire de mes scénarios. - Nous n'avons pas l'intention de nous exposer au danger. - Bien. Votre microcartel a été expédié à votre ambassade sur Avon, avec le mien à l'amiral et un de Ralph Hiltch à son ambassade. Rexrew en a également envoyé un au bureau de la SEL. - Merci. Espérons que les Forces spatiales de la Confédération vont réagir vite. - Oui. Je pense que vous devriez être mis au courant, Hiltch et moi avons expédié en amont une équipe de reconnaissance mixte. Si vous voulez les attendre à Oconto et vous joindre à eux, vous êtes les bienvenus. Ils avancent vite, selon moi ils devraient être avec vous dans deux jours au plus. Et mes soldats transportent pas mal de puissance de feu. - Nous gardons ça en option. Quoique Darcy et moi nous ne croyions pas que la puissance de feu va être un facteur déterminant dans ce cas-ci. À en juger par les bribes d'information obtenues de Laton et par ce que nous avons pu observer sur les bateaux à aubes, il semble que l'asservissement à grande échelle joue un rôle majeur dans l'invasion. - Bon Dieu ! Le juron la fit sourire. Pourquoi les Adamistes en appelaient-ils toujours à leurs dieux ? C'était une chose qu'elle n'arrivait pas à comprendre. S'il existait un dieu omnipotent, pourquoi faisait-il en sorte qu'il y ait autant de souffrances ? - Ce serait peut-être faire preuve de prudence que d'examiner le trafic fluvial qui a touché les zones non affectées au cours des dix derniers jours. - Êtes-vous en train de dire qu'ils sont déjà à Durringham ? - C'est plus que probable, j'en ai peur. Nous sommes presque à Kristo, et encore, nous, nous voyageons contre le courant sur un rafiot véritablement de troisième catégorie. - Je vois ce que vous voulez dire, s'ils ont quitté Aberdale au tout début, ils auraient pu être ici il y a déjà une semaine. - En théorie, oui. - Très bien, merci de l'avertissement. Je vais désigner des gens pour étudier le cas des bateaux qui sont venus de la Zamjan. Merde ! la ville avait bien besoin de ça par-dessus le marché. - Comment ça se passe à Durringham ? - Pas tellement bien, à vrai dire. Tout le monde se met à stocker la nourriture, alors les prix deviennent excessifs. Candace Elford est en train de mandater des jeunes gens de tous les côtés. Il y a beaucoup d'agitation parmi les habitants à propos de ce qui se passe en amont. Elle craint la spirale et que la situation nous échappe complètement. Puis, mercredi, les colons en transit ont décidé de tenir un rassemblement pacifique devant le tombereau du gouverneur en exigeant du nouveau matériel pour remplacer celui qui a été volé et des terres supplémentaires en compensation pour le dérangement. J'ai pu voir ça de ma fenêtre. Rexrew a refusé de leur parler. Il avait trop peur qu'ils le lynchent, je pense. C'était ce genre d'ambiance. Les esprits se sont un peu échauffés et il y a eu des affrontements avec les shérifs. Pas mal de blessés des deux côtés. Il y a un crétin qui a lâché un jactal. Les câbles d'alimentation du générateur à fusion du tombereau ont été arrachés ; il n'y a pas eu d'électricité dans la circonscription pendant deux jours, et cela inclut bien sûr l'hôpital général. Devinez ce qui est arrivé à son générateur de secours. - Il a flanché ? - Oui. Quelqu'un avait piqué les matrices électroniques pour les utiliser sur des motos. Il ne restait que vingt pour cent de la capacité. - Il semblerait qu'il soit difficile de choisir entre votre situation et la mienne. Kelven Solanki jeta à Lori un regard circonspect. - Oh ! je ne crois pas. Oconto était un village typique de Lalonde : une clairière à peu près carrée découpée dans la jungle autour du jalon planté par le Service d'octroi des lots ; des cabanes avec de coquets potagers, groupées au centre, des champs plus vastes formant la périphérie. Les planches de mayope des bâtiments, normalement noires, prenaient une teinte grise après des années d'exposition au soleil, à la chaleur et à la pluie, durcissaient et se fendillaient, tel du bois flotté sur une rive tropicale. Des cochons grognaient dans leurs enclos tandis que des vaches, derrière des palissades circulaires, mastiquaient avec contentement leur fourrage. Le long de la lisière de la jungle il y avait plus de trente chèvres attachées à des pieux, en train de brouter les plantes rampantes qui se faufilaient vers les champs. Le village s'était bien débrouillé durant ses trois années d'existence. Les bâtiments communaux comme la grande salle et l'église étaient bien entretenus ; le conseil avait mis sur pied la construction d'une cabane basse couverte de terre destinée à fumer le poisson. Il y avait de larges chemins semés de copeaux pour contenir la boue et même un terrain de football avec les lignes tracées. Depuis la berge en pente douce, trois jetées s'avançaient dans les eaux grises de la Zamjan, dont deux réservées au mouillage de la modeste flottille de pêche du village. Quand le Coogan s'avança avec précaution jusqu'à la jetée centrale, Darcy et Lori se sentirent soulagés en voyant le grand nombre de gens qui travaillaient aux champs. Oconto n'avait pas encore succombé. Des cris s'élevèrent à la vue du bateau marchand. Des hommes accoururent, tous armés de fusils. Il fallut un quart d'heure pour convaincre le comité de réception plutôt nerveux qu'ils ne représentaient pas de menace, et pendant les premières minutes Darcy crut bien qu'ils allaient être abattus d'entrée de jeu. Len et Gail Buchannan étaient bien connus des villageois (quoique pas tellement populaires), ce qui joua en leur faveur. En outre, le Coogan remontait la rivière, en direction des comtés rebelles et non pas en en ramenant des gens. Et enfin, on admit que Lori et Darcy eux-mêmes, avec leurs habits en tissu synthétique et leur coûteux équipement, étaient une sorte de délégation officielle. Avec quel mandat, ça on ne le leur demanda pas. - Il vous faut comprendre, les gens d'ici ont la gâchette bigrement facile depuis mardi dernier, dit Geoffrey Tunnard. Il était le chef suppléant du village ; cinquante ans, maigre, des cheveux blancs bouclés, il portait un bleu de travail décoloré et rapiécé en plusieurs endroits. À présent il était content que le Coogan n'apportât pas la révolution et la destruction, et il avait remis son fusil laser à l'épaule, qu'il avait plutôt robuste ; il était ravi de parler. - Qu'est-il arrivé mardi dernier ? demanda Darcy. - Les Déps. (Geoffrey Tunnard cracha sur le bord de la jetée.) Nous avons entendu dire qu'il y avait eu des troubles du côté de Willow West, alors on a enfermé les nôtres dans un enclos. Ils se sont montrés de bons ouvriers depuis notre arrivée, mais inutile de prendre des risques, d'accord ? - D'accord, acquiesça Darcy avec diplomatie. - Et puis lundi on a eu de la visite, des gens qui prétendaient être du village de Waldersy, dans le comté de Kristo. Ils ont dit que les Déps étaient tous en train de se rebeller dans les comtés de la Quallheim et de Willow West, tuant les hommes et violant les femmes. Ils ont dit aussi que beaucoup de jeunes colons s'étaient joints à eux. C'était rien qu'un groupe d'autodéfense, ça se voyait, tous défoncés qu'ils étaient, dans un état d'euphorie. D'après moi ils avaient fumé du canus ; ça vous fait flipper si vous séchez bien les feuilles. Complètement agités, ils voulaient tuer nos Déps. Pour nous c'était hors de question. Un homme ne peut pas en tuer un autre de sang-froid, pas simplement sur des on-dit. On les a renvoyés en aval. Et puis que je sois pendu s'ils ne sont pas revenus cette nuit-là. Et vous savez quoi ? - Ils ont fait sortir les Déps, dit Lori. Geoffrey Tunnard lui lança un regard empli de respect. - C'est exact. Ils sont revenus ici à notre barbe. Les chiens n'ont même jamais flairé leur présence. Ils ont tranché la gorge du vieux Jamie Austin, lui qui montait la garde devant l'enclos. Notre superviseur Neil Barlow est parti aussitôt à leurs trousses ce matin-là. Il a pris un groupe de cinquante hommes avec lui, des hommes armés eux aussi. Et nous n'avons plus entendu parler de rien depuis. Ce n'est pas le style de Neil, ça fait six jours maintenant. Il aurait donné des nouvelles. Ces hommes ont des familles. Nous avons ici des femmes et des enfants qui sont malades d'inquiétude. (Son regard alla de Darcy à Lori.) Savez-vous quelque chose ? Il s'exprimait d'une voix laborieuse ; Geoffrey Tunnard était un homme en proie à une grande tension nerveuse. - Navré, je ne sais rien, répondit Darcy. Pas encore. C'est la raison pour laquelle nous sommes ici, pour trouver. Mais quoi que vous fassiez, ne partez pas les chercher. Plus vous serez nombreux, plus vous serez en sécurité. Geoffrey Tunnard fit la moue et tourna la tête, sondant la jungle d'un regard sombre et hostile. - Je me doutais que vous diriez quelque chose comme ça. Bien sûr, il y a ceux qui sont partis à leur recherche. Des femmes. On n'a pas pu les retenir. Darcy mit la main sur l'épaule de Geoffrey, qu'il empoigna fermement. - S'il y en a d'autres qui veulent partir, empêchez-les. Faites-leur tomber une bûche sur le pied s'il le faut, mais vous devez les retenir. - Je ferai de mon mieux. (Geoffrey Tunnard baissa la tête dans un geste de défaite.) Je partirais si je pouvais, j'emmènerais ma fille en aval sur un bateau. Mais j'ai bâti cet endroit de mes propres mains, et sans que vienne s'en mêler la Confédération. C'était une belle vie. C'était. Ça peut encore l'être. Ces satanés Déps n'ont jamais été bons à rien, des gosses des rues en bleu de travail, c'est tout. - Nous ferons ce que nous pourrons, dit Lori. - Bien sûr. Vous faites ce que vous me dites de ne pas faire : aller dans la jungle. Rien que vous deux. C'est de la folie. Lori eut comme l'impression que c'était le mot suicide qui était venu à l'esprit de Geoffrey Tunnard. - Pouvez-vous nous dire où habite Quentin Montrose ? demanda-t-elle. Geoffrey Tunnard montra une des cabanes, semblable à toutes les autres ; des panneaux solaires sur le toit, un surplomb qui commençait à fléchir au-dessus de la véranda. - Ça vous avancera à rien, il était dans le groupe de Neil. Quand le Coogan largua les amarres, Lori était à côté de la timonerie et Darcy à l'arrière, occupé à nourrir la chaudière dont la trémie avalait les bûches sans jamais sembler en être rassasiée. Len Buchannan sifflotait, et il sifflait faux, en dirigeant son bateau vers le milieu de la rivière. Oconto se rapetissa peu à peu à la poupe jusqu'à n'être plus rien qu'une balafre un peu plus profonde que d'ordinaire dans la falaise émeraude. La fumée des feux de cuisson flottait paresseusement au-dessus de l'eau clapoteuse. On pourrait envoyer un des aigles à leur recherche, suggéra Lori. Tu n'es pas sérieuse ? Non. Je suis désolée, j'essayais seulement de soulager ma conscience. Cinquante hommes armés, et plus aucune trace. Je ne sais pas pour ta conscience, mais moi je commence à perdre courage. On pourrait retourner, ou même attendre les soldats de Solanki. Oui, on pourrait. Tu as raison. On continue. On aurait dû dire à Geoffrey Tunnard de partir, exprima Darcy. J'aurais dû le lui dire ; qu'il prenne sa famille et reparte dare-dare à Durringham. Au moins c'eût été honnête. Pas ce faux espoir avec lequel nous l'avons laissé. Ce n'est pas grave, je pense qu'il le sait déjà. Karl Lambourne ne comprit pas pourquoi il se réveillait si tôt. Il n'était pas encore midi et il ne devait pas reprendre son quart avant quatorze heures. Les volets du hublot étaient toujours fermés, plongeant la cabine dans une secrète et délicieuse semi-obscurité. Il entendait, de l'autre côté de la porte, des bruits de pas lourds résonner sur le pont et le bourdonnement continu des conversations où se mêlaient les braillements des enfants. Rien que de très normal. Alors pourquoi cette vague sensation de malaise ? La fille de colons - comment s'appelait-elle ? - bougea à côté de lui. Elle avait quelques mois de moins que lui, des cheveux bruns coiffés en anglaises autour d'un fin visage. En dépit de la consternation qu'il avait ressentie au départ en voyant le Swithland embarquer en plus tous ces shérifs et leurs adjoints, le voyage s'avérait finalement agréable. Les filles appréciaient l'espace et l'intimité que sa cabine leur procurait ; le bateau était bondé, les sacs de couchage prenant chaque mètre carré du pont. La fille battit des paupières puis, lentement, ouvrit les yeux. Elle - Anne, non Alison ; oui c'était ça, Alison ! tâche de te rappeler - lui adressa un grand sourire. - Salut, dit-elle. Il posa un regard sur son corps. Le drap était entortillé autour de sa taille, lui offrant le magnifique spectacle de ses seins, du ventre plat et musclé, des hanches aux courbes prononcées. - Salut, toi. Il écarta les anglaises qui lui tombaient sur le visage. Des voix bruyantes et un rire retentissant leur parvinrent du dehors. Alison fit entendre un gloussement effarouché. - Seigneur, ils ne sont qu'à un mètre. - Tu aurais dû y penser avant de faire tout ce bruit tout à l'heure. Elle pinça sa langue entre ses dents. - Je n'ai pas fait de bruit. - Si. - Non. Il l'entoura de ses bras et l'attira contre lui. - Si, et je peux le prouver. - Ah oui ? - Oui. Il l'embrassa tendrement et la sentit répondre à ses caresses. Sa main descendit, repoussant le drap qui emprisonnait les jambes de la fille. À sa demande, elle se tourna sur le ventre, frissonnant par avance comme il glissait ses doigts sous sa taille pour lui soulever les fesses. Elle ouvrit la bouche dans l'attente du plaisir. - Merde ! qu'est-ce que c'était ? - Karl ? (Elle tourna la tête et le vit agenouillé derrière elle, levant au plafond un regard soucieux.) Karl ! - Chut ! Écoute, tu entends ? Elle n'en revenait pas. Elle entendait toujours les gens marcher sur le pont. Il n'y avait pas d'autre bruit ! Et elle n'avait jamais été aussi excitée que maintenant. En cet instant précis, elle détestait Karl avec la même intensité qu'elle l'avait adoré une seconde auparavant. Karl tourna la tête pour tenter à nouveau de saisir d'où venait le bruit. Sauf qu'il ne s'agissait pas tant d'un bruit que d'une vibration, un grondement sourd. Il connaissait chaque son, chaque trépidation du Swithland, et celle-ci ne faisait pas partie du répertoire. Il l'entendit encore une fois et réussit à l'identifier. Une membrure de la coque qui vibrait quelque part à l'arrière. Le craquement du bois sous la pression, comme s'ils avaient heurté un écueil. Mais jamais sa mère ne se serait approchée d'un écueil, c'était impensable. Alison avait les yeux levés vers lui, des yeux où se lisaient la colère et la frustration. La magie avait disparu. Il sentit son pénis devenir mou. Le bruit reprit. Un grincement qui dura presque trois secondes. Quoique assourdi par les renflements de la coque, il était cette fois-ci assez fort pour que même Alison l'entendît. Elle plissa les yeux. - Qu'est-ce que... ? Karl sauta du lit, attrapa son short et l'enfila. Il se débattait encore avec le bouton quand il tira le verrou de la porte et se précipita sur le pont. Alison poussa un cri aigu, tentant de se couvrir de ses bras alors que la lumière vive envahissait la cabine. Elle saisit le drap mince pour s'y envelopper et se mit en quête de ses vêtements. Après les ombres complices de la cabine, le soleil sur le pont jetait des images rémanentes violettes le long des nerfs optiques de Karl. Les canaux lacrymaux libérèrent leur contenu qu'il dut essuyer d'un geste agacé. Deux colons et trois shérifs adjoints, à peine plus âgés que lui, lui lancèrent un regard surpris. Il se pencha par-dessus la rambarde et scruta les eaux. Malgré quelques alluvions transportées par la rivière et le reflet de la lumière qui faisait miroiter la surface, il voyait à trois ou quatre bons mètres de profondeur. Mais il ne distingua rien de solide, ni banc de sable, ni tronc immergé. Là-haut sur le pont, Rosemary Lambourne n'avait trop su que penser en entendant le premier craquement, mais, comme son fils aîné, elle faisait corps avec le Swithland. Quelque chose avait éveillé ses sens, elle avait soudain ressenti un creux à l'estomac. Par réflexe, elle vérifia la sonde avant. À cet endroit la Zamjan faisait douze mètres de profondeur, ce qui lui donnait facilement dix mètres de dégagement sous la quille plate, même avec la surcharge actuelle. Il n'y avait rien devant, rien dessous et rien sur les côtés. Puis cela se reproduisit. La coque arrière heurta quelque chose. Rosemary réduisit immédiatement la puissance des roues à aubes. - Mère ! (Elle se pencha à tribord et vit Karl les yeux levés vers elle.) Qu'est-ce que c'était ? demanda-t-il en la devançant d'une fraction de seconde. - Je ne sais pas, lança-t-elle. La sonde ne révèle rien. Tu vois quelque chose ? - Non. À présent que les roues à aubes étaient immobiles, le courant ralentissait fortement la progression du Swithland. Sans le battement continu des roues à aubes, le brouhaha qui s'élevait de la foule des colons semblait avoir doublé d'intensité. Le son se répéta, une longue plainte venant de la coque malmenée, pour finir dans un craquement bien réel. - C'était à la poupe, s'écria Rosemary. Va voir ce qui s'est passé. Fais-moi ton rapport. Elle tira le boîtier de son support sous la console radio et le laissa tomber par-dessus le garde-corps. Karl l'attrapa d'un habile réflexe du poignet et courut le long du pont étroit, se glissant à travers la foule des colons avec des mouvements fluides et rapides. - Swithland, répondez, s'il vous plaît, énonça le haut-parleur de la console radio. Rosemary, est-ce que vous me recevez ? Ici Dale. Que se passe-t-il ? Pourquoi avez-vous stoppé ? Elle prit le micro. - Je suis là, Dale, dit-elle au capitaine du Nassier. (Levant les yeux, elle vit le Nassier à cinq cents mètres en amont, en tête du convoi ; le Hycel était derrière à tribord, se rapprochant rapidement.) Il semblerait qu'on ait heurté quelque chose. - Des dommages ? - Je ne sais pas encore. Je vous recontacterai. - Rosemary, ici Callan. Je crois qu'il serait plus prudent de ne pas se séparer. Je vais mettre en panne jusqu'à ce que vous sachiez si vous avez besoin d'aide. - Merci, Callan. Rosemary se pencha au-dessus du garde-corps du pont et adressa un signe de la main au Hycel. Une petite silhouette sur le pont de l'autre bateau lui rendit son salut. Un grincement suffisamment sonore pour réduire tous les colons au silence monta de la coque du Swithland. Rosemary sentit le bateau vibrer, la proue virant d'un degré. Cela ne ressemblait à rien qu'elle ait jamais rencontré auparavant. Ils étaient quasiment à l'arrêt, ce ne pouvait pas être un écueil. Impossible ! Karl atteignit le pont arrière juste à ce moment-là. Il sentit le bateau se soulever de deux ou trois centimètres. Le pont arrière était bondé de colons et de membres du détachement. Dans plusieurs groupes, les hommes étaient étendus, jouant aux cartes ou mangeant. Des enfants se poursuivaient. Huit ou neuf personnes étaient en train de pêcher à la poupe. Des caisses de matériel agricole s'empilaient contre la superstructure et la lisse de couronnement. Des chiens couraient dans la foule ; il y avait cinq chevaux attachés au bastingage, dont deux commençaient à tirer sur leurs brides, affolés par le craquement cuivré qui se répercutait à travers le bateau. Tout le monde se figea dans l'attente. - Écartez-vous ! criait Karl. Écartez-vous. (Il se mit à jouer du coude pour repousser les gens. Le bruit venait de la quille, juste à l'arrière du compartiment de la chaudière installé au bout de la superstructure.) Allez, bougez-vous ! Un jactal gronda après lui : " Tuuue. " - Sortez-moi ce foutu animal de mon chemin ! Yuri Wilkin tira sur la laisse de Randolf. Tous les gens rassemblés sur le pont arrière avaient les yeux tournés vers Karl. Il atteignit l'écoutille qui abritait le dispositif d'alimentation aiguillant les bûches vers la chaudière. La chose était cachée sous un amas de nacelles en matériau composite. - Aidez-moi à enlever ces trucs, beugla-t-il. Du compartiment de la chaudière émergea Barry MacArple, un grand costaud de vingt ans, couvert de suie et de sueur. Il était resté là-dessous pendant la plus grande partie du voyage, prenant soin d'éviter tout homme du détachement. Dans la famille Lambourne, personne n'avait mentionné que c'était un Dép. Le bruit cessa brusquement. Karl était tout à fait conscient des regards angoissés fixés sur lui, lui adressant un appel muet sur ce qu'il convenait de faire. Il leva les bras pendant que Barry repoussait les nacelles obstruant l'écoutille. - OK, nous avons heurté une espèce de rocher. Aussi je veux que tous les enfants se dirigent lentement vers l'avant. J'ai bien dit lentement. Ensuite les femmes. Pas les hommes. Avec tant de poids à l'avant, ça romprait l'équilibre. Et que celui à qui appartiennent ces chevaux vienne tout de suite les calmer. Les parents poussèrent leurs enfants vers la proue. Des chut s'élevèrent dans un murmure parmi les adultes. Trois hommes aidèrent Barry à débarrasser l'écoutille. Karl enleva lui-même deux nacelles. Il entendit alors à nouveau le bruit, mais distant cette fois ; ça ne provenait pas de la coque du Swithland. - Que diable... Il porta son regard vers le Hycel à cent mètres en arrière. - Karl, que se passe-t-il ? émit la voix de Rosemary dans le boîtier. Il leva l'appareil à hauteur de sa bouche. - C'est le Hycel, maman. Ils l'ont heurté aussi. - Bordel de merde ! Et la coque ? - Un instant, je te le dis. La dernière nacelle fut écartée, révélant un panneau de deux mètres carrés. Karl se pencha pour ôter les verrous. Ce fut alors que résonna le second coup, le BONG ! amorti par l'eau produit par le choc contre la coque de quelque chose de lourd et de formidablement puissant. Le Swithland subit une légère secousse qui l'éleva à plusieurs centimètres. Quelques caisses et nacelles mal empilées dégringolèrent sur le pont. Les colons désemparés poussèrent des cris de panique, et il y eut une ruée générale vers la proue. Un des chevaux se cabra, battant l'air de ses antérieurs. Karl s'empressa d'ouvrir le panneau d'écoutille. BONG ! Le Swithland fut ballotté, soulevant des rides à la surface de l'eau. - Karl ! brailla le boîtier. Il baissa les yeux vers la coque. Sous le panneau, le dispositif de distribution des bûches occupait la majeure partie de l'espace, formant un assemblage compact et primitif de moteurs, courroies et pistons. Deux rubans roulants s'enfonçaient dans les soutes à bûches bâbord et tribord. Les planches de mayope noir de la coque étaient à peine visibles. De l'eau s'infiltrait entre les fissures. BONG ! Karl vit avec stupeur les planches se gauchir vers l'intérieur. C'était du bois de mayope, rien ne pouvait gondoler le mayope. BONG ! Des éclats apparurent, tels de longs doigts pointus sortant de la coque. BONG ! L'eau jaillit entre les brèches de plus en plus larges. Un tronçon d'un mètre de large se souleva lentement. BONG ! BONG! Le Swithland fut pris dans un mouvement de roulis. Les équipements et les nacelles glissèrent le long du pont arrière à demi déserté. Des hommes et des femmes s'accrochaient au bastingage, d'autres étaient étendus bras et jambes écartés sur le pont, cherchant désespérément une prise. - Il essaie de rentrer de force ! beugla Karl dans le boîtier. - Qui ? Qui ? cria sa mère en retour. - Il y a quelque chose sous nous, quelque chose de vivant. Putain ! il nous entraîne, il nous tire vers la rive. La rive, maman. Fonce ! Fonce ! BONG ! À présent, l'eau écumait, recouvrant complètement les planches de la coque. - Il faut boucher ça, cria Karl. Il avait une peur terrible de ce qui risquait de surgir une fois que la brèche serait suffisamment grande. Ensemble, lui et Barry MacArple refermèrent le panneau d'écoutille dont ils poussèrent les verrous. BONG ! La coque du Swithland se brisa. Karl entendit un long et affreux craquement quand le bois dur comme l'acier s'ouvrit. L'eau s'engouffra à gros bouillons, arrachant le dispositif d'alimentation des bûches de son socle et l'envoyant percuter le dessous du pont. Le panneau d'écoutille subit une violente secousse. Alors se fit entendre la plainte miraculeuse des moteurs des roues, accompagnée du lent battement familier des aubes. Le Swithland s'ébranla pesamment vers le solide rempart de la jungle à quatre-vingts mètres de distance. Karl prit conscience des sanglots et des cris. Beaucoup de gens avaient dû rejoindre le pont avant, le bateau était fortement incliné. BONG! Cette fois c'étaient les planches du pont arrière. Karl, étendu de tout son long près de l'écoutille, laissa échapper un cri d'horreur lorsque ses pieds décollèrent du pont sous l'impact. Il se retourna aussitôt, roulant trois fois sur lui-même pour s'écarter des planches. Le choc envoya les nacelles voltiger dans les airs en de folles pirouettes. Les chevaux s'affolèrent. Un d'eux rompit sa bride et bascula par-dessus bord. Un autre lançait de violentes ruades. À côté gisait un corps ensanglanté. BONG ! Les planches près de l'écoutille se soulevèrent toutes ensemble avant de retomber dans un claquement comme si elles étaient élastiques. De l'eau commença à suinter. Barry MacArple avançait à quatre pattes sur le pont, le visage couvert d'un masque de détresse. Karl tendit la main vers le Dép, l'adjurant de s'en saisir. BONG ! Les planches sur lesquelles se trouvait Barry se fendirent en plusieurs endroits, dressant des éclats de bois dont les bords dentelés lui déchirèrent le ventre et la poitrine, avant de lui ouvrir le torse telle une griffe géante. Un geyser d'un mètre de large jaillit de la brèche, soulevant le corps du Dép. Karl pivota pour suivre l'énorme jet d'eau, frappé d'horreur devant l'invraisemblable vision. Le geyser rugissait avec une force terrible, secouant le cadavre de Barry et noyant les cris hystériques des colons. Il s'élevait à une bonne trentaine de mètres au-dessus du pont, s'évasant au sommet comme une corolle de fleur et jetant des éclaboussures d'eau, de limon et d'éclats de bois. Lorsque le Swithland se cabra telle une épineuse brune blessée à mort, Karl se cramponna désespérément à un des tambours de câble tandis que, sous ses yeux, le geyser grignotait les bords déchiquetés de la brèche qu'il avait percée. Il progressait irrésistiblement vers la superstructure. Les cales devaient déjà être inondées. Lentement mais sûrement, l'incroyable force de l'eau rongeait le bois. Dans un instant, le geyser atteindrait le compartiment de la chaudière. Songeant à ce qui allait arriver quand l'eau frapperait les quinze tonnes de la chaudière chauffée au rouge, Karl ne put réprimer une plainte. Rosemary Lambourne avait beaucoup de mal à rester debout sous les violents soubresauts du Swithland. Même en s'agrippant au gouvernail, elle parvenait tout juste à tenir sur ses jambes. C'était l'expression de pure terreur dans la voix de Karl qui l'avait aiguillonnée. Lui qui n'avait peur de rien sur la rivière, lui qui était né sur le Swithland. Ce martèlement implacable lui meurtrissait le coeur comme il meurtrissait la coque. La force qui était derrière la chose capable de malmener ainsi le bateau la terrifiait. Qu'allait-il rester du Swithland après ça ? Damnés soient Colin Rexrew, sa mollesse et sa stupidité. Les Déps n'oseraient jamais se révolter avec aux commandes un gouverneur à poigne et compétent. Un puissant grondement semblable à une explosion prolongée la fit sursauter au point de lui faire presque plier les jambes. Tout à coup il pleuvait sur le Swithland. Toute la superstructure vibrait. Que se passait-il à l'arrière ? Elle consulta le petit écran holographique qui affichait les diagrammes des équipements du bateau. Ils étaient en train de perdre rapidement de la puissance dans la chaudière. Les générateurs de secours entrèrent en action, maintenant le courant dans les moteurs. - Rosemary, appela la radio. Elle n'avait pas le temps de répondre. La proue du Swithland était pointée droit sur la berge à soixante mètres de distance, et ils regagnaient de la vitesse. Les nacelles et les caisses jalonnaient le sillage du bateau, ballottées par les eaux. Rosemary aperçut deux personnes barbotant au milieu. D'autres tombèrent du pont avant où les gens s'entassaient les uns sur les autres comme dans une mêlée de rugby. Et elle ne pouvait rien faire, sinon les amener sur la rive. À bâbord, le Nassier avançait avec peine, ses roues ne tournant que par intermittence. Rosemary vit une fontaine géante jaillir du centre de sa superstructure, projetant des débris tourbillonnants vers le ciel. Bon sang ! qu'est-ce qui pouvait provoquer ça ? Une espèce de monstre aquatique hantant le lit de la rivière ? Alors même que cette idée fantasque germait dans son esprit, elle savait que ce n'était pas la bonne réponse. Néanmoins elle ignorait ce qu'était ce grondement derrière elle. Il lui vint alors un horrible soupçon qui pompa le peu d'énergie qui lui restait. Et si ça heurtait la chaudière ? La proue du Nassier se souleva dans les airs, plongeant le pont arrière sous l'eau. La superstructure se comprima, de larges sections furent projetées de côté par le colossal jet d'eau. Des dizaines de personnes furent emportées dans la rivière, battant frénétiquement des bras et des jambes. Rosemary entendit leurs cris dans sa tête. Il y avait simplement trop de gens à bord des bateaux à aubes. Rexrew avait déjà augmenté le nombre de colons pour lequel ils étaient prévus, refusant d'écouter les conseils de la délégation des capitaines. Puis il leur avait balancé de surcroît les hommes du détachement. Si jamais je reviens à Durringham, tu es mort, Rexrew, se promit Rosemary. Non seulement tu nous as lâchés, mais en plus tu nous as condamnés. Le Nassier commença alors à chavirer, roulant toujours plus vite sur son tribord. Le jet d'eau cessa quand la quille se retourna. Quand elle atteignit la verticale, Rosemary vit un trou énorme dans les planches du milieu du navire. Ça avait dû se produire quand la trombe d'eau s'était précipitée sur la chaudière. Un grand panache de fumée blanche dévorait l'arrière du bateau, se déroulant au-dessus de la surface de l'eau. Misé-ricordieusement il dissimulait le dernier acte de l'agonie du Nassier. La proue du Swithland était maintenant à quinze mètres des arbres et des plantes rampantes qui étouffaient la berge. Rose-mary entendit le son menaçant de leur propre geyser diminuer d'intensité. Elle se débattit avec le gouvernail pour maintenir le bateau en direction de la rive. Le fond remontait rapidement, signalé par le rugissement sauvage de la sirène de la sonde avant. Cinq mètres. Quatre. Trois. Ils touchèrent la vase à huit mètres des longs végétaux chargés de fleurs rampant dans l'eau. L'énorme inertie du gros bateau les propulsa plus avant, les faisant glisser à travers l'épaisse et noire boue alluviale. Autour de la coque sourdaient des bulles de gaz sulfureux répandant une odeur méphitique. Le geyser s'était arrêté. Il y eut un instant irréel de silence total avant qu'ils ne touchent la rive. Droit devant se dressait un énorme qualtook dont l'une des branches maîtresses était à la même hauteur que le pont. Rose-mary baissa la tête... Le choc rejeta Yuri Wilkin à plat ventre juste au moment où il commençait à se relever. Il se cogna le nez contre le pont, non sans éprouver une vive douleur. Il sentit le goût du sang chaud dans sa bouche. Des craquements sinistres montèrent du bateau lorsque celui-ci perça la barrière de végétation qui longeait la rive. De longues lianes fouettèrent l'air avec la brutalité de coups de cravache. Yuri s'aplatit du mieux qu'il put alors qu'elles sifflaient à quelques centimètres au-dessus de sa tête. La proue cabossée du Swithland heurta la berge et fit un bond qui l'amena à dix bons mètres sur la terre rouille sablonneuse. Finalement, le bateau à aubes s'immobilisa, le pont avant sérieusement endommagé, le qualtook enchâssé dans l'avant de la superstructure. Les hurlements et les pleurs firent place aux gémissements et aux cris aigus d'appel à l'aide. Risquant un regard, Yuri vit comment la jungle s'était recroquevillée et repliée sur la moitié avant du bateau. La superstructure semblait dangereusement instable, elle penchait suivant un angle prononcé, des tonnes de végétation pesant sur l'avant et le côté. Ses membres étaient agités de tremblements impossibles à contenir. Il aurait voulu être chez lui à Durringham, à promener Randolf ou à jouer au football avec les copains. La jungle n'était pas son monde. - Ça va, fiston ? demanda Mansing. Le shérif Mansing était celui qui l'avait recruté pour l'expédition. Il était beaucoup plus accessible que certains autres shérifs et gardait sur lui un oeil paternel. - Je crois. II mit son doigt sur son nez et renifla fort. Il y avait du sang sur sa main. - Tu survivras, dit Mansing. Où est Randolf ? - Je ne sais pas. Il se releva tout tremblant. Ils étaient à l'angle avant de la superstructure. Les gens étaient étendus un peu partout ; lentement ils se remettaient sur pied, demandant de l'aide, la mine hébétée, terrorisée. Deux corps avaient été pris entre le tronc du qualtook et la superstructure ; l'un d'eux était celui d'une petite fille d'environ huit ans. La seule chose qui l'indiquait, c'était qu'elle portait une robe. Yuri se détourna, en proie à la nausée. - Appelle-le, suggéra Mansing. On va bientôt avoir besoin de toute l'aide disponible. - Monsieur ? - Tu penses que c'était un accident ? Yuri n'avait pas réfléchi à la question. Maintenant qu'on la lui posait, il sentit un frisson lui traverser l'échiné. Il joignit les lèvres et parvint à émettre un faible sifflement. - Douze ans que je fais cette rivière dans les deux sens, grommela Mansing. Je n'ai jamais vu un truc comme ce geyser. Putain ! qu'est-ce qui peut propulser de l'eau comme ça ? Et il n'y en avait pas qu'un. Randolf arriva sur le plat-bord d'une démarche pataude, le flanc au poeil noir et soyeux couvert d'une boue malodorante. Il ne lui restait plus rien de son agressivité et de sa superbe habituelles tandis qu'il se dirigeait honteusement vers Yuri avant de se coller contre les jambes de son maître. " Rivièèèrrr maaal ", grogna-t-il. - Là, il n'a pas tout à fait tort, convint Mansing d'un ton morne. Il fallut un quart d'heure pour ramener un semblant d'ordre sur le bateau naufragé. Les shérifs désignèrent des équipes pour soigner les blessés et installer un campement de fortune. D'un commun accord ils décidèrent de s'avancer à une cinquantaine de mètres à l'intérieur des terres, à distance de la rivière et de la chose qui rôdait sous les eaux. Plusieurs rescapés du Nassier réussirent à nager jusqu'à la poupe à demi immergée du Swithland ; le bateau formait un pont providentiel au-dessus du bourbier nauséabond qui longeait la berge. Le Hycel était parvenu à atteindre la rive opposée de la Zamjan ; il avait été épargné par le geyser dévastateur, quoique sa coque ait subi un pilonnage en règle. Le contact radio fut rétabli et les deux groupes décidèrent de rester chacun où ils étaient plutôt que de tenter de traverser la rivière et de joindre leurs forces. Le shérif Mansing retrouva un bloc émetteur intact parmi les débris des équipements du détachement et passa un appel à Candace Elford via l'unique satellite géostationnaire de la SEL. Le shérif en chef, effaré par la nouvelle, convint de détourner les deux BK133 sur le Swithland afin de ramener sur-le-champ les blessés graves à Durringham. Ce qu'elle omit de mentionner, c'était l'éventualité de renforcer la flotte après la perte des bateaux. Mais le shérif Mansing était avant tout un homme pragmatique, il n'avait pas vraiment espéré quoi que ce fût de ce côté-là. Après trois allers et retours du bateau au campement pour transporter les nacelles contenant le matériel, Yuri fut réquisitionné pour faire partie d'un petit groupe de reconnaissance composé de trois shérifs et neuf adjoints. Il avait dans l'idée qu'on l'avait choisi à cause de Randolf. Néanmoins, cela lui convenait, l'autre groupe d'adjoints était occupé à enlever les cadavres du pont du Swithland. Il préférait encore se risquer dans la jungle. Quand Yuri et les éclaireurs se mirent en route, des colons armés de thermoscies étaient en train d'abattre des arbres sur un côté de la clairière délimitant le campement pour permettre aux ADAV de se poser. Un feu brûlait au centre. Quelques secondes plus tard, on n'entendait déjà plus les gémissements des blessés, étouffés par l'épaisseur du feuillage. Yuri n'en revenait pas qu'il fît si sombre dans cette jungle où n'arrivait que très peu de lumière au niveau du sol. Quand il leva la main, il vit que sa peau avait revêtu une teinte vert foncé, tandis que le blouson couleur cannelle qu'on lui avait fourni pour le protéger des épines était d'un noir de jais. La jungle autour de Durringham n'était rien comparée à celle-ci. Elle était domestiquée, songea-t-il tout à coup, avec ses sentiers battus et ses grands arbres où s'enroulaient les minces tiges de plantes exotiques. Ici, pas de sentiers, c'étaient des grosses branches saillant sur toute la longueur des troncs et supportant des lianes pendant soit à hauteur de cheville, soit au niveau du cou. Une espèce de moisissure poisseuse couvrait chaque feuille jusqu'à trois mètres au-dessus du sol. Les patrouilleurs s'étaient mis par deux, se déployant en éventail à partir du campement. L'idée était de se familiariser avec les alentours immédiats sur une distance de cinq cents mètres, de chercher d'autres éventuels rescapés du Nassier et de vérifier qu'il n'y avait pas de présence hostile aux abords du campement. - C'est stupide, dit Mansing après qu'ils eurent franchi une cinquantaine de mètres. (Il menait la marche, coupant les lianes, les petites branches et les fourrés avec une machette à fusion.) Je ne te verrais pas à trois mètres. - Peut-être ça s'éclaircit un peu plus loin, répondit Yuri. Mansing cisailla une autre branche. - Cette remarque trahit encore ton âge, fiston. Seuls les jeunots se montrent aussi désespérément optimistes. Yuri prit son tour en tête. Même avec la thermolame pour s'ouvrir un sentier mètre après mètre, c'était une besogne harassante. Derrière lui Randolf avançait en bondissant, venant de temps à autre lui heurter les mollets. D'après le guido-bloc de Mansing, ils avaient parcouru environ trois cents mètres lorsque le jactal s'arrêta net, dressant la tête, humant l'air humide. Ces animaux n'avaient pas le sens de l'odorat tout à fait aussi développé que l'espèce canine terrestre, mais ils étaient néanmoins d'excellents chasseurs sur leur propre territoire : la jungle. - Huuumains, grogna Randolf. - Où ça ? demanda Yuri. - Ici. (Le jactal s'enfonça entre les branches coupées qui délimitaient le sentier, puis tourna la tête vers eux.) Ici. - C'est sérieux ? demanda Mansing d'un air sceptique. - Bien sûr, répondit Yuri, piqué au vif par la question. À quelle distance, vieux ? - Paaas loooin. - Très bien, dit Mansing en commençant à tailler dans la jungle à l'endroit qu'indiquait le jactal. Il fallut encore deux minutes de dur labeur avant qu'ils ne perçoivent les voix. Aiguës et légères, des voix de femmes. L'une d'elles chantait. Mansing était si absorbé par sa tâche consistant à ouvrir un passage dans la végétation étouffante, maniant la lourde machette à coups répétés, qu'il faillit tomber tête la première dans le ruisseau lorsque les lianes disparurent brusquement. Yuri l'attrapa par le col de son blouson pour l'empêcher de glisser sur la petite pente herbeuse. Ils restèrent tous les deux bouche bée devant le tableau qui s'offrait à leurs yeux. La lumière qui passait à travers la trouée du feuillage faisait comme un voile doré au-dessus de l'eau. Le ruisseau s'élargissait pour former une mare de quinze mètres de large, bordée de rochers. Des lianes couvertes de fleurs aux corolles orange pendaient comme des rideaux entre les arbres se dressant à l'arrière. De petits oiseaux turquoise et jaune voletaient dans les airs. C'était une scène volée à la mythologie grecque. Sept filles nues se baignaient dans la mare, âgées d'environ quinze à vingt-cinq ans. Toutes sveltes et les membres élancés, la peau miroitant au soleil. Des peignoirs blancs épars couvraient les roches noires au bord de l'eau. - Nooon, gémit Randolf. Maaal. - Conneries ! dit Yuri. Les filles les aperçurent et lancèrent des cris enjoués, leur faisant des sourires et des signes de la main. Yuri mit son fusil laser à l'épaule, transporté de joie à la vue des sept paires de seins ballottant. - Bordel de merde ! marmonna Mansing. Yuri passa devant lui et descendit la pente vers le ruisseau. Les filles applaudirent. - Nooon. - Yuri, appela vainement Mansing. Le garçon se retourna, le visage rayonnant. - Quoi ? dit-il. Il faut qu'on sache où se trouve leur village, n'est-ce pas ? C'est notre mission, reconnaître le terrain. - Oui, je suppose. Mansing ne pouvait détourner les yeux des naïades folâtrant dans la mare. Yuri s'élança dans l'eau, ses jambes soulevant une gerbe d'éclaboussures. - Nooon, aboya Randolf avec insistance. Maaal. Les filles crièrent des encouragements à Yuri tandis qu'il avançait, freiné par l'eau. - Oh ! et puis merde, au diable la bienséance ! marmonna Mansing en entrant à son tour dans la mare. La première fille que Yuri rejoignit avait dans les dix-neuf ans, et des fleurs rouges piquées dans ses cheveux mouillés. Elle lui adressa un sourire radieux et lui prit les mains. - Je m'appelle Polly, dit-elle d'une voix rieuse. - Chouette ! s'exclama Yuri. (L'eau ne lui arrivait qu'à mi-cuisses ; elle était vraiment complètement nue.) Je m'appelle Yuri. Elle l'embrassa, pressant son corps mouillé contre sa chemise sans manches où elle laissa une empreinte humide. Quand elle s'écarta, une autre fille passa une guirlande de fleurs orange autour du cou du garçon. - Et moi je m'appelle Samantha, dit celle-ci. - Tu veux m'embrasser aussi ? Elle lui enlaça le cou de ses bras, glissant une langue avide dans sa bouche. Les autres filles firent cercle autour d'eux en les arrosant. Yuri baignait au sein d'une tiède pluie d'argent, le corps vibrant d'extase. Là, au milieu de nulle part, le paradis avait débarqué sur Lalonde. Les gouttes tombaient au ralenti en faisant entendre de doux tintements. Il sentit des mains qui reliraient le fusil de son épaule, d'autres mains qui étaient les boutons de sa chemise. On dégrafa son pantalon, on caressa tendrement son pénis. Samantha recula d'un pas pour poser sur lui un regard d'adoration. Elle mit ses mains en coupe sous ses seins, les levant vers lui. - Maintenant, Yuri, supplia-t-elle. Prends-moi. Yuri l'attira brutalement à lui, son pantalon trempé collé à ses genoux. Il entendit un cri angoissé, aussitôt interrompu. Trois des filles avaient poussé Mansing sous l'eau, ses jambes battaient à la surface. Les filles jetaient des rires hystériques, les muscles bandés sous les efforts qu'elles déployaient pour maintenu" Mansing sous l'eau. - Hé... ! s'écria Yuri. Il ne pouvait bouger à cause de son foutu pantalon. - Yuri, murmura Samantha. Il se tourna vers elle. Elle ouvrit la bouche plus qu'il n'aurait cru physiquement possible. De longs muscles frémirent autour de son menton comme si d'énormes vers se creusaient un chemin dans ses veines. Ses joues se fendirent à partir des coins de sa bouche pour se déchirer vers les oreilles. Du sang jaillit des plaies en pulsations régulières, et malgré cela elle faisait encore jouer sa mâchoire. Yuri demeura pétrifié l'espace d'une seconde, puis laissa échapper un hurlement de terreur guttural qui se répercuta parmi les arbres impassibles comme des sentinelles. Sa vessie lâcha. Le hideux visage de Samantha se jeta sur lui, des canines carmin se refermèrent solidement autour de sa gorge tandis que le sang lui aspergeait la peau. - Randolf..., cria-t-il. Puis les dents lui perforèrent la gorge, et son propre sang gicla de sa carotide pour lui inonder le gosier, étouffant tout autre son. Randolf hurla de rage lorsque son maître tomba dans l'eau, culbuté par Samantha. Mais alors une des autres filles planta son regard sur lui et lança un sifflement dissuasif, des filets de salive coulant entre ses dents menaçantes. Le jactal tourna les talons et s'enfuit dans la jungle. "Baisse de puissance. On perd de l'altitude ! On perd de l'altitude ! " La voix affolée du pilote du BK133 retentit dans les colonnes AV du centre de commandement. Tous les shérifs présents dans la salle avaient les regards tournés vers le poste de liaison tactique. " Nous descendons ! " Le sifflement de l'onde porteuse dura deux secondes de plus, puis s'éteignit. - Dieu tout-puissant ! murmura Candace Elford. Elle était assise à son bureau au bout de la pièce rectangulaire. Comme la plupart des bâtiments administratifs de la capitale, le quartier général du shérif était construit en bois. Situé dans le périmètre fortifié de son carré de terrain à deux cents mètres du tombereau du gouverneur, il était de conception simpliste ; un lieu où n'importe quel soldat d'avant le XXe siècle se serait senti chez lui. Le centre de commandement lui-même délimitait un côté du terrain de manoeuvres ; c'était un long bâtiment de plain-pied avec, disposées le long de la partie haute du toit, quatre sphères en matériau composite gris abritant les antennes satellite. À l'intérieur, de simples établis en bois alignés le long des murs supportaient une impressionnante batterie d'ordinateurs de bureau modernes, avec aux consoles des shérifs assis sur des chaises en matériau composite. Sur le mur opposé au bureau de Candace, un grand écran affichait une carte de l'agglomération de Durringham (pour autant qu'il fût possible de dresser la carte de ce dédale de ruelles et de passages privés en perpétuelle mutation). Des climatiseurs au ronronnement discret maintenaient une température basse. Dans cet environnement technologique, l'ambiance était un peu gâchée par les éventails de moisissure gris-jaune qui couvraient les plinthes sous les établis. - Contact perdu, annonça Mitch Verkaik, le shérif installé au poste de liaison tactique et dont le visage semblait pétrifié. Candace se tourna vers l'équipe réduite qu'elle avait désignée pour suivre la progression du détachement. - Et les shérifs au sol ? L'ont-ils vu descendre ? Jan Routley s'occupait de la liaison satellite avec les rescapés du Swithland ; elle chargea une instruction à sa console. - On ne reçoit rien d'aucun des émetteurs du Swithland ou du Hycel Je ne peux même pas capter le code d'identification du transpondeur. Candace examina le tableau de la situation que lui projetait la colonne AV de sa propre console, plus par habitude qu'autre chose. Elle savait qu'ils attendaient tous de recevoir des instructions, qu'elle aurait énoncées avec calme et assurance et qui auraient fourni des solutions aussi immédiates et parfaites qu'aurait pu le faire un ordinateur. Ce ne serait pas le cas. La dernière semaine avait été un vrai cauchemar. Ils n'arrivaient plus à établir le moindre contact dans les comtés de la Quall-heim ou de Willow West et les liaisons avec les villages le long de la Zamjan étaient plutôt capricieuses. Les vols de renfort vers Ozark n'étaient au mieux qu'une solution bouche-trou ; dans son for intérieur elle avait prévu que les troupes fraîches devaient simplement assurer l'évacuation des colons sur la rivière. Elle avait depuis longtemps abandonné l'idée de rétablir l'ordre dans les comtés de la Quallheim, fondant ses meilleurs espoirs sur la solution de l'isolement. À présent, il semblait qu'Ozark se trouvait lui aussi à l'intérieur de la zone affectée. Soixante-dix hommes et presque un quart de son arsenal. - Rappelez immédiatement le second BK133 sur Durringham, dit-elle abruptement. Si les envahisseurs sont capables d'en descendre un, ils peuvent en abattre un deuxième. Cela épargnerait au moins les vies de dix shérifs et les armes à forte puissance qu'ils avaient avec eux. Ils pourraient fort bien en avoir besoin dans les semaines à venir. Il était assez clair que les envahisseurs étaient résolus à s'assurer la maîtrise totale de la planète. - Oui, madame, obtempéra Mitch Verkaik en se tournant vers sa console. - Combien de temps avant que le satellite d'observation passe au-dessus des bateaux à aubes ? demanda Candace. - Quinze minutes, répondit Jan Routley. - Programmez-le pour un balayage infrarouge sur cinquante kilomètres de part et d'autre de sa trajectoire orbitale, voyez s'il peut localiser le BK133 abattu. Il ne devrait pas être trop difficile à repérer. Elle appuya son menton sur ses mains, fixant l'écran de son ordinateur avec des yeux vides. Sa priorité était désormais d'assurer la protection de Durringham, décida-t-elle. Ils devaient tenir jusqu'à ce que la SEL envoie des forces capables de reconquérir le territoire. Elle était convaincue qu'ils faisaient face à une invasion, le long entretien qu'elle avait eu avec Kelven Solanki ce matin avait mis fin à tous les doutes qui subsistaient. Kelven était des plus inquiets, ce qui ne lui ressemblait pas du tout. Candace n'avait rien dit à son équipe de ce qu'avait évoqué Kelven devant elle, qu'il était possible que des gens aient été asservis et qu'on ait utilisé des bateaux qui avaient peut-être déjà amené un premier contingent d'envahisseurs à Dur-ringham. Ce ne serait pas une bonne chose de s'attarder là-dessus. Aujourd'hui il y avait trois chaises vides qui trônaient dans le centre de commandement ; les shérifs eux-mêmes s'enfermaient dans un mutisme qui se voulait une protection. Elle ne pouvait les en blâmer ; la plupart avaient une famille en ville, et aucun ne s'était engagé pour combattre une force militaire bien organisée. Il n'en restait pas moins qu'elle avait accepté de coopérer avec le bureau des Forces spatiales de la Confédération pour visionner les enregistrements satellite du trafic sur le fleuve au cours des quinze derniers jours. - Nous recevons les images à présent, annonça Jan Routley. Candace se secoua. Elle se dirigea vers le poste de la femme. Des kilomètres et des kilomètres de jungle défilaient sur l'écran holographique à haute définition ; en surimpression sur le vert de la couverture d'arbres, des nuances de rouge représentaient la courbe de température. La Zamjan apparut soudain au bas de l'écran, avec la poupe du Swithland émergeant de l'eau sous la voûte de feuillage de la berge. Des tracés clignotèrent sur l'écran, dessinant des cercles orangés autour d'une clairière à proximité de la rivière. - C'est un feu, dit Jan Routley. Elle télétransmit une instruction à l'ordinateur pour qu'il centre l'image sur la source infrarouge. La clairière envahit l'écran, avec au milieu un feu de bois. Tout autour étaient éparpillées des couvertures et, on n'aurait pu s'y tromper, les nacelles blanches contenant les équipements de ferme. Sur un côté plusieurs arbres avaient été abattus. - Où sont-ils allés ? demanda Jan Routley avec une petite voix. - Je ne sais pas, dit Candace. Je ne sais vraiment pas. C'était le milieu de l'après-midi et le Coogan se trouvait à vingt-cinq kilomètres en aval des bateaux à aubes abandonnés quand Len Buchannan et Darcy aperçurent les premières épaves flottant sur l'eau. Des caisses de matériel de ferme, des bouts de planche, des fruits. Cinq minutes plus tard, ils virent le premier cadavre : une femme en survêtement, le visage plongé dans l'eau, bras et jambes écartés. - Là, on rebrousse chemin, dit Len. - Jusqu'au confluent de la Quallheim, lui rappela Darcy. - Votre argent et votre contrat, vous pouvez vous les mettre là où je pense, rétorqua Len en commençant à tourner le gouvernail. Vous croyez que je ne vois pas ce qui se passe ? On est déjà dans la zone rebelle. Il va falloir un miracle pour redescendre la rivière si on s'y prend tout de suite, alors pas question que je fasse encore cent cinquante kilomètres de plus vers l'est. - Attendez, dit Darcy en posant la main sur le gouvernail. On est à combien d'Ozark ? Fronçant les sourcils, Len consulta un vieux guido-bloc qui traînait sur une étagère de la timonerie. - Trente kilomètres, trente-cinq peut-être. - Débarquez-nous à cinq kilomètres du village. - Je ne... - Écoutez, les aigles peuvent repérer n'importe quel bateau à dix kilomètres devant nous. S'il y en a un qui s'amène, on fait immédiatement demi-tour et on file sur Durringham. Ça vous va ? - En ce cas, pourquoi les aigles n'ont rien vu de tout ça, dites-moi ? Plutôt difficile à manquer. - Ils survolent la jungle. On va les rappeler. Du reste, ce n'est peut-être qu'un simple accident. Il se pourrait qu'il y ait des blessés là-bas. Les rides autour de la bouche de Len Buchannan se rétrécirent, reflétant son indécision. Aucun capitaine digne de ce nom ne laisserait tomber un autre bateau en détresse. Un débris d'enveloppe de mousse jaune vint frotter contre la coque du Coogan. - Très bien, dit Len en se cramponnant à la barre. Mais au premier signe suspect, je repars en aval. Ce n'est pas l'argent. Le Coogan est tout ce que je possède, je l'ai construit de mes propres mains. Je ne vais pas risquer de le perdre pour vos beaux yeux. - Je ne vous le demande pas. Je tiens autant que vous à ce qu'il n'arrive rien au bateau, ni à vous. Quoi que nous trouvions dans les villages, il nous faudra quand même revenir à Durringham. Et Lori et moi sommes trop vieux pour marcher. Len laissa échapper un grognement de dédain, mais entreprit néanmoins de redresser la barre, orientant la proue à l'est. Darcy lança un appel sur la bande d'affinité, et Abraham et Catlin virèrent dans le ciel clair pour filer vers la rivière. De leur position avantageuse à sept kilomètres en avant du Coogan, ils pouvaient distinguer les débris flottant lentement dans le courant. Ils étaient aussi suffisamment haut pour que l'eau leur apparaisse presque totalement transparente. Lori recevait des images de grands bancs d'épineuses brunes et de pseudoanguilles rousses nageant paresseusement dans les eaux de la Zamjan. Ce ne fut que lorsque le soleil dessina un cercle rouge-or effleurant la cime des arbres en avant du petit tramp que les aigles découvrirent les bateaux à aubes échoués sur chacune des deux rives. Lori et Darcy les firent survoler en longues spirales la jungle environnante, à la recherche des colons, de l'équipage et du détachement. Il n'y avait pas âme qui vive sur les bateaux, ni dans les campements qui avaient été établis. J'en vois un, émit Lori. Elle sentit Darcy se brancher sur le lien d'affinité avec Abraham, observant à travers ses yeux à la perception augmentée. En dessous, une silhouette marchait dans la jungle. Le feuillage dense rendait l'observation difficile, ne leur dispensant que de très brèves visions. C'était un homme, un colon, un des derniers arrivés à en juger par la chemise en tissu synthétique, il avançait d'un pas tranquille en direction de l'ouest, suivant un parcours parallèle à la rivière à environ un kilomètre à l'intérieur des terres. Où croit-il aller ? demanda Darcy. Il n'y a pas d'autre village de ce côté avant cinquante kilomètres. Veux-tu envoyer Abraham en dessous du niveau des arbres pour y voir de plus près ? Non. Selon moi, ce type a été asservi. Comme tous les autres. Il y avait presque sept cents personnes sur ces trois bateaux. Oui. Et il y a près de vingt millions de personnes sur Lalonde. Ça coûterait combien pour tous les asservir ? Beaucoup, si on utilisait des nanoniques. Tu penses qu'il ne s'agit pas de nanoniques ? Non. Laton a dit que c'était un virus énergétique. Quoi que ce terme puisse recouvrir. Et tu le crois ? Ça m'ennuie grandement de l'admettre, mais j'accorde désormais beaucoup de crédit à ce qu'il a dit. Il y a assurément quelque chose à l'oeuvre ici qui dépasse notre expérience ordinaire. Veux-tu capturer cet homme? S'il est une victime du virus, il devrait nous apprendre tout ce que nous avons besoin de savoir. Pas question que j'aille pourchasser quelqu'un dans cette jungle, surtout un homme seul à pied qui, à l'évidence, a des amis tout près. On continue sur Ozark, alors ? Oui. Le Coogan remonta la rivière à une vitesse beaucoup plus lente, attendant que le soleil soit couché pour passer devant les deux bateaux à aubes. Pour la première fois depuis qu'il était arrivé sur cette planète, Darcy se surprit à souhaiter qu'il plût. Une bonne bourrasque aurait fourni une protection supplémentaire. En l'état actuel des choses, ils devaient se contenter de minces nuages voilant Diranol et atténuant son reflet d'un rouge blafard pour donner une lueur diffuse qui réduisait la visibilité normale à quelques centaines de mètres. Malgré cela, le halètement des moteurs et le cliquetis de la boîte de transmission résonnaient épouvantablement fort dans le sanctuaire de la rivière plongé dans le silence de la nuit. Tandis qu'ils se faufilaient tels des voleurs entre les deux bateaux, Lori utilisa ses implants rétiniens. Rien ne bougeait, il n'y avait pas de lumières. Les deux épaves éveillaient en elles des échos glacés impossibles à ignorer. Comme des fantômes revenus la hanter. - Il devrait y avoir un petit affluent par ici, dit Darcy une heure plus tard. Vous pourrez y amarrer le Coogan ; ainsi on ne le verra pas de la Zamjan. - Combien de temps ? demanda Len. - Jusqu'à demain soir. Ça devrait nous donner largement le temps, Ozark n'est qu'à quatre kilomètres à l'est. Si nous ne sommes pas revenus à quatre heures du matin, alors appareillez et rentrez. - Et comment ! Et soyez sûr que je ne passerai pas une minute de plus. - Veillez à ne pas cuisiner. L'odeur trahirait votre présence si jamais il y des animaux dressés pour la chasse dans le coin. Le petit cours d'eau ne faisait que deux fois la largeur du Coogan, avec de grands chênes-merisiers poussant sur les berges bourbeuses. Len Buchannan y engagea son bateau en marche arrière, jurant à chaque centimètre gagné. Une fois que les câbles le maintinrent amarré au milieu de la rivière, Len, Lori et Darcy sacrifièrent une heure à couper des branches pour camoufler la cabine. Len passa de la morosité à l'angoisse lorsque vint le moment pour Darcy et Lori de se mettre en route. Ils avaient enfilé leurs tenues caméléon, gris mat, collantes, munies de grandes poches à équipements tout autour de la taille. Il n'y en avait pas une de vide, nota Len. - Faites attention à vous, marmonna-t-il avec une certaine gêne alors qu'ils descendaient la planche servant de passerelle entre le bateau et la jungle. - Merci, Len, dit Darcy. On tâchera. Quant à vous, contentez-vous d'être ici quand on reviendra. Il rabattit le capuchon sur sa tête. Len leva une main. Les Édénistes disparurent dans un voile noir impénétrable glissant sur leurs corps comme une brume huileuse. Il perçut le léger bruit de succion de leurs pieds dans la boue, qui s'évanouit peu à peu. Une brise glacée sembla brusquement émerger de la moiteur nauséabonde de la jungle, et il se hâta de rejoindre la cambuse. Ces tenues caméléon tenaient vraiment trop de la magie. Quatre kilomètres à travers la jungle au coeur de la nuit. Ça pouvait aller, leurs implants rétiniens permettaient la vision en faible lumière et en infrarouge. Ils évoluaient dans un univers dichromatique de vert et de rouge traversé d'étranges scintillements blancs, pareils aux interférences sur un écran holographique mal réglé. Le problème le plus délicat, c'était la profondeur de champ dont la perception, écrasant les arbres et les ^fourrés, donnait du décor une image aplatie. À deux reprises ils tombèrent sur des jactals rôdant dans la nuit en quête de proies. Au milieu de la végétation terne, les corps chauds des animaux brillaient comme une étoile au point du jour. Darcy les abattit, le premier comme le second, d'un seul coup de sa carabine maser. Le bloc de guidage inertiel de Lori les dirigea vers le village, le processeur biotek intégré transmettant leurs coordonnées directement à son cerveau, ce qui lui procurait la vision et la précision intuitives d'un oiseau migrateur. La seule chose qui réclamait son attention, c'était la configuration du terrain ; l'image satellite même la plus détaillée ne pouvait révéler les plis, les ruisselets et les ravines qui se cachaient sous les arbres. À deux cents mètres de la lisière de la clairière d'Ozark, leur univers de vert et de rouge commença à s'éclaircir. Lori effectua un examen des lieux par l'intermédiaire d'Abraham en vol loin au-dessus d'eux, en prenant soint de lui faire décrire des cercles à l'écart de la clairière. Il y avait plusieurs feux qui flambaient dans des fosses autour des cabanes. Tout a l'air normal, dit-elle à Darcy. D'ici, oui. Voyons si nous pouvons nous rapprocher et repérer les shérifs avec leurs armes. OK. Un instant, je mets Kelven en liaison. On le tiendra au courant au fur et à mesure. Au cas où il arriverait quelque chose et qu'on ne revienne pas, comme ça ils auraient un enregistrement... mais elle s'efforça de garder cette pensée pour elle. Elle transmit à son bloc émetteur l'ordre d'ouvrir un canal vers le satellite ELINT. L'appareil était doté d'un processeur biotek de sorte que la conversation ne serait pas audible. Nous sommes à Ozark à présent, transmit-elle à l'officier des Forces spatiales. Tout va bien ? demanda Kelven Solanki. Oui. Quelle est votre position ? En ce moment nous sommes à quatre pattes à environ cent mètres des champs entourant le village. Il y a plusieurs feux qui brûlent dans le village et pas mal de gens qui circulent pour cette heure tardive. Ils doivent être trois ou quatre cents dehors, il ne peut pas en rester beaucoup dans les cabanes. À part ça, tout semble à peu près normal. Elle se faufila à travers le fouillis de hautes herbes et de lianes, évitant les broussailles épineuses. Darcy était à un mètre sur sa gauche. Il s'était écoulé bien du temps depuis son dernier entraînement au sol, elle était assez satisfaite du peu de bruit qu'elle faisait. Kelven, je voudrais que vous nous transmettiez une liste des shérifs que les BK133 ont débarqués à Ozark, dit Darcy. Nous verrons si nous pouvons en identifier certains. Tout de suite, ça arrive. Lori rabattit au sol les rameaux d'une branche basse et rampa par-dessus. À quatre mètres devant elle se trouvait le tronc d'un gros mayope dont les racines émergeaient de terre. La liste des shérifs afflua à son esprit, alimentée de données écrites et chiffrées, de profils et, plus important, d'images holographiques. Les portraits de soixante-dix hommes se superposèrent à la pâle image d'Ozark. Lori atteignit le tronc du mayope et porta son regard vers les rangs de cabanes délabrées, s'employant à associer les images qui flottaient dans son esprit à ce qu'elle avait sous les yeux. J'en reconnais un, dit Darcy en lui indiquant mentalement un des hommes accroupis en cercle autour du feu. Une carcasse de quelque animal rôtissait au-dessus des flammes. Et en voilà un autre, indiqua à son tour Lori. Très vite ils repérèrent douze autres shérifs assis devant divers feux de bois. Aucun d'eux n'a l'air particulièrement inquiet que leur liaison avec Candace Elford ait été coupée, précisa Lori. Ont-ils été asservis ? demanda Kelven Solanki. Impossible d'en avoir la certitude, mais je parierais que oui, répondit Darcy. Étant donné leur présente situation, leur comportement n'est pas normal. Ils auraient dû au moins poster un périmètre de garde. Le processeur biotek du bloc émetteur auxiliaire de Lori signala une perte de puissance dans la pile électronique de l'unité. D'instinct, presque inconsciemment, Lori transmit l'ordre de brancher la pile de secours. C'est aussi mon avis, dit-elle. Je pense qu'au vu des circonstances notre objectif premier, nous assurer de la présence de Laton dans les parages, ne tient plus. Je suis d'accord. Nous allons tenter de capturer un de ces types et de le ramener à Durringham pour examen. Le circuit de régulation mimétique de la tenue caméléon de Darcy signala un problème technique dans le bus de données de sa jambe droite ; le processeur central connecta les canaux de secours. Le mieux, c'est cette cabane là-bas. Elle est relativement isolée et je viens juste de voir quelqu'un y entrer. Lori indiquait une bâtisse de cinq pièces à l'écart des autres. Quoiqu'elle fût située à cent vingt mètres de la lisière de la jungle, la portion de terrain qui l'en séparait consistait en grande partie en lots cultivés, ce qui offrait une couverture tout aussi valable que les arbres. Elle sortit des jumelles infrarouge d'une des poches de sa ceinture et les porta à ses yeux. Ce foutu machin s'est brisé. Essaie le tien, il faut qu'on sache combien ils sont là-dedans. Le détecteur d'agents chimico-biologiques de Darcy cessa de fonctionner. Il ne s'est pas brisé, émit-il avec un ton consterné. Nous sommes pris dans une sorte de champ de brouillage ! Merde ! (Le bloc émetteur auxiliaire de Lori ainsi que ses capteurs avertisseurs de repérage laser lâchèrent brusquement.) Kelven, vous avez bien reçu ? Ils utilisent des systèmes de brouillage électronique hautement sophistiqués. Votre signal est en train de faiblir, dit Kelven. Darcy sentit qu'il perdait son lien d'affinité avec le processeur de contrôle de sa carabine maser. Quand il vérifia l'arme, il vit que la fenêtre d'affichage à cristaux liquides était morte. Vite, grouille-toi ! On retourne au Coogan. Darcy ! Il se retourna. Cinq individus se tenaient juste derrière lui, formant un demi-cercle. Une femme, quatre hommes. Chacun avec un étrange sourire placide. Vêtus de jeans et de chemises de coton comme des colons. Les hommes arborant d'épaisses barbes. Quoique paralysé par la stupeur, Darcy conserva assez de présence d'esprit pour jeter un coup d'oeil sur son bras. Il distingua en infrarouge le contour rosé pâle alors que sa vision en lumière ordinaire ne révélait que les hautes herbes. Le circuit de la tenue caméléon fonctionnait encore. - Merde ! Kelven, ils sont capables de voir les tenues caméléon. Prévenez vos hommes. Kelven ? Les appareils que Darcy portait à sa ceinture étaient tous en train de lâcher les uns après les autres tandis que lui parvenaient, via le lien d'affinité, des messages d'urgence qui commencèrent à se brouiller. Kelven Solanki ne répondit pas. - Vous devez être les deux que Laton a appelés, dit l'un des hommes, son regard allant de Lori à Darcy. Vous pouvez vous lever maintenant. Le circuit d'alimentation de la tenue caméléon de Lori ne donna plus rien et le tissu reprit sa teinte grise naturelle. Lori roula sur le côté et se releva lentement. Les implants glandulaires infusèrent une bonne dose d'hormones dans ses vaisseaux sanguins, dopant ses muscles. Elle lâcha et la carabine maser et la jumelle infrarouge afin de se libérer les mains. Cinq, ça ne devrait pas poser de problème. - D'où venez-vous ? demanda-t-elle. Je veux dire le vous qui les dirigez. Avez-vous ça en mémoire ? - Vous êtes athée, répliqua la femme. Il serait plus gentil de vous épargner la réponse. Rentre-leur dedans, émit Darcy. Lori s'élança, tournant sur elle-même, bras et jambes bougeant rapidement. Sa cheville gauche atteignit l'homme à la rotule, le coup porté avec tout son poids derrière - et le craquement délicieux de l'os qui se brise ; dans la même seconde le tranchant de sa main droite frappa la femme au niveau du larynx, lui enfonçant le cartilage thyroïde dans les vertèbres. Darcy était en train d'infliger des ravages similaires sur ses propres cibles. Lori pivota sur un pied, lançant à nouveau la jambe gauche, le dos souple et arqué, et le bout de sa botte toucha un autre adversaire juste au-dessous et à l'arrière de l'oreille, lui fendant le crâne. Des mains lui empoignèrent les bras par-derrière. Elle laissa échapper une exclamation de stupeur. Personne n'était censé se trouver là. Les réflexes prirent néanmoins le relais, un vif coup de pied en arrière qui entra en contact avec une cuisse, et Lori termina sa pirouette en repliant ses bras en posture défensive, juste à temps pour voir la femme reculer en titubant. Elle plissa les yeux, sidérée. La femme avait du sang qui lui sortait de la bouche, la gorge sévèrement enfoncée par le premier coup. Lori vit la peau gonfler, le cou se reformer. L'épanchement de sang cessa. Putain de merde ! que faut-il pour les arrêter ? Les deux hommes que Darcy avait terrassés étaient en train de se relever. L'un d'eux avait un tibia cassé, dont l'extrémité dentelée saillissait de la chair juste au-dessous du genou ; cela ne l'empêcha nullement de se mettre debout et il s'avança vers Darcy. Électrodes, commanda Darcy. Le premier arriva sur lui ; il avait le côté du visage enfoncé là où la botte de Darcy avait frappé, le globe oculaire écrasé dans son orbite d'où coulaient des larmes qui avaient l'apparence d'un liquide jaune sirupeux, et il souriait toujours. Darcy se jeta délibérément dans le corps à corps, élevant les mains, les doigts écartés, et les plaquant sur les côtés de la tête de l'homme. Les longs cordons que formaient dans ses avant-bras les électrodes empruntées au modèle de l'anguille électrique déchargèrent leur énergie à travers les conducteurs organiques qui émergeaient du bout de ses doigts comme de minuscules excroissances. La tête de l'homme fut couronnée d'une auréole d'électricité statique jetant un éclat mauve aveuglant, accompagné d'un claquement sec comme un coup de feu, lorsque le cerveau reçut la décharge de deux mille volts. Darcy sentit un picotement aigu dans ses mains alors qu'une partie du courant électrique s'infiltrait à travers la couche isolante sous-cutanée. Cependant, l'effet produit sur l'homme ne ressemblait à rien de ce qu'il avait pu voir auparavant. La décharge aurait dû l'abattre instantanément, aucun être vivant ne pouvait supporter une charge électrique aussi puissante. Au lieu de cela, il recula en vacillant, se tenant la tête et poussant une longue plainte d'une voix de soprano. Sa peau se mit à rayonner d'un éclat de plus en plus vif. La chemise et le Jean s'enflammèrent l'espace d'une seconde pour se détacher du corps incandescent tels des pétales calcinés. Darcy se protégea les yeux de la main. Il n'y avait aucun dégagement de chaleur, s'avisa-t-il tout à coup, en dépit d'une lumière si forte qu'il devrait normalement sentir une onde brûlante à travers sa tenue caméléon. À présent, si puissant était le flux de photons que l'homme était devenu translucide ; les os, les veines et les organes apparaissaient en ombres rouges et violettes. Ils semblaient être en dissolution, comme des gaz de différentes couleurs prisonniers d'un ouragan. L'homme poussa une ultime et pitoyable plainte au moment où son corps était secoué d'une intense convulsion épi-leptique. L'éclat aveuglant cessa brusquement, et l'homme tomba face contre terre. Les quatre autres assaillants se mirent à hurler. Lori avait entendu une fois un chien pousser des lamentations à la mort de son maître ; les voix renfermaient cette même amère douleur empreinte de ressentiment. Elle constata que certains de ses appareils se remettaient en marche dès lors que s'était affaibli l'effet disruptif. Le circuit de sa tenue caméléon envoya des étincelles rouges et vertes pétiller par-dessus le tissu. - Kelven ! lança-t-elle dans un cri désespéré. Seul dans la pénombre de son bureau à mille kilomètres de là, Kelven Solanki recouvra subitement son attention lorsque la voix déformée par les parasites parvint à ses naneuroniques. - Kelven, il avait raison, Laton avait raison, il y a une sorte de champ énergétique. Il entre en contact avec la matière, je ne sais trop comment, la contrôle. On peut le vaincre avec l'électricité. Parfois. Et merde ! elle se relève. La voix de Darcy les interrompit. - Fuis ! Tout de suite ! - Ne les laissez pas se mettre à plusieurs contre vous. Kelven. Ils sont puissants quand ils sont regroupés. Ce sont certainement des xénos. - Merde, s'écria Darcy, tout le village est après nous. Des parasites envahirent la liaison satellite comme s'il y avait une guerre éclair sur la ligne, faisant sursauter Kelven. - Kelven, vous devez mettre la ville en quarantaine... Lori ne finit jamais sa phrase, son signal fut noyé sous le déluge et le déchaînement des crépitements et des sifflements. Puis le vacarme cessa. SIGNAL DU TRANSPONDEUR INTERROMPU, afficha l'ordinateur en grosses lettres sur l'écran de Kelven. - Je l'ai dit, qu'on n'aurait pas dû s'embarquer là-dedans, hein ? déclara Gail Buchannan. C'était clair comme le jour, je l'ai dit, j'ai dit qu'on ne pouvait pas faire confiance à des Édé-nistes. Mais tu n'as pas voulu écouter. Oh non ! Il a suffi qu'ils te mettent leur joli crédisque sous le nez, et tu as roulé des yeux de jeune chien excité. C'était pire que quand l'autre mijaurée était à bord. De l'autre côté de la table de la cambuse, Len se couvrit les yeux de ses mains. Les attaques de sa femme ne le dérangeaient plus guère, il avait appris depuis des années à les éluder. C'était peut-être une des raisons qui expliquaient qu'ils soient restés ensemble si longtemps, non par attirance, simplement parce que, quatre-vingt-dix pour cent du temps, ils s'ignoraient. Il s'était mis à réfléchir à ce genre de choses dernièrement, depuis que Marie était partie. - Est-ce qu'il reste du café ? demanda-t-il. Gail ne daigna même pas lever les yeux de ses aiguilles à tricoter. - Dans la cafetière. Tu es aussi cossard qu'elle. - Marie n'était pas une cossarde. Il se leva et alla à la plaque chauffante sur laquelle était posée la cafetière. - Ah ! c'est Marie maintenant ? Sur toutes celles qu'on a ramenées, je parie que tu serais incapable d'en nommer dix. Il se versa un demi-gobelet de café et se rassit. - Toi non plus. Gail prit la peine de s'arrêter de tricoter. - Bon Dieu ! Lennie, aucune d'elles ne t'a fait cet effet. Regarde ce qu'on est devenus, ce qu'est devenu le bateau. Qu'avait-elle de tellement spécial ? Ta couchette a bien dû voir passer au moins cent donzelles durant toutes ces années. Len leva des yeux surpris. Avec ses traits bouffis qui lui étaient presque toute expression, il n'était pas facile de savoir ce qu'il y avait derrière le regard de sa femme ; mais là, il voyait bien qu'elle était retournée. Il baissa les yeux sur son café fumant et souffla dessus d'un air absent. - Je ne sais pas, dit-il. Gail grommela quelque chose et reprit son tricot. - Pourquoi ne vas-tu pas te coucher ? suggéra-t-il. Il est tard et on doit se relayer pour les gardes. - Si tu n'avais pas été si empressé à venir ici, on ne mettrait pas la pagaille dans nos habitudes. Ça ne valait pas la peine de discuter. - Oui, eh bien, maintenant on est là. Je prendrai la garde jusqu'au milieu de la matinée. - Ces satanés Déps. J'espère que Rexrew leur a réglé leur compte, tous autant qu'ils sont. La lumière dispensée par l'applique vissée au plafond de la cambuse commença à baisser. Len leva un regard perplexe ; tous les systèmes électriques du bateau fonctionnaient à partir des grosses piles électroniques de la salle des machines, et celles-ci étaient constamment maintenues à pleine charge. Au moins Len veillait-il à garder la machinerie en bon état. Il s'en faisait un point d'honneur. Quelqu'un monta sur le pont du Coogan entre la timonerie et la longue cabine. Malgré le bruit des plus légers, Len et Gail levèrent les yeux aussitôt, échangeant des regards interrogateurs. Un jeune garçon entra dans la cambuse, vêtu d'un de ces blousons de sport beiges que les shérifs portaient dans la jungle, avec le nom Yuri Wilkin imprimé au niveau du sein gauche. Quand Darcy avait évoqué les techniques d'asservissement utilisées par les envahisseurs, Len avait écouté d'une oreille sceptique ; à présent il était prêt à admettre n'importe quoi. Le garçon avait une vilaine blessure au cou où de longues balafres rouges zébraient la chair toute recousue. Le devant de sa chemise sans manches était maculé d'un large ruban de sang séché. Il avait cette expression hébétée des types parfaitement saouls. - Descends de mon bateau, grogna Len. Yuri Wilkin ouvrit la bouche pour former ce qui n'était qu'une caricature de sourire. Des gargouillis en sortirent lorsqu'il essaya de parler. L'applique s'éteignait et se rallumait à une cadence endiablée. Len se leva et marcha lentement vers le long comptoir occupant le mur tribord. - Assis, ordonna Yuri d'une voix rauque. Sa main se ferma sur l'épaule de Gail. Il y eut un grésillement et la bretelle de la robe prit feu, jetant des langues de flamme jaune autour des doigts du garçon dont la peau demeura intacte. Gail laissa échapper un gémissement de douleur, la bouche grande ouverte. Des volutes de fumée bleue montaient de sous la main de Yuri tandis que la peau de Gail était en train de griller. - Assis ou elle est morte, intima à nouveau le garçon. Len ouvrit le premier tiroir près du frigo et sortit le 9 mm, le pistolet semi-automatique qu'il gardait pour les cas d'urgence. Il n'avait jamais eu confiance dans les lasers et les fusils magnétiques, exposés à la corrosion due à l'humidité de la Juliffe. Que quelqu'un vînt à monter à bord lui chercher noise après une affaire qui aurait mal tourné, ou des villageois en colère à cause des prix qu'il demandait, il voulait avoir quelque chose qui marcherait sûr au premier coup. Il ôta le cran de sûreté et, se retournant, braqua le pistolet bleu nuit sur Yuri. - Non, fit le garçon de sa voix éraillée en levant les mains devant son visage et en se tassant sur lui-même. Len fit feu. La première balle atteignit Yuri à l'épaule, le faisant pivoter sur un pied et l'envoyant heurter le mur. Il émit un grognement, fixant sur Len des yeux furieux. Celui-ci visa le cour. La seconde balle toucha le garçon au sternum et lui brisa deux côtes, et les planches derrière lui furent éclaboussées de rouge. Il glissa lentement contre le mur, laissant échapper une respiration sifflante entre ses dents pareilles à des crocs. L'applique électrique remonta à sa pleine intensité. Sous le regard de Len figé dans une moue de dédain, la plaie à l'épaule se referma. Yuri se contorsionna, tentant obstinément de se relever. Il arborait un sourire diabolique. Le pistolet dans la main de Len devenait de plus en plus chaud. - Tue-le, Lennie ! cria Gail. Tue-le, tue-le ! Envahi d'une prodigieuse sensation de sérénité, Len visa la tête du garçon et pressa la détente. Une fois. Deux fois. Le premier coup enfonça le nez de Yuri dans son crâne, éparpillant les morceaux à travers le cerveau. Il aspira l'air en laissant entendre des sifflements rauques. De gros bouillons de sang jaillirent du trou. Le second coup l'atteignit à la tempe droite, projetant des éclats d'os dans le bois telle une volée de traits de l'âge de pierre. Ses pieds se mirent à battre le tambour sur le pont. Len voyait tout cela comme à travers un voile de brume. Le corps mortifié, mutilé refusait purement et simplement de capituler. Les lèvres de Len formèrent un juron muet, son doigt pressa à nouveau la détente, et encore et encore. Le pistolet fit entendre un déclic ; Len avait vidé le chargeur. Il plissa les yeux, s'efforçant de retrouver une vision nette du monde qui l'entourait. Yuri enfin ne bougeait plus, il ne restait presque plus rien de sa tête. Len se tourna de côté, agrippant le bord de l'évier pour s'y appuyer tandis que montait en lui l'envie de vomir. Gail marmonnait une plainte inarticulée, une main couvrant les grosses cloques et les longues marques brunes de brûlure qui lui marbraient l'épaule. Len s'approcha d'elle et lui prit la tête dans ses mains avec une tendresse qu'il n'avait plus manifestée depuis des années. - Fichons le camp d'ici, supplia-t-elle. Je t'en prie, Lennie. - Darcy et Lori... - Nous, Lennie. Nous, fichons le camp. Tu ne crois quand même pas qu'ils vont survivre à cette nuit ? Il se passa la langue sur les lèvres, pesant sa décision. - Non. Il lui apporta la trousse de premiers secours et appliqua une petite compresse anesthésique sur son épaule. Sous l'effet de la substance, elle poussa un petit soupir de soulagement. - Va démarrer les moteurs, dit-elle. Je vais m'occuper de ça. Je ne t'ai jamais retardé, ce n'est pas maintenant que je vais commencer. Elle se mit à fouiller dans la boîte, en quête d'un pansement nanonique. Len sortit sur le pont et détacha les câbles en fibre de sili-cone qui amarraient le Coogan, jetant les bouts par-dessus bord. C'étaient des trucs qui coûtaient cher, et pas faciles à se procurer, mais les enrouler l'un après l'autre en pataugeant jusqu'aux berges aurait pris un quart d'heure de plus. La chaudière était complètement froide, mais les piles électroniques avaient assez de puissance pour amener le Coogan sur au moins soixante-dix kilomètres en aval avant qu'elles ne fussent vides. Len démarra les moteurs et dégagea le bateau de son taud de branchages entremêlés qui le cachait aux éventuels regards indiscrets. Comme s'il s'en pouvait encore trouver sur cette rivière, pensa Len. Repartir eut sur lui un effet dopant qui tenait du miracle. Seul sur les eaux vives de la Zamjan aux premières lueurs grises de l'aube, il se croyait presque revenu aux jours où il exerçait son commerce. Des moments tout simples, passés dans la timonerie à surveiller ses instruments, modestes mais indispensables, en savourant la perspective d'escroquer une autre fournée de doux rêveurs au prochain village. Il réussit même à oublier le macabre cadavre dans la cambuse. Es avaient parcouru six kilomètres pratiquement plein est, aidés par le courant rapide de la large rivière, quand Len aperçut deux taches sombres sur l'eau devant lui. Le Swithland et le Hycel venaient dans sa direction. Une grande brèche s'ouvrait dans la proue du Swithland et la superstructure penchait dangereusement, sans que cela parût toutefois affecter sa vitesse. Le bloc radio à courte portée qui se trouvait à côté du sondeur émit un bip, puis une voix retentit sur la bande de fréquence de contact habituelle. - Holà ! capitaine Buchannan, ici le Hycel. Réduisez la vitesse et préparez-vous à accoster. Len ignora la demande. Il vira de deux degrés à tribord. Les deux bateaux à aubes modifièrent simultanément leur trajectoire. Lui bloquant le passage. - Allons, Buchannan, qu'espérez-vous gagner ? Ce pitoyable rafiot ne peut pas nous distancer. D'une façon ou d'une autre, vous devrez accoster. Maintenant mettez-vous en panne. Len repensa aux brûlures que le garçon avait infligées de ses mains nues, à l'applique électrique qui vacillait. Cela dépassait tout ce qu'il pouvait espérer comprendre. Bon, on ne pouvait pas recommencer sa vie. Et, dans l'ensemble, c'avait plutôt été une belle vie. Il augmenta la puissance des moteurs et fila droit devant, pointant le bateau sur la proue du Hycel. Avec un peu de chance, Gail ne se rendrait compte de rien. Il se tenait encore résolument à la barre du Coogan quand les deux bateaux entrèrent en collision. Avec son poids supérieur et sa coque robuste, le Hycel supporta facilement le choc, fracassant le frêle Coogan comme du petit bois et noyant les débris sous sa coque dans un immense bouillonnement. Dans le sillage du bateau à aubes, des morceaux de bois et de plastique dansaient dans les remous de l'eau au milieu d'épaisses et noires flaques d'huile. Le courant emporta lentement les débris, les dispersant sur une grande surface. Un quart d'heure après, il ne restait plus rien qui pût témoigner de la mort du tramp. Le Swithland et le Hycel poursuivirent leur route vers l'amont sans ralentir. 18. Joshua se surprit à savourer son voyage en chemin de fer. Il s'était imaginé une locomotive à vapeur du XIXe siècle, à la cheminée crachant des panaches de fumée blanche et aux roues d'acier entraînées par des pistons cliquetants. La réalité consistait en une motrice à huit roues propulsée par des moteurs magnétiques à alimentation électronique et tractant six wagons. Comme les Kavanagh lui avaient offert un billet de première classe, il se retrouva dans un compartiment privé, les pieds posés sur la banquette opposée, en train de contempler le défilé de vastes forêts et de hameaux pittoresques. Dahybi Yadev était assis à côté de lui, clignant lourdement des cils tandis qu'un programme de stimulation légère se diffusait dans ses naneu-roniques. En fin de compte, ils avaient décidé qu'Ashly Hanson serait plus à sa place aux commandes du VSM pendant que l'équipage déchargerait la cargaison de mayope. Dahybi s'était aussitôt porté volontaire pour le remplacer et, comme les nouds avaient parfaitement fonctionné durant le voyage vers Norfolk, Joshua avait accepté sa candidature. Les autres astros avaient été affectés à des tâches de maintenance. Sarha, qui était impatiente de débarquer sur la planète pour en explorer les charmes, s'était mise à bouder ferme. Le haut-parleur du compartiment annonça que le train entrait en gare de Colsterworth. Joshua étira ses jambes et chargea un programme d'étiquette dans ses naneuroniques. Il l'avait déniché dans la banque de mémoire du Lady Macbeth ; son père avait dû visiter cette planète à un moment donné, quoiqu'il ne lui en eût jamais parlé. Ce programme risquait de lui être fort utile, les provinciaux de Norfolk s'annonçant comme encore plus coincés que les habitants de cette ville dynamique et cosmopolite qu'était Boston. Grimaçant à cette idée, Joshua secoua l'épaule de Dahybi Yadev. - Désactive ton programme. Nous sommes arrivés. Le visage de Dahybi perdit son expression vacante, et il regarda par la fenêtre. - C'est ici ? - C'est ici. - On dirait un pré avec deux bicoques. - Abstiens-toi de ce genre de remarque, nom de Dieu. Tiens. (Il lui télétransmit une copie de son programme d'étiquette.) Conserve ce truc en mode primaire. Nous ne tenons pas à irriter notre bienfaiteur. Dahybi parcourut certaines des règles sociales listées dans le programme. - Bordel de merde, j'ai l'impression que le Lady Mac est arrivé ici en passant par une faille spatio-temporelle. Joshua sonna le steward pour qu'il s'occupe de leurs bagages. À en croire le programme d'étiquette, il avait droit à un pourboire s'élevant à cinq pour cent du prix du billet et ne devant pas être inférieur à un shilling. La gare de Colsterworth se réduisait à deux quais en pierre taillée, avec des édicules consistant en un toit de bois reposant sur des colonnes en fer forgé. La salle d'attente et le guichet étaient bâtis en brique, et des paniers de fleurs multicolores étaient accrochés à des anneaux métalliques fixés à leurs murs. Le chef de gare avait le souci des apparences ; les peintures, rouge et crème, étaient étincelantes tout le long de l'année, les cuivres étaient rutilants et le personnel toujours impeccable. Ses efforts se voyaient aujourd'hui amplement récompensés. Il se tenait à côté de Louise Kavanagh, l'héritière du domaine de Cricklade, qui venait de le féliciter pour la beauté de sa gare. Le train du matin en provenance de Boston s'avança le long du quai à vitesse réduite, et le chef de gare consulta sa montre. - Trente secondes de retard. Louise Kavanagh inclina gracieusement la tête en direction du petit homme. A ses côtés, William Elphinstone dansa d'un pied sur l'autre en signe d'impatience. Elle pria en silence pour qu'il ne commette aucun impair. Fort impétueux par moments, il semblait totalement déplacé dans son costume gris ; la salopette d'ouvrier agricole lui seyait bien davantage. Quant à elle, elle avait sélectionné avec soin une robe couleur lavande aux manches bouffantes. Nounou l'avait aidée à réunir ses cheveux sur sa nuque en un motif complexe qui s'achevait sur une longue queue de cheval. L'ensemble, espérait-elle, lui conférerait l'allure distinguée requise par les circonstances. Le train fit halte, ses trois premiers wagons occupant toute la longueur du quai. Les portières s'ouvrirent à grand bruit, et les passagers commencèrent à descendre. Elle se redressa afin de mieux voir ceux qui sortaient des compartiments de première classe. - Les voilà, dit William Elphinstone. Louise ne savait pas exactement à quoi elle s'attendait, même si elle était quasiment certaine que les capitaines d'astronef étaient des hommes sages, mûrs et responsables, un peu comme son père (quoique en moins colérique). Sinon, comment leur aurait-on confié une responsabilité aussi écrasante ? Jamais, même dans ses rêves les plus fous, elle n'aurait imaginé qu'un capitaine se présente sous l'aspect d'un jeune homme aux traits volontaires et réguliers, mesurant six pieds de haut, vêtu d'un élégant uniforme de style exotique qui soulignait sa carrure d'athlète. Mais il y avait cette étoile d'argent sur son épaule, visible aux yeux de tous. Louise déglutit, tenta de se rappeler son petit discours de bienvenue, puis s'avança en affichant un sourire poli. - Capitaine Calvert, je suis Louise Kavanagh ; mon père s'excuse de ne pas vous accueillir en personne, mais le domaine est en pleine activité ces temps-ci et nécessite son attention entière. Permettez-moi donc de vous souhaiter la bienvenue à Cricklade, et d'espérer que vous apprécierez votre séjour. C'était quasiment le speech qu'elle avait appris par cour, mais elle avait oublié de lui demander s'il avait fait bon voyage. Oh, tant pis... Joshua lui serra la main avec enthousiasme. - C'est très aimable à vous, Louise. Et je dois dire que je me félicite de ce que votre père soit si occupé, car je ne saurais concevoir plus agréable façon d'être accueilli à Cricklade que par une jeune dame aussi belle que vous. Louise sentit que ses joues viraient à l'écarlate et regretta de ne pas pouvoir disparaître dans un trou. Quelle réaction juvénile ! Il se montrait poli, tout simplement. Mais comme il était charmant ! Et il semblait sincère. Pensait-il vraiment ce qu'il disait ? Toute sa discipline l'avait désertée. - Bonjour, dit-elle à Dahybi Yadev. Ce qui était terriblement gauche. Sa rougeur s'accentua. Elle s'aperçut que Joshua n'avait pas lâché sa main. - Mon officier d'astrogation, dit Joshua en s'inclinant. Louise se ressaisit et présenta William Elphinstone comme étant un régisseur de domaine, négligeant de préciser qu'il n'en était qu'au stade de l'apprentissage. Il aurait dû lui en être reconnaissant, mais elle eut la nette impression que le capitaine d'astronef ne lui était guère sympathique. - Une calèche vous attend pour vous conduire au manoir, dit William. Il fit signe au cocher de récupérer les bagages de Joshua auprès du steward. - Nous vous remercions de cette attention, dit Joshua à Louise. Les joues de celles-ci s'ornèrent de fossettes. - Par ici, dit-elle en indiquant la sortie. Aux yeux de Joshua, la calèche ressemblait à un berceau surdimensionné et équipé de roues légères et modernes. Mais les deux chevaux qui la tiraient filaient à vive allure et, en dépit des ornières de la route, le trajet se déroula en douceur. Cols-terworth n'était guère plus qu'une bourgade, où se trouvaient un marché rural et quelques ateliers ; l'économie provinciale tournait exclusivement autour des fermes. La plupart des maisons étaient bâties dans une pierre teintée de bleu, provenant des carrières locales. Portes et fenêtres étaient presque toutes cintrées. Lorsque la calèche descendit la grand-rue, les nombreux badauds la regardèrent passer en se donnant des coups de coude. Joshua crut tout d'abord que c'étaient Dahybi et lui-même qu'ils dévisageaient, puis il comprit que c'était Louise qui attirait leur attention. La campagne environnante était un damier de petits champs séparés par des haies impeccablement taillées. Des ruisseaux sinuaient au fond des vallées aux pentes douces, tandis que des bosquets s'accrochaient aux crêtes et aux sommets des collines, il vit qu'on avait déjà moissonné le blé et l'orge. Quantité de meules constellaient le paysage, enveloppées dans des filets pour mieux résister à la bise. Des tracteurs retournaient la riche terre rouge en prévision d'une seconde récolte. Les plants auraient juste le temps de mûrir avant le début du long automne. - Les tracteurs à moteur ne sont donc pas interdits ici ? demanda Joshua. - Bien sûr que non, répliqua William Elphinstone. Notre société est stable, capitaine, pas arriérée. Nous utilisons tous les moyens appropriés pour maintenir le statu quo tout en garantissant à la population un niveau de vie décent. Il serait ridicule de n'employer que des chevaux pour le labour. Ce n'est pas la raison d'être de Norfolk. Nos ancêtres souhaitaient une vie pastorale qui puisse être appréciée de tous. Joshua jugea son ton un tantinet hargneux, mais, d'un autre côté, il semblait tendu depuis qu'on les avait présentés. - D'où vient votre énergie ? demanda Joshua. - Les panneaux solaires suffisent à alimenter les maisons individuelles, mais quatre-vingt-dix pour cent de l'énergie affectée à l'industrie et à l'agriculture sont géothermiques. Nous achetons des fibres thermopotentielles à la Confédération et les enfouissons dans le manteau, à trois ou quatre miles de profondeur. La plupart des villes sont équipées de cinq ou six bouches de chaleur ; leur entretien est minimal, et les fibres peuvent durer jusqu'à deux siècles. Une solution bien plus élégante que celle consistant à construire des barrages et à engloutir des vallées un peu partout. Joshua releva la façon dont il avait prononcé le mot " Confédération ", un peu comme si Norfolk n'en faisait pas partie. - Tout ceci doit vous sembler bien peu pratique, je suppose, intervint Louise. - Pas le moins du monde, répondit Joshua. Ce que j'ai vu jusqu'ici est admirable. Vous devriez visiter certains mondes prétendument avancés de ma connaissance. Le coût sociétal de la technologie y est parfois élevé, et le taux de criminalité carrément horrible. Certaines zones urbaines sont devenues franchement infréquentables. - Trois personnes ont été assassinées à Kesteven l'année dernière, dit Louise. William Elphinstone fronça les sourcils d'un air réprobateur, mais ne fit aucun commentaire. - Je pense que vos ancêtres ont rédigé une Constitution presque parfaite, poursuivit Joshua. - Mais plutôt dure pour les malades, fit remarquer Dahybi Yadev. - Les maladies sont rares sur notre monde, dit William Elphinstone. Notre mode de vie est garant d'une bonne santé. Et nos hôpitaux peuvent traiter la plupart des accidentés. - Y compris le cousin Gideon, dit malicieusement Louise. Joshua réprima un sourire en voyant le regard féroce que lui jetait William Elphinstone. Cette fille n'était pas aussi effacée qu'il l'avait supposé de prime abord. Ils étaient assis l'un en face de l'autre, ce qui lui permettait de l'examiner à loisir. Il avait cru que William Casse-Pieds Elphinstone et elle formaient un couple mais, à en juger par la façon dont elle ignorait sa présence, cela ne lui semblait plus si probable. Ledit William Elphinstone paraissait en outre froissé par l'indifférence de Louise à son égard. - En fait, William n'est pas tout à fait honnête, poursuivit-elle. Si nous sommes invulnérables aux maladies, c'est parce que nos ancêtres ont subi des altérations génétiques avant de s'établir ici. Si votre planète exclut délibérément les traitements médicaux les plus avancés, il est aussi sage que raisonnable de vous protéger à l'avance. De ce point de vue, nous ne sommes donc pas entièrement conformes à l'idéal pastoral le plus simpliste. Sans doute une réussite comme celle de la société nor-folkoise aurait-elle été impossible avant l'avènement de la bio-ingénierie ; les gens auraient réclamé une recherche et une technologie médicales de pointe pour améliorer leur sort. William Elphinstone tourna la tête de façon appuyée pour se plonger dans la contemplation du paysage. - Voilà une idée fascinante, dit Joshua. La stabilité n'est possible qu'une fois que l'on a atteint un certain stade d'avancement technologique et, avant cela, le progrès est l'ordre naturel des choses. Allez-vous étudier les sciences politiques à l'université ? Elle eut un infime pincement des lèvres. - Je ne pense pas que je poursuivrai mes études. En règle générale, les femmes ne le font pas. Et, de toute façon, il n'y a pas beaucoup d'universités ici ; il n'existe aucun programme de recherche. Mais la plupart des membres de ma famille font des études d'agronomie. - Et vous allez en faire autant ? - Peut-être. Père n'a pas encore décidé. J'aimerais bien. Un jour, Cricklade sera à moi, voyez-vous. Je veux être mieux qu'une femme de paille. - Je suis sûr que vous y parviendrez, Louise. Il m'est impossible de vous imaginer dans le rôle d'une femme de paille. Joshua fut surpris de sa propre sincérité. Louise baissa les yeux pour vérifier qu'elle n'était pas en train de se tordre les mains, attitude qui ne seyait guère à une dame. Pourquoi bredouillait-elle comme ça ? - Sommes-nous entrés dans Cricklade ? demanda Joshua. Les champs avaient laissé la place à de vastes prés bordés de bosquets. Des vaches et des moutons y broutaient placidement, ainsi que des pseudo-bovins xénos qui ressemblaient à des cerfs velus, montés sur d'épaisses pattes aux sabots hémisphériques. - En fait, nous nous trouvons dans le domaine de Cricklade depuis que nous avons quitté le village, dit William Elphinstone avec hauteur. Joshua lança à Louise un regard encourageant. - Aussi loin que porte le regard, n'est-ce pas ? - Oui. - Je comprends pourquoi vous aimez tant votre domaine. Si jamais je m'établis quelque part, je voudrais que ce soit dans un lieu comme celui-ci. - Y a-t-il des chances pour que nous voyions quelques rosés ? demanda Dahybi Yadev à voix haute. - Oui, bien sûr, dit Louise en se ressaisissant. Je manque à tous mes devoirs. Le cousin Kenneth m'a pourtant dit que c'était votre première visite. Elle se retourna et tapa sur l'épaule du cocher. Tous deux échangèrent quelques mots. - Il y a une roseraie un peu plus loin, derrière la forêt, dit-elle. Nous y ferons une halte. La roseraie occupait dix acres sur le versant nord d'une colline. L'exposition aux soleils était meilleure, expliqua Louise. Elle était délimitée par un mur de pierres sèches où poussait en plaques une pseudo-mousse ornée de minuscules fleurs rosés. Les pierres elles-mêmes étaient érodées par le gel ; on n'avait guère tenté de réparer les dégâts, hormis dans les parties les plus atteintes. Dans un coin de la roseraie était bâtie une longue grange au toit de chaume ; la mousse s'était insinuée entre les tiges, élargissant les bouquets noircis par les ans. Des palettes flambant neuves, où s'empilaient plusieurs milliers de pots blancs de forme conique, étaient visibles à travers la porte ouverte de la grange. L'air sec et immobile accentuait encore l'aspect paisible du lieu, d'où se dégageait une impression d'élégant abandon. N'eût été la présence des plants à l'alignement impeccable, Joshua aurait pu croire que cette roseraie était victime de négligence, que son propriétaire la considérait comme un hobby plutôt que comme une ressource vitale. La rosé pleureuse de Norfolk était incontestablement la plante la plus célèbre de la Confédération. À l'état naturel, elle poussait dans des buissons touffus, sur des tiges sans épines, de préférence dans des sols secs et tourbeux. Mais lorsqu'on la cultivait, c'était sur des treillis de trois mètres de haut. Ses feuilles d'un vert de jade, de la taille d'une main, ressemblaient à celles de l'érable terrien, avec leurs profondes nervures et leurs pointes rouge terne. Mais ce furent les fleurs que Joshua examina avec le plus d'attention ; elles étaient épanouies, d'une belle nuance dorée, larges de vingt-cinq centimètres, et l'épais écrin de leurs pétales froissés abritait un carpelle gros comme un oignon. Chaque plant avait produit de trente-cinq à quarante fleurs, fièrement dressées sur des tiges vertes et charnues de la largeur d'un pouce humain. La lumière impitoyable du Duc les nimbait d'une aura d'un jaune vif spectral. Le petit groupe s'avança entre les plants, foulant un gazon entretenu avec soin. On avait élagué les plants afin que chaque fleur soit bien exposée aux soleils, sans qu'elles se fassent de l'ombre les unes aux autres. Joshua enfonça la pointe de son soulier dans l'herbe, constatant que la terre était plutôt compacte. - Il fait très sec, dit-il. Y aura-t-il assez d'eau pour les nourrir ? - Il ne pleut jamais durant l'été, répondit Louise. Du moins sur les îles habitées. Sous l'effet de la convection, tous les nuages dérivent vers les pôles ; la calotte glaciaire fond en grande partie à cause du déluge, mais la température n'y dépasse pas deux degrés au-dessus du point de congélation. S'il pleut ne serait-ce que quelques gouttes pendant la semaine précédant l'Estivage, c'est considéré comme un mauvais présage. Les rosés amassent durant le printemps toute l'eau qui leur est nécessaire pour la fructification. Il tendit le bras pour toucher l'une des grandes fleurs, surpris par la rigidité de sa tige. - Je ne savais pas qu'elles étaient si impressionnantes. - Cette roseraie est assez ancienne, dit-elle. Les rosés que vous voyez ont cinquante ans, et elles sont encore bonnes pour vingt ans d'exploitation. Chaque année, nous replantons plusieurs roseraies avec les fleurs cultivées dans les serres du domaine. - Vous semblez extrêmement bien organisés. J'aimerais voir l'une de ces serres. Peut-être pourriez-vous m'en faire visiter une, vous me paraissez experte en matière de culture des rosés. Louise rougit une nouvelle fois. - Oui, bien sûr, bafouilla-t-elle. Je veux dire : oui, je vous en ferai visiter une. - À moins que vous n'ayez d'autres obligations, bien entendu. Je n'ai nulle envie de m'imposer, conclut-il en souriant. - Mais il n'en est rien, s'empressa-t-elle de lui assurer. - Bien. Elle se surprit à lui sourire sans raison particulière. Joshua et Dahybi durent attendre la fin de l'après-midi pour être présentés à Grant Kavanagh et à Marjorie, son épouse. Joshua en profita pour visiter l'immense manoir et ses dépendances, toujours guidé par Louise. Le manoir ne manqua pas de l'impressionner ; une petite armée de domestiques discrets s'employait à conserver ses pièces dans un état impeccable, et on n'avait pas regardé à la dépense pour assurer le bon goût de la décoration. Naturellement, le style de celle-ci était fortement inspiré de l'école du xvnr siècle, principale référence historique de cette enclave miniature. Heureusement, William Elphinstone les abandonna, prétextant qu'il avait du travail dans les roseraies. Cependant, ils se retrouvèrent flanqués de Geneviève Kavanagh dès que le fiacre fit halte devant les portes du manoir. La soeur cadette de Louise ne les quitta pas d'une semelle durant tout l'après-midi, ne cessant pas de glousser un seul instant. Joshua, qui n'avait pas l'habitude de fréquenter des enfants de son âge, vit en elle une petite fille trop gâtée qui aurait eu besoin d'une bonne fessée. N'eût été la présence de Louise, il se serait porté volontaire pour lui en donner une. Au lieu de cela, il souffrit en silence, dévorant des yeux le corps de Louise ondulant sous sa robe légère. Il n'y avait pas grand-chose d'autre pour retenir son attention. Aux yeux d'un non-initié, le domaine qui entourait le manoir était presque désert. Sur Norfolk, au moment de l'Estivage, la quasi-totalité des habitants de la campagne participaient à la récolte des rosés pleureuses. Les caravanes de nomades romanis étaient fortement demandées, les domaines et les producteurs indépendants se disputant leur force de travail. Même les congés scolaires (Norfolk n'utilisait pas l'imprégnation didactique par laser) étaient fixés en fonction des saisons, ce qui permettait aux enfants d'assister leurs parents, l'hiver étant la principale période dévolue à l'étude. Comme la récolte de Larmes ne durait en tout et pour tout que deux jours, les préparatifs étaient aussi ardus qu'épuisants. Avec plus de deux cents roseraies dispersées sur son domaine (sans compter celles des métairies), Grant Kavanagh était durant l'été l'homme le plus occupé du comté de Stoke. Âgé de cinquante-six ans, il avait une carrure de colosse, fruit de modestes améliorations génétiques, des cheveux bruns et des favoris qui commençaient à virer au gris. Mais une vie consacrée à l'exercice et une alimentation équilibrée lui avaient conservé la vigueur d'un jeune homme. Il était donc en mesure de mener la vie dure à toute une flopée de régisseurs et d'apprentis. Ce qui, il le savait d'expérience, était la seule façon pour lui de réussir dans le comté de Stoke. Non seulement il devait superviser les équipes chargées de placer les coupes de collecte dans les roseraies, mais il était en outre responsable des chais du comté. Grant Kavanagh ne tolérait ni les imbéciles, ni les fainéants, ni les planqués, l'une ou l'autre de ces tares affligeant selon lui quatre-vingt-quinze pour cent de la population de Norfolk. Sur ses trois cents ans d'existence, le domaine de Cricklade en avait connu deux cent soixante-dix de rigueur et de prospérité, et, que Dieu lui en soit témoin, cet âge d'or ne prendrait pas fin avant sa mort. Après avoir passé tout l'après-midi en selle, à inspecter certaines des roseraies les plus proches du manoir en compagnie du toujours résistant Mr Butterworth, il ne se sentait guère d'humeur à badiner avec des dandies dans le style de ce capitaine d'astronef en visite. Il fît irruption chez lui en époussetant violemment son pantalon, réclamant à grands cris un verre, un bon bain et un repas décent. En voyant ce coq de village rougeaud traverser l'immense hall pour fondre sur lui, Joshua pensa à un sergent de Tranquillité - le charme et la beauté en moins. - Un peu jeune pour commander un astronef, non ? dit Grant Kavanagh quand Louise eut fait les présentations. Je suis étonné que les banques vous aient accordé un prêt. - J'ai hérité du Lady Mac, et mon équipage a gagné assez d'argent durant notre première année d'activité pour que nous venions commercer sur cette planète. C'est notre première visite ici, et votre famille s'est mise en quatre pour m'offrir trois mille casiers des meilleures Larmes de cette île. De quels critères avez-vous besoin pour juger de ma compétence ? Louise ferma les yeux et regretta de ne pouvoir se faire très, très petite. Grant Kavanagh fixa le visage déterminé du jeune homme qui avait osé lui répondre de si insolente façon dans sa propre demeure et éclata de rire. - Par Dieu, voilà le genre d'attitude qui devrait être plus répandu dans le coin. Bien parlé, Joshua, je vous approuve totalement. Ne cédez jamais d'un pouce et rendez coup pour coup. (Il passa des bras protecteurs autour des épaules de ses filles.) Vous voyez, mes petites pestes ? C'est comme cela qu'il faut se conduire quand on dirige une entreprise commerciale ; peu importe qu'il s'agisse d'un domaine ou d'un astronef. Chaque fois qu'on ouvre la bouche, on doit montrer qui est le patron. (Il embrassa Louise sur le front et chatouilla Geneviève, qui se remit à glousser.) Enchanté de faire votre connaissance, Joshua. Ça me fait plaisir de constater que le jeune Kenneth est toujours aussi habile pour juger les hommes. - Il est dur en affaires, dit Joshua d'une voix chagrinée. - Oui, il le semble bien. Ce bois de mayope, est-il aussi fantastique qu'il le prétend ? Quand il m'a téléphoné, je ne suis pas arrivé à le faire taire. - Oui, c'est assez impressionnant. Un peu comme un arbre d'acier. J'en ai apporté quelques échantillons, bien entendu, vous pourrez en juger par vous-même. - Nous en reparlerons tout à l'heure. Le majordome fit son apparition, apportant à Grant un gin-tonic sur un plateau d'argent. Il prit le verre et en but une gorgée. - Je suppose que cette satanée planète Lalonde va nous en demander une fortune quand elle saura à quel point il est précieux pour nous ? demanda-t-il en se renfrognant. - Cela dépend, monsieur. - Oh? Grant Kavanagh écarquilla les yeux, réagissant avec intérêt au ton furtif adopté par Joshua. Il lâcha Geneviève et lui tapota le crâne avec amour. - Va jouer, ma puce. Apparemment, le capitaine Calvert et moi avons des choses à nous dire. - Oui, papa. La petite fille s'éloigna, jetant un regard en coin à Joshua et se remettant à glousser. Louise lui adressa un sourire complice avant de s'éloigner. C'était ainsi que procédaient ses camarades de classe quand elles souhaitaient aguicher les garçons. - Vous vous joindrez à nous pour le dîner, n'est-ce pas, capitaine Calvert ? demanda-t-elle en prenant un air évaporé. - Oui, sans doute. - Je vais demander à la cuisinière de préparer du citron givré. Ce dessert vous plaira, c'est mon préféré. - Alors je suis sûr que je l'adorerai. - Et ne sois pas en retard, papa. - Qui, moi ? rétorqua Grant Kavanagh, enchanté comme à son habitude par la malice de sa fille. Elle les récompensa tous deux d'un sourire radieux, puis fila à l'autre bout du hall pour rattraper Geneviève. Une heure plus tard, allongé sur son lit, Joshua méditait sur le système de communication de Norfolk. Sa chambre, située dans l'aile ouest, était vaste, équipée de sa propre salle de bains et décorée par une tapisserie aux riches motifs pourpre et or. Le lit à deux places avait une tête en bois sculpté et un matelas horriblement dur. Il n'avait pas besoin de faire beaucoup d'efforts pour y imaginer Louise Kavanagh étendue à ses côtés. Un téléphone était posé sur la table de chevet, mais cette grotesque antiquité n'était même pas équipée d'un processeur standard ; il lui était impossible de télétransmettre quoi que ce soit à l'ordinateur du réseau de communication en utilisant ses naneuroniques. Ce gadget n'avait même pas de colonne AV, rien qu'un clavier, un holoécran et un micro. Il crut tout d'abord que Norfolk avait installé un programme de Turing fabuleusement réaliste dans son système de communication, afin que les requêtes puissent être traitées avec civilité, puis il finit par se rendre compte qu'il avait affaire à une opératrice humaine. Celle-ci le brancha sur le circuit des satellites-relais en orbite géostationnaire et ouvrit un canal vers le Lady Macbeth. Il réussit à ne pas penser à la somme qu'allait débourser Grant Kavanagh. Utiliser des humains pour effectuer une routine informatique des plus basiques, imaginez un peu ! - Nous avons déjà déchargé environ un tiers de la cargaison, dit Sarha. (La liaison était uniquement audio.) Ton nouvel ami Kenneth Kavanagh a recruté une demi-douzaine de spatiojets pour descendre le mayope sur la planète. À ce rythme, on aura fini demain. - Formidable. Je ne veux pas vous donner de faux espoirs, mais quand cette course sera finie, il y a de grandes chances pour que nous revenions ici pour conclure l'accord dont nous avons discuté précédemment. - Tu as progressé, alors ? - Absolument. - À quoi ressemble Cricklade ? - C'est stupéfiant, de quoi rendre jaloux un ploutocrate de Tranquillité. Tu aurais adoré. - Merci, Joshua. Voilà qui me remonte le moral, Il sourit et but une nouvelle gorgée de Larmes de Norfolk, cadeau de son hôte si prévenant. - Comment vous en tirez-vous avec les contrôles de maintenance, Warlow et vous ? - Nous avons fini. - Quoi ? Il se redressa si brusquement qu'il faillit renverser quelques gouttes du précieux liquide. - Nous avons fini. Il n'y a pas un système du vaisseau qui ne marche à la perfection. - Bon Dieu, vous avez dû vous défoncer. - Ça nous a pris cinq heures, en tout et pour tout. Et le plus long dans l'histoire, c'était d'attendre que les programmes de diagnostic aient fini de tourner. Il n'y a rien qui cloche à bord du Lady Mac, Joshua. Son taux de performance est aussi bon que le jour où le ministère de l'Astronautique nous a accordé notre licence. - C'est ridicule. On a eu tellement de pépins après avoir quitté Lalonde que seule la chance nous a permis d'arriver ici en un seul morceau. - Tu penses que je suis incapable de charger un programme de diagnostic ? demanda-t-elle d'une voix soudain irritée. - Tu connais ton boulot, je le sais, dit-il sur le ton de la conciliation. Mais ça n'a aucun sens, voilà tout. - Tu veux que je te télétransmette les résultats ? - Non. De toute façon, tu ne le pourrais pas ; le réseau de cette planète n'est pas assez développé. Qu'en pense Warlow, est-ce que le Lady Mac survivrait à une inspection du ministère de l'Astronautique ? - Il la passerait haut la main. - D'accord, je vous laisse décider de ce qu'il faut faire. - Les inspecteurs du ministère seront ici demain matin. De toute façon, le bureau de Norfolk ne procède qu'à des contrôles de stade D. Nos propres programmes de diagnostic sont bien plus stricts. - Bien. Je vous rappelle demain pour avoir des nouvelles. - Entendu. Au revoir, Joshua. L'astéroïde Tehama était l'une des colonies industrielles les plus prospères du système de Nouvelle-Californie. C'était un rocher ferreux long de vingt-huit kilomètres et large de dix-huit, décrivant en cinquante jours une orbite irrégulière de type troyen autour de la plus grande géante gazeuse du système, pourvu de tous les éléments et de tous les minéraux nécessaires à la vie, sauf l'hydrogène et l'azote. Mais cette lacune était compensée grâce à un astéroïde riche en chondrites carbonées, une boule de neige d'un kilomètre de diamètre, qui, depuis 2283, tournait autour de Tehama à cinquante kilomètres de distance. On en extrayait du schiste argileux qui était alors raffiné ; l'hydrogène était ensuite combiné à l'oxygène pour produire de l'eau pure ; l'azote servait de base à des transformations plus complexes pour obtenir des nitrates utilisables ; les hydrocarbures étaient essentiels. Ces produits avaient tous été introduits dans les cavernes creusées dans le noyau métallique de Tehama, où l'on trouvait à présent une biosphère habitable capable d'accueillir une population sans cesse croissante. En 2611, il y avait deux cavernes à l'intérieur de Tehama ; et son compagnon n'était plus qu'un tas de sable large de deux cent cinquante mètres, auquel s'accrochait, telle une bernache, une raffinerie d'un blanc argenté presque aussi grosse que lui. Le Vengeance de Villeneuve apparut dans une zone d'émergence distante de cent vingt mille kilomètres et entama sa manoeuvre d'approche. Au bout de plusieurs mois passés à entretenu: les systèmes vétustés et faillibles de l'astronef, Erick Thakrar était ravi de cette pause. La vie à bord du vaisseau était des plus éprouvantes, et il ne savait plus combien de fois il avait trafiqué le carnet de bord pour échapper aux amendes du ministère de l'Astronautique, voire à la cale sèche. Aucun doute là-dessus, le Vengeance de Villeneuve était dangereusement proche de la faillite, sur le plan financier comme sur le plan mécanique. L'indépendance était un but de plus en plus lointain ; le capitaine Duchamp devait un million et demi de fusiodollars aux banques, et les affréteurs se faisaient rares. Erick ne pouvait s'empêcher d'avoir un peu pitié de ce vieux briscard. Le commerce interstellaire était un univers quasiment fermé, un réseau serré de cartels et de monopoles qui prenait ombrage de l'existence même des cargos indépendants. Les astronefs comme le Vengeance de Villeneuve obligeaient les grandes flottes à baisser leurs prix et à réduire leurs profits. En guise de représailles, elles formaient des ententes plus ou moins légales dans le but de ruiner les petits astronefs. Duchamp était un excellent capitaine, mais son sens des affaires était hautement contestable. Son équipage lui était cependant loyal, et Erick avait entendu suffisamment de récits d'expéditions passées pour conclure que ses membres n'avaient guère de scrupules quand il s'agissait de gagner un peu de fric. S'il l'avait souhaité, il aurait pu les faire arrêter moins de huit jours après avoir été engagé - les conversations enregistrées par naneuroniques étaient des preuves admises devant les tribunaux. Mais il traquait un plus gros gibier qu'un groupe d'astros minables à bord d'un vaisseau antique. Le Vengeance de Villeneuve représentait son code d'accès à toutes sortes d'opérations illégales. Et, apparemment, la partie allait s'engager sur Tehama. Après que l'astronef eut accosté au spatioport non rotatif de l'astéroïde, quatre de ses occupants descendirent au bar Cata-lina, situé dans la caverne Los Olivos, la première à avoir été creusée, un cylindre de neuf kilomètres de long et cinq de diamètre. Le Catalina était l'un des bars à astros de Tehama, avec tables en aluminium et scène minuscule. À trois heures de l'après-midi, heure locale, l'endroit était quasiment mort. Le Catalina occupait une grotte creusée dans la falaise verticale de la caverne, au milieu d'un bon millier d'autres grottes formant une cité troglodyte, un long ruban de baies vitrées et de balcons envahis par la végétation qui faisait tout le tour du cylindre. Comme dans les habitats édénistes, personne ne vivait sur le sol de la caverne proprement dit, qui était occupé par un parc communal et des terres arables. Mais la ressemblance s'arrêtait là. Erick Thakrar prit place dans un box près de la baie vitrée, en compagnie de deux de ses équipiers, Bev Lennon et Des-mond Lafoe, et du capitaine André Duchamp. L'altitude relativement élevée du Catalina lui permettait de bénéficier d'une pesanteur de trois quarts de g et d'une bonne vue sur la caverne. Erick n'était guère impressionné par le spectacle. L'axe de symétrie du cylindre était occupé par une colonne métallique ajourée de cent mètres de diamètre, à l'intérieur de laquelle couraient les épais conduits noirs du système d'irrigation et d'arrosage. Elle était ceinturée tous les deux cent cinquante mètres par des tubes solaires en forme de tore qui émettaient une intense lueur blanc-bleu. Rien à voir avec la chaude incandescence du phototube axial d'un habitat édéniste, ce qu'attestaient les plantations de façon spectaculaire. Sur le sol de la caverne, l'herbe virait au jaune, tandis que les arbres et les buissons étaient étiques et quasiment effeuillés. Même les céréales semblaient anémiques (une des raisons pour lesquelles les mets d'importation étaient populaires et par conséquent sources de profit sur les astéroïdes). On aurait dit qu'un automne inattendu s'était imposé dans ce climat tropical. L'ensemble formait un lieu surpeuplé, désagréable, une pâle copie des habitats bioteks si accueillants. Erick se surprit à avoir la nostalgie de Tranquillité. - Le voilà, marmonna André Duchamp. Soyez aimables avec cet anglo, n'oubliez pas qu'on a besoin de lui. Originaire de Carcassonne, le capitaine était un nationaliste français fanatique, qui blâmait les anglo-ethniques pour tout ce qui allait de travers dans la Confédération, des fibres optiques défaillantes de son ordinateur de vol à son découvert bancaire. Il était âgé de soixante-cinq ans, et son ADN altéré lui garantissait la sveltesse indispensable à un astro, ainsi qu'un visage tout en rondeurs. Quand André Duchamp s'esclaffait, tous ceux qui l'entouraient ne pouvaient s'empêcher de sourire tant sa bonne humeur était communicative ; il avait l'aspect sympathique d'un clown en tenue de scène. Il adressa son sourire le plus accueillant à l'homme qui s'approchait de leur table en rasant les murs. Lance Coulson était inspecteur en charge du contrôle à l'antenne locale du ministère de l'Astronautique ; proche de la soixantaine, il ne bénéficiait pas des appuis nécessaires pour passer à l'échelon supérieur. En conséquence, il s'occuperait du trafic et des communications inter-systerne jusqu'à ce que sonne pour lui l'heure de la retraite ; cela le rendait aigri et susceptible de fournir des informations à des gens comme André Duchamp - à condition que celui-ci y mette le prix. Il prit place à leur table et fixa longuement Erick Thakrar. - Je ne vous ai jamais vu auparavant. Erick enregistra ses impressions sensorielles dans une cellule mémorielle de ses naneuroniques et activa son moteur de recherche. Image : début d'obésité, teint bistre dû à une trop longue exposition aux tubes solaires de la caverne ; un costume gris au col haut qui pince le cou ; des cheveux châtain clair, revitalisés par un traitement biochimique des follicules. Son : souffle légèrement encombré, rythme cardiaque au-dessus de la normale. Odeur : sueur acre, accumulée sur le front haut et les mains potelées. Lance Coulson rassemblait son courage. Un être timoré offensé par cette racaille d'astros. - C'est parce que je ne suis jamais venu ici, répliqua Erick sans broncher. Son fichier SRC lui rapporta un résultat nul : Lance Coulson n'était pas un criminel répertorié. Sans doute trop minable, se dit-il. - Erick Thakrar, mon généraliste système, dit André Duchamp. C'est un excellent ingénieur. Vous n'allez quand même pas m'apprendre comment je dois recruter mon équipage, hein ? Il y avait suffisamment de colère dans sa voix pour que Lance Coulson s'agite sur son siège. - Bien sûr que non. - Excellent ! André Duchamp était à nouveau tout sourires ; il donna à Lance Coulson une claque dans le dos, lui arrachant une grimace, et fit glisser sur la table éraflée un verre de brandy Mont-bard. - Alors, qu'est-ce que vous m'avez trouvé ? - Une cargaison de générateurs de microfusion, dit l'autre à voix basse. - Ah bon ? Donnez-moi des détails Le fonctionnaire fit glisser ses doigts sur son verre, s'abstenant de regarder son interlocuteur en face. - Cent mille, dit-il en produisant son crédisque de la banque Francisco Finance. - Vous plaisantez ! s'exclama André Duchamp, une lueur dangereuse dans les yeux. - On... on m'a posé des questions la dernière fois. Je ne veux plus recommencer. - Avec une offre comme celle-ci, vous ne recommencerez plus jamais. Si je disposais d'une telle somme, croyez-vous que je m'abaisserais à fréquenter une sangsue comme vous ? Bev Lennon posa une main sur l'épaule de Duchamp. - Du calme, susurra-t-il. Écoutez, si nous sommes tous ici, c'est parce que les rentrées d'argent se font rares, d'accord ? Nous pouvons vous payer d'avance un quart de cette somme. Lance Coulson ramassa son crédisque et se leva. - J'ai perdu mon temps, à ce que je vois. - Merci pour l'information, dit Erick en élevant la voix. Lance Coulson lui jeta un regard terrifié. - Hein ? - Elle va nous être énormément utile. Comment souhaitez-vous être payé ? En liquide ou en nature ? - Taisez-vous. - Asseyez-vous et arrêtez vos conneries. Il s'exécuta, parcourant la salle d'un regard inquiet. - Nous voulons acheter, vous voulez vendre, reprit Erick. Alors laissons tomber ces tactiques d'histrion, supposons que vous nous avez fait la démonstration de vos talents de négociateur et que nous sommes tous en train de chier des briques. Alors, quel est votre prix ? Et soyez réaliste. Il y a d'autres inspecteurs du ministère dans le coin. Il surmonta son agitation le temps de décocher à Erick un regard de haine pure. - Trente mille. - Tope là, dit aussitôt André Duchamp. Il tendit vers lui son crédisque de la Banque jovienne. Lance Coulson jeta un ultime regard apeuré sur les environs avant de tendre à son tour son crédisque à André. - Merci*, Lance. Le capitaine se fendit d'un sourire cruel en prenant connaissance du vecteur de vol qu'on lui télétransmettait. Les quatre astros observèrent le départ furtif du fonctionnaire et éclatèrent de rire. Erick fut félicité pour la façon dont il avait réagi à son bluff, et Bev Lennon alla chercher une tournée de bière importée de Lûbeck. - Tu m'as fichu une sacrée trouille ! protesta le spécialiste en fusion alors qu'il posait les pintes sur leur table. Erick but une gorgée de bière fraîche. - J'avais une sacrée trouille, moi aussi. Tout allait pour le mieux, il était intégré à l'équipage, et les réserves de certains de ses membres (il avait conscience de leur existence) s'estompaient peu à peu. Il était devenu l'un des leurs. Erick passa les dix minutes suivantes à bavarder avec Bev Lennon et Desmond Lafoe, le spécialiste en nouds de l'astronef, un géant de deux mètres aux allures d'ours, pendant qu'André Duchamp, les yeux dans le vague, analysait l'information qu'il venait d'acquérir. - Ça ne devrait pas nous poser de problème, annonça finalement le capitaine. Si nous effectuons notre saut à partir de * En français dans le texte. (N.d.T.) l'orbite de Sacramento, le rendez-vous pourra se faire à n'importe quel moment durant les six prochains jours. L'idéal serait dans cinquante-cinq heures car... Il laissa sa phrase inachevée. Erick se retourna pour suivre son regard. Cinq astros vêtus de survêtements monochromes venaient d'entrer dans le Cata-lina. Hasan Rawand aperçut André Duchamp alors qu'il allait s'asseoir au comptoir. Il tapa sur le bras de Shane Brandes, l'ingénieur fusion du Dechal, et lui désigna du doigt le maître du Vengeance de Villeneuve. Ses trois autres hommes d'équipage, lan O'Flaherty, Harry Levine et Stafford Charlton, remarquèrent son manège et se retournèrent. Les deux groupes d'astros échangèrent des regards hostiles. Hasan Rawand se dirigea vers le box, suivi de son équipage. - André, dit-il avec une politesse feinte. Quel plaisir de te revoir. J'espère que tu m'as apporté ce que tu me dois. Huit cent mille, c'est ça ? Sans compter les intérêts. Ça fait dix-sept mois, après tout. André Duchamp regarda droit devant lui, serrant sa pinte de ses deux mains. - Je ne te dois rien, dit-il d'une voix sombre. - Je pense que si. Rappelle-toi ; tu transportais des initiateurs de plutonium de Sab Biyar au système d'Isolo. Nous t'avons attendu pendant trente-deux heures dans le nuage d'Oort de Sab Biyar, André. Trente-deux heures en mode furtif, avec un air gelé et de la bouffe congelée, obligés de pisser dans des tubes qui fuyaient, sans même pouvoir écouter un peu de FA de crainte que les Forces spatiales captent les émissions électroniques. Ce n'est pas sympa, André ; on se serait crus déportés sur une colonie pénitentiaire de la Confédération sans être passés par la case largage en orbite. Nous avons attendu trente-deux heures dans l'obscurité et dans la puanteur pour que tu te pointes et qu'on récupère ces initiateurs afin de faire le sale boulot à ta place en prenant tous les risques. Et quand on est revenus à Sab Biyar, qu'est-ce qu'on a appris ? André Duchamp adressa un large sourire à ses hommes d'équipage, tentant de reprendre contenance. - J'attends que tu me le dises, anglo. - Tu étais allé à Nuristan pour vendre ces initiateurs à un chantier d'astro-ingénierie, enfoiré de Français ! Et c'est moi qui ai dû expliquer au Front de libération d'Isolo où étaient passées ses bombinettes et pourquoi sa minable révolution allait échouer faute d'une puissance de feu à la hauteur de ses revendications. - Tu peux me montrer notre contrat ? demanda André Duchamp d'un air moqueur. Hasan Rawand lui jeta un regard noir et plissa les lèvres en signe de colère. - Donne-moi le fric. Un million, et on n'en parle plus. - Va au diable, connard d'anglo. André Duchamp ne doit rien à personne. Il se leva et tenta d'écarter de son chemin le capitaine du Dechal. C'était ce geste qu'Erick Thakrar attendait et craignait à la fois. Comme on aurait pu le prévoir, Hasan Rawand repoussa André Duchamp dans le box. Le genou du capitaine heurta une chaise, et il faillit perdre l'équilibre. Il se ressaisit et fonça sur Hasan Rawand, les poings levés. Desmond Lafoe déplia sa carcasse, arrachant un hoquet à lan O'Flaherty lorsque celui-ci prit conscience de sa taille, de son poids et de sa force. Des mains grosses comme des battoirs l'empoignèrent par les épaules, et il se retrouva trente centimètres au-dessus du sol. Il se débattit avec violence, frappant Desmond Lafoe au genou de la pointe de sa botte. Le géant se contenta de pousser un grognement, puis le jeta à l'autre bout de la salle. Il atterrit sur une table en aluminium, en plein sur une épaule, avant de rebondir pour s'effondrer sur une paire de chaises. Erick sentit une main se refermer sur le col de sa combi. Shane Brandes tentait de l'arracher à son siège ; âgé d'une quarantaine d'années, le crâne chauve et les oreilles ornées de petites boucles en or, il avait aux lèvres un sourire méchant. Le fichier Combat à mains nues des naneuroniques d'Erick passa en mode primaire. Ses routines mentales instinctives cédèrent la place à des processus logiques, lui permettant de calculer moment cinétique et force d'inertie avec une facilité surpassant celle d'un maître de kung-fu. Ses implants nanoni-ques augmentèrent sa force musculaire dans des proportions considérables. Shane Brandes fut surpris par l'aisance avec laquelle il empoignait son adversaire. Sa satisfaction vira à l'inquiétude lorsque celui-ci accompagna le mouvement. Shane dut reculer d'un pas pour ne pas perdre l'équilibre, ses propres naneuroniques prenant le contrôle de sa masse et de sa position. Il leva un poing dans l'intention de frapper Erick, mais ses nanoniques lui envoyèrent un signal d'alarme lorsque Erick leva son avant-bras à une vitesse stupéfiante. Son coup de poing fut paré sans peine, et son bras reçut une manchette douloureuse. Il voulut décocher à Erick un coup de pied au bas-ventre... et la riposte faillit lui fracturer le genou. Il vacilla sur le côté, heurtant Harry Levine et Bev Lennon en plein corps à corps. Erick enfonça son coude dans le flanc de Shane et entendit quelques côtes se briser. L'autre poussa un gémissement de douleur. À en croire le fichier Combat à mains nues, sa priorité était la vitesse, il devait éliminer son adversaire le plus rapidement possible. Ses naneuroniques analysèrent les mouvements de Shane, la torsion qu'il esquissait en se tenant les côtes. Projection de deux secondes dans le futur. Calcul des points d'interception. Une liste se matérialisa dans son esprit, et il sélectionna un coup qui entraînerait une élimination temporaire. Sa jambe droite jaillit dans les airs, la pointe de sa botte visant un point pour l'instant inoccupé. La tête de Shane s'écrasa dessus. Une sous-routine d'évaluation du danger l'amena à se concentrer sur sa vision périphérique. André Duchamp et Hasan Rawand poursuivaient leur duel dans le box, coincés contre la table. L'espace était si réduit que leurs blessures étaient sans gravité. Harry Levine avait emprisonné Bev Lennon dans un double nelson. Couchés par terre, les deux hommes tournaient sur eux-mêmes tels des catcheurs de comédie, faisant voler les chaises autour d'eux. Bev Lennon envoyait des salves de coups de coude dans le ventre de Harry Levine, comme s'il avait voulu lui enfoncer le nombril dans la colonne vertébrale. De toute évidence, Stafford Charlton avait des muscles artificiellement gonflés. Debout devant Desmond Lafoe, il bourrait le géant de coups de poing, pompant du bras gauche avec une efficience programmée. Il était presque plié en deux par la douleur, et son bras droit pendait mollement à son épaule fracturée. Son nez cassé pissait le sang. lan O'Flaherty se dressa derrière Desmond Lafoe, le visage déformé par une rage abjecte, sa main droite brandissant une thermolame de poche. Comme les rétines d'Erick étaient réglées sur l'amplification maximale, l'éclat jaune émis par la lame activée l'éblouit un instant. La sous-routine d'évaluation du danger activa l'implant de défense nanonique de sa main gauche. Une grille de visée, toute en fines lignes bleues, apparut dans son champ visuel. Une section rectangulaire vira au rouge et enveloppa la silhouette de lan O'Flaherty, s'adaptant à ses mouvements tel un tissu élastique. - Non ! hurla Erick Thakrar. lan O'Flaherty levait déjà la lame au-dessus de sa tête lorsque retentit ce cri. Excité par son programme comme il devait l'être, il ne lui aurait sans doute pas obéi, même s'il l'avait entendu. Erick vit les muscles de son bras se contracter, la lame frémir avant de s'abattre. Les naneuroniques d'Erick lui confirmèrent que, en dépit de ses muscles gonflés, il ne pourrait jamais atteindre lan O'Flaherty à temps. IL prit sa décision. Un petit morceau de peau se dilata sur l'index de sa main gauche, et l'implant cracha une fléchette de circuits nanoniques, à peine aussi grosse qu'un dard de guêpe. Elle toucha lan O'Flaherty à la gorge, pénétrant six millimètres sous son épidémie. La thermolame était déjà descendue de vingt centimètres vers le dos de Desmond Lafoe. Dès que la fléchette sentit qu'elle avait pénétré les chairs, et que son moment cinétique était nul, elle émit un bouquet de filaments microscopiques. Ceux-ci, se conformant à un protocole de recherche préprogrammé, partirent en quête du système nerveux, s'insinuant dans le dense réseau des cellules. Ils localisèrent les ganglions et traversèrent les fines membranes protégeant les nerfs. À ce moment-là, la lame était descendue de vingt-quatre centimètres. Les paupières droites d'Ian O'Flaherty battirent par réflexe sous l'effet de l'intrusion de la fléchette. Le processeur interne de celle-ci analysa les réactions électrochimiques qui parcouraient les nerfs ; il envoya son propre signal au cerveau. Les naneuroniques d'Erick détectèrent aussitôt ce signal, mais les circuits étaient incapables de l'aider, car ils pouvaient seulement contrer les impulsions naturelles en provenance du cerveau. lan O'Flaherty avait abaissé sa lame de trente-huit centimètres vers le dos de Desmond Lafoe lorsqu'il sentit un million de filets de lave déferler dans son organisme. La lame s'abaissa de quatre centimètres supplémentaires avant que ce déluge d'impulsions ne déclenche une série de spasmes dans ses muscles. Son système nerveux se consumait, saturé par le diabolique signal émis par la fléchette nanonique, qui déclenchait une décharge d'énergie massive et incontrôlée dans chacun de ses nerfs, une détonation chimique simultanée dans chacun de ses neurones. Un hoquet s'échappa de sa bouche béante, ses yeux terrorisés parcoururent la salle en quête d'un sauveur. Sa peau vira à l'écarlate, comme sous l'effet d'un soudain coup de soleil. Ses muscles furent vidés de leur force, et il s'affala sur le sol. La thermolame tomba et rebondit, projetant des éclats de roc à chaque impact. Plus personne ne se battait. Desmond Lafoe tourna vers Erick des yeux éberlués où se lisait la souffrance. - Que... - Il t'aurait tué, dit Erick à voix basse. Il baissa son bras gauche. Tous les regards semblaient braqués sur ce membre monstrueux. - Que lui avez-vous fait ? demanda un Harry Levine bouleversé. Erick se contenta de hausser les épaules. - Laisse tomber, graillonna André Duchamp. (Le sang coulait de sa narine gauche et son oeil enflait rapidement.) On y va. - Vous ne pouvez pas partir comme ça ! s'écria Hasan Rawand. Vous l'avez tué. André Duchamp aida Bev Lennon à se relever. - C'était de la légitime défense. Ce salaud d'anglo a tenté de tuer l'un de mes hommes. - Exact, gronda Desmond Lafoe. C'était une tentative de meurtre. Il fit signe à Erick de le suivre vers la sortie. - Je vais appeler les flics, dit Hasan Rawand. - Oui, ça ne m'étonne pas de toi, ricana André Duchamp. C'est ce que font les gens de ton espèce, anglo. Ils pleurnichent et vont se réfugier dans les jupes de la loi. (Il lança un regard menaçant au barman blanc comme un linge, puis fit signe à ses hommes de sortir.) Pour quelle raison nous battions-nous, Hasan ? Pose-toi bien cette question. Les gendarmes* ne manqueront pas de se la poser, comptes-y. Erick s'engagea dans le tunnel rocheux qui reliait le Catalina au réseau de corridors, d'ascenseurs et de halls de la cité verticale, soutenant un Desmond Lafoe encore secoué. - Eh bien, cours te planquer, Duchamp, lança la voix de Hasan Rawand. Et toi aussi, assassin. Mais l'univers est petit. Ne l'oubliez pas. En français dans le texte. (N.d.T.) La pleine nuit, ce monde de ténèbres au firmament étoile, était venue et repartie au-dessus de Cricklade. Elle avait duré moins de huit minutes avant que ne règne à nouveau l'éclat rouge de la nuit-de-la-Duchesse, et l'obscurité n'avait guère été prononcée au cours de ces quelques minutes. L'anneau d'astronefs en orbite offrait un spectacle fantastique, dominant le ciel dégagé au nord de son éclat glacial. À l'issue d'un plantureux dîner, Joshua était sorti sur le balcon pour contempler le pont céleste, accompagné de la famille Kavanagh. Louise portait une robe couleur crème au corsage moulant ; la lumière cométaire l'avait parée d'une vive nuance bleu pâle. La prévenance dont elle avait fait preuve envers lui durant le repas était quasiment gênante, presque autant que l'hostilité affichée par William Elphinstone. Il lui tardait qu'elle lui fasse visiter le domaine le lendemain. Grant Kavanagh avait applaudi des deux mains lorsque cette idée avait été évoquée. Il aurait fallu que Joshua consulte ses naneuroniques pour savoir qui l'avait mise sur le tapis. On frappa doucement à la porte de sa chambre, qui s'ouvrit avant qu'il ait eu le temps de réagir. Ne l'avait-il pas fermée à clé? Il roula sur le lit, quittant des yeux l'holoécran et ses programmes de fiction d'une médiocrité désespérante. L'action se déroulait toujours sur Norfolk, où personne ne jurait, ne baisait ni ne déféquait ; même les infos qu'il avait regardées quelque temps plus tôt s'étaient révélées provinciales à l'extrême, l'arrivée massive des astronefs marchands y étant expédiée en deux ou trois phrases et l'actualité politique de la Confédération en étant purement et simplement absente. Marjorie Kavanagh se glissa dans sa chambre. Elle agita en souriant un double de la clé. - On a peur des créatures qui rôdent la nuit, Joshua ? Il poussa un grognement de consternation et se laissa retomber sur sa couche. Ils avaient fait connaissance juste avant le dîner, au cours d'un apéritif un tantinet guindé dans le grand salon. Si cette réplique n'avait pas été si antique et si usée, il lui aurait bien déclaré : " Louise ne m'avait pas dit qu'elle avait une grande sour. " Bien plus jeune que son époux, Marjorie Kavanagh avait de longs cheveux aile-de-corbeau et une silhouette à côté de laquelle celle de Louise ressemblait à une ébauche. Logiquement, il aurait dû deviner que la femme d'un aristocrate aussi riche que Grant Kavanagh était forcément jeune et belle, en particulier sur cette planète où le statut social passait avant tout. Mais Marjorie était également une allumeuse, ce que son mari semblait trouver des plus amusants, en particulier lorsqu'elle lâchait des sous-entendus en s'accrochant à son bras. Joshua s'était bien gardé de rire ; contrairement à Grant, il savait qu'elle ne plaisantait pas. Marjorie s'immobilisa au bord du lit et le toisa. Elle était vêtue d'une robe de chambre en soie bleue, à la ceinture lâche. Les lourds rideaux protégeaient la pièce de l'éclat rougeoyant de la nuit-de-la-Duchesse, mais la vue que Joshua avait de son décolleté lui permit de constater qu'elle ne portait rien en dessous. - Euh... fit-il. - On ne dort pas ? Quelque chose vous travaille l'esprit, ou alors est-ce que ça se passe plus bas ? demanda sèchement Marjorie en fixant son bas-ventre. - Mes ancêtres ont pas mal bénéficié de la génétique. Je n'ai pas besoin de beaucoup de sommeil. - Oh, parfait. J'ai de la chance. - Mrs Kavanagh... - N'insiste pas, Joshua. Jouer les innocents ne te sied guère. Elle s'assit au bord du lit. Il se redressa sur ses coudes. - Et Grant ? Elle passa ses doigts longilignes dans ses cheveux, les faisant retomber en cascade sur ses épaules. - Grant ? C'est ce qu'on appelle un homme, un vrai. Il excelle dans ces domaines essentiellement masculins que sont la chasse, la boisson, les plaisanteries salaces, le jeu et les femmes. Au cas où tu ne l'aurais pas encore remarqué, Norfolk n'est pas exactement un modèle d'évolution sociale et d'émancipation féminine. Ce qui lui donne libre cours pour assouvir ses passions pendant que je reste à la maison à jouer mon rôle de mère de famille. Donc, le sachant parti retrouver deux jeunes Romanis qu'il a remarquées cet après-midi dans une roseraie, je me suis dit : Et puis merde, pourquoi ne m'amuserais-je pas moi aussi, pour une fois ? - Ai-je le droit de donner mon avis ? - Non, tu es trop parfait à mes yeux. Grand, fort, jeune, beau, et parti dans huit jours. Comment pourrais-je laisser passer une telle occasion ? En outre, je suis féroce comme une haxe quand il s'agit de protéger ma progéniture. - Euh... - Ha ha ! fit Marjorie en souriant. Tu rougis, Joshua. (Elle déboutonna sa chemise et glissa une main sur son ventre.) Grant se conduit en crétin quand il s'agit de ses filles. Il s'est amusé comme un petit fou en voyant les regards que te lançait Louise pendant le dîner. Il ne réfléchit pas, c'est là son problème. Tu vois, elles ne courent aucun danger avec les garçons de Norfolk, elles n'ont pas besoin qu'un chaperon les accompagne au bal ni qu'une vieille tante les suive chez leurs amies. Leur nom les protège. Mais tu n'es pas d'ici, et j'ai bien vu ce qui se passait dans ta cervelle irriguée de testostérone. Pas étonnant que vous vous entendiez si bien, Grant et toi, j'arrive à peine à vous distinguer l'un de l'autre. Joshua sursauta légèrement comme elle lui caressait un endroit sensible au niveau des côtes. - Je trouve Louise très gentille. C'est tout. - Gentille, répéta Marjorie avec un sourire. J'avais tout juste dix-huit ans quand je lui ai donné le jour. Et je te prierais de ne pas calculer mon âge ! Alors, tu vois, je sais exactement ce qu'elle est en train de penser en ce moment. L'astro romantique descendu des étoiles. Sur Norfolk, les jeunes filles de ma classe sociale sont vierges à plus d'un titre. Je n'ai pas l'intention de laisser un étranger obsédé par le sexe gâcher son avenir, déjà que celui-ci a peu de chances d'être exaltant, avec les mariages arrangés et l'éducation minimale qui sont le lot des femmes sur cette planète, même au sein de notre classe. Et par-dessus le marché, je te rends un service. - Ah bon ? - Oui. Grant te tuerait si tu t'avisais de la toucher. Et, Joshua, je ne parle pas au sens figuré. - Euh... Il ne parvenait pas à croire cela ; même dans cette société arriérée. - Si bien que je vais sacrifier ma vertu pour vous sauver tous les deux. Elle dénoua sa ceinture et fit glisser la robe de chambre sur ses épaules. La lumière rouge tamisée souligna les galbes de son corps, en accentuant les charmes. - N'est-ce pas terriblement noble de ma part ? Les dents-de-chien commençaient à proliférer de façon préoccupante autour des jetées le long de la Juliffe et de ses multiples affluents. Les plantes aux feuilles brun-roux envahissaient en rangs serrés les berges et les eaux peu profondes. Mais cela n'affectait guère la course de Ylsakore qui remontait la Zamjan en direction du comté de la Quallheim, avec son bruyant équipage composé de quatre marines des Forces spatiales de la Confédération et de trois agents de l'ASE de Kulu spécialisés dans les opérations tactiques. L'Isakore n'avait pas touché terre depuis son départ de Durringham. C'était un bateau de dix-huit mètres de long, à la coque de mayope, suffisamment robuste pour que ses propriétaires d'origine l'aient utilisé pour la pêche au gros dans les bouches de la Juliffe. Ralph Hiltch avait ordonné que sa chaudière à thermoconversion soit démontée et remplacée par le générateur à microfusion qui servait de réserve d'alimentation en énergie à l'ambassade de Kulu. Avec à son bord une bonbonne d'He, et de deutérium compressés, Ylsakore avait assez de carburant pour faire deux fois le tour du globe. Jenny Marris était allongée sur son sac de couchage, abritée de la pluie fine qui tombait sur le fleuve par une bâche en plastique installée au niveau de la proue. Cette protection n'était guère efficace, et son short et son tee-shirt blancs étaient trempés. Après quatre jours passés à naviguer dans une humidité constante, elle en arrivait presque à croire qu'elle n'avait jamais été sèche de sa vie. À ses côtés, assis sur leurs propres duvets, se trouvaient Louis Beith et Niels Regher, deux marines âgés de vingt ans à peine. Les yeux clos, absorbés par leurs baladeurs FA, ils tambourinaient le pont sur un rythme chaotique. Elle enviait leur optimisme et leur assurance. Ils considéraient cette mission de reconnaissance avec un enthousiasme quasi enfantin ; certes, elle était bien obligée de l'admettre, ils étaient bien entraînés et physiquement plutôt impressionnants, en raison de leurs muscles gonflés. Témoignage de l'efficacité de Murphy Hewlett, leur lieutenant, qui savait maintenir le moral des troupes même sur un trou perdu comme Lalonde. Comme le lui avait confié Niels Regher, les marines avaient pris cette mission comme une récompense plutôt que comme une punition. Son unité de communication lui signala un appel de Ralph Hiltch. Elle se leva et sortit de l'abri précaire pour ne pas déranger les deux marines. L'humidité de l'air n'en fut pas sensiblement augmentée. Dean Folan, son adjoint, lui fit signe depuis la timonerie, située au milieu du bateau. Jenny lui rendit son salut, puis s'accouda au plat-bord et accepta la communication. - C'est à propos des agents édénistes, télétransmit Ralph. - Tu les as retrouvés ? demanda-t-elle. Cela faisait vingt heures qu'ils ne répondaient plus. - Malheureusement non. Et les images du satellite d'observation montrent que le village d'Ozark est en voie d'abandon. Ses habitants le quittent l'un après l'autre - pour se perdre dans la jungle, apparemment. Nous devons supposer qu'ils ont été asservis ou éliminés. Aucune trace de leur bateau, le Coogan, le satellite ne le repère nulle part sur le fleuve. - Je vois. - Malheureusement, les Édénistes savaient que vous les suiviez vers l'amont. - Damnation ! - Exactement, donc s'ils ont été asservis, les envahisseurs vont être prêts à vous accueillir. Jennifer se passa une main sur le crâne. On lui avait rasé ses cheveux roux, qui ne faisaient plus que cinq millimètres de long, ainsi que ceux de tous les autres passagers. C'était la procédure en vigueur pour les missions dans la jungle, qui assurait entre autres un meilleur contact du soldat avec son casque de combat. Malheureusement, cela permettait à quiconque les apercevrait de les identifier instantanément. - De toute façon, nous ne sommes pas précisément discrets, télétransmit-elle. - Non, en effet. - Est-ce que cela change la nature de notre mission ? - Les ordres restent les mêmes. Kelven Solanki et moi tenons toujours à ce que l'un de ces colons asservis soit ramené à Durringham. Mais le timing, lui, a été modifié. Où vous trouvez-vous exactement ? Elle télétransmit cette requête à son unité de guidage inertiel. - À vingt-cinq kilomètres à l'ouest du village d'Oconto. - Bien, alors accostez le plus vite possible. Les bateaux qui arrivent depuis les affluents de la Quallheim et de la Zamjan commencent à nous inquiéter. Quand nous avons examiné les images satellite, nous en avons compté vingt qui ont levé l'ancre vers l'aval durant la semaine écoulée, du navire à aubes à la coquille de noix. D'après nos observations, ils se dirigent tous vers Durringham et ils ne semblent pas vouloir s'arrêter en chemin. - Tu veux dure qu'il y en a aussi derrière nous ? demanda Jenny, atterrée. - Apparemment. Mais je n'ai pas l'habitude de laisser tomber mes gars, Jenny. Tu le sais. Je cherche une façon de vous récupérer par une voie autre que fluviale. Mais ne faites appel à moi qu'en cas de besoin. Le nombre de places sera limité, ajouta-t-il d'une voix appuyée. Elle contempla la jungle impénétrable par-delà les eaux grises et jura en silence. Elle aimait bien les marines, et les deux groupes avaient appris à s'apprécier mutuellement au cours des quatre derniers jours ; il y avait des moments où l'ASE se laissait un peu trop aller à la duplicité et aux coups fourrés, même pour un service de renseignements. - Oui, chef, je comprends. - Bien. Maintenant, n'oublie pas ceci : quand vous aurez accosté, partez du principe que toutes les personnes que vous rencontrerez vous seront hostiles, et évitez tous les groupes d'indigènes. Solanki est convaincu que seule la supériorité numérique de l'ennemi a pu avoir raison des Édénistes. Et, Jenny, ne te laisse pas endormir par les préjugés : les agents édénistes ne sont pas des incapables. - Entendu, monsieur. Elle coupa la communication et se dirigea vers la petite cabine qui jouxtait la timonerie. On y avait mis les chevaux à l'abri sous une grande bâche gris-vert. Elle les entendit renifler doucement. Cela faisait si longtemps qu'ils étaient confinés dans ce minuscule enclos qu'ils étaient nerveux et agités. Murphy Hewlett faisait de son mieux pour les bichonner, mais elle se sentirait soulagée quand ils pourraient à nouveau galoper sur la terre ferme. Sans parler des hommes qui devaient jeter leur crottin par-dessus bord. Murphy Hewlett s'était réfugié sous la bâche, sa veste de commando noire ouverte jusqu'à la taille révélant une chemisette vert foncé. Elle entreprit de lui expliquer le changement de plan. - Ils veulent qu'on accoste tout de suite ? demanda-t-il. Âgé de quarante-deux ans, c'était un vétéran qui avait déjà plusieurs campagnes à son actif, stellaires et planétaires. - Exact. Apparemment, les gens désertent les villages en masse. Ça ne devrait pas être trop dur d'en capturer un. - Ouais, vous avez raison sur ce point. (Il secoua la tête.) Ça ne me plaît pas d'apprendre que nous sommes déjà derrière les lignes ennemies. - Je n'ai pas demandé à mon chef quelle était la situation à Durringham mais, à mon avis, la planète tout entière est derrière les lignes ennemies. Murphy Hewlett opina d'un air sombre. - De graves ennuis se préparent par ici. On finit par le sentir au bout d'un certain temps, vous savez ? Le combat aiguise les sens, et je sais reconnaître une situation pourrie. Comme celle-ci, par exemple. Prise d'un soudain sentiment de culpabilité, Jenny se demanda s'il était capable de deviner la teneur du message de Ralph Hiltch. - Je vais demander à Dean de nous trouver un point d'accostage. Elle n'avait pas atteint la timonerie que Dean Folan s'écriait : - Bateau droit devant ! Ils retournèrent près du plat-bord et scrutèrent le rideau de bruine grise. Une silhouette apparut, se précisa, et tous deux la regardèrent passer avec des yeux écarquillés. C'était un navire à aubes qui semblait tout droit sorti du Mississippi du XIXe siècle. De tels bâtiments avaient inspiré ceux qui naviguaient aujourd'hui sur les rivières de Lalonde. Mais alors que le Swithland et ses semblables n'étaient que des héritiers indirects, des bâtards ayant substitué la technologie à l'habileté artisanale, cette grande dame* aurait pu être un authentique modèle d'origine. Sa coque était peinte d'un blanc étincelant, ses cheminées noires exhalaient une épaisse fumée huileuse, ses pistons cliquetaient allègrement pour faire tourner ses lourdes roues à aubes. Sur ses ponts se pressait une foule de passagers joviaux, les hommes bien faits vêtus de vestes grises, de chemises blanches et de cravates en lacet, les femmes élégantes en longues robes à fanfreluches, une ombrelle reposant sur leurs épaules. Les enfants couraient dans tous les sens en poussant des cris de joie ; les garçons étaient en costume de marin et les filles avaient des rubans dans leurs cheveux. - C'est un rêve, murmura Jenny pour elle-même. Je suis en train de vivre un rêve. Les splendides passagers leur faisaient des signes de bienvenue. L'écho de leurs rires et de leur bonheur résonnait au-dessus des eaux. Le mythique âge d'or de la Terre était revenu pour leur dispenser sa promesse suprême d'une contrée vierge et d'une ère simple. Le bateau à aubes emportait tous les hommes et toutes les femmes de bonne volonté vers un lieu où les soucis du présent n'avaient désormais plus cours. Ce spectacle déchirait le coeur de tous les occupants de Ylsa-kore. Pas un seul d'entre eux qui n'eût envie de sauter par- * En français dans le texte. (N.d.T.) dessus bord pour franchir ce gouffre à la nage. Le gouffre qui les séparait de la félicité, de l'éternelle joie du vin et des chants qui les attendait par-delà ce cruel abîme qu'était leur propre monde. - Non, dit Murphy Hewlett. L'euphorie de Jenny se fracassa comme du cristal au son de cette voix. La main de Murphy Hewlett tenait la sienne dans une étreinte douloureuse. Elle s'aperçut que ses bras étaient tendus, rigides, qu'elle était prête à plonger dans la rivière. - Qu'est-ce que c'est que ça ? demanda-t-elle. Au plus profond d'elle-même, elle pleurait amèrement, bouleversée à l'idée d'être exclue de ce voyage vers un autre avenir ; désormais, elle ne saurait jamais si cette promesse était sincère... - Vous ne comprenez pas ? dit-il. C'est eux, quoi qu'ils soient. Ils grandissent en puissance. Ils se fichent désormais que nous les voyions tels qu'ils sont, ils ne nous craignent plus. Le mirage multicolore continua de voguer majestueusement sur la rivière, laissant derrière lui un sillage de joie pareil à une brume aurorale sur les eaux brunâtres. Jenny Harris resta un long moment accoudée au plat-bord, les yeux tournés vers l'ouest. La roseraie était devenue une ruche bourdonnante d'activité. Plus de deux cents personnes s'affairaient parmi les plants, disposant les coupes autour des rosés pleureuses. Le jour-du-Duc venait de se lever ; la Duchesse avait disparu à l'horizon ouest, bariolant celui-ci d'une fine frange rosée. Les deux soleils conjugués avaient banni de l'air torride toute trace d'humidité. La plupart des hommes et des femmes qui s'occupaient des fleurs étaient légèrement vêtus. Les jeunes enfants se rendaient utiles, leur apportant régulièrement de nouvelles coupes ou des jarres de jus de fruit bien frais pour les désaltérer. Quoique vêtu d'un jean noir et d'un tee-shirt sans manches couleur lie-de-vin, Joshua commençait à ressentir les effets de la chaleur. Juché sur son cheval, il observait les ouvriers agricoles au travail. Les coupes qu'ils installaient avec soin étaient des cônes de carton blanc, à la paroi intérieure vernie, d'un diamètre de trente centimètres à la base et s'achevant par une pointe scellée. On y avait collé un anneau pour les attacher aux treillis qui supportaient les rosés. Chacun des ouvriers avait passé à sa ceinture un gros rouleau de fil de fer. Il ne leur fallait pas plus de trente seconde pour fixer une coupe. - Il faut donc une coupe pour chaque fleur ? demanda-t-il. Louise était à ses côtés, montée sur son propre cheval, vêtue de jodhpurs et d'un chemisier blanc tout simple, ses cheveux maintenus par un bandeau retombant en cascade sur son dos. Elle avait été surprise lorsqu'il avait accepté de visiter le domaine à cheval plutôt que dans une calèche. Où un capitaine d'astronef aurait-il pu apprendre l'équitation ? Mais il se débrouillait fort bien. Pas aussi bien qu'elle, cependant, et elle était un peu excitée à l'idée de surpasser ainsi un homme. En particulier si cet homme était Joshua. - Oui, dit-elle. Comment pourrions-nous faire autrement, à votre avis ? Il considéra d'un air intrigué les empilements de cônes au bout de chaque rangée de plants. - Je ne sais pas. Bon Dieu, il doit y en avoir plusieurs millions. Louise avait fini par s'habituer à son langage. Cela l'avait choquée au début, mais les gens venus des étoiles avaient forcément des coutumes différentes des siennes. Les jurons qu'il lâchait lui semblaient exotiques plutôt que grossiers. Le plus surprenant, peut-être, c'était la rapidité avec laquelle il passait de la franchise un peu crue à la politesse la plus châtiée. - Il y a deux cents roseraies rien que dans le domaine de Cricklade, dit-elle. C'est pour ça que les ouvriers sont si nombreux. La récolte doit être menée à bien en l'espace d'une semaine, pendant que les rosés sont épanouies. Tous les habitants valides du comté sont mobilisés, mais cela nous permet tout juste de terminer dans les délais. Une équipe comme celle-ci met presque une journée pour s'occuper d'une roseraie. Joshua se pencha sur sa selle pour examiner les ouvriers qui s'activaient. Leur tâche avait des allures de corvée, mais chacun d'eux semblait déterminé, voire empli de révérence. D'après ce que lui avait dit Grant Kavanagh, nombre d'entre eux travaillaient encore pendant la moitié de la nuit-de-la-Duchesse, car sinon la récolte ne serait jamais achevée à temps. - Je commence à comprendre pourquoi une bouteille de Larmes de Norfolk coûte si cher. Ce n'est pas seulement une question de rareté, n'est-ce pas ? - Non. Elle tira sur sa bride et guida sa monture le long d'une rangée de plants, en direction du portail de la roseraie. Le contremaître porta une main à son chapeau à larges bords lorsqu'elle passa près de lui. Elle lui adressa un sourire par réflexe. Joshua se porta à son niveau quand ils furent sortis. L'enceinte de cèdres qui protégeait le manoir de Cricklade était visible par-delà les prés, à deux miles de là. - Où allons-nous maintenant ? Où que portât le regard, ce n'était que des parcs et des champs, des troupeaux de moutons rassemblés à l'ombre des arbres. L'herbe était constellée de fleurs blanches. Partout ce n'était qu'éclosion - les arbres, les buissons, les plantes. - J'ai pensé que la forêt de Wardley vous plairait, vous verrez à quoi ressemble la nature sur Norfolk. (Louise désigna une masse d'arbres au feuillage vert foncé, qui s'étendait le long d'une vallée peu profonde distante d'un mile.) Geneviève et moi nous y promenons souvent. C'est un endroit charmant. Elle baissa la tête. Comme s'il pouvait s'intéresser aux clairières emplies de fleurs multicolores et de parfums doucereux. - Cela me paraît une bonne idée. J'aimerais m'abriter de ce soleil. Je ne comprends pas comment vous pouvez le supporter. - En fait, je n'y fais pas attention. Il donna un coup d'éperons à son cheval, qui se mit à trotter. Louise le dépassa sans peine, épousant le rythme de sa monture. Ils traversèrent un pré au galop, semant la panique chez les moutons somnolents, et Louise éclata d'un rire cristallin. Elle arriva bien avant lui à la lisière de la forêt, et sourit en le voyant tout pantelant. - C'était très bien, dit-elle. Avec un peu d'entraînement, vous pourriez devenir un excellent cavalier. Elle mit pied à terre avec souplesse. - Il y a quelques haras sur Tranquillité, dit-il en descendant de cheval à son tour. C'est là que j'ai appris, mais je n'y vais pas très souvent. Un splendide miépine se dressait, solitaire, à quelques pas de la forêt, et le moindre de ses rameaux était orné en son extrémité de minuscules fleurs rouge sombre. Louise attacha son cheval à l'une de ses branches les plus basses et emprunta une sente qui lui était familière. - J'ai entendu parler de Tranquillité. C'est là que demeure lone Saldana, le seigneur de Ruine. On ne parlait que d'elle l'année dernière ; comme elle est belle. J'ai voulu me faire couper les cheveux comme elle, mais mère a refusé. La connaissez-vous ? - L'ennui, quand on connaît quelqu'un de célèbre, c'est que personne ne vous croit quand vous le dites. Elle se retourna, les yeux écarquillés. - Vous la connaissez ! - Oui. Je la connaissais avant qu'elle n'hérite de son titre, nous avons grandi ensemble. - Comment est-elle ? Dites-le-moi ! L'image d'Ione nue, luisante de sueur, penchée au-dessus d'une table pendant qu'il la baisait, apparut dans son esprit. - Très sympa, dit-il. La clairière où elle le conduisit se trouvait au fond de la vallée ; un ruisseau la traversait, formant cinq petites cascades sur les escarpements rocheux. Le sol était couvert de fleurs tabulaires, couleur lavande ou jaune citron, dont la tige atteignait la hauteur du genou, et qui diffusaient un parfum rappelant celui des fleurs d'oranger. Des arbres-monarques bordaient le courant sous les cascades, hauts de cinquante yards, et la brise agitait leurs longues branches couvertes de feuilles tombantes semblables à des frondes de fougère. Des volatiles tournaient autour de leur cime, des pseudo-chauves-souris d'un marron terne, pourvues de longues pattes antérieures fouisseuses. Des rosés pleureuses sauvages poussaient entre les rochers entourant deux des mares où se déversaient les cascades ; enveloppant des branches pétrifiées depuis des années, de nouvelles pousses vigoureuses dessinaient des buissons hémisphériques. Les fleurs se pressaient les unes contre les autres, luttant pour obtenir leur ration de lumière. - Vous aviez raison, dit Joshua. Cet endroit est charmant. - Merci. Geneviève et moi venons souvent nous baigner ici en été. Il parut intéressé. - Vraiment ? - C'est un coin du monde qui n'appartient qu'à nous. Même les hax ne viennent jamais ici. - Qu'est-ce qu'un hax ? J'ai déjà entendu ce mot-là. - Père les appelle des pseudo-loups. Ils sont gros et féroces, et ils s'attaquent même aux humains. Les fermiers les chassent quand vient l'hiver, c'est un excellent sport. Mais il n'y en a quasiment plus à Cricklade. - Est-ce que les chasseurs portent des vestes rouges et donnent la chasse à cheval, aidés par une meute de chiens ? - Oui. Comment le savez-vous ? - Un coup de chance. - Je suppose que vous avez vu de véritables monstres dans l'espace. J'ai vu des images des Tyrathcas sur l'holoécran. Ils sont horribles. Je n'ai pas pu dormir pendant huit jours. - Oui, les Tyrathcas ont l'air redoutables. Mais j'en ai rencontré quelques couples ; ce n'est pas ainsi qu'ils se voient eux-mêmes. À leurs yeux, c'est nous qui sommes de cruels étrangers. Question de point de vue. Louise rougit, baissa la tête et détourna les yeux. - Excusez-moi. Vous devez me juger horriblement intolérante. - Non. Vous n'avez pas l'habitude des xénos, voilà tout. (Il se tint derrière elle et lui posa les mains sur les épaules.) Un de ces jours, j'aimerais vous emmener loin d'ici et vous faire découvrir le reste de la Confédération. Certaines de ses parties sont vraiment spectaculaires. Et j'adorerais vous faire visiter Tranquillité. (Il contempla la clairière d'un air songeur.) Ça ressemble un peu à cet endroit, mais en plus grand. Je suis sûr que ça vous plairait. Louise aurait voulu échapper à son étreinte, un homme ne devrait pas faire preuve d'une telle familiarité. Mais ses coutumes n'étaient pas celles de Norfolk, et il lui massait les épaules avec une telle douceur. Comme c'était agréable. - J'ai toujours rêvé de voyager à bord d'un astronef. - Un jour viendra où vous pourrez réaliser ce rêve. Quand vous serez la maîtresse de Cricklade, vous ferez tout ce que vous voudrez. Joshua savourait leur proximité. Son esprit innocent, son corps superbe, l'interdiction qu'il se faisait de seulement penser à la baiser... tous ces éléments mêlés composaient un puissant aphrodisiaque. - Je n'y avais jamais pensé, dit-elle en s'animant soudain. Pourrai-je affréter le Lady Macbeth ? Oh, mais cela n'arrivera pas avant des années. Je ne souhaite pas la mort de père, ce serait absolument horrible de ma part. Viendrez-vous encore sur Norfolk dans cinquante ans ? - Bien sûr que oui. Désormais, il y a deux choses qui m'y obligent. Mes affaires et toi. - Moi ? glapit-elle, terrorisée. IL la força à lui faire face et l'embrassa. - Joshua ! Il lui posa deux doigts sur les lèvres. - Chut. Plus un mot, rien que nous. Pour toujours. Louise se figea tandis qu'il déboutonnait son chemisier, l'esprit en proie à toutes sortes d'émotions inconnues. Je devrais fuir. Je devrais l'arrêter. La chaleur du soleil inonda son dos et ses épaules dénudés. C'était là une sensation des plus étranges, une sorte de chaleur picotante. Et l'expression de Joshua la terrifia quand il se tourna vers lui : si affamée, et en même temps si inquiète. - Joshua, murmura-t-elle, partagée entre l'anxiété et l'amusement. Sans s'en rendre compte, elle s'était redressée. Il ôta son tee-shirt. Ils échangèrent un nouveau baiser, et il l'étreignit. Comme il semblait fort. En sentant sa peau frôler la sienne, elle fut prise au creux du ventre d'un tremblement que rien ne semblait pouvoir apaiser. Puis elle s'aperçut qu'il lui abaissait ses jodhpurs. - Oh mon Dieu. Il lui toucha le menton du bout du doigt. - Tout va bien. Je vais te guider. Son sourire était au moins aussi chaud que le soleil. Elle enleva elle-même ses bottes de cuir noir, puis l'aida à la débarrasser de ses jodhpurs. Elle portait une culotte et un soutien-gorge en coton blanc. Joshua l'effeuilla lentement, savourant la vision de ce corps qui se révélait à lui. Il étendit leurs vêtements sur l'herbe et la coucha dessus. Elle était horriblement tendue, se mordillait la lèvre inférieure, jetait des regards terrifiés sur son propre corps. Il fallut un long et agréable intervalle de caresses, de baisers, de murmures et de chatouillis avant qu'elle ne commence à réagir. Il lui arracha un gloussement, puis un autre, puis un rire et un gémissement. Elle explora alors son corps masculin, curieuse et soudain pleine d'audace, lui caressant doucement le ventre jusqu'à soupeser ses couilles. Il frissonna et, en retour, lui massa les cuisses. Une nouvelle période s'écoula, durant laquelle ils se découvrirent mutuellement des mains et de la bouche. Puis il se glissa au-dessus d'elle, contemplant ses cheveux en bataille, ses yeux naufragés, ses mamelons sombres et durs, ses jambes écartées, Il entra en elle précautionneusement, et la moite chaleur qui étreignit sa bite était une splendeur érotique. Louise commença à se trémousser avec vigueur, et il adopta une cadence lente, provocante. Grâce à ses naneuroniques, il bloqua les réactions de son corps, maintenant son érection le plus longtemps possible, bien décidé à la voir parvenir à la jouissance, à lui offrir une première fois aussi parfaite qu'il le pouvait. Au bout d'une éternité, il fut récompensé en la voyant perdre tout contrôle. Louise rejeta jusqu'à la dernière de ses inhibitions en sentant monter l'orgasme, hurlant à pleins poumons et s'arquant désespérément sous lui, jusqu'à le soulever de terre. Ce fut seulement à ce moment-là qu'il s'autorisa à jouir, la rejoignant dans une plénitude absolue. Leur langueur postcoïtale fut un nouvel intervalle de douceur, ponctué par de petits baisers, des caresses sur son visage en sueur, des murmures énamourés. Et il ne s'était pas trompé : les plus savoureux des fruits sont les fruits défendus. - Je t'aime, Joshua, murmura-t-elle à son oreille. - Et je t'aime, moi aussi. - Ne t'en va pas. - Ce n'est pas juste. Tu sais que je reviendrai. - Pardon. Elle le serra plus fort. Il laissa remonter une main jusqu'à son seul gauche et le malaxa, lui arrachant un petit hoquet de surprise. - Est-ce que tu as mal ? - Un peu. Pas beaucoup. - J'en suis ravi. - Moi aussi. - Veux-tu te baigner maintenant ? On s'amuse bien dans l'eau. Elle lui adressa un sourire hésitant. - On recommence ? - Si tu le désires. - Oui. Marjorie Kavanagh revint faire un tour dans sa chambre durant la nuit-de-la-Duchesse. L'idée que Louise puisse traverser le manoir enténébré pour le rejoindre et le trouve en compagnie de sa mère pimentait encore la situation, et il laissa Marjorie aussi épuisée que ravie. Le lendemain, Louise, les yeux luisants de désir, annonça au cours du petit déjeuner qu'elle allait faire visiter les chais du comté à Jonathan, afin qu'il voie de ses yeux les tonneaux destinés à la récolte de Larmes. Grant jugea que c'était là une excellente idée, réjoui de voir son petit chérubin en proie à ses premiers tourments amoureux. Joshua se fendit d'un sourire neutre et la remercia de sa prévenance. Trois jours les séparaient encore de l'Estivage. À Cricklade, ainsi que sur le reste de Norfolk, le jour de l'Estivage était célébré par une cérémonie toute simple. Les Kavanagh, le vicaire de Colsterworth, le personnel du manoir, les ouvriers agricoles les plus âgés et des représentants des équipes de cueilleurs se rassemblèrent à la fin du jour-du-Duc dans la roseraie la plus proche du manoir. Joshua et Dahybi, invités à les rejoindre, se placèrent devant le groupe qui se pressait à l'intérieur du mur d'enceinte. Les rangées de rosés pleureuses s'étendaient devant eux ; les fleurs et les coupes se détachaient sur le ciel d'azur assombri, parfaitement immobiles dans la quiétude du soir. Le temps paraissait suspendu. Le Duc sombrait à l'horizon ouest, éclat de vitrail orangé, emportant avec lui la lumière du monde. Le vicaire, vêtu d'une soutane toute simple, leva les bras pour ordonner le silence. Comme pour répondre à ce signal, une lueur d'un rosé aqueux se déploya à l'horizon. Un soupir monta de l'assemblée. Joshua lui-même était impressionné. La veille, il y avait eu environ deux minutes d'obscurité. Désormais, il n'y aurait plus de nuit pendant une journée sidérale, plus de solution de continuité entre la nuit-de-la-Duchesse et le jour-du-Duc. Les étoiles ne referaient leur apparition, l'espace d'une brève minute, qu'à l'issue de la prochaine nuit-de-la-Duchesse. Ensuite, les deux soleils seraient simultanément présents durant la soirée, et l'obscurité matinale se ferait de plus en plus longue, annonçant le retour de la nuit-de-la-Duchesse, jusqu'à ce que Norfolk atteigne le point de conjonction inférieur et que seul le Duc soit visible : l'Hivernage. Le vicaire entama une brève cérémonie d'action de grâces. Toutes ses ouailles connaissaient par coeur les prières et les hymnes, et un chour de murmures monta dans la roseraie. Joshua se sentait un peu exclu. Ils conclurent en chantant AU Créatures Gréât and Small *. Heureusement, ses naneuroniques avaient ce chant en mémoire ; il joignit sa voix à celles des autres, tout surpris du contentement qui l'emplissait. Après la cérémonie, Grant Kavanagh, accompagné de sa famille et de ses amis, se promena entre les plants. Il palpa quelques rosés, les soupesant et pressant leurs pétales entre le pouce et l'index pour juger de leur texture. * Hymne composé par Mrs C.F. Alexander (1818-1895): "Toutes choses brillantes et belles, /Toutes créatures grandes et petites, /Toutes choses sages et merveilleuses, /Le Seigneur Dieu les a créées. /L'homme riche dans son château, /L'homme pauvre à sa porte, /Dieu les a créés, grands et petits, /Et a ordonné leurs biens. " (N.d.T.) - Sentez-moi ça, dit-il à Joshua en lui tendant un pétale qu'il venait d'arracher. La récolte s'annonce bien. Pas aussi bien qu'il y a cinq saisons. Mais très supérieure à la moyenne. Joshua renifla. La senteur était faible mais reconnaissable, similaire à celle dégagée par le bouchon d'une bouteille de Larmes qu'on venait d'ouvrir. - Vous pouvez le dire rien qu'en sentant un pétale ? demanda-t-il. Grant rebroussa chemin, passant un bras autour des épaules de Louise. - Je le puis. Mr Butterworth le peut. La moitié des ouvriers le peuvent. Simple question d'expérience. Il suffit d'avoir passé beaucoup d'étés ici. (Il eut un large sourire.) Peut-être le pourrez-vous un jour, Joshua. Je suis sûr que Louise vous demandera de revenir, si personne d'autre ne le fait. Geneviève éclata d'un rire de crécelle. Louise piqua un fard. - Papa ! protesta-t-elle en lui donnant une claque sur le bras. Joshua s'obligea à sourire, puis détourna les yeux pour examiner un plant. Il se retrouva face à face avec Marjorie Kavanagh. Elle lui lança une oillade langoureuse. Ses naneuroniques firent tout leur possible pour bloquer l'afflux de sang à son visage. L'inspection achevée, le personnel du manoir servit un buffet en plein air. Planté derrière l'une des tables montées sur tréteaux, Grant Kavanagh se mit à découper un quartier de bouf saignant, se glissant dans le rôle de l'hôte parfait et se faisant un point d'honneur de plaisanter avec tous les invités. A mesure que progressait la nuit-de-la-Duchesse, les rosés commencèrent à s'incliner. Le processus était si lent qu'il était imperceptible mais, heure après heure, les tiges perdirent de leur raideur, et le poids des pétales et des carpelles rendit inévitable le triomphe de la gravité. Lorsque se leva le jour-du-Duc, la plupart des fleurs avaient atteint la position horizontale. Leurs pétales séchaient et se flétrissaient. Joshua et Louise allèrent à cheval dans une roseraie proche de la forêt de Wardley et errèrent parmi les plants effondrés. Il n'y avait plus que quelques ouvriers sur place, occupés à prendre soin des coupes et à les redresser de temps à autre. Ils lancèrent à Louise un salut craintif et poursuivirent leur tâche. - La plupart des gens sont au lit, dit Louise. Le véritable travail recommencera demain. Ils s'écartèrent pour laisser passer un homme tirant un chariot. Sur celui-ci reposait une grosse aiguière emmaillotée de cordes. L'homme immobilisa le chariot à l'extrémité d'une rangée de plants et posa l'aiguière sur le sol. Des récipients semblables étaient déjà en position au bout d'un tiers des rangées. - À quoi ça sert ? demanda Joshua. - On y vide les coupes, expliqua Louise. Ensuite, les aiguières sont transportées aux chais du comté, où les Larmes sont mises en tonneau. - Et elles y restent pendant un an. - En effet. - Pourquoi ? - Pour qu'elles puissent passer un hiver sur Norfolk. Ce ne sont pas de véritables Larmes tant qu'elles n'ont pas subi le gel. On dit que ça renforce leur goût. Sans parler de leur coût, pensa-t-il en lui-même. Les fleurs étaient à présent quasiment fanées, et leurs tiges en forme de U. L'aura que leur avait conférée le Duc s'était estompée à mesure que les pétales noircissaient, et avec elle une bonne partie de leur mystère. Ce n'étaient plus à présent que des fleurs ordinaires. - Comment les ouvriers savent-ils où attacher les coupes ? demanda-t-il. Regarde-les. Chaque fleur est penchée précisément au-dessus d'une coupe. (Il examina l'ensemble de la rangée.) Pas une qui soit mal placée. Louise lui adressa un sourire suffisant. - Quand on est né sur Norfolk, on sait placer une coupe. Il n'y avait pas que les rosés pleureuses qui parvenaient à la fructification. Alors qu'ils trottaient vers la forêt de Wardley, Joshua vit sur les arbres et les buissons d'autres fleurs qui se refermaient, certaines d'entre elles plongeant vers le sol à l'instar des rosés. Dans leur paisible clairière, les buissons de rosés sauvages bordant les mares semblaient flasques, comme s'ils se dégonflaient. Les fleurs basculaient les unes contre les autres, leurs pétales agglutinés formant une sorte de bouillie. Louise laissa Joshua la déshabiller, comme toujours. Puis ils étalèrent une couverture sur les rochers, en dessous des rosés pleureuses, et s'étreignirent. Joshua en était arrivé au point où Louise frissonnait d'anticipation en sentant ses mains lui caresser le bas-ventre et l'intérieur des cuisses lorsqu'il sentit une goutte s'écraser sur son dos. IL ne lui prêta pas attention et embrassa le nombril de Louise. Une seconde eut raison de sa concentration. Ce n'était pas une averse, le ciel était vierge de tout nuage. Il se retourna. - Que... ? Les rosés de Norfolk s'étaient mises à pleurer. Du centre du pistil gouttait régulièrement un fluide translucide. Ce fluide allait couler pendant dix ou quinze heures, jusqu'à ce que la prochaine nuit-de-la-Duchesse soit bien entamée. Une fois vidé de son suc, le pistil s'ouvrirait en deux pour lâcher ses graines. La nature avait conçu ce fluide afin qu'il adoucisse un sol rendu aride par des semaines de sécheresse, les graines ayant de meilleures chances de germer dans la boue. Mais, en 2209, une femme du nom de Carys Thomas, assistante botaniste de la Mission d'évaluation écologique, agissant à rencontre du règlement (et du sens commun), avait laissé couler un peu de fluide sur son doigt et l'avait ensuite goûté. Ainsi avait pris fin l'ordre naturel de Norfolk. Joshua cueillit une goutte sur sa peau et se lécha le doigt. Le liquide avait un goût plus âpre que les Larmes de Norfolk qu'il avait tant appréciées sur Tranquillité, mais leur parenté était indéniable. Une lueur malicieuse éclaira son regard. - Hé, pas mal. Étouffant un rire, Louise se laissa retourner jusqu'à se retrouver au-dessous des fleurs pendantes. Ils firent l'amour sous une ondée de gouttelettes étincelantes, dont chacune valait une rançon de roi. Les ouvriers regagnèrent les roseraies lorsque s'acheva la nuit-de-la-Duchesse. Ils détachèrent les coupes, à présent lourdes de Larmes, et transférèrent leur précieux contenu dans les aiguières. Il leur faudrait cinq jours pleins pour accomplir cette tâche. Ce fut Grant Kavanagh en personne qui conduisit Joshua et Dahybi aux chais du comté dans un puissant camion, un quatre-quatre aux roues si grandes qu'il aurait sans problème traversé un marécage peu profond. Les chais se trouvaient dans les faubourgs de Colsterworth et consistaient en un groupe de bâtiments en pierre aux murs couverts de lierre où les fenêtres étaient rares. Le sous-sol abritait un vaste labyrinthe de caves aux murs de brique où les tonneaux étaient entreposés durant leur année de maturation. Lorsqu'il franchit le grand portail, les ouvriers s'affairaient déjà à sortir des tonneaux de l'année précédente. - Un an jour pour jour, dit-il fièrement alors que les lourds cylindres cerclés de fer roulaient sur les pavés. Voici votre cargaison, jeune Joshua. Elle sera prête dans deux jours. Il arrêta son véhicule devant le bâtiment affecté à la mise en bouteille. Le maître de chai se précipita à sa rencontre, le visage en sueur. - Ne vous inquiétez pas pour nous, lui dit Grant d'un air suffisant. Je fais visiter les lieux à notre principal client. Nous ne vous gênerons pas. Et cela dit, il franchit le seuil d'un pas impérial. L'atelier d'embouteillage abritait le mécanisme le plus sophistiqué que Joshua ait vu sur cette planète, quoiqu'il ne fût équipé d'aucun système cybernétique digne de ce nom (il aperçut même des poulies en caoutchouc !). La longue salle, sous un toit d'une seule pièce, était emplie de conduits, de courroies et de cuves, tous étincelants. D'innombrables bouteilles en forme de poire défilaient sur les chaînes sinueuses courant au-dessus de sa tête et tournoyaient autour des robinets, produisant un cliquetis continu qui rendait difficile toute conversation suivie. Grant le guida dans ce dédale. Tout le nectar récolté dans le comté était mélangé dans les gigantesques cuves en acier inoxydable, expliqua-t-il. L'appellation "Comté de Stoke " était un bouquet homogène. Aucune roseraie ne bénéficiait d'une étiquette individuelle, même pas les siennes. Joshua contempla les bouteilles qui se remplissaient sous les cuves, puis étaient bouchées et étiquetées. Chaque phase de ce processus augmentait leur coût. Et le poids du verre réduisait la quantité de Larmes transportée par un astronef. Seigneur, quel racket ! Je n'aurais pu faire mieux. Et le plus beau, dans l'histoire, c'est que nous sommes tous impatients de nous faire plumer, de faire encore monter les coûts. En bout de chaîne, le caviste les attendait avec la première bouteille du cru. Il jeta un regard interrogateur à Grant, qui le pria de faire son office. La bouteille fut débouchée et son contenu versé dans quatre verres en cristal. Grant en huma un, puis absorba une petite gorgée. Il inclina la tête sur le côté et prit un air pensif. - Oui, dit-il. Ça ira. Stoke peut mettre son nom dessus. Joshua porta son verre à ses lèvres. Le liquide lui glaça tous les nerfs du gosier et lui incendia l'estomac. - C'est assez bon pour vous, Joshua ? dit Grant en lui donnant une tape dans le dos. Dahybi levait son verre à la lumière, les yeux luisants d'avidité. - Oui, déclara Joshua, impassible. C'est assez bon. Joshua et Dahybi se relayèrent pour superviser le conditionnement de leurs casiers. En prévision du voyage interstellaire, les bouteilles étaient hermétiquement scellées dans des conteneurs en matériau composite d'un mètre cube, rembourrés de mousse athermique (nouvelle surcharge) ; les chais avaient leur propre machine à emballer et à sceller (nouveau surcoût). Comme une voie ferrée reliait les chais à la gare, plusieurs cubes étaient expédiés quotidiennement à Boston. Toute cette activité réduisait le temps que Joshua passait au manoir de Cricklade, au grand chagrin de Louise. Et elle n'avait plus de raison valable pour lui faire visiter le domaine à cheval. Il s'arrangea en outre pour travailler aux chais le plus souvent possible durant la nuit-de-la-Duchesse, afin de mettre un terme à ses ébats avec Marjorie. Le matin du jour de son départ, cependant, Louise réussit à le coincer aux écuries. Il se vit donc dans l'obligation de passer deux heures dans un grenier à foin obscur et poussiéreux, à satisfaire une adolescente de plus en plus audacieuse qui semblait avoir des réserves d'énergie illimitées. Elle resta un long moment accrochée à lui après leur troisième orgasme, tandis qu'il s'efforçait de la rassurer en lui murmurant qu'il reviendrait bientôt. - Rien que pour faire des affaires avec papa ? demanda-t-elle d'un ton presque accusateur. - Non. Pour toi. Les affaires sont une excuse, il serait difficile d'agir autrement sur cette planète. Tout est si foutrement réglementé ici. - Ça m'est égal, désormais. Ça m'est égal si tout le monde est au courant. Il changea de position, se débarrassa de quelques brins de paille. - Eh bien, pas à moi ; je ne veux pas que tu sois traitée comme une paria. Alors sois un peu discrète, Louise. Émerveillée, elle lui caressa la joue du bout des doigts. - Tu m'aimes vraiment, n'est-ce pas ? - Bien sûr. - Papa t'aime bien, dit-elle, hésitante. Le moment était sans doute mal choisi pour parler de l'avenir, de ce qu'ils feraient après son retour. Il devait avoir bien des soucis en tête, avec l'écrasante responsabilité du voyage interstellaire qui l'attendait. Mais l'approbation de son père était un peu comme un bon présage. Il y avait si peu de gens qui trouvaient grâce aux yeux de papa. Et Joshua avait dit qu'il adorait le comté de Stoke. Si jamais je m'établis quelque part, je voudrais que ce soit dans un lieu comme celui-ci : c'était ce qu'il avait dit, mot pour mot. - J'aime bien ce vieux forban, moi aussi. Mais quel fichu caractère ! Louise gloussa dans les ténèbres. Au-dessous d'eux, les chevaux s'agitaient. Elle enfourcha Joshua, laissant retomber sa crinière entre leurs corps. Il posa les mains sur ses seins, les pétrit jusqu'à la faire gémir de désir. D'une voix rauque, il lui dit ce qu'elle devait faire. Elle dompta son corps pour lui plaire, tremblant de sa propre témérité. Il était si solide contre elle, si merveilleusement présent, l'encourageait et la louait. - Dis-le-moi encore, murmura-t-elle. S'il te plaît, Joshua. - Je t'aime, dit-il, lui soufflant son haleine chaude sur la nuque. Même ses naneuroniques ne purent tout à fait chasser la honte qui l'envahissait comme il prononçait ces mots. En suis-je vraiment réduit à mentir à des adolescentes aveuglées par la confiance et désespérément provinciales ? C'est peut-être parce qu'elle est si belle, parce qu'elle est la jeune fille que nous désirons tous en dépit de nos tabous. Je ne peux pas m'en empêcher. - Je t'aime, et je reviendrai pour toi. Elle gémit de délire quand il la pénétra. L'extase apporta sa lumière, bannissant les ténèbres de l'écurie. Joshua réussit tout juste à gagner le grand hall du manoir pour saluer d'un baiser ou d'une poignée de main tous les membres de la famille et du personnel (William Elphinstone n'était pas du nombre) qui étaient venus lui souhaiter un bon voyage, ainsi qu'à Dahybi. La calèche les conduisit à la gare de Colsterworth, où ils prirent le train à destination de Boston en même temps que la dernière partie de leur cargaison. Melvyn Ducharme, qui les attendait à la capitale, leur apprit que plus de la moitié des casiers étaient déjà à bord du Lady Macbeth. Kenneth Kavanagh avait usé de son influence auprès des capitaines dont les spatiojets étaient réduits à l'oisiveté en raison d'une cargaison moins importante. Ils ne s'étaient pas exécutés sans rechigner, mais le chargement était plus avancé que prévu. Avec le seul spatiojet du Lady Macbeth, dont la capacité était plutôt réduite, il leur aurait fallu onze jours pour transporter tous les casiers à bord de l'astronef. Ils regagnèrent tout de suite celui-ci. Lorsque Joshua entra en flottant dans sa cabine, Sarha l'attendait auprès de la cage d'apesanteur, un sourire avide aux lèvres. - Pas question, bordel, lui dit-il, et il s'effondra sur son lit pour y dormir dix heures d'affilée. Même s'il était resté éveillé, il n'aurait eu aucune raison de braquer les capteurs du Lady Macbeth sur les vaisseaux en partance. Et il n'aurait jamais constaté que, sur les vingt-sept mille huit cent quarante-six astronefs parqués en orbite autour de Norfolk, vingt-deux éprouvèrent une variété alarmante de dysfonctionnements mécaniques et électriques en repartant vers leurs planètes d'origine.