CHAPITRE PREMIER On était le troisième jeudi de janvier, et après une quinzaine de crachins quotidiens la première véritable tempête de la mousson anglaise était prévue pour la fin de l’après-midi. L’anneau des plates-formes que la compagnie Event Horizon maintenait en orbite basse autour de la Terre avait observé sa formation dans l’Atlantique, à l’ouest du Portugal : le choc de fronts thermiques, la combinaison propice de la température et de l’humidité. Les amplificateurs photoniques multispectres surveillaient les volutes tourmentées de nuages qui s’étiraient vers l’Angleterre, gagnant en puissance et en vitesse. Les chaînes satellitaires avaient commencé à diffuser le bulletin d’alerte météo aux infos du matin. Dans tout le pays, aussi bien dans les zones rurales que les centres urbains, les gens se hâtaient de renforcer leur logis, rentraient les animaux à l’abri et protégeaient de leur mieux les cultures. Si les plates-formes s’étaient concentrées sur le comté de Rutland alors que l’aube se levait, tout observateur aurait eu l’attention attirée à son extrémité est, là où le grand réservoir en « Y » de Rutland Water reflétait le splendide scintillement d’un rose mordoré du soleil. La péninsule de Hambleton saillait du réservoir telle une baleine faisant surface sur quatre kilomètres de long et un de large. Hambleton Wood s’étendait sur un tiers de la longue pente sud, ses chênes et ses frênes exterminés par la canicule permanente du réchauffement qui avait remplacé les anciennes saisons. Les troncs pourris étaient à présent submergés par un entrelacs de lierre et d’autres plantes grimpantes, ces charognards végétaux qui dévoraient l’écorce spongieuse des géants naguère solides qu’ils avaient étouffés. D’autres taillis plus petits et tout aussi décomposés occupaient le côté nord, ajoutant à l’impression générale de délabrement. Mais plus de la moitié des terres arables accueillait désormais des citronniers, des limettiers et des orangers qui formaient une patine verte et vigoureuse dans le paysage. La péninsule était un lieu idéal pour les arbres fruitiers, grâce à Rutland Water qui procurait une irrigation illimitée pendant les mois torrides de l’été. Hambleton lui-même n’était qu’un hameau de maisons en pierre, avec une très jolie petite église et un unique pub, le tout niché sur le côté ouest, la queue de la baleine, sur une étroite bande de terre qui établissait la jonction avec le val de Catmose. Une seule route courait le long de l’échine de la péninsule. Les herbes folles qui grignotaient les bords du ruban de macadam l’avaient réduite à un chemin à peine praticable. À neuf heures et quart ce matin-là, le VTT de Corry Furness quitta la route un kilomètre après Hambleton et descendit en roue libre le chemin qui menait à la ferme Mandel. Les pneus du vélo dérapaient dangereusement sur la mousse humide et le calcaire instable de la pente. Greg aperçut le garçon du coin de l’œil, un éclair de couleur qui dévalait les vingt derniers mètres avant d’atteindre la cour de la ferme. Corry freina en catastrophe. Mandel était dehors depuis sept heures et demie, et il avait déjà planté dans la terre meuble près de trente jeunes limettiers génétiquement modifiés qu’il avait ensuite attachés à des tuteurs de deux mètres, dans l’espoir que cette précaution les aiderait à survivre aux tempêtes. Quand il en aurait terminé, les arbustes couvriraient le demi-hectare entre la ferme et l’orée est de Hambleton Wood. La plantation aurait dû être achevée depuis une semaine, mais la pépinière avait livré avec du retard, et l’excavatrice mécanique qu’il utilisait avait eu une panne hydraulique qui lui avait demandé une pleine journée de réparation. Il lui restait deux cents arbustes à planter. Greg avait pensé qu’en se mettant au travail assez tôt il arriverait à en faire cinquante avant l’heure du déjeuner. Il s’était déjà résigné à transporter le reste dans la grange pour attendre que la tempête soit passée. Mais en voyant Corry qui manqua de peu le coin de la grange et héla Eleanor occupée à repeindre les fenêtres du rez-de-chaussée, il sut qu’il ne pourrait même pas remplir ce quota réduit. La jeune femme le désigna au gamin, et Corry sauta de son vélo pour courir vers lui dans l’herbe détrempée. Greg éteignit la petite excavatrice et descendit de la cabine. Ses bottes en caoutchouc produisirent un bruit de succion dans la boue. De ce côté il en était à la dernière rangée, avec seulement vingt plants et tuteurs à disposer. Tous étaient prêts. Des nuages épars se massaient dans le ciel, et le bord le plus éloigné du réservoir luisait encore de la pluie tombée la nuit précédente. Des fumerolles de brume s’en élevaient dans la chaleur croissante. — M’sieu, m’sieu, c’est Papa qui m’envoie, m’sieu ! cria Corry. Le gamin avait dix ou douze ans, et le visage rougi par l’effort. L’effroi et l’excitation brillaient dans ses yeux. — S’il vous plaît, m’sieu, ils vont le tuer, m’sieu ! Il partit en glissade sur les deux derniers mètres et Greg l’attrapa juste à temps. — Tuer qui, Corry ? Hors d’haleine, l’enfant avala une goulée d’air avant de répondre : — M’sieu Collister, m’sieu. Ils sont tous chez lui. Ils disent qu’il était un Apache chic du Parti, dans le temps. — Un apparatchik, corrigea Mandel. — Oui, c’est ça, m’sieu. C’est pas vrai, hein ? Greg se mit à marcher en direction de la ferme. — Qui peut dire… — Moi j’ai toujours bien aimé m’sieu Collister, insista Corry. — Mouais. Roy Collister était un avocat qui travaillait à Oakham. Un homme d’abord agréable, discret. Presque tous les soirs on pouvait le croiser au pub du village et l’entendre se plaindre du prix de la bière et de l’inflation. Greg avait souvent bu une pinte en sa compagnie. Un type bien, apparemment. Et c’était bien là le pire. Quatre ans après l’effondrement du Parti socialiste populaire qui avait mis fin à une décennie désastreuse de gouvernance néomarxiste, les gens avaient du mal à oublier, et plus encore à pardonner la misère et la peur qu’ils avaient endurées. La haine couvait toujours sous la surface. Mandel avait déjà vu ce qui arrivait à présent à Collister : une rumeur, des allégations non fondées. Un simple indice, un soupçon murmuré suffisaient pour que le serpent de la vengeance s’éveille et ronge l’esprit des gens. Même les informateurs qui avaient travaillé pour les agents populaires ne s’étaient pas montrés aussi malveillants. Au moins devaient-ils produire des preuves avant d’être payés pour leurs dénonciations. Quand il arriva dans la cour Eleanor sortait déjà en marche arrière de la grange le Ranger fabriqué par l’English Motor Company. C’était un véhicule utilitaire puissant, à quatre roues motrices, avec une suspension renforcée. Il était le premier de la nouvelle génération à propulsion par cellules de gigaconducteurs Event Horizon, à la place des vieilles batteries polymères à haute densité. Lèvres serrées, elle lui jeta un regard très expressif. Il en fallait beaucoup pour troubler Eleanor. Ils s’étaient mariés un an plus tôt. Elle avait eu vingt et un ans le jour où elle avait remonté l’allée centrale de l’église de Hambleton, soit dix-sept de moins que lui, même si leur différence d’âge n’avait jamais été un problème. Elle avait le visage en cœur généreusement saupoudré de taches de rousseur, le nez petit et de grands yeux verts, le tout encadré par une épaisse crinière rousse qu’elle coiffait en arrière pour dégager un front large. Physiquement, elle représentait tout ce qu’il aimait chez une femme. Une adolescence passée dans un kibboutz subventionné par le PSP, où le travail manuel était la règle et le mètre étalon, l’avait dotée du genre de silhouette ferme et dynamique pour laquelle une starlette de chaîne télé aurait vendu son âme. Eleanor ne voyait pas la chose sous cet angle, même si elle avait fini par s’habituer à l’enthousiasme constant et aux compliments de son compagnon avec une sorte de tolérance un peu étonnée. Aujourd’hui encore, dans son bleu de travail éclaboussé de peinture, elle avait beaucoup d’allure. Greg s’installa sur le siège passager du Ranger et referma la portière. — J’aimerais que tu retournes au village à pied, dit-il à Corry par la vitre baissée. Tu veux bien faire ça pour moi ? Il ne tenait pas à ce que le gamin assiste au spectacle d’une foule surexcitée prête au lynchage, quelle que soit l’issue de cette situation. — Oui, m’sieu. — Et ne t’inquiète plus. — Entendu, m’sieu. Eleanor conduisit le 4 × 4 hors de la cour et l’engagea sur le chemin en passant les vitesses aux bons moments pendant que les pneus cherchaient à accrocher la surface inégale du sol. — Tu as senti, pour Collister ? demanda-t-elle. — Non. Et c’était le plus étonnant. Son intuition ne l’avait pas alerté. Or il s’agissait d’une de ses deux facultés psi que les neurohormones avaient amplifiées. Quand il faisait partie de l’armée anglaise, on lui avait posé un implant glandulaire endocrinien, un composé complexe de cellules neurosécrétantes qui s’alimentait de son sang et produisait des neurohormones stimulant les facultés psi sous le contrôle d’un processeur cortical. Quand une batterie de tests l’avait déclaré psi-positif, il avait été muté de son ancien régiment parachutiste à une unité nouvellement formée, la brigade Mindstar, en compagnie de cinq cents autres recrues quelque peu déboussolées. La stimulation psychique par neurohormones avait été démontrée l’année précédente par le bureau de la DARPA{1} américaine, et la Mindstar constituait la réponse du ministère de la Défense au potentiel que des individus doués d’aptitudes psi étaient supposés fournir à toutes les activités de renseignement, en particulier sur le terrain. Un concept que les magazines télévisuels à sensation avaient tôt fait de baptiser « Guerre des esprits ». Il était d’ailleurs regrettable que personne n’ait prêté attention aux nombreux bémols que la DARPA avait employés dans ses premiers communiqués de presse. En se fondant sur le résultat de ses tests, la Mindstar espérait que Mandel développerait un sixième sens, une vision aux rayons X s’étendant sur tout un continent qui lui permettrait de localiser les installations ennemies, aussi bien camouflées soient-elles. Au lieu de cela il vit son don d’empathie s’accroître. C’était très utile pour interroger les prisonniers, mais cela ne justifiait pas vraiment le million et demi de livres investies dans la pose de son implant glandulaire et sa formation à l’usage. Il n’avait pas été le seul à décevoir les attentes de la Mindstar. Les tests d’évaluation n’indiquaient que le domaine général dans lequel le sujet possédait une aptitude. Il demeurait impossible de prédire comment les facultés psi d’un cerveau donné pouvaient se développer après adjonction d’un implant glandulaire. Les résultats se révélèrent extrêmement médiocres. Un nombre très faible de recrues de la Mindstar répondit aux espérances. La brigade avait été démantelée à contrecœur, quelques mois seulement avant que le PSP pratique ses coupes idéologiques dans le budget de la Défense. Les conseillers scientifiques entourant l’état-major militaire avaient balayé d’un revers de main les affirmations de Greg selon lesquelles son intuition s’était trouvée améliorée par l’implant. Il n’avait pas insisté : il ne fallait jamais se porter volontaire à quoi que ce soit. Mais à plusieurs reprises, alors qu’ils étaient au feu en Turquie, son intuition avait sauvé la peau de tous les membres de son escouade de commandos. Alors pourquoi ne l’avait-elle pas averti du danger que courait Roy Collister ? — Personne ne te demande d’être parfait, dit Eleanor avec calme. Il eut un hochement de tête un peu sec. Elle était capable de se brancher sur ses émotions avec la même efficacité qu’il le faisait pour l’esprit d’autrui grâce à son hypersens. — Je parie que Douglas Kellam mène la meute, dit-il. Kellam, qui aimait se prendre pour le chevalier blanc du coin, le pourfendeur du PSP le plus véhément de tout le village. Puisqu’il ne risquait plus rien à exprimer cette opinion à présent. — Ou plutôt : il la pousse en avant, corrigea-t-elle. Il grogna son assentiment. — Qui aurait pu penser qu’un jour nous nous précipiterions au secours d’un apparatchik, hein ? — C’est pourtant ce que nous faisons, non ? Par instinct. Pas pour ce que Collister a pu être dans le passé, mais à cause de ce que les enragés de Kellam risquent de lui faire. Demain matin, il faudrait payer l’addition, et elle serait salée. Elle l’est toujours dans ces cas. — Mouais… — Mais ? — Et s’il se trouve qu’il était effectivement un officiel de haut rang au sein du PSP ? — Impossible, dit-elle avec conviction. Tu l’aurais senti. — Voilà ce que j’appelle de la confiance. Il espérait qu’elle avait raison. L’EMC Ranger déboucha sur la route. Eleanor accéléra et les roues arrachèrent des poignées de la mousse fine qui envahissait le macadam. Des jets d’écume blanche flanquaient le véhicule quand il traversait une des longues flaques parsemant la route. Greg regarda par la portière. De l’autre côté de la large extrémité sud du réservoir, il apercevait le lotissement de Berrybut Spinney qui occupait la pente douce juste en face de sa ferme. Il était installé dans une clairière rectangulaire un peu au-dessus du niveau de l’eau, et les chalets en bois formaient un fer à cheval avec à sa pointe un hôtel et un grand club-house en pierre. Le petit bois qui l’entourait n’était plus qu’un mélange de troncs morts festonnés de plantes grimpantes et d’arbres plus récents : chênes roux, lauriers de Californie, ifs chinois et autres espèces importées des régions tropicales et subtropicales quand la chaleur accablante avait commencé à durer toute l’année et à tuer la végétation locale. Leurs formes et leurs couleurs contrastaient avec les magnifiques forêts à feuilles caduques de son enfance. Promulguée dans la précipitation, la loi sur le foyer unique avait permis au conseil local de réquisitionner les chalets et l’hôtel afin de loger en urgence les gens que la montée des eaux avait chassés des terres littorales plus basses. Il avait passé la décennie de règne du PSP dans un de ces chalets, en racontant aux gens qu’il était détective privé, une couverture parfaite pour quelqu’un avec ses aptitudes. Il avait même réussi à se voir confier quelques affaires, ce qui avait ajouté une touche d’authenticité à son mensonge. Deux ans après la chute du PSP, Eleanor était entrée dans sa vie, et dans le même temps la compagnie tentaculaire Event Horizon l’avait engagé pour résoudre un problème de sécurité. L’affaire s’était révélée bien plus complexe qu’on ne l’avait cru de prime abord, et les faveurs et bonus accordés par Julia Evans, sa propriétaire très reconnaissante, avaient suffi pour qu’ils prennent tous deux leur retraite. À dire vrai, Mandel avait reçu assez pour assurer la retraite de ses petits-enfants. Les multimillionnaires, surtout très jeunes, n’avaient aucun sens de la mesure, en particulier quand il s’agissait d’argent. Eleanor et lui s’étaient donc retrouvés avec une question simple : que faire ensuite ? Rester à rêvasser était certes très agréable, mais uniquement lorsque c’était pour se reposer des activités habituelles. Ils avaient investi une partie de leur pactole dans cette ferme délabrée, avec ses champs laissés à l’abandon, et ils s’y étaient installés après leur lune de miel, l’un comme l’autre désireux de se consacrer au mode de vie paisible mais prenant que constituait la culture des agrumes. Il aperçut un tas de cendres juste en dessous des chalets, où persistait une lueur rosée. Chaque nuit les habitants allumaient un grand feu pour cuire la nourriture et marquer le lieu de convergence du voisinage. Ce n’était pas l’archétype d’une vie simple et heureuse, mais cela y ressemblait beaucoup. Le déménagement de Mandel et sa femme sur la rive opposée du bras d’eau représentait bien plus qu’un changement de lieu géographique. Une charrette tirée par un cheval et chargée de balles de paille descendait au pas la grand-rue de Hambleton quand ils arrivèrent. Eleanor contourna le véhicule adroitement, provoquant malgré tout un hennissement effrayé de la part de l’animal, tandis que le conducteur brandissait le poing. S’il n’y avait eu les panneaux solaires d’un noir luisant fixés aux toits d’ardoise et un bosquet de cocotiers imposants dans le cimetière jouxtant l’église, le hameau aurait pu être extrait d’une scène rurale du XIXe siècle. Les jardins semblaient se fondre paresseusement dans les accotements. Les hauts fûts des hêtres pourpres et des sycomores s’alignaient le long de la route, ornés de plantes grimpantes avec des fleurs colorées ; un givre végétal qui parait les arbres morts d’un semblant de vie. Mais seulement de loin. Le vent, le temps et les insectes avaient déjà élagué les brindilles et les branches les plus petites, laissant des moignons grisâtres qui dépassaient de l’écorce craquelée. La maison de Roy Collister était une des plus petites, à deux cents mètres du Finch’s Arms, le pub du village. Elle représentait le rêve du cottage pour retraité, devenu chic à la fin du siècle dernier, avec sa maçonnerie en pierre d’un jaune grisâtre mise en valeur, ses fenêtres à double vitrage et ses souches de cheminée en brique réparées. Plus récemment elle avait été dotée d’une rangée de panneaux solaires placés au-dessus des gouttières pour l’alimenter en énergie après que les réseaux d’électricité et de gaz eurent été fermés dès l’arrivée du PSP au pouvoir. Trois climatiseurs massifs avaient été montés sur le mur latéral afin de lutter contre l’air étouffant qui saturait systématiquement toutes les constructions datant d’avant le réchauffement. Le jardinet de façade avait été transformé en potager et la barrière disparaissait sous la masse de mûriers génétiquement modifiés dont les grappes de fruits aussi gros que des pommes sauvages pendaient lourdement vers le sol. Greg ouvrait déjà sa portière avant qu’Eleanor se soit garée dans la rue. Il eut vaguement conscience de taches pâles aux fenêtres de la maison d’en face : les visages de ses occupants, curieux et sans aucun doute horrifiés de ce qui se passait, mais sans aucune envie d’intervenir. Comportement typiquement anglais, se dit-il. Pendant la décennie du PSP, les gens avaient appris à garder la tête baissée, car c’était en évitant l’attention qu’on avait le plus de chance de survivre quand les agents populaires étaient à l’œuvre. Et une fois qu’on l’avait adopté, il était difficile de se départir de ce genre de comportement. Le portillon en bois coincé entre les ronciers battait lentement d’avant en arrière sur ses charnières, et au rez-de-chaussée les vitres de deux des fenêtres avaient été brisées. Quand il atteignit la porte d’entrée il constata que le bois autour de la serrure était éclaté. D’après les marques laissées sur la peinture, quelqu’un s’était servi d’une masse. De l’intérieur venait le son de voix chargées de colère. Greg pénétra dans le vestibule et activa la sécrétion de son implant, mais à un niveau faible. Comme toujours, il eut l’image d’un losange de chair pareille au foie niché comme une tumeur au centre de son cerveau, qui exsudait un liquide laiteux et froid dans les synapses environnantes. En réalité, l’implant glandulaire et les neurohormones ne ressemblaient à rien de ce qu’il imaginait. Il n’avait jamais réussi à voir les choses autrement, mais les psychologues de la Mindstar lui avaient dit de ne pas s’inquiéter, car beaucoup d’autres membres de la brigade nourrissaient des idées fixes autrement plus excentriques que la sienne. Sa perception se modifia subtilement, son environnement immédiat devint un peu plus lumineux, et légèrement translucide. Les auras paraissaient prévaloir, même celles de la matière inerte, et leurs plans brumeux correspondaient aux structures physiques autour de lui. Les créatures vivantes étaient nimbées d’un éclat vif. Greg évoluait à présent dans un monde formé d’ombres colorées. Il y avait douze personnes dans le salon, et du coup la petite pièce semblait bondée. Il en identifia la plupart : des villageois, les mêmes qui créaient l’ambiance amicale au pub, la vieille au soir. Frankie Owen, chômeur patenté et braconnier de poissons, était appuyé sur le manche de sa masse et haletait encore de sa crise de destruction. Il s’en était pris au mobilier et avait pulvérisé la table basse, le secrétaire et la commode en chêne plaqué. L’écran plat de trois mètres fixé au mur s’ornait depuis son centre d’une étoile aux multiples branches givrées. Owen s’était exprimé de la seule manière qu’il connaissait. Mark Sutton et Andrew Foster, deux costauds qui travaillaient comme ouvriers dans les vergers, étaient assis sur Roy Collister derrière le canapé renversé. Les vêtements du petit avocat étaient déchirés, son visage en bouillie, et le sang qui coulait de plusieurs estafilades venait tacher la moquette beige. Clare Collister était maintenue immobile par Les Hepburn et Ronnie Kay. Greg l’avait rarement vue depuis qu’il s’était installé dans sa ferme, car elle sortait peu. C’était une femme de trente-cinq ans, normalement d’aspect très convenable, aux cheveux bruns tirant sur le roux et au visage étroit. Elle s’était débattue, si l’on en jugeait par son œil poché et la déchirure de son chemisier qui dénudait le sein gauche. Les Hepburn avait agrippé vicieusement sa nuque pour la forcer à contempler le passage à tabac que son mari subissait. Et, bien sûr, Douglas Kellam, l’agitateur en chef, se tenait dans le petit cercle de spectateurs. Il avait une face lunaire barrée d’une fine moustache, et une calvitie déjà conquérante malgré ses quarante-cinq ans. Avec son pantalon bleu, sa chemise blanche et sa cravate verte, il offrait l’image d’un homme respectable, en dépit des circonstances et du rouge à ses joues qu’avait fait naître une sorte d’exaltation dont Greg était hélas coutumier : l’excitation que certains éprouvent en perpétrant un acte violent et illégitime. Douglas était le descendant du richard victorien dans toute sa duplicité. Du genre à avoir toute sa place dans un dîner de charité avant de se rendre à un combat clandestin de pitbulls, ou à regarder Euroblue, la chaîne porno diffusée par Globecast, mais après minuit pour mieux s’offusquer de son existence dans la journée. Les railleries et les cris cessèrent dès que Greg entra dans le salon. Mark Sutton se figea, le poing rougi du sang de Collister levé dans l’air, et il braqua vers le nouveau venu un regard pathétique qui trahit aussitôt sa culpabilité. Avec son hypersens activé, Greg subit l’assaut sur ses synapses des émotions du groupe. C’était un vacarme mental de soif de sang, de colère et de honte secrète. Ils incitaient les uns les autres et créaient ainsi le déchaînement nécessaire à la conclusion de leur forfait. Elle était facile à imaginer. Il y aurait deux décharges de fusil de chasse, puis ils mettraient le feu au cottage pour brûler les corps et faire disparaître toute preuve directe. Et la police fermerait les yeux, bien entendu. Elle était débordée, en manque d’effectifs et cherchait toujours à retrouver la confiance de la population et à faire oublier son association avec les agents populaires. Elle ne pouvait pas se permettre de prendre la défense d’anciens membres du PSP. — Bordel, qu’est-ce que vous foutez ? lança Mandel. Il n’eut pas besoin de forcer une note de lassitude dans sa voix, elle lui vint naturellement. Trop naturellement. — Ce fumier était encarté au Parti, Greg, répondit quelqu’un. — Ah oui ? Vous l’avez vue, sa carte ? Elle était signée par le président Armstrong en personne, je suppose ? Il sentit Eleanor qui venait se placer derrière lui. Sa présence déclencha un renouveau d’agitation dans les esprits déjà échauffés. — Il est coupable, Greg. Les enquêteurs ont dit qu’il était apparatchik à Market Harborough. — Ah… Les enquêteurs – en réalité, les membres du bureau d’enquête sur les nominations irrégulières dans la fonction publique – étaient une invention du gouvernement néoconservateur afin de purger l’administration de tous les adhérents du PSP, car on craignait qu’ils profitent de leur position pour créer des troubles. L’identification des anciens socialistes s’était révélée une tâche quasiment impossible, une grande partie des archives ayant été perdue ou détruite lors de la chute du PSP. Presque tous les hauts cadres du Parti avaient fait les frais de cette traque généralisée, ils étaient assez connus dans leur domaine pour que les équipes d’enquêteurs n’aient pas besoin de documents officiels prouvant leur appartenance au PSP. Mais le menu fretin, ces petites mains invisibles du Parti qui constituaient son maillage dans la population, tous ceux-là étaient beaucoup plus difficiles à démasquer. Un grand nombre de noms de suspects avait filtré des bureaux des enquêteurs, ces derniers temps. La justice expéditive des bons citoyens réglait ce problème épineux. — Il fait l’objet d’une inculpation officielle, n’est-ce pas ? s’enquit Greg. — Non, répondit Kellam. Mais nous sommes au courant. Par des infos venues d’en haut. Sa voix avait changé pour adopter des inflexions plus doucereuses, presque de connivence. Dans son esprit subsistait l’espoir d’avoir gain de cause, un refus d’accepter la défaite. Et une nervosité grandissante qui commençait à agiter son subconscient, comme chez les autres, dérangés qu’ils étaient par l’intervention de Greg et de cet implant glandulaire qui leur répugnait. Mandel se dit que, parfois, une diète sans fin de la lecture des tabloïds pouvait se révéler utile. Il eut un sourire dénué d’humour. — Ah oui, les infos venues « d’en haut ». La sœur de la cousine d’un ami, c’est ça ? — Allons, Greg. C’est un fumier de Rouge, bon Dieu. Vous ne voulez quand même pas qu’il continue à traîner dans Hambleton. Surtout vous. — Surtout moi ? Mal à l’aise, Kellam chercha du regard un soutien chez ses compagnons, mais n’en trouva aucun. — Enfin quoi, Greg, oui, surtout vous ! Ce que vous êtes, ce que vous avez fait… Vous me comprenez, les Trinities… — Oh, ça. Personne à Hambleton n’en avait encore fait mention devant lui. Tous savaient qu’il avait été membre des Trinities, ce gang urbain de prédateurs qui régnait sur Peterborough et avait combattu les agents populaires dans les rues mêmes de la ville. Ces histoires, déformées, fragmentaires, l’avaient suivi jusqu’à Berrybut. Mais en tant que gouvernement légitime, élu démocratiquement, les Nouveaux conservateurs ne pouvaient pas entériner officiellement la campagne massive de violence qui avait aidé à renverser le PSP. Si bien que l’implication de Greg lui avait gagné une sorte de révérence muette, la seule preuve de gratitude qu’on lui ait jamais montrée. Comme si ce qu’il avait fait n’était pas très convenable. — Ouais, surtout moi, fit-il en regardant les visages tendus vers lui. Et j’aurais su si Roy était un ancien du Parti, pas vrai ? Leur embarras s’accrut d’un coup, et ils détournèrent les yeux. La fureur qui les avait habités se dissipait rapidement. — Alors, est-ce que c’est bien un ? insista Kellam. Greg s’avança lentement. Sur le sol, Collister eut un grognement sourd. Le sang coulait des entailles laissées par les grosses bagues de Foster. Ce dernier échangea un regard nerveux avec Sutton, et tous deux se relevèrent en hâte. — Vous voulez vraiment savoir ? demanda Greg. — Et si c’est le cas ? répliqua Kellam. — Alors vous pourrez appeler la police et les enquêteurs, et je témoignerai à son procès de ce que j’ai pu voir dans son esprit. Kellam fléchit mentalement, et des taches de culpabilité s’épanouirent dans le courant de ses pensées. Sa panique au rappel presque détaché de l’ancien commando de la Mindstar que celui-ci pouvait sonder les esprits déclencha une cascade de souvenirs. — Oui, bien sûr, Greg. Moi, ça me va. Les autres s’empressèrent d’approuver en marmonnant. Avec une moue songeuse, Greg s’accroupit devant Collister. Il concentra son hypersens sur l’esprit de l’avocat. Ses pensées étaient lestées par la douleur, celle, vive, des coupures superficielles, mais aussi les pulsations plus profondes des côtes fêlées, peut-être brisées, la nausée qui tordait son estomac, la chaleur de l’urine inondant ses cuisses, la conscience aiguë qu’il était prêt à faire n’importe quoi pour que son calvaire cesse, le tout nimbé dans l’âcreté de l’humiliation. Intérieurement, il pleurait sur son sort. Il y avait peu de rationalité en lui, les coups l’en avaient vidé, pour la remplacer par l’instinct animal de survie. — Vous m’entendez, Roy ? dit Mandel. La salive mêlée de sang jaillit entre les lèvres tuméfiées. Greg localisa un éclair de compréhension dans un flot de pensées erratiques. — Ils disent que vous avez été un apparatchik, Roy. C’est vrai ? Collister souffla quelque chose d’impossible à saisir. — Qu’est-ce qu’il a dit ? s’enquit Mark Sutton. Greg leva une main pour lui intimer le silence. — Que faisiez-vous, pendant les dix années où le PSP a dirigé le pays ? N’essayez pas de parler, représentez-vous seulement la chose. Je verrai tout. C’était faux, il était incapable de sentir aussi précisément. Mais seule Eleanor le savait. Il compta jusqu’à trente tout en s’efforçant de se remémorer les diverses conversations que Roy et lui avaient eues au Finch’s Arms, puis il se remit debout. Le groupe des justiciers attendait, tête baissée, avec l’air fautif d’élèves pris en train de fumer. Même s’il déclarait Collister coupable, il n’y aurait plus de déchaînement de violence, à présent. La colère et l’excitation de la curée les avaient désertés, aspirées dans le néant sans fond de la culpabilité. Exactement le but que Greg avait cherché à atteindre. — Roy n’était pas un apparatchik, déclara-t-il. Il a travaillé dans un cabinet juridique où il s’occupait de la défense. Vous m’avez entendu ? Il défendait les gens accusés par le PSP. Roy aidait les pauvres types que les agents populaires traînaient devant les tribunaux à l’appui d’accusations forgées de toutes pièces. Voici le lien avec le gouvernement que vos abrutis d’enquêteurs ont découvert : son nom figure simplement dans les archives du service d’assistance juridique de Hambleton. Le Trésor public le payait pour son activité de conseil. Le silence qui suivit fut soudain brisé par le gémissement tourmenté de Clare Collister. Elle se précipita vers son mari, tomba à genoux et effleura du bout des doigts son visage ensanglanté, incrédule. Des sanglots incontrôlables firent tressauter ses épaules. Douglas Kellam était devenu très pâle. — Nous ne savions pas. Greg augmenta le niveau de sécrétion de son implant glandulaire. La projection eidétique lui coûtait beaucoup, il l’avait appris à ses dépens quand il s’en servait pour la Mindstar. Son esprit n’était pas conçu pour ce genre d’effort, ce qui signifiait qu’il le martyrisait pour l’accomplir. Pour tout arranger, il détestait ces petits tours de domination mentale. Mais pour Kellam il avait décidé de faire taire ses scrupules. Il visualisa les pointes de griffes acérées qui se refermaient sur les testicules de l’homme. — Au revoir, lâcha-t-il. La formule valait ordre de partir. Terrorisé, Kellam écarquilla les yeux avant de tourner les talons et de se ruer vers la porte. Les autres sortirent derrière lui en file indienne, et un ou deux saluèrent Eleanor d’un hochement de tête nerveux. — Oh, doux Jésus, regardez ce qu’ils lui ont fait ! geignit Clare. Elle avait les mains rougies de sang. Elle leva les yeux vers Greg et Eleanor. Les larmes roulaient sur ses joues. — Ce sont des animaux. Des animaux ! Greg pêcha son cybofax dans la poche de son bleu de travail. Il ouvrit le boîtier plat rectangulaire. — Fonction téléphone, ordonna-t-il avant de s’adresser à Clare : Je vais vous appeler une ambulance. Il est salement touché aux côtes. Dites aux médecins de voir s’il n’y a pas d’hémorragie interne. Elle essuya ses larmes d’un revers de main qui laissa une mince traînée rouge sous son œil droit. — Je veux qu’on les jette en prison, dit-elle d’une voix haletante. Tous. Qu’ils soient enfermés pendant mille ans ! Greg étouffa un soupir. — Non, ils n’ont pas commis d’erreur. Eleanor lui décocha un regard étonné, puis elle comprit et reporta son attention sur Clare. — Pas d’erreur ! s’exclama celle-ci. — J’ai seulement dit que Roy était innocent, rappela Greg. Elle le dévisagea avec horreur. — Quand l’ambulance arrivera, vous partirez avec elle. Faites un sac avec quelques vêtements et de petites choses de valeur. Et ne revenez jamais, sous aucun prétexte. Si je vous revois dans le coin, je révélerai à Douglas et ses amis quel est l’esprit qui se sait coupable. — Je n’ai jamais fait de mal à personne, fit-elle. Je travaillais à la Distribution alimentaire. Greg passa un bras autour des épaules d’Eleanor pour l’entraîner vers la sortie. Le son des pleurs misérables de Clare Collister les accompagna jusqu’à la porte. Eleanor le gratifia d’un baiser rapide quand ils atteignirent l’EMC. Il n’y avait aucun signe du groupe de justiciers improvisés. Et personne ne les épiait plus depuis les fenêtres. Le seul bruit audible était le gazouillis des oiseaux, et l’humidité conférait à l’air une sorte de viscosité désagréable. — Ça va ? demanda la jeune femme, l’air soucieux. Il commençait à éprouver les premiers élancements de la migraine qui suivait toujours l’utilisation de son implant. Il plissa les yeux quand le soleil éclatant réapparut au bord d’un nuage et passa une main dans ses cheveux mouillés de sueur. — Bah, je crois que je survivrai. — Cette satanée Clare Collister… — Tu sais, elle avait sans doute raison. Le service de la Distribution alimentaire n’était pas la même chose que les agents du ministère de l’Ordre public. — Ils s’adjugeaient la plus grosse part des récoltes du kibboutz, maugréa-t-elle. « Une répartition juste et égale » ? Tu parles ! — Eh, la tigresse se réveille, fit-il en lui tapotant les fesses d’une main légère. — Sois sage, Gregory. Elle s’écarta et grimpa dans le Ranger, mais elle souriait de nouveau. Greg s’installa sur le siège passager et boucla machinalement sa ceinture de sécurité. — Je suppose que je devrais aller renifler un peu partout dans le reste du village, fit-il sans entrain. Pour vérifier qu’il n’y a pas d’apparatchiks de haut rang qui guettent dans un coin sombre. — C’est une des raisons pour lesquelles nous sommes installés ici, dit Eleanor qui manœuvra le Ranger à travers l’intersection triangulaire avant de lui faire reprendre le chemin par lequel ils étaient venus. Pour ne plus être confrontés à ce genre de choses. Nous en avons fait assez pour ce pays, toi et moi. — Alors nous laissons cette affaire aux enquêteurs ? Elle eut un grognement qui exprimait parfaitement son dégoût. Ils retrouvèrent Corry Furness à la sortie de l’agglomération. Eleanor s’arrêta et baissa la vitre pour lui dire qu’il pouvait reprendre son vélo. — M’sieu Collister était pas avec eux, hein ? fit le gamin. — Non, dit Greg. Un sourire illumina le visage du garçon. — Je vous l’avais bien dit. Il lança sa bicyclette dans l’avenue bordée d’arbres morts, avec leurs guirlandes de plantes grimpantes et de fleurs. Greg l’observa dans le rétroviseur maculé de boue, et il envia la vision que l’enfant avait de ce monde. Pour lui, tout était noir ou blanc, vérité ou mensonge. D’une telle simplicité… Eleanor conduisit ensuite tranquillement jusqu’à la ferme. La suspension les berçait légèrement tandis que les roues passaient sur la surface inégale de la route. Au sud, les nuages commençaient à se masser. — Il faudra que tu me donnes un coup de main pour rentrer les plants de limettier dans la grange quand nous serons arrivés, dit Greg. Je n’aurai pas le temps de finir avant la tempête. — Bien sûr. J’ai presque terminé la sous-couche sur toutes les fenêtres du rez-de-chaussée. — Bravo. Moi, j’en ai jusqu’à lundi avant d’en avoir fini avec ces satanés plants. Après le déluge qui s’annonce, le sol sera trop détrempé pour que je puisse faire quoi que ce soit pendant au moins deux jours, et à tous les coups nous allons devoir passer tout le dimanche à nettoyer. — Il vaudrait mieux que tu tables sur mardi. Nous avons la présentation de Julia, lundi. Ça te changera un peu les idées. — Oh, zut. J’avais complètement oublié. — Ne sois pas aussi ronchon. Des milliers de gens seraient prêts à tuer pour obtenir une invitation. — On ne pourrait pas s’épargner la cérémonie ? — Moi, ça me va, mais il faudrait alors que tu expliques notre absence à Julia, répondit la jeune femme d’un ton espiègle. Greg réfléchit un moment à la question. Julia Evans ne comptait pas beaucoup d’amis véritables, et malgré les désavantages de cette position, il était plutôt fier d’être un de ceux-là. Elle avait hérité Event Horizon de son grand-père, Philip Evans. La compagnie était plus énorme encore qu’un kombinate, et produisait de tout, depuis les chaînes hi-fi jusqu’aux modules orbitaux micro-G. Deux ans plus tôt, elle n’était qu’une jeune fille de dix-sept ans que la richesse familiale et un père toxicomane confinaient dans une solitude terrible. Greg avait appris à la connaître quand il avait dû régler un problème de sécurité pour la compagnie, assez pour qu’elle soit la première demoiselle d’honneur à son mariage avec Eleanor. Julia avait été ravie de cette petite touche de normalité dans son existence trop guindée. L’erreur de l’avoir sollicitée ne leur était apparue que lorsque Eleanor et lui étaient partis en lune de miel. Toutes les émissions d’actualité et de ragots avaient diffusé la nouvelle : Greg Mandel était un homme assez important pour avoir la fille la plus riche du monde comme demoiselle d’honneur. Du jour au lendemain, un tas de milliardaires avaient cherché à se mettre dans les bonnes grâces des jeunes mariés. On voulait les inviter au restaurant, leur offrir une maison, les embaucher comme directeurs « non exécutifs ». Pendant l’enquête de Greg, Julia s’était quelque peu entichée de lui. Il faut dire qu’il représentait l’archétype de l’étranger mystérieux, et donc romantique : un ancien commando et prédateur urbain, un dur qui avait subi un implant glandulaire. Bien évidemment, il avait fait ce qu’il fallait et avait ignoré l’intérêt de la jeune femme pour lui. Bon sang, il conservait malgré tout un peu de décence. Il se rendit compte qu’il souriait à demi. — Je n’ai pas trop envie d’essayer d’expliquer ça à Julia. CHAPITRE 2 Par la fenêtre à meneaux de sa chambre, Nicholas Beswick contemplait le front presque solide des nuages denses qui glissaient insensiblement au-dessus de la vallée de la Chater. On était en milieu d’après-midi et la tempête arrivait plus ou moins à l’heure prévue. Une pluie tiède se mit à tomber en un lourd rideau grisâtre qui isolait encore plus l’ancienne abbaye. La pièce était orientée à l’ouest et lui offrait une belle vue sur le parc en pente douce qui occupait cette partie de la vallée. Déjà le sommet n’était plus visible, et il avait du mal à distinguer la route qui traversait le parc au-delà de l’allée en U devant la bâtisse. Une brume hésitante s’élevait de l’herbe pour être aussitôt absorbée dans l’averse gris-blanc. Ce soir personne n’irait nager dans les lacs poissonneux, se dit-il avec une pointe de regret, et il n’aurait pas l’occasion de voir Isabel en maillot. Cette baignade quotidienne était devenue un rituel pour les six étudiants. Launde Abbey ne disposant d’aucun terrain de sport, ils se raccrochaient avec ténacité à toutes les activités disponibles. Ce manque d’installations sportives ne l’avait jamais gêné. Il était à l’abbaye depuis octobre, et il avait encore du mal à se faire à l’idée qu’il y avait été admis. Launde Abbey était considérée comme une sorte de graal quasi mythique pour tout étudiant anglais en physique. C’était la chance inespérée de profiter des lumières du docteur Edward Kitchener. La plupart de ses pairs voyaient en Kitchener une sorte de Newton contemporain, double lauréat du Nobel pour ses travaux sur la cosmologie et la physique des solides. Ses équations sur les interactions moléculaires, devenues très vite un classique incontournable, avaient permis la création d’une nouvelle génération de cristaux et de semiconducteurs produits dans les usines orbitales à micro-G. Les royalties qu’il touchait avaient fait sa fortune avant qu’il atteigne la quarantaine, et généré la jalousie de ses collègues plongés dans des recherches plus abstraites. Pour ne rien arranger, il avait une approche peu conventionnelle de son domaine. À son niveau de théorisation, la physique frisait la philosophie. Il estimait être en droit de s’aventurer dans l’univers de l’esprit afin de développer de nouveaux aspects du processus de la pensée. Cette attitude lui avait valu la désapprobation farouche des psychologues établis, et il ne limitait pas toujours ses controverses aux pages des revues scientifiques. Lors de ses conférences, il lui arrivait de se lancer dans des tirades cinglantes. Et puis, vingt-deux ans plus tôt, après presque deux décennies de confrontations houleuses avec les autres théoriciens, il avait abandonné son poste à Cambridge du jour au lendemain et s’était retiré à Launde Abbey pour se consacrer à ses recherches sans être importuné par des esprits inférieurs. Son intelligence brillante et son intolérance bruyante envers le milieu académique qu’il jugeait poussiéreux l’avaient paré d’une légende d’excentrique bohème dans les médias. Quand les neurohormones à stimulation psi avaient été développées, il y a dix-sept ans, il s’en était fait le champion inconditionnel, en affirmant qu’elles offraient à l’esprit humain un accès direct au cosmos en son entier. D’après lui, elles offraient aux physiciens la possibilité de percevoir directement les particules et les ondes de forme qu’ils n’avaient jamais vues que sur le papier et dans des cubes de projection. Et même quand il était devenu évident que les neurohormones ne pouvaient pas produire ce que les premiers résultats avaient laissé espérer, il était resté inébranlable dans ses certitudes. Le facteur psi, soutenait-il, était l’événement le plus considérable survenu en physique depuis la relativité, car il révélait des phénomènes jusqu’alors impossibles à cerner et quantifier. La seule définition du mécanisme psi en termes conventionnels constituait pour lui un sujet de fascination, un pont logique entre naturel et surnaturel, une avancée qui irait au-delà même de l’insaisissable théorie de la grande unification. Il avait consacré de plus en plus de temps à atteindre cet objectif apparemment chimérique. Mais chaque année il invitait trois étudiants de son choix dans son sanctuaire pour une période intensive de deux ans durant lesquels ils suivaient ses cours, effectuaient leurs recherches et se livraient à la méditation intellectuelle sous sa houlette. Et ils devaient supporter les crises de colère puériles du maître, comme Nicholas l’avait très vite découvert, d’abord avec un certain embarras, puis avec amusement. Les êtres les plus exceptionnels avaient des défauts, eux aussi. À Launde Abbey, il n’y avait pas que les raisonnements complexes et le défrichage d’un domaine inédit en métaphysique. La dynamique d’un groupe constitué de six étudiants isolés du reste du monde et d’un homme de soixante-sept ans de plus en plus bougon était étrange. Passionnante, mais étrange. Nicholas apercevait à présent un entrelacs d’affluents argentés qui s’écoulaient sur l’herbe, traversaient la route et dévalaient la pente pour se jeter dans le premier des trois petits lacs situés au nord. La pluie était d’une intensité extraordinaire, et la chaîne d’infos de Globecast avait prédit qu’elle durerait six ou sept heures. Au fond de la vallée, la Chater allait déborder une fois encore. L’eau atteignait déjà le niveau du petit pont branlant, très certainement. Il discernait un véhicule qui progressait lentement sur la route en direction de la rivière. Il plissa les yeux pour mieux voir. Son nez vint toucher la vitre froide. C’était une grosse jeep Suzuki à quatre roues motrices. Sans doute celle du fermier qui louait les pâturages du parc, venu s’assurer qu’il avait bien récupéré tous ses lamas et ses moutons. Un éclair cisailla le ciel de la vallée et déchira la semi-obscurité. Il révéla le petit dôme géodésique bleu pastel qui veillait telle une sentinelle technologique baroque au sommet de la pente. Nicholas se rendit compte qu’il avait perdu quelques-uns de ses panneaux hexagonaux. Le détecteur d’ondes gravitationnelles qu’il coiffait était à l’abandon depuis longtemps. Au plus fort de l’été, les moutons venaient s’y abriter du soleil. Un autre éclair zébra les nuées, et ses fourches d’un blanc bleuté aveuglant s’abattirent vers la terre, si violemment qu’il eut l’impression que le ciel lui-même s’ouvrait. La lumière fut assez puissante pour l’étourdir et il recula précipitamment de la fenêtre tout en se frottant les yeux de ses poings. Le tonnerre fit vibrer les vitres. Le véhicule du fermier avait disparu. L’humidité embuait les fenêtres. Nicholas délaissa le spectacle de la mousson malgré la fascination enfantine que les éléments exerçaient toujours sur lui. Il alluma la climatisation pour combattre l’humidité qui menaçait, sélectionna un album de Bil Yi Somanzer sur sa chaîne et retourna s’installer à son bureau. Située au dernier étage de l’abbaye, sa chambre était en forme de L et meublée dans un style ancien mais coûteux. Elle était équipée d’une petite salle de bains. Le lit était spacieux et circulaire, assez vaste pour accueillir deux personnes, ce qui le poussait souvent à penser à Isabel, quand le sommeil ne venait pas assez vite. Une collection de cactus globulaires dans des pots en terre rouge occupait une table basse à plateau de cuivre placée sous la fenêtre, et il se demandait s’il les arrosait suffisamment, car il n’y avait toujours aucun signe des fleurs dont Kitchener lui avait dit de surveiller l’éclosion. Il n’avait pas apporté grand-chose de personnel ici : deux posters holo de groupes rock, sa chaîne, des cartes du ciel, quelques ouvrages de référence (de vrais livres, en bon vieux papier). Ses vêtements ne prenaient pas la moitié de la place disponible dans les tiroirs de la commode en chêne massif, et l’armoire était presque vide. À son arrivée il était trop nerveux pour oser se charger d’effets personnels. Il ignorait quelles libertés Kitchener voudrait bien tolérer. Après tout, Launde Abbey était tout autre chose qu’une résidence universitaire ordinaire. Il savait à présent que le maître des lieux ne s’intéressait nullement à ce que ses pensionnaires faisaient dans leur chambre. C’est du moins ce qu’il avait affirmé avec force. Le « Angel High » de Bil Yi martelait les enceintes et masquait le grondement de la tempête dans ses riffs de guitare. Nicholas mit sous tension le terminal de son bureau. C’était du matériel magnifique, de très haute qualité, un modèle de chez Hitachi avec deux cubes de projection holographique dignes d’un studio. Il se servit du clavier pour se brancher sur la mémoire centrale du CNES à Toulouse, puis il demanda le dernier lot en date de résultats concernant la plate-forme satellitaire d’astronomie, Antomine 12. Une carte des sources de rayonnements gamma emplit un des cubes, et il activa son programme d’analyse de fréquences. C’était une sensation merveilleuse que de pouvoir obtenir des données dans toutes les mémoires centrales sur la planète accessibles au public sans devoir se soucier du budget de son département. Quand il était à l’université, ce genre de demande nécessitait une autorisation hiérarchique, presque celle du doyen. Les dépenses de Kitchener en données atteignaient des sommes faramineuses, à n’en pas douter. Ses étudiants ne piochaient dans leur propre pécule que pour leur garde-robe et autres faux frais. Les sous-programmes apparurent dans le second cube, et il entreprit de les intégrer. Ce soir Kitchener l’interrogerait peut-être sur l’état d’avancement de son projet de recherches sur les lentilles gravitationnelles, et il voulait être en mesure de lui fournir un rapport. Le vieux savant n’appréciait pas du tout les imbéciles. Ce seul fait avait produit des miracles sur l’estime que Nicholas avait de lui-même. Il se savait intelligent, sa licence avec mention très bien gagnée sans trop d’efforts à Cambridge l’avait amplement démontré. Par contre, il avait toujours éprouvé des difficultés à se faire accepter dans le milieu étudiant. Il préférait les études plutôt que se mêler aux activités culturelles ou politiques qui passionnaient les autres. Jouer l’ermite plongé dans ses livres passait encore à l’université où il était aisé de se fondre dans le nombre sans que personne vous remarque, mais c’était impossible à Launde. Et pourtant Kitchener avait accepté sa candidature après vingt minutes seulement d’entrevue pendant lesquelles le jeune homme n’avait fait que marmonner des réponses aux questions du savant. « Nous pouvons vous aider à vous épanouir, ici, avait déclaré Kitchener d’un ton ironique souligné d’un clin d’œil. On pratique diverses formes d’éducation, à Launde. » Assez mal à l’aise, Nicholas s’était dit que le vieil homme avait senti cette solitude misérable qui lui collait à la peau depuis toujours. Dès son installation à Launde Abbey, l’argent avait cessé d’être un problème pour lui, et c’était une première dans sa vie. Ses parents avaient toujours été fiers de sa réussite dans les études, mais ils n’étaient pas assez argentés pour combler les manques de sa bourse. C’étaient de petits exploitants qui gagnaient tout juste assez pour assurer la subsistance de leur couple et de sa sœur. Il était entré à Cambridge un mois après la chute du PSP. Le pays était alors dans le chaos le plus complet, et l’argent se faisait rare. Durant cette première année, il s’était débrouillé en travaillant six soirs par semaine dans la cuisine exiguë et surchauffée d’un McDonald’s où il préparait des krillburgers. C’est seulement dans la seconde moitié de sa deuxième année que l’économie avait retrouvé un semblant de stabilité. Le gouvernement néoconservateur avait alors décidé d’aider en priorité le secteur de l’éducation. Mais après l’obtention de son diplôme et cette invitation inespérée, il n’avait eu aucun mal à trouver un parrainage pour son séjour de deux ans à Launde. Huit sociétés de taille moyenne et trois kombinates géants lui avaient fait des offres. Il avait fini par accepter l’argent de Randon, une compagnie française qui produisait des équipements et des systèmes énergétiques, en grande partie parce que ses dirigeants s’engageaient à lui fournir un poste de chercheur ensuite. Tous les diplômés de Launde bénéficiaient par la suite d’une position professionnelle enviable. Kitchener semblait avoir un don pour repérer les potentiels. Ils formaient un des réseaux d’anciens élèves les plus élitistes du pays. Mais pour cela, il fallait accepter de passer deux années de sa vie isolé en plein milieu de nulle part. À dire vrai, cet aspect des choses ne gênait pas Nicholas : après sa première année épouvantable à Cambridge, il jugeait ces conditions plus qu’avantageuses. Chaque soir, le dîner était servi à 19 h 30. Tout le monde s’y retrouvait et délaissait momentanément ses études, quel qu’en soit le stade. C’était une des règles absolues chez Kitchener. Il n’en imposait pas beaucoup, mais en enfreindre une seule était tout à fait déconseillé. Nicholas prit une douche rapide et enfila un tee-shirt propre bleu pâle avant de quitter sa chambre à 19 h 15. Au dehors il faisait déjà sombre et le vent modulait sa plainte entre les cheminées. Uri Pabari et Liz Foxton sortaient de la chambre du premier, laquelle était située à deux portes de celle de Nicholas. Ils parlaient avec animation mais à voix basse quand ils émergèrent dans le couloir. Apparemment, ils s’opposaient sur un sujet quelconque. Tous deux avaient la mine agressive et fermée. Un rictus de déplaisir passa sur les lèvres de Nicholas. Il détestait voir des gens se disputer dans l’abbaye. À cause de leur proximité obligée, tous les autres se trouvaient très vite impliqués dans le différend, et lorsque celui-ci était d’ordre privé c’était d’autant plus embarrassant. Nicholas les connaissait assez pour identifier un désaccord sur le plan intime entre Liz et Uri. Cela ne se produisait que rarement, mais en ces occasions… Ils l’aperçurent et firent aussitôt silence. Il y eut un moment d’hésitation qui se conclut sur un compromis tacite, puis Uri passa un bras autour des épaules de Liz et ils s’avancèrent vers Nicholas. Il attendit en dissimulant de son mieux l’agitation qui l’avait envahi. Tous deux étaient plus âgés que lui : le garçon avait vingt-quatre ans, elle vingt-deux, et ils terminaient leur dernière année à Launde. De tous les étudiants en résidence à l’abbaye, c’était de Liz que Nicholas se sentait le plus proche. Elle n’était pas aussi empruntée que lui dans ses rapports avec autrui, mais c’était une des plus calmes, et il se dégageait de sa personne une impression de réserve pensive qu’il trouvait rassurante. D’une demi-tête moins grande que lui, elle avait un visage rond aux traits agréables, des yeux noisette et des cheveux d’un noir de jais qui retombaient sur ses épaules. Ce soir elle portait une robe une pièce très simple, de couleur fuchsia, qui descendait juste au-dessous des genoux, avec une coupe américaine. Par contraste, Uri était perpétuellement décontracté. L’ex-Israélien avait le teint mat et une chevelure épaisse et bouclée aussi longue que celle de la jeune femme. Il était trapu quoique avoisinant le mètre quatre-vingt-dix comme Nicholas, une combinaison qui lui aurait ouvert les portes de toutes les équipes universitaires de rugby. Récemment il avait pris un peu d’embonpoint, et Liz s’était mise à le taquiner sur ce sujet lors des repas. Il avait revêtu un jean et un maillot de rugby vert vif. — Tu n’es pas allé nager ? demanda la jeune femme quand ils descendirent ensemble l’escalier. — Non, mais j’ai réussi à rattraper un peu du retard que j’avais pris avec ma compilation de données. — Pas d’examens de fin de trimestre, pas de dernier mois à transpirer et à paniquer… C’est un des bons côtés, ici, fit-elle en souriant car elle avait imité le ton acerbe de Kitchener. Vous savez si vous êtes ou non à jour avec votre travail, ce n’est pas à moi de vous le dire. L’abbaye était séparée en deux parties bien distinctes : d’un côté les pièces demeurées en l’état, qui conservaient le style originel des lieux en dépit des privations en vigueur pendant la décennie du PSP, après le chaos économique et matériel qui avait suivi le réchauffement ; de l’autre, celles que Kitchener avaient agencées pour satisfaire à son désir sans fin de quantifier l’univers entier, avec les deux laboratoires, la salle de matériel cybernétique, le centre informatique, le bureau personnel de Kitchener, un petit amphithéâtre et la bibliothèque, avec ses centaines de livres papier. La salle à manger appartenait indéniablement à la première catégorie. Ses lambris brun doré avaient été soigneusement entretenus, tout comme l’immense cheminée datant de l’époque de Jacques Ier, dont la vue ne manquait jamais d’impressionner Nicholas. Au centre trônait une longue table en acajou verni de style Edouard VII, qui luisait doucement sous les deux lustres à éclairage bioluminescent. Autour de ce meuble aux dimensions formidables les chaises tendues de cuir rouge semblaient très fragiles, et Nicholas craignait toujours d’en briser une en s’asseyant. Cecil Cameron était déjà attablé. C’était le dernier des étudiants de deuxième année, un garçon grand et élancé de vingt-quatre ans, aux cheveux blonds crépus coupés très court. De sa main gauche artificielle en kinaware il débouchait un vin blanc du Sussex, et les ongles en vitrocéramique noire lançaient des reflets aigus chaque fois qu’il tournait l’ouvre-bouteille. La peau semblable à du cuir était légèrement argentée. Un choix de Cecil, qui l’avait préférée à la couleur naturelle. « Quel intérêt y a-t-il à passer sa vie dans l’ennui ? Si vous êtes augmenté, autant le montrer. » Il prétendait avoir perdu son avant-bras dans une émeute contre le PSP. Nicholas n’était pas certain que ce soit vrai car Cecil se servait sans vergogne de sa main et de l’intérêt qu’elle suscitait pour attirer l’attention sur lui. Ces prothèses étaient encore rares, et onéreuses, assez en tout cas pour qu’il ne passe pas inaperçu où qu’il aille. Non que les six étudiants aient beaucoup d’occasions de sorties. En général, ils s’accordaient une virée par semaine à l’Old Plough de Braunston, le village le plus proche, et de temps à autre un raid jusqu’à Oakham. Cecil ne cessait de ronchonner contre l’isolement de l’abbaye, et il se mettait un peu trop en vedette, mais Nicholas devait reconnaître que c’était aussi un physicien de talent dans le domaine des solides. — Ne vous réjouissez pas trop, les prolos, lâcha-t-il d’une voix traînante. Cette tempête signifie que madame Mayberry n’est pas là. Notre seigneur et maître l’a renvoyée chez elle après le déjeuner. Ce soir, c’est nous qui devons faire notre tambouille. Nicholas et Uri eurent le même grognement de déception. — Alors pourquoi n’es-tu pas en train de mettre la main à la pâte ? dit Liz. Il lui adressa un sourire paresseux. — J’ai toujours trouvé les femelles de l’espèce humaine plus douées pour ce genre de choses. — Espèce de phallocrate ! — Allez, admets-le, tu as vraiment envie de goûter à ma cuisine ? Et puis, je suis allé jeter un coup d’œil tout à l’heure, et la petite Isabel se débrouille très bien. — C’est Isabel qui prépare le dîner ? demanda Nicholas. Il espérait que la question avait paru anodine aux autres. Le sourire de Cecil s’accentua. — Eh oui. Et elle est toute seule. Dis donc, Nick, pourquoi n’irais-tu pas voir si elle a besoin d’un coup de main, ou d’autre chose ? Nicholas crut entendre Uri qui réprimait mal un ricanement égrillard, mais il refusa de se tourner vers lui pour le vérifier. — Bon, d’accord, fit-il. Quand il atteignit la porte de communication avec la cuisine, Liz s’esclaffait en mode mineur. Bah, grand bien leur fasse, se dit-il. Il ne se formalisait plus des moqueries continuelles des autres, à présent. Cela faisait partie de la routine à Launde Abbey. Curieux comme on pouvait s’habituer à certaines choses, avec le temps. Isabel Spalvas, une mathématicienne de l’université de Cardiff, était arrivée en même temps que lui à Launde. Les premiers temps il n’osait même pas la regarder dans les yeux quand ils discutaient, ce qui d’ailleurs était peu fréquent, d’autant qu’il ne trouvait jamais rien à dire. Mais il avait eu tellement honte de cette timidité pathétique qu’il avait fini par se faire violence et avait réussi à sortir de sa coquille. Ils allaient cohabiter sous le même toit pendant deux ans, et si cela ne devait pas aller plus loin il pouvait au moins bavarder avec elle comme si elle n’était qu’un garçon de plus. C’était souvent l’approche qu’il adoptait avec les filles, pour sa simplicité. Ainsi ils sympathiseraient, et peut-être qu’ensuite, peut-être… La cuisine était équipée d’un long fourneau en fonte d’un noir mat qui occupait tout un pan de mur blanchi à la chaux, avec une batterie de casseroles en cuivre et même une antique bassinoire accrochées au-dessus. Un panier en osier empli de bûches était posé à l’extrémité du vaste plan de travail, mais pour une fois le feu était éteint. La grosse table carrée en bois au centre de la pièce disparaissait sous la vaisselle et les plateaux, tandis qu’un monticule de feuilles de laitue mouillées séchait dans une passoire près d’une série de tomates, concombres, radis soigneusement débités en tranches. Isabel était concentrée sur le tranchage d’un jambon. Elle avait vingt et un ans, comme Nicholas, était plus petite que lui d’une tête et coiffait ses cheveux blond roux en une masse de petites boucles qui venaient frôler ses épaules. Courbée telle qu’elle l’était sur la table, ils dissimulaient son visage, mais il le connaissait par cœur, avec ces cils presque invisibles bordant des yeux d’un bleu enchanteur, aussi pâle que la glace, ces taches de rousseur qui parsemaient le haut des joues, les lèvres minces. Nicholas était fasciné par ces traits délicats et cette expressivité. Elle pouvait apparaître férocement attentive quand elle écoutait Kitchener, radieuse comme un soleil quand elle était heureuse, en particulier durant les réunions des étudiants, après le dîner, dans une des chambres. Elle riait surtout des plaisanteries de Cecil, bien sûr, et des ragots pimentés de Rosette. Hélas pour lui, Nicholas n’avait jamais su maîtriser l’art de la réplique percutante, ni même celui de simplement raconter une histoire de manière attrayante. Il s’immobilisa une seconde et la contempla béatement. Pour une fois les autres n’étaient pas là à se pousser du coude et le railler. Isabel avait revêtu un jean délavé et un chemisier blanc sans manche, et elle avait ceint le tablier de madame Mayberry. Un jour il rassemblerait tout son courage et lui dirait en face ce qu’il éprouvait en sa présence, qu’il la trouvait magnifique, qu’elle illuminait son univers. Puis il se pencherait en avant, pour un baiser. Un jour… — Salut, Isabel, lâcha-t-il. Bon sang, il avait parlé trop fort, de façon trop exubérante. Elle leva les yeux du jambon. — Oh, salut, Nick. Ce soir ce sera seulement salade, je le crains. — Tu as tout fait seule, n’est-ce pas ? Tu aurais dû me le dire, je t’aurais aidée. J’ai fait un peu de cuisine quand j’étais à Cambridge. Je me débrouillais plutôt bien, à la fin. — Pas de problème, madame Mayberry a presque tout préparé juste après le déjeuner. Tu ne croyais quand même pas qu’elle nous ferait confiance, non ? J’ai presque terminé. Il y aura assez, à ton avis ? De la pointe de son couteau, elle désigna les tranches de jambon qui garnissaient une assiette. — Oui, c’est très bien. S’ils en veulent plus, Cecil pourra en couper encore. — Humm, pas de danger que ça arrive de sitôt. — Je peux faire quelque chose ? — Eh bien, apporte les plateaux, si tu veux. — D’accord. Il prit le plus proche, celui qui était chargé d’assiettes et de plats. — Pas celui-là ! Il le reposa aussitôt. Un peu paniqué. L’empilement d’assiettes faillit se renverser. Isabel posa vivement une main sur l’ensemble pour empêcher la catastrophe. — C’est la vaisselle du déjeuner, Nick, dit-elle avec dans la voix une pointe de reproche. — Désolé. Quel crétin il faisait… Et il savait que la chaleur soudaine à ses joues avait une couleur écarlate. — Ce plateau-là, plutôt, dit-elle d’un ton radouci. Il se saisit précautionneusement de celui qu’elle indiquait et se tourna vers la porte. Il se sentait parfaitement incapable. Nul. — Nick… Merci de ton aide. Aucun des autres ne s’est proposé. Elle le gratifia d’un sourire doux, et il y avait quelque chose dans son expression qui disait qu’elle le comprenait. — Pas de problème, marmonna-t-il. Si je peux donner un coup de main… Nicholas et Uri dressaient la table quand Edward Kitchener et Rosette Harding-Clarke firent leur entrée, à 19 h 29. Le savant portait sa tenue habituelle, pantalon blanc informe, chemise blanche en coton, veston crème avec pochette de soie bleue et un petit nœud papillon rouge qui évoquait toujours pour Nicholas un véritable papillon posé sur son col. Malgré son âge, qu’il n’acceptait qu’à contrecœur, Kitchener conservait un air revêche d’adolescent. Il était plutôt mince et se déplaçait avec une vigueur perceptible. Son visage en lame de couteau, dont la peau était tendue sur le maxillaire inférieur, arborait le chaume rêche d’un début de barbe. Ses cheveux argentés, coupés en brosse, ressemblaient presque à une coiffe. Rosette Harding-Clarke marchait à son côté. Elle le dépassait de dix centimètres, et à vingt-trois ans c’était une femme athlétique aux longs cheveux auburn coupés pour retomber en mèches ondulées bien en dessous de ses omoplates. Elle avait toujours fortement impressionné Nicholas. Elle était arrivée à la même époque qu’Isabel et lui, avec en poche une maîtrise en mécanique quantique décrochée à Oxford, mais le monde aristocratique dont elle était issue lui conférait une assurance qui intimidait le jeune homme. Il avait essuyé trop de rebuffades de sa clique sociale à Cambridge pour ne pas tressaillir chaque fois que cette voix aux accents hautains de Knightsbridge cisaillait l’air. Ce soir elle portait un pantalon en tweed gris foncé et un gilet écarlate avec des boutons en laiton brillants, dont les deux supérieurs étaient ouverts. Et rien en dessous, comme Nicholas le remarqua très vite. Il pria pour ne pas rougir une fois encore. Rosette pouvait être terriblement sexy quand elle le désirait. Elle et Kitchener allaient bras dessus, bras dessous. Comme des amants, songea Nicholas, et c’était un peu plus qu’une supposition pour lui. Ce n’était pas seulement l’attitude de Kitchener envers ses pairs physiciens qui avait créé tant de conflits par le passé. Des années durant, les émissions people télédiffusées avaient fait écho aux ragots concernant les relations particulières qu’il aurait entretenues avec certaines de ses étudiantes. Et Kitchener s’était délecté de ces rumeurs et de l’aura sulfureuse qu’elles créaient autour de sa personne. Peu après son rachat de Launde Abbey, il avait même fait une déclaration dans laquelle il affirmait avoir l’intention de n’inviter que des étudiantes en ce lieu, afin qu’elles deviennent ses novices et forment un harem de muses. Il n’avait jamais concrétisé cette boutade, bien sûr, et les deux sexes avaient toujours été également représentés chez ses pensionnaires, mais qui s’était intéressé à ce détail, dans le public ? Sa légende était restée intacte. — Quelqu’un a regardé les infos ? demanda-t-il quand il se fut assis dans le fauteuil à la place d’honneur qui lui était réservé. — J’ai mis en corrélation les données sur les rayons gamma envoyées par Antomine 12, annonça Nicholas. — Bien joué, jeune homme. Heureux de voir que quelqu’un fait quelque chose, dans ce paradis pour fainéants. Et ce petit problème sur lequel je vous ai mis, concernant les générateurs à induction magnétosphérique, hein, vous l’avez résolu ? — Non, désolé. L’idée à propos des lentilles gravitationnelles était fascinante, et personne d’autre n’a encore classifié les données comme je l’ai fait, dit Nicholas, en manière de compensation. Il baissa la tête car il ne savait pas trop comment sa phrase serait accueillie. C’était toujours Kitchener qui lançait les sujets en rapport avec la recherche, mais il lui arrivait aussi de se désintéresser complètement des réponses à ses questions. On ne savait jamais sur quoi il allait vous sonder, et cette incertitude était pour le moins déstabilisante. Cela mis à part, Nicholas devait reconnaître qu’il en avait plus appris sur la méthodologie de l’analyse des problèmes depuis trois mois qu’il séjournait à Launde que pendant ses trois années d’université. Kitchener les gratifiait parfois de fulgurances extraordinaires. — Vraiment typique, grommela Kitchener. Combien de fois devrais-je vous le répéter, bande de petits nullards, l’abstraction, c’est très joli mais ça ne fait aucune différence pour la condition humaine. Pourquoi me fatiguer à vous apprendre comment réfléchir correctement si vous demeurez incapables d’en tirer le moindre bénéfice ? À la façon dont ce monde brinquebalant avance, une nouvelle source d’énergie propre serait comme une manne céleste. Un monde plus prospère sera plus à même de faire vivre des crânes d’œuf qui chassent les métafantômes. C’est dans votre propre intérêt. Seigneur, prenez donc exemple sur moi : si je n’avais pas établi ces équations sur l’interaction moléculaire… — Vous n’auriez jamais pu acheter Launde, dirent Uri et Cecil à l’unisson, avant d’éclater de rire. — Petits saligauds ! gronda Kitchener. Il considéra d’un regard méfiant l’assiette qu’Isabel déposait devant lui et y aventura sa fourchette sans enthousiasme excessif. — Et cessez donc de glousser, jeune homme, dit-il sans relever la tête. Seules les filles gloussent. Nicholas serra les lèvres et se concentra sur la nourriture. Du coin de l’œil il vit Isabel qui riait sous cape. — J’ai regardé les infos cet après-midi, dit Kitchener. Il semble que le PSP écossais soit au bord de l’effondrement. — Il est constamment au bord de l’effondrement, protesta Cecil avec vigueur. Ils ont dit qu’il ne tiendrait pas plus de six mois après la chute de ceux qui régnaient ici en Angleterre. — Certes. Mais Zurich leur a désormais coupé tout crédit. — Il était temps, murmura Liz. Nicholas savait qu’elle avait perdu sa mère quand le PSP était au pouvoir en Angleterre. Elle accusait toujours les agents populaires, mais par bonheur elle n’entrait jamais dans les détails. Ses propres souvenirs du régime brutal dirigé par le président Armstrong se limitaient plus ou moins à sa lutte constante pour survivre avec trop peu à manger. Le PSP n’avait jamais eu beaucoup d’autorité dans les régions rurales, il avait assez de difficultés à maintenir son contrôle sur les zones urbaines. — J’espère qu’ils ne voudront pas se rallier à nous de nouveau, dit Cecil. — Et pourquoi pas ? intervint Rosette. Moi, je pense que ce serait bien de voir reconstitué le Royaume-Uni, même s’il est peu probable que l’Irlande accepte de nous rejoindre. — Nous ne pouvons pas nous offrir ce luxe, déclara Cecil. Seigneur, nous nous remettons à peine sur pieds. — À long terme, un pays plus grand signifie pourtant plus de sécurité. — Alors pourquoi ne pas retenter l’eurofédéralisme, tant qu’on y est ? — Il nous faudra les aider, fit Isabel. Ils souffrent d’un manque tragique d’approvisionnement en vivres. — Qu’ils fassent pousser ce dont ils ont besoin, lâcha Cecil. Ils ne manquent pas de terres cultivables, et ils ont conservé tous leurs droits de pêche. — Comment peux-tu dire ça ? Leurs enfants souffrent de la faim. — Je pense qu’Isabel a raison, dit Nicholas avec une certaine fougue. Il faudra en passer par une forme d’aide, même si nous ne pouvons pas engager un plan Marshall. — Voilà qui créerait de jolies complications pour les Nouveaux conservateurs pendant les élections, lança Kitchener d’un ton enjoué. Ils se retrouveront pris au piège, où qu’ils se tournent. Bien fait pour eux. C’est toujours amusant de voir les politiciens dans l’embarras. Comme toujours la conversation passa d’un sujet à un autre, de la politique à l’art, de la musique à l’actuelle frénésie de redéploiement industriel qui balayait l’Angleterre, des rumeurs sur les vedettes – auxquelles Kitchener prétendait toujours ne pas s’intéresser – à la dernière moisson d’articles scientifiques. Cecil fit le tour de la tablée pour servir du vin à tout le monde. Isabel mentionna le nombre croissant de gens qui se faisaient poser un bioprocesseur en implant, et le fait que les Nouveaux conservateurs avaient fini par légaliser leur usage en Angleterre. — De la folie pure et simple, commenta Kitchener. — J’aurais cru que vous approuveriez cette technique, dit la jeune femme. Vous parlez toujours d’améliorer les capacités cérébrales. — Foutaise, jeune fille. L’implant d’un processeur dans votre crâne ne vous rend pas plus intelligent. L’intellect dépend pour moitié de l’instinct. Il en a toujours été ainsi. Je n’ai pas d’implant, et j’ai très bien réussi sans. — Mais vous auriez pu réussir encore mieux avec un, contra Uri. — C’est exactement le genre de réflexion stupide que je m’attendais à entendre de vous. Totalement dépourvu de logique. Prendre ses rêves pour des réalités ne mène nulle part. Uri toisa Kitchener avec froideur. — Vous avez peu de scrupules à vous servir d’autres méthodes d’optimisation pour obtenir des résultats. Nicholas n’aimait pas le ton employé, beaucoup trop poli pour être sincère. Il se crispa sur sa chaise et attendit l’explosion. Personne ne mangeait plus, et Cecil avait cessé d’emplir le verre de Rosette. Mais ce fut avec un calme surprenant que Kitchener répondit : — Je fais recours à tout ce qui est nécessaire pour optimiser ma perception du monde, merci, jeune homme. J’étais majeur et vacciné avant que vous salissiez votre première couche. Savoir discerner l’univers dans son entier est la clé permettant sa compréhension. Si les neurohormones m’aident à atteindre ce résultat, alors pour moi elles ne sont pas différentes d’un accélérateur de particules ou de toute autre forme d’outil qui sert à la recherche. — C’est bien tourné. Dommage que vous ne vous cantonniez pas aux neurohormones, dommage que vous recouriez à des saloperies pour élargir votre conscience. — Rien de ce que je prends n’affecte mon intellect. Seul un imbécile pourrait penser le contraire. La conscience élargie est une connerie intégrale, une diversion pour vous évader de vos problèmes pendant quelques heures. — Bah, elle vous a certainement aidé à surmonter quelques petits problèmes, non ? Le visage d’Uri était un masque de courtoisie figé. — J’ai toujours pensé que les bionodules étaient d’une efficacité redoutable pour qui veut accéder rapidement à des données, dit Rosette sur le ton de la gaieté. La main de Cecil se posa en douceur sur l’épaule d’Uri et la pressa discrètement. Il emplit son verre de vin. Kitchener s’était tourné vers Rosette. — Sers-toi plutôt d’un de ces satanés terminaux, jeune fille, ne sois pas aussi paresseuse. Voilà ce que sont les implants, une paresse de convenance. Et c’est précisément ce genre d’attitude qui nous a menés dans la situation actuelle. Les gens n’écoutent jamais le bon sens. Nous avons crié sur les gaz à effet de serre jusqu’à nous époumoner. Totalement inutile. On a continué à brûler le pétrole et le charbon. — Quelle sorte de voiture conduisiez-vous, à l’époque ? demanda malicieusement Liz. — Les voitures électriques n’existaient pas encore. J’étais donc obligé d’utiliser un modèle à essence. — Pourquoi pas un vélo ? dit Rosette. — Ou un cheval ? proposa Nicholas. — Un cyclo-pousse ? surenchérit Isabel, hilare. — Vous auriez même pu vous déplacer à pied ! lança Cecil. — Arrêtez, petits saligauds, grogna Kitchener. Ah, il n’y a vraiment plus de respect… Cecil, versez-moi à boire, jeune homme. C’est du vin, pas du parfum, pas besoin de le vaporiser. Nicholas réussit à accrocher le regard d’Isabel, et il lui sourit. — La salade était délicieuse. — Merci, dit-elle. Rosette leva son verre en cristal taillé vers les lustres et le fit tourner lentement. Des fragments de lumière réfractée passèrent sur son visage en petites touches or et violet. — Vous ne complimentez jamais madame Mayberry quand elle prépare le dîner, Nicky. Pourquoi le faire aujourd’hui avec Isabel ? — Vous ne complimentez jamais madame Mayberry ou Isabel, rétorqua-t-il. Je suis poli, voilà tout. C’était important, là d’où je viens. Rosette fronça le nez à son attention avant de boire une gorgée de vin. — Bien dit, s’exclama Kitchener. Il ne faut pas se laisser faire et permettre à la petite mégère d’avoir le dessus. Nicholas et Isabel échangèrent un sourire furtif. Le jeune homme était aux anges. Il avait mouché Rosette et arraché l’approbation d’Isabel. Rosette jeta un regard espiègle à Kitchener. — Tu ne t’es encore jamais plaint du fait que je prends le dessus, murmura-t-elle d’une voix feutrée. Kitchener éclata d’un rire malicieux. — Qu’y a-t-il pour le dessert, Isabel ? demanda-t-il. La tempête commença à s’apaiser après minuit. De retour dans sa chambre, Nicholas observait un motif vermiforme d’étoiles d’un bleu brillant qui dansait dans le cube de son terminal comme un feu follet dément. Le programme cherchait à détecter le schéma caractéristique des interférences que causaient de grandes concentrations de matière noire. S’il y en avait une directement entre le point d’émission et la Terre – ce qui était possible, quoique peu probable – les rayons gamma se courberaient autour d’elle. Kitchener était toujours intéressé par le genre de distorsions spatiales localisées que de tels corps généraient. Son programme siphonnait un bon tiers des capacités informatiques de l’abbaye. Le genre d’interférence qu’il traquait était extrêmement difficile à identifier. Il avait pensé se pencher sur le problème de l’induction magnétosphérique, mais le projet concernant la matière noire était beaucoup plus intéressant. Il risquerait même de se faire sonner les cloches par Kitchener, ne serait-ce que pour voir les résultats arriver en temps réel des plates-formes en orbite. La détection de la matière noire figurait en piètre position sur la liste des priorités que les astronomes du CNES avaient établie, et l’idée qu’il puisse avoir de l’avance sur eux l’excitait. Nicholas Beswick, le pionnier de la science. Après le dîner il avait passé un long moment dans la chambre d’Uri, en compagnie de Liz et Isabel. La soirée avait été agréable, se dit-il. Ils avaient bavardé de tout et de rien, et l’écran plat était resté branché sur la chaîne d’infos en continu de Globecast, avec le son baissé. Il semblait vraiment que le PSP écossais vivait ses dernières heures. Des émeutes avaient éclaté à Glasgow et Edimbourg, et le siège du parlement écossais avait été attaqué à la bombe incendiaire. En dépit de la pluie intense, les flammes s’élevaient haut dans le ciel nocturne. Ils avaient lu le commentaire écrit qui défilait en bandeau et avaient commenté les événements en buvant une autre bouteille de vin du Sussex. Les autres ne paraissaient pas ennuyés qu’il parle beaucoup moins qu’eux, et c’était une chance pour lui, car chaque fois qu’il formulait son opinion sur un sujet il se sentait sous pression. Ils s’étaient séparés vers minuit, du moins c’est alors qu’Isabel et lui avaient quitté Uri et Liz. Il avait refermé la porte de la chambre d’Uri derrière eux, en se demandant s’il trouverait le cran d’inviter la jeune femme dans la sienne. Elle se tenait immobile, sur le palier enténébré, comme si elle attendait qu’il prenne l’initiative. — C’était une soirée sympa, dit-il platement. Pathétique. Elle serra les lèvres. C’était une expression solennelle, celle qui lui donnait un air à moitié tragique. — Oui, j’ai bien aimé, dit-elle. Espérons qu’il y aura un nouveau gouvernement en Écosse dès demain. Liz serait ravie. — Oui… Allez, vas-y, c’est le moment. — Bonne nuit, murmura-t-il. — Bonne nuit, Nick. Et elle s’éloigna en direction de sa chambre. Une fille à qui un garçon plaisait devait le lui montrer, c’était évident : par un petit geste, ou un mot d’encouragement, peut-être ? Mais elle ne l’avait pas franchement découragé, et il se raccrocha à cette idée. Il aurait bien demandé conseil à Cecil, mais celui-ci ne savait pas garder un secret. Cecil n’avait aucun problème pour engager la conversation et draguer les filles quand ils allaient boire un verre à l’Old Plough. Les nuages au-dessus de la vallée se désintégraient peu à peu, et les rayons pâles du clair de lune fusaient vers le sol à travers leurs lambeaux. Nicholas leva les yeux du cube et observa son relief ondulant sous cet éclairage discret. Après l’obscurité uniforme de la tempête, le paysage paraissait exceptionnellement lumineux. L’image des arbres et des buissons s’imprima sur ses rétines en silhouettes platine déchiquetées qui disparurent presque dès qu’elles furent révélées. Un visage le regardait à travers la vitre. C’était celui d’une femme, sans doute guère plus âgée que lui. Ses traits étaient indistincts, comme brouillés, mais elle était certainement séduisante, avec une épaisse chevelure rousse coiffée en arrière pour dégager son front. Il resta bouche bée un instant, ses pensées pétrifiées par le choc, et un doigt invisible et glacé caressa son épine dorsale de haut en bas. Puis il se rendit compte que cette apparition spectrale ne pouvait être qu’un reflet. Elle se tenait derrière lui ! Avec un hoquet de panique, il se retourna sur sa chaise, et un courant de mille volts remplaça ses impulsions nerveuses normales. Il n’y avait personne. Il reporta aussitôt son attention sur la fenêtre. Plus aucun visage. Lentement, il poussa un long soupir qui fit frissonner ses épaules. Quel idiot ! Il avait dû s’assoupir et commencer à rêver. Sur la table de chevet, le réveil indiquait une heure moins le quart. Trop tard, Nicholas, se dit-il tristement. Et d’ailleurs, depuis quand des beautés venaient vous observer dans votre chambre en pleine nuit ? Il annula le programme de recherches des rayons gamma. C’est alors qu’il entendit parler sur le palier, au dehors de la chambre. Deux voix qui murmuraient. Le souffle froid effleura son dos de nouveau. Mais il était parfaitement éveillé, à présent. Il fronça les sourcils et se concentra pour écarter le crépitement léger de la pluie résiduelle sur les carreaux. Il savait qu’une des personnes était Isabel, il aurait reconnu son timbre dans le chaos de l’enfer. En lui la curiosité le disputait à la crainte. Il voulait découvrir ce qu’elle faisait là, et en même temps il redoutait de commettre un impair. Mais s’il n’allait pas ouvrir la porte très vite, aucune des deux possibilités ne se réaliserait. Ce fut finalement l’éventualité de ne jamais savoir et de passer les jours suivants à échafauder les scénarios les plus grotesques qui lui fit quitter son siège. Il tourna le bouton en laiton de la porte tout en cherchant une excuse. J’allais chercher quelque chose dans la bibliothèque, mes toilettes sont bouchées… Un peu faible. Le palier n’était éclairé que par un unique globe biolum, et la lueur blafarde qu’il diffusait, d’un blanc rosé, métamorphosait les couloirs familiers et tordait les proportions des chaises en bois placées à côté de chaque porte. De longues ombres serpentines tachetaient les murs, voilant les images vagues des tapisseries poussiéreuses derrière une brume crépusculaire. Les deux jeunes femmes lui tournaient le dos et avançaient vers l’escalier d’un pas lent de conspiratrices. Elles firent halte dès que l’éventail de lumière vive jaillit de sa chambre et se retournèrent vers lui au ralenti. Rosette était drapée dans un kimono en soie vert jade orné de griffons topaze. Elle était manifestement dans un état second, il en avait vu les signes assez souvent à Cambridge pour le déceler instantanément. Ses pupilles étaient deux soleils noirs qui bougeaient en retard. Elle avait probablement pris de la naïade, un dérivé sophistiqué du syntho qu’on trouvait à chaque coin de rue. Cette drogue présentait l’avantage d’être sans danger et de ne pas créer d’accoutumance ni de phénomène de manque. Le labo au rez-de-chaussée était suffisamment bien équipé pour en fabriquer. Isabel était toujours en jean, avec une ceinture en cuir tressé autour de la taille. Elle avait ôté son chemisier pour ne garder qu’un soutien-gorge noir qui épousait le galbe exquis de ses seins. Nicholas la regarda fixement, l’air un peu abasourdi. Il éprouvait le même genre de sensation que lorsque son père abattait les agneaux au printemps. La scène, et tout ce qu’elle impliquait, était trop macabre, trop lascive pour qu’il parvienne à l’accepter. Derrière les deux filles, dans la pénombre, il distinguait de nouveau la femme aux cheveux roux. Elle portait une sorte de veste et une jupe longue. Il cligna plusieurs fois des yeux, et un vertige soudain l’obligea à saisir le bord de la porte pour ne pas tomber. Sa peau était envahie d’un froid intense que piquetait la brûlure des gouttes de sueur. Il crut qu’il allait être malade. Le monde se gauchissait de façon inquiétante, sa vue et son ouïe se dissolvaient dans une vague de chaleur suffocante. Il était en pleine hallucination, il en était sûr, c’était la seule explication : piégé dans la boucle sans fin d’un cauchemar. Quand sa vision cessa de scintiller et revint à la normale, le fantôme de la femme avait disparu. Mais Isabel et Rosette étaient toujours là, indéniablement présentes dans la réalité du moment. Un coin de la bouche de Rosette se releva sur un sourire taquin, comme si elle était heureuse qu’il les ait interrompues. — Seulement pour les adultes, Nicky chéri, dit-elle d’une voix rauque. Désolée. Il dévisagea Isabel dans un long regard plein de souffrance qui exprimait son refus de ce qu’il découvrait. Elle se contenta d’ébaucher un haussement d’épaules, dans une attitude d’indifférence presque totale. Ce fut pour lui un coup plus rude que la révélation qu’il venait d’avoir. Il les suivit des yeux, misérable, quand elles repartirent en silence vers l’escalier. Les pieds de Rosette étaient invisibles sous le kimono, ce qui donnait l’impression qu’elle glissait sur la moquette. Isabel se tenait épaules bien droites, et les muscles fins de son dos ondulaient sous le satin de sa peau sans défaut. Elles dépassèrent l’amorce des marches et poursuivirent en direction de l’aile nord. Les ténèbres les avalèrent très vite. Puis un rai de lumière orange jaillit quand Rosette entra dans les appartements privés de Kitchener. Avant de refermer la porte sur elle, Isabel ne regarda même pas en arrière pour voir s’il observait toujours. Pourquoi ? Il ne comprenait pas. Elle n’avait pas pris de drogue. Elle ne souffrait pas d’hallucinations. Elle était toujours tellement pondérée, tellement réfléchie. Pas comme lui, qui s’imaginait des femmes fatales et des trahisons sexuelles qui mettaient son esprit en déroute au point qu’il ne parvenait plus à réfléchir de façon cohérente. Nicholas griffa ses draps. Il avait peur que la femme rousse se matérialise de nouveau, et en même temps une étrange perversité lui faisait désirer qu’elle le fasse. Plus rien n’avait de sens. Pourquoi ? Était-ce le prix que les étudiantes devaient payer pour être admises ? Mais non, il en aurait entendu parler, celles qui avaient refusé se seraient précipitées pour tout déballer aux émissions télé à scandale. La lune s’était couchée, laissant la seule lumière froide des étoiles nimber la vallée. Il entendait les bourrasques de vent qui tourbillonnaient autour des avant-toits, le gargouillis de l’eau débordant des lacs. Pourquoi ? Elle n’était pas obligée de le faire. Pas avec Kitchener. Pas avec Rosette. Donc, elle devait en avoir envie. Mais pourquoi ? Pourquoi ? Il s’éveilla en sursaut, et sa tête décolla de l’oreiller dans une secousse réflexe. Qu’est-ce qui l’avait tiré du sommeil ? Il était toujours en tee-shirt et en jean, avec le bouton de ceinture défait. Le lit ressemblait à un champ de bataille. C’était comme si chaque fibre de son être transmettait des décharges d’appréhension distillées à son cerveau. Il savait que la situation allait devenir grave, très grave. Le cri agressa ses oreilles. Celui d’une femme. Puissant et infiniment triste. Un cri qui durait et durait encore, assez longtemps pour laisser une gorge à vif. Il se leva précipitamment. La lueur qui précède l’aube filtrait par la fenêtre et suffisait tout juste pour s’orienter. Il atteignait la porte quand le cri cessa, pour reprendre de plus belle dès qu’il mit un pied dans le couloir. Il regarda dans toutes les directions. La lumière orangée éclairait l’extrémité du couloir dans l’aile nord. Il vit Rosette qui sortait et s’agenouillait maladroitement sur le seuil des appartements privés de Kitchener, en s’agrippant avec désespoir au montant de la porte. Il la rejoignit dans un brouillard confus. Ses pieds martelaient le sol. D’autres portes s’ouvraient. Des visages pâles et anxieux apparaissaient. Et toujours ce cri déchirant. Les larmes ruisselaient sur le visage de Rosette. Elle était agitée de tremblements violents. Il la contourna sans ralentir et pénétra pour la première fois de sa vie dans la chambre. Les rideaux étaient toujours fermés, mais un lustre de globes biolum éclairait la pièce. Le mobilier était d’un goût exquis, commode ancienne et armoire coordonnée, tapis chinois, miroir en pied, table à plateau de porcelaine sous la fenêtre, bibelots en cuivre sur la cheminée. La pièce de résistance était le grand lit à baldaquin avec son ciel ambre. Edward Kitchener était étendu sur les draps de soie blanche, au milieu d’une grande tache de sang écarlate qui s’étalait jusqu’au bord du matelas. Nicholas sentit la pression intolérable de son propre cri qui écrasait sa poitrine. La tête du savant était intacte, et ses traits arboraient une expression paisible, presque sereine. Mais le corps… Déchiqueté. Ravagé. Écrasé. La cage thoracique avait été ouverte avec une sauvagerie effrayante, et les organes broyés à l’état de pulpe étaient dispersés sur tout le lit. Le cri de Nicholas franchit le barrage de ses lèvres. Le rugissement à ses oreilles l’empêcha de s’entendre. Il eut vaguement conscience des autres étudiants qui se massaient derrière lui. Les muscles de ses jambes le trahirent et il s’effondra sur le sol. Il vomit à longs traits sur le superbe tapis chinois de Kitchener. CHAPITRE 3 La Rolls-Royce Silver Shadow d’époque glissait à quatre-vingts kilomètres par heure, et ses pneus blancs renforcés absorbaient tous les cahots de la M11 avec une aisance souveraine. Julia adorait ce véhicule vénérable. C’était ce qui s’était fait de mieux dans le style, et sa mécanique à l’ancienne était tout aussi performante que la suspension améliorée et les larges pneus en caoutchouc siliconés qui équipaient les modèles actuels. Si l’on exceptait la cellule de recombinaison en circuit fermé qui permettait de rouler à l’essence sans émanation de gaz et les divers systèmes de sécurité ajoutés, ce bijou mécanique n’avait eu besoin d’aucune modification pour s’adapter au réseau routier délabré de l’Angleterre. Au-delà des vitres teintées, elle apercevait le tapis d’herbe et de mousse émeraude qui avait annexé la bande d’arrêt d’urgence. Les glissières de sécurité sur le terre-plein central étaient submergées par les liserons, et leurs petites fleurs pointaient leur corolle en forme de trompette entre les feuilles. La surface d’origine en macadam était toujours praticable, bien que marquée d’ornières profondes. Cet après-midi le revêtement était stable et solide, car les pluies du week-end l’avaient suffisamment refroidi, mais neuf mois par an le soleil réduisait les chaussées à des rubans de mélasse noire et collante. Le gouvernement néoconservateur avait reconnu qu’une rénovation générale des routes était une priorité, et il s’était engagé à recouvrir les millions de kilomètres du réseau avec une couche de cellulose thermotraitée. Mais dans les faits il préférait attendre que les véhicules propulsés par gigaconducteur constituent l’essentiel du parc automobile anglais pour lancer ce grand chantier. La Rolls arrivait à la sortie 10, et la voiture de tête alluma son gyrophare bleu, aussitôt imitée par les trois autres véhicules d’escorte. Beaucoup de gens étaient alignés le long de la route. — Qui sont-ils ? s’enquit Julia. Rachel Griffith, une de ses deux gardes du corps permanents, était assise sur un strapontin en face de la jeune femme. gée de vingt-cinq ans, elle était agent de la division de sécurité et rompue à toutes les formes de combat. Aujourd’hui elle avait revêtu un tailleur bleu très seyant. Elle se tourna et scruta l’extérieur, puis un sourire bref détendit son visage mince quand elle regarda Julia. — Quelques manifestants, rien de plus. Le Premier ministre et vous présents pour le même événement, ils ne pouvaient pas rater l’occasion de se faire un peu de publicité. Julia acquiesça. Rachel veillait sur elle depuis cinq ans avec une efficience et une loyauté jamais démenties. La patronne d’Event Horizon aimait à penser qu’elle était devenue une amie. Et si Rachel ne s’inquiétait pas, il n’y avait aucune raison de s’inquiéter. — Ils ne peuvent pas approcher plus de l’Institut, fit Morgan Walshaw depuis l’autre strapontin. Même assis le chef de la sécurité chez Event Horizon ne pouvait pas donner l’impression d’être détendu et restait dos droit, épaules redressées, naturellement sur le qui-vive. Dans son costume gris foncé impeccable il correspondait parfaitement à l’image qu’on pouvait se faire d’un général à la retraite. Mais la jeune milliardaire le savait bien plus retors que n’importe quel haut gradé de l’armée. Heureusement. Il avait soixante-deux ans, les cheveux argentés coupés court sur le crâne et la peau tannée de son visage était creusée de rides dures. Ses yeux bleu clair, profondément enfoncés, mettaient toujours Julia mal à l’aise quand ils se posaient sur elle. Tout ce qu’elle faisait finissait par être connu de Walshaw : ses soirées avec des amies dans les clubs de Peterborough, ses aventures de vacances, son comportement lors d’une fête, ses flirts. Morgan travaillait pour la société depuis de nombreuses années. Il avait commencé par assurer la protection de son grand-père, et il s’occupait dorénavant de la sienne avec le même dévouement. Son approbation revêtait toujours une importance énorme pour elle, du fait qu’il se refusait à tout compliment gratuit. Elle devait la mériter, contrairement à ce qui arrivait avec la plupart des gens la côtoyant. Et il l’avait effectivement félicitée plus souvent, ces dernières années, même s’il ne pouvait se départir d’une certaine réticence naturelle pour ce genre d’exercice. Souvent elle se surprenait à regretter qu’il ne soit pas son vrai père. L’idée qu’il allait prendre sa retraite dans quelques années l’horrifiait tellement qu’elle préférait ne pas y penser. > Accès discours de sortie d’usine, ordonna-t-elle mentalement à son bioprocesseur implanté. Des mots sans couleur s’écoulèrent de l’un des trois nodules mémoriels enfouis à l’arrière de son crâne pour former un texte fantomatique derrière ses paupières. Elle le relut pour la dixième fois peut-être depuis le petit déjeuner. Le service des relations publiques d’Event Horizon l’avait rédigé pour elle, mais elle y avait apporté quelques modifications. Dans la première version, il sonnait terriblement emprunté. Il était impossible qu’elle l’oublie, bien sûr, grâce à ces nodules qui optimisaient sa mémoire, mais il serait risible si elle bafouillait. Cette présentation constituerait l’événement de l’année dans le domaine technologique, et elle ne pouvait pas s’autoriser la plus petite erreur. Il y aurait bien trop de gens et d’équipes de télévision. Elle avait l’impression que son estomac jouait aux montagnes russes. Le tailleur Sabareni à quatre mille nouvelles livres sterling qu’elle avait choisi pour la cérémonie était en soie pure et d’un rose corail vif. La jaquette coupée sur mesure avait un col large et de gros boutons blancs, la jupe était droite et s’arrêtait cinq centimètres au-dessus des genoux. Sabareni était un de ses couturiers préférés, et dans cet ensemble elle se sentait merveilleusement élégante. Elle avait renoncé aux bijoux trop voyants pour se limiter à sa sempiternelle médaille de Saint-Christophe en or et une broche Cartier ornée de diamants. Sa camériste avait brossé ses cheveux châtains pour qu’ils retombent presque jusqu’à ses reins. Ils nécessitaient beaucoup de soins, mais après les avoir laissé pousser pendant dix ans il était impensable pour elle de les couper. Par ailleurs, beaucoup de jeunes filles copiaient désormais le « style Julia ». Elle avait acquis une stature médiatique qu’enviaient nombre de rock stars et autres célébrités télévisuelles. > Fermeture discours de sortie d’usine. Si elle ne connaissait pas ce texte à présent, elle ne le saurait jamais. Elle entendait les cris assourdis des manifestants à travers les vitres épaisses. — Ils me semblent trop bien nourris pour être des chômeurs, observa-t-elle alors que la Rolls quittait l’autoroute et passait devant un panneau doré annonçant : « Duxford Institut astronautique d’Event Horizon » Un cordon de policiers en uniforme antiémeute rembourré bleu ciel se tenait sur le bord de la bretelle d’accès et formait une barrière humaine pour tenir les protestataires à distance du petit convoi. Les manifestants que Julia aperçut n’avaient pas la trentaine, et tous étaient vêtus de jeans et de tee-shirts. Ils étaient propres, en bonne santé. Des étudiants, probablement. — La plupart d’entre eux viennent de Cambridge, précisa Morgan. Elle se félicita de son intuition. — C’est une manifestation de commande, poursuivit le chef de la sécurité. Ils ont été transportés ici ce matin, par bus, grâce aux bons soins de deux groupuscules radicaux, Frontière humaine et les Luddites chrétiens. En fait, chacun d’entre eux a été payé pour se trouver ici. Sinon personne ne serait venu. > Access dossiers sécurité de l’entreprise : Luddites chrétiens, groupe radical. Elle n’avait jamais entendu parler d’eux auparavant, mais le nom évoquait tout un éventail d’images amusantes. Leur fichier s’inséra dans son esprit, en paquets de données illusoires qu’elle pouvait consulter ou retenir selon son bon vouloir, sans réellement les voir ou les entendre. De l’information brute et neutre. Les Luddites chrétiens affirmaient être un mouvement de retour à la terre qui rejetait la technologie sous toutes ses formes, hormis pour des raisons médicales. D’après la sécurité ils avaient peut-être des liens avec des ex-apparatchiks, mais ce n’était pas prouvé. Ils étaient organisés en quinze chapitres disséminés dans les principales villes du pays et deux autres en Europe. On avait dressé une liste détaillée des membres du mouvement. Elle s’intéressa à la hiérarchie. La plupart de ceux qui en faisaient partie militaient dans d’autres groupes activistes. Les radicaux actuels étaient adeptes du népotisme incestueux, songea-t-elle. > Fermeture dossier. — Il faut de grosses sommes pour organiser ce genre de protestation, si on paie chaque participant, dit-elle. D’où leur viennent les fonds ? — Nous étudions le sujet, répondit Morgan. — Ça devrait être interdit, déclara Patrick Browning assis à côté d’elle. Ils se font tout bonnement de la publicité sur votre dos. Il lui adressa son sourire conquérant, celui qui signifiait qu’il serait son champion contre le monde entier, s’il le fallait. Patrick avait vingt et un ans, le cheveu blond doré mi-long, un visage des plus séduisants éclairé par des yeux noisette légèrement malicieux, et un corps qu’un dieu grec aurait pu lui envier. Il venait d’une famille ayant fait fortune dans la finance en Europe depuis plusieurs générations dans les domaines du transport maritime, du bâtiment et du génie civil à moyenne échelle. La dynastie opérait par l’intermédiaire de bureaux anonymes à Zurich et en Autriche. L’argent n’entrait donc pas dans l’équation de leurs rapports, comme cela avait été le cas avec ses soupirants précédents. Il venait de décrocher un master en gestion commerciale à Oxford, et il en tirait une assurance tranquille. Si l’on ajoutait à ces atouts une élégance nonchalante et un humour bien tempéré, on comprenait mieux pourquoi il était quasiment irrésistible. Cinq semaines plus tôt, dans une soirée, elle avait entendu par hasard sa petite amie d’alors, une certaine Angela Molloy, clamer qu’il avait la fougue amoureuse d’un taureau au printemps. Pendant la quinzaine qui avait suivi, il avait semblé que Patrick ne pouvait se rendre à une soirée ou dans un club sans y croiser Julia. C’était troublant, et on aurait pu penser que le destin les poussait l’un vers l’autre. Après qu’il se fut rendu compte de tous les points communs entre eux, il n’avait pu que lui déclarer sa flamme. Et Angela n’avait pas menti. — Ils ont tout à fait le droit d’être ici, fit remarquer Julia d’un ton neutre. Ce pays a payé le prix le plus exorbitant qui soit pour que ses citoyens puissent de nouveau exprimer leurs opinions, quand bien même elles sont extrêmes et malvenues. Seuls des apparatchiks du PSP oppriment les gens pour dire ce qu’ils pensent. Elle posa un regard calme sur Rachel et lut l’amusement soigneusement contenu sur le visage presque impassible de sa garde du corps. Sous la rebuffade, Patrick pâlit un peu, et un instant il eut l’air perdu d’un gamin de cinq ans à qui on vient de confisquer sa barre chocolatée. Il se reprit très vite. — Euh, oui, bien sûr, fît-il prudemment. Mais je n’aime pas quand c’est contre vous qu’ils s’expriment. Julia eut un hochement de tête imperceptible. Il y avait des bénéfices incontestables à ne pas laisser de répit aux garçons, et à leur faire douter de la place qu’ils pensaient occuper. De cette façon ils n’oubliaient pas qui était aux commandes. Elle se pencha par-dessus Patrick pour mieux voir les pancartes brandies. Ce n’était pas vraiment nécessaire, les manifestants s’étant disposés des deux côtés de la route, mais le mouvement offrait au jeune homme une vue plongeante sur son décolleté. Elle réprima un sourire quand elle vit son regard qui glissait vers cette vision imparable. Monsieur l’Élégant n’était pas différent des autres : Monsieur Hormones déguisé. Une bonne poire. Elle lut quelques slogans, les habituelles obscénités et caricatures grossières imprimées en jaunes et rose fluorescents, et un rire bas lui échappa. — Qu’y a-t-il ? demanda Morgan qui surveillait l’extérieur. — Celle-là, dit-elle en pointant le doigt. Un jeune homme roux en sweat-shirt bleu tenait une pancarte en varech compressé sur laquelle on pouvait lire : « Julia possède déjà la Terre, Ne la laissez pas s’approprier aussi les étoiles. » Dans leur uniforme gris-bleu immaculé, les gardes de la sécurité saluèrent brièvement quand les véhicules franchirent la première des dix entrées de l’Institut astronautique. L’escorte de police bifurqua pour laisser la Rolls approcher seule du bâtiment 1. La structure circulaire comprenait un anneau de locaux administratifs, laboratoires, bureaux d’études, centres informatiques, ateliers d’intégration cybernétique et autres zones réservées aux tests. Haut de cinq étages et d’un diamètre de huit cents mètres, l’ensemble tournait vers l’extérieur une falaise lisse de verre argenté. Le dôme noir et brillant de panneaux solaires qui le coiffait recouvrait le hall central d’assemblage. Au loin on apercevait le bâtiment 2, exacte réplique du 1, pour l’heure encore inoccupé. Les ouvriers s’affairaient à démonter les échafaudages avec une semaine de retard sur la date prévue, ce qui vaudrait aux entrepreneurs de régler une indemnité de pénalité substantielle. Les plans du bâtiment 3 étaient déjà bien avancés. Il serait assez grand pour contenir ses deux prédécesseurs. Julia adorait la vue de l’Institut. Ses proportions titanesques, qui s’étalaient sur l’ancien site du Musée impérial de la Guerre et s’étendaient à présent vers Thriplow, constituaient une déclaration d’intention spectaculaire. Event Horizon affichait ses ambitions pour l’avenir à la vue de tous, et la compagnie ressuscitait le vieux rêve de nouvelles frontières à conquérir. Il y avait quelque chose de profondément excitant à diriger une entreprise aussi aventureuse et grandiose. Philip Evans, son grand-père, avait posé la première pierre de l’Institut un mois après la chute du PSP. Il croyait passionnément que l’industrie spatiale serait le catalyseur qui revigorerait l’économie postréchauffement du pays. Son objectif était de développer un centre d’excellence où toutes les disciplines spatiales seraient développées et perfectionnées, afin d’assurer à la société une totale indépendance technologique. La mise au point des équipements à micro-G avait déjà procuré à Event Horizon des bénéfices énormes. Le nombre de fabriques modulaires tournant en orbite basse autour de la Terre et produisant des composants divers, des cristaux et du filament monotreillissé superrésistant, s’était accru régulièrement, y compris pendant la période de récession globale qui avait suivi le réchauffement. Seul inconvénient, les matériaux bruts transformés dans ces usines orbitales devaient être expédiés depuis la Terre, et leur acheminement était une lutte incessante contre la force gravitationnelle de la planète. Mais Philip Evans était un visionnaire, et la révolution du gigaconducteur dont il était l’initiateur avait réduit les coûts de lancement à une fraction de ceux des moteurs à propulsion chimique, multipliant par la même occasion les profits. Ensuite, avait-il prédit, l’exploitation des ressources extraterrestres deviendrait économiquement viable, et il avait la ferme intention que l’Angleterre soit pionnière dans ce domaine, avec Event Horizon en fer de lance, bien entendu. Julia avait hérité de cette foi ainsi que de sa concrétisation. Elle avait continué à verser de l’argent et d’autres ressources dans l’Institut et ses programmes ambitieux depuis la mort de son grand-père deux ans auparavant, et cela malgré toutes les pressions et critiques du consortium de financement de l’entreprise. À présent, la première phase de son plan allait commencer à porter ses fruits, après multiples obstacles et contretemps mineurs. Aujourd’hui elle ferait définitivement taire ces sceptiques qui ne savaient rien, et cette perspective la mettait dans une telle joie qu’elle avait envie de chanter et de crier. Au moins, Patrick allait connaître la soirée de sa vie. L’aire de stationnement du bâtiment 1 était bondée de minibus de la société et de rangées innombrables de scooters : les voitures individuelles étaient encore rares. La Rolls la contourna et passa de l’autre côté de la bâtisse, là où s’étendait un désert de béton. Deux tribunes temporaires avaient été dressées sur cette aire de stationnement, protégées d’une averse éventuelle par des auvents en toile rouges et blancs qui délimitaient une large avenue depuis les immenses portes à multiples segments coulissants du bâtiment 1. Sept mille invités attendaient sa venue : les membres du personnel de l’Institut avec leur famille, les cadres supérieurs de la plupart des kombinates, des vedettes du paysage audiovisuel, des hommes politiques dont le Premier ministre, le prince Harry, et même quelques amis. Une tribune de presse avait été installée à l’extrémité de l’avenue. Chaque place en était occupée, et cette vue ajouta à la nervosité de la jeune femme. En secret elle avait espéré que les journalistes seraient encore tous en Écosse après les événements du week-end. Plus d’une centaine de caméras pivotèrent pour se braquer sur la Rolls quand celle-ci s’arrêta à côté de l’estrade réservée aux VIP, près des portes du bâtiment 1. Julia inspira à fond en voyant le directeur général de l’Institut venir vers elle pour ouvrir sa portière, et elle sortit avec un sourire étudié. Elle était heureuse que la chaleur habituelle en janvier soit tempérée par des nuages effilochés et une brise soutenue. S’il n’avait tenu qu’à elle, cette cérémonie n’aurait jamais eu lieu, mais l’image de la société en avait besoin, et de plus son personnel méritait cette forme de reconnaissance. Aussi prit-elle son mal en patience, assise parmi ces dames trop bien habillées qui retenaient leur chapeau à large bord d’une main discrète, tandis que le vent faisait claquer les drapeaux au-dessus de leurs têtes. David Marchant, le Premier ministre, ouvrit la cérémonie par un discours. C’était un homme de cinquante-deux ans respirant la dignité dans son costume anthracite, la personnification de la compétence sereine. Il félicita Philip Evans et Julia pour leur prévoyance et leur optimisme, puis s’adressa au personnel dont il souligna le professionnalisme, avant de passer rapidement à quelques remarques d’ordre politique visant les trois groupes parlementaires de l’opposition. Julia enviait son aisance : il évitait toute emphase rhétorique, et ses phrases semblaient couler naturellement. Quand vint son tour elle se connecta sur le texte et laissa les mots s’écouler directement de son nodule à ses cordes vocales. Elle affirma que son engagement à financer le programme spatial demeurait inchangé avant d’expliquer dans les grandes lignes les projets qui seraient lancés dans les trois années à venir : la grande station-dortoir qui serait assemblée en orbite basse, le développement du programme scientifique, la construction d’un vaisseau explorateur des astéroïdes. Elle réussit même à plaisanter en relatant comment un apprenti ingénieur avait été accroché à un harnais par ses collègues quelques mois plus tôt. Elle avait pu le voir de ses propres yeux, suspendu dans le vide, alors qu’elle effectuait une tournée d’inspection du bâtiment 1. La tribune qu’occupaient les ouvriers et leurs familles salua l’anecdote avec bonne humeur. Ayant accompli son devoir, elle laissa la parole au prince Harry pour la sortie d’usine proprement dite. Il fut plus applaudi qu’elle, mais c’était là le privilège de la royauté. Depuis la Seconde Restauration, les gens voyaient en la famille royale un lien avec un passé révolu. Elle symbolisait le bon vieux temps, avant le réchauffement et le PSP. Aujourd’hui elle était de retour, et la vie pouvait continuer. Les portes du bâtiment 1 coulissèrent lourdement après que le prince Harry eut enfoncé un bouton sur le pupitre. Choix musical assez prévisible, le thème grandiose d’Ainsi parlait Zarathoustra fut lancé par l’orchestre, et la navette spatiale de classe Clarke émergea dans le soleil de l’après-midi, escortée d’une troupe d’ingénieurs en combinaison blanche immaculée. L’appareil affectait la forme d’une aile delta de cinquante mètres d’envergure pour soixante de long. La coque en composite métallocéramique était d’un blanc éblouissant et portait simplement l’écusson de Dragonflight de chaque côté de l’empennage. Deux nacelles cylindriques étaient moulées sous le ventre sans en casser aucunement l’aérodynamisme, avec les prises d’air fermées. Les faisceaux de moteurs du système de contrôle d’attitude sur le nez de l’appareil et autour des portes à l’arrière de l’appareil étaient masqués par des capots de protection marqués de la mention : « Ôter avant décollage ». Julia applaudit à l’unisson du reste de l’assistance. Elle ne pouvait se défendre d’une certaine émotion. La propulsion de la navette était assurée par un gigaconducteur de dernière génération capable d’envoyer ses cinquante tonnes en orbite sans consommer une seule molécule d’hydrocarbure, et donc sans créer le moindre dommage à l’atmosphère déjà mal en point de la planète. Event Horizon avait déjà deux cent vingt-sept appareils en commande ferme, et des options d’achat sur trois cents de plus. C’était une icône d’une ère nouvelle que le giga-conducteur avait ouverte. Peu coûteux, facile à produire, et écologique, le système de stockage d’énergie était idéal comme solution pour subvenir aux besoins du monde postréchauffement où l’hostilité envers le pétrole et le charbon était un paramètre tangible et parfois fatal du quotidien. Et Event Horizon détenait le brevet de cette invention au niveau mondial. Partout sur la planète, les kombinates, compagnies et États payaient des royalties à la société pour avoir le privilège d’en fabriquer dans leurs usines. Les revenus engendrés dépassaient les deux milliards d’eurofrancs chaque année, et le gigaconducteur n’était sur le marché que depuis vingt-trois mois. Tous les pays l’avaient adopté et s’étaient lancés dans la restructuration complète de leurs transports. Julia avait vu les extrapolations des artistes concernant les appareils commerciaux hypersoniques sur lesquels les départements astronautiques des kombinates planchaient, de longues aiguilles semblables à un empennage de flèche qui ressemblaient à des missiles géants, capables de relier deux continents en moins de une heure. Les compagnies automobiles, du moins celles qui avaient survécu, étaient impatientes de produire de nouvelles gammes et rééquipaient de fond en comble leurs chaînes de montage restées inutilisées pendant près de quinze ans. Les ventes des scooters s’envolaient déjà. Julia descendit l’escalier du podium réservé aux VIP en compagnie du Premier ministre et du prince Harry, avec une suite de dignitaires. Son joli visage ne se départait pas d’une expression sereine tandis qu’elle leur montrait les singularités de la navette, et pour une fois elle rendait grâce à la discipline de fer qu’on lui avait inculquée dans son pensionnat suisse. Mais l’exercice n’était pas des plus faciles à endurer : « Ici vous avez les prises d’air, ici le train de roues… » Ils firent halte sous le nez de l’appareil et les médias se massèrent autour d’eux pour filmer la scène. — Je voudrais simplement exprimer l’immense fierté que j’éprouve à me trouver ici aujourd’hui, déclara David Marchant au mur de reporters qui braquait une forêt d’enregistreurs audio-vidéo dans sa direction. Cette navette spatiale est une réalisation extraordinaire de la société Event Horizon. Un signe clair que notre politique industrielle est celle qui convient pour remettre l’Angleterre sur pied. Et le gouvernement néoconservateur que j’ai l’honneur de représenter ici souhaite affirmer son ferme soutien à l’industrie astronautique en accordant à la compagnie Dragonflight un contrat lui permettant de disposer de onze mille tonnes de déchets radioactifs. Ils proviennent des réacteurs nucléaires désormais superflus qui sont encore actuellement maintenus en état à prix d’or, et avec les deniers publics. Nous espérons bien qu’avec le temps tous les réacteurs de ce pays seront démantelés et finiront de façon similaire. Son conseiller s’avança et lui tendit une liasse de papier. Il sourit et la transmit à Julia. Le texte du contrat avait été finalisé une semaine plus tôt, mais ils avaient tous deux convenu de lui donner le maximum de retentissement, et cette cérémonie était l’occasion rêvée. Les prochaines élections devant se tenir dans deux mois, cette annonce servirait pleinement les Nouveaux conservateurs en prouvant leur soutien actif à l’industrie sans recours aux subventions directes style PSP, mais aussi la façon pragmatique dont ils contribuaient à la défense de l’environnement. — Merci beaucoup, monsieur le Premier ministre, dit Julia avant que les reporters la submergent de questions. Je vais à présent résumer aux médias le contenu de ce contrat. Tout d’abord, Event Horizon s’engage à vitrifier les déchets en blocs de dix tonnes dans son usine spécialisée de Sunderland. Dragonflight mettra ensuite ces blocs en orbite, où ils seront réunis en groupes de cinq et arrimés à une fusée qui les propulsera vers le Soleil. De cette façon nous nous débarrasserons une fois pour toutes de ces déchets. Un résultat dont, j’en suis sûre, nous nous réjouirons tous. — Quel est le montant global de ce contrat, Julia ? cria un journaliste, trop fort pour qu’elle feigne ne pas l’avoir entendu. — Comme cela est précisé très clairement dans la documentation qui vous a été distribuée, le coût de l’utilisation de la navette de classe Clarke revient à quatre cents nouvelles livres sterling pour la mise en orbite d’une tonne de fret. Si vous connaissez quelqu’un capable de vous faire une offre plus basse, je ne doute pas que le Premier ministre voudra vous parler. Elle recula aussitôt d’un pas et pivota vers la droite, avec un petit signe à l’adresse du prince Harry et de David Marchant pour qu’ils se dirigent tous trois vers le bâtiment 1. Une escouade de conseillers et de gardes du corps se regroupa autour d’eux, isolant la jeune femme et empêchant toute autre question. > Accès Affaires Générales. Elle enregistra une note pour ne pas oublier de repousser de deux semaines l’annonce concernant les nouvelles cyberusines. Elles étaient au nombre de dix-huit, allaient de l’atelier de machines de précision à l’usine de structures composites de grande taille, et elles seraient construites pendant la phase 12 du programme d’expansion d’Event Horizon. Une fois terminées, elles emploieraient trente-cinq mille personnes. > Fermeture Affaires Générales. Inutile que les gens établissent une corrélation entre le contrat de neutralisation des déchets radioactifs et l’implantation de ces dix-huit usines dans des circonscriptions électorales où les Nouveaux conservateurs ne disposaient que d’une majorité très faible. La réception réservée aux personnes importantes se tint dans le bâtiment 1 où un salon spacieux avait été installé au deuxième niveau. Les chaises avaient été poussées contre un mur pour dégager l’espace nécessaire aux buffets des traiteurs. Celui ayant pour thème les fruits de mer connut immédiatement le succès auprès des invités. Des serveurs portant des plateaux en argent chargé de flûtes de Moët & Chandon circulaient entre les petits groupes, et le bourdonnement des conversations noyait la mélodie qu’égrenait le pianiste. Près de la baie vitrée, Julia sirotait un peu de champagne tout en observant la foule des spectateurs qui en contrebas s’attardaient autour de la navette spatiale. Il y avait surtout des familles, les parents menant leurs enfants et s’arrêtant pour prendre des photos. Cinq équipes d’autant de chaînes de télévision enregistraient le reportage de leur journaliste avec l’appareil en arrière-plan. Patrick quitta le buffet et la rejoignit. — Vous devriez avaler quelque chose de solide, dit-il en mâchonnant une bouchée de crevettes en salade. — J’ignorais que tu aimais les filles rondelettes, répliqua-t-elle. — Normal, elles ne me plaisent pas. Combien de temps devons-nous rester ici ? Il y avait dans ses yeux une lueur qu’elle connaissait bien. — Encore une heure, au moins. Mais ce pourrait être payant. — Ah oui ? — Oui. — Bon, d’accord, soupira-t-il d’un air résigné. Mais il la couvait toujours d’un regard vorace. Elle lui sourit. La perspective de s’éclipser dans un des bureaux désaffectés de l’étage supérieur était assez excitante. Mais il y avait des caméras de sécurité partout, et l’expérience lui avait appris que Rachel ne la laisserait jamais quitter seule le salon. — Je crois que je ferais mieux d’assumer mon rôle d’hôtesse enjouée, dit-elle. Dans leur grande majorité, les invités étaient nettement plus âgés qu’elle, ce qui restreindrait la conversation à l’échange de banalités ou à des sujets professionnels. Une corvée incontournable. Un peu plus tôt elle avait aperçu Katerina, Antonia et Laura ensemble, avec leurs petits amis du moment. Mais elles ne s’intéressaient qu’aux vedettes de cinéma, ce qui ne passionnait pas Julia plus que cela. La magie du grand écran lui semblait se ternir très vite dans la vie réelle. À l’autre bout du salon, Greg et Eleanor discutaient avec Morgan Walshaw et Gabrielle Thompson, la femme avec qui Morgan vivait. Mandel paraissait plutôt mal à l’aise, trop sérieux. Mais elle savait qu’il détestait devoir porter un costume et une cravate. Elle se dirigea vers eux. À tout le moins elle pourrait toujours le taquiner un peu pour tromper son ennui. — Mademoiselle Evans. La tension dans ces deux mots jurait avec l’ambiance générale, et la jeune femme en fut surprise. C’était le docteur Ranasfari. Julia réprima un soupir et prit soin de ne pas trahir sa déception. Elle n’avait rien à dire au savant, pas même des banalités. Grand et sec, le physicien était très élégant, comme toujours, dans son costume gris clair sur une chemise blanche éclairée d’une cravate rose en harmonie avec la robe de Julia. À quarante-cinq ans il avait perpétuellement les traits tirés, et ses yeux bruns ne cessaient de cligner. Ses cheveux noirs avaient des reflets bleutés sous les panneaux biolum du salon. Le docteur Ranasfari appartenait à ces gens que Julia estimait devoir impressionner. Même si elle doutait que beaucoup de personnes aient cet effet sur lui. Après tout, c’était lui le génie en charge des recherches qui avaient abouti à la création du gigaconducteur pour Event Horizon. Il y avait consacré dix ans de son existence, mais Philip Evans n’avait jamais douté de sa réussite. « Il est très dévoué, avait dit son grand-père un jour. Un type foutrement ennuyeux, je te l’accorde, Juliet, mais dévoué. C’est ce qui le rend spécial. Il passerait sa vie entière sur un projet s’il le fallait. Une chance qu’il travaille pour nous. » Après que Ranasfari eut présenté le gigaconducteur au monde entier, les mesures draconiennes de sécurité qui entouraient le savant furent levées, et Julia avait fait construire un laboratoire ultraperfectionné pour lui à Cambridge, avec un budget de fonctionnement annuel d’un montant de vingt millions de nouvelles livres sterling qu’il pouvait dépenser pour les projets de son choix. Il travaillait actuellement à un thermocouple direct, une fibre semi-conductrice qui convertirait l’énergie thermique en électricité, rendant ainsi obsolètes turbines et générateurs conventionnels. Les applications potentielles de la seule extraction de l’énergie géothermique étaient colossales. S’il demandait cinquante millions de livres par an, elle les lui accorderait sans sourciller. — Vous ne buvez rien, Cormac ? demanda-t-elle d’un ton léger. Il ne se formalisait jamais qu’elle utilise son prénom, mais pour lui elle restait toujours « mademoiselle Evans ». — Vous devriez vraiment trinquer, c’est tout autant votre jour de gloire que le mien. Un rictus crispé tordit les lèvres du physicien, découvrant des dents très blanches. — Merci, non. Mademoiselle Evans, il faut absolument que je vous parle. Elle ne l’avait encore jamais vu aussi agité. Sa bonne humeur reflua. — Bien sûr. Elle fit signe à Rachel. Julia supposait qu’elle pouvait être reconnaissante à Ranasfari d’être venu la voir en priorité, puisque c’était là une preuve muette de l’autorité qu’il lui attribuait. Des dizaines de cadres supérieurs supervisaient les innombrables services d’Event Horizon, mais en dernier ressort ils en référaient toujours à elle. La société n’était pas seulement sienne sur le papier, elle s’investissait sans compter dans sa bonne marche, ce qui suscitait l’étonnement, voir la fascination de tous. Elle portait sur ses épaules la responsabilité ultime, mais pas tout le fardeau de l’organisation, qui était partagé sans heurt et sans bruit. Le bloc RN constituait l’ultime pari d’un milliardaire agonisant, un coup de poker pour obtenir l’immortalité de son esprit. Il fallait être fabuleusement riche pour s’offrir le coût d’une telle tentative. Philip Evans avait introduit sa séquence ARN dans cette unité de biostockage qui avait reproduit sa propre structure neuronale. Quand le bloc RN avait atteint sa taille complète on avait transféré les souvenirs de son esprit mourant dans leur nouveau circuit protéinique protégé par une enveloppe en titane. Et l’opération avait été un succès. Ses souvenirs s’agençaient selon un schéma parfaitement identique à celui du système neural d’origine, assurant la pérennité de ce qui faisait sa personnalité. Julia n’avait jamais entendu le bloc RN proférer une remarque qui ne soit pas totalement en accord avec le caractère et les positions de Philip Evans. C’était bien Grand-père. Il s’était raccordé à la base centrale de données d’Event Horizon, et il orchestrait l’expansion de la société avec une efficacité bien plus grande qu’un système classique de gestion, aussi perfectionné soit-il. Soixante-dix années d’expérience, de connaissances et de rouerie commerciale étaient mises en pratique par un esprit qui disposait d’une capacité de traitement des données incomparablement supérieure à celle de n’importe quel ordinateur. Aucun détail, aussi minime soit-il, n’échappait à sa vigilance, et chaque aspect d’une opération était examiné avec une attention totale. Avec ce guide qui évitait les faux pas à Julia, il n’était pas surprenant qu’Event Horizon se soit développé à un tel rythme. Ce pauvre Patrick, avec son master poussiéreux, ne pourrait jamais espérer égaler la jeune femme dans le domaine des affaires. Grâce à son travail en tandem avec son grand-père, elle prenait plus de décisions commerciales et financières en un jour que son soupirant ne l’aurait fait en dix ans pour l’organisation familiale. Et en fin de journée elle pouvait se confier totalement à son grand-père. Il comprenait toujours. C’était l’ami invisible que tout enfant s’imagine, optimisé pour faire face aux rigueurs de la vie adulte, infaillible et virtuellement omnipotent. Sa présence était extraordinairement rassurante. Le bureau vide que Julia et Ranasfari finirent par réquisitionner offrait une vue imprenable sur le hall central d’assemblage du bâtiment 1. Même aujourd’hui, alors que la moitié du personnel assistait à la cérémonie, l’activité y était intense. Les zones d’intégration autour du mur intérieur étaient brillamment éclairées, et on y voyait les techniciens en blouse blanche qui positionnaient de grandes sections de matériel, au milieu des cubes de terminaux. De petits cybercamions à toit plat suivaient des lignes de guidage colorées au sol le long des allées, entre des blocs d’équipement de la taille de bungalows. La façon dont se suivaient les navettes aux divers stades d’assemblage n’était pas sans évoquer pour Julia une sorte de processus biologique de croissance, comme la naissance d’une reine de ruche cyber sortie tout droit d’un film de science-fiction horrifique à gros budget. En début de chaîne il n’y avait qu’un bâti squelettique, avec les triangles nus des nervures et des longerons qui encageaient les réservoirs sphériques et les modules systémiques enveloppés de feuilles dorées froissées. À mesure que les appareils avançaient, des sections de fuselage en métallocéramique les recouvraient peu à peu, puis on ajoutait les trains de roues, et les moteurs. Trois navettes presque complètes étaient rangées dans les zones de test. Des ingénieurs se déplaçaient sur leurs ailes et une multitude de câbles les raccordaient aux bancs-tests. Julia s’assit dans le fauteuil pivotant derrière le bureau en faux bois noir équipé d’un terminal Olivetti. Cette salle était le lieu de travail d’un sous-directeur du département des systèmes énergétiques pour module micro-G. Rachel fit rapidement le tour de la pièce puis alla fermer la porte et se campa devant. Le docteur Ranasfari se laissa choir sur la chaise rembourrée face à sa patronne. — De quoi s’agit-il, Cormac ? dit celle-ci. Il eut encore cette grimace nerveuse. — Peut-être aurais-je dû m’adresser à M. Walshaw, mais je pense vraiment que cela concerne la direction elle-même. Et le Premier ministre est là, il vous écoutera. Julia passa de l’intérêt poli à une concentration extrême. Ranasfari ne se souciait jamais de tout ce qui était en dehors de son travail. > Ouverture canal au bloc RN. — Bonjour ; Juliet, quel est le problème ? Je pensais que tu allais profiter de cette journée, dit silencieusement Philip Evans dans son esprit. — C’est Ranasfari, répondit-elle sur le même mode. J’aimerais que tu écoutes ce qui va suivre. Il se pourrait que j’aie besoin de ton avis. — Une entrée en matière quelque peu dramatique, Cormac, dit-elle à haute voix. Mais vous savez que je vous aiderai de mon mieux. Il hocha la tête et enserra son poing gauche dans sa main droite. — Merci. Cela concerne le docteur Edward Kitchener. Vous savez qu’il a été un de mes étudiants ? — Non, je l’ignorais. Mais j’ai entendu parler de lui. Alors même qu’elle parlait elle se souvint : le meurtre horrible de Kitchener avait fait la une des infos trois jours plus tôt, et vendredi soir cette affaire était même passée avant les événements en Écosse. On n’en avait pas beaucoup reparlé depuis, à part un bref suivi ce matin concernant un malheureux inspecteur chargé de l’affaire que les reporters avaient assailli de questions. — Grand-père, est-ce qu’ils ont arrêté le meurtrier ? — Non. — Ah, je crois deviner la direction que va prendre cette conversation… — Sa mort a été une tragédie, dit-elle. — Oui. Et le coupable n’a toujours pas été traîné devant la justice. C’est ce que je veux, mademoiselle Evans. La justice. Kitchener était un homme brillant. Brillant, oui. Il avait des défauts, des faiblesses, comme nous tous. Mais son génie était indéniable. La dignité la plus élémentaire exige que son assassin soit arrêté. Je ne demande pas la vengeance. Je ne suis pas partisan du rétablissement de la peine de mort. Pas plus que je ne souhaite voir ce monstre éliminé discrètement. Mais je tiens à ce qu’il soit arrêté et qu’il passe en procès, mademoiselle Evans. Je vous en prie. La police… ils ont eu trois jours. Je suis sûr qu’ils font de leur mieux, mais vous comprenez, Oakham n’est qu’un trou en province, et les fonctionnaires de police qui y sont en poste… Vous devez user de votre influence pour faire comprendre l’urgence absolue de cette affaire au Premier ministre, et à travers lui au ministre de l’Intérieur. — Délicat, Juliet. Nous avions le docteur Edward Kitchener sous contrat, pour des recherches. — Quoi ? Je ne me souviens de rien de tel. — Le contrat a été passé directement par Ranasfari. — Bon sang ! — Tu l’as dit, ma fille. Si tu pousses Marchant à agir maintenant, on va t’accuser de te mêler des affaires de la police. Il y a déjà assez d’allégations sur l’influence indue que toi et Event Horizon exerceriez sur les Nouveaux conservateurs sans en rajouter. — Sur quel projet le docteur Kitchener travaillait-il pour nous ? demanda-t-elle au physicien. Il cessa de se tordre les mains. — Je n’ai pas pensé que cela valait d’être porté à votre attention, répondit-il, évasif. Elle décida de jouer sur la corde sensible. — Cormac, vous avez mon entière confiance, vous le savez. C’est pourquoi votre budget n’est pas soumis au contrôle de la direction des finances, parce que je ne veux pas que vous ayez à vous justifier devant des comptables. J’apprécie sincèrement la valeur intrinsèque de la recherche pure. — Séductrice ! railla Philip. — Euh, merci…, fît Ranasfari en baissant la tête. J’ai demandé à Edward de s’intéresser aux trous de ver. C’était en adéquation avec son champ de recherche. La proposition l’a passablement intrigué. Nous avons discuté d’une somme contre son travail, mais il était plus intéressé par les programmes que les spécialistes de notre département informatique pouvaient lui fournir que par de l’argent. Il a accepté, et de mon côté je me suis engagé à lui faire parvenir les programmes qu’il désirait par l’intermédiaire de mon labo. > Accès encyclopédie générale. Recherche : trous de ver ; domaine : physique. Le processeur lui transmit aussitôt un résumé du sujet. — Quand vous parlez de trous de ver, vous faites allusion aux connexions instantanées à travers l’espace-temps, si je ne me fourvoie pas ? dit-elle. — Oui. Les trous de ver sont tout à fait acceptables selon la relativité d’Einstein. — Je sais que ça n’a pas réellement de rapport, mais quel intérêt portez-vous à ces trous de ver ? Il se raidit un peu. — J’ai pensé possible une application dans le transport interstellaire, mademoiselle Evans, lâcha-t-il. — Un moyen de déplacement spatial ? fit-elle dans un murmure. Il acquiesça, l’air totalement misérable. — À une vitesse supérieure à celle de la lumière ? Un autre hochement de tête contrit. — Ça alors…, souffla-t-elle. Immédiatement elle tira une matrice logique de son neuroprocesseur et lui fournit les données sur le sujet. La combinaison de l’esprit humain irrationnel et de la froideur des nodules lui conférait une aptitude à disséquer les problèmes selon les angles les plus obliques, en fusionnant intuition et syllogismes d’une façon qu’aucun ordinateur n’aurait pu égaler. Des paquets de données s’écoulèrent et s’incorporèrent à la construction mentale pour faire germer des concepts et des idées. Elle en rejeta la plupart, mais ceux qu’elle conserva ouvraient des perspectives passionnantes. — Qui d’autre savait que Kitchener travaillait pour nous ? demanda-t-elle. — Je ne souhaitais pas imposer le secret à Edward, mais par nature il était peu communicatif, et il n’en a pas parlé aux médias, c’est une certitude. Ses étudiants devaient être au courant, bien sûr, et sans doute plusieurs grands spécialistes de la cosmologie théorique. Il entretenait des contacts dans la communauté des physiciens, et dans les cercles académiques en général. L’échange libre d’idées y est vital. Elle se garda de commenter le ton de justification qu’il avait adopté. — Qu’en penses-tu, Grand-père ? Se peut-il qu’Event Horizon soit impliqué ? — Tu veux dire : est-ce qu’il aurait pu être assassiné pour nous empêcher d’obtenir un tel moyen de déplacement spatial ? — Oui. — C’est une éventualité, Juliet, tu le comprends bien. Mais je ne vois personne qui puisse devenir assez enragé par le sujet pour massacrer ce bon vieux Kitchener, pas pour quelque chose d’aussi hypothétique. Par ailleurs, s’il est possible de mettre au point un tel système, il finira bien par être créé. Kitchener était certes une sorte de franc-tireur de génie dans son domaine, mais en physique les besogneux et les acharnés obtiennent eux aussi des succès. Je pense que Ranasfari aurait trouvé la solution s’il y avait consacré assez de temps. — Seigneur, j’espère qu’il ne le fera jamais. Je préférerais qu’il mette au point ce thermocouple direct. — Que comptes-tu faire, Juliet ? — Eh bien, nous ne pouvons plus nous désintéresser de l’assassinat de Kitchener, à présent. S’il y a quelqu’un d’assez paranoïaque envers Event Horizon pour commettre une telle horreur, je veux qu’il soit mis sous les verrous au plus tôt. — Bravo, ma petite ! Elle posa les coudes sur le bureau et joignit les paumes. — Je vais ordonner à Morgan Walshaw de contacter directement le ministère de l’Intérieur, déclara-t-elle. J’entrevois un moyen de résoudre ce crime rapidement. — Comment ? fit Ranasfari. — Le ministère de l’Intérieur peut autoriser les forces de police locales à engager des conseillers spécialisés quand les circonstances le justifient. — À quel genre de spécialiste pensez-vous ? Elle sourit. — Quelqu’un ayant des facultés psi serait tout indiqué, à mon avis. CHAPITRE 4 Greg se tenait derrière le mur couvert de mousse de la cour de ferme et observait l’essaim de nuages belliqueux qui s’amassait dans le ciel au sud et noyait l’or et l’orange lumineux du soleil matinal encore bas sur l’horizon. Des bouffées de vent violentes et fraîches faisaient onduler l’herbe haute autour des plants de limettiers et ridaient les eaux gris ardoise du réservoir. Dans le champ saupoudré de chardons qui courait entre les vergers et Hambleton Wood il apercevait les lapins qui s’aventuraient hors de leurs terriers labyrinthiques cachés sous les carcasses des arbres morts. De petits monticules bruns étaient visibles entre les touffes d’orties et les myosotis étiolés bordant les buissons d’aubépine en lisière de la petite forêt. Il devait y en avoir au moins quatre-vingts. Deux fois par semaine, Eleanor et lui partaient en expédition nocturne pour les tirer avec leurs fusils laser à visée infrarouge. Ils en massacraient une bonne cinquantaine chaque fois, mais cette hécatombe ne semblait pas avoir diminué leur nombre le lendemain matin. La chaleur du climat avait étendu leur saison de reproduction sur dix mois par an, et l’enchevêtrement impénétrable des sous-bois interdisait d’atteindre tous les terriers pour les éliminer radicalement. Les Eaux et Forêts avaient prévu d’abattre les arbres morts d’ici à deux ans, pour les remplacer par des pins de Chine, sinon Mandel aurait probablement incendié la forêt au plus fort de l’été, et tant pis pour le propriétaire. Les autres producteurs d’agrumes sur la péninsule n’y auraient certainement rien vu à redire. Les lapins représentaient un réel problème à l’échelle du pays. Malgré les campagnes massives de chasse et de piégeage qui avaient fait de leur viande une denrée de base, les rongeurs causaient de sérieux dégâts dans les récoltes. Le ministère de l’Agriculture avait d’ailleurs engagé des discussions avec les syndicats de fermiers au sujet de l’utilisation scientifique d’une nouvelle souche de myxomatose très virulente. Il s’agissait d’un virus redoutable, mais Greg ne voyait pas vraiment de solution de remplacement pour enrayer cette calamité. Il passa son blouson de cuir noir sur une chemisette bleu sombre. Le tissage de son pantalon vert olive était spécialement conçu pour les climats tropicaux, ce qui devrait lui éviter de trop transpirer. Il aurait préféré mettre des bottes, mais c’eût été aller un peu loin. Aujourd’hui au moins, il pouvait se permettre le port de bottines en daim confortables, car le costume Armani et les chaussures en cuir noir ciré qu’Eleanor l’avait obligé à endurer pendant la cérémonie avaient été un calvaire. Trop rigides, trop chauds. Il avait eu l’impression d’être de nouveau engoncé dans son uniforme d’apparat, comme lorsqu’il devait assister aux dîners du régiment. Mais ils avaient été présentés au prince Harry pendant la réception, ce qui avait un peu compensé. Ensuite Julia l’avait pris à part et lui avait demandé cette « petite faveur » qui depuis lui tournait sans cesse dans la tête. Il grimaça à ce souvenir. Il était agacé, plus d’ailleurs par le fait qu’elle avait pensé que cela allait de soi qu’il accepterait d’aider la police que par l’enquête elle-même. Toutefois, il ne pouvait pas prétendre être réellement en colère. L’idée qu’un tueur aussi sanguinaire que celui de Kitchener soit toujours en liberté dans la région n’avait rien de très réjouissant. Mais il espérait que cette affaire ne créerait pas un précédent. Désormais, il voulait bien consacrer sa vie à ses vergers, et avec un peu de chance, à ses enfants, dans un avenir proche. Eleanor sortit de la maison et verrouilla la porte avec son bip. Elle avait choisi une veste bleu marine coupée comme celle des serveurs de restaurant, sur un chemisier indien brodé, et une jupe-culotte d’un pourpre profond. Elle contempla un instant les fenêtres qu’elle avait peintes avant le week-end. Leur châssis était recouvert d’une sous-couche rose terne en attendant la finition blanche. Elle plissa le nez. — Je ferais peut-être mieux de rester ici, dit-elle d’un ton hésitant. — Pas question. Si je dois y aller, tu dois m’accompagner. J’ai encore du boulot avec les derniers plants de limettier. Et l’armée de nos voisins les lapins tueurs n’attend qu’une occasion de dévorer ceux que j’ai déjà plantés. Regarde. Elle darda un regard lugubre vers les boules de fourrure brune qui sautillaient dans les broussailles. — Peut-être que nous devrions mettre le feu au bois, après tout. Il ouvrit la portière de l’EMC Ranger et s’installa derrière le volant. — Nous sommes trop proches de Hambleton. Et puis, ce n’est pas la bonne solution, de toute façon. Elle vint s’asseoir sur le siège passager. — Je suppose que tu as raison. Mais je déteste ce projet de myxomatose. Le véhicule remonta la pente et entra dans le village. Les fenêtres aux vitres brisées du cottage des Collister avaient déjà été aveuglées avec du contreplaqué, et on avait posé un énorme cadenas sur la porte d’entrée. Quelqu’un avait cueilli tous les fruits des mûriers. Eleanor fit la moue quand ils passèrent devant la maison, mais elle ne fit aucun commentaire. Les pneus larges et cannelés du Ranger roulaient sans encombre sur le tapis de végétation détrempée qui recouvrait la route. Les pluies tombées pendant la nuit de lundi avaient laissé les champs alentour semblables à des rizières. Ils étaient plantés d’orge génétiquement modifiée, une variété qui puisait dans le taux élevé de gaz carbonique dans l’atmosphère pour produire un rendement élevé. Les longs alignements de pousses d’un vert vif, épaisses comme le pouce, dépassaient des flaques argentées. Des mouettes parcouraient les rangées pour picorer les vers de terre montés à la surface. Quand ils atteignirent le rond-point, Greg prit l’A606 pour entrer dans Oakham. Les champs d’orge furent remplacés par des plantations de cacao. Durant les dernières années les broussailles avaient graduellement encerclé la ville, et on dégageait de plus en plus de terrains pour étendre les cultures dans un anneau vigoureux. Ces champs constituaient un apport non négligeable à l’économie d’Oakham. Le prix des semences grimpait sans discontinuer avec les usines alimentaires qui renaissaient de leurs cendres et le chocolat qui réapparaissait dans les magasins. De plus, cette variété de cacao pouvait être récoltée deux fois par an, et sa culture fournissait du travail à bon nombre de réfugiés sans emploi logés dans l’agglomération quand les Fens du Lincolnshire avaient été noyés sous la montée des eaux. L’étendue de petites fleurs ambrées commençait à peine à s’épanouir, mais Greg n’y prêta aucune attention. En esprit il revivait la conversation qu’il avait eue avec Julia l’après-midi précédent. « Cette affaire ne vous prendra qu’une demi-journée, avait-elle affirmé. Et c’est vraiment important pour moi. S’il vous plaît, Greg. » Il revoyait le joli visage ovale et les grands yeux fauves tournés vers lui, cet air suppliant. Ce genre d’appel calculé, mâtiné d’une adoration qui semblait adolescente mais n’avait rien d’innocente, était réellement un coup bas. Caractéristique de Julia. Le nombre de garçons au cœur brisé qu’elle avait laissés dans son sillage aurait pu peupler une petite ville. — Je suis médium, dit-il à haute voix. Eleanor tourna vers lui un regard interrogatif. — Oui ? — Alors comment se fait-il que je n’aie jamais le dessus avec Julia ? — C’est parce que tu as envie de perdre. Tu sais ce qu’elle ressent pour toi. — Pourquoi n’as-tu pas protesté ? Cette affaire Kitchener, c’est exactement la raison pour laquelle nous avons pris la ferme : pour être loin de ce genre de problème. L’ébauche d’un sourire effleura le visage de la jeune femme. — Je n’ai pas protesté parce que ça t’intéressait. Julia a eu raison de dire que tu pourrais débrouiller cette histoire en une demi-journée. Elle a mis cet argument en avant, et elle t’a ferré. Admets-le. — Mouais, grogna-t-il. Une fois de plus, il lui était immensément reconnaissant qu’elle comprenne. Pourtant, au fond de lui-même un malaise diffus s’était éveillé, la certitude subliminale que quelque chose n’allait pas. Son intuition qui lui jouait des tours, comme d’habitude, même s’il n’avait pas utilisé son implant depuis leur départ du cottage des Collister. Cette sensation était née dès que Julia avait mentionné le meurtre de Kitchener à Launde Abbey. Et plus il essayait de trouver une explication, un mobile plausible, plus la réponse lui échappait. Elle finirait par lui venir, bien sûr, et alors il s’en voudrait de ne pas avoir vu plus tôt l’évidence. Dans Oakham l’état de la chaussée était nettement meilleur. Les herbes folles perçaient toujours le macadam près des trottoirs, mais les rues étaient ouvertes à la circulation dans les deux sens. Les scooters et les vélos embouteillaient le centre, et Greg dut ralentir. Les charrettes à bras et à cheval faisaient patiemment la queue derrière les poids lourds datant d’avant le réchauffement. Ces gros véhicules roulaient dorénavant au méthane et étaient devenus de vrais dinosaures avec leur peinture écaillée et délavée, leur mécanique pillée sur une douzaine d’épaves différentes. Les étals branlants qui bordaient toute la longueur de High Street pendant les années du PSP avaient été chassés récemment, et le macadam protégé par une couche de cellulose thermostabilisée. Greg appréciait l’atmosphère du centre-ville, qui n’était pas sans lui rappeler celle d’un souk, mais l’embellie économique expulsait peu à peu de la vie nationale les marchands ambulants et les petits magouilleurs de tout poil. Des propriétaires d’étals endurcis avaient réinvesti la place du marché, mais ce n’était plus la même chose. Les boutiques revenaient à la mode. Les deux tiers ou presque avaient ouvert de nouveau, et il en aperçut trois qu’on remettait à neuf. On y vendait surtout des biens de consommation et des vêtements, tandis que le marché conservait peu ou prou l’approvisionnement en denrées périssables. Il se demanda avec une pointe d’amertume combien de temps il faudrait pour que les supermarchés réapparaissent. Ils annonceraient le retour à la bouillie sous vide et aux produits aseptisés sans goût. Un signe certain de prospérité. Pour lui, l’état actuel du pays n’était pas très loin de la perfection. Les gens émergeaient d’un passé cauchemardesque et se tournaient vers un avenir plein de promesses… la plupart faites par Julia. Ils quittèrent High Street et descendirent Church Street en longeant Cutts Close, le parc principal de la ville. Il était entouré de remparts de terre et envahi par la végétation. Les chênes morts gisaient là où ils s’étaient abattus, et l’herbe haute étouffait les anciennes balançoires. L’abondance sur High Street ne débordait pas jusqu’ici. Une trentaine de camping-cars et de caravanes s’était installée au centre de l’espace vert, avec des allures de convoi gitan du futur. Greg aperçut les logos de groupes audiovisuels et une forêt d’antennes satellites braquées vers le sud. Il crispa les doigts sur le volant, dans un réflexe de désarroi. Mais bien sûr ! Quel idiot, il aurait dû y penser. Un grognement mécontent lui échappa. — Qu’y a-t-il ? demanda Eleanor. — Eux ! fit-il en désignant du menton ce qui était situé devant le Ranger. Le poste de police était situé en bas du parc, adossé à ce qui avait jadis été le complexe sportif de la célèbre école privée d’Oakham. Les terrains de rugby et ceux de cricket avaient été retournés depuis longtemps pour accueillir les jardins ouvriers offerts aux réfugiés des Fens. Le bureau de relogement du PSP avait entassé deux cents familles dans les locaux de l’école. Une solution temporaire, avaient-ils juré. Aujourd’hui, douze ans plus tard, ces gens attendaient toujours un logis digne de ce nom. Le bâtiment central du poste était assez imposant, sur deux étages et de couleur rouille à cause de la brique, coiffé de tuiles grises. Une aile en rez-de-chaussée saillait de la façade, comme rajoutée après coup, et ses fenêtres étroites ouvraient sur la rue. L’ensemble datait de la fin du siècle dernier et, en dépit de l’architecture en courbes et en décrochés conçus pour adoucir son apparence, il conservait des airs de redoute fortifiée. Ce que les agents populaires avaient laissé après leur occupation des lieux n’amoindrissait pas cette impression. Des grilles métalliques protégeaient les fenêtres du bas, les globes des caméras de sécurité panoramiques étaient encore fixés sous l’avant-toit et le passage menant à l’aire de stationnement située à l’arrière restait défendu par une haute clôture monotreillissée avec une tête de mort sur des tibias croisés ornant chaque montant. La brique de la façade portait encore les traces de bombes de peinture et de graffitis anti-PSP fluorescents qu’un solvant inefficace n’avait pu rendre illisibles. Des traces sombres pareilles à des flammes figées témoignaient d’un assaut aux cocktails Molotov. L’armée des médias remplaçait à présent les émeutiers et les fêtards qui avaient assiégé le poste de police le jour où le Parti honni s’était écroulé. — Mon Dieu, murmura Eleanor quand ils atteignirent l’extrémité de Church Street. Greg estima qu’il y avait là deux cents personnes environ. Et c’était bien une armée, avec un uniforme différent pour chaque rang : les journalistes vedettes en tenue stricte, les équipes de tournage en tee-shirt et short, et le reste du personnel en vêtements sport. La plupart avaient envahi le trottoir en face du poste de police, et quelques cameramen avaient préféré se jucher sur le remblai du parc pour avoir une meilleure vue du bâtiment. Plusieurs camionnettes aménagées pour le fast-food s’étaient installées devant l’église, une centaine de mètres plus bas. Ils faisaient des affaires en or avec les assistantes de production. Greg klaxonna et mit le clignotant pour s’engager dans le passage menant au parking. Une douzaine de personnes portant le logo d’une chaîne ou d’une autre se tenaient au milieu de la route. — Les pubs du coin vont certainement être ravis, dit Eleanor. Un seul agent se trouvait de faction devant la grille. Il était jeune, en short et chemisette blanche, et sous la casquette réglementaire son visage exprimait une exaspération mal contenue. — Oh, non…, marmonna Greg tout en baissant la vitre de sa portière, car le rétroviseur lui montrait les reporters qui convergeaient en meute vers l’EMC Ranger. — Monsieur ? dit le policier qui s’était approché. — L’inspecteur principal Langley m’attend, déclara Greg. Il présenta sa carte d’identité et pressa du pouce sur la pastille d’activation. L’agent sortit son cybofax et les deux appareils échangèrent un flot de photons polarisés en un éclair rubis pâle. Les journalistes entouraient déjà le policier et se bousculaient pour voir ce qui se passait. Deux cameramen avaient braqué leur objectif du côté de la portière d’Eleanor. — C’est tout droit, monsieur, dit l’agent après avoir lu confirmation de l’identité de Mandel sur l’écran de son cybofax. Avec sa télécommande il ouvrit la grille qui pivota lentement. Cette action déclencha une vague de questions chez les reporters. — Vous êtes qui, mon vieux ? — Quelle est la raison de votre venue ? — Un petit sourire ! Greg appuya sur l’accélérateur dès que la grille fut suffisamment ouverte pour permettre le passage du Ranger. L’agent fit de son mieux pour repousser de côté la masse des journalistes. Adoptant un accent du Lincolnshire à couper au couteau, Mandel beugla par la vitre baissée : — Chuis ici à cause de mes foutus moutons qu’un salopard me vole. Ça vous regarde, vous autres ? Bon, alors poussez-vous de là, crénom ! Le 4 × 4 devait donner une touche d’authenticité au subterfuge, avec son bas de caisse maculé de boue, même si le véhicule était neuf, et coûteux. Avec des grognements dépités, les reporters abandonnèrent. La grille se referma sur eux. Eleanor affichait un grand sourire. — Magnifique. Dans moins de vingt minutes ils auront découvert que tu es le Greg Mandel qui a eu droit à Julia Evans en personne comme demoiselle d’honneur à son mariage. Tu paries ? — Pas le plus petit billet. Tu as très certainement raison. Cinq véhicules de police étaient garés dans la cour, quatre vieilles cinq portes électriques EMC, fonctionnant sur des batteries polymères à haute densité et une Black Maria à la carrosserie mangée de rouille dont les plaques d’immatriculation numérique dataient d’au moins dix ans. Greg arrêta le Ranger près de plusieurs scooters rangés en épi. Une femme officier habillée en chemise blanche et jupe couleur fauve les attendait. L’inspectrice Amanda Paterson avait le visage avenant et les cheveux bruns. Elle échangea avec les visiteurs une poignée de main étonnamment vigoureuse, mais pour le reste elle se montra plutôt réservée. — Je vais vous conduire à l’inspecteur Langley, déclara-t-elle sans autre forme de préambule. C’est lui qui dirige l’enquête. — Vous travaillez aussi sur cette affaire ? s’enquit Greg. — Oui, monsieur. Elle n’en dit pas plus, ouvrit la porte et les invita à entrer dans le poste de police. À l’intérieur l’air était plus frais, mais aussi vicié, sans ventilateur ou climatisation pour le brasser. Les bandes de biolum fixées au plafond dispensaient un éclairage fatigué dans le couloir. Les anciens tubes au néon avaient été laissés en place, et leur cache en verre perle était devenu gris sous la poussière. Tout ici était très plus ou moins délabré, remarqua Greg en suivant sa guide vers l’escalier central. La moquette à côtes était élimée, les murs marqués de traces de chaussures au-dessus des plinthes, la peinture crème s’était assombrie au fil du temps, les portes étaient éraflées et écaillées, sans serrures électroniques. La police ne profitait pas encore beaucoup de la confiance du public, il le savait. Mais la priver d’argent et de ressources n’allait sûrement pas aider son moral et son efficacité, surtout dans une période où les Nouveaux conservateurs cherchaient à s’attribuer le mérite d’avoir ressuscité un système judiciaire impartial et honnête. Ils passèrent devant le mess et trois agents en uniforme les regardèrent. Leurs visages se durcirent dès qu’ils aperçurent Mandel et celui-ci commença à se demander quels ragots circulaient dans ce commissariat. Les locaux réservés à la brigade criminelle étaient situés au premier étage. Amanda Paterson frappa une seule fois à la porte avant de l’ouvrir. Greg entra derrière elle dans un brouhaha de sonneries de téléphones et de voix qui murmuraient. Six bureaux en faux bois occupaient l’endroit, et à trois d’entre eux des inspecteurs en bras de chemise pianotaient sur le clavier de leur terminal, un avec un vieux combiné téléphonique coincé entre son épaule et son menton. Tous levèrent les yeux vers Greg et Eleanor. Des classeurs métalliques étaient alignés le long du mur, à côté de la porte, surmontés de cartons en algue compressée. Un écran plat géant était monté sur le mur du fond et affichait une carte à grande échelle avec la moitié d’Oakham sous la forme d’un croissant rouge et marron dans sa partie droite. L’air était lourd malgré les deux fenêtres ouvertes. Un unique climatiseur ronronnait bruyamment. L’inspecteur principal Vernon Langley approchait la cinquantaine. Plus petit que Greg de presque une tête, il souffrait d’une calvitie conquérante qui avait décimé sa chevelure brune, exposant la peau sombre et luisante de son crâne. Il était assis derrière son bureau, son veston accroché au dossier de sa chaise. Sa cravate mauve desserrée et sa chemise tendue indiquaient une bonne demi-douzaine de kilos à perdre. Le bureau était jonché de tirages papier, dossiers, cristaux memox cylindriques de la taille d’un pouce, et feuillets manuscrits. Langley tapait un texte sur son terminal English Electric. Le modèle était dépassé depuis dix ans au moins, et déjà peu performant quand il était sorti. EE avait été un conglomérat nationalisé que le PSP avait créé, un mariage forcé entre une douzaine de fabricants de matériel informatique différents. Seuls les services gouvernementaux le prenaient pour fournisseur, tous les autres acheteurs préférant se tourner vers le marché noir pour obtenir les appareils dernier cri acheminés de l’étranger. Le policier se leva pour les accueillir et grimaça en portant une main à ses reins. Manifestement il avait travaillé d’arrache-pied sur l’affaire Kitchener : son visage était creusé de lignes de fatigue, et l’ombre d’une barbe mangeait son menton. Rien qu’à le voir dans cet état, Greg se sentit las. — On ne m’avait pas informé que vous seriez deux, dit-il en serrant la main d’Eleanor. — Je remplis le rôle d’assistante auprès de Greg, expliqua-t-elle d’un ton posé. Accessoirement, je suis sa femme. Vernon Langley acquiesça à contrecœur et se rassit. — D’accord, ce n’est pas moi qui me formaliserai de votre présence. Prenez place, je vous en prie. Greg avança deux chaises en bois. À un autre hochement de tête de son supérieur, Amanda Paterson les quitta et alla s’installer à un bureau proche des trois occupés, et les quatre collègues se mirent à discuter à voix basse. Mandel eut alors la tentation de recourir à son implant, mais il devinait que la seule émotion perceptible dans cette pièce serait le ressentiment. Ils avaient tous travaillé très dur sur une affaire exceptionnelle, avec l’obligation ô combien pesante et publique d’obtenir des résultats rapides, et voilà qu’une figure de mode civile venait chapeauter leur enquête à la suite de pressions politiques. Il connaissait très bien ce sentiment de frustration qu’ils éprouvaient, car à son époque sous les drapeaux les huiles ne respectaient non plus aucune logique connue. — Le ministère de l’Intérieur m’a appelé chez moi ce matin, dit Langley. Apparemment vous avez été envoyé ici pour agir en tant que conseiller spécial sur cette affaire. Sur le plan officiel, en tout cas. Côté non officiel, on m’a très clairement fait comprendre que c’est vous qui êtes aux commandes à partir de maintenant. Ça vous ennuierait de m’expliquer pourquoi, Mandel ? — Je suis un ancien de la Mindstar, répondit Greg avec déférence. Mon implant glandulaire me confère une aptitude à l’empathie, et je sais quand les gens mentent. Quelqu’un m’a un jour qualifié de découvreur de vérité. — Un découvreur de vérité ? Vraiment ? J’ai entendu dire que vous avez passé un bout de temps à Peterborough après la démobilisation de la Mindstar. — En effet. — On raconte que vous avez tué cinquante agents populaires. — Oh, non. La suspicion étrécit les yeux de Langley, et Greg ne put résister à la tentation : — Le compte est plus près de quatre-vingts, en réalité. L’inspecteur grimaça. — Et vous avez acquis une grande expérience dans la résolution des homicides, n’est-ce pas, Mandel ? — Non. Aucune expérience. — Ça fait vingt-trois ans que je suis dans la maison. J’y suis même resté quand le PSP était au pouvoir… (En voyant la réaction d’embarras d’Eleanor, il eut un geste vague de la main, comme pour balayer ses doutes.) Oh, ne vous inquiétez pas, madame Mandel, les enquêteurs m’ont lavé de tout soupçon de complicité avec le Parti. C’est pourquoi on m’a envoyé ici, alors que j’étais en poste à Grantham. Bon nombre d’officiers d’Oakham n’avaient pas gardé la même distance que moi envers le PSP. Ils ne sont donc pas fiables sur le plan politique, vous comprenez. Enfin, pas d’après l’avis du gouvernement actuel. — Je me demande si Edward Kitchener se soucie des opinions politiques des enquêteurs qui travaillent sur son assassinat, fit Eleanor. Langley la regarda longuement, puis il reconnut sa défaite d’un soupir bas. — Bien sûr, madame Mandel, vous avez raison. Je vous prie de me pardonner. J’ai consacré les quatre jours et les quatre nuits écoulés à chercher un moyen de mettre la main sur ce maniaque. Et malgré tous mes efforts, je n’ai pas l’ombre d’une piste. Vous pouvez donc comprendre pourquoi les esprits sont un peu irritables ici, ce matin. Je vous présente par avance mes excuses pour toute réponse un peu brusque que vos questions pourraient susciter. Rien de personnel, soyez-en assuré. — Je ne savais pas que le ministère de l’Intérieur m’avait confié la direction de l’enquête, et encore moins qu’on vous l’avait notifié. En ce qui me concerne, c’est toujours vous le patron. Je ne suis qu’une sorte de spécialiste, disons, et je souhaite seulement vous être utile. — Merci, dit Langley. Greg décida d’aller droit au but. À l’évidence, l’habituel bavardage pour faire connaissance n’était pas au programme. Il devrait simplement faire du mieux possible dans la situation qui se présentait. — D’après les médias, Kitchener a été littéralement massacré. C’est vrai ? — Oui. Si je n’avais pas l’expérience, je dirais qu’il s’agit d’un meurtre rituel. Un culte satanique, un sacrifice païen, quelque chose comme ça. C’était extrêmement barbare. Sa poitrine a été ouverte en deux, et on a disposé ses poumons de chaque côté de sa tête. Nous avons enregistré des hologrammes, si vous voulez vous rendre compte par vous-même. — Pas pour l’instant. Pourquoi quelqu’un aurait pris la peine d’une telle mise en scène ? Langley eut une moue désabusée. — Allez savoir. Durant ma carrière, j’ai rencontré quelques vrais fêlés. Mais le meurtrier de Kitchener n’entre dans aucune catégorie que je connaisse. Ce genre d’esprit est unique. Pour être franc, ça m’inquiète un peu de penser qu’un type pareil peut se balader au sein de la population et paraître humain quatre-vingt-dix-neuf pour cent du temps. Je suppose que vous êtes capable d’en repérer un immédiatement ? — Peut-être. Si je savais ce que je dois rechercher. — Qui que soit ce dingue, il n’est pas totalement original. En fait, sa méthode est une copie. — Une copie ? — La disposition des poumons. C’était la signature de Liam Bursken. Greg fronça les sourcils. Ce nom ne lui était pas inconnu. — Un tueur en série, c’est bien ça ? dit Eleanor. — Exact. Il a sévi à Newark. Il choisissait ses victimes au hasard, dans la rue, et il les massacrait. La presse l’avait surnommé « le Viking ». Il a assassiné onze personnes en cinq mois. Mais tout ça remonte à six ans. Lui, c’était un vrai psychopathe, un taré de première. Newark ressemblait à une ville en état de siège jusqu’à ce qu’on le serre. Les gens refusaient de sortir dès la nuit tombée. Des milices citoyennes s’étaient formées, qui patrouillaient dans les rues. Il y a eu des heurts avec les agents populaires, vous vous en doutez. Une sale période. — Où est-il, maintenant ? voulut savoir Greg. — En cage à Stocken Hall, le Centre de détention clinique où ils gardent les cas réellement dangereux. Il est bouclé dans l’unité de haute sécurité, à perpétuité. — Ce n’est pas très loin, murmura Greg. Mentalement il se représenta une carte de la région. À vol d’oiseau, Stocken Hall se trouvait à une quinzaine de kilomètres de Launde Abbey. — Évidemment, j’ai vérifié, Mandel. Bursken était bien là-bas il y a quatre nuits. Même s’il tombe malade il ne quitte pas le QHS. Ce sont les médecins qui se déplacent. — Les coïncidences n’existent pas, dit Greg avec un sourire d’excuse. Bon, d’accord : ce n’était pas Bursken. Vous dites que vous n’avez aucun suspect en vue ? Vous devez pourtant avoir une petite idée… — Pas la moindre, répliqua l’inspecteur en s’affaissant un peu plus sur son siège. Et c’est gênant pour nous, vraiment. Surtout si l’on considère qu’il n’y a que six suspects potentiels. Une solution en béton, quelqu’un que nous aurions pu accuser vite fait, ça aurait été la meilleure chose qui aurait pu nous arriver. Hélas nous ne pouvons pas sortir et annoncer à cette meute de chacals qu’une arrestation est imminente. — Qui sont ces six suspects ? — Les étudiants de Kitchener. Et la plus belle brochette d’andouilles que vous verrez jamais. Oh, ce sont des gamins intelligents, mais ils papillonnent sur une autre planète en permanence. Des étudiants typiques, naïfs rebelles juste ce qu’il faut à leur âge. Au moment du crime, c’étaient les seules personnes présentes à Launde Abbey. Les enregistrements du système de sécurité de Launde prouvent que personne d’autre ne s’est introduit dans les lieux, et ce système est ce qui se fait de mieux en la matière. Mais je ne me fonde pas uniquement sur ça. La nuit où Kitchener a été assassiné, il y a eu une sacrée tempête. Vous vous souvenez ? — Oui. Il se rappelait très bien ce jour où il avait sauvé les Collister du lynchage. Langley se leva et alla jusqu’au grand écran plat qui occupait le mur du fond. — Jon Nevin vous montrera ce que je veux dire. Il a vérifié tous les accès possibles à Launde Abbey. Un des autres inspecteurs se mit debout à son tour. Il approchait la trentaine, avec des cheveux noirs coupés très court, un visage étroit et un long nez cassé par le passé et jamais remis droit. Il fournit un effort visible pour réprimer son hostilité quand Greg et Eleanor rejoignirent Langley. La carte était centrée sur Launde Abbey, une tache phosphorescente rose au contour irrégulier. Une grande colonne de nombres à sept chiffres était déroulée à côté d’elle. D’après l’échelle indiquée, Greg estima que le parc de la propriété s’étendait sur un kilomètre carré environ. Il se rendit compte que l’endroit était très isolé, à mi-hauteur sur le versant de la vallée de la Chater. La route qui coupait la vallée constituait son seul lien avec le monde extérieur. De l’index, Nevin tapota le petit rectangle qui représentait l’abbaye proprement dite. Il faisait de son mieux pour montrer le désintérêt le plus total. S’ils avaient été dans l’armée, Greg y aurait vu une preuve d’insolence muette. — De par sa situation très isolée, nous ne pensons pas que quiconque ait pu atteindre Launde Abbey après 18 heures jeudi dernier, récita Nevin d’une voix monocorde. — À quelle heure Kitchener a-t-il été tué ? demanda Greg. — Vers 4 h 30 le vendredi matin, répondit Langley. Avec une marge de plus ou moins quinze minutes. Mais certainement pas avant 4 heures. — La tempête a atteint Launde Abbey jeudi vers 17 heures, ajouta Nevin, et son doigt se déplaça vers le nord en suivant la route depuis l’abbaye. Nous estimons que le pont enjambant la Chater a été submergé à partir de 18 heures, et qu’il est alors devenu absolument impossible à emprunter. Les précipitations ont été très importantes dans ce coin, de l’ordre de quinze centimètres si l’on en croit la station météo de la RAF, à Cottesmore. En gros, ce pont se résume à deux sections de canalisations en béton de grande taille sur lesquelles on a tassé de la terre et des pierres. C’est une toute petite route, même selon les critères du siècle dernier. — Ce qui ne nous laisse que la route vers le sud. Elle franchit le versant de la vallée et rejoint Loddington. Mais il y a un embranchement juste avant l’agglomération qui mène à Belton. Donc, pour arriver par cette route il faut traverser soit Loddington, soit Belton. Greg s’intéressa aux deux villages. Ils étaient encore plus petits que Hambleton. De longues colonnes de chiffres s’étalaient à côté des deux noms. Il voyait où Nevin voulait en venir. C’étaient des bourgades de fermiers, qui vivaient repliées sur elles-mêmes, et tout ce qui pouvait sortir de l’ordinaire – des personnes ou des véhicules inconnus – devenait un sujet de conversation pendant des semaines. Il désigna les petites routes qui menaient à Launde Parle. — Ces voies sont en quel état ? — La carte est trompeuse, reconnut Nevin. De la main il engloba la toile d’araignée de lignes jaunes qui couvrait la zone à l’ouest d’Oakham. Une étendue neutre, sillonnée de vallées tortueuses et de collines aux flancs abrupts. Quelques fermes isolées étaient disséminées ici et là, en général nichées dans une dépression du terrain. — Ces routes secondaires ne sont que des chemins de ferme, dans la majorité des cas. À certains endroits, elles sont complètement envahies par la végétation, et il faut être du coin pour savoir où rouler. — Et vous dites que personne n’a traversé Loddington ou Belton après 18 heures, jeudi dernier ? demanda Eleanor. — C’est exact. On n’a pas noté aucune circulation de véhicule au niveau local. Les gens s’étaient tous calfeutrés chez eux en attendant le début de la tempête. Nous avons fait une enquête foyer par foyer, à Loddington comme à Belton. Ces séries de chiffres que vous voyez correspondent aux numéros de dossier attribués aux dépositions. Vous pourrez les consulter, si ça vous dit. Nous avons interrogé tout le monde. Vous savez, les rues dans ces petits villages sont très étroites, et si un véhicule y était passé les habitants l’auraient remarqué. Eleanor remercia l’inspecteur d’un de ses plus beaux sourires. Sous cet assaut de charme, Nevin se départit un peu de son air bougon. Greg fit mine de ne rien voir. Langley alla s’asseoir derrière le bureau le plus proche et passa un bras par-dessus le dossier de la chaise. — Quoi qu’il en soit, nous savons avec certitude que personne n’a quitté la vallée entre 18 heures jeudi et 6 heures vendredi. En conséquence, le meurtrier était sur les lieux quand nous sommes arrivés. — Comment en arrivez-vous à cette conclusion ? — Le pont sur la Chater était toujours sous les eaux vendredi à midi. Ce qui ne laisse que la route au sud. Pour sortir de la vallée, il aurait fallu l’emprunter. » Les étudiants nous ont appelés depuis l’abbaye à 5 h 40 vendredi. C’est Jon ici présent et deux hommes en uniforme qui étaient de service. Ils ont pris une voiture et ont débarqué sur les lieux juste après 6 heures. — Nous avons été les premiers sur cette route après le passage de la tempête, confirma Nevin, et ça n’a pas été une partie de plaisir. La chaussée était couverte de boue fraîche déposée par les pluies, sans aucune trace de pneus. J’ai pris soin de le vérifier. Et avec un sol aussi détrempé il est impossible de couper par les champs et la campagne. Même votre 4 × 4 s’embourberait. Au moment du meurtre de Kitchener, les seules personnes présentes dans cette vallée étaient donc ses étudiants. Greg étudia la carte un moment avant de décider qu’ils avaient probablement raison en ce qui concernait les routes. Il réfléchit à la manière dont il s’y serait pris pour assassiner le physicien. Il avait bien connu ce genre de missions, en Turquie. Infiltration derrière les lignes ennemies, traque des officiers désignés comme cibles, élimination discrète, repli immédiat. Ces opérations avaient le don de mettre les troupes des légions du Jihad sur les nerfs en soulignant leur vulnérabilité. Un vieil homme confiné dans un lieu bien défini faisait une cible facile. — Et par les airs ? dit-il. Langley secoua doucement la tête. — J’ai vérifié auprès du contrôle de l’aviation civile et de la Royal Air Force. Rien n’a survolé la vallée de la Chater ou ses alentours tôt vendredi matin. Ni jeudi soir, d’ailleurs. — Pouvons-nous déplacer le plan pour avoir le reste de la vallée de la Chater ? — Bien sûr. Langley fit un signe à Nevin, et celui-ci tapa les instructions sur un terminal. Après une minute sans modification la carte s’éteignit brusquement, et l’inspecteur jura. Amanda Peterson le rejoignit au clavier. — C’est toujours comme ça, ici, fit Langley à moitié pour lui-même. J’imagine que votre contact à l’Intérieur n’a pas envisagé de nous allouer un budget d’équipement décent ? — M’étonnerait… Le policier eut une mimique résignée. La carte réapparut, clignota une seconde puis se stabilisa et glissa lentement d’est en ouest jusqu’à ce que Launde Park se trouve dans la partie gauche de l’écran. — C’est bon, comme ça ? demanda Paterson. — Oui, merci. Il suivit la Chater depuis Launde Park en direction de l’est. Elle coulait presque en ligne droite. Un peu à l’écart de Launde, le sol de la vallée était traversé par plusieurs routes secondaires, mais le reste était vide jusqu’à Ketton, à vingt kilomètres de là. — Personnellement, j’aurais utilisé un ultraléger pour arriver sur site. On peut décoller de n’importe où à l’ouest de Ketton, et remonter le tracé de la rivière en maintenant une altitude inférieure au sommet des versants de la vallée, pour éviter toute détection radar. Les inspecteurs s’entre-regardèrent, un peu déstabilisés. — Un ultraléger ? fit Langley d’un ton qui trahissait son scepticisme. — Je ne blague pas. La Westland est la meilleure aile furtive jamais mise au point, à mon humble avis en tout cas. Très fiable, avec un écho radar minime, et dotée d’une manœuvrabilité exceptionnelle. Du sol il était impossible de l’entendre dès qu’elle volait à plus de cent mètres de hauteur. Et pour la phase d’approche il suffisait de planer. (De l’ongle il heurta l’écran au-dessus de Launde Park.) Une fois le crime commis, l’inclinaison des pentes autour de l’abbaye aurait été idéale pour un décollage sans moteur. Ils le dévisageaient tous avec étonnement, sans trace d’ironie ou de doute. — Les vents, lâcha Eleanor platement dans le silence qui s’étirait. — Mouais. C’est vrai, ils auraient pu poser problème, surtout juste après la tempête. Il faudra se renseigner auprès de la RAF, à Cottesmore, pour connaître leur vitesse dans le coin. — Ce n’est pas une théorie un peu… fantaisiste ? demanda Langley d’un ton prudent. — Quelqu’un a tué Kitchener, et vous dites que ce n’est pas une des personnes présentes sur les lieux. — Nous n’avons pas réussi à démontrer qu’une d’entre elles était l’assassin, corrigea Nevin. Mais nous les interrogeons toujours. — Même si quelqu’un était arrivé par les airs, comme vous venez de l’expliquer, il lui aurait encore fallu franchir le système de sécurité de l’abbaye, fit remarquer Paterson. — Un tech-merc engagé pour éliminer Kitchener serait venu avec l’équipement nécessaire pour s’infiltrer sans laisser de trace dans le système de sécurité. — Un tech-merc ? Langley ne cachait pas son incrédulité. — Ouais. J’ai cru comprendre que vous avez dressé une liste des gens qui détestaient Kitchener. Si je me souviens bien, c’était un type assez peu commode. — Quelques universitaires ont eu des différends publics avec lui, dit Nevin, mais je doute qu’un désaccord sur une théorie de physique ait pu mener à une telle extrémité. Tout le monde lui reconnaissait du génie, ce qui rendait indulgent envers son comportement. Greg regarda tour à tour les visages maussades tournés vers lui. Un peu naïvement, il le constatait à présent, il avait imaginé être bien reçu par une équipe qui serait ravie de disposer de ses aptitudes psi. Il ne s’attendait pas à être invité à boire une bière ou manger un morceau ensuite, bien sûr, mais il avait cru bénéficier d’une ambiance plus détendue qui lui aurait permis d’aborder l’affaire avec un certain enthousiasme. Et ces policiers découragés ne lui proposaient que d’aller crapahuter dans les collines. — Kitchener travaillait sur un projet de recherche pour Event Horizon. L’un d’entre vous sait-il de quoi il retourne ? Les réactions furent plus ou moins celles qu’il avait prévues : moues de dégoût, expressions fermées, regards durs. Langley se prit la tête entre les mains et se massa les tempes du bout des doigts. — Oh, merde, fit-il, la voix rauque. Greg et Eleanor Mandel, qui ont eu pour demoiselle d’honneur à leur mariage Julia Evans. Quel imbécile je fais… C’est elle qui vous a envoyés ici. Et moi qui pensais que c’était seulement le ministère de l’Intérieur qui paniquait et réclamait une arrestation rapide. — Vous n’étiez pas au courant du contrat liant Kitchener et Event Horizon ? dit Eleanor d’un ton acerbe. Sous son bronzage, elle avait rougi subitement. — Non, nous n’étions pas au courant, répliqua l’inspecteur avec une acrimonie égale à la sienne. Greg effleura l’épaule de la jeune femme pour la rassurer. Elle répondit d’un sourire reconnaissant. — Eh bien, je suppose que les rivalités existant entre les grandes entreprises de ce secteur constituent un mobile à ne pas négliger, dit-il. Est-ce que ce nouveau paramètre rend suspect un des étudiants ? — Non, bien sûr que non. Langley avait du mal à digérer la notion qu’Event Horizon faisait partie du décor. Très probablement l’inspecteur s’évertuait à définir si cela risquait d’affecter son plan de carrière. Greg lui parlerait en privé, pour le tranquilliser sur ce point. — Et chez Event Horizon, justement, on a une idée de qui aurait pu assassiner Kitchener ? demanda enfin le policier. Quel rival tirerait avantage à le faire tuer par un tech-merc ? — Non. Aucune piste de ce côté-là. — Ils ne savent pas ? Ou ils ne veulent pas savoir ? intervint Paterson. — On se calme, dit aussitôt Langley. L’inspectrice toisa Greg et Eleanor d’un regard hargneux, puis détourna les yeux et alla à son bureau. Mais Jon Nevin n’était pas satisfait : — Quel genre de recherches Kitchener effectuait-il pour Event Horizon ? — Quelque chose en rapport avec les interstices spatiaux, répondit Greg. Julia n’avait pas été en mesure de lui en dire beaucoup plus, et il ne pensait pas qu’elle appréhendait clairement le concept. — C’est quoi ? — Je n’en suis pas très sûr. Des sortes de minitrous noirs, d’après ce que j’ai compris. Mais tout ça me passe largement au-dessus de la tête. — Et c’est quelque chose d’important, un truc qui pourrait rapporter beaucoup d’argent ? — C’est possible, oui. Apparemment on pourrait s’en servir pour voyager jusqu’à d’autres étoiles. Cette fois le silence s’éternisa jusqu’à devenir pénible. Manifestement les inspecteurs ne savaient pas quoi penser de ce nouvel élément du puzzle. Bienvenue au club, songea Greg. — Très bien, Mandel, dit Langley dans un soupir. Alors, qu’allez-vous me conseiller de faire, maintenant ? Parce que, pour être franc, j’ignore complètement par quel bout prendre cette affaire. Greg s’accorda le temps d’ordonner ses pensées selon une séquence à peu près logique. Lors de sa formation pour intégrer la Mindstar, il avait été soumis à nombre d’exercices de corrélation de données. — Tout d’abord j’aimerais me rendre à Launde Abbey, pour jeter un coup d’œil à l’endroit. Ensuite, je voudrais interroger les étudiants. Où se trouvent-ils, maintenant ? — Nous les gardons toujours. — Après quatre jours ? — Leurs avocats leur ont fortement recommandé de coopérer avec nous. Pour le moment, en tout cas. Ce serait très malhabile de leur part d’invoquer leurs droits trop bruyamment. Mais nous avons dû accepter de limiter cette situation à six jours. Après ce délai nous devrons demander à un magistrat de les mettre en détention, ou les relâcher. — D’accord. J’aimerais lire leurs déclarations avant de les rencontrer. Ainsi que le rapport du médecin légiste et du pathologiste, si ça ne vous dérange pas. — Pas de problème. Nous allons vous attribuer un code prioritaire qui vous donnera accès à tous les documents relatifs à l’affaire. Et je vous accompagnerai personnellement à Launde Abbey. CHAPITRE 5 Trois autres policiers en uniforme étaient venus prêter main-forte au premier pour tenir à distance de la grille les équipes de télévision. Un ruban vertical de transpiration marquait le dos de leurs chemises tandis qu’ils repoussaient en criant la horde de journalistes. Eleanor dirigea le Ranger vers la route et tourna sec à droite en direction de la gare. La meilleure façon de faire était d’imaginer le chemin libre et de simplement foncer. Reporters et cameramen s’effaçaient précipitamment. Mais elle avait eu raison de penser qu’ils identifieraient très vite Greg. — Monsieur Mandel, est-il vrai que vous aidez la police dans l’affaire du meurtre de Kitchener ? — Vous n’élevez pas de moutons, Greg, alors pourquoi êtes-vous venu ici ? — C’est Julia qui vous envoie ? — C’est vrai que vous avez servi dans la Mindstar ? — Eleanor, où allez-vous ? — Allons, Greg, dites quelque chose ! — Vous voulez bien faire une déclaration ? Elle les dépassa au niveau des camions de vente à emporter, et accéléra. Le brouhaha des cris se dissipa derrière eux. Une odeur d’oignons frits et de viande épicée envahit le Ranger par les conduits d’aération du tableau de bord. — Seigneur…, murmura la jeune femme. Au kibboutz, elle avait souvent accompagné son père et les autres hommes quand ils partaient chasser avec les chiens. Elle avait vu ce qu’il advenait des renards, des chats sauvages et même des autres chiens errants quand la meute croisait leur chemin. Elle s’acharnait sur leur carcasse jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien. Pour la jeune femme, le comportement de la presse était très comparable. Pour la première fois elle commença à se sentir désolée pour Langley qui devait mener son enquête avec cette foule braillarde constamment sur ses talons. Si elle avait su que les médias seraient là en nombre et que la police locale les battrait froid, elle aurait sans doute joué à la mégère et refusé de venir avec Greg. Mais il était trop tard, à présent. Un coup d’œil au rétroviseur lui montra que la Panda de la police où Vernon Langley et Jon Nevin avaient pris place les suivait. Sur ordre de l’inspecteur principal, Amanda Paterson les accompagnait dans le Ranger. Eleanor n’aurait pu dire qui était le plus mécontent de cette cohabitation temporaire. L’inspectrice s’était installée à l’arrière, mains croisées sur les genoux, la mine renfrognée, et elle contemplait sans les voir les maisons espacées de Station Road qui défilaient. Sur la défensive, se dit Eleanor, comme si l’enquête Kitchener était quelque secret mesquin qu’elle protégeait. Et voilà que des barbares venaient tambouriner à la porte pour exiger d’être de la fête. — Ça va ? dit Greg. — Bien sûr. Il la dévisagea une seconde. — Et vous, Amanda ? Surprise, l’inspectrice tourna son regard vers lui. — Oui, tout va bien, merci. — Ils sont toujours aussi collants ? lui demanda Eleanor. — Oh oui… Et cela ne nous a pas facilité la tâche lors de notre tournée des villages pour rassembler des informations. Souvent ils avaient la version des habitants avant nous. (Elle pinça les lèvres.) Ils n’auraient pas dû faire ça. Eleanor franchit le passage à niveau et engagea le Ranger sur la route de Braunston. Les nuages s’assombrissaient en un voile uniforme. Il pleuvrait bientôt, elle le savait, et ce serait un bel orage. Prévoir le temps à venir était un sens que tout le monde développait plus ou moins, désormais. Greg ouvrit son cybofax et entreprit de consulter les dépositions qu’il avait mises en mémoire. Les données défilaient en lettres gris-vert sur le petit écran et changeaient chaque fois qu’il murmurait une instruction. Esprit retors, songea la jeune femme en se retenant de sourire. Entre autres qualités. Elle lisait en lui très clairement, et ce depuis le premier jour. L’inverse était également vrai, bien sûr. Il avait toujours dit qu’elle avait des prédispositions psychiques, même s’il ne désirait pas qu’elle passe les tests d’évaluation psi. Il ne le lui interdisait pas, car ils n’avaient pas ce genre de relations, mais il était ouvertement opposé à ce qu’elle se fasse poser un implant. Sur ce sujet plus que sur tout autre, il se montrait hyperprotecteur parce qu’il voulait lui éviter cette épreuve. Nombre de vétérans de la Mindstar s’étaient révélés incapables d’accepter psychologiquement les retombées de leur aptitude psi augmentée. Peu de gens décelaient ce trait de caractère chez Greg : son implication, sa prévenance, ces faiblesses tellement humaines. La méfiance envers les implants glandulaires était trop forte, pareille à un virus de la paranoïa. Personne ne voyait au-delà de cette apparente sorcellerie. Elle éblouissait les esprits. En d’innombrables occasions elle avait vu les gens fléchir quand ils étaient présentés à Greg, et elle n’avait jamais pu définir la raison exacte de cette réaction. Peut-être à cause de tout le temps qu’il avait passé dans l’armée, et avec les Trinities. Il se dégageait de lui une sorte d’intimité avec la violence. Il ne donnait pas l’image d’une brute, comme ces imbéciles d’Andrew Foster et Frankie Owen, plutôt une impression de réserve tranquille, à l’instar des experts en arts martiaux. Lors de leur première rencontre, ce jour où elle avait fui le kibboutz, son père était venu la chercher. Il avait battu en retraite dès que Greg s’était interposé, et c’était la première fois qu’elle avait vu son père baisser pavillon devant quelqu’un, lui qui se targuait toujours d’être le relais de la parole divine et incontestable. C’était plutôt l’expression d’un entêtement paysan incurable chez le vieil évangéliste acariâtre, songeait-elle. Jusqu’alors, sa vie entière avait été dominée par ce visage squelettique et passionné qui se dressait au-dessus de la chaire, dans la chapelle en bois, avec cette couperose aux joues qui semblait brune dans la pâle lumière filtrant à travers le vitrail bleu turquoise derrière l’autel. Ce visage qui la haranguait et la cajolait même dans ses rêves, promettant que la justice de Dieu la poursuivrait partout et toujours. Mais il avait suffi que Greg prononce quelques mots fermes et son père vaincu était sorti définitivement de son existence. Lui, le chef spirituel du kibboutz, avait abandonné sa fille unique à l’une des corruptions technologiques de Satan. Elle s’était installée dans le chalet de Greg le soir même. Depuis, ils vivaient ensemble. Les autres habitants du lotissement de Berrybut l’avaient mise en garde : Greg pouvait se montrer d’humeur changeante, mais elle n’en avait jamais eu la preuve. Elle sentait ses accès de déprime, quand il avait besoin de sympathie ou s’il valait mieux le laisser seul. Ces longues années anarchiques passées avec les Trinities, le bas prix qu’avait la vie humaine dans les rues de Peterborough, tout cela ne pouvait que l’affecter. Il avait besoin de temps pour se remettre, rien de plus. Les gens ne le comprenaient donc pas ? Elle était toujours attristée de voir deux êtres censés former un couple se révéler incapables d’accorder leurs émotions profondes. Ceux-là ne savaient pas à côté de quoi ils passaient : elle n’avait jamais eu confiance en quelqu’un comme en Greg. C’était primordial. Ça et l’entente sexuelle, bien sûr. — Kitchener était riche, non ? demanda-t-il à Amanda. — Oui. Il avait plusieurs brevets qui lui rapportaient un joli paquet de royalties. Ses équations sur l’interaction moléculaire ont toutes eu des applications commerciales, pour les cristaux et les microprocesseurs, ce genre de choses. C’est surtout les kombinates qui ont payé pour appliquer ses découvertes. Ils lui versaient dans les deux millions de nouvelles livres sterling chaque année. Eleanor laissa échapper un petit sifflement. — Qui doit hériter ? Malgré elle, un sourire fugace passa sur les traits de l’inspectrice quand elle se rendit compte avec quelle facilité ils avaient percé ses défenses. — Nous nous sommes penchés sur cet aspect de l’affaire. Personne ne bénéficiera de son décès. Kitchener n’a pas de parents directs, les plus proches sont deux jeunes cousins au troisième degré. Il a laissé un million de nouvelles livres sterling à leurs enfants, lesquels sont sept. Ça ne fait donc pas une somme énorme pour chacun. De toute façon l’argent sera versé sur un fonds en fidéicommis, avec une limitation pour la somme encaissable chaque année. Mais le gros de sa fortune reviendra à l’université de Cambridge. Une partie de cet argent doit servir à alimenter des bourses pour permettre à des étudiants démunis de poursuivre leur cursus universitaire, l’autre à financer deux facultés de physique, à la condition expresse que ce pactole serve à acheter l’équipement des laboratoires. Il ne voulait pas que les professeurs en fassent leur matelas. — Et Launde Abbey, qui en héritera ? — L’université. L’endroit doit devenir un lieu de retraite et de villégiature pour les étudiants en physique les plus prometteurs. Il désirait qu’ils aient quelque part où échapper à la pression des examens et de la vie universitaire, pour se consacrer sereinement à la recherche. Tout est détaillé dans son testament. — Ça ne ressemble pas vraiment au Kitchener dont nous entendons parler, observa Eleanor. — C’était son image publique, répondit Amanda. Quand vous aurez parlé avec ses étudiants, vous comprendrez que c’était surtout une façade. Ils le vénéraient tous. Le Ranger entama l’ascension d’une pente qui menait hors de la ville. Un nouveau lotissement était en construction des deux côtés de la route, le premier à Oakham depuis quinze ans. Les maisons ressemblaient à celles qu’on bâtissait dans les régions méditerranéennes avant le réchauffement, avec des murs blancs épais pour protéger de la chaleur, des fenêtres aux vitres argentées, des toits couverts de panneaux solaires ayant l’aspect de tuiles en argile rouge, et de larges avant-toits. Et des garages, nota-t-elle. Les architectes devaient avoir foi en l’avenir. Elle avait été soulagée quand le conseil municipal avait adopté le projet. Avec les épreuves connues après avoir perdu leurs habitations et les conditions de vie dans l’école surpeuplée, les réfugiés des Fens méritaient un foyer bien à eux. Quand l’économie avait redémarré, elle avait craint que ces victimes végètent et forment une nouvelle classe d’exclus destinés à le demeurer. Beaucoup avaient été embauchés pour construire ces maisons, mais malgré cela et les plantations de cacao la région d’Oakham comptait toujours un nombre excessif de sans-emploi. Il était urgent pour la ville que de nouvelles entreprises s’installent ici. Le réseau de transport n’était pas encore assez dense pour véhiculer toute une population de travailleurs vers les grandes villes, comme jadis. Elle se demandait souvent si elle ne devrait pas suggérer à Julia de créer une division d’Event Horizon dans la zone industrielle. Serait-ce abuser de sa position privilégiée auprès de son amie ? Julia pouvait faire preuve d’une générosité sans limite avec ses proches. Et il y avait beaucoup d’autres villes qui avaient tout autant besoin d’emplois. Mais d’un autre côté, si Event Horizon devait construire une nouvelle usine, pourquoi Eleanor ne tenterait-elle pas d’user de son influence ? Pour l’instant elle attendait de voir si les membres du comité de développement étaient capables de réussir ce qu’on attendait d’eux et attirer de nouveaux investissements industriels. S’ils ne parvenaient pas à intéresser un kombinate d’ici à six mois, elle irait sans doute parler à Julia. Simple renvoi d’ascenseur, se dit-elle, car cette affaire Kitchener se révélait beaucoup plus délicate qu’ils ne l’avaient cru. Pour égaler ce service, Julia devrait au moins installer un cyberdistrict complet près de la ville. Après Braunston, le Ranger bifurqua vers l’ouest. La route s’étalait sur une longue ligne droite ascendante jusqu’à Cheseldyne Spinney, où l’on reboisait à grande échelle. L’embranchement vers Launde Park apparut cinq cents mètres après les derniers plants de chênes. Le passage était barré par un alignement de cônes de signalisation jaunes de la police dont la base était hérissée de pointes pareilles à des cornes de rhinocéros chromées. Une des voitures de la police d’Oakham, avec deux agents en uniforme à bord, était garée en travers de la route. Eleanor dénombra dix reporters qui surveillaient les lieux de l’autre côté, leurs véhicules garés dans l’herbe haute du bas-côté. Dès que le Ranger fit halte devant la Panda, les journalistes se précipitèrent. Les cybofax réglés sur l’enregistrement audio-vidéo furent plaqués contre les vitres des portières comme autant de sangsues rectangulaires et grisâtres. Amanda prit son cybofax réglementaire et utilisa le canal sécurisé pour contacter les deux agents. Eleanor en vit un qui hochait la tête au ralenti, puis les deux policiers sortirent de leur voiture et se dirigèrent vers les cônes. — Vous prenez l’enquête à la police, M. Mandel ? — Est-il vrai que le Premier ministre vous a personnellement confié la direction de l’enquête ? — Vous êtes l’amant de Julia Evans, Greg ? Eleanor ravala la réponse cinglante qui lui montait aux lèvres et se contenta d’un sourire de mépris à l’adresse du dernier reporter, tout en se disant qu’il serait bien agréable de lui enfoncer ce cybofax dans un endroit qui ne voyait jamais le soleil. Les policiers avaient repoussé les cônes et ils faisaient signe d’avancer. Ils auraient pu les retirer avant notre arrivée, se dit Eleanor. Mais c’était peut-être voulu, pour que nous profitions du harcèlement de la presse. La vallée de la Chater était verdoyante, et ses pentes saillaient irrégulièrement pour former des combes et des mamelons ici et là. Des haies desséchées d’aubépine servaient de treillages à des pélargoniums ployant sous de lourdes grappes de fleurs rose cerise. Les champs avaient tous été transformés en pâturages, mais on n’apercevait pas la moindre tête de bétail. En fait l’herbe permanente contribuait à empêcher l’érosion du sol durant la mousson. Alors qu’ils arrivaient au sommet du versant nord elle commença à se rendre compte de la position retirée de la vallée, car rien n’indiquait son existence depuis la route de Braunston. Ils redescendirent selon une inclinaison nettement plus prononcée. La chaussée se réduisait à présent à deux lignes de macadam juste assez larges pour les pneus du 4 × 4, et les véroniques entre elles formaient une bande centrale spongieuse parsemée de minuscules corolles bleues et blanches. Des ruisselets s’écoulaient sur les bas-côtés et emplissaient les ornières. Eleanor ralentit pour rouler au pas. — Monsieur Mandel, dit Amanda. Elle avait parlé d’un ton si penaud qu’Eleanor risqua un coup d’œil au rétroviseur pour voir son visage. Greg se retourna sur son siège. — Oui ? — Il y a un autre détail que nous n’avons pas communiqué aux médias, dit l’inspectrice. Kitchener avait un ordinateur optique très puissant à l’abbaye, dont il se servait pour ses travaux de simulations numériques. Sa mémoire centrale a été effacée. Je n’y ai repensé que lorsque vous avez mentionné l’implication d’Event Horizon dans ses recherches. Quelles que soient celles que Kitchener poursuivait, elles sont définitivement perdues. — Sans blague ? fit Greg, l’air presque réjoui. — Nous n’avions pas la certitude que le système ait été mis hors d’usage par la tempête, ou intentionnellement. Nous n’avions pas établi le lien entre les deux événements, vous comprenez. Mais si l’on envisage le sabotage commercial comme mobile du meurtre, alors c’était probablement délibéré. — Savez-vous quand la mémoire centrale a été effacée ? demanda Greg. Avant que Kitchener soit assassiné ? Après ? En même temps ? — Non. Je n’en ai aucune idée. — Qu’ont dit les étudiants ? — Je ne sais pas. Je ne me souviens même pas si on leur a posé cette question, Mandel réfléchit un moment avant d’échafauder un programme de recherche qui passerait en revue les dépositions stockées dans son cybofax. Eleanor entendit Amanda qui faisait la même chose. C’est alors qu’ils abordèrent une section réellement pentue de la route située juste au-dessus de la Chater. La jeune femme passa en première et garda le pied sur la pédale de frein. L’eau canalisée par les ornières noyait les pneus sur deux centimètres. — Vous êtes sûre que le pont est praticable ? demanda-t-elle à Amanda. — Il devrait l’être, maintenant. Il n’est tombé que cinq centimètres la nuit dernière. — Vous voulez dire que vous ne savez pas ? Il y avait une courbe en bas de la pente. Eleanor y engagea prudemment le Ranger, en redoutant ce qu’elle allait découvrir ensuite. S’il fallait exécuter un demi-tour ici, la manœuvre tiendrait de l’exploit. On arrivait au fond de la vallée et la rivière avait creusé une étroite ravine dans le sol. L’escarpement avait été nettoyé de toute végétation par les dernières précipitations, laissant nue la terre brun-rouge. Devant le 4 × 4 la route tout entière réapparaissait miraculeusement, car les eaux avaient emporté les herbes, la mousse et les véroniques. La Panda de Langley et Nevin restait en arrière, Eleanor l’aperçut au sommet de la déclivité. Ils attendent que nous découvrions à quoi ressemble la rivière, se dit-elle. Les salopards. — Nous sommes étanches, rappelle-toi, lui dit Greg avec un clin d’œil. Elle lui répondit par un sourire farouche et lança le Ranger sur les dix mètres les séparant du pont. La Chater était un torrent tumultueux d’eaux brunes et tourbillonnantes. Eleanor utilisa la rambarde blanche comme guide pour avancer lentement. L’eau vint très vite tournoyer autour des pneus. Eleanor estima qu’elle montait à une quinzaine de centimètres, donc elle n’atteignait pas encore les essieux. Une fois qu’ils furent de l’autre côté de la rivière la route tourna à droite. Greg se mordilla la lèvre inférieure et regarda en arrière d’un air pensif. La petite Panda approchait du pont, et l’eau montait jusqu’au bas de ses portières. — Je vais vous dire, Jon Nevin avait raison : rien ni personne n’aurait pu passer ici entre jeudi soir et vendredi matin, fit-il. Un lac rectangulaire s’étendait à présent devant eux sur cinquante mètres, qui s’écoulait dans la Chater par une canalisation ouverte en ciment effrité. Sur son bord s’élevait une petite berge de terre où des marronniers morts inclinaient leurs squelettes selon des angles précaires. Ils commencèrent à gravir la pente sur laquelle poussait une herbe rare et jaunâtre. De ce côté de la Chater, la surface de la route était encore plus abîmée qu’au nord. Dix mètres après le premier lac se trouvait un deuxième, triangulaire celui-là, de cent mètres de côté. Il était alimenté par une chute d’eau à une de ses pointes. Une barrière en bois pourri couvert d’une mousse jaunâtre l’entourait. — Arrête-toi ici, dit Greg. Eleanor immobilisa le Ranger au bout du lac. Elle était sûre qu’il y en aurait un troisième plus haut. Greg ouvrit la portière et sortit. Il alla se camper devant le véhicule et contempla le lac. Son regard se fit distant quand il laissa son implant glandulaire le déconnecter de l’univers physique. « Un monde fait d’ombres sculptées, avait-il dit un jour en tentant d’expliquer la façon dont les neurohormones altéraient ses perceptions, similaire à l’image obtenue avec un amplificateur photonique, où tout est granuleux et poussiéreux. Mais translucide. On pourrait voir à travers la planète entière si on avait assez de puissance. Les ombres sont analogues à la texture du monde réel : les maisons, les appareils, les meubles, le sol, les gens. Mais pas toujours. Il y a… des différences. Des rajouts. Les souvenirs d’objets, des fantasmes, je suppose. Et je peux aussi percevoir les esprits. Ils sont séparés des corps. Les esprits ont un éclat particulier, comme des nébuleuses avec une étoile supergéante cachée au centre. » L’expression absente quitta ses traits. Il accorda un dernier regard au lac tout en se caressant le menton du bout des doigts, et un instant il parut légèrement déconcerté. — Qu’est-ce que tu as vu ? demanda Eleanor quand il reprit place dans le 4 × 4. L’intuition de Mandel était presque aussi forte que son aptitude à l’empathie. Lors de leur première visite de la ferme, sur la péninsule de Hambleton, il l’avait subitement retenue alors qu’elle s’apprêtait à pénétrer dans une des petites chambres, à l’étage. Il avait été incapable de lui expliquer la raison de son geste, il avait simplement eu la certitude qu’elle ne devait pas entrer là. Un examen approfondi avait permis de découvrir que le plancher devant la porte était complètement vermoulu. Si elle avait posé le pied là, elle serait passée à travers et aurait fait une chute peut-être mortelle. — Je ne suis pas sûr, lâcha-t-il. La Panda de Langley remontait tant bien que mal la route derrière eux. Eleanor repartit en direction du troisième lac. Les premières gouttes de bruine constellèrent le pare-brise. — Un endroit où se poser en ultraléger ? proposa-t-elle. — Non. Depuis la banquette arrière, Amanda les observait, l’air un peu perplexe. Le troisième lac était une version plus imposante du deuxième. On apercevait les ruines d’un petit bâtiment en brique situé à mi-distance sur la rive opposée. Eleanor songea que ce devait être une ancienne glacière. Un vol de bernaches du Canada se posa dans les roseaux qui prospéraient au bord de l’eau. — Je suis sûr d’avoir lu quelque chose d’autre concernant Launde Abbey, dit Greg. À moins que je l’aie vu sur une chaîne d’infos. — Moi, je ne me souviens de rien, dit Eleanor. — Ça remonte à quelques années, il me semble. Sept ou huit, peut-être plus, fit-il, sans paraître vraiment convaincu. Et vous, Amanda ? Y a-t-il eu d’autres incidents là-haut ? — Non, pas que je me souvienne. — Quel genre d’incident ? dit Eleanor. Il lui montra un sourire gêné. — Justement, ça m’échappe. Mais c’était passé aux infos, j’en jurerais. — Et ça aurait un rapport avec l’assassinat de Kitchener ? — Va savoir… Quoique j’en doute, c’est très vieux. Launde Abbey se trouvait cent cinquante mètres après le troisième lac, dans un vaste bassin incurvé qui semblait avoir été taillé dans le flanc de la vallée. Une barrière en bois marquait la limite du domaine. Le Ranger y entra et l’herbe redevint comme par magie une pelouse drue. De gros troncs noircis se dressaient un peu partout, chacun flanqué d’un plant d’une essence exotique qui s’épanouissait dans la chaleur et redonnerait un jour au parc sa splendeur d’origine. Le macadam réapparut sous les pneus du 4 × 4. Eleanor lui fit quitter la route qui s’éloignait en direction du sommet du bassin et descendit une allée courbe menant à l’abbaye. Elle fut quelque peu déçue de ce qu’elle vit. Elle s’était imaginé un monastère médiéval imposant, tout en tourelles et en arcs-boutants, et elle découvrait un manoir de style élisabéthain, en pierre ocre, avec une large façade et des ailes en saillie. La ligne du toit en ardoises gris-bleu était brisée par cinq pignons et une rangée de panneaux solaires coiffait son sommet. Il y avait deux groupes de cheminées, un sur chaque aile, et trois globes d’un blanc crémeux étaient nichés entre celles du côté ouest, des protections pour les antennes paraboliques. Des rosiers grimpants masquaient la pierre autour du porche, et leurs fleurs écarlates et jaunes pendaient, alourdies par l’eau absorbée, leurs pétales pourrissant. L’arrière de la bâtisse donnait sur un taillis de pins hauts et minces qui pour la plupart avaient survécu au réchauffement, et dont les rangs s’étoffaient désormais de quelques banians. Deux camionnettes sans logo et une Panda étaient garées à l’extérieur. Ces véhicules appartenaient à l’équipe de la police venue examiner les lieux du crime et qui passait l’abbaye au peigne fin depuis vendredi en quête d’indices. Eleanor arrêta le Ranger à côté de la voiture. Il pleuvait avec constance, et ils coururent pour se mettre à l’abri sous le porche. Un agent attendait devant la porte et il leur fit signe d’entrer en reconnaissant Amanda. L’intérieur donnait une impression vaguement misérable qui pour Eleanor évoquait la demeure d’une famille noble ayant essuyé de sérieux revers de fortune. L’élégance était toujours présente, dans le mobilier, l’agencement des lieux – l’escalier était d’une facture exquise – mais l’ensemble était presque négligé. Propre, mais loin d’être briqué. Vernon Langley et Jon Nevin entrèrent à leur tour en secouant les pans de leurs blousons pour en chasser la pluie. L’inspecteur principal inspira bruyamment. — J’ai oublié de le préciser, Mandel, mais la mémoire centrale du système informatique de l’abbaye a été effacée. — Amanda me l’a dit, répondit Greg assez sèchement. Eleanor se garda de sourire. Un à zéro pour les gentils, se dit-elle. — Je vois, fit Langley, morose. Bon, nous nous sommes installés dans la salle à manger, si vous voulez vous joindre à nous… Il restait très peu de place libre sur la table de la salle à manger. À une extrémité, l’équipe criminalistique avait déployé son matériel, deux terminaux portables Philips et divers modules cubiques qui pour Eleanor devaient servir aux analyses, même si l’un d’entre eux ressemblait fort à un simple four à micro-ondes. Le reste de la table, soit les trois quarts de sa surface, était recouvert de pochettes plastiques à prélèvements. La jeune femme reconnut des vêtements, des chaussures, des livres, des cubes holographiques, un grand nombre de couteaux de cuisine, des verres, des cristaux memox, de petits plats en porcelaine, des bougeoirs et même une vieille pendule à remontoir. Certaines pochettes semblaient vides, mais elle se dit qu’elles devaient contenir des cheveux, voire de la poussière. Elle cherchait à comprendre pourquoi ils avaient enveloppé un cactus en pot quand Vernon Langley présenta Nicolette Hutchins et Denzil Osborne, deux officiers de la police scientifique qui étaient restés pour continuer l’examen des lieux. Ils étaient venus du Leicestershire dans l’équipe de dix personnes que le ministère de l’Intérieur avait dépêchée à Launde Abbey. Ils portaient la même combinaison, une pièce bleue réglementaire. Nicolette Hutchins avait passé le cap de la quarantaine. C’était une femme menue au visage mince et à l’expression un peu lasse, aux cheveux serrés dans un chignon strict. Elle leva les yeux d’un des modules qu’elle étudiait avec intensité et montra les gants chirurgicaux qu’elle portait. — Excusez-moi si je ne vous serre pas la main. Denzil Osborne avait cette stature qu’Eleanor associait volontiers aux anciens sportifs professionnels, un corps musclé qui commençait à perdre de son tonus. La cinquantaine bien frappée, avec un visage aplati et anguleux, et une chevelure blonde décimée par la calvitie qu’il avait rassemblée en une courte queue de cheval. Il souriait en permanence, comme s’il voulait montrer au monde entier l’anachronisme de ses trois dents en or. — Je suis absolument enchanté de faire votre connaissance. Ce petit numéro la fit sourire à son tour. Son accueil amical changeait agréablement de l’attitude des autres policiers. — Alors, comme ça, vous étiez dans la Mindstar, hein ? dit-il à Greg. — Ouais. — J’ai fait la Turquie, dans le génie militaire. Je faisais équipe avec un lieutenant de votre unité, Roger Haies. Greg se dérida. — Le Nettoyeur ! — C’est bien lui, oui. — Nous l’avions surnommé « le Nettoyeur » parce qu’il était capable de repérer et de déclencher n’importe quel objet piégé laissé par les légions du Jihad, expliqua Greg pour le bénéfice des deux femmes. De toute la brigade, c’est lui qui avait la meilleure faculté de perception du danger à courte distance. — Il a sauvé mes fesses bien des fois, approuva Denzil. L’ennemi piégeait presque systématiquement les positions qu’il abandonnait, à la fin de la campagne. — Oui, c’est vrai. — J’ai été vachement content d’apprendre qu’ils vous mettaient sur ce coup. Notre chère Nicolette ici présente ne croit pas du tout aux prouesses dont vous autres de la Mindstar êtes capables. — Oh si, j’y crois, répliqua-t-elle sans quitter du regard le module d’analyse. C’est simplement que je suis fatiguée d’en entendre parler toute la journée. Avec tout ce qu’il raconte, on pourrait penser que l’opération en Turquie a duré dix ans. — Eh bien, ne vous inquiétez pas pour ça, Greg ne vous ennuiera pas, dit Denzil. Pas du tout. Aujourd’hui, cette enquête redémarre. Pas vrai, Greg ? — Je ferai de mon mieux… — Vous avez besoin de quelque chose pour vous servir de support ? — Non. Seulement les infos dont vous disposez. Les sourcils de Denzil grimpèrent à l’assaut de son front. — Votre truc, c’est l’intuition ? — On peut dire ça. — D’accord. Par quoi voulez-vous commencer ? — Le système de sécurité, répondit Eleanor. — Aucun problème avec lui, fit Denzil. C’est du matos de premier ordre. En parfait état de marche. — Un intrus aurait pu le franchir et repartir dans l’autre sens sans y laisser de trace de son passage ? interrogea Greg. — Sûrement pas. C’est un pur produit Event Horizon : du sur-mesure. Détecteurs à amplification photonique, fenêtres sous alarme, senseurs intérieurs de mouvement, infrarouges et scans laser et UV. Si votre identité et une image tridimensionnelle de vous ne sont pas chargées dans sa mémoire centrale, vous ne pourriez pas bouger d’un millimètre dans toute l’abbaye sans déclencher une alerte. Et il a une liaison montante indépendante et sécurisée avec le réseau de communication privé d’Event Horizon, ainsi qu’avec la plate-forme orbitale géosynchrone d’English Telecom West Europe. Pourquoi ? Vous pensez que quelqu’un s’est introduit ici ? — Peut-être. Greg expliqua sa théorie de l’ultraléger, puis enchaîna sur le contrat que Kitchener avait passé avec Event Horizon. Lorsqu’il eut terminé son résumé, même Nicolette Hutchins avait abandonné son module d’analyse pour l’écouter. — Voilà qui ajoute quelques options inhabituelles à notre problème, dit-elle avec un intérêt morbide. Personne n’avait exploré cette éventualité quand nous sommes arrivés, nous pensions tous qu’il s’agissait d’un meurtre simple, pas de l’exécution d’un contrat par un pro. Et il est trop tard pour chercher des traces de l’atterrissage d’un ultraléger. La pluie est tombée par trois fois et très abondamment depuis la tempête de jeudi soir. Toute cette eau a lessivé la vallée. — Toujours optimiste, ironisa Denzil. Avec un haussement d’épaules elle retourna à son écran. — Ça alors, Greg, je n’avais pas pensé à l’intrusion d’un tech-merc, fît Denzil. Si c’est ce qui s’est passé, alors le programme utilisé contre la sécurité doit être top. Je ne saurais même pas comment commencer à l’écrire. Eleanor échangea un regard de connivence avec son mari. — Donnez-moi tout ce que vous avez sur le système, dit-elle. Nous connaissons quelqu’un qui dira s’il est possible de le circonvenir. Vernon Langley aurait aimé connaître l’identité de ce petit génie, c’était évident. Mais Eleanor le dissuada de son sourire le plus énigmatique pendant que Denzil tapait une demande d’accès sur son portable Philips. — Et voilà le travail, annonça-t-il. Tous les schémas, jusqu’aux composants, et la disposition du système. Eleanor lui tendit son cybofax et le laissa y transférer les données. — Et maintenant, la scène de crime, dit Greg. Eleanor n’aurait pu dire ce qu’il en était pour Greg, mais elle-même avait éprouvé de très mauvaises vibrations dès qu’ils étaient entrés dans la chambre de Kitchener. À l’exception du mobilier et du tapis chinois, on avait tout ôté de la pièce, et l’empreinte de la personnalité de son occupant s’en trouvait notablement diminuée. On voyait quelques taches curieuses sur le tapis près de la porte, comme si quelqu’un avait renversé là un décolorant dilué qui aurait affadi les teintes du tissage, et des étiquettes adhésives portant un code-barres accompagnaient chaque marque. D’autres étaient collées sur différents endroits de la table, et de la commode, tandis que le grand miroir sur pied était complètement enveloppé dans du plastique. On avait décroché les rideaux. La pluie tambourinait contre les vitres dans un crépitement exaspérant. Et il faisait chaud, ici. Eleanor remarqua le climatiseur, qu’on avait démonté, et ses pièces disposées sur une épaisse feuille de plastique au sol, dans un coin. — Nous voulions récupérer le filtre, pour la poussière, expliqua Denzil. C’est étonnant ce qu’on peut y trouver. Langley et Nevin les avaient suivis dans la chambre. Amanda était restée avec Nicolette dans la salle à manger. « J’ai assez vu cet endroit comme ça », avait-elle marmonné d’une voix tendue. Eleanor examina le lit à baldaquin et grimaça. Les draps avaient été ôtés. Une grande tache brune s’étalait sur le matelas. Trois projecteurs holographiques avaient été montés autour du meuble, sur des perches chromées de deux mètres. Et leurs câbles optiques serpentaient sur le sol entre eux. Le boîtier de commande était posé sur le tapis, au pied du lit. Denzil le ramassa et jeta un regard anxieux à la jeune femme. Pour une fois, il ne souriait pas. — La formule est usée, mais ici elle prend tout son sens : ce n’est vraiment pas joli à voir, je vous préviens. — Je tiendrai le coup, répondit-elle. — Très bien. Mais si vous sentez que vous allez vomir, sortez le faire dans le couloir, s’il vous plaît. Nous avons déjà assez frotté ce tapis. Elle comprit qu’il ne plaisantait pas. Au-dessus du lit, l’air parut frémir et une forme ovoïde nébuleuse et scintillante se dessina, puis ce miroitement brumeux s’étala sans bruit. Des ruisselets coulèrent jusqu’aux bords du matelas et sur le sol, s’enroulèrent tels des serpents diaphanes autour des montants sculptés du lit. Edward Kitchener se matérialisa sur des draps de soie blanche inexistants. Ou plutôt, les restes d’Edward Kitchener. Choquée, Eleanor poussa un petit grognement étranglé et ferma les yeux par réflexe. Elle prit le temps de deux respirations lentes. Allons, ma fille, tu as vu bien pire dans des films d’horreur. Mais sur l’écran, ce n’était pas la réalité. La deuxième vision fut moins dure à supporter. L’incrédulité remplaça peu à peu l’écœurement. Quel être humain pouvait infliger pareil traitement à un de ses semblables ? Et la chose avait-elle été délibérée, préméditée ? Il n’y avait pas trace de frénésie destructrice, l’acte avait été perpétré avec une précision presque chirurgicale. Une opération réalisée par un nécromant. La police de la reine Victoria n’avait-elle pas soupçonné Jack l’Éventreur d’avoir eu une quelconque formation médicale ? Elle regarda autour d’elle. Greg arborait une moue qui traduisait très bien son extrême dégoût, mais il s’obligeait à étudier l’hologramme avec la plus grande attention. Jon Nevin regardait le sol, la fenêtre, la commode, partout mais pas le lit. — Bon, ça va, déclara Greg après un moment. J’en ai assez vu. Sur les murs, la faible lueur de la projection, semblable à une aura diffuse, disparut. Quand elle se tourna de nouveau vers le lit, le cadavre mutilé de Kitchener n’était plus là. Elle expira entre ses dents, et ses muscles se détendirent. Edward Kitchener lui avait donné l’impression d’être un vieux bonhomme joyeux, une sorte de grand-père idéal, du genre à cacher son amour derrière des propos grognons. — Comment a-t-il été tué, précisément ? demanda Greg. — Nous pensons qu’il a d’abord été étouffé avec un oreiller, dit Vernon. L’un d’eux porte des traces de salive qui correspondent à cette théorie. — Et… pour le reste ? — D’après la pathologie, on s’est servi d’un couteau de grande taille, fit Denzil. Lame droite, trente ou quarante centimètres de long. — Un des couteaux de la cuisine ? — Nous ne savons pas encore. Il y a des tiroirs qui en sont pleins, en bas, dont certains sont de véritables antiquités. Nous en avons catalogué dix-huit, et aucun ne portait de traces de sang. Mais la gouvernante ne peut pas dire avec certitude s’il en manque un. Et il y a l’équipement du labo, l’atelier. Dans ces deux endroits, on trouve un tas d’objets tranchants. On aurait pu fabriquer un couteau dans l’atelier et le broyer ensuite. Qui sait ? Greg les fit tous sortir dans le couloir. — Le meurtrier a-t-il laissé des indices ? — Les seuls cheveux et peaux mortes que nous avons relevés dans la chambre appartiennent soit à Kitchener, soit aux étudiants où à la gouvernante et ses deux aides. — Et quand le tueur est reparti ? Savez-vous par quel chemin ? Il devrait y avoir des traces du sang de Kitchener ou de ses fluides corporels quelque part. — Non, rien du tout, répondit Denzil, l’air vaguement découragé. Nous avons consacré ces deux derniers jours à examiner les murs et la moquette avec un amplificateur photonique relié à une unité informatique surpuissante qui effectuait une analyse spectrographique en continu. Il nous a fallu obtenir un budget spécial du ministère de l’Intérieur pour avoir ce matériel. La moquette sur laquelle nous posons les pieds actuellement nous a révélé des taches de vin, de gin, de whisky, des traces de détergent, des cheveux, des pellicules, des peaux mortes, des particules de caoutchouc et de plastique détachées de diverses chaussures, un grand nombre de fibres de coton venant de jeans. Nous avons trouvé un peu de tout, sauf du sang ou des fluides, en tout cas pas de Kitchener. Quelle que soit son identité, le tueur a pris grand soin de ne pas laisser la moindre trace de son passage. Greg s’adressa à Vernon : — Liam Bursken se montrait-il aussi méticuleux ? — Je ne pourrais pas l’affirmer. Mais je peux vérifier. — S’il vous plaît. L’inspecteur en prit note sur son cybofax. — Ça a de l’importance ? demanda Nevin. — Pour procéder par élimination, oui. Je veux savoir si quelqu’un de dérangé à ce point pense à être aussi prudent. Un tech-merc, lui, ferait de son mieux pour ne laisser aucune signature. — Nous pensons que le meurtrier portait un tablier quand il a assassiné Kitchener, déclara Denzil. On en a brûlé un appartenant à la gouvernante dans le poêle de la cuisine, vendredi matin. Or les étudiants ont mangé une salade composée jeudi soir. Le poêle a donc été allumé pour ce seul usage, et il était encore chaud quand nous sommes arrivés. Mais il n’en restait plus que quelques cendres. Nous savons qu’il y avait du sang sur ce tablier, malheureusement les résidus sont tellement infimes que nous n’avons même pas pu définir s’il s’agissait de sang humain. Ce pourrait être du sang de bœuf, de lapin ou de mouton. — Il n’en reste pas moins que la question est : pourquoi avoir pris la peine d’allumer un feu dans le poêle pour détruire un tablier si ce n’était pas celui utilisé pendant le meurtre ? ajouta Vernon. Mais devant un tribunal, tout ça ne serait que pure supposition. N’importe quel avocat démolirait aisément cette piste. — S’il s’agissait d’un tech-merc, pourquoi aurait-il pris cette peine ? remarqua Eleanor. Pourquoi perdre tout ce temps à allumer un feu, alors qu’il lui était si facile d’emporter le tablier ? Et d’ailleurs, pourquoi en mettre un ? — Excellente réflexion, fit Greg, qui semblait troublé. — Eh bien ? demanda Vernon. — Je n’ai pas d’explication. — Désolée, dit Eleanor. Ils se sourirent. Greg baissa les yeux sur la moquette dans le couloir et se gratta la nuque. — Nous savons donc que le meurtrier n’est pas sorti par la fenêtre de la chambre. Il s’est rendu directement dans la cuisine, a brûlé le tablier, puis il est parti. — Si il ou elle est parti, souligna Vernon. — Si le coupable est un des étudiants, il aurait fallu qu’il prenne grand soin de ne pas laisser de traces de Kitchener dans sa propre chambre, au risque d’être incriminé, dit Jon Nevin avec une pointe d’amusement dans la voix. Ça collerait bien avec cette obsession de propreté, ce besoin d’éviter toute contamination. — Contamination, répéta Greg d’un air pensif. Mouais. Vous avez soumis chaque étudiant à un scan corporel, de la tête aux pieds, je suppose ? Vernon acquiesça. — Dès notre retour au poste d’Oakham. Trois d’entre eux avaient touché Kitchener, bien sûr, mais seulement en présence des autres. — Évidemment. Quels étudiants ? — Harding-Clarke, Beswick et Cameron. Mais le tout se limitait à quelques traces sur le bout de leurs doigts, résultat logique s’ils ont effleuré le corps et les draps. — Bon. J’aimerais examiner cet ordinateur qui a été effacé. Notre meurtrier a trafiqué autre chose ? Denzil fut le premier à répondre : — Oui, certaines pièces d’équipement du laboratoire. Nous l’avons découvert ce matin. La salle informatique était située à l’arrière de l’abbaye, dans une petite pièce sans fenêtre munie d’une porte couleur bronze. Elle coulissa dès que Denzil présenta sa carte de police au lecteur de la serrure. Des anneaux de biolum s’allumèrent automatiquement. Les murs et le plafond étaient carrelés et blancs. Le sol était recouvert d’un épais tapis en plastique de couleur crème. Un plan de travail arrivant à hauteur de taille courait sur toute la longueur des murs, interrompu seulement par la porte. Trois terminaux Hitachi y étaient installés ainsi que des présentoirs pour cristaux memox grand format et cinq modules de lecture. L’ordinateur optique Bendix était installé au centre de la pièce. C’était une sphère bleu acier de un mètre de diamètre posée sur un socle qui la mettait à hauteur de poitrine. — Complètement nettoyée, dit Denzil. Il alla jusqu’à un des terminaux et l’alluma. L’écran afficha aussitôt : « ERREUR DANS LE CHARGEMENT DES DONNÉES ». Au-dessus du clavier, quelques faibles étincelles vertes se tortillaient à travers le cube. — C’est ici que Kitchener stockait tout, ses dossiers, les travaux des étudiants. Il n’avait pas besoin de faire une copie. La mémoire holographique possède une sûreté intégrée et est supposée infaillible. Même sans alimentation, les octets seraient restés stables jusqu’à ce que la structure du cristal commence à s’écrouler, c’est-à-dire dans cinq, dix mille ans, ou peut-être plus. Personne ne sait. Eleanor survola la salle du regard. La grille de la climatisation était encastrée haut dans un mur. L’air était propre, mais immobile. Elle ne repéra aucune imperfection, aucune souillure ou tache. Le carrelage était immaculé, tout comme les terminaux. — La tempête aurait pu la dérégler ? demanda-t-elle. La question étonna fort Denzil. — Sûrement pas. Cette salle est totalement isolée. Et même si les panneaux solaires étaient frappés par la foudre, il y a un système triple de protection contre les surtensions. D’ailleurs une surtension ne provoquerait pas ce genre de dégâts. — Alors qu’est-ce qui pourrait le faire ? fit Greg. — Seulement deux choses. Un virus très sophistiqué, genre intrusif qui s’autodétruit après avoir effacé tous les fichiers, parce que nous n’en avons retrouvé aucune trace. Ou alors quelqu’un connaissant les codes de gestion de l’ordinateur et qui lui aurait ordonné un effacement total. — Qui connaît ces codes ? — Je l’ignore, avoua Vernon, un peu gêné. — Très bien, nous le demanderons aux étudiants quand je les interrogerai. Et cette salle, qui y a accès ? — Kitchener et les étudiants, dit Denzil. Mais il y a des terminaux un peu partout dans l’abbaye. On aurait pu charger un virus ou ordonner l’effacement à partir de n’importe lequel d’entre eux. — Et quelqu’un de l’extérieur aurait pu se connecter sur ce système ? — On ne peut accéder à l’ordinateur que par un des terminaux de l’abbaye. Mais tous ont également une connexion avec le réseau de données d’English Telecom. Donc il faut se trouver à l’intérieur de l’abbaye pour établir un accès entre le Bendix et un système informatique extérieur. — Et pour entrer dans l’abbaye il faut que le système de sécurité vous y autorise, murmura Greg. Super… (Il se tourna vers Langley.) English Telecom devrait être en mesure de vous fournir un journal détaillé du réseau de données. Voyez s’il y a des connexions inexpliquées établies jeudi soir ou vendredi matin. — Si c’est l’œuvre d’un tech-merc, ce type est un as, fit Denzil. L’as des as. Pour Eleanor, le laboratoire avait tout d’une caricature. Ou alors les décorateurs sur les films de science-fiction effectuaient plus de recherches qu’elle ne l’aurait pensé. Mais c’était un labo de chimie, et non de physique. La pièce était spacieuse, haute de plafond, avec les habituelles fenêtres à meneaux qui donnaient à l’ensemble une petite ambiance style Frankenstein. De grandes vitrines étaient alignées contre les murs. Trois plans de travail en bois occupaient le centre de la salle. Chacun était encombré par des séries d’ustensiles en verre, des serpentins cristallins d’une complexité effarante, avec des unités électroniques en plastique accolées à des tubes et des ballons, et des réseaux de fils électriques et de câbles optiques qui se faufilaient entre ces différents éléments. De petits terminaux Ericsson reliés à des modules de contrôle sur mesure régulaient le fonctionnement de ces assemblages. Denzil les mena jusqu’au plan de travail central. Il indiqua une section en verre, des tubes spiralés et des cornues au-dessus de ce qui pour Eleanor devait être une sorte d’incubateur. — Regardez. Nous avons trouvé ça hier, quand nous avons entrepris de classifier tout ce fouillis. Il jeta un regard malicieux à Vernon Langley. — Vous voyez ce que c’est ? L’inspecteur principal eut un mouvement négatif de la tête. — C’est une cuve à syntho. Et ce qu’elle produit est de très haute qualité, bien supérieure à ce qu’on trouve dans la rue. La formule est similaire à celle de la naïade. — Les étudiants en consommaient ? dit Greg. — Trois en ont pris jeudi soir, répondit Vernon. Tous ont eu droit à une prise de sang dès qu’ils sont arrivés au poste. Harding-Clarke, Spalvas et Cameron. Mais leur taux était faible. Ce ne sont pas des toxicos. (Il soupira.) Ces étudiants font un tas de petites expériences autres que scientifiques, ça leur procure des frissons, un petit goût d’aventure. J’imagine qu’à leur âge ces grosses têtes doivent très vite s’ennuyer, dans un endroit comme celui-ci. Eleanor trouva qu’il prononçait étudiants avec ce qui ressemblait fort à du mépris. — Et les trois autres ? fit Greg. Ce fut Jon Nevin qui lui répondit : — Aussi innocents que des nouveau-nés. Bien sûr, tous les six avaient bu. Du vin, pendant le dîner, et encore quelques verres dans leurs chambres, plus tard. — Mais pas en quantité suffisante pour leur faire péter les plombs ? — Non. — Kitchener prenait du syntho, lui aussi, dit Vernon. C’est dans le rapport de pathologie. Pour ouvrir un peu plus son esprit, sans doute. Quelle foutaise… Il n’arrêtait pas de parler de ça, son concept de la « pensée neuve ». C’était une idée fixe, chez lui. Greg souffla bruyamment. — À son âge ? Quelle tristesse… — Et il encourageait les étudiants à l’imiter, précisa Jon Nevin, manifestement désapprobateur. — Pff… — Ce n’est pas tout, déclara Denzil avec emphase. Il y a ça, aussi. Nous l’avons découvert ce matin. Il tapota un autre assemblage sur le troisième plan de travail. Celui-là était constitué de nombreux éléments électroniques. — Vous devriez savoir ce que c’est, Greg, vous en avez une version miniaturisée dans le crâne. — Un synthétiseur de neurohormones ? — Bravo. Des neurohormones sélectives, pour être tout à fait précis. Les hormones à large spectre comme celles produites par votre implant semblent démodées, à côté. La surprise était de taille pour Mandel. — Kitchener se servait de neurohormones ? Comme stimulants psi ? — Oui, fit Vernon. À haute dose, d’après ce que nous avons pu déterminer. Tout figure dans le rapport de pathologie. — Pour quelle faculté psi ? — Ah pour ça je ne peux pas vous renseigner autant que je le voudrais, répondit Denzil. Il y a une chambre à basse température pleine d’ampoules de ces neurohormones sélectives. Mais celles-ci sont du type commercial standard, de chez ICI. Kitchener en était un consommateur régulier, apparemment. Et nous avons également trouvé un petit lot d’ampoules non étiquetées. Je vais les faire analyser. Mais nous aurons peut-être quelques problèmes pour les identifier si elles sont expérimentales. Nous n’avons pas une base de données très fournie sur le sujet. De ce que je sais, c’est la première fois qu’on en récolte dans une enquête de police. — Nous pourrons peut-être vous aider, dit Greg. Je me débrouillerai pour apprendre si Event Horizon détient des informations sur les neurohormones. — Merci. — Savez-vous à quoi il utilisait ces neurohormones sélectives ? — Probablement dans le cadre de ses recherches, d’après ce qu’en ont dit ses étudiants, répondit Vernon. Il voulait obtenir une perception directe des électrons et des protons. — Il faut que tu m’arranges une entrevue avec Ranasfari, dit Greg à Eleanor. Je veux savoir s’il existe un lien entre ces neurohormones et le travail de recherche que Kitchener effectuait pour Event Horizon. — Entendu. — Vous nous tiendrez au courant, n’est-ce pas ? demanda Langley. — Bien sûr. Il s’efforça de ne pas réagir à l’animosité du ton. Eleanor se concentra diplomatiquement sur son cybofax pour noter la demande de rendez-vous. Toujours cette vieille réputation qui collait aux basques des anciens de la Mindstar. Greg fit courir un doigt sur l’arête d’un module fixé sur le synthétiseur d’hormones. — C’est la même chose que dans les ampoules non étiquetées ? — Aucune idée, répondit Denzil. Ce serait logique, mais le système de contrôle a été effacé, exactement comme pour le Bendix. Il n’y a pas d’enregistrement de la formule qu’ils mettaient en œuvre. Il désigna le boîtier en plastique gris sombre des modules qui était intégré dans la structure de raffinage. — Ces unités contenaient des biosystèmes endocriniens. Très complexes, très délicats. Ils sont morts, à présent. — Comment ? — Quelqu’un les a empoisonnés. On a instillé une dose de syntho dans les cellules. C’était un acte délibéré. — Le meurtre de Kitchener est lié à ses recherches, dit Greg avec calme. — Si c’était ça ses recherches, alors oui. CHAPITRE 6 Le Dornier à rotors basculants blanc de la société traversa la couche de nuages au-dessus des condominiums de luxe et des arcades marchandes du quartier de New Eastfield avant de virer à tribord et de survoler Peterborough en direction du bassin des Fens. Julia ordonna à ses nodules d’annuler les résumés financiers du dernier trimestre qui se déroulaient derrière ses yeux. Ils atterriraient bientôt. Une autre cérémonie. Quelle barbe ! Amenez-moi sur place, montrez-moi où sont les caméras, et l’affaire terminée remmenez-moi. On aurait tout aussi bien pu envoyer un cyborg à sa place. Mais c’était important, une étape cruciale dans le développement d’Event Horizon, et elle se devait d’y participer. Y a-t-il des fois où ce n’est pas important, vital ? Elle était assise sur une banquette tendue de cuir blanc, dans le salon occupant l’arrière du petit appareil. Seule, ce qui en soi était exceptionnel. Son équipe s’était rassemblée dans la cabine avant. Elle les imaginait qui échangeaient les derniers potins et s’esclaffaient. Il aurait été facile d’aller les rejoindre, ou de les inviter ici. Ils ne se seraient pas gênés pour continuer en sa présence. Mais elle n’était pas d’humeur. Ces derniers temps, la solitude lui devenait un bien précieux. La mélancolie vague qui l’avait envahie à l’idée de cette réunion à venir, plus tard dans la journée, pouvait expliquer son choix d’une tenue résolument gothique. Elle avait improvisé avec une jupe de chez Devereaux, en velours écarlate, qui devait bien peser trois tonnes et tombait sur ses chevilles, des bottes noires en daim, cinq pendentifs aztèques en or pendus accrochés à son cou par de fines lanières de cuir, et une veste arachnéenne noire, création de Toska. Sa camériste avait assombri ses cheveux pour ensuite les entremêler en une masse complexe. Elles s’étaient disputées quand était venue la phase de maquillage. Trop de mascara noir aurait été criminel envers son teint, et elles avaient fini par s’accorder sur quelques touches stratégiques. Le résultat lui plaisait assez. C’était beaucoup moins guindé, beaucoup plus amusant que son apparence de la veille, pour la présentation de la navette spatiale. Aucun doute, les gens remarqueraient la métamorphose. Elle regarda par le grand hublot. Elle ne voyait que de la boue, une tourbe brune marbrée des reflets fugaces, gris et verdâtres, que créaient les algues. Cette boue avançait jusqu’à la partie est de la ville et envahissait les ruines du quartier de Newark, ces longues dunes de limon aux formes régulières ponctuées de briques et de poutres brisées qui marquaient les limites des rues englouties. Il avait manqué à Newark un mètre d’altitude pour éviter d’être submergé quand la marée de boue s’était déversée progressivement des Fens. Deux lignes vertes parallèles s’étiraient à l’extrémité sud de la ville et délimitaient le nouveau tracé de la Nene. La rivière se perdait dans la brume de chaleur sombre qui occultait l’horizon à l’est. Il avait été creusé assez profond pour permettre aux cargos d’atteindre le cœur de la ville où un port en eaux profondes avait été construit et avait prospéré. Les rives étaient en corail génétiquement modifié, couronnées de roseaux drus afin d’empêcher la boue de s’immiscer dans le cours d’eau, même si deux dragues étaient à l’ouvrage en permanence du haut en bas du canal. Bientôt il faudrait élargir la Nene, Julia le savait, car le volume de la circulation fluviale atteignait déjà son maximum. Comme tout le reste à Peterborough, ces derniers temps. La réussite de la ville se retournait contre elle et retardait de futurs développements. Quatre-vingt-dix pour cent des réfugiés des Fens avaient reflué sur Peterborough et créé un immense bidonville en périphérie ouest. Ils y avaient trouvé des terres émergées et sèches, ainsi qu’une administration qui fonctionnait encore. Cela leur suffisait, ils étaient las de fuir, et c’est pourquoi ils s’étaient posés là et avaient refusé de bouger. Le PSP s’était retrouvé avec un cauchemar humanitaire au pire moment, alors que le pays mobilisait toutes les ressources pour lutter contre la catastrophe écologique et l’effondrement économique. Ces réfugiés avaient besoin d’un toit et d’un emploi. Le ministère des Finances ne pouvant évidemment pas subventionner tous les chantiers, c’est la mort dans l’âme que le Parti avait dû enfreindre la règle d’or de son idéologie qui consistait à bannir tout investissement venu de l’étranger. On avait déclaré Peterborough zone économique spéciale, et accordé de vastes concessions à tous les investisseurs intéressés, tandis que les lois d’urbanisme cessaient quasiment d’exister. L’argent coula bientôt à flots, et de nouveaux ensembles immobiliers remplacèrent les campements de fortune en tôles ondulées. Ils devinrent des cités dortoirs pour les zones industrielles où s’étaient implantées les filiales des kombinates, avec leurs fournisseurs locaux. Les produits manufacturés furent exportés en franchise dans le monde entier, ce qui aida à rembourser les prêts contractés pour le logement. Ainsi naquit une microéconomie autonome, à l’abri du chaos et du déclin qui gangrenaient le reste du pays. Peterborough fut un exemple unique sous la gouvernance du PSP, le seul endroit à prospérer alors que toutes les autres villes d’Angleterre s’enfonçaient dans le marasme. Après la chute du Parti, Philip Evans y installa le siège d’Event Horizon quand la société s’établit de nouveau en Angleterre. Avec sa multitude d’industries de pointe pour alimenter en composants ses cyberusines, c’était l’endroit idéal. Mais à présent, quatre ans plus tard, Event Horizon souffrait d’un manque patent de place dans les limites géographiques de la ville. De nouvelles cyberusines étaient disséminées dans le reste du pays, mais Julia voulait un noyau, un point focal pour l’administration, la recherche, la finance et la sécurité, et aussi pour l’usine de gigaconducteurs qu’elle jugeait d’une importance stratégique incontournable. Malgré les progrès dans la transmission des données, les distances physiques engendraient toujours des problèmes de contrôle, et l’état lamentable du réseau de transport anglais n’arrangeait rien. Tout cela avait gravement altéré l’efficacité générale, au point que le bloc RN de Grand-père n’avait pu contrebalancer cette dérive. Ils avaient besoin de regrouper les installations d’importance majeure en un seul endroit, sous une direction unique. Elle étouffa un soupir et changea de position sur le canapé. Les problèmes de gestion étaient comparables au principe de la fission nucléaire, chacun en entraînant dix de plus. Si on ne les corrigeait pas très vite et convenablement, ils se multiplieraient et deviendraient trop complexes pour qu’elle puisse espérer les résoudre. Néanmoins elle avait réglé l’écueil que posait l’expansion nécessaire de l’entreprise. Mais elle avait dû payer le prix fort. La console de communication émit un bip. L’appel était identifié « personnel » et portait le code d’Eleanor. Julia se pencha sur l’accoudoir du canapé, enfonça une touche du clavier, et le visage d’Eleanor apparut sur l’écran plat serti dans la paroi. Elle était assise derrière une table quelconque dont le bois éraflé était recouvert de tirages papier de documents. La transpiration luisait à son front, et elle semblait passablement irritée. — C’est si moche que ça ? dit aussitôt Julia. Réagir vite, de façon désarmante. Eleanor était pour elle plus une grande sœur qu’une amie, et elle pouvait tout lui dire sans craindre que ses propos soient répétés sur les chaînes d’infos spécialisées dans les ragots. D’un autre côté la femme de Greg pouvait se montrer une adversaire formidable. Et pas seulement sur le plan physique. Elle n’avait que trois ans de plus que l’héritière de l’empire Event Horizon, mais les épreuves subies par le passé lui avaient donné une détermination farouche. — Ce n’est pas une partie de plaisir, dit Eleanor. — Où êtes-vous ? — Au poste de police d’Oakham. Nous revenons d’une petite visite à Launde Abbey. (Elle ne fit rien pour réprimer un frisson.) Seigneur, j’espère que nous arrêterons bientôt ce tueur. — Greg a découvert quelque chose, là-bas ? — Oui : un grand nombre de détails équivoques. — Donc il ne s’agit pas d’un des étudiants ? — On ne peut pas encore le dire avec certitude. Il est en train de les interroger. Nous devrions être fixés d’ici une heure ou deux. Mais si aucun d’eux n’est le coupable, j’aurai quelques demandes à formuler. — Bien sûr. Allez-y. — Premièrement, il faudrait arranger une entrevue avec Ranasfari au sujet de cette théorie des trous de ver sur laquelle Kitchener travaillait pour lui. Demain après-midi, parce que nous serons occupés pendant toute la matinée. Julia chargea la requête dans son nodule traitant des affaires générales. — Il vous attendra à Wilholm. — Parfait. Deuxièmement, je crois qu’Event Horizon compte un département de recherches biochimiques, non ? — C’est exact. — Vous avez quelqu’un qui s’y connaît en neurohormones ? > Accès dossier division de biochimie, départements du centre de recherches : projets en cours et spécialisations. La liste se déroula dans son esprit sous la forme d’un jet froid et ennuyeux d’octets. — Oui, dit-elle. Nous travaillons sur deux projets dans ce domaine. Après l’affaire que Greg a résolue pour nous, Morgan a jugé utile de faire entrer des médiums dans la sécurité. J’ai approuvé. Je pense qu’il vaut mieux ne pas dépendre de sources externes. — Bien. Nous avons trouvé des ampoules de neurohormones sélectives, à Launde. Je veux qu’elles soient analysées. Le labo de la police est bien équipé, mais ça dépasse un peu leurs compétences. Il y en a quelques-uns qui vont se sentir froissés… (Des lignes dures apparurent aux commissures des lèvres d’Eleanor quand elle crispa les mâchoires, et Julia jugea plus prudent d’attendre la suite.) Bah, qu’ils aillent au diable. Il faut que nous sachions de quel type il s’agit, et aussi vite que possible. — Elles n’étaient pas répertoriées, ou simplement étiquetées ? — Non. Le biosystème endocrinien qui les a produites a été délibérément détruit, et sa mémoire effacée. Il n’y a pas le moindre fichier. C’était un des projets personnels de Kitchener, et visiblement le tueur l’a jugé assez important pour s’en occuper ainsi. On n’a touché à rien d’autre dans le labo. — Je vois. Pas de problème, j’envoie un coursier à Oakham dans l’heure. — Ce qui nous amène au dernier point, dit Eleanor d’un ton lugubre qui mit Julia mal à l’aise. Greg et moi sommes redevenus des stars des médias. Ces maudits reporters sont là par centaines ! Et ils ont bien évidemment fait le lien entre nous et vous. Dieu seul sait quelles théories du complot ils vont dégoiser aux infos du soir… Julia ferma les yeux un instant. — Oh, Seigneur… Elle aurait dû le prévoir. — Une petite intervention de votre part ne serait pas un luxe, dit Eleanor. Nous ne sommes pas trop habitués à ce genre de cirque, vous savez. — Je suis désolée. Je ne savais pas, pour les journalistes. Je ferai mon possible, je vous le promets. Eleanor jeta sur elle un regard narquois. — D’accord. Mais pour l’amour du Ciel, pas de recours à la force, n’aggravez pas la situation. — Entendu, répondit-elle docilement. — Bien. À demain, donc. — Oui, à moins qu’un des étudiants soit le meurtrier. — Je crois qu’il ne faut pas trop y compter. Au revoir, Julia. — Au revoir. L’image d’Eleanor disparut de l’écran. — Quelle guigne ! s’écria Julia. Pourquoi rien n’était-il jamais simple ? Une carte des lieux avant le réchauffement superposée au marécage aurait indiqué à Julia que le Dornier descendait sur Prior’s Fen, six kilomètres à l’est de Peterborough. Sous les bogies du train d’atterrissage, des murs épais en ciment faisant office de brise-lames pour préserver du bourbier un terrain hexagonal de trois cents mètres de large. Cinq gros aéroglisseurs de transport Hawker Siddeley étaient amarrés à des quais flottants à l’extérieur, et deux hélistats McDonnell Douglas attendaient en vol stationnaire au-dessus du site, leurs grands rotors brassant l’air au ralenti, que la cérémonie prenne fin pour commencer à décharger. Je me demande combien il nous en coûte de les maintenir en l’air, songea-t-elle. Les nodules pouvaient le lui dire, mais curieusement elle n’avait pas vraiment envie de le savoir. Tout ce qui touchait aux relations publiques semblait relever de la folie. Pourtant les experts ne juraient que par ce genre d’opérations de communication, sous l’égide du dieu de la publicité. Il fallait être présent et vu lors de ces événements si l’on voulait se targuer du statut de bon citoyen, au sein de l’entreprise comme dans la société. Les rotors du Dornier et les ailes pivotèrent en position verticale et l’appareil se posa sur un des quais flottants. Il n’y avait que Rachel Griffith, le deuxième garde du corps Ben Taylor et Caroline Rothman, son assistante, dans la cabine avant. Pour une fois Morgan n’avait pas quitté son bureau. Ça doit vouloir dire qu’il me fait confiance, songea-t-elle pour aussitôt rectifier : ou qu’il fait confiance à Rachel. Elle regretta l’absence de Patrick au moment où elle sortit de l’appareil et subit l’assaut de l’humidité ambiante. Il lui aurait simplement fallu quelqu’un pour lui tenir la main, dans les deux sens de l’expression. Elle ne s’était jamais faite à la manière dont la foule l’observait, lors de ces événements. Hélas, Patrick était retenu à Peterborough où il aidait à l’installation d’un bureau pour l’entreprise familiale. Elle fit contre mauvaise fortune bon cœur et afficha un sourire confiant dès que ses bottes touchèrent le grillage de métal qui recouvrait le sol du quai flottant. Elle avait coiffé un élégant chapeau à large bord en daim noir, et elle se félicita d’avoir pensé à s’abriter ainsi du soleil. Une odeur puissante de soufre montant du bourbier se mêlait à celle de l’eau salée. Stephen Marano, l’ingénieur en charge du projet, arriva au trot pour l’accueillir. Il avait environ quarante-cinq ans et portait un costume gris clair trop serré qui ne lui allait pas du tout. C’était l’homme idéal pour diriger les équipes d’ouvriers, et tout le contraire d’un hôte à l’aise pour recevoir la grande patronne. Le sourire hésitant, la parole confuse, il parut complètement déboussolé par le look gothique de la jeune femme. Elle aurait pu lui dire de ne pas parler, pour alléger un peu sa souffrance, mais il aurait pris sa prévenance pour une rebuffade. Elle le laissa donc se dépêtrer et lui présenter les quinze architectes et ingénieurs qui dirigeaient les opérations sur place. L’exercice fut long et pénible pour tout le monde. Trois équipes de télévision les filmaient à distance. Elle reconnut le logo de Globecast sur les tenues de certains journalistes. Après les présentations ils descendirent une longue rampe qui menait au fond de l’excavation. Julia nota qu’ils se trouvaient à présent sous le niveau qu’atteignait la boue à l’extérieur. Des tractopelles jaunes étaient garées sur la tourbe noire, les ouvriers à côté d’elles. Les hommes réagirent bruyamment à son passage. Elle n’entendit aucune huée, mais les sifflements admiratifs ne manquèrent pas. Stephen Marano faisait la grimace. Le sol était détrempé. Par chance l’ourlet de sa jupe s’arrêtait à cinq centimètres de ses talons, mais ses bottes reçurent leur dose d’éclaboussures boueuses. Le site était quadrillé de fossés d’écoulement, et les pompes tournaient en fond sonore. Ils firent halte près d’un trou carré aux parois renforcées par des planches de bois, près du haut mur servant de brise-lames. Une grosse bétonnière se trouvait juste à côté, et son grondement mourut quand l’opérateur enfonça un bouton sur son flanc. Un des directeurs tendit un micro à julia. > Accès discours chantier. Elle s’éclaircit la voix et le son se répercuta contre les cloisons du brise-lames. Les caméras se braquèrent sur elle. Rachel et Ben se tenaient un peu en retrait, et tournaient la tête au ralenti dans un sens puis dans l’autre pendant qu’ils scrutaient la petite foule. — J’imagine que vous ne souhaitez pas un discours trop long, dit la jeune femme, et elle prit soudain conscience de son phrasé typique des bonnes écoles. Rassurez-vous, je vous éviterai cette épreuve. D’autant que c’est sur votre temps de travail. Elle vit quelques sourires apparaître sous les casques de chantier colorés. — Je vais donc être brève. Même si c’est le programme spatial de l’entreprise qui attire principalement l’attention des médias, vous tous qui pataugez dans la boue ici êtes tout aussi importants à mes yeux. L’espace n’est pas la seule direction qu’empruntera le futur. Ici nous avons de vastes étendues abandonnées que tout le monde méprise, alors que sur la terre ferme trop de gens vivent entassés. Cette tour dont nous entamons aujourd’hui la construction ouvre la voie à un allégement de la pression qu’impose la densité de la population, ainsi qu’aux nuisances que l’industrie impose dans la ceinture verte. Les terres habitables deviennent une ressource très précieuse, et je suis extrêmement fière qu’Event Horizon prouve par l’exemple que l’expansion est possible sans entrer en conflit avec l’environnement. Dans la course effrénée à la reconstruction de notre économie, nous ne devons jamais oublier les raisons du réchauffement. Nous ne pouvons nous permettre de ne pas tenir compte des douloureuses leçons du passé si nous voulons prévenir la répétition de nos erreurs les plus aberrantes. > Fermeture discours chantier. Elle rendit le micro, et le groupe des cadres applaudit avec entrain. — Par ici, mademoiselle Evans, dit Stephen Marano en désignant la bétonnière. L’opérateur de l’engin était un homme courtaud en tee-shirt jaune, jean crasseux et coiffé d’un casque orange. Avec un large sourire il indiqua le petit panneau de contrôle situé à l’arrière du poids lourd. Cinq boutons chromés s’alignaient en son centre. Le vert était flanqué d’une étiquette flambant neuve disant : « APPUYEZ ». — Même moi, je ne peux pas rater une chose pareille, lui dit Julia. Seigneur, quelle phrase ridicule… — Non, mademoiselle, fit-il en se dandinant sur place. Il était manifestement ravi d’être le centre d’attention. Julia enfonça le bouton. La bétonnière redémarra, et du béton coula dans la glissière pour se déverser dans les fondations. On dirait des déjections d’éléphant, songea-t-elle. L’équipe d’encadrement se remit à applaudir. Elle réprima le rire qui montait dans sa gorge. Ils ne voyaient pas combien ils avaient l’air stupide ? Mais bien sûr que si. Ils s’inquiétaient moins de paraître ridicules que de la mécontenter. La constatation dissipa d’un coup son hilarité, et elle tendit la main à Stephen Marano. — Jusqu’à aujourd’hui, je n’appréciais pas à leur juste valeur ce qui se fait ici. Vous avez fait un travail magnifique en terminant cette phase des travaux dans les délais, Stephen. Merci. Il hocha la tête avec gratitude. — Merci à vous, mademoiselle Evans. Ça a été dur, mais nos gars sont des bons. La prochaine fois ce sera certainement plus facile, maintenant que nous savons ce que nous faisons. Elle supposa qu’il était là au summum de sa subtilité. Mais le changement n’était pas désagréable. Parfois elle était en conversation depuis dix minutes avec le représentant d’un kombinate ou un directeur financier de banque avant de se rendre compte que tout ce qu’il disait tendait à une simple question voilée. Les discussions d’affaires se déroulaient selon un code d’ambiguïtés bien spécifiques. Ils repartirent vers la rampe d’accès. — Pour les deux prochaines fois, lui dit-elle, je veux qu’on achemine ici deux cyberdistricts complets et qu’on les relie à la ville par une ligne ferroviaire. Bien entendu il nous faudra également creuser un affluent à la Nene. Il lui adressa un sourire sincère. — Je regrette que vous n’ayez pas été là avant le réchauffement, mademoiselle Evans. Avec quelques personnes ayant votre vision des choses, nous n’aurions jamais fini dans cette panade généralisée. — Merci, Stephen. > Accès Affaires Générales. Note : étudier Stephen Marano, ingénieur des travaux publics. L’inviter au prochain dîner pour cadres moyens. Alors qu’ils atteignaient la base de la rampe un groupe d’une dizaine d’ouvriers se dirigea vers eux. Rachel et Ben se rapprochèrent aussitôt de Julia. Rien de provocant dans leur attitude, mais ils étaient là, prêts à toute éventualité. La jeune femme posa sur le groupe un regard interrogateur. Les ouvriers s’arrêtèrent et poussèrent l’un d’eux en avant. C’était un garçon de dix-sept ans peut-être, qui n’avait pas encore besoin de se raser tous les matins, vêtu des rituels jean et tee-shirt. Ses cheveux emmêlés dépassaient sous son casque bleu clair éraflé. Il serrait dans sa main un bouquet de roses rouges nouées dans un ruban bleu. Elle soupçonna qu’il avait été choisi pour son âge, car il ne devait pas y avoir d’ouvrier plus jeune sur le site. Et visiblement il aurait préféré se trouver n’importe où ailleurs que devant elle. — M-m-ademoiselle Evans ? bégaya-t-il. Elle lui offrit son plus aimable sourire d’encouragement. — Euh, je, enfin c’est nous tous, en fait… eh bien, nous apprécions vraiment ce que vous faites, voilà. Vous investissez tellement pour l’Angleterre, et tout ça. Et ça nous donne du travail aussi, parce que nous ne serions pas très utiles dans un bureau ou dans une cyberusine, vous voyez, quoi. Donc, voilà, c’est pour vous. Il brandit le bouquet avec nervosité. — Désolés, c’est juste des fleurs, mais vous avez tout ce qu’il vous faut, alors… L’embarras l’empêcha de terminer sa phrase. Julia prit le bouquet comme elle l’aurait fait s’il lui avait confié un nouveau-né. Elle espérait que les caméras enregistraient la scène, pour ce garçon. — Comment vous appelez-vous ? demanda-t-elle. — Lewis, mademoiselle. Lewis Walker. — Ils vous ont obligé à faire ça, n’est-ce pas, Lewis ? — Oui. Enfin, non. Je voulais le faire, de toute façon… Elle prit le temps de humer les roses. L’humidité ambiante étouffait le parfum en grande partie. — Quelle odeur délicieuse… Elle posa une main sur le sommet de son casque pour qu’il ne tombe pas, se pencha avant que le garçon ait le temps de battre en retraite et lui effleura la joue du bout des lèvres. — Merci, Lewis. Les témoins de la scène poussèrent des acclamations enthousiastes. Lewis avait les yeux brillants, et le teint écarlate. Le Dornier décolla du quai flottant et son cockpit s’inclina selon un angle de dix degrés dans l’ascension, tandis que son nez se tournait vers Peterborough. Julia repensa à l’épisode avec Lewis alors que le site hexagonal s’éloignait sous le fuselage. Ce ne pouvait être une de ces démonstrations « spontanées » que le service des relations publiques inventait régulièrement. Ils auraient concocté quelque chose de beaucoup plus élaboré. La simplicité de l’événement l’avait rendu incroyablement touchant à ses yeux. Elle avait confié le bouquet à Caroline Rothman dès leur embarquement dans l’appareil. — Mettez-les dans l’eau. Et je les veux sur la table du dîner, ce soir. À la place d’honneur. Elle ne pouvait se défaire de l’image de Lewis Walker qui se faisait mettre en boîte et martyriser les épaules sous un déluge de claques quand il était revenu parmi ses amis. Au même moment, elle montait dans le Dornier. Chacun son monde. Ce pauvre garçon, il y avait quelque chose de totalement irrésistible chez quelqu’un qui semblait aussi perdu. Et son tee-shirt était assez moulant pour révéler un ventre plat et dur. Du vrai muscle, pas comme celui que Patrick sculptait avec ses séances en salle. Elle s’autorisa une petite grimace lubrique. C’était impossible, avec Lewis Walker en tout cas, mais après tout, les fantasmes étaient faits pour être savourés. Curieux à quel point ils étaient différents. Pourtant quelques années seulement les séparaient. Lui qui bafouillait, exalté et terrifié parce que les projecteurs étaient braqués sur lui ; elle qui accomplissait une apparition publique de plus, sur le mode automatique, blasée, ennuyée. Elle pouvait le faire surveiller de loin pour s’assurer que tout allait bien pour lui, telle une bonne fée moderne, et même placer quelques occasions d’avancement sur son chemin. Event Horizon alimentait plusieurs programmes de bourses d’études pour les ouvriers qui voulaient progresser. Et elle siégeait dans le comité directeur de deux structures de charité qui œuvraient à la promotion de l’éducation. Bien sûr il n’oserait pas refuser, si une place intéressante lui était proposée. Personne dans l’entreprise n’avait jamais refusé un de ses cadeaux. Elle revoyait l’équipe d’encadrement du site qui applaudissait consciencieusement… servilement, plutôt. Mais Lewis Walker serait-il heureux qu’on le soustraie à son milieu actuel pour l’envoyer suivre des cours du soir et une formation supérieure ? Dois-je intervenir ? Tout se résumait à cette question. Non. C’était la seule réponse possible. Pas quand on ne le lui demandait pas. Pas dans les vies des individus. Les gens devaient demeurer responsables d’eux-mêmes. Elle activa le téléphone et appela Horace Jepson. L’oncle Horace, qui n’était pas réellement son oncle, seulement un ami de son grand-père, et dorénavant d’elle. Un soutien solide comme le roc quand elle avait pris la direction d’Event Horizon. Il était président de Globecast, la plus grande société au monde de chaînes satellitaires. Son visage rubicond envahit l’écran plat sur la cloison. Il venait de franchir le cap de la soixantaine, mais la chirurgie plastique avait inversé le cours de la nature en lui redonnant le physique qu’il avait à quarante ans. La quarantaine finissante, et un peu empâté, jugea-t-elle avec désapprobation. — Julia ! Comment va ma milliardaire préférée ? — Je persévère, Oncle Horace. — Bon, tu n’as pas l’air de trop souffrir. Tu es resplendissante, en fait. Bon sang, tu es devenue une vraie beauté. J’aimerais avoir vingt ans de moins… Elle afficha son expression la plus innocente et battit des cils pour lui. — Oncle Horace, pourquoi veux-tu toujours revenir à tes soixante ans ? — Julia ! Il semblait déconfit. — Tu as encore enfreint ton régime ? demanda-t-elle d’un ton sévère. — Génial. Pas un mot d’elle depuis trois semaines, et quand elle m’appelle c’est pour me harceler. — Donc tu as bien enfreint ton régime. Il faut que tu cesses ces incartades. Tu sais ce que ton médecin a dit. Tu devrais sortir plus souvent de ton bureau et passer un peu de temps à la salle de sport. — Bien sûr, Julia. Je m’y mets dès demain. Elle suçota sa lèvre inférieure dans une attitude de timidité qui n’était pas entièrement artificielle. — Oncle Horace… — Oh, mon Dieu. Combien ça va me coûter, cette fois ? — Rien. Hem, j’ai besoin d’une sorte de service. — Tu m’en dois quinze. — On peut pousser jusqu’à seize ? Il roula des yeux de façon théâtrale. — Tu ne veux pas rencontrer un autre acteur, j’espère ? Certains de mes invités refusent toujours de me parler, depuis cette soirée. Elle sentit une chaleur insidieuse envahir ses joues. Elle était certaine de ne pas avoir été aussi éméchée que tout le monde le prétendait. — Non, Oncle Horace, dit-elle avec fermeté. Il n’est absolument pas question d’acteurs. Tu te souviens de Greg et Eleanor Mandel ? — Bien sûr. Qui pourrait oublier une femme telle qu’Eleanor ? Et Greg avait l’air d’être un type bien, réglo. Un médium, c’est bien ça ? — Oui. Je lui ai demandé de prêter assistance aux policiers qui enquêtent sur le meurtre d’Edward Kitchener. Il se rembrunit et les ridules s’accentuèrent autour de ses yeux. — Tu t’intéresses à cette affaire ? — Event Horizon avait un contrat de recherche avec Kitchener. Pour l’instant je prie que ce ne soit pas le mobile de son assassinat. Greg va tirer les choses au clair pour moi. — Je vois. — Mais la presse ne le lâche pas… — Oh, allons, Julia. — Je ne veux pas qu’ils cessent de couvrir cette affaire, s’empressa-t-elle de préciser, mais ce serait bien s’ils pouvaient ficher un peu la paix à Greg. Il ne voulait pas s’occuper de cette histoire, au début. Et tu sais bien qu’il n’est pas dans le jeu politique, il est trop honnête pour ça. La dernière chose dont il a besoin, c’est que la presse le harcèle continuellement alors qu’il ne fait que son travail. Horace Jepson eut un soupir résigné. — Entendu, Julia. Je vais dire aux rédacs chefs d’y aller doucement. — Tu es un ange, Oncle Horace. — À mon tour : j’aimerais que tu sois présente à la soirée de lancement d’un nouveau programme, fit-il en pianotant sur un clavier situé hors du champ de la caméra. Ça va s’appeler Nuits au Pays des Rêves. Une saga fantastique en dix épisodes. Ça va faire du bruit, Julia. La série de l’été. — Je viendrai. Promis. — C’est Cliff qui organisera la soirée…, glissa-t-il. L’expression aimable qu’elle affichait ne faiblit pas, et elle se félicita de cette maîtrise d’elle-même. — Ce sera une réussite, en ce cas, dit-elle. Je ne l’ai pas revu depuis une éternité. Clifford Jepson était le fils qu’Horace avait eu du premier de ses quatre mariages. Julia ne pouvait pas le voir, même en photo. Il avait le dynamisme de son père, mais pas le charme, ce qui le rendait dominateur et envahissant. Hélas Oncle Horace s’était mis en tête qu’ils formaient le couple idéal, avec lui dans le rôle de Cupidon. — D’accord, Julia. Mon bureau enverra tous les détails au tien. — Parfait. Je suis impatiente devoir ça. Et merci encore, Oncle Horace. Il coupa la communication sur un sourire réjoui. Julia grimaça. Elle avait trouvé comment satisfaire aux demandes d’Eleanor, mais à présent elle n’avait plus moyen d’échapper à cette maudite soirée de lancement. CHAPITRE 7 Les entrevues constituaient la partie de l’enquête que Greg appréhendait le plus. Le jeu des associations de mots, l’observation de la façon dont les esprits réagissaient à des phrases clés, tout cela se rattachait trop évidemment à son séjour dans l’armée, et réveillait des souvenirs de bunkers transformés en chambres funéraires, des prisonniers luisant de sueur dans leurs treillis déchirés et maculés de sang, les odeurs d’huile pour fusil et de vomi, sans parler de toutes ces émotions de haine et de terreur que même les non-psi percevaient. Bref, cette brutalité apparemment sans limite dont les hommes sont capables. Même la salle d’interrogatoire du poste de police d’Oakham participait de ce retour de mémoire, avec ses murs ocre sombre, le bureau métallique gris, les chaises en plastique moulé et la porte noire griffée de rayures. La grille rectangulaire du climatiseur émettait un bourdonnement irritant tout juste audible. La lumière dure qui passait par une fenêtre haute avait pour complément l’éclat tout aussi implacable de deux panneaux biolum encastrés dans le logement pour néons au plafond. Une caméra grand-angle était fixée sur le mur au-dessus du bureau, et son câble optique descendait jusqu’à un enregistreur audio-vidéo à double cristal. Greg était assis derrière le bureau, flanqué de Langley et Nevin. Il sortit son cybofax et afficha la liste de questions qu’il voulait poser, avant de le placer devant lui. Rosette Harding-Clarke entra en compagnie de Matthew Slater, son avocat. Depuis l’arrivée au pouvoir des Nouveaux conservateurs, toute personne interrogée par la police, qu’elle soit mise en examen ou non, avait droit à une assistance juridique. La mesure avait pour objectif de dissiper la méfiance publique générale née des méthodes très contestables auxquelles les agents populaires avaient eu recours dans les procédures policières. Sur les cinq avocats exerçant à Oakham, trois représentaient les six étudiants. Et ils s’étaient ne s’était pas privés d’exprimer des objections étayées dès que Mandel avait fait part de son intention d’interroger leurs clients. — Vous n’êtes pas officier de police, avait souligné d’un ton pompeux Lisa Collier, une matrone de cinquante-cinq ans. Vous n’avez aucune autorité pour mener un interrogatoire, qui plus est celui d’un témoin consentant à coopérer, ce qui est le cas de tous les étudiants concernés, à ce stade. Et il n’est pas question que je laisse mes clients se soumettre à une violation de leur intimité psychique. Ils ont le droit de garder le silence afin de ne pas se compromettre. Greg s’était simplement tourné vers Vernon Langley. — Arrangez-nous une audience devant le tribunal pour cet après-midi. Et mettez les six étudiants en examen pour présomption d’homicide involontaire. Puis il avait adressé un fin sourire à l’avocate. — En tant que spécialiste assigné à l’enquête je suis en droit d’assister à tout interrogatoire de suspects légalement détenus en rapport avec ladite enquête. Et toute preuve acquise par des facultés psi durant ces interrogatoires est recevable par la justice. Les trois avocats s’étaient livrés à un conciliabule court mais animé, et avaient décidé de ne pas le mettre au pied du mur. Matthew Slater inséra un cristal memox d’un noir mat dans l’enregistreur et s’assit à côté de Rosette. Elle portait un maillot de corps en tissu moiré, un blouson noir avec de fines enjolivures blanches brodées aux épaules, et une jupe courte en cuir, noire également. Ses cheveux auburn étaient coiffés avec soin. Elle salua Greg d’un regard rapide, ne prêtant aucune attention aux deux inspecteurs. Le tout ayant évidemment pour finalité de les informer qu’elle n’allait pas se laisser intimider. Il devait admettre que sur le plan physique elle était assez remarquable. Quant au mental, il ne détecta aucune faille dans son maquillage émotionnel. Langley plaça un cristal memox dans le deuxième compartiment de l’enregistreur et mit l’appareil en marche. — Interrogatoire de Rosette Harding-Clarke, dit-il d’un ton solennel pour l’enregistrement. Conduit par le conseiller spécialisé auprès de la brigade criminelle Greg Mandel, en présence des officiers Langley et Nevin. Matthew Slater se pencha en avant. — Précision importante : la participation de mademoiselle Harding-Clarke à cet entretien est entièrement volontaire. Elle est ici parce qu’elle souhaite aider à l’arrestation de l’assassin d’Edward Kitchener. En conséquence elle se réserve le droit de refuser de répondre à toute question qui ne serait pas directement en rapport avec ce sujet. Rosette Harding-Clarke regarda Greg droit dans les yeux et eut un petit sourire en coin. — Me taire ne me servirait à rien, pas vrai ? dit-elle. Pas avec vous. Vous pouvez extirper de moi tout ce que vous voulez. Il déclencha une légère sécrétion de sa glande. L’attitude narquoise, voire méprisante, de la jeune femme commençait à affecter sa perception. Rosette toisait toute autre personne du haut de son Olympe personnel. — La réaction de votre esprit aux questions ne peut être déguisée, dit-il. — On ne peut pas vous échapper, si je comprends bien. — Ouais, quelque chose comme ça. — Si vous commencez à poser à ma cliente des questions hors sujet, nous nous verrons dans l’obligation d’abréger cet entretien, crut bon de menacer Matthew Slater. — Non, certainement pas, dit Rosette. Je suis heureuse que vous soyez là. Cette affaire dépasse manifestement les capacités de ces empotés de flics locaux. Et je veux que ce salopard soit arrêté. Dommage que la peine de mort ne soit plus en vigueur. Alors allez-y, posez vos questions. Est-ce que je l’ai tué ? Non. Vous pouvez le confirmer, pas vrai ? Elle attendit, sourcils arqués dans une mimique de défi. — Malheureusement, ce n’est pas aussi simple. J’ai besoin de savoir ce qui s’est passé pendant cette nuit-là à Launde, pour en dresser un tableau très complet. C’est pourquoi j’ai beaucoup de questions en réserve. — Ah, d’accord. Allez-y. — Avez-vous passé des coups de fil à l’extérieur, ce jour-là, ou établi une connexion informatique avec un système extérieur ? — J’ai téléphoné à quelques amis, bien sûr. Juste des amis. Je deviendrais dingue si les seules personnes à qui je devais parler étaient les autres étudiants. Et j’ai travaillé un peu le matin, Edward voulait que j’essaie de définir une estimation plus précise de l’âge de l’univers. Je me suis branchée sur l’ordinateur central du département d’astronomie de l’université d’Oxford pour obtenir des données de référence. — Ce vendredi matin, vous avez été la première à découvrir le corps. Est-ce exact ? — Oui. — Quelle heure était-il ? — Mais c’est dans ma déposition… J’ai déjà dû le dire cent fois à ces balourds. — Quelle heure ? — D’accord, ça va : environ cinq heures et demie ce vendredi matin, à plus ou moins cinq minutes près. — Et vous n’avez vu personne d’autre dans le couloir quand vous vous êtes rendue à la chambre de Kitchener ? — Non. Greg accentua la focalisation de son hypersens. — Et une présence dont vous n’avez pas été certaine ? Une ombre ? Un bruit ? Quelque chose que vous n’avez pas voulu mentionner devant la police, parce que vous n’avez aucune preuve, ou parce que vous avez pensé que ça semblerait stupide ? — Non. Rien. Personne. — Où vous trouviez-vous avant de découvrir le corps ? — Dans ma chambre. — En compagnie de quelqu’un ? — Non. — Cinq heures et demie, c’est une heure assez particulière pour rendre visite à Kitchener. Il y avait une raison à ça ? De l’index elle se frotta le bout du nez. — Pour que je sois là quand il se réveillerait. Edward détestait être seul. — Nicholas Beswick a dit que vous étiez entrée dans la chambre de Kitchener à une heure et quart, ce même matin. C’est vrai ? — Ce pauvre vieux Nicky. Oui, c’est vrai. Vous voulez savoir autre chose ? J’avais des relations sexuelles avec Edward. Ça durait depuis trois mois. Et pour vous éviter la peine de calculer, il avait quarante-quatre ans de plus que moi. — Vous avez eu une relation sexuelle avec lui à une heure et quart ? — Oui. — Quand êtes-vous repartie de la chambre ? — Isabel et moi avons levé le camp vers deux heures et demie du matin. Edward dormait presque, de toute façon. — Pourquoi n’êtes-vous pas restées ? — Edward ronfle. C’est idiot, hein ? Mais j’ai le sommeil léger, en plus d’être quasiment insomniaque. Je n’ai besoin que de deux ou trois heures de sommeil par nuit. Alors je sortais sans bruit de la chambre dès qu’il s’était endormi, j’allais me reposer un peu dans la mienne, et je revenais me blottir contre lui avant qu’il se réveille. Il était probablement au courant, mais… — Donc tout le monde pouvait savoir que vous le laissiez seul pendant quelques heures chaque nuit ? — N’importe quel voyeur, oui. — Parmi les autres étudiants, lesquels étaient au courant de votre liaison avec Kitchener ? — Tous, je dirais. Y compris Nicky, même s’il n’a jamais osé m’en parler franchement. — La chose était donc connue de tous, vous le confirmez ? — Oui. — Et la gouvernante, le reste du personnel ? — Oh, oui, madame Mayberry savait. On ne peut pas avoir de secrets pour la personne qui change vos draps. — Vous êtes-vous lavée après avoir quitté Kitchener ? Rosette se redressa sur son siège. — Je vous demande pardon ? — Vous avez fait votre toilette ? Vous avez pris une douche, ou un bain ? — Oui, une douche. Je le fais toujours, après. — Depuis combien de temps Isabel Spalvas avait-elle une liaison avec Kitchener ? Rosette eut un sourire de dérision avant de s’esclaffer. — Désolée. C’est la façon dont vous présentez les choses : une liaison. On croirait entendre une très vielle tante surgie de l’époque victorienne. Rutland est vraiment le bout du monde, hein ? Est-ce que vous êtes mariés avec votre gentille épouse jusqu’à ce que la mort vous sépare, monsieur Mandel ? Eleanor a l’air d’une fille assez spectaculaire, sur le plan physique je veux dire. Je vous ai vus tous les deux sur le canal infos, à midi. — Je suis heureux en mariage, merci. — Et Julia Evans était à la cérémonie. Comme demoiselle d’honneur, rien que ça ! — Ça vous pose un problème ? — Non, c’est juste une observation. — Attention, votre avocat pourrait s’indigner de la direction que prend cet interrogatoire. Matthew Slater jeta à Mandel un regard ouvertement hostile. Rosette éclata de rire. — Oh oui, dit-elle, je comprends pourquoi ils vous ont envoyé, maintenant. Personne ne se tire d’affaire quand vous êtes sur le coup, pas vrai, Greg ? — Non. Alors, Isabel Spalvas ? — Elle n’avait pas de liaison avec Edward, ou quel que soit le nom que vous voulez donner à la chose. — Vous avez dit qu’elle se trouvait dans sa chambre pour le sexe. — Elle était là pour le plaisir, l’intérêt, l’envie d’explorer de nouveaux domaines. Je ne dis pas qu’ils n’avaient pas de relations sexuelles. Ils faisaient l’amour, oui. Elle prenait aussi du syntho. Peut-être que ça l’aidait. — Peut-être que ça l’aidait à quoi ? — À faire l’amour avec Edward. Oh, il se défendait encore plutôt bien. Mais il avait soixante-sept ans. Ça compte. Donc on ne pouvait pas jouer à la planche en pensant à la patrie. Elle a eu un peu de mal avec moi aussi, au début. — Vous et Isabel faisiez l’amour ? — Je ne suis pas sûre, pour l’amour, Greg chéri. Mais nous avions des relations sexuelles, ça, oui. Edward aimait bien regarder. Elle a fini par apprécier, elle aussi, quand le syntho la boostait vraiment. Ça vous excite, ce que je raconte, Greg ? — Non. — Oh ? Vous m’étonnez. La première fois que j’ai expliqué ça, tous les garçons dans le bureau ont trouvé une excuse pour venir écouter. (Elle inclina la tête vers Nevin.) Pas vrai, Jonnie chéri ? Greg saisit l’embarras qui submergeait subitement l’esprit de l’inspecteur. — Des pressions étaient-elles exercées sur les étudiantes pour qu’elles couchent avec Kitchener ? demanda-t-il. — Pas si vous voulez parler d’un chantage du genre : « Vous couchez avec moi ou je vous vire de l’abbaye ». Edward n’avait pas besoin de ça, il était… spécial. Pour lui, les étudiantes étaient presque un double bluff. Vous comprenez ? Il racontait partout qu’il le faisait avec elles. Et il nous affirmait que l’idée ne lui viendrait jamais à l’esprit. Et le voilà, un des génies de notre époque, avec une réputation de pervers patenté. Il adorait se moquer des conventions. Et il avait l’art de ridiculiser toutes les critiques que la société faisait sur sa façon de vivre. Il vous poussait à examiner et à mettre à l’épreuve vos propres certitudes. C’est pour ça qu’Isabel s’est jointe à nous : elle testait ses limites pour découvrir celles qui étaient fausses. C’est une chose qu’on peut faire quand quelqu’un comme Edward est là pour vous guider. Il nous donnait un sentiment de sécurité, nous lui faisions entièrement confiance. Il n’aurait jamais permis que nous nous mettions en danger, avec les drogues ou avec le sexe, ou même avec des idées politiques extrémistes, d’ailleurs. Il savait de quoi nous étions capables, et il nous montrait comment y parvenir, intellectuellement, émotionnellement, physiquement. Launde était une expérience incroyable, surtout sur le plan spirituel. Elle secoua doucement la tête en ressortant du tourbillon de ces souvenirs. Greg percevait toute sa sincérité quand elle parlait de Kitchener. Son affection pour le vieux gourou renforçait de façon subtile toutes les théories dont il l’avait abreuvée. Mandel était soudain très curieux d’en savoir plus sur Edward Kitchener. Jusqu’à quel point avait-il lui-même cru à son idéologie affichée de dissident professionnel ? Complètement, ou pas du tout ? — Depuis combien de temps Isabel participait-elle à ces séances avec Kitchener et vous ? — Des séances ! Vous n’avez pas de cœur, Greg chéri, aucun sens de la poésie. Depuis une quinzaine de jours, je pense. Dès que nous sommes revenus, après la coupure de fin d’année. — Nicholas Beswick savait-il ? Rosette pinça les lèvres, l’air contrit pour une fois. Le flux de ses pensées se ralentit. — Oh, ce cher petit Nicky. Non, il ignorait tout de notre trio jusqu’à cette nuit-là. Il nous a surprises dans le couloir alors que nous allions retrouver Edward. Quelle tristesse. Il est vraiment amoureux d’Isabel, vous le saviez ? Et là, je parle d’amour authentique, la version moderne de Roméo et Juliette. Je m’amusais beaucoup à le titiller sur le sujet, c’était tellement facile. Horriblement facile, en fait. Nick est dépourvu de cette touche de recul nécessaire à la survie pour un adulte, c’est l’archétype du campagnard au cœur pur. Par comparaison, j’ai l’impression d’être terriblement blasée, et vieille. Edward l’adorait pour ce trait de caractère, bien sûr. — Pourquoi, « bien sûr » ? — Parce que les gens tels que Nicky sont la raison première pour laquelle il a créé Launde. Nicky est très intelligent, bien plus que moi. Et si vous quatre dans cette pièce additionniez vos QI, la somme n’atteindrait pas la moitié du mien. Juste pour vous donner une idée du phénomène. Mais il a un défaut : émotionnellement, il est attardé, si vous voulez. Edward disait qu’il était en état d’adolescence perpétuelle. Enfin bref, Nick a d’énormes problèmes dans ses rapports avec les autres. Et l’abbaye est aussi faite pour ça, pour nous guérir de notre adolescence, réorganiser nos schémas de pensée dans l’optique d’une maturité raisonnable. Edward jouait très bien au tyran, et les étudiants se liaient pour se protéger mutuellement. Il n’y a pas d’autre solution, la survie en dépend. Et malgré sa grossièreté, la méthode fonctionnait. Même avec Nicky, encore que les résultats soient plus lents à venir dans son cas. Mais il a progressé, il n’y a aucun doute. À son arrivée il aurait préféré mourir de faim plutôt que demander à quelqu’un de lui passer un couteau et une fourchette. Mais le soir avant l’assassinat d’Edward, il a répondu à une de mes vacheries, pendant le dîner. À moi ! Edward n’a pas cessé d’en parler pendant le restant de la soirée, il était tout simplement aux anges. Et puis j’ai tout fait rater quand nous nous sommes fait surprendre dans le couloir, avec Isabel. Méchante fille que je suis. — Donc, cette nuit-là, Nicholas Beswick était ballotté par ses émotions ? Les yeux de Rosette s’étrécirent. — Oh non, pas de ça, Greg chéri. N’allez pas mettre ces atrocités de pervers sur le dos de Nicky. Il serait incapable d’une telle horreur. Et puis, j’étais là quand il est entré dans la chambre et qu’il a vu ce qu’on avait fait à Edward. Il a pratiquement eu une crise d’hystérie. Il a réagi bien plus mal que moi. Cherchez quelqu’un d’autre à harceler, Greg, mais pas Nicky. — Et vous ? Éprouviez-vous de la jalousie à voir se développer la relation de Kitchener avec Isabel ? — Oh là là ! roucoula-t-elle. Et moi qui me prenais pour une garce de première… Non, Greg chéri, je n’étais pas jalouse. Mais je suis déçue. Par vous, chéri. Je pensais que vous auriez été capable de comprendre pourquoi ce n’est pas possible. Vous devriez le voir. Si vous êtes doué pour ça, je veux dire. Ou est-ce que la Mindstar était comme la braguette d’une rock star, gonflée à l’air chaud ? Ce fut l’intonation qui le fit réagir. Mandel se concentra sur les courants scintillants devant lui, figés dans le dédain et l’autosatisfaction. Quelque chose l’aidait à se remettre du chagrin réel qu’avait engendré la mort de Kitchener, et les blessures de son psychisme cicatrisaient trop rapidement. Quand il sonda plus profondément, il découvrit qu’elle chérissait une forme de triomphe. L’intuition entra en jeu. Il recentra son hypersens, le fit descendre plus bas dans le corps, sentit la texture granuleuse des cellules tièdes, le flux rapide du sang dans les veines, les réactions chimiques complexes qui fusaient partout, les nerfs scintillants. Il abandonna le cerveau de Rosette, se glissa à travers la gorge, le cou, les seins, plus bas encore. — Oh, merde, souffla-t-il. Vous êtes enceinte. L’embryon était suspendu au centre d’ombres noires et écarlates, une délicate sculpture de porcelaine, magnifique, minuscule, et tragiquement fragile. — Quoi ? fit Langley en se redressant de toute sa taille. — Cet entretien est terminé ! beugla Slater. Rosette frappa le bureau du plat de la main alors que l’inspecteur et l’avocat commençaient à s’aboyer au visage sans écouter l’autre. — Pas encore ! s’écria-t-elle. Nous n’avons pas encore fini ! Slater se pencha vers elle d’un air nerveux et agrippa la manche de son blouson. — Mademoiselle Harding-Clarke, je me dois d’insister pour que vous ne poursuiviez pas. Elle chassa sa main d’une tape sèche. — Non. Vous avez peur que le bébé constitue un mobile pour moi. Parce que grâce à lui je pourrais contester le testament d’Edward. C’est bien ça ? Le regard de Slater passa sur les inspecteurs. Il serra les lèvres. — C’est un argument tout à fait exploitable par l’accusation, oui, lâcha-t-il d’une voix sifflante. — Ma famille est plus riche qu’Edward. L’argent n’a aucune importance pour moi. — Je vous en prie ! l’implora-t-il. — Nous sommes toujours enregistrés ? demanda-t-elle. — Oui, répondit Nevin. Greg conservait une immobilité totale. Il devinait ce qui allait suivre. Comme elle l’avait dit, elle possédait un QI largement au-dessus de la moyenne. — Parfait. Donc je suis restée patiemment assise dans cette petite pièce sordide, j’ai ouvert mon âme à l’un des médiums les plus expérimentés et les mieux entraînés du pays. Je n’ai rien dissimulé, et j’ai répondu à toutes les questions qui m’ont été posées. Maintenant, Greg chéri, ayez l’obligeance de dire à tous les gens ici présents si oui ou non j’ai dit la vérité. — Vous avez dit la vérité, déclara-t-il, écrasé par le côté inévitable de la réponse. — Ai-je assassiné Edward ? — Non. — Merci ! Elle se leva de sa chaise. Soudain tout sourires, Slater l’imita. — Rosette ? fit Greg. Elle se tourna vers lui, sans cacher son exaspération. — Quoi encore ? Il pointa un doigt sur l’objectif de la caméra. — Pour mémoire, pourriez-vous nous préciser avec quels autres étudiants de Launde Abbey vous avez couché, je vous prie ? Elle serra les poings, puis les rouvrit, et ses longs ongles rouges laissèrent des empreintes livides dans la chair de ses paumes. — Cecil, dit-elle avec raideur. C’est tout. — Merci, Rosette. Plus de questions. — Vous étiez l’amant de Rosette, dit Greg. Cecil Cameron acquiesça à contrecœur. — Oui. Quand elle est arrivée à l’abbaye, en octobre dernier. Le choc. On s’est mis à baiser dès le lendemain. — Combien de temps ont duré vos relations ? — Un mois, à peu près. — Pour quelle raison ont-elles pris fin ? Il eut un haussement d’épaules exagéré. — Vous avez rencontré Rosette. Combien de temps vous la supporteriez, vous ? Greg entendit le ricanement bas de Vernon, derrière lui. Lisa Collier, qui était l’avocate de Cecil, tapota le bras de son client et lui adressa un froncement de sourcils désapprobateur. — Pas de jugements personnels, chuchota-t-elle. — Je suis entré en conflit avec elle dès le début, dit Greg. D’évidence, ça n’a pas été votre cas. — Pendant un temps. Je veux dire, ne vous méprenez pas, Rosette et moi sommes toujours potes. Mais elle est difficile à contenter. Ce qui lui plaît, c’est la diversité, tout doit être nouveau pour lui plaire. Son seuil de tolérance est inexistant. On s’est épuisés. Dès le départ j’ai su que ça se terminerait comme ça. Mais tant que ça a duré, ça a été super. Je veux dire, faut voir la réalité en face, elle a le choix. — Elle a dragué Kitchener ? — Non. C’était plutôt une attirance mutuelle. — Qu’avez-vous fait jeudi soir, après le dîner ? — J’ai bossé sur un projet de Kitchener : l’étude des perturbations théoriques dans les orbites de l’électron. — Vous étiez connecté sur le central informatique Bendix de l’abbaye ? — Oui. Pourquoi, vous croyez que je peux faire ce genre de truc de tête ? — À quelle heure avez-vous cessé d’utiliser le Bendix ? — Vers 23 heures. — Vous pourriez vous montrer plus précis, je vous prie ? — 23 h 05, 23 h 10, dans ces eaux-là. — Il a fonctionné normalement pendant votre connexion ? — Oui. — Avez-vous utilisé le réseau d’English Telecom pour accéder à un système informatique extérieur à l’abbaye, cette nuit-là ? — Non. — Avez-vous utilisé le réseau de données pour autre chose, cette nuit-là ? — Non. — Qu’avez-vous fait après avoir cessé de travailler ? — Rosette est venue me voir, c’est pour ça que j’ai arrêté. On a bu un verre et on a bavardé. Les quatre autres étaient dans la chambre d’Uri. Elle ne s’entend pas terrible avec Liz, et Nick n’a pas vraiment une conversation passionnante, même quand il est en forme. — Vous l’appréciez ? — Qui ça, Nick ? Ouais, ça va. Il est un peu timide, mais c’est un putain de génie pour tout ce qui touche à la physique. — Combien de temps Rosette est-elle restée avec vous ? — Jusqu’à un peu après minuit… minuit et quart, ou peut-être et demie. Après, elle est allée voir Kitchener. (Il eut une grimace d’indignation.) Quel gaspillage. Un vieux comme lui… M’enfin, c’est elle qui avait choisi, hein. — Et les trois autres étudiants, comment vous entendiez-vous avec eux ? — Bien. Uri et Liz sont ensemble depuis un an. Uri est super, il aime bien les virées. Liz aussi, d’ailleurs. — Et Isabel ? Greg vit les poussées d’émotions conflictuelles brouiller le flot des pensées de Cecil, des pointes d’une culpabilité couplée avec un besoin presque paternel de protéger. Cecil était déchiré par l’indécision. — Chouette fille. Un peu désorientée par le mode de vie de l’abbaye, au début, mais elle s’y faisait. — Avez-vous couché avec elle ? — Hé ! J’ai dit qu’on était potes. — Votre relation est un peu plus qu’amicale, pourtant. Cecil tourna vers Lisa Collier un regard qui demandait de l’aide. — La question est légitime, dut-elle reconnaître. — Vous pouvez dire ça en voyant dans ma tête ? demanda Cecil d’un ton inquiet. — Ouais. — Ah, d’accord… Je pense vraiment ce que j’ai dit, remarquez. On n’a pas baisé ensemble. J’aurais bien aimé, elle a un corps superbe. Ce n’est pas faute de lui avoir proposé, mais ça ne lui disait rien. Elle a prétendu que ça ne pouvait pas durer, vu que j’allais partir à la fin de l’année, que donc c’était inutile, et qu’au final elle en souffrirait. J’aurais peut-être pu réussir à la faire changer d’avis, à l’usure. Enfin… j’ai dû me contenter de jouer au grand frère avec elle. Il n’y en avait pas beaucoup d’autres vers qui elle pouvait se tourner. Je veux dire, toutes ces conneries New Age que Kitchener nous débitait, sur la libération de notre esprit… Bon Dieu ! Le plus long baratin de dragueur qu’on ait jamais entendu. Il aurait dit n’importe quoi pour les amener dans son lit, et ça marchait, elles y couraient, deux par deux ! Tout ça désorientait Isabel. Alors nous parlions, c’est tout. Nick aurait fondu en larmes si elle lui avait dit ce qu’elle était capable de faire avec Kitchener. Quant à Liz et Uri, c’est un miracle quand ils arrivent à s’extraire du lit pour un repas ! Et Rosette, eh bien, elle était avec Kitchener. — Isabel est-elle venue vous voir pour discuter, cette nuit-là ? — Non. — Vous preniez du syntho. Pour quelle raison ? De ses doigts artificiels Cecil pianota sur le bureau, et les ongles noirs produisirent une série de petits clics sur la surface lisse. — Parce qu’il y en avait de dispo. Mais je n’en ai jamais abusé. — Vous en avez pris cette nuit-là. Greg se surprit à étudier du regard la main aux reflets argentés. Assez puissante pour rendre la boucherie facile ? — Oui. — Quand ? — Rosette en a apporté un peu. Je m’ennuyais. J’étais resté à l’abbaye toute la journée. On n’était même pas sortis pour nager. — Vous nagez ? — Oui, d’habitude on allait piquer une tête dans le lac supérieur, l’après-midi. Le matin aussi, quand il faisait beau. Nous sommes tous bons nageurs, même Nick. Greg marqua une courte hésitation. Cette ambiguïté indéfinissable s’imposait de nouveau à lui, à la simple mention du lac. Qu’y avait-il en rapport avec ces trois lacs ? Il n’avait pas été capable de l’expliquer, pas même à Eleanor. Il s’était passé quelque chose à Launde, dans un passé assez lointain. Mais sa vie en aurait-elle dépendu, il n’aurait pu dire quoi. Et c’était très énervant. — Y a-t-il eu quoi que ce soit d’inhabituel en relation avec ces lacs ? demanda-t-il. — Non, enfin pas que je sache. Cecil glissa un autre regard perplexe à Lisa Collier. Celle-ci conserva son expression revêche et continua à surveiller Mandel. — D’accord, dit Greg. Inutile d’insister. Il appuya sur une touche de son cybofax pour afficher une autre page de questions. — Avez-vous déjà pris du syntho avec Isabel ? — Oui, une ou deux fois. Elle a toujours été un peu timide avec ce genre de trucs. Elle vient d’un milieu très bourgeois, et plutôt coincé. — Quelqu’un pouvait se servir dans le stock de Kitchener ? — Il ne le gardait pas sous clé. C’est toujours à lui ou à Rosette que j’en ai demandé. Mais il aurait su, si quelqu’un s’était servi. Le seul truc qui le préoccupait, c’était que personne ne fasse d’overdose. — Dites-moi ce qui s’est passé quand le corps a été découvert. — Oh, Seigneur… Les cris m’ont réveillé. C’était Rosette. Le temps que je déboule dans le couloir, Nick et Uri étaient déjà là. Je… je suis entré dans la chambre de Kitchener… Bon Dieu ! j’aurais préféré ne jamais faire ça, je vous le jure. C’est un sacré barjot qui a fait ça, monsieur Mandel. Je veux dire, ce tueur est un dingue. Un malade. — Je sais. — Oui. Bon. Nick était en train de gerber. Uri avait l’air d’être en état de choc, il restait là, sans bouger, comme s’il ne voyait rien du tout. Je crois que Rosette était déjà tombée dans les pommes. En tout cas, elle ne criait plus. J’ai juste jeté un coup d’œil, et puis j’ai essayé d’empêcher Liz et Isabel d’entrer. — Quand sont-elles arrivées ? — Juste après moi. — Ensemble ? — Bon Dieu, je ne sais pas. Plus ou moins, oui. — Avez-vous remarqué le moindre mouvement dans le couloir, avant d’arriver dans la chambre de Kitchener ? — L’assassin, vous voulez dire ? Non. Sinon, je l’aurais tué. Lisa Collier toussota, pour signifier son mécontentement. Il tourna la tête et la regarda. — Je l’aurais tué, répéta-t-il avec fermeté. — Quand avez-vous fait votre toilette, ce soir-là ? demanda Greg. — Vers 23 heures. J’ai pris une douche. La clim n’était pas de taille, face à cette tempête. La chambre ressemblait à un sauna. Et je ne pouvais pas ouvrir la fenêtre, évidemment, à cause de la pluie. — Très bien. Merci, Cecil. — C’est tout ? — Ouais. — Vous n’allez pas me demander si c’est moi qui l’ai tué ? Je pensais qu’ils m’avaient fait venir ici pour ça. — Pas besoin, pas de question directe. Ce n’est pas vous. Greg se mit debout et fit quelques mouvements pendant qu’ils attendaient Uri Pabari, pour se débarrasser de la raideur dont il avait écopé à rester assis sur un siège conçu pour les Martiens. Dans la pièce, on commençait à manquer d’air. — Vernon, est-ce que vous auriez souvenir d’autre chose qui se soit produit à Launde ? demanda-t-il, car il ne pouvait chasser de son esprit le pressentiment qu’il avait eu, si du moins c’en était un. — Du genre ? — Je ne sais pas au juste. Quelque chose d’assez important pour que les journaux en parlent, ou les gens. Où ai-je entendu ça ? Où l’ai-je vu ? — On parlait de Kitchener dans les journaux, une ou deux fois par an, à cause de ses conférences, dit Langley. Les universités et les sociétés savantes l’invitaient pour ce genre de choses. Il était célèbre, ne l’oublions pas. — Non, pas à cause de Kitchener ni d’une de ses déclarations. Un événement. Ou bien un incident. Il s’en voulut du ton employé, qui laissait transparaître sa frustration. — Kitchener et une étudiante ? proposa Nevin. Je veux dire, il a couché avec deux sur trois, cette année. Peut-être que par le passé, il y en a eu une qui n’était pas d’accord. — Possible, lui accorda Mandel. Mais il savait que ce n’était pas la bonne piste. Les deux inspecteurs braquaient sur lui le même regard interrogateur. — Le diable si je me rappelle, maugréa-t-il. Vous pourriez lancer une recherche dans vos archives pour moi ? — Oui, dit Langley en prenant note de la demande sur son cybofax. Il avait changé d’attitude depuis que Greg avait commencé les interrogatoires. Il devait être plus impressionné ou effrayé par son hypersens qu’il ne voulait bien le reconnaître. Nevin lui-même ne cherchait plus la petite bête dans tout ce qu’il disait. Un progrès. D’une certaine manière. Edwin Lancaster représentait Uri Pabari. C’était le premier des défenseurs qui ressemblait à un avocat, pour Mandel. Soixante ans, costume trois-pièces avec gilet en soie, chemise blanche et sans pli, petit nœud papillon. Il s’assit derrière son client, dans une attitude attentive et un peu raide. Au lieu de dégainer un cybofax, il plaça un calepin sur sa cuisse, et la pointe de son stylo Parker plaqué or faisait des petits mouvements saccadés tandis qu’il prenait des notes en sténo. En s’asseyant, Uri posa sur Mandel un regard intrigué. Il avait l’air nettement moins tendu que Cecil. La carrure de l’étudiant était impressionnante. Greg consulta les données de la police sur son écran. Uri avait joué au rugby dans l’équipe de son université, et il était également deuxième dan de karaté. — Vous avez été le troisième à entrer dans la chambre de Kitchener, c’est bien ça ? — Oui. Je suis arrivé juste après Nick. — Et avant cet instant vous aviez passé toute la soirée en compagnie de Liz Foxton ? — Oui. Greg sentit la tension croître dans l’esprit d’Uri. — La soirée avait été agréable ? Le jeune homme essaya de sourire. — Seigneur, cet implant glandulaire que vous avez est un sacré truc… — Alors, que s’est-il passé ? — Nous nous sommes disputés. Plus tôt, avant le dîner. C’était vraiment idiot. — À quel sujet ? — Kitchener. Sa dépendance au syntho. Sauf que Liz ne pensait pas que c’était de la dépendance. Elle a dit… Eh bien, elle avalait tout ce qu’il racontait. Tout ce qu’il disait était vrai, simplement parce que c’était lui qui l’avait dit. Moi, je suis un peu plus sceptique. (Il eut un léger rictus.) Paradoxalement, c’est Kitchener qui m’a appris à l’être. Et ce soir-là, des choses ont été dites qui n’auraient pas dû l’être. Vous savez comment c’est. — Vous vous querellez souvent, avec Liz ? — Non. C’est ce qui rend nos disputes encore pires, quand elles surviennent. Et Liz était déjà très remontée, à cause de Écosse. Elle peut s’enflammer sur les sujets politiques, parfois. Les temps ont été durs pour elle, quand le PSP était au pouvoir. — Pour nous tous, murmura Greg. Est-ce pour cette raison qu’il y a eu une dispute entre vous et Kitchener, pendant le dîner ? Uri éclata de rire. — Il y avait une dispute à chaque repas. Seigneur, ce type était un salopard d’entêté. — Et ensuite ? Vous vous êtes réconciliés, vous et Liz ? — Oui. Nous sommes amoureux, dit-il, et il parut surveiller la réaction de Greg. J’espère que nous finirons par nous fiancer. Je voulais proposer de le faire cet été, je pensais que ce serait une belle manière de quitter l’abbaye. — Revenons à la soirée de jeudi. Que s’est-il passé, après le dîner ? — Nick et Isabel nous ont rejoints dans ma chambre, et nous sommes restés ensemble pour bavarder et regarder les bulletins d’infos. Ils sont partis vers minuit. — Quand avez-vous fait votre toilette ? Le front d’Uri se rida quand il fronça les sourcils. — Juste avant de nous coucher. Nous nous sommes douchés, Liz et moi. Il faisait très chaud, cette nuit-là. — À quelle heure vous êtes-vous mis au lit ? — Aux alentours de minuit et demie. Greg ne put réprimer un petit sourire. — Et à quelle heure vous êtes-vous endormis ? — Un peu après 1 heure. Mais Liz a encore regardé un peu les infos. Je ne sais pas à quelle heure elle s’est endormie. Mais nous nous sommes réveillés tous les deux à 3 heures. — Qui vous a réveillés ? — Je n’en sais rien. C’est arrivé comme ça. — Votre télé diffusait toujours les infos ? — Euh, oui, je crois. Mais je ne le jurerais pas devant le tribunal. Je n’y ai pas prêté beaucoup d’attention, vous comprenez ? — Étiez-vous au courant de la liaison existant entre Rosette et Kitchener ? À la mention de la jeune femme, Uri eut un tressaillement mental. Pas parce qu’elle l’effrayait, estima Greg. Plutôt parce qu’elle le démoralisait. — Oui, dit l’étudiant. C’était à prévoir, avec ces deux-là. — Oh ? — Ils se ressemblaient. Intellectuellement, je veux dire. Ils se contrefichaient des conventions autant l’un que l’autre. — Et vous saviez, pour Isabel ? Uri se gratta le menton. — La bonne vieille visite nocturne ? Oui. Une honte. J’en veux plus à Rosette qu’à Kitchener, d’ailleurs. — Pourquoi donc ? — Cela l’amusait de séduire Isabel. Pour elle, c’était une sorte de défi. — Vous aimiez bien Kitchener, n’est-ce pas ? — C’était quelqu’un d’absolument étonnant. Et je ne parle pas uniquement de son travail. Quand je suis arrivé à Launde, j’étais presque aussi mal en point que Nick, trop timide, renfermé. Ça peut paraître banal de dire ça, mais il a vraiment été comme un père pour moi. Il aidait les gens à sortir de leur coquille. Seigneur, les histoires qu’il a pu nous raconter ! Sa réputation était méritée à cent pour cent. Il était méchant, scandaleux, insupportable. Et absolument merveilleux. Unique. La seule chose sur laquelle j’étais en complet désaccord avec lui, c’était le syntho, mais ça ne semblait pas affecter ses travaux intellectuels. Et il repousse toujours les frontières de la connaissance… Le sourire enjoué se tordit sur une expression douloureuse. — Enfin, il repoussait les frontières…, corrigea-t-il dans un murmure. — Avez-vous remarqué quoi que ce soit d’anormal à l’abbaye, ce soir-là ? — Comme ? — Un visiteur ? — Non… Seigneur, je l’aurais dit à la police, si ça avait été le cas ! — Ouais. Il n’y avait pas trace de syntho dans votre prise de sang. — Eh bien, c’est normal, fit Uri, soudain méfiant. — En avez-vous déjà pris à Launde ? Le stylo doré d’Edwin Lancaster cessa de s’agiter, sa pointe suspendue à quelques millimètres du papier. — Vous demandez à mon client de se compromettre, déclara-t-il. Désolé, mais cela ne faisait pas partie des objectifs de cet entretien. — Nous ne cherchons pas à accuser qui que ce soit de consommation de substances illicites dans le passé, intervint Langley. Tant que la chose n’a aucun rapport avec cette affaire. — En votre qualité d’officier de police, il est de votre devoir d’enquêter sur toute consommation de substances illicites. — Nous connaissons la source qui approvisionnait Launde en syntho. La cuve de Kitchener est sous scellés, et elle ne pourra plus servir à alimenter quiconque. Par ailleurs, nous n’avons aucun désir de poursuivre d’anciens consommateurs. — Votre client a pris du syntho à une époque, dit Greg. — Eh ! protesta Uri. — Je souhaite seulement savoir si vous étiez au courant de la disponibilité des substances illicites dans l’abbaye, rien de plus, précisa Mandel. C’est un détail qui m’aidera beaucoup. Uri leva les deux mains en signe de reddition. — D’accord, d’accord. Ça ne fait rien. Oui, j’y ai goûté une fois. Une seule fois, d’accord ? Comme je vous l’ai dit, ce n’est pas mon truc. Je n’aime pas cette sensation de perte de contrôle, que ce soit chez moi ou chez les autres. L’expérience m’a simplement confirmé dans ce point de vue. C’est idiot, et autodestructeur. — Vous savez où il était fabriqué ? — Oui. La cuve, dans le labo. Tout le monde était au courant. — Merci. Vous êtes-vous servi du Bendix, cette nuit-là ? — Non. — Connaissez-vous les codes de ses programmes de gestion ? — Non, pas de mémoire, mais ils figurent dans les fichiers d’opérations auxquels nous avons tous accès. Kitchener nous faisait confiance pour ne rien dérégler. Nous avons tous des connaissances en programmation. — Et le réseau de données ? Vous l’avez utilisé jeudi ? Vous vous êtes connecté sur un système extérieur à l’abbaye ? — Non. Greg décida que Liz Foxton était le genre de personne toujours disposée à écouter les problèmes d’autrui. Dire qu’elle avait un penchant maternel marqué aurait été injuste, car elle se montrait très réservée et pragmatique, mais toute sa personne irradiait une aura rassurante. Greg lui-même se sentit moins troublé quand il entama cette entrevue. — On m’a dit que vous ne vous entendiez pas très bien avec Rosette Harding-Clarke, dit-il. C’est vrai ? — Ce n’est pas que je ne l’aime pas, répondit-elle, aussitôt sur la défensive. Il ne sert à rien d’en vouloir à quelqu’un, pas quand vous allez passer toute une année enfermées dans la même maison. Je la comprends très bien. C’est juste que je ne suis pas à l’aise avec elle, c’est tout. — Pourquoi ? — Elle a fait des avances à Uri. Plusieurs fois, en fait. Il l’a toujours remise à sa place. — Je vois. À quelle heure vous êtes-vous endormie, jeudi dernier ? — Vers 2 heures. J’ai regardé la chaîne infos de Globecast. J’étais tellement heureuse de ce qui se passe en Écosse. Et puis il y a eu cette horreur… — J’ai cru comprendre que vous étiez, hum, active à 3 heures, vendredi matin. Avez-vous vu ou entendu quelque chose d’anormal à cette heure ? — Non. Il n’y avait que nous. — L’écran diffusait toujours les infos ? — Oui. J’ai regardé un peu, je ne pourrais pas vous dire combien de temps, et puis je me suis rendormie. — Et ce sont les cris de Rosette qui vous ont réveillée ? — Oui, dit-elle d’une petite voix. — Ensuite vous vous êtes rendue directement à la chambre de Kitchener ? — Oui. — Uri se trouvait-il dans la chambre quand vous vous êtes réveillée ? — Oui ! Il est sorti avant moi, mais seulement de quelques secondes. — Vous souvenez-vous si vous êtes arrivée dans la chambre de Kitchener avant ou après Isabel Spalvas ? — Avant, je crois. Elle se tenait derrière moi. Elle m’a rattrapée. Mes jambes m’ont lâchée, vous comprenez. Ses yeux se mirent à briller. Elle battit frénétiquement des paupières et finit par les tamponner avec son mouchoir. — Je comprends, affirma Greg avec un regard d’avertissement à Lancaster. Encore quelques questions seulement. Avez-vous déjà pris du syntho à l’abbaye ? Elle renifla. — Oui. Quelques fois. Trois, je crois. Mais c’était l’année dernière, à peu près un mois après mon arrivée. Juste pour essayer. Edward était là pour s’assurer que tout se passait bien. Mais ça a été la dernière fois, parce que Uri déteste ça. — Et vous vous êtes disputés à ce sujet ? — Oui. C’est tellement bête…, fit-elle avec une petite grimace embarrassée. Vous vous souvenez des paroles de la chanson. Le meilleur, dans la brouille, c’est quand on se réconcilie. C’est tout à fait nous. — Ah. Donc vous deviez savoir que le syntho était fabriqué à l’abbaye, et qu’il y avait une cuve dans le labo ? — Oui. — Avez-vous utilisé le Bendix jeudi ? — Non. J’aurais dû, mais ce qui se passait en Écosse m’a paru beaucoup plus important. J’ai regardé les infos pendant presque toute la journée. — Donc vous n’avez pas non plus utilisé le réseau de données ? — Non. — Avez-vous jamais couché avec Edward Kitchener ? Il perçut sa réponse mentale, dans le maelström que formaient culpabilité, adoration, regrets et chagrin. Elle mit longtemps à l’exprimer. Dans sa déposition, sa réponse avait été résolument négative. — Une fois, dit-elle enfin. Quand je suis arrivée à Launde. Je me sentais seule. Il était gentil, compréhensif. — Une des fois où vous avez pris du syntho ? — Oui, murmura-t-elle. — Uri est au courant ? Elle baissa la tête. — Non. Vous ne lui direz pas, s’il vous plaît ? — Ces entrevues sont strictement confidentielles, déclara Greg. Je ne vois aucune bonne raison de le mettre au courant. Elle se leva lentement de sa chaise, en acceptant avec reconnaissance la main que Lancaster lui offrait. — Savez-vous qui a commis cette horreur ? demanda-t-elle. — Pas encore, non. Isabel Spalvas paraissait aussi fatiguée que Greg l’était. Elle portait un jean et un sweat-shirt mauve trop grand, et elle avait noué ses cheveux frisés en queue-de-cheval. Ses traits étaient d’une délicatesse exquise. Dans des circonstances ordinaires elle aurait été très séduisante, se dit-il, mais aujourd’hui elle avait le teint cireux, des cernes rouges sous ses yeux d’avoir trop pleuré, et ses lèvres fines dessinaient un arc maussade. Elle entra d’un pas de somnambule, s’assit et ne montra aucun intérêt pour la séance. Matthew Slater s’installa derrière elle, avec l’air soucieux qui convenait. Greg sentait parfaitement la gravité de son état dépressif. C’était une détresse froide qui affectait chacune de ses pensées. De tous les étudiants qu’il avait vus, elle était sans conteste celle que le meurtre bouleversait le plus profondément. Pour lui, elle était même traumatisée. — J’ai cru comprendre que vous fréquentiez Edward Kitchener, dit Mandel avec tact après que Langley eut enclenché le système audio-vidéo. Elle eut un hochement de tête apathique. — Vous étiez avec lui, cette nuit-là ? Même mouvement. — À quelle heure vous êtes-vous rendue dans sa chambre ? — À une heure et quart. — Jusqu’à quelle heure ? — Deux heures et demie. — Vous avez donc quitté la chambre d’Uri vers minuit, et vous êtes restée dans la vôtre jusqu’à ce que Rosette vienne vous chercher, c’est bien ça ? — Oui. — À quelle heure est-elle arrivée ? — Il devait être minuit et demie. Elle était passée dans la chambre de Cecil. Nous avons bavardé un moment, et ensuite nous nous sommes changées pour aller voir Edward. Rosette est très drôle quand elle est détendue, quand elle n’essaie pas de prouver quelque chose. Ne vous trompez pas sur son compte, ce que vous voyez d’elle est surtout une façade. Elle ne peut pas s’en empêcher. — Quand vous avez quitté la chambre de Kitchener, avez-vous vu quelqu’un d’autre dans l’abbaye ? — Non. — Vous n’avez rien entendu de bizarre ? — Non. — Vous avez aperçu des lumières, peut-être ? Sous la porte de quelqu’un, en bas, ou même dehors ? — Non. Oh, il y avait un peu de lumière dans la chambre d’Uri. Une lumière bleutée. Je pense que son écran plat était allumé. Nous avions regardé les infos avec lui, plus tôt dans la soirée. — Vous aviez pris du syntho. Ses effets s’étaient-ils dissipés, à cette heure ? — Pas tout à fait, je commençais seulement à redescendre. Je ne… (Elle prit une inspiration soudaine et regarda fixement le sol.)… je n’aime pas rester quand je sens que je vais redescendre. — Rester ? Dans la chambre de Kitchener, vous voulez dire ? — Oui. — Pourquoi donc ? — Je me mets à avoir froid. Pas physiquement, mais je suis comme glacée à l’intérieur, et j’ai du mal à affronter leur regard, après. Nous atteignons un tel état, vous comprenez. Pour ce qui est du sexe, Edward et Rosette ont eu cent fois plus d’expériences que moi, et avec eux je me sentais complètement libérée. Un peu comme un enfant quand il fait pleinement confiance à un adulte. Sa chambre contenait notre propre univers privé, nous nous y sentions en sécurité, rien n’avait autant d’importance que nous et ce que nous désirions. Mais dès que c’était fini l’illusion se dissipait très vite. Et ce vieux monde médiocre avec toute sa culpabilité revenait tout submerger. Elle tirailla une mèche de cheveux, l’enroula avec nervosité autour de son index. — Vous devez penser que je suis infecte. — Je ne suis pas un juge, Isabel. Votre vie sexuelle ne regarde que vous. Mais j’aimerais savoir de quelle manière vous en êtes venue à participer à ces soirées, si vous le voulez bien. — C’est Rosette qui a tout déclenché. Au début, ce n’étaient que des allusions. Des plaisanteries. Et puis… je ne sais plus. Un jour ça n’a plus été une plaisanterie. Ensuite, je suis rentrée à la maison pour Noël. Il n’y avait rien d’anormal à ça, je retournais voir ma famille. Mais tout m’a paru fade, sans intérêt, j’agissais machinalement. À l’abbaye, avec Edward, nous apprenions tant de choses, comment penser, comment s’interroger. C’était tellement plus réel. La couleur, voilà ce qu’il y avait à Launde. J’ai été très heureuse d’y revenir. J’en voulais plus, plus de cette aventure. Et c’est ce qu’ils m’ont offert. — Cecil dit que vous étiez malheureuse. — Pas réellement. Ce que je faisais était très particulier, et tellement inhabituel pour moi. Edward disait que c’était comme s’aventurer aux limites de l’esprit. J’ai eu du mal à m’adapter à notre relation, au début. Quand j’étais avec Edward et Rosette ça n’avait aucune importance, c’était au-dehors, après, quand ça paraissait mal, ou stupide, ou les deux. Et j’allais les voir de plus en plus souvent, et je restais plus longtemps chaque fois. Mais ce n’était pas la solution, m’enfermer avec eux. En parler à quelqu’un qui comprenait m’a aidée. Cecil était le seul à qui je pouvais me confier. Il avait une grande expérience du monde, enfin, c’est ce qu’il prétendait. Il se montrait compréhensif à sa manière, et il ne me critiquait pas. Ça signifiait beaucoup pour moi. — Saviez-vous que Rosette était enceinte ? Isabel releva la tête. Ses yeux bleus débordaient de mélancolie. Il n’y avait pas trace de ressentiment dans son esprit, ce qui était précisément ce qu’il avait voulu savoir. Mais il pensait à présent qu’une âme aussi douce que la sienne était incapable d’en vouloir à quelqu’un. — Oui, répondit-elle. Elle ne me l’a jamais dit. Mais je savais. J’en suis heureuse, d’une certaine façon, encore plus maintenant, certainement. Ça veut dire qu’il va rester quelque chose d’Edward. J’aurais presque voulu que ce soit moi qu’il ait mise enceinte. — Et Kitchener, dans quel état d’esprit était-il, ce soir-là ? — Edward ? Heureux. Rosette et moi… Je… Ça a été très bon, ce soir-là. — Non, en dehors de cet aspect. Je veux parler de son humeur générale de la soirée, et des jours précédents. Vous a-t-il paru préoccupé par quelque chose ? Soucieux ? Agité ? Elle réussit à sourire, presque bravement. — Non. Vous n’avez pas connu Edward, sinon vous ne poseriez même pas la question. Il jouait son rôle de vieux monstre odieux. Mais c’était complètement faux. Oh, il pouvait crier et s’emporter quand nous faisions preuve de stupidité. Et les hommes politiques le mettaient en fureur. En dehors de ça, il n’avait aucun souci. Ça faisait partie de son charme : je n’ai jamais rencontré quelqu’un d’aussi insouciant. Il avait déjà tant fait de choses, dans sa vie, gagné tant de combats. Je crois que plus rien ne pouvait le contrarier. — Il faut que je vous pose cette question, Isabel : que ressentez-vous pour Nicholas Beswick ? — Oh, mon Dieu ! s’exclama-t-elle en enfouissant son visage dans ses mains. Pourquoi a-t-il fallu qu’il sorte de sa chambre et qu’il nous voie ? Il est tellement gentil. Je ne voulais pas lui faire de peine. Vraiment. Pourquoi tout ça est arrivé ? Qu’est-ce que nous avons fait ? Slater lui tapota doucement l’épaule, mais elle repoussa sa main. Il jeta un regard explicite à Greg. Ce dernier attendit qu’elle ait fini d’exprimer les larmes de ses yeux en les frottant avec ses poings. — Avez-vous été la dernière à atteindre la chambre de Kitchener après la découverte du corps par Rosette ? demanda-t-il, avec le sentiment d’être un salopard sadique. — Oui. Enfin, je crois. Ils étaient tous devant moi. Je ne me souviens pas très bien. Je suis désolée. — Ça n’est pas grave. Avant ce moment, et après avoir été surprise avec Rosette dans le couloir, avez-vous dit à Kitchener que Nicholas vous avait vues ? — Non. Mon Dieu, je ne pouvais pas. Je ne savais pas quoi faire. Même Rosette était embêtée. Edward avait réellement un faible pour lui, et il nourrissait de grands espoirs pour son avenir. Nick possède un QI très élevé, et il a soif d’apprendre. Pour lui, l’univers entier est une énigme passionnante. Les seules occasions où il sort de sa coquille, c’est quand nous abordons ce genre de sujets. Si nous parlons de choses quotidiennes comme ce qui passe à la télé, ou la politique, il reste assis tranquillement dans son coin. Mais dites n’importe quoi sur la théorie de la grande unification ou la mécanique quantique, et vous ne pouvez plus le faire taire. Il est très mignon dans ces moments-là, tellement plein de vie… Je m’égare, excusez-moi. — Avez-vous discuté avec Rosette de ce qu’il convenait de faire après que Nicholas vous eut aperçues dans le couloir ? — Pas vraiment. Nous avons préféré éviter d’en parler. Mais moi j’avais décidé d’aller voir Nick le lendemain matin. J’aurais essayé de tout lui expliquer. Il est sûrement la seule personne pour qui j’aurais accepté de renoncer à Edward. J’ai regardé, en sortant de la chambre d’Edward, mais il n’y avait plus de lumière sous la porte de Nick. Et de toute façon ça n’aurait pas été correct d’aller lui parler juste après. Ç’aurait été un peu comme si Edward avait la priorité absolue sur moi. — À deux heures et demie, la lumière était éteinte dans la chambre de Nicholas Beswick ? Vous en êtes bien sûre ? — Oui. — Quand avez-vous fait votre toilette, cette nuit-là ? — J’ai pris une douche avant de commencer à préparer le dîner, et une autre après avoir quitté Edward. — Vous êtes-vous servie du Bendix jeudi ? — Oui, une grande partie de l’après-midi. — Vous êtes-vous connectée à des systèmes informatiques extérieurs ? — Non. La dernière question disparut en glissant de l’écran du cybofax. Il n’en voyait pas d’autre à poser. Isabel donnait déjà l’impression qu’il lui avait extirpé physiquement du corps toutes ses réponses. Il s’était remis à pleuvoir, et d’énormes gouttes tièdes venaient s’écraser sans relâche sur la vitre de la fenêtre haute. — Très bien, dit-il à Vernon. Au tour de Nicholas Beswick. CHAPITRE 8 Il pleuvait de nouveau sur Peterborough. Les éclairs grésillaient à travers la couverture nuageuse trop basse, soulignant les silhouettes des nouvelles tours qui se dressaient sur les terrains surélevés à l’ouest, monolithes austères qui écrasaient de toute leur taille la masse indistincte des bâtiments moins imposants dans les quartiers anciens de la ville. Julia détestait voler pendant un orage. Son Dornier pouvait bien être muni de tous les systèmes de sécurité existants, il semblait insignifiant comparé au déchaînement féroce de la nature. Un autre éclair déchira le ciel. Les panneaux solaires luisants installés sur les toits réfléchirent une partie de la lumière dans ses yeux, et elle fut aveuglée un instant par des taches pourpres clignotantes. Elle avait eu le temps d’apercevoir le quartier général d’Event Horizon droit devant. Le cube en verre, acier et composite haut de dix-sept étages n’avait rien d’élégant. Il avait poussé en vingt-six mois frénétiques afin d’accueillir l’armée de spécialistes des données informatiques indispensables à la bonne gestion d’une compagnie de la taille d’Event Horizon, sans compter le personnel de la sécurité que dirigeait Morgan. Un monument érigé à la gloire de l’efficacité et de l’empressement. Celui prévu pour le remplacer à Prior’s Fen serait beaucoup plus esthétique. Les architectes avaient dessiné un cylindre vertical blanc et or orné d’une panoplie d’arches et de colonnes qui n’était pas sans évoquer la Tour de Pise. Mais droite, cette fois. Event Horizon ne faisait rien de bancal. Elle se servit un verre d’eau minérale glacée au bar et alluma l’écran encastré dans la cloison. Elle zappa pour sélectionner Northwest Europe Broadcast Company. Jakki Coleman passait à l’antenne. La cinquantaine blond platine, elle avait osé une veste en satin vert menthe du plus bel effet. Elle était assise derrière un bureau de style florentin, dans la luxueuse pièce de travail de quelque hôtel particulier. Julia sourit vaillamment en s’effondrant sur la mœlleuse banquette tendue de cuir blanc, et elle posa les pieds sur le fauteuil proche. Jakki Coleman était la reine des émissions de commérages : stars du show-business, célébrités de la télévision, aristocrates, champions sportifs, hommes et femmes politiques, elle les éreintait tous. « Pauline Harrington, disait-elle de sa voix suave, la célèbre chanteuse et fervente catholique, est cette semaine à la cinquième place de notre classement avec son nouveau succès, Mon Homme. Cette semaine, en effet, elle semble avoir oublié un peu la rigidité de ses principes pour nul autre que Keran Bennion, pilote vedette de l’écurie Porsche. » L’animatrice fut remplacée par l’enregistrement vidéo de Pauline et Keran qui déambulaient dans le parc verdoyant d’un luxueux hôtel de campagne sous un soleil bienveillant. Ils allaient main dans la main, oublieux des fontaines scintillantes et des massifs de fleurs. Le tout avait manifestement été filmé à distance, car l’ensemble était un peu flou. « Mais il est aussi possible que l’épouse bien-aimée de Keran ait envoyé son mari prendre des cours de chant au calme, suggéra vicieusement Jakki. Les trois jours qu’ils ont passés ensemble auraient certainement beaucoup amélioré… la voix de notre coureur préféré… » Un jeune homme bien fait de sa personne, en costume Versace pourpre et noir, entra dans le champ de la caméra et vint déposer une simple feuille de papier devant Jakki. Elle fit mine de la parcourir avant d’annoncer, la mine gourmande : « Hmm, je crois que ce qui suit va vous plaire… » Le sujet concernait un ministre suisse et son jeune amant. Ensuite vint un reportage sur les dessous-de-table dans l’industrie de la musique. Julia but une gorgée d’eau minérale, et son regard se posa par hasard sur ses bottes. Elles étaient maculées de la boue séchée récoltée lors de sa visite sur le chantier. Elle essaya de les nettoyer avec une serviette. Jakki révélait à présent qu’on posait des questions insidieuses sur le dernier-né d’une comtesse dont le père présumé, le-comte-si-vous-m’avez-bien-comprise, ne pouvait pas avoir été auprès de la mère à l’époque de la conception. Julia étouffa un gloussement digne d’une oie, mais heureusement elle était seule. Le programme épinglait les membres du milieu dans lequel elle était obligée d’évoluer : celui de l’élite financière, politique et chic, avec ses snobs, ses prétentieux, ses corrompus qui projetaient toujours une image angélique. Et dire qu’elle devait endurer quotidiennement tous ces faux-semblants pour tenir son rang. C’était pourquoi elle prenait un tel plaisir, aussi puéril soit-il, à voir Jakki les étriller. Une sorte de vengeance par procuration pour toutes les amabilités sirupeuses qu’elle devait endurer ou proférer. « Mais hier, le véritable événement en Angleterre a bien sûr été la présentation de la nouvelle navette spatiale d’Event Horizon, disait Jakki. Toutes celles et tous ceux qui comptent en ce bas monde étaient présents, et bien sûr j’étais là aussi, mais en tant qu’humble spectatrice à votre service. » Julia retint sa respiration. Jakki n’allait quand même pas tourner en dérision une fois de plus la coiffure du prince ? « Et je peux vous dire qu’un certain nombre de célébrités autoproclamées sont restées hors du périmètre réservé, d’où elles ont expliqué que leurs invitations avaient été envoyées par erreur à l’adresse d’une quelconque résidence secondaire… » Jakki adressa une grimace de connivence à ses millions de téléspectateurs. « Mais oublions ces victimes des inévitables dommages collatéraux et pénétrons dans la zone intéressante. Comme cela arrive souvent en pareilles circonstances, l’événement étant considérable, le ridicule l’a été tout autant… » Oh, Seigneur, elle allait parler du prince… « Selon la rumeur, l’incroyablement riche Julia Evans a dépensé plus de trois milliards de nouvelles livres sterling pour mettre au point le magnifique appareil qui doit devenir le fer de lance du renouveau économique et technologique de l’Angleterre… » Julia grimaça. Où Jakki avait-elle péché ces estimations ? Elles étaient dangereusement proches du coût réel de l’ensemble. De grâce, pas une autre fuite à la direction des finances ! Le reportage passa à la cérémonie de sortie d’usine et la montra accompagnant le prince et le Premier ministre le long de l’appareil. « Hélas, poursuivait Jakki, ces coûts horriblement élevés ont dû vider la petite bourse de notre pauvre Julia adorée. En effet, et comme vous pouvez le constater, malgré son corps de déesse elle portait pour l’occasion une sorte d’emballage cadeau de boîte de chocolats pour la Saint-Valentin. » Le Dornier se posa sur l’aire d’atterrissage réservée, au centre du toit du quartier général. Caroline Rothman tint un grand parapluie au-dessus de la tête de Julia jusqu’à l’entrée de l’escalier. Rachel et Ben encadraient leur patronne, que personne ne regardait directement. Une coïncidence, certainement. Mais tous les membres de sa garde rapprochée avaient eu l’air extrêmement occupés quand elle était sortie du compartiment arrière de l’appareil. Ne te cache pas derrière ton petit doigt, ma vieille ! se dit-elle en quittant à grands pas la zone de réception. Cette Coleman, quelle garce ! Sean Francis, son assistant de direction, l’attendait à l’intérieur. Elle l’appréciait assez, même s’il en irritait pas mal avec son perfectionnisme. Elle l’avait incorporé à sa suite personnelle peu après avoir hérité de la compagnie. gé aujourd’hui de trente-quatre ans, il avait intégré l’entreprise dès l’obtention de son diplôme en gestion d’entreprise, et son ascension fulgurante donnait une idée de ses capacités. Greg l’avait sondé pour elle. La loyauté de Sean était sans faille. Il portait le même genre de costume classique que tout autre employé du centre. Elle se demandait parfois ce qui se passerait si elle faisait savoir qu’elle préférait les employés vêtus d’un bermuda et d’un débardeur. Sachant comment son entourage s’accordait sans état d’âme à ses moindres caprices, elle se doutait qu’ils auraient tous eu l’air de touristes dans les îles le lendemain de son annonce. L’idée méritait peut-être un essai… — Votre voyage a été agréable, madame ? s’enquit poliment Sean. Elle posa les mains sur ses genoux et réprima un soupir. — Sean, il pleut des cordes, et ce satané coucou a bien failli être carbonisé par les éclairs. Alors, à votre avis ? Il resta un instant bouche bée, puis reprit contenance. — Euh, oui, madame, fit-il d’un ton humble. Désolé. Du coin de l’œil elle saisit un mouvement rapide, et elle crut que Caroline adressait un petit signal à Sean. Mais quand elle se tourna vers son assistante personnelle celle-ci repliait le parapluie, une expression innocente sur le visage. C’est une conspiration. Elle se ressaisit. Non, je ne suis pas touchée par ce que raconte cette vieille pouffiasse de Jakki. Pas du tout. — Ma faute, Sean, dit-elle avec en prime un de ses sourires irrésistibles. Ces éclairs sont assez effrayants, quand vous en avez tout autour de vous. — C’est très vrai, madame. Moi aussi, ils me font peur. La salle de conférences occupait l’angle du quartier général, avec deux murs en verre fumé renforcé qui offraient une vue étendue sur les rues grisées de pluie de Westwood. Elle était décorée selon les critères de luxe en vogue dans les grandes entreprises : moquette épaisse bleu saphir, deux Picassos et un Van Gogh accrochés aux murs entre de grandes photos des Fens avant le réchauffement, dans des cadres en aluminium, une énorme table ovale en chêne, des fauteuils rembourrés tendus de cuir noir, et des plantes en pot dont le feuillage luxuriant s’élevait à plus de deux mètres. Tout ici était ostentation. Julia était très consciente des traces boueuses que laissaient ses bottes quand elle alla s’asseoir à la place d’honneur. Plusieurs délégués restèrent interdits devant son accoutrement gothique. Ses cheveux mouillés qui pendaient en paquets de mèches tristes n’aidaient pas vraiment à la mettre en valeur. Huit membres de sa propre équipe étaient assis d’un côté, tous des directeurs des principales divisions de l’entreprise. Face à eux s’alignaient Valyn Szajowski, Argon Hulmes, Sir Michael Torrance, Karl Hildebrandt et Sok Yem, les représentants du consortium de financement d’Event Horizon. Cette structure rassemblait plus de cent cinquante établissements bancaires et financiers, ce qui en faisait une des plus importantes de la planète. Durant les deux années après la chute du PSP, le consortium avait avancé soixante-dix pour cent des fonds demandés par Philip Evans pour réimplanter la compagnie en Angleterre. Event Horizon s’était révélé un investissement des plus sûrs, et malgré quelques inquiétudes dues à l’enthousiasme débridé de son créateur pour le programme spatial, la compagnie n’avait jamais manqué d’honorer ses échéances. L’économie mondiale étant alors extrêmement fragile, une participation au consortium était très prisée. Mais depuis deux ans, en fait depuis que Julia avait hérité des commandes, les prêts naguère accordés sans sourciller étaient soudain devenus difficiles à obtenir, et ceux qui étaient disponibles avaient vu leurs taux d’intérêts s’envoler. Les grands décideurs du monde de la finance, par essence conservateurs, n’avaient aucune confiance en des gamines promues du jour au lendemain directrices générales d’un empire industriel et commercial. Ils voulaient avoir plus de poids dans la manière dont l’entreprise était gérée, une place au comité de direction, voire son contrôle. Seulement le temps pour elle de mûrir un peu et de faire ses preuves, avaient-ils plaidé. Disons une vingtaine d’années. Leur insistance et leur inflexibilité avaient engendré la plus énorme erreur tactique dans l’histoire de la finance moderne. Des commentateurs chevronnés de cet univers n’hésitaient plus à surnommer ce fiasco le « Grand Massacre des usuriers ». Grâce aux royalties énormes que lui procurait le gigaconducteur et à l’aide du bloc RN de son grand-père – dont le consortium ignorait jusqu’à l’existence –, la jeune femme avait fait un bras d’honneur magistral aux financiers et conduit l’expansion de la compagnie à un rythme encore plus soutenu. Les remboursements existants s’effectuaient avant échéance, et les nouveaux prêts s’étaient raréfiés. Les bénéfices du consortium avaient chuté tandis que les profits et la trésorerie d’Event Horizon se trouvaient consolidés. Désormais la poule aux œufs d’or pondait surtout pour elle. Sean tira son siège et elle s’y assit en toisant d’un regard implacable les sourires artificiels autour de la table. Caroline et Sean prirent place à ses côtés. > Ouverture canal au bloc RN. — Eh, bonjour, mademoiselle la grincheuse. Pour quelle raison vas-tu piquer une colère, aujourd’hui ? — Je ne suis pas en colère, Grand-père. — Ah ! Je suis connecté sur les caméras de sécurité de la salle de conférences. Si tes yeux étaient des mitraillettes, ma petite, la pièce serait pleine de cadavres. — As-tu vu… Aucune importance. Non. As-tu vu l’émission de Jakki Coleman ce matin ? — Bon sang, ma petite, je n’ai pas le temps pour ce genre de sornettes, pas même avec mes capacités. — Elle a ironisé sur ce que je portais hier. J’ai eu trois essayages pour cette tenue, tu sais. Trois. — Vraiment. — Sabareni est une des maisons de couture les plus prestigieuses d’Europe. Ce n’est pas comme si je mettais du prêt-à-porter. — Je suis soulagé de l’entendre. — Une robe à sept mille livres. — Je ne voudrais pas que tu te prives, Juliet. — Ne sois pas aussi sarcastique. Sept mille livres ! Et je ne peux plus la porter. Pas avant un bout de temps, en tout cas. — Juliet, serait-il possible de démarrer cette réunion, s’il te plaît ? — Bon, d’accord. Je parie qu’ils ont tous vu l’émission. Sept mille livres ! — Oh, Seigneur… L’équipe des directeurs de départements et les représentants du consortium s’assirent, et leur bonhomie affichée s’atténua quelque peu devant sa mauvaise humeur évidente. Bien. Peut-être limiteraient-ils les habituelles obséquiosités par lesquelles ils croyaient s’insinuer dans ses bonnes grâces. Devant elle, l’écran du terminal encastré dans la table s’alluma et afficha l’ordre du jour. — Je suis heureuse de vous l’annoncer, mais je suis sûre que vous l’avez tous vu hier, le projet de la navette spatiale Clarke est dans les temps. Le premier vol est prévu dans un mois, et l’essai de vol orbital aura lieu dix semaines plus tard. Sauf défaut de conception catastrophique, les livraisons commenceront dans un an. — Voilà d’excellentes nouvelles, Julia, dit Argon Hulmes. Vos équipes de Duxford méritent d’être félicitées. — Merci, répondit-elle placidement. Les représentants du consortium avaient tous été changés durant les deux dernières années, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus un seul membre de sa composition d’origine. Dans ce nouveau lot ils étaient tous plus jeunes, ce qui était bien sûr une manœuvre assez peu subtile pour la mettre en confiance, d’autant que les banques n’acceptaient toujours pas de mandataires âgés de moins de trente-huit ans. À trente-neuf, Sok Yem, de la Hong Kong Oceanic Bank, était le cadet. D’après certaines rumeurs, les supérieurs d’Argon Hulmes auraient exigé qu’il subisse quelques opérations de chirurgie plastique avant de lui accorder son siège, pour que ses quarante-trois ans n’en paraissent plus que trente. Trente et quelque chose, songea Julia. Il essayait toujours de lui parler des derniers groupes et des derniers albums. Pour Noël, il lui avait offert un enregistrement pirate d’un concert de Bil Yi Somanzer. Elle l’imaginait se branchant consciencieusement sur MTV chaque soir pour se tenir au courant des sorties et pour savoir qui devenait à la mode et qui ne le serait bientôt plus. Une occupation assez saine pour un banquier de son âge, finalement. — Nous parviendrons à l’équilibre au trois centième appareil, déclara-t-elle. Ma compagnie aérospatiale, Dragonflight, vient de passer une commande ferme pour quinze appareils, avec option sur trente-cinq de plus afin d’assurer le contrat concernant le traitement des déchets radioactifs que nous avons signé hier. Nous espérons remporter des marchés semblables auprès de cinq ou six autres gouvernements d’Europe d’ici à quelques mois, et bien entendu les compagnies aérospatiales nationales voudront y prendre leur part. Sean Francis débita sa réplique sans temps mort : — Le traitement des déchets nucléaires nous a permis de revoir à la hausse nos estimations concernant le chiffre d’affaires de notre secteur aérospatial, de quarante-cinq pour cent sur les quatre ans à venir. Ce qui constitue une source de revenus complètement inexploitée à l’heure actuelle. Son potentiel est énorme. Aucun gouvernement de la planète ne sera en mesure de refuser à son électorat une solution sûre et définitive au problème que posent les déchets radioactifs. Il y a aujourd’hui quarante-trois centrales nucléaires superflues rien qu’en Europe, et dix-sept qui seront déclassées dans les dix ans à venir. — Il est réellement regrettable que le consortium n’ait pas jugé que mon usine de vitrification de Sunderland était un investissement viable, enchaîna Julia. Vous auriez pu avoir votre part des profits qu’elle engrange. La marge bénéficiaire est considérable, puisque je détiens le quasi-monopole de cette technologie. Sir Michael se pencha en avant. — Nous serions très heureux de financer tout agrandissement de l’usine de vitrification, Julia. Maintenant que les conditions requises sont remplies, et de la plus belle des manières, si je puis me permettre. Le contrat de traitement des déchets radioactifs crée un nouveau secteur d’activité très prometteur, et nous nous en réjouissons tous. — Non, Juliet, absolument pas, pas question qu’ils croquent du gâteau de la vitrification. Écrase ces salopards. Elle adressa à Sir Michael un sourire qui flétrit instantanément la manifestation de son enthousiasme. — L’usine de vitrification était un risque de cinq cents millions de livres, dit-elle, et puisque j’ai assumé ce risque seule, j’entends en bénéficier seule. Les profits générés par cette nouvelle activité seront plus que suffisants pour financer son développement. Merci. — Julia, je pense que nous sommes tous d’accord pour dire que votre façon de diriger l’entreprise est impeccable, dit Sir Michael. Et c’est pourquoi nous aimerions vous proposer un crédit à taux flottant de trois milliards de nouvelles livres sterling dans lequel vous pourrez puiser à tout moment pour vos futurs projets. De cette manière nous pourrions éviter les délais et les questions inhérents aux demandes de prêt. Les autres représentants du consortium murmurèrent leur approbation. Tous observaient la jeune femme et espéraient qu’elle accepterait cette offre. — Nous les tenons, Juliet. Ils n’offrent jamais un chèque en blanc s’ils ne sont pas sous pression. Tu te souviens ce dont nous avons parlé, ma petite ? — Fais-les marcher, et ensuite balance Prior’s Fen. Elle joignit le bout de ses doigts et jeta un regard d’excuse aux banquiers. — Eh bien, c’est très embarrassant. Je crois que mon directeur financier a un bilan à vous présenter. Alex, si vous voulez bien… Alex Barnes était un Afro-Antillais de cinquante-trois ans, aux cheveux grisonnants. Son veston au revers de velours avait au moins le mérite de le distinguer de la masse des cadres supérieurs qu’on aurait pu croire clonés. Il se leva et se mit à réciter une litanie de chiffres, dates et pourcentages. Quand il termina, les représentants du consortium semblaient beaucoup plus nerveux qu’auparavant. — Tout cela pour dire que les prêts déjà consentis à Event Horizon seront remboursés d’ici à sept ans, fit Julia d’une voix suave. Ensuite la compagnie sera en mesure de s’autofinancer intégralement. Et comme les projets de développement pour cette période ont tous été finalisés, à l’exception de Prior’s Fen, je ne vois vraiment aucune raison de prolonger nos endettements. Certainement pas du montant de votre offre de crédit, montant que je qualifierai de décevant et de dérisoire au regard de la taille d’Event Horizon. Il y eut un moment de silence pendant lequel les représentants échangèrent des regards alarmés. Julia nota avec intérêt que seul Argon Hulmes s’autorisa à montrer son mécontentement. Autant pour la solidarité parmi les adeptes de la culture jeune. Un système invisible de vote désigna Sir Michael porte-parole. — Que vous proposez-vous de faire à Prior’s Fen, exactement ? demanda-t-il d’un ton prudent. Karl Hildebrandt s’attarda après la clôture de la réunion. La demande d’entretien – « Aucun rapport avec les affaires, je peux vous l’affirmer. » – du vieil Allemand était assez singulière pour que Julia y réponde positivement. Sean resta assis à côté d’elle tandis que Caroline raccompagnait les autres jusqu’à la porte. Rachel n’avait pas quitté sa chaise, près de la baie vitrée. Diessenburg Mercantile, la banque zurichoise que Karl représentait, était un des plus importants participants au consortium avec six pour cent de l’investissement total. Karl lui-même approchait la cinquantaine et prenait du poids presque aussi vite qu’Oncle Horace. Un pli de chair rose et molle débordait de son col, sous ses trois doubles mentons, et ses cheveux blonds viraient au gris par endroits. Il achetait ses costumes à Paris, et leurs revers étroits aidaient à minimiser la largeur de son torse, tandis que ses lunettes cerclées d’acier lui conféraient un air sérieux. Julia avait plutôt bonne opinion de lui, principalement parce qu’il n’essayait pas de faire semblant, à l’inverse d’Argon Hulmes par exemple. — Je sais qu’on vous l’a déjà dit, Julia, fit-il en préambule, mais vous êtes vraiment une jeune femme remarquable. Il parlait presque sans accent. Peut-être une des raisons pour lesquelles il avait été choisi pour représenter sa banque. — Merci, Karl. Vous n’allez pas vous mettre à me draguer comme Argon, n’est-ce pas ? Il eut un rire bas et referma son cybofax qu’il glissa dans la poche intérieure de son veston. — Non, certainement pas. Mais obtenir de banques et d’établissements financiers un prêt à taux fixe de douze milliards de livres représente un exploit dont certains kombinates rêveraient. — Prior’s Fen est un projet viable. Sans risque. — Les cyberdistricts, peut-être. Mais nous faire financer une ligne ferroviaire avant même que nous puissions investir en elle, c’est cruel, Julia. — Vous toucherez les intérêts du prêt, j’aurai mes cyberdistricts. Qui est perdant, Karl ? — Personne, bien sûr. C’est bien pourquoi vous gagnez à tous les coups. — Vous pensez donc que la commission d’étude sera favorable au prêt ? — Oui, répondit-il simplement. — Je croyais que nous n’allions pas parler affaires ? — Toutes mes excuses. Mais tout a ses racines dans la politique. Elle ne se souvenait pas avoir déjà vu Karl aussi indécis. Il lui donnait l’impression de vouloir aborder un sujet important sans trop savoir comment l’amener dans la conversation. Il lui faisait penser à un père qui va expliquer les mystères de la sexualité à son adolescente de fille. — Vous voulez qu’on parle politique ? Je n’étais pas en âge de voter lors des dernières élections, et d’ailleurs, je me trouvais à l’étranger. Mais je ne manquerai pas d’accomplir mon devoir de citoyenne à la prochaine. — Vous maîtrisez très bien le sujet politique, Julia. C’est pourquoi je n’ai pas été surpris quand je vous ai vue décrocher ce contrat pour le traitement des déchets radioactifs. Admiratif, mais pas surpris. — Merci. Il a nécessité quelques petits arrangements, mais j’aime à penser que je suis assez souple quand il s’agit de coopérer avec le ministère anglais de l’Industrie. — Certes. Toutefois, dans certains milieux, on s’interroge sur les convergences existant entre Event Horizon et le ministère. On pourrait presque parler de partenariat. — Je n’ai jamais offert d’enveloppe à un député, dit-elle. Et je ne le ferai jamais. — Non, bien sûr. Mais ces liens, aussi imaginaires soient-ils, peuvent être utilisés par les partis d’opposition. Le Grand Mensonge, Julia : dites quelque chose assez fort et assez longtemps, les gens finiront par y croire. Et en fin de compte ça affectera Event Horizon. On vous imposera certaines contraintes parfaitement injustifiées. Vos offres seront refusées simplement parce que ce sont les vôtres. Des hommes politiques voudront démontrer qu’ils ne tolèrent aucun favoritisme. Et nous ne pouvons le permettre. (Il eut un sourire en coin.) C’est mauvais pour les affaires, à tout le moins. Mauvais pour nous. Julia se demandait à qui ce « nous » faisait référence. — Alors il faudra que je parle plus fort. Et je peux crier très très fort, croyez-moi. — Un démenti officiel équivaut à un Oscar pour une rumeur. — Allons-nous passer l’après-midi à échanger des bons mots, Karl ? — J’espère que non. — Ah, bien. Alors, qu’aimeriez-vous me voir faire ? — Un peu de circonspection ne serait pas de trop, Julia. Je sais que vous êtes très adroite, et c’est pourquoi j’ai trouvé vos dernières initiatives quelque peu déconcertantes. Elle coula un regard interrogateur à Sean, qui se contenta de répondre par un infime haussement d’épaules. — Quelles initiatives ? — La façon dont vous avez imposé ce vétéran de la Mindstar, Greg Mandel, dans l’enquête Kitchener. C’était terriblement voyant, Julia. Vous avez été sa demoiselle d’honneur. Enfin ! C’était vous offrir en pâture aux agitateurs de tous poils et aux théoriciens de la conspiration. Elle le considéra d’un air pensif. — Comment avez-vous su, pour Greg ? — On en a parlé partout aux infos. — Oh. Même ainsi il était étrange qu’il soit au courant aussi rapidement. Elle avait passé la majeure partie de la matinée à potasser des données pour la réunion, et cela avec l’aide de ses bioprocesseurs. Se faisait-il réellement communiquer toute information en relation avec Event Horizon ? Puis elle repensa à Jakki Coleman. Il se pouvait bien que Hildebrandt prête une oreille attentive à tous les ragots concernant Julia. — Je vois ce que vous voulez dire, Karl. En fait, j’ai déjà commencé à prendre des mesures pour limiter les dégâts. — Mandel a été retiré de l’enquête ? — Non, j’ai besoin de savoir qui a tué Kitchener. Mais vous n’entendrez plus parler à la télé du lien qui existe entre Greg et moi. — Ah. Je suis heureux de l’apprendre. CHAPITRE 9 Nicholas ne s’intéressait plus vraiment à son environnement, aussi ne prit-il conscience qu’il se trouvait dans une salle d’interrogatoire que lorsque Greg Mandel le regarda au fond des yeux. Ou plutôt, quand il scruta son esprit. Lisa Collier, l’avocate, lui avait parlé d’un médium participant à l’enquête, et elle avait disserté sur ses droits fondamentaux qu’on violait, les irrégularités de procédure, les rumeurs prises pour des preuves. Nicholas ne voyait pas de problème à ce qu’un médium collabore à l’enquête. Tout ce qui pouvait faciliter l’arrestation du tueur était totalement justifié. C’était une question de logique pure et simple. Comment cette femme pouvait-elle ne pas le comprendre ? Depuis vendredi il occupait une des cellules du poste de police d’Oakham, même si on n’en avait pas verrouillé la porte. — Vous n’êtes pas en détention préventive, n’avait cessé de lui répéter la police, vous êtes simplement ici pour nous aider. Il avait acquiescé devant leurs mines anxieuses, et répondu à toutes les questions que les inspecteurs lui posaient. Ils avaient paru étonnés par la cohérence de ses déclarations. Comme s’il pouvait oublier le moindre détail de ce qui s’était passé cette nuit-là. Elle avait été la dernière nuit de sa vie. Depuis, il ne s’était rien passé. Il n’y avait eu que les activités mécaniques du corps : manger, aller aux toilettes, dormir. C’était tout ce qu’il avait fait depuis, dormir et répondre aux questions. Il était autorisé à parler aux autres étudiants, mais ils n’attendaient rien de lui, de toute façon. Ils s’étaient plaints du logement, de l’interdiction qui leur était faite de sortir, de la nourriture, de l’état de la salle d’eau. La seule personne à qui il désirait parler, Isabel, était désormais plus éloignée de lui qu’elle ne l’avait jamais été à Launde. Elle restait assise dans un coin de la salle de repos qu’on leur avait assignée, jambes repliées contre la poitrine, à regarder par la fenêtre. Et lui s’asseyait dans le coin opposé de la pièce et la contemplait longuement. Il avait trop peur pour seulement lui dire bonjour, car s’ils parlaient il faudrait qu’il l’écoute raconter ce qu’il y avait eu entre elle, Kitchener et Rosette. Ce qui s’était passé dans cette chambre, et combien de fois c’était arrivé. Peut-être même pourquoi c’était arrivé. Et il n’aurait pas pu le supporter. Kitchener avait été l’architecte de son esprit. Pour la première fois de sa vie il avait réellement commencé à penser clair. Avec son propre amour du savoir, Kitchener était celui qui avait éduqué son talent, qui lui avait fait prendre conscience qu’il ne devait pas avoir honte de ses capacités, que ce n’était rien de monstrueux, contrairement à ce que les imbéciles répétaient. Kitchener était celui qui l’avait encouragé à se joindre à la camaraderie de l’abbaye. Kitchener lui avait pris Isabel. Kitchener était mort. Le monde, alors si près de lui être enfin accessible, l’avait fui une fois encore. C’était pourquoi il avait dit qu’il acceptait d’être interrogé par le médium. Après tout, Kitchener avait utilisé des neurohormones. Elles ne pouvaient pas être mauvaises. Mais à présent qu’il était confronté à la réalité de cette entrevue, tout semblait beaucoup moins simple. Il y avait chez Greg Mandel, à présent tranquillement assis de l’autre coté du bureau qui les séparait, un côté implacable, une sorte de tolérance lasse que même Nicholas pouvait détecter, en dépit de son inadaptation sociale. Le médium donnait l’impression d’être allé partout et d’avoir vu l’être humain dans tous les états imaginables. Les excuses ne marcheraient pas, pas avec lui. Et pourtant, dans le même temps le jeune homme voyait à quel point Mandel était réceptif. C’était assez déroutant, ces deux aspects presque contradictoires qui cohabitaient chez une même personne. Nicholas se laissa tomber sur sa chaise, pas le moins du monde rassuré par le formalisme de la procédure quand Vernon Langley et Lisa Collier récitèrent leur déclaration préliminaire pour l’enregistreur audio-vidéo. Il y avait quelque chose d’irréel, qui donnait presque la chair de poule, à penser que quelqu’un pouvait fouiner dans son esprit. Ne serait-ce qu’à cause de tous ses secrets pathétiques, les centaines d’échecs et de désastres qui avaient jalonné son existence. — Je ne peux pas me brancher sur vos souvenirs, dit Greg d’une voix lénifiante. Vous pouvez donc cesser de vous faire du souci à propos de ce jour où vous avez chipé la barre chocolatée de votre petit frère. — Je n’ai pas de frère, répondit Nicholas. Seulement une sœur. Et je ne lui ai jamais rien volé. — Et bien, vous voyez, je n’ai pas pu le savoir. — Oh, euh, oui, je vois, bafouilla le jeune homme qui se sentait un peu ridicule. Mais comment avez-vous su que je m’inquiétais que vous lisiez dans mes souvenirs ? — Parce que tous les gens ont cette réaction, quand ils me rencontrent. Vernon et Jon ici présents s’inquiètent à cause des billets qu’ils ont prélevés dans le pot commun destiné à organiser la fête de Noël, et madame Collier est extrêmement inquiète à cause d’un passé trouble. Mais la seule chose que je puisse sentir dans un cerveau humain, c’est son contenu émotionnel. Donc plus vite vous vous détendrez et vous évacuerez ces inquiétudes, plus vite je pourrai poser mes questions, et plus vite vous ressortirez d’ici. D’accord ? Nicholas acquiesça avec vigueur, et en secret il se réjouit de l’air encore plus désapprobateur de Lisa Collier après la petite pique de Mandel. — Oui, bien sûr. Je veux vraiment aider. — Oui, je le vois bien. Vous aimiez beaucoup Kitchener, n’est-ce pas ? L’avocate lui avait recommandé de ne surtout pas mentir. Aussi douloureuse que soit toute déclaration, le médium saurait s’il disait vrai, et en cas de mensonge ce serait retenu contre lui. — Oui, je l’aimais bien. Mais… — Isabel, dit simplement Greg, mais le ton était compréhensif. — Je ne savais pas, pour elle et Kitchener. Pas avant cette nuit-là. — À quelle heure l’avez-vous vue se rendre dans la chambre de Kitchener avec Rosette ? — Vers une heure et quart. — Et ensuite, qu’avez-vous fait ? — Je me suis mis au lit. — Vous avez dormi ? — Je suppose que oui. Dans un premier temps, j’ai beaucoup réfléchi. Mais je dormais quand j’ai entendu les cris de Rosette. — Avant de vous endormir, avez-vous entendu quelque chose ? — Non ! — Je voulais dire : quelqu’un qui se serait déplacé dans l’abbaye ? Nicholas savait qu’il avait rougi. Pourquoi était-il incapable de comprendre ce que les gens disaient, tout simplement ? Pourquoi devait-on toujours lui parler comme à un bébé pour qu’il saisisse ? — Oh, désolé. Non, personne. — Vous n’avez donc pas entendu Isabel et Rosette quand elles ont quitté la chambre de Kitchener ? — Non. — Qu’avez-vous fait entre le moment où vous avez quitté la chambre d’Uri et celui où vous avez aperçu Rosette et Isabel ? — J’ai traité les données fournies par Antomine 12 avec un programme de détection. Je cherchais des concentrations de matière noire. — De la matière noire ? répéta Mandel qui semblait trouver à l’expression une dimension comique qui échappait totalement à Nicholas. — Oui. Dans l’espace. Le sujet intéressait beaucoup Kitchener. Il pensait que ces concentrations pouvaient agir comme des sortes de terminus pour les trous de ver. Vous voyez, si vous déplacez un trou de ver d’une certaine manière il serait peut-être possible de générer une CGTF directement. Une boucle temporelle non paradoxale permettrait de… Il s’obligea à se taire, penaud. Il l’avait encore fait. Il voyait cette expression horriblement familière d’incompréhension polie sur le visage de Greg. — Désolé, marmonna-t-il. — Aucune raison d’avoir honte d’un don, Nicholas. Il releva la tête, surpris. Mais Mandel était sérieux. — Je m’emballe, parfois, dit-il mollement. Je ne me rends pas compte. La cosmologie est vraiment intéressante, monsieur Mandel. — Je sais ce que c’est. Ma femme me dit toujours que je parle trop de la Turquie. — La Turquie ? — La guerre. Il fallut un moment à Nicholas pour établir la relation avec les légions du Jihad. Il avait huit ou neuf ans quand les forces islamiques avaient envahi la Turquie, aussi l’événement était-il classé avec tous les autres incidents terrifiants que l’enfance mélangeait allègrement. — Ah, oui. — Revenons à ce programme de détection, proposa Mandel. Vous l’avez fait tourner sur le Bendix de l’abbaye ? — Oui. — Jusqu’à quelle heure ? — Quand j’ai vu Isabelle et Rosette, à une heure et quart. Après ça, je n’ai pas pu me remettre au travail. — Vous êtes-vous servi du réseau d’English Telecom cette nuit-là ? — Oui. — Pourquoi ? — J’étais obligé, les données d’Antomine viennent du centre de contrôle de Toulouse. Il n’y a pas d’autre moyen d’y avoir accès. — Donc vous n’avez utilisé que cette seule liaison informatique ? — Oui. — D’accord, fit Greg en notant quelque chose sur son cybofax. Saviez-vous que Rosette est légèrement insomniaque ? Drôle de question. Il ne voyait vraiment pas pourquoi Mandel la posait. — Non. Mais elle n’était jamais fatiguée, en fin de soirée, quand nous étions dans une chambre ou si nous allions à l’Old Plough. Et en général c’était elle la première levée. Donc, en y réfléchissant, je suppose que oui, je savais qu’elle ne dormait pas beaucoup. — Avez-vous déjà pris du syntho, Nicholas ? — Non. C’était la vérité, en conséquence il pouvait la dire sans montrer aucun signe de culpabilité. Mais il baissa les yeux à cause de la honte qu’il éprouvait. Il y eut un très long moment de silence, difficile à supporter. Quand il se risqua à relever les yeux, il vit que Greg le couvait d’un regard calculateur. Toutes ses craintes concernant l’aptitude du médium à fouiller dans ses souvenirs revinrent d’un coup et le submergèrent. — Voyons, dit Greg. Vous avez pris une autre sorte de stupéfiant ? — Non, souffla Nicholas, misérable. — Quelqu’un vous a proposé du syntho ? — Oui. — Rosette ? — Oui. — Et vous avez refusé ? — Oui. Je sais bien, Kitchener disait qu’il n’y avait aucun mal à en prendre, mais je ne voulais pas. — Je vois que l’incident a beaucoup de connotations pour vous. Que s’est-il passé d’autre ? Nicholas décida que le mieux à faire était de le dire très vite. Mandel passerait peut-être à un autre sujet. Il regarda fixement ses baskets. Le lacet de la gauche s’effilochait. — Elle voulait que je couche avec elle. — C’est arrivé quand ? — Le 3 novembre. — Et vous l’avez fait ? — Non ! Elle pensait… Elle pensait que c’était amusant. — Oui, j’imagine assez bien, j’ai été présenté à Rosette. Donc vous saviez qu’on pouvait se procurer du syntho à l’abbaye ? — Oui. — Vous saviez où se trouve la cuve ? — Dans le labo de chimie. — Quand Rosette s’est mise à hurler, vous êtes la première personne qui est arrivée dans la chambre. Exact ? — Oui. — Avez-vous vu quelqu’un d’autre dans l’abbaye, à part les autres étudiants ? — Non. Enfin… D’un geste inconscient, Nicholas pinça le devant de son sweat-shirt. Il avait l’impression que le vêtement se resserrait sur lui, et subitement il avait très chaud. Les deux inspecteurs l’observaient avec grande attention. Tout cela allait paraître incroyablement idiot, et ils penseraient qu’il était attardé, à présent, aucun doute. — Il y avait… cette fille…, fit-il à contrecœur. Greg avait fermé les yeux, et la concentration crispait ses traits. — Poursuivez. — C’est arrivé plus tôt. Quand j’ai vu Isabel et Rosette. C’était un fantôme. La fille. Nevin laissa échapper un grognement d’exaspération et se renversa en arrière sur sa chaise. — Pour l’amour du Ciel ! Greg leva une main et claqua sèchement des doigts pour le faire taire. — Vous avez dit : une fille. De quel âge ? — Le mien, à peu près. Elle était grande, très jolie, avec des cheveux roux. — Comment savez-vous que c’était un fantôme ? — Parce que la première fois que je l’ai vue, elle était dehors. Ensuite elle était dans le couloir, derrière Isabel et Rosette. — Dehors ? Vous voulez dire dans le parc ? — Non. Juste de l’autre côté de ma fenêtre. J’ai d’abord cru que c’était un reflet dans le carreau. — Votre chambre se trouve au deuxième étage, n’est-ce pas ? — Oui. C’est pour ça qu’elle ne pouvait pas être réelle. Je pense que je l’ai imaginée. J’étais très fatigué. — Vous avez déjà vu ces tenues de combat que les commandos portent dans l’armée ? demanda Greg. Elles sont un peu comme les combinaisons de motard, mais plus amples, noir mat, avec un ceinturon large et en général un casque coordonné. — Oui, je crois que je vois de quoi vous parlez. — Cette fille portait une tenue comparable ? — Oh, non. Elle avait une sorte de veste de couleur sombre, mais c’était juste une veste ordinaire. Et une jupe longue, je crois. Greg ouvrit les yeux et passa une main derrière la tête pour se gratter la nuque. — Intéressant, dit-il prudemment. Nicholas s’ingéniait à éviter tout contact oculaire avec les deux inspecteurs. — Je vois mal ce que tout ça nous apporte, Mandel, soupira Langley. Greg fit mine de ne pas l’avoir entendu. — Vous l’aviez déjà vue, avant ce soir-là ? demanda-t-il au jeune homme. — Non. — Vous aviez déjà eu d’autres visions ? Vu d’autres fantômes ? Nicholas baissa la tête une fois encore. — Non. — À quelle heure vous étiez-vous levé jeudi ? — Sept heures et demie. — Bon, c’était probablement l’effet de la fatigue, dit Greg, l’air satisfait. Beaucoup de soldats ont connu ce genre d’expérience, en Turquie : étonnant ce qu’ils juraient avoir vu après deux ou trois jours sans sommeil. Tenez, la preuve de ce que je vous disais : je parle trop de ça. Nicholas eut un sourire timide, car Mandel n’avait pas l’air de se moquer de lui. Greg bâilla, puis jeta un coup d’œil à son cybofax. — À quand remontait votre dernière toilette, avant le meurtre ? — Un peu après 19 heures, avant de descendre pour le dîner. Nevin fit la grimace et sortit son cybofax d’une poche. Il marmonna quelque chose dans l’appareil avant d’en consulter l’affichage. Mandel s’était tourné vers lui. — Ce devait être plus tard que ça, dit-il à mi-voix. Langley prit le cybofax et lut les données sur l’écran. Greg les rejoignit, et tous trois rapprochèrent leurs têtes pour murmurer entre eux. Mal à l’aise, Nicholas se tortillait sur sa chaise. Il ne savait pas quelle bêtise il avait encore commise, cette fois. Mais Greg ne l’avait pas accusé de mentir, et c’était toujours ça. — Quel genre de toilette ? demanda Nevin. — J’ai pris une douche. Nous avons tous une douche. L’inspecteur pointa l’index sur l’écran du cybofax. — Vous voyez, là ? Le dos de ses mains est aussi propre que ses jambes. — Oui, mais l’accumulation de particules sur les deux est établie, fit Greg. — Ça ne veut pas dire… Nicholas cessa d’écouter. Il se remémorait le scan corporel qu’ils lui avaient infligé quand il était arrivé au poste de police. Il s’était déroulé dans un compartiment en composite blanc assez comparable à une cabine de douche, justement. Un senseur pareil à une ampoule brune de la taille d’un poing était descendu du plafond au bout de son flexible et avait décrit de lentes évolutions autour de son corps nu. Il avait imaginé que l’appareil le reniflait comme l’aurait fait un chien. Puis il y avait eu la prise de sang, l’analyse d’urine. On avait emporté ses vêtements pour examen, et on avait pris ses empreintes digitales et palmaires. — Vous vous êtes encore lavé plus tard ? demanda Greg. Après le dîner ? — Euh, oui : juste les mains. J’étais allé aux toilettes, et nous avions grignoté des cacahouètes dans la chambre d’Uri, ce qui laisse toujours les mains grasses. — L’heure ne cadre pas, insista Nevin. — Ce n’est pas totalement fiable, admit Langley avec une pointe de mauvaise humeur. Nous ne pouvons rien contester, avec ces résultats. — De quoi s’agit-il ? s’enquit Nicholas, et il fut heureux d’avoir trouvé assez de courage pour poser la question. — La quantité de poussière et autres saletés sur vous vendredi matin était plutôt faible, dit Greg avant de fermer les yeux et d’ajouter : Dites-le-moi une fois encore. À quelle heure avez-vous pris cette douche ? — Après 19 heures, vers 19 h 15. Nous devions être en bas pour le dîner à la demie, vous comprenez. — Et vous n’avez pas pris d’autre douche, plus tard ? — Non. — Il dit la vérité. — Il y a un point litigieux ? voulut savoir Lisa Collier. Greg et Langley se tournèrent tous deux vers Nevin. L’inspecteur jeta un dernier coup d’œil à l’écran de son cybofax, puis ferma l’appareil. — Non. CHAPITRE 10 C’était peut-être cette pluie dense et obstinée qui avait chassé les journalistes du trottoir devant le poste de police, ou l’éventualité de la colère de Julia qui les avait terrifiés. Toujours est-il qu’en franchissant le portail du poste de police au volant du EMC Ranger ce mardi après-midi, Greg n’aperçut qu’une poignée de cameramen en coupe-vent imperméables, capuche sur la tête. — Le Ciel soit remercié pour ça, grommela Eleanor à côté de lui. Je pensais qu’ils avaient pris racine. Il tourna dans Church Street et alluma les phares. Le soleil n’était pas encore couché, mais le tapis nuageux plongeait déjà Oakham dans une pénombre grisâtre. La pluie créait un scintillement vaguement jaune dans le faisceau des phares. — Ouais, approuva-t-il. Tu as eu Julia, alors ? — Oui. Tu sais, j’ai toujours du mal à associer la fille que nous connaissons avec cette démone manipulatrice et richissime que tous les médias critiquent. Je veux dire, le Premier ministre en personne ne pourrait pas faire rappeler les journalistes comme elle l’a fait. Ils crieraient à la persécution gouvernementale et à la menace sur la liberté de la presse. — C’est vrai. D’un autre côté, Marchant ne possède pas les appareils qui permettent de placer en orbite les satellites de communication… — Il y a ça aussi, peut-être. Greg jeta un coup d’œil sur Cutts Close. L’intérieur de toutes les caravanes était éclairé, et des silhouettes sombres traversaient les pelouses. Ils ne s’étaient donc pas vraiment retirés, ils s’étaient simplement regroupés et préparaient sans doute l’assaut du lendemain. Il cala la vitesse du 4 × 4 à trente-cinq kilomètres/heure. La pluie avait beaucoup allégé la circulation, ne laissant que quelques cyclistes qui pédalaient opiniâtrement pour rentrer chez eux au plus vite, le visage crispé sous le déluge. Sa migraine neurohormonale s’estompait. Les interrogatoires ne lui avaient pas posé de problème véritable, les étudiants s’étant montrés coopératifs, ce qui changeait agréablement des séances épuisantes avec les mollahs, en Turquie. — Julia a dit quelque chose au sujet de l’analyse des neurohormones sélectives ? demanda-t-il. — Aucun problème, nous devrions avoir les résultats demain dans la journée. Le coursier est venu et a emporté les ampoules pendant que tu menais les interrogatoires. Eleanor survola d’un regard lointain les étals déserts sur la place du marché. C’était cette expression de vacuité qu’elle arborait quand elle était plus irritée qu’elle voulait le reconnaître. — J’ai dû menacer d’appeler le ministère de l’Intérieur pour qu’il accepte de les donner. — Qui, Denzil ? — Non, un des inspecteurs de la brigade criminelle. — Oh. Mais tu sais quoi ? Je pense que Vernon devient plus indulgent, et Jon Nevin n’est pas loin derrière. — Super, lâcha-t-elle d’un ton acide. — On n’a rien sans rien. Elle se renversa contre l’appuie-tête. — Non. Comme tu me le dis toujours. Alors, comment ça s’est passé, avec les étudiants ? Ils sont tous innocents ? Il sourit en songeant au double sens du terme. — Je suis à peu près certain qu’aucun d’eux n’a tué Kitchener. Même si tous ou presque pouvaient avoir de bonnes raisons de le faire. J’ai découvert qu’il a couché avec toutes les filles. Eleanor lui jeta un regard lugubre. — Toutes ? — Ouais. Et il avait soixante-sept ans. J’aimerais être aussi vert à son âge. Elle réprima une grimace de désapprobation. — Hmm. Quels étudiants auraient eu un mobile valable ? — Isabel Spalvas. Elle ne couchait pas avec Kitchener contre son gré, mais ça n’en était vraiment pas loin. Nicholas Beswick. Je suis presque triste pour lui. Un gentil garçon, mais un peu naïf, le genre à avoir tout le temps la tête dans les nuages, intelligent et stupide en même temps. Il est raide dingue amoureux d’Isabel, mais je doute qu’il a ne serait-ce qu’osé l’embrasser jusqu’ici, et ils n’ont certainement pas consommé. Il a eu un choc monumental ce soir-là, quand il a découvert qu’elle était avec Kitchener, mais il adorait aussi ce vieux beau. Uri Pabari pourrait avoir un mobile, s’il savait que Liz Foxton a couché avec Kitchener. — Mais il ne le savait pas ? — Je ne lui ai pas posé la question. Il faudra que je vérifie, dit Greg. (Cette idée ne lui plaisait pas du tout.) S’il l’ignorait, il comprendra quand je l’aurai amené sur ce terrain. La poisse… — Tu n’as pas dit qu’aucun des étudiants n’est coupable ? Alors pourquoi interroger Uri sur ce point précis ? — Le psi n’est pas une science exacte. Je ne peux pas aller au tribunal et être formel dans mes déclarations. Tu le sais, et je suis sûr que les avocats aussi. Tout ce que je peux dire, c’est que je n’ai pas senti qu’ils me donnaient de fausses réponses. Mais si un d’eux avait un mobile vraiment puissant pour tuer Kitchener, il serait peut-être capable de me dissimuler sa culpabilité, tout simplement parce qu’il n’en éprouverait aucune. Ça ne marchera pas si je pose la question directement. Alors je tourne autour du pot, et je sonde les alentours. Ils ne peuvent pas mentir sur tout sans se couper, car je finirai bien par les prendre en défaut. — Et les autres étudiants qui auraient un mobile plausible ? Il fouilla ses souvenirs récents sans quitter la route des yeux. — Il y a une étudiante. Le mobile pourrait être l’argent. Mademoiselle Rosette Harding-Clarke. Quoique, s’il avait fallu parier sur une victime potentielle de meurtre à l’abbaye, j’aurais misé sur elle. La remarque éveilla l’intérêt d’Eleanor, qui se redressa sur son siège. — La piste a l’air… séduisante, surtout si j’en juge à la façon dont tu agrippes le volant. — Ouais, peut-être parce que j’imagine que c’est son cou. Bon sang, Eleanor, il faut la rencontrer pour le croire. Comment elle a réussi à survivre avec l’attitude qu’elle a, ça reste un mystère pour moi. J’ai eu vraiment envie de lui balancer une bonne gifle, mais ça lui aurait probablement plu… Il s’efforça de stopper ces pensées. Pas d’implication personnelle, c’était la règle numéro un. Même s’il avait du mal à imaginer qu’on puisse réagir sans excès à la personnalité de Rosette. — Je croyais que cette Rosette Harding-Clarke était riche ? fit Eleanor. — Ouais, c’est ce qu’elle affirme, en tout cas. Mais elle est aussi enceinte. — Enceinte ? La surprise de sa femme le fit sourire. — Absolument. Et l’enfant est de Kitchener. Elle en est convaincue, ce qui me pousse à la croire. La première chose que je veux vérifier demain, c’est si Rosette est aussi riche qu’elle le dit. Bon nombre de ces soi-disant aristocrates sont moins bien lotis que les gens qui touchent le chômage. Et il nous faudra également un avis autorisé pour savoir si l’enfant aura des droits sur l’héritage, même s’il n’est pas mentionné dans le testament. Rosette affirme qu’elle ne le contestera pas, mais il est possible que les exécuteurs testamentaires aient l’obligation de subvenir aux besoins de la descendance du défunt. — Tu as raison, dit Eleanor. Elle prit son cybofax et nota la chose. Après avoir vécu dans un chalet de deux pièces pendant plus de dix ans, l’intérieur d’une ferme semblait toujours immense, le mobilier épars, et rien ne paraissait à portée de main. Les ouvriers avaient effectué d’importantes rénovations avant que le couple emménage. On avait réparé la toiture, remplacé les parties de plancher pourries, ôté les plâtres touchés par l’humidité, refait la plomberie, l’installation électrique et la climatisation. Ils avaient eu de la chance que tous ces travaux soient exécutés. La renaissance industrielle de l’Angleterre avait plongé le secteur du bâtiment dans une frénésie de demandes. Il fallait remettre en état les anciennes usines, en construire de nouvelles, et grands ensembles comme lotissements apparaissaient partout dans le pays. Il y avait très peu de main-d’œuvre disponible, en particulier pour des chantiers individuels de remise à neuf dans des villages perdus. Mais le nom de Julia leur avait donné la priorité chez l’entreprise qu’ils avaient choisie, même si l’influence de la jeune femme ne s’étendait pas aux sous-traitants. D’où les trois pièces qui attendaient toujours une couche de plâtre, et la véranda qui n’était qu’un tas de bois coupé et traité sur la pelouse, prêt à être monté. Eleanor avait déjà suggéré qu’il se charge de cette dernière tâche. Comme si les limettiers ne lui prenaient pas déjà tout son temps libre… Mais l’ensemble avait acquis cet aspect qui faisait qu’ils s’y sentaient chez eux, comme la tanière où le fauve se sent à l’abri d’un monde encore plus féroce que lui. Y retourner leur procurait un soulagement réel. Mandel s’était presque attendu à trouver des journalistes à l’entrée de l’allée. La décoration intérieure avait été assurée par une entreprise londonienne, en accord avec Eleanor, pour créer une ambiance début du XXe siècle. On avait privilégié la clarté et un petit côté rustique, avec des moquettes et des rideaux dans les tons pastel, et des meubles en pin. Les systèmes de domotique dernier cri étaient intégrés à des reproductions d’époque. Le seul endroit manifestement moderne était la salle de gym avec ses appareils chromés noir et argent. Dès leur retour du poste de police, Greg s’écroula sur un canapé dans le salon et pointa la télécommande sur le faux tableau XVIIIe siècle représentant une scène de moisson qui dissimulait l’écran plat quand il était en mode veille. Le tableau se brouilla et fut remplacé par un jeu télévisé dans lequel les candidats étaient suspendus tête en bas du plafond du studio, au bout de cordes élastiques. Ils descendaient et remontaient rythmiquement en tentant d’attraper entre leurs dents des pommes surnageant à la surface de grands barils emplis d’eau. Il observa ce spectacle d’un œil incrédule pendant une bonne minute avant de soupirer longuement. Monsieur Tout-le-monde, de retour à la maison après une dure journée de labeur au bureau, avec l’épouse qui s’affairait dans la cuisine. Sauf que, comme d’habitude, son esprit se débattait avec un tas de détails concernant l’affaire en cours qui tourbillonnaient en un vortex chaotique. Les doigts magiques de son intuition tentaient de les diriger dans un schéma cohérent. À l’armée, ses camarades le disaient obsessionnel. C’était peut-être un défaut, mais il ne pouvait pas lâcher un problème. Il avait presque oublié à quel point il était capable de s’investir dans une enquête. Le pire, c’était qu’il aimait cette sensation. Il était de nouveau en chasse. Le salopard qui avait massacré Kitchener devait être coffré. Eleanor revint avec deux bières blondes dans des verres hauts. Elle n’accorda qu’un coup d’œil au jeu télévisé avant d’éteindre l’écran. Les robustes paysans et les balles de paille réapparurent sous un ciel chargé de nuages dorés. — Tu ne regardais pas, de toute façon, dit-elle quand il protesta pour la forme. Tu réfléchissais à l’affaire Kitchener. Il prit une des bières. — Mouais. Eleanor s’assit sur le canapé et frétilla des épaules jusqu’à ce qu’elle soit confortablement nichée contre lui. — Tu sembles penser que Rosette est une garce de la plus belle eau. Tu penses qu’elle aurait pu tuer le père de son propre bébé uniquement pour une question d’argent ? — Non. Si tu présentes la chose comme ça, je répondrai non. Mais je vais te dire une chose, tous ces étudiants ont un point en commun. Ils idolâtraient Kitchener. C’était évident durant les interrogatoires. Deux sont allés jusqu’à le qualifier de second père. Mon instinct me dit que ce n’est pas un d’entre eux. Mais… c’est curieux. Il y a beaucoup de choses qui ne collent pas, surtout si c’est l’œuvre d’un tech-merc sur un contrat d’assassinat. Il passa un bras autour des épaules de sa femme et savoura la pression chaude de son corps contre lui. — Le tablier, fit-elle. Ça, c’est vraiment bizarre. — Exact. Comme tu l’as très bien dit, pourquoi s’embêter avec ? Et je n’arrive pas à croire que notre hypothétique tech-merc s’en serait servi pour incriminer les étudiants. Pour commencer, nous ne pouvons relier aucun d’entre eux avec le tablier. Si un tech-merc voulait laisser des indices, pourquoi pas le couteau, ou des taches de sang ? — Trop évident. — Peut-être. Mais justement, le tablier ne l’est pas assez. Et pourquoi perdre un temps précieux à allumer le feu ? Je connais ce genre d’opération clandestine, j’en ai effectué un certain nombre en mon temps, et la règle cardinale est de filer dès que le boulot est fait, ne jamais s’attarder. — Quelle que soit son identité, le tueur est pourtant resté un certain temps sur les lieux. D’abord il lui a fallu attendre que Kitchener soit seul, ensuite il s’est occupé du Bendix, ainsi que du synthétiseur de neurohormones. Tout ça implique qu’il a passé beaucoup de temps à l’intérieur de l’abbaye. — Ce qui donne à notre tueur encore plus de raisons de filer dès le meurtre commis, contra-t-il. Chaque minute supplémentaire sur les lieux multipliait les risques d’être découvert. Et pourquoi se servir du syntho pour déglinguer le synthétiseur ? — Parce qu’il était disponible et que ça évitait d’apporter un poison quelconque. — D’accord, mais comment le tueur le savait-il ? Il fallait que ce soit quelqu’un qui connaissait parfaitement l’agencement du labo, et même ainsi il ne pouvait pas être sûr qu’il y aurait du syntho disponible cette nuit-là en particulier. Et si Kitchener et cette bonne vieille Rosette s’étaient défoncés à outrance et n’avaient rien laissé ? Non, un tech-merc aurait apporté du poison, il est même plus probable qu’il se serait servi d’un maser. Quelle que soit la méthode, il n’aurait rien laissé au hasard. — Il y a toutes sortes d’autres produits chimiques dans ce labo, sans parler des acides ou des divers appareils de chauffage, remarqua-t-elle. Il y avait forcément quelque chose qu’il pouvait utiliser pour neutraliser les neurohormones. S’il a choisi le syntho, c’est un simple hasard. — Ouais, possible… Mais la danse folle des détails incohérents ne se calmait pas, et il continuait à voir l’abbaye, le parc, ces maudits lacs, les visages atterrés des étudiants. Rien de tout cela ne collait. Il but une gorgée de bière. Elle était juste assez fraîche pour engourdir le fond de sa gorge. — Tout ça n’explique toujours pas le temps qu’il a passé dans l’abbaye avant le meurtre, dit-il. Eleanor laissa échapper un petit gémissement. — Désolé, dit-il aussitôt. Laissons tomber pour ce soir. — Pour supporter tes silences boudeurs pendant que tu y réfléchis ? Non merci. Mais la prochaine fois, Julia pourra chercher quelqu’un d’autre. C’est la dernière affaire pour les Investigations Mandel, Gregory. Il lui sourit et la serra un peu plus contre lui. — Oui, chef. — Alors, et cette question de temps ? fit-elle avant d’avaler un peu de bière. — Pourquoi attendre que Rosette et Isabel quittent Kitchener ? Un tech-merc n’hésiterait pas à les descendre tous les trois, ce serait même tout bénéfice pour lui, du point de vue de la mission. Deux personnes de moins qui risquaient de le voir filer et auraient pu donner l’alarme. — À mon avis, elles représentaient plutôt une complication, Greg. Tuer trois personnes dans une pièce, c’est risqué. Une des trois aurait eu le temps de crier. — Peut-être. Mais ça signifie qu’il a dû attendre le bon moment pendant des heures, quelque part à l’intérieur de l’abbaye. Aucun tech-merc n’agirait ainsi, le risque d’être découvert est trop grand. Et quoi qu’il en soit, dans cette hypothèse il devait savoir que Rosette laisserait Kitchener seul pendant un certain temps. — Tout le monde savait qu’elle est insomniaque. — Ses amis, oui. Mais quelqu’un d’autre ? — Bonne question, dit-elle en se penchant en avant pour récupérer son cybofax sur la table basse. Il y a deux ou trois autres choses. Avec Amanda Paterson, nous avons passé l’après-midi à relancer English Telecom. Les seules connexions depuis l’abbaye ce jeudi sont les trois dont on nous a rendu compte. Nicholas avec le CNES, Rosette avec l’université d’Oxford, et Kitchener lui-même avec Caltech, en Amérique. Par ailleurs, on dénombre vingt et un appels passés depuis des cybofax. Deux par madame Mayberry, la gouvernante, un par une de ses aides, neuf par Rosette, deux par Cecil, idem pour Liz, tandis que Nicholas et Isabel n’en ont passé qu’un seul, et enfin Kitchener pour les trois derniers. Amanda et un autre inspecteur appellent tous les numéros pour avoir confirmation qu’il n’y a eu que des échanges oraux. Nous pensions que quelqu’un aurait pu raccorder son cybofax à un des terminaux de l’abbaye. Le débit aurait été nettement inférieur, mais il y aurait eu moyen de s’en servir pour introduire un virus dans le Bendix. — Ouais, en admettant que ça a été fait jeudi. Rien n’empêche de charger le virus un mois plus tôt, avec un simple système d’activation à retardement. Elle lui jeta un regard où se lisait la déception. — Il fallait bien que nous commencions quelque part. — Ouais, bien sûr. Désolé. Mais personne ne se souviendra d’un coup de fil passé il y a un mois. — Je sais bien, mais que pouvons-nous faire d’autre ? — Rien, c’est vrai. D’un autre côté, je n’imagine pas que quelqu’un ait pu vouloir nettoyer le Bendix avant que Kitchener soit mort, pas si l’objectif était de détruire ses travaux. Tout effacer de son vivant aurait été contreproductif, il aurait pu recréer ses équations ou quoi que ce soit qu’il avait fait, et il aurait vu qu’il existait un problème de sécurité. Et si le virus a été chargé il y a un mois, comment le tueur savait-il quand les étudiants cesseraient tout accès au Bendix ? Non, je suis sûr que le Bendix a été nettoyé depuis l’intérieur de l’abbaye et après le meurtre. C’est le seul scénario qui tient la route. — Tu as sans doute raison. En tout cas, pendant qu’Amanda passait tous ces coups de fil j’ai de mon côté consulté la RAF à Cottesmore pour vérifier les conditions météo de ce jeudi. Les vents qui soufflaient sur la région cette nuit-là ont atteint les cent kilomètre/heure, certaines rafales cent vingt. Ils m’ont tout transmis sur le cybofax. Il posa son verre sur la table basse et consulta les données météorologiques sur le petit écran. Les lignes rouges et bleues de l’image radar se superposaient à la carte de Rutland, avec des relevés de pression, la direction et la force des vents. — On peut voler avec un ultraléger par un temps pareil ? demanda Eleanor. — Pas une chance. Même à haute altitude ce serait risqué. Et impossible à basse altitude, avec toutes les turbulences dans la vallée de la Chater. Elle lui frotta doucement le bras. — Le tueur n’aurait pas pu venir et repartir à pied ? — Il y a quatre kilomètres de Launde à l’A47, au plus court, soit huit allers et retours. Il aurait fallu effectuer ce trajet en pleine tempête, avec contournement de Loddington pour être sûr de ne pas être vu, et en trimballant assez de matériel pour franchir le système de sécurité. Je ne le ferais pas. — Mais quelqu’un aurait pu le faire ? insista-t-elle. — En théorie, oui, et un guidage inertiel aurait dirigé le tueur au centimètre près. Mais tu as vu le terrain… — Oui. Elle lui redonna son verre, replia les jambes et appuya la tête contre son épaule. Il sentit le baiser au bas de sa mâchoire, et elle se mit à frotter sa joue contre la sienne. De haut en bas, lentement. — Tu es tout tendu, lui murmura-t-elle à l’oreille. Tu ne résoudras rien dans cet état. Pendant un instant il songea à s’écarter d’elle. Mais seulement un moment. Et puis, elle avait raison, il ne résoudrait pas l’affaire ce soir. La chambre donnait sur le bras sud du réservoir, une longue bande sombre d’eau avec ses vaguelettes et ses volutes légères de brume. Les murs et les meubles étaient d’un blanc satiné ; les vases, les cadres, les rideaux, les draps et les colonnes de lit, de diverses nuances de bleu. Le parquet en chêne avait été poncé et ciré jusqu’à ressembler à celui d’une salle de bal. Rien de tout cela n’avait vraiment d’importance, seul comptait le lit, avec Eleanor. Vêtue de soie et de dentelles noires, nue, provocante, sensuelle, exigeante, soumise, sa crinière rousse cascadant sur ses épaules, elle affichait une infinité d’apparences et d’attitudes qui faisaient de chaque fois un moment unique. La seule lumière provenait du bûcher allumé sur la rive opposée, et ce n’était qu’une lueur orangée à peine suffisante pour qu’il distingue la silhouette de la jeune femme. Il défit les nœuds et les boutons de sa chemise de nuit, et d’une langue aventureuse goûta la saveur salée de sa peau moite exposée, la chaleur de l’excitation. Dans l’étreinte chaude de la pénombre il accepta de prendre l’initiative. Eleanor l’accompagna sans aucune réticence. L’exubérance était peut-être un don de la jeunesse, à moins qu’elle fît partie intégrante de sa nature. Il se sentait donc libre de se perdre dans un festin de sensualité. Elle enroula ses longues jambes musclées autour de lui, et ses seins vinrent peser dans ses mains. Il suçota un mamelon déjà durci, lui caressa le ventre. Une très légère sécrétion neurohormonale lui dévoila les réactions de son corps et ce qui déclenchait le plus de plaisir chez elle. Le monde matériel se fondit en silhouettes oniriques révélant l’excitation d’Eleanor. Il se glissa en elle dans une lente pénétration qu’elle accompagna d’un feulement bas, et ils se rejoignirent au centre de cette euphorie animale incandescente. Mais plus tard l’intuition, ou peut-être la confusion envahit son esprit et il ne put que revenir à l’affaire. Étendu sur les draps froissés, mains derrière la tête, il contemplait les éclats de lumière que le bûcher projetait au plafond. Des images de Launde, des étudiants, de Kitchener, des rapports de police se succédaient dans sa conscience en un défilé rapide et sans fin. — Autant pour mes prouesses sexuelles, grogna doucement Eleanor. — Je pensais que tu dormais. — Non. — Désolé. — Tout ça te tracasse vraiment, n’est-ce pas ? dit-elle, plus soucieuse qu’irritée. Tu n’as jamais été aussi concentré sur une affaire, pas depuis que je te connais, en tout cas. Il roula sur le côté et son visage s’arrêta à quelques centimètres du sien. Le souffle chaud d’Eleanor vint caresser ses joues. — Je vais te dire, ce que je ne comprends pas, ce qui me dépasse vraiment, c’est : pourquoi avoir pris cette peine ? — Que veux-tu dire ? — Quel intérêt y a-t-il à assassiner un vieil homme d’une façon aussi théâtrale ? Même si c’était un des étudiants, il n’aurait pas agi de la sorte. Tu as lu les dépositions, ce qui s’est passé quand ils l’ont découvert. Ils ont tous piqué une crise. Et je les comprends, cet hologramme était déjà très moche à contempler ; je suis sûr et certain que je ne pourrais pas faire un truc pareil. Une décharge de maser en pleine tête, rapide, propre, oui. Mais qui pourrait infliger pareil traitement à un autre être humain ? Comme l’a dit Cecil Cameron, ce tueur est un malade. — Assez malade pour que tu le détectes avec ton hypersens ? — J’aurais tendance à le penser. C’est une des raisons pour lesquelles je veux rendre visite à Liam Bursken demain, afin de savoir quelles caractéristiques mentales je dois rechercher. Elle eut un léger frisson. — Je ne t’envie pas. Même au kibboutz nous avons entendu parler de lui. — Ouais, il a connu une certaine notoriété. Mais lui est dingue. Il n’avait pas de raison logique pour tuer. Quelqu’un avait une raison logique de tuer Kitchener. Et ce quelqu’un a soigneusement préparé son meurtre. Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi le tech-merc a utilisé cette méthode. Ce ne peut pas être pour nous lancer sur une fausse piste, puisque la police elle-même est convaincue que ce n’est pas un des étudiants. Et ça, avant que mes interrogatoires corroborent leurs alibis. Alors pourquoi prendre cette peine ? Pourquoi ne pas simplement envoyer un sniper dans le parc, par une nuit dégagée ? Ça n’a aucun sens ! Du bout de l’index, elle traça une ligne qui allait du coin de son œil à sa bouche. Il suça le doigt une seconde. — Comme tu l’as dit : ce tech-merc est un bon, fit-elle. Il a donné cette forme à l’assassinat dans une intention précise. Nous ne disposons pas de tous les éléments pour l’instant, c’est pour ça que tout semble aussi étrange. — Ouais. Il fronça les sourcils en cherchant à se remémorer un passage d’une conversation. — Dis, tu sais ce que sont les CGTF ? — Ce ne sont pas ces trucs qui ont contribué à bousiller la couche d’ozone ? — Je ne pense pas qu’il parlait de ça, non… L’index d’Eleanor s’arrêta sur son menton et chatouilla sa barbe naissante. — Qui ? — Nicholas Beswick. — La poule mouillée ? — Ce n’est pas une poule mouillée, il est seulement très innocent. Il te plairait sûrement. Il éveillerait ton instinct maternel. Elle ferma la main et du poing lui tapota le sternum. — Espèce de macho ! — L’instinct parental, alors. Je ne l’ai pas bousculé. Si j’y étais allé juste un peu plus fort, j’aurais eu l’impression de le brutaliser. C’était comme obtenir des réponses d’un gamin de dix ans à force de cajoleries. — Mais tu as été assez dur pour être sûr que ce n’est pas lui. — Oh oui, il n’y a aucune ambiguïté… à part ce détail, avec les données des senseurs qui sont bizarres. — Comment ça ? — Il dit avoir pris une douche vers sept heure et quart, ce jeudi soir. Et la police l’a soumis à un scan à 9 heures le lendemain matin. Il était toujours très propre. Son corps aurait dû ramasser plus de saleté qu’il ne l’a fait pendant ce laps de temps. — Ce genre de scan est vraiment fiable ? — Le scan n’est pas en cause. Il est parfait. Si le corps a la moindre souillure, le scan la détectera. Vernon m’a dit plus tard qu’ils ne pourraient jamais présenter les taux d’accumulation au tribunal, parce que personne ne peut dire quelle quantité de saleté il aurait dû ramasser durant ce laps de temps, pas avec un degré de certitude suffisant. Il y a trop de variables. Où il se trouvait, s’il a été actif ou non, l’état de propreté de ses draps, et même si ses vêtements n’ont pas accumulé une charge d’électricité statique. Tous ces facteurs interviennent. Mais si l’on en reste aux données moyennes généralement acceptées, il aurait dû y en avoir plus. — Il a menti sur l’heure où il s’est douché ? — Non. — Donc il ne s’est pas débarrassé des taches de sang en se lavant ? — Non. En fait c’est un des étudiants qui a touché Kitchener. Cecil Cameron l’a confirmé, c’est dans sa déposition. La question n’est donc pas là. Elle plaça la paume d’une main sur sa poitrine et se mit à le caresser en décrivant des cercles de plus en plus larges. — Hmm. Et que dit ton intuition ? Il se pencha et déposa un baiser sur le bout de son nez. — Rien. Rien du tout. Tu as raison. Il nous faut plus d’éléments. — Demain matin. Il glissa les mains autour de ses hanches et pressa les courbes fermes de ses fesses. — Sans problème. CHAPITRE 11 Le matin suivant commença par une interruption dans le défilé des nuages de pluie. Seules quelques bandes immobiles de cirrus tapissaient l’horizon à l’est, teintées d’un safran pâle par le soleil levant. Selon les bulletins météo, le prochain front orageux serait là pour l’heure du thé. L’A47 à Peterborough était encore plus embouteillée qu’à l’accoutumée. Les scooters étaient majoritaires avec les équipes du matin qui se rendaient sur leur lieu de travail et roulaient jusqu’à quatre de front dans les intervalles entre les poids lourds, les camionnettes et les bus. Ils étaient habitués à ce genre de circulation, pas Eleanor. Quand elle atteignit la section de route qui longeait l’estuaire de Ferry Meadows elle cria contre les trois qui roulaient en ligne deux mètres devant le capot du 4 × 4. Les casques métalliques rouges et bleus avec leur visière fumée ne réagirent pas à sa diatribe et ils anticipèrent les freinages de la camionnette à méthane devant eux en ralentissant en douceur. En comparaison, elle semblait progresser par bonds, comme un kangourou. Une procession de cyclistes la dépassa sur le côté intérieur. Très agaçant. Treize ans plus tôt les terres surélevées au nord de l’estuaire avaient été partagées entre prairies et forêts. L’année suivante, elles étaient submergées par un bidonville pareil à ceux que les Européens n’avaient jamais vu ailleurs que dans les reportages sur le tiers-monde. Elles hébergeaient à présent les falaises chaulées d’immeubles, avec leurs longs balcons festonnés de plantes vertes, le linge pendu à des cordes entre les arches de soutènement. Les toits couverts de panneaux solaires luisaient dans le soleil matinal. Sous le quai en béton la marée se retirait peu à peu, laissant de longues traînées de boue couleur chocolat au lait au-dessus des eaux paresseuses. Une ligne d’îles artificielles se déployait sur les deux kilomètres de largeur de l’estuaire, et les turbines marémotrices créaient entre elles de grands tourbillons lents. La première fois qu’elle était venue à Peterborough – la première fois de sa vie qu’elle était venue dans une ville –, elle accompagnait Greg et ils avaient pris la même route pour rendre visite à la même personne. En deux ans seulement, la différence était perceptible. Plus de circulation, plus de monde, plus de tension, moins de tolérance. Tout cela à cause de Julia. L’arrivée d’Event Horizon avait fait passer les activités économiques de la ville en surrégime. Après dix années de croissance constante et d’épanouissement financier, Peterborough n’avait toujours pas perdu son attrait de ville frontière. Tout le monde faisait des heures supplémentaires et courait après des objectifs impossibles à atteindre. Et cette atmosphère d’accomplissement compulsif semblait ravir les gens. Mon Dieu, est-ce que c’est vers ça que la reconstruction nous conduit ? Les embouteillages et les jeunes cadres dynamiques ? Seul bénéfice évident, plus aucun véhicule ne fonctionnait à l’essence. Même Julia ne pouvait pas prendre ce raccourci. La production d’énergie et sa distribution redevenaient un problème à l’échelle du pays. De la planète, si l’on en croyait les reportages télévisés. Les panneaux et les piles solaires ne pouvaient tout simplement pas satisfaire aux exigences de l’industrie, et l’exploitation du charbon était hors de question. Les barrages hydroélectriques devenaient une option pour l’Angleterre, avec les pluies incessantes qu’elle connaissait, mais la pénurie chronique de terres émergées jouait en leur défaveur. Et si les centrales marémotrices constituaient une autre solution viable, c’étaient des ouvrages colossaux dont la construction pouvait demander jusqu’à dix ans. Et l’Angleterre avait besoin d’électricité tout de suite. Peterborough bénéficiait de ses propres turbines marémotrices en plus du quota que lui attribuait le très décrié réseau national, et malgré tout l’ensemble était loin de satisfaire les demandes d’Event Horizon, des kombinates et d’une multitude de sociétés moyennes spécialisées dans l’industrie légère et installées dans les banlieues. Eleanor n’imaginait même pas comment Julia avait l’intention d’alimenter en énergie la tour et les cyberdistricts dont elle avait lancé le chantier à Prior’s Fen. Peut-être par la fusion. Le réacteur JET5 de Cullham avait atteint le seuil de rentabilité un an plus tôt, mais les applications commerciales devraient attendre encore sept ou huit ans, et seraient très certainement au moins aussi coûteuses que celles liées à la fission. Julia avait peut-être prévu l’acheminement de l’étranger en utilisant les anciens supertankers reconvertis pour transporter des cellules gigaconductrices. Elles pouvaient se charger dans les ports équatoriaux. L’énergie était là, pour peu qu’on déploie quelques centaines de kilomètres carrés de panneaux solaires sur les déserts récents apparus en Afrique et en Asie. Son projet de Prior’s Fen était d’une ampleur comparable. Les infos du petit déjeuner avaient consacré beaucoup de temps aux reportages montrant Julia qui donnait le coup d’envoi de la construction de son nouveau quartier général. Eleanor et Greg les avaient regardées du fond de leur lit, en mangeant des toasts et en buvant du thé. Ensemble ils avaient profité à plein de cette période de calme. Parce qu’elle le savait trop bien, ce serait la seule occasion de le faire qu’ils auraient aujourd’hui. La circulation commençait à accélérer, et les trois scooters accrurent l’écart avec le Ranger. Elle passa devant l’entrée du parc de Milton. En temps normal elle l’empruntait comme raccourci pour atteindre Bretton, mais à cette heure de la journée elle devrait se frayer un chemin dans la circulation dense autour de la zone industrielle de Park Farm. Il serait plus rapide de rester sur la grand-route. La queue de comète rouge des feux arrière s’alluma devant elle. Bretton était une ruche bourdonnante d’activité. Négligé pendant les dix ans de pouvoir du PSP au profit des nouvelles cités ouvrières qui florissaient dans ce qui avait été jadis la ceinture verte, le quartier était à présent très convoité par les promoteurs immobiliers, en dépit de son enclavement stratégique désavantageux entre Mucklands Wood et Walton. Les bâtiments industriels et les immeubles d’habitation se partageaient la surface des anciens espaces verts, les rues se transformaient en parkings pour les camions des divers entrepreneurs. Eleanor gara le 4 × 4 derrière un camion à plate-forme surbaissée chargé de bennes à ordure. La première chose qui lui manqua fut la vue des enfants. Ils grouillaient à Bretton, auparavant. Rassemblés et expédiés en classe, plus que probablement. Mais c’était un progrès. Il y avait tant à rattraper. Elle-même regretterait toujours de n’avoir pas eu une éducation normale. Le kibboutz s’était limité à lui donner une formation basique à la lecture, l’écriture, l’arithmétique et un peu d’informatique, avant de l’obliger à suivre une formation de vétérinaire. À l’époque elle avait adoré cette spécialisation, car elle se rendait trois soirs par semaine dans un collège à Oakham. Deux heures à rester assise, sans devoir travailler. Le paradis. Les cours pour adultes, ou à tout le moins les sorties du kibboutz, lui avaient révélé qu’il y avait d’autres façons de vivre, et les graines de la rébellion avaient poussé en elle, jusqu’à ce soir où elle avait rencontré Greg, deux ans plus tôt. Elle possédait toutes les connaissances nécessaires pour s’occuper des vergers avec lui, même si elle envisageait toujours de reprendre des études afin d’obtenir quelques qualifications supplémentaires. C’était un de ces rêves agréables et un peu nébuleux qui rendaient la vie un peu plus supportable. À présent, bien sûr, l’éducation des enfants était une des priorités des Nouveaux conservateurs, et c’était une priorité réelle, pas une simple déclaration d’intention destinée à ne figurer que dans leur programme politique. Une des raisons de l’inflation actuelle découlait de la quantité d’argent que le Trésor avait dû imprimer pour payer la réfection des écoles et leur équipement. C’est ce que Julia disait toujours. Mais c’était aussi elle qui insistait pour qu’une éducation intégrale soit dispensée à tous les enfants du pays, et au plus vite. Uniquement parce qu’elle avait besoin de main-d’œuvre connaissant l’informatique pour travailler dans ses cyberusines. Et ce que Julia voulait, Marchant le lui accordait, disait l’opposition. Et pourquoi suis-je aussi cynique, ce matin ? — Tu es morte dix pas en arrière, dit une voix féminine éraillée à son oreille. Eleanor se retourna. C’était Suzi. La Trinity n’arrivait pas à la mâchoire d’Eleanor. Elle était mince et androgyne, avec des cheveux hérissés mauves et un visage fin et osseux. Elle portait un jean moulant et un maillot de corps marron sous un blouson de moto en cuir frappé du symbole des Trinities sur le côté droit de la poitrine : un poing fermé sur une croix à épines, avec des gouttes de sang qui en coulaient. Son âge était impossible à définir. Greg l’estimait à vingt-cinq ans, mais dans une robe d’été à fleurs on lui en aurait donné quinze. Elle souriait à Eleanor. — Je t’ai repérée dès que je suis descendue du Ranger, répliqua la jeune femme d’un ton condescendant. Je ne voulais pas blesser ton ego, c’est tout. — Foutaises ! Eleanor éclata de rire et se retint juste à temps de lui ébouriffer un peu plus les cheveux. Malgré ses airs arrogants, Suzi pouvait très facilement se vexer quand il était question de sa taille. Elle avait rencontré la Trinity quand Greg avait accepté une enquête pour le compte d’Event Horizon. C’était la première expérience du combat pour Eleanor, et la dernière si Dieu le voulait bien. Toutes deux avaient été blessées pendant la mission, quoique Suzi ait beaucoup plus souffert qu’elle. Eleanor n’était toujours pas certaine qu’elles soient amies, car Suzi avait un comportement social très fluctuant. Relations humaines n’était pas une expression qui comptait beaucoup dans le lexique mental d’une prédatrice urbaine. Mais il existait entre elles un certain degré de respect, assurément, ce qui constituait un pas de géant vers une compréhension mutuelle. Pour les Trinities en général, les gens n’ayant pas leur mode de vie ne méritaient qu’un mépris abyssal. — Pourquoi es-tu là ? demanda Suzi pendant qu’elles gravissaient la pente menant à Mucklands Wood. — Il faut que je discute avec Royan. — Ah ouais ? Sa curiosité fit sourire Eleanor. — Greg travaille sur une affaire, de nouveau. — Sans déc’ ? Je ne pensais pas que tu le laisserais replonger. — Ce n’était pas non plus mon intention. Mais la demande vient de Julia. Suzi eut un petit rire ravi. — Bordel, cette fille court-circuite leur cervelle et se branche directement sur leurs balloches. Mais qu’est-ce qu’elle a que je n’aie pas ? — Dix billions de livres et une coiffure de princesse vierge du Moyen ge. Elles s’esclaffèrent ensemble. Alors qu’elles s’approchaient des immeubles Suzi sortit un énorme pistolet maser Luger de son holster pour l’exposer à tous les regards. Mucklands Wood rappelait toujours à Eleanor ces vieilles cités de style soviétique du siècle dernier. C’était une régression culturelle et architecturale vers un réalisme prudent : des HLM à bas coût, la contribution du PSP à la crise des réfugiés, un aimant pour les exclus qui ne pouvaient espérer profiter d’un des projets financés par l’étranger. Riche de tout ce qui nourrissait le ressentiment, la désolation et le découragement des vies condamnées au chômage. Mucklands, c’était quinze tours identiques de vingt étages, le béton de leurs façades caché sous la couche écailleuse de panneaux solaires de mauvaise qualité. Le calcaire émietté qui recouvrait le sol autour d’elles se mélangeait à la boue pour former une couche poisseuse sur le sol. Herbes folles et orties résumaient la végétation qui parsemait la zone. Quelques ateliers avaient été construits et réservés aux projets d’apprentissage du PSP. À présent, ils n’étaient plus que des coquilles vides noircies par les incendies volontaires, souvent éventrées. Deux années supplémentaires de vandalisme et d’intempéries les réduiraient à l’état de décombres. Eleanor détestait venir ici. Ce quartier infectait votre dignité et vos aspirations comme un cancer. On ne pouvait jamais se sortir de Mucklands, on ne pouvait que s’y battre, et les Trinities exploitaient sans vergogne cette triste singularité. Elle entraperçut des gens qui traînaient dans les ateliers et marchaient entre les tours. Tous portaient jeans, pantalons de cuir, vestes de camouflage et Kalachnikovs. Bien que possédant la carte des Trinities, elle prévenait toujours de sa venue et attendait que quelqu’un vienne pour l’escorter à l’intérieur de la cité. — Les enfants d’ici vont à l’école ? demanda-t-elle à Suzi. — Ouais. Le Père y veille. C’est emmerdant, certains font de très bons éclaireurs. Qui va suspecter un moche de neuf ans ? — Tu t’en sortiras. Suzi lui jeta un regard venimeux. — Je sais ce que tu penses. Faites-les sortir d’ici, éduquez-les, brisez le cercle vicieux de la pauvreté. — Exact. — Très malin. Et qui poursuivra le combat ? La lutte contre leurs ennemis jurés, les Chemises noires, était tout ce qui comptait pour les Trinities, la raison même de leur existence. Les Chemises noires étaient les vestiges des agents populaires contre qui ils avaient mené une guerre de près de dix ans dans les rues de Peterborough. Et les deux gangs continuaient à s’affronter comme si rien n’avait changé et que le PSP était toujours au pouvoir. Il y avait trop de morts à venger, trop de comptes à régler. — Tu ne pourras pas te battre éternellement, dit Eleanor, tout en sachant pertinemment qu’elle perdait son temps et sa salive. Les Trinities vivaient pour le combat. C’était inscrit dans leurs gènes, à présent. — Tu paries ? gronda Suzi. Deux gardes se tenaient devant la porte d’entrée de la tour, et ils saluèrent sèchement Suzi quand elles passèrent entre eux. Eleanor n’éprouva même pas l’envie de rire tant elle trouvait cela attristant. Une propreté méticuleuse régnait à l’intérieur de la tour, en contraste violent avec le délabrement omniprésent au-dehors. La jeune femme frappa un coup à la porte de l’ancienne loge du concierge et entra aussitôt. À l’autre bout de la pièce, un alignement de vieux bureaux métalliques était encombré de divers matériels de communication. Six Trinities, toutes des filles, les utilisaient. Sept écrans plats étaient fixés sur le mur au-dessus d’elles et montraient les images transmises par des caméras montées au sommet des tours. Cinq offraient une vue panoramique de Mucklands Wood. Les deux autres zoomaient sur Walton, à deux kilomètres de distance, de l’autre côté de l’A15. C’était une conurbation dense de toits et de cheminées quadrillés par les pointillés que formaient les cimes des pins. Le bourbier des Fens était visible en arrière-plan, une plaine brunâtre qui se noyait dans le brouillard à l’horizon. Walton était aux Chemises noires ce que Mucklands était aux Trinities : quartier général, caserne, terrain de recrutement, armurerie, zone interdite au public et à la police. Les deux quartiers étaient détestés du reste de la ville. Le capital de gratitude des gens pour les Trinities, principaux acteurs de la résistance locale au PSP, avait fondu pendant les quatre dernières années. Les habitants de Peterborough souhaitaient la fin de cette guérilla, être débarrassés de ces gangs et reprendre le cours de leur existence sans la menace permanente de la violence et de l’anarchie. Le conseil municipal parlait déjà de mettre en œuvre des mesures répressives, peut-être même de faire appel à l’armée afin de purger Mucklands et Walton de tous ces indésirables. Eleanor savait que cela ne se terminerait jamais ainsi. On ne pouvait pas réprimer des organisations clandestines comme les Chemises noires ou les Trinities. Bien avant que la bureaucratie militaire ait défini les plans de son opération de nettoyage, les deux camps en auraient eu vent et se seraient lancés à corps perdu dans un baroud d’honneur, l’un contre l’autre. Les opératrices du système de communication émettaient un murmure constant par les conversations qu’elles avaient dans leur laryngophone, et de temps à autre un écran changeait d’angle de vue. Le tout donnait une image très professionnelle. L’instigateur de tout cela était assis à un bureau à l’écart des opératrices. Teddy La Croix, ancien sergent dans l’armée britannique que les Trinities avaient surnommé « le Père », faisait pivoter son fauteuil tournant de quelques degrés à droite, puis à gauche, sans se départir d’un grand sourire. Il semblait plus imposant chaque fois qu’elle le rencontrait. Il dépassait les deux mètres, avec au moins les deux tiers de sa masse constitués de muscles, et elle avait du mal à imaginer qu’il y ait en lui des choses aussi fragiles que des organes internes. L’éclairage biolum se réfléchissait doucement sur l’ébène de son crâne nu. Il portait sa sempiternelle tenue de combat, immaculée et aux plis impeccables, comme sortie du pressing cinq minutes auparavant. Des bras énormes se refermèrent sur elle et l’enserrèrent. Il l’embrassa sur la joue. — Ah, poupée, vous vous êtes enfin décidée ? Vous l’avez largué pour accourir ? En riant elle lui donna une tape sur l’épaule. — Ça suffit ! Je suis légalement liée à lui jusqu’à ce que la mort nous sépare, et vous le savez puisque vous étiez au mariage. Alors un peu de retenue. Il poussa un soupir exagéré et la déposa au sol. — Vous avez bonne mine, Eleanor. — Merci. Ils restèrent immobiles face à face et se considérèrent un long moment. Teddy était un des plus anciens amis qu’avait Greg. Tous deux avaient servi ensemble en Turquie. Secrètement, elle avait été enchantée de gagner la confiance du géant noir. Ce genre d’acceptation était rare, mais elle la rapprochait un peu plus de Greg. — Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle en désignant la main gauche du Père. La peau était recouverte d’une fine couche de mousse dermique bleue. — Souvenir d’une rencontre extra-parlementaire il y a deux jours. Rien de bien méchant. Eleanor perçut le reniflement de Suzi. Elle imaginait la violence de l’échange. — Oh, Teddy… Il leva les yeux au plafond. — Ouais, ouais, je sais. Je promets de faire attention. — Il n’y a pas de danger que ça arrive, si je puis dire… Il passa un bras massif autour de ses épaules et l’entraîna à l’autre bout de la pièce, loin des opératrices de la surveillance vidéo. — Dites-moi un truc. Vous êtes venue voir Royan, pas vrai ? — Oui. — Une visite spéciale, si vous venez seule. Greg remplit un contrat, c’est ça ? Il s’assit sur le coin d’un bureau envahi par les cartes et les dossiers. Le meuble gémit sous son poids. — Oui. Le visage de Teddy se ferma subitement sur une expression grave. — Il est sorti du cercle infernal, poupée. Il a la ferme, maintenant, et il vous a, vous. Vous avez un boulot à plein-temps, maintenant : vous devez le tenir hors de tout ça. Il s’en est sorti, il est libre. Loin de toute cette merde. Elle posa une main sur son avant-bras. — Pas de risques physiques, Teddy. Je ne le laisserais pas recommencer, vous le savez bien. C’est seulement une enquête pour le compte de Julia. L’affaire est assez déroutante, et même très étrange, mais il n’y a rien de physique. D’accord ? Il se gratta une incisive avec un ongle. — Julia ? Le ton était indécis. — Oui. Elle a besoin de son hypersens. — Il y a d’autres médiums. C’est devenu à la mode, comme boulot. — Citez-m’en un aussi bon que Greg. — Ouais, grogna-t-il. En tout cas, dites-le pour moi à cette pleine-aux-as : je lui tanne la peau du cul s’il arrive quoi que ce soit à Greg… (Il eut un mouvement de sourcils éloquent pour souligner la menace, et ajouta :) Ou celle du vôtre, poupée. Elle se hissa sur la pointe des pieds et planta un baiser sur son front. — Vous êtes superbe. — Oh non, merde. Avait-il réellement rougi ? — C’est quoi, cette foutue enquête, au fait ? Il faut que ce soit du sérieux pour qu’elle lui demande de l’aider. La dernière fois qu’on a bavassé ensemble, elle voulait que Greg lâche tout ça autant que moi. — Edward Kitchener. Elle a besoin de savoir qui l’a tué. — Le physicien ? Pourquoi ? — Il travaillait sur un projet pour elle, fit-elle avant de lever les mains en signe de reddition. Ne me demandez pas quoi, je n’y comprends rien. — Ouais, eh bien maintenant je pige pourquoi vous voulez parler au Fils. Ce genre de truc, c’est son rayon en plein. Mais ne nous l’accaparez pas, quand même. Nous avons besoin de lui, nous aussi, et même plus que jamais. Elle eut une grimace de désapprobation. — Teddy… — Pas le choix, poupée, fit-il en désignant les deux écrans montrant Walton. Ces fumiers du Parti grouillent comme des fourmis là-bas. Il faudra bien que quelqu’un écrase la fourmilière, un jour. Et je ne vois pas la police faire ça. Ni ce nouveau gouvernement qu’on nous a refilé. Demandez à Julia, si vous ne me croyez pas. Trois de ses usines ont été frappées par des bombes thermiques ce mois-ci, à deux pas d’ici. Elle hocha la tête tristement. Les Trinities et les Chemises noires : une version beaucoup plus sanglante du jeu entre les apparatchiks et les enquêteurs, un jeu dépourvu de règles, non limité dans le temps. Elle savait d’expérience que le problème ne serait jamais réglé par la police ou la justice : la dernière affaire que Greg avait traitée pour Event Horizon le lui avait démontré. Sous cet aspect le monde la terrifiait, parce qu’il y avait trop d’activités souterraines, trop de choses cachées à l’œil du public. L’ignorance pouvait être un bonheur presque enviable. Il lui tapota gentiment l’épaule. — Ne vous faites pas de mouron, poupée. Ça ne va pas avec le joli visage que vous avez. Mais ça faisait longtemps, il faut passer nous voir plus souvent. — Vous savez où est la ferme, Teddy. Ça nous ferait vraiment plaisir que vous veniez la voir un de ces jours. Vous pourriez rester quelques jours. Vous savez à quel point Greg apprécierait. — C’est comme demander à une tortue de quitter sa carapace… Il balaya lentement la pièce du regard, sans omettre aucun détail, comme s’il ne l’avait pas vue depuis longtemps. — Et puis ça ne va pas durer, ajouta-t-il en baissant la voix. Je le sens. On n’a plus de respect pour les Trinities. Fut un temps où vous pouviez vous balader dans n’importe quelle rue de cette ville, on vous traitait en héros. C’est fini, ça. Mais nous savons ce que nous avons à faire avant de partir. La Bible dans une main, l’AK47 dans l’autre. Pas question de nous défiler maintenant. Nous allons en finir avec ces salopards d’encartés, une bonne fois pour toutes. — Je crois que je vais éviter, ce coup-ci, dit Suzi quand l’ascenseur s’arrêta au dernier étage de la tour. Eleanor fit mine de protester : — Il n’y a rien d’ultrasecret dans tout ça. — C’est bon. Je serai en bas, quand tu voudras ressortir. Elle appuya sur le bouton du rez-de-chaussée, ce qui obligea Eleanor à sortir. Les portes de la cabine se refermèrent sur le sourire carnassier de Suzi. Eleanor pensait connaître la véritable raison de cette attitude. Toutes deux avaient été très bien soignées dans la clinique autrichienne où Julia les avait envoyées. Mais il était difficile d’oublier les souffrances qu’elles y avaient endurées, et la vue de Royan risquait de rappeler cette période à la jeune Trinity. Le couloir était étroit, sans fenêtre. Au plafond, une longue bande de biolum dispensait une clarté approximative tirant sur les tons verts. Elle fit halte devant la porte 206, y frappa. Qoi lui ouvrit. L’Asiatique de quinze ans dans sa robe de soie bleue s’inclina cérémonieusement devant elle. — C’est un plaisir de vous revoir, mademoiselle Eleanor, dit-elle d’une voix haut perchée. À sa suite la visiteuse traversa la minuscule entrée, et comme toujours elle se sentit légèrement mal à l’aise en présence de celle qui était à la fois l’ange gardien et l’infirmière de Royan. La porte du salon coulissa et Qoi la fit entrer, un sourire poli sur son visage aux traits délicats. Ici l’air était lourd, saturé d’une odeur de végétation presque fongique due aux parfums mêlés d’une douzaine de fleurs différentes. De longs bacs à plantes posés sur le sol débordaient d’une collection fabuleuse de fleurs dont les couleurs éclatantes brillaient sous des lampes à solarium. De petits robots munis de roues se déplaçaient entre eux, qui semblaient avoir été assemblés à partir de dix cyberjouets différents par quelqu’un qui aurait gardé un très vague souvenir des machines peuplant les dessins animés futuristes. Des fourches, des pommes d’arrosoir et des sécateurs les coiffaient sans souci apparent de rationalité. Un mur entier disparaissait derrière les carrés en verre de vieux écrans de télévision montés sur une armature métallique. Tous étaient allumés et diffusaient les images d’une multitude de chaînes, ou déroulaient des données informatiques. Sur un grand établi s’entassaient des modules, des parties de modules, des composants divers, des plaques de circuits imprimés, des pièces de rebuts mécaniques impossibles à identifier. À chaque extrémité de l’établi, deux grands bras articulés semblaient monter la garde. Une caméra sur un trépied en aluminium suivit l’avancée prudente de la jeune femme entre les bacs. L’appareil remplaçait les yeux de Royan, et son double câble en fibre optique était raccordé aux modems sphériques noirs emplissant les orbites du jeune homme. Il était assis dans un fauteuil de dentiste des années 1960, au centre de la pièce. Assis n’était pas exactement le mot qui convenait : plutôt dressé et calé par des coussins. Royan n’avait plus ni bras ni jambes. Des coupoles en plastique couvraient ses moignons, et d’autres câbles les reliaient aux armoires électroniques alignées près de l’établi. Son torse était enserré dans un tee-shirt constellé de taches de nourriture. Greg avait expliqué à Eleanor ce qui était arrivé à Royan. Celui-ci avait été victime des agents populaires lors d’une émeute, des années plus tôt. Lui-même avait été présent cette nuit-là, mais il n’entrait jamais dans les détails. En dépit de sa jeunesse et de son agilité Royan n’avait pas été assez rapide pour échapper aux fouets des agents quand ceux-ci avaient chargé les manifestants. Pour couronner le tout, il avait été gravement brûlé dans le déluge de cocktails Molotov lancés par les protestataires. À chacune de ses visites, Eleanor pensait que cette fois l’habitude l’immuniserait contre la vision qu’il offrait, et chaque fois elle était aussi bouleversée que lorsqu’elle avait posé les yeux sur lui, ce premier jour. Un froid horrible l’envahissait et une main glacée lui broyait l’estomac. Sur les écrans, les images et les données disparurent pour laisser place à des lettres verdâtres de un mètre de haut qui s’affichèrent progressivement de la gauche à la droite du mur. — SALUT, ELEANOR. TU ES RAVISSANTE RAVISSANTE RAVISSANTE AUJOURD’HUI. — Salut, vil flatteur. Alors, quoi de neuf ? Elle parlait assez fort, en s’efforçant de ne pas trop accentuer l’effet. Sa diction lente et précise lui rappelait la façon dont les gens s’adressent aux personnes mentalement retardées. Ce que Royan n’était pas du tout, bien au contraire. Ses nerfs auditifs constituaient à peu près le seul organe sensoriel qu’il avait encore, tout le reste étant électronique et optimisé par les modules qu’il avait patiemment mis au point. Cet équipement palliatif était devenu son seul intérêt, son obsession, sa spécialité. D’après Greg, sa compréhension des différents systèmes informatiques était très supérieure à celle d’un ingénieur hautement qualifié. Son expérience pratique était presque incroyable, car il devait apprendre pour simplement survivre, et il n’avait rien d’autre à faire qu’apprendre, rester assis passivement et ingérer les données qui affluaient de tous les réseaux du pays, jour après jour. Et une fois son art maîtrisé, il avait fait un retour en force dans la mêlée, motivé par une haine dont Greg seul comprenait la puissance passionnée. Il était devenu le Fils pour les autres Trinities, leur oracle numérique, une présence recluse qui soutenait chacune de leurs campagnes avec les informations les plus pointues, les aidait à localiser les positions de l’ennemi où qu’il se terre. — JE SUIS ALLÉ DANSER, JAI FAIT UN PEU DE SURF, ET DU VÉLO. LA ROUTINE. — Je t’ai apporté quelque chose, dit-elle en sortant l’enveloppe de graines de la poche de son jean. Ludisia discolor. Ce sont des orchidées. Elles ont des feuilles rouges, et la fleur est blanche. Les lèvres de Royan s’écartèrent sur un sourire, révélant quelques dents jaunies. — MERCI MERCI MERCI. Qoi s’avança et prit l’enveloppe avec une petite courbette. Greg apportait toujours des appareils récupérés ici et là, ou des pièces d’équipement, mais la jeune femme préférait lui offrir des graines ou des boutures. Il se donnait beaucoup de mal pour entretenir son petit jardin, et toutes les plantes ici étaient en parfaite santé. Après que Qoi eut disparu dans la cuisine, Eleanor contourna un panier suspendu débordant de bégonias roses et s’assit sur une chaise en chêne massif. — CAFÉ ? ? ? — Avec plaisir, merci. Cela faisait partie du rituel. Un des robots roula jusqu’à elle, un pichet de café posé sur son couvercle plat. Elle se servit une tasse. Le breuvage était délicieux. — TU AS L’AIR FATIGUÉ. — J’ai pas mal travaillé. Elle avait parlé sur un ton plus mécontent qu’elle ne l’aurait voulu. — À LA FERME ? — Non. Les Investigations Mandel ont été engagées sur une affaire. — JULIA JULIA JULIA. C’EST ELLE, FORCÉMENT ELLE. GREG N’ACCEPTERAIT POUR PERSONNE D’AUTRE. — Tu as encore fureté… — NON. JE VOUS CONNAIS TOUS TROP BIEN. MES AMIS. J’AI VU JULIA AUX INFOS CE MATIN UNE MILLIARDAIRE QUI COULE DU BÉTON, MARRANT MARRANT MARRANT. JE LA VOIS TOUS LES JOURS, TU SAIS. ELLE EST OMNIPRÉSENTE. — Je sais. Elle pourrait doubler sa fortune si elle faisait payer aux chaînes ses apparitions sur l’écran. — ELLE EST JOLIE JOLIE JOLIE. TOUT COMME TOI. J’AI DE LA CHANCE. DEUX DES PLUS JOLIES FILLES DU PAYS SONT MES AMIES. Elle but une autre gorgée de café. Étonnant : elle commençait à se détendre. — Tu ne me demandes pas pourquoi je suis venue ? dit-elle malicieusement. — JE SAIS POURQUOI. GREG VEUT QUELQUE CHOSE, ALORS IL T’ENVOIE. IL SAIT QUE JE NE PEUX PAS DIRE NON À UNE JOLIE FILLE. — Nous avons dû nous partager le travail, en fait. Il y a beaucoup à faire aujourd’hui. — QUELLE EST L’AFFAIRE ? — L’assassinat de Kitchener. Elle lui résuma les informations en leur possession. Pour autant qu’elle puisse en juger, il l’écouta avec attention, d’ailleurs le lettrage s’estompa sur les écrans, signe de sa concentration. Cette visite n’était pas aussi pénible émotionnellement qu’elle l’avait craint. Le truc consistait à ne pas penser au quotidien de Royan, l’horreur que représentait pour lui l’acte le plus anodin – manger, uriner –, les spasmes de douleur qui le faisaient convulser régulièrement. Elle imaginait que tout s’arrêtait quand elle n’était pas là, qu’il ne faisait que recevoir des visiteurs qui lui apportaient des ragots et des problèmes à résoudre, ce qu’il faisait avec délectation. C’était assez minable de sa part, elle le savait, mais c’était aussi le seul moyen qu’elle avait trouvé pour se tirer sans dommages de cette situation. Les souffrances qu’il endurait étaient une tragédie. — SI CE N’EST’PAS UN DES ÉTUDIANTS NI UN TECH-MERC SOUS CONTRAT, QUI QUI QUI LA TUÉ ? — Excellente question. Je n’ai pas dit être certaine qu’un tech-merc n’est pas impliqué, mais le tueur n’est certainement pas venu de l’extérieur par la route ou les airs. Bien sûr, nous n’excluons pas la possibilité que quelqu’un soit venu à pied dans la tempête, mais Greg pense que c’est peu probable. — S’IL DIT QUE CE N’EST PAS ÇA, CE N’EST PAS ÇA PAS ÇA PAS ÇA. — Il dit seulement qu’il n’en est pas sûr. Le sourire fripé de Royan réapparut. — ET TOI, TU EN PENSES QUOI ? — Je pense qu’il aurait été absolument impossible à quelqu’un d’entrer et de ressortir de la vallée de la Chater ce soir-là. Rien qu’hier, nous avons eu du mal à passer alors que nous étions en 4 × 4. Launde Abbey est très isolée. — JE TE CROIS. QU’ATTENDS-TU DE MOI ? Elle posa sa tasse vide et sortit son cybofax. — J’ai apporté les schémas du système de sécurité de l’abbaye. Il faudrait que je sache s’il est possible pour quelqu’un de le contourner, entrer dans l’abbaye, et ensuite ressortir sans déclencher aucune alarme. Les experts de la police ont affirmé que le système était absolument intact. Un des modules sur l’établi émit un petit bip. Quand elle se tourna dans cette direction, elle vit que de petits écrans bleus et verts clignotaient sur l’avant du boîtier en plastique gris. — BALANCE-MOI TOUTES LES DONNÉES. AUCUN PROBLÈME POUR MOI. Elle pointa le cybofax vers le module et enclencha la transmission. — C’EST BON. JE VAIS COMMENCER À CHERCHER UN CHEMIN D’ACCÈS. JE DEVRAIS POUVOIR TE DONNER UNE RÉPONSE CET APRÈS-MIDI. Eleanor remit le cybofax dans sa poche. — Parfait. Tu peux aussi voir si un hacker n’a pas été embauché pour fournir cet hypothétique virus intrusif ? — JE VAIS ME RENSEIGNER. JE N’AURAI PEUT-ÊTRE PAS UNE RÉPONSE PRÉCISE À CENT %%%%%. SI C’EST BIEN CE QUI EST ARRIVÉ, LE CONCEPTEUR DU VIRUS NE VA PAS S’EN VANTER. — Tu es au courant de quelqu’un qui aurait cherché à s’approprier ce genre de virus ? — NON NON NON. PAROLE D’HONNEUR. — D’accord. Dernier point : Greg pense qu’il pourrait être utile de savoir quelles rumeurs circulent. Demande dans le circuit, essaie de savoir si des gens savaient que Kitchener travaillait pour Julia, et si oui, quel genre de recherches ils pensaient qu’il faisait pour elle. Ah, et aussi : Kitchener devait-il de l’argent à quelqu’un ? — IL ÉTAIT MILLIONNAIRE. MULTI MULTI MULTI. — Il prenait très régulièrement du syntho, tout comme certains de ses étudiants. Il avait sa propre cuve à Launde, mais les composants de base coûtent cher. Donc il ne s’agirait probablement pas de banques. — COMPRIS. KITCHENER PRENAIT DU SYNTHO ? — Oui. — UN TYPE COMME LUI ? AÏE AÏE AÏE. Elle eut un sourire triste. — Eh oui, un type comme lui. Ce monde est bizarre, pas vrai ? On ne penserait pas qu’il avait besoin de ça, avec un cerveau pareil. — PEUT-ÊTRE JUSTEMENT À CAUSE D’UN CERVEAU PAREIL. PERSONNE NE POUVAIT RIVALISER AVEC LUI, SUR CETTE PLANÈTE. IL DEVAIT SE SENTIR TRÈS SEUL SEUL SEUL. — Oh non, pas Kitchener. Il n’était pas seul. Une des étudiantes est enceinte de lui. Il n’y eut pas de réponse pendant un moment, et le dernier SEUL resta affiché sur les trois écrans de droite. Puis le mot s’évapora comme la rosée du matin au soleil. Elle entendit l’objectif de la caméra qui produisait un ronronnement discret en zoomant sur son visage. — IL ÉTAIT VIEUX. — Soixante-sept ans, je crois. — TOUT CE TEMPS. TELLEMENT D’ANNÉES. — Il a accompli énormément de choses. Elle se demandait sur quel terrain Royan voulait l’emmener. Non, ce n’était pas vrai, elle savait très bien. Elle ne voulait pas le reconnaître, voilà tout. — TU M’AIMES BIEN, ELEANOR ? Elle n’eut pas à se forcer pour sourire. — Je continue à venir te voir, non ? — OUI OUI OUI. MERCI. Elle se leva et lissa le bas de son sweat-shirt. — Ne passe pas tout ton temps sur le système de sécurité de l’abbaye. Teddy m’a dit qu’il avait besoin de toi pour les Trinities. — JE L’EMMERDE… EXCUSE POUR LE GROS MOT. JE DÉCIDE SEUL DE MES PRIORITÉS. MOI MOI MOI. — Tu vas me faire avoir des problèmes. — JAMAIS. SALUE GREG DE MA PART. DIS-LUI QUE LA PROCHAINE FOIS IL A INTÉRÊT À VENIR LUI-MÊME. — Je n’y manquerai pas. — ET TOI. REVIENS. POUR ME VOIR. — Oui. Elle lui jeta un dernier regard, et eut honte du fait que jamais elle ne pourrait montrer un tel courage. Il était vain de lui proposer une visite de la ferme. La chose était certes possible, avec des civières et des camionnettes, et en planifiant tout avec minutie. Mais son héritage l’enchaînait à Mucklands bien plus solidement que ne le pourrait jamais le réseau de câbles. Lui et Teddy ne partiraient jamais. C’était impossible, ils étaient Mucklands, et Mucklands les accompagnait partout. Qoi surgit de la cuisine sans avoir été appelée et la reconduisit jusqu’à la porte. CHAPITRE 12 « Comme toujours, la gracieuse Julia Evans reste fidèle à des goûts vestimentaires pour le moins douteux », dit Jakki Coleman. Elle était étendue sur un fauteuil relax, près de la piscine, dans sa propriété méditerranéenne. Au fond on apercevait une balustrade blanche bordant la falaise, et au-delà le bleu flou de la mer. De grands palmiers étaient plantés dans d’énormes pots en pierre, et leurs feuilles frissonnaient dans un soupçon de brise. « Si l’on pense à l’obsession que le culte gothique montre pour l’au-delà, ce choix particulier de vêtements portés à Prior’s Fen est tout à fait judicieux, il faut bien le reconnaître. Parce que, ne nous voilons pas la face, notre pauvre chère Julia donne l’impression qu’on vient de l’exhumer après un séjour de quelques semaines dans la tombe. » — GARCE ! s’écria Julia. La tasse de thé percuta l’écran en son centre et explosa en mille morceaux. C’était le premier objet qui lui soit tombé sous la main, une grande tasse jaune et bleue posée sur un plateau à côté du lit. Des traînées sirupeuses commencèrent à couler vers le bas de l’écran, brouillant la silhouette du jeune homme brun qui venait de sortir de la piscine et se séchait avec une serviette. Patrick leva la tête de l’amoncellement d’oreillers qu’il avait accumulés de son côté du lit, et il entrouvrit des yeux gonflés de sommeil. — Quoi ? grogna-t-il. — Oh, rendors-toi. Julia braqua la télécommande sur l’écran en s’imaginant que c’était un pistolet laser dont le rayon allait transpercer la tête de Jakki Coleman, sa tête de femme vieillissante, avec ce maillot de bain bleu moiré qui laissait apparaître les chairs amollies de ses cuisses. Elle éteignit l’appareil et resta bras croisés sous la poitrine, à fixer d’un regard furieux le rectangle vide. Sa chambre était décorée dans une déclinaison apaisante de blancs et de roses, le tout extrêmement féminin, avec des dentelles exquises sur les meubles, un éclairage tamisé, un lit à baldaquin et une moquette épaisse. C’était la troisième fois en quatre ans qu’elle la faisait refaire, et à chaque nouvel essai elle se rapprochait de son idéal, l’image – ô combien romantique ! – d’un château français qu’en secret elle chérissait. Et qu’en aurait dit Jakki Coleman ? La garce ! — Quelque chose qui ne va pas ? marmonna vaguement Patrick. — Oh, bravo ! Dix sur dix, le singe a droit à sa banane. — C’est à cause de moi ? — Non, lâcha-t-elle sèchement. — Ah, bon. Il repiqua du nez dans les oreillers. Elle était à présent d’humeur massacrante, et elle se dit que sa matinée était fichue. Pas de câlins amoureux aujourd’hui. Elle pointa la télécommande sur les fenêtres. Les lourds doubles rideaux en velours pourpre s’écartèrent et dévoilèrent le balcon. Les glycines génétiquement modifiées pour supporter les rigueurs des nouvelles saisons s’enroulaient autour de la balustrade en fer forgé et formaient un mur presque solide de fleurs d’un mauve délicat. Les pelouses du parc de Wilholm constituaient une toile de fond splendide avec leur netteté digne d’un green de golf. Elle apercevait la surface étirée du lac à truites, tout là-bas, avec sa cascade teintée de brun par la vase que les fortes pluies avaient arrachée aux berges de la rivière. Pourtant même la perfection des jardins ne pouvait dissiper sa colère. Que Jakki Coleman aille au diable, de toute façon. Qui se souciait de ce qu’elle racontait ? Mais la commère n’était pas la seule raison de sa mauvaise humeur. Elle se culpabilisait toujours d’avoir demandé à Greg de travailler sur l’assassinat de Kitchener. Et en lui-même ce meurtre était une complication dont elle se serait bien passée. Actuellement la division de sécurité que dirigeait Morgan était très occupée à défendre l’entreprise des menaces conventionnelles : sabotage industriel, espionnage, comptables véreux, hackers cherchant à s’infiltrer dans la base de données internes. Pourquoi un sujet aussi abstrait que les trous de ver pousserait quelqu’un au meurtre ? Cet acte horrible n’avait quand même pas été perpétré dans la seule intention d’atteindre la dynastie Evans. Elle n’imaginait pas qu’on puisse être assez dérangé. Par ailleurs, il n’y avait eu aucune revendication. Si un nostalgique du PSP avait tué Kitchener, il l’aurait fait savoir aux médias. Au moins on n’avait pas spécialement parlé de Greg dans les infos qu’elle avait vues avant de se brancher sur l’émission de l’odieuse Jakki Coleman. Quelques images heurtées prises caméra à l’épaule, l’opérateur courant derrière le 4 × 4 qui sortait en trombe du poste de police, Eleanor irritée, Greg impassible, comme toujours. Patrick lui effleura l’épaule. — C’est très tendu, tout ça. Ses doigts glissèrent jusqu’au coude, s’aventurèrent vers un sein. Elle renversa la tête en arrière et soupira sans desserrer les dents : — Non, Patrick. De la langue il lui chatouilla le lobe de l’oreille. — Je pourrais dissiper toute cette tension. Je sais que j’y arriverai… C’était très, très tentant. Patrick avait un don pour éveiller son désir de sexe. Mais hélas, il faisait l’amour mécaniquement. Elle commençait à le soupçonner d’être aussi aisément excité à cause de l’emprise qu’il avait sur ses réactions, presque comme un voyeur de ses propres performances. — Non, répéta-t-elle. Désolée, mais j’ai une matinée chargée. Elle fit basculer ses jambes hors du lit, ramassa le déshabillé là où il l’avait jeté la nuit précédente et passa dans la salle de bains. Assise sur le rebord en marbre de la baignoire circulaire, elle se prit la tête dans les mains et contempla sans le voir le cygne en céramique qui décorait le mur en face d’elle. Une foule de sujets réclamaient son attention immédiate, qu’ils soient importants, mineurs ou personnels. Elle fit un effort pour les effacer tous, comme si son esprit était un nodule informatisé géant qu’elle pouvait fermer à sa guise. La manœuvre échoua. S’il lui était facile d’oublier Patrick, elle ne cessait de repenser à cette étrange conversation de la veille avec Karl Hildebrandt. Greg lui disait toujours d’écouter son instinct, que c’était une variante de la précognition qui, sans être rationnelle, n’en demeurait pas moins fiable à quatre-vingt-dix pour cent. Et à cet instant précis son instinct lui affirmait qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas du tout dans le contenu de cette conversation. Les critiques qu’elle suscitait auprès d’organisations de gauche et de certains groupes de pression étaient plus ou moins constantes depuis deux ans, en fait depuis l’annonce publique concernant le gigaconducteur. Dans ce contexte, Greg et l’affaire Kitchener n’étaient qu’un incident de plus. Rien de spécial. La façon qu’avait Julia d’installer des usines dans des circonscriptions électorales marginales était beaucoup plus voyante, et provocante. Le sujet des relations publiques était un prétexte, donc, ce ne pouvait être que cela. Karl avait voulu que Greg soit débarqué de l’enquête, rien de plus. De ce qu’elle savait des circonstances étranges entourant le meurtre, la police d’Oakham avait peu de chance de trouver le meurtrier sans Greg et les ressources d’Event Horizon qu’il pouvait utiliser. Quel bénéfice Karl tirerait-il d’une enquête restée irrésolue ? Mais non, elle faisait fausse route : Karl était le porte-parole de sa banque, le parfait petit soldat. Quel intérêt avait donc Diessenburg Mercantile à laisser échapper le meurtrier de Kitchener ? > Ouverture canal au bloc RN. — Bonjour, Juliet. Elle sentit qu’un sourire las venait étirer ses lèvres. Ce bon vieux Grand-père, toujours sur le pont. — Bonjour, Grand-père. Quelque chose d’important s’est produit la nuit dernière ? — Quelqu’un a tenté de s’introduire dans l’entrepôt de notre usine de chaînes hi-fi à Leicester. C’était un gang du coin, et ils avaient même amené un camion pour charger le butin. La sécurité soupçonne une complicité interne qui les aurait renseignés sur nos expéditions. Il y a eu une tentative de vol de données dans la mémoire centrale de la division de recherches génétiques, et nous pensons qu’on en voulait à nos hybrides de coraux terrestres. Les programmes gardiens ont évité toute perte de données, et la sécurité travaille en liaison avec English Telecom pour essayer de remonter jusqu’aux hackers. Sans grand espoir, bien sûr. La livre a gagné trois cents sur le dollar, et le Footsie a grimpé de huit points. Les marchés sont confiants après la présentation de la navette spatiale. Il y a eu de gros échanges de données entre les partenaires de notre consortium de financement, et ce jusqu’à l’aube. Nous les avons mis en déroute, Juliet, pas de doute. — Tu as réussi à pirater un de ces échanges ? — Non, ils utilisent un encodage très complexe. J’aurais pu le craquer, note bien, mais ça aurait mobilisé une grosse partie de la puissance de traitement. Pas rentable. Ils accepteront Prior’s Fen. — Je l’espère. — Tout va bien, Juliet ? — Oui. Non. — Très tranchée, comme réponse. Tu es drôlement sûre de toi, ma petite. — Que penses-tu de Patrick, Grand-père ? — Beau gosse, riche, cultivé, intelligent, avec de l’éducation. Tu as bien choisi, une fois encore, Juliet. Il avait un peu trop appuyé sur le une fois encore au goût de la jeune femme. Elle regarda son reflet dans le miroir fixé au-dessus du lavabo. Quelle mine mélancolique ! Sa chevelure était complètement emmêlée. Patrick aimait tellement l’ébouriffer. Sa voix rauque dans le noir, qui l’encourageait, la complimentait sur sa fougue. Cela ne semblait pas avoir d’importance, au lit, l’excitation supplantait tout le reste. — Oui, répondit-elle. Alors comment se fait-il que ça ne dure jamais très longtemps ? — Je n’ai jamais dit qu’il n’avait pas de défauts. — Tu penses qu’il va me demander des contrats de transport ? — Non. Même si la compagnie de transport de sa famille en avait besoin, il ne te demanderait pas ça. Elle n’en a pas besoin, d’ailleurs. J’ai fait vérifier par notre service de renseignements. — Tu es mon ange gardien. Tu es merveilleux, Grand-père. — Tu finiras bien par dénicher la perle rare, Juliet. Et je serai arrière-grand-père. — Ne sois pas trop impatient… — J’ai vu l’émission de cette Coleman, ce matin. — Je ne veux pas en parler ! Elle prit un peigne et s’attaqua à sa tignasse. Dans le miroir, son visage grimaçait. — Je n’aime pas qu’on se moque de toi de la sorte, Juliet. Je vais te dire une chose, ma petite : de mon temps, ce ne serait jamais arrivé. Les gens pourraient montrer un peu plus de respect, quand même. Tu devrais mettre cette chaîne sur la liste noire, suspendre le budget publicitaire et faire passer le mot à toutes les compagnies qui sont en affaires avec Event Horizon. Cette grosse vache de Coleman comprendrait vite le message. C’était la deuxième fois ce matin qu’elle était confrontée à la tentation. Elle considéra l’idée avec quelque chose comme de l’envie. — Non, Grand-père. Si je commence à utiliser mon pouvoir de cette façon, où vais-je m’arrêter ? — Utilise-le ou perds-le, ma petite. Je te l’ai déjà dit. — Ce serait un emploi abusif, et tu le sais très bien. J’ai déjà assez d’ennuis en ne l’utilisant que de façon salutaire. — Ah, Juliet, de temps en temps, se montrer un peu complaisant envers soi-même ne peut pas nuire. — Ne t’inquiète pas pour moi, Grand-père. J’aurai la peau de cette Jakki Coleman, tu verras. — Je te reconnais bien là. Elle reposa le peigne. Ses cheveux étaient à peu près démêlés. Elle pouvait demander à Adelia de venir pour les laver et les coiffer. Adelia devenait très ombrageuse quand elle devait se charger du démêlage. — J’ai pensé à Karl Hildebrandt, dit-elle. — Ah oui ? Honnêtement, je ne pense pas qu’il remplacerait avantageusement Patrick. — Grand-père ! Je voulais parler de son désir de voir Greg retiré de l’enquête sur la mort de Kitchener. Je trouve sa position très bizarre. — Eh bien… C’était une affectation qui a fait beaucoup de bruit, Juliet. C’est d’ailleurs assez cocasse comme situation : pour la première fois en quatre ans la société n’a pas eu d’arrière-pensée en tordant un peu le bras de Marchant, et c’est maintenant que tout le monde parle de pressions inadmissibles. On ne peut pas gagner. — Karl est une façade pour Diessenburg Mercantile, Grand-père, même dans ces circonstances, il a réagi trop vite, et il a trop insisté pour me voir. Cela ne peut pas être qu’un petit conseil amical. On lui a ordonné de le faire. — C’est assez bizarre, je te le concède. Tu penses que c’est important ? — Oui. Pourquoi une société comme Diessenburg Mercantile porterait-elle le moindre intérêt à un tueur psychopathe qui a frappé dans un coin reculé de l’Angleterre ? — Là, ça me dépasse, ma petite. — Eh bien, il faut découvrir ce qu’il y a derrière tout ça. — Oh, oui. Abracadabra. C’est comme si c’était fait. — Pas la peine de monter sur tes grands chevaux, Grand-père. C’est simple. Dresse-moi une liste de tous les autres secteurs d’investissement de Diessenburg Mercantile, et voyons si l’un d’entre eux entre en conflit avec les travaux que poursuivait Kitchener. — Quoi, un engin interstellaire ? Elle alla jusqu’au lavabo, ouvrit le robinet d’eau froide et s’aspergea le visage. L’hypothèse était évidemment très improbable. — Oui, je sais que c’est très bancal, comme supposition, mais il doit bien y avoir une raison. — Je le suppose aussi, ma petite. N’oublie pas que ces histoires délirantes de construction de soucoupes volantes paraissent totalement impossibles à une relique comme moi. Écoute, quand j’étais gosse le feuilleton Doctor Who était la chose la plus dingue qu’on pouvait imaginer. Moi, c’étaient les Daleks qui me terrifiaient. Je me souviens encore de cet épisode ou le docteur se trouve dans des grottes et… — Oui. Si je pouvais avoir les données à temps pour la conférence de cet après-midi, je te serais très reconnaissante. — Bon sang, Juliet, tu n’as pas de cœur. Ou alors il est en glace. Noire. — Je me demande bien de qui j’ai pu l’hériter ? — D’accord, je vais me mettre au travail. — Merci, Grand-père. J’ai vraiment une matinée très chargée. Je dois faire un bout de vidéo avec l’équipe nationale de natation, ensuite recevoir la délégation des conseillers municipaux de Nottingham, et j’enchaîne avec la réunion sur le rapport de gestion régionale des comtés limitrophes de Londres. — Tu devrais te plaindre au représentant de ton syndicat. On te fait travailler trop dur. — Si j’ai l’occasion, je lui en toucherai deux mots. > Fermeture canal au bloc RN. Elle appela Adelia par l’interphone et lui demanda d’être prête dans une demi-heure. Elle avait juste le temps de prendre un bain rapide, pour se purifier des ébats de la nuit dernière. Elle resta debout au milieu de la baignoire pendant que le niveau de l’eau chaude montait, accompagné de volutes de vapeur, et réfléchit à la tenue qu’elle choisirait pour la rencontre avec l’équipe de natation. Event Horizon était sponsor officiel de l’équipe d’Angleterre, de sorte que c’était là une opération de relations publiques, mais elle portait un intérêt sincère aux performances des nageurs. La natation avait été sa discipline sportive préférée, à l’école. Elle s’assit quand l’eau atteignit ses genoux, et alluma le bain à remous. Les jets d’eau et les bulles vinrent chasser la tension de ses muscles. Inutile, elle n’arrivait pas à décider ce qu’elle allait porter. Elle repensa à Jakki Coleman. La garce ! CHAPITRE 13 Les bâtiments d’origine de la prison de Stocken Hall étaient toujours debout, ensemble strict de blocs bas derrière une clôture de cinq mètres couronnée de barbelés tranchants. Des panneaux solaires avaient été ajoutés sur les murs faisant face au sud, mais ils ne s’élevaient pas plus haut que le bas des fenêtres du deuxième étage, laissant nue une large bande de briques orange au-dessus. La haute cheminée en ciment de la vieille buanderie abandonnée était recouverte de lierre sombre. À l’intérieur, la machinerie avait rouillé au-delà de toute réparation. Les chauffe-eau solaires avaient été installés sur les toits plats et ressemblaient à des fleurs métalliques géantes avec de longues étamines tubulaires noires. Greg pouvait voir des équipes de travailleurs qui s’occupaient de parcelles potagères de l’autre côté de la clôture, des hommes en combinaison grise qui grattaient sans entrain la terre détrempée avec des râteaux et des binettes. Officiellement, les prisons produisaient cinquante pour cent de leurs propres aliments, et souvent plus. « Cultivez vos légumes, ou ayez faim. » Un concept que le PSP avait généralisé et que les Nouveaux conservateurs n’estimaient pas nécessaire de modifier. L’image de prisonniers restant assis et improductifs dans leurs cellules vingt-quatre heures par jour déplaisait autant aux deux camps politiques, surtout quand les finances de l’État étaient en berne. Greg passa devant le premier double portail en roulant au pas. C’était une région de collines basses et de prairies. Les arbres morts parsemaient les champs alentour comme autant de sentinelles grises et décharnées. Au nord deux bois assez étendus montraient une verdeur brillante qui trahissait les nouvelles espèces de lierre venues coloniser les squelettes du passé. Stocken Hall chevauchait une élévation à l’est de l’A1 et à la sortie nord du village de Stretton. De Hambleton, on y arrivait par la route en un quart d’heure. Il avait pris la Jaguar, cadeau de Julia pour Noël, deux ans plus tôt. C’était un véhicule puissant aux formes aérodynamiques qui semblait avoir été sculpté dans une masse unique de métal vert olive. Il se sentait toujours gêné quand il la conduisait, et Eleanor n’était guère plus à l’aise. C’est pourquoi cette voiture restait dans la grange onze mois par an. Mais il devait admettre que dans les circonstances présentes l’image de respectabilité professionnelle que conférait la Jaguar pouvait lui être utile. Le deuxième portail était celui qu’il cherchait. Double barrière avec poteaux horizontaux blancs et rouges et volets métalliques à sens unique dans le sol en béton. Une grande pancarte bleu acier annonçait : « Stocken Hall Centre de détention clinique » Il fit halte devant la barrière, baissa sa vitre et présenta sa carte à la borne blanche équipée d’un lecteur optique. — Autorisation d’entrée confirmée, monsieur Mandel, dit la voix de synthèse. Veuillez vous garer sur l’emplacement 7. Merci. Devant lui, la double barrière se releva. Si c’était possible, la nouvelle annexe de Stocken Hall était encore plus triste que l’ancienne. Le bâtiment sur trois niveaux affectait la forme d’un hexagone dont chaque face mesurait une cinquantaine de mètres, avec un grand puits central. Armature métallique recouverte de panneaux en composite gris, trois anneaux de verre argenté placés à égale distance sur la façade. Modulaire, facile à assembler, peu coûteux et deux fois plus solide que les structures classiques en brique et ciment. Il ne s’était pas attendu à une telle sophistication. À l’instar de la plupart des autres ministères, celui de l’Intérieur, dont l’administration pénitentiaire dépendait, était actuellement dépourvu de fonds. Et même avant le réchauffement l’amélioration des conditions de détention n’avait jamais figuré dans les priorités du gouvernement. Les contribuables appréciaient assez peu que leurs impôts servent à offrir aux détenus un nid douillet. Alors qu’il faisait le tour pour rejoindre le parking situé devant l’entrée principale du centre, il aperçut un autre groupe de prisonniers qui travaillaient dans la forêt d’arbres morts s’étendant au-delà de la clôture d’enceinte. Ils abattaient les troncs puis les élaguaient avant de les traîner jusqu’à une scierie installée sous une grande bâche de toile verte. C’était un rude labeur car les pluies avaient transformé le sol en bourbier, mais même ainsi il fut étonné de constater que les détenus avaient le droit d’utiliser des tronçonneuses. Stocken Hall était une prison de première catégorie. Il parcourut rapidement la bande en éclats de granit qui encerclait le bâtiment, car la gêne se diffusait dans ses veines, aussi perceptible qu’une sécrétion de sa glande. Trop de ses amis des Trinities avaient fini dans des endroits pareils à Stocken Hall quand le PSP était au pouvoir, et tous n’avaient pas survécu à la transition. Une autre borne de sécurité l’attendait devant les grandes portes vitrées de l’entrée. Il se servit encore de sa carte. Dans le hall, un comptoir de réception semi-circulaire faisait face à une rangée de sièges en plastique moulé. Murs et plafond étaient en composite bleu pastel, le linoléum imitait les tourbillons gris et crème du marbre. Des panneaux bioluminescents étaient fixés le long des murs sous une série de conduits horizontaux. Le tout faisait penser à l’agencement fonctionnel qu’on trouve à l’intérieur des vaisseaux de guerre. Cette ambiance militaire était renforcée par les deux gardes assis derrière le comptoir, avec leur uniforme bleu et leur casquette à visière. L’un d’eux prit la carte que Greg lui tendait et l’inséra dans un terminal. Un badge d’identité sortit d’une fente. — Veuillez le porter à votre revers tout le temps que vous resterez dans l’enceinte de cette unité, monsieur, dit le garde en lui donnant le badge et sa carte. Il accrochait le badge quand les portes s’ouvrirent à l’autre bout du hall. La femme qui les franchit approchait la quarantaine. Ses cheveux noirs étaient coupés court, sans recherche. Son visage était pâle, avec des sourcils arqués, un nez un peu long et des lèvres au dessin ferme. Sa blouse blanche au tissu légèrement brillant ne laissait rien voir de ce qu’elle avait en dessous. Ses chaussures de marche à talon plat étaient décorées d’une petite boucle. Elle tenait un cybofax dans sa main gauche. Elle lui tendit la droite. — Monsieur Mandel ? — Appelez-moi Greg, je vous en prie. — Stephanie Rowe, l’assistante du docteur MacLennan. Je vais vous mener jusqu’à lui. Les couloirs couraient au centre du bâtiment et étaient dépourvus de fenêtres. Ils passèrent devant nombre de surveillants, tous habillés du même uniforme bleu marine impeccable, et allant toujours par deux au moins. À deux reprises ils en croisèrent qui escortaient des prisonniers. Ces hommes avaient le crâne rasé, portaient une combinaison jaune ample, et un collier en plastique blanc, muni d’un système de blocage neural, encerclait leur cou. Après avoir croisé le deuxième détenu, Greg fronça les sourcils. — Ils ont tous ces colliers de blocage neural ? — Oui, tous. Nous avons ici certains des criminels les plus brutaux de tout le pays. Je ne parle pas de chefs de gang ou de barons de la drogue. Il s’agit de délinquants sexuels violents, tueurs, violeurs, pédophiles actifs. — Je vois. Les tentatives d’évasion sont fréquentes ? — Non. Il n’y en a eu que deux au cours des douze derniers mois. On démontre les propriétés incapacitantes du collier à chaque détenu, dès son arrivée ici. Par ailleurs, un certain nombre d’entre eux sont résignés quand on les interne, déprimés, renfermés sur eux-mêmes. Avec le genre de crimes qu’ils ont commis, même leurs familles les rejettent. Ils étaient solitaires à l’extérieur, ils n’ont nulle part où aller, aucune organisation qui aiderait à les cacher et prendrait soin d’eux. D’après notre expérience, un pourcentage élevé d’entre eux souhaitait être arrêté. — Et vous pensez pouvoir les guérir ? — Nous ne parlons pas de guérison, mais de réorientation comportementale. Et oui, nous avons connu quelques succès. Mais il reste beaucoup à faire, naturellement. — Et la réaction du public ? Elle eut une grimace qui traduisait un embarras certain. — Oui, nous prévoyons de gros problèmes dans ce domaine. Politiquement, il sera difficile de les relâcher dans la société après la fin du traitement. — Liam Bursken est-il un des deux détenus qui a tenté de s’évader ? — Non. — Il a déjà essayé ? — Non. Il est soumis à l’isolement en continu. Même selon nos critères, il est considéré comme extrêmement dangereux. Nous ne pouvons pas l’autoriser à se mêler aux autres détenus. Ce serait prendre le risque de troubles graves. La plupart d’entre eux l’agresseraient uniquement pour la gloire qu’ils en tireraient. — Plus d’honneur entre les bandits, hein ? — Ce ne sont pas des bandits, Greg. Ce sont des individus gravement malades. — Vous êtes médecin ? — Oui. Psychiatre. Ils empruntèrent un escalier pour atteindre le deuxième étage. Greg réfléchissait à ce qu’elle avait dit. Pour lui, elle avait une foi trop grande en l’être humain. Et peut-être aussi en sa profession, si elle croyait qu’une thérapie pouvait guérir totalement ce genre de monstres. Il savait la chose impossible. Au mieux, ils parviendraient à calfeutrer quelques fissures visibles. C’était son implant glandulaire qui lui donnait cette lucidité désenchantée, car il lui permettait d’entrapercevoir le fonctionnement véritable de l’esprit. — Alors, comment en êtes-vous arrivée à travailler ici ? demanda-t-il alors qu’ils s’engageaient dans un autre couloir. Elle lui adressa un petit sourire. — Je ne savais pas que c’était moi que vous vouliez interroger. — Vous n’êtes pas obligée de répondre. — Ça ne me dérange pas. Je suis ici parce que cet établissement est à la pointe de la recherche comportementale, Greg. Et la paie est bonne. — C’est la première fois que j’entends dire ça dans la fonction publique. — Je ne travaille pas dans la fonction publique. Le centre a été construit par l’entreprise Berkeley qui en assure le fonctionnement sous autorisation du ministère de l’Intérieur. Et ils financent également le projet de recherches sur la réorientation comportementale, qui est mon domaine. — Voilà qui explique bien des choses. Je me disais aussi que l’Intérieur ne disposait pas des ressources pour un établissement tel que celui-ci. Stephanie se contenta d’un léger haussement d’épaules qui ne l’engageait à rien et ouvrit la porte des locaux directoriaux. Une secrétaire travaillait à un terminal dans le premier bureau. Elle leva les yeux sur eux et activa un interphone. — Allez-y, dit-elle simplement. L’antre du directeur était sans rapport avec le reste du centre. Les éléments muraux, le bureau et la table de conférences étaient tous en bois noir, des cartes anciennes et une collection de diplômes décoraient la pièce, des persiennes s’étendaient devant la baie vitrée dont elles bloquaient la vue. C’était à n’en pas douter le lieu de travail du patron, et celui-ci revendiquait tous les aménagements et avantages qui lui étaient dus. Le docteur James MacLennan se leva de son bureau pour accueillir Greg d’un sourire rassurant et d’une poignée de main vigoureuse. À trente-sept ans il était un peu plus petit que son visiteur, avait les cheveux noirs et épais, le teint cuivré et les traits énergiques. Mandel trouva son costume brésilien gris-vert quelque peu voyant. — Avant toute chose, je tiens à affirmer de façon catégorique que Liam Bursken ne s’est pas évadé pour une nuit. C’est tout simplement impossible. Son attitude était trop exubérante et amicale pour que Greg lui accorde sa confiance aussi aisément. Les dirigeants de Berkeley n’avaient pas dû apprécier la suggestion qu’un psychopathe du calibre de Bursken pouvait entrer et sortir à sa guise de leur centre. La façon dont Kitchener avait été massacré n’avait pas échappé aux médias. — De ce que j’ai pu constater jusqu’alors, je dirais que cet établissement m’a l’air très sûr, dit Greg. — Bien. Excellent. MacLennan lui désigna un canapé. — Il faudra que je pose la question à Bursken lui-même, bien entendu. — Je comprends parfaitement. Stephanie va prendre toutes les mesures nécessaires pour cet entretien. Vous êtes libre d’effectuer toutes les vérifications qui vous sembleront utiles, évidemment. J’aime à penser que notre réputation est sans tache. — Merci. Je n’en doute pas. Stephanie se pencha sur le bureau et murmura quelque chose dans l’interphone, puis elle revint s’asseoir à la table près du canapé. — Bien, alors comment pourrai-je vous être utile ? dit MacLennan qui croisa les jambes et accorda à Greg toute son attention. — Comme vous l’avez probablement appris par les journaux télévisés, je suis médium avec un implant glandulaire et j’ai été engagé par le ministère de l’Intérieur pour travailler sur l’enquête concernant l’assassinat d’Edward Kitchener. MacLennan leva les yeux au plafond et grogna. — Seigneur, les médias… ne me parlez pas des médias ! Ils sont tous venus frapper à la porte en exigeant que je leur accorde une interview avec Bursken, ils harcèlent les membres du personnel qui quittent leur service. On les voit, aux infos, qui suivent partout les hommes politiques et les membres de la famille royale, mais je ne m’étais pas rendu compte de l’effet que cela peut faire. Et ce genre d’attention est précisément ce dont nous ne voulions pas. Stocken Hall est supposé demeurer une opération discrète, vous comprenez. — J’aimerais assez que vous éclairiez ma lanterne. En quoi consiste exactement ce travail de réorientation comportementale que vous accomplissez ici ? — Vous savez quelles catégories de détenus nous hébergeons entre ces murs ? — Oui. C’est pourquoi je suis aussi intéressé par une rencontre avec Liam Bursken. J’ai étudié les hologrammes du corps de Kitchener in situ. Une boucherie pure et simple. J’ai vu mon lot d’horreurs au combat, et pas seulement du fait de l’adversaire. Mais le genre d’esprit qui a conçu cette mise en scène est hors du cadre de mon expérience. Je veux savoir à quoi il ressemble. MacLennan hocha la tête, l’air compréhensif. — Eh bien, les motivations derrière leurs crimes sont fondamentalement d’ordre psychologique, et dans tous les cas profondément ancrées en eux. Aucun de ces sérial killers ne vend de drogue, ne vole, ne commet de fraude ou n’importe quelle autre activité criminelle qu’on pourrait qualifier de normale. Ce genre de crimes résulte souvent d’un conditionnement sociologique. En général, on pourrait les éviter si on donnait à ces individus un habitat plus décent, une meilleure éducation, un emploi gratifiant, un environnement familial stable, et cœtera. C’est ce à quoi s’attellent les travailleurs sociaux et les officiers de probation. Or les détenus du centre bénéficiaient sans doute de ces avantages avant d’échouer ici. Le QI de la plupart d’entre eux se situe dans la moyenne, ils avaient un emploi stable, parfois même une famille. — Certains ont-ils des QI exceptionnels ? demanda Greg. MacLennan jeta un regard inquisiteur à Stephanie Rowe. — Pas à ma connaissance, répondit-il. Pourquoi cette question ? — Les étudiants de Kitchener ont tous une intelligence au-dessus de la moyenne. — Ah, je vois, oui. — Aucun de nos pensionnaires n’est dans ce cas, annonça la psychiatre après avoir consulté son cybofax. Il n’y a pas de génie entre ces murs, c’est une certitude. Désirez-vous que je vérifie dans les cas passés ? — Non, ça ira, dit Greg. — Ce à quoi nous nous efforçons de parvenir à Stocken Hall, reprit MacLennan, c’est l’altération de leur profil psychologique, l’éradication de cette partie de leur nature qui tire de la satisfaction à commettre ces actes barbares. — Un lavage de cerveau ? — Absolument pas. — Convenez que votre définition pourrait y faire penser. MacLennan lui adressa un sourire pincé. — Ce que vous appelez lavage de cerveau est simplement une réponse conditionnée. Je vous donne un exemple : attachez votre sujet à une chaise et montrez-lui la photo d’un objet, disons une marque particulière de whisky. Chaque fois que le whisky apparaît, vous lui infligez un choc électrique. Répétez la chose assez longtemps, et le sujet développera une véritable aversion pour cette marque. Je simplifie grossièrement, bien sûr. Mais c’est le principe de base : installer une compulsion déclenchée visuellement. Ce qu’on fait dans ce genre de cas consiste à enraciner dans le sujet une nouvelle réponse à la place de l’ancienne. Mais les résultats ne sont efficaces qu’au niveau le plus superficiel. Vous ne pouvez pas transformer des criminels endurcis en citoyens respectueux de la loi par la thérapie de l’aversion, parce que le crime fait partie intégrante de leur nature profonde et n’est pas une simple réponse binaire du type : oui ou non. Et les détenus de Stocken Hall présentent un schéma comportemental qui très souvent s’est fixé durant l’enfance. Il faut donc l’effacer d’abord et puis le remplacer. — Comment ? — Avez-vous déjà entendu parler des lasers paradigmatiques éducatifs ? — Non, répondit Greg un peu sèchement. — C’est une idée qui remonte à plusieurs dizaines d’années. Et accessoirement le sujet de ma thèse de doctorat. J’avais commencé par m’orienter vers les techniques de manipulation des données à haute densité, mais j’ai dévié de mon objectif premier. Les paradigmes éducatifs étaient tellement plus intéressants… Ce sont les équivalents biologiques de nos programmes informatiques. Vous pouvez littéralement charger dans le cerveau humain les informations concernant un sujet donné, comme vous le faites dans une mémoire centrale. Une fois la technique au point, il n’y aura plus besoin d’écoles, ni d’universités. Vous obtiendrez toutes les connaissances voulues en un éclair lumineux, lequel transmettra la masse d’informations directement au cerveau, par le biais du nerf optique. MacLennan eut une mimique d’excuse affable. — Enfin, c’est la théorie. Nous sommes encore très loin d’arriver à ce genre de résultats. — Ça a l’air très impressionnant, dit Greg. Et vous pourriez vous servir de cette technique pour imposer de nouveaux schémas comportementaux à un individu ? — Le comportement prend racine dans la mémoire, monsieur Mandel. C’est encore du conditionnement. Vous êtes tombé à l’eau quand vous étiez enfant, et vous avez failli vous noyer. Adulte, vous demeurez effrayé par toute baignade, au mieux vous êtes un piètre nageur et vous n’avez aucune envie de vous améliorer. C’est dans l’accumulation de ces innombrables petits événements et incidents de vos années formatrices que se définit la composition de votre psychisme. Vous êtes un militaire, si je ne me trompe, monsieur Mandel ? — Je l’ai été. Je suis retraité de l’armée, à présent. — Vous vous êtes porté volontaire pour servir votre pays ? — Oui. — Et diriez-vous que vous étiez un bon soldat ? Greg changea de position sur les coussins trop mœlleux du canapé. Soudain il avait une conscience aiguë du regard que Stephanie posait sur lui. — J’ai été cité à l’ordre du jour, une ou deux fois. — Et pourtant des milliers, des centaines de milliers d’hommes de votre âge étaient totalement inaptes à la carrière militaire dans laquelle vous avez excellé. Ils n’étaient pas différents de vous physiquement, mais mentalement, dans leurs conceptions, votre opposé exact. Ces attitudes respectives se sont définies entre le quatrième et le seizième anniversaire de chaque individu. Nous sommes ce que nous sommes en fonction de cette période de notre vie, et l’enfant est le père de l’adulte. Et c’est l’empreinte de cette période que nous devons altérer si nous voulons éradiquer les psychoses en temps réel. Mon but est de substituer de faux souvenirs paradigmatiques à des souvenirs réels, et provoquer ainsi une modification radicale du tempérament. — Vous avez déjà obtenu des résultats concluants ? — Limités mais très prometteurs, si l’on prend en considération que nous travaillons sur ce projet depuis deux ans seulement. Nous avons réussi à assembler quelques souvenirs extrêmement réalistes. Un en particulier, une promenade en forêt… Il ferma les yeux. L’enthousiasme et la tension qui l’avaient peu à peu saisi à mesure qu’il parlait désertèrent son visage, le laissant étrangement serein. Il avait presque la même expression qu’un défoncé au syntho, remarqua Greg. — Je peux voir les arbres, commença MacLennan d’une voix aux inflexions presque chantantes. Ce sont de gros arbres, très hauts, avec un tronc épais et un feuillage abondant. Des chênes et des ormes. Nous sommes avant le réchauffement, en plein été, et les rayons du soleil filtrent à travers les branches au-dessus de ma tête. J’aperçois un écureuil qui grimpe à un chêne en tournant autour du tronc. Je me tiens en dessous et je l’observe. Je touche l’écorce. Elle est rugueuse, craquelée, couverte de la poudre verte que forme une algue microscopique. L’herbe m’arrive aux chevilles. Elle est humide de rosée, et mes chaussures sont mouillées. Il y a des digitales partout autour de moi. Je sens le parfum du chèvrefeuille. — Les lasers peuvent implanter une odeur ? dit Mandel, sceptique. — Le souvenir d’une odeur, corrigea Stephanie d’un ton un peu pédant. Nous avons créé le paradigme d’après une simulation de réalité virtuelle à haute définition, puis nous avons ajouté les sens tactile et olfactif, ainsi que les réponses émotionnelles. — Les réponses émotionnelles ? — Oui. L’interprétation constitue une grande part des souvenirs. Si vous voyez une fleur particulièrement belle dans la forêt, vous avez une sensation de plaisir. Si vous marchez dans une crotte de chien sur le chemin, vous êtes éprouvez du dégoût. Greg ne pouvait prendre en défaut le principe, néanmoins il trouvait le concept global quelque peu extravagant. Mais les dirigeants de Berkeley y croyaient assez pour investir dans ces recherches. Et ils ne lésinaient pas, à en juger par les moyens dont ce centre disposait. — On vous a également implanté ces souvenirs ? demanda-t-il à la psychiatre. — Oui. L’ensemble est très réaliste. J’ai vraiment l’impression de m’être trouvée physiquement dans cette forêt. James a oublié de mentionner le chant des oiseaux. Le gazouillis des grives est permanent. Greg se tourna vers MacLennan qui le regardait avec calme. — Et comment ça peut aider à guérir un adepte du meurtre à la hache ? — Imaginez que, dans votre jeunesse, vous avez fait cette promenade en forêt pendant une demi-heure, au lieu de subir les coups que votre père alcoolique vous a infligés. Que vous avez fait cette balade, ou joué au football, chaque soir qu’il rentrait saoul à la maison. Que vous avez le souvenir de votre mère l’embrassant au lieu de vous rappeler toutes les fois où elle était en larmes et suppliait qu’il cesse de la frapper. Je pense qu’avec ces souvenirs différents, vous auriez aussi une conception de la vie très différente. — Je vois. Et cette méthode va devenir applicable ? — Je le crois. Une fois que nous aurons résolu le problème principal : comment effacer ou au moins affaiblir les vieux souvenirs. C’est le sujet de recherche qui requiert le plus d’efforts, pour que ce projet aboutisse. Jusqu’à maintenant, la neurologie et la psychologie se sont concentrées sur la récupération des souvenirs, pour aider les victimes amnésiques par exemple. On a développé des techniques de résurgence mémorielle par hypnose pour les gens faisant un blocage sur tel ou tel événement de leur passé. On travaille même à la sauvegarde de la mémoire dans les cas de sénilité incapacitante. Le seul travail comparable dans le sens opposé se pratique avec des drogues qui induisent une forme d’amnésie passagère, comme la scopolamine. Ces substances ne nous sont d’aucune utilité puisqu’elles empêchent seulement les souvenirs de se fixer pendant que la drogue fait effet. Ce dont nous avons besoin, c’est de plonger dans l’esprit du sujet pour traquer les souvenirs négatifs que nous voulons éradiquer. — Ça m’a tout l’air d’être un boulot pour un médium, dit Greg. — C’est une option que nous avons envisagée. Pour tout vous dire, c’est une des raisons pour lesquelles j’ai été ravi d’apprendre que vous nous rendiez visite aujourd’hui. Je voulais vous questionner sur vos facultés psi. Le ministère de l’Intérieur affirme que vous êtes un des sujets les plus doués sortis du projet Mindstar. Êtes-vous capable d’interpréter les souvenirs individuels ? — Non. Désolé, mais mon don se limite à l’empathie psi. — Je vois, fit MacLennan qui posa le menton sur ses deux mains fermées. Mais peut-être connaissez-vous un médium qui possède cette aptitude ? — Il y en avait un ou deux à la Mindstar qui avaient ce genre d’aptitude, oui. Ils étaient capables de voir des visages et des endroits dans les pensées des suspects. (Il avait failli parler de prisonniers, mais avec Stephanie qui buvait chacune de ses paroles le terme serait mal passé. Et il allait avoir besoin de sa coopération pleine et entière.) Je ne pense pas qu’ils pourraient accomplir cette exploration mentale profonde que vous exigez. — Quel dommage, soupira MacLennan. Il se pourrait bien que je demande l’autorisation d’essayer une neurohormone sélective, si on pouvait en développer une offrant ces débouchés. — Êtes-vous complètement bloqué sans analyse psi ? — Oh, non. Il existe d’autres pistes à explorer. Les paradigmes pourraient être structurés pour effacer des souvenirs choisis. Une sorte d’antisouvenir, si vous voulez. Le problème principal est une fois de plus leur identification. Il nous faut savoir précisément quel est ce souvenir, pour l’effacer : sa nature, la section du cerveau où il est stocké. — Un scanner du cerveau en temps réel pourrait nous l’indiquer, dit Stephanie. Quand le sujet relate un épisode de son passé personnel particulièrement traumatisant, il devrait être possible de localiser les neurones qui l’hébergent. Le paradigme d’effacement pourrait alors les cibler directement. Les pilotons magiques, c’est ainsi que nous les appelons, en référence à la balle magique. Comme ces traitements du cancer qui consistent à tuer les cellules malignes sans endommager les cellules saines alentour. — Il vous faudrait des senseurs très sophistiqués pour obtenir un scan aussi détaillé du cerveau, fit remarquer Greg. Sans parler de la puissance de traitement nécessaire. Une partie de mes tests d’évaluation psi ont compris l’utilisation d’un scanner SQUID{2} mais il a été impossible d’obtenir une résolution assez fine pour isoler les neurones. — Berkeley nous alloue des ressources considérables, déclara MacLennan qui affichait de nouveau une autosatisfaction enjouée. Nous avons déjà un scanner SQUID installé ici, au centre. Mais il faut bien reconnaître que sa résolution est insuffisante en regard de ce que Stephanie exige pour appliquer ce concept de photons magiques. C’est néanmoins une première étape. Et plusieurs compagnies de matériel médical travaillent sur des modèles qui offriront une résolution plus fine. Nous avons de grands espoirs. — La recherche sur les paradigmes est manifestement très onéreuse, dit Greg. La direction de Berkeley doit avoir une grande foi en vous. — C’est vrai. Je ne leur ai pas promis des résultats et un succès immédiats, et ils comprennent très bien que c’est un projet à moyen terme dont la viabilité commerciale ne sera pas effective avant encore sept ou dix ans. Mais ils ont accepté de le financer à cause de son potentiel. Voyez-vous, si le traitement à base de paradigmes fonctionne, il révolutionnera tout le système pénitentiaire. Nous devrons le repenser entièrement. Les seules personnes qui devront être mises en détention seront les auteurs de crimes mineurs, tous les autres seront réhabilités dans des unités médicalisées. — Oui, je comprends, dit Greg avant de montrer un sourire sarcastique à Stephanie. Mais je maintiens que vous aurez du mal à convaincre les gens qu’on peut les remettre en liberté. La psychiatre haussa les épaules. — Avez-vous déjà essayé d’implanter ces souvenirs alternatifs chez un détenu ? demanda-t-il. — Mais oui, répondit MacLennan. Oh, rien de très spectaculaire. Nous n’en sommes encore qu’au commencement. Pour l’instant, nous accumulons les données de base afin de définir le degré d’acceptation des paradigmes chez les sujets. Plus ceux-ci sont âgés, plus c’est difficile, naturellement. Il montrait autant d’émotion que s’il avait parlé de rats de laboratoire. — Et Liam Bursken ? Vous lui avez implanté des souvenirs synthétiques ? — Non. Il a refusé de coopérer. À ce stade, le programme repose entièrement sur le volontariat, même si nous récompensons les participants par de menus privilèges. — Donc il est la même personne aujourd’hui qu’il était à son arrivée. — Oui. — Parfait, dit Greg en se levant. J’aimerais le voir. L’entrevue devrait m’être utile. — Comme vous voudrez, fit MacLennan. Stephanie va vous accompagner. — Avez-vous des doubles de la correspondance qu’il a reçue ? demanda Mandel. MacLennan interrogea du regard son assistante. — Oui, répondit celle-ci. Il n’y a pas grand-chose. Surtout des menaces de mort. — J’aimerais en avoir copie, s’il vous plaît. — Bien sûr, dit MacLennan, je m’en charge. Ce sera prêt avant que vous partiez. — Merci. Il y avait toujours la possibilité que quelqu’un admire assez Bursken pour reproduire son mode opératoire. Cette piste lui paraissait néanmoins assez peu crédible. — Comment Bursken a-t-il réagi à l’annonce du meurtre de Kitchener ? demanda Greg à Stephanie quand ils furent sortis du bureau de MacLennan. — Il a montré un grand intérêt. Pour lui, c’est une justification de ses propres crimes. — Oh ? — Bursken est convaincu d’être un des agents choisis par Dieu pour exercer Sa vengeance dans un monde souillé par le péché. En conséquence, quelqu’un qui tue de la même manière que lui est la preuve que Dieu a confié sa tâche à une autre personne, puisque lui n’est plus en mesure de la poursuivre. Et donc, c’était bien Dieu qui a inspiré ses propres meurtres. C. Q. F. D. — Comment est-il ? Je veux dire, dans ses années formatrices, qu’est-ce qui aurait pu le pousser à devenir ce qu’il est aujourd’hui ? Ils descendaient l’escalier, et il vit qu’elle hésitait. Son attitude sociable baissa d’un cran pendant ce moment de silence. Il sentit en elle de la perplexité, et même une certaine inquiétude. — Pour être tout à fait franche, Greg, je n’en sais rien du tout. Nous avons effectué des recherches concernant ses antécédents et le milieu socio-culturel dont il est issu, mais ça n’a rien donné de probant. Il a eu une enfance tout ce qu’il y a d’ordinaire. Un peu d’agressivité à l’école, mais rien d’excessif. Nous n’avons trouvé aucun indice de mauvais traitements ou de privations. Pourtant, même selon les autres détenus du centre, il est complètement dément. Il n’y a aucune explication rationnelle à son état. Nous l’avons soumis à toute une batterie d’examens, bien entendu. Ses fonctions cérébrales ne souffrent d’aucune anomalie, il n’y a pas de déséquilibre chimique. Actuellement nous tentons de définir le mécanisme déclencheur de sa psychose, et de savoir s’il existe une cause unique qui provoque ses crises de folie meurtrière. MacLennan pense que si nous parvenions à saisir au moins en partie comment Bursken fonctionne nous pourrions comprendre sa mentalité. C’est pourquoi il est disposé à consacrer du temps et de l’argent à un cas aussi désespéré. C’est en étudiant les déviants irrécupérables que nous apprendrons à mieux connaître ceux du genre plus ordinaire. Mais à ce jour les résultats ont été parcellaires et absolument pas concluants. Je doute que nous le comprenions un jour. Je me contente de remercier le Ciel que Bursken soit un cas rarissime. — Vous voulez dire que même votre technique de laser paradigmatique ne pourrait pas le soigner ? — Je ne le pense pas. Voyez-vous, pour autant que nous sachions il n’y a pas chez lui de séquence mémorielle négative à remplacer, aucun trauma à éradiquer. Peut-être a-t-il vraiment entendu des voix, qui sait ? La salle d’entrevue du centre était quand même plus accueillante que celle du poste de police d’Oakham. Greg imaginait qu’elle avait été calquée sur une salle de réunion d’un hôtel deux-étoiles, dans une optique simple mais bien intentionnée. La table ovale couleur crème était entourée de cinq chaises sable confortables d’apparence, et l’ensemble n’évoquait en rien une ambiance de confrontation. La pièce était située au rez-de-chaussée, et une baie vitrée occupait tout un pan de mur qui donnait sur le jardin intérieur du centre. Des conifères et des bruyères poussaient dans des bacs en brique, et une équipe de détenus les couvraient de leurs attentions sous l’œil vigilant des gardiens. Sur plusieurs bancs en bois, d’autres prisonniers lisaient ou paressaient simplement sous un soleil assez inattendu. Tous avaient la combinaison marquée d’une bande bleue sur la manche. Deux surveillants firent entrer Liam Bursken. Ce n’était pas un individu particulièrement grand, il était même un peu plus petit que Mandel, mais très charpenté, avec des épaules larges et tombantes. Son crâne rasé arborait un début de repousse bleuté qui donnait l’impression d’un visage plus en longueur qu’il était en réalité. Son collier était assez serré pour boursoufler la peau de chaque côté, et Greg nota qu’elle était rougie par le frottement. Un regard vert posé, vaguement mélancolique, dévisagea longuement le visiteur. La manche de sa combinaison jaune était ornée d’une bande rouge. Il s’assit au ralenti, avec cette raideur que Greg associait plutôt aux vieillards. Les gardes restèrent debout derrière lui, un avec la main dans la poche. Les doigts sur la télécommande du collier, songea Mandel. Il sollicita son implant. Les quatre esprits présents dans la pièce glissèrent dans la limite en expansion de ses perceptions, et les courants de leurs pensées formèrent une constellation d’une moire changeante et surréelle. Les deux gardiens étaient nerveux, tandis que Stephanie Rowe ne montrait qu’un intérêt froid. L’esprit de Liam Bursken était plus énigmatique. Greg s’était attendu aux fractures irrégulières d’un dysfonctionnement interne, comme un drogué incapable de rationaliser, et il trouvait le calme, la conviction d’être d’une vertu suprême. L’assurance de Bursken confinait à la mégalomanie. Et il n’avait pas le moindre humour. Il était totalement dépourvu de cette caractéristique humaine. C’était ce qui déstabilisait les gens à qui il était confronté, Greg le comprit, parce qu’on pouvait inconsciemment sentir ce manque. Il se demanda s’il devait mettre Stephanie dans la confidence, pour l’aider à comprendre cet individu. Il posa son cybofax devant lui sur la table et le régla sur la liste de questions qu’il avait préparée. — Je m’appelle Greg Mandel. — Médium, dit Liam Bursken. Ancien de la brigade Mindstar. Conseiller auprès de la brigade criminelle d’Oakham dans l’affaire du meurtre d’Edward Kitchener. Fortement soupçonné d’avoir été nommé sur l’insistance de Julia Evans. — Ouais, tout ça est exact. Encore qu’il ne faut pas croire tout ce qu’on raconte à la télé. Alors, Liam, Stephanie ici présente m’a appris que vous aviez suivi l’affaire Kitchener avec un certain intérêt. — Oui. Greg savait que Bursken n’essaierait pas de se montrer délibérément provocant, ni de l’irriter. L’homme ne s’intéressait qu’aux faits. Pas de place chez lui pour un discours séducteur, rien de ce jeu qui sous-tendait habituellement les rapports entre deux inconnus. Stephanie avait dit vrai, Bursken était complètement insane. Greg n’était même pas sûr qu’il mérite encore l’appellation d’humain. — J’aimerais vous poser quelques questions, si vous n’y voyez pas d’objection. — Toute objection serait inutile. Vous la prendriez pour une réponse. — Alors je peux poser mes questions ? Silence. Greg commençait à se demander s’il serait en mesure de démasquer un mensonge dans un esprit aussi gravement faussé. — Quel âge avez-vous, Liam ? — Quarante-deux ans. — Où viviez-vous quand vous avez commis les meurtres ? — Newark. — Combien de personnes avez-vous tuées ? — Onze. Greg dissimula son soulagement. Bursken n’essayait pas de biaiser, il répondait sans attendre. Cela signifiait que l’ancien de la Mindstar pourrait repérer toute tentative de tricherie. Même un dingue aussi intégral ne pouvait échapper à son étau mental. Il ne savait pas s’il devait s’en féliciter. Pour comprendre la folie, fallait-il être soi-même un peu déséquilibré ? D’un autre côté, quel individu sain d’esprit aurait accepté qu’on l’affuble d’un implant glandulaire ? Il nota la vague de haine qui balayait l’esprit de Bursken et effaça l’ombre de sourire qui planait sur ses lèvres. — Où vous trouviez-vous quand Edward Kitchener a été tué, Liam ? — Ici. Vrai. — Êtes-vous déjà sorti de Stocken Hall ? — Non. — Avez-vous déjà tenté d’en sortir ? — Non. — Désirez-vous en sortir ? Bursken marqua un temps avant de répondre. — J’aimerais partir. — Pensez-vous que vous méritez de partir ? — Oui. — Pensez-vous avoir fait quelque chose de mal ? — J’ai fait ce qu’on m’a dit de faire, rien de plus. — Dieu vous a dit de tuer ? — J’ai été l’instrument choisi par notre Seigneur. — Pour éliminer le péché ? — Oui. — Quel péché avait commis Sarah Inglis ? Son cybofax indiquait que Sarah avait été âgée de onze ans, et qu’il l’avait enlevée alors qu’elle rentrait de l’école. — Que celui qui n’a jamais péché jette la première pierre. — C’était une écolière. La remarque n’avait rien de professionnel, et il le savait, mais pour une fois il s’en contrefichait. Tout ce qui pouvait atteindre Bursken, de la prise de conscience au coup de genou dans les parties, ne pouvait être totalement hors sujet. — Notre Seigneur n’a pas de compte à rendre. — Ouais, bien sûr. Que savez-vous d’Edward Kitchener ? — Physicien. Double prix Nobel. Habitait à Launde Abbey. A avancé un certain nombre de théories sujettes à controverse. Adultère. Dégénéré. Blasphémateur. — Pourquoi, blasphémateur ? — Les physiciens cherchent à définir l’univers, à en éliminer toute notion d’incertitude, et par là même toute spiritualité. Ils cherchent à bannir Dieu. Ils disent que Dieu n’a pas de place dans leurs théories. C’est la voix du Malin qui parle. — Ce qui ferait de Kitchener une victime légitime de la justice que vous dispensiez ? — Oui. — Si on vous avait laissé sortir de Stocken Hall, l’auriez-vous tué ? — Je l’aurais racheté par le sacrifice de sa vie. Il aurait été béni, et il m’aurait remercié au moment où il se serait prosterné au pied de notre Seigneur. — Cette rédemption aurait-elle impliqué qu’il soit mutilé ? — J’aurais laissé un signe aux anges du Seigneur afin qu’ils l’aident à monter au Ciel. — Quel signe ? — Je lui aurais donné l’apparence d’un ange. — Les poumons, glissa Stephanie. Si vous regardez le corps d’en haut, les poumons placés de chaque côté représentent les ailes, comme celles d’un ange. Liam a effectué cette mise en scène pour toutes ses victimes. Les Vikings avaient coutume de faire une chose similaire après leurs pillages. — Je n’en doute pas, murmura Greg en affichant la série suivante de questions. Très bien, Liam, vous savez que Kitchener habite à Launde Abbey, et vous savez qu’il y a une cuisine, là-bas. Vous serviriez-vous de votre propre couteau ? — Le Seigneur pourvoit toujours aux besoins de Son serviteur. — Y a-t-il pourvu en prenant dans la cuisine de Launde, ou à l’avance ? — À l’avance, répondit Bursken d’une voix épaisse. Stephanie se pencha vers Mandel, un sourire d’excuses aux lèvres. — Où voulez-vous en venir ? chuchota-t-elle. — Je dresse le profil de l’esprit impliqué dans le meurtre. La personne qui l’a commis a des points communs avec Bursken. Il ne s’agissait pas d’un tech-merc quelconque, même ces assassins refuseraient de commettre pareilles atrocités. Ce doit être quelqu’un dont les réactions émotionnelles normales ont été faussées, comme Bursken. Ce que je veux savoir, c’est jusqu’à quel point le meurtrier pouvait fonctionner rationnellement dans de telles circonstances. S’il suivait un plan préétabli, était-il capable de s’y tenir ? La répulsion pousserait la plupart des esprits ordinaires à craquer sous le stress, et des erreurs seraient commises. Jusqu’à maintenant, l’enquête n’en a découvert aucune. — Je vois, dit-elle avant de se rasseoir normalement. — Qu’est-ce qui serait le plus important aux yeux du Seigneur, reprit Greg à l’attention de Bursken, racheter Kitchener, ou détruire les fichiers informatiques contenant toute son œuvre blasphématoire ? — Vous vous moquez, Mandel. Vous parlez du Seigneur et pourtant il n’y a aucune révérence pour Lui dans votre cœur. Vous parlez de blasphème, et pourtant vous vous délectez de son exécution. — Que préféreriez-vous faire, tuer Kitchener ou effacer son œuvre ? — Un ordinateur est un outil, il peut servir pour le Bien, ou pour le Mal. En lui-même, il n’a pas d’importance. — C’est donc secondaire, mais le détruire serait une bonne idée. Essaieriez-vous de le faire ? — Oui. — Étiez-vous nerveux quand vous avez assassiné ces gens, à Newark ? Les muscles de la gorge de Bursken se contractèrent, et le courant de ses pensées fut secoué de spasmes, se tordant comme des serpents furieux. La répugnance prédominait. Greg se permit un léger sourire. — Vous étiez nerveux, n’est-ce pas ? Vous étiez effrayé, vous trembliez comme une feuille. — Je craignais d’être découvert, cracha Bursken. Qu’on m’empêche de terminer. — Avez-vous pris des précautions ? Vous êtes-vous lavé, ensuite ? — Le Seigneur n’est pas stupide. — Vous avez suivi ses instructions ? — Oui. — À la lettre ? Juste après, je veux dire dans la minute après avoir disposé les poumons de chaque côté du corps, vous vous êtes nettoyé ? — Oui. — Pas d’hésitation ? Pas de jubilation ? — Aucune. — Et pendant l’acte, comment vous êtes-vous comporté ? Vous étiez concentré ? — Oui. — C’était une tâche difficile, sanglante, et il y avait toujours le risque que quelqu’un survienne. La peur. Vous prétendez sérieusement que votre concentration n’a jamais faibli ? — Jamais, répondit Bursken, apparemment ravi. Le Seigneur m’a purifié de toute faiblesse mortelle pour que j’accomplisse ma tâche. Mes pensées sont demeurées pures. — Chaque fois ? — Chaque fois ! — La police a retrouvé un peu de peau sous les ongles d’Oliver Powell. La vôtre. Vous avez raté ça, n’est-ce pas ? — Ils ont menti. Il n’y avait pas de peau. Powell a été frappé par-derrière. Il a poussé un seul cri avant que je le réduise au silence. Une supplique. Dans son cœur il a compris son péché, et il n’a pas tenté d’échapper à la justice du Seigneur. Greg le lisait dans son esprit, Bursken éprouvait une fierté intense pour ce qu’il avait fait. Une sensation d’accomplissement, comme celle que Mandel avait rencontrée chez les vainqueurs de tournois sportifs ou chez quelqu’un apprenant qu’il vient de réussir son examen. Un sentiment de dignité considérable. La stupéfaction repoussa Greg au fond de son siège. Il regardait avec incrédulité cette créature qui se trouvait en face de lui. Elle était de chair et de sang, mais cela ne suffisait pas à la rendre humaine. — Bordel, souffla-t-il. Il n’est pas réel… Stephanie échangea un regard embarrassé avec un des gardiens et donna le signal de la fin de l’entrevue. — Il y avait autre chose, Greg ? demanda-t-elle. Il stoppa la sécrétion de son implant glandulaire. Il se sentait défait, souillé et honteux d’avoir connu l’intimité de l’esprit de Bursken. — Non, absolument rien. Le dément le gratifia d’un sourire méprisant quand les gardiens l’emmenèrent. CHAPITRE 14 La Rolls-Royce de Julia franchit l’arche de pierre monumentale sous le regard minéral des deux griffons moussus perchés de chaque côté. Les grilles en fer forgé se refermèrent derrière la voiture qui s’éloigna sans hâte sur l’allée couverte de gravier. Même par ce temps exécrable de début d’année, le parc de Wilholm demeurait magnifiquement entretenu. Les massifs de fleurs impeccables alternaient avec les cerisiers le long de l’allée. Les vastes pelouses saupoudrées de cycas courtauds roulaient jusqu’à une bordure de buissons aux feuilles luisantes, derrière laquelle une épaisse rangée de palissandres de Brésil complétait ce paravent dressé contre tout regard indiscret. La Nene coulait à deux kilomètres de là, au sud-est. En été, depuis les fenêtres du deuxième étage du manoir, Julia pouvait apercevoir les petits bateaux à voile qui descendaient ou remontaient son cours, et elle rêvait de la liberté qu’ils connaissaient. Mais actuellement la vallée était noyée par les pluies de la mousson, et on avait remisé au sec toutes les embarcations. L’inondation saisonnière s’aggravait chaque année. Plus bas, entre l’A1 et l’extrémité de l’estuaire de Ferry Meadows, les terres s’étaient transformées en un marais salant permanent, fétide et stérile. Le domaine de Wilholm demeurait néanmoins un refuge protégé des ravages environnementaux par la muraille de sa fortune, inchangé à l’exception du cycle spectaculaire des floraisons qui évoluaient de mois en mois. Philip Evans avait acquis la propriété dès son retour en Angleterre, et il avait acheté à prix d’or le départ des fermiers communaux qui l’occupaient quand le PSP était au pouvoir. Une armée de jardiniers paysagistes lui avait redonné sa splendeur d’antan en quelques mois. En réalité Wilholm Manor était probablement plus somptueux encore qu’auparavant. C’était du moins ce quelle pensait au vu du coût de sa remise en état. Son grand-père avait dépensé sans compter, seul lui importait l’élégance retrouvée, et il ne faisait aucun doute qu’il avait obtenu ce qu’il désirait. Le manoir était un ravissement pour l’œil, et le temps semblait s’écouler juste un peu plus lentement qu’ailleurs sur ses pelouses et dans ses salles magnifiques. Du fait qu’elle ne s’en était jamais servi pour les affaires, de quelque sorte qu’elles soient, Julia éprouvait toujours une sensation de soulagement quand elle franchissait le seuil ultrasécurisé de la demeure. Wilholm était réservé aux fêtes, à ses amours et à ses amis. Quant à l’assassinat de Kitchener, il était trop singulier pour être classé dans la catégorie « travail ». Elle fit la moue. Il faudrait qu’elle évite de qualifier le meurtre de curieux devant Cormac Ranasfari. > Accès à Royan requis. — Salut, Fleur des neiges. Elle sourit largement. Sur le strapontin face à elle, Rachel la regarda sans comprendre puis se replongea dans la contemplation du paysage. Juste devant les buissons, elle aperçut une panthère noire génétiquement modifiée qui accomplissait sa tâche de sentinelle en trottant paisiblement. Royan était le seul à l’appeler ainsi, à cause de son troisième prénom, Snowflower, celui que lui avait donné le culte du désert américain avec lequel elle avait passé son enfance. Elle ne l’utilisait jamais, mais il n’y avait pas une donnée sur la planète qui soit inaccessible à Royan. — Salut, toi, répondit-elle. Discuter avec Royan la détendait toujours. Il lui avait enseigné toutes sortes de ficelles en informatique. Grâce à lui, elle était aujourd’hui capable de concevoir des programmes de piratage plus performants que ceux de la moitié des hackers professionnels d’Angleterre. Elle n’était pas certaine de ce qu’il avait reçu en retour, sans doute la simple satisfaction d’avoir quelqu’un à l’extérieur de son repère de béton qui l’écoutait. Cela et le fait qu’elle était Julia Evans. Quoi qu’il en soit, leur amitié ne s’était jamais démentie depuis cette première affaire que Greg avait traitée pour Event Horizon. Et Royan était une autre de ces rares personnes qui se montrait honnête avec elle. — Eleanor est passée me voir. — Quel succès. Toutes ces petites amies… — J’aime bien Eleanor. — Vous, les hommes, vous aimez tous Eleanor. — Jalouse jalouse jalouse. C’est ce que tu es ! — Absolument, moi je n’ai que de l’argent. — Comment va Patrick ? — Bien, je suppose. — Oh non, Fleur des neiges, ne me dis pas que c’est déjà terminé, avec lui ? Tu as fait sa connaissance il y a cinq semaines seulement. — Ne commence pas, tu veux ? Ce discours, je l’entends déjà assez avec Grand-père, Morgan et Greg. — Ils se soucient de ton bonheur. Moi aussi, Fleur. C’est chouette d’avoir des gens qui se soucient de vous. — C’est vrai. — Je t’ai vu sur toutes les chaînes, ce matin. — Ah oui ? — Oui oui oui. Tu veux que je mette un contrat sur Jakki Coleman ? — J’adorerais. — Sérieux ? — Le seul problème, c’est que tout le monde saurait que je suis derrière. Seigneur, je devrais plutôt souhaiter que rien ne lui arrive ! Tiens, je n’avais encore jamais considéré la chose sous cet angle. Avec toutes ces théories de la conspiration qui fleurissent en ce moment… — Culpabilité culpabilité culpabilité. Rires. C’est bien fait. — Bah, tu me ferais évader de prison, non ? — Ça te coûterait très cher… — Merci infiniment. Quel ami j’ai là… — Sérieusement, je pourrais infecter la diffusion de son émission. Et si je superposais une vidéo porno ? Pour révéler sa vraie nature au public ? Julia dut plaquer une main sur sa bouche pour ne pas éclater de rire. Cette fois Rachel ne lui accorda pas un regard. Sa garde du corps avait probablement deviné ce qui se passait. — Ne me tente pas ! implora Julia. Mais je m’occuperai de son cas, un de ces jours. Tu verras. Rien de public, mais elle saura, et je saurai. Et c’est ce qui compte vraiment. — Fais-moi savoir si tu as besoin d’un coup de main. — Je n’y manquerai pas. Merci. — J’ai étudié le système de sécurité de Launde Abbey, à la demande de Greg et Eleanor. — Oui, et ? — Tu veillais de près sur Kitchener, hein ? — Pas moi. En fait, je ne savais rien de lui il y a encore deux jours. Apparemment c’est Cormac Ranasfari qui a insisté pour que la sécurité soit renforcée à l’abbaye. Il a toujours craint que Kitchener n’ait pas une protection appropriée, et c’était l’occasion pour remédier à cette situation. — Oh, eh bien, le système que tes spécialistes ont installé est de très haut niveau. Les programmes gardiens sont top top top. — Tu ne peux pas t’introduire ? — Je n’ai pas dit ça. Je pourrais si je voulais vraiment. Et sans doute cinq ou six autres personnes dans le pays. Mais ce serait dur. — Oh, donc l’éventualité d’un tech-merc en mission d’intrusion passe de possible à improbable. — On dirait bien, oui. — Merci pour l’info. Tu veux assister à la conférence ? — Oui oui oui. Wilholm était un splendide manoir du XVIIIe siècle. Sa grande façade en pierre grise était égayée par les rosiers rouges et jaunes qui avaient envahi le treillage des deux côtés de son portique en saillie. Les hautes fenêtres étaient équipées de verre argenté pour lutter contre la chaleur. Julia aperçut une centaine de petits reflets d’elle-même descendant de la Rolls. Lucas, son majordome, descendit les marches pour l’accueillir. Deux autres voitures étaient garées à l’extérieur, la Rover caramel de Morgan et une Ford bleu cobalt qui devait appartenir à Ranasfari. — La matinée a été agréable, madame ? s’enquit Lucas. À soixante-cinq ans, le majordome portait sa queue-de-pie aux gros boutons en cuivre avec une dignité merveilleuse. Le PSP l’avait laissé au chômage pendant dix ans, sous prétexte que le travail d’employé de maison était un anachronisme doublé d’une humiliation. Le lendemain du jour où Philip Evans avait acheté Wilholm, il était venu à bicyclette de Peterborough pour proposer ses services. Sous sa supervision, le manoir fonctionnait sans à-coups. Et il n’avait jamais suivi de formation à la gestion du personnel. Elle lui confia son imper et son canotier. — Disons que j’ai traité un certain nombre de problèmes. Il inclina la tête. — Monsieur et madame Mandel viennent de franchir les grilles de la propriété, madame. Ils seront là dans un moment. — Bien. Qu’ils montent dans le bureau dès leur arrivée. Elle gravit rapidement les marches et franchit la double porte monumentale. La majorité de ses meilleurs amis réunis pour résoudre un problème en sa compagnie. L’après-midi semblait bien s’annoncer. Le bureau était situé au premier étage. Julie ôta son blazer en montant le grand escalier courbe. Elle en était à défaire son fin nœud papillon quand elle entra sans ralentir dans la pièce. Morgan Walshaw et Cormac Ranasfari l’y attendaient, ainsi que Gabrielle Thompson. Gabrielle était la seule personne connue de Julia qui rajeunissait. Cette femme était aussi un ancien officier de la Mindstar à qui Greg l’avait présenté. Son implant glandulaire lui avait été retiré deux ans plus tôt, car la faculté de précognition qu’il lui donnait lui avait causé trop de problèmes psychologiques. Parce qu’elle voyait dans le futur, Gabrielle vivait dans la terreur perpétuelle de découvrir sa propre mort qui se rapprochait inexorablement. Après avoir quitté l’armée, elle s’était complètement laissé aller. Aujourd’hui, débarrassée de son implant, elle reprenait soin de son apparence, suivait un régime avec sérieux, se maintenait en forme et commençait à s’intéresser à tout un éventail de sujets nouveaux. La vieille fille inélégante qui semblait avoir cinquante-cinq ans s’était transformée en une femme au visage souriant de quarante-cinq ans, vive et ouverte au monde. Même si Julia avait cru remarquer les signes d’une certaine fragilité, en plus d’une occasion. Officiellement Gabrielle était conseillère rattachée à la division de sécurité d’Event Horizon le temps que Morgan y constitue une équipe de médiums – Greg ayant refusé net ce poste. Morgan et elle vivaient ensemble depuis dix-huit mois. — Bonjour, Gabrielle, dit Julia d’un ton enjoué. Elle déposa un baiser rapide sur la joue de Morgan sans presque ralentir tandis qu’elle longeait la grande table en chêne qui occupait le centre du bureau. — Merci d’être venu, Cormac. Ranasfari se leva à moitié de son fauteuil. Il la salua d’un hochement de tête avant de se laisser retomber sur le siège. Julia s’assit sur la chaise en bout de table et alluma le terminal encastré devant elle. — J’ai demandé à Royan de participer à cette réunion, si personne n’y voit d’inconvénient ? La question s’adressait plus spécialement à Morgan, qui n’appréciait pas trop les activités du génie de l’informatique. — Bien sûr. Elle tapa le code d’entrée sur le clavier. Au-dessus de la grande cheminée, l’écran utilisé pour les vidéoconférences s’éclaira. — BRANCHÉ, afficha-t-il en capitales orange. Royan se refusait obstinément à utiliser un synthétiseur vocal. Ce qui s’en rapprochait le plus était sa conversation mentale quand Julia raccordait ses nodules en interface avec le système de son appartement. Eleanor lui avait fait une description de Royan, un jour, et depuis Julia éprouvait une culpabilité diffuse au soulagement qu’elle avait de ne jamais devoir le rencontrer réellement. Mais une présence morne semblait toujours rôder à la périphérie de leur lien électronique, comme s’il luttait pour se projeter vers elle. Tu es paranoïaque, ma vieille, se dit-elle. Un autre code et son grand-père fut lui aussi présent, connecté au système du bureau. Elle échangea quelques banalités avec les trois personnes présentes en chair et en os tandis que les premières gouttes de l’après-midi venaient moucheter les vitres. Des nuages gris glissaient paresseusement sur la vallée de la Nene et donnaient aux lambris de la pièce un aspect lugubre. Les appliques sphériques biolum s’allumèrent, pareilles à des perles géantes collées au bout de leur montant courbe en cuivre. On frappa doucement à la porte, et Lucas introduisit Greg et Eleanor. Julia écouta leur résumé de l’affaire et réprima un frisson quand Greg relata son entrevue avec Liam Bursken. Son ami était toujours affecté, or il en fallait beaucoup pour mettre Mandel dans un tel état. Chaque fois qu’elle glissait un regard en direction de Ranasfari, elle voyait qu’il affichait toujours un air poliment attentif. Vous ne me trompez plus, Cormac, songea-t-elle. Sa réserve était une défense contre la folie et la stupidité de ce monde, tout autant que sa retraite physique dans le refuge de son labo. Mais le monde venait de traverser tous ses remparts pour venir le mordre. Avec un certain étonnement, elle se rendit compte qu’elle était navrée pour lui. Après qu’Eleanor eut fini de parler, Julia demanda à Greg de transférer dans le bloc RN tous les dossiers de la police qu’il avait enregistrés sur son cybofax. — Grand-père pourra les soumettre à ses programmes de corrélation, dit-elle. — Ah, je vois : à moi de faire la boniche, grommela Philip à haute voix. Content de savoir pourquoi j’ai été invité. Avec un mince sourire, Greg pointa son cybofax sur le terminal. Eleanor ajouta les données qu’elle avait accumulées de son côté. — Il ne s’agit donc pas d’un des étudiants, nous en sommes maintenant sûrs, dit Gabrielle, pensive. — Oui, j’ai la conviction qu’aucun d’entre eux n’a tué Kitchener, répondit Greg, même si je ne sais pas trop ce que vaudrait ma conviction devant les juges. Mais les indices matériels tendent à confirmer mes interrogatoires. Par ailleurs, aucun d’entre eux n’a un esprit comparable à celui de Bursken. — Votre opinion me suffit, déclara Morgan. — Même notre nouvelle amie Rosette Harding-Clarke est disculpée, dit Eleanor en montrant un sourire railleur à Greg. D’après le service juridique de Julia, l’enfant ne recevrait pas un penny de l’héritage de Kitchener. Si les Harding-Clarke avaient été désargentés, Rosette aurait pu intenter une action en justice pour obtenir une obligation alimentaire, mais la question ne se pose pas. — Il doit donc s’agir d’un tech-merc sous contrat, dit Morgan. — VOTRE SYSTÈME DE SÉCURITÉ PROTÉGEANT LAUNDE ABBEY ÉTAIT CE QUI SE FAIT DE MIEUX. PERSONNE DANS LE CIRCUIT N’A ENTENDU PARLER D’UNE DEMANDE D’ACHAT DU GENRE DE PROGRAMMES INDISPENSABLES POUR UNE INTRUSION DE CE NIVEAU. Morgan tourna son attention sur l’écran. — Vos sources sont fiables ? — TRÈS TRÈS TRÈS. — Quelqu’un s’est pourtant introduit dans Launde Abbey. — Je maintiens que cette nuit-là il aurait été extrêmement difficile à quelqu’un d’entrer dans la vallée de la Chater et d’en ressortir, rappela Mandel. — Alors qui a fait ça ? demanda Walshaw, d’une voix légèrement plus aiguë. Gabrielle accrocha son regard pour lui faire un reproche muet. — En toute logique, il s’agit d’un contrat de tech-merc, fit Greg d’un ton mécontent. Personne d’autre n’aurait le savoir-faire et la pratique opérationnelle pour entrer et ressortir sans laisser de trace. Et c’est bien ce que je trouve incroyable. Il n’y a pas une trace, pas la moindre. Il secoua la tête, la mine dépitée. — Pour le moment, il nous manque la méthode employée et le mobile, dit Eleanor. — DES MOBILES, J’EN VOIS PLEIN. — Lesquels ? demanda Julia. — SELON LE CIRCUIT, KITCHENER TRAVAILLAIT SUR UN RÉACTEUR PROTON-BORE POUR VOUS. — Edward ne faisait rien de tel ! se récria Ranasfari. Philip Evans s’esclaffa et le son se répercuta dans les haut-parleurs cachés. — Ah, mais ça collerait, les enfants. La spécialité de Kitchener, c’était les interactions atomiques et moléculaires. Une réaction proton-bore réussie serait presque aussi intéressante que le gigaconducteur. Si l’on voit la chose d’un point de vue économique, une fusion proton-bore réussie produit de l’hélium énergisé, c’est tout, sans émission de polluant ni radioactivité. C’est une petite merveille, enfin, c’en serait une si on y parvenait. Kitchener était exactement le type d’homme capable de résoudre les problèmes pour obtenir une fusion stable et propre. — Ce serait une hypothèse logique, reconnut Morgan malgré lui. Si des gens se sont rendu compte que Kitchener était sous contrat avec Event Horizon, que nous financions ses travaux, ils ont pu en déduire facilement que c’était pour des recherches sur l’énergie. En particulier s’ils ont appris que le tout venait du bureau de Cormac, l’inventeur du gigaconducteur. Eleanor tapota doucement la table d’une main, et inclina la tête vers Julia. — Comment allez-vous alimenter en énergie Prior’s Fen ? Il lui fallut une seconde pour passer d’un sujet à l’autre. — J’envisage deux possibilités. La première est un système de générateur thermique océanique, avec des plates-formes flottantes ancrées dans l’Atlantique qui amèneraient l’électricité à terre par des câbles supraconducteurs. La deuxième consisterait à forer deux trous de sonde au fond du bassin des Fens, puis y insérer directement des câbles thermocouplés et siphonner l’énergie du manteau. La tour et les cyberdistricts prévus ne pourront pas être alimentés par les ressources existant sur terre dans notre pays, la capacité n’existe tout simplement pas. Pour ce qui est du coût, le couplage direct a la préférence, naturellement, puisqu’il n’y a pas de parties mobiles à entretenir une fois que les trous ont été forés. En termes d’ingénierie, le thermique océanique est une technologie beaucoup plus développée. Pour le moment j’attends de voir si dans les dix mois à venir Cormac fera des progrès significatifs sur le thermocouplage direct. Nous n’aurons pas à choisir avant la fin de cette année. — J’aimerais que ce soit plus tôt, marmonna Philip. — Du calme, Grand-père, dit-elle en tournant un regard de réprimande vers la caméra montée au-dessus de l’écran. — Donc il serait très logique pour vous de travailler sur une troisième, une quatrième, voire même une cinquième option, dit Eleanor. — Oui, absolument. Mais nous ne le faisons pas. — Quelles autres technologies encore embryonnaires pourraient satisfaire la demande industrielle ? demanda Greg. Et plus important encore, qui travaille sur ces pistes ? — Grand-père ? — C’est très facile, ma petite. Il n’existe que cinq candidats réellement plausibles. Des turbines dans le jet-stream, quand vous attachez de grands ballons de vide à douze kilomètres d’altitude et que vous les équipez de pales d’hélice géantes. La vitesse des vents à cette altitude est assez impressionnante. Ensuite il y a la fusion froide. (Ranasfari eut un grognement désobligeant. Mais sous le regard sévère de Julia il se limita à une moue et se remit à regarder fixement par la fenêtre.) Eh, ils pourraient trouver un moyen. Je ne fais que citer les options. — Continue, Grand-père. — Les réacteurs à microfusion, qui sont une sorte de version perfectionnée de la fusion froide et qui recourent à des techniques de compression à l’échelle moléculaire pour fusionner des groupes extrêmement restreints d’atomes de deutérium dans un truc de la taille d’un microprocesseur. Un appareil aussi minuscule évite les problèmes de dissipation de chaleur qu’on rencontre dans les tokamaks, mais il faudrait regrouper un grand nombre de réacteurs pour obtenir un rendement décent. Il y a les turbines utilisant les courants océaniques. Mais ces courants posent un problème. Que ce soit le Gulf Stream, le Kuro Shio, le courant est australien, celui du Cap Horn ou celui de Mozambique, ils sont tous exploitables, certes, mais ils sont très éloignés de l’Europe. Ensuite il y a les satellites solaires. Peu coûteux et pratiques, en particulier maintenant que nous disposons de la navette spatiale Clarke. Mais pas un seul gouvernement au monde n’accordera une autorisation pour héberger un système de réception : trop de risques avec l’environnement – ou plutôt avec les environnementalistes – quand il est question d’un faisceau d’énergie traversant l’atmosphère. — Qui conduit des recherches sur ces solutions ? demanda Greg. — Si l’on excepte les satellites, à peu près tous les kombinates, et des dizaines d’universités sous contrat avec leur gouvernement. Le monde entier a besoin d’une source d’énergie qui n’aggravera pas l’effet de serre. Julia joignit les mains tandis que son esprit se jetait sur ce problème. Elle n’eut même pas besoin de faire intervenir les nodules. — Grand-père, y a-t-il des équipes de chercheurs qui travaillent sur la fusion proton-bore ? — Oui, elles sont même nombreuses. — Très bien. Dresse une liste des vingt-cinq équipes de chercheurs les plus prometteuses qui travaillent sur les réacteurs proton-bore et chacun des projets que tu as mentionnés, et croise-les avec Diessenburg Mercantile. — Compris, ma petite. — Ce n’est pas une de nos banques ? fit Morgan. — Oui. Elle leur résuma sa conversation avec Karl Hildebrandt. — Intéressant, commenta Greg. J’aurais aimé être présent. — J’ai un résultat, Juliet, annonça Philip Evans dont la voix laissait transparaître une légère appréhension, ce qui était très inhabituel. La compagnie Randon. Ils ont un prêt de huit cent cinquante millions d’eurofrancs avec Diessenburg Mercantile, et un autre de deux cents millions de nouvelles livres sterling. Les deux tiers de ces sommes ont servi à construire des labos dans la banlieue de Reims qui se consacrent à la recherche dans les techniques de microfusion. — C’est forcément ça, lâcha Morgan. — Randon est également le sponsor de Nicholas Beswick, ajouta Philip d’un ton plus neutre. Greg se redressa sur son siège et regarda le terminal au bout de la table. — Il ne peut pas s’agir d’une coïncidence, dit Gabrielle. — Non, ce n’est pas lui, répondit Mandel avec fermeté. — Oh, allons, Greg. Les aptitudes psi ne sont pas infaillibles. — Si ça avait été n’importe lequel des autres, j’aurais dit : peut-être. Mais Beswick ? Pas la moindre chance. — Si tu le dis…, dit-elle en détournant la tête, l’air désintéressé. — Tout ça se base sur des arguments très spécieux, remarqua Ranasfari. — Ouais, peut-être, fit Greg, qui paraissait troublé. Royan, cette rumeur prétendant que Kitchener travaillait sur la fusion proton-bore, elle existait avant qu’il se fasse assassiner ? — OUI OUI OUI. BEAUCOUP DE SPÉCULATIONS DÈS QUE LES VERSEMENTS D’EVENT’HORIZON SONT ARRIVÉS SUR SON COMPTE BANCAIRE. — Pour l’amour du Ciel…, maugréa Morgan. — DÉSOLÉ, MAIS LES GENS COMME KITCHENER SONT TOUJOURS SURVEILLÉS DE PRÈS PAR LES HACKERS. SON TRAVAIL LES INTÉRESSE, SANS PARLER DE L’ASPECT COMMERCIAL. — Mais personne ne savait avec certitude ce qu’il faisait, n’est-ce pas ? insista Greg. — EXACT. LE SYSTÈME INFORMATIQUE DE LAUNDE N’ÉTAIT RELIÉ À AUCUNE BASE DE DONNÉES. KITCHENER NE VOULAIT PROBABLEMENT PAS RISQUER QU’ON TENTE DE LUI PIQUER DES DONNÉES. MALIN DE SA PART. C’EST POURQUOI ON S’INTÉRESSAIT À LUI. Le visage de Greg se ferma et il baissa les yeux sur la table devant lui pour mieux se concentrer. Eleanor le surveillait avec une pointe d’anxiété. Julia trouva ce dévouement inconscient qui existait entre eux absolument merveilleux. Elle s’en voulut presque d’en avoir surpris les signes. — Ce ne pouvait pas être Nicholas Beswick, dit Eleanor, puisqu’il savait que Kitchener ne travaillait pas sur la fusion proton-bore pour Event Horizon. Donc il n’aurait eu aucune raison de nettoyer le Bendix, n’est-ce pas ? Greg poussa un soupir qui semblait être de soulagement et sourit à sa femme. — Je crois que je vais rallonger ton salaire d’une petite prime. Elle lui rendit son sourire. — Sur quoi Kitchener travaillait-il pour vous, précisément ? voulut savoir Gabrielle. — La physique des trous de ver, répondit Ranasfari. Julia était quelque peu étonnée que Morgan n’ait pas jugé bon de renseigner Gabrielle sur ces recherches. Il devait appliquer le cloisonnement des informations encore plus sérieusement qu’elle ne l’avait imaginé. Elle ne savait pas si elle devait s’en amuser, ou s’en inquiéter pour leur couple. — Un engin interstellaire ! dit Gabrielle, incrédule, quand Ranasfari eut terminé ses explications. Elle se tourna vers Julia pour avoir confirmation. — Oui, je le crains. L’autodiscipline qu’on lui avait inculquée pendant ses études vint une fois de plus au secours de la jeune femme. Mais l’expression de Gabrielle était vraiment comique, sans doute la même que la sienne quand Ranasfari était venu la voir pour exiger une enquête approfondie sur le meurtre. — Royan, dit Greg, y en avait-il le moindre indice dans le circuit ? — NON NON NON. NON ! WAOUH ! UN ENGIN INTERSTELLAIRE ! ULTRA POINT D’EXCLAMATION. IL AVAIT BEAUCOUP AVANCÉ DANS SES RECHERCHES ? — Il n’y avait aucune perspective pour lui de développer un jour un tel engin, dit Cormac Ranasfari, et le dédain que lui inspirait cette idée se lut sur ses traits. Edward travaillait simplement sur les théories en physique qui pourraient ouvrir une voie pour les déplacements instantanés dans l’espace. — Ces recherches comprenaient-elles l’utilisation de neurohormones ? demanda Greg. — Très probablement. Edward s’efforçait d’élaborer une neurohormone spécifique qui lui permettrait d’explorer la possibilité de l’existence des CGTF. Lui et moi estimions que c’était la méthode la plus prometteuse pour toute vérification. Greg claqua des doigts. — Des CGTF ? Nicholas Beswick en a fait mention. Qu’est-ce que c’est ? Ranasfari conservait un visage parfaitement impassible. Julia savait qu’il était déçu de devoir expliquer des concepts aussi évidents. — Une courbe de genre temps fermée est une boucle à travers l’espace-temps. — Sans blague ? fit Greg, mais il paraissait sincèrement intéressé par la révélation. — On a émis le postulat qu’elles existent à une échelle submicroscopique de l’espace-temps, de l’ordre de dix puissance moins trente-cinq mètres de large pour une durée de dix puissance moins quarante-deux secondes. En théorie, on pourrait en utiliser une pour se déplacer dans le passé. — Et le fameux paradoxe ? dit Gabrielle, les yeux brillants. Le voyageur temporel qui tue son grand-père ? — S’il le tuait dix puissance moins quarante-deux secondes au lieu de maintenant, dans le présent, comment ferait-il la différence ? fit Morgan. Je ne crois pas qu’il la remarquerait. Elle balaya la remarque d’un geste impatient. — Oui, c’est la question classique, lui répondit poliment Ranasfari. Retourner dans le passé et tuer votre grand-père avant que votre père soit né, créant ainsi un paradoxe temporel. Si votre grand-père a été tué comment avez-vous pu naître pour plus tard voyager dans le temps et le tuer ? C’est une question absurde, parce que la cosmologie quantique admet les univers parallèles multiples, une infinité d’espaces-temps avec des paramètres physiques identiques, sauf que chacun a une histoire différente : Hitler a gagné la Deuxième Guerre mondiale, Kennedy n’a jamais été assassiné, le PSP s’est maintenu au pouvoir… Si les CGTF existent, ces multiples histoires entreront en interconnexion, intégrant effectivement les univers parallèles en une famille unifiée et facilitant donc le voyage entre eux. Dans ce cas de figure, la mécanique quantique permet l’établissement d’autant d’univers connectés qu’il y a de variantes dans les actions du voyageur temporel. Donc vous pouvez retourner dans le passé et tuer votre grand-père, parce que dans un autre univers, celui d’où vous venez, votre grand-père restera en vie et concevra votre père. — Exactement, approuva Gabrielle. Où que j’aie regardé dans le futur, j’ai vu des probabilités multiples. Et plus elles étaient éloignées dans ce futur, plus elles devenaient folles. — Folles ? répéta Julia, qui semblait fascinée. — Improbables. Des mammouths errant en Sibérie, l’effet de serre s’inversant subitement, des politiciens obscurs devenant des hommes d’État incontournables, des religions étranges prenant une ampleur insoupçonnable. Je n’ai jamais regardé trop loin, ajouta-t-elle d’un air contrit. Parce que la mort hantait ces extrêmes, compléta Julia en pensée. — Si vous aviez regardé à rebrousse-temps, vous auriez constaté la même multiplication d’alternatives, dit Ranasfari. C’était ce qu’Edward espérait faire. — Quoi donc ? dit Gabrielle. — Regarder dans le passé. — Vous avez dit que Kitchener développait une neurohormone afin de percevoir les CGTF, pas pour regarder dans le passé, releva Greg. Le sourire du scientifique fut glacial. — Mais vous ne comprenez donc pas ? C’est la même chose. Edward a émis l’hypothèse que les CGTF sont à la base des aptitudes psi. Greg et Gabrielle échangèrent un regard lourd de tension. — Qu’est-ce qui lui a fait penser ça ? demanda Mandel. — Ces trous microscopiques à travers l’espace-temps sont trop infimes pour que des objets physiques y passent, aussi a-t-il suggéré qu’ils facilitaient la circulation des données pures. Votre esprit, monsieur Mandel, est littéralement connecté à des milliards d’autres, un immense dépôt d’images visuelles, d’odeurs, de goûts, de souvenirs. Cette prétendue particularité psychique présente chez certains humains n’est rien de plus qu’une aptitude supérieure pour l’interprétation, le fait que vous soyez en mesure de décrypter votre héritage cosmologique, filtrer le hurlement du bruit blanc et aller au cœur des choses. — Si c’est vrai, alors comment pouvais-je aller aussi loin que je l’ai fait ? Vous avez dit que ces CGTF sont microscopiques. — Exact, mais elles sont aussi innombrables. Si vous descendez dans un de ces trous de ver, à rebours du temps pour cette fraction de seconde, vous pourrez trouver une autre CGTF à l’extrémité de la première qui vous permettra de remonter un peu plus le temps. Vous comprenez ? C’est comme un enchaînement horriblement convoluté, ce qui explique les limites de ce que vous pouvez expérimenter, mais c’est un lien qui s’étend à l’infini dans un sens et dans l’autre de l’éternité. — Mais j’ai pu voir dans l’avenir, insista Gabrielle. Comment ces CGTF peuvent-elles produire cet effet ? Vous venez de dire qu’elles allaient dans le passé. — En effet. Mais le présent dans lequel nous sommes est le passé des futurs que vous avez perçus. — Ah, fit Gabrielle, apparemment assez peu convaincue. — Cependant, en soi le fait de regarder dans le futur ne suffit pas à prouver l’existence des CGTF. Les gens ont toujours prétendu au pouvoir de la vision du futur. Mais si les CGTF existent, alors le passé doit être possible à atteindre, sur ces mêmes bases. Edward espérait qu’en produisant une neurohormone capable d’accéder au passé comme la précognition donne accès au futur il démontrerait de façon irréfutable l’existence des CGTF microscopiques. Il y aurait eu très peu d’explications alternatives. — Julia ? dit Greg d’une voix dénuée de toute inflexion qui fit converger les regards sur lui. Quels sont les résultats pour ces ampoules qu’Eleanor vous a confiées ? La jeune femme eut quelque difficulté à former les mots, car sa gorge s’était brusquement desséchée quand elle avait commencé à songer aux implications de ce discours. — Le laboratoire a dit que c’était une neurohormone sélective qui partageait certaines caractéristiques avec la formule classique de la précognition. Mais elle n’est pas d’un type qui leur est familier. — Edward a réussi à élaborer une neurohormone de rétrospection ? demanda Ranasfari d’une voix vibrante d’espoir. — On dirait, non ? fit Greg qui ne quittait pas Gabrielle des yeux. Julia était devenue très pâle, et ses mains tremblaient légèrement. — Non, lâcha Morgan. Il n’avait pas haussé le ton, mais l’autorité du ton était péremptoire. Il saisit la main de Gabrielle. — Pas question que tu la prennes. — Qui d’autre pourrait le faire ? rétorqua-t-elle. Mon aptitude temporelle est prouvée. Ranasfari regardait Gabrielle avec des yeux ronds. — Vous vous proposez de l’essayer ? Pourquoi ? Nous ne savons même pas si elle est efficace, toutes les notes d’Edward ont été effacées. Julia jura dans un souffle. C’était pour elle un mystère perpétuel, comment quelqu’un d’aussi intelligent que Ranasfari pouvait être inconscient des problèmes de la vie elle-même. — Si cela nous permet de regarder dans le passé, nous pouvons nous en servir pour voir qui a tué Kitchener, dit-elle de ce ton qu’elle employait pour donner envie de rentrer sous terre aux directeurs de secteur. Le scientifique ouvrit la bouche pour répondre, puis jeta un regard à Gabrielle et rougit violemment. — Je… Je suis désolé. Je n’avais pas réfléchi. Tous ces événements ont été extrêmement éprouvants pour mes nerfs et… Il ne termina pas sa phrase. — C’est moi qui la prendrai, déclara Eleanor. — Hors de question ! s’exclama Greg. — Et pourquoi pas ? Ces neurohormones sélectives sont conçues pour amplifier les aptitudes psi spécifiques. N’importe qui ayant la moindre faculté psi devrait être capable d’en prendre. Et tu as toujours dit que j’étais sensible. Le visage de Mandel s’était assombri. — Ce n’est pas ce que j’appellerai une opinion objective. — Qu’avons-nous à perdre ? Si ça ne marche pas, ce ne sera pas un désastre, nous pouvons toujours poursuivre l’enquête comme auparavant. Mais si ça marche, nous découvrons l’identité du meurtrier. L’instant était très particulier. Julia regardait Greg qui s’apprêtait à se lancer dans une tirade, et elle cherchait désespérément une façon de désamorcer la situation avant que celle-ci dégénère en une dispute de couple. D’expérience elle savait combien Mandel pouvait adopter un discours musclé quand il était réellement en colère. Et Eleanor était tout aussi énergique dans ce genre de circonstances. Tous deux étaient capables du même entêtement. Mais quelque chose se produisit, car soudain le regard de Greg devint perplexe, presque stupéfait, et il se laissa aller mollement sur sa chaise, tandis que son irritation le quittait. — Qu’y a-t-il ? demanda Eleanor que ce comportement inquiétait. — Rien. Ce que Julia ne crut pas une seconde. — Tu veux dire que tu ne t’y opposes plus ? fit encore Eleanor, subitement méfiante. Il eut un faible sourire. — Non. — Oh. Julia se tourna vers Morgan à la recherche d’un soutien, ou d’une aide quelconque, mais le chef de la sécurité ne put lui adresser qu’une grimace de confusion. Elle ne parvenait pas à imaginer ce qui avait fait changer d’avis Greg aussi abruptement. Comme s’il avait eu une révélation. — Si les expériences de précognition que Gabrielle a connues peuvent servir d’exemple, alors nous devrons faire l’essai à Launde Abbey, déclara Mandel. Ce serait trop difficile d’effectuer un déplacement temporel dans un lieu en dehors de ton environnement immédiat. C’est bien ça, Gabrielle ? — Oui. — Bon, deux précisions. Trois, en fait. J’utiliserai mon aptitude à l’empathie pour surveiller ta tentative, ou du moins je m’efforcerai de le faire. Je veux que tu sois dotée d’un dispositif pour induire un état de somnolence. De cette façon, si je sens que quelque chose ne va pas je pourrai te pousser au sommeil jusqu’à ce que les neurohormones ne fassent plus effet. — Bonne idée, dit Eleanor. Elle paraissait soulagée qu’il prenne la chose avec un tel sérieux. — Gabrielle, j’aimerais que tu sois là pour nous conseiller. Vous aussi, docteur, si vous le voulez bien. — Je serai heureux de vous prêter mon concours, affirma le scientifique avec raideur. — Enfin nous ne pouvons pas réellement exclure Vernon Langley ou son équipe. Je suggère donc que nous ne tentions rien dans ce sens. Mais je veux qu’il vienne avec Nicholas Beswick. — Pourquoi ? demanda Julia. — Vous verrez demain. Enfin, je pense que vous verrez. CHAPITRE 15 Un moutonnement tumultueux de nuages s’étirait au-dessus de la vallée de la Chater ce lendemain matin, et un vent d’est dispersait de maigres rideaux de crachin sur les pentes de Launde Park. L’eau qui submergeait encore le pont avait toutefois baissé de deux centimètres quand l’EMC Ranger traversa dans de grandes gerbes. Greg passa devant la succession de lacs avec l’espoir qu’aujourd’hui leur vue réveillerait sa mémoire. En vain, une fois encore. Vernon aurait peut-être tiré quelque chose des rapports de police. Eleanor occupait le siège passager et contemplait la grisaille intermittente de la pluie. Elle était restée silencieuse pendant presque tout le trajet, et l’hypersens de Greg lui révélait la tonalité méditative de son humeur, même si elle prenait soin de conserver une expression neutre. Il engagea le 4 × 4 dans la longue courbe qui menait à l’abbaye. — Tu sais précisément ce que je pense, lui dit-il. Ce qui signifie qu’il est inutile que je l’exprime. Mais je vais quand même le faire. Je ne tenais pas à ce que tu te portes volontaire, et si tu veux renoncer je ne t’en empêcherai pas. Elle se pencha vers lui et déposa un baiser très rapide sur sa joue. — Alors pourquoi cette volte-face dramatique, hier ? — Parce que… Eh bien, tu verras dans une minute. — Tu es bien mystérieux. Est-ce que ça va me faire changer d’avis ? — Non. Plutôt le contraire, en fait. Elle lui lança un énième regard pénétrant, puis reporta son attention sur l’extérieur. Une chose était certaine, il serait sacrément heureux quand tout cela serait terminé. Lorsque cette intuition soudaine lui était venue, dans le bureau de Julia, la veille, il avait eu du mal à ne pas le dire à voix haute. Et ce matin, il était resté allongé dans le lit avec le ventre noué par l’appréhension, à la regarder qui s’habillait. Elle avait fouillé dans la grande commode et en avait sorti quelques chemisiers ainsi que ses sous-vêtements. Puis elle avait répété l’opération dans l’armoire. Deux jupes avaient été sélectionnées, et elle avait cédé au rituel qui consistait à les comparer à la lumière de la fenêtre. Il n’avait encore jamais remarqué tout le temps que ces diverses opérations semblaient nécessiter. Finalement elle s’était glissée dans un chemisier vert jaune et une jupe longue en coton imprimé de motifs floraux, et avait complété sa mise par un blouson marron doublé en peau de mouton qui retombait sur ses hanches. — C’est assez bien pour toi ? avait-elle demandé d’un ton acerbe en remontant le zip. — Bien sûr. Il ne s’était pas rendu compte qu’il la regardait fixement depuis un long moment. Les deux camionnettes blanches appartenant à la police scientifique étaient garées à leur place habituelle devant l’abbaye, à côté des trois voitures du poste d’Oakham et d’une Ford bleue qui avait amené Gabrielle et Ranasfari. Ils étaient les derniers arrivés, comme il l’avait voulu. Eleanor remonta la capuche de son blouson et lui permit de la prendre par le bras le temps qu’ils atteignent la porte. Les roses de la façade étaient trempées et commençaient à pourrir. L’agent de police de faction les salua vivement quand ils se hâtèrent de passer à l’intérieur pour échapper à l’humidité. Il y avait beaucoup de monde dans le hall : les visages connus de l’équipe de la criminelle, plus Gabrielle et Ranasfari en compagnie du garde du corps de ce dernier. Le scientifique était en grande conversation avec Denzil Osborne. Deux agents en uniforme complétaient l’assistance. Greg repéra Nicholas Beswick immobile au bas des marches, mains dans les poches de son jean, ses coudes saillant selon des angles curieux, qui évitait de croiser le moindre regard et s’efforçait de passer inaperçu dans le brouhaha ambiant. Greg s’étonna de l’élan d’affection qu’il éprouva à la vue du jeune homme : il avait envie de le rejoindre et lui mettre une main sur l’épaule, de lui affirmer que tout allait bien se passer. Il y avait quelque chose d’étrangement attendrissant qui se dégageait d’une personne aussi timide. Il surveilla Nicholas de près quand Eleanor salua les autres personnes présentes. L’étudiant se tourna pour voir ce qui se passait, l’air fermé. Puis il vit Eleanor. Son expression maussade se transforma en stupéfaction, puis en une peur évidente. Il leva les deux mains devant lui, presque comme s’il se protégeait d’un coup de poing. — Vous ! s’exclama-t-il dans un cri étranglé. Instinctivement il voulut reculer d’un pas, buta contre la première marche et tomba maladroitement assis sur la troisième. Dans le hall, tous les gens présents se figèrent en le regardant. Il rougit dans l’instant. Greg s’approcha et lui tendit une main secourable. — C’était elle, votre fantôme, n’est-ce pas ? demanda-t-il avec douceur. L’étudiant se remit debout sans cesser de dévisager Eleanor. — Oui, mais elle est bien réelle, maintenant. Elle est… vivante. — J’espère bien. Permettez-moi de faire les présentations. Voici Eleanor, ma femme. Nicholas jeta un regard d’animal acculé à Mandel. — Votre… femme ? — Je vais vous expliquer, dit Greg aimablement. — Il serait temps, lui glissa Eleanor. — Tu savais depuis le début, dit-elle, en hésitant encore entre la colère et la perplexité. — J’en avais l’intuition, modéra-t-il, priant pour qu’elle ne choisisse pas la colère. Ils étaient assis sur le lit circulaire dans la chambre de Nicholas. Tout le mobilier avait été recouvert de feuilles de plastique, mis sous embargo par la police scientifique, même s’ils n’avaient pas jugé nécessaire de dépouiller la pièce comme ils l’avaient fait pour la chambre de Kitchener. Nicholas s’était adjugé la chaise près du bureau, et le plastique translucide bruissait au moindre de ses mouvements. Il s’était peu à peu départi de sa réserve, à mesure que Mandel expliquait son intuition concernant le fantôme, quand il avait été question de la neurohormone de rétrospection. Le jeune homme posa des questions, formula quelques observations. Il se conduisait presque comme une personne normale. Assis près de la fenêtre, Ranasfari était dans un état proche de la transe. Une de ses mains caressait la pierre du rebord dans un geste inconscient et répétitif. Greg se demandait quels spectres le savant apercevait à Launde. Gabrielle avait écouté son ami en souriant par intermittence. Elle conservait cet air entendu de la sœur aînée à qui on ne la fait plus. Vernon, Amanda et Denzil formaient un groupe compact et silencieux, attentif et dérouté. — Vous voulez dire que cette histoire de regard en arrière a déjà fonctionné ? demanda enfin Amanda. — Non, répondit Greg. Seulement que la neurohormone de rétrospection aura bien l’effet désiré. Dans un premier temps, j’ai eu quelques doutes, voyez-vous. Eleanor lui pinça la cuisse avec espièglerie. — Attends que nous soyons de retour à la maison, Gregory… — Mais… Oh, je ne sais pas, dit Amanda en écartant les bras dans un geste de désarroi. Vous pensez réellement que cette drogue va vous permettre de regarder en arrière et de voir qui a tué Kitchener ? — Elle occupait les bonnes coordonnées tau, dit Nicholas. Je l’ai vue. Habillée exactement comme elle l’est maintenant. — Alors que se passera-t-il si Eleanor ne prend pas la neurohormone ? intervint Gabrielle qui cherchait manifestement une faille dans la théorie de Greg. Nous savons quel effet elle a, alors pourquoi ne pas la donner à quelqu’un d’autre. Vernon, par exemple. C’est un garçon prometteur, et puis c’est aussi son enquête. — Du calme, lui dit Greg. Les autres seraient incapables de définir son degré de sérieux. Il fallait un temps d’adaptation, avec Gabrielle. Il la connaissait depuis près de seize ans, dans ses bons moments comme dans ses mauvaises passes, et il n’était pas sûr de la comprendre vraiment. Mais sa compagnie était toujours intéressante. — La question est parfaitement justifiée, dit-elle en feignant l’innocence blessée. Nicholas dit qu’il l’a vue, alors que se passerait-il si elle ne prenait pas la neurohormone ? — Toi et tes paradoxes…, grommela Eleanor. — Il ne se passerait rien, répondit Ranasfari. Comme je l’ai expliqué hier, la mécanique quantique éradique toute incohérence. Le fantôme que Nicholas a vu est originaire d’un univers dans lequel Eleanor prendra la neurohormone. Il en existe d’autres dans lesquels elle ne la prendra pas. — D’autres moi, dit la jeune femme d’un ton rêveur. — La version présente me convient très bien, intervint Greg. Mais il y avait une image qu’il ne parvenait pas à chasser de son esprit, celle d’un million d’Eleanor acceptant et prenant la neurohormone, tandis qu’un autre million accédait au souhait de Gabrielle et refusait de se prêter à l’expérience. Des univers scindés en deux parties à jamais inconciliables. Eleanor lui sourit, et elle crispa un peu plus fort les doigts sur sa cuisse. — Alors, ce sera quoi ? demanda-t-il. — Oh, je vais la prendre, bien sûr. Elle se tourna vers Nicholas, et son sourire se fit malicieux. — Désolée mais je vais vous effrayer pendant la nuit de jeudi dernier. — Ce n’est pas grave, affirma-t-il, les yeux brillant d’adoration. La pensée désagréable vint à Greg qu’Eleanor et Nicholas avaient le même âge. Seulement sur le papier, dit une petite voix mauvaise dans son esprit. Eleanor s’étendit sur le lit et laissa Denzil ceindre son front de la boucle d’induction de somnolence. C’était une tiare d’un blanc perle munie d’un câble qui la connectait à un mince boîtier rectangulaire en plastique bleu. Greg songea aux colliers de blocage neural de Stocken Hall. La technologie était la même. — Tu devrais être capable d’atteindre la chambre de Kitchener sans aucune difficulté, dit Gabrielle. Je pouvais dire ce qui allait se produire dans un rayon d’un kilomètre environ. Et si je me fixais sur une personne, je pouvais le pister sur trois ou quatre jours dans le futur, même s’il filait en Australie. — Elle faisait une fixation sur beaucoup d’hommes, à l’époque, dit Greg à la cantonade. Nicholas rit en sourdine. — Va te faire voir, Mandel. — Je serai contente si j’arrive simplement à trouver l’abbaye jeudi dernier, dit Eleanor. — Vous l’avez fait, remarqua Nicholas. Ou vous allez le faire, je ne sais plus quel temps utiliser. — Bon, si on commençait ? dit encore la jeune femme. Greg sentait sa tension au niveau du ventre. — D’accord. Il s’assit à côté d’elle, redressa un oreiller, puis lui prit la main. Elle l’agrippa avec force, en quête de réconfort, d’un élément de stabilité. Denzil tendit à Greg la boîte à induction de somnolence. Il y avait trois boutons et un petit écran à cristaux liquides sur une face. Une colonne de chiffres noirs changeait de temps à autre sous une rangée de symboles qu’il ne put identifier. — Je l’ai préréglée, expliqua Denzil. Si besoin est, appuyez sur le bouton et elle devrait plonger dans les cinq secondes. — Compris. Il posa doucement son index sur le bouton. En priant Dieu pour ne pas avoir à l’enfoncer. Gabrielle brandit l’injecteur. — Tu veux que je le fasse ? — S’il te plaît, dit Eleanor. Gabrielle se pencha sur elle, le visage sérieux, l’air professionnel, et pressa le tube contre sa gorge, juste au-dessus de la carotide. — Garde les yeux fermés, recommanda-t-elle. Tu auras assez de visions comme ça sans vouloir les mélanger avec les images optiques. Les paupières d’Eleanor s’abaissèrent et sa mâchoire se crispa. Greg déclencha la sécrétion de son implant, et la glande se mit à puiser comme un second cœur pour qu’il rejoigne la jeune femme au pays de l’esprit. Les yeux clos, bloquant l’averse de photons dans le centre de réception du cerveau, il laissa la vague d’une nuit sans étoiles le submerger. L’esprit d’Eleanor s’éleva silencieusement dans le vide, une géante gazeuse vue depuis une de ses lunes les plus proches. Vaste et pesante. Les courants des pensées tourbillonnaient, des faisceaux individualisés avec des traces de rose, de blanc et d’ocre, s’enroulant les uns sur les autres pour créer des vortex complexes. — Détends-toi, lui dit-il. La surprise fit frémir la surface de l’esprit et envoya au loin des ondes distordues. — Greg ? — Oui. Tu attendais quelqu’un d’autre ? — N’oublie pas que tout ça, c’est nouveau pour moi. — Je n’ai moi-même pas fait souvent l’expérience de ce genre de lien. — Oh. Greg ? Je pense que je peux voir la chambre. J’ai toujours les yeux fermés, n’est-ce pas ? Il risqua un regard rapide. — Oui, ils sont fermés. Il laissa son propre esprit se glisser dans la passivité, pour devenir pur récepteur. Ce nuage phosphorescent perdit de sa cohésion, et se délita dans des couleurs diluées. Quand il les étudia de plus prêt elles prirent la forme de murs, de meubles, de gens. Lui-même. Il était toujours assis sur le bord du lit. Gabrielle avait une pose ridicule : bouche ouverte, mains immobilisées au beau milieu d’un mouvement. — Tu souris, dit Eleanor. — Je viens de me voir comme tu me vois. C’est intéressant. — La pièce est totalement figée, comme un hologramme. — Oui. Maintenant, ce que je veux que tu fasses, très lentement, c’est repérer une montre, et imaginer que tu glisses vers elle. Tu as compris ? — Pas de problème. La perception changea, se rapprocha du poignet de Gabrielle. Sa montre était un bracelet en argent massif avec des chiffres écarlates pris dans la masse, comme s’ils flottaient sur un lac de mercure. — 9 h 47, lut Greg. Il y a environ huit minutes. Bien, maintenant vois-tu quelque chose aux limites de la pièce ? — Comme quoi ? — Un manque de définition, quelque chose comme ce qu’on obtient à l’extrême bord d’un miroir. — Non. Rien de tel. — D’accord. Reviens en arrière, fais le contraire de ce que tu as fait quand tu as zoomé sur la montre. — Ah, oui. L’image s’écoula, défilant si vite qu’il crut sentir le déplacement d’air de son passage. Pourtant les murs, le mobilier, tout resta au même endroit. Les ténèbres s’imposèrent, qui aspirèrent toute nuance de couleur. Dans le ciel nocturne à l’extérieur de la fenêtre les étoiles tracèrent des arcs scintillants dans le ciel, clignotant pour apparaître et disparaître tandis que des tapis de nuages passaient en trombe, à une vitesse supersonique. — Très bien, dit-il, mais peux-tu t’arrêter ? Le mouvement vertigineux ralentit. Cessa. C’était le crépuscule, et une pluie insignifiante tombait de nuages mornes. La pièce était déserte, ses plastiques luisant d’un indigo sale. — Bon sang, dit Eleanor, et ses pensées étaient possédées d’une sorte de vertige. Je l’ai fait, Greg. Le passé ! — Oui. Hier soir, à mon avis. Comment fais-tu pour te tenir debout ? — Il y a cette sensation de pression. À l’intérieur, tu sais ? Comme si je poussais contre quelque chose. — Si jamais ça devient un effort, cesse immédiatement, Eleanor. N’essaie pas de lutter pour l’emporter. — Compris. — Des signes d’alternatives ? — Non. C’est assez dur comme ça. — Je posais simplement la question. Maintenant, revenons à la nuit du meurtre. Une semaine, jeudi soir, à minuit, ou aussi près de cette heure qu’il nous sera possible d’arriver. — D’accord. La pièce resurgit tout autour de lui. Ils s’arrêtèrent parfois et observèrent Denzil ou Nicolette qui entraient et passaient des senseurs manuels sur le mobilier et la moquette. Parfois ces derniers mettaient un objet dans un sac et l’emportaient au-dehors. Vendredi dernier était un tourbillon d’activité, avec parfois sept ou même huit personnes dans cette seule pièce, qui s’affairaient. Les feuilles de plastiques se froissèrent, rapetissèrent, disparurent, laissant le mobilier nu de nouveau. La nuit tomba. — Nous y voilà, dit Eleanor. Il sentait la tension et l’effort dans l’esprit de la jeune femme, les pensées tendues comme les muscles d’un athlète. Nicholas Beswick était assis au bureau, absorbé par les graphiques couleur saphir qui ondulaient dans le cube de son terminal. Des rayons de lune changeants balayaient le parc au-dehors. — Tu avais raison au sujet de Nicholas, dit Eleanor. Il a besoin qu’on s’occupe de lui, n’est-ce pas ? — Ouais. Je l’aime bien. — Moi aussi. — Nous devrions être proches du moment où Rosette et Isabel vont aller voir Kitchener. Déplace-toi en direction de la table de chevet, que nous puissions jeter un coup d’œil au réveil. Le point de perception descendit en glissant jusqu’à se trouver au niveau de la tête de Nicholas. Celui-ci afficha une surprise subite, et il écarquilla les yeux. Il peut me voir ! Greg sentait les propres pensées étonnées d’Eleanor alors que Nicholas ouvrait la bouche pour émettre ce qui avait dû être une exclamation étouffée. Secouée, la jeune femme battit en retraite et l’image ralentit. Dans le cube, les graphiques bougèrent de moins en moins vite, et finirent par s’arrêter complètement. — C’est pour ça que nous sommes venus, lui rappela-t-il. — Désolée. Elle s’était déplacée juste à la verticale de Nicholas quand le mouvement réinvestit la scène. L’étudiant se retourna en sursaut sur sa chaise, pour regarder derrière lui. Après un moment la tension parut l’abandonner, il se frotta les yeux avec les poings et tapa un code sur le terminal. Puis il se raidit et sa tête pivota au ralenti jusqu’à ce qu’il regarde fixement la porte. — C’est ça, dit Greg. Je veux que tu essaies de suivre Rosette et Isabel jusqu’à la chambre de Kitchener, d’accord ? — Je ferai de mon mieux. Nicholas s’était levé et approché de la porte. Greg l’observa qui rassemblait son courage et posait la main sur la poignée. Dès que la porte s’ouvrit, Eleanor se glissa dans le couloir en restant au niveau du plafond, attention tournée vers le bas. Rosette portait un kimono vert en soie, Isabel seulement un jean et un soutien-gorge. L’effet de sa sexualité brute était dévastateur. Rosette dit quelques mots à Nicholas, puis les deux jeunes femmes le laissèrent planté là et s’éloignèrent dans le couloir sombre. Greg n’aimait pas du tout l’expression accablée sur le visage de Nicholas. Ce garçon était trop jeune pour avoir le cœur brisé de façon aussi cruelle. Mais y a-t-il un âge plus approprié pour faire ce genre d’expérience ? — Le pauvre, dit Eleanor. — Pas de doute. Les deux jeunes femmes échangèrent des murmures furtifs en se dirigeant vers la chambre de Kitchener. Toutes deux semblaient se culpabiliser. Eh bien, que la honte vous étouffe, leur souhaita silencieusement Greg. Kitchener était vêtu d’un pyjama en coton blanc. Il accueillit ses invitées d’un sourire chaleureux. Il gesticulait beaucoup, ses bras étaient continuellement en mouvement. Il embrassa Rosette et Isabel avec une grande exubérance. Elles retrouvèrent un peu de leur gaieté. La première chose que fit Rosette fut d’aller jusqu’à une des deux tables de chevet pour en sortir un injecteur. Il était plaqué or, de la taille de son majeur. Avec la dextérité née de l’habitude, elle l’appliqua contre le cou d’Isabel. Elle veut la faire chevaucher les nuages avant quelle dise quoi que ce soit sur Nicholas à Kitchener, songea Greg. Isabel se trémoussa pour se débarrasser de son jean tandis que Kitchener allait s’installer dans un gros fauteuil à côté du lit. Il ne la quittait pas des yeux, et elle vint se glisser dans les bras ouverts de Rosette qui lui caressa les cheveux, puis les joues. Plus que toute autre chose on avait l’impression que ces gestes avaient pour but premier de l’apaiser, de la détendre, comme on pourrait le faire d’un animal familier trop timide. — Dis-moi, Gregory, tu envisages d’assister à toute la séance ? Il sentit qu’Eleanor voulait donner une tonalité ironique à la question, mais l’impression mentale était tout autre. Dans un corps très lointain l’appréhension croissait comme une charge statique qui s’accumulait le long de sa colonne vertébrale. Il avait dit qu’il ne pouvait imaginer quel genre d’homme était capable de commettre un tel acte d’une telle barbarie, et ils allaient assister à cette atrocité dans son intégralité. Une Isabel totalement nue se tenait près du lit, face à Kitchener, tête légèrement renversée en arrière, battant des paupières, les deux mains frottant avec insistance et de haut en bas les courbes de ses hanches. Les yeux du vieil homme parcouraient son corps offert pendant qu’il savourait un verre de porto. Rosette commença à embrasser le cou d’Isabel avec une langueur provocante, sa langue explora creux et courbes. Sa tête descendit lentement entre les seins coniques, s’attarda sur le ventre plat, puis son attitude se fit presque vorace comme elle crispait les mains sur les fesses menues de sa partenaire. Les lèvres d’Isabel s’ouvrirent sur un long soupir, et dans ses prunelles brillait le feu glacé du syntho. — Emmène-nous au moment où elles partent, dit Greg. Isabel s’étendit sur les draps, écarta bras et jambes et arqua le dos sensuellement. Rosette fit tomber le kimono de ses épaules et monta sur le lit pour ensuite se baisser au ralenti vers sa partenaire. La concentration d’Eleanor accéléra les mouvements des deux silhouettes jusqu’à les rendre floues. La troisième personne se leva du fauteuil et se joignit aux femmes. Les visiteuses repartirent à 2 h 33. Elles s’appuyaient l’une contre l’autre, Rosette avait passé un bras protecteur autour des épaules d’Isabel. Celle-ci paraissait somnolente, et un sourire vague de satisfaction planait sur ses lèvres. Kitchener s’était assoupi sur le lit, cheveux en bataille. — Tu tiens le coup ? s’enquit Greg. — L’impression d’écrasement se fait de plus en plus forte. — D’accord, avançons encore un peu. La porte s’ouvrit à 4 h 18. Nicholas Beswick entra dans la chambre. — Greg ! La voix, effrayée, tourmentée, se termina sur une note presque gémissante. Il l’entendit, le son, car son intensité réussit à percer l’isolement dont la neurohormone enveloppait ses sens. — Non, non, non ! s’écria l’esprit de la jeune femme. — Reste concentrée, Eleanor, tu dois demeurer concentrée. — Mais Greg… — Je sais. Ce n’est peut-être pas lui. Encore quelques minutes, c’est tout. S’il te plaît. Il l’avait dit, mais il ne le croyait pas. Nicholas s’était ceint d’un tablier marron, et si l’on exceptait son caleçon il ne portait rien d’autre. Sa main droite serrait le manche d’un couteau à découper dont la lame mesurait au moins trente centimètres. L’esprit parcouru d’un long frisson glacé d’incrédulité, Mandel vit le garçon s’approcher du lit, poser le couteau sur la table de chevet et saisir un des oreillers. Kitchener s’étira un peu dans son sommeil. Nicholas plaqua posément l’oreiller sur le visage du vieil homme. — Greg, oh, Greg, arrête-le. — Je ne peux pas, chérie. Je ne peux pas. Kitchener se réveilla au tout dernier moment, et ses membres maigres battirent l’air quelques secondes, dans des mouvements désordonnés. Les lèvres retroussées sur un rictus de prédateur, les biceps gonflés, Nicholas concentrait tous ses efforts à maintenir l’oreiller en place. La résistance débile de sa victime cessa après moins d’une demi-minute. Nicholas attendit encore une minute et demie avant de soulever l’oreiller. Il la disposa avec les autres, à la tête du lit, et en lissa soigneusement la surface avec le tranchant de la main. Il baissa les yeux sur Kitchener et resta ainsi, tête inclinée, presque révérencieux, avant de se signer. Il lui fallut deux minutes pour déboutonner le pyjama du vieillard, le plier sans hâte et le déposer sur l’accoudoir du fauteuil. Alors seulement il se mit à califourchon sur le corps, au niveau des hanches, et il posa la pointe du couteau juste au-dessus du nombril, le métal terni de la lame contrastant avec la peau blanche. L’étudiant se pencha légèrement en avant et pressa de tout son poids. La lame pénétra les chairs aisément, s’enfonça presque jusqu’à la garde. Il imprima ensuite au couteau un mouvement ascendant, comme s’il maniait une scie, et remonta vers le haut de la poitrine. CHAPITRE 16 C’était réellement une cellule, à présent. La porte en demeurait verrouillée, même quand Nicholas y tambourinait avec insistance. Les repas, les visites de son avocate et les interrogatoires étaient désormais les seuls moments où on la lui ouvrait. La police l’avait amené ici vendredi matin, vingt-quatre heures après qu’Eleanor Mandel avait été saisie de spasmes incœrcibles sur son propre lit, dans sa propre chambre, à l’abbaye. Elle avait ouvert des yeux qui exprimaient une répulsion abjecte et avait roulé sur le côté pour vomir sur la feuille de plastique recouvrant la moquette. C’est le regard qu’elle avait posé sur lui qui l’avait blessé le plus. Un regard qui disait l’horreur absolue, comme si sa seule présence pouvait contaminer l’âme de cette jeune femme. Et auparavant elle s’était montrée si gentille avec lui, tellement amicale, sans paraître remarquer le choc qu’il avait éprouvé lors de son apparition. Les filles ne se comportaient jamais ainsi avec lui. Habituellement, à leurs yeux il était inexistant, ou il provoquait leur pitié, parfois leur mépris. Secrètement, il était tombé amoureux d’Eleanor. Elle lui paraissait tellement franche, si apte à affronter la vie. Elle était aussi incroyablement belle, même si une telle pensée équivalait à trahir Isabel. Elle avait prononcé ces paroles d’une voix heurtée, tandis que Greg lui enserrait les épaules d’un bras, parce qu’il voulait la protéger, parce qu’il s’inquiétait pour elle : — C’est lui qui a fait ça. Seigneur, il n’a même pas cillé… Elle inspira bruyamment une goulée d’air, essuya une traînée de vomissure à ses lèvres. — Qu’est-ce que vous êtes ? C’était alors que ses yeux affolés se fixèrent sur lui, et ce regard possédait une force presque tangible, qui lui sembla se refermer sur son cou et l’étrangler. Quelque chose tressaillit en lui, ses jambes s’amollirent, et il eut la certitude terrible qu’elle parlait de lui. Elle l’accusait ! — Qui ? La moitié des personnes présentes dans la pièce avaient posé la question. Il avait peut-être ajouté sa voix aux leurs. Il aurait été incapable de le dire. Mais elle ne dit rien de plus. Elle continua à le foudroyer de ses prunelles étincelantes, et sa respiration chaotique fut le seul son. Puis le regard de Greg se joignit à celui de sa femme, calme mais haineux, et Nicholas sentit qu’il rougissait en même temps que l’incompréhension le poussait à s’exclamer : — Quoi ? Quoi ? Qu’est-ce que j’ai fait ? — C’est lui, déclara Greg aux inspecteurs, d’une voix enrouée par la tristesse. Langley dévisagea Nicholas, puis Mandel, avant de regarder le jeune homme de nouveau. — Lui ? fit-il, incrédule. Beswick ? — Pour l’amour du Ciel, mettez-lui des menottes, grogna Eleanor. Si vous aviez vu ce que je viens de voir… Elle s’était mise à trembler. Le bras de Greg se resserra un peu autour d’elle. — Mais vous l’avez interrogé, dit Vernon Langley. Vous l’avez innocenté. — Je vous l’ai dit dès le début. Je n’avais encore jamais vu un esprit pareil, et je ne savais pas ce que je devais chercher. Maintenant je sais. Il est complètement taré, et il ne peut pas le reconnaître. Bon Dieu, son comportement a été inhumain. — Non, dit Nicholas, mais personne ne semblait l’entendre. Non, ce n’est pas moi. Je n’ai pas fait ça. — Vous en êtes certain ? demanda Langley à Greg. — Oui. C’est lui. — Non, répéta Nicholas. Non. Sans qu’il le remarque, Amanda Paterson et Jon Nevin étaient venus se placer de chaque côté de sa chaise. Il leva vers eux un regard implorant. — Je n’ai rien fait. — Il y a des preuves ? insista Langley. Des preuves tangibles, je veux dire ? Nous pouvons examiner les vêtements qu’il portait ? — J’ai mieux que ça, répondit Greg. Je peux vous montrer où il a laissé le couteau. — Je n’ai rien fait ! Pourquoi personne ne m’écoute ? — Il est en bas, dans la cuisine. — Nous avons fouillé la cuisine, répliqua Amanda d’un ton indigné. — Pas dans son intégralité. — Vous deux, dit Langley à ses collègues, vous l’escortez et vous le gardez bien à l’œil. Il descend avec nous. Je ne veux pas qu’il pique un sprint dans le parc. — Je vais rester ici, annonça Eleanor d’une voix chevrotante. — Moi aussi, fit Gabrielle. Greg tapota affectueusement l’épaule de sa femme. — D’accord. Je reviens très vite. L’air ailleurs, elle acquiesça et se recroquevilla sur elle-même comme si elle était transie de froid. Nicholas sentit la main de Jon Nevin se poser sur son avant-bras. Il ne protesta pas. Ses membres gourds auraient besoin d’aide pour qu’il parvienne à se mettre debout. Gabrielle s’était assise auprès d’Eleanor, et les deux femmes murmuraient ensemble, têtes rapprochées. Dans la cuisine Greg se dirigea droit vers la batterie de casseroles. — Il est là-dedans, dit-il en pointant l’index sur la bassinoire en cuivre accrochée au mur. Il l’a caché là quand il est venu brûler le tablier. — N’y touchez pas, dit Denzil. Avec l’aide de Nicolette il débarrassa la table, puis il la recouvrit d’une feuille de plastique. Après avoir enfilé de fins gants jaunes, ils ôtèrent la bassinoire de son crochet avec des gestes précautionneux. Les trois inspecteurs faisaient bloc autour de l’objet. Denzil l’ouvrit. Nicholas ne pouvait rien voir. Langley se retourna vers lui, et son visage exprimait l’effort qu’il fournissait pour réprimer son dégoût. — Nicholas Beswick, je vous arrête. Vous êtes soupçonné du meurtre d’Edward Kitchener. — Non ! La bassinoire contenait un couteau dont la longue lame avait été brisée à la base afin de pouvoir être glissée dans le récipient en cuivre terni. La poignée roulait au fond. Du sang séché noircissait les deux parties du couteau. — Vous n’avez rien à déclarer à ce stade, mais tout ce que vous direz pourra être retenu contre vous et utilisé devant un tribunal. On lui mit les mains dans le dos sans douceur. Des anneaux d’acier vinrent enserrer ses poignets. Il entendit le déclic des menottes qui se refermaient. — Je ne l’ai pas fait. Ils étaient sourds, imperméables à tout ce qu’il pouvait dire. Et ils le détestaient. Il n’avait jamais connu cela. Les gens prêtaient si rarement attention à sa personne. Dans les jours qui avaient suivi le meurtre, la police l’avait traité avec une indulgence un peu perplexe, comme s’il était un animal d’une espèce inconnue qu’ils ne savaient pas nourrir correctement. Mais après que Nevin l’eut ramené de l’abbaye, tout avait changé. La nouvelle l’avait précédé. Des officiers qui n’étaient pas de service étaient restés sur le seuil de leur bureau pour le regarder passer alors qu’on l’emmenait par les couloirs du poste de police jusqu’à sa cellule. Il avait tressailli en voyant l’éclat dans leurs yeux, cette répulsion non dissimulée qu’il leur inspirait, et il s’était presque attendu à ce qu’on l’agresse physiquement. Mais il n’y avait eu aucune violence. Seules ces menottes trop serrées avaient fait gonfler ses mains jusqu’à ce qu’il croie que sa peau allait éclater. Ils les lui avaient laissées des heures, bien après qu’il eut cessé de sentir ses doigts, pendant toute la procédure d’inculpation. Il aperçut Isabel juste avant qu’on le mette en cellule. Nevin lui ôtait enfin les menottes dans le couloir quand elle émergea de la cellule où elle dormait. Il cria son nom, et elle se retourna. Il vit alors qu’elle avait la même expression que tous les autres. — Je ne l’ai pas fait. Elle inclina la tête de côté, l’air un peu dérouté, absente comme lorsqu’il la voyait réfléchir à une équation difficile. Elle ne donna aucun signe qu’elle le reconnaissait. — Je t’en prie, Isabel. Je n’ai rien fait. Elle eut une petite moue, comme si tout ça n’avait aucune importance. Elle était toujours d’une beauté à couper le souffle. Une bourrade entre ses omoplates l’envoya tituber dans la cellule. La porte claqua, et les verrous cliquetèrent. Le sang et les sensations envahirent de nouveau ses mains. La nuit fut interminable. Il était seul, en pleine confusion, avec de vagues idées de suicide et le souvenir affolant des accusations. Il revoyait le visage consterné d’Eleanor, le couteau avec ces horribles écailles noires. Personne ne lui adressa la parole. Le sergent qui lui apporta le repas du soir posa le plateau sur la table sans un mot. D’une façon ou d’une autre, une erreur terrible avait été commise. Il attendit qu’ils découvrent à quel moment ils s’étaient fourvoyés et qu’ils viennent le libérer. Il ne voulait pas d’excuse, il désirait seulement qu’on le laisse partir. Des moucherons et de minuscules mites ocre émergèrent de la grille du climatiseur hors d’usage et vinrent voleter silencieusement devant le panneau biolum. On n’éteignit pas la lumière de toute la nuit. Nicholas se pelotonna dans un coin de la cellule, sous la petite fenêtre placée très haut dans le mur. Jambes repliées contre le torse, enveloppé dans une couverture, il attendit, et attendit encore… Le vendredi matin fut pire encore. Il passa d’une solitude extrême au tumulte du cirque médiatique. Le tribunal de première instance d’Oakham se réunit dans la grande salle du château. Celui-ci était situé de l’autre côté du parc municipal, à courte distance en voiture du poste de police. Nicholas effectua tout le trajet avec une couverture sur la tête. Il sentit le véhicule s’arrêter en cahotant. On ouvrit la portière. Des voix excitées s’adressèrent à lui dans un déluge de cris : — Vous l’avez fait ? — Quel était votre mobile, Nick ? — Vous aviez pris de la drogue ? Il se rencogna au fond de la banquette. Une main pareille à une pince métallique lui saisit le bras et l’extirpa de la voiture sans ménagement. — Allez, mon gars, c’est par là. Regarde simplement où tu mets les pieds. Il n’y a pas de marches. Les questions qu’on lui lançait se fondaient en un hurlement informe et continu. Il voyait l’asphalte sous ses baskets, puis un dallage jaune pâle. La lumière changea. Il était à l’intérieur. On lui ôta la couverture de la tête. Il se trouvait dans un petit couloir aux murs blanchis à la chaux, étroit et bondé. Lisa Collier se tenait devant lui, et tous deux étaient encerclés par des policiers. — Je ne l’ai pas fait, dit-il très vite à l’avocate. Je vous en prie, madame Collier. Il faut me croire. Elle se passa une main dans les cheveux et posa sur lui un regard troublé. — Nicholas, nous éclaircirons tout ça plus tard. Savez-vous pourquoi vous êtes ici ? — Où sommes-nous ? Elle poussa un grognement et toisa Langley d’un œil mauvais. — Seigneur… Nicholas, écoutez-moi bien : c’est le tribunal de première instance. Il se réunit en séance extraordinaire. La police veut vous mettre en détention préventive pendant soixante-douze heures, pour vous interroger. Vous n’avez pas encore été officiellement inculpé, d’accord ? Je n’ai aucun argument pour m’opposer à cette demande. Vous me comprenez ? — Je ne l’ai pas fait. — Nicholas ! Écoutez-moi. Nous n’allons pas plaider, aujourd’hui. Ils vont simplement vous mettre en détention préventive et ensuite vous serez ramené au poste. Un avocat sera présent à vos côtés lors de chaque interrogatoire. Et maintenant, souhaitez-vous que je continue à être cet avocat ? — Oui, oui, s’il vous plaît. — Parfait. Nous allons entrer. Vous n’aurez rien à dire, seulement confirmer votre nom quand le greffier du tribunal vous le demandera. Vous avez saisi ? — Oui. Mon nom. — Bien. Je n’ai pas réussi à faire évacuer les médias, ça va donc être un peu animé. Mais ils ne sont pas autorisés à prendre des clichés dans une salle d’audience, Dieu merci. Faites de votre mieux pour ne pas vous laisser distraire par leur présence. Elle l’examina de la tête aux pieds avant de se tourner vers Langley. — Il n’y a aucune excuse pour le présenter dans un tel état. Ça frise la tentative d’intimidation, à mon avis. Langley ajusta sa cravate. Il portait un costume gris impeccable. — Désolé, nous avons été un peu pris par le temps. Ça ne se reproduira plus. — Il y aurait intérêt ! lâcha-t-elle sur le ton de l’écœurement. L’ancien hall était tellement bizarre que Nicholas eut la conviction d’être tombé dans un cauchemar sorti tout droit d’Alice au pays des merveilles. Il y avait là six énormes piliers en pierre qui soutenaient un plafond très élevé et en voûte. Chaque mur chaulé était couvert de fers à cheval de toutes les tailles, depuis le modèle le plus classique jusqu’à des versions d’un mètre cinquante dorées et ornementées. Bon nombre étaient surmontés d’une couronne et tous portaient le nom des nobles, dignitaires et membres de la famille royale qui les avaient offerts au comté. Le tribunal lui-même n’occupait que la première moitié du hall, un enclos de bancs en bois très laids peints en gris clair, avec le box réservé à l’accusé. Derrière s’étendait un espace dégagé de quatre cents mètres carrés. Quand il franchit la petite porte ouvrant dans le mur de façade, menotté à Jon Nevin, il faillit chanceler. Il y avait au moins cent reporters massés dans l’espace libre. Et tous le dévisageaient. Conscient de ces regards avides rivés sur sa nuque, il fut mené dans le box faisant face aux juges. Tout se déroula rapidement et dans les règles. Il n’oublia pas de confirmer son identité au greffier, puis il se contenta d’écouter le représentant de la police qui lisait sa demande sur son cybofax. Langage légal fleuri, formules grotesquement obscures. Pourquoi fallait-il toujours se conformer à ce rituel désuet ? Son avocate s’était levée et disait quelque chose. Nicholas entendait le frottement des semelles sur le sol, derrière lui, les toussotements, le bruit léger des doigts pianotant sur le clavier des cybofax. Il pouvait sentir la curiosité qui émanait d’eux, cette exigence silencieuse de compréhension, comme s’ils y avaient plus droit que la police et les juges. — Accordé, dit la juge, une femme d’une cinquantaine d’années du même moule que Lisa Collier. Les officiels se levèrent et se mirent à bavarder entre eux à voix basse. — Allez, fit Nevin. Nicholas se mit debout, et se figea. Les reporters n’avaient pas bougé et attendaient, dans un silence collectif. Nevin tira le bras du jeune homme dans un mouvement d’impatience, car il était tout aussi mal à l’aise de se retrouver sous le feu des projecteurs. — Je ne l’ai pas fait, dit Nicholas. Ces gens-là l’écouteraient au moins. Personne d’autre n’avait voulu. — Je n’ai rien fait. Il n’y eut pas de réponse. Nevin et deux policiers en tenue le firent sortir de force. La couverture de l’ignominie, le trajet en voiture. Il entendit la pluie qui pilonnait les rues. La cellule. Le confinement. Il fallait mettre le monstre derrière les barreaux, protéger les gens de sa sauvagerie. Les vieillards pouvaient dormir tranquilles, à présent. Cette fois les murs s’étaient rapprochés, et le plafond était plus bas. Toute la nuit ils se resserrèrent sur lui, pour l’enfermer dans un cercueil de marbre froid et noir. Par nature Rosette était faite pour passer à l’écran, et le modelé séduisant de son visage attirait l’objectif sans rien trahir de son mépris pour autrui. Elle se tenait immobile sur le trottoir devant le poste de police d’Oakham, à côté d’une Aston Martin bleu marine dernier modèle. Le chauffeur attendait au volant, et la portière avant côté passager était ouverte tandis qu’elle prenait la pose, à la plus grande joie des photographes. Le soleil mettait en valeur sa chevelure claire qui retombait idéalement sur les épaules de sa veste vert prairie. « J’aurai le bébé dans sept mois, disait-elle. Je pense accoucher dans une clinique de Londres. Il faut absolument qu’il naisse en Angleterre, c’est ce qu’Edward aurait voulu. Il aimait beaucoup son pays. » Nicholas avait ignoré qu’elle était enceinte. Il accepta la nouvelle sans rien éprouver de particulier. Quelque part en lui, il aurait dû s’en réjouir, mais il en était incapable. Était-ce grâce à ce genre d’attitude digne d’un robot qu’on pouvait massacrer ses victimes ? Mais s’il était insensible, pourquoi était-il tombé amoureux d’Isabel ? Le fonctionnement de son esprit était déconcertant, vraiment. « Depuis quand durait votre liaison avec Kitchener ? demanda un journaliste. — Je crois que je suis tombée amoureuse d’Edward à huit ans. Je me souviens l’avoir vu dans une émission scientifique, à la télé. Il était tellement passionné par son sujet, et pourtant ça ne l’empêchait pas de prouver qu’il avait de l’humour. Il était tellement plus vivant que n’importe qui d’autre. C’est de ce jour que date mon intérêt pour les sciences. Et de ce jour Edward est constamment resté auprès de moi, tel un mentor secret, une inspiration. Toutes ces années je n’ai eu qu’une ambition : être invitée à venir étudier à Launde Abbey. — Il était beaucoup plus âgé que vous. Cela n’a pas créé des difficultés, des tensions ? — Son esprit était d’une fraîcheur incomparable. — Savez-vous sur quoi il travaillait quand il a été tué ? — Un engin interstellaire, chéri. Un engin se déplaçant plus vite que la lumière. Edward allait nous offrir la galaxie. Il croyait à la destinée humaine, voyez-vous. Ce devait être son cadeau à tous les habitants de ce monde, pour que plus aucun d’entre nous ne soit limité ou opprimé. Nous allions pouvoir enfin déployer nos ailes et nous épanouir réellement dans la splendeur de la nuit. » — Ce n’était pas un engin interstellaire, dit Nicholas à l’écran plat dans sa cellule. C’était caractéristique de Rosette, ce besoin d’effets théâtraux. « Un engin interstellaire qui fonctionnerait vraiment ? fit le journaliste, lui-même sceptique. — Oh, oui. Il étudiait ces boucles spatio-temporelles dont l’existence est permise par la relativité générale. Avec son génie et les moyens d’Event Horizon, je pense sincèrement qu’on aurait pu mettre au point un vaisseau spatial de ce type. Maintenant, évidemment, qui sait ? » Son visage exprima une émotion intense. « Je rêve qu’un jour notre enfant reprenne le flambeau et nous apporte cette libération qu’Edward recherchait. C’est peut-être un espoir bien ténu mais je crois, après tout ce qui s’est passé, que c’est un espoir auquel j’ai droit. — Comment avez-vous réagi à l’assassinat ? — Le chagrin, rien d’autre qu’un chagrin infini. Les autres étudiants se sont montrés extraordinairement gentils et ils m’ont beaucoup soutenu. Nous avons pleuré ensemble, nous avons ri ensemble en nous remémorant les bons moments que nous avons connus grâce à Edward. Voyez-vous, il nous en aurait terriblement voulu si nous n’avions pas ri. Il était ainsi. Si plein de vie, si heureux de vivre. — Et pour Nicholas Beswick ? » Rosette jaillit de l’écran plat et se campa juste à côté de lui, dans la cellule, Vénus en gloire, une déesse victime d’injustice et possédée d’un désir de vengeance flamboyant. « J’espère qu’il finira violé par tous les démons de l’Enfer. » Nicholas se détourna en frémissant et enfouit sa tête sous la couverture. Il avait dû s’endormir car Lisa Collier le secouait à présent, et elle semblait inquiète. — Ça va ? Il cligna des yeux dans la lumière d’un blanc rosé qui cascadait du panneau biolum juste au-dessus de lui. — Oui, ça va. Merci. — Bon. Je vous ai apporté des vêtements, fit-elle en posant un sac marron sur le sol près du lit. Vernon Langley va démarrer les séances d’interrogatoire cet après-midi. Vous pourrez au moins avoir l’air convenable sur les enregistrements. — Oh. Le moral de Nicholas tomba en chute libre. Elle lissa sa jupe et s’assit sur le bord du matelas. — Maintenant, Nicholas, il faut que vous sachiez une chose : le principe d’un interrogatoire de police est de revenir sans cesse sur les mêmes événements jusqu’à ce que vous commenciez à devenir incohérent. Et cela ne peut arriver que si vous ne dites pas toute la vérité dès la première fois. Ce qui nous amène au meurtre et à ce qui s’est passé cette nuit-là. — Je n’ai rien fait. — Nicholas, s’il vous plaît : écoutez-moi jusqu’au bout. Si vous décidez de dire à la police que vous êtes coupable, nous pouvons plaider la responsabilité atténuée temporaire. Kitchener était un vieil homme irascible, qui vous a agressé verbalement pendant des mois, et de plus vous veniez de découvrir que votre petite amie couchait avec lui. Vous aviez de bonnes raisons de perdre les pédales, et un juge le comprendra certainement. Encore que, je me dois de le préciser, les conditions particulières du crime empêcheront probablement toute possibilité d’une condamnation légère. Nicholas inspira profondément avant de prendre la parole : — Madame Collier, pourquoi est-ce que personne ne veut m’écouter ? Je n’ai rien fait. Ce n’est pas moi. Le regard larmoyant de l’avocate demeura placide. Le même que sa mère avait avant de le gronder, quand il était petit. — Nicholas, il existe un nombre consistant de preuves réunies contre vous, et vous aviez le mobile comme l’occasion. De plus on a retrouvé vos empreintes digitales partout sur l’arme du crime. Pour couronner le tout, il y a le témoignage des Mandel. Je réussirai peut-être à l’invalider, ou au moins à en limiter la portée, les tribunaux hésitant encore à accepter les visions des médiums ; mais pour l’instant l’accusation dispose d’éléments très solides et concordants. Je dois vous le dire, dans l’état actuel des choses vous serez déclaré coupable par un jury. Il restait assis sans bouger, et réfléchissait à ce concept inédit pour lui. Eux, madame Collier, la police, les journalistes, Rosette, tous croyaient sincèrement qu’il était coupable. Contre toute logique et toute raison, il allait devoir l’accepter. « Le discernement rationnel, avait dit un jour Kitchener, voilà la frontière entre la sauvagerie et la civilisation. C’est grâce à notre réflexion que nous nous sommes hissés là où nous sommes aujourd’hui, que nous sommes sortis des cavernes pour emménager dans des gratte-ciel. Le corps n’a jamais eu aucune importance, vous êtes avant tout un esprit. » Donc, si tu es malin, se dit Nicholas, tu réfléchis à la façon dont tu peux te sortir de ce pétrin, et tu prouves ton innocence. Les images de cette nuit s’imposèrent à lui une fois encore. Il avait vu les filles, il avait pleuré sur son lit, il avait entendu les cris. Et c’était tout. Il n’y avait rien de nouveau, aucune clé surgie de la boîte à logique. S’il pouvait seulement leur montrer qu’il était resté endormi dans sa chambre, les obliger à accepter ce fait. Oui, mais comment ? — Vous continuerez à assurer ma défense, si je plaide non coupable ? demanda-t-il prudemment. Le cybofax qu’elle tenait dans ses mains tressauta sans qu’elle s’en rende compte. — Je continuerai à assurer votre défense, oui. — Merci. Je veux plaider non coupable. — Nicholas, je resterai aussi votre avocate si vous avouez le meurtre. Beaucoup de gens se disent innocents parce qu’ils ont trop honte de reconnaître leur culpabilité, même à leur avocat. Mais en fin de compte, cela se retourne contre eux. — Je comprends. Je n’ai pas tué Edward Kitchener. — D’accord. Elle ouvrit son cybofax et l’alluma. — Rien de tel que tenter l’impossible. C’était la première chose un peu frivole qu’il l’entendait dire. Il faillit lui demander si elle le croyait, mais la crainte d’une réponse négative l’en dissuada. — Je suppose que j’ai besoin d’un alibi, dit-il. L’arc dessiné par le sourcil droit de Lisa Collier s’accentua notablement. — Oui. Vous en avez un dont vous n’avez pas voulu parler jusqu’à maintenant ? Nous savons qu’Uri et Liz sont restés ensemble dans la chambre du premier pendant toute la nuit. Étiez-vous en compagnie d’une des deux autres filles, Isabel ou Rosette, en secret ? Vous avez dit que Rosette vous avait déjà fait des avances sans équivoque, un jour. — Non. — Ne vous méprenez pas, Nicholas, je suis obligée de le demander : Cecil Cameron ? Le Nicholas d’hier n’aurait pas compris la question. Aujourd’hui il lui parut simplement logique de la poser. — Non. — Et un programme télévisé que vous auriez regardé ? — Non. — Parmi les autres étudiants, y en a-t-il un qui vous paraît susceptible d’avoir voulu vous faire accuser ? — Non. Écoutez, je sais que ce n’est pas grand-chose, mais Greg Mandel a dit que je n’avais pas commis le crime. En tout cas c’était son opinion après m’avoir interrogé. Est-ce que ça ne compte pas ? Elle resta silencieuse un instant, les yeux dans le vague. — Hmm… Je pourrai sans doute utiliser toute hésitation dans son opinion pour remettre en question la validité de ses aptitudes psi. Mais ce ne sera évidemment pas suffisant pour vous tirer d’affaire. Il y a le couteau, vous comprenez. Avez-vous la plus petite idée de la façon dont vos empreintes sont arrivées sur ce couteau ? — Non. Et en y réfléchissant, la présence de ces empreintes lui apparaissait totalement inexplicable. Le meurtrier se glissant dans sa chambre et refermant sa main sur le manche pendant qu’il dormait ? Très improbable, il n’avait pas le sommeil assez profond. Et si on l’avait drogué ? Mais la police l’avait soumis à un prélèvement sanguin, et les examens toxicologiques étaient revenus négatifs. Un vague sentiment de panique commença à monter en lui. Et s’il ne pouvait pas prouver son innocence ? Si on le déclarait coupable ? Il y avait un état qu’il parvenait parfois à atteindre, dans lequel le monde extérieur devenait une fable sans aucune pertinence, ce qui laissait son esprit libre de se concentrer sur les problèmes. Comme le yoga, avait-il toujours pensé, à cela près que le yoga avait pour but la contemplation spirituelle. Lui se confrontait à la réalité, aux faits bruts, et c’était tout ce qu’il connaissait. — Je ne l’ai pas fait, dit-il. En conséquence quelqu’un d’autre l’a fait. Cette autre personne m’a également pris au piège. Et ce, d’une manière particulièrement intelligente. Elle a même réussi à me faire douter. Pour prouver mon innocence, il nous faut donc découvrir qui est le véritable assassin. Il savait que Lisa Collier le croyait dingue à cause de tous ces changements d’attitude et d’humeur, passant de l’enfant attardé au cyborg méticuleux. Qui n’aurait pas pensé la même chose de lui ? C’était cependant sans importance, parce qu’elle ne le sortirait jamais de là, pas seule en tout cas. Mais elle était avocate, et elle devait se conformer aux règles en vigueur. — Oui, Nicholas, dit-elle. Mais comment allez-vous le démasquer ? — Je ne vais pas le faire. Je ne suis pas assez doué pour ça, je l’admets. Nous avons besoin d’un professionnel. — Qui ? — Le meilleur. C’était vraiment très simple. Sournois, peut-être même vicieux, mais pratique. Et les scrupules étaient bien la dernière chose qu’il pouvait se permettre à cette heure. Dans le tréfonds de son esprit, le spectre d’Edward Kitchener acquiesça. Nicholas Beswick savoura cette approbation. Enfin il commençait à saisir les émotions humaines, ce qui pouvait motiver les gens. — Et je sais comment obtenir son concours, ajouta-t-il. Il décocha un sourire ravi à Lisa Collier et désigna son cybofax. — J’ai droit à un appel ? CHAPITRE 17 Le croissant de pelage brun-gris était partiellement obscurci par les hautes herbes qui poussaient en bordure de l’orangeraie. La scène monopolisait les nerfs optiques de Greg, transmise par l’imageur de visée de son fusil de chasse Heckler & Koch. Un éventail de lumière laser rose presque invisible balaya son champ de vision de gauche à droite, produisant des étincelles infimes quand il touchait les gouttes de rosée accrochées à l’herbe. Une grille de néon rouge se matérialisa dans son sillage. Le programme discriminateur entra en action, analysa la forme derrière la touffe d’après le faible retour laser, et la grille se replia pour enserrer la silhouette du lapin. Les cercles bleutés de ciblage apparurent, et Greg déplaça très légèrement l’arme, le doigt sur la détente. La décharge transperça le crâne du rongeur. Une fumerole bleutée s’éleva du rond calciné de cinq millimètres de diamètre qui marquait le point d’impact. L’animal bascula d’un bloc sur le flanc. J’espère que ça fait mal, salopard de sangsue à poils. Eleanor n’avait pas beaucoup dormi ces dernières nuits. Pelotonnée au creux de ses bras, son visage détendu était resté ombré par l’éclairage sporadique de la lune. Elle refusait d’exprimer sa peur, aussi n’en parlait-il pas, et il la laissait s’accrocher à lui pour trouver un peu de réconfort. Même lui, endurci par la Turquie et la propension inévitable à la folie meurtrière de certains soldats, avait eu du mal à exorciser les atrocités de Nicholas Beswick. Un lapin était dressé sur son arrière-train au pied d’un plant d’oranger, le nez levé pour humer l’air, les moustaches vibrantes. Grâce au grossissement de l’imageur son œil paraissait faire trente centimètres de large. Le laser l’atteignit en plein dans la pupille. Comment son hypersens avait pu rater un tel maelström d’insanité dans les pensées indisciplinées du jeune homme, voilà qui restait incompréhensible. Il connaissait bien les différents aspects de l’esprit humain, depuis celui de l’individu triste jusqu’à celui du psychopathe le plus dangereux. Il savait, instantanément. Son approche de l’esprit de Liam Bursken avait été un exploit horrifique ; il n’y avait pas, il ne pourrait jamais exister de terrain d’entente avec une personnalité aussi foncièrement démente. Mais Nicholas Beswick était si attachant, avec sa timidité et son imprudence qui rappelaient à Greg ses propres travers d’adolescent, comme une amplification de l’angoisse et de la ferveur si merveilleusement communs à ce groupe d’âge. Je l’aimais bien, ce gosse. Se tromper à ce point, être aussi aveugle, c’était inviter à remettre en cause toutes ses aptitudes empathiques. Mais il n’y avait rien eu, aucun indice. Deux lapins folâtraient ensemble. Il abattit le vieux mâle d’abord, et brûla ensuite la cervelle de la hase qui s’était immobilisée, tremblante, désemparée. Quinze au tableau de chasse, mille en réserve. La chose avait bouleversé Ranasfari. Il était profondément choqué qu’un étudiant de Launde ait pu infliger une telle horreur à son vieux mentor. Il cachait son chagrin derrière une brusquerie de façade, se disait troublé parce qu’il n’y avait eu aucune alternative dans le passé. Cela ne cadrait pas avec les théories. Gabrielle l’avait raccompagné chez lui. Pour une fois elle s’était montrée compréhensive, et avait fait preuve d’un calme inhabituel. Pendant un bref moment d’espoir, Greg s’était lui aussi raccroché à cette notion d’univers alternatif. Il suffisait de supposer qu’Eleanor, par manque d’expérience, avait dérivé lors de sa première prise de la neurohormone sélective dans une de ces frises chronologiques où les petits-enfants d’Hitler gouvernaient le monde depuis la métropole resplendissante de Berlin, un monde où leur Nicholas Beswick avait l’esprit incontestablement dérangé. L’hypothèse aurait fourni à Mandel la porte de sortie qu’il cherchait, et il aurait pu continuer à éprouver de la sympathie pour le jeune homme. Mais on en revenait toujours à un élément : le couteau. Ici, dans cette réalité physique et temporelle. Sans parler des autres détails périphériques, qui ne manquaient pas : l’heure à laquelle il avait pris sa douche, Isabel, une possible complicité avec la compagnie Randon, l’improbabilité d’une mission effectuée par un tech-merc. Son inaptitude seule l’avait empêché de déceler le psychopathe. Et son intuition, si elle méritait toujours ce nom, continuait à lui affirmer que ce ne pouvait être lui, pas ce garçon. Il régla son arme sur tir rapide et balaya les hautes herbes d’un déluge de décharges laser. Les lapins touchés effectuèrent des cabrioles sous les impacts, et de petits flashs de flammes orange jaillirent des broussailles desséchées. La garenne entière s’enfuit dans une multitude de bonds. La moitié du sol semblait s’être mise en mouvement. Saloperies de rongeurs. — Greg. C’était la voix d’Eleanor. Il ôta de son œil le monocle de l’imageur. Il s’était appuyé contre la barrière en bois pour stabiliser ses tirs, et son jean et son sweat-shirt noirs étaient à présent tachés par la mousse humide. Il brossa ses vêtements sans entrain, le fusil tenu dans l’autre main. Trois personnes traversaient la cour de la ferme dans sa direction, en compagnie de sa femme. Un couple devant avoir la cinquantaine, et une jeune fille. La femme avait le visage buriné par le soleil, et ses boucles brunes étaient marquées de mèches plus claires qui bientôt vireraient au gris. Sa robe avait connu des jours meilleurs et s’élimait au col et à l’ourlet du bas. Son époux – car ils étaient manifestement mariés – était aussi grand que Greg, mais plus mince, avec des membres secs et des mains larges de laboureur, marbrées de grosses veines bleuâtres. Il avait revêtu un costume et sa chemise grise était ouverte en V sur un hâle prononcé. La nuance particulière de ses cheveux roux était désagréablement familière. Eleanor lui jeta un regard mélancolique. Elle avait les mains crispées, ses doigts entrelacés par la nervosité. — Greg, je te présente Derek et Maria Beswick. Elle adressa un sourire un peu hésitant à la fille et ajouta : — Et Emma, c’est bien ça ? L’enfant hocha timidement la tête. Ses yeux agrandis par l’appréhension ne quittaient pas le fusil. Elle devait avoir douze ou treize ans, et sa mère la tenait toujours par la main. Pas très jolie, mais elle ne le serait sans doute jamais, estima Greg, pas avec ces joues trop molles et le repli de cellulite qui s’accumulait déjà sous son menton fuyant. Son chemisier et sa jupe semblaient être de fabrication maison, taillés dans un tissu imprimé vert et bleu. Au tout début de la Mindstar, les spécialistes et les généraux avaient parlé de développer la faculté de téléportation chez certaines recrues. Il leur aurait suffi de penser à un endroit pour s’y transporter instantanément. Comme le reste des promesses qu’avait caressé le projet, celle-ci n’avait évidemment donné aucun résultat concret. Ce qui était bien dommage, parce qu’à cet instant précis Greg aurait voulu se trouver n’importe où ailleurs sur la planète, même dans un cachot à Téhéran ou une cellule en Afrique. — Nous sommes venus à cause de notre garçon, monsieur Mandel, déclara Derek. Il y avait beaucoup de tension dans sa voix. L’homme avait sa fierté, et il n’était pas accoutumé à supplier des inconnus. — Je suis désolé, dit Greg qui se sentait très gêné. Nous ne pouvons plus rien y faire. Et dire qu’il avait lui-même traité Nicholas de poule mouillée… — Il n’a pas commis une horreur pareille, monsieur Mandel, dit Maria. Pas mon fils. Pas ces choses terribles qu’on raconte sur les chaînes de télévision. Peu m’importe s’il était très énervé à cause de cette fille. Nicholas ne ferait jamais quelque chose d’aussi atroce. Greg avait envie de crier : Je l’ai vu faire ! Mais il ne pouvait pas infliger cela à une femme telle que Maria Beswick. — Je ne comprends rien à certains sujets dont Nicholas parle, dit Derek. La physique, et tous ces phénomènes cosmiques qui se produisent au fin fond de l’espace. Il essaie de nous expliquer tout ça, quand il vient à la maison, mais ça nous passe au-dessus de la tête. Nous élevons des moutons, c’est tout. Mais j’étais fier de ce garçon, mon garçon, quand il est entré à l’université, quand il a décroché cette bourse… Il allait se dépasser. Il n’aurait pas à se lever à 5 heures le matin, comme moi. Il allait faire quelque chose de sa vie. Et quand il a quitté la maison, ça a été la pire année pour entrer à l’université, avec tous les troubles qu’il y a eus à l’époque. Mais il a tenu bon. Et ensuite on lui a proposé une place pour étudier à Launde. Bon Dieu de bois ! Même moi j’avais entendu parler du docteur Kitchener. Nicholas vénérait ce vieil homme. Il n’a pas pu le tuer. — Il y a beaucoup de preuves. — Nicholas nous a dit que vous étiez détective privé, intervint Maria. Le meilleur détective privé de toute l’Angleterre. Il a dit qu’au début vous ne pensiez pas qu’il était coupable. C’est vrai ? Ce n’est pas aussi simple ! — C’est… Oui. Les Beswick échangèrent un regard d’espoir. Greg en eut le cœur serré. — Je vous en prie, monsieur Mandel, dit Derek. Nous voyons bien qu’il y a cette ferme dont vous devez vous occuper, et tout ça, et nous ne sommes pas des gens importants comme Julia Evans, mais est-ce que vous accepteriez de continuer à enquêter sur cette affaire, pour nous ? Juste un ou deux jours de plus, disons, quelque chose se produira peut-être, quelque chose qui l’innocentera. La prison tuera notre Nicholas aussi sûrement qu’une condamnation à mort. C’est un garçon trop doux. Votre enfant trop doux a plongé un couteau dans le ventre d’un homme de soixante-sept ans, et il l’a ouvert en deux. — Nous allons étudier la chose pour vous, déclara Eleanor. Greg en resta bouche bée. — Vous êtes sérieuse ? demanda Emma, ses grands yeux craintifs levés vers la jeune femme. Vous êtes vraiment sérieuse ? — Oui, je suis sérieuse. Il y a encore une ou deux ambiguïtés qui doivent être levées, de toute façon. Derek et Maria se concertèrent du regard. — Tout ce que vous pourrez trouver, ce sera bien, dit le mari. Cette avocate, Collier, elle a l’air de penser que Nicholas est coupable. — L’année avait été bonne pour nous jusque-là, déclara Maria. Vraiment très bonne, même. Nous avons beaucoup de brebis qui sont grosses, et les agneaux devraient rapporter une jolie somme au printemps. Est-ce qu’on pourrait vous payer en plusieurs fois ? Greg avait envie de mourir. — Nous ne vous ferons rien payer, réussit-il à articuler. Le visage de Maria se durcit. — Nous ne demandons pas la charité, monsieur Mandel. Eleanor s’empressa de réagir : — Il n’est pas question de charité non plus. Nous ne pouvons pas accepter d’être payés, pas légalement. Vous comprenez, nous sommes toujours mandatés par le ministère de l’Intérieur sur l’affaire Kitchener, et nous le resterons jusqu’à la fin du procès. En revanche, la façon dont nous menons notre enquête ne dépend que de nous, c’est dans le contrat que nous avons signé. Maria allait reprendre la parole, mais son mari lui saisit la main qu’il pressa pour l’appeler à plus de retenue. — Où logez-vous ? demanda Eleanor. — Moi, il faut que je rentre, répondit Derek. Avec les moutons, et tout. Mais Maria a loué une chambre dans un bed and breakfast sur Northgate Street, pas très loin du poste de police. — Très bien, nous resterons en contact. — Qu’est-ce qui t’a pris de leur dire ça ? Je n’arrive pas à le croire ! — Calme-toi, dit Eleanor. — Me calmer ? Ce gamin est un tueur psychopathe, et tu racontes à ses parents que nous allons nous débrouiller pour qu’il s’en tire ? — Tu ne penses pas ce que tu dis. — Je ne pense pas quoi ? — Qu’il est coupable, répondit-elle d’un ton patient. — Mais bordel, je l’ai vu faire ! Et toi aussi ! — Ce n’est pas ce que j’ai dit, Greg. J’ai dit que tu ne penses pas qu’il soit coupable. — Je… Il se prit la tête dans les mains et se massa les tempes. Elle avait raison. Eleanor avait toujours raison, surtout quand cela concernait ce qu’il avait dans le crâne. Et ça, c’était sacrément injuste. Il lui jeta un regard de reproche. — Comment fais-tu ça ? — J’ai eu un très bon professeur. — De quelles ambiguïtés parlais-tu ? — Le fait que ton hypersens n’ait pas détecté sa culpabilité. — Les facultés psi ne sont pas infaillibles, répliqua-t-il par automatisme. Eleanor le considéra sans rien dire. — Ouais, d’accord. Je ne pouvais pas rater quelque chose d’aussi évident. Mais n’oublie pas, nous l’avons vu tuer Kitchener. — Nous, enfin j’ai eu une vision dans laquelle il le faisait. C’est tout. — Vision corroborée par la découverte du couteau, avec les empreintes. — Si on a voulu piéger Nicholas, alors on a évidemment arrangé des preuves physiques pour l’incriminer. — Et comment en es-tu arrivée à avoir cette vision, si ce n’est pas ce qui s’est passé en réalité ? — Je n’en sais rien. Existe-t-il une catégorie de médiums capables de donner l’apparence de la réalité à ces images ? À toi de me le dire. Tu es l’expert. — À la Mindstar, je n’ai jamais entendu parler d’une aptitude psi qui ressemble à ça, même de loin. Ce qui s’en rapprocherait le plus serait la projection eidétique, mais aucun eidopathe n’aurait pu créer une image comparable à celle que nous avons vue. — Avant mercredi dernier, tu n’avais jamais entendu parler des neurohormones de rétrospection. — Non, Eleanor. Je n’y crois pas, c’est tout. C’est trop compliqué. Le tueur s’est efforcé d’effacer toute trace de la neurohormone de rétrospection, tu te souviens ? Il n’a jamais eu l’intention que quelqu’un d’autre l’utilise. Il n’avait donc aucun moyen de garder un médium quelconque en réserve au cas où nous la prendrions pour voir ce qui s’est réellement passé cette nuit-là. Et puis, j’aurais décelé la présence d’un autre médium à Launde. Enfin, n’oublie pas que Nicholas t’a aperçue. C’est ça, l’argument véritablement décisif. Il a confirmé que tu es revenue là-bas pour être témoin du meurtre. Et tout ce que nous avons observé correspond aux déclarations des étudiants. — Tout, excepté le meurtre lui-même. — Si tout le reste est exact, pourquoi le meurtre serait-il différent ? — Tu penses donc que Nicholas a assassiné Kitchener ? Greg réfléchit à la question, à tous ces doutes et cette indécision intime qui le hantaient ces derniers jours. Son intuition en était à l’origine, assez forte pour aller à l’encontre de toute logique. C’était comme une éruption qui se répandait dans ses synapses, une démangeaison qu’il ne pouvait gratter. De la superstition, auraient dit les gens. Et cela se résumait à une question : Avait-il foi en son aptitude ? En lui-même ? — Oh, merde…, soupira-t-il. Non, je ne pense pas que Nicholas a tué Kitchener. Je sais qu’il ne l’a pas fait. Mais comment le véritable tueur s’y est pris pour lui faire ce canular sinistre ? Et le couteau ? — Allons, Gregory, oublie les détails et réfléchis. Partons de l’hypothèse que tu as raison et que Nicholas est innocent. Que devons-nous faire, à présent ? — Prouver qu’on l’a piégé. Démasquer le vrai tueur. — Tu vois ? C’est simple. — Merci. Aurais-tu une autre suggestion tout aussi impressionnante sur la façon de nous y prendre ? Elle le considéra d’un regard pensif, en se tapotant les dents de l’index. — La première chose à faire, c’est trouver si quelqu’un d’autre avait un mobile sérieux de tuer Kitchener. Une fois que nous savons qui, nous pouvons commencer à chercher comment il s’y est pris. Que te dit ton intuition ? — Bonne question. Il activa une petite sécrétion neurohormonale, et plongea en lui-même, dans ce bassin de solitude silencieuse au centre de son propre esprit, pour fouiller ses convictions. La seule fois où son intuition l’avait titillé pendant cette affaire, c’était à la vue des trois petits lacs près de Launde Abbey. Détail qu’il avait comme par hasard laissé de côté dès qu’Eleanor avait pris la neurohormone de rétrospection. Les lacs. Les lacs l’incitaient à douter de la culpabilité de Nicholas. Mais pourquoi ? Greg s’installa sur le canapé du salon et régla l’écran plat sur la fonction téléphone. Il passa en revue les notes prises sur son cybofax jusqu’à tomber sur le numéro de Stocken Hall, et il le transmit pour appel dans le système du téléviseur. Une secrétaire répondit et essaya de se débarrasser de lui quand il demanda à parler à James MacLennan. Il recourut donc à la magie de l’autorité et argua de son mandat auprès du ministère de l’Intérieur. — Tu en profites vraiment, observa Eleanor. Elle s’était assise dans un fauteuil en face du canapé, hors du champ de la caméra intégrée à l’écran plat. — Ouais. Et c’est très agréable, aussi. Il posa ses deux bras écartés sur le dos du canapé et poussa un soupir d’autosatisfaction parfaitement injustifiée. Elle lui répondit d’une grimace moqueuse. Le directeur de Stocken Hall apparut sur l’écran. Il était assis derrière son bureau, dans un costume bleu très seyant. Comme auparavant, les persiennes étaient baissées sur la baie vitrée. — Monsieur Mandel, je crois que les félicitations sont à l’ordre du jour, dit-il avec un sourire qui dévoila une denture sans défaut. — La police a mis un suspect en détention, oui. — Excellentes nouvelles. Les médias vont peut-être enfin nous laisser tous tranquilles. — Je ne parierais pas dessus, si j’étais vous. — Non. Vous avez raison. En quoi puis-je vous être utile ? Ma secrétaire m’a dit que vous appeliez pour une raison urgente qui intéresse le ministère de l’Intérieur. — Eh bien, j’ai besoin d’informations sur la façon dont le cerveau humain fonctionne, plus spécifiquement dans votre domaine : les souvenirs. Ce suspect, Nicholas Beswick, figurez-vous qu’il m’a totalement induit en erreur. Or c’est la toute première personne qui ait réussi à me tromper de la sorte. Comme vous l’imaginez aisément, ça me rend assez nerveux. — Certes. Quand vous dites qu’il vous a trompé, vous voulez dire qu’il a trompé votre aptitude empathique ? — Oui. Il a dit qu’il n’avait pas tué Kitchener, et je l’ai cru. Il n’a montré aucune trace de faux-fuyant ou de duplicité. La mention de ce meurtre aurait dû déclencher chez lui le souvenir de cet épisode, avec tous les sentiments habituels qui pouvaient s’y rattacher, culpabilité, remords… Mais je n’ai pas détecté une once de duperie. Son esprit paraissait tout à fait normal, sans rien de comparable avec ce monstre taré de Liam Bursken. — Je vois. Cela semble quelque peu étrange, en effet. — J’en viens donc à ce que je voulais savoir : est-il possible qu’il ait fait en sorte d’oublier ? Je veux dire, même inconsciemment, qu’il ait effacé le meurtre de sa mémoire ? Beswick maintient toujours qu’il ne l’a pas fait, alors que les preuves contre lui sont accablantes. Je me rappelle que vous avez mentionné certaines drogues qui peuvent induire des trous de mémoire. Le sourire de MacLennan laissa la place à une expression presque soucieuse. — La scopolamine. Oui. C’est une substance assez commune qu’on extrait de plantes. En temps normal on l’emploie comme sédatif léger, et pour lutter contre le mal des transports. Et elle a servi à des buts ritualistes pendant des siècles. Mais des doses massives peuvent induire ce qui revient à un état de transe. De nombreux cas d’intoxication à la scopolamine ont été recensés, principalement en Amérique latine. Vers la fin du siècle dernier c’était même un problème avec les gangs. Mélangée à un tranquillisant, la scopolamine peut être utilisée pour rendre quelqu’un d’une parfaite docilité. Et on peut l’administrer avec un simple vaporisateur. Sous son influence les gens vous donneront sans résister leur argent, ils videront leurs comptes aux distributeurs automatiques, et ensuite ils ne garderont aucun souvenir de ce qu’ils ont fait. C’est passé de mode quand la société a tourné le dos à l’argent liquide, bien évidemment. Les transferts d’argent peuvent être pistés trop facilement, de nos jours. — Bon Dieu… L’image était perturbante : des agresseurs munis non pas d’un couteau mais d’un banal atomiseur, et vous ne vous souveniez de rien quand des heures plus tard vous reveniez à la réalité. Il n’aimait pas du tout cette idée. La chose lui était peut-être déjà arrivée, comment aurait-il pu le savoir ? Mais il avait toujours été hostile aux drogues. — Beswick aurait-il pu prendre de la scopolamine pour oublier le meurtre ? — Oh non, ça ne fonctionne pas ainsi. Par ailleurs, je suis sûr que la police en aurait détecté des traces dans les analyses sanguines. Mais avait-on eu l’idée de chercher à détecter cette substance en particulier ? Il prit note sur son cybofax. — Je vais vérifier. Y a-t-il une autre méthode qui vous vienne à l’esprit ? Le regard de MacLennan se fit lointain pendant quelques secondes. — Comme je vous l’ai dit, la mémoire est peut-être la facette la moins explorée du cerveau humain. Toutefois il y a deux types d’amnésie naturelle qui pourraient correspondre à ce cas. — Deux ? — En effet. Un état appelé « amnésie globale transitoire » permet aux personnes qui en sont victimes d’accomplir leurs tâches habituelles et de conserver un schéma comportemental normal. Mais à la fin de la journée elles ne peuvent se remémorer aucun des événements qui sont survenus. Un exemple : vous pourriez avoir une conversation longue et complexe avec elles, et elles y participeraient en accord avec leur personnalité, mais si le lendemain vous les interrogiez elles ne se souviendraient même pas avoir discuté avec vous. — Y a-t-il un moyen de savoir si quelqu’un souffre de cette forme d’amnésie ? — Souvent la personne concernée s’en rend compte par elle-même, surtout si c’est un cas grave. Ce n’est pas très courant, mais un médecin serait certainement capable de reconnaître les symptômes d’après ce que le patient décrirait. — Très bien, merci, dit Greg avant de prendre une autre série de notes sur son cybofax. Et la seconde forme d’amnésie ? — L’amnésie post-traumatique, qui est encore plus rare. Mais on en a des exemples bien documentés, quand elle se produit. — Dans quelles circonstances ? — À la suite d’un événement souvent violent ou terrifiant. Quelque chose de si horrible que l’esprit le rejette. Ce peut être un accident de la route particulièrement meurtrier, par exemple. Les gens en ont été témoins, mais quand on les interroge plus tard ils n’arrivent même pas à se souvenir qu’ils étaient présents sur les lieux. La police a souvent affaire à des victimes d’agression qui ne peuvent pas se remémorer le physique de leur agresseur, même si celui-ci est resté auprès d’elles pendant plusieurs minutes. Mais il faudrait que ce soit un événement d’une puissance extraordinaire pour déclencher un mécanisme neural aussi radical. — Un événement comme un meurtre particulièrement sanglant ? — Oui, c’est concevable. Si Beswick a agi dans un accès de fureur, il se peut qu’il n’ait pas été capable d’accepter la réalité de ses actes une fois sa fureur dissipée. Dans ces circonstances l’amnésie post-traumatique est envisageable. Je me garderai de toute affirmation, bien sûr. — Je comprends. Si Beswick souffre d’une de ces formes d’amnésie, un psychiatre serait-il en mesure de provoquer la résurgence de ces souvenirs ? — Je ne saurais vous dire. Tout dépend de la profondeur à laquelle ces souvenirs ont été enfouis. Vous dites que c’est au-delà du rappel inconscient ? — Oui. — L’hypnose pourrait permettre d’y accéder. Mais à la lumière de ce que vous m’avez dit, je n’aurais pas trop d’espoir de réussite, à votre place. Quoi qu’il en soit ce serait forcément un processus à long terme. Il faudrait d’abord une aide psychologique très importante, et que le sujet affirme sa volonté de faire ressurgir ces souvenirs. — Je vois. Eh bien, merci du temps que vous m’avez consacré. — De rien. — Tout ça n’aide pas beaucoup notre cause, n’est-ce pas ? dit Eleanor après que le sourire mécanique de MacLennan eut disparu de l’écran. — Pas beaucoup, non. Mais au moins nous savons qu’il est théoriquement possible pour Beswick d’avoir oublié qu’il a tué Kitchener. Ce qui expliquerait pourquoi mon interrogatoire a raté. — Il se peut que ça t’aide à retrouver confiance en ton aptitude psi, mais c’est aussi un bonus inespéré pour l’accusation, dit-elle, indignée. — Eh, c’est toi qui as dit à ses parents que nous allions poursuivre l’enquête. — Oui, je le sais. Elle croisa les bras comme un enfant qu’on vient de réprimander et contempla la moquette devant elle d’un air maussade. Il transmit un autre numéro au téléviseur. Amanda Paterson répondit, et une fois encore l’autorisation du ministère de l’Intérieur aplanit les obstacles. — Je sais comment je te conseillerais de l’utiliser, moi, murmura Eleanor d’un ton dégagé en levant les yeux vers le plafond. L’écran montrait une vue légèrement floue du bureau de la brigade criminelle à Oakham. Deux inspecteurs étaient devant leurs terminaux, l’écran géant accroché au mur affichait toujours le plan de la ville et ses environs immédiats. Le visage de Vernon Langley glissa en gros plan quand il s’assit devant la caméra. — J’étais en train d’interroger Nicholas Beswick, grommela l’inspecteur avec une certaine mauvaise humeur. — Comment ça se passe ? demanda Greg. — Vous me croirez si je vous dis que ce petit crétin répète qu’il n’a rien fait ? Nous lui avons montré le rapport sur le couteau qui confirme que les empreintes digitales sur le manche sont bien les siennes. Il prétend qu’on lui a tendu un piège. Bon Dieu, et tous les autres ont dit qu’il était le plus intelligent de la bande. J’en viens à me demander à quoi ressemble le plus obtus. — Ouais, c’est un vrai casse-tête, pas vrai ? Greg s’était déjà senti dans cet état d’esprit une fois, juste après sa démobilisation, quand ce qu’il pouvait dire aux huiles n’avait plus aucune importance, parce que l’armée ne pouvait plus rien lui faire. Cette fois, son entrain un rien anarchique venait de ce pari apparemment impossible à gagner, du défi qu’ils s’étaient donné de confondre les autorités. — Vous vouliez quoi ? dit Vernon, soupçonneux. — Plusieurs choses. Premièrement, vous relancer au sujet du programme de recherche. Vous ne m’avez pas encore transmis les résultats. — Quel programme de recherche ? — Concernant des incidents antérieurs survenus à Launde Abbey. — Mais l’enquête est terminée. De ses deux mains en coupe, Eleanor mima un ventre rebondi et sourit largement. — Elle ne sera terminée que quand la grosse dame aura lâché le morceau, ironisa lourdement Mandel. — Bon Dieu, Greg, nous avons du boulot. — Vous avez lancé le programme de recherche ? — Je crois que oui. Une minute. La mine boudeuse, Vernon se mit à pianoter sur le clavier d’un terminal. — Oui, nous l’avons fait tourner, annonça-t-il. Aucune trace d’un déplacement de la police à Launde Abbey antérieur à notre affaire. Satisfait ? Greg ferma les yeux et réfléchit un instant. — Ces archives couvrent quelle période ? — Les quatre dernières années. À la chute du PSP, l’informatique du poste a été infectée par un virus, et la mémoire a été effacée. Beaucoup de postes de police ont connu le même problème, ils étaient tous connectés à l’ordinateur central du ministère de l’Ordre public quand les hackers du circuit sont passés à l’attaque. Les répercussions ont été énormes, et elles ont fait de gros dégâts. Et bien sûr, les agents populaires n’étaient pas vraiment à cheval sur le suivi des procédures. Il y avait très peu de mémoires de sauvegarde, à l’époque. Une des raisons qui ont poussé les Nouveaux conservateurs à créer les enquêteurs est justement la perte d’un très grand nombre de dossiers. — Et vous-même avez été transféré à Oakham après la chute du PSP, n’est-ce pas ? — Oui. — OK, je voudrais que vous parliez à tous vos collègues qui étaient déjà en poste à Oakham pendant la décennie du PSP. Demandez-leur s’ils ont souvenir d’un événement quelconque en relation avec Launde Abbey. — Je vois, fit Vernon avec une politesse appuyée. — Bien. Je passerai en ville cet après-midi, pour interroger Beswick de nouveau. Vous pourrez me dire alors ce que vous avez trouvé. (Il consulta son cybofax.) Il y a aussi le sujet de la prise de sang de Beswick. — Eh bien ? — D’après les informations que j’ai, on n’y a pas décelé trace de syntho, mais je n’ai pas le tableau complet des résultats. — Et donc ? — Avez-vous fait les tests pour d’autres drogues ? Vernon se remit à taper laborieusement. — Il y avait des traces d’alcool, c’est tout. — Appelez le labo, je veux savoir s’ils ont vérifié pour autre chose, et si oui ce qu’ils ont trouvé. Et même s’ils l’ont fait, je veux qu’on effectue de nouveau une analyse complète, sang et urine, aujourd’hui même. Dites-leur de chercher des traces de scopolamine. — De la scopolamine ? — Ouais. — Autre chose ? L’ironie était patente. — J’aurai besoin de consulter le dossier médical de Beswick. Si vous pouviez le préparer pour ma venue, ce serait parfait. — C’est officiel, Greg ? — Tout ce qu’il y a d’officiel. — En rapport avec l’assassinat de Kitchener ? — Avec quoi d’autre ? — Entendu, j’appellerai le labo. L’image disparut. — La première chose qu’il va faire, ce sera contacter le ministère de l’Intérieur, prédit Eleanor. Pour savoir si tu es toujours autorisé à fouiner partout comme ça. — Ouais, grogna Greg. Il tapota le coussin à côté de lui, et elle le rejoignit sur le canapé. — Tu hésites ? demanda-t-elle en s’installant de biais, dos contre son épaule et jambes posées sur le gros coussin faisant office d’accoudoir. Il passa un bras autour d’elle. — Pas pour l’instant. Tu es consciente que nous basons toute notre action présente sur ma seule intuition qu’il s’est produit un autre incident en corrélation avec Launde Abbey, antérieur au meurtre ? Si nous découvrons qu’il n’y a rien eu dans le passé, tout ce que nous aurons réussi à faire, c’est enfoncer un peu plus Beswick. — Tu n’arrives vraiment pas à te remémorer de quoi il s’agit ? — Non. Je commence même à me demander si cette impression est juste. Elle semble tellement fragile. C’est peut-être moi qui souffre d’amnésie globale transitoire. — Pas toi, mon amour. — Merci. Il composa un numéro sur le cybofax puis le bascula sur l’écran. — Qui appelles-tu, maintenant ? — Julia. Je veux m’assurer que mon autorisation auprès du ministère de l’Intérieur ne m’a pas été retirée. Et lui demander de lancer pour moi une recherche sur tous les sites d’infos, nationaux et internationaux, en remontant sur quinze ans, par simple sécurité. Pour voir si de cette façon nous ne pouvons pas découvrir ce qui s’est passé à Launde. Eleanor eut un petit rire. — Une recherche à travers les archives de tous les sites d’infos, et sur quinze ans ? — Exactement. Bah, elle n’est pas sans le sou. — Après ça, elle le sera. CHAPITRE 18 Julia était consciente qu’elle n’aurait pas dû jubiler ainsi, ce n’était pas… bien, mais au diable ce qui était bien ou juste pour un instant. Tout s’arrangeait au mieux. Peut-être les gens avaient-ils raison de la traiter de manipulatrice. Elle était assise à la tête de la table du bureau de Wilholm. Dehors, la journée de ce lundi était vraiment ensoleillée. Pour une fois, les fenêtres étaient grandes ouvertes, elle savourait les querelles trillées des oiseaux et une brise moite venait effleurer ses cheveux. Elle portait un chemisier en coton champagne sans manches, une jupe courte aigue-marine et balançait ses sandales de cuir du bout des orteils. Les treize cristaux memox audio-vidéo éparpillés autour de son terminal diffusaient les enregistrements de l’émission de Jakki Coleman depuis six mois. Le bureau médias d’Event Horizon les avait compilés pour elle. Caroline Rothman les avait apportés ce matin-là, avec la moisson habituelle de documents qui ne prendraient effet que grâce à sa signature. La secrétaire n’avait rien dit en les posant sur la table, mais elle devait savoir ce qu’ils contenaient. Julia se doutait que tout le quartier général bruissait de commentaires ravis sur l’audace de Jakki Coleman et attendait avec impatience l’inévitable riposte de la patronne. Cette fois, elle allait les décevoir. L’affaire était trop personnelle pour les habituelles menaces de sanctions et de chantage financier éructées aux directeurs de chaînes par téléphone. Cette fois, elle allait se comporter comme une adulte, avec subtilité. Mais, au final, il y aurait autant de sang versé, et ce ne serait pas le sien. Quelle meilleure façon de commencer la semaine ? Nimbé d’une aura ambrée, au centre du cube du terminal de Julia, le relevé du compte bancaire de Jakki Coleman s’offrait à son regard. Elle devait remercier Royan pour ce résultat, car c’étaient les enseignements patients de ce génie cloîtré qui lui avaient permis de contourner les cerbères logiciels de la Lloyds-Tashoko la nuit précédente, et d’éventrer leur mémoire centrale. D’un autre côté, aucun autre hacker n’avait à sa disposition l’ordinateur optique d’Event Horizon pour l’aider à décrypter les algorithmes des systèmes de sécurité financière. À chacun ses atouts. Elle n’avait pas vidé le compte, cela aurait été bien trop facile. En outre, la Lloyds-Tashoko aurait compris qu’ils avaient affaire à un piratage dès que Jakki Coleman aurait porté plainte. L’argent lui aurait été remboursé et les primes d’assurance de tout le monde auraient été augmentées d’une fraction infinitésimale pour combler la différence. Elle ne voulait que jeter un coup d’œil. Les chiffres brûlaient avec un éclat froid devant les yeux de Julia. Les secrets financiers d’une vedette de la télé dénudés dans toute leur splendeur. Sauf que la chaîne ne tient pas tant que cela à toi, n’est-ce pas, Jakki chérie ? Pas si ton salaire est aussi minable. À côté de chaque transaction, il y avait le code du destinataire. Une recherche standard des annuaires financiers permettrait d’en venir à bout. Julia mit cela en route et regarda les identités apparaître le long des colonnes. Elle en reconnaissait quelques-unes : des sociétés haut de gamme, des grands magasins de luxe, des agences de voyages, des hôtels. Elle entrait les inconnues dans un autre moteur de recherche. Ce qu’il y avait là était intéressant, et encore plus ce qui n’y figurait pas. Jakki Coleman n’achetait jamais de vêtements, pas un seul article en trois ans. Julia applaudissait de joie. Elle inséra le premier memox audio-vidéo dans le lecteur à côté du terminal. L’image de Jakki Coleman, six mois plus jeune mais toujours aussi vieille peau, souriait sur l’écran plat au-dessus de la cheminée. Elle portait un tailleur noir et un chemisier avec un motif de jungle tape-à-l’œil vert et mauve. — Sans doute pour mieux cacher son embonpoint, dit Julia en direction de l’écran. Elle étudia le style avec attention – le tailleur était soit un Perain, soit un Halishan – et prit des notes dans un fichier nodulaire, codé « MortJakki », avant de passer à l’émission suivante. La dernière émission enregistrée par le bureau médias remontait à vendredi. On y voyait Jakki en tailleur classique noir et blanc avec une lavallière exubérante. Et Julia elle-même dans sa veste violette et sa longue jupe blanche, son canotier de paille sur ses cheveux tressés en une longue natte, passant en revue un alignement de jeunes hommes – bien faits – en maillots de bain rouges tandis que leur entraîneur les lui présentait un à un. Puis un autre plan, pris plus tard, où on la voyait assise à côté de la piscine pendant que l’équipe s’entraînait. « Notre chère Julia semble avoir aujourd’hui régressé à son uniforme scolaire, disait Jakki. Et cela me rappelle pourquoi j’étais toujours si pressée de m’en débarrasser en quittant les cours chaque après-midi. » — Pour t’allonger sur le dos et gagner quelques dollars, je présume ? demanda Julia d’un ton douceâtre à l’image. Elle éteignit le lecteur audio-vidéo et examina les résultats de MortJakki qui défilaient dans son esprit. Elle n’avait pas pu identifier toutes les griffes, bien sûr, mais environ un tiers de tout ce que portait Jakki sur le plateau de son émission venait de chez Esquiline. On apercevait même souvent le logo de cette marque, avec ses élégantes ellipses dorées entrecroisées, sur une broche ou sur les boutons. Placement de produit. L’agent de Jakki avait sans doute passé un accord avec Esquiline. Julia chargea un profil de cette compagnie pioché dans la mémoire mère du département de renseignements d’Event Horizon. Esquiline était une maison de haute couture relativement jeune, qui aspirait à suivre les traces de Gucci, Armani ou Chanel. Elle possédait des boutiques dans toutes les grandes villes anglaises – dont deux à Peterborough – et commençait à étendre son réseau à l’Europe occidentale. Julia pria Caroline de passer un appel pour elle à Lavinia Mayer, la directrice générale d’Esquiline. La mise en contact par assistantes interposées était suffisamment prétentieuse pour attirer l’attention, outre le poids de son nom. Lavinia Mayer était une quadragénaire en veste vert citron sur un chemisier blanc avec une collerette à la Blanche-Neige. Ses cheveux blonds étaient courts, admirablement coupés. On entrevoyait derrière elle un bureau dont le style rappelait vaguement l’Art déco, des murs en marbre blanc et bleu, des meubles en forme de blocs. Plutôt anonyme, se dit Julia. — Mademoiselle Evans, je suis très honorée de recevoir votre appel. Julia décida de la jouer petite fille riche et écervelée, regrettant de ne pas avoir de chewing-gum pour en rajouter une couche. — Ouais, bon, j’espère ne pas vous déranger. — Mais non, pas du tout. — Eh bien voilà, une de mes amies portait une robe vraiment super l’autre jour et on m’a dit que ça venait de chez vous. Alors, comme vous êtes une maison de stylisme, je pensais que peut-être vous pourriez me fournir toute une garde-robe ? Lavinia Mayer n’était pas aussi superficielle que son image le laissait paraître. Elle ne montra aucun signe d’empressement, c’était toujours une erreur tactique d’en faire trop. Elle s’immobilisa cependant un instant. — Nous pouvons aider une cliente à choisir son style, très certainement, oui. — Ah, super ! Eh bien, je vais vous dire ce que je voudrais. Vous allez sans doute trouver ça débile, quelqu’un dans ma position, mais j’ai été si occupée cet hiver que je n’ai pas eu vraiment l’occasion de prévoir les choses pour ce printemps. — C’est parfaitement compréhensible. J’ai regardé la présentation de votre navette spatiale. C’est une machine très impressionnante. Vous avez dû y consacrer un temps considérable. — Ouais, c’est vrai, ça, même si personne ne me remercie. Tout le monde pense que ce sont les ingénieurs et les concepteurs qui font tout le boulot. — C’est absurde. — Ouais, bon, passons. Ce qui me tracasse le plus c’est que j’ai environ quatre-vingts ou quatre-vingt-dix événements prévus pour les quatre prochains mois et que j’ai besoin de quelque chose à porter pour chacun d’eux. Cela me soulagerait beaucoup si quelqu’un d’autre pouvait s’en charger, de préférence un pro. J’ai tellement peu de temps libre, vous voyez, et de cette façon, je pourrais en avoir un petit peu plus. Cela représenterait beaucoup pour moi. Les coins de la bouche de Lavinia se relevèrent légèrement, le même genre de sourire qu’offrait un croque-mort à un cadavre. — Vous dites quatre-vingts ou quatre-vingt-dix ? — Ouais. Ça vous poserait un problème ? — Non. Mais sa voix était très faible. — Oh, que je suis contente ! (Elle mettait une petite vibration d’excitation dans ces mots.) Alors, Esquiline m’accepte comme cliente ? — Je m’occuperai de vous personnellement, mademoiselle Evans. — Je vous en prie, « Julia » pour mes amis. Elle écouta Lavinia Mayer babiller à propos de l’organisation d’une équipe d’experts Esquiline pour pourvoir à ses besoins. Quand Julia aurait-elle un créneau dans son emploi du temps pour les recevoir ? De quel genre de contrat s’agissait-il ? Avait-elle un style particulier en tête ? Deux minutes plus tard, Julia la passa à Caroline pour régler les détails et se relaxa au fond de sa chaise, roulant un des cristaux memox audio-vidéo dans la paume de sa main. Elle était curieuse de savoir à quel point Lavinia Mayer était maligne. Cette dernière n’aurait jamais pu devenir la directrice générale d’une entreprise sans un minimum d’intelligence. La plupart des maisons de haute couture auraient été jusqu’à tuer pour décrocher un contrat exclusif sur la garde-robe de Julia Evans. À lui seul, le temps de présence médiatique de leurs produits aurait, sous forme de publicité, coûté des millions. En outre, toutes les aspirantes au rang de la haute société feraient tout pour l’imiter. Si Jakki Coleman n’était pas larguée, ou à tout le moins tenue en laisse par ses sponsors, en deux jours au plus Lavinia Mayer verrait ses rêves de domination mondiale s’écrouler sous son petit nez trop poudré. Être rejetée publiquement par Julia Evans – et celle-ci s’arrangerait pour que ce soit très public – serait un coup fatal pour la réputation de son entreprise. Jakki allait sans doute tenter de trouver un autre sponsor, ailleurs. Après tout, elle n’avait pas les moyens d’acheter la haute couture exigée par son prétendu mode de vie. Julia poursuivait sa campagne, faisait avorter chaque tentative de ce genre. Quelqu’un frappait doucement à la porte du bureau. Lucas entra. — Votre invité est arrivé, madame. Une sensation agréable de chaleur envahit son ventre. — Je vais descendre. Oui, décidément, c’était une journée où tout allait pour le mieux. Les mains de Robin Harvey tracèrent une ligne intriguée le long des côtes de Julia pour s’arrêter, légères, sur ses hanches. — Vous devriez tenter de vous tenir plus droite lorsque vos doigts atteignent l’eau, lui conseilla-t-il. Et trouver un équilibre ancré dans vos talons. — Comme ça ? Julia se pencha en arrière contre lui. Juste assez près pour sentir un léger frémissement au bout des doigts de Robin. — Non, pas à ce point, répondit-il avec brusquerie. Julia plongea dans l’eau, pénétrant sans accroc en elle. Sa piscine était une grande étendue ovale à l’arrière de la maison, équipée de hauts plongeoirs et d’un toboggan alambiqué. Tout autour du plan d’eau était disséminée une large variété de ballons et de matelas pneumatiques, ainsi qu’une machine à remous. Il y avait aussi un bar et un coin barbecue dans le patio environnant. Tout avait été conçu pour l’amusement. Julia refit surface et balaya ses cheveux en arrière. Robin Harvey lui sourit en se penchant vers elle. Elle l’avait remarqué le mercredi précédent dans la ligne de nageurs de l’équipe d’Angleterre, un visage large aux traits forts, des cheveux blonds un peu secs, tendu à l’idée de la rencontrer. Sa silhouette puissante, sa jeunesse – il avait dix-huit ans, un an de moins qu’elle – et cette petite touche de modestie maladroite lui avaient paru un mélange attachant. Il était tellement plus naturel que Patrick. Elle avait pris soin de bavarder avec lui pendant la session d’entraînement. Sa spécialité était la nage papillon et il adorait plonger, même s’il disait ne pas être assez doué pour devenir professionnel. « Oh, mon Dieu, j’ai toujours eu envie de faire ça, avait-elle dit, ingénument. Ça a l’air tellement excitant quand on le voit à la télé, comme un ballet dans les airs. J’imagine que vous ne pouvez pas m’apprendre les plongeons les plus faciles… » Elle avait laissé transparaître une note d’espoir dans sa voix. La princesse solitaire à qui on ne permettait pas un instant de plaisir. Il lui aurait été difficile de refuser une telle demande de la part du sponsor de l’équipe. — C’était vraiment très bien, dit Robin alors qu’elle sortait de l’eau. Vous apprenez vite. J’ai été la championne de plongée de tous les collèges de Berne. — C’est que j’ai un bon professeur. Son sourire était sincère. Julia aima cela. Elle allait prendre plaisir à la compagnie de Robin, décida-t-elle. Avec les nageurs, au moins, elle avait l’excuse parfaite de les voir dénudés à quatre-vingt-dix pour cent sans devoir attendre. Obtenir les dix pour cent restants devrait lui apporter beaucoup de distraction. Elle prit pied sur le bord de la piscine et inspira profondément. Robin ne put s’empêcher de laisser glisser son regard le long de la rondeur de ses seins sous le tissu rouge délicieusement mouillé et moulant de son maillot une-pièce à dos nu. Les Bikini en montraient vraiment trop, pensait-elle, l’imagination masculine était une arme tellement puissante qu’il aurait été dommage de ne pas tout faire pour la retourner contre son propriétaire. — J’aimerais tenter un saut arrière, dit-elle. — Oh ! D’accord. Après la leçon, elle lui fit visiter le grand jardin d’hiver qui dépassait de l’aile est de Wilholm. La serre avait été totalement transformée. À présent, du verre teinté filtrait une grande partie de la chaleur torride du soleil, la climatisation tournait en permanence pour maintenir l’air à deux degrés Celsius. L’équipe qui avait été engagée pour rénover le manoir avait enterré des boucliers thermiques dans le sol autour pour empêcher toute intrusion de chaleur. Le lieu semblait être coupé du temps, à l’abri des années de canicule de l’autre côté du verre couvert de condensation. Le jardin abritait quelques rares exemples de plantes aborigènes d’Angleterre. Elle le guida le long d’un sentier pavé entre deux bordures. De jeunes arbres à feuilles caduques s’élevaient de la terre riche et noire sur les deux côtés, leurs branches les plus hautes caressant le toit de verre. Autour de leurs racines, des traînées de givre s’étalaient. Ils portaient tous deux des sweat-shirts épais et Julia sentait le froid mordre ses doigts. Elle se frotta les bras, ouvrant la bouche en cœur et soufflant avec régularité. Son haleine formait un fin ruban blanc dans l’air que Robin observait, fasciné. Puis il commença lui-même à souffler. — L’haleine de l’ours polaire, dit-elle en lui souriant. Il avait l’air superbe quand son visage s’illuminait de plaisir. — Je n’avais jamais vu ça, dit-il. — Vous devez tout de même vous souvenir d’un ou deux hivers, non ? — Non. Ils ont disparu deux ans avant ma naissance. Mes parents m’en ont parlé, bien sûr. Et vous ? — J’ai grandi en Arizona. Mais j’ai vu de la neige quand j’étais à l’école en Suisse. Nous avons fait une excursion en bus dans les Alpes. — Des glaçons qui tombent du ciel… (Il secoua la tête de perplexité.) Bizarre. — Ce n’est pas solide et c’est très amusant pour jouer. — Je vous crois sur parole. (Il tapota un tronc.) C’est quoi comme arbre, celui-ci ? — Un cytise. Il produit de magnifiques fleurs jaunes au début de l’été, elles tombent en cascade. Mais les graines sont un poison. — Pourquoi entretenez-vous cet endroit ? Ça doit coûter une fortune. — Je ne peux pas collectionner des œuvres d’art. J’ai toujours trouvé ridicule de payer autant pour un mètre carré de toile pompeux. En plus, le milieu est infesté des connards les plus prétentieux de la planète. Je préfère la beauté naturelle, merci. (Elle désigna un nuage de perce-neige autour d’un cerisier.) Quel artiste serait capable d’approcher une telle beauté ? Le jardin d’hiver lui faisait toujours cet effet, une légère mélancolie. C’était l’intemporalité des arbres, particulièrement les chênes et les frênes, ils étaient tellement plus imposants que les usurpateurs actuels. D’une certaine manière, ils allégeaient ses angoisses. Elle craignait de se montrer un peu trop sous son véritable jour devant Robin. Il la regardait de nouveau, nullement déconcerté par l’instant, ses cheveux épais cachaient presque ses yeux. — Vous n’êtes pas du tout… (Il écarta les bras, exprimant sa confusion.) Je ne m’attendais pas à vous voir ainsi, Julia. — À quoi vous attendiez-vous ? demanda-t-elle, joueuse. — Je ne sais pas. Vous avez l’air tellement froide et mécanique à la télévision, comme si tout ce que vous faisiez avait été chorégraphié par des spécialistes, chacun de vos mouvements, chacun de vos mots. La perfection absolue. — Tandis qu’en chair et en os, je ne suis qu’une déception tristement imparfaite. — Non ! (Il se pencha et ramassa un perce-neige.) Vous devriez vous débarrasser de votre équipe de relations publiques et laisser le monde vous voir telle que vous êtes, sans faire semblant. Montrer aux gens à quel point les petites choses de la vie sont importantes pour vous. Cela ferait taire tous les critiques. (Il s’interrompit et regarda la fleur d’un air malheureux.) Mais j’imagine que ça ne marcherait pas. — Je le crains. Rien n’est moins facile. Il glissa le perce-neige derrière l’oreille de Julia, content de lui. Quand elle l’embrassa, il eut l’air plutôt consentant mais ne sembla pas très bien savoir comment s’y prendre. Elle insinua la langue entre ses lèvres bien avant qu’il ose les entrouvrir. L’idée qu’il n’ait jamais connu de fille auparavant était excitante. Après tout, il fallait beaucoup d’entraînement et de dévouement pour atteindre son niveau de performance, un zèle qui devait lui coûter chaque minute de son temps. Robin lui adressa un sourire heureux de petit garçon tandis qu’elle l’enlaçait. Il lui restait exactement sept jours pour le séduire, ensuite elle pourrait le mener par le petit doigt. Et cette fois, elle prendrait l’initiative au lit, ce qui serait une amélioration considérable par rapport à Patrick. Ils se frottèrent le nez à la manière des Maoris puis s’embrassèrent de nouveau. Cette fois, il n’était plus aussi réticent. La porte du jardin d’hiver s’ouvrit bruyamment. — Julia ! appela Caroline Rothman. Robin se dégagea de son étreinte d’un air extraordinairement coupable alors que Caroline s’approchait de la bordure. — Désolée, Julia, reprit Caroline. Un appel. Julia en aurait tapé du pied de frustration. — Qui ? Qui que ce soit, il était déjà mort. — Greg. Il dit que c’est urgent. Julia s’assit derrière son bureau et enfonça rageusement la touche du téléphone. Elle remarqua que l’appel était crypté, passant par le réseau satellite sécurisé de la société. Greg et Eleanor se matérialisèrent sur l’écran plat. Ils étaient installés dans le canapé de leur salon, Eleanor appuyée contre Greg qui l’entourait d’un bras. Ils avaient l’air plutôt heureux. Cette vision ne fit qu’accentuer le froncement de sourcils de Julia. Elle n’avait jamais connu ce genre de bonheur avec aucun de ses petits amis. Non pas que j’aie particulièrement envie de passer de longues soirées ennuyeuses, se dit-elle rapidement. — J’espère que c’est extraordinairement important, leur dit-elle avec dédain. Je suis très occupée. Ils échangèrent un regard et avant de se tourner vers la caméra. — À faire quoi ? Ils étaient tellement complices, se désespéra-t-elle, ce n’était pas juste. — Vérifier des rapports financiers, répondit-elle le plus sérieusement possible. — Bien sûr, susurra Eleanor. — Que vouliez-vous ? — Une ou deux choses, dit Greg. Premièrement, j’aimerais que mon autorisation du ministère de l’Intérieur soit renouvelée. — Quoi ? Pourquoi ? Il fit une grimace maladroite, ce qui attisa l’attention de Julia. Quelque chose qui pouvait troubler Greg méritait son attention. — J’aimerais vérifier quelques aspects de l’affaire Kitchener et je me passerais volontiers d’obstructions de la part de la brigade criminelle d’Oakham. — Quels aspects ? Nicholas Beswick est coupable. — On pourrait dire les choses comme ça. — Vous l’avez vu. Tous les deux. Vous avez voyagé dans le temps et vous l’avez vu ! — Ouais. Bon. Pour tout dire, mon intuition me joue des tours dans cette histoire. — Oh ! Greg accordait beaucoup d’importance à son intuition. Il disait toujours que ses pressentiments équivalaient à la sagesse rétrospective de n’importe qui d’autre. Julia n’allait pas mettre cette intuition en doute. Greg n’agissait jamais sans réfléchir. Mais… — Une minute, il y a aussi le couteau, observa-t-elle. — Ouais, c’est justement ce qui rend les choses embarrassantes. — Julia, les parents de Beswick sont venus nous voir ce matin, intervint Eleanor. — Oh, Seigneur ! Ça a dû être horrible. — Comme tu dis, répondit Greg. Julia, contente-toi de m’aider sur ce coup. Elle l’écouta expliquer son intuition à propos d’un incident antérieur à Launde Abbey et résumer les idées de MacLennan sur une forme d’amnésie qui pouvait être responsable de l’absence de remords dans l’esprit de Beswick. Son esprit condensant ce qu’elle entendait en un discret paquet de données, Julia enclencha une matrice logique dans l’un de ses nodules et les y chargea. Les paramètres de la matrice étaient faciles à définir : attribuer toutes les informations de l’affaire aux deux suppositions, que Beswick ait effectivement commis le meurtre et l’ait oublié, et qu’un incident antérieur y soit lié. Voir ce qui fonctionnait, ce qui pourrait appuyer l’une ou l’autre des hypothèses. — S’il s’avère que nous chassons le dahu avec cette histoire d’incident antérieur, c’est probablement un problème d’amnésie, conclut Greg, morose. Ce qui nous amène au deuxième point. J’aimerais que tu lances une recherche à travers toutes les archives d’information nationales et internationales pour trouver une référence à Launde Abbey durant les quinze dernières années. — Oh ? Et ce sera tout pour monsieur ? Ce qui revenait à le ménager, elle pouvait facilement imaginer ce que son grand-père aurait dit. — Julia Evans, tu nous as tous les deux arrachés à notre ferme pour conduire cette enquête, dit Eleanor. Nous ne l’avons fait que parce que c’était toi. Que cela ne fonctionne pas comme tu le souhaites n’implique pas que tu puisses te défiler. Tu as mis en route tout ça, maintenant tu vas aller jusqu’au bout, nom de Dieu ! Pourquoi était-ce soudain de sa faute ? Elle aurait aimé ne jamais avoir entendu parler de ce putain de docteur Edward Kitchener. — Je ne me défilais pas, marmonna-t-elle. Eleanor donna un coup de coude à Greg. — Tu devrais demander à Ranasfari s’il se souvient d’un quelconque incident à Launde. — Bonne idée, répondit-il. — Cormac y était il y a plus de vingt ans, intervint Julia. — Ouais, mais il est resté en contact avec Kitchener. — Pas pendant la décennie PSP. Il travaillait sur le gigaconducteur dans notre laboratoire autrichien. Grand-père voulait le maintenir à l’abri des menées du camp opposé. Le régime de sécurité ne le dérangeait pas vraiment. Vous le connaissez, aucune vie personnelle ou privée. — Ouais, mais nous lui poserons quand même la question. — D’accord. Le processus de recherche de la matrice se termina. Les résultats attendaient Julia, invisibles, uniquement présents dans l’espace nul de l’interface axonale. Aucune solution concernant un lien avec un incident antérieur, données insuffisantes. Pourtant la matrice avait lancé une interrogation concernant une anomalie. — Greg, comment Karl Hildebrandt et Randon pourraient avoir un lien avec l’hypothèse que Beswick a assassiné Kitchener parce qu’il était furieux que le vieil homme ait séduit Isabel Spalvas, puis tout oublier ? lui demanda-t-elle. Greg et Eleanor échangèrent un nouveau regard, perplexe cette fois. — Aucune idée, dit-il. — Nous ne sommes pas certains que Diessenburg Mercantile soit impliquée, ajouta Eleanor. Cela peut n’être qu’une coïncidence. (Quand Greg ouvrit la bouche, elle posa un doigt sur ses lèvres.) Les coïncidences parfois existent, tu sais. — Ouais, dit-il, maussade. — Non, intervint Julia avec conviction. Vous ne connaissez pas Karl comme je le connais. Il était vraiment très pressé de me voir, simplement pour me donner ce petit conseil : enlever cette affaire de tes mains. C’était parfaitement délibéré. — Possède-t-il d’autres intérêts, financiers ou commerciaux en dehors de la banque Diessenburg Mercantile ? demanda Greg. — Non. (Elle s’interrompit et fit la moue, cela avait été une réponse réflexe, ses professeurs lui avaient suffisamment reproché ce genre de choses.) En fait, je ne sais pas. Il n’en a jamais parlé. — Là, j’aurais vraiment aimé être présent, dit Greg. Pourrais-tu arranger une rencontre, une sorte de fête ? — J’imagine, oui. Je pourrais inviter quelques personnes pour le dîner. (Elle soupira.) Mais ce serait vraiment à la dernière minute et il pourrait soupçonner quelque chose, surtout si tu commences à lui poser des questions. — Dur, dur. — Je m’en occupe, concéda Julia. Greg, tu penses vraiment qu’il y a une possibilité que Beswick ne soit pas responsable du meurtre ? — Quelque chose ne colle pas, Julia, c’est tout ce que je sais. — Ça me suffit, dit-elle avec légèreté. Il lui fit un clin d’œil. Elle regarda longuement l’écran noir après la fin de la conversation. Quoi qu’il en soit, Eleanor avait raison. Elle les avait entraînés dans cette histoire, elle devait aller jusqu’au bout. L’argent et le pouvoir venaient toujours accompagnés d’obligations. Elle appuya sur le bouton de l’intercom. — Caroline, annule tout pour cet après-midi. On a du boulot. CHAPITRE 19 Pour une fois, l’après-midi restait ensoleillé. Eleanor pouvait entendre l’air conditionné de la Jaguar bourdonner tandis qu’il combattait l’humidité ambiante. Greg avait pris l’EMC Ranger pour rejoindre le poste de police d’Oakham, arguant que la Jaguar ne pouvait que contrarier davantage les inspecteurs. Elle reconnaissait que c’était une bonne excuse, à contrecœur. En fait, elle aimait bien conduire cette grande voiture : c’était parfaitement décadent mais, comme Greg, elle ne pouvait s’empêcher de se sentir coupable. Il y avait encore trop de gens dépendant de l’aide alimentaire. Elle pensait que l’Angleterre des années 1920 avait dû ressembler à cela, quand la barrière entre l’aristocratie protégée par l’argent et les travailleurs était d’acier trempé. Une économie florissante basée sur les gigaconducteurs devrait diminuer cette dichotomie, comme le moteur à combustion interne l’avait fait précédemment. Il lui semblait amusant de noter que ce cycle de progrès et de décadence avait presque exactement un siècle. Pourtant elle doutait que cela se reproduise. Cette fois-ci, l’humanité avait tout de même appris quelque chose de ses erreurs, n’est-ce pas ? L’A606 vers Stamford était l’une des meilleures routes, mais elle entendit le grognement bas des pneus larges de la voiture affrontant les nids-de-poule détrempés en prenant Roman Bank – une rue qui descendait la pente vers la rivière Welland – quand elle atteignit la ville. Cette partie de l’agglomération était strictement résidentielle, des maisons d’un étage avec de grands jardins. Des souches épaisses et sombres de marronniers jaillissaient des accotements négligés, habillées de jupes de champignons orange. De jeunes acmopyles avaient été plantés pour les remplacer, ils faisaient déjà quatre à cinq mètres de haut et leurs feuilles argentées ombrageaient agréablement la route. Au pied de la colline, elle tourna à droite pour se diriger vers le centre-ville. Rutland Terrace était un alignement ininterrompu de maisons à deux étages de deux cents mètres de long, sur un flanc de colline qui offrait à ses occupants une vue imprenable sur le fleuve grossi par la pluie et les reliefs méridionaux plus loin. De minuscules balcons individuels au premier étage étaient agrémentés d’auvents de toile rayée de couleurs primaires, offrant aux habitants une ombre maigrichonne pour qui voulait profiter du temps radieux. Eleanor se gara devant la maison de Morgan Walshaw, sise au milieu de la rangée de maisons. Malgré sa robe sans manches, qu’elle avait choisie spécialement pour sa légèreté, elle se mit à transpirer en sortant de la voiture. L’humidité du fleuve recouvrait la ville, étouffante comme un arc-en-ciel de plomb. Le petit jardin aurait pu avoir été dessiné par un géomètre, les buissons et les parterres de fleurs semblaient se tenir au garde-à-vous. Une clématite avait été taillée pour couvrir la façade comme un rideau de fleurs rondes et mauves, autour de la porte d’entrée et des fenêtres du rez-de-chaussée. La porte noire fut ouverte par un homme de main de la sécurité d’Event Horizon. Eleanor en avait rencontré suffisamment souvent à Wilholm pour reconnaître le genre. Un jeune homme dans un costume léger, des yeux attentifs, pas un gramme de graisse. Il l’accompagna jusqu’au salon du premier étage. À l’intérieur, l’air était calme et délassant, une fraîcheur venant non pas de l’air conditionné mais de l’épaisseur des vieux murs de pierre. Gabrielle quitta le balcon pour l’accueillir, portant un simple haut soyeux bleu et blanc et une jupe. Eleanor n’arrivait toujours pas à accepter que cette femme ait le même âge que Greg. Même après toutes les thérapies, les régimes et l’exercice de ces deux dernières années, Gabrielle portait mal son âge. Et elle se montrait plutôt susceptible à ce sujet. — Qu’est-ce qui t’amène en ville ? demanda cette dernière. — Te voir n’est pas une raison suffisante ? — Pas cette fois, non. Et tu devrais savoir que ça ne sert à rien d’essayer de tromper un médium, même un ex comme moi. Elles s’installèrent dans les transats que Gabrielle avait disposés sur le balcon. La frange de l’auvent vert et jaune claquait doucement au-dessus de leur tête. — Je suis ici à cause de l’enquête Kitchener, dit Eleanor avec franchise. Le masque poli de Gabrielle disparut. — Merde ! Quoi, encore ? — L’intuition de Greg. Elle raconta à Gabrielle la visite matinale des Beswick. Gabrielle croisa les bras sur sa poitrine, se laissant glisser le long de la courbe du transat. — Si ce n’était que les parents du gosse protestant de son innocence, à votre place j’oublierais tout ça, aussi douloureux que ce soit. Mais la réaction de Greg, ça, c’est différent. Des tas de mecs doivent leur vie à l’intuition de Greg en Turquie. (Elle ouvrit complètement un œil et adressa un regard bouffi à Eleanor.) Les officiers de la Mindstar ont été jusqu’à lui donner un ordre écrit pour l’empêcher d’utiliser son intuition au cours des réunions de stratégie. Ce n’était pas une faculté psi reconnue. (L’œil se referma, mais elle garda son sourire.) Têtes de nœuds ! — Greg est certain que l’incident dont il ne se souvient pas est lié à Beswick et au meurtre d’une manière ou d’une autre. Te souviens-tu si quelque chose d’anormal s’est passé à Launde Abbey pendant les années PSP ? Moi-même, j’en suis incapable ; mais bon, au kibboutz, ils s’arrangeaient pour qu’on ne sache rien du monde extérieur. — Non, rien. J’étais trop occupée à tenter de ne pas voir la vie, comme tu dois t’en souvenir. Elle avala une longue goulée d’un verre de jus d’orange en regardant la vallée. Gabrielle ne touchait plus à l’alcool, pas même pour paraître sociable. — Je voulais aussi te poser des questions à propos du passé, ajouta Eleanor. Je n’en ai vu qu’un. Il n’y avait rien de ces multitudes d’alternatives dont parlait Ranasfari. — Ah ! Si j’étais toi, je n’écouterais pas trop les conneries de bonimenteurs comme Ranasfari et Kitchener. Ils ne connaissent pas la moitié de ce qu’ils prétendent à propos de l’univers. — Tu ne crois donc pas dans l’existence de trous de ver microscopiques ? — Je ne suis pas qualifiée pour donner une opinion sur les questions de physique. Mais je pense qu’ils ont tous deux tort de tenter d’apporter des explications rationnelles aux pouvoirs psi. — Tu as l’habitude des univers multiples. — Non, je voyais des probabilités décroissantes. Des lignes tau, comme nous les appelions. Dans le futur lointain, il y en avait des millions, étranges, extravagantes, et plus on se rapprochait du présent, plus elles se mêlaient, les probabilités devenant plus plausibles en se raréfiant. En atteignant le moment présent, il n’y a plus qu’une seule ligne tau. Ce n’est plus une probabilité, c’est une certitude. C’est pourquoi je ne suis pas surprise que tu n’aies vu qu’un seul passé, parce qu’il n’y a qu’un seul présent. — Des futurs alternatifs, mais pas de passés alternatifs, réagit Eleanor en évaluant l’idée. — Ne fais pas d’erreur : le futur n’est pas un lieu, dit sévèrement Gabrielle. C’est un concept. J’ai éloigné suffisamment de gens du danger pour le savoir. Le futur est une nébuleuse spéculative, le passé est solide et irréfutable. Du point de vue psi en tout cas. — Alors nous sommes vraiment dans la merde, Greg et moi avons vraiment vu Nicholas Beswick assassiner Edward Kitchener. J’espérais avoir raté un embranchement et vu un passé alternatif. Comme ça, nous n’aurions eu qu’à expliquer le couteau. Et ça aurait pu être un piège, une ruse très sophistiquée, ces étudiants ont de sacrés QI, après tout. — Même s’il s’était agi d’un passé alternatif, comment expliquerais-tu que le couteau se trouvait exactement où vous aviez vu Beswick le cacher ? — Je me serais dit qu’un autre étudiant aurait pu utiliser la neurohormone de rétrospection et voir où le Beswick alternatif l’avait mis. Tu vois un sens à ce que je dis ? — Pas vraiment. Si les passés alternatifs existaient, pourquoi n’en verrait-on toujours qu’un ? Eleanor soupira. — Je n’en ai pas la moindre idée. — Maintenant, tu comprends pourquoi ils ont arrêté d’implanter des glandes neurohormonales aux gens ? demanda sèchement Gabrielle. Elle leur resservit du jus d’orange. — Oui, merci. (Des glaçons flottaient tandis qu’elle prenait une première gorgée.) Je vais au bureau du journal local. C’est celui qui est le plus susceptible de posséder des archives sur un événement qui se serait produit à Launde Abbey. Nous avons pensé que ce serait mieux de donner à notre recherche cette bonne vieille touche personnelle pour nous assurer qu’elle serait bien menée. Tu veux venir ? Gabrielle regardait mollement le fond de son verre où elle faisait tourner le jus et la pulpe. — Oui, Morgan ne va pas rentrer avant des heures. Eleanor se leva et posa les mains sur la balustrade de fer forgé. La Welland était un vaste torrent brun clair couvrant tout le fond de la douce vallée, qui mesurait près de cinq cents mètres de large à cet endroit. De la mousse sale en forme de rubans fins tournoyant à la surface lui révéla la vitesse du courant. On ne pouvait même pas dire qu’il avait fait exploser les berges, il n’en avait plus, plus maintenant. L’inondation avait emporté les quais bien des années auparavant, avec les vieux ponts de pierre de Stamford et tous les bâtiments qui s’élevaient le long des rives du fleuve. Pendant l’été, la Welland se réduisait à un ruisselet d’argent et, tout autour, les marécages devenaient aussi durs que l’acier. Les enfants l’utilisaient comme le plus grand skate-parc du monde. — Tu t’entends bien avec Morgan, n’est-ce pas ? Un temps, elle avait pensé que Gabrielle voulait Greg. Elle ne s’était rendu compte qu’après sa rencontre avec Teddy que tous les anciens soldats partageaient un lien étrange, une quasi-fraternité. — Nous nous complétons bien, répondit Gabrielle. Il est nul dans la maison, bien sûr, alors il a besoin de moi ici autant que de ma capacité de conseillère pour la division de sécurité d’Event Horizon. Gabrielle n’aurait pas été capable d’en dire plus sur ses propres sentiments. — Ça me fait plaisir. — Et Greg et toi ? Quand allons-nous voir enfin des petits Mandel ? — La ferme est plus ou moins en ordre et nous avons planté tous les vergers. Cela veut dire un long été avec pas grand-chose à faire. — Greg a eu de la chance de te rencontrer, beaucoup plus que pas mal d’entre nous. Eleanor se retourna. Gabrielle contemplait toujours le fond de son verre d’un regard morose. — Merci. Gabrielle grogna et avala le reste de son jus. L’agent de la sécurité insista pour aller en ville avec elles. Il s’appelait Joey Foulkes. Gabrielle le traita comme s’il était un chiot anxieux. Il l’acceptait avec affabilité, souriant à Eleanor quand sa patronne avait le dos tourné. Les bureaux du Stamford and Rutland Mercury n’étaient qu’à cinq minutes à pied, dans l’un des quartiers les plus anciens de la ville, autour de Sheepmarket Square, une petite place pavée située juste au-dessus de l’eau. Eleanor se dit que les bureaux devaient s’adosser contre la digue de renforcement en béton. Une route étroite menait directement au fleuve le long du bâtiment. Une clôture de plastique rouge d’aspect fragile et des panneaux d’avertissement éloignaient les imprudents. Quatre gamins étaient passés outre et se tenaient sur la rive, balançant des bouteilles et des cailloux dans l’eau, un mètre plus bas. Le bâtiment avait été construit en pierre ocre pâle, comme la plupart des immeubles du centre historique de la ville. La façade était plus récente, un mur de verre teinté couleur cuivre laissant voir la silhouette vague d’un hall de réception. Aucun des meubles n’avait été changé depuis des années, le soleil avait blanchi et craquelé le vernis du bois, la moquette bleu paon était élimée. La réceptionniste reconnut immédiatement Eleanor. Son nom lui suffit pour rencontrer directement le directeur de rédaction. Barry Simms avait la quarantaine et son métier de jongleur de données se voyait sur son visage. Ses joues et son menton étaient bouffis de graisse et ses cheveux roux avaient été arrangés de manière à – mal – cacher sa calvitie naissante. Il se présenta d’une voix calme et fatiguée. Eleanor mit cela sur le compte de la résignation. À son âge, s’il n’était pas sorti de la salle de presse d’un journal provincial, il n’avait plus aucune chance de promotion. — J’espère que ce n’est pas à cause d’un article que nous avons publié, lui demanda-t-il. Je veux dire que vous devez vous attendre à ce que la presse s’intéresse à vous quand votre mari est désigné pour mener l’enquête à la place de la police. — L’inspecteur Langley est toujours l’officier en charge de cette affaire. Mon mari n’a jamais prétendu prendre sa place. — Ça fait un bon sujet, pourtant, s’amusa Gabrielle. — Il y a toujours le médiateur, si vous souhaitez porter plainte, réagit Simms d’un ton plein de reproche. Je suis tenu de vous donner son adresse. Mais je ne pense vraiment pas que nous sommes intrusifs, surtout après la pression qu’on nous a mise. Notre banque et la compagnie des satellites qui s’occupe de nos transmissions aux agences de presse nous ont appelés pour se plaindre de comportements contraires à l’éthique. Elles nous ont recommandé de ne pas vous ennuyer. Je n’aime pas du tout qu’on me dicte mon boulot, madame Mandel. — Je crois que nous avons débuté du mauvais pied, dit Eleanor. — Ah, la mauvaise conscience…, marmonna Gabrielle. Eleanor lui jeta un regard mécontent. Gabrielle roula des yeux et croisa les bras. — Je ne souhaite pas me plaindre, commença Eleanor. Je suis là pour demander l’aide du Mercury pour une recherche périphérique. Simms leva les yeux, plein d’espoir. — Est-ce officiel ? — Je suis une citoyenne privée. — Alors je peux publier ce que vous dites ? Sans qu’on me poursuive ? — Je vais faire un marché avec vous, monsieur Simms. Vous m’aidez et, s’il apparaît que cela aide l’affaire Kitchener, je vous mettrai au courant avant même que la police fasse une déclaration. Ça vous intéresse ? Il la regarda fixement un instant, la curiosité du reporter luttant contre sa réticence à accepter des restrictions. — D’accord, dit-il finalement. Je pensais que tout était terminé, de toute façon. Nicholas Beswick est coupable. — On le dirait bien, oui. — Alors, qu’attendez-vous de moi ? — Une recherche dans vos archives. Je voudrais savoir s’il s’est déjà produit quelque chose d’important à Launde Abbey, particulièrement pendant les quinze dernières années. Simms eut l’air complètement dépité. — C’est bien ma chance ! Madame Mandel, si vous m’aviez demandé n’importe quoi d’autre, j’aurais pu vous aider. Mais là, c’est impossible. Désolé. — Vos archives ne peuvent pas être aussi confidentielles, réagit-elle. Je veux seulement voir de vieux articles. — Ce n’est pas un problème de confidentialité. Vous ne comprenez pas. J’aimerais vous aider, mais… (Il désigna le terminal Marconi sur son bureau.) Nous n’avons plus ces données dans nos mémoires informatiques. — Cela semble bien étrange. — Pas vraiment. Juste de la malchance. Écoutez, nous étions un véritable quotidien jusqu’en 2005, de l’encre noire sur du papier, puis nous nous sommes mis à diffuser sur les serveurs de données locaux, comme tous les autres quotidiens régionaux. Nous publions les rubriques pendant quarante-huit heures, mais les nouvelles sont mises à jour toutes les trois heures. C’est un bon système, n’importe quel cybofax peut le télécharger. Nous pouvons faire tourner beaucoup de données, couvrir n’importe quoi, de l’enquête sur le meurtre du docteur Kitchener aux résultats du concours de fleurs du village voisin, et nous n’avons jamais à nous soucier de la place comme c’était le cas sur papier. N’importe quelle information pouvant intéresser les gens du coin est disponible. Évidemment, avec un tel volume de données, tout est conservé en mémoire optique. (Il serra les mâchoires.) Un petit connard de hacker a tout crashé quand le PSP est tombé. Le pirate a été jusqu’à laisser un message arguant que nous avions contribué à l’effort de propagande du Parti. Seigneur ! S’il avait su ce que nous avions traversé pour obtenir l’approbation du comité de censure du PSP ! Nous n’avons peut-être pas combattu physiquement les agents populaires, madame Mandel, mais nous avons fait notre part. Ce n’est vraiment pas juste ! Qui est-il pour nous juger ainsi ? — Alors il n’existe aucune archive locale pour les années PSP, c’est ça ? demanda Eleanor. — Non. Nous avons une bibliothèque complète de microfilms de nos numéros jusqu’en 2005, depuis environ 1750, certains exemplaires sont même plus anciens. Et nous avons maintenant une mémoire optique triplée pour les quatre dernières années. Mais il y a un trou de trente-cinq ans entre les deux, et aucun moyen de le boucher. C’est vraiment dégueulasse. C’est notre histoire locale qu’il a assassinée. Eleanor consulta Gabrielle qui fronçait les sourcils en réfléchissant. — J’avais entendu parler de hackers ayant crashé l’ordinateur central du ministère de l’Ordre public, mais pas d’attaques contre d’autres systèmes, dit-elle. — Et vous, monsieur Simms. Vous vous occupiez déjà du coin pendant ces années-là. Avez-vous le moindre souvenir de quelque chose qui se serait passé à Launde Abbey ? — J’étais à Birmingham quand le règne du PSP a commencé. Je ne suis revenu ici que sept ans plus tard. Mais non, je ne me souviens de rien. On parlait de temps en temps de Kitchener, bien sûr. Certains scientifiques contestaient ses articles. Mais, franchement, il y avait des choses bien plus importantes à publier à l’époque. Nous ne nous préoccupions pas vraiment de lui. Vous recherchez quel genre d’incident ? — Je ne sais pas. (Elle se leva.) Toutefois, notre marché tient toujours. — Merci. — Je vous demanderais bien un dernier service : où pourrions-nous trouver des archives concernant cette période ? — Ça m’attriste de le dire, mais vous pourriez tenter votre chance chez nos rivaux le Rutland Times, le Melton Times ou éventuellement le Leicester Mercury. CHAPITRE 20 Jon Nevin passa sa carte devant le verrou et la porte s’ouvrit. — Merci, dit Greg en entrant dans la cellule. Il n’y eut pas de réponse. Retour au point de départ, pensa Greg. Il fit semblant de ne pas être gêné par l’attitude de l’inspecteur. Nicholas Beswick était assis, jambes croisées, au milieu de sa couchette. Il ouvrit les yeux mais ne bougea pas. En trois jours, le garçon avait profondément changé : il n’y avait plus le moindre signe de l’étudiant anxieux que Greg avait interrogé au début de l’enquête. Il ordonna une sécrétion de neurohormone à ses glandes et examina le rythme limpide des courants de pensée de Nicholas. Il n’y avait pas non plus là de trace de l’esprit nerveux des premières rencontres. À l’époque, le garçon aurait été crucifié par le contre-interrogatoire d’un procureur professionnel, c’était donc peut-être une bonne chose. Mais Greg ne pouvait s’empêcher de penser que si le garçon avait autant changé une fois… — Je ne sais pas lequel de nous deux est le plus impopulaire dans ce commissariat à présent, dit-il. Toi ou moi ? Nicholas lui adressa un sourire espiègle, l’accueil d’un conspirateur à un autre. — Moi. Vous ne faites que les irriter. Je les dégoûte. — Ouais. Ce que vous avez fait ce matin était exagéré, vous ne trouvez pas ? Nous envoyer votre sœur avec vos parents. Vous avez bouleversé Eleanor, vous savez ? — Quels scrupules peut avoir un homme condamné ? J’ai besoin de vous. Vraiment besoin de vous. Il n’y a rien que je ne ferais pour attirer votre attention. — Seigneur ! — Je sais ce que vous pensez : il a tellement changé d’attitude. S’il a pu le faire une fois, pourquoi pas deux ? C’est ça, n’est-ce pas ? Greg sourit et tira l’unique chaise au milieu de la cellule, l’enjambant à la manière d’un cow-boy et appuyant ses coudes sur son dossier. — Vous avez vraiment un cerveau dans cette petite tête, hein ? — Pas assez bon pour me permettre de sortir d’ici. — Comme tu dis. — Vous allez reprendre votre travail sur l’enquête, n’est-ce pas ? Maman m’a dit que oui. Elle est revenue à l’heure du déjeuner, avec Emma. Je ne savais pas que mes parents allaient l’emmener. C’est une fille merveilleuse, on s’entend vraiment très bien. Vous imaginez comment ils vont la traiter à l’école, après cela ? Bon Dieu ! Pendant un instant, Greg put voir l’ancien Nicholas, mal dans sa peau, désespéré. — Ouais, j’ai repris l’enquête. Il y a une ou deux ambiguïtés qui me gênent. Toutefois, Nicholas, si je les résous et que vous avez toujours l’air coupable, une armée de membres de votre famille en larmes ne me fera pas revenir sur ma décision. — Je comprends. Je vous en suis reconnaissant, vraiment. Vous êtes mon seul espoir. Lisa Collier ne fait que suivre la procédure. — OK. Je vais vous dire ce que je pense : Vernon Langley et le procureur vont vous empoisonner avec cette histoire de couteau. Tout le reste est circonstanciel et je suis sûr que Lisa Collier fera de son mieux pour décrédibiliser mon témoignage et celui d’Eleanor. Mais, ce couteau… Je ne suis toujours pas convaincu que vous ne l’ayez pas fait. Je vous ai vu. Le visage de Nicholas s’illumina. — J’ai eu une idée : un doppelgänger, un tech-merc qui aurait changé d’apparence grâce à la plastique pour me ressembler. Si l’un des autres l’avait croisé dans les couloirs, il n’y aurait vu que du feu. Et je n’ai jamais été très bavard, ils ne se seraient pas attendus à ce que je leur parle. Je me serais contenté de rougir et de m’éloigner, c’est ce que je faisais d’habitude. — Oui, c’est plausible, mais Eleanor et moi vous avons regardé retourner dans votre chambre après avoir caché le couteau et brûlé le tablier. — Oh ! — Je voudrais vous poser d’autres questions. Souhaitez-vous la présence de Lisa Collier ? — Non. Je ne pense pas pouvoir m’enfoncer plus. — Il y a de ça. OK. Premièrement, Kitchener a-t-il jamais mentionné un incident qui se serait produit à Launde il y a quelques années ? — Quel incident ? — Ça, c’est mon problème. Je me souviens avoir vu des informations à propos de Launde il y a dix ans ou un peu plus, mais je n’arrive pas à me souvenir de ce que c’était. — Non, ça ne me dit rien. Kitchener se plaignait tellement souvent du passé, des gens qu’il connaissait, des politiciens avec lesquels il s’était disputé, les autres professeurs du temps de Cambridge, ce genre de choses. Toute sa vie n’était qu’une série d’incidents. — Je suppose, oui. Bon, continuez à y réfléchir ; si quelque chose vous revient, demandez à Lisa Collier de me contacter tout de suite, d’accord ? — Oui. — Bien. Autre question : vous êtes sponsorisé par la société Randon, n’est-ce pas ? — Oui. Ils me versent une allocation, plutôt un genre de salaire, en fait : huit mille nouvelles livres par an jusqu’au diplôme. Pouvez-vous y croire ? Autant d’argent ? J’en ai envoyé deux mille à maman et papa ; ils se sont vraiment battus pour m’aider quand j’allais à Cambridge. Je ne dépense pas grand-chose à l’abbaye, vous savez. Et puis, il y a des fonds pour l’équipement dont je pourrais avoir besoin. Du moment que ça reste raisonnable, bien sûr. Mais je n’ai jamais utilisé cet argent, la plupart de mes recherches consistant en simulations de données, l’ordinateur optique de l’abbaye était suffisant. — Randon vous a-t-il jamais demandé sur quoi travaillait le docteur Kitchener ? — Non. — Alors, ils n’étaient pas au courant de la recherche sur les trous de ver qu’il développait pour Event Horizon ? — Non. — Quelqu’un d’autre était-il au courant ? Vous le saviez, c’est clair. — Je ne savais pas grand-chose, juste qu’il y travaillait. Les trous de ver s’intégreraient très bien dans sa théorie du cosmos. — Qu’est-ce que c’est ? — Il l’appelait le « Tueur de Dieu ». — Le quoi ? — Bon, le tueur de religion. Kitchener espérait assembler une théorie structurelle au-delà de la grande unification. Elle lierait chaque phénomène de l’univers, allant des capacités psi jusqu’à la force de gravitation. Il disait qu’il pourrait l’utiliser pour prouver que Dieu n’existait pas, que l’univers était totalement naturel, et donc explicable. Il fallait bien sûr connaître les maths sur le bout des doigts pour le comprendre. Greg tenta d’imaginer ce que Goldfinch, le prêcheur fanatique des Trinities ferait de tout cela, et il échoua. Il aurait été intéressant d’observer une rencontre entre le prêtre et le physicien, de loin. — Kitchener se foutait éperdument des sentiments d’autrui, n’est-ce pas ? — Bien sûr que non, dit Nicholas, sur la défensive. Vous ne l’avez jamais rencontré, il était gentil avec moi, vraiment encourageant. Mais il détestait la religion. Il disait qu’on se porterait tous mieux sans elle, que cela causait trop de problèmes et trop de guerres. Il disait que les gens l’appelaient parfois le « Newton » de son époque, mais il aurait préféré être le Galilée. — Et ce discours ne vous dérangeait pas ? Il observa les courants de pensée du garçon bouillonner de surprise. — Non. Pourquoi cela me dérangerait-il ? — J’imagine que cela veut dire que vous n’êtes pas religieux. — Je n’y ai jamais vraiment réfléchi. Papa et maman vont parfois à la messe de la fête des moissons, s’ils ne sont pas trop occupés. Et je me souviens d’avoir été à la cérémonie des chants de Noël une ou deux fois quand j’étais petit. Mais c’est tout. — Qu’en est-il des autres étudiants ? L’un d’entre eux considérait-il le concept de « Tueur de Dieu » comme sacrilège ? — Personne n’a jamais rien dit, non. — D’accord. Kitchener travaillait-il sur un système générateur d’énergie, comme la microfusion ou la fusion proton-bore ? Quelque chose de nouveau, de radical ? Nicholas eut une grimace de réflexion. — Rien de ce genre. Il m’a donné à résoudre un problème d’induction par la magnétosphère, par contre. — Qu’est-ce que c’est ? — Ce n’est pas vraiment nouveau, mais si on place une longueur de câble en orbite, son mouvement en traversant la magnétosphère de la Terre générera un courant électrique. C’est un simple principe d’induction, comme un générateur. — Un courant de quelle puissance ? — Ça dépend évidemment de la taille du câble. — Oui, bien sûr. (Peut-être le garçon n’était-il pas si différent, après tout.) Ce que j’ai besoin de savoir, Nicholas, c’est si vous parlez de quelque chose qui pourrait faire marcher un lecteur audio-vidéo, ou une ville ? — Oh ! Une ville. Plutôt une ville de taille moyenne. Kitchener insistait beaucoup là-dessus. Il disait que nous devions apprendre à nous concentrer sur les applications pratiques de la physique, que la théorie abstraite était belle et bonne, mais qu’elle ne payait pas les factures. Il avait raison, bien entendu. Il avait toujours raison. Il appelait ça la loi des quatre-vingt-dix/dix. Il nous laissait étudier les théories abstraites pendant quatre-vingt-dix pour cent du temps, mais nous devions passer au moins dix pour cent de la semaine sur des idées pratiques. Il avait l’habitude de nous donner deux projets simultanément, un de chaque. — Jusqu’où êtes-vous allé dans ce projet de magnétosphère ? — Je n’ai pas fait grand-chose, je passais la plupart de mon temps sur le projet de matière noire. Mais j’ai réussi à confirmer la validité de base du système. J’ai conçu une toile d’araignée, environ deux cent cinquante kilomètres de large. La beauté de tout cela est que, si on lui donne une légère poussée pour la faire tourner, elle garde sa forme sans qu’on doive utiliser de matériel structurel supplémentaire. On a juste besoin des câbles. J’allais me mettre ensuite à travailler sur les limites de la résistance des matériaux. Mais… — Je pensais qu’envoyer de l’énergie depuis l’espace était dangereux du point de vue écologique. Nicholas sourit, perdu dans ses pensées. — J’allais utiliser des câbles supraconducteurs, tendus entre l’Équateur et l’orbite géostationnaire. C’est une solution parfaitement pratique. La tour orbitale est une idée encore plus vieille que l’induction par la magnétosphère. Au départ, on avait suggéré d’en construire avec des rails magnétiques et d’y faire monter et descendre des capsules afin de se passer d’avion spatial pour rejoindre l’orbite. Mon dispositif est beaucoup plus simple et beaucoup moins onéreux : un simple câble fixé à une station qui pourrait recevoir l’énergie descendant des réseaux d’induction, une version plus grande des plates-formes de communication qui sont déjà là-haut. Le supraconducteur devrait être soutenu par des filaments monotreillissés, bien sûr, il ne pourrait pas soutenir son propre poids. C’est Kitchener qui a suggéré que c’était une méthode alternative pour faire descendre l’énergie. Il s’en amusait beaucoup, il disait qu’il deviendrait aussi riche que Julia Evans si jamais on construisait ce système. Il reçoit des droits d’auteur sur les filaments monotreillissés, vous voyez. Ce n’est qu’une fraction de pourcentage, mais pour un câble de trente-six mille kilomètres, ça ferait beaucoup d’argent. Il était très intéressé par les résultats. — À quel point ce programme était-il avancé, Nicholas ? En fait, pourrait-on le construire avec la technologie d’aujourd’hui ? — Je ne sais pas. C’était vraiment juste une expérience de pensée. Kitchener les concevait pour aller avec nos champs d’expertise respectifs. Les équations étaient intéressantes. Je devais jongler avec tellement de facteurs, mais ça avait l’air de devenir très cher. C’est pour ça que j’étais tellement excité par le nouvel avion spatial d’Event Horizon, par le fait qu’il va réduire les coûts de lancement. J’allais inclure ces chiffres dans mon analyse. — Mais vous ne l’avez jamais fait. — Non. — Le projet était-il sauvegardé dans le Bendix de l’abbaye ? — Oui, mais je conservais une sauvegarde sur mon terminal. Elle devrait toujours y être. — Avez-vous jamais parlé à Randon du fait que vous travailliez sur ce projet ? — Oh, non. Je n’en ai jamais parlé à personne, à part les autres étudiants. — Donc la société n’a jamais vraiment montré d’intérêt sur ce que vous faisiez à Launde ? — Ils m’ont offert l’argent de la bourse et une place de chercheur garantie, c’est tout. Les étudiants de Kitchener ont une certaine réputation, vous voyez. C’est un peu prétentieux, mais un bon nombre d’entre eux ont vraiment très bien réussi. — Ouais. Greg ne put s’empêcher de penser à Ranasfari. On ne pouvait pas être plus différent de Kitchener que lui, le vieux débauché enthousiaste et l’esthète froid. Il y avait dû y avoir des atomes crochus entre ces deux, pourtant. Ranasfari vénérait son mentor. Et Kitchener avait repéré le potentiel de cet étudiant, comme avec Nicholas. — Tout a été arrangé par une agence à Cambridge, ajouta le jeune homme. Une agence spécialisée dans le placement des diplômés. Je n’ai jamais rencontré un représentant de Randon en personne. J’étais impatient de travailler en France. — Vous parlez français ? — Pas très bien. J’ai un didacticiel sur un memox audio. Je le parlerai correctement quand… Enfin, je l’aurais parlé correctement quand j’aurais eu terminé ma deuxième année à Launde. Il n’y a que le vocabulaire et la syntaxe à mémoriser, ce n’est pas vraiment un problème pour moi. — Intéressant. Vous avez vraiment confiance en votre mémoire. — Oui, elle est presque parfaite. Je n’essaie pas de frimer, ajouta-t-il, contrit. — Je ne l’ai pas pensé. — Kitchener disait que je devais en être fier. Il disait que ma mémoire était meilleure que la sienne. — Avez-vous jamais connu un jour dont vous ne pouviez pas vous souvenir ? Des événements oubliés ? Nicholas l’observa avec une légère suspicion. — Vous voulez dire comme l’amnésie globale transitoire ? Soudain, Greg fut ravi que Nicholas soit incapable de lire ses pensées. Mais il aurait dû s’attendre à ne pas tromper le jeune homme, surtout quand il s’agissait de science. — Oui, l’amnésie globale transitoire, ou l’amnésie post-traumatique. — Vous pensez que c’est pour cela que votre faculté psi n’a pas pu repérer ma culpabilité ? Que j’ai tué Kitchener et que je refuse de m’en souvenir ? — C’est une possibilité, Nicholas, et vous le savez. La chaleur de l’indignation se calma chez le jeune homme. — Oui, dit-il doucement. Mais je n’ai pas de trous de mémoire. Et je n’ai jamais oublié un jour ou même une heure de ma vie. — D’accord. — J’ai dit la vérité, n’est-ce pas ? — Oui, Nicholas. Vous n’avez jamais eu de trou de mémoire. Greg se leva, aussi indécis que lorsqu’il était entré. — Je vous ferai savoir ce qui se passe. — Merci, monsieur Mandel. — Vous n’êtes pas encore sorti d’affaire. Les locaux de la brigade criminelle avaient été inondés d’une nouvelle vague d’entropie. Il y avait encore plus de classeurs et de cristaux memox en désordre sur les bureaux. Des emballages chiffonnés de fast-food dépassaient de la poubelle avec des récipients en varech compressé, tachés de sauce aigre-douce figée. Les inspecteurs formaient leur cercle fermé habituel autour du bureau à côté de l’écran géant. On jeta des regards soupçonneux sur Greg quand il entra. Seule Amanda lui adressa ce qui aurait pu être un sourire. Vernon Langley s’éloigna du groupe, un autre homme le suivait. — A-t-il avoué quelque chose ? — Non. — Seigneur, ce gamin est fort. Et votre don ? Avez-vous perçu des vagues de culpabilité, cette fois ? — Non, répondit Greg, sèchement. — C’est bien dommage. — Ouais. Vernon leva son cybofax standard de la police. — J’ai demandé au labo de refaire les tests sur les échantillons fournis par Beswick. — Et ? — Aucune trace de scopolamine, ni d’aucune autre drogue. Le sang de ce gamin est parfaitement équilibré. — OK, c’était juste une idée. — J’ai demandé aux gars du labo pour la scopolamine. Vous pensez que Beswick s’est arrangé pour oublier le meurtre ? — C’est une possibilité, surtout qu’il ne s’en souvient vraiment pas. Il doit bien y avoir une raison à cela. Et son dossier médical ? Vernon lui tendit son cybofax. Greg jeta un œil à la feuille de données affichée sur l’écran. Il n’y avait pas grand-chose : les maladies infantiles habituelles, rougeole, oreillons, une mauvaise grippe à cinq ans, une cheville foulée à onze. La dernière entrée concernait la visite médicale de routine à son admission à l’université, rien de particulier. Nicholas Beswick était un jeune homme ordinaire en bonne santé. — Merde, grommela Greg. — Vous ne trouvez pas de quoi éclairer votre lanterne là-dedans ? demanda Vernon. — Rien du tout ! — C’est bien ce que je pensais. (Il fit un signe à son compagnon.) Voici le sergent Keith Willet, dit-il quand celui-ci s’approcha. Il est à Oakham depuis longtemps maintenant. Greg lui serra la main tranquillement. Le sergent portait une chemise blanche à manches longues, un short et une cravate réglementaire au nœud serré. Il avait la cinquantaine et le genre de patience un peu endurcie qui disait qu’il avait déjà tout vu. S’il avait été dans l’armée, il aurait été parfait en sergent-major. — Vous étiez déjà ici pendant les années PSP ? demanda Greg. — Oui monsieur, répondit-il. Vingt ans de service à Oakham. — Vous aviez peut-être raison pour Launde, dit Vernon à Greg. Même si je ne vois toujours pas de lien avec le meurtre de Kitchener. Greg regarda Willet. — Vous vous êtes souvenu de quelque chose à propos de l’abbaye ? — Oui monsieur. Une fille s’est noyée dans l’un des lacs du parc de Launde. — Merde ! Mais oui ! À présent, il se souvenait. L’info avait été diffusée sur un serveur local quelques années auparavant. Le reportage rapportait que la police interrogeait les autres résidents de Launde à propos de l’accident. Greg s’était dit que c’était le début d’une campagne du PSP contre Edward Kitchener. Ce genre de choses l’intéressait beaucoup à l’époque, quelqu’un d’aussi important que Kitchener aurait été un atout considérable pour l’opposition clandestine. Mais rien n’en était jamais sorti. Les inspecteurs s’étaient tous retournés pour le dévisager suite à son exclamation. Greg ne leur prêta pas attention. — Vous vous souvenez de son nom ? demanda-t-il ? — Clarissa Wynne, dit Willet. C’était l’une des étudiantes du docteur Kitchener. Le nom ne lui disait rien. — C’était quand ? — Il y a environ dix ans, monsieur. Je ne peux pas vous le dire avec exactitude. — Vous vous souvenez d’autre chose concernant cette affaire ? Willet regarda Langley. Celui-ci acquiesça avec une certaine réticence. Greg se demanda ce qui s’était dit avant son arrivée. — Oui, monsieur. J’en ai bien peur. On nous a ordonné de classer l’affaire, de donner un verdict de mort accidentelle. C’est venu directement du ministère de l’Ordre public. — Seigneur ! Le PSP ne voulait pas qu’on en parle ? Pourquoi ? — Je n’en ai aucune idée, monsieur. — Était-ce une mort accidentelle ? Willet prit son temps pour répondre. Greg sentait le trouble dans son esprit, un véritable conflit. C’était presque comme s’il allait confesser un péché, soulagé et honteux tout à la fois. — L’inspecteur en charge de l’affaire n’a pas été ravi de devoir classer l’affaire. La fille avait bu, mais il pensait que c’était bien plus qu’une fête d’étudiants qui se termine mal. Pourtant il ne pouvait rien faire, et certainement pas se lancer dans une enquête. Londres nous a dit de sauter, alors on a tous sauté. C’est ce qu’on faisait en ce temps-là. — Qui était l’inspecteur ? Willet le regarda droit dans les yeux. — Maurice Knebel, monsieur. — Ah ! Maurice Knebel était la raison majeure pour laquelle la police d’Oakham avait de si mauvaises relations avec la communauté locale. Pendant les deux dernières années de la décennie PSP, quand il était devenu évident pour la plupart des gens que le Parti vacillait, Maurice Knebel avait fait de son mieux pour maintenir son autorité à Rutland, envoyant des agents populaires à la moindre provocation. Il incarnait l’apparatchik mesquin suivant aveuglément la ligne du Parti, le genre qui avait infligé autant de dommages au président Armstrong que les prédateurs urbains eux-mêmes. Il était sur la liste des cinquante hommes les plus recherchés des enquêteurs. Une sorte de notoriété. Personne ne l’avait vu depuis la nuit de la chute du PSP. Il s’était échappé du commissariat quelques minutes avant l’arrivée des émeutiers rendus fous par l’odeur de la liberté et de la vengeance. Tous les agents populaires n’avaient pas eu sa chance. — Je ne savais même pas que c’était un véritable inspecteur, dit Greg. — Si monsieur. Il a commencé comme officier de police normal. Il n’est devenu mauvais que plus tard. — Combien de temps plus tard ? — Monsieur ? — Vous m’avez dit qu’il était mécontent qu’on lui ordonne de classer le dossier de la jeune fille noyée. Était-il déjà membre du Parti ? — Je crois. Mais il n’était pas encore fanatique. Il pensait que s’encarter le mènerait à une promotion. C’est pendant les trois dernières années, quand il a été désigné comme officier politique du commissariat, que les problèmes ont vraiment commencé. — D’accord, bien. J’apprécie votre aide. — Monsieur. Willet quitta le bureau de la criminelle, visiblement soulagé. — Alors ? demanda Langley. Les inspecteurs l’observaient toujours, attendant le verdict. Le jugement du médium. — Pourquoi le PSP aurait-il voulu enterrer l’histoire d’une jeune fille noyée ? Kitchener n’était pas exactement l’un de leurs partisans. — Vous pensez que Kitchener l’a tuée ? demanda Langley. Greg pensa à ce vieil homme aux cheveux blancs regardant Isabel se déshabiller. L’image de lui qu’il avait construite à partir du témoignage des étudiants, de Ranasfari, de la révérence qu’ils avaient tous pour lui. Un personnage plus grand que nature, autant capable de libertinage scandaleux que de charité altruiste. — Non. Voyons le rapport du médecin légiste. J’imagine qu’il a été caviardé, mais il en reste peut-être quelque chose. Langley se frotta le menton d’un air mal à l’aise. Les inspecteurs semblèrent soudain tous très occupés. — Désolé, Greg, nous ne pouvons pas faire ça. — Je croyais que mon autorisation du ministère de l’Intérieur était toujours valide. — Elle l’est, répondit sèchement Vernon. Mais les bureaux du médecin légiste local ont le même problème que nous. Les pirates ont crashé la mémoire de leur ordinateur central quand Armstrong est tombé. Il ne reste aucune archive des années PSP. — Ils ont piraté le bureau d’un médecin légiste ? Pourquoi donc, que diable ? Les médecins légistes n’avaient rien à voir avec le PSP. — Je n’en ai aucune idée. Peut-être les pirates mettaient-ils tous les fonctionnaires dans le même panier. La décharge électrique familière compressa la colonne vertébrale de Greg. Or la glande était à peine active. Il faillit sourire, malgré son inquiétude. — Non, je ne pense pas. — Pourquoi ? — L’intuition. (Il se tourna vers le groupe d’inspecteurs.) Amanda, pourriez-vous faire une recherche dans les données du ministère de l’Intérieur pour moi ? Je veux savoir combien d’autres bureaux de médecins légistes ont été piratés quand le PSP est tombé. Elle hocha la tête et s’assit à l’un des bureaux, activant le terminal. — Écoutez, Greg. (Langley tentait l’approche raisonnable.) J’ai vraiment apprécié votre aide pour trouver le couteau. Mais la mort de Clarissa Wynne n’est pas pertinente. — Deux morts dans la même communauté, le premier, douteux, le second, bizarre. Ils sont connectés, pas de doute. — Comment ? Dix ans les séparent ! — Si j’en savais plus sur Clarissa Wynne, je pourrais peut-être vous le dire. — Je ne peux pas élargir l’affaire Kitchener pour y inclure sa mort. D’abord, il ne reste pas un seul octet sur elle. Nous ne savons même pas à quoi elle ressemblait. — Ouais, je sais. (Greg laissa libre cours à son instinct. La mort de cette fille était importante.) Je vais vous dire, on va devoir rectifier ça. — Pas après dix ans, non. La seule personne qui aurait pu vous en parler est Kitchener. — Vous avez tort. Il y a Kitchener, les cinq autres étudiants qui étaient à Launde avec elle, et Maurice Knebel. Et de tous ceux-là, le vieux Maurice est celui qui doit connaître ce que j’ai besoin de savoir à propos de cette affaire. — Knebel ? Vous n’êtes pas sérieux ! Nom de Dieu, nous ne savons même pas s’il est encore vivant. — Je le découvrirai. Langley leva les mains au plafond. — Bien sûr. C’est vrai que cela ne fait que quatre ans que les enquêteurs le recherchent, et leurs méthodes ne sont pas vraiment conventionnelles. Ils ne reconnaîtraient pas un mandat même s’il leur pissait dessus. — Personne ne peut échapper à la Mindstar, pas éternellement, dit Greg avec juste ce qu’il fallait de menace, profitant de la manière dont cela altérait la suffisance de Vernon. — Greg, l’appela Amanda depuis son bureau. Il vit que le cube s’était rempli de feuilles de données aux lettres vertes un peu floues avec un axe Y perceptiblement instable. — Qu’est-ce que vous avez ? — Cinq autres bureaux de médecins légistes en Angleterre ont vu leurs archives détruites dans les deux mois précédant et suivant la chute du PSP. Deux à cause d’une attaque à la bombe incendiaire, les autres ont été piratés. — Où se trouvent ceux qui ont été piratés ? Elle fit glisser son doigt sur le cube. — Gloucester, Canterbury et Hexham. — Bien étalés, commenta Greg. — Que voulez-vous dire ? demanda Langley. — Que c’est bien pratique. Quatre bureaux dans tout le pays et l’un d’eux se trouvait à Oakham, alors que nous savons qu’un rapport suspect était sauvegardé dans sa mémoire principale. — Vous n’êtes pas sérieux ! Greg lui donna un petit coup à l’épaule, s’attirant un regard étonné. Il savait que Langley ne croirait jamais à un lien entre les deux affaires. L’homme était un trop bon policier. Des faits, des faits et encore des faits. C’était ce qu’il voulait. C’était aussi ce qu’il fallait pour faire sortir Nicholas de sa prison, se souvint Greg, gravement. — Continuez avec Nicholas. Je vais devoir vous emprunter le sergent Willet pour le reste de l’après-midi. — Très bien. (Langley semblait soulagé que ce soit tout ce qu’on lui demande.) Pourquoi avez-vous besoin de lui ? — Je vous l’ai dit : pour trouver Maurice Knebel. CHAPITRE 21 La lumière commençait déjà à disparaître lorsque Eleanor quitta Oakham le long de la B668 vers Burley. Une avant-garde de nuages couleur bronze avait atteint le zénith du ciel opalescent. Elle n’était pas vraiment d’humeur à apprécier les couchers de soleil. Le Rutland Times n’avait pas pu aider. Les hackers avaient crashé leur mémoire principale. Le journal avait perdu encore plus de données que le Stamford and Rutland Mercury, toutes leurs archives avaient été transférées sur la mémoire centrale à partir des microfilms. Eleanor ne savait pas que les pirates informatiques étaient aussi actifs lors de la chute du PSP. Royan avait lâché quelques indices laissant à penser qu’il avait fait partie du groupe qui avait crashé l’ordinateur central du ministère de l’Ordre public. Mais, en règle générale, pendant sa décennie au pouvoir, le PSP n’avait pas subi beaucoup de sabotages électroniques. Peut-être les hackers avaient-ils attendu l’assaut final ? Elle avait du mal à le croire. Ils étaient trop indépendants, cachant leur vrai visage à travers le circuit qui préservait leur anonymat. On pouvait les joindre à travers le lien qu’ils avaient infiltré dans le serveur d’English Telecom, mais on ne savait jamais sur qui on tombait. Le ministère de l’Ordre public était une cible évidente pour des pirates, un dernier coup pour faire tomber un gouvernement au bord de l’abîme. Cela s’était passé dans l’heure qui avait suivi l’explosion de la bombe ayant annihilé Downing Street. Les gens parlaient d’un lien entre les hackers et les prédateurs urbains, mais Eleanor pensait que c’était pur commérage pour tabloïds, un désir subconscient de la part du public de rassembler les faits en une véritable théorie du complot. Le crash de l’ordinateur central du ministère n’avait pas dû demander beaucoup de préparation. Les virus existaient déjà. Mais ceux des journaux, c’était une autre histoire. Pour que les attaques aient une base idéologique, il aurait fallu continuellement vérifier leurs publications. Cela demandait de l’organisation, de l’engagement. Une cabale à l’intérieur d’une cabale. On n’en avait jamais parlé. Royan pourrait peut-être l’aider. Suite à sa déconvenue au Rutland Times, elle était retournée à la Jaguar et avait simplement appelé le Melton Times. « Je suis vraiment désolée, madame, lui avait dit la secrétaire. Nos archives de cette période ont été effacées par des hackers. — Les coïncidences n’existent pas, avait chuchoté Gabrielle tandis qu’Eleanor jurait dans son cybofax. — Qu’est-ce que tu veux dire ? » Gabrielle s’était contentée de hausser les épaules. Puis, Greg avait appelé et lui avait demandé de se rendre chez Colin Mellor à Cottesmore, lui disant : « Je te rejoins là-bas. » Les roues de la Jaguar éparpillèrent une volée de graviers dans les buissons de géraniums sur les côtés de la route alors qu’elle atteignait le haut de la vallée. Quatre cents mètres sur sa droite, Eleanor vit les ruines de Burley House jeter une ombre lugubre dans la pénombre veloutée. Quelques feux brûlaient dans le campement des voyageurs New Age situé dans l’embrasure de ses colonnades, lueurs rose et bleu de charbon diffusant des traînées distordues de lumière orangée. Eleanor ne se souvenait pas d’un temps où les voyageurs n’étaient pas installés là. À partir du moment où la fourniture publique d’essence s’était interrompue, les roues de leurs bus et de leurs camionnettes antiques avaient commencé à prendre racine dans la terre, les pneus avaient disparu. Mais, de toute manière, les moteurs à combustion à l’ancienne ne fonctionnaient plus. Les voyageurs avaient pillé le vieux manoir à la recherche des pierres qui leur avaient servi à bâtir des appentis de fortune contre les véhicules qui rouillaient. Ils avaient tenté de construire une réplique de Stonehenge à une centaine de mètres de la route. Ils essayaient encore, semblait-il, l’endroit était différent chaque fois qu’Eleanor passait devant. Il ne grandissait pas, mais la configuration des pierres changeait, comme si les nomades cherchaient encore le motif idéal pour l’harmonie astrologique. Elle pensa que, tant qu’ils restaient là, ils n’étaient pas dans les rues. Dieu seul savait comment ils pourraient s’intégrer dans la terre promise des politiques de régénération des Nouveaux conservateurs. Après quinze ans à ramasser et manger des champignons magiques, leurs cerveaux devaient ressembler à des éponges gangrenées. Un groupe de maisons de la fin du XXe siècle désignait l’entrée de Cottesmore, leurs jardins ornementaux étaient devenus des potagers. Alors que la voiture approchait du cœur du village, Eleanor se pencha en avant, regardant intensément au-dessus de son volant. Elle n’était encore jamais allée chez Colin Mellor. — Un peu plus loin, l’informa Gabrielle. — D’accord. Elle ne s’était pas attendue à ce que Gabrielle l’accompagne jusqu’aux bureaux du Rutland Times. Avec elle, la conversation était toujours difficile, mais cette fois, avec Joey Foulkes qui les suivait fidèlement partout, c’était quasiment impossible. La rue principale était préservée. Tous les bâtiments étaient en pierre. La moitié des toits avaient jadis été en chaume mais, avec le réchauffement et l’augmentation des risques d’incendie, on les avait remplacés par de l’ardoise grise ou de la pierre de Collyweston. Trois chèvres attachées broutaient l’herbe des jardins le long d’une rangée de cottages. Devant le Sun, le pub du village, quelques hommes étaient attablés devant leurs pintes, de minces anneaux de mousse marquant leurs progrès. — Nous y sommes, annonça Gabrielle en désignant un portail en bois en face du pub, au centre d’un mur couvert de lierre. Greg ouvrit le portail et la voiture s’y engouffra. La maison était une grande grange reconvertie en habitation, en forme de L avec un toit pentu en ardoises. Des fenêtres argent mat reflétaient le soleil qui se couchait derrière le pub. Eleanor se gara à côté de l’EMC Ranger sur le gravier devant la maison. Il y avait une grande pelouse à l’arrière, où l’on pouvait voir trois ou quatre chevaux à la robe sombre disparaître dans le crépuscule. Un officier de police qu’elle ne connaissait pas sortit du 4 × 4 en remettant cérémonieusement sa casquette en place. — On vient juste d’arriver, dit Greg. Il leur présenta le sergent Keith Willet. La porte renforcée d’acier s’ouvrit. Colin Mellor se tenait sur le seuil, appuyé sur une canne de bois. Il avait soixante-dix ans, les cheveux blancs en désordre et portait un large pantalon en velours côtelé vert bouteille et un cardigan mauve. Un énorme berger allemand passait la tête entre ses jambes pour regarder les visiteurs. Eleanor frissonna légèrement à la vue de l’animal. C’était un chien de garde génétiquement modifié à la fourrure grise, aux muscles sculptés pour la course, supposé très obéissant. Ce dernier trait n’était pas toujours obtenu par les généticiens. Greg lui avait appris que, lorsque les premiers chiens de combat avaient été menés sur le champ de bataille, certains s’étaient retournés contre leur dresseur. Et elle avait vu de ses yeux ce que pouvait faire ce genre de bêtes modifiées : c’était une panthère sentinelle génétiquement modifiée qui avait attaqué Suzi. — Regarde, Sparky, ce sont des amis, dit Colin en caressant la tête du chien. Ce sont tous des amis. Le chien les regarda de ses yeux de chat et cilla paresseusement puis leva son regard sur Colin. À contrecœur, pensa Eleanor. Joey Foulkes était tendu, la main levée près de la bosse révélatrice de sa veste. — Eh bien, entrez ! dit Colin. (Il agita sa canne vigoureusement.) Sparky vous a tous reniflés à présent. Il vous aime bien. Il s’engagea dans le couloir, dégageant le chien du chemin. Eleanor trouva la main de Greg et la serra en entrant. Colin les conduisit jusqu’à son salon. Au rez-de-chaussée, il était meublé de teck simple orné de coussins verts ; de grandes portes-fenêtres donnaient sur la pelouse. Des globes biolum en verre fumé pendaient du plafond et apportaient une lumière crue. Il y avait des tableaux de scènes de bataille sur chaque mur ; l’armée de l’époque de Napoléon jusqu’à la campagne de Turquie. — Avant toute chose, dit Eleanor à Greg, j’ai de très mauvaises nouvelles. Des hackers ont crashé les mémoires centrales du Stamford and Rutland Mercury, du Rutland Times et du Melton Times. D’après les ragots, ils étaient trop proches du PSR. Il n’y a donc aucune archive concernant un incident à Launde Abbey. Greg mit ses mains sur les avant-bras de sa femme et l’embrassa chaleureusement. — Les hackers se sont aussi attaqués au bureau du médecin légiste, ajouta-t-il. Le contentement dans le ton de sa voix la troubla un instant. Colin s’installa délicatement dans un grand fauteuil. Eleanor ne l’avait pas vu depuis le mariage, l’année précédente, et même à ce moment ils n’avaient échangé que quelques mots. Elle trouvait qu’il avait l’air encore plus fragile. — Alors, Greg ? demanda Colin. Qu’est-ce qui se passe ? Eleanor écouta Greg résumer l’affaire. Elle ne parvenait pas à trouver du réconfort dans l’énigme de la mort de Clarissa Wynne. L’intuition de Greg était bonne. Comme toujours. Mais la séquence d’événements devenait ambiguë, érodant les faits devant ses yeux. C’était vraiment déprimant. Bien sûr, Greg était dans son élément. Comme Gabrielle. Une petite fille fatiguée se tenait au centre de son cerveau et voulait leur dire : « J’ai vu Nicholas le faire. C’est tout. Finissons-en. » Pourquoi les adultes devaient-ils toujours être aussi résolus et héroïques ? — Quelqu’un s’est débrouillé pour effacer toute trace de Clarissa Wynne, poursuivait Greg. Ça a dû coûter cher. Les hackers ne sont pas bon marché et ils ont crashé trois journaux et le bureau du médecin légiste, peut-être même aussi le poste de police d’Oakham, peut-être pas. Mais le fait est que chaque octet mentionnant cette fille a disparu. Il ne nous reste que des souvenirs personnels. Et très peu, en plus. — Et les bibliothèques internationales d’information ? demanda Colin. — J’ai vérifié avec Julia, répondit Greg. Elles ont toutes des dossiers sur Kitchener, bien sûr. Mais aucune d’elles ne mentionne Clarissa Wynne. C’était une affaire locale et, d’après ce que tout le monde savait, un accident. Pas suffisamment important. Le bureau des infos paneuropéennes de Globecast pense qu’il y a eu une attaque de hacker contre leur mémoire centrale. Plusieurs codes de dossiers liés à cette période ont été brouillés. Mais ils sont incapables de déterminer si quelque chose leur manque, alors il n’y a aucun moyen de le prouver. — De toute manière, je doute qu’ils puissent aider, intervint Eleanor. S’il y avait eu des soupçons contre Kitchener dans le cadre de la mort de cette fille, ça aurait fait la une dans le monde entier. Je dirais que le PSP a bien fait son boulot pour enterrer l’affaire. — Ouais, admit Greg. — C’est là que j’entre en action, j’imagine, dit Colin. Son sourire était joyeux, mais son visage très pâle. Eleanor avait l’impression qu’il était très reconnaissant qu’on lui demande d’aider. Il était impatient de démontrer qu’il était encore capable de le faire, qu’il n’était ni trop vieux ni trop fragile. Mais il était douloureusement évident que sa santé se dégradait rapidement. Son cœur, pensait-elle. — Si tu peux, répondit Greg. (Il lança à Eleanor un regard honteux.) Il n’y a pas de meilleur traqueur que toi. — Je le peux certainement, dit fièrement Colin. La salle des cartes est au fond du couloir. Il s’aida de ses deux bras pour se lever en s’appuyant sur les accoudoirs. Joey Foulkes s’avança pour l’aider, mais il repoussa le jeune agent avec une force étonnante. La salle des cartes était un cube blanc de trois mètres de côté, sans fenêtre, qui rappela à Eleanor la salle des ordinateurs de Kitchener. Sparky s’en vit refuser l’entrée. Le panneau biolum s’alluma pour montrer un écran plat circulaire accroché à l’un des murs. Il y avait un unique module informatique sur le sol, dans un coin. Colin donna un ordre vocal au module et une carte d’Angleterre apparut sur l’écran. Il se déplaça pour lui faire face, les deux mains pressées sur le pommeau de sa canne, et évalua la silhouette du pays de haut en bas en opinant de satisfaction. — C’est là, Greg, je peux toujours le faire, nom de Dieu ! Sa voix était un grognement faible. — C’est pour ça que je suis venu, répondit Greg. Personne n’atteint ton talent ! Eleanor sentait un tremblement dans sa voix. Quand elle regarda ses yeux, ils étaient noirs de douleur. Elle attrapa sa main. — Parlez-moi, jeune Keith, demanda Colin. Willet frémit d’inconfort. — De quoi, monsieur ? — De ce terrible Maurice Knebel, bien sûr. J’ai besoin de votre image mentale de lui pour travailler. — Monsieur ? — Racontez-nous un incident dont vous vous souvenez, intervint Greg. Un match de cricket au poste de police, où sa balle a été attrapée au vol. Que portait-il ? Des mauvaises habitudes ? Des bonnes ? Quel genre de nourriture mangeait-il ? Qui étaient ses amis ? — Oui, monsieur. Eh bien… Il y avait ce costume qu’il portait tout le temps, c’était à l’époque de la mort de la petite Wynne, j’imagine. Brun et gris, à carreaux. On se moquait un peu de lui à cause de ça. Pour Eleanor, il y avait quelque chose d’injuste à demander à quelqu’un d’aussi solide et digne de confiance de raconter des choses aussi triviales. Colin s’était immobilisé de manière quasi surnaturelle. Ses yeux étaient distants, comme ceux de tous les utilisateurs de glandes neurohormonales. Le vieil homme avait été major dans un régiment anglais d’infanterie quand la brigade Mindstar avait été formée. Il avait cinquante-cinq ans et sa retraite était imminente quand les tests psi lui avaient donné l’excuse dont il avait besoin pour prolonger le service qu’il aimait tant. Mindstar n’avait pas eu l’intention de prendre quelqu’un de son âge, mais ses résultats psi étaient d’un niveau nettement supérieur à la moyenne, les plus hauts qu’on ait enregistrés. Heureusement, ses facultés s’étaient développées comme prévu, ou presque. Willet continuait à évoquer Maurice Knebel et son amour de la cuisine indienne quand Colin se pencha en avant et pressa sa paume ouverte contre l’écran plat. L’image de la carte changea instantanément, agrandissant la zone située sous sa main. Eleanor remarqua avec surprise qu’elle était centrée sur Peterborough. Le turquoise vibrant du bassin des Fens prenait un quart de l’écran. Willet s’était arrêté de parler. — Poursuivez, lui demanda Colin. — Monsieur. Le curry était ce qu’il préférait… Eleanor vit un point jaune dans le bassin, à l’est de Peterborough. Prior’s Fen, comprit-elle. Colin devait mettre sa carte à jour régulièrement. Il avait passé la plupart des années PSP en France, extorquant de petites fortunes aux kombinates pour ses services. « J’étais trop vieux pour me joindre à la résistance contre Armstrong », lui avait-il dit amèrement. Il toucha de nouveau la carte. Cette fois, Peterborough occupa la moitié de l’écran, ne laissant qu’une bande de dix kilomètres de campagne comme encadrement. Willet jeta un regard désespéré à Greg. Celui-ci lui fit signe de poursuivre. — La femme avec qui il vivait l’a quitté quand il est devenu l’officier politique du poste. Il y a eu des rumeurs d’une liaison avec une apparatchik du comité PSP de la ville… — Ici ! s’exclama Colin. Son index transperçait presque la carte. Un district devint plus pâle, ses frontières rouges clignotaient avec insistance. Colin se tenait directement contre l’écran, le visage baigné de lumière bleu et jaune artificielle, creusant les plis de sa chair. — Il est là ! Je ne peux pas être plus précis. Pas à cette distance. Eleanor sentit un grognement de consternation se former dans sa gorge. Elle avait peur que ça ressemble trop à un gémissement. — Pas étonnant, dit Greg. Il fait partie du PSP, en quel autre endroit pourrait-il être parfaitement en sécurité en ce moment ? L’index de Colin désignait Walton. CHAPITRE 22 L’univers de Greg se réduisait à cinq fragiles mètres de diamètre. Voler la nuit était toujours mauvais. Mais le brouillard, la nuit, c’était encore pire. La seule chose qui le rattachait à l’aile furtive Westland était un harnais en filet de nylon. Derrière lui, les lames ultrafines des propulseurs vrombissaient efficacement. Le bandeau à amplificateur photonique sur ses yeux donnait à chaque surface une étrange teinte bleue, la lueur de l’orbite dégénérescente des électrons. Une colonne de chiffres chromés jaunes scintillait à droite de son champ de vision : l’heure, les coordonnées géographiques de sa position, l’altitude, la direction du vol, le niveau de ses réserves énergétiques, la vitesse. Le guidogiciel le situait à huit cents mètres d’altitude, à deux kilomètres de Peterborough, au-dessus du bassin des Fens. Prior’s Fen et l’aéronef à rotors basculants de la division de sécurité d’Event Horizon – qui les avait transportés, Teddy et lui, jusqu’à là-bas – étaient à vingt minutes derrière eux, isolés derrière des murs de vapeur grise traîtreusement fluctuants. Le sentiment de solitude qui s’était insinué dans ses pensées était total, trompant son cerveau en dessinant des formes dans la désolation gris-bleu, des spectres grimaçants de cauchemar qui se jetaient à l’assaut d’un esprit impuissant. Dans le temps, il était capable de mettre ses sentiments de côté pendant une mission, de se concentrer sur les détails comme sur leur application immédiate. C’était comme ça qu’on faisait à l’armée. Avec le temps, l’entraînement et la discipline pouvaient triompher de n’importe quelle faiblesse humaine. Mais il avait perdu cette faculté. Elle s’était lentement échappée de son psychisme durant les longues journées d’été à côté du réservoir, encouragée par les baisers d’Eleanor. Tandis que la membrane de l’aile murmurait sous les rafales, il ressentait une panique inhabituelle et irritante. Son seul lien avec la réalité était un mince faisceau micro ondes traversant le brouillard marin pour percuter le satellite de communication d’Event Horizon en orbite géostationnaire. Directionnel, crypté, ultra-sécurisé. — T’es là, Teddy ? La question modulée s’élança vers le haut et frappa l’antenne réseau à commande de phase du satellite, rebondissant comme un laser tiré sur un miroir cassé, pour redescendre. Deux faisceaux, l’un reçu au siège d’Event Horizon à Westwood et l’autre dirigé sur une autre bulle éphémère de cinq mètres quelque part dans le vaste vide derrière lui. — Où serais-je, sinon, bon Dieu ? La brusquerie de Teddy n’était pas exempte d’une trace d’anxiété que Greg comparait à la sienne. — Tu te souviens du temps où on nous payait pour ce genre de boulot ? — Ouais. Rien ne change. C’était pas le pied dans ce temps-là non plus. — Vrai. Bon, je suis à un clic et demi de la berge est, je commence à descendre. Morgan ? Y a du trafic aérien ? — Négatif, Greg, dit Morgan dont la voix semblait assourdie dans son oreillette. Il y a des ARB à New Eastfield, mais le brouillard réduit les mouvements au-dessus de la ville de quatre-vingt-dix pour cent par rapport à la normale. Greg se réconforta à l’idée de ne pas avoir à s’inquiéter d’autres engins volant à basse altitude. — Roger. Je descends. Il déplaça légèrement son poids, sentant l’angle du souffle changer. La densité du brouillard restait la même. Selon les plates-formes d’observation terrestre maintenues en orbite par Event Horizon, il formait une ceinture de quatre-vingt-dix kilomètres de large, s’étendant vers l’ouest jusqu’à Leicester. Elles l’avaient vu se former au-dessus de la mer du Nord pendant l’essentiel de l’après-midi. La couverture parfaite. Il avait fallu une journée pour organiser la mission. Naturellement, Julia avait voulu envoyer la police pour rester dans la légalité. Elle n’avait pas vraiment compris ce qu’ils combattaient. Quelqu’un – une organisation ? – d’assez méthodique pour se prémunir contre toute demande d’information concernant le décès d’une fille dix ans plus tôt. Paranoïa ou désespoir : de toute manière il ou elle en avait en quantité. Et n’avait pas peur d’agir vigoureusement pour éliminer les menaces. Une opération de police suffisante pour arrêter un seul homme à Walton aurait attiré l’attention des journalistes malgré l’hystérie autour de la réunification avec l'Écosse. Les Chemises noires résisteraient à toute incursion policière, il y aurait des émeutes, des snipers, beaucoup de monde serait blessé ou tué. Ensuite, les fuites seraient inévitables et le nom de Julia serait mis en avant. La stratégie de Greg était plus discrète et plus sûre. Réduire les risques jusqu’à les limiter à deux personnes. Il aurait été plus heureux si Eleanor avait crié, tapé du pied, l’avait traité de tous les noms. Au moins il aurait pu répondre sur le même ton, ou argumenter, cela lui aurait permis d’évacuer un peu ses sentiments. Mais elle s’était bornée au silence et à la tristesse. Cela rendait les choses plus difficiles et le mettait sur les nerfs. Et ça, c’était mauvais. Gabrielle avait été caustique, ce qui était rassurant, mais c’était presque devenu un rituel, elle avait peut-être encore plus confiance en son intuition que lui. Morgan était franchement sceptique. Et Greg devait bien admettre qu’il avait lui-même des doutes sur la manière dont la noyade vaguement suspecte de Clarissa Wynne pouvait être liée au meurtre de Kitchener. Le cocon du brouillard agissait vaguement comme une privation sensorielle. Ses pensées dérivaient dans les contrées sauvages des possibilités, un fantasme qui ressemblait aux lignes tau de Gabrielle. Pourtant, même parmi les hypothèses les plus farfelues, rien ne surpassait le souvenir de Nicholas entrant calmement dans la chambre de Kitchener. L’ambiguïté qu’il ressentait si fort tournait autour du mobile du garçon. Tous supposaient que Nicholas avait tué Kitchener par désespoir, à cause d’Isabel. Restait la méthode. Launde gardait peut-être de sinistres secrets. Ouais, bien sûr. Des fantômes et des goules dans la nuit, se moqua-t-il. Des monstres cachés. Trop facile. Quelqu’un avait effacé toutes les archives. Trois ans et demi avant que Nicholas Beswick pose les yeux sur Launde Abbey. Il se concentra sur Maurice Knebel. Le fait que tout dépendait du témoignage du vieil inspecteur en fuite l’inquiétait beaucoup. Pas moyen de revenir en arrière. Comme cela finit toujours par arriver avec lui, son grand défaut. Son guidogiciel le situait à sept cents mètres à l’est de la ville, altitude cent cinquante mètres. Il se rapprochait rapidement. Le brouillard s’écartait au bord de l’aile, se reformant immédiatement derrière. Une couverture de gouttelettes se déposait sur la membrane tannée, glissait vers l’arrière et tombait en pluie verticale. L’amplificateur de photons était réglé à sa plus haute résolution. Greg ne pouvait toujours rien voir. — Recouvrement virtuel, instruisit-il le guidogiciel. Des pétales translucides rouges et bleus s’élevèrent dans le faisceau rétinien de l’amplificateur. Il vit une ville faite de lumière laser. Les gens de Morgan avaient conçu la simulation à partir des images-satellites de l’après-midi. Elle était précise à dix centimètres près, plus complète que n’importe quelle archive de la salle des cartes de la mairie. Un déluge de pixels neutres s’assombrit et s’assembla sous lui, pour devenir une surface noire et solide. Il eut une illusion de l’espace se dégageant autour de l’aile, terriblement rassurante. Il pria pour que l’alignement de la simulation soit correct. Les bâtiments aux limites du district de Gunthorpe formaient un mur abrupt, plat, vert et sans relief juste devant lui. C’était le seul district qui se soit étendu depuis le réchauffement, un caprice du destin l’ayant placé le long d’un promontoire triangulaire qui avançait de deux kilomètres en saillie dans le bassin. Les champs et les pâturages qui survécurent au déluge avaient rapidement été recouverts d’immeubles d’habitation. À deux cents mètres de l’extrémité du promontoire, il y avait un groupe de silhouettes pointues, couleur indigo, comme si un iceberg avait résisté au réchauffement et trouvé refuge dans le bassin. C’était Eve, un village qui se faisait lentement manger par les courants de la bourbe, le transformant en une formation erratique de dunes de boue et de murs de brique en ruines. Le guidogiciel fit apparaître un graphique de trajectoire. Un tunnel de minces anneaux orange serpentant autour de la face nord du promontoire urbanisé et virant pour rejoindre Walton. Greg se balança d’un côté, plaçant l’aile furtive à l’intérieur du tunnel. Les anneaux orange clignotaient autour de lui dans le silence. Morgan aurait préféré envoyer un de ses hommes de main de la sécurité pour la mission de pénétration. Greg avait poliment refusé, espérant que cela ne devienne pas un problème. Les hommes aux ordres de Morgan étaient forts et bien entraînés, mais il y avait un monde entre les batailles sournoises des entreprises et le véritable combat. Il avait besoin de quelqu’un en qui il pouvait garder totalement confiance. En Turquie, Greg avait dirigé un commando qui s’était retrouvé coupé du reste de l’armée et coincé dans un village de montagne sous le feu des légions du Jihad. La moitié des hommes étaient partisans d’une sortie, mais Greg les avait contraints à rester en place. Teddy était chargé de l’équipe d’appui. Il avait passé les trois heures suivantes à se protéger d’une pluie de balles qui s’écrasaient sur les murs de grès de taudis délabrés, tandis que les obus de mortier explosaient tout autour de lui. Le temps lui avait paru interminable, mais il n’avait pas abandonné la confiance qu’il avait dans son énorme sergent. Teddy était finalement arrivé dans l’antique hélicoptère Black Hawk de soutien, conduit par un pilote terrifié des forces aériennes belges. Greg n’apprit que bien plus tard comment Teddy l’avait persuadé de l’amener au cœur d’une zone de feu de catégorie trois. Il aurait dû passer en cour martiale, mais le pilote avait refusé de témoigner. Eleanor a raison. Je pense un peu trop à la Turquie. N’empêche qu’il était sacrément content que Teddy dirige l’autre aile furtive. Les cercles orange l’emmenèrent au nord de Gunthorpe. Là, la boue du bassin s’était engagée le long d’un vallon entre Walton et Werrington, recouvrant routes et bâtiments. La boue n’avait que un mètre de profondeur, mais la pression désagrégeait les briques et le béton, profitant de chaque faille, de chaque crevasse. Les fondations avaient été dévorées, jour après jour, année après année, le ciment pulvérisé, les poutres de renforcement corrodées, les briques aspirées. Des toits s’étaient effondrés, les murs détériorés s’étaient affaissés avant de s’écrouler. Encore aujourd’hui, les piles de débris subissaient les assauts du sous-sol, entraînées par le substrat alluvial instable, une érosion qui ne disparaîtrait qu’avec le nivellement de toute la zone. Mauvaises herbes et roseaux étouffaient les buttes d’un tapis de vrilles entrelacées. Sur l’image-satellite, la zone était quadrillée de sentiers formés par des enfants aventureux, le scintillement de détritus métalliques visible à travers le feuillage. La simulation virtuelle en avait fait un désert rose légèrement froissé. Altitude : cent mètres. Cinq kilomètres devant lui, le tunnel d’anneaux orange plongeait sous un angle aigu et se rétrécissait pour toucher le sommet d’un vieux hangar d’usine. Greg diminua la simulation, la réduisant à une lithographie géométrique. Il fit virer la Westland sur son aile vers tribord, se préparant à survoler le toit du hangar. Le tunnel se tordit en une hélice improbable. Il ralentit la vitesse du propulseur jusqu’à l’éteindre et se laissa glisser. Enfin, il crut voir quelque chose à travers le brouillard. Sous lui, une masse confuse et pâle, brisée par des traînées sombres irrégulières. Selon la simulation, il se trouvait au-dessus de la cour de l’usine. De grands carrés de béton craquelé avec des camions abandonnés et cannibalisés, des transpalettes éparpillés dans un coin. Avec un peu d’imagination, les taches sombres pourraient être les cabines rouillées de poids lourds. La silhouette simulée en vert du hangar était devant lui. Si elle correspondait à la véritable structure, la Westland devait l’amener six mètres au-dessus du toit. Des surfaces solides se matérialisèrent soudain entre les lignes vertes, comme si le bâtiment était encadré de tubes de néon. Greg eut une impression fugace de parpaings recouverts de rubans d’algues, d’un toit en tôle ondulée et d’une peinture rouge oxydée qui pelait. Il éclata de rire en tournant la poignée de vitesse, remontant comme une fusée vers le voile de brouillard. — Morgan ? Dis à ton équipe de programmeurs qu’ils ont mérité un bon verre ! La sim’ du guidogiciel est parfaite. Je viens d’examiner le site d’atterrissage. — Content de l’entendre. As-tu vu quelqu’un ? — Non, tout a l’air dégagé. Je fais le tour. Il vira tranquillement et prit la direction du hangar. Cette fois il passa plus bas. Le tunnel orange s’étendait devant lui, parfaitement dans sa trajectoire. Il se terminait au milieu de la pente du toit. Il vit de nouveau les panneaux de tôle ondulée, quatre secondes avant de les atteindre, les jambes pédalant dans les airs. Puis les semelles en caoutchouc de ses bottes frappèrent la surface. Chacun de ses nerfs était à fleur de peau. Si les panneaux ne supportaient pas son poids il était vraiment dans la merde, sans blague. Les gars qui avaient interprété l’image-satellite avaient juré qu’ils étaient assez résistants. Le bruit de ses pieds courant sur le toit était comme le battement d’un tambour après le silence sépulcral de la nuit. Il sentait les panneaux plier légèrement sous ses talons. Le sommet était trois mètres devant lui. Les panneaux tenaient. Il tordit la poignée de vitesse sauvagement pour renverser l’inclinaison des propulseurs. Bascula les ailes vers le haut tout en luttant pour stopper son élan. Il faillit tomber sous l’effet du recul soudain. — Merde ! Écoutez-moi, la prochaine fois on fait comme a dit Julia et on envoie la cavalerie ! — Greg ? appela Teddy. T’es en bas, mec ? Il était accroupi à un mètre du sommet, équilibrant difficilement son aile. Le brouillard tourbillonnait à partir de la gouttière, interdisant toute vision de la cour. — Ouais. Attends une seconde. Il éteignit la simulation virtuelle puis activa le loquet de rétraction de la Westland. En se repliant, l’aile émit un bruit de glisse humide. La barre se souleva et partit en arrière. Il agrippa le cadre et frappa le bouton de dégagement du harnais. L’aile furtive se transforma en un gros cylindre de trois mètres de longueur qu’il pouvait transporter sous un bras. Il grimpa maladroitement jusqu’au sommet et le parcourut jusqu’au bout. Quand il regarda en bas, il put à peine deviner la base du mur, couverte de brins d’herbe et de pissenlits. De l’eau suintait de manière monotone d’une gouttière brisée. Le toit leur laissait amplement la place pour décoller après avoir accompli leur mission, en prenant un simple saut courant. Ils avaient évidemment tous les deux été entraînés pour se lancer d’une altitude bien moindre, sur une pente moins raide. Mais ces leçons dataient de longtemps. — OK, Teddy. Les panneaux sont solides et notre piste d’envol est libre. Je suis au bord sud du toit. Ramène-toi quand tu es prêt. — Bien reçu. Greg attrapa son sac et le fouilla à la recherche de son équipement d’escalade. Le bruit du propulseur de la Westland de Teddy était à peine audible quand il survola le hangar pour examiner le point d’atterrissage. — Putain, Morgan, cette sim’ est géniale ! s’exclama Teddy. Elle correspond exactement. — C’est comme ça que fonctionne l’équipement d’Event Horizon, répondit Morgan, légèrement indigné. — Ouais ? Mec, j’aurais aimé qu’on ait ça en Turquie. On leur en aurait remontré à ces connards des légions. Greg trouva le couteau vibrant, un simple manche étroit de plastique noir avec une lame télescopique. Il s’accroupit et le pressa contre le parpaing juste sous le bord du toit. Une poussière grise jaillit quand la lame pénétra, bourdonnant comme une guêpe furieuse. — J’arrive ! dit Teddy. Allons-y. Jésus, Seigneur, protège ton serviteur débile ! Greg fourra un piton expansif dans le trou. Il cliqueta en se mettant en place. Les pieds de Teddy firent un bruit de tonnerre en touchant le toit, tel un éléphant chargeant une feuille de métal. — Teddy ! — Merde ! (Teddy respirait difficilement, silhouette indistincte étalée sur le sommet.) Greg, je ne suis pas une putain de chauve-souris ! — Ouais, je vois ça. — Tout va bien ? demanda Morgan. — Nous avons atterri, dit Greg. Il accrocha une corde d’escalade dans l’œil du piton et en laissa le rouleau tomber le long du mur. Derrière lui, Teddy repliait sa Westland. — Roger, répondit Morgan. L’équipe de la sécurité est en alerte. — On criera si on a besoin d’eux, dit Greg. Le simple fait de savoir qu’une équipe de sauvetage était sur le pont en cas de problème, qu’un ARB pouvait se pointer en quelques minutes, leur donnait du courage. Règle numéro un : toujours prévoir une porte de sortie. Il fit passer la corde dans le mousqueton attaché à sa ceinture puis se laissa tomber du toit et descendit le mur en rappel. Teddy atterrit légèrement sur le béton craquelé et détacha la corde. Il était habillé d’un cuir de combat noir mat avec un minuscule emblème des Trinities sur ses épaulettes, des modules informatiques attachés à la ceinture, le mince bandeau d’amplification photonique sur les yeux, et portait un casque bleu marine. Une carabine AK était attachée à sa poitrine et un laser à main Uzi attendait dans un holster à son épaule. Greg était habillé de la même manière, sauf qu’il portait un pistolet incapacitant Armscor plutôt qu’un AK. Il se demandait quelle image un clampin lambda aurait d’eux s’il les voyait sortir du brouillard. Il avait envisagé des vêtements civils, puis décidé que ce ne serait pas pratique avec le matériel qu’ils transportaient. De toute manière, le brouillard et la nuit leur fourniraient une couverture suffisante. Les Chemises noires gardaient fanatiquement les frontières de leur territoire, mais à l’intérieur de Walton ils pouvaient se déplacer avec un degré raisonnable de liberté. Et son hypersens les préviendrait de la présence d’éventuelles patrouilles. — OK, Morgan, nous sommes au sol, déclara-t-il. Passe-moi Colin, s’il te plaît. Colin avait insisté pour participer, même s’il était trop malade pour une opération exigeant un tel travail glandulaire. Greg avait été incapable de résister aux suppliques du vieil homme et n’avait pu refuser. Un peu de culpabilité en plus. — Je suis là, Greg. La voix de Colin était fluette, anxieuse et pleine d’enthousiasme. Greg les imagina tous dans la salle des opérations de Morgan : Eleanor s’inquiétant silencieusement, Gabrielle regardant la console de communication d’un air lugubre, Morgan, concentré et sérieux, Colin, assis devant un écran plat affichant une image-satellite de Walton, l’équipe technique vaquant à ses occupations. Le commandant des hommes de main de la sécurité espérait secrètement qu’on lui ordonne de participer à la curée. — Où est notre homme ? demanda Greg. — Il n’a pas bougé. Il doit être chez lui. — Bien. Merci, Colin. Greg enclencha la simulation. Des maisons de poupées vertes apparurent, délimitant le périmètre de la cour de l’usine à soixante mètres. Il fit pivoter l’image à la verticale et la réduisit pour en faire la reproduction panoramique de tout le district. La maison où Colin affirmait que se trouvait Knebel clignotait en jaune vif, à sept cents mètres au sud. Une trajectoire se dessina dans la simulation, un serpent orange se tordant depuis le hangar le long de petites rues et d’allées étroites. — Allons-y, lança Greg. L’image bascula la surimposition en taille réelle, et la trajectoire devint un sentier. — Je te tiendrai au courant, intervint Colin. Teddy se tourna vers Greg, le bandeau masquait son expression. — Non, Colin, contente-toi de nous donner un scan quand on sera à cent mètres de la cible pour confirmer qu’il est toujours là. — Je peux y arriver, Greg. — Ouais. Mais s’il décide d’aller se balader, tu vas devoir le traquer pour nous, je veux que tu sois en pleine forme. — Oui, désolé. Je n’avais pas réfléchi. — OK. Je t’appelle quand on est en place. Il provoqua une sécrétion de sa glande puis suivit la ligne orange, avec l’impression que ses pieds s’enfonçaient dans un courant placide de photons arrivant à ses chevilles. Le brouillard était moins dense dans les rues, atténué par les murs et la légère brise venant du bassin. Leur visibilité atteignait quinze mètres. Greg régla la simulation pour qu’elle n’affiche que des silhouettes, l’image de l’amplificateur photonique lui montrait les véritables murs et les routes entre gris et bleu. Une ville fantôme, sans blague. Les rues n’étaient pas éclairées. Le conseil municipal n’accordait pas la priorité aux services publics de Walton. Des lueurs de biolums s’échappaient de certaines maisons, à travers les volets. L’amplificateur les montrait sous forme de lames quasi solides traversant les rues. Des graffitis pro-PSP ornaient tous les murs. Ils traversèrent une allée peinte d’une fresque élaborée représentant des agents populaires et des travailleurs socialistes stéréotypés, leurs visages lumineux levés vers le ciel et leurs poses montrant leur vaillance. Le bois pourri laissait des trous béants, semblant se moquer de la vision de l’artiste. Des sacs noirs gonflés comme des potirons et des containers de varech compressé remplis d’ordures formaient une marée le long des trottoirs. L’odeur désagréable de la végétation en décomposition était forte et se mélangeait avec celle, salée, du vent venant du bassin. Des rats gris grouillaient autour des sacs, grignotant tout ce qu’ils trouvaient. De minuscules yeux noirs se tournaient pour les regarder passer, sans peur. Ils durent plusieurs fois se réfugier dans l’ombre des bâtiments, lorsque Greg percevait la présence de gens qui approchaient. Les résidents de Walton se déplaçaient au milieu de la chaussée, comme s’ils craignaient les maisons et ce qu’elles contenaient. Teddy et Greg n’entendirent pas le moindre véhicule à moteur mais furent parfois obligés de se cacher pour éviter des cyclistes arrivant silencieusement dans leur dos. Le plus gros obstacle qu’ils rencontrèrent fut un pub au coin d’une rue. Une lumière violente s’échappait de ses fenêtres et de sa porte ouverte, illuminant une large portion de la voie. Des hommes étaient adossés contre les murs, buvant en petits groupes. La musique d’un juke-box se répercutait étrangement contre les murs, du rap country, des paroles chantées d’une voix râpeuse sur fond d’une unique steel guitar. Greg s’immobilisa pour consulter la simulation. Il désigna l’entrée d’une allée étroite en face du pub et ils s’y glissèrent le plus silencieusement possible. — J’ai reconnu quelques Chemises noires très actives là-dedans, marmonna Teddy. — Souviens-t’en pour l’avenir, dit Greg. — Clair. Une des raisons qui avaient poussé Teddy à l’accompagner était la possibilité offerte d’une reconnaissance en territoire ennemi. Greg savait que les images-satellites détaillées enregistrées dans la mémoire du guidogiciel seraient remises à Royan qui les intégrerait aux fichiers de renseignement des Trinities. Certains lieutenants se plongeraient pendant des heures dans les résultats pour préparer l’assaut final. Teddy n’avait rien dit, mais Greg savait que la grande bataille ne se ferait plus attendre très longtemps. L’allée qu’ils avaient choisie les conduisit dans un cul-de-sac. D’un côté, un mur de briques menant à des jardins et, de l’autre, une rangée de garages dont les portes de métal étaient soit cassées, soit absentes. Le cumul perpétuel d’ordures de Walton formait un matelas solide sous leurs pieds, des sacs grimpaient comme des contreforts le long des briques. Il y avait des rats partout. L’hypersens de Greg trouva un groupe d’esprits, juste au moment où il entendit un éclat de rire devant eux. Quelque chose dans ces esprits n’était pas tout à fait normal, leurs courants de pensée vacillaient avec insouciance, leurs émotions étaient intenses. L’un d’eux émettait une mélopée funeste, bafouillant de détresse psychotique. — Merde ! Teddy, c’est un groupe d’accros au syntho. Et ils sont bien partis ! — Où ? — À dix mètres. L’un des garages. (Il attrapa son Armscor, un simple pistolet gris cendre avec un gros canon de trente centimètres.) Je m’en occupe, couvre-moi. — Compris. Les tirs incapacitants n’étaient vraiment efficaces que jusqu’à vingt mètres. Au cas où l’un des drogués réussirait à s’enfuir, Teddy devrait utiliser son Uzi, si jamais le laser de visée fonctionnait dans le brouillard. La tension monta d’un cran, c’était supposé être une infiltration furtive. Tuer des gens simplement parce qu’ils étaient sur leur chemin ne faisait pas partie du marché. C’était le troisième garage en partant du cul-de-sac, une lueur jaune s’en échappait pour éclairer le tas d’ordures. Greg s’aplatit contre le mur, vérifia son arme, puis pivota brusquement pour faire face à ses cibles. Ils étaient cinq. Des gamins, des ados, deux filles, trois garçons. Ils étaient sales, leurs jeans graisseux, des vestes de cuir en lambeaux, des gilets de denim cloutés, de longs cheveux ternes en désordre. Les parois du garage brillaient de condensation, le long des murs s’alignaient des meubles de récupération – des canapés abîmés, des fauteuils – et une lampe à huile pendait du plafond. L’amplificateur photonique de Greg donnait à la scène un contraste cru. Deux des gamins baisaient sur le sol en grognant comme des cochons. Un autre couple les regardait en ricanant. Le cinquième était recroquevillé dans un coin, les bras sur la tête, à pleurer doucement. Greg abattit celui qui était le plus proche. Une fille d’environ dix-sept ans au cou tacheté de marques d’injection. L’Armscor cracha une impulsion électrique de la taille d’une balle qui la frappa à la cage thoracique. Son cri fut étouffé par sa chute. Son sourire était incroyablement serein lorsqu’elle s’écroula sur les jambes du couple en rut. Appuyer sur la détente était incroyablement difficile. Ils n’étaient pas innocents, loin de là. Simplement profondément ignorants et pitoyables. Greg devait constamment se souvenir que ses coups n’étaient pas mortels, même si Dieu seul savait ce qu’ils pourraient faire à un métabolisme délabré par le syntho. Il se tourna légèrement. Viser, tirer, rien d’autre n’avait d’importance. Le deuxième gosse gargouilla quand le tir l’atteignit à l’estomac, il se recroquevilla et tomba en avant. Viser, tirer. La fille sur le sol luttait pour se relever pendant que son partenaire s’effondrait sur elle. Viser, tirer. Le garçon dans le coin regardait Greg dans les yeux, le visage extatique, des larmes couvrant ses joues. — Merci, oh, merci ! Viser, tirer. Le gosse tomba, tête baissée. — Seigneur, quel gâchis, dit Teddy. Quelque part, ailleurs, ils auraient pu être de vraies personnes. Greg enjamba les corps et éteignit la lampe à huile, laissant la nuit reprendre sa place. — On peut trouver du syntho partout. — Pas à Muckland, certainement pas. Je m’occupe de mes gosses. Si quelqu’un essayait de dealer ce genre de merde sur mon territoire, il finirait pendu par les couilles. Les Chemises noires ne prennent même pas soin des leurs. — Tu prêches un convaincu. Allons-y. D’après les coordonnées jaune vif du guidogiciel, ils étaient à cinquante mètres de la maison de leur cible. Le quadrillage vert la représentant scintillait, les murs et le toit restaient en dehors du champ de l’amplificateur photonique. — Colin, comment ça se passe ? — Il est toujours là, Greg. — OK, on se rapproche. Il trotta le long de la rue, regardant la maison prendre substance. C’était un grand bâtiment de trois étages à l’écart des autres, avec des fenêtres en saillie de chaque côté de la porte d’entrée, tout en briques jaunes et ardoise grise. Rien d’extraordinaire, pratiquement un cube. Les seuls ornements visibles étaient des diamants de briques bleues entre les fenêtres du premier étage. Une longue cheminée penchait selon un angle inquiétant, et un certain nombre de briques manquaient sur son faîte. Les conduits se terminaient en couronnes élaborées accueillant des mauvaises herbes et des touffes de végétation. Un muret de un mètre de hauteur délimitait un large jardin sur l’avant de la maison. Greg s’arrêta juste devant, il lui fallut un moment pour se rendre compte qu’il n’y avait pas de panneaux solaires. Les habitants devaient être en bas de la chaîne humaine, et à Walton, le fond était abyssal. Toutes les fenêtres avaient leurs rideaux fermés. L’amplificateur de photons révélait de vagues traînées de lumière sur les bords. L’absence de portail était soulignée par les charnières qui rouillaient en dépassant du muret. Il suivit le sentier couvert d’algues visqueuses. Des églantiers avaient envahi le jardin, le réduisant à une jungle d’épines parsemée de fleurs pâles. Un panneau avec huit boutons de sonnette était accroché à côté de la porte. Très primitif, sans aucune caméra de surveillance. Il sortit la baguette senseur de son module ECM et la passa le long de l’encadrement. À part le verrou, il n’y avait rien. — Nous sommes devant la porte, dit Greg. Il fut surpris de trouver un verrou électronique : une minuscule lentille de verre dans le bois. Il avait déjà sorti le couteau vibrant, prêt à s’occuper d’un système mécanique. — Je peux te sentir, intervint Colin. Tu es très proche maintenant. Il est au-dessus de toi, Greg. Très certainement à un étage supérieur. — OK. Greg passa sa carte devant le verrou, utilisant son auriculaire pour l’activer plutôt que l’empreinte de pouce habituelle. Royan avait chargé un truc spécial dans la carte, un virus effaceur conçu pour crasher les circuits de verrouillage. Le système émit un clic soumis. Greg entrouvrit la porte et glissa le senseur dans l’entrebâillement. — La voie est libre, dit-il à Teddy. Le couloir courait sur toute la profondeur de la maison. Il aperçut un escalier à mi-chemin. Une chandelle brûlait dans une assiette sur une petite table à côté de la porte. Sa flamme trembla jusqu’à ce que Teddy referme celle-ci derrière lui. Le verrou refusa de s’enclencher. Greg laissa son hypersens s’étendre. Il y avait quatre personnes au rez-de-chaussée, aucune d’elle ne semblait avoir conscience du fait que la porte avait été ouverte. Ils montèrent les marches rapidement. Le palier du premier étage donnait sur cinq portes. L’une d’elles était ouverte, Greg y devina une vieille baignoire en acier. Son hypersens perçut sept personnes, deux d’entre elles étaient des enfants. Des rumeurs de musique venant d’émissions de télé s’échappaient à travers certaines portes. — Je vais où, maintenant, Colin ? — Droit devant, Greg. Il fit trois pas sur le tapis élimé. Teddy resta en haut de l’escalier, surveillant les autres portes. — Arrête-toi, intervint Colin. Il est sur ta gauche. La fatigue dans sa voix était perceptible, même à travers le lien satellite. — Merci Colin. Maintenant, ferme ton implant. Tout de suite, tu m’entends ? — Greg, cher ami, il n’est pas nécessaire de crier. Greg laissa son hypersens franchir la porte. Il y avait deux personnes assises à l’intérieur, un homme et une femme. À en juger par le timbre détendu de leur esprit, il se dit qu’ils regardaient la télévision. Le verrou était mécanique, un vieux Yale. Teddy toujours derrière lui, Greg enfonça la lame vibrante dans le bois juste au-dessus de la serrure et découpa un demi-cercle. La chambre de Knebel était tout aussi minable qu’il s’y attendait : du papier peint humide, des meubles bon marché, une table et un buffet en aggloméré, de simples chaises en bois, un canapé couvert de tissu laineux gris et brun, défoncé et élimé, une fine moquette bleue. La lumière provenait d’un phare de camion posé sur la table et éclairant le plafond, alimenté par un désordre de batteries polymères sphériques éparpillées sur le sol. Un écran plat English Electric au contraste douteux diffusait les nouvelles. Greg ne connaissait pas la femme, une trentenaire vulgaire au visage pâle sous des cheveux de couleur paille, avec une chemise d’homme verte et une minijupe rouge. Knebel s’était laissé pousser une barbe pointue, mais Greg l’aurait reconnu n’importe où. L’apparatchik portait un jean, un sweat-shirt mauve épais et des sandales de marche à ses pieds nus. Il avait vieilli. Il n’avait que quarante ans, presque le même âge que Greg, mais la chair s’était affaissée sur son visage, ses joues molles, ses yeux profondément enfoncés dans leur orbite, ses lèvres fines. Des cheveux châtains pendaient sur ses oreilles, avec une raie au milieu. Le couple était assis sur le canapé, en face de l’écran, ils tournèrent la tête en entendant le verrou tomber. Greg envoya une décharge incapacitante à la femme. Le coup fut affreusement bruyant dans cet espace confiné. La pulsation l’atteignit à l’épaule. Elle eut un spasme et faillit tomber du canapé. Ses yeux se révulsèrent, tandis qu’elle laissait échapper un cri étouffé. Greg changea légèrement la position de son Armscor. Knebel le regardait, bouche bée, mâchoires tremblantes. Ses pensées reflétaient un désespoir total. Il ferma les yeux dans une grimace qui fripa totalement son visage. — Un seul bruit et tu ne seras pas mort mais tu souhaiteras l’être, dit Greg. Maintenant, éteins l’écran. Teddy referma la porte derrière eux. Knebel ouvrit les yeux avec l’expression d’incrédulité d’un condamné à qui on laisse un répit. Une main tremblante attrapa la télécommande. Greg ne lui accorda plus d’attention, son hypersens fouillant les esprits des autres habitants du premier étage. Deux d’entre eux avaient entendu quelque chose. Leur curiosité en éveil, ils attendaient. Comme rien ne se produisait, leur attention faiblit et ils retournèrent à leur routine de la soirée. Greg attendit une minute pour être sûr, puis ôta l’amplificateur photonique de ses yeux. Knebel s’affaissa sans bouger vraiment. — Oh, mon Dieu ! Greg Mandel, le Fils du Tonnerre lui-même ! Cela faisait longtemps que Greg n’avait pas entendu le surnom qu’on lui avait donné à l’armée. Pas depuis qu’il avait quitté les Trinities, en fait. Mais le PSP avait bien entendu accès à tous les dossiers du personnel de l’armée. — Je suis flatté. Je ne pensais pas que le Lord Protecteur d’Oakham s’intéressait à moi. — Selon nos sources, tu étais un membre actif des Trinities et tu vivais au lotissement de Berrybut. Aucune famille, pas de relation particulière avec une femme d’après nos informations. Très haut niveau psi. Beaucoup d’expérience du combat. J’en ai pris note, évidemment. — Je vivais à Berrybut. J’ai déménagé. — Bien sûr, ironisa Knebel avec amertume. Tu dois m’excuser, je n’ai pas vérifié ton dossier dernièrement. Une erreur de ma part. — Si tu savais tout ça, pourquoi n’es-tu jamais venu me chercher avec tes agents ? Knebel caressa les cheveux de la femme inconsciente, regardant tendrement son visage frémissant. — Et si nous avions raté notre coup ? Ce qui n’était pas improbable avec cette satanée Gabrielle Thompson qui protégeait ton futur. J’avais déjà assez de problèmes à conserver les miens dans le rang. Tu étais occupé à Peterborough. Un monstre de la Mindstar lançant un assaut sur le commissariat était la dernière chose dont j’avais besoin. — Ouais, je comprends. Vous autres ne tentiez jamais rien de physique, à moins que les chances soient de dix contre un en votre faveur. — Pourrais-tu m’éviter cet échange d’insultes rituel et en venir aux faits, s’il te plaît ? Greg sourit froidement. — Je vais te dire, Knebel, c’est le plus grand jour de chance de ta putain de vie de merde. Je ne suis pas ici pour te tuer ni t’arrêter. Les mains de Knebel s’immobilisèrent. — Quoi ? — Vrai. J’ai juste besoin de certains octets en ta possession. — Et tu vas nous les donner, mon gars ! grogna Teddy. À la surface de l’esprit de Knebel, la terreur et l’espoir bataillaient. — Vous êtes sérieux ? Rien que des infos ? — Ouais. Il se lécha la lèvre supérieure, regardant Teddy avec nervosité. — Et après ? — Tu la rejoins au pays des rêves, on se tire. Et c’est bien plus que ce que tu mérites. — Bon Dieu ! Vous devez adorer ça ! Voir à quoi j’en suis réduit. (Ses yeux s’assombrirent de douleur.) Oui, je vous supplierai pour ma vie, je vous dirai ce que vous voulez savoir, je répondrai à toutes vos questions, je m’en fous. Je n’ai plus de dignité, vous l’avez brisée. Mais vous m’avez donné quelque chose en échange ; j’ai découvert qu’il existe une paix immense, une fois qu’on est débarrassé de ses prétentions. Tu savais ça, Mandel ? Je ne m’inquiète plus de rien, je ne m’inquiète plus de l’avenir. Tout dépend de vous maintenant. Ce sont vos inquiétudes, votre pouvoir politique. Et vous avez gaspillé votre temps à venir me voir ? Je ne sais rien des caches d’armes des Chemises noires, ils ne me disent jamais rien. Je ne fais plus partie de ça. — Nous ne sommes pas là pour ça. — Parle pour toi, grommela Teddy. — Alors quoi ? — Launde Abbey. — Quoi ? s’exclama bruyamment Knebel. (Il recula quand Greg dirigea son pistolet vers lui.) Désolé. Vraiment. Je suis désolé. Mais… c’est tout ? Vous êtes venus me poser des questions sur Launde Abbey ? — Ouais. J’ai fait un long chemin et franchi bien des obstacles pour causer. Alors, crois-moi, tu n’as pas intérêt à m’énerver. Tu sais que je suis empathe, donc contente-toi de répondre à mes questions et ne mens pas. — D’accord. Je t’ai vu aux infos l’autre jour. On t’a confié le meurtre de Kitchener, quelque chose à voir avec Julia Evans. Ses yeux s’attardèrent sur les modules qui pendaient à la ceinture de Greg. Ce dernier enclencha le micro de l’unité de communication. — Parle-moi de Clarissa Wynne. — Clarissa ? Dieu, c’était il y a des années. Je l’avais presque oubliée jusqu’à l’autre jour. Le journal m’a rappelé beaucoup de souvenirs. — Il y a dix ans. De quoi te souviens-tu ? Knebel ferma les yeux, fronçant légèrement les sourcils. — Dix ? Tu es sûr ? Je pensais que c’était onze. — C’est possible. — Qu’est-ce qui est indiqué dans son dossier ? — C’est la raison de ma présence, Knebel. Quelqu’un a effacé toutes les données sur Clarissa Wynne des mémoires centrales de Rutland, celles de la police, du conseil, des journaux locaux, la totale. — Seigneur ! — Tu sais qui a fait ça ? — Non. — D’accord. Tu dis que tu penses qu’elle est morte il y a onze ans ? — Oui. Je suis sûr que c’est onze. — Quels sont les ordres que tu as reçus du ministère de l’Ordre public à propos de son décès ? — Classer l’affaire immédiatement, presser le médecin légiste de déclarer une mort accidentelle, ne pas faire de vagues, ne surtout pas risquer de mettre Kitchener ou les autres étudiants en colère. — Pourquoi ? Pourquoi le PSP voulait-il tellement étouffer la mort de cette fille ? Qu’est-ce qui la rendait aussi importante ? Knebel lui adressa un sourire sans humour. — Importante ? Clarissa Wynne n’était pas importante. Dieu, le ministère ne connaissait même pas son nom ! Elle était une gêne. Vous voyez, il y a onze ans, le PSP demandait un prêt de plusieurs milliards à la Banque mondiale. Tu te souviens de cette époque, Mandel ? L’océan atteignait un niveau faramineux, on avait des centaines de milliers de réfugiés qui envahissaient les terres de l’intérieur, fuyant les côtes inondées, pas de nourriture, pas d’industrie, pas de monnaie solide. C’était un putain de bordel. On avait besoin de ce prêt pour relancer l’économie. Et les Américains ne voulaient surtout pas aider une bande de Rouges. Même si on avait été élus… Teddy gronda dangereusement. Greg leva un bras, sentant à quel point l’esprit de son ami devenait hostile. — OK. Je suis désolé, dit Knebel. Pas de politique. Mais écoutez, le fait est que le PSP ne pouvait pas se permettre un problème de droits de l’homme. Les Américains se seraient jetés dessus et s’en seraient servis comme excuse pour bloquer le prêt et déstabiliser le Parti. Même s’il était odieux, Kitchener était reconnu au niveau international. Imagine la campagne de désinformation que les Américains auraient pu monter si je les avais interrogés sérieusement, lui et ses étudiants ! Leur amie et collègue s’est noyée tragique ment, et le PSP les persécute de questions et d’allégations. Ça aurait été un nouveau Sakharov. On avait besoin de cet argent, Mandel, les gens commençaient à mourir de faim. En Angleterre, nom de Dieu ! Des retraités. Des enfants. Alors j’ai fait ce qu’on m’a dit de faire et j’ai fermé ma gueule. Parce que c’était nécessaire. Et tant pis pour vous et votre maîtresse si puissante. Je me fous de ce que vous en pensez. Tant de colère, pensa Greg. Rien que pour une question. Réussirons-nous jamais à nous réconcilier ? — Morgan, tu as entendu ça ? — Oui, Greg. — OK, vérifie la date pour la demande de prêt à la Banque mondiale, s’il te plaît. J’aimerais avoir une petite confirmation. — D’accord. Knebel avait penché la tête sur le côté, très attentif à la conversation. Il tenait toujours la femme dans ses bras. Un ruban de salive glissait au coin de la bouche de celle-ci, ses paupières frémissaient. — Maintenant, dit Greg. Pourquoi étais-tu tellement irrité de classer l’affaire ? J’ai entendu dire que Clarissa s’est noyée après une sorte de beuverie. Était-ce un accident ? — Je n’en suis pas sûr. À l’époque, je ne le pensais pas. On développe une sorte d’instinct, tu sais ? Après un certain nombre d’années dans la police, on sait quand un truc ne colle pas. Et j’étais un bon inspecteur, avant que tout… C’était important pour moi. Il était sur la défensive. — Ouais. Keith Willet me l’a dit. — Keith ? (Le visage de Knebel s’illumina un instant.) Bon Dieu ! Il est toujours à Oakham ? Comment va-t-il ? — Contente-toi de répondre aux questions, Knebel. — Très bien. (Il jeta un nouveau regard nerveux en direction de Teddy et s’éclaircit la voix.) Les circonstances autour de la mort de Clarissa ne me plaisaient pas. Les étudiants prétendaient l’avoir trouvée flottant sur le lac à l’aube, elle se serait baignée la nuit. Apparemment, les étudiants aimaient nager. — C’est toujours le cas, intervint Greg. — Oui ? Bien, de toute façon, à la surface, tout semblait clair. Elle avait bu, elle s’était injecté un peu de syntho. C’était la première fois qu’on en voyait à Oakham. Elle avait dû avoir des difficultés dans l’eau. Ces lacs ne sont pas particulièrement profonds, mais il suffit de cinq centimètres pour se noyer. — Qu’est-ce qui ne collait pas ? Knebel soupira. — Elle n’avait pas tant bu que ça, peut-être deux verres de vin. Et le syntho, nous ne pouvions pas être sûrs, on n’y connaissait pas grand-chose, mais on aurait dit qu’il avait été injecté très peu de temps avant sa mort. Comme si elle l’avait pris juste avant de plonger. Je ne crois pas que quiconque ferait une chose pareille, et certainement pas une fille comme elle. Je voulais envoyer les échantillons biologiques à Cambridge pour une analyse plus poussée, mais l’ordre de classer l’affaire est arrivé. — Suicide ? suggéra Greg. — Nan. C’est la première chose à laquelle j’ai pensé. On a eu la possibilité d’en parler avec les étudiants et Kitchener pendant l’interrogatoire préliminaire. Clarissa Wynne était une fille heureuse. Elle adorait Launde. Ses parents ont confirmé qu’il n’y avait aucun problème entre eux. De toute manière, il y avait un léger hématome sur sa nuque. (Il frémit vaguement.) Il aurait pu être causé par une collision dans l’eau. — Ou par quelqu’un qui lui aurait tenu la tête sous l’eau, conclu Greg. — Oui. Si l’agresseur l’avait coincée avec un double Nelson au bord du lac, ce genre d’hématome se serait produit en plongeant sa tête sous l’eau. Surtout si elle était consciente. Elle était jeune et forte. Elle avait apparemment fait partie de l’équipe féminine de hockey à l’université. Elle aurait été capable de se débattre sérieusement. L’agresseur a dû déployer beaucoup de force. — Des signes de lutte ? — Non. L’herbe avait été aplatie. Comme je le disais, les étudiants y allaient tous les jours. Un frisson sinistre glissa sous le cuir de combat de Greg pour lui chatouiller la peau. Il pensait à la mort de Clarissa Wynne. Elle devait s’être débattue, cette nuit-là, onze ans auparavant, combattant son agresseur sous les étoiles, sans le moindre espoir de succès ou de secours. Terriblement seule, tandis que sa tête était maintenue sous l’eau glacée et vaseuse. Elle devait avoir senti son corps s’affaiblir, avoir été consciente du syntho prenant possession de son esprit. Et pendant tout ce temps, la douleur rouge de ses poumons ne faisait qu’augmenter, et augmenter. Ce n’était vraiment pas étonnant que son intuition ait été attirée par le lac. C’était un nœud focal d’horreur et d’angoisse. Son âme le hantait-elle ? Est-ce ça que j’ai senti ? Pourtant, quelle que soit la source de douleur, elle n’expliquait pas comment sa mort pouvait être liée à Nicholas Beswick. — Qui soupçonnais-tu ? — Bon Dieu, j’ai jamais eu le temps de trouver un suspect possible. Cet ordre du ministère est arrivé le lendemain. — Eh bien, commence donc à y penser, Knebel. Kitchener lui-même ? Il couchait avec deux de ses étudiantes la nuit de sa mort. Soixante-six ans. Il y a onze ans, il devait être encore plus actif sexuellement. — Non, je ne pense pas. Il était raisonnablement en forme, mais pas puissant physiquement. Si Clarissa a été maintenue sous l’eau, c’est par quelqu’un de plus fort qu’elle. — L’un des autres étudiants alors ? — Oui, c’est possible. — Il y avait quelqu’un d’autre à l’abbaye, cette nuit-là ? — Non. Et Clarissa était toujours vivante quand la gouvernante et la servante sont parties. Nous avons pu le confirmer. — OK. Te souviens-tu des noms des autres étudiants ? — Je crois, oui. Il y en avait cinq. Voyons voir : Tumber, Donaldson, MacLennan, Spencer… — Attends ! MacLennan ? James MacLennan ? Le docteur James MacLennan ? — Oui. C’est bien son prénom. James. Je ne savais pas que c’était un docteur. Putain de merde ! murmura Greg. CHAPITRE 23 Julia pouvait à peine voir le bout de la piste d’atterrissage sur le toit. Le brouillard était épais, transformait le cercle de lumières blanches serrées autour du périmètre de la piste en une vague ligne phosphorescente. Le reste du siège d’Event Horizon était invisible. Elle portait un coupe-vent léger sur une simple robe en jersey moulante, couleur améthyste. Il faisait trop chaud pour qu’elle le ferme, mais le brouillard était si épais qu’on aurait dit du crachin. Ses cheveux pendaient mollement, saupoudrés de gouttelettes. Rachel se tenait à côté d’elle, sa veste en daim bien fermée, le col relevé sur son cou. Le reste du groupe de réception – Eleanor, Gabrielle et Morgan ainsi que quelques membres du personnel de la sécurité – étaient serrés les uns contre les autres à quelques mètres. Le sourire d’Eleanor oscillait ; Julia n’était pas très à l’aise face au soulagement visible sur son visage. — Trente secondes, Juliet. Tu l’entends ? — Pas encore, Grand-père, répondit-elle silencieusement. Morgan approcha de son visage un système de communication de la taille de sa paume et écouta un instant. — Ils arrivent, annonça-t-il. Elle pouvait entendre le gémissement des turbines et le sifflement basse fréquence de l’air s’échappant des nacelles. Le bruit s’amplifia jusqu’à ce que l’ARB gris tourterelle de la sécurité se retrouve au-dessus de la piste. Le système d’atterrissage se déplia, l’extrémité des ailes émit une lumière stroboscopique rouge et verte. Le fuselage était couvert d’eau et scintillait doucement. Elle n’avait pu rester à l’écart, finalement. Elle n’approuvait pas. Elle avait été claire là-dessus. Pourtant, en fin de compte, c’était sa responsabilité. Greg ne s’occupait de cette affaire que parce qu’elle le lui avait demandé. Elle ne pouvait tout de même pas aller danser à New Eastfield pendant qu’il risquait sa peau pour elle. Une nouvelle nuit perdue au champ d’honneur. Les pneus larges basse pression de l’ARB touchèrent la piste, leurs pistons hydrauliques se soulevant pour amortir le choc. L’écoutille avant s’ouvrit, des escaliers glissèrent vers la piste. Le pilote coupa les turbines. Des microcyclones de vapeur jaillirent des nacelles, tandis que les rotors ralentissaient. Greg sortit le premier. Sa veste en cuir noir ouverte sur un tee-shirt blanc, les cheveux collés au crâne par la sueur. Le pistolet incapacitant pendait à son cou, les modules électroniques étaient accrochés à sa ceinture, son casque rabattu, l’amplificateur photonique à l’épaule. Il avait l’air tellement… dangereux. Julia regarda Eleanor traverser la piste et l’enlacer, les bras autour de sa taille, elle l’embrassa brièvement puis posa sa tête contre sa poitrine. Il la serra fort. C’était beaucoup plus éloquent que n’importe quelle démonstration de joie. Comme elle aurait aimé que quelqu’un l’accueille ainsi. Mais non. À moins que, peut-être, Robin… Teddy descendit les marches, fronçant les sourcils en regardant autour de lui. — Salut Teddy, dit-elle joyeusement. Merci d’avoir fait le boulot avec Greg. Je vous en suis vraiment reconnaissante. Il grommela de dégoût. — Putain de connerie de truc à faire si vous voulez mon avis, ma fille. Mais bon, on est revenus en un seul morceau. (Il tapota un des modules à sa ceinture.) Et les infos contenues dans ces guidogiciels vont bientôt être très utiles. Elle lui sourit chaleureusement. Généralement, Teddy l’intimidait, avec sa taille, sa carrure et son autorité menaçante. Mais ce n’était plus le cas. C’était surtout une grande gueule. — Oh ? Tu veux impressionner les dames, avec ça ? plaisanta-t-elle en battant des cils. — Seigneur Dieu ! Puis l’équipe de soutien émergea de l’ARB. Ses hommes de main portaient des costumes similaires à celui de Teddy, ils avaient tous dans les vingt ans. Ils lui lancèrent quelques cris turbulents, elle leur sourit. Elle connaissait la plupart de leurs prénoms. Ils la traitaient presque comme si elle était la mascotte de leur équipe de rugby. Morgan gardait toujours une escouade en réserve, en cas de tentative de kidnapping de Julia. Elle avait plusieurs fois assisté à leur entraînement. Le tech-merc qui les affronterait aurait besoin de l’aide de Dieu. — Gabrielle ? (Greg la regardait dans les yeux, le bras toujours autour des épaules d’Eleanor.) Où est Colin ? — Un de mes gars l’a raccompagné chez lui, répondit Morgan. — Comment allait-il ? — Pas trop mal, vu les circonstances, répondit Gabrielle. Il a besoin de se reposer une bonne semaine. Vraiment se reposer. Je l’ai prévenu que je passerai demain, pour m’en assurer. Tu le connais. — Ouais. — On rentre ? demanda Morgan. Avec ce que nous a appris Maurice Knebel, nous devons discuter de beaucoup de choses. — Sans blague, répondit tristement Greg. Julia les conduisit à une grande salle de réunion, ses chaussures à hauts talons ne faisaient pas le moindre bruit sur la moquette épaisse. Les biolums s’enclenchaient à son approche, éloignant les ombres. Des langues grises de brouillard léchaient les fenêtres. Westwood aurait tout aussi bien pu se trouver dans un autre univers. La salle de réunion était vide, ils n’étaient qu’eux sept, pas de secrétaires, pas d’assistants. Elle se dégagea de son coupe-vent et le pendit sur le dossier d’un fauteuil avant de s’asseoir. Des ruisselets d’air frais chatouillèrent ses bras, asséchant la transpiration. — Grand-père, intègre Royan à tout ça. J’imagine que nous aurons besoin de lui. De plus, elle voulait tous ses proches près d’elle. — Je le branche, Juliet. Teddy se laissa lentement tomber dans un des fauteuils, approbateur. Ses cuirs de combat grincèrent légèrement lorsqu’il plaça ses mains derrière sa nuque et s’appuya contre le dossier. — Les mecs, ça, c’est la belle vie ! — Tu veux boire quelque chose ? demanda Julia. — Tu sais que tu es mon type, toi ? Tu as de la bière ? — Je vais voir, intervint Rachel. Quelqu’un d’autre ? Elle fouilla dans le bar 1920. Julia opacifia les fenêtres pour ne plus voir le brouillard. — EN LIGNE, lui indiqua l’écran encastré dans la table de la salle. SALUT, FLEUR DES NEIGES. — Salut. Morgan leva les sourcils. — Je suis là aussi, annonça la voix de Philip. Julia adora le regard étonné de Teddy, la manière dont ses yeux faisaient le tour de la pièce. Greg l’avait averti que Teddy prenait sa religion très au sérieux. Grand-père ressemblait peut-être un peu trop à une réincarnation pour lui. — Tout le monde est à jour ? demanda Greg. Julia ? Royan ? — Ouais. — OUI OUI OUI. — OK, reprit Greg, nous avons un nouveau joueur sur le terrain, James MacLennan. — Je suis en train d’assembler un profil, intervint Philip. Chaque octet que je peux trouver, dossiers publics et privés, plus une vérification financière. Ça devrait être prêt dans un quart d’heure. — Que s’est-il passé ? demanda Julia. MacLennan a laissé sortir Bursken pour la nuit ? — J’ai pensé à ça, répondit Greg. Nous avons le même problème avec Bursken qu’avec une mission de pénétration tech-merc. Comment est-il entré et sorti de Launde Abbey sans laisser la moindre trace ? — Ah, oui. Elle se sentait un peu bête d’avoir posé la question. — De toute façon, Eleanor et moi avons vu Nicholas Beswick commettre le crime. — Ça aurait pu être un passé alternatif, tenta Eleanor qui semblait elle-même dubitative. — Non. À mon avis, dit Greg, c’est Nicholas qui a physiquement assassiné Kitchener. — Oh, Seigneur, murmura Eleanor. Il tapota sa main, elle lui jeta un regard exaspéré. — Physiquement, il l’a fait. Et c’est ce qui m’a posé problème. Nicholas Beswick n’est pas du genre à tuer. Nous savons tous ça. En temps normal, il ne pourrait pas faire de mal à une mouche. — Ah ! s’exclama Gabrielle en frappant la table de la main. Maintenant, je comprends. Les lasers paradigmatiques ! — Exactement, dit Greg. À un moment de la journée de jeudi, Nicholas Beswick a reçu une impulsion laser qui a chargé un paradigme dans son cerveau. Un paradigme qui lui ordonnait de tuer Kitchener. Et je pense savoir de quoi il s’agissait : la mémoire de Liam Bursken, sa personnalité. — Vous m’aviez dit que Stocken Hall construisait des mémoires artificielles à partir de rien, s’enquit Julia. Comme un enregistrement de réalité virtuelle parfait. Comment pouvaient-ils savoir à quoi ressemblait la mémoire de Liam Bursken ? Greg sourit. — Philip, vous écoutez ? — Je suis toujours là, mon garçon. — Vous voulez bien expliquer à votre petite-fille exactement ce que vous êtes ? — Oh, grogna Julia, bien sûr. — Je ne dis pas que MacLennan a copié l’intégralité de l’esprit de Bursken, poursuivit Greg. La personnalité de base était suffisante. Ce trait de comportement psychotique unique. C’est ça qu’il voulait. — Si les paradigmes sont aussi sophistiqués, pourquoi MacLennan n’a-t-il pas simplement chargé un ordre de tuer dans le cerveau de Beswick ? demanda Morgan. — Parce qu’ils ne sont pas encore aussi sophistiqués, reprit Greg. Tout ce que l’équipe de Stocken possède se résume à quelques ersatz d’expériences sensorielles. Voilà pourquoi MacLennan avait besoin de Bursken, comme matériau brut. Je vous ai dit que Nicholas n’était pas du genre à tuer. Si MacLennan lui avait juste donné une version avancée d’un ordre hypnotique, il aurait pu refuser d’agir. Tout le monde n’est pas capable de tuer. Nous le pouvons, Teddy et moi, parce qu’on nous a entraînés pour ça. Dans une situation de combat, sur le champ de bataille, ce n’est plus qu’un réflexe, nous n’y pensons même pas. Dans des situations de contre-insurrection ou d’embuscade, cela devient plus difficile. On a le temps de réfléchir, de penser, de se moraliser, mais si tu détestes suffisamment ton ennemi, ce n’est pas très difficile. C’est pour ça que les commandants de compagnies militaires ont tant de mal à trouver de bons snipers. Ce n’est pas une question d’habileté au tir, c’est une question de tempérament. Peu de gens peuvent tuer sans problème. » Pendant toute cette affaire, je me demandais qui pouvait faire une chose pareille ? Une boucherie de sang-froid sur un vieil homme de soixante-sept ans. La seule personne que je connaissais et qui en était capable était Bursken. De tous les pensionnaires de Stocken Hall, il est le seul à pouvoir tuer sans hésitation ni remords. En fait, il adore ça, il croit que ce qu’il fait est juste. » Je dirais que MacLennan a enregistré les pensées de Liam Bursken par neurocouplage puis les a combinées à un ordre de tuer Kitchener. Et, après que Nicholas Beswick a commis le meurtre, le paradigme s’est effacé de son esprit, sans doute avec les souvenirs de ce qu’il avait fait sous son influence. L’équipe de recherche de Stocken Hall a déjà développé un traitement, qu’ils appellent « les photons magiques », qui peut effacer la mémoire si on sait exactement de quoi elle se constitue. Or dans ce cas MacLennan le savait pertinemment, il l’a fabriquée lui-même. — La seule manière pour MacLennan d’obtenir les souvenirs de Bursken était d’utiliser une interface corticale, intervint Morgan. Cela signifie que Bursken a subi une opération. — Bon point, dit Greg. C’est vérifiable et c’est une preuve matérielle solide. Mais, même s’il a subi une opération à Stocken Hall, tu peux parier qu’ils auront une raison légitime pour l’expliquer. Ceci dit, je n’ai aucun doute. (Il se tourna vers Eleanor.) Tu te souviens de ce que Nicholas a fait immédiatement après avoir étouffé Kitchener ? Elle inspira profondément, réfléchissant. — Il s’est signé. — Exact. Or Nicholas est pratiquement athée. Par contre, Bursken est un fanatique religieux, il est persuadé de tuer ses victimes parce que Dieu lui dit que ce sont des pécheurs. Je suis catégorique, c’était la mentalité de Bursken qui était présente dans le cerveau de Nicholas. Un vrai cyborg ! Je savais que Nicholas était innocent. Il avait l’air content. Plutôt soulagé, se dit Julia qui l’étudiait du coin de l’œil. — Je sais qu’il est innocent, Greg, dit-elle en se détestant d’être aussi pragmatique et de gâcher son humeur. Nous le savons tous. Mais nous devons le prouver devant un tribunal. — L’accusation dispose toujours du couteau, acquiesça Gabrielle. Plutôt important, comme preuve, surtout face à un jury qui va être perdu dès les premières minutes de témoignage des spécialistes. — Alors il va nous falloir produire des contre-preuves, dit Eleanor. Une chose à laquelle l’inspecteur Langley ne pourra pas passer outre, quelque chose qui fera en sorte que le procès de Nicholas n’aura jamais lieu. Le paradigme lui-même. Elle regarda Julia. Elles sourirent toutes les deux et, en chœur, s’exclamèrent : — Royan ! Julia regardait le travail de Royan à travers ses nodules. Les autres en profitaient pour se détendre. Teddy essayait de draguer Rachel à côté du bar. Greg, Eleanor, Morgan et Gabrielle, crânes rapprochés, parlaient bas. Eleanor n’avait toujours pas lâché la main de Greg. Royan en mode hacker était extraordinaire à observer. Elle avait appris de nombreuses techniques de piratage grâce à lui et, en toute modestie, elle savait qu’elle était douée. Assez bonne pour craquer le compte en banque de Jakki Coleman… et les programmes de protection de la Lloyds-Tashoko étaient les meilleurs sur le marché. Mais elle regardait l’infiltration de Royan dans les ordinateurs de Stocken Hall avec une véritable envie. Sa vitesse de pénétration était incroyable, et il n’avait pas de bécanes optiques pour le soutenir. Il ne tenta même pas de craquer les codes d’accès autorisés, il plongea directement sur les routines de l’administrateur du système. Un virus lui permit de franchir les premiers programmes de protection, ouvrant le réseau interne de la prison. La structure se déplia dans l’esprit de Julia, une molécule origami, des terminaux individuels et des serveurs centraux liés par une toile d’araignée de bus de données. Elle avait accès aux menus des fichiers basse sécurité stockés dans les terminaux comme aux détails administratifs quotidiens de Stocken Hall et à ses données financières. Mais les circuits de sécurité et de surveillance des cellules étaient bloqués, ainsi qu’une grande quantité de fichiers dans la mémoire centrale. Royan balança un virus plus complexe dans le deuxième niveau de protection des logiciels, celui qui gardait l’accès aux archives confidentielles. — Voyons ce que le département médical a sur Bursken, dit-elle en étudiant le menu. Au moins, son dossier devrait nous apprendre s’il a une interface corticale ou non. — Bonne idée, Fleur des neiges, il n’est pas sur la liste restreinte. Allons-y. Du terminal de l’officier administratif, il tira un code d’identification du ministère de l’Intérieur et l’utilisa pour demander accès aux dossiers médicaux. — Voilà le dossier médical de Bursken, annonça Julia tandis que les données s’affichaient sur l’écran plat de la salle de réunion. Grand-père, peux-tu vérifier s’il y a eu des implants, s’il te plaît ? Les données défilaient trop vite pour être lues. — Nous y voilà, Juliet. Le déluge d’octets s’interrompit. Elle découvrit une sorte de document officiel du ministère de l’Intérieur. — Seigneur, ma fille, ils ont vraiment peur de Bursken, ils en mouillent leur pantalon. Cet ordre de confinement donne au directeur, c’est-à-dire à MacLennan, la permission d’utiliser n’importe quelle méthode pour restreindre les mouvements de Liam Bursken, y compris la suppression chimique ou la lobotomie. — Et qui s’en plaindrait ? songea Greg à voix haute sans lever les yeux de son terminal. Même les défenseurs des droits de l’homme ne se dérangeraient pas pour défendre ce monstre. Il est inhumain. On pourrait lui infliger n’importe quoi, tout le monde s’en foutrait. — Je ne sais pas si on peut faire n’importe quoi avec lui, mon garçon, répliqua Philip. Mais, il y a un mois, on l’a collé sur la table d’opération et on lui a placé une interface corticale. (Une nouvelle feuille de données apparut sur l’écran.) Sur ordre de MacLennan, sous prétexte que cela faisait partie de son nouveau programme d’évaluation mentale. Selon ce document, c’était censé fournir des données sur ce qui déclenchait ses états psychotiques. Les résultats du suivi sont confidentiels. — Je le savais. (Greg sembla troublé un instant avant de claquer des doigts.) Bien sûr, c’est Stephanie Rowe qui m’a informé pour Bursken, MacLennan s’est contenté de rester assis en l’écoutant réciter les faits. J’ai vraiment été stupide. — Tu ne les interrogeais pas, tempéra Eleanor. — Merci. Les nodules de Julia lui révélèrent que le virus faisait tomber les protections de deuxième niveau. D’énormes fichiers de données s’affichèrent, et des listes denses de chiffres binaires envahirent l’horizon de son esprit. Des programmes traceurs de Royan s’y glissèrent. Le dossier chirurgical de Bursken disparut de l’écran plat devant elle. — PROBLÈME, afficha-t-il. — Que se passe-t-il ? — JE CROIS QUE J’AI TROUVÉ LE FICHIER DU PARADIGME. IL EST INDIQUÉ COMME FAISANT PARTIE DES RÉSULTATS DE SUIVI DE L’INTERFACE CORTICALE DE BURSKEN, ET LE CODE N’EST ACCESSIBLE QU’AU DIRECTEUR. — Alors, où est le problème ? — ON VA SAVOIR QUE J’Y AI EU ACCÈS. IL Y A UNE PROCÉDURE DE NOTIFICATION EN CAS DE PIRATAGE. TOUT EST CONSIGNÉ AUTOMATIQUEMENT. — L’ordinateur central pense que nous sommes le ministère de l’Intérieur, dit Julia. Grâce à ça, nous avons le droit de passer outre et d’avoir accès aux données. Berkeley gère Stocken Hall sous licence gouvernementale. — MÊME SI NOUS SOMMES LE MINISTÈRE DE L’INTÉRIEUR, COMMENT EXPLIQUER CETTE DEMANDE POUR UN FICHIER RÉSERVÉ AU DIRECTEUR ? ? ? MACLENNAN DEVRAIT ÊTRE AU MINISTÈRE POUR AUTORISER L’ACCÈS. — D’accord, déterminons d’abord ce que nous voulons obtenir, intervint Greg. Nous avons besoin que l’inspecteur Langley entre à Stocken Hall demain à la première heure, armé d’un mandat de perquisition, et qu’il trouve les paradigmes. Nous devons donc nous assurer qu’ils sont bien là avant de l’y envoyer. Y a-t-il une chance que ce fichier s’efface si tu le pirates ? — NON. — Alors, je dirais : « vas-y ». Morgan ? — Je ne vois aucune objection. Si tu devais interroger MacLennan, un avocat pourrait neutraliser ton témoignage. Il y a encore des questions légales quant à l’acceptabilité des preuves obtenues grâce à une faculté psi. Comme disait Eleanor, nous avons besoin de faits tangibles. Les indices s’entassent contre MacLennan et, pour moi, il est plus que coupable. Le paradigme « tueur » doit se trouver dans ce fichier. — OK, Royan, lance-toi. Le fichier traversa le lien, tellement lourd qu’il lui fallut une demi-seconde pour se transférer. Dans le cube du terminal de Julia, ce n’était rien qu’un patchwork moiré de données aléatoires. Dans son esprit… Elle ouvrit un fichier protégé dans l’un de ses nodules de mémoire et laissa le montage le remplir. Des programmes d’analyse s’attaquèrent aux octets, tentant d’identifier des segments cohérents. Le motif qu’ils formaient ne ressemblait à rien. Il y avait des séquences visuelles analogiques, mélangées à des paquets de données défiant toute description. Elle accéda à l’une d’elles, au hasard. Des images en clair-obscur noir et rouge s’ouvrirent autour d’elle, silencieusement. Elle se tenait dans une rue, sous la pluie, la nuit. Des rangées parallèles d’immeubles bon marché, les murs luisant d’humidité, des langues d’eau glissant sur les briques comme si elles fondaient. Il n’y avait aucune étoile, c’était une nuit vide. Une silhouette solitaire marchait au milieu de la rue, un homme dans un pardessus trempé. Julia sentit son cœur s’exalter. Elle rôdait dans une forêt, les fûts lisses de hêtres morts glissaient de chaque côté, d’une couleur rouge sombre. Des rubans de lierre grimpaient le long de l’écorce pourrissante, des feuilles sèches comme des flocons de cendre en forme de cœur craquaient sous ses pieds. Elle fit le tour d’une clairière, la procession des troncs éclipsait la vision de deux jeunes amants en son centre. Elle ne pouvait apercevoir que quelques détails de leurs corps qui se mouvaient au ralenti. Ils n’étaient pas mariés, ils profanaient les liens sacrés en s’accouplant. Leur peau était rose saumon, leurs vêtements éparpillés ébène et bordeaux. Un couteau pesait dans la main de Julia, sa lame luisait, couleur corail. Son esprit était envahi de murmures, de promesses séduisantes. La voix de Dieu. Sa force s’infusait dans ses membres. Un visage prit forme devant elle. Un vieil homme avec de grands yeux souriants et des cheveux fins. Des yeux moqueurs. Des yeux noirs, puits de lumière. L’homme contemplait l’Enfer et riait joyeusement de ce qu’il voyait. Les murmures s’intensifiaient, la caressaient. > Fermeture. Les nodules s’éteignirent dans un claquement quasi-audible. Elle inspira profondément, rapidement, tremblant violemment. — Que se passe-t-il ? demanda Morgan, inquiet. — Je vais bien. (Elle leva les mains, surprise de les voir trembler.) Je regardais certaines des routines visuelles du paradigme, c’est tout. Greg a raison, ce sont les souvenirs de Bursken. (Elle s’interrompit, se souvenant du montage confus. L’odeur de l’air frais dans la rue subsistait dans la salle de réunion. Et elle haïssait ce sacrilège monstrueux de Kitchener. Elle ressentait une joie sauvage de le savoir mort, mort, mort.) Seigneur, il n’est pas humain. (Elle regarda Greg droit dans les yeux.) Et tu as scruté son esprit tout le temps que tu l’interrogeais ? — Ça fait partie du boulot. — Beurk. — C’est réglé, alors, dit Greg. Royan, tu comprends le paradigme ? — LA PLUPART DES SECTIONS SONT ANALOGIQUES, MAIS IL Y A UNE SÉQUENCE ÉTRANGE DE COMPOSITION DIGITALE. — C’est l’ordre de tuer Kitchener ? — AVIDE AVIDE AVIDE, C’EST CE QUE TU ES ! LA SÉQUENCE DIGITALE EST ÉTRANGE, JE VAIS DEVOIR ÉCRIRE UN PROGRAMME DE DÉCHIFFRAGE. JE TE DIRAI DEMAIN. — OK, dit tranquillement Greg comme s’il ne s’en souciait pas. Menteur ! pensa Julia. Teddy revint du bar et s’approcha de Greg, une bouteille de bière allemande couverte de condensation à la main. — Putain, mec, tous ces trucs de paradigmes transformant le gamin Beswick en cyborg, c’est plutôt dingue, mais j’achète. Au fait, tu ne nous as toujours pas expliqué le pourquoi de cette histoire. Pourquoi MacLennan voulait-il tellement tuer son vieux professeur ? Il s’entendait bien avec Kitchener. Seigneur, c’est grâce à lui qu’il a fait une carrière d’enfer ! Directeur d’une institution de recherche top niveau, un homme respecté, avec beaucoup d’argent. Pourquoi a-t-il risqué tout ça ? — Mauvaise question, intervint Gabrielle. (Elle souriait légèrement, la tête penchée contre son fauteuil, regardant le plafond.) La vraie question, c’est : pourquoi MacLennan a-t-il tué Clarissa Wynne ? Après l’avoir assassinée, il devait se débarrasser de Kitchener, c’était inévitable. Il se couvrait, pour protéger ce qu’il avait obtenu. — Les neurohormones ! s’exclama Julia, plutôt contente de pouvoir suivre Gabrielle. — TRÈS BIEN , FLEUR DES NEIGES. Morgan jeta un regard ironique vers la caméra. Gabrielle se pencha soudain en avant, posant les coudes sur la table, et regarda Teddy d’un air intense. — MacLennan devait craindre que, lorsque Kitchener aurait perfectionné les neurohormones de rétrospection, il regarde le passé pour découvrir qui avait tué Clarissa Wynne. C’est pour ça que ce pauvre Nicholas Beswick a aussi reçu l’ordre de détruire les modules bioprocesseurs produisant la neurohormone et d’effacer le Bendix de l’abbaye. Pour éliminer tout risque que quelqu’un retourne dans le passé et le voie. On a eu de la chance qu’il ait raté ces ampoules. J’imagine que MacLennan n’a pas pu penser à tout. — Je n’aurais pas pu voir aussi loin dans le passé, dit Eleanor. Une semaine, c’était déjà très éprouvant. Onze ans, cela aurait été impossible. — Oui, renchérit Gabrielle. Quand j’avais mon implant, je ne regardais qu’un ou deux jours dans l’avenir. C’était en partie psychologique, je l’admets. Mais… bon, avec Kitchener travaillant dessus, qui sait ce qui aurait été accompli ? — Je pense que j’ai trouvé les raisons qui ont entraîné la mort de la jeune fille, intervint Philip. — Ouais ? demanda Greg en levant la tête. Allez-y. — Il y a dix ans, un article sur les possibilités du paradigme laser appliquées à l’éducation a été publié. Le premier du genre. Il était cosigné par James MacLennan et Clarissa Wynne. — Dix ans ? demanda Morgan. Nous avons eu confirmation que la demande de prêt auprès de la Banque mondiale datait de onze ans. — L’article a été publié de manière posthume, dit Greg. C’est pour ça que MacLennan l’a tuée. Je parie que c’est Clarissa qui a fait les véritables découvertes sur les paradigmes quand elle était à Launde. MacLennan était suffisamment malin pour envisager les possibilités qu’elles offraient. Il a beaucoup insisté sur le sujet quand je lui ai parlé. Une fois perfectionnés, les paradigmes vaudront une fortune. Il est convaincu que tout notre système pénal devra être révisé, et pas seulement dans ce pays. J’imagine que ce serait la même chose pour les écoles et les universités. Les paradigmes pourraient remplacer les cours et les conférences. Or il dirige le projet. À lui toute la gloire, sans oublier les droits d’auteur. C’est Clarissa qui aurait dû être en charge de l’équipe de Berkeley. — Ah ! s’écria Julia. (Elle sourit aux visages curieux.) Grand-père, ce fichier financier que nous avons assemblé sur Diessenburg Mercantile devrait toujours se trouver dans la mémoire centrale de notre direction des finances. Accèdes-y et vérifie pour moi. Cherche combien d’argent Diessenburg Mercantile prête à Berkeley. — Vous avez entendu ça ? demanda Philip, d’une voix pleine d’orgueil. Voilà une vraie Evans. Aussi affûtée qu’un laser, ma petite-fille ! À certains moments, comme à présent, Julia aurait préféré que le bloc RN ne soit qu’un simple programme Turing de gestion. — Je l’ai ! s’exclama Philip. La Berkeley a emprunté huit cents millions d’eurofrancs à la Diessenburg Mercantile. Il y a une option d’extension qui couvre un supplément de deux milliards et demi, avec des clauses particulières. Je ne sais pas lesquelles, c’est confidentiel, restreint aux membres du conseil d’administration. — Le succès de MacLennan avec les paradigmes laser ? suggéra Morgan. — C’est très probable, acquiesça Philip. — Deux milliards et demi, insista Julia, ruminant à voix haute. C’est plus que Diessenburg Mercantile nous a prêté avant Prior’s Fen. — Combien cela coûterait-il de construire et de faire fonctionner les services éducationnels et pénaux de tout un continent ? demanda Greg. — Beaucoup, répondit-elle. Et Karl Hildebrandt est en vacances. Injoignable pour deux mois. J’ai appelé son bureau hier quand tu m’as dit que tu voulais le rencontrer. — On ne peut pas vraiment leur en vouloir. Ils ne faisaient que protéger leur investissement. Réflexe commercial naturel. Julia n’approuvait pas du tout cette attitude. — Cela n’empêche pas que MacLennan soit un double meurtrier, ni qu’un homme innocent soit en prison à cause de lui. — Il va être très difficile d’établir des degrés de complicité, dit Morgan. Je doute que Karl revienne un jour sur le territoire anglais. Les directeurs de la Diessenburg Mercantile clameront qu’ils n’étaient au courant de rien. Et, si la banque permet à l’un d’entre eux de venir témoigner au tribunal, tu peux être sûre que ce sera quelqu’un qui ignore tout de cette affaire, afin que Greg ne puisse pas les impliquer. — Peut-être, réagit Greg. Mais au moins on peut coincer MacLennan. — Oui, dit Morgan. Je vais appeler le ministère de l’Intérieur, ils feront arrêter MacLennan à la première heure demain matin. — J’aimerais que ce soit la police d’Oakham qui s’en charge, intervint Greg. Ils ont besoin de renforcer leur réputation. Je mettrai Langley au courant, je lui expliquerai ce qui s’est vraiment passé. Et nous avons besoin d’un programmeur de haut vol à disposition pour appliquer le mandat de perquisition des données. Je ne tiens pas à ce qu’il arrive quoi que ce soit à ces paradigmes. — Bien. Morgan entra une note dans son cybofax. Greg se leva, s’étirant avec difficulté. Julia fit de même et attrapa son coupe-vent sur le dossier du fauteuil. — Merci encore pour ton aide, Teddy. Il prit une dernière gorgée de bière et lui jeta un regard rusé. — Pas de problème, ma petite, ça me fait du bien de me bouger, ça me garde en forme. Mais tu laisses Greg tranquille quand tout sera terminé, tu m’entends ? C’est un putain de fermier maintenant, rien d’autre ! — Je t’entends, Teddy. Elle lui souffla un baiser. CHAPITRE 24 Il était minuit lorsque Greg et Eleanor parvinrent à la ferme. Le brouillard s’était transformé en crachin, l’obscurité était totale. Les feuilles des jeunes arbres bruissaient dans le vent de chaque côté du sentier. Eleanor roulait lentement vers le bas de la colline, éclaboussant les bordures de gerbes d’eau. Greg passa la main dans ses cheveux gris. Il n’avait plus envie que d’une douche, un verre et son lit. Pire que tout : il voulait aller au lit pour dormir ! Les muscles de ses bras et de son ventre étaient tendus et douloureux, conséquence de la balade en aile furtive. Malgré ces douleurs et la sensation de fébrilité qui suivait toujours une mission, il y avait des semaines qu’il ne s’était pas senti aussi bien. Il sourit à son pâle reflet dans la fenêtre. Je savais que Nicholas n’était pas coupable. — Qu’est-ce qui te fait rire ? demanda Eleanor. — Rien, je suis juste content que ce soit terminé. — Moi aussi. — Ouais. Merci pour ta compréhension. — Profites-en bien. La prochaine fois, je taperai du pied et je dirai non. — Bien, s’exclama-t-il sincèrement. Il faudrait que tu ailles voir madame Beswick demain matin pour lui annoncer la bonne nouvelle. J’imagine que je vais avoir une journée chargée. Nom de Dieu, quand je pense que Vernon pensait que ce meurtre était déjà assez compliqué comme ça ! — Il survivra. Comme tu l’as dit, on leur accordera beaucoup de crédit pour avoir résolu l’affaire. — Ouais. Il n’y avait pas de justice, mais au moins, la vie à Oakham serait plus tolérable pour tout le monde. Par-delà son reflet dans la vitre, le souvenir de Maurice Knebel le hantait, à la limite de la réalité. Greg savait qu’il lui faudrait longtemps pour se débarrasser de l’image qu’il conservait de l’ancien inspecteur. Knebel fermait les yeux, les dents serrées, gémissant légèrement tandis que Greg le mettait en joue avec le pistolet incapacitant. Derrière lui, Teddy grommelait qu’il aurait mieux valu utiliser l’Uzi. Puis il y avait eu le retour au hangar. Les rues menaçantes de Walton, la peur de rencontrer un problème alors que la mission était terminée : la plus vieille trouille du troufion. Les phares du Ranger illuminaient la grange, image surnaturelle dans la nuit noire, et balayèrent brièvement la maison, un éclair de pierres grises. Greg fouilla autour de lui et attrapa le pistolet incapacitant sur le siège arrière. Il passa la bandoulière autour de son épaule. Heureusement que Langley ne pouvait pas le voir à cet instant. Il avait toujours douté des véritables motivations de Greg, des implications politiques cachées derrière son intégration à l’enquête. S’il l’apercevait dans ses vêtements de combat avec tous ses accessoires, cela confirmerait ses soupçons paranoïaques à propos de l’influence excessive de Julia. Eleanor gara le 4 × 4 devant la porte, la lumière s’alluma automatiquement sur le perron. Ils sortirent de la voiture, les épaules rentrées à cause de la pluie. Eleanor fit biper le verrouillage et serra sa veste bleu marine contre sa poitrine. Greg fut le premier à entendre les lyncheurs. Des bruits de pas dans les graviers derrière le Ranger. Sa glande sursauta, déchargeant les neurohormones dans son cerveau. Il gronda sous le choc des cinq esprits pénétrant sa conscience, identiques, possédés d’une arrogance produite par une folie furieuse. Leur état d’esprit n’avait aucune rationalité. Greg avait déjà rencontré cet esprit : Liam Bursken. Ils pénétrèrent dans la lumière de la lampe extérieure, un sourire mort et doux sur les lèvres : Frankie Owen, Mark Sutton, Les Hepburn, Andrew Foster et Douglas Kellam. Eleanor se retourna. — Qu’est-ce qui… Marc Sutton leva un fusil à double canon. Ses pensées irradiaient une délectation froide. L’entraînement de Greg prit le dessus. Il tira avant même de viser. La pulsation électrique fut éblouissante pour ses yeux acclimatés à l’obscurité. Il manqua Sutton. Mais c’était suffisant. Sutton fit un pas de côté, son autosatisfaction avait disparu. Le fusil tonna, faisant éclater l’une des vitres du 4 × 4. Une explosion de fragments cristallins frappa le mur à droite de Greg. Il sentit plusieurs points de douleur à la poitrine, où la veste de combat était ouverte. Des taches de sang fleurirent sur son tee-shirt. Les quatre autres reculèrent dans l’obscurité, sous la pluie qui balayait la cour de la ferme. La surprise et la rage avaient envahi leur visage. Furieux que leur victime ose se défendre, ose résister à la volonté de Dieu. Les doigts de Greg trouvèrent le sélecteur de tir de son Armscor et enclenchèrent la version rafale. Un torrent solide d’éclairs blanc-bleu jaillit du canon quand il appuya sur la queue de détente, illuminant toute la cour. La lumière s’effilochait en atteignant la grange, clignotant lorsque les pulsations perdaient leur cohésion. Il baissa l’arme et pivota. Il ne visait pas vraiment, il se contentait de poursuivre Sutton qui tentait de se cacher derrière le Ranger. Le torrent de pulsations l’atteignit à l’épaule, le faisant tournoyer comme s’il s’agissait d’un jet d’eau à haute pression. Le fusil vola dans la nuit, s’échappant du bras tendu. Greg ôta la main de la détente, Sutton s’effondra. Sur sa gauche, Frankie Owen essayait d’attraper Eleanor, son visage habituellement maussade exprimait la fureur. Un cran d’arrêt brillait dans sa main. Eleanor, placée entre Greg et son agresseur, empêchait le tir incapacitant de Greg. Une fine traînée d’air humide prit soudain une couleur verte fluorescente devant lui. Les gouttes de pluie scintillaient d’une beauté surnaturelle en la traversant. Un laser. On lui tirait dessus ! Ses nerfs à bout le firent bondir en arrière. Il faillit perdre l’équilibre sur le gravier en s’accroupissant près du 4 × 4. Il lutta pour ne pas tomber. À juger l’angle du faisceau, le tireur devait se trouver du côté des mandariniers, de l’autre côté de la grange. Le faisceau balaya les murs de la maison, la porte, se dirigeant vers les deux personnes qui luttaient. Il était trop épais pour un laser de visée. Ce n’était pas la bonne couleur, de toute façon. Une pointe glacée remonta le long de l’épine dorsale de Greg quand il comprit. L’imprimeur de paradigme. MacLennan lui-même était dans le coin, il tentait de transformer Eleanor en zombie. — À terre ! hurla Greg en se jetant sur les combattants au moment où ils se séparaient. Eleanor recula en titubant. La lumière verte atteignit son torse. Greg l’attrapa par la taille et la plaqua au sol. Eleanor glapit quand ils heurtèrent le gravier. D’une manière ou d’une autre, Greg était parvenu à ne pas lâcher son fusil. Les modules électroniques s’enfonçaient douloureusement dans son flanc. Au-dessus d’eux, le laser balayait fébrilement de gauche à droite, produisant entre le 4 × 4 et la maison une canopée de radiations vertes, tachetée de gouttes de pluie clignotantes. Frankie Owen grognait, ses pensées défigurées par une douleur atroce. Greg leva les yeux et le découvrit recroquevillé sur le gravier, les mains serrées sur son entrejambe. Eleanor lui avait écrasé les testicules. Il cracha un peu de vomi. Son visage avait la pâleur de la mort, ses yeux étaient rouges et humides. C’était Eleanor qui avait provoqué ça ! Greg en ressentit une joie sauvage. Mon Eleanor ! Son hypersens lui souffla que les trois esprits encore valides s’étaient rassemblés. Leurs pensées éparpillées se concentraient sur lui. — Tu vas bien ? demanda-t-il. — Mon bras est engourdi. Pourquoi m’as-tu fait tomber ? — Lève les yeux, c’est le laser paradigmatique. — Oh, merde ! — Voyons si nous pouvons nous réfugier à l’intérieur. Il roula sur le côté et s’accroupit. Foster, Hepburn et Kellam se dispersaient de nouveau pour encercler l’EMC. Il y avait quatre mètres entre Greg, Eleanor et la porte, le laser tendait une ligne verte aux deux tiers du chemin. — Je passe le premier, dit Greg. Cours dès que j’ai atteint la maison. — Bien. Il poussa sur ses jambes et se rua, doigts tendus vers la poignée de bronze. Le métal poli glissa sous sa paume et tourna lentement. Greg frappa le bois de l’épaule et se retrouva à l’intérieur, fusant sur le carrelage de l’entrée. Eleanor le rattrapa moins d’une seconde plus tard. Il claqua la porte de toutes ses forces. Le verrou gémit en s’enclenchant. Il l’ajusta avec le pistolet incapacitant et tira. Le plastique couvrant la serrure fondit dans un éclair de flammes orange, éclaboussant le sol de gouttelettes. Les circuits électroniques s’embrasèrent brièvement, des étincelles jaillirent, se transformant en braises mourantes en touchant le carrelage froid. Dehors, quelqu’un se jetait contre la porte. Il vit l’encadrement trembler. Des poings tambourinèrent sur les panneaux de bois. — Mandel ! (C’était la voix de Les Hepburn, comme morte, avec la même froideur précise que celle de Bursken.) Sors, Mandel. Tu n’échapperas pas à la justice du Seigneur ! — Va te faire foutre ! (Il attrapa la main d’Eleanor.) Viens, ils seront à l’intérieur dans une minute. Il n’y avait pas de lumière dans le couloir. Greg tâtonna pour retrouver le bandeau d’amplification photonique qui pendait à son épaulette et le flanqua sur ses yeux. L’horloge et les coordonnées du guidogiciel apparurent, scintillantes. Les murs, le sol, les meubles se matérialisèrent, se solidifiant à leur place habituelle. Il brancha l’infrarouge. L’amplificateur passa au rouge, plus lumineux d’une fraction mais perdant de la définition. — Je vais appeler la police, dit Eleanor. — Ça ne sert à rien, répliqua-t-il en la tirant vers le bureau. Des gens comme Keith Willet ne seraient pas de taille contre tout un groupe de Liam Bursken… si seulement ils nous croyaient. De toute façon, ça leur prendrait trop de temps pour se pointer. — Greg, nous avons besoin d’aide, insista-t-elle en luttant contre la panique. — Je sais. (Il brancha le logiciel de communication et remit son casque en place.) Urgence ! — Que se passe-t-il, mon garçon ? demanda Philip Evans. — On nous a tendu une embuscade à la ferme. MacLennan et cinq personnes qu’il a branchées sur le paradigme de Bursken. Et, cette fois, c’est moi qu’ils veulent ! — Merde, fils ! Tu vas bien ? — Pour l’instant. Nous avons besoin d’aide. Rapidement. — Je t’envoie une équipe d’intervention. Ils seront là dans dix minutes. Greg ouvrit la porte du bureau. La pièce était censée être son antre, mais il ne s’en était pas encore occupé. Il y avait une grande table de travail près de la fenêtre, un canapé, de longues planches contre le mur attendant qu’il les assemble en bibliothèque. Le sol était encombré de boîtes en varech compressé remplies du bordel qu’il avait accumulé. Il pouvait à peine distinguer le lotissement de Berrybut par la fenêtre, quelques minuscules points de lumière provenant des chalets. La pluie devait avoir éteint le feu de joie depuis longtemps, l’infrarouge de l’amplificateur de photons ne révélait même pas les braises. — Philip nous envoie une équipe d’intervention, informa-t-il Eleanor. — Bien. Pourquoi sommes-nous dans cette pièce ? Une silhouette humaine obscurcit la fenêtre. La tête étincelait de nuances de rouge, les joues et le nez étaient plus sombres, les yeux plus clairs, plus pâles. Elle possédait l’état d’esprit de Liam Bursken. — Chut. Il serra plus fort sa main. Malgré l’ambiguïté des images infrarouges, il reconnut les traits du visage pressé contre la vitre. Brendan Talbot, un ingénieur vivant à Hambleton. Seigneur ! Sur combien de personnes MacLennan avait-il chargé le paradigme Bursken ? La main libre de Greg se referma autour de la crosse du fusil Heckler & Koch qui traînait sur le bureau. Une véritable arme. Ronnie Kay apparut à côté de Talbot et lança une brique dans la fenêtre. Eleanor hurla de peur. Une torche fouilla la pièce avec la puissance d’une explosion solaire. L’amplificateur de photons réagit immédiatement, réduisant la lumière jusqu’à ce qu’elle soit supportable pour les yeux de Greg. Talbot tendait la main à travers la fenêtre brisée, à la recherche du loquet. — Accepte ton jugement, Mandel, hurla Kay. Rejoins-nous. Nous te délivrerons du péché ! Greg leva le fusil. Et ne put appuyer sur la détente. Ce n’était pas Talbot. Ce n’était que son corps. Brendan avait une femme et une fille de six ans. — Merde ! rugit-il. Quand il était soldat, cela n’aurait fait aucune différence. Aucune. On repérait un ennemi, on l’abattait. Rien ne devait interférer avec cette maxime. C’était une question de survie. La vie était tellement facile à l’époque. Pas compliquée. Les doigts de Talbot se refermèrent sur le loquet. Greg attrapa vivement l’Armscor, brûlant presque son épaule avec la bandoulière. Viser et tirer. Les pulsations frappèrent le verre, rebondirent, de minuscules vrilles s’évasèrent sur la fenêtre. Viser et tirer. Cette fois, il toucha Talbot à la main. Talbot émit un grognement étouffé et partit en arrière, s’agitant en tous sens. Les pointes de verre autour du trou lui accrochèrent le poignet et en arrachèrent la peau. Il y eut une étrange explosion de chaleur. Le faisceau de la lampe torche vacilla lorsque Kay tenta de rattraper son compagnon. — Allons-y, dit Greg. Des ruisselets du sang de Talbot gouttaient sur la fenêtre, en dessous du trou causé par la brique, scintillant comme une boue radioactive. — Qu’est-ce qui se passe, mon garçon ? demanda anxieusement Philip. — C’est la merde ! Où en est l’équipe d’intervention ? — Ils grimpent dans l’ARB. — Seigneur ! Eleanor lui jeta un regard apeuré, alors qu’ils retournaient dans le couloir. — L’équipe d’intervention est en train de décoller, lui dit-il, rassurant. Philip, est-ce qu’ils ont des armes incapacitantes ? — Bien sûr, fils. — Dites-leur de se limiter à leur seul usage, si possible. Souvenez-vous que ces gens ne sont pas responsables de leurs actes. — Je le leur dirai. — En haut, indiqua-t-il à Eleanor. Ils gravirent les marches quatre à quatre. À mi-chemin, ils entendirent une fenêtre exploser dans le salon. Ils ont dû arracher toute la vitre, se dit Greg. Il tendit le pistolet incapacitant à Eleanor quand ils atteignirent le palier. Au moins, si elle devait tirer, elle n’aurait pas à supporter la culpabilité d’avoir tué un innocent. Lui pouvait toujours utiliser le fusil pour immobiliser leurs adversaires. S’il avait le temps, si la mêlée n’était pas trop embrouillée, s’il conservait ses scrupules. Ils coururent sur la mezzanine vers la chambre principale. — Philip ? Branchez-moi sur Royan, demanda Greg. — Très bien, fils. Les biolums du couloir s’allumèrent dès qu’ils atteignirent la chambre, trois groupes de globes muraux en forme de lys. Greg les éteignit à coups de fusil. Ils se désintégrèrent dans un grand « pop », douchant le couloir de flocons lumineux qui moururent en rebondissant sur le tapis. D’un point de vue tactique, cela n’améliorait pas vraiment les choses, les biolums du rez-de-chaussée lançaient de longues ombres troublantes sur les murs du couloir. Il pouvait entendre les agresseurs se déplacer au rez-de-chaussée. Ils entrèrent dans la chambre. — Surveille l’escalier, ordonna Greg. Si quelqu’un monte, tu tires. — OK. Eleanor s’agenouilla près de la porte, surveillant par l’entrebâillement. L’horloge de l’amplificateur photonique et les coordonnées du guidogiciel s’estompèrent avant de fusionner en une simple bande de lumière jaune vacillante. Un instant, il ne se passa rien, puis des mots s’imprimèrent sur le bandeau. — JE SUIS LÀ, GREG. — Super. Écoute-moi, j’ai une demi-douzaine de types qui pensent être Liam Bursken et qui veulent ma mort. Il doit y avoir un moyen de les libérer du paradigme... Nous savons qu’il s’efface tout seul au bout d’un moment. Accède à ton enregistrement et vérifie la séquence de photons magiques, vois si tu peux l’activer de manière prématurée. — COMPRIS. J’ACCÈDE MAINTENANT. — Ils sont là, Greg, appela doucement Eleanor. Elle tira. Dix ou douze pulsations sifflèrent le long du couloir, laissant de longues marques brûlées sur le papier peint, arrachant la peinture sur la balustrade de la mezzanine. Greg était conscient de la présence des esprits dans l’escalier. L’un d’eux se délita dans une douleur soudaine, ses pensées se fragmentant en une insensibilité comateuse. — Tu en as eu un. — GREG, TU AS UN LASER AVEC TOI ? — Ouais, un fusil de chasse Heckler & Koch. — TROP PUISSANT. IL A UN ÉCRAN DE VISÉE ? — Ouais. — BIEN BIEN BIEN. BRANCHE-LE SUR L’INTERFACE DE TON GUIDO. — OK. — L’équipe d’intervention est en route, intervint Philip. Ils seront chez vous dans huit minutes. Il était évident que ce serait trop tard. Greg sortit le monocle de visée de son fusil et le détacha du câble de fibre optique. L’interface était standard… Dieu merci. Il ficha le câble dans le module du guidogiciel. Des cercles de cible bleus apparurent devant lui, orientés vers le bas, la même direction que le fusil. — Sors de là, Mandel, hurlait Ronnie Kay depuis l’entrée. Ou on te fera sortir en mettant le feu. Le feu purifie. Mais ta femme mourra alors avec toi. Sors de là ! — N’essaie même pas, réagit Eleanor avec sauvagerie. — Royan ? — JE L’AI DÉCRYPTÉ. BIZARRE. ÇA NE RESSEMBLE PAS À UN LOGICIEL. PAS DE SOUS-PROGRAMME. TOUT EST ASSEMBLÉ, ÇA RESSEMBLE À DU CODE PIXEL, AVEC UN DÉBIT BINAIRE PLUS ÉLEVÉ, PAR CONTRE. — Tu as trouvé la séquence photons magiques ? — J’Y TRAVAILLE. Greg se positionna à côté de la fenêtre, dos au mur, étendant son hypersens vers l’extérieur. Il y avait trois esprits en bas. Il glissa le fusil derrière le rideau et activa l’écran de visée. L’image de la chambre produite par l’amplificateur de photons s’estompa, remplacée par une vue du jardin. Trois hommes se tenaient sur la pelouse, attendant patiemment. L’un d’eux arborait un fusil, les deux autres des massues. — Sors de là, Mandel ! Eleanor tira une nouvelle rafale de pulsations vers le palier. — On va brûler ta chair jusqu’à ce qu’il ne reste plus que des cendres. Tes dernières minutes seront les tourments de l’Enfer. Repens-toi ! — JE CROIS QUE JE L’AI ! — Dieu merci ! — IL Y A DEUX SÉQUENCES DISTINCTES, ELLES DEVIENNENT ACTIVES AVEC UN INTERVALLE CALCULÉ SUIVANT L’EMPREINTE INITIALE. BRANCHÉES SUR LES BATTEMENTS DE CŒUR. MALIN, ÇA. LA PREMIÈRE SÉQUENCE CONTIENT LE PARADIGME LUI-MÊME ET LES INSTRUCTIONS POUR TUER KITCHENER ET DÉTRUIRE SON TRAVAIL SUR LES NEUROHORMONES DE RÉTROSPECTION. IL EST ACTIVÉ APRÈS APPROXIMATIVEMENT NEUF HEURES. LA SECONDE SÉQUENCE EST CELLE DES PHOTONS MAGIQUES. QUI S’ACTIVE DEUX HEURES PLUS TARD. Même dans ces circonstances, Greg ne pouvait pas se débarrasser de sa fascination pour l’affaire. Nicholas Beswick devait avoir été touché avant l’orage, avant que les eaux montantes de la Chater interdisent l’accès au pont délabré. — Peux-tu déclencher la séquence des photons magiques ? — OUI. J’AI ISOLÉ SON CODE D’ACTIVATION DU TIMER DU PARADIGME. — OK. J’ai trois personnes sur lesquelles on peut l’essayer. Les cercles de visée disparurent lorsque Royan prit le contrôle du logiciel du fusil. Greg vit l’écran du laser envoyer un faisceau rubis qui balaya la pelouse. Le quadrillage émergea en même temps, se segmentant en trois, concentré sur les trois hommes. — C’EST PARTI ! Les contours de la silhouette centrale clignotèrent. — MAINTENANT. Greg ne vit qu’un tremblement stroboscopique rose inonder le visage de l’homme. Son hypersens lui révéla que ses courants de pensée bouillonnaient furieusement. Un hurlement de désespoir traversa la vitre. — Que se passe-t-il ? demanda Eleanor. — Je ne suis pas sûr. Greg sentit alors la marée d’une nouvelle personnalité usurpant l’état d’esprit résolu de Liam Bursken. Son empathie se retrouva prisonnière de la confusion explosant dans la conscience abusée, envoyant une vague de désarroi le long de ses propres synapses. Puis l’homme tomba à genoux, se recroquevilla en position fœtale et son esprit plongea directement vers l’oubli bienvenu. — OK, on l’a eu. Occupe-toi des deux autres, Royan. Le quadrillage clignota. Le laser tira deux fois. — Les flammes, Mandel ! hurlait Ronnie Kay. Elles te consumeront. Il n’y aura pas de rédemption. — Attends ! cria Mandel. J’arrive. — Greg ! supplia Eleanor. — Ces tarés vont incendier la maison si je ne descends pas. Il faut qu’on s’en débarrasse. — Laisse l’équipe d’intervention s’en occuper. — Ce connard de MacLennan est toujours dehors. Il peut charger l’esprit de Bursken dans leurs cerveaux dès qu’ils atterriront. On fera quoi ? Ils ont des armes et des armures, Eleanor. Au moins ces lyncheurs n’ont que des fusils. — Allez, Mandel, viens nous voir. Elle inspira profondément. — Bon Dieu, fais attention, Gregory ! Il savait exactement ce que cela lui coûtait. — Sans blague ! Ils attendaient dans l’entrée, au pied de l’escalier. Ils étaient cinq, en formation en pointe de flèche, Ronnie Kay en tête. Deux porteurs de fusils le suivaient avec une précision mécanique. Leurs lèvres formaient le même sourire vide. Son hypersens s’étendit autour d’eux, le long du couloir, à travers les pièces vides. Ils étaient seuls à l’intérieur. Les neurohormones stressaient ses synapses à leurs limites, provoquant une légère pulsation dans son crâne. Il tenait le fusil contre sa hanche, désinvolte, en descendant. — Occupe-toi d’abord de ceux qui ont un fusil, murmura-t-il. — OK. Le quadrillage reparut, se segmentant en cinq comme les ailes cybernétiques d’un étrange papillon. Il se referma avec fluidité sur ses proies ignorantes. Ronnie Kay cilla, observant le fusil avec méfiance. — Pose ça, Mandel. — PRÊT. — Maintenant. Le laser se déchaîna, frappant chaque homme en sept dixièmes de seconde. Ils fléchirent tous en même temps, émettant des gémissements grotesques de félin. Ils ne contrôlaient plus les mouvements de leurs bras et de leurs jambes. — Putain de merde, murmura Greg. — ON LES A EUS ? — Oh ça, ouais ! On les a eus. Eleanor courait sur la mezzanine, prête à balancer une nouvelle salve incapacitante, elle avait l’air parée à conduire une guerre. — L’équipe d’intervention sera là dans cinq minutes, dit Philip. Eleanor se jeta contre le flanc de Greg, l’enlaçant avec force. Elle laissa échapper un sanglot. — Je suis désolée. Elle s’essuya les yeux. Son bras l’attira à lui, rudement. Il l’embrassa sur le front, ses cheveux mouillés caressant ses lèvres. Ils descendirent prudemment les dernières marches, lentement, comme si chaque pas leur demandait un effort. La porte avait été forcée, le verrou arraché à la pince-monseigneur. Un souffle d’air humide remontait du couloir. Greg utilisa le canon de son fusil pour dégager l’accès au salon. Des fragments de verre s’entassaient sur le sol devant la fenêtre brisée. Les rideaux claquaient au vent. — Tout est dégagé, dit Greg. Je vais sortir par là. MacLennan peut voir l’entrée. (Les doigts d’Eleanor s’accrochaient au cuir de sa veste.) Je dois achever le boulot. Et, cette fois, il n’aurait aucune hésitation, aucune réticence. MacLennan était venu pour le tuer, il avait profané le caractère sacré de son foyer. Les choses devaient se régler selon ses termes. Un contre un, aucune règle. — Je sais, soupira Eleanor. Il s’accroupit et approcha de la fenêtre. — Royan, éteins la caméra. Je ne veux pas me retrouver face au paradigme… Il s’interrompit. L’intuition agissait comme une gorgée de vin, répandant sa chaleur dans son esprit. L’image lugubre s’estompa pour disparaître, le laissant seul avec l’horloge et les coordonnées du guidogiciel. Il fit passer le fusil par la vitre explosée. — Donne-moi le retour laser. L’image se construisit comme celle de la simulation qu’il avait utilisée pour voler jusqu’à Walton, une topologie photonique, rouge cette fois. La clôture branlante se trouvait à dix mètres, les jeunes arbres bien rangés derrière elle, l’herbe ressemblait à une moquette de gaze. — OK, Royan, j’ai besoin d’une dernière reprogrammation. Il passa le canon du fusil à l’angle de la maison. Le laser lui renvoya l’image du Ranger, de la grange et du mur autour de la cour. Mark Sutton était allongé où il était tombé. Frankie Owen rampait vers le sentier. C’était comme de regarder des marionnettes au ralenti, l’image se rafraîchissait toutes les secondes tandis que le laser balayait la scène. Un quadrillage s’adapta parfaitement autour d’Owen. — Je suis là, cria Greg. Frankie se retourna. Le laser envoya le code d’activation des photons magiques. Il y eut un gargouillement étouffé, puis l’homme s’immobilisa sur le sol. Greg sentit les pensées de Bursken remplacées par la colère maussade et le mal-être de Frankie, juste avant que l’inconscience s’empare de son esprit. Pas vraiment une amélioration. Greg pointa son fusil vers les mandariniers, d’où il pensait que MacLennan avait tiré avec le laser paradigmatique. — Changement de mise au point. Cent cinquante mètres. Le verger envahit son champ de vision. Il n’avait pas la définition de ce qui était proche, l’image était dégradée par la pluie, comme des interférences statiques. Les jeunes arbres, plantés plus d’un an auparavant, atteignaient déjà deux mètres et demi de hauteur et commençaient à étaler leurs branches. À l’écran, le feuillage et les boutons ressemblaient à une couche de givre sur les branches. Un véhicule était garé au milieu du verger, presque caché par les mandariniers. Une Jeep. Parfait pour la vallée de la Chater, pensa-t-il. « ACQUISITION LASER », l’informa l’écran de l’amplificateur. — Royan ? — C’EST L’AVERTISSEMENT DE TON DÉTECTEUR EMC. MACLENNAN ENVOIE LE LASER PARADIGMATIQUE DANS TA DIRECTION. UN INSTANT. L’image tremblota puis reparut. Un point rouge vif clignotait dix mètres à gauche de la Jeep. — C’EST LE POINT D’ÉMISSION. — Bien. Donne-moi le mode visée. Les cercles bleus reparurent. Greg déplaça le fusil jusqu’à ce qu’il soit centré sur la Jeep et pressa la détente. Cinq coups dans le capot, trois dans le pneu avant, et encore cinq dans la carrosserie. MacLennan cessa de tirer. Greg envoya dix autres impulsions dans l’arrière de la Jeep. Il entendit le bruit sourd caractéristique d’une explosion. L’arrière du véhicule ondula, s’ouvrant comme une fleur, des pétales de métal déchiqueté se précipitant par saccades vers le ciel. — Annuler mode visée. Il trottina vers la Jeep. Il ne pouvait pas courir : il devait se souvenir des obstacles à chacun de ses pas. Le muret semblait se jeter sur lui par à-coups de deux mètres. Une auréole entourait la Jeep, changeant de forme chaque fois que l’image se rafraîchissait. Les flammes, devina-t-il. Il atteignit le mur et le franchit. La mousse clapotait sous ses gants. Il ne tint pas compte des images erratiques tandis que le fusil balayait les alentours, se déplaçant au jugé. « ACQUISITION LASER. » Il atterrit sur l’herbe spongieuse dans le verger et roula automatiquement sur le côté. Entraînement de para. Les flammes furieuses qui s’engouffraient dans la Jeep craquaient bruyamment. — MacLennan ? hurla-t-il. Ça ne fonctionne pas sur moi, espèce de merde ! Il se redressa et pointa le laser devant lui. « ACQUISITION LASER. » Le point rouge clignotait derrière de jeunes arbres sur sa gauche, dansant comme une luciole coincée dans un ouragan. MacLennan s’éloignait de la Jeep. Greg suivit le point rouge, penché pour éviter les branches basses, contournant les troncs. — Greg ? (C’était Philip.) L’équipe d’intervention sera là dans deux minutes. — Gardez-les en l’air jusqu’à ce que je leur donne le feu vert. — D’accord, fils. C’est ton show. Le laser trouva MacLennan qui courait le long d’une rangée de mandariniers quatre-vingts mètres devant lui. Un humanoïde mécanique, bras et jambes bougeant à un rythme saccadé. De fines lignes de quadrillage le poursuivaient, centrées sur ses membres et son torse. — TU VEUX LE MODE CIBLE ? » — Pas encore. Je dois être sûr. — SÛR SÛR SÛR ? COMMENT ÇA, SÛR ? IL A TENTÉ DE TE TUER. Greg atteignit une piste de tracteur de quatre mètres de large qui rendait la course beaucoup plus facile. Il prit le risque d’augmenter la cadence. — Sûr à propos de Clarissa Wynne. MacLennan sauta la clôture au fond du verger et courut dans le champ vers le bois de Hambleton. Je te tiens, pensa Greg. Il parvint à la clôture et la franchit rapidement. MacLennan avait atteint l’orée du bois et fonçait à travers les buissons qui atteignaient la hauteur de ses hanches. Il tomba soudain, disparaissant sous les orties. Greg entendit un juron. Sous ses pieds, l’herbe était touffue et glissante à cause de la pluie. Il dut ralentir, surtout pour descendre la pente. Il entendait le bruit du petit bois brisé tandis que MacLennan se débattait dans les buissons d’aubépine. Seigneur, j’espère que c’est bien MacLennan ! Mais son intuition était de plus en plus forte, comme une drogue, comme s’il faisait exactement les bons mouvements. Le résultat était acquis. Le haut du torse de MacLennan reparut dans les buissons. Il se jetait désespérément vers les lianes emmêlées qui pendaient entre les vieux arbres. Cela ne l’aiderait pas, il faudrait un tank ou un bulldozer pour traverser le bois. Il se retourna en levant le bras droit. Point rouge. « ACQUISITION LASER. » Greg s’arrêta à trente mètres du bosquet, appuyant la crosse du fusil contre son épaule. — Donne-moi le mode visée et grossis l’image. Il ordonna à son nodule cortical d’augmenter la sécrétion de neurohormones. — IL ÉTAIT TEMPS, PUTAIN ! Les cercles bleus se mirent en place. Le balayage du laser de visée se contracta autour de MacLennan. C’était comme s’il se tenait à deux mètres de Greg, le réseau de lignes rouges était si brillant qu’il ressemblait à une couronne. Il serrait un énorme pistolet dans sa main droite, le canon flamboyait. L’hypersens de Greg rencontra l’esprit dans la tête réticulée. C’était bien MacLennan. Greg visa le pistolet et tira. MacLennan hurla, se convulsa, serra son bras droit contre sa poitrine. Le laser paradigmatique était tombé et roulait sur le sol. Une vibration bouillante de douleur frappa l’esprit de Greg. Derrière, il percevait la malveillance pure, la peur au bord de la frénésie, et la haine. — Ne bouge pas ! ordonna-t-il tandis que MacLennan cherchait le pistolet à ses pieds, des vrilles de désespoir se déroulant dans son esprit qui bafouillait des insanités. Greg avança jusqu’aux églantiers. — Pourquoi es-tu venu, MacLennan ? Pourquoi les as-tu jetés sur moi ? — Parce que c’était vous ! brailla ce dernier. Vous ! Le monstre de la Mindstar. Vous avez trouvé les paradigmes. — Comment le sais-tu ? — Vous êtes du ministère de l’Intérieur ! Vous êtes entré dans ma mémoire centrale. Vous ! C’était vous ! Salaud de monstre ! — Oh merde ! La poussée d’énergie qui l’avait transporté jusqu’ici s’estompa. Il n’avait plus la moindre détermination. Plus aucune fierté d’avoir résolu l’affaire. Il ressentait juste de la fatigue. Il voulait que cela se termine. MacLennan se mit à sangloter. — Ta gueule ! hurla Greg. — Ça fait mal ! Ça me fait mal ! Vous m’avez brûlé la main, connard. Conduisez-moi à l’hôpital, nom de Dieu ! Toute émotion retombée, Greg se sentait dangereusement calme. — Ça fait mal, hein, MacLennan ? Comment s’est sentie Clarissa Wynne, d’après toi ? Quand tu lui as maintenu la tête sous l’eau ? Elle avait mal, MacLennan ? — Clarissa ? C’était presque un hennissement. — Tu l’as tuée, n’est-ce pas ? Il y a onze ans, tu l’as bourrée de syntho et tu l’as tuée. — Elle allait prendre tout le crédit. — Tu mens, aujourd’hui encore ! C’était son travail ! — Non ! La culpabilité corrompait chaque pensée dans l’esprit de MacLennan. Il n’y avait plus rien à dire. Greg inspira avec difficulté. — Royan, envoie-moi ça. Le quadrillage disparut un instant quand la visée laser se fixa sur les yeux de l’assassin. Greg entendit le paradigme traverser la ligne de communication, un sifflement presque ultrasonique dans son oreillette, une explosion de photons encapsulant l’essence de Liam Bursken, accompagnée d’une haine monomaniaque pour un homme, un seul. Justice immanente ou inspiration intuitive, Greg ne savait pas, il savait juste qu’il avait raison. Il arracha le bandeau amplificateur de photons de ses yeux, pinçant les cercles jumeaux de peau autour de ses orbites. Le monde réel revint à lui à toute vitesse, sombre et humide, plein de faiblesses humaines. Les graphiques virtuels du retour laser étaient presque préférables. Quelque part derrière lui, les flammes s’élevaient de la carcasse de la Jeep. La pluie crépitait, couchant la végétation vers le sol boueux. Le visage compassé de MacLennan était tordu de douleur, ses cheveux collés à son crâne par la pluie et la sueur. Sa mâchoire bougeait silencieusement, comme s’il étouffait. — Sais-tu qui tu hais, Liam ? demanda doucement Greg. Le sais-tu ? MacLennan le regarda de ses yeux devenus fous, la bouche tordue dans un sourire joyeux. — Oui. Moi. C’est moi. Moi ! — C’est très bien. Greg tira le couteau vibrant de sa ceinture, l’enclencha et le laissa tomber aux pieds du meurtrier. MacLennan le ramassa de sa bonne main. — La rédemption. Il m’a offert la rédemption ! Il rit, extatique, en s’enfonçant le couteau dans le ventre. Le sang jaillit à gros bouillons. Il tomba à genoux, les dents serrées par l’effort, les joues gonflées, et remonta le couteau vers son sternum. — Oui ! Oh oui, Seigneur ! Greg fit demi-tour et s’éloigna. Il retournait à la ferme, à Eleanor, à sa place. Bien au-dessus du réservoir, l’ARB de l’équipe d’intervention sortit des nuages, les turbines gémissant dans l’urgence. CHAPITRE 25 La main de Julia glissait vers les cheveux de Robin. Il dormait, étalé sur le ventre au milieu du lit, la tête entre deux oreillers rebondis, la bouche entrouverte. Elle caressa ses cheveux, doucement, remettant en place les épis. Il était encore plus séduisant dans la lumière luxuriante du matin traversant les rideaux que la première fois qu’elle l’avait vu à la piscine. Et il était si doux. Tendre, anxieux et volontaire tout à la fois… et quel corps ! Il lui manquait le dynamisme impitoyable de Patrick, ce qui avait rendu leur relation d’autant plus sensuelle. Elle n’était pas encore certaine d’être sa première. Mais elle était sûrement en tête de file. Une pensée à conserver comme un trésor. Il bougea sous sa main, elle retint son souffle. Elle ne voulait pas le réveiller, pas encore. Le pauvre chéri devait être fatigué après la nuit qu’ils venaient de passer. Elle allait prendre une tasse de thé, parcourir les nouvelles du petit déjeuner, se glisser dans les toilettes, alors il serait temps pour lui de recommencer. > Bloc RN, demande d’accès. Pas de paix pour les vilaines filles. Et elle avait été merveilleusement vilaine la nuit précédente. > Ouverture canal au bloc RN. — Bonjour, Juliet. — Bonjour, Grand-père. Il n’y a quand même pas une nouvelle crise si tôt le matin ? — Pas de crise, non. — Dieu merci ! Quoi, alors ? — Je suis curieux à propos de quelque chose que tu as fait hier. — Tu m’espionnes encore ? — Non, je ne faisais que vérifier ton trafic de données. Revérifier. C’est pour ça que je suis là, ton filet de protection. — Ouais, vas-y ! Elle avait une assez bonne idée de ce dont il s’agissait. — Tu as accédé à l’un de nos laboratoires biochimiques, hier. En utilisant ton code exécutif, rien de moins. Ça ne t’ennuierait pas de me dire pourquoi, ma fille ? — Non, ça ne m’ennuierait pas. Elle se pencha sur la table de nuit et se servit une tasse de thé. — Juliet ! — Ah, tu voulais savoir tout de suite ? — Si j’avais encore un corps, je te donnerais une bonne fessée, petite fille. — Grand-père, où sont tes bonnes manières ? De toute façon, je suis devenue trop grande et trop forte pour ça. Et je ne me bats pas selon les règles. — C’est moi qui te l’ai appris, Juliet. Alors, tu vas m’expliquer ? Elle emporta la tasse et la soucoupe et se cala contre les oreillers. — Bon, d’accord. J’ai effacé tous les fichiers concernant les neurohormones de rétrospection de notre mémoire centrale, le rapport d’analyse, la structure moléculaire, les conclusions, tout. Puis j’ai envoyé Rachel et elle a jeté toutes les ampoules restantes dans le four à déchets toxiques. Tu es content, maintenant ? — Enfer et damnation, ma petite-fille ! Pourquoi ? Le thé était encore trop chaud. Elle souffla sur sa tasse tout en réfléchissant. — Parce que je ne veux pas qu’une chose pareille se retrouve dans n’importe quelles mains, Grand-père. C’est assez terrible d’avoir des gens comme Gabrielle qui peuvent savoir ce que je vais faire dans l’avenir, ou comme Greg qui sait à quel point j’ai été une vilaine fille rien qu’en me regardant. Je ne veux personne qui, dans dix ans, puisse prendre une petite infusion et savoir exactement ce que j’ai fait hier soir. — Ce n’est pas une petite infusion, voyons. — Exactement. Le ministère de l’Intérieur a décidé d’étouffer ce qui est arrivé à la ferme de Greg et à Launde Abbey. On peut admettre que leur inquiétude se base sur la manière dont MacLennan a utilisé son projet de paradigme. Si on savait que le gouvernement néoconservateur a autorisé des recherches sur ce qui n’est ni plus ni moins qu’un système de contrôle de l’esprit, ce serait un véritable scandale. Cela leur coûterait certainement les prochaines élections. Il ne m’a pas fallu beaucoup insister pour que Marchant inclue les neurohormones dans le dossier enterré. Il ne reste que quinze personnes dans le monde à savoir qu’une neurohormone de rétrospection est réalisable. Les choses vont sans doute pouvoir rester en l’état. Même s’il y avait une fuite, il faudrait un travail de recherche monumental pour en produire de nouveau, si seulement c’est possible. Kitchener était un homme très intelligent. — On ne lutte pas contre le progrès, Juliet. — Une neurohormone de rétrospection n’est pas le progrès, Grand-père. Plutôt l’inverse. Et il y a déjà bien assez de technologies qu’un tech-merc ou quelqu’un d’autre puisse détourner. Les entreprises et les kombinates vont devoir recommencer à prendre leurs responsabilités. Après tout, de nos jours, nous finançons quatre-vingt-dix pour cent de toutes les recherches scientifiques. — Que Dieu m’en préserve ! Une citoyenne globale avec une conscience ! — Quelqu’un doit le faire, Grand-père. Event Horizon n’est pas seulement une entreprise qui fabrique de chouettes gadgets électroniques. Tu veux vraiment que j’utilise mon influence pour faire le mal ? — Tu es belle, Juliet. Je suis tellement fier de toi ! Elle rougit. Elle n’en avait rien à faire. Pas ce matin. — Merci, Grand-père. Je suis ce que je suis parce que j’ai eu le meilleur professeur du monde. — Je l’ai déjà dit, et je le répète : séductrice ! — Ouais. Et fière de l’être ! — Prends ton petit déjeuner en paix, Juliet. J’aurai beaucoup de données pour toi plus tard. > Fermeture canal au bloc RN. Elle but une gorgée de thé et pointa la télécommande sur l’écran plat accroché au mur en face d’elle, accédant à une chaîne en baissant le volume. C’était East England, et on parlait encore d’elle. Le gala de la veille pour la réouverture de la Bourse. Encore une invitation qu’elle n’avait pu décliner, la moitié des sociétés listées dépendant largement des contrats d’Event Horizon. Depuis la chute du PSP et la reprise des transactions boursières, la Bourse avait temporairement pris ses quartiers sur Canary Wharf. Les activistes du Parti avaient rasé l’ancien bâtiment quelques mois après l’arrivée au pouvoir d’Armstrong. Un nouveau building dédié s’était élevé sur le site de la City, équipé des toutes dernières technologies de communication, d’analyse et de conservation des données, prêtes à répondre au défi de la régénération. Très symbolique, pensa-t-elle, caustique. Elle se regarda traverser le hall central avec les officiels, essentiellement masculins et quinquagénaires. C’était tellement ennuyant, aucune conversation qui ne concernait pas l’argent. Esquiline l’avait habillée d’une veste fabriquée dans un tissu diffusant de vieux films en noir et blanc. Superbement non conventionnelle, tout en restant très formelle. Esquiline s’était révélée être une des meilleures décisions qu’elle ait prises depuis longtemps ; ne serait-ce que parce que l’équipe de couturières était une merveilleuse source de ragots, lui ouvrant les secrets de la bonne société. Selon elles, Lavinia Mayer n’avait même pas eu besoin d’intervenir auprès de cette vache de Coleman. Apparemment, l’agent de Jakki l’avait virée, la faisant taire très efficacement. En fait, il avait passé un gros contrat avec Esquiline pour habiller plusieurs de ses clients. Se faire jeter par un agent parce qu’on est difficile était pire que la mort dans l’univers télévisuel. Au moins, mort, on pouvait devenir culte. Jakki n’avait pas eu un mot désagréable à son encontre depuis trois jours. Sur l’écran, Julia coupait le ruban du parquet tandis que Charlie Chaplin se dandinait dans le dos de sa veste en faisant tourner sa canne. Les courtiers l’acclamaient avec enthousiasme. Avec eux, lors de la réception, elle avait apprécié la conversation. La plupart n’avaient pas trente ans. Elle but une gorgée de thé. Retour au studio d’East England. La jeune et blonde présentatrice au pull moulant était assise dans un profond canapé. — C’était la cérémonie d’ouverture qui s’est déroulée hier, commença-t-elle de sa voix chaude. Pour la commenter, nous avons invité notre spécialiste de la mode, Léonard Sharr. La caméra effectua un zoom arrière panoramique pour révéler l’homme assis à l’autre bout du canapé, vêtu d’un jean en cuir et d’une veste violette à manches trois-quarts, avec une pochette topaze jaillissant de sa poche de poitrine. Julia se mordit les lèvres pour ne pas éclater de rire. — Léonard, qu’avez-vous pensé de la tenue de Julia ? — J’ai trouvé son choix parfaitement adéquat. Un stylisme vieillot et miteux, montrant des films vieillots et miteux lors d’une cérémonie vieillotte et miteuse. Bref, sa tenue ne m’a pas interpellé, sauf peut-être pour dire : « Regardez quel désastre ambulant je suis, mais je suis tellement riche que je m’en fous. » Non, vraiment, ça ne va pas du tout à quelqu’un de son standing. Elle serait tellement plus mignonne si elle faisait un petit effort pour choisir des fringues plus esthétiques. Julia oublia complètement la tasse à moitié pleine qu’elle tenait à la main. Le thé gicla dans toutes les directions. — Trou du cul ! CHAPITRE 26 La police scientifique avait remballé ses feuilles protectrices en polyéthylène et ramassé les étiquettes à codes-barres sur les meubles. Ils avaient même remis les cactus en pot à leur place, sur la table devant la fenêtre. Pourtant, la pièce n’était plus la même. Immobile au pied du lit circulaire, Nicholas contempla cette chambre qui avait été la sienne durant quelques mois. Son arrivée ici avait été pour lui l’accomplissement de toute une vie. Aujourd’hui, les lieux le laissaient totalement froid. Non que Launde Abbey soit remplie de mauvais souvenirs. C’était plutôt qu’il n’en gardait aucun, bon ou mauvais. Les fantômes eux-mêmes avaient déserté l’abbaye : Kitchener, Eleanor… Il laissa tomber son sac sur le sol et balaya la chambre d’un regard perplexe. Ses affiches holo de groupes de rock avaient déserté les murs. Quel intérêt la police scientifique avait-elle pu leur trouver ? Il ouvrit les tiroirs et, bien entendu, aucun de ses vêtements n’était à sa place. Il préféra tout mettre en tas sur le lit pour trier ultérieurement. Le policier en tenue qui l’avait raccompagné en voiture n’allait pas le presser. La police d’Oakham se montrait désormais d’une serviabilité sans limites. Lors d’une conférence de presse, on avait annoncé sa remise en liberté et son innocence totale dans le meurtre d’Edward Kitchener. Les journalistes avaient réclamé des explications à grands cris, mais il s’était borné à déclarer qu’il était content que tout cela soit terminé, qu’à son avis la police avait fait du bon travail malgré des circonstances difficiles, et qu’il n’avait aucune intention d’intenter des poursuites pour détention abusive. Il n’avait répondu à aucune question. Amanda Paterson et Jon Nevin s’étaient interposés pour faire rempart à toute interrogation désagréable. Puis, étonnamment, les médias l’avaient laissé tranquille : aucune intrusion dans sa vie privée, pas de harcèlement auprès de ses parents ou d’Emma, aucune offre mirobolante pour qu’il accorde la moindre exclusivité. Il soupçonnait Julia Evans d’être intervenue. Il était ravi d’avoir su déceler ce genre d’influence souterraine. L’ancien Nicholas aurait accepté leur manque d’intérêt sans se poser de questions. Il sourit. L’ancien Nicholas… comme s’il venait d’émerger de sa chrysalide et renaissait ! Mais c’était assez vrai. Le monde n’avait pas changé, seule la perception qu’il en avait s’était modifiée. Il avait mûri, plutôt. Comment appelait-on cela ? La realpolitik. Sa première approche de ce phénomène datait de deux jours, du matin où Vernon Langley l’avait fait sortir de sa cellule et lui avait annoncé qu’il était libre. Greg Mandel était venu au poste de police, la mine grave et lasse, et lui avait raconté ce qui s’était réellement passé. Il avait dû signer une clause de confidentialité et y appliquer l’empreinte de son pouce. On lui avait expliqué de façon très claire qu’il ne devait jamais parler à personne des paradigmes et des neurohormones de rétrospection. Officiellement, MacLennan avait laissé sortir Liam Bursken de sa cellule cette nuit-là et lavait conduit à Launde Abbey pour assassiner Kitchener. Bursken avait été mis au secret, en permanence ; il était à présent dans l’incapacité de clamer son innocence, si jamais il en avait le désir. Après tout, si les pécheurs croyaient qu’il pouvait les atteindre malgré les barreaux… MacLennan était mort. Suicide, avait dit Greg. À voir son visage impassible, Nicholas avait fait taire sa curiosité. Comme prix de son innocence retrouvée, cette mascarade n’était pas cher payée. Il vida le tiroir des chaussettes sur le lit. Dehors, il pleuvait dru de nouveau et des nuages épais assombrissaient le ciel matinal. Avril annonçait le début du long été anglais. Par la fenêtre, il distinguait à peine la bande grisâtre de l’allée traversant le parc. Il faisait nuit, la pluie tombait comme lors du déluge biblique. La Jeep descendait lentement la pente vers la rivière. Le brusque éclat lumineux qu’il avait pris pour un éclair… Il frissonna et se détourna. Les cactus n’avaient pas été arrosés depuis plus d’une semaine, la terre dans les pots était dure comme la pierre. Il songea qu’il n’en aurait jamais vu un seul fleurir, malgré les promesses de Kitchener. Il décida d’en emporter deux. Il lui fallait garder quelque chose du vieil homme, un souvenir tangible et personnel. Il doutait être le bienvenu s’il allait voir Rosette et son bébé. Quoique, on ne pouvait jamais savoir. La maternité l’adoucirait peut-être… Non, aucune chance. Souriant, il choisit deux cactus sur la table recouverte de cuivre. On frappa doucement à la porte. — Entrez. Il reposa les pots, s’attendant à voir reparaître l’agent en tenue. C’était Isabel. Muet de saisissement, il la regarda d’un air ahuri. L’ancien Nicholas n’était pas si loin, en fin de compte. Elle portait une robe lavande et un large bandeau de velours noir dégageait son visage de sa chevelure bouclée. Elle était toujours aussi jolie. Sa simple apparition lui était douloureuse. Tout ce qu’il avait toujours désiré. Inaccessible. — Bonjour, Nick. — Euh, bonjour. Je rassemblais mes affaires. Rien n’avait changé, il était toujours incapable de lui parler, de lui dire ce qu’il avait sur le cœur. Pitoyable. — Moi aussi. Les exécuteurs testamentaires vont reprendre la direction de l’abbaye dans quelques jours. Tu savais qu’ils veulent la transformer en une sorte d’ashram pour les étudiants en sciences ? — Oui, j’en ai entendu parler, bredouilla-t-il sans lever les yeux de ses baskets. — Je suis désolée de ne pas t’avoir aidé avec la police. (Elle se tordit les mains.) Nous sommes tous désolés, en fait. Tout ça était tellement injuste pour toi. Je ne sais même pas comment j’ai pu croire que tu étais impliqué. — Ce n’est pas grave… — Pas vraiment, Nick. Il risqua un coup d’œil. Le visage calme, elle regardait par la fenêtre. — Je l’ai fait, tu sais, dit-il. C’était bien moi. — Non, c’étaient tes mains, pas toi. Cette réflexion le toucha. Si Isabel, qui avait été si proche de Kitchener, pouvait accepter son innocence, peut-être était-il réellement innocent, après tout. — Isabel ? commença-t-il. Elle eut un petit sourire entendu. — Non, Nick, je ne l’aimais pas. Cela faisait juste partie de Launde, l’émerveillement, la folie. Je me suis laissé emporter, comme les autres. Je voulais te le dire. Je tenais à te le dire le lendemain matin. Nicholas baissa la tête. — Et toi ? demanda-t-elle. Que vas-tu faire, maintenant ? — Euh… Event Horizon m’a offert un poste de chercheur. Dans l’équipe de Ranasfari, à Cambridge. Je pense que Greg Mandel est derrière tout ça. Si Event Horizon est prêt à m’engager, je dois donc être innocent. Enfin, c’est ce que penseront les gens. — Oui. C’est gentil de sa part. — Greg est un type bien. Une fois qu’on a oublié qu’il a un implant glandulaire. — Tu as changé, Nick. Tu es plus fort à présent. C’est bien. Pas assez. Non, je n’ai pas assez changé. — Et toi, tu comptes faire quoi ? Elle sourit encore, malicieusement. — Je vais préparer mon doctorat. À Cambridge, en fait. Ma demande a été acceptée par l’un des collèges. Nicholas devint cramoisi. Il entendit le rire railleur et ravi de Kitchener résonner quelque part et inspira profondément. — Isabel, je t’aime. Eh, bon, je sais que je ne suis pas très… Elle le fit taire d’un baiser tendre. Il l’enlaça. C’était parfait. DARPA : Defense Advanced Projects Research Agency, agence du département de la Défense des États-Unis chargée de la recherche et développement des nouvelles technologies destinées à usage militaire. (NdT) SQUID : Superconducting Quantum Interference Device, ou Dispositif supraconducteur à interférence quantique, est un magnomètre utilisé pour mesurer les champs magnétiques très faibles. (NdT)