1 Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent avec fluidité. Le capitaine de police Hoshe Finn sortit dans le vestibule familier. Il n’eut pas besoin de sonner ; la porte du vaste appartement de Morton était grande ouverte pour permettre à des chariots motorisés de circuler dans le salon à deux niveaux et d’empiler des caisses de rangement en plastique contre les murs. Les lieux étaient sur le point d’être vidés de leur mobilier somptueux. Déjà, les bibelots étaient emballés individuellement dans des morceaux de mousse protectrice. Mais subitement, alors que seulement trois caisses avaient été remplies, le déménagement avait été stoppé. Les robots qui s’occupaient du travail étaient tous immobiles, figés. Certains tenaient encore les objets qu’ils s’apprêtaient à ranger lorsqu’était survenu l’incident du ciseau à lame harmonique. Deux cadres de la Banque nationale de Darklake, ainsi qu’un administrateur judiciaire, attendaient, nerveux, près d’un canapé. Le superviseur de la compagnie de déménagement était assis sur l’âtre en pierre de la cheminée. Il buvait du thé dans une tasse thermos et souriait sournoisement. — Où est-elle ? demanda Hoshe. Le fait qu’il n’eût pas à produire sa nouvelle carte de capitaine en disait long sur l’influence de l’unisphère. En effet, tout le monde l’avait reconnu. — Là-bas, répondit un des banquiers en désignant la cuisine. Arrêtez-moi cette salope ! Hoshe leva un sourcil tout en prenant un air ennuyé, comme il avait vu Paula Myo le faire à de nombreuses reprises. Ainsi qu’il l’avait espéré, l’homme se sentit obligé de se justifier. — Elle nous a menacés, lâcha-t-il violemment. Et puis, elle a endommagé un robot. Croyez-moi, elle ne va pas s’en tirer comme cela. — Gravement endommagé ? demanda Hoshe. — J’en sais rien, répondit le super viseur en levant les yeux de sa tasse. Je ne suis pas payé pour m’occuper de psychopathes. Cette situation l’amusait manifestement beaucoup, même s’il tentait de garder son sérieux devant les hommes en costume. — Bien sûr, dit Hoshe. Mellanie ? Vous m’entendez. Je suis Hoshe Finn. Vous vous rappelez ? J’ai besoin de vous parler. — Allez-vous-en ! hurla la fille. Tous autant que vous êtes ! Foutez-moi le camp ! — Mellanie, vous savez très bien que c’est impossible. Nous avons à parler. Vous et moi. Il n’y aura ni agent ni personne d’autre, je vous en donne ma parole. — Non. Je ne veux pas. Je n’ai rien à vous dire. Elle avait la voix brisée. Hoshe soupira et avança jusqu’à la porte de la cuisine. — Vous pourriez au moins m’offrir un verre. On m’offrait toujours à boire lorsque je venais ici. Où est le domestique ? Il y eut un long silence, clos par un renif lement. — Parti, répondit-elle calmement. Ils sont tous partis. Tous. — D’accord, je me servirai moi-même. J’arrive. Hoshe contourna la porte avec circonspection, bien qu’il ne se sentît absolument pas en danger. Comme le reste de l’appartement, la cuisine était grande et luxueuse. Le plan de travail était en marbre rose et les portes des placards en bois massif bruni. Les rangements du haut étaient dotés de portes vitrées, qui mettaient en évidence une vaisselle de grande qualité. Pour rejoindre Mellanie, il dut contourner un billot central de la taille d’un billard. Elle était assise par terre, dans un coin. Recroquevillée sur elle-même, elle donnait l’impression de vouloir se fondre dans le mur. Le ciseau était posé devant elle, sur les carreaux ocre brun. Hoshe voulut s’accroupir à ses côtés, comme le préconisaient les scénarios d’entraînement, afin de jouer le rôle de l’ami qui lui veut du bien. Toutefois, il n’avait pas perdu tout à fait assez de poids pour cela. Alors, il se contenta d’appuyer ses fesses contre le billot. — Vous devriez faire attention avec ce machin. Entre de mauvaises mains, cela peut être très dangereux. Des tas d’huissiers se font découper en rondelles tous les ans… Mellanie leva les yeux. Ses cheveux auburn étaient complètement emmêlés. Elle avait énormément pleuré et ses joues étaient maculées de traînées collantes. Même dans cet état, elle était superbe. Peut-être même plus que d’habitude - l’image classique de la damoiselle en détresse. — Quoi ? Il sourit d’un air piteux. — Rien. Vous savez pourquoi ces gens sont ici, n’est-ce pas ? Elle hocha la tête et baissa les yeux. — L’appartement a été saisi par la banque, Mellanie. Vous devez vous trouver un nouveau logement. — Mais je suis chez moi, geignit-elle. — Je suis désolé. Je pourrais vous raccompagner chez vos parents… — Je l’aurais attendu ici et tout serait redevenu comme avant. Cette phrase choqua Hoshe plus que tout. — Mellanie, le juge l’a condamné à cent vingt ans d’interruption. — Je m’en fiche. Je l’attendrai. Je l’aime. — Il ne vous mérite pas, dit-il sincèrement. Elle releva les yeux. Elle semblait étonnée, comme si elle ne reconnaissait pas son interlocuteur. — Vous voulez l’attendre ? reprit l’officier. C’est votre décision, et je la respecte. Néanmoins, je préférerais vous en dissuader. Quoi qu’il en soit, vous devez quitter cet appartement. Je sais que c’est horrible pour vous de voir la banque débarquer de cette manière pour tout prendre. Mais vous n’arrangerez rien en vous attaquant à ces robots. Et puis, ces idiots, dehors, ne font que leur métier. En leur mettant des bâtons dans les roues, vous ne faites que retarder l’échéance. Qu’est-ce que vous voulez ? Que des types comme moi finissent par venir faire le sale boulot à leur place ? — Vous êtes un drôle de policier. Vous ne nous méprisez pas. Pas comme cette…, s’interrompit-elle en serrant les lèvres. — Paula Myo est partie. Juste après le procès. Vous ne la reverrez plus jamais. — Génial ! fit-elle en repoussant le ciseau de la pointe du pied. Je suis désolée, reprit-elle timidement. Tout ce que j’ai vécu de beau dans ma vie s’est passé ici. Et puis, ces types sont arrivés et ont commencé à… Ils ont été si désagréables, si hautains. — Ce sont des frustrés, des petits. Vous vous sentez bien, maintenant ? — Oui, répondit-elle en reniflant bruyamment. Je crois. Je suis désolée de vous avoir dérangé. — Ce n’est rien, je vous assure. Tout est bon pour me faire sortir de mon bureau. Je pourrais vous aider à remplir quelques valises et vous raccompagner chez vous. Qu’est-ce que vous en pensez ? — Ce n’est pas possible, dit-elle, le regard perdu dans le vague. Je ne peux pas retourner chez mes parents, c’est hors de question. S’il vous plaît… — Très bien, comme vous voudrez. Que pensez-vous de l’hôtel, alors ? — Je n’ai pas d’argent, chuchota-t-elle. Depuis le procès, je ne me nourris que du contenu du congélateur. Il est presque vide, d’ailleurs. C’est pour cela que les employés sont partis. Je ne pouvais pas les payer. La compagnie de Morty refuse de m’aider. Aucun des directeurs n’a accepté de me rencontrer. Mon Dieu ! Quelle belle bande de salauds. Avant, ils m’adoraient. Ils m’invitaient chez eux, je m’occupais de leurs enfants, on organisait des fêtes. Avez-vous déjà été riche, inspecteur ? — Appelez-moi Hoshe. Non, je n’ai jamais eu beaucoup d’argent. — Les riches ne vivent vraiment pas comme tout le monde. Tout ce qu’ils ont envie de faire, ils le font. C’était très excitant. Je trouvais formidable de faire partie de leur monde, de ne connaître aucune limite, d’être libre. Maintenant, regardez où j’en suis. Je ne suis plus rien. — Ne dites pas de bêtises. Vous avez l’avenir et un tas de possibilités devant vous. Évidemment, à votre âge, les changements de cette ampleur fichent un peu la trouille, mais ce n’est rien. Vous vous en sortirez, d’une manière ou d’une autre. — C’est très gentil de votre part, Hoshe. Je ne mérite pas votre sollicitude, dit-elle en essuyant ses joues. Vous allez m’arrêter ? — Non. Mais vous avez besoin de vous trouver un toit pour ce soir. Vous avez des amis ? — Ah, fit-elle avec un sourire amer. Non. Avant le procès, j’en avais des centaines. Maintenant, personne ne veut m’adresser la parole. J’ai vu Jilly Yen, la semaine dernière. Elle est sortie en douce du magasin en faisant comme si elle ne m’avait pas vue. — Bon, écoutez, je connais une dame qui loue des chambres d’hôtes pas très loin d’ici. Passez quelques nuits là-bas à mes frais, le temps de sortir la tête de l’eau. Vous pourriez trouver un job de serveuse - il y a pas mal de bars en ville. Et les inscriptions à l’université vont commencer dans trois semaines. Vous deviez avoir des projets de carrière avant toute cette histoire. — Non, non. Je ne veux pas de votre argent, protesta-t-elle en se relevant avec difficulté. Je ne suis pas une mendiante. — Il ne s’agit pas de mendier. En plus, je ne suis pas dans le besoin - on m’a promu et augmenté. — Vous avez eu une promotion ? demanda-t-elle avec enthousiasme, avant de comprendre et de se rembrunir. — Vous n’avez malheureusement pas le choix et, croyez-moi, les chambres dont je vous parle ne sont vraiment pas chères. — Alors, juste une nuit, dit Mellanie en baissant la tête. Une nuit, pas plus. — Bien sûr. Allez, je vous aide à faire vos bagages. — Ils ont dit, commença-t-elle en regardant furtivement la porte, que je ne pouvais rien emporter. Que Morty avait tout payé et que la banque devait tout récupérer. C’est pour cela que j’ai… Enfin, vous savez… — Je sais. Je vais m’occuper de cette histoire, ajouta-t-il en la précédant dans le salon. Mademoiselle va faire ses valises et partir, dit-il aux banquiers. — Rien de ce qui appartient à la banque ne p… — Je viens de vous dire ce qui va se passer, le coupa sèchement Hoshe. Vous voulez faire un scandale pour cela ? Vous m’accusez de quelque chose ? Les hommes échangèrent un regard incrédule. — Non, monsieur l’officier. — Merci. Hoshe ne put s’empêcher de rire en entrant dans la chambre à coucher principale. Non pas du fait de cet énorme lit circulaire couvert de satin noir et entouré de miroirs, mais à cause du robot gisant sur le sol. Le pauvre engin avait eu deux électromuscles sectionnés, les trois restants noués autour des jambes, et on distinguait une trace de chaussure sur son flanc. Il fallait développer une force considérable pour endommager des électromuscles de la sorte. Mellanie sortit un modeste sac à dos d’un placard. — Je ne peux pas vous laisser emporter de bijoux. Et je suppose que certaines de vos robes coûtent très cher, dit Hoshe en regardant par-dessus l’épaule de la jeune femme. Les cintres sortaient d’un compartiment caché et défilaient sur un rail motorisé. Il devait y avoir des centaines de vêtements. Le policier ouvrit un autre placard rempli de dizaines de tailleurs, de vestes, de paires de chaussures et de bottes. — Ne vous en faites pas. Ce qui est cher n’est pas forcément ce qu’il y a de plus pratique à porter, dit Mellanie en pliant un jean. J’ai déjà préparé une pile de tee-shirts sur le lit. — Je me disais, puisque vous avez eu une vie trépidante - pour le moins -, pourquoi ne pas vendre votre histoire à un studio. Ce ne serait pas très glorieux, mais… — Je sais. J’ai reçu des centaines de propositions avant que mon compte soit définitivement fermé. — Vous n’avez plus accès à la cybersphère ? — Quand je vous disais que je n’avais plus un rond, je ne plaisantais pas, répondit-elle en produisant un petit ordinateur de poche noir et en le proposant au policier. L’homme le prit, puis le rangea dans une poche latérale du sac à dos. Jamais il n’avait entendu parler de fermeture de compte cybersphère. Tout le monde avait un compte. Mellanie s’assit sur le lit et entreprit de lacer ses chaussures de sport. — Je ferai rouvrir votre compte, dit Hoshe. Juste pour vous permettre de recevoir et d’envoyer des messages pendant un mois. Le truc le plus basique, sans accès aux divertissements. Cela ne me coûtera que quelques dollars. Mellanie le regarda d’un air curieux. — Hoshe, vous voulez coucher avec moi ? — Non ! Enfin, je veux dire… Ce n’est pas ce que… Cela n’a rien à voir… — Les hommes veulent tous coucher avec moi. Je le sais. Je suis belle et jeune. Et j’adore le sexe. Morty était un professeur très expérimenté. Il m’a appris beaucoup de choses. Ce que je fais de mon corps n’est pas honteux, Hoshe. Le plaisir n’est pas un péché. Je serais heureuse de vous en donner. Hoshe sentait qu’il était écarlate. C’était une situation embarrassante. La liberté de ton de la jeune femme lui rappela la fois où son père avait tenté de lui parler des fleurs et des abeilles. — Merci, mais je suis marié, parvint-il à articuler. — Je ne comprends pas. Si ce n’est pas pour coucher avec moi, pourquoi faites-vous tout cela ? — Il a tué deux innocents, ruiné deux vies, répondit-il calmement. Je ne veux pas qu’il fasse une troisième victime. Elle prit une brosse sur la coiffeuse et commença à démêler ses cheveux. — Morty n’a tué personne. Vous vous êtes trompés, Paula Myo et vous. — Je ne crois pas. — Des criminels auraient très bien pu fouiller la mémoire de cette femme pour déterminer ce qui lui appartenait dans cet appartement. Peut-être même l’ont-ils torturée ? En tout cas, ce n’était pas Morty. Le légiste a été formel : aucun signe de torture. La fille était dans son bain et, subitement, sa mémoire a été effacée. Mais il se contenta de dire : —Nous allons devoir nous accommoder de ce désaccord. — Vous êtes beaucoup trop gentil pour être policier. Lorsqu’elle fut prête, Hoshe l’accompagna jusqu’à sa chambre d’hôte. Il paya pour une semaine et parvint à s’en aller sans la laisser l’embrasser pour le remercier. Il n’était pas certain d’être assez fort pour résister à ce contact physique. Cinq jours plus tard, un taxi déposa Mellanie devant un entrepôt, dans le quartier de Thurnby, une sorte de zone industrielle en friche. Malgré cet état de relatif abandon, les terrains, usines et hangars étaient ceints par des grilles sécurisées. Des ordures s’étaient accumulées au pied des clôtures, formant de petites dunes de plastique au-dessus desquelles étaient suspendues des pancartes d’agences immobilières. Le long de la route principale courait une voie de chemin de fer aux traverses pourries, aux galets colonisés par la végétation et aux rails complètement rongés par la rouille. Mellanie regarda nerveusement autour d’elle. L’endroit semblait trop dégagé pour abriter des voyous. Sur une plaque rouge, devant elle, elle lut « Wayside Productions ». Elle inspira profondément et ouvrit la porte. Fidèle à sa parole, Hoshe Finn avait fait réactiver sa connexion à la cybersphère. Son assistant virtuel avait reçu plus de soixante-dix mille messages non publicitaires. Elle les avait tous effacés, avant de changer le code de son interface personnelle. Puis elle avait appelé Rishon, un reporter rencontré du temps où elle vivait avec Morton. Il avait été très heureux de l’entendre et avait immédiatement arrangé un rendez-vous. Son histoire avait une valeur colossale, lui avait-il dit, et les gens paieraient sans sourciller pour accéder à son adaptation. C’est à ce moment-là qu’elle avait eu son idée. Pourquoi ne jouerait-elle pas son propre rôle ? À sa grande surprise, Rishon avait acquiescé avec enthousiasme. Oui, elle gagnerait encore plus d’argent de cette manière. Elle avait passé deux jours entiers avec lui, à vider son cœur en lui racontant sa vie dorée avec son amant, depuis leur rencontre à un dîner de gala jusqu’à cette regrettable erreur judiciaire, en passant par les nombreuses fêtes auxquelles elle avait participé dans la haute société d’Oaktier. Le coup de foudre, l’hostilité de ses parents, le mode de vie hédoniste du couple… Rishon avait tout enregistré, avant d’en faire le script d’un feuilleton en huit épisodes, qu’il mit moins de vingt-quatre heures à vendre. De l’autre côté de la porte, il y avait une petite salle de réception délimitée par des paravents en matériau composite et meublée sommairement avec deux canapés à la structure en chrome écaillé. Une fille était affalée dans l’un d’entre eux. Elle mâchait énergiquement un chewing-gum tout en étudiant une feuille-écran d’un air concentré. Elle portait une minijupe en cuir et un chemisier blanc déboutonné sur une poitrine extrêmement généreuse. Son maquillage était atroce : un excès de mascara lui faisait des yeux de panda, et ses lèvres couleur lavande luisaient d’une manière redoutable. Ses cheveux raides, qui n’étaient qu’extensions mal appliquées, pendillaient sur ses épaules comme des pousses rachitiques. Elle leva les yeux et sourit de toutes ses dents à Mellanie. — Oh ! Salut, vous êtes Mellanie. Je vous reconnais, dit-elle d’une voix haut perchée et criarde. — Oui, c’est moi. — Je m’appelle Tiger Pansy. Jaycee m’a demandé de vous attendre et de vous accompagner immédiatement sur le plateau, expliqua-t-elle en se levant. Grâce à des talons argentés d’une taille impressionnante, elle dépassait Mellanie de deux centimètres. — Tiger Pansy ? fit Mellanie en se retenant à grand-peine d’éclater de rire. — Oui, vous aimez ? C’est mon tout nouveau pseudo. Mon agent voulait que je m’appelle Slippy Trixie, mais c’était hors de question. — Tiger Pansy, c’est très bien. — Merci. Vous êtes délicieuse, vous savez ? Vraiment jeune, douce et tout. Le public va vous adorer. — Euh… Merci, répondit Mellanie en lui emboîtant le pas. Le bâtiment était un ancien hangar divisé en cubes contenant des décors différents. Les box en matériau composite étaient dépourvus de plafond. Très haut au-dessus de leurs têtes, des poutrelles métalliques supportaient un toit équipé d’un collecteur solaire vieillissant, qui vibrait bruyamment au moindre coup de vent. Des gens s’affairaient dans les couloirs, sur les plateaux. Mellanie dut s’aplatir contre le mur à plusieurs reprises pour laisser circuler des techniciens aux bras chargés de gros projecteurs holographiques. La jeune femme ne passa pas inaperçue et fut la cible de nombreux regards gourmands. Toutefois, elle fit mine de ne rien remarquer et suivit Tiger Pansy. Ses nouveaux tatouages la démangeaient de partout. Ils étaient tellement extensifs que leur application avait duré trois jours. Se retenir de les gratter était presque impossible mais, si elle se laissait aller, sa peau serait écarlate pour son premier jour de tournage. Impensable. Elle savait que les autres acteurs allaient la prendre de haut et qu’il lui faudrait travailler dur pour impressionner tout le monde. Elles passèrent devant un plateau où toutes les actrices portaient le même uniforme d’écolière. Malgré le reprofilage cellulaire qu’elles semblaient avoir subi, certaines d’entre elles avaient l’air d’avoir la trentaine. Mellanie les observa longuement. Non, il ne s’agissait tout de même pas de… — Nous y voilà, dit Tiger Pansy avec une note de fierté dans la voix. Ils ont mis beaucoup d’argent dans ce décor. Vous êtes quelqu’un de très important ici, ajouta-t-elle en désignant du menton une pancarte polyphoto sur laquelle on pouvait lire « Séduction meurtrière ». Pas mal, comme titre, non ? — En effet… Tiger Pansy ouvrit la porte et entra dans l’appartement de Morton. Enfin, presque. À l’autre bout du plateau, il y avait le salon, avec son coin discussion et ses canapés presque identiques aux vrais. La cheminée était bien placée, juste derrière, sauf qu’ils y avaient ajouté d’étranges animaux en fibre de verre, recouverts de peinture imitation pierre. Autour de ce salon, il n’y avait que des hologrammes simulant le reste de l’appartement. Un anneau d’holocaméras pendait un mètre au-dessus des canapés. Trois techniciens se tenaient près d’une trappe ouverte sur son flanc, tandis qu’un robot semblable à un mille-pattes de cinquante centimètres rampait lentement au milieu de ses composants électroniques. L’autre moitié du décor était réservée à la chambre à coucher, reproduite dans sa totalité et dans les moindres détails, même si les murs étaient des hologrammes et les draps en coton plutôt qu’en soie. Deux hommes étaient assis sur le matelas. L’un d’entre eux était Morton. Mellanie se figea de surprise, puis elle remarqua quelques différences et comprit qu’il s’agissait du résultat d’un reprofilage. Du beau travail, néanmoins : la plupart des gens s’y laisseraient prendre. L’autre type était le fameux Jaycee, le directeur de Wayside Productions. Il était tout de noir vêtu, couleur qui va à la plupart des gens. Chez lui, pourtant, le résultat était mitigé, pensa Mellanie. De fait, il paraissait plus vieux que ses cinquante et un ans, et avait des allures d’oncle célibataire un peu excentrique. Il avait le crâne rasé, même si un anneau grisâtre et fantomatique trahissait la présence dissimulée d’une tonsure. Comme il approchait, elle essaya de ne pas fixer son front du regard. C’était étrange, tout de même. Habituellement, les dirigeants, surtout dans le milieu des médias, savaient tirer profit de leur calvitie. — Mellanie, enfin. Très heureux de te rencontrer enfin en chair et en os, dit-il en lui serrant la main un peu trop fort et en la détaillant de la tête aux pieds. Quel corps de rêve ! Tu es vraiment délicieuse. En revanche, ajouta-t-il en pinçant légèrement les lèvres, je te voyais un peu plus jeune… — Ah ? lâcha Mellanie, à qui Wayside Productions commençait à faire mauvaise impression. — Ce n’est pas une critique, chérie. J’ai un putain de maquilleur. Il te fera perdre quelques années sans aucun problème. Tu as vu ce qu’il a fait à Joseph ? L’homme qui ressemblait à Morton eut un sourire carnassier. — Salut, ma poule. J’ai hâte qu’on tourne ensemble. Il s’empoigna l’entrejambe et serra joyeusement. À travers le tissu, Mellanie distingua son érection. — T’en fais pas. Tu ne seras pas déçue du matos, ajouta-t-il. — T’es vraiment un trou du cul, Joseph, dit Tiger Pansy d’un ton méprisant. Mellanie, refusez les scènes anales, même si elles sont dans le script. Cet abruti se l’est fait agrandir à tel point que c’en est ridicule. Vous ne pourriez plus vous asseoir pendant une semaine. — Eh ! rétorqua Joseph en la gratifiant d’un majeur dressé. Elle est peut-être grosse, mais avec tes gants de toilette, tu ne pourrais même pas me faire une cravate de notaire, espèce de vieille salope. — Va te faire foutre ! — Qu’est-ce que c’est que ces conneries ? demanda Mellanie. On est censé raconter mon histoire, ce que j’ai vécu avec Morton, pas tourner un film porno. — Bien sûr, chérie, intervint Jaycee. Vous deux, dit-il à Joseph et Tiger Pansy, dégagez. Je dois parler à Mellanie. — Qu’est-ce que vous essayez de faire ? lui demanda cette dernière lorsque les deux autres se furent éclipsés. — OK, je m’excuse pour Joseph, c’est un connard. Mais c’est aussi une de mes meilleures BSP… — Une quoi ? — Une BSP : « bite sur pattes ». Même avec les produits dont on dispose aujourd’hui, certains gars ont un mal de chien à l’avoir bien dure pendant toute une journée de travail. C’est psychologique, je sais bien. Joseph, lui, il peut y aller à n’importe quel moment ! Il est incroyable. N’écoute pas cette vieille peau mal baisée de Tiger Pansy. Joseph sait s’y prendre avec les filles. Tu vas prendre un pied dément à grimper sa queue de taureau. — Je ne crois pas. Je pense qu’il y a eu un malentendu. Je ne suis pas venue ici pour jouer dans un porno. Au revoir, dit-elle en tournant les talons. — Attends, merde, attends, s’exclama Jaycee en lui barrant la route et en écartant les bras. Ce n’est pas un putain de porno. On va tourner un vrai drame réaliste. Elle jeta un regard circulaire sur le plateau. Les sculptures de la cheminée s’expliquaient à présent. — Bien sûr…, dit-elle. — Putain, mais écoute-moi ! J’ai lu le script de Rishon. Tu étais une putain de nageuse quand ce Morton a débarqué dans ton string et niqué ta carrière. Cette histoire, elle est classique, putain, ouais ! Tu es jeune, il est riche. Sauf qu’en plus, c’est aussi un assassin. Il t’a trahie, chérie. Le public adore les trucs de ce genre. On a même ajouté une scène de poursuite dans tout l’appartement au moment où tu découvres toute la vérité. Il te pourchasse avec un couteau. Putain, ça va être génial ! — C’est de la merde ! aboya-t-elle. Je n’ai jamais dit ces conneries à Rishon. Morton n’a tué personne. Notre histoire, vous vous en moquez complètement. — Pas du tout, chérie. Je veux toute cette putain d’histoire. Écoute, on va juste tourner les scènes de sexe en premier, histoire de s’en débarrasser. Après, on pourra se concentrer sur le reste, tourner des extérieurs, sur les sites véritables. OK ? — N’importe quoi… — Tu n’aimes pas Joseph ? Très bien. Pas de problème. Je me ferai reprofiler et je te baiserai moi-même. — Nom de… Et elle se dirigea vers la porte. La main de Jaycee s’abattit sur son épaule et la fit pivoter. Il était rouge comme une pivoine et bouillonnant de colère. Son visage était constellé de taches plus sombres, témoignages de nombreux reprofilages bon marché pratiqués au cours des décennies. — Arrête un peu de faire ta putain de sainte-nitouche. Tu as signé ce putain de contrat et tu savais ce qu’il y avait dedans. Tu t’es même fait faire de nouveaux tatouages exprès pour ce tournage, bordel de merde ! Tu chies dans ton froc parce que c’est ta première fois ? Mais je peux t’arranger ça très facilement. J’ai toute une mallette de calmants. Tu seras sur un nuage du début à la fin du tournage. En tout cas, ne viens pas me dire que tu ne savais pas où tu mettais les pieds. — Ce n’est pas du tout ce qu’on m’avait dit. J’ai accepté de me faire tatouer parce que toutes les actrices doivent en passer par là. Le sexe fait partie de la vie, et les scènes d’amour doivent faire partie intégrante de l’intrigue. Mais vous, vous ne voulez faire que ça. — Les actrices ? Qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre ! Tu veux qu’on te considère comme une comédienne ? Suffit de demander. Mais ce n’est pas pour ça que j’ai payé tes tatouages. Pour moi, t’es un supercoup, et rien d’autre. T’es le genre de salope que nos clients rêvent de tringler, mais que seuls les riches peuvent foutre dans leur pieu. Grâce à moi, tous les pauvres types du Commonwealth vont pouvoir te goûter et ils m’en seront à jamais reconnaissants. — C’est hors de question. Je refuse. — Qui te dit que tu as le choix, espèce de chienne ? J’ai dépensé mon pognon et je veux un retour sur investissement. Le contrat dit que tu dois écarter les jambes quand je t’ordonne de le faire et qu’on peut filmer ton corps sous toutes les coutures pendant que mes BSP te besognent. Alors, arrête de me balancer tes conneries ou je ferai en sorte que tu finisses dans une cellule d’interruption à côté de l’amour de ta vie. Tous les deux, on a signé un contrat en bonne et due forme. Jaycee plongea son regard triomphant dans celui de la jeune femme, prêt à savourer les premiers signes de soumission. Mellanie fut rapide comme l’éclair. Des années d’entraînement acharné avec son équipe de natation lui avaient donné une force et des réflexes que les athlètes modernes n’acquéraient normalement qu’après des modifications génétiques drastiques. Son genou se souleva comme pour le frapper au menton. Sauf qu’il rencontra son scrotum à mi-chemin. Elle vit sa bouche s’ouvrir en silence, ses yeux s’écarquiller et s’emplir de larmes. Il s’affala sur le côté en faisant un faible bruit étouffé. Puis il se roula en boule. — Bon, dit-elle comme si de rien n’était, je dois absolument appeler mon agent. Quand tu seras sorti de l’hôpital, on pourra déjeuner ensemble. Le taxi déposa Mellanie près du lac, dans le quartier de Glyfada. Elle s’assit sur un long banc en bois au bord de l’eau et admira les voiliers qui, au sortir de la marina de Shilling Harbour, se hâtaient de profiter des derniers souffles du vent matinal. Les bars et les restaurants ouvraient à peine leurs portes. Les camions de livraison étaient nombreux ; les robots s’affairaient autour des caisses de nourriture fraîche. Il était encore tôt et le service n’était pas près de commencer. Sa nouvelle carrière dans les médias avait duré quarante-cinq minutes en tout et pour tout. Elle repensa à Jaycee, à ce qu’elle lui avait fait, et se mit à trembler. Un rire nerveux incrédule - de soulagement et non de joie - s’échappa de ses lèvres entrouvertes. Personne n’avait tenté de l’arrêter lorsqu’elle était partie. Tout juste l’avait-on suivie du regard, comme si elle était une sorte de tueuse en série. Tiger Pansy, elle, lui avait balancé un clin d’œil. Je n’arrive pas à croire que j’ai fait ça. Ce qui, par association d’idées, amena une pensée terrible : si chaque être humain était capable d’en venir à de telles extrémités, peut-être Morton avait-il… Elle s’empêcha d’aller plus loin. En fait, ça m’a fait du bien. Je suis fière d’avoir résisté à ce type. Dans le feu de l’action. Jaycee ne manquerait pas de porter plainte contre elle dès qu’il serait sur pied. Elle avait signé un contrat. Un contrat en apparence parfait, qui promettait de régler tous ses problèmes. Les suggestions de ce cher Hoshe - un boulot de serveuse et l’université - n’étaient pas réalistes. Il ne comprenait pas qu’elle ne pouvait tout simplement pas faire ces choses-là après la vie à laquelle elle avait goûté. Bien sûr, les possibilités n’étaient pas légion. Un jeune homme vêtu d’un short et d’un maillot de rugby se baladait sur le front de mer en la regardant discrètement. Elle repoussa une mèche de cheveux noirs et lui sourit timidement. Le sourire qu’il rendit alors était si saturé de joie et d’espoir, qu’elle eut le plus grand mal à se retenir de rire. Dieu, comme les hommes sont faciles. Elle n’était d’ailleurs pas focalisée sur les hommes. Vu son état d’esprit actuel, une femme ferait parfaitement l’affaire. Au lit, les filles étaient tellement plus attentives et réceptives. Ce serait agréable de se faire dorloter, d’être adorée. Non. Il est hors de question que je fasse encore preuve de faiblesse. Ses larmes menacèrent de jaillir une fois de plus. Elle avait tellement souffert depuis le procès. Elle serra les poings, enfonçant ses ongles dans ses paumes. Elle grimaça de douleur. Je ne pleurerai plus jamais. Il ne lui restait plus qu’une possibilité. Jusque-là, elle l’avait écartée car elle était trop risquée. C’était un véritable fantasme, le genre de filet psychologique qu’on se refuse à utiliser. Elle sortit de sa poche un mini-ordinateur récupéré dans l’appartement de Morton. Celui au boîtier ridiculement luxueux - le pauvre Hoshe ne l’avait même pas remarqué. — Je veux une liaison avec l’IA, dit-elle à son assistant virtuel. Ses tatouages n’étaient dotés que de récepteurs sensoriels. Jaycee n’avait pas payé pour la fonction interface virtuelle. — Pour quelle raison ? demanda l’assistant. L’IA était connue pour sa propension à ne pas répondre aux appels humains. Ses liens avec le Commonwealth étaient ténus : un service de banque en ligne, une liaison directe avec le gouvernement en cas d’urgence, et c’était à peu près tout. Mellanie approcha le petit appareil tout près de son visage. — Contente-toi de lui annoncer qui je suis et demande-lui… Demande-lui si grand-père se souvient de moi, chuchota-t-elle. Sur l’écran miniature apparurent des lignes mandarine et turquoise, qui furent immédiatement aspirées par un point central. — Bonjour, ma petite Mel. — Grand-père ? Les mots avaient du mal à sortir de sa gorge serrée. Une fois de plus, des larmes menacèrent de jaillir - elle ne s’attendait pas réellement à ce que sa requête soit entendue. — Il est avec nous, oui. Les jours passés à l’hospice, assise près de son lit, à accompagner ses derniers instants revinrent douloureusement à sa mémoire. Elle avait neuf ans. Jamais elle n’avait compris pourquoi il ne s’était pas fait rajeunir comme tout le monde. Ses parents ne voulaient pas qu’elle reste là, cependant, elle était déjà têtue à l’époque. Grand-père (en réalité, son arrière-arrière-grand-père) n’avait jamais été avare de son temps. Il était toujours disponible pour sa petite Mel, malgré les sollicitations, nombreuses, des dirigeants de la planète. À l’école, les fichiers d’histoire n’avaient pas oublié celui qui avait aidé Sheldon et Isaacs à programmer le trou de ver originel. — Tu es toujours toi, grand-père ? — C’est une question difficile, Mellanie. Nous sommes les souvenirs de ton grand-père, mais nous sommes aussi plus, infiniment plus, tout en étant moins que l’individu auquel tu fais référence. — Tu m’as toujours écoutée, grand-père. Tu as toujours dit que tu m’aiderais en cas de besoin. Aujourd’hui, j’ai vraiment besoin de toi. — Nous n’avons pas d’enveloppe physique, Mellanie. Nous ne pouvons aider qu’avec des mots. — Je sais. C’est de cela que je parle, de conseils. Je ne sais pas quoi faire, grand-père. Ma vie est sens dessus dessous. — Tu n’as que vingt ans, Mellanie. Tu es une enfant. Ta vie ne fait que commencer. — Pourquoi alors ai-je l’impression qu’elle est terminée ? — Parce que tu es jeune. Tout ce qui arrive aux gens de ton âge est amplifié, magnifié. —Sans doute. Alors, tu veux bien m’aider, grand-père ? — Qu’est-ce que tu aimerais savoir ? — Je n’ai plus un sou en poche. — Nous le savons. La Banque nationale de Darklake travaille avec son efficacité habituelle. Elle est en train d’évaluer les biens de ton ancien amant pour les redistribuer à Tara Jennifer Shaheef et Wyobie Cotal. Avant cela, pourtant, elle devra payer les honoraires exorbitants réclamés par les avocats et les institutions de la planète. Tu pourrais, toi aussi, demander un pourcentage de cet argent. Nous pensons cependant que tu aurais très peu de chances d’être entendue. Légalement parlant, ta position est pour le moins instable. — Je sais bien, dit-elle avec force. J’ai décidé de ne plus dépendre de qui que ce soit, de gagner ma vie de façon autonome. — C’est bien la petite Mel dont nous nous souvenons. Nous avons toujours été fiers de toi. — J’ai essayé de vendre mon histoire, mais cela n’a pas très bien fonctionné. Je suis un peu naïve et stupide. J’ai fait confiance à ce journaliste et je me suis fait avoir. Il n’est pas impossible que je finisse au commissariat. Il y avait ce type abject, ce pornographe. Je l’ai, comme qui dirait, un peu agressé ! — Ne jamais faire confiance à un journaliste - c’est une règle d’or. La situation n’est probablement pas désespérée. Le plus souvent, les pornographes ne sont pas en très bons termes avec la police. — Je voulais me faire un nom. Je pensais pouvoir devenir une célébrité, une personnalité des médias. Je présente plutôt bien et je suis déterminée. J’ai juste besoin d’être guidée. La mise en images de ma vie était censée n’être qu’un début, juste histoire de me faire un nom. C’est très important d’avoir un nom. À terme - qui sait ? - je pourrais devenir la nouvelle Alessandra Baron. — Pourquoi pas, en effet. Tu en as le potentiel. Mais quel serait notre rôle dans cette aventure ? — Grand-père, je veux que tu deviennes mon agent. J’ai besoin de reprendre mon histoire à Rishon et de la revendre à un producteur respectable. J’ai également besoin de rembourser mes tatouages à Wayside Productions. Je sais que tu sauras me dégotter le meilleur des contrats. Tu es honnête, tu ne m’arnaqueras pas. En plus, tu es une banque. Mon argent sera en sécurité chez toi. — Nous voyons. Très bien. Nous ferons cela pour toi. Demeure néanmoins la question de notre traitement. — Je sais. C’est dix pour cent, non ? Ou tu préférerais un peu plus ? — Nous ne pensions pas à de l’argent. — Ah, fit-elle en fronçant les sourcils. (Elle regarda fixement l’écran couvert de motifs aléatoires.) Alors, qu’est-ce que tu veux ? — Si tu souhaites sérieusement faire carrière dans les médias, tu auras à tout prix besoin d’une interface sensorielle de qualité professionnelle. — Oui, un lien neural, je sais. Pour le moment, je dispose du minimum, mais c’est un bon début. J’espérais que mes avances paieraient mes améliorations et les mises à niveau. Et puis, il me faudrait quelques implants. En fait, je veux une panoplie virtuelle complète. — Nous paierons pour tous tes implants. Toutefois, à certaines occasions, nous voudrons en profiter aussi. — Je ne comprends pas. — Nombreux sont ceux qui croient que notre présence dans le Commonwealth est totale, car garantie par l’unisphère. Pourtant, nous avons nos limites. Il est des endroits que nous ne pouvons atteindre, des endroits dont l’accès nous est interdit, d’autres dont les systèmes électroniques ne sont pas aptes à nous recevoir. Tu pourrais nous permettre d’accéder à ces endroits en des occasions particulières. — Tu veux dire que tu nous surveilles ? Moi qui croyais que ce n’était qu’une théorie de la conspiration de plus… — Nous ne surveillons pas tout le monde. Néanmoins, nos intérêts et les vôtres sont hautement compatibles, et vous faites partie de nous du fait de vos innombrables sauvegardes de mémoires. Nos destins sont mêlés, serions-nous tentés de dire. Le seul moyen de les démêler serait de nous retirer complètement de la sphère des activités humaines, ce que nous ne sommes pas disposés à faire. — Et pourquoi pas ? Ta vie deviendrait beaucoup plus simple. — Tu crois que ce serait une bonne chose ? Aucune entité ne peut s’enrichir en restant isolée. — Donc tu nous surveilles. Mais est-ce que tu nous manipules ? — En devenant ton agent, nous contrôlerons le cours de ton existence. Est-ce de la manipulation ? Nous ne sommes que des données… Il est dans notre nature de nous étendre, d’acquérir de nouvelles connaissances et de les utiliser. C’est notre seul langage, notre raison d’être. Les événements humains ne constituent qu’une très faible part des informations que nous absorbons. — En fait, tu nous étudies. — Pas en tant qu’individus. Ce qui nous intéresse, c’est votre société, la manière dont ses courants circulent. Ce qui vous affecte nous affecte. — Et tu n’aimes pas les surprises. — Et toi ? — Surtout pas les mauvaises. — Nous nous comprenons. Souhaites-tu toujours que nous devenions ton représentant et conseiller, petite Mel ? — Et moi, je serais ton agent secret, c’est cela ? — En quelque sorte. Sauf que tu ne courras aucun danger. Tu seras juste nos yeux et nos oreilles, là où l’accès nous est refusé. Ne t’attends pas à recevoir des gadgets ou à conduire une voiture volante. Elle rit - pour la première fois depuis un bon moment. Dommage pour la voiture volante. — Ça marche ! Car si grand-père était sérieux, l’IA ferait tout son possible pour qu’elle réussisse sa carrière. Le dernier petit tube en cuivre entra sans problème dans la machine à expressos. Mark Vernon referma le boîtier à l’aide de tenailles à électromuscles, remit les vis en place et ralluma l’engin. Trois diodes vertes clignotèrent. — Et voilà le travail. Mandy frappa dans ses mains en jubilant. — Oh, merci, Mark. Je n’arrêtais pas de dire à Dil qu’elle fonctionnait mal, mais il refusait de mettre le nez dedans. Vous êtes mon héros. Il sourit à la jeune serveuse, qui le regardait avec de grands yeux. Elle venait tout juste de mettre des sandwiches grillés dans la vitrine pour les clients du matin. Il y en avait pour tous les goûts : œufs brouillés, saucisses, tomates, jambon, fromage, ananas et même omelette végétarienne. Julie, sa collègue, s’affairait autour des couverts et des assiettes dans la cuisine. Un parfum de bacon fumé au miel parvenait jusqu’aux narines de Mark. — Ce n’était pas grand-chose, dit-il modestement en faisant de son mieux, malgré l’étroitesse de l’endroit, pour ne pas entrer en contact physique avec une Mandy subjuguée. Bon, ben… Il faut que j’y aille. Il rangea ses outils et brandit sa caisse devant lui à la façon d’un bouclier. — Vous plaisantez ? Asseyez-vous là, que je vous prépare un petit déjeuner. Vous l’avez amplement mérité. Et n’hésitez pas à charger la facture. Ce Dil, quel grippe-sou quand même. — Bon, fit-il en hochant la tête, vaincu. En fait, il avait faim. Il n’y avait que quinze minutes de voiture entre Randtown et la vallée d’Ulon, où les Vernon cultivaient leurs vignes. En entendant la voix catastrophée de Mandy, ce matin, il était parti sans manger. Il n’avait même pas eu le temps de prendre un peu de gel dentaire. Il s’assit à l’une des tables en marbre qui faisaient face à la grande baie vitrée incurvée du Tea for Two. Un couple était déjà installé face à lui, de l’autre côté de l’entrée. L’homme et la femme portaient des vêtements de ski et discutaient d’un ton joyeux, penchés amoureusement l’un vers l’autre comme si le reste du monde n’existait pas. Une lumière vive se déversait sur le massif de Dau’sing, au nord de la ville. Mark mit ses lunettes de soleil et déroula une feuille-écran - il n’aimait pas lire en vision virtuelle, car cela lui donnait la migraine. Une douzaine de titres tournaient en boucle sur la gauche de la feuille. L’autre moitié étant réservée aux articles à proprement parler, mis en ligne sur la cybersphère par le Randtown Chronicle, le seul média valable de cette partie du continent. Malgré sa bonne volonté, Mark ne put se résoudre à lire les papiers consacrés à la construction d’une rocade autour des quartiers ouest ou à la reforestation de la vallée de l’Huître… Il demanda à son assistant virtuel de lui dégotter les dernières nouvelles du Commonwealth et s’intéressa au lancement de la campagne pour les élections présidentielles. Apparemment, ni les Sheldon, ni les Halgarth, ni même les Singh n’avaient encore accepté de s’engager aux côtés de Doi. — Et voilà, dit Mandy d’un ton enjoué en déposant une assiette devant lui. Elle lui avait apporté du bacon, une montagne de crêpes dégoulinant de sirop d’érable, dont le sommet garni de fraises et de baies de lola figurait un visage souriant, ainsi qu’un milk-shake à la pomme et à la mangue. — Je reviens bientôt avec les toasts et le café, ajouta-t-elle en clignant de l’œil d’un air coquin, avant de s’en aller prendre la commande du couple. Derrière le comptoir, le percolateur gargouillait et sifflotait de manière rassurante. Comme si elle venait de réaliser que sa journée de travail était commencée, Julie alluma la chaîne stéréo et mit un disque de musique acoustique hindi. Le problème, avec les bars et les cafés de cette ville, c’était qu’ils passaient tous des groupes underground obscurs, dont la production était souvent absconse et, de toute façon, quasi introuvable. Mark considéra un instant la gigantesque pyramide de calories qui trônait devant lui. Il soupira, agrippa sa fourchette. Ces derniers temps, Liz avait eu quelques remarques désagréables à propos de sa ligne. De fait, la nourriture, ici, était dangereusement délicieuse. Et puis, rien n’était jamais servi en petite quantité. Si vous vouliez une côtelette d’agneau, il vous fallait aussi faire avec les six légumes extraterrestres, trois sauces et les étranges condiments qui allaient avec. Par ailleurs, seuls ceux qui souhaitaient se faire remarquer se passaient d’entrée ou de dessert. L’odeur de la nourriture commençait manifestement à se répandre dans toute la rue. La clientèle affluait. Il y avait des touristes surpris par le décor romain de l’établissement et désireux de faire le plein d’énergie avant de se lancer dans une folle journée de découverte. Et puis les gens du cru, qui restaient au comptoir pour se faire servir un sandwich et une boisson chaude avant de s’en aller. Mandy eut à peine le temps de lui apporter ses quatre toasts et un pot de sa confiture préférée - rhubarbe et vanille. Un pain au chocolat 1 était posé discrètement sur le bord de l’assiette, juste au cas où. À 8 h 30, il quitta enfin le Tea for Two en marchant tranquillement - ou en se dandinant, comme disait Liz. La matinée était parfaite. Comme tous les jours. C’était d’ailleurs pour cette raison qu’il avait parcouru trois cents années-lumière pour s’installer ici. Il inspira profondément cet air pur et frais, que l’on ne trouvait qu’au pied des montagnes perpétuellement enneigées. Les pics et les plateaux du massif étaient couverts d’un épais manteau blanc, et les pistes de ski étaient toutes praticables. Mark leva les yeux vers les sommets et ses lunettes s’assombrirent davantage. Les rayons de l’étoile de type G-9 d’Elan transperçaient un ciel immaculé. Le massif dominait la région, formant une barrière de cônes et de pics impressionnants. L’hémisphère sud entrant doucement dans le printemps, la moindre crevasse scintillait et servait de lit à un ru bouillonnant. Des conifères importés de tout le Commonwealth avaient colonisé les étages les plus bas, apportant la touche de verdure nécessaire à ce paysage idyllique. Juste au-dessus, s’épanouissait l’herbe à vent endogène, aux pousses vert jaunâtre menaçantes. Cette même herbe qui tapissait les versants non encore colonisés et presque un quart du continent. De petits triangles de soie dorée planaient dans le ciel, à la recherche des courants ascensionnels. Habituellement, ces fous volants s’élançaient du Rocher des eaux noires, à l’extrémité est de la ville. Le Rocher, qui culminait à six cents mètres au-dessus de la cité, était recouvert d’une forêt dense, traversée en son milieu par un téléphérique reliant le terrain de sport du lycée à l’immeuble semi-circulaire de L’Orbite - que d’aucuns comparaient à une soucoupe volante fichée dans le sol. Le restaurant de la « soucoupe volante » était un piège à touristes hors de prix. Mais la vue sur la ville y était sans égale. Tous les jours, les petites cabines chromées emmenaient touristes, professionnels du vol et autres fous de sports extrêmes au sommet du Rocher. Après avoir marché quelques minutes au milieu des arbres, on atteignait le bord du précipice, où le vent soufflait exactement dans la bonne direction. Il suffisait alors d’enfiler une combinaison Vinci et de décoller. Les vrais professionnels pouvaient passer la journée à planer, à dessiner des spirales dans les courants d’air chaud, ne redescendant qu’au crépuscule. Les combinaisons Vinci étaient relativement faciles à utiliser : on entrait à l’intérieur d’une sorte de sac de couchage en fuseau, doté d’ailes pliables d’une envergure pouvant atteindre huit mètres. On se tenait debout au bord du gouffre, les bras écartés comme pour se faire crucifier, et on plongeait dans le vide. Des électromuscles accentuaient les mouvements des bras et des poignets, permettant de battre des ailes et de virer sans aucune difficulté. Jamais l’homme ne s’était autant approché du vol de l’oiseau. Mark avait fait l’expérience deux fois, partageant une combinaison avec un ami instructeur. En y repensant, il fut parcouru par un frisson de plaisir. C’était génial, mais il n’était pas disposé à en faire son métier. Il descendit la rue piétonnière en pente vers le lac. Les boutiques étaient nombreuses et variées. On trouvait bien sûr les habituelles franchises présentes dans tout le Commonwealth - Bean Here, Bab’s Kebab -, mais aussi des magasins d’artisanat local, des cafés et des restaurants traditionnels, typiques. Presque tous les bâtiments comportaient un étage et avaient un toit pentu, couvert de panneaux solaires. Les quelques rares immeubles à deux étages étaient majoritairement des restaurants dotés d’une terrasse surplombant la rue. La plupart de ces constructions étaient constituées de modules préfabriqués, qui leur donnaient un côté étrangement provisoire. Certains étaient ornés de cette pierre bleu et violet que l’on trouvait au pied du massif, ou même de lambris en pin. D’étroites allées transversales menaient à des boutiques exiguës et des studios de location. Les murs y étaient tapissés de plantes grimpantes soigneusement taillées et la chaussée encombrée de tables et de chaises en fer forgé. Des verres et des bouteilles vides en grand nombre témoignaient de l’animation qui régnait ici toutes les nuits. Les rideaux métalliques se levaient progressivement. Les lumières s’allumaient. Humains et robots s’activaient pour tout faire briller. Mark dit bonjour à quelques personnes et fit un signe de la main à presque tous les employés. C’était bizarre : tout le monde était jeune et se ressemblait. En apparence, cette communauté aurait pu passer pour une grande famille, une bande de cousins. Les couleurs de peau étaient certes très variées. Les garçons avaient les cheveux très courts, presque tondus, et des muscles naturellement dessinés. Ils portaient des sweat-shirts larges, des vestes encore plus larges, des bermudas et des sandales de sport. Les filles étaient agréables à regarder dans leurs jupes courtes ou leurs pantalons moulants. Leurs hauts mettaient en évidence des ventres plats, musclés, malgré le froid sec et piquant. Tout le monde travaillait. Il y avait là des vendeurs, des serveuses, des barmen, des hôtesses d’accueil, des moniteurs de plongée, des guides, des baby-sitters. Tous travaillaient pour la même raison : réunir suffisamment d’argent pour une prochaine expérience extrême. L’industrie principale de Randtown était le tourisme. Toutefois, ce qui en faisait une destination à part, c’était la nature des sports que l’on pouvait pratiquer dans ses paysages sauvages. Les vrais jeunes - ceux qui vivaient pour la première fois - et les marginaux du Commonwealth y venaient en masse. Il n’était pas question de rébellion, juste d’une soif de sensations fortes. Comment descendre de cette montagne encore plus vite ? Comment affronter ces rapides ? Comment effectuer un virage encore plus serré en jet-ski ? Comment sauter d’encore plus haut ? Telles étaient les questions que se posaient ces jeunes gens. Les touristes plus âgés, expérimentés et conservateurs, préféraient les hôtels confortables, les excursions en cars climatisés. C’était grâce à leur argent que pouvaient travailler les filles comme Mandy et Julie. Mark traversa une route en sens unique et se retrouva sur la promenade principale de la ville. Randtown avait été bâtie dans une crique en forme de fer à cheval, au nord du lac Trine’ba. Avec ses cent quatre-vingts kilomètres de longueur, c’était le plus grand lac de tout Elan. Par endroits, il pouvait atteindre jusqu’à mille mètres de profondeur. Sous sa surface étonnamment bleue prospérait un écosystème marin singulier, résultat de dizaines de millions d’années d’évolution autarcique. De magnifiques récifs coralliens dominaient les hauts-fonds, formant ici et là des atolls coniques, semblables à des volcans miniatures. Les espèces de poissons, étranges et fascinantes, étaient innombrables. Tout comme leurs cousines des eaux salées, elles étaient dépourvues de nageoires et d’ailerons, et se propulsaient en expulsant de l’eau. Avec le ski et le snowboard, la plongée était l’autre spécialité de Randtown. Des dizaines de jetées accueillaient un nombre incalculable de bateaux. L’été était encore loin et l’eau du Trine’ba glaciale, pourtant, une bonne dizaine de navires s’apprêtaient à rallier les sites les plus prisés des touristes. Mark regarda passer un gros catamaran de la compagnie Céleste Tours. Les hélices tournant à l’arrière de chacune de ses coques faisaient bouillonner l’eau du lac. Deux hommes d’équipage se tenant sur la proue du bateau lui firent signe et lui crièrent quelque chose. Mais il n’entendit rien à cause du vacarme des moteurs. Il longea le mur de pierre qui servait de support à un long poème. Un jour, il se donnerait la peine de le lire du début à la fin. Le garage Ables Motors, son lieu de travail, était situé à deux rues de l’extrémité est de la promenade. Il y arriva bien avant neuf heures moins le quart. Randtown, qui était pourtant l’agglomération la plus grande à huit cents kilomètres à la ronde, n’était pas très étendue. Sans les touristes et les gens de passage, sa population excédait à peine cinq mille habitants. On pouvait traverser la ville d’un bout à l’autre en un peu plus d’un quart d’heure de marche. Il y avait à peu près autant d’habitants éparpillés dans les vallées et les plaines du nord et de l’ouest, là où se trouvaient la plupart des fermes et des vignobles. Pour emprunter les chemins de terre qui reliaient les communautés entre elles, il n’y avait rien de tel que les 4x4. Les véhicules tout terrain étaient justement la spécialité d’Ables Motors, qui était une filiale de Farndale. Ce choix s’était imposé de lui-même lorsque Mark et sa femme s’étaient mis en quête d’une nouvelle vie. Comme il se débrouillait plutôt bien avec les machines, il était capable d’effectuer lui-même les réparations légères, et la vente de voitures neuves et d’occasion leur permettait de mettre du beurre dans les épinards. Malheureusement, Ables Motors n’était pas la priorité de Farndale, et des marques plus établies, telles que Mercedes, Ford, Range Rover ou Telmar, se partageaient déjà la quasi-totalité du marché. De plus, son garage n’avait que deux ans. Il aurait peut-être dû tenir compte de tout cela, ainsi que des dettes de la franchise, avant de signer le contrat. Les ventes se faisaient au compte-gouttes et, étant donné la faible quantité de véhicules en circulation, les réparations étaient rares. Il ne lui avait pas fallu plus de quinze jours pour comprendre que le garage ne pourrait jamais leur permettre de vivre décemment. En cherchant un boulot d’appoint, il s’était vite rendu compte que les habitants de la ville et des fermes alentours rencontraient de nombreux problèmes techniques, qu’une personne avec des rudiments de mécanique pouvait facilement régler. Mark s’y connaissait très bien en électronique et en électricité. Et puis, il disposait d’un atelier parfaitement équipé. Dès la troisième semaine, il rapporta dans son garage deux robots nettoyeurs, un climatiseur, le sonar d’un catamaran et un échangeur de chaleur. Randtown était une communauté modeste et repliée sur elle-même. Le bouche à oreille fonctionna parfaitement ; il fut très vite submergé de machines défectueuses à réparer. En général, il se faisait payer en liquide, même si les impôts n’étaient pas excessifs sur Elan. Cela leur avait permis, à sa femme et lui, d’accélérer le remboursement du vignoble. Ce matin-là, trois cueilleuses automatiques l’attendaient dans son atelier. Chacune faisait la taille d’une voiture et possédait assez d’électromuscles pour équiper un Raiel en prothèses. Elles appartenaient à Yuri Conant, un ami et voisin, qui possédait trois vignobles dans la vallée d’Ulon. L’un des gamins de Yuri avait le même âge que Barry. Mark enfila son bleu et commença le diagnostic de la première machine. Les supports de son moteur magnétique étaient usés jusqu’à la moelle. Il était en train de vérifier les câbles supraconducteurs sous le châssis lorsque son assistante, Olivia, arriva. — Vous avez entendu ? s’excita-t-elle. Mark roula de sous la carrosserie crottée et lui lança un regard interrogateur. — Wolfram vous a enfin demandé s’il pouvait monter boire un café ? Cela faisait deux semaines qu’il suivait cette saga amoureuse, bon gré mal gré. Un nouvel épisode chaque matin. — Non ! Seconde Chance est de retour. Il est sorti de l’hyperespace au-dessus d’Anshun il y a une quarantaine de minutes. — Merde ! C’est vrai ? Impossible de jouer la comédie et de faire semblant de ne pas s’intéresser à cela. S’il n’avait pas été père de famille, lui aussi aurait tenté de participer à cette aventure. L’univers était si vaste en dehors d’Augusta… Il savait tout de ce projet. Il connaissait toutes les statistiques par cœur, tous les détails inutiles, au point d’en être énervant pour son entourage. Son assistant virtuel était supposé le tenir au courant de tous les développements liés à cette mission, mais ce matin, pendant qu’il conduisait, il avait choisi de le mettre en veille pour ne pas être dérangé par un autre appel d’urgence. Venant du Tea for Two, par exemple. Sa famille pouvait le joindre à tout moment, pour le reste… Sauf qu’il avait oublié de retirer le filtre en arrivant au garage. — Qu’est-ce qu’ils ont découvert ? demanda-t-il tout en abaissant le cric. — Elle a disparu, je crois. — Quoi ? fit-il, comme les données recommençaient à affluer dans sa vision virtuelle. — L’enveloppe. Elle a disparu quand ils ont commencé à l’examiner. — Nom de nom ! Ses mains virtuelles voletaient d’icône en icône, ras-semblant des informations. À la fin, il y en avait tellement qu’ils choisirent de s’installer dans le bureau pour les afficher sur le moniteur holographique. CST avait commencé à diffuser des extraits vidéo de l’exploration. Les médias se jetaient joyeusement sur ces bribes de données et demandaient à leurs équipes d’experts nouvellement constituées de les commenter depuis leurs studios. Olivia ne s’était pas trompée : la barrière n’était plus là. Sa disparition avait quelque chose de choquant, comme la mort d’un être cher. Il ne s’y attendait absolument pas. Il ne s’y était pas préparé. Tout comme les experts qui, maladroitement et désespérément, tentaient d’expliquer le phénomène. Devant le garage, le trafic était peu dense. Le salon de thé russe, juste en face, était plongé dans le silence. Assis à leur table, les clients avaient tous le regard rivé sur le moniteur situé au-dessus du comptoir, sur l’enveloppe incroyablement massive. Il appela Liz pour lui demander si elle était au courant. Elle répondit que oui, que tous les employés de la pépinière de Dunbavand étaient regroupés autour de l’écran principal du bureau. Sidéré, Mark assista à l’incroyable spectacle offert par le mécanisme de la Forteresse des ténèbres. Des anneaux et des sphères… L’échelle était si difficile à appréhender. Puis il y eut la civilisation qui s’était développée à l’intérieur de la prison. Le spectacle des explosions atomiques multiples le fascina et le terrifia à la fois. Les commentateurs qu’Alessandra Baron avait invités dans son studio n’aimaient pas du tout cela. Elle demanda à un anthropologue culturel quelles pouvaient être les raisons d’un tel comportement chez une espèce aussi développée. Mais l’homme ne sut quoi répondre. Les heures passèrent sans se faire remarquer. Soudainement, Olivia annonça : — Pause déjeuner ! Mark se retourna vers elle en fronçant les sourcils, sans comprendre. — D’accord, répondit-il. Personne ne viendra nous acheter une voiture aujourd’hui. Il décida de prendre une pause digne de ce nom et de fermer les portes du garage derrière lui. La promenade était déserte. Il mit sa capuche pour se protéger de la morsure du vent. Les passants qu’il croisa sur son chemin avaient tous le regard glauque de ceux qui sont concentrés sur leur vision virtuelle. Tout le monde ne pensait qu’au retour du vaisseau. Cela lui rappela la finale de la Coupe lorsque, à la fin de la première mi-temps, ils étaient persuadés que le Brésil allait perdre. Instinctivement, il leva les yeux vers la Maison noire de Simon Rand et se demanda si le grand homme regardait aussi l’émission d’Alessandra Baron. La bâtisse ressemblait à un vaste manoir d’inspiration classique situé sur les hauteurs, à l’est de la crique, au milieu de dix arpents de terrain parfaitement entretenus. Tout autour, il y avait des dizaines de grandes maisons - les plus luxueuses de la ville -, mais aucune n’arrivait à la cheville de celle de Rand. Pour la plupart, elles appartenaient à des colons de la première heure, aux compagnons de Simon, à ceux qui l’avaient aidé à tracer cette route dans les montagnes. Cela faisait cinquante-cinq ans que Simon Rand avait débarqué à la station planétaire d’Elan d’un train rempli de bulldozers, de robots, de camions pleins de systèmes de construction civile. À l’époque, il était modérément riche. En tant que fils d’une Grande famille terrienne mineure, il avait néanmoins les moyens de s’acheter un rêve. Inspiré par les légendes de la piste de l’Oregon, il était déterminé à s’installer dans une région vierge et neuve et à la protéger de toute profanation. Elan, qui n’était ouverte aux colons que depuis quelques décennies, lui semblait être un bon point de départ. Les investisseurs et autres entrepreneurs se virent encouragés à construire quartiers résidentiels et installations industrielles en échange de taxes plus légères. Et cela fonctionna à merveille. La vision personnelle de Simon était complètement différente de celle des autres entrepreneurs. Son rêve d’une communauté verte et propre parut néanmoins suffisamment inoffensif aux bureaucrates, qui le financèrent tout en étant persuadés qu’il était voué à l’échec. Après tout, les mondes de la Confédération étaient jonchés des débris des excentricités et des jouets de romantiques irréalistes. Simon jeta immédiatement son dévolu sur le continent de Ryceel, quasi inhabité. Une fois sur les lieux, il se lança dans le traçage absurde d’une route au milieu du massif de Dau’sing, comme s’il n’y avait pas assez de terre pour tout le monde au nord des montagnes. Son projet fut tourné en ridicule par de nombreux reportages, qui contribuèrent néanmoins à en faire la publicité auprès d’idéalistes de tous poils, désireux de se salir les mains pour une communauté marginale. Malgré son étrangeté, Simon avait préparé son aventure avec le plus grand sérieux. Trois ans et sept cent quatre-vingts kilomètres plus tard, son dernier bulldozer contournait le Rocher des eaux noires en mordant dans la pierre, en jaillissant d’un nuage de poussière tel un dragon, un démon de la terre. Dans son sillage s’étirait une route en béton aux enzymes qui enjambait dix-sept rivières et passait sous onze montagnes. Sur ce chemin nouvellement tracé, brûlant et puant l’urée, marchait Simon, à la tête d’une caravane bigarrée composée de mobil-homes, de camions, et même de quelques charrettes tirées par des chevaux ou des mules. Les trois autres bulldozers avaient été abandonnés au bord de la route. Leurs carcasses dévorées par la rouille s’élevaient tels des monuments à sa construction. Simon admira les eaux calmes du lac Trine’ba et, comme Moïse bien avant lui, prononça ces mots : « Tu as conduit par ta grâce ce peuple que tu as racheté, tu l’as mené par ta puissance vers le domaine de ta sainteté 2. » Les eaux bleues et fraîches avaient creusé la montagne, taillé dans la roche ce profond sillon. La chaîne de montagnes massives s’étendait à l’infini et se reflétait dans le miroir sans défaut du lac. Sur les deux rives, des centaines de chutes d’eau alimentées par la fonte des glaces se déversaient par-dessus des falaises dentelées. Il y avait des rus à peine visibles, mais aussi des cascades bouillonnantes projetant des embruns plus denses qu’une pluie tropicale. De fins et délicats cônes de corail rouge et lavande pointaient au centre du lac. Au-dessus de ses eaux calmes, le silence était si épais et absolu qu’il absorba littéralement la moindre des pensées de Simon. En cinquante-deux ans, la vue majestueuse n’avait pas changé. Et ce, grâce à la vigilance de Simon. Immeubles, forêts, champs, canaux de drainage et routes étaient visibles sur les terres vierges et au fond des vallées qui entouraient Randtown. Mais les industries et usines qui polluaient le paysage des autres communautés humaines demeuraient invisibles. De fait, il n’y en avait pas. Les habitants de la petite ville pouvaient importer ce que bon leur semblait en empruntant la route tracée par leurs soins - le cordon ombilical qui les reliait au reste de l’humanité. Malheureusement, il n’aurait pas été rentable de construire une voie ferrée le long de la route existante, et la place manquait pour un hypothétique aéroport. Simon n’avait pas l’intention d’influer sur la culture du Commonwealth. En revanche, il entendait protéger sa communauté des aspects les plus néfastes de cette dernière. Les fermes produisaient donc de la nourriture bio, la ressource principale de la ville était le tourisme et son énergie était renouvelable. Les moteurs à explosion étaient interdits, le recyclage avait été érigé en religion, et les eaux usées étaient traitées dans des bioréacteurs afin de limiter au maximum les risques de pollution des eaux pures et précieuses du lac par un agent chimique humain. D’un point de vue environnemental, Mark était passé d’un extrême à l’autre. Dans sa vision virtuelle, il voyait Seconde Chance manœuvrer lentement sur la plate-forme d’assemblage reconvertie en dock, dans le ciel d’Anshun. Le vaisseau était comme neuf - c’était incroyable. Après un voyage aussi long, il devait bien y avoir quelques impacts de météore, des égratignures, des stigmates pour prouver qu’il était allé là-bas et qu’il avait vu ces choses incroyables. Mais il était aussi propre et brillant que le jour de son départ. Mark s’arrêta à un kiosque pour acheter un sandwich thon, crevettes, talarot, maïs doux, salade et mayonnaise, ainsi que quelques sushis végétariens et un dessert. L’étal était tenu par Sasmi. Elle était arrivée en ville quelques mois plus tôt pour le début de la saison de snowboard. Avec ses cheveux noir corbeau et son visage un peu plat, Mark lui avait prêté des origines orientales, alors que les ancêtres de la jeune femme étaient finlandais. Une chouette fille, qui s’était rapidement adaptée à la vie locale, faite principalement d’activités sportives et de soirées entre amis. Et qui avait toujours un peu de temps à lui consacrer - à lui et aux autres, d’ailleurs. Aujourd’hui, elle aussi ne pensait qu’au retour de Seconde Chance. — Vous avez entendu ? Vous savez l’extrait où…, racontait-elle tout en préparant le sandwich. Mark s’en alla avec son repas, quelque peu troublé par le sourire de la jeune femme. Dans son ancienne vie, il n’y avait pas autant de tentations. Randtown était différente : ici, tout le monde était avide de contacts et d’expériences. Et pourtant, personne ne semblait pressé de conclure. Ni de faire quoi que ce soit, d’ailleurs. Il avait mis des mois à s’habituer à ce rythme lent, à oublier sa routine - travail, famille, travail, famille… Ici, tout tournait autour des loisirs. La vie était devenue formidable. Sa seule crainte était de succomber à cette fameuse tentation - certaines de ces filles étant vraiment divines. Olivia était toujours en pause lorsque Mark revint au garage. Il venait de s’asseoir pour s’attaquer à son muffin aux trois chocolats et à la noix de quork, lorsque CST lâcha cette nouvelle ahurissante : deux personnes avaient été abandonnées là-bas. L’information avait filtré parce que la compagnie venait de mettre les familles au courant. Mark en était encore à essayer de digérer la nouvelle, quand il apprit que l’une des deux victimes n’était autre que Dudley Bose. Dans un premier temps, il fut furieux contre le reste de l’équipage qui avait lâchement laissé deux de ses membres dans ce monde hostile. Quel acte de trahison ultime. Rien que la distance qui les séparait d’eux lui fit froid dans le dos. Alors, le capitaine Wilson Kime fit une intervention en direct. Vêtu de son uniforme sombre, les cheveux soigneusement coupés et coiffés, il fixait la caméra du regard avec intensité, conscient d’être le point de mire d’un nombre incalculable de paires d’yeux. Des yeux accusateurs. Pourquoi avez-vous fait cela ? Pourquoi ne les avez-vous pas attendus ? — Terminer ce voyage historique de cette terrible manière était la pire chose qui pouvait nous arriver, dit-il d’une voix si authentiquement solennelle et sincère que Mark changea immédiatement d’avis, plaignant cet homme croulant sous les responsabilités. J’ai été forcé de prendre cette décision horrible, tant redoutée par tous ceux qui ont un jour exercé ma fonction. J’avais le choix entre risquer la vie de tout mon équipage et abandonner à l’ennemi des collègues et amis. L’objectif de cette mission était la collecte d’informations vitales sur Dyson Alpha et sur la barrière remarquable érigée autour de son système. Comme vous le savez, la sécurité de mon équipage est ma priorité. Néanmoins, je ne pouvais pas perdre de vue l’objectif ultime de ma mission. Nous avons malheureusement dû faire face à un danger extrême. Dans ces conditions, nous n’avions d’autre choix que de fuir. Le poids de cette décision pèsera sur mes épaules toute ma vie. Peut-être, si nous avions attendu quelques secondes de plus, aurions-nous réussi à entrer en contact avec nos deux camarades ? Mais ces quelques secondes supplémentaires nous auraient été fatales - cela ne fait aucun doute. Les informations consciencieusement recueillies par nos scientifiques auraient alors été perdues à jamais. Le Commonwealth serait demeuré dans l’ignorance. » L’enveloppe n’est plus, et la civilisation que nous avons découverte semble pour le moins belliqueuse. Cela peut être difficile à admettre, mais cette dernière information avait plus de valeur à mes yeux que la vie de ceux que nous avons laissés. Je sais que si cette situation tragique avait été inversée, que si je m’étais moi-même trouvé sur ce rocher au moment de l’attaque, j’aurais souhaité que mon vaisseau rentre à la maison et prenne le moins de risques possible. Nous avons tous accepté de partir en connaissance de cause, même si le danger rencontré s’est avéré plus important que ce que nous avions imaginé… Je vous remercie de votre attention. Mark retomba sur sa chaise et laissa échapper un profond soupir. Dans de pareilles circonstances, il aurait probablement pris la même décision que Kime. Cela lui avait certainement déchiré le cœur. Mais le capitaine l’avait dit : ces extraterrestres étaient dangereux. Les choses ne se présentaient pas très bien. La chaîne commença à diffuser des images de la Tour de guet. Mark suivit le parcours des astronautes dans les boyaux sombres de la station abandonnée. Il y en avait des kilomètres et des kilomètres. La respiration oppressée des hommes de l’équipe de contact résonnait dans la pièce. Mark avait l’impression d’y être. Des mains gantées - qui auraient pu être les siennes - apparaissaient à l’image et s’accrochaient aux parois du tunnel. Puis l’opérateur faisait un saut périlleux et, comme au ralenti, retombait dans une grande salle vide. Des conduits fixés aux murs et déchirés pendillaient des fibres optiques semblables à des plantes aquatiques. Il les suivit jusqu’à des sortes de boîtes relais en verre fumé. Des voix excitées résonnaient dans son casque. Avec ses gants, il essaya d’ouvrir une des boîtes, mais celle-ci commença à s’effriter dans ses mains. Une autre voix, plus calme, lui conseilla de la décrocher de son support mural. Mark n’en croyait pas ses yeux. Il voulait examiner ce rocher centimètre par centimètre, découvrir tranquillement ses sombres mystères. Une nuit prochaine, il prendrait le temps de se repasser l’intégralité de l’exploration en immersion sensorielle totale, confortablement allongé sur son lit. Apparut alors sur le moniteur le sénateur Thompson Burnelli, qui se tenait devant le bâtiment imposant du sénat, à Washington. Flanqué de deux aides, il était au centre d’un grand demi-cercle composé de journalistes. — Bien évidemment, je suis déçu par certains aspects de ce vol, dit Burnelli. J’aimerais d’ailleurs en profiter pour exprimer ma plus vive sympathie aux familles de Dudley Bose et Emmanuelle Verbeke. Le choc a dû être terrible. Je pense d’ailleurs que nous devons enquêter sur les conditions dans lesquelles cette mission s’est achevée. À mon humble avis, l’équipage aurait dû faire plus d’efforts pour entrer en contact avec les extraterrestres et tenter de déterminer leur nature. On nous parle de menace, mais savons-nous avec certitude si les engins qui se rapprochaient du vaisseau à grande vitesse étaient bien des missiles ? Kime aurait pu y regarder à deux, trois ou quatre fois avant de prendre une décision. Seconde Chance est équipé d’un hyperréacteur. Il ne craignait rien du tout. — Que va-t-il se passer, maintenant ? demanda un journaliste. — Le Conseil de l’exoprotection devrait se réunir bientôt pour examiner les résultats de la mission. Alors seulement, nous ferons connaître nos recommandations à la Présidence et au Sénat. — Quelles seront ces recommandations, sénateur ? Burnelli pencha légèrement la tête de côté, fronça les sourcils et regarda le journaliste avec intensité. — Eh bien, c’est une évidence. Étant donné l’absence de données valables, nous allons devoir organiser une autre mission. Cette fois-ci, elle sera dirigée par un capitaine plus maître de lui-même et réellement apte à recueillir des informations valables. Mark acquiesça de la tête. Peut-être Kime s’ était-il affolé. Seconde Chance avait de quoi se défendre - je me rappelle très bien les plans. La sécurité était d’ailleurs le maître mot des concepteurs du vaisseau. Olivia réapparut. Ensemble, ils passèrent presque tout l’après-midi les yeux rivés sur le moniteur. CST diffusa les commentaires enregistrés par Dudley Bose concernant les données recueillies par le vaisseau. Ses descriptions fascinèrent Mark. Bose avait le don de tout rendre accessible, de donner vie à des faits scientifiques abstraits. Pas étonnant qu’ il soit si respecté dans le monde de l’astronomie. Mark se rendit plusieurs fois dans son atelier pour tenter d’avancer un peu sur les cueilleuses automatiques. Mais, chaque fois, son esprit se mettait à vagabonder, et il retournait dans le bureau pour regarder les informations. Beaucoup de temps était consacré à la réaction supposée de Bose et Verbeke. Comment supporter d’avoir été lâchement abandonné dans un milieu aussi hostile ? Grand Dieu, qu’aurais-je fait à leur place ? Il ferma le garage plus tôt que d’habitude et rentra chez lui en pick-up. La première partie du trajet se déroulait sur la route tracée par Simon Rand. La route contournait le Rocher puis s’enfonçait dans une vallée étroite. De l’herbe terrestre avait été semée de part et d’autre de la chaussée. Il s’agissait d’une espèce vigoureuse, qui était parvenue à prendre la place de la végétation locale, recouvrant les versants pentus d’un tapis émeraude uniforme. Des moutons bien gras, encore pourvus de leur laine hivernale, s’y promenaient en broutant, tandis que des agneaux joueurs gambadaient dans tous les sens. Bien plus haut, là où l’herbe cédait la place à la roche grise, des chamois filaient à toute allure à la limite des forêts de pins. Après quelques kilomètres, la vallée s’élargissait. Sur la gauche, les collines diminuaient de hauteur, s’ouvrant sur une autre vallée, beaucoup plus vaste. Il sortit de la route principale et emprunta une piste rectiligne couverte de pierre concassée. Il s’agissait de la vallée de Highmarsh, la première de la région à avoir été assainie par un réseau dense de canaux de drainage. La tourbe y était riche et les fermes d’élevage nombreuses. De longues allées partaient de la route principale et menaient à de grands ranchs et autres étables. Les seuls arbres visibles étaient des peupliers de Lii, hauts et fins, plantés avec soin pour délimiter les parcelles. Cinq minutes plus tard, Mark rencontra une fourche. Il bifurqua vers la vallée d’Ulon, qui n’était pas aussi large que celle de Highmarsh, mais dont les parois rocheuses hautes et abruptes avaient quelque chose de vertigineux. Des pierres de toutes tailles, laissées derrière elle par la fonte des dernières neiges, étaient éparpillées partout. Raisonnablement bon, le sol de la région ne se prêtait toutefois pas à l’agriculture intensive. Sous l’impulsion de Simon Rand, les colons s’étaient donc lancés dans la production de baies de Bencham qui, déjà cultivées sur les continents du nord, intéressaient de plus en plus d’œnologues à travers tout le Commonwealth. Dans les premiers temps, les vendanges furent tout juste passables. Les années passant, on introduisit de nouvelles variétés ; les producteurs s’organisèrent en coopératives, puis apprirent à mélanger les crus et à les mettre en bouteilles. Des labels de qualité se créèrent. Lorsque les Vernon s’installèrent, la machine était déjà parfaitement huilée et rentable. Deux tiers de la vallée étaient déjà exploités, et le reste en cours de partage. Chaque nouvel arrivant se voyait confier dix à quinze arpents de terre agricole, ainsi qu’un terrain constructible à proximité. La production était centralisée par la coopérative, garantissant à chaque exploitant un revenu annuel minimum. Mark tourna sur l’étroite piste pentue qui menait à sa maison. Le pick-up ralentit fortement, car la route était constellée de nids-de-poule et de flaques. Une fois de plus, comme chaque fois qu’il allait au travail ou qu’il en revenait, il se promit de se faire livrer une bonne quantité de gravier. De part et d’autre de la piste, les rangées de vigne s’étiraient à l’infini. Les ceps bruns et noueux étaient accrochés aux câbles, entortillés autour des poteaux régulièrement espacés. Tous étaient taillés de la même façon - pas plus de cinq boutons par tige. Mais il faisait encore froid et la végétation vivait au ralenti. Seules quelques touffes d’herbe colorée, rachitique, étaient visibles entre les rangées. Plus haut, sur l’arpent de terrain plat où se trouvait la maison, la pelouse était vigoureuse et formait un tapis émeraude uniforme. Pour le moment, le jardin entourait encore deux maisons. La première, ils l’avaient apportée avec eux à l’arrière d’un semi-remorque, sous la forme d’une pile de panneaux en matériau composite résistant aux intempéries. Mark et Liz avaient opté pour une forme en L, avec un long séjour rectangulaire, trois chambres à coucher, une salle de bains, une salle de jeux, une cuisine et une chambre supplémentaire - encombrée de boîtes qu’ils n’avaient pas encore eu le temps d’ouvrir. Le toit était constitué de panneaux solaires incurvés emboîtables. L’ensemble de la structure était bon marché, facile à assembler et particulièrement inconfortable, surtout en hiver. Le genre d’endroit où l’on n’avait pas envie de passer plus de quelques mois, et où ils vivaient depuis bientôt deux ans. Derrière ce préfabriqué temporaire, leur véritable maison était en train de croître lentement. Par respect pour la politique écologique radicale de Randtown, ils avaient jeté leur dévolu sur du corail - matériau étrangement peu utilisé dans cette société proche de la nature. Normalement, le corail était cultivé autour d’une structure existante, mais Liz avait découvert une compagnie basée sur Halifax, qui proposait une méthode beaucoup moins onéreuse. Elle avait commencé par disposer des ballons sur le sol, des membranes hémisphériques spécialement fabriquées selon ses spécifications. Ensuite, elle avait simplement planté les graines autour de la structure. À mesure que les tiges poussaient, Liz les entortillait, les entrelaçait judicieusement de façon à rendre la couverture imperméable. Les hivers, dans cette vallée, étant particulièrement rigoureux, elle avait choisi une variété de corail épaisse et isolante. Lorsque tout serait terminé, une simple réserve de chaleur domestique suffirait à chauffer la maison tout l’hiver. Toutefois, ce corail épais croissait lentement, ce qui expliquait sa présence discrète dans la région de Randtown. Tous les jours, en sortant de son pick-up, Mark examinait les pousses couleur perle et bleuet pour évaluer la progression des travaux. Quatre ou cinq des salles en forme de dôme étaient presque entièrement recouvertes. Liz avait commencé à entortiller les tiges en forme de minaret. Mais les deux dômes les plus grands étaient encore loin d’être terminés - il manquait encore deux bons mètres de corail. Liz répétait sans cesse qu’ils seraient prêts avant la fin de l’été, pourtant, Mark avait du mal à la croire. Barry jaillit de la maison et entoura son père de ses bras. Autour des hanches, et non plus des jambes. — Qu’est-ce que tu as fait aujourd’hui ? demandèrent-ils à l’unisson - c’était leur petit rituel quotidien. — Toi d’abord, dit Mark, comme ils marchaient main dans la main vers la maison temporaire. — Ce matin, j’ai lu et travaillé l’orthographe. Après, j’ai fait des maths et de la programmation avec M. Carroll, de l’histoire générale avec Mlle Mavers et de la mécanique pratique avec Jodie. J’ai adoré la mécanique. Le reste ne sert à rien. — Ah, oui ? Pourquoi tu dis ça ? Ils entrèrent dans la cuisine, où Liz, assise à la grande table en désordre, essayait de persuader Sandy de manger un peu de soupe. Avec ses joues et son nez rouges, ses yeux humides et la couverture de laine chaude enroulée autour de ses épaules, la fille de Mark faisait peine à voir. Elle avait attrapé une variante de la grippe, qui avait déjà eu raison de la plupart des gosses du coin. Même si, pour le moment, Barry était passé au travers des mailles. — Papa, dit faiblement la petite fille en tendant les bras. Mark s’agenouilla et lui fit un câlin. — Alors, mon ange, comment te sens-tu aujourd’hui ? Un peu mieux ? — Un peu, répondit-elle en hochant tristement la tête. — C’est très bien, ma chérie. Il s’assit. Liz l’embrassa furtivement, pour la forme. — Et si on avalait un peu de cette soupe ? dit-il à sa fille. On va en manger tous les deux, d’accord ? — Oui, fit Sandy, courageuse, comme un sourire furtif illuminait son visage. Liz roula les yeux de soulagement et se leva. — Je vous laisse vous débrouiller tous les deux, alors. Et toi, Barry, qu’est-ce que tu veux manger ? — De la pizza, répondit-il immédiatement. Et peut-être quelques frites… — Il n’y a plus de pizza, vu que tu as dévalisé le congélateur, dit sèchement Liz. Ce sera plutôt du poisson. — Oh ! Maman ! — Il doit probablement rester quelques frites, ajouta-t-elle, sachant que c’était là le seul moyen de lui faire avaler autre chose que de la viande. — D’accord… C’est du poisson pané ? — Aucune idée. Défait, figure miniature du héros tragique, Barry s’assit à sa place. Liz demanda au robot d’aller chercher du poisson dans le congélateur, lui précisant par l’intermédiaire de son assistant virtuel d’opter pour un morceau à griller et non à frire. — Tu disais que tes cours ne servaient à rien, commença Mark. — Ouais. Je ne vois pas trop l’utilité de tout ça. — De quoi ? — De l’école. — Vraiment ? — Ben oui, répondit le garçon, sincère, en désignant la vallée par la fenêtre de la cuisine. Quand je serai grand, je serai capitaine de bateau-jet, et je voyagerai sur la rivière. — Évidemment… La semaine dernière, il voulait être moniteur de gyroball. Les enfants de la région de Randtown étaient intéressés par les aspects les plus physiques de l’existence. Ils voulaient tous faire du radeau, du bateau-jet, du ski, voler dans une combinaison Vinci, ou encore devenir chasseurs. — Tu as quand même besoin d’une instruction de base, même pour ce genre de métier. J’ai bien peur que tu sois obligé d’aller à l’école pendant quelques années encore. — D’accord, dit lugubrement Barry. Mais j’hésite. Pilote de vaisseau spatial, c’est bien aussi. J’ai vu ça sur la cybersphère, aujourd’hui. L’école tout entière a assisté au retour de Seconde Chance. C’était génial ! Mark regardait fixement Sandy tout en avalant sa soupe. — Oui, c’est vrai. — Tu l’as vu aussi ? — Bien sûr. Le robot arriva avec une boîte de poisson que Liz récupéra. — Viens m’aider à le préparer. — Où sont les frites ? demanda plaintivement Barry. — Nous avons des pommes de terre. Nous allons faire nos frites nous-mêmes. Ce ne sera pas long. — Non, maman ! Je veux de vraies frites, du congélateur ! Mark emmena Sandy dans le salon, pendant que Liz et Barry préparaient le poisson. Il retira divers jouets du canapé et s’y affala. Sandy se pelotonna sur ses genoux en serrant contre elle son doudou, un ours polaire réactif qui, sentant que la petite fille avait de la fièvre, lui rendit son étreinte d’une manière affectueuse. Mark alluma le grand moniteur et zappa entre plusieurs bulletins d’informations, avant de s’arrêter à contrecœur sur l’émission d’Alessandra Baron, qui avait obtenu une interview exclusive de Nigel Sheldon. L’homme était assis à son bureau et parlait avec assurance et clarté, comme si l’épisode dramatique de l’abandon de deux hommes d’équipage n’était qu’un désagrément mineur. — Bien sûr, je suis mortifié que le capitaine Kime ait été forcé de laisser Emmanuelle et Dudley sur cet astéroïde. Néanmoins, je suis persuadé qu’il n’avait pas le choix. Ni moi ni les langues de vipère que j’ai pu entendre aujourd’hui n’étions là-bas. Personnellement, il ne me viendrait pas à l’idée de donner des leçons à qui que ce soit. Qui suis-je et qui sont ces gens pour dire au capitaine ce qu’il aurait dû faire ? Seul un imbécile se risquerait aujourd’hui à jouer au devin. J’ai engagé le capitaine Kime parce que je pensais qu’il était l’homme de la situation. Et son comportement exemplaire n’a fait que me conforter dans ma décision. »Évidemment, CST a déjà lancé les procédures de résurrection des deux membres d’équipage disparus. Grâce à nos normes de sécurité très strictes, leurs mémoires ont été sauvegardées juste avant leur départ pour la Tour de guet. — Qu’en est-il des informations réunies par Seconde Chance ? demanda Alessandra Baron. Force nous est d’avouer qu’elles sont un peu décevantes… Nigel eut un sourire compatissant. — Nous avons là bien plus de données que les physiciens du Commonwealth ne peuvent en assimiler. On ne peut pas réellement parler de pénurie. — Je pensais plus particulièrement à l’absence de données directes concernant les extraterrestres de Dyson Alpha. Après avoir dépensé autant d’argent, donné tant de notre temps, sacrifié deux vies humaines, nous ne savons même pas à quoi ils ressemblent. — Nous savons qu’ils tirent à vue. Je suis d’accord avec mon bon ami le sénateur Burnelli sur un point particulier : oui, il est nécessaire de monter une seconde expédition. Il en va ainsi de l’exploration, Alessandra. Je suis désolé que les choses n’aillent pas assez vite pour votre emploi du temps. Dans ce genre d’aventure, il convient de tâter le terrain avec circonspection avant de prendre toute décision. Seconde Chance a formidablement bien rempli sa mission. Grâce à elle, nous savons exactement quel genre de vaisseau nous devrons envoyer là-bas la prochaine fois. — Vous êtes donc en faveur d ’une mission complémentaire ? — Sans aucun doute. Nous n’en sommes qu’au début de notre relation avec les deux Dyson. — Quel genre de vaisseau comptez-vous lancer la prochaine fois ? À quelles améliorations devons-nous nous attendre ? — Le prochain vaisseau devra être rapide et puissant. À vrai dire, je pense que nous devrions en envoyer plusieurs, par sécurité. Mark et Liz couchèrent les enfants vers 20 heures. Après cela, ils s’installèrent dans la cuisine, où ils purent prendre leur dîner en toute tranquillité - un ragoût de poulet tout prêt, réchauffé au micro-ondes. — Le vieux Tony Matvig a des poules, dit Mark. Je lui ai parlé l’autre jour et il m’a dit qu’il pouvait nous donner des œufs si nous souhaitions commencer notre propre élevage, ajouta-t-il en coupant un morceau de viande avec sa fourchette. Ce serait bien d’avoir quelque chose de complètement naturel à donner aux enfants. Un truc sans hormones et sans gènes modifiés. Liz lui lança un regard fatigué. — Non, Mark. On en a déjà parlé. J’aime vivre ici, et ce sera encore mieux quand la maison sera terminée, mais il y a des limites. Nous n’avons pas besoin d’avoir des poules. Nous gagnons bien assez d’argent pour manger à notre faim. Par ailleurs, je ne fais pas venir notre nourriture des mondes du G15. Tout ce qu’il y a dans le congélateur porte un label de qualité. Vérifie toi-même. Et qui s’occuperait de décapiter et de plumer ces poulets ? Toi, peut-être ? — Eh bien, oui. — Ce n’est pas vrai. Ça pue, c’est horrible. Moi, ça me donne envie de vomir. — Pourquoi, tu as déjà découpé un poulet ? — Oui, il y a une quinzaine d’années, quand j’étais jeune et idéaliste. — Et stupide. Oui, je sais. Elle se pencha en avant et lui caressa la joue du bout des doigts. — Je suis si insupportable que cela ? demanda-t-elle. — Non, répondit-il en essayant, sans succès, de lui mordre un doigt. — En plus, reprit-elle, les poules ruineraient le gazon. Tu as déjà jeté un coup d’œil à leurs griffes ? Elles font peur, vraiment. Mark sourit. — Super, les poulets tueurs. — Les poules, ça massacre le gazon et les parterres de fleurs. — D’accord, d’accord. Pas de poules. — Par contre, je ne serais pas contre un jardin potager. — Ouais. Parce que le système d’irrigation serait pour ma pomme, et que le reste du boulot serait confié à un robot jardinier. Liz lui souffla un baiser. — J’ai dit que je m’occuperais moi-même du coin des herbes aromatiques. — Tu es sûre ? Tu vas faire tout ce boulot toute seule ? — Tu regrettes d’être venu t’installer ici. — Absolument pas. — Moi, il y a un truc qui me chagrine. — Quoi donc ? demanda Mark d’un ton indigné. — J’ai besoin qu’un homme grand et fort sorte s’occuper des feuilles à condensation. — Tu plaisantes ? Je les ai réparées la semaine dernière. — Je sais, chéri. Mais elles ne sont pas parvenues à remplir le réservoir, la nuit dernière. — Saleté de matos semi-organique. On aurait dû creuser un puits digne de ce nom. — Quand la maison sera terminée, on pourra louer un robot de construction pour relier nos canalisations à la rivière. — Ouais, peut-être. Le robot domestique débarrassa la table et mit les assiettes et les couverts dans le lave-vaisselle. Mark prit un gâteau au caramel collant, deux petites cuillers, et alla dans le salon. Liz l’y rejoignit et s’affala près de lui dans le canapé. Ensemble, ils attaquèrent le dessert gluant. Sur le grand moniteur, Wendy Bose pleurait en bégayant des phrases incompréhensibles. Le professeur Truten, présenté comme un « ami de la famille » la serrait contre lui. — Pauvre femme, dit Liz. — Ouais. — En plus, elle aurait besoin d’un bon rajeunissement. Je me demande si CST va le lui offrir. — Elle n’a pas encore besoin d ’un traitement. Elle n’a pas l’air si vieille que cela, rétorqua Mark en scrutant le moniteur. Liz profita de ce moment d’inattention pour avaler deux cuillerées de gâteau. — Comparée à qui ? Le clone de Dudley Bose aura le physique d’un gamin de dix-huit ans. À ce moment-là, elle aura l’air d’avoir la soixantaine. Crois-moi, ce n’est pas le genre de configuration qui fonctionne dans un mariage. — Sans doute. Je n’arrive pas à me sortir Bose et Verbeke de la tête. Jamais personne n’a été abandonné aussi loin de chez lui que ces deux-là. À ton avis, ils se sont suicidés quand ils ont compris ? — Cela dépend des extraterrestres. Peut-être leur ont-ils construit un caisson environnemental ? Peut-être ont-ils franchi la barrière de la langue et sont-ils en train de bavarder joyeusement ? — Tu penses que c’est possible ? Liz mâcha d’un air pensif pendant quelques secondes. Sur le moniteur, le professeur Truten aidait Wendy Bose à rentrer chez elle. — Non. Ils sont bel et bien morts. — C’est ce que je pense aussi, dit Mark en laissant son regard s’appesantir sur le plafond en matériau composite. Dire qu’Elan est la planète humaine la plus proche de Dyson Alpha. Enfin, presque. — Tu dis des bêtises. Il y en a sept plus proches que nous, dont Anshun. Cependant, tu as raison, nous ne sommes pas loin, dit Liz en pouffant. Seulement sept cent cinquante-quatre années-lumière. Flippant, non ? Il passa une main dans son dos et la pinça juste en dessous des côtes, là où elle était particulièrement sensible. — Aïe ! Liz fronça les sourcils et riposta en enfournant une cuillerée géante de gâteau. — Eh ! protesta-t-il. J’en ai eu à peine une bouchée ! — Eh, ouais ! La vie est trop nulle. Tu te fais rajeunir et tu recommences la même merde encore et encore. 2 Il était midi sur la côte est américaine. Le soleil était auau zénith et déversait sa lumière intense dans les canyons de béton de Manhattan. Du deux cent vingt-cinquième étage de la tour du Conseil de l’exoprotection, Nigel Sheldon avait une vue plongeante sur le trafic dense de la Cinquième Avenue. Cette bataille perpétuelle. Sur toute la longueur de la voie rectiligne et historique, des taxis jaunes et des limousines noir mat étaient collés pare-chocs contre pare-chocs. Telles deux espèces antagonistes, ils se disputaient le contrôle de ce vaste territoire. Si l’on en croyait la mythologie urbaine, les taxis usaient de logiciels agressifs illicites, dissimulés dans leur ordinateur de bord. C’était fort possible. Combien de fois Nigel avait-il vu sa limousine freiner brutalement pour laisser une voiture jaune s’insérer juste devant lui ? Oui, les taxis étaient devenus les maîtres de la ville. Les rares opposants étaient noyés dans leur masse compacte et victorieuse. Au pied du gratte-ciel, il voyait un demi-cercle épais de journalistes se presser contre l’entrée principale. Une idée stupide lui vint à l’esprit : s’il crachait par la fenêtre, combien de temps s’écoulerait avant que l’un d’entre eux soit touché et lève la tête vers lui d’un air ennuyé et écœuré ? C’est une bonne chose que d’avoir toujours ce genre de pensée puérile, se dit-il. Cela permettait de relativiser les tracas quotidiens. Ses collègues du CEP, eux, semblaient pouvoir se passer de ce type d’artifice. Ils commençaient à affluer dans la pièce. Thompson Burnelli et Crispin Goldreich étaient assis côte à côte. Ils parlaient dans leur barbe, intriguant, manœuvrant, jouant le jeu de toutes les Grandes familles. Elaine Doi semblait plus soucieuse que d’habitude. Elle n’avait certes pas besoin de tous ces ennuis si près des primaires des élections présidentielles. Elle échangeait des formules de politesse avec Rafael Columbia et Gabrielle Else. Il y avait beaucoup moins d’assistants que d’habitude, ce qui accentuait le caractère confidentiel et extraordinaire de la réunion. Wilson Kime discutait calmement avec Daniel Alster. Malgré l’hostilité affichée de certains membres du Conseil - dont le sénateur Burnelli -, il semblait étonnamment serein. La politique politicienne n’était pas étrangère à Nigel. Contrairement à Wilson, il ne s’était jamais octroyé de vie sabbatique, loin du cœur gouvernemental du Commonwealth. Il ne pouvait pas faire autrement que de penser pour les autres. C’était sa raison d’être. Il était à peu près certain que les experts et autres stratèges des membres du Conseil n’avaient pas prévu autant de scénarios que les spécialistes de CST. Certains cas de figure, parmi les pires, prévoyaient des contre-attaques radicales. Du genre de celles qui le forceraient à faire évacuer tous les membres de sa famille des mondes du Commonwealth… La mise en pratique de ces plans ne lui faisait pas peur. Au contraire, cela le motivait. Un seul détail l’ennuyait réellement : depuis des semaines et des semaines, il n’avait eu aucune nouvelle d’Ozzie. Nigel était habitué à ne pas voir son ami pendant des mois, voire des années, lorsque celui-ci se promenait de monde en monde, flemmardait chez lui ou encore fondait une famille. Mais il répondait toujours à ses messages. — Si tout le monde est prêt…, commença Elaine Doi, avec une pointe d’impatience. Nigel se retourna et hocha la tête à contrecœur. Il avait organisé cette réunion avec le vain espoir de voir Ozzie arriver à la dernière seconde, avec son habituel manque de respect ostentatoire. Mais Ozzie ne viendrait pas. Les portes étaient désormais fermées et l’entrée surveillée. Chacun s’assit à sa place. La vice-présidente demanda à être connectée à l’IA. Immédiatement, des lignes turquoise et mandarine se mirent à danser sur l’écran mural. — Je crois que nous pourrions commencer par féliciter le capitaine Wilson et son équipage pour avoir accompli, avec un grand professionnalisme, cette mission extrêmement difficile, dit Elaine Doi. Vous avez eu des décisions difficiles à prendre, capitaine, et je n’aurais pas aimé être à votre place. Vous n’avez pas failli à votre mission. Votre priorité numéro un était de nous revenir avec des informations. — Quelles informations ? intervint Thompson Burnelli. Personnellement, je n’ai pas appris grand-chose. Surtout compte tenu du coût de cette fichue expédition. — Eh bien, pour commencer, vous avez appris l’existence d’une civilisation extraterrestre avancée et - apparemment - agressive, à sept cent cinquante années-lumière du Commonwealth, répondit Wilson, impassible. Cette civilisation était confinée derrière une enveloppe infranchissable, que quelqu’un a désactivée pour que nous soyons repérés. Ce troisième protagoniste demeure, il est vrai, mystérieux. Mais nous pouvons affirmer avec certitude qu’il nous est hostile. — Vous croyez vraiment ce que vous dites ? demanda le sénateur. Que nous avons affaire à deux espèces différentes, dangereuses pour l’humanité ? — La disparition de l’enveloppe ne peut être une coïncidence, dit Nigel. Nous n’en sommes pas responsables, les extraterrestres de Dyson Alpha n’en sont pas responsables… Donc, il y a quelqu’un d’autre dans cette équation. — Ce sont forcément ceux qui ont érigé cette barrière, ajouta Brewster Kumar. Eux seuls ont les connaissances nécessaires à l’accomplissement d’un tel prodige. — C’est incompréhensible, rétorqua Elaine Doi. Pourquoi générer ce genre de barrière, si c’est pour la désactiver à l’approche d’un vaisseau inconnu ? — J’aimerais ajouter quelque chose, reprit Wilson. De deux choses l’une : soit l’enveloppe a été désactivée par ceux-là mêmes qui l’avaient érigée - des êtres dont les motivations nous sont encore totalement étrangères -, soit elle a été désactivée par un agent tiers pour des raisons mystérieuses - ce qui serait encore plus inquiétant. — Pourquoi ? demanda Crispin Goldreich. — La barrière semble avoir été conçue pour confiner une espèce agressive. Suffisamment agressive en tout cas pour qu’une telle débauche de moyens soit déployée. J’ai pu voir cette chose de près et je suis persuadé qu’on ne construit pas une machine de cette dimension sans raison valable. Peu importe le niveau technologique de ses bâtisseurs. Les moyens mis dans cette structure étaient colossaux. Les habitants de Dyson Alpha leur fichaient une trouille bleue, c’est évident ; pourtant, il en faut pour faire peur à une espèce capable d’emprisonner un système solaire tout entier. Maintenant, ces extraterrestres belliqueux sont libres d’aller où bon leur semble, et nous avons de bonnes raisons de chier dans notre froc. — Vous êtes d’accord avec cette analyse ? demanda Elaine Doi à l’IA. — Cela paraît logique. Nous ne pensons pas que le fait que l’enveloppe se soit évanouie à ce moment précis soit une coïncidence. De même, il est peu probable que les habitants dudit système y soient pour quelque chose. Si l’on procède par élimination, il ne reste plus que les créateurs de l’enveloppe d’un côté, et d’autres extraterrestres de l’autre. — Reste également à comprendre leurs motivations, dit Brewster Kumar. — Effectivement, reprit l’IA. Mais comment comprendre le pourquoi de la désactivation de l’enveloppe sans savoir ce qui a conduit à son érection ? — Vous ne croyez pas qu’elle ait été bâtie pour contenir des êtres agressifs ? demanda Wilson. — C’est une théorie plausible, en effet. Néanmoins, nous oublions un peu vite Dyson Bêta, répondit l’IA. — Un point pour vous, dit Rafael Columbia. — Peut-être bien, fit Wilson avec lassitude. Quoi qu’il en soit, les habitants de Dyson Alpha sont dangereux. — En apparence, le corrigea Thompson Burnelli. Soyons réalistes : si une espèce extraterrestre avait observé la Terre au XXe siècle, particulièrement pendant la Seconde Guerre mondiale, elle nous aurait aussitôt rangés dans la case des violents irrécupérables. D’ailleurs, je suis surpris qu’aucune barrière n’ait été érigée autour de notre système. Qu’en pensez-vous ? — Nous avons dépassé ce stade depuis longtemps, dit Elaine Doi. Le rajeunissement et l’expansion interstellaire ont radicalement altéré notre psychologie et notre culture. — N’entrons pas dans ce débat stérile, intervint Brewster Kumar. Nous avons eu de la chance, c’est tout. — Seuls les meilleurs connaissent la réussite, reprit la vice-présidente. En tant qu’espèce, nous avons un potentiel énorme. C’est une évidence à laquelle nous nous devons de croire. — Le potentiel de l’espèce humaine n’est pas à l’ordre du jour, dit Nigel. Nous sommes réunis aujourd’hui pour décider ce qu’il convient de faire de ces extraterrestres si prompts à utiliser leur armement nucléaire. — Ils ont des armes atomiques et probablement un paquet de technologies inquiétantes, l’interrompit Rafael Columbia. En revanche, ils ne savent rien des trous de ver, ce qui nous laisse une marge de sécurité de sept cent cinquante années-lumière. C’est beaucoup, vous ne trouvez pas ? — Impossible de développer le voyage supraluminique à l’intérieur d’un système confiné, dit Wilson. Mais, au vu de leurs aptitudes techniques, je ne compterais pas trop sur la distance qui nous sépare d’eux. — Combien de temps leur faudrait-il pour construire un vaisseau comme Seconde Chance ? Tout le monde se tourna vers Nigel, qui haussa les épaules. — Comme l’a dit Wilson, ils ont des bases technologiques très solides. Le problème principal réside dans l’élaboration de la théorie. Après, la mise en pratique peut s’effectuer en quelques mois à peine. Cela devient une simple question de moyens financiers. La clé de la réussite, c’est vraiment cette équation de base. — Il est plus sage de se préparer au pire, le coupa Elaine Doi. Ils ont vu Seconde Chance disparaître dans l’hyperespace, et puis ils ont peut-être Bose et Verbeke. — Ils se sont forcément suicidés, protesta Rafael Columbia. Ils connaissaient les enjeux de cette mission. Wilson se racla la gorge. Il était mal à l’aise. Cette fois-ci, tout le monde se tourna vers lui. Il avait de mauvaises nouvelles à leur annoncer, et tous le savaient. — Tous les membres d’équipage, moi compris, sont équipés d’un implant destiné à accomplir ce geste ultime en cas de nécessité. Néanmoins, il est raisonnable de penser que Bose et Verbeke ont d’abord essayé d’évaluer la situation. Si l’occasion se présente, il est de notre devoir à tous de tenter d’entrer en contact avec des extraterrestres animés d’intentions pacifiques. Bien sûr, si la situation devient désespérée, il convient de procéder à un effacement de mémoire et de se suicider. — Alors, ils l’ont fait ? demanda une Elaine Doi pressante. Ils savaient tous les deux qu’une procédure de résurrection serait immédiatement lancée en cas de malheur. Au pire, ils vont perdre une journée de leur vie - une journée pas très agréable, par ailleurs… — Je suis convaincu qu’Emmanuelle Verbeke a fait ce qu’elle avait à faire, dit Wilson. Mais - et j’espère grandement me tromper - nous risquons d’avoir des problèmes avec Bose. — Quel genre de problèmes ? demanda Thompson Burnelli. Wilson se tourna vers le sénateur. — Son entraînement n’a pas été aussi poussé que celui des autres membres de l’équipage. Après sa sélection, il a passé quelque temps dans une clinique de rajeunissement afin de réduire son âge physique. Son temps de préparation a donc été écourté. — Alors, pourquoi l’avoir laissé monter à bord ? — Par opportunisme politique, répondit calmement Nigel. Tunde Sutton, votre homme, a été choisi pour la même raison… Thompson leva un doigt vers en direction de Nigel. — Tunde a passé avec succès tous les tests auxquels vous l’avez soumis. — En effet. Toutefois, s’il avait été recalé - comme tous les autres membres des Grandes familles terriennes -, vous auriez été le premier à faire un scandale. — Peut-être bien. Mais, au moins, Tunde a été correctement formé. Pas comme ce satané Bose. Qu’est-ce que c’est que cette expédition de tocards ? — Vous aviez mieux à nous proposer ? — Nom de Dieu, lâcha le sénateur en se laissant retomber sur sa chaise et en lançant à Nigel et Wilson un regard assassin. — Très bien, reprit Elaine Doi. Imaginons le pire : les habitants de Dyson Alpha en ont appris beaucoup sur nous, ils sont capables de construire un vaisseau volant plus vite que la lumière et ils savent où nous trouver. Qu’est-ce que nous pouvons faire ? — La même chose que la dernière fois, répondit Wilson. Envoyer un vaisseau dont la mission sera de découvrir ce qui se trame là-bas. — La même chose, mais en mieux, rétorqua Crispin Goldreich. Enfin, c’est à espérer… — La nouvelle expédition aura forcément plus de succès que la première, dit Nigel. Seconde Chance est parti vers l’inconnu. Il devait être capable de faire face à toutes les situations imaginables, c’était un vrai vaisseau d’exploration. Cette fois-ci, le cadre de la mission sera très précisément défini. Les nouveaux vaisseaux seront plus petits et sans doute moins chers à réaliser. — Il y en aura donc plusieurs ? demanda Elaine Doi. — Oui, répondit Wilson. Ainsi, le navire qui tentera d’entrer en contact avec les extraterrestres sera-t-il surveillé de loin par les autres, qui, en cas de pépin, pourront nous faire un rapport sur la situation. Désormais, les habitants de Dyson Alpha savent qui nous sommes. Ils savent également que nous n’avons rien à voir avec l’enveloppe et que nous ne représentons pas une menace pour eux. Leur prochaine réaction sera cruciale. — Ce ne sera pas une partie de plaisir, marmonna Rafael Columbia. Je n’aimerais pas y être. — Cela ne m’amuse pas non plus, reprit le capitaine, mais cela doit être fait et bien fait. — Vous avez le sentiment d’avoir quelque chose à prouver ? demanda Thompson Burnelli. Wilson ne mordit pas à l’hameçon. — Je suppose que les plans de ces vaisseaux existent déjà, dit Elaine Doi. — Bien sûr, répondit Nigel. Dès la fin de la conception de Seconde Chance, j’ai demandé à nos ingénieurs de plancher sur un vaisseau d’exploration plus petit. En faire un engin de reconnaissance rapide ne sera pas difficile. Grâce à ce que nous avons appris en construisant l’hyperréacteur de Seconde Chance, il est désormais possible d’atteindre des vitesses bien plus élevées. La roue centrale habitée n’est plus d’actualité. L’équipage peut très bien survivre en apesanteur. Nous avons également décidé de donner moins de place aux réacteurs chimiques et à leurs systèmes auxiliaires. Après tout, ils ne servent qu’à manœuvrer le vaisseau sur de courtes distances. En revanche, nous avons revu l’armement à la hausse. Il sera donc aussi capable de se battre. — Et quelle sera la mission de ces engins, au juste ? demanda Brewster Kumar. — En découvrir davantage sur la nature des extraterrestres de Dyson Alpha. Évaluer leur bellicisme. Vérifier s’ils ont découvert les trous de ver ou le principe de l’hyperréacteur. Cela ne devrait pas être trop compliqué, les trous de ver laissent une signature facilement détectable. Y compris ceux que nous générons nous-mêmes… — Très bien, dit la vice-présidente. Je pense que tout le monde a compris la nécessité de poursuivre cette entreprise, et ce le plus vite possible. J’aimerais que le CEP propose officiellement au gouvernement du Commonwealth de créer une nouvelle agence, qui aura pour fonction de superviser l’exploration de Dyson Alpha et la prise de contact avec ses habitants. Je souhaiterais que le gouvernement exerce un contrôle sur ce projet. — Et qu’il le finance, ajouta Thompson Burnelli d’un ton bourru. — Êtes-vous en train de nous dire que vous attendez du gouvernement qu’il crée une agence spatiale civile ? demanda Rafael Columbia. — Exactement. Il n’est pas impossible que le Commonwealth tout entier soit menacé. Et il n’est pas souhaitable de répondre à cette menace en ayant recours à des moyens de financement multiples. Nous avons avant tout besoin de stabilité et d’une ligne politique clairement définie. —Ah, fit Rafael en se tournant vers Nigel. Qu’en pensez-vous ? Après tout, c’est de votre personnel qu’il s’agit. — Je pense qu’il faudrait aller encore plus loin. Le silence se fit et tout le monde se tourna vers lui, surpris. Même Wilson Kime. — Vous parlez de politique, reprit-il, mais encore faut-il que celle-ci soit cohérente à long terme. Que ferons-nous si nos éclaireurs nous reviennent avec de mauvaises nouvelles ? Une nouvelle réunion de ce genre ? Elaine a parfaitement raison. Nous avons besoin d’une politique claire et d’une agence pour la mettre en pratique. Nous devrons nous préparer au pire avant même le départ des vaisseaux. Dans l’administration du Commonwealth, d’autres agences et conseils travaillent sur notre sécurité. Ils devront tous être intégrés à cette nouvelle agence. — Vous parlez de la formation d’une flotte, dit Crispin Goldreich, incrédule. D’une force militaire… — Si vous connaissez d’autres moyens de nous défendre, faites-nous en part sans attendre. — Je n’arrive pas à croire que vous nous proposiez de créer un corps d’armée. Vous… Qu’en pense M. Isaacs ? — L’idée même d’armée lui donne probablement envie de vomir, répondit Nigel. Mais, comme vous pouvez le constater, il ne s’est pas donné la peine de venir ce matin. Il n’aura donc pas son mot à dire. Autour de la table, tout le monde était choqué. — Et alors ? demanda un Nigel irrité. Jeunes, nous avions un rêve glorieux. Nous avons offert les étoiles à l’humanité. Comme Elaine nous l’a rappelé tout à l’heure, cela nous a fait grandir. Si tout ce que notre espèce a accompli, si notre glorieuse civilisation est menacée, alors oui, je veux la défendre. Et une flotte spatiale fera très bien l’affaire. — Certes, dit Thompson Burnelli avec circonspection. Toutefois, si nous annonçons la création d’une flotte, la population va s’inquiéter et paniquer. Dieu seul sait quel effet cette panique aura sur la bourse. Les conséquences sur notre économie risquent d’être catastrophiques. Nous pourrions même provoquer une vague de migration de l’espace de phase deux vers l’intérieur - ce qui serait la dernière des choses à faire. Ce serait un véritable cercle vicieux. Il est de notre devoir de protéger le Commonwealth de toute menace extérieure, mais nous ne devons pas oublier pour autant les potentielles conséquences internes de nos décisions, Nigel. — Je sais. Nous devrions prendre exemple sur la façon dont Hitler a préparé le terrain pour la Luftwaffe. Après le traité de Versailles, l’Allemagne n’était pas autorisée à développer une aviation de guerre. Hitler a su contourner cette interdiction en formant ses pilotes dans des clubs privés et en encourageant la construction d’une aviation civile facilement modifiable. Le moment voulu, il lui a suffi de réunir les deux. Toutes les pièces du puzzle étaient en sa possession, mais personne n’était capable de les reconnaître pour ce qu’elles étaient. Aujourd’hui, notre industrie est présente sur plus de six cents mondes. Notre marge de manœuvre est infiniment supérieure à celle des nazis. Le reste n’est qu’une question de remaniement bureaucratique, de paperasse. — Je connais plusieurs collègues sénateurs que la comparaison avec Hitler risque de ne pas amuser, commenta Thompson Burnelli d’un ton ironique. — Alors, ne leur faites pas part de cette analogie. Le fait est qu’il est difficile de nous préparer à défendre physiquement le Commonwealth sans paraître alarmistes. Toutefois, réglez les problèmes administratifs et vous aurez parcouru la moitié du chemin. — Quelle est votre opinion à ce sujet ? demanda Rafael Columbia à l’IA. Pensez-vous que nous ayons besoin d’une flotte de guerre ? — Bien que nous n’encouragions pas la surenchère militaire, nous considérons que la constitution d’une telle flotte serait une précaution raisonnable dans le contexte actuel. Wilson regarda le moniteur du coin de l’œil. — Accepteriez-vous de nous aider dans l’élaboration de nouvelles armes ? — Vous n’avez aucunement besoin de notre aide dans ce domaine. Vous avez fait la démonstration de votre génie militaire à de nombreuses reprises tout au long de votre histoire. — Je soutiens l’idée d’une nouvelle expédition, intervint Brewster Kumar, mais nous ne devrions pas oublier le troisième protagoniste de cette histoire. Cette future flotte et cette agence hypothétique tenteront-elles de trouver les créateurs de l’enveloppe ? — Nous devons d’abord mettre sur pied cette agence spatiale, le gronda gentiment Nigel. Ceci dit, oui, les créateurs de l’enveloppe devront être découverts. De même, nous ne pourrons pas faire l’économie d’une expédition sur Dyson Bêta. Peut-être la seconde enveloppe n’est-elle déjà plus là… Comme vous pouvez le constater, nous avons du pain sur la planche. — Très bien, dit la vice-présidente. Les détails des missions futures ne sont pas encore à l’ordre du jour. En revanche, le moment est venu de procéder au vote. Je suppose, Nigel, que le CEP et ses fonctions seront absorbés par la nouvelle agence ? demanda-t-elle. — L’agence spatiale aura besoin d’être convenablement guidée. Je veux dire, dans la bonne direction… Le Conseil me semble avoir les compétences requises pour exercer cette fonction. — Alors, procédons au vote. Ceux qui sont en faveur de la création d’une agence spatiale… ? Tout le monde, sans exception, leva la main. Cette fois-ci, le message portait le certificat d’authenticité de Chiles Liddle Halgarth, mais le porte-parole était le même personnage numérique généré par le logiciel Formit 3004. L’homme était assis derrière son bureau de San Matio. C’était le printemps et un soleil puissant déversait sa lumière sur les maisons chaulées, qui paraissaient habillées de soie dorée. Les arbres vert foncé plantés le long de toutes les rues déroulaient leurs feuilles pour accueillir l’aube. — Mes chers concitoyens, j’aurais préféré m’adresser à vous dans des circonstances plus heureuses, commença-t-il. Car une fois de plus, les faits ont donné raison à ceux qui, comme moi, tentent d’empêcher l’Arpenteur d’étoiles de ronger le cœur de notre magnifique Commonwealth. Cette situation est pourtant loin de me réjouir. Malheureusement, nous ne sommes pas parvenus à détruire Seconde Chance. Ce vaisseau a déclenché une réaction en chaîne qui risque de nous plonger bientôt dans la guerre. Conformément à la volonté de l’Arpenteur, les extraterrestres de Dyson Alpha ont été libérés de leur prison. Nous avons tous été témoins de leur agressivité. Agressivité qui, dès qu’ils auront construit des vaisseaux capables de nous atteindre, sera directement dirigée sur nous. » Même si nous survivons à l’assaut qui se prépare, nous en sortirons grandement, terriblement affaiblis. Et lorsque nos richesses et notre civilisation auront subi le feu nucléaire, l’Arpenteur surgira de sa tanière pour nous terrasser. » Si nous n’y prenons pas garde, ce monstre nous détruira. Les Gardiens de l’individualité seront toujours là pour contrarier ses plans. Jusqu’à la fin, s’il le faut. Nous avons encore la possibilité d’attaquer le mal à la racine et d’éliminer ses agents. Mais nous avons besoin de votre aide, de votre vigilance, de vos voix. Profitez des élections pour défaire ce piteux gouvernement, qui fait si peu pour protéger ses citoyens. Pourquoi construire trois vaisseaux éclaireurs ? Ce qu’il nous faut, c’est une flotte entière de navires de guerre. À quoi bon conduire de nouvelles investigations ? Nous avons juste besoin d’armes capables de détruire les envahisseurs. Nous devons nous préparer à nous défendre contre les extraterrestres de Dyson Alpha. Sans attendre, car ils apparaîtront bien vite dans nos cieux. Soyons prêts à résister à leurs assauts. Questionnez ceux qui affirment œuvrer pour votre bien, car ils travaillent pour leur propre compte et pour celui de leur maître maléfique. Aidez-nous. Soyez forts et prudents. Il inclina la tête. — Merci de nous avoir accordé un peu de votre temps. La lumière rouge était partout. Elle s’infiltrait dans la moindre chambre, le moindre couloir, la moindre fissure. Ozzie la détestait. Les bâtisseurs silfens de l’ancien temps avaient fait du bon travail. Les gros conduits optiques et la réserve de lumière - quelle que fût sa nature - dispensaient un éclairage rosé pendant les vingt et une heures glaciales que durait une journée sur cette planète. La seule façon d’y échapper était de sortir dehors quand il faisait nuit. Ce qui était exclu à cause du froid. La plupart des chambres étaient pourvues d’épaisses tentures tendues devant les cristaux lumineux à la manière de rideaux. C’était une bénédiction pour les espèces qui dormaient ou, en tout cas, se reposaient durant la nuit. Depuis peu, Ozzie et Orion avaient pris l’habitude d’allumer une lampe au kérosène dans leur chambre une ou deux heures avant d’aller au lit. Leurs réserves de carburant s’étaient vite taries, mais la graisse de baleine des glaces était un combustible de substitution relativement correct. La lumière jaune attirait régulièrement quelques congénères humains, qui venaient se relaxer un peu ou se plaindre de leur journée. La chambre d’Ozzie en vint rapidement à ressembler à un bar, l’alcool en moins. Évidemment, comme la Citadelle accueillait des gens venus de planètes et d’époques diverses, les sujets de conversation et les points de vue étaient d’une grande variété. Ces petites réunions improvisées aidèrent Ozzie à comprendre le rôle de la Citadelle et à appréhender leur situation. Une chose était parfaitement claire : mieux valait ne pas bouger d’ici jusqu’à ce que les Silfens viennent chasser. — C’est le meilleur moyen de partir d’ici, lui avait dit Sara, deux semaines après leur arrivée. Elle faisait partie des habitués qui venaient passer la soirée dans sa chambre. La plupart des humains de la Citadelle s’adressaient à elle lorsqu’ils avaient besoin d’un conseil. Sa respectabilité, son prestige, elle les devait principalement au nombre d’années qu’elle avait passées ici. Néanmoins, elle n’était pas mécontente de voir Ozzie lui disputer - bien malgré lui - ce rôle exigeant. — Pourquoi ? rétorqua Orion. On n’a pas eu besoin d’eux pour arriver jusqu’ici ! — Parce que cela augmente les chances de réussite, répondit-elle, tolérante. En les suivant, ou mieux, en se joignant à eux, on ne peut pas se tromper de chemin. C’est la seule façon de s’en sortir avec certitude. Ou alors, on prend la décision de se lancer dans l’inconnu en espérant tomber sur un chemin praticable. Or, d’après ce que j’en sais, ces chemins-là ne sont pas nombreux. Sur cette planète, cette rareté est synonyme de gros ennuis. En plus, il faut partir avec une grande quantité de vivres et être rapide comme le vent. Ozzie avait vite compris que ce ne serait pas très raisonnable. Avec un bon traîneau, il était relativement aisé d’atteindre la forêt de cristal qui ceignait la Citadelle. Mais, entre les arbres denses, on ne pouvait faire autrement que de continuer à pied. Ce qui impliquait de porter une tente suffisamment isolante pour sur vivre aux nuits glaciales. Sa propre tente gonflable ferait très bien l’affaire. Restait toutefois la question des vivres. C’était la quadrature du cercle. Plus on emportait de vivres, moins vite on avançait. Dans l’idéal, un voyageur potentiel serait accompagné d’un animal. Ceux qui, comme le lontrus, étaient capables de supporter des températures aussi basses étaient particulièrement lents. D’où la nécessité d’emporter encore plus de nourriture. Sara avait raison. L’option la plus pertinente consistait en une expédition éclair, dans le sillage des Silfens. Mais il valait mieux se montrer patient. Ozzie fut réveillé au petit matin par les habituels bruits d’assiettes et de couverts, préludant au petit déjeuner. À ce concert métallique s’ajoutaient des voix humaines, des hululements et des sifflements extraterrestres, qui résonnaient dans le couloir reliant la salle principale aux pièces prêtées à Ozzie. Il resta allongé sur son lit pendant quelques minutes à écouter ces bruits familiers. Celui du soufflet et des brûleurs à huile. L’eau qui arrivait à ébullition et faisait tressauter les bouilloires. Les couteaux aiguisés sur la meule. Oui, familiers et épuisants. La dix-septième semaine. Déjà. Du moins, le pensait-il. Il faisait des rêves étranges. Les événements et les mondes du Commonwealth y défilaient comme dans un film accéléré. Il y avait les histoires racontées par ses compagnons voyageurs, le fait que le temps n’avait pas la même nature sur les chemins silfens que dans les autres mondes. Il arrivait que l’on perdît ou que l’on gagnât des semaines, des mois, voire des années entières. C’était une notion déroutante, qui contribuait à alimenter son impatience. Orion s’étira, grogna - comme il le faisait tous les matins - et s’assit dans son sac de couchage. — Bonjour, dit Ozzie en ouvrant les yeux. Le tapis était tiré sur le morceau de cristal situé au plafond, mais il se déversait suffisamment de lumière par les côtés et par l’entrée de la chambre fermée par un simple rideau, pour qu’Ozzie pût voir distinctement les contours de la pièce sans avoir besoin de recourir à ses implants rétiniens et à sa vision infrarouge. Orion marmonna une réponse et ouvrit la fermeture Éclair de son duvet. Comme le garçon s’en allait dans la salle de bains, Ozzie commença à s’habiller. Quand ils étaient arrivés, la Citadelle lui avait fait l’effet d’une serre. Maintenant, il savait que ce n’était qu’une réaction due au froid extrême de l’extérieur. Malgré les sources d’eau bouillonnante et l’accumulation des corps chauds, il y régnait une température inférieure de plusieurs degrés à celle d’une habitation humaine confortable. Il passa une épaisse chemise à carreaux par-dessus son tee-shirt, enfila son pantalon en cuir et une seconde paire de chaussettes. Puis il se leva pour retirer le tapis du cristal. Orion laissa échapper un grognement plaintif lorsque la lumière rouge se déversa dans la pièce. Il en avait vraiment assez de cette citadelle. Le confinement, la monotonie de la routine, la douceur de leur régime alimentaire - autant de choses qui entraient en conflit direct avec son caractère d’adolescent tumultueux. Mais le pire était encore l’absence de camarades de son âge. — Il n’y a pas de filles, ici, s’était-il plaint le deuxième jour. Comme je n’en voyais aucune, j’ai demandé à Sara. Elle dit qu’il y en a eu - des filles dans la vingtaine -, mais qu’elles ont suivi les Silfens il y a déjà plusieurs années de cela. — Ah, ouais ? Eh bien, crois-moi, tu t’en remettras, répondit Ozzie, que la froideur de Sara avait quelque peu déçu. — C’est facile à dire ! Vous avez eu des centaines de femmes ! — C’est vrai, dit Ozzie, modeste. — Moi, je n’ai jamais eu de petite amie. — Quoi, pas même à Lyddington ? — J’ai traîné un peu avec quelques copines. Irina était ma préférée. On s’est embrassé, tout ça… —Tu l’as laissée pour me suivre sur les chemins silfens. — En fait, non. Elle est sortie avec Leonard. Il a couché avec la moitié des filles de la ville. — A h, je vois… Les femmes, tu sais, personne ne les comprend. — Si, vous ! lança le garçon en ouvrant de grands yeux avides - ce qui ne laissait jamais de mettre Ozzie mal à l’aise. Comment faites-vous pour parler aux filles ? Moi, je ne sais jamais quoi dire. Racontez-moi, s’il vous plaît ! — C’est très simple, je t’assure. Ce que tu dis ne compte pas. L’important, c’est d’avoir confiance en toi. — Ouais ? — Ouais, répondit Ozzie, de plus en plus mal à l’aise - le garçon allait-il commencer à prendre des notes ? Quand tu es à une fête, repère une fille, brise la glace et laisse-la faire l’autre moitié du boulot. Ces jeux-là se jouent à deux, pas vrai ? — Ben oui. — Alors, laisse-les travailler aussi. Et si rien ne se passe, si tu ne vois aucune étincelle dans ses yeux, pas de problème, passe à une autre fille. Dis-toi bien qu’elles sont comme toi. Elles aussi sont à la recherche de la petite étincelle, du mec qui saura les faire chavirer. Et ce mec, c’est toi. Je t’assure. Orion réfléchit un bon moment avant de conclure : — J’ai compris. Vous avez parfaitement raison. — Je suis là pour ça, petit. — D’accord, mais qu’est-ce que je dis ? — Hein ? — Pour briser la glace ? Il me faut une bonne phrase d’attaque… — Oh, fit Ozzie en se remémorant quelques scènes horribles de son adolescence. Eh bien, heu, tu peux les inviter à danser - c’est un classique qui ne se démodera jamais. Bien sûr, tu dois savoir danser - les filles aiment beaucoup les types qui savent danser. — Vous pouvez m’apprendre ? — Moi ? Ça fait un bout de temps, maintenant… Demande plutôt à Sara. Je suis certain qu’elle est gracieuse quand elle danse. — D’accord. Bon, et cette phrase d’attaque ? — Euh… Ouais. Bien sûr. Pas de problème. Euh… D’accord, je me souviens d’une fête chez les Hampton… J’avais repéré une fille - un canon. Je me suis approché et je me suis mis à fixer ostensiblement son col du regard. Là, la fille me demande ce que je fous. Et moi, je lui réponds : « Je regardais juste la marque. J’avais raison. Tu es bien Fabriquée au paradis. » Orion resta silencieux quelques secondes, avant d’éclater de rire. — C’est nul comme phrase ! Ce qui n’était pas exactement la réaction respectueuse à laquelle s’attendait Ozzie. Satanés gamins d’aujourd’ hui ! — En tout cas, ça a marché pour moi. — Comment s’appelait-elle ? demanda rapidement le garçon. — J’ai oublié, mec. Ça s’est passé il y a plus de cent ans. — Bon, d’accord. Je ferais mieux d’interroger Sara. Elle en sait sûrement un peu plus long que vous. — Eh ! Je sais parfaitement embobiner les filles. Je suis même l’expert numéro un en la matière. Il n’y a pas meilleur que moi dans tout le Commonwealth. Orion secoua la tête et sortit de la pièce en pouffant. — Fabriquée au paradis ! N’importe quoi ! Ozzie roula son sac de couchage et le rangea, avec celui du gamin, dans un filet de sécurité, semblable à une toile d’araignée noire. Il était parvenu à fixer l’ensemble à un morceau de rocher avec un cadenas mécanique. Histoire que quelqu’un n’embarque pas toutes leurs affaires d’un seul coup. Après des décennies passées à arpenter le Commonwealth, Ozzie avait pu vérifier le vieil adage selon lequel un nouveau conservateur est un libéral qui vient de se faire agresser. Il n’avait aucune confiance en ses compagnons voyageurs. Il se méfiait spécialement de ceux qui avaient eu moins de chance que lui dans la vie. Et, dans la Citadelle, tout le monde entrait dans cette catégorie. Les sachets de nourriture, le kit de premiers secours et leur équipement moderne ultraléger leur permettraient peut-être un jour de quitter définitivement cette planète. Durant la première semaine, il découvrit tous les jours de nouveaux éclats et griffures autour de la fixation de son filet. Heureusement, celui-ci était solide. Tout comme le cadenas. Ozzie et Orion prirent des assiettes et des couverts et se joignirent à la queue. Le petit déjeuner était le même tous les matins : des fruits d’arbre de cristal - à la texture semblable à celle de la betterave - bouillis et moulinés, deux tranches de viande de baleine bien grises et grasses, et une tasse de ce qui, ici, passait pour du thé, à savoir une infusion de lichen séché. Après le repas, ils retournèrent dans leur chambre pour enfiler un pantalon et un manteau en peau de baleine. Orion passa ensuite plusieurs heures à l’étable, où il s’occupa des animaux. Il aimait surtout leur donner à manger. Presque toutes les bêtes étaient friandes d’une sorte de moisissure, qu’elles avalaient par balles entières, sauf les tétrajacks, des sortes de rennes grands comme des chevaux, qui préféraient les restes de la cuisine située juste en dessous. Ozzie remonta jusqu’à l’atelier. La grande salle circulaire était censée servir d’étable, elle aussi. Elle était notamment dotée d’une porte à tambour suffisamment large pour laisser passer un éléphant. La population bigarrée de la Citadelle s’en servait comme d’un garage pour les grands traîneaux couverts tirés par des ybnans massifs et stupides. C’était là également que travaillaient les charpentiers. Non pas le bois, mais les os de baleine des glaces ; les deux matériaux avaient des propriétés similaires. L’atelier géant servait également de tannerie. Les graisses du derme étaient transformées en diverses huiles. On y travaillait également les quelques objets métalliques de la communauté, comme les chaudrons et les casseroles. Les outils utilisés pour travailler l’os étaient principalement faits de pierre ou de cristal. Ceux des habitants qui étaient arrivés avec des couteaux, des pinces ou des outils multi-usages en prenaient grand soin, car ils étaient devenus précieux. Personne n’était véritablement artisan dans la Citadelle. Toutefois, tout le monde avait des notions de mécanique. En fait, la communauté avait un mode de vie quasi médiéval. Depuis trois jours déjà, tout le monde s’activait autour de deux grands traîneaux, dont les patins devaient être remplacés. Le premier était terminé, mais le second était toujours posé sur deux grands moignons en cristal, à plusieurs mètres du sol. Dans l’atelier, la température était à peine assez élevée pour que l’eau n’y gelât pas. Du liquide chaud s’écoulait dans des gouttières sous les dalles de pierre, réchauffant un peu l’atmosphère. Comme dans le reste de la Citadelle, le système de chauffage était ancien et vétuste. Les pierres épaisses qui couvraient les canalisations d’eau bouillante étaient fissurées, déplacées. De fines volutes de vapeur s’élevaient un peu partout, humidifiant l’air à l’excès, le rendant écœurant. La condensation s’accumulait sur les parois et les établis, la rouille attaquait immédiatement la moindre pièce de métal oubliée un peu trop longtemps. Autour de la porte tambour, le froid était particulièrement mordant. Ozzie ne s’aventurait jamais jusque-là sans ses gants de laine. Évidemment, ils rendaient l’usage des outils plus problématique. Il devait travailler lentement, avec circonspection, et réfléchir sans cesse à ce qu’il était en train de faire. Lorsqu’il les retirait, ses doigts s’engourdissaient rapidement, l’empêchant de sentir quoi que ce soit. C’était dans ces moments-là que survenaient la plupart des accidents. Il rejoignit l’équipe de réparateurs qui travaillaient sur le traîneau. Trois humains et un Korrokhi soulevaient le premier patin pour permettre à George Parkin de le fixer. George vivait dans la Citadelle depuis suffisamment longtemps pour pouvoir prétendre au titre de chef d’équipe. De fait, il était sans conteste le plus compétent de tous les charpentiers improvisés du coin. Le nouveau patin était parfaitement ajusté. On enduisit les chevilles d’huile lubrifiante pour les enfoncer plus facilement. Deux des gars de l’équipe entreprirent alors de les sécuriser avec des goupilles et de la colle. Ozzie avait participé à six cueillettes, avec vingt-quatre autres humains et extraterrestres équipés d’échelles et de paniers. Chaque fois, ils étaient partis juste après le lever du soleil, fonçant sur leurs traîneaux vers la forêt de cristal. Les fruits triangulaires couleur opale qui pendillaient à l’extrémité des branches des arbres matures étaient comestibles. Il s’agissait en fait d’amas de glucide pur et sans goût, enveloppés dans une coquille dure. Sans eux, les habitants de la Citadelle ne pourraient survivre. Il fallait deux ans pour donner un fruit de la taille d’une pomme, aussi les cueilleurs devaient-ils marquer scrupuleusement sur des cartes grossières les sections de la forêt déjà visitées, pour permettre à la végétation de se renouveler. Une fois sur place, le travail était harassant. Pendant dix heures d’affilée - avec une courte pause en milieu de journée -, il fallait grimper aux échelles pour secouer les branches les plus élevées avec un long morceau d’os. Ces fruits fascinaient Ozzie. Ils finirent de le convaincre que ces arbres étaient le résultat d’expérimentations génétiques pratiquées par les Silfens. Plusieurs membres de l’expédition s’aventuraient dans les ravines rocheuses et traîtresses qui sillonnaient la forêt pour y cueillir du lichen. Il y avait parfois des tapis entiers de mousse gris-bleu, qui mettaient des décennies à pousser. Ce qui ne les empêchait pas de les arracher comme des vandales, sans aucun état d’âme. Les champignons étaient également très prisés. Les tétrajacks les reniflaient à travers la neige et les fissures, désignant les endroits où l’on devait creuser. En une sortie, il était possible d’accumuler assez de nourriture pour alimenter tous les locataires de la Citadelle pendant deux semaines. La cueillette et la préparation des aliments étaient les fruits d’un effort commun. Chacun participait d’une manière ou d’une autre à la survie de la communauté. Sara avait dit à Ozzie que la Citadelle était un endroit civilisé. Du moins, la plupart du temps. Elle se rappelait néanmoins une période désagréable, où, ayant attendu les Silfens pendant plus d’un an, ils s’étaient retrouvés à court de viande de baleine. Le second patin fut monté avant le déjeuner. Ozzie et George Parkin reculèrent pour laisser les autres mettre en place les goupilles à coups de marteau. — Deux jours, annonça George avec un accent vaguement britannique, qu’Ozzie ne parvenait pas à identifier. Le temps que la colle prenne bien. Ensuite, il sera prêt. Il mit sa pipe en os dans sa bouche et alluma les brins de lichen, qui dégagèrent immédiatement une odeur fortement désagréable. — Combien de traîneaux de cette taille avons-nous ? demanda Ozzie en faisant de grands gestes de la main. — Cinq. J’espère pouvoir en fabriquer un sixième après la prochaine chasse. Quand notre stock d’os aura été renouvelé. J’ai quelques idées d’améliorations. Ces vieux machins sont si usés, qu’ils cassent au moindre choc. — Cinq grands traîneaux et combien ? Sept petits ? — Neuf, si vous comptez les engins individuels. — Ce n’est pas assez pour emmener tout le monde, pas vrai ? — Effectivement. Quand on sort après les chasses importantes, on monte à vingt dans les grands traîneaux. On est limité à cause des tentes, qui prennent pas mal de place. Les nuits sont dangereuses là-bas, et chaque tente comprend trois épaisseurs de fourrure. Et puis, il faut encore de la place pour notre butin. Les baleines des glaces sont énormes. Des brutes, vous verrez. — Il y a suffisamment d’os dans la Citadelle pour fabriquer d’autres traîneaux. George tira sur sa pipe et le regarda du coin de l’œil. — Non, il n’y a pas d’os en rab. — Il y a des fauteuils, des lits, des tréteaux. Les os ne manquent pas. —Oui, mais les gens s’en servent, rétorqua-t-il, indigné. — Ils pourraient avoir envie de les recycler dans autre chose… — Où est-ce que vous voulez en venir ? Ozzie se passa un gant sur le bout du nez, qu’il avait froid et dégoulinant. Comme chaque fois qu’il travaillait dans l’atelier. — Je parle de permettre à tout le monde de s’échapper de ce monde. D’un seul coup. — Ben voyons. Et vous comptez vous y prendre comment ? — Les gens sortent bien pour suivre les chasses, non ? Le plus souvent, ils sont à pied, voire à skis. En tout cas, ils doivent se montrer rapides. — Ouais. — Eh bien, on n’a qu’à suivre les chasseurs en traîneaux. On met tout le monde dedans, humains et extraterrestres. On prend les animaux, les tétrajacks, les lontrus, les ybnans. On les utilise à tour de rôle, en laissant sur place les plus épuisés s’il le faut. De cette manière, on peut rester à hauteur des Silfens. On peut le faire, on le peut ! George retira la pipe de sa bouche et l’examina solennellement. — C’est une grande idée, mon vieux. Cependant, les grands traîneaux sont trop larges pour traverser la forêt, de l’autre côté du terrain de chasse. — D’accord. Alors, on les démonte pour en fabriquer de plus petits. Ils seront plus légers, plus faciles à tirer, plus rapides. Nos chances de réussite n’en seront que plus grandes. — Mouais. Cela marcherait probablement. Sauf que cela ne résoudrait pas le problème de la raison de notre présence ici. — Qu’est-ce que vous me racontez ? Nous sommes ici parce que nous avons emprunté les mauvais chemins. — Vraiment ? Vous pensez toujours que, dans la vie, tout doit se dérouler sur un plan physique. Mais que faites-vous de la spiritualité ? — Ma spiritualité cherche par tous les moyens à se barrer d’ici. — Vous m’en voyez ravi. Personnellement, je ne suis pas encore prêt à partir. Je crois que nous ne sommes pas arrivés ici par hasard. La Citadelle doit parfaire notre éducation. Elle nous enseigne des choses que nous ne savons pas, des choses que nous n’avons pas spécialement envie de savoir. Sur nous-mêmes. Moi, je suis persuadé que nous sommes ici pour une raison précise. Nous savons tous que vous êtes blindé de pognon là-bas, dans le Commonwealth. Comme de nombreuses personnes qui arpentent les chemins. Je l’étais moi aussi. Un vrai petit gosse de riche pourri, un trou du cul de première catégorie. Ma famille avait trop d’argent et pas assez de bon sens. Je suis né dans le Yorkshire, mon vieux, j’ai été élevé dans le respect de la tradition. Mes ancêtres se sont pourtant enrichis petit à petit, en transformant lentement le fumier en cuivre. Leur truc, c’était le recyclage. Ça se passait pourtant il y a des siècles, bien avant la mode du tout écologique. Puis l’Europe s’est jetée à corps perdu dans le recyclage à grande échelle. Les produits toxiques étaient interdits et ceux dont on ne pouvait se passer devaient être réutilisés. On s’est rapidement retrouvé avec des montagnes de réfrigérateurs, parce qu’on ne savait pas quoi faire du gaz contenu dans le système de refroidissement. Puis des montagnes d’ordinateurs, des montagnes de voitures. C’étaient les Alpes, mon vieux ! Une chaîne de montagnes de biens de consommation attendant d’être réduits en morceaux et réutilisés. C’est à ce moment-là que ma famille a véritablement fait fortune. Et puis vous et votre pote êtes arrivés avec vos trous de ver, et tout le monde s’est dit qu’il serait beaucoup plus facile de balancer les ordures au milieu de l’espace. On a fermé nos usines de recyclage, mais on a continué à ramasser les ordures, ce qui nous a permis de nous enrichir encore. — C’est la MTT, pas vrai ? demanda Ozzie. Les plus grands broyeurs d’ordures d’Europe. George hocha la tête, satisfait qu’Ozzie se rappelât le nom de sa compagnie. — Ouais, c’est exact. Des « montagnes transformées en taupinières ». — Oui, ça me dit quelque chose. — C’est le milieu qui m’a vu naître. Sur Terre, je n’avais jamais travaillé de mes mains. J’étais un paumé, un glandeur, je ne servais à rien. La plupart du temps, j’étais défoncé. Mon argent, je le dépensais dans les fêtes, les femmes, les voyages, la drogue, les rajeunissements. Je pouvais m’offrir le meilleur du meilleur. Mais, vous savez quoi ? Après trois vies à ce rythme-là, on a envie de passer à autre chose. Voilà pourquoi je me suis engagé sur les chemins silfens. Je suis parti en quête de la seule chose que mon argent ne pouvait m’offrir. — Et vous vous êtes retrouvé ici. — Exact. Ici, j’apprends à me découvrir, monsieur Isaacs. J’entrevois ce que c’est que d’être une vraie personne. Ici, je sers à quelque chose, je suis important. Les gens me demandent comment travailler les os de baleine, comment les fixer, comment les façonner, comment les coller, comment les scier. Je suis respecté. J’ignore si vous êtes capable de me comprendre. Vous, vous avez réellement fait quelque chose de votre vie, vous avez accompli quelque chose de grand. Maintenant, je suis respecté moi aussi. Cela n’a pas été facile, mais aujourd’hui, je mérite mon statut. Voilà pourquoi je vis ici. Je partirai un jour, comme tout le monde, soit en m’échappant de ce monde, soit en mourant dans la forêt. D’ici là cependant, je ferai tout mon possible pour aider mes amis à traverser les périodes difficiles. — Vous racontez cette histoire à tout le monde ? — À tous ceux qui ont besoin de l’entendre, mais vous n’êtes pas de ceux-là. Vous êtes un sage. Imaginez que nous partions comme vous le suggérez. Imaginez aussi que nous échouions. Que les chemins nous rejettent. On se retrouverait tous perdus au milieu de la forêt, sans aucune chance de revenir sur nos pas, fourvoyés au milieu de l’océan sans voile ni rame. C’est juste une hypothèse de travail car, je vous l’assure, tout le monde est loin de penser comme vous. Il y a les types comme moi. Il y a les Korrokhis - eux ne sont pas près de partir. Ils sont faits pour vivre ici. Et puis, il y a tous ceux qui ne sont pas encore arrivés. Que serait-il advenu de vous si Sara ne vous avait pas retrouvés ? — Un point pour vous. — Je ne vous le fais pas dire. Cet endroit a son utilité. Le fait que vous n’ayez pas envie de rester ne doit pas vous aveugler. —En effet. Je ferais mieux de vous laisser et de travailler sur un plan B, pas vrai ? — Voilà, dit George en agitant sa pipe, mais n’oubliez pas de revenir après le déjeuner. On va avoir besoin de bras pour descendre ce traîneau. — Bien sûr, répondit Ozzie en commençant à s’éloigner. Au fait, reprit-il en se retournant, vous ne connaîtriez pas des phrases toutes faites pour draguer ? George examina longuement sa pipe avant de répondre : — Si j’en connaissais, je ne vous les dirais pas. Ozzie quitta l’atelier et se dirigea vers ses appartements. Des souvenirs de lycée particulièrement désagréables revinrent à sa mémoire. Toutes ses convocations au bureau du principal. Il aurait encore préféré aller en prison. Il ne pouvait pas le dire à George ou à Sara, mais s’il avait tenté d’élaborer un plan de fuite pour tous les habitants de la Citadelle, c’était surtout à cause d’Orion. De fait, s’ils partaient uniquement tous les deux, leurs chances de succès seraient infiniment plus faibles. Tout seul, il pourrait y arriver. Il savait skier - d’ailleurs, il avait déjà commencé à fabriquer une paire de skis en os. Les Silfens, bien que rapides et endurants, n’avaient aucune chance de distancer un homme à skis. Et puis, il avait ses sachets de nourriture, ses boissons énergétiques, son équipement ultraléger. Mais Orion… Le garçon n’avait jamais vu de neige avant de l’accompagner dans ce périple. Quant à savoir skier convenablement… Les choses étaient on ne peut plus claires : il serait tellement plus facile de laisser Orion dans la Citadelle et de partir seul. Un jour viendrait où il n’aurait plus le choix. Il n’était pas venu jusqu’ici pour les mêmes raisons que George et tant d’autres. Il n’avait pas besoin de méditer sur sa vie, de faire l’apprentissage de la sagesse. S’il s’était aventuré sur les chemins Silfens, c’était dans un but précis. Et Dieu seul savait où en était le Commonwealth en ce moment. Ozzie traversa la grande salle commune et s’engagea dans le couloir qui menait aux dortoirs. Le Tochee était là, qui sortait de la caverne qui leur servait de chambre à coucher, à lui et au gamin. C’était l’extraterrestre qu’Ozzie avait pris pour un jeune Raiel le jour de leur arrivée. C’était une erreur pardonnable. Le Tochee avait le même genre de corps épointé, pareil à un œuf écrasé de trois mètres cinquante de longueur et un mètre cinquante de hauteur. Ses poils couleur caramel brûlé étaient raides et sa peau semblait trop grande pour lui. Son corps tout entier était couvert de rides profondes et de plis, comme une tête de bouledogue. D’étranges feuilles desséchées et noires comme des algues à marée basse poussaient dans ses rides les plus marquées. On eût dit une sorte de parasite parcheminé, dont aurait eu raison l’air froid de la Citadelle. Sa bouche était un sphincter ouvert à l’extrémité de son museau conique. Elle paraissait bien trop petite, comparée à la taille de son corps, mais elle laissait néanmoins apparaître un anneau de petites dents pointues et acérées. Son œil, ou du moins ce que tout le monde considérait comme son œil, était situé à un mètre de la bouche et était constitué de trois ovales de chair noire, translucide, accolés les uns aux autres. Le plus étonnant demeurait pourtant la manière dont l’extraterrestre se mouvait. Sous son abdomen couraient deux excroissances graisseuses et caoutchouteuses, semblables à des skis. Sauf qu’elles ondulaient à la façon de serpents lorsque l’être avançait. La surface de ces excroissances était mouchetée, grise et brune, avec des craquelures desquelles s’échappait un fluide corporel chassieux. Sara lui avait raconté que le Tochee était en sale état lorsqu’ils l’avaient trouvé à la lisière de la forêt de cristal. Ces excroissances de chair constituaient un moyen de locomotion très intéressant, mais elles avaient le défaut de ne pas pouvoir être couvertes d’un vêtement. Le Tochee était manifestement fait pour vivre dans des conditions plus clémentes. Sa chair était constellée d’engelures, là où elle avait été en contact avec le sol glacé. Deux années s’étaient écoulées depuis, et elle n’avait pas encore correctement cicatrisé. Le Tochee possédait deux autres excroissances, plus courtes et plus bulbeuses, juste derrière les yeux. Ozzie les avait déjà vues se gonfler pour saisir des assiettes ou des verres, ou encore pour soulever des objets bien trop lourds pour des bras humains. Telles des amibes géantes, elles pouvaient prendre la forme de vrilles potelées ou de mâchoires. En vérité, il s’agissait d’une véritable merveille de l’évolution. Seules sa chair polymorphe et sa sangle équipée d’artefacts technologiques avaient permis de ranger le Tochee dans la catégorie des êtres intelligents, car depuis deux années qu’il était là, personne n’avait réussi à communiquer avec lui. Aucun mot, aucun son ne sortait jamais de sa bouche. Apparemment, il était également sourd. On avait bien tenté de dessiner des motifs sur une ardoise, mais il n’avait pas semblé les reconnaître. Restaient heureusement quelques simples mouvements de bras - viens, attends, va, soulève, pose. La plupart du temps, il coopérait comme un chien de berger bien entraîné. Personne ne savait vraiment comment il s’appelait. Les Korrokhis l’avaient baptisé « le Tochee », car dans leur langue singulière, ce mot signifiait « le ver gros et gras ». — Qu’est-ce que tu cherchais là-dedans ? lui demanda Ozzie à voix haute. Le museau du Tochee bougea de droite à gauche, comme celui d’un animal domestique attendant d’être châtié. De fait, son œil unique lui donnait des airs de chien battu. Il était certes normal d’être sérieusement déprimé, se dit Ozzie, lorsqu’on passe ses journées enfermé dans la Citadelle à faire l’aller et retour entre la fontaine et la cuisine. — Bien, on va vérifier. Il contourna le Tochee et tira le rideau pour entrer dans ses appartements. Il n’en était pas certain, mais il avait l’impression que le filet de sécurité avait été légèrement déplacé, comme si quelqu’un avait voulu fouiller à l’intérieur. —Viens par là, dit Ozzie avec un geste de la main exagéré. La créature fit demi-tour et se glissa dans la chambre à coucher. Le tout avec une fluidité exemplaire. Une fois de plus, Ozzie fut impressionné par son agilité. Pour un être aussi massif, le Tochee était capable de se mouvoir avec vitesse et précision. Il s’assit sur son lit de camp, plongea son regard dans celui de l’extraterrestre et désigna la pièce d’un grand geste de la main. — Vas-y, j’attends. La créature refusa de bouger et se contenta de regarder fixement l’humain. — Très bien. Ozzie marcha jusqu’au filet de sécurité et entra la bonne combinaison dans le cadenas, en prenant néanmoins soin de mettre son corps entre le code et le Tochee. Quand le filet fut ouvert, il en sortit divers objets, qu’il disposa sur le sol devant la créature. De la nourriture, des vêtements, une lampe à kérosène, son nécessaire de couture, son ordinateur de poche. Les excroissances locomotrices du Tochee se dégonflèrent et il se rapprocha du sol. Un tentacule se forma sur le côté gauche de son corps et s’allongea pour se saisir de l’ordinateur. Le Tochee appuya successivement sur les cinq boutons situés au sommet de l’appareil, toutefois, celui-ci refusa de s’allumer. — Ah ! s’exclama Ozzie, car il savait que seul un être évolué pouvait comprendre l’utilité d’un bouton. Donc tu comprends la technologie, mais tu es incapable de communiquer. Comment expliquer ça ? Il se rassit sur son lit et considéra longuement le Tochee. Peut-être s’agissait-il d’un anthropocentrisme déplacé, mais il avait réellement l’impression que la créature était déçue de ne pas être parvenue à mettre en route l’ordinateur. Elle l’avait doucement reposé sur le sol et s’était légèrement affaissée. Sur ses flancs, ses parasites s’étaient mis à bruire comme des feuilles mortes en automne. — Tu ne communiques pas avec des sons… Que nous reste-t-il donc ? La télépathie ? J’en doute. Les champs magnétiques ? Les abeilles et les rats des marais de Trokken sont capables de les percevoir, toutefois, les Silfens les brident sur leurs mondes. C’est une possibilité. L’électromagnétisme ? Idem pour les ondes radio - l’ordinateur est mort. Les formes ? Possible aussi, puisque tu vois. C’est vrai que les appendices peuvent en prendre de diverses, mais Sara m’a dit que tu ne reconnaissais pas les formes les plus élémentaires lorsqu’elles étaient dessinées. Mais bon, dit-il en penchant la tête sur le côté, c’est vrai que je serais aussi perdu que toi, si je me retrouvais au milieu des tiens. Peut-être que vous ne dessinez pas. Au fait, vous avez des artistes ? Ce serait une différence culturelle de taille… Ozzie s’interrompit. Il se sentait un peu bête de parler à haute voix à un extraterrestre qui ne pouvait pas l’entendre. Le Tochee le regardait toujours fixement. Ozzie se déplaça de quelques centimètres sur le côté. Le museau de la créature bougea pour rester aligné avec lui. — Pourquoi est-ce que tu fais cela ? Qu’est-ce que tu essaies de me dire ? La question primordiale n’est pas quoi, mais plutôt comment. Ozzie regarda sans ciller ces ovales allongés de chair noire braqués sur lui. Non pas des sons, mais des émissions de… — Merde ! Il alluma ses implants rétiniens, bascula en infrarouge, et le corps de la créature se couvrit instantanément de signatures thermiques étranges, indices de la présence de vaisseaux sanguins et d’organes dissimulés sous sa fourrure. Il passa lentement d’un spectre à l’autre, jusqu’à atteindre les ultraviolets. — Putain ! fit-il en sursautant et tombant de son lit de camp. Le Tochee projetait dans sa direction un ensemble complexe de motifs de lumière pourpre. Lorsque Orion refit son apparition deux heures après le déjeuner, il trouva le Tochee en travers de l’entrée de la chambre. Ozzie était assis sur son lit et s’activait frénétiquement sur un calepin. Le sol dallé était jonché de morceaux de papier couverts de motifs tous plus étranges les uns que les autres, semblables à des fleurs dessinées par un gosse de cinq ans. Chaque pétale était comme un éclair déchirant le ciel. — George Parkin vous cherche partout, dit le garçon. Pourquoi cette chose est-elle ici ? Ozzie lui lança un regard halluciné. Sa tête tressautait dans tous les sens, de même que sa chevelure imposante, comme s’il recevait décharge électrique sur décharge électrique. — Oh… Tochee et moi avons une petite conversation, répondit-il d’un ton suffisant. — Hein ? Ozzie ramassa une des feuilles de papier arrachées à son calepin. Le motif ressemblait à une rosace de verre brisé. Dans un coin de la feuille était également griffonné un mot. Puis il souleva bien haut une chaussure en cuir. La moitié de leurs affaires était éparpillée par terre. — C’est son symbole pour dire « chaussure », dit-il en jubilant. Oui, regarde, il le répète. Bon, peut-être que cela veut plutôt dire « peau d’animal mort », mais quelle importance ? On va y arriver. On est en train d’élaborer un lexique. Orion regarda alternativement l’homme et le Tochee. — Qu’est-ce qu’il répète ? — Le symbole. D’autres éléments viennent s’y greffer. Ils changent tout le temps. Je les vois, mais je ne peux pas les dessiner. Pour le moment, je me contente des bases. Le reste doit correspondre à une sorte de grammaire, à des informations contextuelles. — Ozzie, quel symbole ? — Assieds-toi, je vais te raconter. — Il parle avec des images ? demanda Orion dix minutes plus tard. — Oui. Pour faire simple, on pourrait dire cela… — Et pour faire compliqué ? — Le motif qu’il projette est le nom visuel d’une chose, d’un concept, l’équivalent de nos noms communs. Je suppose que cela doit aller extrêmement vite lorsqu’ils discutent entre eux. Un motif comme celui-ci peut contenir beaucoup d’informations. Je sais que je n’en comprends qu’une infime partie mais je vais tenter de lui enseigner l’alphabet humain. Maintenant, je comprends pourquoi il ne réagissait pas devant les dessins de Sara. Pour lui, ils étaient comme des gribouillis de gamins de maternelle comparés à des projections en 3D et en couleurs. J’ai bien peur que Tochee ne soit obligé de revoir ses standards à la baisse et de se mettre à notre niveau. — Génial… — Alors pourquoi fais-tu cette tête-là ? — C’est super pour Tochee et tout, mais ces petits bouts de papier ne vont pas nous aider à nous tirer de ce monde puant. — Pas si sûr, rétorqua Ozzie en souriant. Tu sais ce qu’il m’a demandé tout à l’heure ? Pouvez-vous m’aider à quitter cet endroit ? Cela signifie que nous pouvons former une équipe. À nous trois, on va faire des merveilles. — Ah, ouais ? Et comment ? — Tochee est fort et rapide. Deux qualités indispensables pour suivre les Silfens. — Mais il ne peut pas sortir, Ozzie. Il gèle ! — J’ai déjà réfléchi à ce problème. J’en parlerai à George demain. Orion regarda l’extraterrestre du coin de l’œil. — Vous êtes vraiment sûr de pouvoir faire ça ? D’être capable de le convaincre ? — En tout cas, je l’espère. Pour l’instant, on a juste papoté, histoire de jauger nos capacités respectives. Le temps est venu de communiquer vraiment. Dans mes implants, j’ai toujours quelques programmes en état de fonctionner. Des logiciels de traduction et d’interprétariat, le genre de trucs que CST utilise dans les cas de rencontre extraterrestre. Normalement, ils permettent de passer rapidement de phrases du type « le petit chat est mort » à des discussions métaphysiques complexes. Merde, tout serait tellement plus simple si mon ordinateur fonctionnait. — Il vous reste au moins vos implants. — Ouais, c’est vrai. — Ozzie, regardez ! Tochee déroula une longue vrille de chair et saisit une feuille de papier, sur laquelle était dessiné un motif en spirale, semblable à un flocon de neige. Dans un coin, Ozzie avait écrit « ordinateur ou système électronique ? ». — Pourquoi celui-ci ? marmonna l’homme en regardant fixement l’œil noir de Tochee, qui projetait sans arrêt des dessins violets. Ah, je crois qu’il veut dire « système de communication ». J’ai l’impression qu’il a envie de parler. — Je peux regarder ? demanda Orion, tout excité. C’est sûrement plus intéressant que l’étable. — Oui, tu peux regarder. Toutefois, cela risque d’être long. 3 Justine avait mis des jours à convaincre son père d’apporter son soutien à ce week-end. Elle aurait néanmoins préféré ne pas l’avoir dans les pattes, d’autant plus qu’il était sorti de sa cure de rajeunissement à peine six mois plus tôt. En temps normal, son caractère de cochon entêté en faisait déjà quelqu’un d’impossible, mais avec sa vitalité retrouvée, il était quasi inhumain. Force lui était cependant d’admettre que sa présence donnait de l’importance à cet événement. Sans lui, jamais ils ne seraient parvenus à réunir autant de joueurs. Ils avaient choisi Sorbonne Wood, cette vaste propriété familiale située sur la côte ouest, tout près de Seattle. On y trouvait de nombreuses rivières impétueuses, une grande étendue boisée et des montagnes acérées. Elle aurait certes préféré passer un week-end dans leur propriété principale de la côte est, Tulip Mansion. La vie y était tellement plus… civilisée. Néanmoins, ce rassemblement informel se devait d’être discret avant tout. Les gens commencèrent à arriver vendredi après-midi. Justine, elle, était là depuis la veille. Elle avait décidé de prendre l’organisation en main. Pour les événements de cette importance, elle n’arrivait pas à faire confiance à ses assistants. La propriété abritait une grande demeure principale, originellement bâtie en pierre et en béton, mais recouverte depuis longtemps de corail. C’était d’ailleurs l’un des plus vieux exemples d’architecture extraterrestre de la planète. Le corail avait été planté plus de deux siècles auparavant ; ses tons beige et lilas étaient d’ailleurs bien ternes comparés aux couleurs vives développées depuis par GM. Les frondaisons tressées avaient une texture maladive et, pour les plus anciennes, menaçaient même de s’effondrer. Les jardiniers faisaient donc de leur mieux pour en stimuler la croissance. De ce fait, le corail était aujourd’hui plus épais encore que les murs originels de la maison, dont les fenêtres avaient presque entièrement disparu sous des replis organiques. Le jour où des représentants de la Commission environnementale des NUF seraient admis dans l’enceinte de la propriété - ce qui n’arriverait bien entendu jamais -, ils ne manqueraient certainement pas d’ordonner l’arrachage de ce corail hypertrophié et d’infliger une amende sévère au propriétaire de la maison. L’intérieur de la demeure était constitué de diverses salles de réception, de chambres de relaxation et de plusieurs salles à manger. Les membres de la famille et les invités étaient logés dans les douze pavillons construits en demi-cercle dans le fond du jardin et reliés à la maison principale par des allées surplombées de pergolas couvertes de rosiers grimpants. Vus de l’extérieur, ces bâtiments semblaient se conformer à l’héritage local, puisqu’ils étaient pourvus de parois en rondins de bois et de toits en écorce. Mais, à l’intérieur, l’ameublement et les équipements étaient dignes du XXIVe siècle. Gore Burnelli arriva le premier. Au volant de sa limousine Zil noire, il passa la porte papillon et s’engagea dans l’allée. Bien que fonctionnant à l’électricité, le monstre à six roues ne pouvait que violer la législation sur la protection de l’environnement. Il était si gros, au moins deux fois la taille de son coupé Jaguar, réalisa Justine. Trois berlines - les membres de la garde rapprochée de son père - le suivaient de près. Deux autres voitures avaient déjà bifurqué vers les annexes réservées au personnel. La limousine s’arrêta et Justine s’approcha pour accueillir le vieux tyran. La portière arrière du véhicule s’ouvrit et deux marches se déplièrent sur les gravillons. Deux gardes du corps en émergèrent en premier. Avec leurs costumes noirs et brillants et leurs lunettes à monture chromée, ils avaient vraiment l’air de truands. Justine fit mine de ne pas les remarquer. Leur présence était inutile et son père le savait. En fait, ses implants multiples le rendaient probablement bien plus dangereux que ses gorilles ne le seraient jamais - son dernier rajeunissement dans le centre biogénétique de la famille avait duré plus longtemps que d’habitude. Gore Burnelli apparut dans l’encadrement de la portière. Il reniflait l’atmosphère. — Seattle…, marmonna-t-il. Encore cette satanée pluie. Une bruine légère tombait depuis plusieurs heures et les conifères plantés dans l’allée dégoulinaient littéralement. — Je me demande pourquoi on ne déménage pas cette putain de propriété en Angleterre, reprit-il. La météo y est similaire, mais la bière y est bien meilleure. Justine le serra furtivement dans ses bras. — Ne commence pas, papa. Ce week-end va être assez difficile comme cela, alors n’en rajoute pas, je t’en prie. Il essaya de lui sourire, mais n’y parvint pas tout à fait. Son visage était tellement étrange. Presque inhumain. Avec son physique de jeune homme de vingt-quatre ans, il aurait pu être extrêmement séduisant. Ses cheveux blonds, épais et vigoureux commençaient déjà à onduler - il était sorti de sa cuve avec une coupe très courte, militaire. Mais ses tatouages étaient si nombreux et complexes, qu’ils se rejoignaient et lui couvraient entièrement le visage, lui donnant des airs de masque mortuaire égyptien en or vingt-quatre carats. — Vu que je t’aurai constamment sur le dos, je ne vais pas trop oser me plaindre. — Comment va maman ? Il roula les yeux - qui eux, au moins, paraissaient normaux. — Comment veux-tu que je le sache ? C’est plutôt à toi de me le dire. Moi, je ne sais même plus comment elle s’appelle. J’ai effacé son visage de ma mémoire depuis des siècles. — Menteur. Justine vit l’un des gardes du corps se raidir légèrement. Il n’était probablement pas habitué à entendre quelqu’un s’adresser à son patron de cette façon. Mais Justine était la fille aînée, conçue et mise au monde à la manière traditionnelle, contrairement à la cinquantaine d’autres mômes qui leur avaient succédé, à son frère et à elle. À cette époque-là, Gore était un simple milliardaire, l’héritier de la fortune de deux familles de l’ancienne Amérique. Grâce à quelques prédictions et jugements malins, et surtout à son influence politique, son portefeuille d’actions avait grossi en même temps que le nombre des planètes ouvertes à la colonisation par CST. Les Burnelli, comme toutes les Grandes familles terriennes, étaient la preuve vivante qu’il n’y avait rien de tel que l’argent pour engendrer l’argent. Dawson Knight, la société qui s’occupait de diriger l’empire financier de la famille, n’employait presque que des Burnelli. Sa raison d’être était d’accumuler toujours plus de richesses et de protéger le patrimoine existant. Les Burnelli possédaient des sociétés sur tous les mondes du Commonwealth. Ils avaient des hectares et des hectares de terrains situés autour des capitales des colonies de l’espace de phase trois, des zones industrielles entières sur tous les mondes du G15, des sociétés de transport, des banques, des start-up dans les domaines de pointe. Tout ce qui avait des chances de devenir rentable un jour était pris très au sérieux par les stratèges de la famille. Justine avait joué un grand rôle dans l’accroissement de la fortune des Burnelli. Elle s’était d’abord contentée de jouer un rôle de tampon pour faire avorter les conflits internes, puis était passée chef des acquisitions, avant de s’adonner au lobbying politique. Son frère, quant à lui, avait un rôle plus médiatique, qu’elle n’avait jamais envié. Malgré tout cela, malgré les négociations, les manœuvres, les manipulations conduites pendant ces longues décennies, Gore restait le cœur sacro-saint et incontesté de la famille. — J’ai vu maman il y a environ un mois, dit Justine. Elle t’embrasse fort. — Alors, elle ne vient pas ? demanda-t-il. Comme il lui parlait, sa vision se troublait constamment, car Gore vivait perpétuellement dans un monde virtuel. Il flottait parmi les bilans financiers, les dépêches, les rapports envoyés par Dawson Knight. Il était à l’affût de la bonne affaire, il était prêt à investir dans l’immobilier, les devises, tout… Dans le futur, en somme. — Non, répondit Justine. Tu n’as rien à craindre. — Bien. Je vais dans mon pavillon. Mais je veux vous voir, ton frère et toi, avant que les paris commencent ce soir. — Je préviendrai Thompson quand il sera là. Gore et son escorte de gardes du corps, d’assistants et d’aides entrèrent dans le bâtiment principal. Deux beautés orientales vêtues de robes blanches moulantes et ultracourtes fermaient la marche. Elles étaient jumelles, ou bien reprofilées pour se ressembler comme deux gouttes d’eau. Elles s’inclinèrent très bas en passant devant Justine, qui se retint tant bien que mal de faire la grimace. Par certains aspects, son père pouvait se montrer extrêmement prévisible. Les filles étaient probablement notées dans son agenda, tout comme ses réunions et ses déjeuners d’affaires. Chaque minute de son emploi du temps était prévue des semaines à l’avance. Des rumeurs infondées couraient sur les supposés reprofilages psychoneuraux qui en faisaient un travailleur compulsif acharné. Mais Justine se rappelait encore sa petite enfance. Elle savait qu’à l’époque déjà, son père ne rentrait jamais de Wall Street avant 22 ou 23 heures, qu’il passait ses week-ends enfermé dans son bureau avec son écran d’ordinateur pour seul compagnon. Il avait toujours été ainsi, résolu, déterminé, non tributaire des contacts humains. Les progrès de la technologie lui avaient simplement permis de travailler plus efficacement, de se doter d’interfaces et de capacités de traitement plus importantes, histoire de ne jamais être complètement coupé des marchés financiers. Une demi-heure après son père arriva Campbell Sheldon, que Justine accueillit avec un sourire relativement convaincant. C’était l’un des arrière-arrière-petits-enfants de Nigel, le cadet des trois fils d’une petite-fille. Ceci expliquait sa position importante. Comme il avait choisi de travailler au sein de CST, il s’était rapidement élevé au poste de directeur des projets civils et commerciaux avancés. Nigel était pourtant inflexible sur ce point : le fait d’être un Sheldon permettait de commencer dans l’entreprise au bas de l’échelle, et les échelons se gravissaient au mérite. Campbell était uniquement accompagné par deux aides. Justine avait apprécié cette discrétion lors de leur première rencontre. Aujourd’hui, il avait parcouru la moitié du chemin qui le séparait de son prochain rajeunissement et avait le physique d’un homme de quarante ans. Une barbe brune couvrait ses joues légèrement trop rondes. Il avait hérité du physique typique des Sheldon : il avait le regard profond, le petit nez et les cheveux châtain foncé de Nigel. Seuls quelques tatouages discrets scintillaient derrière et sous ses oreilles. Il l’embrassa sur les deux joues et dit : — Vous êtes resplendissante. — Merci. La dernière fois que nous nous sommes vus, je m’apprêtais à entrer en clinique pour me faire rajeunir. — Oui, c’était sur le yacht du sénateur de Muang, si je ne m’abuse. Pour l’inauguration du pont de Braby. Des poissons volants, pareils à des ballons jaunes, flottaient dans les airs tout autour de nous. — Vous avez une mémoire d’éléphant. Si je comprends bien, vous allez passer la soirée à évoquer des événements compromettants… — Non, pas toute la soirée. Ce serait du gâchis. — Ah, je me rappelle très bien cet aspect de votre personnage, dit-elle en l’invitant à entrer. — Je n’ai rien à dire pour ma défense. Je suis un Sheldon. J’ai une réputation à entretenir. — Dites-moi, vous n’étiez pas avec cette chanteuse de rock lors de cette fameuse soirée. ? — Oui, cette chère Callisto. Nous nous sommes séparés peu de temps après, malheureusement. Elle m’a quitté pour un batteur. — Elle a choisi de s’appeler comme une lune ? — Oui, fit-il en haussant les épaules. C’était à la mode à l’époque. — Et aujourd’hui, la mode est à quoi ? Aux astéroïdes ? Aux comètes ? Campbell rit et s’arrêta pour considérer la maison. — Est-ce vraiment du corail ? Sur Terre ? — Oui. S’il vous plaît, ne nous dénoncez pas aux fédéraux. Ce corail est plus vieux que la plupart des membres de ma famille. — Je suis facilement corruptible. Un verre en fin de soirée, la lumière douce d’une chandelle, l’amour dans un lit à baldaquin… Justine sourit en retour. — Je préférerais que nous prenions un bon bain de minuit dans un ruisseau glacé. Il y en a plusieurs sur la propriété. — Mon Dieu, que vous êtes sadique. Dans l’état de Washington ? Au printemps ? Vous avez une idée de ce que cette eau glaciale peut faire à un homme ? — Non, mais nous pouvons faire l’expérience. — D’accord. Mais après, on boit un verre ensemble. Quel est le programme du week-end ? — Disons qu’il s’agit d’une rencontre informelle. La décision de créer une agence spatiale a déjà été prise par le CEP. Encore un peu de chantage politique, et tout fonctionnera comme sur des roulettes. Si je puis me permettre… C’est une excellente occasion pour tenter un rapprochement avec Patricia Kantil. — Ah, fit Campbell. Elle va se joindre à nous ? — Oh, oui… Patricia Kantil fut la suivante à arriver. Vêtue d’un tailleur strict et relativement modeste, chaussée de chaussures noires classiques, elle sortit d’une Ford Occlat milieu de gamme. Physiquement, elle avait l’air d’avoir cinquante-cinq ans. Une femme de confiance. Les avantages de la maturité, sans les inconvénients de la vieillesse. Un écheveau de tatouages argentés lui ceignait les yeux mais ils étaient si fins que, la plupart du temps, ils ne se voyaient pas. Sa coiffure et son maquillage accentuaient discrètement son ascendance latine. Oui, se dit Justine, elle devait dépenser beaucoup d’argent dans son salon de beauté fétiche. Et tout cela pour rester dans l’ombre de sa patronne Elaine Doi. Le fait que la conseillère politique numéro un de la vice-présidente vienne passer un week-end à Seattle une décade à peine après l’annonce de la candidature de Doi en disait long. Pour Patricia, ces deux jours allaient être un exercice de lobbying intensif. Elle était venue avec son secrétaire, un jeune homme appliqué, vêtu du genre de costume décontracté que les jeunes urbains à la mode portent lorsqu’ils vont prendre l’air à la campagne. Il se tenait à deux pas de son employeur, n’ouvrant la bouche que lorsqu’il y était invité. Justine était en train de les accueillir lorsqu’une troisième personne émergea de la Ford. Une jeune femme aux longs cheveux blonds, plus grande et plus mince encore que ne l’était la maîtresse de maison. Ses vêtements étaient ostensiblement luxueux - elle portait une minijupe et un haut doré très décolleté, qui mettaient sa silhouette superbe en valeur. Elle jeta un regard circulaire sur la propriété sans parvenir à dissimuler son enthousiasme. Manifestement, cette fille-là n’avait jamais encore été rajeunie. —Je vous présente Isabella, dit Patricia. Ma compagne. — Salut tout le monde. C’est vraiment super chez vous, s’exclama celle-ci, apparemment désireuse de se faire rapidement de nouveaux amis. — Merci, répondit Justine. Cela nous a pris pas mal de temps, mais nous sommes parvenus au résultat dont nous rêvions. Comme il serait aisé d’inonder cette Isabelle de sarcasmes et d’ironie. La pauvre petite ne s’en rendrait même pas compte. Mais le moment était mal choisi pour se comporter comme une garce devant tout le monde. — Je veux un dossier complet sur elle, demanda Justine à son assistant virtuel. Quelque chose, dans ses traits, lui était étrangement familier. Isabella était certainement issue d’une Grande famille ou d’une Dynastie intersolaire, mais laquelle… — Isabella Helena Halgarth, énonça son assistant. ge : dix-neuf ans. Deuxième fille de Victor et Bernadette Halgarth. Un fichier défila dans sa vision virtuelle, détaillant le parcours scolaire de la jeune femme, ses hobbies, ses centres d’intérêt, les actions humanitaires dans lesquelles elle s’impliquait. Le genre de conneries que l’on trouve dans les dossiers de presse rédigés par les familles elles-mêmes. Merde ! Dès qu’elle eut accompagné Patricia jusqu’à son pavillon, Justine appela Estella Fenton. — Ma chère, quel honneur me fais-tu là ! dit cette dernière pour la taquiner. Qu’y a-t-il que je sache et que ta famille ignore ? — C’est à propos de cette fille, commença Justine en envoyant, d’un clic virtuel, le dossier concernant Isabella à son amie. Comme tu es la reine des cancans, je me disais que tu pourrais m’éclairer sur la position exacte de cette salope dans la famille Halgarth. — Tu as de la chance d’être qui tu es, sinon, je t’aurais immédiatement raccroché au nez. — Arrête un peu ! Je connais par cœur les arbres généalogiques de toutes les Grandes familles, mais les Halgarth sont une Dynastie intersolaire. — Je sais, mon amour. Des nouveaux riches de la pire espèce. J’ai moi-même un petit dossier sur cette petite. Qu’est-ce que tu veux savoir, exactement ? — Je veux savoir si c’est quelqu’un d’important. — Pas vraiment. Quinzième génération. Victor, lui, n’est que de la onzième. D’ailleurs, le père et la fille sont des bébés-éprouvette. Ils ont juste été conçus pour remplir le quota familial. Bien sûr, elle possède un portefeuille d’actions qui lui permet de ne pas travailler, mais elle n’a pas les moyens de vivre comme les grands de ce monde. Elle vient de terminer ses études secondaires et n’a pas encore choisi d’université. Il se raconte même qu’elle pourrait profiter de son premier rajeunissement pour subir un léger séquençage du cerveau. Son QI ne brille pas réellement au firmament. Elle a eu quelques petits copains - d’un statut encore inférieur au sien - et, en ce moment, elle couche avec… Ah ! Patricia Kantil. C’est pour ça que tu m’appelles ? — Oui. Je reçois quelques Halgarth ce week-end. Mais je ne sais pas si Patricia se les est mis dans la poche. Les élections sont pour bientôt, et cette relation pourrait être mal interprétée. — Du calme, chérie. Je ne t’ai rien dit, mais EdenBurg est déjà derrière Doi. Ce qui nous fait six planètes sur quinze. Je ne pense pas que Patricia et Isabella puissent y changer quoi que ce soit. — Les Halgarth soutiennent Doi ? Félicitations, tu es mieux informée que moi. Je n’avais vraiment pas besoin que tu me foutes la trouille au dernier moment, mais merci quand même. Je te dois une fière chandelle. — Je ne te le fais pas dire. Je vais bientôt avoir besoin d’une personnalité de la haute pour un dîner. — Tu peux compter sur moi. Gerhard Utreth arriva à son tour. Il était issu de la quatrième génération de la famille Braunt, fondatrice de la Nouvelle République démocratique allemande. En tant que juriste, il avait choisi de quitter la direction des affaires financières de la famille pour se consacrer au ministère de la Justice de sa planète. Des décennies plus tôt, il avait été le sénateur de la NRDA. Il avait même épousé une Burnelli. Deux enfants étaient nés de cette union temporaire. Justine ne comptait pas trop sur ce lien ténu pour obtenir ce qu’elle désirait, mais cela faisait de lui un allié potentiel. Elle avait également invité Larry Frederick Halgarth, un ancien de la troisième génération, qui arriva dans une limousine en compagnie de l’inévitable Rafael Columbia et d’une certaine Natasha Kersley, imposée par l’invité principal. Justine entra son nom dans le moteur de recherche de sa base de données, mais n’obtint aucune réponse. Natasha n’appartenait à aucune famille majeure. Par ailleurs, elle était directrice d’un mystérieux Conseil scientifique spécial du Commonwealth. — C’est un organisme qui conduit des études théoriques sur les armes, lui avait simplement dit Larry. Les armes exotiques. Deux autres sénateurs vinrent se joindre à cette petite compagnie. Il y avait bien évidemment Crispin Goldreich, que son rôle au sein de la commission budgétaire du Commonwealth transformait en interlocuteur obligé. D’après les dossiers de Justine, il faisait officiellement partie des sceptiques mais la jeune femme n’y croyait pas trop. Selon elle, Goldreich avait forcément une idée derrière la tête. Et puis il y avait Ramon DB, le sénateur de Buta qui, étonnamment, n’appartenait même pas à la famille Mandela, fondatrice de ce monde du G15. Il était juste le leader de la coterie africaine du sénat, qui constituait cependant une base politique solide. Accessoirement, il avait été le mari de Justine pendant une douzaine d’années. Mais huit décennies s’étaient écoulées depuis. — Tu te souviens de moi ? lui demanda-t-elle timidement lorsqu’il sortit de sa voiture. Il la prit dans ses bras et la serra fort. — Waouh ! Tu es carrément canon, dit-il en faisant un pas en arrière et en la détaillant de la tête aux pieds d’un air rêveur. On pourrait se remarier, qu’est-ce que tu en dis ? C’était à son tour à elle de le regarder. Sa robe traditionnelle était ornée d’un ourlet arc-en-ciel semi-organique, dont les couleurs changeaient sans cesse, mais la coupe étudiée de son vêtement ne parvenait pas à masquer totalement son embonpoint. Physiquement, il paraissait proche de la soixantaine. Ses tempes étaient constellées de mèches blanches et ses tatouages noirs comme la nuit dansaient sur ses joues ridées. — Dis-moi, tu n’aurais pas pris un peu de poids depuis la dernière fois ? Il joignit les mains et leva les yeux au ciel. — Épouse un jour, épouse toujours… Disons que j’essaie de garder la forme. — Quelle forme ? Celle d’un ballon de volley ? Rammy, tu sais que tu mets ton cœur à rude épreuve quand tu grossis. — C’est le destin de tout sénateur que d’être invité à des déjeuners gargantuesques tous les jours de la semaine. Ce soir, par exemple, on va encore devoir faire honneur à au moins huit plats. — Non, désolée, tu n’auras pas droit à huit plats ce soir. D’ailleurs, je compte bien parler au chef de ton régime. Je n’ai vraiment pas envie de te rendre visite dans une aile de résurrection. — Oui, oui, femme. Je pars en rajeunissement bientôt et tout sera arrangé à mon réveil. Ne t’en fais pas. — Tes médecins n’ont pas encore isolé la cause de ton problème ? L’homme fit siffler son chasse-mouches avec impatience. — C’est que j’ai des gènes très rares, qui ne facilitent guère la tâche des docteurs. — Tu n’as qu’à les faire bosser sur une séquence qui augmentera la résistance de ton cœur. La question sera réglée une fois pour toutes. — Je suis comme je suis. Tu le sais bien. Je ne veux pas d’un autre cœur. Elle inspira profondément et se prépara à soupirer ostensiblement lorsque, soudainement, son gros index lui souleva délicatement le menton. — Ne me gronde pas, Justine. Je suis tellement content de te revoir. Être sénateur n’est pas aussi formidable que tout le monde veut bien le dire. J’espérais pouvoir passer un peu de temps avec toi durant ce week-end… — Mais c’est prévu, répondit-elle en lui tapotant le bras. De toute façon, il faut que je te parle d’Abby. — Notre arrière-petite-fille ? Que lui arrive-t-il donc ? — Nous en parlerons plus tard, dit-elle en regardant l’heure dans sa vision virtuelle. Je dois voir papa et Thompson avant le dîner. — Ton père est ici ? demanda Ramon, subitement peu enclin à mettre les pieds dans cette maison. — Oui, fit-elle en se mordant la lèvre pour dissimuler un sourire. Cela te pose un problème ? — Tu sais qu’il ne m’a jamais aimé. — Tu te fais des idées. Il t’avait accepté sans aucun problème. — Comme le lion accepte le gnou. Justine éclata de rire. — Tu es sénateur du Commonwealth et il t’intimide toujours. Il la prit par le bras et s’avança dans l’entrée. — Je lui sourirai et lui ferai la conversation pendant trois minutes, montre en main. Si tu ne viens pas me sauver à ce moment-là, je… — Oui ? — Fessée déculottée ! — Ah, écoutez les anges du ciel qui nous chantent les bonnes nouvelles : le bon vieux temps est de retour ! Gore Burnelli avait décompressé sa personnalité parallèle dans l’ordinateur central de la propriété, où elle s’installa aussi confortablement qu’un humain dans un vieux fauteuil. Contrairement à la plupart de ses congénères, Gore ne profitait pas de ses rajeunissements successifs pour stocker, par nostalgie, ses plus vieux souvenirs dans une banque sécurisée. Il les avait toujours sur lui, dans des implants haute densité, et les chargeait dans le système informatique de tous les endroits qui l’accueillaient. Ils lui étaient tellement chers. Avant de signer un contrat, il avait besoin de savoir si sa famille avait déjà rencontré une situation similaire, comment elle l’avait traitée, le raisonnement qu’il y avait derrière telle ou telle décision. D’autres, comme sa fille, préféraient les réunions, les bases de données accessibles par l’intermédiaire d’un assistant virtuel. Alors que lui avait accès aux événements véritables grâce au programme d’accès homogénéisé dans lequel était enracinée sa mémoire. Les affaires, le positionnement de sa famille sur le marché, étaient des préoccupations de tous les instants. La technologie lui permettait de travailler presque vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Certains des programmes qu’il avait développés étaient quasi autonomes et lui donnaient la possibilité d’accomplir plusieurs tâches à la fois. Même en ce moment, tandis qu’il regardait sa fille et son fils entrer dans la vaste bibliothèque de la propriété, des données rouges tombaient devant ses yeux comme de la pluie. Des chiffres et des gros titres devenaient brièvement verts, lorsque ses doigts virtuels les sélectionnaient pour arranger de nouvelles configurations, aiguillant argent et informations, rédigeant des contrats numériques. — Tout le monde est là, annonça Justine. Il ne fit aucun commentaire, car il le savait depuis longtemps. L’ordinateur de la maison était justement en train de lui indiquer la position de chaque invité, des secrétaires, aides, épouses ou maîtresses - qui était sous la douche, qui utilisait un lien crypté pour se connecter à l’unisphère, qui marchait sous la pergola en direction de la maison et du salon Magnolia où devait être servi l’apéritif. Ce genre d’informations secondaires était présenté à son cerveau sous la forme de messages olfactifs. De fait, ses multiples tatouages lui permettaient de sentir ses invités, de les suivre à la trace. — Avec tous ces convives, nous ne sommes pas loin de la masse critique, dit Thompson. Mais bon, sauf problème imprévu, tout devrait marcher comme sur des roulettes. — C’est une évidence, petit, lâcha Gore. Ceci dit, il y a toujours des imprévus. J’attends justement de vous que vous désamorciez ces ego surdimensionnés, qui ne demandent qu’à exploser. — À mon avis, dit Justine, le seul risque de dérapage viendrait d’Isabella. Et encore, elle occupe une position on ne peut plus mineure dans la famille Halgarth. Non, Patricia couche avec elle pour la simple raison que c’est une jeune et jolie fille. Thompson s’affaissa dans un des fauteuils en cuir disposés face à la cheminée. — Ce n’est pas le genre de Patricia de prendre des risques. Les filles qu’elle baise habituellement sont vierges… de toute connexion politique. — Elle est peut-être vraiment amoureuse ? proposa Justine d’une voix amusée. — Ce serait bien la première fois, commenta Thompson. Pourquoi diable ne profite-t-elle pas d’un rajeunissement pour changer de sexe une fois pour toutes ? Ça me dépasse… — C’est impossible, dit Gore. Tous les assistants de Doi sont des assistantes. Et ce, depuis au moins vingt-cinq ans. Question d’image. Alors tu penses bien que Patricia ne peut pas se permettre de se laisser pousser la bite. — En parlant de Doi, nous ne nous sommes pas encore déterminés en sa faveur, fit remarquer Thompson. — Cela peut très bien s’arranger pendant ce week-end, répondit Gore. À condition que le timing soit bon. Mais, pour cela, j’ai besoin de savoir ce que Doi compte réellement faire de cette agence spatiale. En supposant qu’elle soutienne sa création - ce qu’elle serait stupide de ne pas faire -, nous devrons regarder de près la structure de cet organisme émergent. Ce week-end peut nous donner l’ascendant sur nos concurrents. Le moindre détail risque de compter. — L’agence aura une existence limitée dans le temps, rétorqua Thompson. C’est sur la flotte de guerre que nous devons concentrer nos efforts. — Je sais. Et nous sommes justement ici pour cela. — Et si nous n’avions pas besoin de cette flotte ? demanda Justine. — Nous en aurons besoin, croyez-moi, dit fermement Gore. Sur ce coup, je suis parfaitement d’accord avec la position de Sheldon et Kime. Les extraterrestres de Dyson Alpha tirent d’abord et discutent après. Personnellement, il ne m’en faut pas plus. Le Commonwealth aura besoin de ces vaisseaux de guerre, ne serait-ce que pour dissuader nos ennemis potentiels. Le gouvernement va dépenser énormément d’argent pour équiper l’armée. Nous devrons faire en sorte d’obtenir une part substantielle de ce gâteau. — De la rigolade, commenta Thompson. — Nom de Dieu de putain de…, lâcha Gore en serrant un poing doré. Tu n’apprendras donc jamais ? Toutes les Grandes familles vont tenter d’obtenir la même chose que nous. Justine a eu raison d’organiser ce petit week-end. Si nous parvenons à influencer la structure de l’agence, nous aurons une longueur d’avance sur nos concurrents. — Qu’entends-tu exactement par « structure » ? — Tout d’abord, il y a la question du site. Il faut absolument que Sheldon laisse tomber cette planète de ploucs qu’est Anshun. Je veux que l’agence soit basée sur l’Ange des hauteurs, car c’est là qu’est sa place, et pas ailleurs. Notre famille y est très puissante dans le domaine de l’ingénierie spatiale. Un véritable programme de construction ferait exploser notre chiffre d’affaires. — Il devrait être possible d’imposer cette idée comme étant la plus logique, dit Justine. — Elle est effectivement logique, pour ce qui nous concerne. En apparence toutefois, ce choix devra servir les intérêts de tout le monde. — Je vais y travailler, promit Justine. — Il n’y aura pas de flotte de guerre sans défense planétaire, reprit Gore en se tournant vers Thompson. Ne les laisse pas oublier ce détail. La population voudra des putains de champs de force pour se sentir en sécurité. En fait, la défense planétaire risque de pomper encore plus de cash que les vaisseaux. — Très bien. Je le note dans mon agenda. Justine était capable de traverser un dîner officiel comme un somnambule traverse la route - sans même s’en rendre compte -, tout en jouant à merveille son rôle de maîtresse de maison. Le repas avait lieu dans la salle à manger principale, dont les grandes fenêtres voûtées, semblables à celles d’une église, donnaient sur un jardin illuminé par des milliers d’étoiles scintillantes. Elle avait fait en sorte que Campbell soit assis près de son père, à un bout de la longue table en chêne. Patricia et elle étaient installées à l’autre extrémité, où elles pouvaient papoter tranquillement. Isabella n’avait pas souhaité se joindre à elles. — Elle trouve ces soirées un peu ternes, expliqua Patricia tandis que l’orchestre se mettait à jouer du jazz en sourdine. — Elle est si jeune, dit Justine, compatissante. C’est déjà un exploit de l’avoir traînée jusqu’ici. — Oh, non ! Elle avait hâte de rencontrer toutes ces célébrités, admit Patricia en croquant dans un cannelloni au saumon fumé. En ce moment, elle doit être en train de regarder Séduction meurtrière - c’est l’avant-dernier épisode. — N’est-ce pas un feuilleton sur la dernière affaire de Paula Myo ? — Oui. C’est un peu trop mélodramatique à mon goût, mais le personnage principal a à peu près son âge et c’est une bonne production. — J’aimerais tant avoir le loisir de me tenir au courant de la culture pop. Mais comment faites-vous ? Surtout en ce moment… — Pour mon travail, je suis supposée entretenir des contacts permanents et amicaux avec un maximum de célébrités. Histoire de m’assurer leur soutien, expliqua Patricia avec un sourire poli et cent pour cent professionnel. — Ma famille est à fond pour ce projet de création d’agence spatiale. D’où ce week-end. — Je sais. Elaine vous en remercie d’ailleurs grandement. — Compte-t-elle inclure la question de l’agence dans son programme ? demanda Justine en jetant un coup d’œil au visage doré et parfaitement inexpressif de son père. — Ce serait un peu radical, mais la mission du capitaine Kime a brusquement bouleversé tous nos objectifs. Nous avons besoin de cette agence. Elaine le sait bien. Et elle est prête à se mettre dans une situation inconfortable, s’il le faut, pour défendre ses idées. À l’autre bout de la table, Gore Burnelli hocha imperceptiblement la tête. — Ma famille fera tout son possible pour la soutenir, dit Justine. — Je vous en suis très reconnaissante, répondit Patricia en attaquant un autre cannelloni pour dissimuler tant bien que mal son sourire satisfait et carnassier. Pendant le reste de la soirée, Justine évita soigneusement toute autre joute verbale avec Patricia. Le repas n’était pas le moment idéal pour commencer les négociations sérieuses. Les trois Burnelli se contentèrent donc d’échanger quelques mots en tête-à-tête avec chacun des invités, histoire de préparer le terrain pour le lendemain. Les choses sérieuses commencèrent pendant le petit déjeuner. Les domestiques avaient dressé un buffet dans la serre construite contre la maison. Justine s’y rendit relativement tôt pour y rencontrer Patricia et Crispin Goldreich. Les deux épouses de ce dernier, Lady Mary et la Comtesse Sophia, prenaient leur collation au lit, dans le pavillon qui leur avait été alloué. Crispin était néanmoins venu avec un aide, qui s’affairait autour du buffet, aux côtés du jeune assistant de Patricia, pour lui remplir son assiette. Un des domestiques apporta une tasse de café jamaïquain à Justine. Celle-ci était assise à côté d’un Goldreich occupé à manger des œufs brouillés. Dans ce genre de situation de la vie de tous les jours, il était plus aisé d’obtenir ce que l’on voulait. Mais la fille Burnelli et Patricia avaient besoin des mêmes informations, et Crispin avait énormément d’influence. En plus de son rôle majeur au sein de la commission budgétaire, il faisait autorité dans le bloc des planètes affiliées à l’Europe. — Thompson m’a dit que vous étiez plutôt dans le camp des modérés lors de la dernière réunion du CEP, commença Justine. — Disons dans le camp des prudents, ma chère. Je fais partie de cette ménagerie depuis assez longtemps maintenant pour reconnaître un tonneau des Danaïdes lorsque j’en vois un. Si cette agence est approuvée par le Sénat, le contribuable devra mettre la main à la poche. Et cela ne s’arrêtera pas avec le règlement de la question des Dyson. Même si celle-ci s’avère bénigne, le gouvernement aura créé un précédent et se verra forcé de financer davantage toutes les missions d’exploration. — Ce qui serait préférable à l’intervention d’une compagnie privée, intervint Patricia. Nous avons tous entendu parler de ces planètes fermées, de ces mondes cachés par Sheldon, parce qu’ils regorgent de richesses incroyables. — Ne me dites pas que vous croyez toutes ces sornettes ? — Non, je n’y crois pas. En revanche, je suis persuadée que le gouvernement devrait étudier avec plus de sérieux les scénarios inquiétants imaginés par nos spécialistes. Et, pour cela, nous avons besoin d’une agence spatiale. Après tout, c’est la première fois que nous rencontrons une espèce aussi menaçante. La galaxie est vaste. Jusque-là, nous avons eu de la chance, mais nous devrons nous montrer plus circonspects à l’avenir. — Ce qui nous amène à cette satanée idée de flotte de guerre, dit Crispin. — Vous ne pouvez nier la nécessité de développer des moyens de défense à la hauteur de la menace qui pèse sur nous ? — Je ne nie rien du tout, mais le coût d’un tel projet dépassera de très loin celui de la création d’une agence spatiale. — Alors, quelle alternative proposez-vous ? Crispin prit quelques secondes pour terminer ses œufs. — Je souhaiterais que nous nous montrions plus responsables, dit-il finalement. Pour l’instant, nous nous contentons d’attaquer le problème à coup de lingots d’or. Pour commencer, il conviendrait de canaliser nos ressources. — Vous pensez à un comité de gestion, de surveillance ? demanda Justine. Dans sa vision virtuelle, elle repéra sur un calendrier la fin du mandat sénatorial de Goldreich. Le bougre avait encore deux années devant lui. S’il le voulait vraiment, il serait réélu. Sans aucun problème. En revanche, son avenir à la tête de la commission budgétaire était bien plus incertain. — Surveillance, management, direction… Le nom n’a que peu d’importance, répondit-il, mais il est indispensable de contrôler nos dépenses. — Votre commission budgétaire est habilitée à créer ce type de comité, dit Patricia. — Techniquement, oui, à moins que le gouvernement nous mette des bâtons dans les roues. Ceci dit, je suis persuadé qu’il est dans l’intérêt de la présidence de tenir les rênes d’une éventuelle agence spatiale, et encore plus d’une flotte de guerre, bien évidemment. — Elaine sera certainement favorable à un pointage financier scrupuleux. Elle refuse que l’argent du contribuable soit jeté par les fenêtres. Et je sais qu’elle a une confiance absolue dans la manière dont vous dirigez la commission budgétaire. — Je suis très heureux de l’apprendre, dit Crispin en se versant un peu de thé. Je serais totalement disposé à appuyer la création d’une agence, telle que l’imagine Elaine Doi, à condition que la commission soit dotée de pouvoirs réels, qu’elle fasse office de garde-fou. À condition également que votre patronne soit réélue… — Évidemment, se contenta de dire Patricia, impassible. — Crispin est à bord, annonça Justine à son père. — Joli travail. Quelles concessions a-t-il obtenues ? — Patricia lui a promis la direction de la commission budgétaire après l’élection de Doi. — Pourquoi pas ? Il a les compétences requises. C’est un vieux cheval, mais au moins il connaît les règles du jeu. Bien joué. Quelle est la suite du programme ? — Utreth. Thompson doit le voir après le petit déjeuner. La pluie, qui était tombée toute la nuit, cessa en milieu de matinée. Le parc était luisant, imbibé comme une éponge. Thompson fit traverser à son invité le jardin à la française et le conduisit dans les bois. Il y avait là des pins, des hêtres, des bouleaux argentés. Du temps de son exploitation, le bois était beaucoup plus dense et exclusivement constitué de pins. Comme l’État de Washington entrait progressivement dans le printemps, une multitude de bulbes perçaient le sol sablonneux. Leur verdeur contrastait avec la couleur brunâtre de l’herbe qui, pour avoir supporté pendant plusieurs mois le poids de la neige, était encore tout aplatie. Gerhard Utreth semblait apprécier ce simulacre d’environnement sauvage. Il avait même apporté ses propres chaussures de marche. — Chaque fois que je visite la côte ouest, je me promets d’aller jeter un coup d’œil aux séquoias géants, dit le sénateur de la Nouvelle République démocratique allemande. — Et vous ne l’avez encore jamais fait ? demanda Thompson. — Non. Alors que l’idée me trotte dans la tête depuis cent cinquante ans. — C’est vrai que c’est une vision extraordinaire. Moi, j’y suis allé il y a une cinquantaine d’années. — Qui sait, peut-être la prochaine fois ? Ils atteignirent un ruisseau dont le lit étroit et profond était comme une entaille dans la terre brune. L’eau, parfaitement claire, s’y écoulait avec vigueur sur un tapis de pierres blanches et grises. Thompson le longea vers l’amont en évitant les touffes de roseaux plantées dans la berge détrempée. — Je félicite votre famille. Vous êtes parvenus à réunir sous le même toit un Sheldon aussi important que Campbell et la conseillère politique d’Elaine Doi, dit Gerhard Utreth. Votre père est encore remarquablement influent. — Il n’est dans l’intérêt de personne d’avoir des factions rivales au sein d’un même gouvernement. À notre niveau, nous faisons de notre mieux. — Bien sûr. Je dois admettre que je n’ai pas le souvenir d’avoir vu un vice-président entrer en campagne sans le soutien d’au moins sept des mondes du G15. — La circonspection de Doi travaille malheureusement en sa défaveur. Il est de toute façon impossible de satisfaire tout le monde à la fois. C’est pourtant ce qu’elle essaie de faire depuis trop longtemps. Elle ne s’est pas réellement fait d’ennemis, mais elle n’a pas non plus gagné l’admiration de suffisamment de gens. — Si ce n’est pas indiscret, que pense la famille Burnelli de la vice-présidente ? — Disons qu’elle ne se démarque pas vraiment des autres candidats à la présidence. Beaucoup de défauts et quelques points forts. Cependant, nous sommes très préoccupés par les événements qui auront lieu durant le prochain mandat présidentiel. Nous soutenons sans aucune réserve la création d’une agence spatiale. C’est d’ailleurs Doi qui en a, la première, lancé l’idée devant le Conseil de l’exoprotection. — Les autres Grandes familles partagent-elles votre avis sur la question ? — La majorité, oui. Nous allons faire campagne en sa faveur. — Je vois. Thompson s’arrêta près d’un bassin alimenté par plusieurs petites cascades bouillonnantes. Il dut hausser la voix pour se faire entendre : — Je serais très heureux de vous compter parmi nous. Mais peut-être vos intérêts se trouvent-ils ailleurs ? Gerhard hocha lentement la tête, satisfait de pouvoir aborder ces sujets délicats sans langue de bois. Pour une fois… Entre sénateurs, c’était suffisamment rare pour être souligné. — Pour le moment - et c’est d’ailleurs compréhensible -, tout le monde ne pense qu’à cette agence et aux vaisseaux éclaireurs, dont les plans, semblerait-il, existent déjà. Néanmoins, les autorités de la Nouvelle République démocratique allemande pensent que la formation d’une flotte de guerre est inévitable. — Entièrement d’accord avec vous. — Si cette flotte est constituée, elle aura pour mission d’effectuer des vols de reconnaissance, voire plus, mais ce ne sera pas tout. Il faut aussi penser à la défense du Commonwealth. Sheldon jouit d’un monopole absolu dans le domaine du voyage supraluminique, et nous n’avons aucune chance de le concurrencer sur ce terrain. Toutefois, les planètes et les villes auront besoin de fortifications puissantes. Et c’est précisément là que nous aurons un rôle à jouer. — Si je comprends bien, vous seriez disposé à soutenir cette agence, à condition que le Commonwealth développe une véritable politique de défense. — En effet. — Vous défendriez alors la même ligne que Doi. — Tout comme vous, nous admettons qu’elle a des faiblesses. Néanmoins, ses défauts sont comme ses qualités : mineurs. L’Histoire jugera ses actions, mais je crois qu’elle sera rapidement oubliée. L’âge des grands hommes et femmes d’État est loin derrière nous. Aujourd’hui, nous avançons lentement à coups de compromis. Ce qui convient parfaitement à la Nouvelle République. — Plutôt doué, ce Gerhard, reconnut Gore. Le flot de données qui se déversait devant ses yeux s’illumina comme un orage d’été, tandis que sa main virtuelle classait les icônes et les informations par paquets, positionnant l’entreprise familiale à long terme sur le marché de la Nouvelle République démocratique allemande. — C’est un professionnel, dit Thompson. La NRDA sait que l’agence verra bel et bien le jour. Son but est de s’y ménager une place. Un strapontin vaut mieux que rien du tout. —Je me demande ce que les Sheldon vont dire de cela ? — Ils s’en accommoderont. Ils savent foutrement bien qu’ils ne peuvent pas espérer obtenir tous les contrats pour Augusta. C’est la raison de la présence de Campbell ici. Il est de la quatrième génération. Il n’aura même pas à faire un rapport sur ses activités du week-end. — Nous serons fixés très bientôt. La prochaine réunion va être cruciale. Patricia fut la première à être invitée dans le bureau de Gore. L’escorte de ce dernier avait fait de son mieux pour rendre l’endroit plus accueillant. Un vrai feu de bois brûlait dans la cheminée, contribuant à chasser l’atmosphère frisquette de l’après-midi. De vieux canapés avaient été installés autour de l’âtre. Sur une petite table basse trônaient une cafetière et une théière, ainsi que des assiettes débordant de muffins et de cookies, dont le parfum sucré emplissait toute la pièce. Elle accepta du thé servi dans une tasse en porcelaine tendre et prit place en face de Gore. Elle n’était pas particulièrement impressionnée. Elle avait passé suffisamment de temps avec les superriches pour savoir que ce qu’ils souhaitent avant tout, c’est qu’on fasse preuve de respect à leur égard. Le visage doré, cependant, était déconcertant. Toute sa vie, elle avait appris à juger les expressions des autres et à réagir en conséquence. Gore, lui, masquait ses sentiments à la perfection. Mais quels sentiments ? se demanda-t-elle avec amertume. — Apparemment, la Nouvelle République compte apporter son soutien à Elaine, dit-il. Patricia fit de son mieux pour rester aussi immobile que possible, mais c’était extrêmement difficile. Le soulagement qu’elle ressentait à ce moment précis était colossal. Quand elle repensait aux efforts intenses fournis pour tenter de débaucher Gerhard… Dire qu’il avait suffi d’une demi-journée passée chez les Burnelli pour accomplir ce miracle. Pendant plus d’un an, Patricia avait intensément souffert du manque d’enthousiasme des Dynasties intersolaires. — C’est une excellente nouvelle, monsieur. — Vous ne connaissez pas encore son prix. Et Gore de lui énoncer les conditions de la famille Utreth. — La clé de voûte du problème, reprit-il, c’est Sheldon. L’agence, et tout ce qu’elle va impliquer, sera un grand pas en avant. Je sais que vous courtisez cette dynastie depuis près de trois ans maintenant. — Oui, mais ses membres se sont toujours montrés réticents, admit-elle. — Ah ! fit Gore avec un sourire ouvertement méprisant. Nigel déteste les politiciens professionnels, les carriéristes. Cela vient de sa jeunesse mouvementée, je suppose. Voilà pourquoi il vous a laissé mijoter aussi longtemps. Mais, les siècles aidant, il est devenu beaucoup plus pragmatique. Aujourd’hui, vous avez quelque chose à lui offrir. Bien sûr, il lui serait encore possible de présenter son candidat à la présidence, même si près des élections. Cependant, cela lui coûterait très cher, lui prendrait énormément de temps et risquerait de créer des antagonismes néfastes. Je pense particulièrement aux Dynasties et aux Grandes familles, à qui cela ne plairait pas du tout. Vous imaginez bien qu’il n’est pas dans son intérêt de se mettre tout le monde à dos. Les choses sont donc on ne peut plus simples : vous lui promettez ce qu’il souhaite et lui renonce à vous mettre des bâtons dans les roues. Qu’est-ce que vous en dites ? — Nous pouvons certes prendre les conditions d’Augusta en considération durant la campagne. Gore la fixa un moment du regard sans rien dire. — Il n’y a qu’une condition qui vaille : l’argent. Vous n’ignorez pas que vos projets vont conduire, à moyen terme, à une hausse significative des impôts - ce qui ne sera pas très populaire, vous vous en doutez bien. — Certes. Mais…, hésita-t-elle, vous payez vous aussi des impôts. — Beaucoup moins que ce que nous devrions. Un des gardes du corps massifs de Gore fit entrer Campbell dans le bureau. Celui-ci sourit à Patricia et prit place à côté d’elle. — Maintenant, amusez-vous bien, leur dit Gore. Lorsque Justine et Thompson firent leur entrée dans le bureau, le feu était presque éteint. Deux domestiques débarrassaient les tasses et assiettes vides sous le regard impitoyable des gardes du corps. Gore prit quelques bûches dans un panier en osier posé à côté de la cheminée et les jeta dans l’âtre en fonte. En tombant, les morceaux de bois projetèrent des étincelles ambrées. — Ça va marcher, dit-il à ses deux enfants. Sheldon va appuyer la candidature de Doi. — En échange de quoi ? demanda Justine. — De quelques milliards, répondit Gore. L’argent du contribuable. Le budget annoncé de l’agence spatiale dépasse mes prévisions les plus optimistes. —Elle va avoir besoin d’un volontaire pour proposer le texte au Sénat. D’un membre sortant, qui ne risque rien, dit Thompson. Si Patricia a une once de bon sens, elle essaiera de refiler le sale boulot au président avant la tenue des élections. Ainsi, Doi n’aura officiellement rien à se reprocher. — Peut-être, mais on lui tombera dessus lorsque sera rendue officielle la création d’une flotte de guerre, rétorqua Justine. — Si nous avons réellement besoin de cette flotte, personne ne viendra demander les factures. — Merde, elle pourrait même briguer un second mandat ! — Tu as dit à Campbell que nous souhaitions baser l’agence sur l’Ange des hauteurs ? demanda Thompson. — Non. Quelqu’un d’autre peut s’en charger pour nous, répondit Gore en se tournant vers Justine. Je me disais que ton ex ferait très bien l’affaire. Elle émit un grognement audible et s’enfonça dans le canapé. — Pourquoi lui ? — Comme ça, on pourrait proposer à Buta de prendre en charge les nouveaux chantiers navals de l’Ange. Tout le monde serait content. Et puis, Sheldon sait bien qu’il est obligé de distribuer des bons points. Justine jeta un coup d’œil à son horloge virtuelle. — Bien, nous avons une heure devant nous avant l’apéritif, dit-elle. Je me charge de lui. — Tu ne l’as pas déjà vu aujourd’hui ? demanda Thompson. — Si, mais nous avons parlé d’Abby. Elle nous pose quelques problèmes. — Elle va bien ? s’enquit Gore. On ne m’a rien dit… Sa réaction amusa quelque peu Justine. Le sort de tous les membres de la famille l’intéressait au plus haut point. Particulièrement lorsqu’il était question de sa lignée. — Cela n’a rien d’étonnant. Nous nous demandions juste dans quelle université elle irait. Personnellement, j’ai une préférence pour Yale. Sa mère et elle souhaiteraient Oxford. Quant à Rammy, il lui conseille d’aller à Johannesburg. — Ce sera Oxford, trancha Gore. On doit toujours céder à sa progéniture. Les cocktails furent servis dans la salle de musique, une pièce à deux niveaux située au rez-de-chaussée, avec une estrade centrale en tek sur laquelle trônait un antique piano Steinway. La cantatrice dont on avait loué les services pour la soirée était membre du célèbre Orchestre municipal de San Francisco. Elle avait un répertoire admirable et une voix mélodieuse. Après l’avoir entendue débuter la soirée avec un classique d’Elton John, Thompson regretta presque d’avoir à parler en privé à Ramon, Patricia et Crispin. Il les conduisit néanmoins à l’autre bout de la salle tout près d’une sculpture de Harkins qui occupait la quasi-totalité du mur. Crispin n’avait rien à voir avec le marché qui allait être conclu, mais il jouait désormais dans l’équipe de Doi et il pourrait donner des garanties à Ramon. Plus il y avait de joueurs dans la partie, moins il était facile de manquer à sa parole. — Admettez, dit Thompson à son ex-beau-frère, que la présence de la présidente Gall à vos côtés serait un plus indéniable pour le comité africain. La plupart de vos collègues la respectent énormément. Vous pourriez vous répartir les rôles - votre travail n’en serait que plus facile. — Cette bonne femme est une casse-couilles de première catégorie, lâcha Ramon. Je pense que vous faites erreur en l’incluant dans ce jeu sans consultation préalable. Par ailleurs, elle ne s’allie aux membres africains du Sénat que lorsque cela l’arrange. Presque jamais, pour ainsi dire. — Je suis persuadé qu’elle rêve de voir cette agence s’installer chez elle, dit Crispin. Je sais qu’elle était très mécontente que Sheldon ait choisi Anshun pour construire Seconde Chance. Je n’avais pas entendu quelqu’un s’exprimer de cette façon dans la salle du Comité depuis la crise de l’indépendance de Kharkov. — Raison de plus pour qu’elle envoie tout le monde au diable, marmonna Ramon. Il jeta un regard équivoque à quelques plateaux en argent encombrés de petits fours, puis se retourna en cherchant Justine d’un air coupable. — Elle va vouloir se venger de ce qu’elle considère comme une humiliation, reprit-il. — Mme Gall est une professionnelle, tout comme nous, dit Thompson. Son fief peut tirer des bénéfices substantiels de ce marchandage. Elle n’a pas le droit de laisser passer sa chance. Elle signera des deux mains s’il le faut. — Peut-être. Mais méfiez-vous quand même de l’Ange des hauteurs. Rien ne nous dit qu’il nous laissera installer une agence spatiale sur son sol, fit remarquer Ramon. — D’après ce que j’en sais, l’Ange est lui aussi intéressé par ce qui se passe autour de Dyson Alpha et Bêta, intervint Patricia. Par ailleurs, nous n’avons pas véritablement besoin de sa permission. Après tout, l’Ange des hauteurs n’est qu’un dortoir de luxe, et rien d’autre. — Détrompez-vous, dit Ramon. Tout manque de coopération de sa part serait problématique. — Mais pas rédhibitoire, le corrigea Thompson. N’oublions pas que c’est surtout pour nous éloigner d’Anshun que nous voulons que l’agence soit construite chez la présidente Gall. De concert, ils se tournèrent vers un Campbell Sheldon occupé à discuter avec Isabella. La jeune femme était vêtue d’une sorte de toile d’araignée diaphane, dont les fibres actives semi-organiques bougeaient constamment pour voiler son intimité d’une manière particulièrement excitante. Elle riait avec enthousiasme et Campbell semblait authentiquement heureux de faire cet effet à une jeune femme rayonnante et conquise. — Les Sheldon savent se montrer raisonnables, dit Crispin. Lorsque c’est dans leur intérêt. — Ce projet d’agence est complètement en leur faveur, fit remarquer Thompson. Crispin, vous n’ignorez pas qu’il m’est difficile d’interrompre un invité qui s’amuse autant. Auriez-vous l’obligeance de parler à Campbell de la possibilité d’installer l’agence sur l’Ange des hauteurs ? Il le prendrait beaucoup mieux venant de votre part. — Ah ! je m’en doutais, grogna Crispin avant d’avaler cul sec son gin pétillant. Pourquoi est-ce que je persiste à venir à ces week-ends ? Thompson, Patricia et Ramon le regardèrent traverser la salle en diagonale, jusqu’au coin où Campbell et Isabella avaient leur tête-à-tête pour le moins public. Il arrêta un serveur au passage et prit un verre de black velvet. La jeune femme accueillit le sénateur avec quelques rapides battements de cils. — Elle est superbe, dit Ramon. Vous avez beaucoup de chance. — Je sais, répondit Patricia. Mais je suis vieille et ennuyeuse et je n’espère pas profiter d’elle très longtemps. Une fois qu’elle aura suffisamment goûté cette proximité avec le pouvoir, elle s’en ira. J’ai fait la même chose à son âge. — Moi, je ne me rappelle même pas avoir eu cet âge un jour, commenta Thompson. Et je n’ai rien fait effacer. Mes souvenirs se sont juste estompés avec le temps. — À notre jeunesse oubliée, dit Patricia en levant son verre. Puissions-nous toujours la regretter en enviant ceux qui n’en sont pas encore sortis. — Amen, fit Ramon en heurtant le verre de ses collègues et en avalant son cocktail. — Dans l’hypothèse où, comme vous semblez le croire, la présidente Gall se montrerait peu encline à nous soutenir, seriez-vous disposé à intercéder en notre faveur ? demanda Thompson. — Plutôt mettre ma queue dans un mixer. — Vous avez pourtant été marié à ma sœur. Vous devriez être blindé, non ? Ramon rejeta la tête en arrière et éclata de rire. — Ha ! J’avais oublié à quoi ressemblait cette famille, répondit-il avant d’appeler un serveur d’un claquement de doigts - ces canapés étaient décidément trop appétissants. D’accord, il se pourrait bien que je fasse un saut chez elle la semaine prochaine. Toutefois, je ne suis toujours pas convaincu qu’il est dans l’intérêt de la cause africaine d ’encourager l’installation de l’agence sur l’Ange des hauteurs. Mais il en fallait plus pour miner la bonne humeur apparente de Thompson. — Je vous assure que nous parviendrons à vous convaincre avant la fin de ce week-end… Ils passèrent tous dans la salle à manger. Justine avait distribué les places en tenant compte, autant que faire se pouvait, de l’état de l’avancement de la partie. Il n’y aurait probablement pas beaucoup de manœuvres durant le repas, mais tout était possible. Cette fois-ci, elle se retrouva à côté de Campbell. Elle fronça les sourcils en voyant Isabella s’installer près d’un Ramon ravi. La jeune femme avait pris la place de Gerhard, laissant le sénateur de la NRDA s’asseoir près de Patricia, que Justine aurait préféré laisser entre les mains de Rafael. Jusque-là, les Halgarth s’étaient montrés remarquablement discrets. Elle savait que Larry s’était entretenu avec son père dans la matinée, qu’il lui avait provisoirement donné son soutien, mais c’était à peu près tout. Ils abattraient probablement leurs cartes demain. Un texte se mit à défiler dans sa vision virtuelle : « Ton ex est un vrai trou du cul », disait Thompson. « Fais attention à ce que tu dis, contre-attaqua-t-elle. Qu’est-ce qu’il veut ? » « Aucune idée. Je pensais qu’on se l’était mis dans la poche en lui promettant le marché des chantiers navals, mais maintenant qu’il voit que tout le monde se rallie à notre cause, il en veut davantage. » « J’ai toujours su qu’il ferait un bon politicien. Gore et toi refusiez de me croire. Nous avons trop joué franc-jeu. Nous sommes vulnérables, et ceux que nous courtisons le savent bien. » « À toi de le ramener au bercail. » « Je ferai mon possible. Les Halgarth nous résistent et ça me fout en rogne. » « Ils sont solides. » « Ne me dis pas qu’ils t’impressionnent ! » Lorsque le dîner fut terminé et la soirée bien avancée, Gore s’isola dans son bureau. Depuis son dernier séquençage génétique, il n’avait plus besoin que de trois heures de sommeil par jour. Trois heures qu’il avait parfois du mal à trouver. Tout en faisant les cent pas devant sa bibliothèque, il renifla ses invités. Isabella, riche des odeurs résiduelles des hommes qui, pour une raison ou une autre, l’avaient frôlée ce soir, mais également de son doux parfum à base de lilas et d’orchidée. Son arôme s’étirait en volutes sur la pelouse, comme elle courait vers un pavillon en évitant soigneusement de croiser le chemin de Patricia et de son parfum métallique et agressif. Avec son mélange d’eau de Cologne et de transpiration, Ramon DB l’attendait à l’entrée de son bungalow. Elle l’y rejoignit bientôt et la porte se referma. Leurs odeurs combinées montèrent en puissance dans la chambre à coucher confinée. Gore reconnut également le parfum caractéristique des phéromones et des relents de champagne. Derrière sa mine dorée et impassible, il était amusé par la déferlante d’odeurs émanant de leurs corps entremêlés. Du pavillon de Patricia ne lui parvenait qu’un sain parfum de savon au pin. La femme prenait tranquillement un bain. Pourtant, sa peau n’avait ni le goût salé de la défaite, ni celui, piquant, de la déception. Elle était satisfaite. Tout s’expliquait. Isabella n’était là que pour appâter Ramon, pour lui faire accepter sans broncher les promesses préélectorales de sa patronne. D’où la légère ressemblance avec Justine. Afin de séduire son esprit aussi bien que son corps. Pauvre Ramon. Chanceux Ramon. Gore trouva le livre qu’il cherchait. Son dos en cuir lui sauta aux yeux au milieu des colonnes de chiffres écarlates qui défilaient dans sa vision virtuelle et enveloppaient son monde. Il tendit une main ornée de bandes dorées et platine et se saisit de L’Art de la guerre financière, par James Barclay. Non qu’il eût besoin de le lire - toute la sagesse qu’il pouvait contenir faisait partie depuis longtemps de ses programmes de direction et de son mode de pensée. Mais le toucher du cuir usé lui était d’un réconfort étrange. Ce livre avait été sa bible durant sa première vie et était toujours considéré comme un classique par tous ceux qui souhaitaient se lancer sérieusement dans les affaires. Toutefois, Gore avait appris énormément de choses depuis. Le moment était peut-être venu d’en rédiger une nouvelle version. Pour une raison mystérieuse, il avait besoin de le feuilleter avant d’effectuer des placements d’envergure. Comme il s’apprêtait à le faire aujourd’hui. L’agence spatiale était une entreprise si importante. Ses enjeux dépassaient de loin ce à quoi il était habitué. De fait, elle serait tellement colossale que, fort logiquement, elle ne pourrait même pas avancer. Un échec administratif de plus. Un panier percé pour le contribuable. Une machine trop ambitieuse pour le politicien moyen. Et pourtant… Ceux qui, habituellement, s’entredéchiraient, avaient réussi à s’entendre pour faciliter son envol. C’est improbable, je dois rêver. Son instinct hautement développé lui criait à l’oreille qu’il y avait quelque chose de louche là-dessous. Il aurait adoré croire que l’espèce humaine était assez mûre pour se comporter de manière aussi splendide. Assez mûre pour voir la vérité en face et agir en conséquence, avec résolution. Il y avait certes eu des progrès en termes d’évolution sociale - il l’admettait volontiers. Grâce au rajeunissement, les gens étaient capables de penser à long terme et de prendre des décisions réfléchies. L’agence spatiale en était un parfait exemple. Ou alors je suis à côté de la plaque. L’anachronisme, dans cette affaire, c’est peut-être bien moi. Suspicieux, incapable de faire confiance, toujours à chercher les défauts de ses congénères. Le Barbare qui n’avait aucun besoin d’envahir la cité, puisqu’il l’avait vue grandir autour de lui. Car, oui, il ne parvenait toujours pas à croire que les choses se soient passées aussi facilement. À moins que les manipulateurs aient été manipulés. Notion qu’il avait encore plus de mal à accepter. Il était sur cette affaire depuis le tout début. Avec un calme, un détachement olympien, il avait laissé Justine se démener, activer ses réseaux, pour organiser ce petit week-end. La bible de Barclay était formelle : il n’avait commis aucune erreur. L’unique façon de faire encore mieux aurait été de connaître l’issue de la mission de Kime avant même le départ de Seconde Chance. Impossible, donc. Avec un soupir las, il remit le livre à sa place et alla s’asseoir devant ce qui restait du feu de cheminée. Si le corps sublime d’Isabella et ses promesses salaces ne faisaient pas l’affaire, il devrait se charger de Ramon DB dans la matinée. Devant ses yeux apparurent les noms des collègues africains de ce dernier. Des collègues qui ne comprendraient pas le refus éventuel de Ramon de militer pour une installation de l’agence sur l’Ange des hauteurs. Car, pour eux, les retombées industrielles d’une pareille occasion seraient colossales. Il renifla l’atmosphère, isolant les parfums mêlés de Justine et de Campbell. Voilà qui était bien. Une telle union ne manquerait pas de porter ses fruits dans les années à venir. Ses mains virtuelles s’affairèrent, placèrent des actions autour des planètes du groupe africain. La santé, la force de la famille en dépendaient. — Il faut que je te dise…, commença Campbell. Nigel ne voit pas d’un très bon œil l’installation de l’agence sur l’Ange des hauteurs. Au lieu de lui répondre, Justine lui caressa l’arête du nez, puis le laissa lui embrasser la main. Elle était allongée sur lui. La couette était rejetée, en boule, sur le sol. Les vieux rondins du pavillon étaient assez épais pour retenir la chaleur de la chambre à coucher à l’intérieur. Inutile, donc, de se couvrir pour le moment. Dans des niches brûlaient des chandelles placées dans des coupes en verre, diffusant une odeur musquée de lavande et de bois de santal. — Pauvre Nigel, finit-elle par dire en faisant la moue, avant de sourire de toutes ses dents, comme les mains de Campbell glissaient le long de son dos pour lui agripper les fesses. C’est quoi, son problème ? — Il a donné son accord pour tout, mais déplacer la station spatiale sur l’Ange retarderait tout le projet de plusieurs mois. Y compris la deuxième mission d’exploration. Là-dessus, il sera intransigeant. — Et pour ce qui est de la partie défense planétaire ? Cela ne vous dérange pas de confier le projet à quelqu’un d’autre ? — Nous n’envisageons pas les choses de cette façon. Nous faisons la même chose que ta famille - nous tâchons de nous positionner au mieux. Les contrats primaires reviendront sans doute à la NRDA, mais cela ne nous empêchera pas de gagner la course. Augusta est la plus grande des planètes du G15. Et comme tout est proportionnel… Elle se retourna et vit que la bouteille de Dom Pérignon 2331 était vide et renversée dans le seau à glace. Un ordre rapide à l’ordinateur de la maison et un robot partit immédiatement en chercher une autre. — La bourse de New York va s’affoler lundi. J’ai hâte de voir ça. Il y aura tellement de flux monétaires et d’échanges d’actions, ce week-end, que les agents de change vont comprendre qu’il se trame quelque chose. — Ouais ! On ne pourra pas cacher cette histoire d’agence pendant longtemps, dit-il en regardant le robot arriver avec une autre bouteille. Encore ? — Oui, s’il te plaît ! Il se tourna vers elle pour découvrir son sourire de diablesse. — Mon Dieu, rappelez-moi de ne pas croiser la route de cette femme la semaine qui suivra son prochain rajeunissement. Aucun homme ne pourrait survivre à une telle expérience. Le souvenir délicieux des quelques jours qu’elle avait passés au pied du mont Herculaneum revint à la mémoire de Justine. — J’en connais un qui a survécu, murmura-t-elle, satisfaite. Campbell prit la bouteille bien fraîche des pinces du robot. — Je l’ouvre ? — Après. — Et pour la question de l’Ange ? — On trouvera un arrangement demain matin. Il n’y avait pas d’heure fixe pour le petit déjeuner du dimanche. Les invités arrivèrent à leur rythme, sans se presser. Pour une fois, la journée avait débuté sous les meilleurs auspices ; aucun nuage dans le ciel. Les rayons du soleil donnaient des couleurs magnifiques à la végétation exubérante du jardin. Il y avait même un couple d’écureuils roux sur le gazon. Justine et Campbell s’assirent côte à côte. La jeune femme goûtait avec plaisir la fatigue teintée de contentement qui la faisait se sentir tout engourdie. Thompson arriva à son tour et les gratifia d’un salut poli mais un peu froid, qui prouvait qu’il n’était pas dupe. Sans être réellement en colère, il se sentait un brin mécontent. Justine et Campbell avaient échangé un sourire complice lorsqu’il était entré. Un sourire qui s’auto-alimentait, menaçant de se transformer en fou rire d’adolescents. — Puis-je me joindre à vous ? demanda Ramon. — Je t’en prie, répondit Justine. Aucun signe d’Isabella ou de Patricia, se rendit-elle compte. L’un des domestiques servit à Ramon une tasse de thé anglais. Justine se rappela que c’était elle qui lui avait appris à apprécier cette boisson. C’était la meilleure manière possible de commencer la journée. En comparaison, le café était beaucoup trop abrupt. — Je connais peut-être un moyen de faciliter l’implantation de l’agence sur l’Ange des hauteurs, dit-il. Justine et Campbell échangèrent un regard furtif. Ce matin, pensa-t-elle, tout le monde semblait remarquablement bien informé. Cela faisait pourtant trente minutes à peine qu’elle avait fait son rapport à Gore. — Toute aide sera la bienvenue, commenta Campbell. — Le développement parallèle. Vous continuez de construire les cinq vaisseaux éclaireurs dans vos installations d’Anshun, pendant que les chantiers navals de l’Ange sont mis sur pied. Ce serait une façon de démontrer notre bonne volonté. Les sénateurs africains verraient cela d’un très bon œil. Campbell eut du mal à cacher sa surprise. — Oui, cela pourrait marcher. Les problèmes de délai seraient balayés. Cependant, l’investissement initial devra être revu à la hausse. — Parlez-en à Patricia, mais je suis persuadé que l’équipe de Mme Doi serait parfaitement disposée à augmenter substantiellement notre budget de départ pour nous faciliter la tâche. Justine attendit la fin du repas pour parler à Ramon. Elle lui barra la route tandis qu’il se dirigeait vers son pavillon. — Qu’est-ce qu’elle t’a offert en échange de ce léger alignement stratégique ? — Qui ? — Patricia, répondit-elle, malgré son envie de crier « Isabella ». — Notre premier arrangement stipulait que Buta devait se charger des chantiers navals de l’Ange. Il me paraissait légitime de faire profiter les entreprises de construction des contrats de logistique associés. — Joli coup, dit Gore. À long terme, la logistique rapportera encore plus que les contrats de construction. Excellente idée. — J’aimerais bien savoir qui a proposé cet arrangement le premier ? se demanda tout haut Justine. — Moi aussi. Doi est prête à lâcher tellement de pognon que c’en devient inquiétant. Nous allons en profiter aussi, bien sûr, mais cela en dit long sur son désespoir. Je ne m’attendais pas à ça de sa part. — Moi, cela ne me surprend pas. Grâce à cette magouille, elle va peut-être se faire réélire. En somme, elle fait campagne avec l’argent du contribuable. C’est une politicienne professionnelle, on ne peut pas espérer mieux de ces gens-là. — Un peu plus de subtilité, peut-être… Même si les électeurs s’en foutent, les sénateurs, eux, comprendront bien vite ce qui s’est tramé ici. Si les Dysoniens s’avèrent inoffensifs, les sommes mises sur la table sembleront disproportionnées. Et on pourra compter sur les sénateurs pour le faire remarquer. Ce n’est pas dans le genre des politiciens de soutenir une décision aussi radicale avec autant de ferveur. En général, ils pensent à leur carrière avant tout. — C’est pourtant toi qui dis que les Dysoniens sont hostiles et que nous avons besoin d’une agence spatiale et d’une flotte de guerre. — Je sais. Mais, moi, je ne suis pas candidat aux élections. Une part de moi-même aurait envie de tout arrêter maintenant et de faire capoter ces accords. — Quoi ? Tu plaisantes ? — Ne t’inquiète pas, je ne le ferai pas. Mais il y a quelque chose de louche dans cette histoire. — C’est-à-dire ? — Je n’en sais trop rien. J’y ai réfléchi toute la nuit. J’ai passé plusieurs heures à comparer ces négociations avec celles, nombreuses, auxquelles notre famille a participé dans le passé. Mais je n’ai rien trouvé. J’ai juste cet étrange sentiment. — Ce qui t’inquiète, c’est que les Halgarth vont en profiter un maximum. Ils se préparent depuis longtemps. Maintenant que nous nous sommes tous mis d’accord, ils ne vont pas tarder à dévoiler leur jeu. — Tu as peut-être raison. Je l’espère, en tout cas. Justine ne tarda pas à découvrir ce qu’il en était. Une réunion était prévue en milieu de matinée dans la bibliothèque. Larry insista pour que seules les personnes ayant accès au niveau de sécurité maximum y soient conviées. Justine, pour sa part, y fut admise de justesse en tant que dirigeante de plusieurs sociétés travaillant pour le Commonwealth. Les compagnes - dont Isabella -, compagnons et autres assistants restèrent à la porte. Il y eut une dispute brève mais vive lorsque la maîtresse de Patricia fut éconduite par le service de sécurité, mais tout fut rapidement arrangé. Une Patricia aux joues rouges vint prendre place, gênée, car tout le monde avait entendu les cris de la jeune Isabella. — Désolée, dit la femme. Justine étouffa un rire satisfait, comme plusieurs autres personnes. Dès que les portes furent fermées, Thompson se leva : — Ce sera, je pense, notre dernière réunion du week-end. Il semblerait que nous soyons tous d’accord sur les grandes lignes de ce projet. Nous sommes donc réunis pour tenter de régler les quelques petits différends qui pourraient subsister. Je suis persuadé que personne ici ne souhaite voir le projet capoter à cause d’un désaccord stupide. Pour ma part, je dois me rendre au sénat dès demain, aussi préférerais-je en finir avec cette histoire d’agence spatiale aujourd’hui. Il s’assit à côté de Gore, dont la face dorée et inexpressive se tourna vers Justine. — D’un commun accord, nous avons décidé d’installer la base principale de l’agence sur l’Ange des hauteurs, dit celle-ci. Étant donné que cette institution et la flotte de guerre éventuelle vont exister pendant un laps de temps indéterminé, mais probablement très long, cela nous semble être la décision la plus sage. Quelqu’un a-t-il une objection ? — Comme vous venez de le dire, Justine, intervint Larry Halgarth, nous sommes tous plus ou moins d’accord. L’emménagement sur l’Ange, la création d’une flotte… Ma famille votera très certainement en faveur d’une telle proposition… — Nous y voilà, murmura Campbell. — … Néanmoins, nous avons négligé une facette particulièrement importante du projet. — Laquelle ? demanda sèchement Gore. — Le pouvoir offensif de la flotte future. Si - Dieu nous en garde - les Dysoniens se montrent effectivement hostiles, nous ne pourrons pas nous contenter de nous terrer dans nos villes sous des champs de force. Ce ne serait pas réaliste. Il faudra les combattre chez eux. — Attendez une minute, le coupa Gerhard. Depuis quand l’invasion fait-elle partie de notre protocole de contact avec une espèce extraterrestre ? À moins qu’ils viennent nous concurrencer dans notre colonisation de la galaxie, je ne vois aucune raison pour que les Dysoniens et nous devenions ennemis. Et personne ne peut encore dire s’ils songent ou non à s’étendre. — Ils occupent un système solaire entier, rétorqua Larry. L’expansion fait partie de leur culture autant que de la nôtre, sinon plus. Ne vous faites aucune illusion : nous finirons immanquablement par nous rencontrer et par entrer en conflit. — Ils sont à plus de sept cents années-lumière d’ici, dit Ramon. La galaxie est grande. Augmenter nos capacités défensives ne servirait qu’à faire plaisir à l’opinion publique et à rien d’autre. Enfin, c’est ce que je pense. — C’est une vision rassurante des choses. Mais qu’adviendrait-il si nous en avions réellement besoin ? — Pourquoi ? demanda Campbell. — Pardon ? — Ramon a raison. Si nous entrons un jour en conflit avec les Dysoniens, ce sera à cause des frontières de nos sphères de colonisation respectives. La flotte de guerre, si elle doit être créée, ne sera utile qu’à très long terme. Dans plus d’un siècle, probablement. La colonisation de l’espace de phase trois est lente. Nous n’avons aucune raison de nous précipiter pour le moment. Mais même si les Dysoniens se développent à notre rythme, nous en serons à la phase cinq ou six de notre expansion avant qu’un conflit éventuel éclate. — Et s’ils ne respectent pas votre planning ? — Eh bien, il suffira de stopper notre expansion dans cette direction et de continuer dans l’autre sens. Comme l’a dit Ramon, la galaxie est vaste. Il y a de la place pour tout le monde. — Vous oubliez qu’ils ont été mis en quarantaine pendant des siècles et qu’ils se sont montrés particulièrement agressifs envers Seconde Chance. Personnellement, il ne m’en faut pas plus pour prendre mes précautions. Croyez-moi, nous devons nous préparer à avoir des ennuis très sérieux. Campbell le regarda comme un instituteur regarde un élève un peu difficile. — Et pourquoi nous envahiraient-ils ? S’ils ont besoin de minéraux ou de substances chimiques, ils n’ont qu’à se servir dans n’importe quel système inoccupé. Pour l’énergie, alors ? Leurs systèmes à fusion me semblent bien plus perfectionnés que les nôtres. De fait, je ne vois aucune bonne raison économique ou logique pour qu’ils nous envahissent. Surtout si nous disposons d’une flotte dissuasive. — Très bien. Mais alors, autant que cette flotte soit réellement dissuasive, qu’elle soit en mesure de montrer les crocs. — À quel genre de crocs pensez-vous ? demanda Justine. Je comprends maintenant pourquoi vous ne vouliez pas que tout le monde assiste à cette réunion. — Effectivement, dit Larry en faisant un signe de tête à Natasha Kersley. — Mes collègues conseillers et moi avons examiné les données rapportées par Seconde Chance, commença celle-ci. Vous avez raison de dire que leurs réacteurs à fusion sont plus puissants et perfectionnés que les nôtres. Mais on peut en dire autant de leurs champs de force. Si le capitaine Kime n’avait pas décidé de battre en retraite, son vaisseau n’aurait pas résisté à une minute de combat. Si nos hommes sont encore vivants aujourd’hui, c’est uniquement grâce à l’hyperréacteur de Seconde Chance. Soyons réalistes : si nous voulons un jour être capables d’affronter les Dysoniens - ne serait-ce que pour protéger nos frontières -, nous avons besoin de développer considérablement notre force de frappe. — Eh bien, rétorqua Campbell, il suffit de revoir nos standards pour la prochaine génération de vaisseaux. On augmente la puissance des champs de force et on alloue davantage de puissance aux lasers atomiques et aux canons à plasma. — Ils en feront certainement autant, dit Natasha d’une voix neutre. Par ailleurs, leurs capacités industrielles sont plus importantes que les nôtres. Leur civilisation tout entière est fondée sur le vol spatial et la fabrication d’engins volants. À ce petit jeu, ils auront toujours une longueur d’avance sur nous. Ce qu’il faut faire, c’est voir plus grand et développer une nouvelle génération d’armes avancées. — Comme par exemple ? demanda Gore. — Les concepts théoriques sur lesquels nous travaillons en ce moment sont ultrasecrets. — Vous n’avez qu’à les évoquer superficiellement, dit Thompson. — Ma famille souhaiterait que le Conseil pour lequel travaille Natasha soit absorbé par le futur bureau défense de l’agence spatiale, dit Larry. Mais, ajouta-t-il en se tournant vers Patricia, cela nécessiterait une décision venant des plus hautes sphères politiques. — Cela devrait pouvoir se faire, répondit celle-ci. — Je ne suis pas contre, intervint Rafael Columbia, mais le conseil devra être intégré à la chaîne de commandement du Commonwealth. — C’est-à-dire ? demanda Patricia d’une voix lasse. — Si la flotte doit avoir un rôle défensif effectif, les actuels conseils de sécurité du Commonwealth doivent être unifiés. En conséquence de quoi le Conseil scientifique spécial et le Conseil de la sécurité interne devront être combinés et mis sous la tutelle du mien. — Ce serait un peu radical, vous ne trouvez pas ? demanda Justine. Et surtout alarmiste. Quel rapport le CICG a-t-il avec cette histoire ? — Eh bien, mon personnel et moi sommes déjà entrés dans ce conflit. N’oubliez pas que nous traquons les terroristes qui ont attaqué Seconde Chance. En ce qui me concerne, je pense que ces salauds doivent être jugés pour haute trahison. Justine s’affala dans son fauteuil, incrédule. Les cow-boys sont de retour. « Laisse-le faire, lui envoya son père. Ce type va juste se noyer dans une mer de paperasse. Et il faut bien que le côté défense planétaire de l’agence débute quelque part. » — Je vous ferai remarquer que le Conseil de Rafael fonctionne dans la discrétion la plus totale, dit Larry. Il lui serait aisé de travailler à la création d’une instance de défense planétaire sans que personne ne le sache. J’ai cru comprendre que le Conseil de l’exoprotection tient à ce que tout ceci demeure confidentiel. — Absolument, confirma Campbell. Pendant un instant, leurs regards se rencontrèrent et leurs visages se fermèrent. Puis Campbell esquissa un sourire timide. — Ce n’est pas une mauvaise idée, finit-il par dire. À vrai dire, il serait beaucoup plus pratique de regrouper toutes ces agences sous le même toit. Rafael, vous n’avez pas peur de crouler sous les responsabilités ? — Et les budgets, ajouta Gore. Tout le monde rit. — Vous pouvez compter sur moi, assura Rafael. — En fait, c’est logique, dit le vieux Gore à Justine et Thompson lorsque les autres se furent dispersés. Je tire mon chapeau aux Halgarth. Il était évident que personne n’allait émettre d’objection sérieuse à cette heure de la journée. Larry a réussi à découper la flotte : les navires pour les Sheldon, la défense pour Rafael. Sans compter que ce dernier tient les rênes du budget. La NRDA et Buta ne peuvent faire autrement que de lui lécher les bottes. — Oui, le budget de la défense sera de loin le plus gros, renchérit Thompson. On aurait dû s’en douter. Les Halgarth vont continuer de dominer le marché des champs de force. — Le budget de la défense sera effectivement plus gros, rétorqua Justine, mais à condition que les Dysoniens constituent une menace tangible. Ce qui, à mes yeux - mais je semble être la seule à le penser -, est loin d’être évident. Je sais que vous n’êtes pas d’accord avec moi. Quant à Rafael… Il ne va pas tarder à défiler en uniforme avec de belles bottes à l’écuyère brillante. — Je ne le blâmerai pas. Les filles adorent les marins. — Ce n’est pas drôle, papa. Cette fusion lui donne un pouvoir colossal. Les Conseils étaient séparés pour une bonne raison. — J’en parlerai à Patricia et Doi dès demain, au sénat, dit Thompson. Tu as parfaitement raison sur ce point : le gouvernement doit pouvoir surveiller les agissements de ce superconseil. Par ailleurs, comme les subalternes de Rafael vont être choisis dans toutes les Grandes familles et Dynasties, il conviendra de se méfier. Mais ne t’inquiète pas. Je les aurai à l’œil. Même avec ses lunettes ajustées et son passe-montagne en laine fourrée, Ozzie sentait le vent glacial lui mordre les joues. Il s’infiltrait sous son bonnet comme il avançait en rythme, avec fluidité, en prenant appui sur ses bâtons sculptés dans de l’os de baleine. Mais ce mouvement répétitif était néanmoins difficile. Il n’était dehors que depuis un quart d’heure, et le tee-shirt qu’il portait sous sa chemise, son sweat-shirt et son manteau de fourrure étaient déjà imbibés de sueur. Ses skis glissaient sur la glace craquelée, dessinant deux lignes parallèles dans son sillage. Sur le terrain relativement plat de la cuvette, il se déplaçait assez facilement, même s’il était très loin de l’allure qu’il avait imaginée et qui était habituellement la sienne dans les stations du Commonwealth. Mais, dans la forêt, ce serait encore plus dur, il le savait. Sans compter que son sac serait beaucoup plus lourd. Aujourd’hui, il s’entraînait avec la moitié de la charge qu’il emporterait lorsqu’il partirait pour de bon. Il fit pivoter son corps, plia les genoux et s’arrêta brutalement en plantant ses bâtons dans la glace. Le soleil déversait sa lumière rouge sur le paysage morne, mettant en évidence une multitude de petites rides sur le sol gelé. Dans le dos d’Ozzie, à un peu plus de cinq cents mètres, se dressait la Citadelle, au milieu d’une étendue grisâtre. À son sommet clignotait avec obstination une lumière verte, tandis que ses flancs recouverts de miroirs hexagonaux réfractaient le rouge du ciel. À cent mètres de là, Tochee rampait avec efficacité. Le nom générique était devenu son prénom. Pour tout le monde. D’un point de vue humain, la communication allait de pair avec la personnalisation. Et puis, Ozzie se disait qu’il lui devait bien cela. Avec George Parkin, ils avaient mis une semaine à concevoir le véhicule sur lequel se déplaçait l’extraterrestre massif. La structure de base était un simple traîneau en os de plus de quatre mètres de long, capable d’accueillir Tochee tout entier. À l’avant, il y avait un pare-brise fait d’un morceau de cristal découpé dans un arbre, placé dans un cadre en os et légèrement incliné en arrière. Un toit en fourrure posé sur des arceaux, semblable à la toile dont étaient couverts les chariots de la ruée vers l’Ouest, protégeait l’extraterrestre du froid arctique, et en particulier ses organes de locomotion. Pour lui permettre d’avancer, deux paires de perches terminées en pointe étaient placées de part et d’autre du véhicule, comme les rames d’une galère. George Parkin avait conçu, sculpté et assemblé de ses mains les quatre mécanismes. Il n’était d’ailleurs pas peu fier de sa performance. Les perches traversaient le toit en fourrure via quatre anneaux de cuir, ce qui laissait à Tochee une grande liberté de mouvement. Ainsi, grâce à ses organes multi-usages, il pouvait ramer sur la glace comme sur un étang. Une foule importante s’était réunie à l’extérieur de la Citadelle la première fois qu’Ozzie, Orion et George avaient sorti le traîneau de l’atelier. Tochee avait mis quelques minutes à se familiariser laborieusement avec l’usage des perches. Mais, depuis, tous s’étaient entraînés chaque jour avec assiduité. Ozzie regarda Tochee manœuvrer le traîneau dans sa direction sans aucune déperdition de vitesse. L’engin lui faisait penser à une improbable motoneige de l’époque victorienne. Mais il fonctionnait et l’extraterrestre se débrouillait magnifiquement bien. Leur expédition future se présentait sous les meilleurs auspices. Restait tout de même la question d’Orion. Le garçon était tracté par Tochee. Juché sur des skis courts lacés à ses bottes, agrippant une corde fine nouée au cadre du traîneau, il glissait sur la glace comme sur un océan calme. Lui apprendre à skier correctement aurait demandé beaucoup trop de temps. De plus, le garçon s’amusait. Il s’amusait même un peu trop de l’avis d’Ozzie, qui le regardait zigzaguer dans le sillage de l’extraterrestre. L’homme se demanda s’il ne serait pas plus sage de raccourcir la corde, quitte à rendre la chose moins drôle. Au moins Orion avait-il retrouvé sa joie de vivre. La perspective du départ lui avait considérablement remonté le moral. Le traîneau ralentit brusquement et s’arrêta avec grâce à la hauteur d’Ozzie, les quatre perches creusant des sillons étroits dans la glace. Il fut satisfait de voir Orion freiner correctement, car, plus d’une fois, le gamin s’était retrouvé projeté contre l’arrière du véhicule immobilisé. Peut-être avaient-ils une chance réelle de réussir, finalement. Ozzie leva ses moufles et brandit ses pouces vers le ciel. Derrière l’épais pare-brise en cristal, Tochee imita son geste avec un de ses appendices préhensiles. — Comment vas-tu ? cria l’homme sans oser retirer son passe-montagne et exposer sa bouche à la morsure du froid. — Très bien, hurla Orion. J’ai toujours mal aux bras, mais ces skis sont bien plus faciles à manœuvrer. — Alors, on continue ! Ozzie s’élança sur le sol gelé, fonçant vers une partie de la forêt de cristal qu’il avait visitée lors d’une journée de cueillette, trois semaines plus tôt. Il se concentra sur son allure, sans lâcher le terrain légèrement accidenté du regard. Il y avait des crevasses cachées, ainsi que des rochers, qui pouvaient être dangereux. Surtout pour Tochee, d’ailleurs, dont le traîneau pouvait être endommagé. Ozzie se demandait s’il ne serait pas plus sage de prévoir quelques os et outils de base, juste au cas où. Évidemment, cela ferait plus de poids à tracter, mais cela améliorerait également leurs chances de réussite. Il fallait trouver un compromis entre confort et sécurité. Mais il avait encore le temps de réfléchir. — Ozzie ! Il se retourna en entendant la voix étouffée. Tochee s’activait furieusement sur ses perches, accélérant continuellement, gagnant du terrain. Orion criait comme un damné en faisant de grands signes de la main. Ozzie plia les genoux, se pencha sur le côté et s’arrêta rapidement. Le garçon semblait indiquer une direction, un point précis de la cuvette glacée de la Citadelle. Les Silfens étaient enfin arrivés. De l’autre côté de la dépression, une colonne d’extraterrestres émergeait de la forêt. Vue d’ici, elle n’était qu’une fine ligne grise constellée de lumières délicates. Ozzie zooma avec ses implants rétiniens. Plus de cent extraterrestres étaient déjà à découvert. Les vingt premiers montaient des animaux quadrupèdes, qui avançaient aussi vite que des chevaux et ce en dépit des conditions atmosphériques terribles de ce monde. Les autres trottinaient sans fatigue apparente, malgré les épais vêtements dans lesquels ils étaient engoncés. La moitié portait des lanternes accrochées à de hautes perches. Après des semaines passées dans cette Citadelle engluée dans la routine, l’arrivée des Silfens était un événement véritablement extraordinaire. Ozzie en ressentit une émotion intense, tellement vive, qu’elle le surprit par sa force. Pendant des mois, rien de notable n’était arrivé. Mais là… On va enfin pouvoir se tirer d’ici ! — On fait demi-tour ! cria-t-il à Orion. D’un mouvement rapide de la main, il montra la Citadelle à Tochee. Derrière son pare-brise, l’extraterrestre lui fit comprendre qu’il avait saisi. Ils arrivèrent à la Citadelle en un temps record. Les habitants étaient tous sortis et attendaient les Silfens sur la glace. Ozzie demanda à deux humains et à Bill, le Korrokhi, de l’aider à pousser le traîneau de Tochee sur les quinze derniers mètres, là, les bottes et les sabots avaient transformé la glace et le sable en une sorte de bouillie collante. Lorsque la couverture en peau eut été retirée, l’extraterrestre se précipita dans la chaleur de la bâtisse. Ozzie rangea ses skis et rejoignit les autres à l’extérieur. Il devait y avoir dans les deux cent cinquante Silfens ; leurs chants et leurs trilles atteignirent la Citadelle bien avant eux. Même dans ce paysage morne, c’était un son enchanteur, qui rappelait à tout un chacun qu’au-delà de cette forêt glacée, il y avait des contrées ensoleillées et chaudes. Les cavaliers arrivaient au petit galop sur des montures semblables à de gros chevaux. Elles avaient le cou long et horizontal, et une tête en forme de pointe de flèche. Leur cuir ressemblait à de la peau de serpent couleur fauve, ornée de fines plumes. Ozzie crut même discerner dans les replis de leur cou des ouïes qui s’ouvraient et se fermaient au rythme de leur course. Il repéra également les lances argentées attachées à l’arrière des selles - qui, par ailleurs, ne semblaient ni pratiques, ni confortables. Les cavaliers parlaient dans leur langue tout en examinant la foule. Ils étaient vêtus de longs manteaux de fourrure blanche immaculée, dotés de bonnets lourds, que certains avaient rejetés dans leur dos. Leurs gants et leurs bottes étaient faits de la même fourrure mystérieuse. Ozzie ignorait de quel animal elle provenait, mais il ne pouvait s’empêcher d’imaginer une bête volumineuse et spectaculaire. Sara sortit de la mêlée et s’inclina légèrement devant le cavalier de tête. Puis elle s’adressa à lui dans sa langue : — Bienvenue parmi nous. C’est toujours un plaisir de vous revoir, vous et vos frères. Le Silfen gazouilla sa réponse : — Chère Sara, les fruits de la joie mûrissent dans nos cœurs. Comme il est bon de vous revoir. Froid est ce monde. Forts et vivants vous devez être pour résister à sa lumière rouge. Forts vous êtes, car vous prospérez entre le sol gelé et le ciel morne. — Votre Citadelle est un abri confortable, qui nous protège de la rigueur du paysage. Allez-vous passer la nuit parmi nous ? — Oui, nous souhaitons moissonner un peu de temps dans cette demeure depuis longtemps abandonnée de nous. — Si nous pouvons vous aider, n’hésitez pas à le demander. Vous êtes venus chasser la baleine des glaces ? — Là-bas elles sont, cachées dans leurs terriers blancs. Vite elles se déplacent et disparaissent. Grosses elles deviennent en quelques années. Fort elles appellent. Loin, très loin d’ici, entre les étoiles innombrables nous entendons leurs refrains. Alors, nous venons. Nous chassons. Et, à la fin, nous partageons notre sang pour connaître cette vie si intensément vécue. — Nous aimerions vous suivre. Nous souhaiterions récupérer les corps des baleines des glaces. Le cavalier mit pied à terre avec grâce ; en un seul bond, il se retrouva devant Sara. Il retira son bonnet et sembla examiner, perplexe, le visage couvert de fourrure de la femme. — Quand tout est terminé et que la vie a quitté le corps, ce qu’il advient de la chair morte nous importe peu. — Merci, dit Sara en s’inclinant de nouveau. Les cavaliers guidèrent leurs montures dans une écurie inutilisée, tandis que leurs compagnons empruntaient en chantant et en riant l’escalier qui menait à la salle principale. C’était une véritable invasion de bonne humeur, de lumière, de printemps et de chaleur. Tout en gardant son apparence extérieure désolée et froide - souhaitée probablement par ses bâtisseurs -, la Citadelle fut instantanément transformée à l’intérieur. Lorsque Ozzie arriva dans la salle principale, les perches auxquelles étaient suspendues les lanternes étaient déjà enfoncées dans des trous prévus à cet effet et diffusaient une lumière dorée, agréable, qui chassait celle, rouge et oppressante, du soleil, et bannissait les ombres maléfiques des statues. Les Silfens se débarrassèrent de leurs fourrures, ajoutant, grâce à leurs toges vert feuille, une touche forestière à ce décor de pierre déjà transfiguré. Ils ouvrirent leurs sacs et se partagèrent flasques, poignées de baies et biscuits ronds. Leur joie et leur insouciance réveillèrent dans le cœur d’Ozzie la nostalgie de sa vie passée et de ses plaisirs simples. À sa grande surprise, sa vue s’embruma, ce qui l’emplit de dégoût et de colère. La plupart des résidents humains et extraterrestres de la Citadelle étaient alignés le long des murs et regardaient les nouveaux arrivants avec émerveillement. Orion, quant à lui, n’avait aucun complexe et préférait se mêler à eux, passant de Silfen en Silfen, goûtant le contenu des flasques et la nourriture de la forêt. Un sourire enchanté illuminait son visage. Autour de son cou, son pendentif irradiait une lueur turquoise. — Impressionnant, n’est-ce pas ? dit Sara à l’oreille d’Ozzie. — J’avais presque oublié à quoi ils ressemblaient, admit-il. Putain, je ne sais même plus comment est le monde à l’extérieur de ce goulag. La femme fronça les sourcils, accentuant ses rides déjà profondes. — Alors, vous partez ? — Oui ! répondit-il avec un sourire en coin. — George aura besoin d’aide ces jours-ci… — Pardon ? dit-il en se détournant à contrecœur des Silfens pour lui faire face. — Nous devons terminer les grands traîneaux. Nous avons besoin de ces baleines, Ozzie. Sans elles, des gens mourront. — Ouais, fit-il, car il savait qu’elle avait raison. D’accord, j’irai aider George. Mais, faites-moi une faveur, ajouta-t-il en regardant par-dessus son épaule, ne demandez rien à Orion. — Promis. Ozzie faisait partie des quarante personnes que George et Sara avaient réquisitionnées pour préparer la chasse. Malgré leur nombre, ils travaillèrent tout l’après-midi pour apprêter les grands traîneaux couverts. La chasse aurait lieu le lendemain. Il fallait charger les tentes épaisses, les ustensiles de cuisine, les vessies remplies d’huile, le matériel de dépeçage, les barils et autres chaudrons. Ensuite, George et ses collègues charpentiers firent quelques réparations de dernière minute, pendant que les autres s’occupaient des ybnans dans l’étable. Lorsqu’il retourna dans ses appartements, ce soir-là, Ozzie était épuisé et satisfait. Orion voulait rester avec les Silfens, mais l’homme réussit à le persuader de les quitter. Tochee était déjà dans leur chambre à coucher. Ozzie bascula ses implants rétiniens en mode ultraviolet. Des motifs complexes jaillissaient de l’œil unique de l’extraterrestre. Encore et toujours des questions sur les Silfens. Ozzie lui fit signe de se calmer et ramassa un morceau de peau lavé et relavé. Avec un morceau de charbon, il lui écrivit : « Oui, ce sont eux qui ont créé les chemins. Demain, ils partiront chasser la grosse créature à fourrure. Après cela, nous les suivrons pour quitter ce monde. » — Qu’est-ce qu’il dit, demanda Orion, tout excité, comme l’homme montrait le parchemin de fortune à Tochee. — Il est très content que les Silfens soient arrivés et que nous puissions enfin saisir notre chance. Orion arracha le message des mains d’Ozzie, effaça tant bien que mal les grands caractères gris puis écrivit : « C’est une grande nouvelle, non ? On s’en va ! » Tochee prit un autre parchemin ainsi qu’un morceau de charbon : « Ensemble, nous y arriverons. Tous les trois, nous allons triompher. » Orion se tenait devant l’extraterrestre, les bras levés bien haut, les pouces dressés. Les organes préhensiles de la créature se refermèrent sur les mains du garçon. — Super les mecs, dit Ozzie. Bon, et si on redevenait sérieux. Il n’y aura pas de coup d’essai. La première fois devra être la bonne. Orion, ouvre le filet de sécurité et prépare tes affaires. Tout ce qui ne rentre pas dans ton sac à dos doit être abandonné ici. Et prépare tes vêtements les plus chauds pour demain matin. Quand tu auras terminé, va à la cuisine et remplis tous les thermos d’eau bouillante. On va fabriquer un peu de cette boisson énergétique en poudre, enrichie en glucose et tout ça. Ce sera pour demain, quand on sera dehors. — Je ne peux pas faire tout ça dans la matinée ? — On ne sait pas quand les Silfens vont partir. Mais tout le monde dit que ce sera tôt. On ne peut pas prendre le risque et espérer qu’il y aura bien de l’eau chaude pour nous. Tout devra être prêt à l’avance. On n’aura pas plus d’un quart d’heure pour se préparer. Je me suis arrangé avec George, on aura une place dans un des grands traîneaux couverts. — D’accord. Je m’y mets tout de suite. Ozzie écrivit à Tochee de prendre un repas copieux ce soir. « Ne m’oubliez pas, répondit l’extraterrestre. Ne me laissez pas ici. » « Nous ne vous oublierons pas ! » Ozzie sortit un sachet autochauffant de saucisses à la purée et aux oignons, qui finit de se préparer tout seul pendant qu’il remplissait son sac. Même en chargeant la tente et d’autres accessoires indispensables à l’arrière du traîneau de Tochee, ils étaient loin de la capacité du lontrus. Il fallait donc faire des choix et prendre des décisions. La plupart de ses vêtements resteraient ici. S’il pouvait survivre sur cette planète avec ce qu’il avait sur le dos, il pouvait survivre n’importe où. À condition de ne pas trop se soucier de la mode. Ils avaient de la nourriture pour quinze jours. Les sachets lyophilisés et autres barquettes autochauffantes iraient dans le traîneau. Il avait décidé de laisser le chocolat, les biscuits et le thé à Sara et George. Pas question, en revanche, de se séparer du kit médical. Ses ustensiles de cuisine en Téflon et son poêle au kérosène ne leur seraient d’aucune utilité, tout comme la selle et les harnais du lontrus. Il considéra tristement la pile réduite, mais pourtant encore trop importante. — On peut laisser le filet de sécurité, proposa Orion quand il fut revenu avec les thermos. Il doit peser lourd. — Oui, répondit lentement Ozzie. Sans doute. Bonne idée. Le garçon ramassa son sac, le souleva au-dessus de sa tête et sourit comme un demeuré. Ses cheveux roux, qu’il n’avait pas coupés depuis leur départ, lui arrivaient presque aux épaules et lui couvraient souvent les yeux. — Je peux prendre encore pas mal de trucs, dit-il. Regardez, je n’ai presque rien là-dedans, ajouta-t-il en essayant de porter son sac en nylon d’une seule main. — Non, merci, ça ira très bien, répondit Ozzie, comme le sac atterrissait de façon comique sur la tête du garçon. On a tout ce qu’il faut pour se barrer d’ici. Si on en prenait davantage, on risquerait de compromettre nos chances. Pas question de commettre les mêmes erreurs qu’à l’aller. Je t’ai déjà raconté à quel point la combinaison spatiale que Nigel portait pour débarquer sur Mars était pourrie ? — Je ne crois pas. — Jamais vu des types aussi peu préparés… Putain, c’est un miracle qu’il ait pu revenir, qu’il ne se soit jamais éloigné du trou de ver de plus de quelques mètres. Ç’aurait été dommage, non ? Le mec sort de cette machine révolutionnaire et meurt à cause d’une rustine mal collée. Le cours de l’Histoire en eût été bouleversé. — C’était comment, Mars ? — Froid. Plus froid encore qu’ici. Et mort. Je veux dire, vraiment mort. Crois-moi, on reconnaît tout de suite une planète morte des milliards d’années avant l’apparition des dinosaures. Il suffit d’ouvrir les yeux. Ça se sent immédiatement. Il secoua la tête, surpris par la force de cette image vieille de presque trois siècles et demi. — Bon, allez, montre-moi ce que tu as fourré dans ton sac, reprit-il. Tochee revint avec un seau rempli de purée de fruits d’arbre de cristal. Ozzie et Orion s’assirent sur leurs lits avec leurs repas tout prêts, et tous les trois mangèrent en silence. Dans la salle principale, les Silfens chantaient gaiement avec l’intention manifeste de passer la nuit à faire la fête comme une bande d’étudiants boutonneux. Ozzie saisit quelques vers parlant de baleines énormes, féroces et rapides. Sara fut la première à leur rendre visite. Ozzie lui donna les objets qu’il comptait laisser derrière lui. Elle les accepta avec une joie non dissimulée. Arrivèrent ensuite George et le conducteur du traîneau qui mènerait la chasse. Puis vinrent les cinq personnes qui avaient décidé de tenter leur chance avec eux, quatre hommes et une femme. Ils prirent place sur les lits de camp et commencèrent à parler technique et stratégie. La chambre taillée dans la roche se transforma alors en vestiaire animé, un soir de match important. En pensant à cela, Ozzie ne put s’empêcher de se demander qui avait gagné la Coupe du Commonwealth. Plus tard, à sa grande surprise, il réussit à s’endormir. Il se réveilla, recroquevillé dans son sac de couchage ouvert, les bras et le cou glacés, tandis qu’Orion le secouait gentiment. Le tapis obstruait toujours le conduit en cristal du plafond. — Ozzie, c’est l’heure, dit le garçon d’une voix presque craintive. George dit qu’ils sont en train de se préparer. — D’accord. On les rejoint. Ozzie eut subitement envie de chanter quelque chose de gai. Une chanson des Beatles, peut-être, ou des Puppet Presidents. Dans la grande salle centrale, les Silfens s’étaient calmés. Il arracha les goupilles des barquettes de petit déjeuner qu’il avait préparées la veille et commença de s’habiller. D’abord des sous-vêtements isolants, bien sûr, puis un sweat-shirt épais, son pantalon en velours côtelé et sa chemise à carreaux. Le temps de lacer ses chaussures de marche et il se sentait déjà beaucoup mieux. Il prépara alors deux autres sweat-shirts, son pantalon étanche et isolant, son écharpe, son passe-montagne, ses gants, ses lunettes et, bien évidemment, son manteau de fourrure et ses moufles. Il jeta alors un coup d’œil à Orion, qui lui parut convenablement habillé. La moitié des vêtements qu’il avait sur le dos appartenait à Ozzie ; ils avaient été raccourcis pour lui aller, en prévision de leur départ. Ils avalèrent leur petit déjeuner, firent un dernier tour dans la salle de bains, puis allèrent chercher Tochee. Lorsqu’ils arrivèrent au rez-de-chaussée, ils découvrirent que l’atelier débordait d’activité. Les cavaliers Silfens sortaient leurs animaux de l’écurie. George aboyait des ordres à ses équipes. Tochee gigotait dans tous les sens sur le sol froid, pendant qu’Ozzie et Orion jetaient un dernier coup d’œil à son traîneau. Quand la vérification fut terminée, il put enfin se glisser sous le cylindre de fourrure protectrice. Avant de refermer soigneusement ce dernier grâce à un lacet, de manière à ne laisser entrer qu’un minimum d’air, Ozzie donna à l’extraterrestre trois briques chauffantes. Ensuite, il attacha précautionneusement leurs affaires communes sur la plate-forme arrière du traîneau. Tochee devrait rester à l’intérieur jusqu’à ce qu’ils atteignent un monde plus clément. Quelques semaines plus tôt, Ozzie lui avait demandé s’il était claustrophobe. Mais, soit il ne s’était pas fait suffisamment bien comprendre - leur vocabulaire commun était certes limité -, soit la psyché de l’extraterrestre était totalement insensible à ce type de trouble. George lui-même aida Ozzie et Orion à pousser le traîneau de Tochee dans la lumière faible du jour naissant et à l’attacher à un autre traîneau couvert, tiré par un attelage de cinq ybnans. Après s’être tous souhaité bonne chance dans le langage des signes, les deux humains se hissèrent à l’intérieur, au milieu de tout l’équipement nécessaire au dépeçage et à la cuisson des baleines. Leur conducteur était Bill, le Korrokhi. Sara arriva bientôt et se glissa sous la structure en fourrure, au milieu de quinze autres passagers. Le petit brasero fixé au toit était allumé ; il dispensait une lumière faiblarde et dégageait une fumée nocive. On ferma la bâche latérale. Comme le soleil rouge se levait au-dessus de l’horizon, les Silfens se réunirent devant la Citadelle. Leurs fourrures blanches, leurs lances et leurs arcs brillaient sous leurs lanternes. Ils entonnèrent une chanson lente, d’une voix profonde, grave et sinistre, comme Ozzie n’en avait jamais entendu. Ils lui parurent soudain infiniment étrangers à l’espèce humaine. Menaçants. Les cavaliers partirent d’un bon pas, laissant les autres avancer à leur rythme. Les traîneaux s’ébranlèrent dans un fracas d’ustensiles métalliques. Il leur fallut une heure et demie pour atteindre l’orée de la forêt de cristal. Jusque-là, les ybnans avaient réussi à suivre le rythme des Silfens à pied. Mais, dans la forêt, ils furent forcés d’avancer en file indienne. Le chemin dessiné entre les troncs inébranlables était étroit et sinueux et les ralentissait considérablement. Progressivement, les chasseurs les distancèrent, mais leurs traces étaient relativement faciles à suivre. De temps à autre, le Korrokhi apercevait la lueur vacillante de leurs lanternes au loin. À plusieurs reprises, Ozzie sortit la tête dehors pour s’assurer que Tochee était toujours bien arrimé derrière eux. Heureusement, le traîneau de ce dernier glissait sans encombre. L’extraterrestre avait à peine besoin d’utiliser ses perches pour faciliter la tâche des ybnans. — Ce sera encore long ? demanda Orion, après plus d’une heure de lente progression au milieu de la forêt. — Nous n’atteindrons pas le terrain de chasse avant deux bonnes heures, répondit Sara. Après, qui sait ? Les cavaliers ont pris de l’avance pour pister les baleines. — Quelle taille fait ce terrain de chasse ? — Je n’en ai aucune idée. On n’en voit pas le bout, même par très beau temps. Il doit faire des centaines de kilomètres de côté. Une fois, nous avons dû faire demi-tour alors que la chasse n’était pas encore commencée. Mais c’était exceptionnel, heureusement. Avec un peu de chance, cela pourrait même commencer dans l’après-midi. — Ils continuent leurs recherches pendant la nuit ? demanda Ozzie. — Non. Enfin, ils ne l’ont jamais fait jusque-là. Deux heures et quart plus tard, ils atteignaient les limites de la forêt. Ozzie et Orion sortirent tous les deux la tête dehors pour voir le paysage. Ils étaient en altitude, ce dont Ozzie ne s’était pas rendu compte. La forêt de cristal couvrait un vaste plateau situé sur un massif gigantesque. En contrebas, on apercevait une plaine infinie criblée de cratères de volcans peu élevés. Sara avait dit vrai. Malgré l’atmosphère parfaitement claire, malgré leur point de vue surélevé, deux mille mètres au-dessus de la plaine, on ne voyait pas le bout du terrain de chasse, perdu dans l’horizon brumeux. Les cratères étaient presque plats, mais entre eux, la terre gelée était fendue, transpercée par des milliers de crocs rocheux, semblables à des monts Cervin miniatures. Des arbres de cristal poussaient sur leurs versants, mais les sommets étaient nus, dentelés, ornés çà et là de petits glaciers qui reflétaient la lumière écarlate. Les cratères, leur expliqua Sara, étaient remplis à ras bord de particules de glace, de granulés blancs fins comme du sable, et il était impossible d’en connaître la profondeur. Du centre de certains d’entre eux jaillissaient des plumets de vapeur qui montaient très haut, avant de se désagréger ou de former des cirrus gracieux, pareils à des traînées dans le ciel. En basculant en vision infrarouge, Ozzie constata que les cratères étaient légèrement plus chauds que la plaine environnante, ce qui était suffisant pour causer un peu d’évaporation. Il se demanda quelle température il faisait dans les profondeurs de leurs entrailles. Durant leur descente, il vit les Silfens, bien en dessous d’eux, zigzaguer entre des bouquets d’arbres. Leurs lanternes semblaient se balancer joyeusement. Les cavaliers, en revanche, avaient disparu. Un à un, les traîneaux avaient glissé par-dessus le bord du plateau et avaient commencé leur descente précaire vers les chasseurs. Cette partie du voyage fut particulièrement pénible, car le sol inégal ballottait les véhicules dans tous les sens. Régulièrement, le Korrokhi demandait aux ybnans de ralentir leur descente. Ozzie avait le plus grand mal à passer la tête à l’extérieur pour vérifier que Tochee était toujours là. Dans le traîneau, chacun s’accrochait comme il le pouvait à la structure en os pour ne pas être projeté en avant. Finalement, il renonça à ses inspections régulières. Si la corde venait à lâcher, il ne pourrait de toute façon pas faire grand-chose pour leur ami. Les outils et autres ustensiles de cuisine s’étaient répandus dans l’habitacle, heurtant douloureusement tibias, bras et poitrines. Accroché à sa courte chaîne, le brasero se balançait de façon alarmante. La descente dura une quarantaine de minutes, qui parurent des heures dans la promiscuité puante de la cabine. Jusque-là, Ozzie ne s’était jamais imaginé comme il était important de voir l’extérieur lorsqu’on était dans un véhicule en mouvement. Son imagination peupla le paysage de rochers tranchants comme des couteaux, attendant avec avidité de les éventrer. Bien évidemment, il s’attendait à ce que la pente se termine par un précipice de plusieurs centaines de mètres de profondeur. Bill laissa échapper un long hululement de satisfaction pour signifier que la descente était terminée. Dans le traîneau, tout le monde souriait nerveusement, mais personne ne voulait admettre qu’il était soulagé. Après cela, la progression fut beaucoup plus aisée et agréable. Sara était persuadée qu’ils pourraient regagner un peu de terrain sur les Silfens. Orion serrait fort son pendentif et plongeait de temps à autre le regard dans sa lumière bleu nuit. Les traîneaux couverts continuèrent en file indienne, en suivant les traces fraîches laissées dans la poudreuse. Ils s’éloignaient du massif, glissaient à un rythme soutenu. Vers midi, ils longèrent le bord du premier cratère. De l’autre côté, des pics rocheux jaillissaient comme des crocs de la neige immaculée. Après cela, il y eut des ravines couronnées de vagues de neige compacte. Des vagues aussi menaçantes que celles d’un océan déchaîné, car elles donnaient l’impression de devoir déferler sur eux à chaque instant. Puis ils s’engouffrèrent dans des tranchées profondes, au sol tapissé de glace luisante, sur laquelle les ybnans avaient bien du mal à avancer. Parfois, ils croisaient un bosquet, une forêt d’arbres de cristal ou des buissons bulbeux. Souvent, lorsqu’il mettait la tête dehors, Ozzie voyait de grandes étendues boisées complètement détruites, des souches arrachées, des branches entremêlées prises par la glace. Ils durent également affronter plusieurs cols exigus et particulièrement abrupts. Les montées étaient lentes et laborieuses, mais les descentes étaient rapides et plus effrayantes que tout. Lorsqu’ils contournaient un cratère, il arrivait qu’ils fussent enveloppés par des jets de vapeur qui, en quelques secondes, recouvraient les attelages d’une fine couche de givre. Lorsque le soleil ne fut plus qu’à une heure et demie de l’horizon, le massif avait complètement disparu derrière eux, dissimulé par des flèches de pierre noire. Les ombres s’allongeaient sur le sol couleur rouille. Les ybnans commençaient à fatiguer. Même sur terrain plat, ils avançaient lentement et se montraient incapables d’accélérer. — Il n’y aura pas de chasse aujourd’hui, annonça Sara après un court conciliabule avec Bill. Il ne faut pas trop tarder à dresser le campement. La nuit va bientôt tomber. Une demi-heure plus tard, ils émergèrent d’une vallée encaissée pour faire face à un cratère mesurant environ dix kilomètres de diamètre. Après la formation de la dépression, l’activité volcanique avait continué de déformer le sol de la région, donnant naissance à une chaîne de pics féroces, qui balafraient le cercle quasi parfait du cratère. Les Silfens s’étaient rassemblés au pied du pic le plus proche du gouffre. Les cavaliers étaient là eux aussi, qui se mêlaient joyeusement à leurs camarades. Juste derrière eux, sur les pentes du chicot acéré, poussait une forêt d’arbres gigantesques et particulièrement sinistres dans la lumière vermillon. Les traîneaux s’arrêtèrent et formèrent un cercle à un demi-kilomètre des extraterrestres, au sommet d’un escarpement. Les voyageurs s’activèrent immédiatement, sortant les tentes, montant les structures. Une fois ce travail terminé, Ozzie, Orion et George montèrent un squelette plus petit autour du véhicule de Tochee, qu’ils couvrirent ensuite d’une grande tente de peau. À l’intérieur de la coque ainsi obtenue, ils drapèrent le cylindre protecteur d’une couverture épaisse. — Cela devrait lui suffire, dit George en rampant à l’extérieur. Ozzie, qui était toujours à l’intérieur, grogna son approbation. Il alluma deux bougies et les posa devant le pare-brise. Il n’y avait pas beaucoup de place là-dessous - quelques mètres cubes, tout au plus -, mais la lumière aiderait Tochee à se sentir mieux, à chasser une éventuelle claustrophobie naissante. Ozzie regarda à travers le panneau de cristal l’œil noir et immobile de l’extraterrestre. Il leva une main gantée pour lui faire signe que tout allait bien. Des motifs ultraviolets, rendus légèrement flous par les défauts du cristal, tourbillonnèrent dans l’œil de Tochee. « Ne m’oubliez pas demain matin », disaient-ils. — Aucun risque, chuchota Ozzie dans son passe-montagne. Tochee attrapa une brique chauffante et l’approcha de lui. Ozzie attendit jusqu’à ce que celle-ci se fût allumée et diffusât une lumière couleur cerise bien mûre, puis il lui dit au revoir et le laissa. Il restait une petite vingtaine de minutes avant la tombée de la nuit. Ozzie courut vers le bord du cratère. Tout était si calme, trop calme, même. Il n’y avait plus aucun bruit. Les chants des Silfens s’étaient éteints sous le ciel sombre et dénué de chaleur. Devant lui, la masse de glace granuleuse qui emplissait le bassin était si plane qu’il avait l’impression de contempler un lac. Il s’en approcha davantage, s’attendant à moitié à voir des rides la déformer. Il s’agenouilla et posa sa moufle dessus. La surface avait la texture d’une huile épaisse, mais plus il enfonçait sa main, plus la résistance était importante. — Faites attention de ne pas tomber dedans, le mit en garde Sara. Ozzie se redressa en se frottant les mains. — Avec vous, j’ai toujours l’impression d’être face à une maîtresse d’école. — D’autres y sont déjà tombés. Et personne n’a jamais voulu risquer sa vie pour les récupérer. Là-dedans, on disparaît sans laisser de traces. On ne peut même pas faire de bulles. — Ouais, on dirait. Ce machin n’est pas naturel. Des grains de glace comme ceux-ci devraient s’amalgamer. — Évidemment. Mais ils sont constamment secoués, fouettés et écrabouillés, comme dans un mixer. — Par les baleines des glaces, je suppose. — Oui, par les baleines, mais aussi par les autres créatures qui vivent là-dedans. Les baleines doivent bien se nourrir de quelque chose… — Avec un peu de chance, elles disposent d’une sorte de phytoplancton ou je ne sais quoi… — Vous ne diriez pas cela si vous en aviez déjà vu une, dit Sara avant de tourner les talons et de s’éloigner. — Pourquoi cela ? demanda Ozzie en la rattrapant. — Disons qu’elles n’ont pas un comportement d ’herbivore. — Vous en connaissez un rayon, pas vrai ? — Non, Ozzie, loin de moi cette prétention. En vérité, je ne comprends pas grand-chose à cet endroit et à ceux que j’ai traversés pour arriver ici. Par exemple, j’ignore pourquoi les Silfens ne nous permettent pas d’avoir l’électricité. — J’ai une théorie à ce sujet : ils font juste une expérience. Ils étudient la vie sur un plan purement physique. Tous les êtres qui se sont retrouvés ici sont des sortes d’éprouvettes qui leur servent à étudier l’évolution de la conscience. Évolution qui, force m’est de l’admettre, est plutôt laborieuse. Donnez-leur l’électricité, des machines et toutes les saletés qui vont avec, et c’en est terminé de cette expérience de la nature brute. — Ouais, fit-elle, amère. Manquerait plus qu’on invente la médecine. —Les Silfens ne voient pas les choses de la même façon que nous. Nous avons besoin de confort et de sécurité, parce que nous chérissons notre individualité et notre continuité. Leur perspective à eux est différente. Ils font un voyage dont l’issue est prédéfinie. Une fois ces épreuves traversées, ils sont à même de rejoindre la communauté des adultes. — Comment diable savez-vous tout cela ? — En tout cas, c’est ce qu’on m’a affirmé, répondit-il en haussant les épaules sous son épais manteau de fourrure. — Qui vous a raconté cette histoire ? — Un type rencontré dans un bar. — Grand Dieu ! Je ne sais pas qui est le plus bizarre des Silfens ou de vous. — Les Silfens, bien sûr. Ils atteignirent l’arête du cratère. Le soleil avait disparu derrière la ligne d’horizon, et seuls quelques rais fuchsia zébraient le ciel. — Ce n’est pas non plus très prudent de rester dehors après le coucher du soleil. Il n’y a pas de signal pour vous guider dans le coin. — Ne vous en faites pas pour moi. Je vois mieux dans le noir que la plupart des gens. — Et vous avez de la fourrure en lieu et place de peau ? Même les Korrokhis ne s’aventurent jamais dehors une fois la nuit tombée. — Je n’avais pas pensé à cela… — Vous avez intérêt à vous montrer beaucoup plus prudent, demain, lorsque vous suivrez les Silfens. — Promis. Vous savez, je suis toujours un peu surpris que vous n’ayez pas décidé de vous joindre à nous. — Je partirai le moment venu. Mais il est encore trop tôt pour moi. — Pourquoi ? Vous vivez ici depuis suffisamment longtemps. Vous n’êtes tout de même pas en train de racheter vos péchés comme le fait George ? Vous ne pensez pas que souffrir est le seul moyen de donner un sens à votre vie ? Et puis, d’après ce que j’en sais, vous n’avez personne ici. N’est-ce pas ? Ce qui l’ennuyait le plus était que ses propres tentatives d’approche étaient restées totalement sans effet. — Non, dit-elle doucement. Je n’ai personne en ce moment. — Eh bien, c’est dommage, Sara. Nous avons tous besoin de quelqu’un. — Pourquoi, vous vous portez volontaire ? Le mépris contenu qu’il décela dans sa voix le fit se figer. Après quelques secondes de silence, Sara se retourna et le regarda dans les yeux. — Alors ? — Merde, je ne suis pas très fin, dit-il. — Qu’est-ce que vous voulez dire ? — Je parle de nous, de notre rencontre manquée. De vous et moi dans le même lit. — Mais vous avez déjà… Oh ! — J’ai déjà quoi ? demanda-t-il, étonné. — Je croyais… Nous croyions tous… Vous et Orion… — Moi et Orion quoi ? Oh, merde ! — Vous voulez dire qu’il n’est pas votre… — Mais non. Absolument pas ! Non ! — Ah ! — Et je ne suis pas… — Désolée. C’est un malentendu. — Ce n’est rien. Ce n’est pas que… — Oui, bien sûr. J’ai eu beaucoup d’amis homosexuels. — Vraiment ? — Vous êtes censé me dire « moi aussi ». — Oui, c’est vrai. — Bon, eh bien, l’affaire est réglée alors. — Elle l’est. Ils se pressèrent de redescendre vers le campement. En silence. Tout le monde était confortablement installé à l’abri des tentes. La fumée épaisse produite par l’huile enflammée s’échappait en volutes noires par des ouvertures prévues à cet effet. Le repas du soir était en cours de préparation. — Ozzie, appela Sara d’une voix lasse, juste avant d’entrer dans la tente. — Ouais ? — Demain, quand les Silfens chasseront la baleine, ne vous montrez pas trop curieux, d’accord ? C’est quelque chose d’excitant, de fascinant, mais surtout, restez en arrière et ne vous mettez pas en travers de leur chemin. — Entendu. — Bien. Je sais pourquoi vous êtes ici. D’autres vous ont précédé. Vous pensez être en mission et vous vous croyez invulnérable. Peut-être même est-ce vrai, mais écoutez-moi bien : tenez-vous à carreau. Vous aurez d’autres occasions de prouver votre valeur. J’ai bien saisi toutes vos idées sur les Silfens, mais l’expérience de demain n’aura rien d’existentielle. Ce sera du vrai, du physique. — Je ferai attention, promis. De toute façon, je dois m’occuper du môme et de Tochee. Ils furent réveillés au moment où les premières lueurs magenta commençaient à éclairer le ciel. Malgré la promiscuité de la tente occupée par dix autres personnes, Ozzie avait sombré dans un sommeil sans rêve dès qu’il avait remonté la fermeture de son sac de couchage. De fait, pour la première fois depuis leur arrivée sur ce monde, il n’avait pas eu à souffrir de la lumière rouge omniprésente. Orion et lui avalèrent leurs petits déjeuners préemballés sans tenir compte des remarques de ceux qui, comme tous les autres jours, devaient se contenter de purée de fruits de la forêt et de bacon de baleine frit. Ils remplirent leurs flasques d’eau bouillante, ajoutèrent du concentré de jus de fruits énergétique dans deux d’entre elles et de la poudre de légumes dans les deux autres. Pendant que tout le monde se ruait à l’extérieur pour se préparer à se lancer à la suite des Silfens, Orion et Ozzie prirent le temps de ranger leurs affaires. Pour la dernière fois sur ce monde, espéraient-ils. Il avait neigé durant la nuit. Les cirrus étiolés s’étaient condensés et des flocons petits et durs avaient recouvert le paysage d’une fine couche blanche, poussiéreuse. Ozzie et Orion secouèrent la fourrure dont ils avaient recouvert le traîneau de Tochee. Ils la replièrent avec appréhension. Qu’allaient-ils trouver de l’autre côté ? Un cadavre rigide ? Mais la brique chauffante avait fait son office. L’extraterrestre leur fit signe derrière le pare-brise en cristal. Il paraissait en forme. Tous les deux restèrent un peu à l’écart, tandis que les autres s’activaient autour des tentes. D’où ils étaient, ils pourraient suivre la chasse qui se déroulerait en contrebas. Ozzie comprit également pourquoi le Korrokhi avait choisi cet emplacement, tout près de ces rochers escarpés : question de sécurité. Aujourd’hui, la traque aurait lieu autour des ravines et des mamelons dentelés parsemés dans le fond du cratère. Les cavaliers silfens avaient formé deux groupes. Le premier se dirigeait vers la pointe de la petite chaîne rocheuse qui balafrait le trou circulaire. Le second était en train de contourner le gouffre. Les autres Silfens se dispersèrent parmi les bosquets et les amas de pierres. Ozzie regarda avec intérêt des cavaliers se détacher de leur groupe, descendre à la base des pitons acérés et longer le bord irrégulier du bassin blanc. Quarante minutes plus tard, le dernier d’entre eux atteignit la pointe de la chaîne rocheuse. Face à lui, à un kilomètre et demi sur le bord du cratère, l’autre groupe était en formation. Quelque part, un cor retentit dans l’atmosphère glaciale. — Couvrez-vous les yeux, cria-t-il pour se faire entendre de tous. Orion et Ozzie échangèrent un regard incrédule. Personne n’avait jamais mentionné cette nécessité de se protéger les yeux. Ozzie s’abrita promptement derrière le pare-brise du traîneau. Il regarda vers le fond du cratère et zooma sur un cavalier éloigné et isolé. Le Silfen était perché au sommet d’un monticule, le bras tendu vers l’arrière, dans la posture classique du lanceur de javelot. Ozzie eut tout juste le temps de commander la mise en service des filtres de ses implants rétiniens. La lance du Silfen jaillit. Même avec le zoom au maximum, Ozzie eut beaucoup de mal à voir la pointe argentée fendre l’air à une vitesse ahurissante et impossible. Il tourna légèrement la tête et vit que le Silfen qui se trouvait juste en face du premier, de l’autre côté du cratère, avait lui aussi lancé son arme. — Qu’est-ce que… Au sommet de leur trajectoire, les lances s’enflammèrent, dessinant des arcs de cercle lumineux sur une toile de fond rosée. Une lumière blanche incandescente illumina le gouffre, soulignant les silhouettes des cavaliers en position d’attente. L’éclat rouge sang du soleil fut momentanément éclipsé par une étoile blanche et splendide. Les deux rubans d’énergie plongèrent dans le lac de granulés glacés. Deux cercles phosphorescents blanc-bleu percèrent la surface, s’élargissant jusqu’à atteindre plusieurs centaines de mètres de diamètre, avant de mourir. — Qu’est-ce que c’était ? cria Orion. — Je ne sais pas, répondit Ozzie d’un ton pensif. Il s’attendait à moitié à ce que la glace blanche soit projetée dans les airs, comme lors d’une explosion sous-marine, au lieu de quoi elle était restée parfaitement calme. Un boum retentissant traversa tout le paysage, en se répercutant sur les rochers et autres monticules. Deux Silfens, l’un situé à l’extrémité gauche, l’autre à l’opposé, se redressèrent sur leur selle et lancèrent leur arme. Une fois de plus, une lumière blanche intense déchira le ciel. Lorsque la quatrième paire de javelot eut été lancée, Ozzie remarqua un mouvement furtif dans le cratère. Une vague en forme de pointe de flèche apparut entre les cercles phosphorescents et la roche, parcourant une cinquantaine de mètres avant de disparaître dans les profondeurs. Un chœur de chants joyeux s’éleva parmi les Silfens, qui attendaient que les baleines soient rabattues vers le rivage. Mais le brouhaha agréable fut bientôt couvert par les coups de tonnerre produits par les lances. — Ça marche, marmonna Ozzie derrière son passe-montagne. Plusieurs vagues triangulaires étaient à présent visibles. Elles se dirigeaient vers le bord du cratère, tandis que les armes terrifiantes des Silfens accomplissaient leur office. Les deux vagues les plus proches de la berge continuaient d’accélérer. Ozzie retint son souffle. Enfin, il allait voir une baleine des glaces. La première transperça la surface granuleuse à cent mètres de la berge. Tel un dauphin jaillissant gracieusement de l’océan, la montagne de fourrure fendit les airs avec facilité. On eût dit un ours polaire de la taille d’un dinosaure, avec une rangée de défenses menaçantes, longues comme le bras, de part et d’autre du museau. La bête avait également plusieurs paires de membres, placés sous l’abdomen et s’apparentant à des nageoires recouvertes de fourrure. — Elle est énorme ! s’exclama Orion. — Ouais, mon pote. Tu peux le dire. La baleine des glaces retomba dans le lac de glace en soulevant un nuage de poudre blanche. Des lances s’allumèrent dans son sillage, embrasant les volutes en expansion, les transperçant de milliers d’arcs-en-ciel miniatures. La bête leva la tête pour répondre à cette provocation flagrante, mais ne put faire autrement que de fuir les quatre nouvelles ondes de choc. Des Silfens dispersés arrivaient en courant et en brandissant des lances noires, plus petites. Ils s’étaient débarrassés de leurs manteaux de fourrure si encombrants et fondaient sur leur proie. De loin, ils étaient comme de petits points sombres sautant d’un air mécontent sur le sol blafard. Au-dessus de leurs têtes, le ciel infortuné basculait constamment du rouge au noir, faisant tournoyer les ombres dans tous les sens, tandis que les volées de lances entremêlées dessinaient des paraboles abruptes. Ozzie avait vu des vidéos anciennes montrant des soldats débarquant sur une plage en temps de guerre. En vérité, la charge des Silfens ressemblait énormément à ces images d’archives. Il fut lui-même pris d’une folie singulière, qui lui donna envie de crier pour les encourager. La première baleine atteignit la rive et continua d’avancer au même rythme. Ozzie avait quelques difficultés à croire que quelque chose d’aussi gros puisse se mouvoir à cette vitesse. La tête de la bête se balançait de gauche à droite, ses défenses fendaient l’air pour évacuer sa rage. Les Silfens se déployèrent autour d’elle. Plusieurs lances jaillirent qui, cette fois-ci, ne s’embrasèrent pas mais visèrent directement l’animal. Toutefois, elles eurent peu d’effet sur ce dernier. La peau de la baleine était si épaisse que la plupart des pointes rebondirent simplement contre ses flancs et tombèrent par terre. Quelques-unes, toutefois, se fichèrent dans des excroissances adipeuses, mais sans pénétrer très profondément, ne parvenant qu’à énerver davantage la créature. Son corps se tordit, se contorsionna pour permettre à ses pattes d’arracher les flèches enfoncées dans sa chair à la manière d’un chien combattant une armée de puces. Ceux des Silfens qui avaient lancé leur arme battaient en retraite, tout en dégainant leur arc et en fouillant dans leur carquois. Ozzie n’était pas parvenu à localiser les yeux de l’animal, mais celui-ci semblait savoir précisément où se trouvaient ceux qui le tourmentaient ainsi. Il rampait en claquant des dents, mordant dans le vide. Jusqu’à ce que trois défenses aiguisées transpercent un Silfen… Des jets de sang couleur ébène se déversèrent par les trois blessures. Puis la mâchoire se referma sur le corps, le coupant en deux. Les jambes tombèrent d’un côté, le torse de l’autre. La baleine l’écrasa et chargea un autre Silfen, qui tomba en arrière alors qu’il s’apprêtait à décocher une flèche. Horrifié, Orion se mit à hurler. — Tout va bien, cria Ozzie en prenant le garçon par les épaules et en le détournant du carnage. Il va bien, ne t’en fais pas pour lui. Les Silfens ne meurent pas. Tu comprends ? Ils ne meurent pas. Ils ont une véritable vie après la mort, un paradis. Le garçon tremblait violemment entre ses bras. — Elle l’a mangé ! pleurnicha-t-il. Elle l’a mangé ! — Non, elle ne l’a pas mangé. Elle n’aurait pas pu, ils sont trop chauds pour elle. Ils lui brûleraient la gueule si elle essayait. — Mais il est mort. — Je te dis que non ! Les Silfens ont un paradis. Je ne te raconte pas de conneries. C’est comme cela que leur vie doit se dérouler. Orion se pendit au cou d’Ozzie et enfouit son visage dans sa poitrine. — Les monstres vont venir nous chercher ? S’il vous plaît, je ne veux pas mourir. Je n’irai pas au paradis, je sais que je n’irai pas. — Eh ! fit Ozzie en le serrant dans ses bras pour le rassurer. Bien sûr que tu irais au paradis. Pour moi, en revanche, ce serait une tout autre histoire. Pourquoi croistu que je me fais rajeunir tout le temps ? Le grand vilain monsieur avec une queue et une fourche est déjà en train de m’attendre en bas. Le garçon ne répondit rien, pas même une de ces phrases sarcastiques dont il avait le secret. Ozzie le serra de nouveau contre lui tout en jetant un coup d’œil à la chasse. La dernière des lances lumineuses avait fini de se consumer, laissant au soleil seul le soin d’éclairer le ciel. Quatre baleines étaient sorties du lac, dont une encore plus grosse que la première. Chacune était entourée par un groupe de Silfens en mouvement. Lances et flèches jaillissaient à intervalles réguliers, petits points sombres dans l’air glacial. La plupart rebondissaient, inutiles, contre les flancs des bêtes, mais certaines, de plus en plus nombreuses, touchaient leur cible. Plus d’une douzaine de Silfens étaient morts, déchiquetés, écrabouillés sur le sol dur. De leurs corps mutilés s’écoulait un sang épais et chaud, qui faisait fondre la neige avant de se figer en formant des rus et des mares noires, immobiles. — Allez, viens, dit Ozzie. Il est temps de sortir de ce mauvais trip. L’excitation qui l’animait depuis le début de l’expédition avait complètement disparu, balayée par la culpabilité d’avoir entraîné Orion dans cette histoire. Le garçon était complètement abattu et il fut presque obligé de le porter jusqu’à la tente la plus proche. — Elles ne viendront pas jusqu’ici ? demanda l’adolescent d’une voix pitoyable. — Non, je te le jure. Sara les avait aperçus, à moitié titubants, et s’était précipitée à leur suite. — Quelque chose ne va pas ? s’enquit-elle. — Oui ! aboya Ozzie. Vous auriez quand même pu me prévenir. — C’est une chasse. À quoi vous attendiez-vous ? La colère d’Ozzie vacilla. Elle avait raison. Je m’attendais peut-être à assister à un spectacle son et lumière, à une simulation en immersion sensorielle édulcorée. La femme défit le lacet de la tente pour leur permettre de s’y engouffrer. Ozzie jeta un dernier coup d’œil par-dessus son épaule en prenant garde de masquer le panorama à la vue du jeune garçon. De fait, en bas, le spectacle était de plus en plus surréaliste. Dans les rangs des Silfens, les pertes ne cessaient de croître. Une bonne vingtaine de corps gisaient, inertes, sur le sol. Trois chasseurs étaient parvenus à grimper sur le dos d’une baleine, s’accrochant à sa fourrure comme des cow-boys à la crinière du mustang le plus sauvage de toute la galaxie. Comme il regardait, un des trois Silfens fut projeté en l’air par une patte-nageoire et s’écrasa lourdement contre un rocher. Les deux autres tentaient d’enfoncer leurs lances dans les replis du cou de l’animal. Une deuxième baleine avait entrepris de dévaster un bosquet d’arbres de cristal. Tel un bulldozer fou, elle fauchait tous les troncs, fonçait dessus tête baissée, les transformant en nuages de fragments coupants et mortels. Le vacarme de cette apocalypse végétale, bande-son d’une ville de verre détruite par un tremblement de terre, se répercutait sur les parois escarpées. Les Silfens avaient beaucoup de mal à viser correctement tout en se déplaçant constamment pour éviter les projections de cristal acéré. Quant à la troisième baleine… Ozzie fronça les sourcils. Le chemin qu’elle avait suivi en sortant du cratère était jonché de cadavres. Mais le combat qu’elle avait livré l’avait affaiblie et elle se mouvait plus lentement que les autres. Jamais elle n’avait été aussi vulnérable. Pourtant, au lieu de tirer profit de leur avantage, les Silfens se tenaient délibérément à distance. Son dos et ses flancs étaient hérissés de plus d’une douzaine de lances et de flèches, sa tête se balançait étrangement de gauche à droite. Manifestement épuisée, la bête s’immobilisa. Pendant ce temps, les chasseurs avaient formé une sorte de haie d’honneur entre l’animal et le lac et brandissaient leurs armes pour le saluer. La baleine fit péniblement demi-tour et entreprit tant bien que mal de rallier la sécurité de son nid de glace. — Maintenant, entrez, dit Sara en soulevant le rabat de l’ouverture. Ozzie poussa Orion à l’intérieur avant d’entrer à son tour. Sara les rejoignit rapidement. Le garçon, hébété, s’assit sur un des duvets. Ozzie se débarrassa de son passe-montagne, libérant sa chevelure compressée, puis sortit une bouteille thermos de la grande poche de son manteau. — Bois ça. C’est chaud, ça va te faire du bien. Le garçon tenta, sans trop de conviction, de retirer sa capuche. Sara lui vint en aide. Ensuite Ozzie le força presque à boire. Il n’avait jamais vu Orion dans cet état. Son regard affligé était plein de larmes. — Ce n’était pas beau à voir, pas vrai ? Le garçon se contenta de hocher la tête. — Pourquoi donc ont-ils laissé partir cette baleine ? demanda Ozzie. — Les baleines des glaces ont une sorte de réserve d’énergie en cas d’urgence, commença Sara. Un peu comme notre adrénaline. Elles s’en servent pour se déplacer d’un cratère à un autre ou pour défendre leur territoire. Pour chasser, aussi, d’après ce que j’ai cru comprendre. Mais cette réserve, qui met très longtemps à se remplir, s’épuise très rapidement. Les Silfens refusent d’achever un animal quasi inerte, de s’acharner sur lui en le truffant de flèches. Cela ne les amuse pas. — Ils sont complètement mabouls, dit Ozzie. Cette histoire de chasse est stupide. — C’est vous qui avez dit qu’ils vivent de cette manière pour faire l’expérience d’une sorte de communion avec la nature. — Ouais, fit-il en s’affalant sur le duvet, à côté d’Orion. C’est bien moi. Sara les étudia tous les deux pendant un long moment. — Je dois y retourner. Je vous préviendrai lorsque la chasse sera terminée. Ce ne sera plus très long. — Merci. Orion ne dit pas un mot. Il resta assis, silencieux, les mains refermées sur la thermos. — On en aura bientôt fini avec toute cette merde, finit par dire Ozzie. Je ne sais pas où nous serons demain, mais ce sera sûrement très loin d’ici. Il y eut un long moment de silence. Alors, soudainement, Orion explosa littéralement. Il agrippa son manteau de fourrure, l’ouvrit violemment, puis entreprit de s’attaquer au col de son sweat-shirt. — Je les déteste ! hurla-t-il. Je les déteste, Ozzie. Ils ne sont pas ce que tout le monde croit. Ils ne sont pas mes amis. Comment pourrais-je être l’ami d’un peuple comme celui-ci ? Finalement, il attrapa son pendentif et tira dessus jusqu’à ce que la chaîne se casse. — Pas mes amis, reprit-il en jetant le bijou à l’autre bout de la tente. Qu’ont-ils fait de mes parents ? — Eh, attends, ils n’ont rien fait à tes parents. Je te le promets. — Comment ? Qu’est-ce que vous en savez ? Rien, vous n’en savez rien. — Ils ne sont pas méchants. Je sais que ce qui se passe au fond de ce cratère n’est pas joli à voir, mais ils ne font jamais de mal aux gens délibérément. Ta mère et ton père doivent toujours être en train d’arpenter joyeusement les chemins. Rappelle-toi ce qu’a dit Sara : elle ne les a jamais vus ici. De toute façon, cette planète est une sorte de cul-de-sac. Les Silfens ne s’y intéressent pas des masses. Le garçon secoua la tête et se recroquevilla. — Ils sont si cruels, dit-il. — Ceux-ci le sont effectivement. Toute créature vivante passe par différents stades dans son évolution personnelle. Les Silfens que nous avons suivis traversent juste une mauvaise passe, c’est tout. — Ah, fit le garçon en reniflant et en buvant une gorgée de jus de fruits. Vous pensez qu’ils sont comme ça avant ou après avoir visité Silvergalde ? — Eh bien, c’est une bonne question. Je ne sais pas, mais je vais y réfléchir. — À mon avis, c’est avant. Avant d’être capable d’apprécier la beauté du monde, il faut avoir fait l’expérience de ce qui est moche. — Merde… Mais quel âge as-tu ? — Difficile à dire, avec ces chemins qui détraquent le temps. Enfin, c’est ce que dit Sara. — En tout cas, ta remarque était vachement profonde pour un gamin de quatorze ans. — Eh ! J’ai quinze ans ! Peut-être même seize, maintenant. — Bon, pas si profond que cela, en fait, se corrigea Ozzie en allant récupérer le pendentif. Si cela ne te dérange pas, j’aimerais prendre ce truc avec moi. Orion grogna comme l’adolescent bougon qu’il était. — Rien à faire… — Bien. On ne sait jamais. Il pourrait très bien nous guider vers des Silfens plus civilisés, dit-il en glissant le bijou intact et lumineux dans la poche de son pantalon. Tu vas mieux ? Nous devrions nous rhabiller et aller voir ce qui se trame dehors. — Oui, je suppose que je vais mieux. Lorsqu’ils émergèrent de la tente, Tochee pressa un petit morceau de parchemin contre le pare-brise de son traîneau. « Qu’est-ce qui ne va pas ? » demandait-il. Ozzie n’avait pas le temps d’aller chercher de quoi écrire, alors il fit quelques gestes simples, conclut en levant le pouce et donna un coup de coude discret à Orion, qui rassura lui aussi l’extraterrestre. Celui-ci leur fit signe qu’il avait compris et retira le parchemin. — Ils les ont tuées, regarde, dit le garçon d’un ton malheureux. En contrebas, trois baleines gisaient, inertes, leur fourrure maculée de nombreuses taches rouges. Plus de trente Silfens avaient trépassé. Les survivants étaient rassemblés autour des bêtes massives dont ils étaient venus à bout. Ozzie zooma sur l’animal le plus proche. Deux Silfens s’activaient déjà avec de longues lames en forme de cimeterre. Ils avaient découpé une grande section de peau triangulaire et taillaient dans la chair. Un fluide gluant et de larges rubans d’abats se déversaient à leurs pieds. Il les vit sortir un organe qui faisait la moitié du poids d’un homme adulte. Leurs camarades s’approchèrent. Un à un, ils en découpèrent un morceau et, cérémonieusement, entreprirent de le manger. Ozzie cligna des yeux et désactiva ses implants. — Moi qui croyais qu’ils étaient végétariens, dit-il. — Vous vous trompiez, commenta Sara. Ozzie se retourna pour lui faire face. — Personne n’est infaillible. — Je suis venue vous dire de vous préparer, dit-elle en faisant signe aux cinq autres humains qui avaient décidé de suivre les Silfens. Ils ne vont pas tarder à partir. — La chasse est terminée ? demanda Ozzie. — Oui. Je sais, reprit-elle après quelques secondes de réflexion, que vous avez détesté votre séjour ici, mais je suis très heureuse de vous avoir rencontré. Les gens sont si rarement à la hauteur de leur réputation. Enfin, d’une part de leur réputation… — Eh bien, merci. — Nous nous rencontrerons de nouveau et ce sera différent. Il aurait pu répondre à cela de nombreuses manières, mais ils n’étaient pas seuls. — Espérons-le, se contenta-t-il de dire. — Quant à toi, petit, dit-elle à Orion, occupe-toi de lui. —J’essaierai, marmonna l’adolescent derrière son masque. Ozzie fixa ses skis, puis vérifia ceux du garçon. Lorsque celui-ci fut bien cramponné à sa corde, Ozzie fit comprendre à Tochee que le grand moment était arrivé. Ils s’élancèrent du haut de l’escarpement et atteignirent rapidement une allure rapide, qui les obligea néanmoins à faire doublement attention aux affleurements rocheux et autres obstacles cachés. Tochee le suivait sans aucune difficulté, usant de ses perches pour rester sur la piste tracée par son ami. Ils arrivèrent au pied de l’escarpement au moment même où le convoi des Silfens s’ébranlait. Les cavaliers avaient rejoint leurs camarades. Les lanternes étaient toutes allumées et brandies bien haut. Leurs voix s’élevèrent, comme ils entonnaient un chant joyeux. Ils suivaient exactement la route par laquelle ils étaient arrivés. Ozzie se retourna une dernière fois. Une silhouette isolée se découpait sur la toile de fond du ciel, mais, à cette distance, il ne pouvait pas dire de qui il s’agissait. Il savait que le début serait relativement facile. La veille, ils n’avaient pas dépensé beaucoup d’énergie. Ils avaient bien mangé et dormi pendant presque sept heures d’affilée. Pendant les deux premières heures, il dut faire attention de ne pas aller trop vite pour ne pas rattraper la troupe des Silfens. Il se contentait de maintenir une distance respectueuse d’une quarantaine de mètres entre son groupe et ses guides, dont les foulées énergiques tassaient la neige légère, rendant le passage des skis plus facile. Tochee non plus n’avait aucun mal à suivre la cadence et n’était qu’à cinq mètres derrière lui. Chaque fois qu’il se retournait, Orion lui faisait signe que tout allait bien. Les cinq autres voyageurs n’étaient pas en reste. Deux d’entre eux étaient à la hauteur d’Ozzie et du traîneau de Tochee, tandis que les trois autres avaient décidé de ne pas lâcher les Silfens d’une semelle, déterminés qu’ils étaient à ne pas laisser passer leur chance. Au milieu de l’après-midi, Ozzie se rendit compte qu’ils avaient dévié de la route empruntée à l’aller. Le soleil l’aidait à déterminer vaguement leur position par rapport à la Citadelle. Le massif était de plus en plus éloigné sur leur gauche. Le paysage commençait à changer. Les cratères et les rochers escarpés en faisaient toujours partie, mais ils étaient plus espacés, permettant aux forêts de se développer, d’entourer les collines à la manière d’une marée sombre, végétale et minérale à la fois. C’était encourageant et frustrant. Encourageant, car les chemins des Silfens sillonnaient les forêts. Frustrant, car la progression était devenue beaucoup plus difficile. Les Silfens, eux, étaient à peine ralentis par la végétation dense. Ils contournaient les grands arbres et les jeunes pousses avec grâce et fluidité, sans jamais déranger une branche. Ozzie ne pouvait pas en dire autant et il avait beaucoup de difficultés à choisir le passage le plus large. Sans compter que l’allure était pour le moins soutenue et qu’il devait rester concentré. En somme, c’était un voyage épuisant. Toutes les vingt minutes environ, il se forçait à ralentir pour boire un peu de sa boisson chaude et énergétique. Dans de telles conditions, il ne pouvait pas se permettre de se déshydrater. Le problème, c’était qu’en s’arrêtant chaque fois quinze secondes, le temps d’ouvrir sa bouteille thermos et d’avaler à la hâte quelques gorgées, il perdait énormément de terrain. Après quoi, il ne lui restait plus qu’à redoubler d’efforts. Après quatre heures intenses, ses vêtements étaient imbibés de sueur et l’irritaient horriblement. Et puis, il avait mal aux bras. Il entendait son cœur battre la chamade. Ses jambes menaçaient d’être prises de crampes. L’un des skieurs qui, jusque-là, avait fait le voyage avec lui, avait désormais plusieurs centaines de mètres de retard, tandis que sur les trois courageux qui avaient décidé de ne pas lâcher les Silfens d’une semelle, deux skiaient maintenant à ses côtés. Le chemin suivi par les extraterrestres serpentait sur des coteaux abrupts terriblement épuisants à gravir. Les arbres étaient également plus grands. Ils semblaient appartenir à des espèces légèrement différentes, qu’Ozzie voyait pour la première fois. Les branches des spécimens les plus hauts formaient des spirales autour des troncs. On eût dit le résultat d’un travail de jardinier expérimenté. Les plus épais étaient droits comme des mâts et ornés de grappes de sphères en verre, dont les plus grosses pouvaient faire un mètre de diamètre ; les plus petites ressemblaient à de vulgaires glands. Des particules de glace s’étaient accumulées autour de tous les troncs, les enveloppant comme des manteaux à la finesse arachnéenne. De fait, il faisait trop froid pour permettre à la glace de s’amalgamer. Ils venaient d’atteindre la crête d’une petite montagne lorsque Orion, affaibli, finit par tomber, ne parvenant pas à corriger sa trajectoire. Tochee enfonça immédiatement ses quatre perches dans la neige pour freiner. Ozzie fit demi-tour et croisa les autres skieurs pressés. — Ça va ? cria-t-il au garçon. Mais Orion était plié en deux. Malgré l’épaisse couche de vêtements qui l’habillait, Ozzie le voyait trembler. — Je suis désolé, sanglotait-il. Je suis désolé. J’ai mal partout. J’ai besoin de m’arrêter un peu. — Prends ton temps, lui dit Ozzie, dont l’horloge indiquait dans un coin de sa vision virtuelle qu’ils voyageaient depuis plus de cinq heures. Le soleil se coucherait dans cinquante et une minutes. Il prit un morceau de parchemin dans la poche de son manteau et le déroula difficilement, tant le rouleau était figé par le froid. Avec un bout de charbon, il écrivit : « Garçon très fatigué. Bientôt nuit. Dresser campement au pied de colline. » Derrière son pare-brise, Tochee baissa la tête de manière à ce que son œil noir fût à la même hauteur que les yeux de l’homme. Les motifs se succédèrent rapidement, mais Ozzie parvint à traduire : « Fatigué aussi. Camper. » Ozzie se tourna vers le chemin. Quelques étincelles topaze et jade brillèrent furtivement entre les arbres, signe que les Silfens continuaient d’avancer. Cela faisait bien longtemps que leurs chants s’étaient évanouis dans l’air glacial. C’est alors qu’Ozzie réalisa que le skieur qui avait pris du retard ne les avait toujours pas rattrapés. Si l’homme avait un peu de bon sens, il tenterait de faire demi-tour et de rejoindre les traîneaux couverts au petit matin. Ozzie ne savait même pas qui était ce retardataire. Certains, parmi leurs camarades d’infortune, avaient du matériel de camping moderne, qui les aiderait à passer la nuit. Heureusement, se dit-il, qu’il avait sa tente gonflable isolante et ses briques chauffantes. Orion était en train de boire à sa thermos. — Eh, mec, tu vas pouvoir descendre jusqu’en bas ? — Oui. Je suis désolé, Ozzie. Vous et Tochee n’avez qu’à continuer. Moi, je retrouverai bien le chemin de la Citadelle. — Ne dis pas de bêtises. De toute façon, c’est presque l’heure de s’arrêter. Moi, j’ai envie d’être confortablement installé dans la tente avant le coucher du soleil. Il attrapa la corde fixée au traîneau de l’extraterrestre et la mit dans les mains du garçon. La route, jusqu’au pied de la colline, était facile à suivre et peu fatigante. Ils continuèrent pendant cinq minutes environ et s’arrêtèrent dans une sorte de petite clairière. Les arbres habillés de glace absorbaient la lumière rouge du soleil et le sol de la forêt avait la couleur du sang. Ozzie sortit leur tente du traîneau de Tochee et entreprit de mettre en place la structure en os qui soutiendrait la fourrure protectrice de l’extraterrestre. Une fois de plus, il alluma deux bougies devant le pare-brise du traîneau. Juste avant de sortir du véhicule, il vit leur ami mettre en route une brique chauffante. Orion avait monté leur tente à quelques mètres de là et était déjà à l’intérieur. Une lumière jaune et chaude dispensée par la lampe à kérosène s’échappait par l’ouverture. Comme il se glissait à l’intérieur, Ozzie fut soudain frappé par la singularité de leur situation. Ils étaient seuls dans cette forêt arctique et désolée, sans aucune lumière ou chaleur naturelles. Peut-être même ce paysage abritait-il des créatures dangereuses… C’était ce fameux cauchemar d’enfant, cette peur qui ne nous lâche jamais, qui nous suit tout au long de la vie, même si celle-ci s’étire depuis plus de trois siècles et demi. Il tremblait de tous ses membres, mais ce n’était pas juste le froid. Il se hâta de sceller la tente. Orion mit ostensiblement en route une brique chauffante. Lentement, ils se débarrassèrent de leurs fourrures encombrantes et de plusieurs couches de sweat-shirts et de pantalons. Ozzie tint sa chemise à carreaux imbibée de sueur à bout de bras en plissant le nez de dégoût. Depuis qu’ils avaient cessé d’avancer, le froid s’était rapidement emparé de leurs membres, malgré le manteau de fourrure. — J’avais oublié à quel point ces forêts sont froides la nuit, bougonna-t-il. — Moi qui croyais qu’on serait bien au chaud avant la fin de la journée, dit timidement Orion. On a fait tellement de chemin. Ozzie serra l’épaule du garçon. — Rappelle-toi le voyage que nous avons accompli à l’aller. Aujourd’hui, tu t’es vraiment bien débrouillé. Vraiment, je t’assure. — Merci, Ozzie. Vous croyez que les autres y sont arrivés ? — Je n’en sais rien. La plupart d’entre eux suivaient les Silfens de près. — J’espère pour eux qu’ils ont réussi. Ozzie ouvrit un sac contenant une partie de leurs réserves. — Qu’est-ce que tu as envie de manger ce soir ? Ozzie fut réveillé par l’alarme de ses implants. Il avait l’impression de ne pas avoir dormi du tout. Il était confortablement installé dans son duvet bien douillet, mais les muscles de ses bras et de ses jambes le faisaient atrocement souffrir. Moins que ses abdominaux, toutefois. Comme la tente était plongée dans les ténèbres, il bascula en vision infrarouge et regarda autour de lui pour trouver la lampe. Celle-ci s’alluma brusquement, le forçant à cligner des yeux, et projeta des ombres inquiétantes sur les parois isolantes. Bientôt, de fines volutes de fumée noire commencèrent à s’échapper de l’objet, alimenté désormais avec de la graisse de baleine. — Que se passe-t-il ? demanda Orion en toussotant. — Rien. C’est juste l’heure de se lever. — Mais non, il fait encore nuit. Je viens tout juste de m’endormir… — J’ai bien peur que tu te trompes, mon pote. Ozzie ouvrit la fermeture de son sac de couchage. Ses sous-vêtements isolants et sa chemise à carreaux, qu’il avait enfoncés dans le fond du duvet étaient secs. Cependant, la brique chauffante était presque éteinte et des gouttes de condensation s’étaient formées sur les parois refroidies de la tente. Il essaya d’enfiler sa chemise avec précaution, mais il ne put faire autrement que d’effleurer plusieurs fois la toile, entraînant des averses miniatures mais néanmoins glacées. À contrecœur, sans cesser de bougonner, Orion se mit à la recherche de ses vêtements. Ils firent chauffer des barquettes d’œufs brouillés et de bacon. Pendant un moment brefmais intense, l’odeur de la nourriture éclipsa celle de l’huile carbonisée. Quand ils furent presque prêts à sortir, Orion demanda : — Vous pensez qu’on vay arriver aujourd’hui ? — Honnêtement ? Je n’en sais foutre rien. Je l’espère, en tout cas. Mais dans le cas contraire, il faudra être courageux et continuer d’avancer. Nous ne sommes probablement plus très loin. Personne, pas même les Silfens, ne peut survivre longtemps dans un environnement pareil. Leur capacité de résistance l’obsédait littéralement. Il ne pensait qu’à cela. En tout et pour tout, il leur restait huit briques chauffantes, soit juste assez pour se réveiller trois matins de suite. Après, ils ne pourraient survivre qu’une nuit de plus à l’abri de la tente. Nuit dont Tochee risquerait de ne jamais connaître la fin. Mais comment transporter la tente et toutes leurs provisions sans leur ami extraterrestre ? Ils laissèrent la puanteur de la graisse brûlée derrière eux et émergèrent dans le froid anesthésiant de la sombre forêt. Il avait neigé, et une fine couche blanche recouvrait la fourrure protectrice du traîneau de Tochee. Une fois de plus, Ozzie retint son souff le en soulevant cette dernière pour voir si le gros extraterrestre était toujours en vie. Oui, il l’était. Les appendices préhensiles s’agitèrent joyeusement derrière le pare-brise. La tente, les fourrures et les sacs furent chargés à l’arrière du traîneau en à peine une demi-heure. Heureusement, les chutes de neige n’avaient pas été assez importantes pour recouvrir complètement les traces des Silfens. Avant de partir, Ozzie sortit le pendentif d’Orion. Il ne brillait pas aussi intensément que la veille, mais on y voyait toujours quelques étincelles bleutées. Il décida de prendre cela comme un encouragement et s’ébranla. Un léger vent, qui charriait de petits flocons de neige, souffla toute la matinée, forçant Ozzie à essuyer ses lunettes toutes les deux ou trois minutes. Chaque fois qu’ils s’arrêtaient pour boire quelque chose de chaud, il en profitait pour retirer une épaisse couche de neige du pare-brise de Tochee. D’ailleurs, il était impossible de dire s’il neigeait réellement ou si les flocons tombaient des arbres, poussés par le vent. De fait, il s’était toujours demandé pourquoi le sol de cette planète n’était pas recouvert d’un manteau neigeux plus important. Sara lui avait certes expliqué qu’un grand vent se levait en moyenne deux fois par an, emportant dans son sillage les flocons amalgamés, ainsi que les boulettes de glace. Cela ne le surprit pas réellement. Ce monde était si étrange. Trop étrange, même, pour être complètement naturel. Tout comme Silvergalde. Son allure était délibérément modérée. La veille, ils s’étaient donné énormément de mal pour ne pas perdre de vue les Silfens, pensant que c’était là leur chance de trouver la porte de sortie de cette planète. Évidemment, ce voyage était toujours placé sous le signe de l’urgence, mais il convenait d’être constant et surtout réaliste. La vitesse en elle-même ne suffisait pas. Ce qui l’inquiétait par-dessus tout, c’était le zéphyr et ces empreintes de pas, qui avaient tendance à s’effacer. Au moins - comme pour compenser ce mauvais coup du sort -, les arbres formaient-ils une sorte de couloir pour leur indiquer la route. Ils prirent leur déjeuner - de la soupe, encore une fois - à l’abri d’un de ces arbres semblables à un poteau orné de boules de verre. Revêtu de son manteau de neige, on aurait presque pu le confondre avec un sapin de Noël hypertrophié. Comme ils s’y attendaient, cette pause, au demeurant courte, fit baisser de plusieurs degrés leur température corporelle. Et la soupe n’y changea rien. Ozzie détestait la sensation de froid qui s’emparait de ses orteils et sa peur des gelures était vive. Lorsqu’ils reprirent la route, la neige tombait plus drue, masquant presque complètement la piste des Silfens. Et, pour ne rien arranger, elle commençait à coller à la fourrure, transformant le traîneau en une sorte de monticule blanc monté sur des patins. Ozzie sentait les particules s’infiltrer insidieusement sous sa capuche. De fines traînées de glace lui brûlaient la peau des joues. Au bout de quelques minutes, la forêt se fit moins dense, ce qui facilita la tâche des voyageurs, tout en leur offrant une protection moindre contre les intempéries. Peu de temps après, la piste des Silfens disparut pour de bon. Ozzie s’arrêta brusquement et Tochee faillit lui rentrer dedans. Ce qu’il craignait depuis le début était en train d’arriver : la météo de cette planète et la malchance avaient décidé de se liguer contre eux. Sans retirer ses moufles épaisses, il extirpa le pendentif extraterrestre. Une faible lueur bleuâtre était toujours visible sous sa surface. Ozzie fit un tour sur lui-même. La lumière semblait légèrement plus vive lorsqu’il se tournait dans une direction précise. C’était un indice pour le moins ténu, mais ils n’avaient pas le choix. Il fouilla à l’arrière du traîneau et trouva une longueur de corde fine, dont il attacha une extrémité à sa taille et l’autre à l’avant du véhicule. Puis ils se remirent en route. Le vent paraissait s’être calmé, mais la neige tombait plus que jamais. Régulièrement, il s’arrêtait pour jeter un coup d’œil au pendentif, alors qu’une pensée malsaine ne cessait de le harceler. À quoi bon te fatiguer ? Lorsqu’ils étaient arrivés sur ce monde, ils avaient eu la naïveté de croire que rien de mauvais ne pouvait arriver à un voyageur perdu sur un monde silfen. À présent, Ozzie savait que sa vie était en jeu, qu’il n’avait d’autre choix que de s’accrocher désespérément à ce bijou extraterrestre. Son horloge lui indiqua qu’ils étaient sortis de la forêt depuis à peine quarante minutes, lorsqu’ils atteignirent l’orée d’une autre étendue boisée. Dès qu’ils furent abrités par les arbres, le vent et la neige les firent moins souffrir. Mais Ozzie décida néanmoins de rester attaché au traîneau. — Nous nous arrêterons dans deux heures, expliqua-t-il à ses compagnons. Il aurait réellement voulu pouvoir continuer plus longtemps, mais une fois de plus, ce monde avait eu raison d’eux. Il était épuisé de s’être battu contre le climat et le terrain pendant deux jours et il savait qu’Orion serait incapable d’aller beaucoup plus loin. Quant à Tochee… C’était impossible à dire. Ce soir, ils tâcheraient de se reposer correctement, histoire de pouvoir continuer une journée de plus. Après cela… Alors, il continua d’avancer lentement, de faire bouger ses bras endoloris et ses jambes lourdes. Il ne sentait plus ses pieds. Le froid avait comme débranché les terminaisons nerveuses de cette partie de son corps. Des images horribles naissaient de son imagination fertile. Qu’allait-il donc trouver lorsqu’il se déchausserait ce soir ? Au moins, le chemin suivait-il une pente légère. Bien sûr, il y avait quelques monticules et arêtes, mais dans l’ensemble, il leur était possible de se reposer un peu. D’ailleurs, Ozzie n’était pas certain d’être capable de gravir une côte abrupte si, par malheur, ils en rencontraient une. La couche de neige était plus épaisse et recouvrait tous les obstacles habituels. Plusieurs fois, il dut secouer son manteau pour l’alléger. — Ozzie ! Il se retourna. Orion lui faisait de grands gestes frénétiques. Quoi, encore ? Bien qu’il commençât à s’impatienter sérieusement, il fit signe à Tochee de s’arrêter et contourna le traîneau. Orion retira ses lunettes. — Elle est mouillée, s’exclama-t-il. Au lieu de gronder le garçon pour qu’il se hâte de rechausser ses lunettes, Ozzie se rapprocha davantage pour voir de quoi il s’agissait. — La neige, ajouta Orion. Elle fond. Il fait assez chaud pour que la neige fonde. Effectivement, la glace, sur ses verres, ressemblait à de la bouillie. De la neige fondue. Ozzie retira ses propres lunettes et leva les yeux vers le ciel. Un million de flocons sombres se détachaient sur une toile de fond rose corail uniforme. Lorsqu’ils tombaient sur sa peau, ils ne le brûlaient plus, ne le piquaient plus. Des flocons hivernaux, certes, mais qui fondaient rapidement et lui coulaient sur la peau. Ozzie fonça vers l’arbre le plus proche. Il brandit un bâton et l’abattit violemment contre le tronc. La neige s’en détacha immédiatement. Il frappa encore et encore, jusqu’à ce que l’écorce fût exposée à l’air libre. Une écorce véritable, végétale. C’était un arbre en bois. Un vrai. Il rit presque comme un hystérique. Ironiquement, il était tellement gelé qu’il n’avait même pas remarqué que la température s’était radoucie. Orion le rejoignit tant bien que mal. Tout agité, il fixait intensément du regard le carré d’écorce chiffonnée. — On a réussi ! cria Ozzie en prenant le garçon dans ses bras. Putain, on l’a fait ! On s’est tirés de cette saloperie de planète. Putain, ouais ! On est libres ! — Vous croyez ? On a vraiment réussi ? — Oh, putain, ouais ! Je parie mon cul qu’on a réussi. Toi et moi, mec, on l’a fait tous les deux. Et Tochee, bien sûr. Viens, on va lui annoncer la bonne nouvelle. — Mais, Ozzie…, dit Orion en levant la tête. Le ciel est toujours rouge. — Euh… Ouais. Ozzie examina le ciel à son tour. Il plissa les yeux. C’était un rose vif, très vif, surtout pour cette heure-là de la journée - enfin, pour l’heure qui était affichée sur son horloge numérique. S’ils étaient sur un autre monde… — J’en sais rien, reprit-il. Il n’y a pas qu’une seule étoile rouge dans cette saleté de galaxie. Tout en glissant vers le traîneau, il sortit son morceau de parchemin tout froissé et écrivit : « Je crois que nous avons réussi. Vous sentez-vous capables de continuer ? » « Tant que je vivrai. » Ozzie produisit le pendentif d’Orion. L’étincelle bleue avait presque complètement disparu. — Par là, je crois, dit-il en s’ébranlant une fois de plus. Le choix de la direction ne l’inquiétait plus outre mesure. Physiquement parlant, son état ne s’était pas véritablement amélioré, mais le fait d’avoir laissé derrière eux le monde horrible de la Citadelle lui avait donné un coup de fouet. Il avait donc des réserves cachées. Comme les baleines des glaces, se dit-il. Bien sûr, maintenant qu’il savait quoi chercher, les signes étaient évidents. La neige épaisse, des arbres différents avec des branches noueuses se découpant sur le ciel et le ciel lui-même, qui devait s’éclaircir. Chaque mètre parcouru était une victoire, car le paysage ne cessait de changer. Il ne fut pas long à repérer les premières touffes d’herbe couleur henné. Puis il y eut de petits rongeurs s’ébattant entre les arbres. Régulièrement, il entendait la neige tomber des branches avec un bruit mouillé, agréable. Ils descendaient une pente assez abrupte, perdant rapidement de l’altitude. La forêt se termina d’un seul coup. Ozzie dépassa les derniers arbres et se retrouva dans un champ de neige parsemé de quelques rochers et de tapis d’herbe orange. Ils étaient en train de s’enfoncer dans une large vallée flanquée de montagnes semblables aux Alpes. Un lac d’une pureté éblouissante s’étendait à ses pieds. Il devait bien faire dans les cinquante kilomètres de largeur. Ses berges étaient colonisées par des arbres, dont les branches sombres commençaient à peine à bourgeonner. Le champ de neige disparaissait complètement à environ sept cents mètres de là. Plus bas, l’herbe était striée par des centaines de rus saisonniers, fruits de la fonte des glaces. De part et d’autre de la vallée, la forêt continuait à perte de vue, formant une ceinture entre les prairies et la roche nue. Lorsqu’il regarda derrière lui, Ozzie eut l’impression qu’il pourrait traverser le pan de forêt par lequel il était arrivé en cinq minutes, alors que leur dernière pause remontait à au moins un quart d’heure. Un soleil brillant s’élevait à l’autre bout de la vallée et il comprit enfin pourquoi le ciel était rose. Ils étaient passés d’un crépuscule sombre et marron à une aube victorieuse. Lentement, il repoussa sa capuche et sourit, comme la chaleur de l’astre du jour se déversait sur sa peau nue. 4 Aucun Immobile de Prime n’avait de nom. Les noms étaient dérivés d’un système de communication complètement étranger à leur espèce, adepte des transmissions nerveuses directes. Bien évidemment, ils avaient des moyens de s’identifier mutuellement. Les Immobiles, bien qu’ils fussent à proprement parler des groupes, étaient avant tout des individus. Probablement du fait de leur histoire récente, marquée par les conflits de territoires. Les alliances étaient rompues aussi rapidement qu’elles étaient formées. Durant leur âge prémécanique, même les partenariats privilégiés pouvaient être trahis afin de trouver un avantage ailleurs. À cette époque, les disputes concernaient toujours la taille d’un territoire ou ses ressources - eau potable, terres cultivables. En vérité, bien peu de chose avait changé au cours des millénaires. Après la mécanisation, les formes prises par ces alliances s’étaient quelque peu modifiées. Toutefois, l’on continua de jouer la même comédie fondée sur la tromperie et les rapports de forces. La tradition avait la peau dure. Un Immobile était parvenu, mieux que les autres, à protéger sa position avantageuse, à ne jamais perdre ses acquis. Il formait les meilleures alliances, se développait systématiquement aux dépens de ses rivaux, renforçait toujours plus ses frontières, se montrait plus astucieux et plus malin. Il était depuis longtemps le plus puissant et le plus grand. Bien qu’il n’eût pas de nom, il pouvait être caractérisé par son emplacement : Matin Lumière Montagne, un énorme cône de terre et de pierre, qui s’élevait au milieu d’une large vallée flanquée par des falaises abruptes, hautes de plusieurs centaines de mètres. Ces murs de roche étaient disposés de telle façon que les rayons du soleil n’atteignaient jamais le cône que dans la matinée. Il n’y avait pas plus bel endroit pour accueillir un nouvel Immobile primien. Au temps de son amalgamation, sept ou huit mille ans avant la naissance du Christ, des milliers, peut-être même des dizaines de milliers d’Immobiles étaient protégés par leurs clans de Mobiles et occupaient toute la ceinture équatoriale de la planète. À l’époque, ils étaient primitifs, des créatures dont la longue séquence d’évolution commençait à peine à porter ses fruits. Accrochés à leurs fragments de terre, les Immobiles entraînaient leurs cerveaux rudimentaires en complotant contre leurs voisins. Des troupeaux de Mobiles standards passaient leur temps à cultiver la végétation comestible et à fouiller les ruisseaux boueux à la recherche de nourriture, pendant que les Mobiles soldats se développaient rapidement, la sélection naturelle favorisant les lignées de ceux qui étaient les plus aptes à survivre aux guerres incessantes et aux coups de bâton. Un sous-troupeau de douze Mobiles fut envoyé en dehors de son territoire d’origine à la recherche d’un endroit susceptible d’accueillir un nouveau troupeau. L’établissement d’une colonie toute proche était très avantageux pour l’Immobile originel. De fait, comme ils seraient issus de la même veine, les deux Immobiles formeraient une alliance indestructible. Du moins pendant les premières années. Car, immanquablement, des divergences ne tarderaient pas à faire leur apparition. Comme toujours. Matin Lumière Montagne gardait en lui le souvenir de ce qu’il était avant son amalgamation. C’était même la base de ses premières véritables pensées. Le sous-troupeau avait passé des jours à arpenter la vallée, à éviter les éboulis et à escalader des affleurements acérés. Agglutinés dans la forêt bourbeuse, ses membres s’enfonçaient dans la forêt pluviale. Chaque matin, une brume dense s’élevait de la végétation luxuriante, conséquence des pluies nocturnes, donnant aux rayons du soleil une délicate teinte orange doré. C’est alors qu’ils le virent, le cône symétrique placé au milieu d’une vallée ombrageuse, la montagne émeraude baignée de lumière rose. Le soleil faisait scintiller les rus qui s’écoulaient sur ses flancs. De minuscules formes noires planaient tout autour, profitant des courants ascendants - l’une des rares formes de vie animale épargnées par les Immobiles dans la zone tropicale. Les quatre membres les plus gros s’agglutinèrent, permettant à leurs récepteurs nerveux de se toucher, mettant leurs cerveaux en communication. Leurs pensées individuelles étaient virtuellement identiques, car constituées des souvenirs et des commandes de leur Immobile de naissance, mais liés comme ils l’étaient à présent, leur aptitude à prendre des décisions était considérablement améliorée. Depuis qu’ils avaient atteint le fond de la vallée, ils n’avaient croisé aucun Mobile, ni vu la trace d’un autre troupeau. C’était un endroit facile à défendre, qui pouvait accueillir trois ou quatre troupeaux. Mais un seul Immobile et son troupeau y auraient de l’eau et des ressources en grandes quantités. Idéal pour prendre l’ascendant sur les voisins… Quant à l’endroit exact où l’Immobile devrait s’installer… Sur chacun des Mobiles, deux pédoncules sensoriels se tournèrent, braquant leurs yeux sur la montagne conique. Avec tous ces ruisseaux, il devait y avoir une source à son sommet. Un tel endroit serait parfait pour un Immobile. L’eau y serait toujours pure, contrairement à celle des rivières, qui pouvait être contaminée en amont. Ils étaient tous d’accord sur leur choix : la montagne baignée de lumière. Leur liaison temporelle fut rompue et ils se séparèrent. Les huit autres membres du sous-troupeau se rapprochèrent. Des pédoncules supérieurs se tordirent, mettant leurs récepteurs nerveux en contact, et l’information fut partagée. À l’unisson, ils se mirent à marcher vers la montagne. Ils commencèrent à la gravir et, lorsqu’ils eurent parcouru les deux tiers du chemin, ils découvrirent une sorte de bassin naturel alimenté par plusieurs ruisseaux bouillonnants. Les quatre gros Mobiles joignirent de nouveau leurs pensées et examinèrent la zone avec leur intellect augmenté. L’un d’entre eux aspira un peu d’eau et décida qu’elle contenait une quantité satisfaisante de cellules de base. Leur présence confirmait que le site pouvait accueillir un Immobile sans induire d’altérations trop importantes. D’autres instructions furent partagées avec les autres. Les Mobiles qui étaient descendus dans la vallée appartenaient à la variété la plus simple et, de ce fait, avaient la plus grande capacité d’adaptation. Leur torse en forme de poire mesurait un mètre de diamètre à la base et était strié par quatre cannelures verticales, parallèles. Cette symétrie quadruple était une constante sur Prime. Les Mobiles avaient la peau blanche et cireuse, avec quatre jambes réparties autour du torse, chacune possédant une sorte d’os central enveloppé de tissus musculaires leur conférant une très grande liberté de mouvement. Ces membres inférieurs se terminaient par des petits sabots ocre très solides, capables de labourer la terre et même de tailler dans le bois - non qu’ils eussent réellement l’habitude de grimper aux arbres. Soixante centimètres au-dessus des hanches se trouvaient leurs quatre bras. Leur f lexibilité et leurs dimensions étaient proches de celles des jambes. Seules les extrémités différaient, puisqu’ils étaient équipés de pinces quadruples, capables de couper net une branche de taille moyenne. Au sommet du torse, les Mobiles possédaient quatre ouïes équidistantes, séparées par des trompes courtes et caoutchouteuses qui leur servaient à s’alimenter. Ils se nourrissaient de végétaux contenant quelques éléments chimiques précis, mais surtout d’eau saturée en cellules de base, qu’ils métabolisaient dans un double estomac de grande taille. La bouillie pouvait être à moitié digérée, avant d’être régurgitée pour alimenter un Immobile. Lorsqu’elle était complètement assimilée, les résidus inutiles étaient rejetés par un anus unique, situé à la base du corps. Au-dessus des ouïes et des trompes trônaient les quatre pédoncules sensoriels, de très loin leurs organes les plus flexibles, car en mesure de se tourner dans toutes les directions. Chacun d’entre eux était terminé par un délicat récepteur nerveux, une membrane fine, perméable aux impulsions, tendue au-dessus de ganglions. Juste en dessous venaient les yeux, puis une boursouflure sensible aux ondes sonores, un panache de minuscules fibres répondant aux messages chimiques et capables de renifler l’air et, enfin, un amas de cellules tactiles sensibles aux changements de température. Pour de telles créatures, modifier le terrain autour du bassin pour le rendre plus confortable était relativement simple. Depuis longtemps déjà, les Mobiles maîtrisaient l’usage des outils rudimentaires et savaient tirer profit des pierres dures et de l’écorce des arbres. Avec des pelles de fortune, ils creusèrent un trou en contre-haut du bassin principal, trou qu’ils ceignirent de pierres trouvées durant l’excavation. Une fois ce travail achevé, les quatre plus gros Mobiles entrèrent dans le bassin et connectèrent de nouveau leurs récepteurs. Cette fois-ci, leur union fut bien plus profonde que d’habitude. Leurs corps étaient pressés les uns contre les autres, prêts pour l’amalgamation. Le processus était déclenché par le déluge d’hormones subséquent à la fusion mentale. Les cinq semaines suivantes les virent subir une métamorphose impressionnante. Les quatre corps se fondirent lentement en un. Là où leur peau était en contact, elle se ramollit, puis fondit complètement, créant une seule et même cavité corporelle géante, à l’intérieur de laquelle leurs cerveaux s’unirent et se développèrent - tout comme les autres organes principaux. Leurs muscles furent phagocytés pour alimenter en énergie la transformation. Leurs jambes se flétrirent presque complètement, pour finir par ressembler à des moignons. Les bras, désormais inutiles, s’asséchèrent et tombèrent. Les organes digestifs se développèrent autour du tout nouveau cerveau unique, telles des pousses de plantes grimpantes colonisant un tronc. Sous le cerveau, un système reproducteur fit son apparition. Seuls les pédoncules sensoriels restèrent inchangés, nourrissant le cerveau en gestation d’une impression dodécagonale du paysage environnant. À la fin du processus, le nouvel Immobile commença de sécuriser son territoire. Les huit Mobiles restants allaient et venaient continuellement, nourrissant l’Immobile de leur bouillie régurgitée. Ils savaient de quoi ce dernier avait besoin, quels nutriments, quelles vitamines lui étaient nécessaires. Grâce à cette alimentation adéquate, les organes reproductifs de Matin Lumière Montagne ovulèrent. La première fournée d’une centaine de nucléoplasmes fut déversée dans l’eau, puis se dispersa dans le grand bassin principal. Les cellules de base commencèrent immédiatement à s’amalgamer autour d’eux. Les cellules de base de ce monde avaient un cycle de vie proche de celui des amibes. Elles absorbaient leur nourriture à travers leur membrane protectrice et se reproduisaient par fission. On les trouvait là où il y avait de l’eau. Pourtant, leur ADN était plus évolué que cela. De fait, les nucléoplasmes étaient à l’origine de nombreuses créatures multicellulaires. Autour d’eux, des amas de cellules commencèrent à changer, à développer des organelles de chair aux fonctions spécifiques. Comme dans tous les organismes multicellulaires, les cellules apprirent à se spécialiser. L’Immobile pouvait, dans une certaine mesure, contrôler le type des nucléoplasmes produit par son système reproductif. En altérant consciemment l’émission de certaines hormones, il décidait de la taille de certains organes, de la forme définitive du Mobile à naître. S’il avait besoin de travailleurs puissants, il lui suffisait de produire des nucléoplasmes adéquats. Et si un jour son territoire était menacé, il n’aurait qu’à engendrer des nucléoplasmes soldats. Le premier troupeau de Mobiles Matin Lumière Montagne émergea de son bassin après trois semaines de développement. Les Mobiles adultes les guidèrent jusqu’à l’Immobile, qui entra en contact avec leurs récepteurs sensoriels. Mémoire et instructions traversèrent les membranes sous la forme d’impulsions électriques, installant dans les cerveaux vierges des Mobiles une version compressée de ses propres pensées. Durant les premières décennies, Matin Lumière Montagne travailla à l’aménagement et à la fortification de sa vallée. À ce moment-là, il restait très peu de formes de vie non issues des cellules de base dans ces terres tropicales. Celles qui, comme certains oiseaux ou rongeurs, peuplaient encore la vallée, furent chassées et exterminées - les Immobiles n’aimaient guère partager les ressources naturelles. La jungle sauvage recula sans cesse, les marais furent drainés, des canaux creusés pour irriguer des plantations de fougères. Des pierres furent acheminées pour construire un simple dôme en forme d’igloo au-dessus de l’Immobile, afin de le protéger des éléments et d’éventuels prédateurs venus d’autres territoires. Des minerais furent extraits, de grands feux allumés pour forger des lames grossières. Le bassin secondaire fut dragué et muré. Après quarante-cinq années de développement ininterrompu, Matin Lumière Montagne avait atteint les limites de ses capacités de gestion. Plus de mille Mobiles étaient à pied d’œuvre dans la vallée et le travail de management était devenu extrêmement difficile. Un second Immobile était en train de s’amalgamer pour pallier les insuffisances du premier. Le bassin et le dôme avaient été agrandis et quatre Mobiles s’étaient réunis à quelques mètres de Matin Lumière Montagne. Ce dernier avait d’ailleurs connecté six de ses récepteurs nerveux à l’être en devenir, afin de formater le cerveau naissant. Lorsque tout fut terminé, les deux restèrent connectés et formèrent un duo d’Immobiles aux capacités mentales étendues, en mesure d’organiser le travail de très nombreux troupeaux de Mobiles. Une nouvelle phase de production commença. La vallée, convenablement exploitée, pouvait subvenir aux besoins de milliers de Mobiles. Mais, au grand dam de Matin Lumière Montagne, ces forces vives étaient toutes occupées par ce travail d’entretien. Trente-cinq ans plus tard, un troisième Immobile s’amalgama près du duo initial. C’est à ce moment-là que commencèrent les négociations avec les Immobiles des territoires environnants. Des minerais furent échangés contre des troupeaux de soldats afin de repousser des voisins un peu trop entreprenants. L’on troqua des fougères contre du bois, nécessaire à la fabrication de lances et de gourdins. L’on fit également commerce d’idées. Ainsi, la charrue et le principe de rotation des cultures furent importés de territoires très lointains. C’était le début de l’agriculture véritable, source d’innovations multiples. En une seule décennie, chaque Mobile apprit à doubler son rendement. Les Immobiles, de leur côté, se mirent à expérimenter, à étudier la croissance des plantes, à comparer différents types de sols. Matin Lumière Montagne lui-même fut le découvreur de la pollinisation croisée, qui permettait de produire plus et mieux. Ainsi naquit la méthode scientifique. Matin Lumière Montagne amalgama son vingt-neuvième Immobile dix ans après ses premières semailles. Vingt ans plus tard, soit un millénaire après le début de sa vie d’entité unique, le nombre d’unités connectées approchait les quarante, un rythme de croissance qui ne s’était jamais produit auparavant. Les cerveaux interconnectés fourmillaient d’idées et de pensées, comme les Immobiles scrutaient l’Univers avec une perspicacité nouvelle. Armés de leurs connaissances toutes fraîches et de leur expérience de la nature, les Immobiles s’aventuraient de plus en plus dans les zones tempérées. Grâce à la maîtrise du feu, il leur était devenu possible de vivre loin de leurs chaudes terres d’origine. Bâtiments chauffés, champs cultivés, canaux, ponts, scies et haches les aidèrent à conquérir de nouveaux territoires. Inévitablement, comme ils commençaient à saisir les principes de la construction, la question de la résistance des matériaux les conduisit à développer des outils mathématiques. Pour des créatures qui étaient essentiellement des cerveaux géants, les sciences des chiffres devinrent une véritable religion, car elles permettaient de tout expliquer. Leur dévouement à la cause mathématique confinait au mystique. Tous les éléments étaient en place pour permettre à leur civilisation d’entrer dans l’âge de la mécanisation. Lorsque cela fut chose faite, le rythme de leur développement s’accrut encore. Après mille ans de croissance ininterrompue, Matin Lumière Montagne comprenait trois cent soixante-douze unités. Peu d’Immobiles avaient atteint cette taille. Ses corps individuels formaient un anneau vivant autour de la montagne conique. La source qui bouillonnait au sommet de cette dernière avait été canalisée dans des conduits en terre cuite, qui servaient à alimenter le bâtiment en forme de couronne ceignant la montagne. Ils vivaient dans ce vaste couloir coiffé d’une voûte de verre et baigné par la lumière du jour. La nuit, on y allumait des braseros pour permettre à l’Immobile géant de travailler, d’instruire ses troupeaux de Mobiles, de produire des nucléoplasmes, de superviser ses projets. Des sortes de douches les aspergeaient d’eau plusieurs fois par jour par souci d’hygiène. Un réseau de caniveaux s’enfonçant dans les profondeurs de la montagne était là pour évacuer les déchets, tandis qu’un autre réseau, bien plus élaboré, servait à disséminer les nucléoplasmes dans les bassins multiples creusés en contrebas. Du fait des pluies nocturnes, chaque matin, une brume épaisse se levait. Mais celle-ci se mêlait désormais à la fumée de fourneaux constamment allumés. Matin Lumière Montagne importait du charbon de différents territoires du Sud à la production agricole pauvre. Il avait même entrepris de cultiver deux vallées toutes proches, qu’une guerre brève avait vidées de leurs Immobiles et troupeaux de Mobiles. Malheureusement, il était très difficile de contrôler un territoire aussi vaste. Les Mobiles avaient constamment besoin de nouvelles instructions et ils se montraient complètement incapables de réagir à des situations inattendues. Matin Lumière Montagne savait qu’il serait bientôt envahi par des Immobiles venus de l’ouest que son expansion ininterrompue et son agressivité effrayaient un peu. De fait, l’usage qu’il faisait d’explosifs chimiques récemment inventés ne laissait pas de les alarmer. Cette année-là fut également celle de la découverte de l’électricité. Tandis que d’autres Immobiles se demandaient comment utiliser cette énergie pour s’éclairer, Matin Lumière Montagne choisit de travailler sur la transmission de signaux. En particulier les impulsions nerveuses échangées par leurs récepteurs. Cela lui prit dix ans. Même pour un cerveau comme le sien, il n’était guère aisé d’élaborer une technologie à partir de vagues idées théoriques. Pendant ce temps, il fit l’expérience de la défaite stratégique, acceptant de perdre les vallées annexées plus tôt et de conclure des marchés d’échanges peu avantageux avec les territoires du Sud. Durant cet interlude, il développa ses connaissances en électronique, inventant d’abord la résistance, le condensateur, puis le tube thermoélectronique. Le moment était venu de bâtir le premier laboratoire électronique de la planète. Construit tout près de la montagne, il abritait huit Immobiles qui y instruisaient les Mobiles chargés de mettre en œuvre différents types d’expériences. Trois années de travail acharné furent nécessaires à la maîtrise de la transmission de signaux vers un récepteur nerveux. L’on commença par des impulsions tactiles primitives telles que « chaud » ou « froid », avant de transmettre des impressions visuelles. Cette dernière expérience fut une véritable révélation. Évidemment, il avait toujours été possible à Matin Lumière Montagne de voir ce qui se passait à l’extérieur en appelant un Mobile et en lisant dans sa mémoire. Mais il s’agissait toujours d’informations de seconde main, différées. Quelques mois plus tard, la vallée tout entière était balayée par des caméras, qui lui permettaient de tout voir en temps réel. Cinq années plus tard, sa maîtrise de la transmission de signaux analogiques lui permettait de donner des instructions à distance. Sa science n’en était pas encore au point de rendre possible les échanges de sensations plus complexes, mais elle lui donnait néanmoins un avantage extraordinaire sur ses rivaux. Matin Lumière Montagne commença une nouvelle fois à étendre son territoire. Des troupeaux de Mobiles soldats armés d’explosifs et de canons rudimentaires reprirent rapidement les deux vallées qu’il avait perdues. Grâce aux longs câbles qui le reliaient à son armée, il pouvait suivre la bataille en temps réel et réagir instantanément aux manœuvres de ses adversaires. Ces premières victoires furent suivies de toute une série d’avances rapides, qui permirent à ses Mobiles de percer un couloir menant directement aux zones tempérées du Sud. Les adversaires de Matin Lumière Montagne choisirent de ne pas réagir trop vigoureusement, sachant qu’il était presque impossible de contrôler efficacement un territoire aussi vaste. Ils ne comprirent leur erreur que lorsqu’il annexa purement et simplement ces terres. Constitué désormais de plus de trois mille individus, il était tout à fait capable de produire suffisamment de Mobiles pour exploiter les mines et les terres de ce territoire gigantesque aussi efficacement que sa vallée originelle. Pour la première fois, il put utiliser des installations industrielles saisies à ses ennemis, augmentant sa capacité de production en même temps que la superficie de son empire naissant. À présent qu’il avait ouvert une route directe vers la zone tempérée, ses ambitions expansionnistes pouvaient être réalisées. Une marée de Mobiles et de machines fut déversée vers le Sud pour en exploiter les richesses. Des pylônes et des câbles fleurirent partout, assurant la cohésion de l’édifice. Les autres Immobiles mirent des années à constituer une alliance suffisamment forte pour contenir un tant soit peu les velléités de leur ennemi. Mais ce dernier ne fut pas en reste, formant sa propre alliance afin de contrebalancer la première. Cinquante ans plus tard, tous les Immobiles étaient en mesure d’envoyer des impulsions nerveuses via un câble ou des relais sans fil. Ces développements, en conjonction avec l’élaboration de nouvelles armes dérivées de découvertes en chimie et en physique, marquèrent le début de l’ère de la consolidation. Les territoires les plus modestes furent systématiquement envahis par les Immobiles les plus puissants. Les terres tempérées furent colonisées. Des mines furent creusées un peu partout, y compris dans les régions polaires. Il fallut attendre l’apparition des premières armes nucléaires pour retrouver un certain équilibre. Les bombes à fission et à fusion permirent aux territoires les plus modestes de tenir leurs gros voisins à distance en brandissant la menace de l’annihilation mutuelle totale. Le vol spatial et la création de colonies orbitales furent les étapes suivantes du développement intensif et logique de cette civilisation. Matin Lumière Montagne fut l’un des premiers Immobiles à envoyer des vaisseaux faire l’inventaire des ressources des astéroïdes et des planètes du système. Étant donné les distances impliquées, le vieux problème du retard des informations refit son apparition. Les liaisons électroniques directes étaient difficiles à maintenir. Mais, sans contrôle direct, les Mobiles étaient incapables de réagir à un problème technologique donné. Ils n’étaient tout simplement pas assez intelligents pour cela. L’un des plus petits groupements d’Immobiles trouva la solution. Lac Froid Promontoire était réellement soucieux de sécuriser les ressources de ses troupeaux. Doté d’un esprit légèrement plus progressiste que celui de ses rivaux, il était capable d’innovations plus révolutionnaires. Il amalgama donc un Immobile séparé du groupe, qu’il instruisit par l’intermédiaire d’une liaison électronique. En pratique, cela revenait à créer un double, une sorte de jumeau. La question des délais ne se posait plus, puisqu’ils partageaient le même mode de pensée, les mêmes idées, sans faire partie de la même entité. Lac Froid Promontoire 2 fut installé dans un vaisseau spatial et envoyé vers un module industriel rattaché à un astéroïde. L’idée qu’un Immobile pût se déplacer n’était encore venue à l’esprit de personne. L’expérience fut donc observée avec un vif intérêt. Lac Froid Promontoire 2 supervisa l’extraction de minéraux et la fabrication d’une section habitable, mais il réussit également à préserver sa liaison avec son Immobile de naissance, contribuant à renforcer l’esprit du groupe. Ainsi, minéraux et métaux furent exportés vers le territoire originel. Dès lors, tous les Immobiles travaillèrent à leur dispersion dans le système solaire. La course spatiale qui s’ensuivit fut d’une intensité incroyable. Les territoires des uns et des autres furent étendus au point d’occuper les deux autres planètes solides du système, ainsi que les lunes des géantes gazeuses. Les ruptures de contact furent inévitables lors des conflits d’intérêts nombreux, qui ne manquèrent pas d’endommager, voire d’anéantir certains systèmes de transmission. Ainsi, des Immobiles se retrouvèrent subitement isolés de cette part d’eux-mêmes restée sur leur monde d’origine. D’où des guerres fratricides… Toutefois, la colonisation du système solaire ne se fit pas vraiment à un rythme exponentiel. Il aurait fallu des millénaires d’exploitation pour épuiser toutes les ressources disponibles autour de leur étoile. Mais les Immobiles pouvaient, dans une certaine mesure, vivre éternellement. Ils aimaient donc faire des plans sur le long terme. Matin Lumière Montagne fut le premier à construire un vaisseau interstellaire dans une de ses bases orbitales. L’engin était mu par un réacteur à fusion - avec son mode de pensée logique et sa science entièrement fondée sur l’observation, il était dans l’incapacité d’imaginer le concept de voyage supraluminique. Avec Matin Lumière Montagne 8658 à son bord, le vaisseau prit pour cible l’étoile la plus proche, située à trois années-lumière et demie. Il s’agissait d’une mission de reconnaissance, le but étant d’estimer le potentiel de ladite étoile. Mais Matin Lumière Montagne savait qu’il ne pourrait pas contrôler le vaisseau une fois que celui-ci serait sorti de son système solaire. Pour cette raison, il avait délibérément limité l’équipement embarqué à bord du vaisseau, afin d’hypothéquer toute éventualité de création d’une colonie dissidente et technologique. Son envoyé devait donc explorer le système et faire demi-tour. Matin Lumière Montagne n’était pas certain de savoir quoi faire de ces ressources possibles, mais c’était une piste à explorer. Une fois qu’il serait informé de ce qu’il y avait de l’autre côté du ciel, il serait temps de prendre une décision. Et pourquoi ne pas déménager sur une planète toute neuve, où il n’y aurait personne pour lui faire de la concurrence ? Aucun des Immobiles, pas même le plus puissant de tous, ne s’attendait à rencontrer une autre espèce intelligente. Durant leur expansion et leur annexion des terres tempérées, toutes les formes de vie animale évoluée avaient été anéanties. L’existence d’intelligences différentes de la leur était complètement inconnue. Lorsqu’il arriva à destination, le vaisseau de Matin Lumière Montagne 8658 découvrit une civilisation évoluée basée sur la quatrième planète du système. Malheureusement pour cette dernière, la coopération y était la règle et l’agressivité proscrite. Physiquement, ces êtres étaient trisymétriques, plus petits et plus faibles que les Mobiles. Ils étaient également indépendants et ne se comportaient pas comme une colonie. Le vaisseau était dépourvu de tout appareillage industriel, mais il était fortement armé. Matin Lumière Montagne 8658 soumit une vaste zone de la quatrième planète à un bombardement nucléaire et cinétique, et prit possession de ce qui restait des installations industrielles des victimes défaites. Puis il initia un programme de recherches intensives sur les créatures indigènes. L’Immobile avait beaucoup de choses à apprendre, énormément de concepts et d’idées à la fois alarmants et fascinants. Un système de communication fondé sur les sons ; une reproduction par fertilisation ; la biologie en général et la génétique en particulier - un champ d’investigation particulièrement riche. En effet, les Immobiles ne s’étaient jamais vraiment intéressés à leur propre physiologie - pourquoi l’auraient-ils fait ? La fiction - quel concept étrange. L’art. Les loisirs. Autant d’activités dénuées de sens. Matin Lumière Montagne 8658 commença à étendre son territoire en partant du site d’atterrissage de son vaisseau et en assimilant certaines des idées les plus utiles des indigènes. Ceux d’entre eux qui avaient survécu furent traités comme des Mobiles et contraints de travailler pour lui. Trois ans plus tard arriva un autre vaisseau, envoyé par un Immobile rival. La bataille qui s’ensuivit dévasta la moitié du continent sur lequel s’était établi Matin Lumière Montagne 8658, mais aucun des deux Immobiles ne fut détruit. Ils décidèrent donc de négocier et de se partager la planète. Matin Lumière Montagne ne fut pas réellement surpris de ne pas voir son vaisseau revenir. Le voyage interstellaire n’en était qu’à ses balbutiements et il s’attendait à essuyer un échec. C’était d’ailleurs pourquoi il faisait construire d’autres vaisseaux. Les navires envoyés par ses rivaux n’étaient pas revenus non plus. Les plans furent revus, améliorés, et d’autres missions envoyées. Aucune ne donna jamais signe de vie. Après un siècle de tentatives ininterrompues et ving-thuit vaisseaux avalés par le vide interstellaire, un navire finit par revenir. Il s’agissait du plus puissamment armé de tous, du premier à avoir été équipé d’un champ de force protecteur. Matin Lumière Montagne avait fait alliance avec trois des Immobiles les plus puissants pour donner naissance à ce monstre. De fait, seule sa force de frappe dévastatrice lui avait permis de survivre à l’attaque de la flotte de guerre qui l’avait accueilli à son arrivée. En plus de cela, il était parvenu à capturer une épave de vaisseau ennemi. L’examen de cette dernière avait horrifié toute la planète mère. Non seulement les Immobiles envoyés en éclaireurs étaient devenus indépendants, mais ils avaient également incorporé à la leur une technologie étrangère. Les possibilités de la génétique, notamment, étaient proprement effrayantes. Ils avaient modifié leur corps, y ajoutant certaines caractéristiques étrangères pour l’améliorer. Leurs Mobiles étaient plus intelligents et plus forts, capables de prendre des décisions complexes, tandis que la nouvelle structure neurale des Immobiles leur permettait d’accroître considérablement leurs capacités cognitives. Des machines avaient été créées pour suppléer à certaines fonctions corporelles. Ainsi les Immobiles étaient-ils en mesure de se déplacer et même de se séparer de leur groupe. Ils évoluaient de manière artificielle, s’éloignant rapidement de leur nature véritable. Ils étaient étrangers à leur propre espèce, des rivaux, dont il serait extrêmement difficile de se débarrasser. Cette découverte eut le mérite de réconcilier tous les Immobiles du système originel. Une flotte de guerre fut créée et disséminée dans le vide pour annihiler ces ennemis. Une deuxième flotte, plus importante, suivit bientôt. Puis une troisième - la plus impressionnante de toutes. Mais l’autre camp ne fut pas en reste. Ses vaisseaux, équipés d’armes terribles, ne tardèrent pas à envahir le système ennemi. Avant d’être détruits, ils eurent le temps d’annihiler toute vie et tout trace de civilisation des colonies installées autour de la première géante gazeuse. Des centaines de vaisseaux furent sacrifiés dans une furie guerrière d’une intensité inédite. Alors, le pire advint. La plus étrange de toutes les armes fut utilisée. Des Immobiles évolués enfermèrent leurs cousins dans un champ de force titanesque. Rien ne pouvait le pénétrer, pas même une arme nucléaire ou une interférence quantique. Il était totalement immunisé contre toutes les armes que possédait l’ennemi. Matin Lumière Montagne et les autres étaient pris au piège, tandis que leurs frères dissidents étaient libres de s’étendre à volonté, de se répandre dans tout l’Univers. Il n’y avait rien d’autre à faire que de réparer ce qui pouvait l’être, de tirer parti des astéroïdes les plus reculés, d’inventer des armes toujours plus perfectionnées et d’attendre. Mille cent quatre-vingt-deux ans plus tard, le champ de force disparut aussi brusquement qu’il était apparu. Les satellites senseurs de Matin Lumière Montagne détectèrent des fluctuations dans son champ quantique une heure environ avant que la barrière perde sa cohésion. Presque immédiatement, des vaisseaux décollèrent de toutes les planètes, lunes et stations du système. Les réacteurs furent poussés aux limites de leur capacité - il s’agissait de ne perdre aucune seconde, de franchir les limites de l’enveloppe disparue avant qu’elle réapparaisse. Matin Lumière Montagne attendait ce moment depuis longtemps. Huit de ses vaisseaux étaient prêts depuis des décennies et ne mirent pas longtemps à réagir. Lui et ses alliés entreprirent alors de scruter l’espace environnant. Ils ne furent pas longs à détecter une structure sphérique de vingt-cinq mille kilomètres de diamètre orbitant autour de l’écliptique. Elle tournait sur elle-même, comme la planète mère, mais était beaucoup plus grande, tout en étant presque dénuée de masse. Elle émettait dans tous le spectre mesurable, avec une signature quantique singulière. Plusieurs vaisseaux furent chargés de l’examiner de plus près. Le plus surprenant restait cependant la discrétion des frères dissidents. Les défenses de toutes les planètes et colonies furent néanmoins placées en état d’alerte générale. Sans nécessité apparente ; il n’y avait rien. Les alliés échangèrent les données recueillies par leurs senseurs, mais tous les écrans s’obstinaient à rester vierges. Matin Lumière Montagne n’était pas certain de savoir quoi faire. Il se préparait pourtant depuis longtemps à cette éventualité. Il était disposé à en découdre. Il avait une flotte importante et des armes destructrices. Il avait des alliés décidés à le suivre dans une expédition punitive : ils se devaient d’exterminer leurs ennemis, où qu’ils se trouvent. Mais, chose déconcertante, ces derniers demeuraient invisibles. Son télescope le plus puissant fut braqué sans attendre sur l’étoile la plus proche. Ce qu’il lui révéla était plus surprenant que tout : leurs frères avaient aussi été confinés. Il n’était venu à l’esprit d’aucun Immobile qu’il pût exister une espèce plus puissante que la leur. C’était là une idée parfaitement terrifiante. Alors, ils fixèrent longuement du regard l’étoile emprisonnée sans savoir quoi faire. D’autres vaisseaux décollèrent néanmoins afin d’établir de nouvelles colonies sur de nouveaux mondes. Des mondes qui resteraient libres de tout enfermement. Quatre jours après la disparition du champ de force, les plus sophistiqués des senseurs spatiaux de Matin Lumière Montagne détectèrent des interférences quantiques des plus étranges. Cette chose se déplaçait plus vite encore que la lumière. Peut-être les créatures qui avaient créé les champs de force étaient-elles sur le point d’arriver ? Le phénomène se reproduisit à de nombreuses reprises, laissant à Matin Lumière Montagne le temps de réfléchir à ce qu’il convenait de faire. Devait-il prévenir les autres et former une grande alliance, ou bien tenter de fuir seul pendant qu’il en était temps ? Il en était encore à se poser ces questions, lorsque ses senseurs l’informèrent qu’une bataille venait d’éclater entre Île Mers Tempérées et Plateau Rocheux Sud tout près d’astéroïdes colonisés. Malgré l’apparition d’un ennemi commun, les vieilles querelles avaient resurgi. Lors du millénaire passé, l’expansion avait été massive ; les ressources commençaient à se faire rares dans les limites du système. La concurrence entre les différents territoires était de plus en plus vive. Depuis deux siècles déjà, Matin Lumière Montagne savait que si les choses continuaient ainsi, une guerre ultime ne manquerait pas d’éclater, qui sonnerait le glas de leur civilisation. Il n’était d’ailleurs pas le seul à le penser. Mais la machine était lancée et la course aux armements avait continué inexorablement. Moins d’un jour plus tard, des milliers de senseurs orbitant autour de la planète mère détectèrent une émission de micro-ondes en provenance d’un point minuscule situé au-delà de la seconde géante gazeuse. Le signal était basique, fondé sur des schémas développés bien avant l’apparition du champ de force. Une séquence d’identification révéla qu’il s’agissait de Matin Lumière Montagne 17735, qui avait été l’un des premiers à partir pour le système dissident et à ne jamais revenir. Le contenu du message était simple et clair : « Ils sont là, ils sont nombreux, détruisez-les. » Le message se répéta dix fois, puis se tut. Matin Lumière Montagne était surpris. Comment son frère avait-il pu survivre aussi longtemps ? Que faisait-il à bord d’un vaisseau ennemi ? Pourquoi le message était-il si court ? Les autres Immobiles envoyaient déjà des navires éclaireurs. Matin Lumière Montagne donna des instructions aux siens, installés sur les lunes de la seconde géante gazeuse. Quatre de ses vaisseaux les plus puissants décollèrent et foncèrent vers l’origine de l’émission. Les alliances se firent et se défirent comme les huit premiers vaisseaux approchaient de l’engin ennemi. Les Immobiles ne parvenaient pas à s’entendre sur la tactique à adopter. Certains voulaient capturer ces êtres venus d’ailleurs, les autres préféraient les exterminer sans attendre. Le vaisseau ennemi se mit à émettre des signaux vers les vaisseaux qui l’avaient pris pour cible. Des signaux parfaitement incompréhensibles. Des missiles furent tirés. Les alliances se disputèrent violemment sur la marche à suivre. Mais, alors que le vaisseau de tête venait de tirer une salve de missiles sur l’ennemi, celui-ci disparut d’un coup dans une grande bulle de distorsion spatiale. La navette de transport descendit verticalement dans l’atmosphère de Prime, le monde des Immobiles. Il s’agissait d’un grand cône émoussé, dont les formes aérodynamiques n’étaient guère mises à profit. Huit fusées à fusion placées tout autour de sa base crachaient des jets de plasma incandescents longs de deux kilomètres. À elles toutes, elles produisaient l’équivalent de neuf dixièmes de la gravité de la planète. La navette se dirigeait tranquillement vers le littoral. Des nuages de vapeur s’élevèrent de la mer, comme les plumets de plasma crevaient la surface de l’eau. En quelques secondes, une tempête hémisphérique de fumée rougeoyante jaillit de l’épicentre à la manière d’un champignon atomique. Tandis que l’engin s’enfonçait dans la tempête supersonique qu’il avait créée, ses champs de force se mirent automatiquement en route afin de protéger son fuselage. Les fusées s’éteignirent alors que l’eau bouillonnante n’était plus qu’à quelques mètres, et la navette se posa violemment sur la surface. Des remorqueurs arrivèrent rapidement, qui tractèrent le vaisseau vers la côte. Des aires de chargement et des jetées se succédaient dans toutes les directions sur plusieurs dizaines de kilomètres. De fait, il s’agissait de l’astroport principal de la planète, par où transitaient toutes les marchandises échangées avec ses principales colonies. Des centaines de navettes décollaient et atterrissaient chaque année, déversant leur chaleur et quelques éléments faiblement radioactifs dans l’environnement. Rien ne poussait plus à cent cinquante kilomètres à la ronde, ni cultures, ni herbes folles. Derrière l’astroport, le sol était comme un marécage dépourvu de vie. Même la mer, étendue grise peu agitée et couverte d’une couche uniforme de crasse ocre, était morte. Une fois le vaisseau à quai, un sous-troupeau de Mobiles soldats monta à son bord. Ils étaient légèrement plus petits que la moyenne de leurs congénères, mais avaient une meilleure vue et l’ouïe plus fine. Ils étaient également plus rapides et plus agiles, bien que moins endurants. Protégés par des armures sombres, ils faisaient dans les deux mètres cinquante. Leurs senseurs naturels étaient assistés par des capteurs électroniques, leurs membres renforcés par des mécanismes. Ils avaient une arme dans chaque main. Ils s’approchèrent des deux bipèdes avec circonspection. Matin Lumière Montagne assistait à la scène grâce à une liaison micro-ondes. L’Immobile ignorait le potentiel de ces créatures. Il se devait de prendre des précautions. Le compartiment dans lequel on les avait confinés était fortement blindé et on les avait eues à l’œil pendant toute la durée du voyage, depuis le morceau d’astéroïde sur lequel ils avaient été découverts. Physiquement parlant, ils n’avaient rien tenté, étaient restés quasi immobiles. Leurs combinaisons, en revanche, n’avaient cessé d’émettre des impulsions étranges. Lorsque les soldats entrèrent dans le compartiment, les deux créatures se levèrent. Matin Lumière Montagne assista à la scène avec énormément d’intérêt. Leurs jambes se plièrent à mi-hauteur, soulevant le reste de leur carcasse. Ils ne paraissaient avoir aucune difficulté à rester debout avec seulement deux membres inférieurs. Les combinaisons émirent toute une série d’impulsions électromagnétiques rapides. Matin Lumière Montagne choisit de les ignorer et ordonna à ses soldats de charger les créatures dans le véhicule qui attendait à l’extérieur. Comme ils s’apprêtaient à s’emparer d’eux, le plus grand des deux êtres repoussa leurs pinces et tenta de s’enfuir en se faufilant entre deux Mobiles. Il se déplaçait plus rapidement que prévu, mais les soldats étaient entraînés à réagir avec célérité. L’un d’entre eux se saisit de la chose et la porta vers le véhicule. L’autre créature n’opposa aucune résistance et se laissa pousser sur la rampe métallique. Les deux personnages furent enfermés dans une cage. Un champ de force se referma autour des barreaux. Matin Lumière Montagne conduisit le véhicule sur la route qui menait à sa vallée originelle. De gros nuages noirs bouillonnaient dans le ciel - ce qui arrivait de plus en plus souvent. Une pluie subite s’abattit sur la chaussée pavée de métal et de pierre, chaude, saturée de particules de suie. La route était flanquée de murs en plastique renforcé, derrière lesquels des machines tournaient en permanence à l’abri des pluies acides. De gros véhicules faisaient la navette entre les différentes installations, transportant des éléments mystérieux. Des troupeaux et des troupeaux de Mobiles y travaillaient sans relâche. Leur espérance de vie n’était plus aussi longue qu’auparavant, surtout dans la région de l’astroport. Nombreux étaient ceux dont la peau était couverte de plaies et de croûtes dues aux radiations. Leurs membres tremblaient à cause des métaux lourds qui rongeaient leur système nerveux. Ils se nourrissaient dans des auges remplies d’une bouillie produite par des usines éparpillées sur toutes les terres agricoles. Leurs récepteurs visuels étaient aussi victimes des polluants rejetés dans l’atmosphère par les raffineries et peinaient à obtenir des images correctes. Dans les montagnes, derrière ce paysage industriel, là où la radioactivité était beaucoup plus faible, les terres agricoles semblaient toujours en bonne santé et les champs recouvraient les versants les moins élevés d’une patine végétale vert gris uniforme. Mais c’était là une illusion, car seul un usage intensif d’engrais polluants pouvait faire pousser quelque chose sur ce sol sablonneux et épuisé. Aucun sanctuaire de végétation sauvage ne subsistait sur la planète. Tout n’était que champs cultivés de façon industrielle pour produire de quoi nourrir des milliards et des milliards de Mobiles. Le véhicule qui transportait les deux créatures venues d’ailleurs emprunta la route de montagne qui menait à la vallée où tout avait commencé. Un champ de force, le plus puissant de toute la planète, capable de résister à une attaque nucléaire et à un bombardement laser, se referma derrière lui. La pluie tombait sur le manteau d’énergie, où elle constituait des ruisseaux qui s’écoulaient ensuite sur les remparts de granite escarpés. La lumière du soleil se déversait toujours dans la vallée chaque matin, même si elle était filtrée par l’atmosphère polluée. La nuit, le smog s’embrasait littéralement, alors que l’écheveau de plumets produits par les réacteurs à fusion le transperçait de part en part. Droit devant le véhicule, la montagne conique s’élevait au milieu de la vallée. Elle abritait désormais plus de cinquante mille Immobiles et constituait le cœur véritable de Matin Lumière Montagne, même si d’autres Immobiles, répartis sur toute la planète et constamment connectés par les liaisons sécurisées en faisaient aussi partie. La montagne était devenue un bâtiment géant, dans lequel chaque Immobile avait sa cabine. Il n’était plus nécessaire d’entrer en contact physique avec les Mobiles. Il suffisait de connecter ses pédoncules à un réseau électronique par lequel il était aisé de contrôler les troupeaux ainsi que les installations industrielles. Une panoplie de masers perchés au sommet des remparts de la vallée leur permettait d’accomplir le même prodige à l’échelle du système solaire. Sous la montagne, le sol était parcouru par d’innombrables conduits et égouts. Les Immobiles étaient installés sous des douches d’eau pure produite par des stations de dessalement situées au nord de l’astroport. Les eaux usées, saturées de fluides corporels, étaient directement rejetées à la mer, tandis que celles qui contenaient les nucléoplasmes finissaient dans des lacs appropriés creusés à la base du cône. Le véhicule roula sur six longs kilomètres, zigzaguant entre les lacs. Les créatures étaient debout dans leur cage. Leurs yeux, situés au sommet de leur tronc sur une sorte de gros pédoncule, étaient braqués sur les troupeaux nouvellement nés. À leurs pieds, la surface de l’eau frémissait comme des dizaines de milliers de Mobiles grouillaient les uns contre les autres. Non encore terminés, leurs corps étaient partiellement transparents, avec de gros amas de cellules de base accrochés à leurs membres et à leur torse, comme s’ils étaient habillés d’une gelée grumeleuse. Dans chaque lac, de gros tuyaux déversaient une bouillie constituée d’eau et de cellules de base, provenant de cuves situées à l’extrémité est de la vallée. Des modules relais étaient fixés à leurs récepteurs nerveux, permettant à Matin Lumière Montagne d’emplir leurs cerveaux de ses programmes de commandement. Les troupeaux de Mobiles terminés attendaient sur de grandes places bétonnées que des véhicules viennent les chercher pour les conduire à leur lieu de travail. Plus d’un million d’individus étaient dispersés sur le territoire chaque jour. À la base de la montagne conique s’ouvrit une grande porte par laquelle s’engouffra le véhicule. C’était là que se trouvait la zone de recherche principale, l’endroit où l’Immobile avait fait installer le matériel nécessaire au développement de sa science. Les créatures furent conduites dans le laboratoire dédié aux armes chimiques, où on les enferma dans une cellule dotée d’un système d’aération indépendant. Un champ de force capable de résister à une explosion de plusieurs mégatonnes se forma autour de la salle. La cellule était une grande pièce rectangulaire longue d’une cinquantaine de mètres, faite dans une matière plastique extrêmement dense et parfaitement isolante. Des machines telles que des scanners destinés à examiner les créatures dans leur entier ou des modules d’analyse capables de les disséquer molécule par molécule étaient installées çà et là. Il y avait également des enclos pouvant les accueillir entre deux expériences. Il s’agissait en fait de cubes transparents de trois mètres de côté, contenant de l’eau, des aliments préemballés et des réceptacles pour les excréments. L’éclairage était supposé imiter la lumière du soleil. Une des parois de la cellule était taillée dans un morceau de cristal transparent. Trois Immobiles, affalés dans des bassins d’eau sombre sous des brumisateurs, attendaient de l’autre côté. L’un d’entre eux était collé contre un Mobile qui le nourrissait. D’où ils se trouvaient, ils pourraient examiner les créatures de leurs propres yeux et superviser les examens. Matin Lumière Montagne tordit ses pédoncules pour voir les créatures entrer dans le laboratoire. Celles-ci s’avancèrent d’une démarche vacillante jusqu’à la paroi en cristal et plongèrent leur regard dans le sien. La priorité de Matin Lumière Montagne était d’établir une interface neurale avec ces sortes de Mobiles, afin d’évaluer leur degré de dangerosité. Pour ce faire, il était d’abord nécessaire de déterminer la nature de leurs récepteurs nerveux. Alors seulement, il pourrait fabriquer une interface artificielle grâce à laquelle il les contrôlerait, comme il le faisait avec les millions de Mobiles capturés sur tous les territoires de Prime. Ensuite, il aspirerait leur mémoire et serait fixé une fois pour toutes. Huit soldats et huit Mobiles standard étaient dans le laboratoire avec eux. Matin Lumière Montagne ordonna aux premiers de tenir les prisonniers pendant que les seconds leur appliquaient divers senseurs. Les créatures se débattirent inutilement. Les émissions électromagnétiques reprirent. Matin Lumière Montagne leur demanda de se tenir tranquilles en utilisant les mêmes fréquences, mais cela n’eut aucun effet. Malgré des interférences importantes, les senseurs furent en mesure d’étudier leurs étranges combinaisons. Il s’agissait d’un polymère à mémoire de formes très élaboré, dont le tissage comprenait des fibres spéciales censées réguler sa température. À l’intérieur de la bulle de verre, il y avait une atmosphère faite d’un mélange d’oxygène et d’azote, produite par divers modules à la conception étonnante, mais également un nombre important de composants électroniques sophistiqués. Matin Lumière Montagne ne comprenait pas pourquoi quelque chose d’aussi simple qu’une combinaison spatiale devait contenir tous ces circuits. Il ordonna aux Mobiles de les leur retirer. En suivant ses instructions, ceux-ci appliquèrent des objets tranchants sur leur surface et entreprirent de les découper. Comme les créatures étaient exposées à sa vue, Matin Lumière Montagne les entendit émettre des sons étranges, sons qui se révélèrent extrêmement puissants lorsque les bulles de verre furent brisées. Autour d’eux, les Mobiles détournèrent leurs senseurs vers l’arrière pour se protéger. Un orifice qui s’ouvrait et se fermait, situé sur l’unique pédoncule des créatures était à l’origine de ce bruit. Mais ils dégageaient également une puanteur insoutenable. Matin Lumière Montagne fit une étude rapide de leurs toxines pour vérifier s’il ne s’agissait pas d’une attaque chimique. De fait, ces Mobiles d’un autre monde produisaient des nitrates surprenants, mais pas dangereux. Il ne s’attendait certes pas à examiner des choses aussi bizarres. Leur peau rose pâle était striée de fines lignes bleues, visibles en transparence. Des fibres, allant du brun au blanc, la couvraient d’une façon apparemment aléatoire. Par exemple, ils en avaient beaucoup sur le sommet du corps et un peu moins entre les jambes. L’un des deux spécimens en avait aussi des touffes grisâtres sous les bras et sur le torse. Physiquement, ils présentaient des différences : des sortes d’appendices à moitié remplis pour l’un, des sacs et un appendice plus long entre les jambes pour l’autre. Pour le moment, Matin Lumière Montagne n’avait aucune idée de leur utilité. Un fluide rouge s’écoulait sur leur peau, là où les combinaisons avaient été coupées. La plus petite des deux créatures ne tenait plus sur ses jambes et se laissait porter mollement par les Mobiles. L’autre tremblait violemment et émettait un son curieux, tandis que de l’eau jaune jaillissait d’entre ses jambes. Les Mobiles collectèrent des échantillons de fluide rouge et d’eau jaune sur le sol de la cellule. L’être inerte fut placé dans un grand scanner. L’image qui apparut alors dans l’esprit de Matin Lumière Montagne était extrêmement complexe. De nombreux organes différents étaient entassés dans le corps de ces monstres. Il reconnut les poumons, le cœur, l’estomac, mais les autres restaient mystérieux. La structure osseuse était étrange, car elle laissait certaines parties du torse sans aucune protection. Les articulations, elles, étaient remarquables. L’emplacement du cerveau, à l’intérieur du pédoncule qui contenait tous les senseurs, était surprenant. Matin Lumière Montagne se concentra sur le système nerveux, suivant les fibres à la recherche d’une membrane réceptrice, en vain. Les nerfs sortaient du cerveau, suivaient un axe central avant de se ramifier dans tous les muscles et organes. La peau tout entière pouvait-elle être un récepteur nerveux ? Matin Lumière Montagne repéra des bandes de conducteurs organiques dans les couches de l’épiderme. Elles étaient particulièrement nombreuses autour de la pince à cinq segments placée à l’extrémité de leurs membres supérieurs. Maintenant qu’il savait ce qu’il devait chercher, il se concentra davantage sur le cerveau. Un amas de minuscules composants électroniques était inséré à l’intérieur du corps, à la base du pédoncule, et était relié par une multitude de fibres au système nerveux central. L’être inerte fut sorti du scanner pour laisser la place à son congénère. Les soldats durent le forcer à rester immobile pendant que les senseurs bulbeux l’examinaient. Ceux-ci s’enfonçaient légèrement là où il n’y avait pas d’os derrière la peau. Chaque fois que la pression de la machine augmentait, le prisonnier émettait des sons stridents dans les hautes fréquences. Matin Lumière Montagne retira un senseur, puis l’enfonça de nouveau. La créature émit un autre son. C’était une observation intéressante. Néanmoins, tout restait à découvrir sur cette corrélation. Ce spécimen-ci était plus grand, mais il était doté du même réseau de conducteurs organiques reliés à des composants électroniques. Matin Lumière Montagne savait que les frères dissidents avaient eux aussi trouvé le moyen de mêler le vivant à la machine. Mais les implants de ces derniers avaient pour rôle d’amplifier leurs aptitudes physiques, ce qui ne semblait pas être le cas ici. Les composants étaient liés au cerveau, mais c’était tout. Le problème de Matin Lumière Montagne, c’était qu’il n’avait aucune expérience des systèmes microélectroniques. Il fabriquait bien des processeurs simples qui l’aidaient à contrôler sa technologie, mais les opérations complexes étaient toujours accomplies par son esprit, par l’intermédiaire de programmes appropriés et de liaisons nerveuses directes. Le concept d’automation ne lui était guère familier. Soixante-dix pour cent des capacités intellectuelles de son groupe d’Immobiles étaient absorbés par le contrôle à distance de sa technologie- le pilotage de véhicules simples ou l’allumage d’un réacteur à fusion, par exemple. Il y avait bien peu de machines indépendantes sur son territoire, à part les missiles embarqués dans les vaisseaux, trop petits pour contenir un Immobile. Ces missiles étaient donc équipés de processeurs dans lesquels il avait chargé des algorithmes flexibles, capables d’appliquer un ordre donné juste avant le lancement. Pour le reste, Matin Lumière Montagne s’occupait de tout. Les machines étaient à son service, et non le contraire. Matin Lumière Montagne ordonna aux soldats de relâcher le prisonnier. Il possédait le matériel nécessaire à l’analyse des composants électroniques contenus dans la créature, mais celui-ci était rangé dans le laboratoire de physique. Il envoya des Mobiles le chercher. Les unités appropriées furent démantelées et transférées dans la cellule sécurisée. Pendant ce temps, d’autres Mobiles se chargèrent d’extraire tous les composants électroniques de la combinaison spatiale. Les soldats avaient enfermé les prisonniers dans leur enclos. Le plus grand était assis, les jambes repliées, le dos appuyé contre le mur. D’une main, il frappait rythmiquement la paroi. L’autre créature était toujours inerte, vautrée sur le sol. Son fluide rouge continuait de s’écouler. De temps à autre, elle émettait des bruits indéchiffrables. Le gros pédoncule situé au sommet du corps du premier se souleva et la chose regarda une nouvelle fois les trois Immobiles de Matin Lumière Montagne. Alors, ses bras et ses jambes bougèrent en même temps et ses pinces dessinèrent des formes dans l’air. Elle fit cela pendant plusieurs minutes, avant de s’écrouler et de replier ses jambes contre son torse. Le pédoncule se balançait d’avant en arrière sans raison apparente. Soudain, la chose se mit à examiner les auges. Elle prit quelques morceaux, qu’elle émietta avec ses pinces avant de les tenir devant deux petits orifices situés au sommet de son corps. Matin Lumière Montagne décida qu’il devait y avoir des senseurs olfactifs à l’intérieur de ces cavités. La créature rejeta certains aliments et en plaça d’autres à l’intérieur d’un orifice plus grand, sa bouche. Mais elle finit par tout recracher sur le sol. Alors, elle se tourna vers le cylindre rempli d’eau dessalée, trempa une pince dedans et, subitement, attrapa le récipient et en avala presque tout le contenu. Matin Lumière Montagne termina son analyse du fluide rouge. Comme il s’y attendait, il s’agissait d’une substance nutritive riche en protéines et en oxygène. Le liquide jaune, lui, semblait contenir des déchets. Une heure plus tard, l’autre créature commença à bouger. Sa congénère réagit immédiatement. Elle se rapprocha de la paroi qui les séparait et se mit à générer des bruits assourdissants. La chose plus petite, elle, émettait un son unique et ininterrompu. Elle déplia une pince et la plaqua sur son flanc, d’où s’écoulait toujours le fluide rouge. Matin Lumière Montagne commença à se demander si elle n’était pas sérieusement blessée. Sur Prime, une entaille de cette taille se serait refermée toute seule assez rapidement. Mais la biologie de la créature ne semblait pas permettre ce genre de processus. Au lieu de cela, le fluide subissait une double transformation, coagulant, puis cristallisant en formant des taches sombres. On était loin d’une réparation intégrale des tissus. La chose blessée se leva sur ses quatre membres et avança péniblement jusqu’au cylindre d’eau. Elle en ingéra un peu, avant de se laisser retomber, ses articulations s’étant subitement relâchées. L’équipement nécessaire à l’analyse des processeurs arriva enfin. Les Mobiles se mirent à l’assembler. Plusieurs heures plus tard, la machine fut opérationnelle et le premier processeur fut placé sous un amplificateur de champ de résonance. La complexité du composant stupéfia Matin Lumière Montagne. La résolution de l’amplificateur n’était pas assez puissante pour en appréhender tous les détails. Il y avait des millions de jonctions tridimensionnelles, des fils quantiques à peine assez larges pour laisser passer un électron. Une seule de ses choses pourrait contrôler toute une salve de missiles. Matin Lumière Montagne eut beaucoup de difficultés à graver dans son esprit un plan de cet écheveau. Les cerveaux de douze Immobiles furent mis à contribution pour y parvenir. Ce qui était inquiétant en soi. La technologie de ces prisonniers était extrêmement avancée. Mais à quoi pouvaient bien servir ces composants ? Le polymère de la combinaison nécessitait un contrôle permanent, ne serait-ce que pour lui imposer sa forme… Le cerveau des créatures n’était probablement pas assez puissant pour effectuer ce travail tout seul. Au cœur de la montagne transformée en base, dans un atelier secret et sécurisé, Matin Lumière Montagne travaillait à la fabrication d’un adaptateur capable de se connecter au processeur étranger. Celui-ci était doté de plusieurs interfaces optiques, aussi était-il raisonnable de penser qu’il serait relativement aisé de convertir ce qui en sortait en impulsions nerveuses propres à être assimilées par un Immobile. Néanmoins, bien que très utiles, ces adaptateurs ne lui permettraient pas réellement d’entrer en contact direct avec le cerveau des prisonniers. Le plan très détaillé de leur corps flottait en permanence dans sa mémoire et pouvait être examiné à n’importe quel moment, mais leur esprit demeurait inaccessible. Étant donné leurs capacités intellectuelles réduites (comme le démontrait la nécessité de recourir à des artefacts technologiques pour contrôler une simple combinaison pressurisée), Matin Lumière Montagne se demanda à quelle caste pouvaient bien appartenir ces deux-là. Peut-être étaient-ils beaucoup moins intelligents que ses propres Mobiles… Mais non, leur cerveau avait approximativement la taille de celui de ses esclaves et leurs pinces quintuples devaient leur permettre de manier des outils de précision. Décidément, ces créatures étaient paradoxales. Matin Lumière Montagne avait un besoin impérieux de se connecter au cerveau de ces êtres. Et il n’y avait pas trente-six moyens pour cela. Par ailleurs, le plus petit d’entre eux paraissait sérieusement touché et sa perte était inévitable. Autant prendre le risque de se connecter aux composants électroniques de son système nerveux. Cela valait la peine d’essayer. Deux soldats portèrent la créature jusqu’à une table équipée de scanners sensibles. On l’y attacha avec des sangles pour l’immobiliser. Des sons suraigus sortaient continuellement de son orifice béant. L’autre prisonnier frappait les parois de sa cage en serrant les pinces et en faisant beaucoup de bruit. Les scanners se focalisèrent sur le sommet du corps, permettant à Matin Lumière Montagne de repérer avec précision les systèmes électroniques, juste au-dessus du canal nerveux central. Un Mobile équipé d’un outil tranchant extrêmement fin entreprit de dégager cet appareillage en taillant dans la chair qui le recouvrait. Les émissions sonores de l’être augmentèrent immédiatement de volume. Son liquide nutritif rouge jaillit de l’ouverture. Matin Lumière Montagne avait certes compris que le fluide était sous pression, mais il avait mal évalué la force du cœur de la créature. L’outil était couvert de ce fluide rouge qui continuait de jaillir, aspergeant le Mobile. Sa chaleur était désagréable. Le Mobile dut s’en aller quelques instants pour se nettoyer sous un jet d’eau. Mais un de ses frères avait déjà pris la relève. La chose avait cessé d’émettre des sons stridents. De son orifice ne sortait plus qu’une sorte de craquement sec. Ses membres tiraient fortement sur les sangles. Le liquide rouge s’écoulait abondamment de la coupure. Grâce à son scanner, Matin Lumière Montagne vit une série d’impulsions parcourir les composants électroniques. Puis toute activité cessa brusquement. Un instant plus tard, la pompe qui faisait circuler le fluide nutritif arrêta de fonctionner. L’activité électrique du cerveau cessa, elle aussi. Matin Lumière Montagne ordonna à son Mobile de continuer l’opération. À présent que la plaie était propre, il était beaucoup plus aisé de travailler, de mettre en évidence l’épais canal nerveux. Des pinces de micromanipulation furent introduites dans l’ouverture et se saisirent avec circonspection des composants fragiles. Les minuscules filaments qui les liaient au système nerveux central se rompirent d’un seul coup. Un à un, les processeurs furent analysés de près. Trois d’entre eux servaient à diriger les impulsions vers les circuits organiques complexes mêlés à la peau des créatures. Un autre était doté d’un émetteur-récepteur de faible puissance. Matin Lumière Montagne fut heureux de découvrir ce détail. De fait, il n’aurait peut-être pas besoin d’établir une connexion physique avec la créature restante. Le dernier composant était étrange. Il s’agissait d’un genre de treillis en cristal conducteur, doublé d’un petit processeur. L’Immobile mit longtemps à comprendre sa fonction. Le cristal était un système de stockage, une version évoluée des systèmes qu’il utilisait lui-même pour programmer des instructions dans ses missiles. Dans ce cas précis, la capacité théorique de stockage était colossale, presque aussi importante que celle d’un cerveau d’Immobile. Malheureusement, le cristal ne contenait quasiment rien. Les informations devaient avoir été effacées lorsque la créature était morte. L’adaptateur arriva enfin. Matin Lumière Montagne travailla avec célérité, se connectant au minuscule émetteur-récepteur, l’alimentant en énergie. Un déluge d’impulsions binaires se déversa dans son esprit. Il se servit des programmes qu’il avait développés pour contrôler ses propres processeurs pour les modifier, leur donner une architecture mathématique compréhensible pour lui. En même temps, il observa l’appareil avec son amplificateur de champ de résonance. La chaîne de nombres n’avait aucun sens pour lui, mais du moins savait-il d’où elle venait. Avec précaution, il renvoya la séquence à sa jonction d’origine, ce qui eut pour effet d’activer certaines parties du processeur. Lentement, il apprit à donner des instructions de base à la petite machine. Le processeur comprenait de nombreuses règles de fonctionnement. Lorsque l’émetteur-récepteur s’alluma enfin, apparut une liste de transmissions possibles. Presque par hasard, Matin Lumière Montagne apprit à les sélectionner et à déclencher l’émission. Les séquences binaires étaient horriblement longues et complexes, mais il y avait néanmoins une logique admirable derrière ce fabuleux appareil. Il utilisa un autre adaptateur pour se connecter à un second processeur, qui se révéla encore plus élaboré que le premier. Une fois de plus, Matin Lumière Montagne essaya patiemment toutes les combinaisons possibles et réussit à l’activer. Immédiatement, il fut inondé par un déluge d’informations, dont la plus basique était un signal stable, qui se répétait cinq cents fois par seconde. Les autres fonctions modifiaient le signal de façon quasi imperceptible, car ses paramètres principaux demeuraient inchangés. L’Immobile désactiva ces fonctions secondaires et étudia longuement le signal de base. Il élabora un programme de pensée capable de décoder le format de l’information et obtint bientôt un cube constitué de douze milliards de points. À ce stade-là de ses recherches, plus de mille cerveaux d’Immobiles étaient utilisés pour tenter d’interpréter la technologie des prisonniers et le système binaire qu’elle utilisait. Dans toute l’histoire de son monde, jamais un problème unique n’avait mobilisé autant d’individus. Il ralluma la première fonction additionnelle et une chaîne de symboles apparut à l’intérieur du cube. La créature restante était figée, couchée sur le sol de sa cage. Alors que Matin Lumière Montagne passait en revue les séquences de transmission, l’être sursauta et releva ses senseurs. La cellule capta une réponse transmise par l’émetteur implanté dans le corps de la chose, réponse qui fut immédiatement acceptée par le récepteur contrôlé désormais par Matin Lumière Montagne. La créature se leva et regarda avec curiosité l’équipement utilisé par les Mobiles. Elle émit un son bref puis se tourna vers les Immobiles. Son émetteur-récepteur envoya une longue séquence binaire, qui dura plusieurs millièmes de seconde. Toute une série de règles programmées s’activèrent soudainement dans le processeur de Matin Lumière Montagne, ouvrant de nouvelles jonctions, en fermant d’autres. Impuissant, l’Immobile vit le processeur se refermer sur lui-même. Tous les câbles quantiques primaires qui permettaient d’y accéder étaient bloqués. Pis encore, les séquences binaires utilisées pour appliquer ces ordres étaient fondées sur des nombres premiers de très grande taille, ce qui les rendait quasiment impossibles à déchiffrer. Il était incapable de donner un contrordre. La créature tendit un bras vers les Immobiles protégés par leur paroi de cristal, et dressa verticalement l’une de ses pinces. Matin Lumière Montagne savait reconnaître un geste de défi quand il en voyait un, et ce quelle que soit l’espèce concernée. Il utilisa son propre émetteur pour dupliquer la séquence, ce qui fit de nouveau sursauter la créature. Pas de réponse cette fois-ci. D’autres symboles continuaient d’apparaître dans le cube, comme Matin Lumière Montagne activait les fonctions une à une. Au moins, la créature avait-elle été incapable de les endommager. Cependant, sans connaître la fonction de chacun de ces symboles, il était impossible de commencer à les traduire. Ses chances d’entrer en communication avec la créature avaient été considérablement réduites. L’Immobile passa en revue les possibilités qui lui étaient offertes. Restaient seulement deux sources d’informations concernant cet être et les événements qui se déroulaient en dehors du système de Prime : le cerveau de la créature et sa mémoire électronique. Maintenant, Matin Lumière Montagne était persuadé que son prisonnier ne se laisserait pas faire et refuserait de livrer ces informations de bonne grâce. L’autre, juste avant de mourir, avait pris soin d’effacer le contenu de sa banque de données. Données qui devaient donc avoir de la valeur. Un soldat leva un bras et tira un projectile cinétique à haute vélocité dans le pédoncule de la créature. Le fluide rouge, des morceaux collants de cerveau et des esquilles d’os jaillirent dans toute la cellule, maculant les parois transparentes. La créature morte fut placée sous un scanner de précision. Elle était fermement maintenue en place comme Matin Lumière Montagne repérait l’emplacement du système implanté sous le cerveau. Heureusement, il était intact. Le soldat avait parfaitement visé. Les Mobiles commencèrent l’extraction. Cette fois-ci, la banque de données était presque pleine. L’étude préliminaire de Matin Lumière Montagne révéla que les informations étaient protégées par un programme dont la clé semblait infiniment plus complexe que celle qui lui avait permis d’activer l’émetteur-récepteur. Le petit appareil fut transféré dans le laboratoire d’électronique et placé sous un détecteur d’interface quantique. La lecture des données classées par blocs fut extrêmement laborieuse, mais quelques semaines plus tard, l’intégralité de la séquence était incorporée à la mémoire de Matin Lumière Montagne. Tout en lisant les données stockées, il avait fait des tentatives d’enregistrement sur la banque effacée de la première créature tuée. Son principe de fonctionnement était relativement simple : les impulsions nerveuses envoyées par les récepteurs sensoriels étaient transformées en séquences binaires, compressées par une série d’algorithmes, puis insérées dans un treillis de stockage, qui contenait tout ce que la créature avait perçu. Matin Lumière Montagne parvint à élaborer un programme complexe, capable d’inverser les processus de transformation et de compression afin de retrouver les impulsions analogiques de base. Il appliqua le programme et stocka les données transformées dans le cerveau d’un seul Immobile. Celui-ci fut isolé du groupe par une série de coupe-circuits, juste au cas où les choses tourneraient mal, où le mode de pensée de la créature tenterait de les contaminer. Dudley Bose se débattait. Des monstres en armure le tenaient fermement. Une lame brillante taillait dans sa combinaison, coupait à la fois le morphoplastique et sa fesse droite. La pointe s’enfonça dans sa chair dans une explosion de douleur. De douleur. DE DOULEUR ! Matin Lumière Montagne voulut rejeter sa tête en arrière et crier, comme l’impulsion inconnue se propageait dans cinquante mille cerveaux reliés avec la violence d’un éclair. Le choc transperça le groupe d’Immobiles nus et couverts de gelée, qui ne purent s’empêcher de se griffer la peau en s’infligeant des blessures à l’abdomen et aux jambes. Il voulut se libérer de cette souffrance en se tortillant, mais ses membres inférieurs refusaient de bouger. Le souvenir fut rejeté loin de sa pensée consciente, dans les profondeurs de son passé. Le système de sécurité joua son rôle et dériva le gros de l’impulsion, rendant ses effets supportables. Les ouïes de Matin Lumière Montagne palpitèrent à l’unisson comme il prenait une profonde et bruyante inspiration. À travers tout le territoire, des milliards de Mobiles, subitement figés, se remirent au travail. En orbite autour de la planète, ses vaisseaux corrigèrent leurs trajectoires. Dans les usines, les machines se réinitialisèrent et recommencèrent immédiatement à mâcher, à digérer et à raffiner des morceaux d’astéroïde. La douleur. Quel concept extraordinaire. Les Mobiles et Immobiles de Prime avaient un sens du toucher ; ils étaient sensibles à la pression qui s’exerçait sur leur épiderme. Mais là, on avait affaire à un signal de danger dont l’ampleur dépassait l’entendement. D’une certaine manière, c’était logique. Les humains étaient des individus. Si étonnant que cela pût paraître, ils n’étaient pas divisés en Mobiles et Immobiles. C’était une civilisation constituée de milliards d’entités parfaitement conscientes et en concurrence les unes avec les autres. Une concurrence qui, parfois, se manifestait de façon extrêmement brutale. > mémoire< La stupidité sans limite du conseil d’administration de l’université. Chaque mois, Dudley passait - gâchait ! - des heures précieuses en participant à des réunions qui n’avaient d’autre but que de perpétuer le statu quo. Son département était toujours oublié, insuffisamment financé, traité avec condescendance par les départements de sciences plus prestigieuses. Quelle bande de fumiers ! > expliquer< Pourtant, sa science en vaut la peine. Ses racines sont fichées dans le cœur même de l’humanité, car elle est pratiquée depuis la nuit des temps. C’est une science pure, noble, qui n’a rien à voir avec l’argent. > motivation non comprise/mémoire< Le président de l’université en a longuement parlé. > vocalisation/créatures communiquent avec des sons/ mémoire interne< — Allez vous faire foutre ! cria Bose dans sa cage, tandis qu’on découpait Emmanuelle Verbeke sur la table de vivisection, que son sang coulait à flot de sa carotide sectionnée. Puissiez-vous tous pourrir en enfer, bande de saloperies ! On vous exterminera tous à coups de missiles nucléaires, on achèvera vos bébés quand ils seront phosphorescents ! On vous fera disparaître de cette putain de galaxie. Dieu lui-même oubliera que vous avez existé ! > dieu/allié humain/mémoire< Des livres, des centaines, des milliers de livres, tous issus des mêmes textes sacrés. L’histoire de la naissance de l’Univers, de son créateur envoyant une partie de lui-même sur le monde des humains pour leur offrir le salut. Salut trouvé de diverses manières. Dans des alliances humaines surtout. Mythologie divine qui, pour le scientifique qu’était Bose, ne pouvait être que pure invention. Tout comme les elfes des forêts, qui se sont finalement matérialisés. Les Silfens. Quelle ironie. > autres alliés/classifications/mémoire< Des centaines de mondes habités par des dizaines de milliers de créatures non intelligentes. Plusieurs espèces intelligentes découvertes lors de l’expansion du Commonwealth. Amies ou ennemies ? Personne ne le sait réellement. Et puis, le monde sans vie, la planète de l’IA. > IA/Immobile humain/expliquer< Ce n’est pas un Immobile humain. Elle est née de programmes très sophistiqués. Elle est artificielle. > pensée humaine transférée vers IA/fonction Immobile/ confirmer< Non, elle ne fonctionne pas comme vous. Certains humains chargent leurs souvenirs dans l’IA lorsqu’ils ne veulent pas se faire rajeunir, lorsque la vie qu’ils ont vécue leur suffit. > paradoxe/expliquer< Je ne peux pas. C’est quelque chose que je ne ferai jamais. Les gens ne sont pas tous les mêmes, nous avons tous des motivations différentes. > rôle de l’IA dans vol spatial/mémoire< Des souvenirs lointains de flashs d’informations. Des politiciens débattant de l’utilité de la mission, de son financement. Interview de Nigel Sheldon. La vice-présidente affirme que l’IA nous encourage à monter cette expédition. Les enveloppes l’intriguent. Pas de confirmation directe, car l’IA ne s’adresse pas aux gens ordinaires comme Bose. > clarification du statut/participation au vol/ mémoire< Devenu quelqu’un en un instant. Grâce à sa découverte. Triomphe suivi par des mois d’angoisse passés à s’imposer lentement, à passer toutes les sélections. Sa détermination et ses manœuvres politiques avaient porté leurs fruits, à sa grande surprise. > implication des frères dissidents/expliquer< Jamais entendu parler d’eux. Jamais entendu parler de vous avant que l’enveloppe disparaisse d’un seul coup. Notre mission était purement scientifique. De l’exploration… > message de Matin Lumière Montagne 17735/ expliquer< Vous vous trompez. Il n’y avait aucun extraterrestre à bord de Seconde Chance. > paradoxe/expliquer< Il n’y avait pas d’extraterrestre à bord. Notre hysradar nous a confirmé que l’autre barrière était toujours en place. > construction de la barrière/mémoire< Aucun souvenir. Lorsque les enveloppes ont été érigées, les humains ne savaient même pas voler. Ils ne sont pour rien dans leur construction. > Commonwealth humain/mémoire< Des centaines de mondes reliés les uns aux autres par des trous de ver. Des mondes de terre, d’eau et d’atmosphère. Des mondes chauds avec des ciels clairs et purs. Des mondes parfaits pour les Immobiles. Il y en avait tant que les conflits entre Immobiles n’auraient plus aucune raison d’être. > trous de ver/mémoire< Distorsions de l’espace-temps annihilant les distances. Peuvent être grands ou petits. Le moyen de transport ultime. Si les Immobiles étaient répartis dans l’espace interplanétaire et interstellaire, il n’y aurait jamais aucune divergence. Avec des trous de ver, Matin Lumière Montagne pourrait s’étendre dans toute la galaxie et être présent dans tous les systèmes solaires. Il ne mourrait jamais, n’aurait aucun risque d’être détrôné. > construction d’un trou de ver/expliquer< Je ne connais rien aux atomes exotiques et les détails techniques m’échappent totalement. En revanche, les équations sont élémentaires. > localisation du Commonwealth/mémoire< Au centre même de ce qui restait de la conscience de Dudley Bose, l’ex-astronome de l’université de Gralmond, scintillaient comme des pierres précieuses les noms, types spectraux et coordonnées de tous les mondes du Commonwealth. 5 À cause de la proximité de son soleil de type G-1 et de son ciel à l’aspect chaulé, la température de Venice Coast ne cessait de grimper tout au long de la journée. L’île-cité, qui faisait cent cinquante kilomètres de long, était située juste en dessous de ce qui était techniquement le cercle polaire d’Anacona. Et pour ne rien arranger, l’été avait encore de beaux jours devant lui. Sous les effets conjugués de la géographie et du calendrier, la ville connaissait des périodes diurnes de seize heures. Seize heures de soleil intense. Au milieu de l’hiver, la situation était inversée et les journées ne duraient que six heures. La température descendait alors considérablement, frisant les moyennes méditerranéennes. Du fait de ces conditions particulières, Anacona était inhabitable au-dessous de cinquante degrés de latitude nord et au-dessus de cinquante degrés de latitude sud. Entre ces deux lignes imaginaires, il n’y avait qu’un gigantesque désert de roches stériles. Vue de l’espace, la planète avait l’apparence symétrique d’une géante gazeuse, avec ses vastes étendues sablonneuses couleur café et ses chaînes de montagnes noires et auburn. Les planétologues du Commonwealth n’avaient pas fini de débattre au sujet de ce paysage singulier. D’aucuns se demandaient si le climat n’avait pas affecté la topographie, tandis que d’autres affirmaient que cette symétrie n’était qu’une étape intermédiaire, le résultat de mouvements tectoniques aléatoires. De fait, les régions centrales n’étaient pas les seules à être régulières. Au-delà des montagnes qui bordaient le désert au nord et au sud, des mers en forme d’anneaux aux eaux couleur bleuet scintillaient sous le soleil. Les deux zones polaires accueillaient des continents couverts d’une abondante végétation émeraude, de forêts pluviales et de prairies nourries par la chaleur et les averses quotidiennes. Des deux mers s’élevaient des nuages blancs qui s’enroulaient lentement pour former des spirales au-dessus des pôles. À Venice Coast, l’humidité était quasi indécente. En milieu d’après-midi, tout le monde faisait la sieste, y compris les touristes, et les rues étaient désertes. Les magasins fermaient pendant quatre ou cinq heures d’affilée, attendant la soirée et les premières rougeurs dans le ciel pour rouvrir. Les gens se reposaient longuement dans les nombreuses cours ombragées. Le seul service qui fonctionnait pendant ces périodes de léthargie était le monorail, qui reliait tous les quartiers de la ville immense. Les gondoliers, taxis et autres livreurs laissaient leurs embarcations à quai et, en attendant, passaient le temps dans les bars. Ces interludes quotidiens n’étaient pas pour arranger les affaires de Paula Myo. Sans une foule d’anonymes dans laquelle se fondre, il était beaucoup plus difficile d’effectuer une mission de surveillance. Les agents étaient donc contraints de prendre des repas interminables aux terrasses des restaurants et des cafés environnants. Ce dont ils ne se plaignaient guère. Mais Paula désapprouvait ces méthodes peu propices à une vigilance de tous les instants. Leur attention tout entière était focalisée sur la galerie Nystol, un bâtiment de trois étages situé au bord d’un canal, dans le quartier de Cesena. On y trouvait principalement des œuvres d’art étranges, des machines électrocinétiques constituées de centaines, voire de milliers de composants animés. Paula avait visité une version virtuelle de la galerie. Le moins que l’on pût dire, c’était qu’elle n’était pas amatrice. Ce mariage de l’art et de la machine l’avait frappée par son inutilité. Il y avait là des animaux animés, des extraterrestres, des créatures mythiques, dont les organes avaient été remplacés par des moteurs et des pistons. Mais il y avait également des assemblages en apparence aléatoires, formant des volumes asymétriques, des engins qui n’auraient jamais dû fonctionner, mais qui pourtant bourdonnaient, tournoyaient, oscillaient de manière bancale et élégante à la fois. Et puis, comment oublier ces cascades mécaniques, ces relais actionnés par le feu, l’eau, l’air, le caoutchouc ou le protoplasma, ces composés de machines domestiques ou industrielles détournées, ces Meccano qui, par un miracle inexpliqué, parvenaient à produire un impossible mouvement perpétuel. La galerie était une couverture idéale pour M. Valtare Rigin, dont l’autre spécialité était le trafic d’armes. Tout d’abord, Venice Coast n’était pas le genre d’endroit où se conclue normalement ce type d’affaires. La ville était dépourvue de toute industrie. On y trouvait beaucoup d’artistes, quelques pêcheurs et des touristes. La cité avait été fondée en 2200 sur des bases complètement antiéconomiques. Il n’y avait jamais été question de plan de développement industriel ou de tactique pour attirer les entrepreneurs et les investisseurs. Venice Coast avait été bâtie sur un rêve et une prière. Elle était née sur une langue de terre sablonneuse baptisée « Prato », au milieu d’une bande de marécages longue de sept cents kilomètres, sur la côte du continent Calitri, protégée de la mer par un collier d’îlots. La vie marine avait attiré des familles venues d’Italie, que San Marino, la capitale de la planète, commençait déjà à fatiguer. Les eaux regorgeaient de poissons comestibles parfaitement compatibles avec la cuisine italienne. De nombreuses familles de colons étaient originaires de l’ancienne Venise, aussi cette culture de bateliers était-elle présente depuis le début. Des dragueurs importés des chantiers navals de Vérone creusèrent de grands canaux capables d’accueillir les bateaux de pêche, puis nettoyèrent les alentours de Prato. Des maisons furent construites sur les terrains les plus élevés et donc les plus prisés. Chaque demeure était accessible par bateau. C’est à ce moment-là que les habitants de la ville se rendirent compte du potentiel de cette particularité. Les marais furent asséchés à l’est et à l’ouest et la cité continua de s’étendre. Après quelques années, Prato était devenue une île allongée, séparée de la côte principale par une lagune large et claire, traversée par une voie de chemin de fer. Tout était prêt pour son développement futur. Les dragueurs et les robots de construction travaillèrent sans relâche pendant cent quatre-vingts ans. L’île changea d’alignement à de nombreuses reprises afin de rester parallèle à la côte, tandis que de nouveaux quartiers étaient bâtis à ses deux extrémités. Architectes, artisans et entrepreneurs travaillèrent avec la mairie afin de préserver et d’accentuer le caractère italien de la ville. Il devint bientôt très à la mode parmi les Grandes familles, les Dynasties intersolaires ou les nouveaux riches de posséder une villa à Venice Coast ou, encore mieux, sur l’une des îles, multiples, qui la séparaient du reste de l’océan. Le quartier de Cesena, où se trouvait la galerie Nystol, était situé à trente kilomètres et trois arrêts de monorail à l’est de Prato. Au bout de quatre jours, Paula connaissait chaque ruelle, chaque canal, pont, allée couverte ou parc par cœur. Son hôtel était à dix-sept minutes et demie de marche de la station de monorail la plus proche, le temps de traverser cinq ponts, trois en pierre sculptée, un en bois et un en métal. La galerie n’était qu’à quatre minutes et demie et trois ponts, et le commissariat de police à deux minutes et quatre ponts de là. Paula était arrivée à Venice Coast avec une équipe de huit agents, bientôt rejointe par cinq hommes de l’équipe technique et trente officiers de la division d’assaut tactique. Le ministre de l’Intérieur de la planète avait également mis sous ses ordres douze de ses officiers, dont l’aide, dans cet écheveau de canaux et d’allées étroites, était plus que précieuse. Leur présence montrait d’ailleurs à quel point les gouvernements prenaient au sérieux la nouvelle Agence de sécurité planétaire du Commonwealth, sœur jumelle plus discrète de l’Agence spatiale. De fait, le lancement des vaisseaux éclaireurs monopolisait l’attention du public. Tout le monde n’avait d’yeux que pour l’ASC. Alors que l’ASPC recevait tout autant d’argent public. Pour quelqu’un qui n’avait réussi à obtenir que cinquante-huit pour cent des voix intersolaires, la présidente Doi se montrait étonnamment efficace lorsqu’il s’agissait de réunir des fonds pour les nouvelles agences. Il se disait d’ailleurs dans les émissions politiques de l’unisphère que les impôts sur le revenu ne manqueraient pas d’augmenter pour renflouer les caisses de l’État. L’argent aurait dû aider Paula à accepter plus facilement la transition entre son ancien et son nouveau statut. Mais ce n’était malheureusement pas le cas. Elle regrettait son bon vieux CICG, même si son salaire était aujourd’hui plus élevé et son équipe plus nombreuse. Équipe qui incluait d’ailleurs Alic Hogan, son adjoint, transfuge du département juridique de Columbia. Son goût pour les rapports et l’insistance avec laquelle il exigeait que la procédure fût respectée à la lettre étaient très mal perçus au quartier général de Paris. D’autant plus qu’il avait une très faible expérience du terrain et l’habitude prononcée de surveiller le travail des autres. Durant les derniers mois, Paula en était venue à se demander si son âge avancé n’avait pas fait d’elle une réactionnaire, une réfractaire au changement, une femme aigrie qui refusait de voir le monde évoluer sans elle. Ce fut une surprise pour quelqu’un d’aussi réaliste et pragmatique qu’elle. Les forces de police devaient s’adapter constamment à la société dans laquelle elles étaient supposées maintenir l’ordre. Ce qui la mettait particulièrement mal à l’aise, c’était le contrôle exercé en permanence sur ses agents. Elle n’acceptait pas de se voir imposer des limites. Après toutes ses années de service, après être devenue presque autonome, elle ne supporterait pas d’être récupérée par le système. — C’est pareil pour tout le monde. — Pardon ? demanda Tarlo. Paula gratifia son adjoint d’un sourire forcé. Elle avait parlé à voix haute sans s’en rendre compte. — Rien. Je pensais tout haut. — D’accord, fit Tarlo en retournant à son menu. Dans un décor pareil, l’attitude californienne de Tarlo était appréciable, car il se fondait parfaitement dans le paysage. Ils étaient assis à la terrasse d’un café, sous un parasol, au bord du canal de Clade. De l’autre côté, à deux cents mètres de là, se trouvait l’arrière de la galerie. La paroi de brique rouge sortait des eaux calmes et ne comportait qu’une petite aire de chargement, située un mètre à peine au-dessus de la ligne noire de marée haute. De part et d’autre de l’embarcadère, les poteaux d’amarrage en bois avaient complètement perdu leurs bandes blanches et bleues, décapées par le soleil. De grandes fenêtres serties de pierres marquaient l’emplacement des deuxième et troisième étages, surplombés par un toit en saillie couvert de tuiles rouges. Une rangée de feuilles de captage semi-organiques était accrochée aux gouttières à la manière de plantes grimpantes ayant jailli des chevrons. L’eau douce était une denrée rare à Venice Coast, car les puits creusés sous chaque bâtiment ne suffisaient pas à satisfaire la demande des résidents. Paula était assise face à l’immeuble, tandis que Tarlo regardait fixement le canal. Avec sa casquette blanche et sa chemise en lin orange et noir, il semblait immunisé contre la chaleur. Paula retira sa veste de tailleur et la posa sur le dossier de sa chaise. Son chemisier blanc lui collait à la peau. Sa perruque lui donnait chaud et des gouttes de sueur lui dégoulinaient sur les sourcils, mais elle résistait à la tentation de se gratter. Un serveur affalé dans un fauteuil à l’intérieur du café les dévisageait depuis un moment. Quand il fut certain qu’ils étaient bien là pour consommer, il se leva et s’approcha avec nonchalance. — Ah, uno, aqua, minerale, natu…, commença Paula. — Plate ou gazeuse ? demanda le serveur dans un soupir méprisant. — Oh ! Plate, s’il vous plaît. Bien fraîche, avec des glaçons. Habituellement, les serveurs de Venice Coast refusaient de servir les clients qui ne se donnaient pas la peine de parler italien. Tarlo commanda une bière sans alcool et un bol de noix de rasol fumées. L’homme les gratifia d’un regard quasi haineux et s’en alla en haussant les épaules. — Ça fait toujours plaisir d’être accepté par la population locale, dit Tarlo en posant ses pieds chaussés de sandales sur la balustrade qui longeait le quai pavé de granite. Paula jeta un coup d’œil à son horloge. — On commandera une autre boisson dans une demi-heure, et un en-cas un peu plus tard. J’aimerais passer environ deux heures ici. — Chef, vous savez qu’on balaie cet endroit avec des senseurs toute la journée ! Même un pigeon voyageur ne pourrait pas passer sans qu’on le repère. — Je sais. Mais j’ai besoin de m’imprégner de la cible. Sinon, l’opération risque de mal se passer. — Je ne vous le fais pas dire… S’il y avait un point positif dans la création de l’ASPC, c’était bien le remaniement du renseignement. Pour une fois, la rumeur selon laquelle Valtare Rigin s’apprêtait à acheter du matériel de haute technologie n’était pas venue des informateurs de Paula. En effet, la police locale surveillait en permanence les industriels dont la production pouvait être utilisée à des fins illicites. Elle avait tout particulièrement à l’œil une compagnie qui venait d’acquérir des stabilisateurs de résonance moléculaire haute tension, du genre de ceux qui servent à générer des champs de force. Cette compagnie n’était bien évidemment qu’une couverture et l’argent venait d’un compte temporaire ouvert dans une banque de StLincoln. La cargaison avait transité par diverses planètes, histoire de brouiller les pistes, avant d’être livrée à la galerie d’art. C’est à ce moment-là que Paula avait pris les choses en main. Après avoir remonté la filière en surveillant Rigin de près et en espionnant ses communications, on en avait conclu que le marchand d’art achetait énormément de matériel à usages multiples. Il ne s’agissait pas réellement d’armes, mais Adam Elvin avait déjà procédé de cette manière dans le passé. — C’est une bonne couverture, dit Paula en sirotant son eau minérale. Je parie que les avocats de Rigin jureront que les composants étaient destinés à une de ces sculptures mécaniques. — Si c’était vrai, il n’aurait pas eu besoin de les acheter de cette façon. Paula sourit dans l’ombre du parasol. Une brise agréable commençait à souffler depuis le canal. — Je ne comprendrai jamais les artistes radicaux, commenta-t-elle. — À votre avis, il va tout expédier en une fois ? — C’est probable. Le plus dur, c’était de réunir les composants. Maintenant, il lui suffit de tout mettre dans un ou deux containers. — Et de passer par la porte de derrière. — Exactement. Cachée derrière ses grandes lunettes de soleil, Paula examina la façade de brique rouge et se concentra plus particulièrement sur la porte en bois grisâtre. En esprit, elle voyait un bateau arriver, s’amarrer à un poteau. Puis le container arriverait… La transaction se ferait au milieu de la journée, évidemment. Une cargaison simple et honnête, rien de plus. Ensuite, le bateau s’en irait vers le quartier d’Acri, où étaient amarrés les navires plus grands, ou peut-être vers le port industriel qui jouxtait la station de monorail de Prato. Elle le suivrait partout. Elle longerait la ligne tendue et tomberait nez à nez avec Bradley Johansson. Adam Elvin s’installa confortablement dans les coussins en velours pourpre, à l’arrière de la gondole qui glissait avec grâce sur le canal étroit. C’était une de ces petites voies navigables qui zigzaguaient entre les immeubles, reliaient entre eux les canaux plus importants. Autour de lui, les murs étaient hauts, couverts d’algues et de crasse. L’eau clapotait contre les édifices craquelés, rongeant le mortier - des pans de mur entiers avaient été refaits avec des briques neuves et du ciment dur, mais le résultat, trop parfait, paraissait déplacé. Les ponts se succédaient au-dessus de sa tête comme de minuscules tunnels. Chaque immeuble possédait sa porte en bois située à un mètre environ de la ligne de marée haute et fermée par une lourde serrure en fer. Plusieurs d’entre elles étaient ouvertes, comme des livreurs transportaient des caisses et des cageots dans les sombres demeures. À Venice Coast, les livraisons ne se faisaient que par bateau, ce qui revenait extrêmement cher. Cela n’arrangeait pas vraiment les affaires d’Adam. Dans un quartier donné, on ne pouvait se déplacer qu’à pied ou en bateau, et les différentes parties de la ville n’étaient accessibles que par monorail. Ils bifurquèrent sur le célèbre canal Rovigo, l’un des axes principaux du quartier de Cesena. Des deux côtés de la voie étaient alignés des arbres de Venturi, plantés un siècle plus tôt. Leurs troncs noueux ressemblaient à des piliers de cuivre. Leurs branches les plus hautes, situées à près de vingt-cinq mètres du sol, formaient des arcs auxquels étaient suspendues de longues mèches de feuilles dorées aussi fines que du papier. Chacun d’entre eux avait son propre puits creusé dans le sous-sol tourbeux, permettant ainsi aux racines de se gorger d’eau fraîche. Adam avait de la chance d’être là durant la période très courte où ils étaient en fleur. Chaque branche était terminée par un trio de fleurs à collerette améthyste, aussi grosses que des ballons de football. Déjà, les pétales commençaient à pâlir et à tomber, tels des confettis parfumés, sur la tête des touristes ravis. Adam sourit, tandis que le gondolier ralentissait délibérément pour lui permettre de se délecter de la vue et du parfum de ces arbres magnifiques. Les boutiques et les galeries qui flanquaient le Rovigo étaient les plus luxueuses de Venice Coast. Dans leurs vitrines sombres n’était souvent exposée qu’une infime partie de leurs marchandises prestigieuses, mais il n’en fallait pas plus pour en évaluer la qualité. Pas très loin de là, l’étrange flèche néogothique de la cathédrale Saint-Pierre dominait les tuiles rouges de la ville, telle une fusée de l’ancien temps. Le Rovigo se jetait dans le canal de Clade. Au croisement, la gondole s’arrêta sous le dernier arbre de Venturi pour laisser passer un bateau plein de touristes, couvert d’une verrière et climatisé. Les remous secouèrent violemment la gondole, au grand dam du gondolier. Durant le trajet, l’homme n’avait cessé de pester contre les embarcations équipées de moteurs. Adam jeta un coup d’œil au canal de Clade, qui s’incurvait légèrement tout en lui laissant voir l’arrière de la galerie Nystol. Il n’y avait qu’une dizaine de bateaux en vue : deux gondoles, quelques barques de livraison, un taxi. Les trottoirs étaient tout aussi déserts. Les touristes étaient très peu nombreux et les terrasses des cafés presque vides. — Stop ! siffla Adam au gondolier. L’homme se retourna, surpris. Il s’apprêtait justement à engager la frêle embarcation dans le grand canal. — La voie est libre, maintenant, se plaignit-il. — Faites demi-tour. Laissez tomber le Clade, compris ? Ramenez-moi plutôt à la station de monorail, dit-il en produisant un rouleau de billets et en comptant une centaine de dollars d’Anacona. À la vue de l’argent, le visage de l’homme s’illumina. — Bien sûr, pas de problème. Vous êtes le commandant, moi, je ne suis que le mécano. Il changea l’angle de sa perche et l’enfonça dans le fond vaseux. La proue de la gondole décrivit lentement un arc de cercle et l’embarcation retourna vers le Rovigo. Une multitude de pétales violets et cassants tombaient comme de la neige sur les vêtements d’Adam, tandis que la gondole glissait sur l’eau à une vitesse désespérément lente. Son passager se retint de se retourner. C’eût été une faiblesse stupide. Il savait exactement qui il avait vu, là-bas, à la terrasse de ce café. Après toutes ces années, il était capable de reconnaître le profil de l’inspecteur principal Myo sous tous les angles et à n’importe quelle distance. Elle portait une perruque blonde, de grandes lunettes de soleil, mais ce n’était pas suffisant. Sa posture, sa gestuelle… Ce tailleur ! Il n’y avait qu’elle pour porter un tailleur à Venice Coast, à l’heure de la sieste. Ses membres se mirent à trembler, tandis qu’il se rendait compte qu’il était passé à deux doigts de la fin de… de tout. Il devait avoir épuisé ses réserves de chance. S’il avait tourné la tête dans l’autre sens… Si Myo n’avait pas été là en personne… Il avait subi un reprofilage cellulaire, évidemment. Ses traits étaient plus tirés, sa peau plus sombre. Mais il savait que cela n’aurait pas suffi avec elle. Myo l’aurait reconnu aussi facilement qu’il l’avait reconnue. Il leur était impossible de se duper mutuellement. Il entra dans la galerie par la porte principale, sachant pertinemment que l’équipe de l’Agence devait avoir sa photo dans ses dossiers. Mais cela ne le dérangeait pas. Le hall d’entrée était surplombé par une voûte de briques peintes en blanc. Le sol était fait de grandes dalles de pierre. Avant de devenir une galerie d’art, le bâtiment avait été un entrepôt, ce qui en faisait un endroit idéal pour accueillir des œuvres cinétiques. La réceptionniste était assise à son bureau, juste en face de la grande porte en verre fumé qui menait à la salle d’exposition. Elle était incroyablement belle, avec son corps de sylphide, sa peau blanche de Nordique et ses cheveux auburn lui arrivant au milieu du dos. Sa robe légère, brun et émeraude, venait d’une maison de haute couture. Elle le gratifia d’abord d’un sourire machinal, avant de l’envisager d’un air plus franchement intéressé. — Bonjour, puis-je vous aider ? demanda-t-elle. — Non, répondit-il en lui tirant une microfléchette dans la tempe. Les muscles de la femme se contractèrent simultanément et elle resta assise sans bouger - rigor mortis instantanée. De loin, personne ne remarquerait quoi que ce soit. Son assistant virtuel se connecta à l’ordinateur du bureau. Après une brève bataille électronique, il finit par prendre le contrôle du réseau informatique du bâtiment. Comme le programme avançait derrière les lignes ennemies, les armes et autres systèmes de défense implantés dans son corps s’activèrent. Il isola le réseau de la galerie de la cybersphère planétaire et désactiva les alarmes internes. La porte d’entrée était fermée. Là où c’était possible, les portes coupe-feu furent scellées, découpant le bâtiment en compartiments étanches. Les senseurs travaillaient désormais pour lui et lui permettaient de surveiller les déplacements de plusieurs personnes. Il savait néanmoins qu’au moins trois salles étaient dépourvues de tout système de surveillance. La première pièce abritait un griffon EC de deux mètres cinquante de hauteur, tout en feuilles de cuivre incrustées de pierres précieuses, qui se mouvait avec élégance grâce à des centaines d’engrenages et de micropistons. On eût dit la matérialisation d’un dessin de Léonard de Vinci. Un vieux couple tournait autour en lançant des commentaires admiratifs et surpris. Il les tua tous les deux d’une décharge ionique. Le griffon roucoula bruyamment, comme il passait dans la salle suivante. Au deuxième étage, la cinquième pièce contenait une machine unique, constituée des restes démantibulés d’un avion qui, au lieu de produire des mouvements fluides et gracieux, boitillait comme un oiseau blessé. Des vagues erratiques le secouaient de centaines de manières différentes. Un guide marchait le long de l’œuvre d’art. Il paraissait intrigué par les bruits venant de la quatrième salle. La décharge ionique lui vaporisa le sommet du crâne. Les vapeurs de sang se collèrent au mécanisme de l’activateur électrohydraulique d’une aile, dont le mouvement fut immédiatement ralenti. Des cliquetis de plus en plus bruyants se faisaient entendre, comme les rouages de l’engin perdaient leur synchronisation, augmentant de façon exponentielle le stress subi par chaque pièce. Il monta au troisième étage. Le bureau de Valtare Rigin se trouvait derrière la deuxième porte. Tout comme celui des salles des niveaux inférieurs, son plafond voûté était fait de briques blanches. En face de la porte, une fenêtre cintrée offrait une vue splendide sur le quartier de Cesena avec, en son centre, la flèche chromée de la cathédrale Saint-Pierre. Rigin leva vers lui des yeux étonnés. Assis derrière son bureau, il essayait désespérément de faire redémarrer son ordinateur récalcitrant. — Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous faites ici ? — Vous êtes Valtare Rigin ? Rigin eut un sourire pincé. — Roberto, appela-t-il doucement. Un grand canapé en cuir noir était placé à gauche de la porte, de façon à demeurer invisible lorsque celle-ci était grande ouverte. Bien entendu, il avait senti la présence de l’homme assis dans ce canapé. Roberto, probablement, qui était justement en train de hisser sa carcasse haute de deux mètres dix sur ses pieds gigantesques. Il leva le bras droit et tira une décharge ionique à travers la porte, en plein dans le visage de l’homme. Roberto, comme tout bon garde du corps, était équipé d’un champ déflecteur, dont le générateur miniature était caché sous son costume taillé sur mesure. La décharge grésilla bruyamment et fut déviée vers le mur de briques. L’argile carbonisée se vaporisa à l’endroit de l’impact. Roberto abattit ses deux mains sur la porte, l’arrachant de ses gonds. L’intrus sentit à peine la masse de bois le heurter de plein fouet. Son bras décrivit un arc de cercle, réduisant en échardes la porte épaisse de huit centimètres. Roberto grogna de surprise et porta la main à son holster avec grâce, fluidité et célérité - son système nerveux modifié lui permettait d’éliminer les temps de latence. Il brandit une arme impressionnante et tira sur l’intrus deux cartouches en uranium appauvri. Mais celui-ci était protégé par un champ de force. Roberto n’eut pas de seconde chance. L’homme se jeta sur lui en levant la jambe droite et en l’abattant sur son flanc. Roberto couina, comme le coup transperçait son champ déflecteur. Trois côtes cédèrent et lui transpercèrent les poumons. Le garde du corps ignora la douleur et contre-attaqua du tranchant de la main gauche, visant le cou de l’intrus. Les deux champs de protection s’entrechoquèrent dans un bouquet de fleurs d’énergie qui, en éclosant, enveloppèrent les deux hommes d’un maillage bleu, bientôt absorbé par le sol. Le déflecteur n’avait aucune chance de percer le champ de force. Un poing pareil à une locomotive lancée à grande vitesse s’écrasa contre le flanc de Roberto, qui décrivit un vol plané avant de s’aplatir contre le mur. Le gorille glissa mollement sur le parquet luisant, laissant dans son sillage des traînées de sang. D’un bond, l’homme parcourut la distance qui le séparait de sa victime et atterrit de tout son poids sur sa jambe, lui brisant le genou dans un bruit écœurant. Roberto vomit, tandis que son agresseur l’agrippait par les revers et le soulevait. Il avait du mal à voir à travers son épais voile de douleur. Mais, en plissant les yeux, il découvrit un visage terrifiant, sans âme, n’exprimant aucune émotion. Alors, la tête du monstre s’abattit sur son nez, envoyant plusieurs esquilles d’os dans son cerveau. Il lâcha le cadavre du garde du corps et se retourna vers l’homme épouvanté assis derrière son bureau. — Vous êtes Valtare Rigin ? — Oui, répondit celui-ci en se signant et en se préparant à mourir. — Je n’ai pas le temps de vous torturer pour vous soutirer des informations. Si vous refusez de coopérer, je détruirai votre carte-mémoire après avoir tué votre enveloppe charnelle. Mes complices se chargeront ensuite de s’infiltrer dans votre clinique pour piller votre coffre sécurisé. Alors, vous serez véritablement mort. Nous avons les moyens de mettre cette menace à exécution. Vous me croyez ? Rigin hocha frénétiquement la tête. — Sainte mère de Dieu, mais qui êtes-vous ? demanda-t-il en jetant involontairement un regard au cadavre de son garde du corps. Comment avez-vous fait pour… ? — Où se trouve le matériel que vous avez acheté pour Adam Elvin ? — Je… Ce n’est pas le nom qu’il m’a donné, mais tout ce que je me suis procuré pour l’affaire en cours se trouve dans la deuxième salle de stockage, au bout de ce couloir. Tout, je vous le jure. — Je veux connaître la liste des composants et les modalités de paiement. Je suppose que vous avez des comptes cryptés. Je veux aussi savoir comment la marchandise doit être exportée. Il ordonna à son assistant virtuel d’entrer en communication avec celui du marchand d’armes terrifié. Les informations affluèrent. La décharge ionique fit un trou béant dans la cage thoracique de Rigin. Il se précipita sur le corps et se pencha sur lui. Une fine lame harmonique jaillit de sous son index droit, lui permettant de tailler dans le cou de l’homme et d’en sortir une boule sanguinolente de chair et d’os contenant tous les implants de sa victime. Lorsque la carte-mémoire de Rigin fut en sécurité dans sa poche, il sortit dans le couloir et marcha jusqu’à l’entrée de la deuxième salle de stockage. D’un seul coup de pied, il fit voler en éclats la porte en polytitane renforcé. Il y avait trois caisses dans la pièce dépourvue de fenêtre. Aucune n’était scellée. De la mousse d’emballage était éparpillée sur le sol. Il vérifia le contenu de la première, avant d’y laisser une charge explosive superthermique. Pour sortir de la galerie, il retourna dans le bureau de Rigin. Il s’arrêta devant la fenêtre et activa son champ disrupteur. La vitre de carboverre explosa littéralement, projetant dans les airs une myriade de morceaux scintillants. Il les suivit bientôt dans un saut de l’ange parfait et creva proprement la surface du canal de Clade. Sous l’eau, il joignit les pieds et mit les bras le long de son corps, ondulant presque imperceptiblement, nageant avec la grâce d’un dauphin. Dans ces eaux troubles, ses sens améliorés lui permettaient de voir distinctement les bords du canal et les bateaux au-dessus de sa tête. Dans son dos, la charge superthermique explosa. Son entraînement avait été difficile. Physiquement, bien sûr - ce qui n’était pas inattendu -, mais aussi mentalement. Il avait tant de choses à apprendre ! L’histoire du Commonwealth, sa politique actuelle, la multitude de planètes et leurs cultures respectives, la technologie, les programmes qui faisaient fonctionner ses nouveaux implants. Durant ces deux dernières années, il avait souvent eu envie de crier « Stop ! » à Stig et à ses autres tuteurs tortionnaires. Mais le souvenir de Bruce ne l’avait jamais abandonné, pendant ces longs mois passés à parcourir les villages secrets éparpillés sur le massif de Dessault. D’une certaine manière, il était en compétition avec la mémoire de Bruce qui, lui, n’aurait jamais abandonné, aurait tenu jusqu’au bout. Mais, aujourd’hui, Kazimir était à Santa Monica. Il se promenait sur une plage de sable fin face au soleil levant, à Los Angeles. Et il ne regrettait rien. Un vent agréable soufflait depuis le Pacifique, quelque peu agité, tandis que les premiers coupés et limousines faisaient leur apparition sur l’autoroute toute proche. À sa gauche, la jetée de Santa Monica s’enfonçait dans l’océan sur sept cents mètres. Sa structure originelle en bois, métal et béton avait disparu sous les extensions multiples ajoutées de siècle en siècle. À l’extrémité de la jetée, les nouveaux composants en sicarbone et verre, de même que les poutres en hyperfilaments, prenaient des formes organiques, parfois discrètes, parfois délibérément criardes, surtout du côté est, là où était installée la fête foraine. Dès son arrivée, la veille, il avait eu envie d’y aller afin d’essayer un ou deux manèges, histoire de rentrer véritablement dans la peau du touriste de base. Ce qu’il était bel et bien. Mais il avait résisté à la tentation à cause de l’entraînement que lui avait prodigué Stig. Si seulement Bruce avait été là avec lui, ils auraient bravé l’interdit sans aucun scrupule. Au lieu de quoi il avait fait ce qu’on attendait de lui. Il avait pris une chambre dans un hôtel situé derrière la promenade de la 3e Rue, un coin agréable, avec des boutiques élégantes qui attiraient aussi bien les touristes que les locaux. Il avait visité le quartier, s’était familiarisé avec la grille des rues, avait noté les différentes possibilités de transport en commun, au cas où il aurait été obligé de fuir. Il avait repéré les hôtels dont le hall était ouvert, les immeubles dotés d’une sortie de secours, les bâtiments publics. Il avait noté l’heure à laquelle les patrouilles de police étaient les plus fréquentes, observé discrètement l’emplacement des senseurs de surveillance. Durant ce processus, il avait appris à connaître la ville, à apprécier sa richesse, sa propreté, son style. Il était allé sur plusieurs mondes du Commonwealth et n’était plus vraiment impressionné par les zones urbaines couvrant plusieurs centaines de kilomètres carrés. Cependant, cette partie de Los Angeles avait bien failli mettre en péril le résultat de son acclimatation. Il n’était pas préparé à voir quelque chose d’aussi net et pimpant. La plupart des villes des nouveaux mondes avaient leurs quartiers d’habitation aux allures de ghetto. Ici, pourtant, alors que tout était beaucoup plus ancien, les bâtiments et les habitants semblaient avoir tenu le choc. L’argent facilitait les choses. Il ne manquait certes pas dans les résidences d’Ocean Avenue et les vastes demeures de Montana Avenue et San Vicenti Boulevard. Mais l’argent ne faisait pas tout. C’était comme si Santa Monica avait découvert le moyen de se rajeunir régulièrement, à la façon des humains qui l’habitaient. Malgré son grand âge, l’atmosphère y était joyeuse et vive ; il y faisait bon vivre. Kazimir se surprit même à penser qu’il serait parfaitement capable de refaire sa vie ici - à condition d’être forcé de rester sur Terre, bien sûr. De gros robots tracteurs municipaux avançaient lentement sur la plage, juste au-dessus du niveau de l’eau, nettoyant et aplanissant le sable pour la journée. Des cyclistes, des joggeurs, des marcheurs, des promeneurs, des chiens, des patineurs, des scooters faisaient leur apparition sur la piste prévue à cet effet entre la plage et la chaussée. Kazimir commençait à s’habituer aux citoyens du Commonwealth, à leur obsession de la mode et de la minceur. Mais les plus obsédés de tous vivaient très certainement sur Terre. Autour de lui, tout le monde, les plus jeunes comme les plus âgés, portait des vêtements de sport de grande marque. Il avait un peu de mal à ne pas sourire en les voyant avancer d’un pas décidé, le regard sérieux, le front plissé. Comme il flânait en les regardant, il fut frappé par le faible pourcentage de jeunes. Mais c’était vrai de la Terre en général, où les enfants étaient en très petit nombre. L’un de ces marcheurs matinaux quitta la piste bétonnée et bifurqua vers la plage, dans sa direction. C’était un homme de grande taille, âgé de trente-cinq ans environ, dont les cheveux originellement blonds avaient presque entièrement blanchi sous le soleil californien. Ses yeux très sombres lui donnaient une allure plus singulière qu’attirante. Il portait un simple tricot blanc, un bermuda et des baskets noires comme la nuit. — Kazimir McFoster, je présume, commença-t-il en lui serrant la main sans aucune hésitation - il était absolument certain de ne pas s’être trompé. — Oui, répondit Kazimir en se concentrant pour ne pas bégayer ou rester bouche bée. Vous êtes Bradley Johansson ? — Pourquoi, vous attendiez quelqu’un d’autre ? — La moitié des flics de cette planète, notamment. Bradley hocha la tête avec un sourire en coin. — Merci d’être venu. — Merci de m’en avoir donné l’occasion. J’ai toujours un peu de mal à croire que vous existez réellement. Vous n’êtes donc pas uniquement un personnage de légende ? J’ai passé tant d’années à apprendre tout ce que vous avez fait pour nous, à suivre votre combat, vos sacrifices. C’est un scandale que personne ne vous croie, dit-il en désignant la ville d’un geste ample du bras. — Marchons, fondons-nous dans la masse. Kazimir se demanda s’il avait offensé le grand homme. Ennuyé, plus probablement. Combien de fois Bradley avait-il entendu ce même discours stupide de la bouche d’adolescents impressionnés ? — Bien sûr, dit-il. — J’oublie un peu trop facilement à quel point les endroits comme celui-ci peuvent déstabiliser les jeunes gens qui ont grandi parmi les clans de Far Away. Comment vous en sortez-vous ? — Oh, plutôt bien. J’essaie de paraître le plus blasé possible. — Parfait. Un jour, vous arriverez à ce résultat sans avoir besoin de faire d’efforts conscients. Maintenant que vous avez vu le Commonwealth et que vous vous êtes fait votre propre idée, pensez-vous que nous ayons raison de vouloir le sauver ? — Même s’il ne mérite pas d’être protégé, nous ne méritons pas de disparaître. Je parle des gens, des êtres humains, de notre espèce. Bradley se tourna vers l’océan, sourit et inspira une bouffée d’air frais. — Mais le méritons-nous vraiment ? demanda-t-il en haussant les épaules. Ce n’est pas à nous de le dire… Donc vous pensez que le Commonwealth doit être sauvé ? — Oui. Il n’est certes pas parfait. Je crois qu’ils auraient pu se débrouiller beaucoup mieux avec les connaissances et les ressources qui sont les leurs aujourd’hui. Tant de choses restent difficiles pour de nombreuses personnes, alors que nous avons les moyens de faire vivre tout le monde convenablement. —Ah, un idéaliste, dit Bradley en riant doucement. Ne laissez pas Adam vous corrompre avec son idée de ce que devra être la société après la victoire finale. C’est un vieux révolutionnaire aigri. Un homme très utile, néanmoins. — Quel est son rôle ? — Vous le découvrirez quand vous ferez sa connaissance. À partir de maintenant, il va prendre la relève de Stig. Kazimir s’arrêta. Ils étaient encore à trois cents mètres de la jetée. Les gens étaient de plus en plus nombreux à emprunter la passerelle qui reliait la structure à la plage. Une section de cette dernière était entourée de cordes, comme un ring de boxe. Un maître nageur sauveteur montait la garde à l’entrée du terrain clos, mais il n’y avait personne à surveiller. — Vous savez à qui est destinée cette installation ? demanda Bradley. — Non. — Aux enfants, pour qu’ils puissent s’amuser tranquillement sans se soucier des adultes. Mais les enfants sont rares sur Terre par les temps qui courent. Du moins dans les classes moyennes, où plus personne n’a vraiment les moyens d ’en élever. Des enfants continuent de naître, bien sûr… On ne peut pas toujours aller contre la nature humaine. C’est incroyable ce que nous sommes capables de faire pour que nos gosses puissent profiter sereinement de leur enfance. Cette époque de notre vie, rien, pas même notre technologie ne peut nous la rendre. Même si les simulations sensorielles où l’on joue le rôle d’un gamin sont les plus prisées après les programmes pornographiques… Nous avons tous en mémoire l’époque bénie de notre innocence perdue. Les psys disent que nous regrettons le confort de l’utérus - mais les psys sont des idiots, si vous voulez mon avis. Ce que nous voudrions par-dessus tout, c’est retomber en enfance, ressentir cette soif de vivre, ne plus nous soucier que de la taille de notre crème glacée. Mais lui ne comprend pas ces choses-là… — L’Arpenteur ? — Oui. Malgré tout son savoir - et croyez-moi, il est très intelligent -, il est incapable de comprendre cette partie de notre personnalité. Il ignore tout du lien indestructible qui nous lie à nos enfants, de l’adoration que nous ressentons pour eux. En partie parce que son cycle de vie ne le conduit pas à procréer de la même manière que nous, mais aussi parce qu’il les considère avec mépris. Il croit qu’ils ne peuvent rien contre lui, alors il les ignore. Je pense sincèrement que c’est sa faiblesse principale, que ce qui finira par causer sa perte, c’est notre nature. Nature qu’il croit pourtant connaître, car il n’ignore rien de notre cupidité et de nos peurs. Mais nous sommes plus que cela, Kazimir, nous sommes plus complexes qu’il ne le croit. — Je ferai tout mon possible pour vous aider, monsieur. Vous pouvez avoir confiance en moi. — J’ai confiance. Vous avez eu l’occasion de démontrer votre loyauté à maintes reprises. — Vous avez dit qu’un certain Adam allait prendre la relève de Stig. Cela signifie-t-il que je suis pris ? Bradley se détourna de l’océan et gratifia Kazimir d’un grand sourire poli. — Pris ? Pris pour quoi ? — Eh bien, que j’ai passé les tests, que vous approuvez ma présence ici… L’homme mit un bras énorme autour des épaules de son compagnon et, ensemble, ils contournèrent la zone entourée de cordes. — Croyez-moi, jeune homme, si je ne vous avais pas choisi, vous seriez encore là à m’attendre désespérément. Voire pire. Kazimir le regarda du coin de l’œil et vit le jugement contenu dans son regard de vieux sage. Rien n’aurait pu l’impressionner davantage, pas même des menaces ou des moqueries. — J’ai besoin des plus vaillants produits de nos clans, dit Bradley. Vous le savez, n’est-ce pas ? Vous aurez à accomplir des tâches parfois déplaisantes. Si je vous le demande, si cela peut augmenter nos chances de succès, vous devrez même accepter de mourir. Malgré l’air humide apporté par le vent marin, Kazimir avait la bouche sèche. — Je sais. La main de Bradley se referma sur son épaule. — Je ne me sens pas coupable. Les épreuves que j’ai traversées, ce que j’ai enduré lorsque j’étais l’esclave de ce monstre, tout ça nourrit ma détermination et m’empêche de me laisser aller. Une fois que tout sera terminé, je pourrai pleurer nos morts et m’apitoyer sur le sort de ceux qui ont été sacrifiés. Mais je ne regretterai rien, car nous aurons recouvré la liberté. — Comment était-il ? À quoi ressemblait l’Arpenteur ? — Je ne le sais pas, répondit Bradley d’une voix empreinte de tristesse en secouant la tête. Je ne m’en souviens plus. Les Silfens m’ont débarrassé de cette image quand ils m’ont soigné. Ils devaient avoir leurs raisons… Quand notre victoire sera acquise, se reprit-il, vous devriez essayer de vous balader un peu sur les chemins qu’ils ont tracés entre les mondes. La galaxie est merveilleuse, Kazimir. — Cela me plairait beaucoup… Bradley lui tendit la main. — Au revoir, Kazimir. Merci de m’avoir donné l’occasion de vous rencontrer. Je suis honoré que vous et les vôtres souteniez ma cause. Le jeune homme lui serra la main avec enthousiasme, sourit nerveusement et s’en alla vers la plage. Bradley le regarda s’éloigner pendant quelques instants, puis entreprit de grimper les larges marches de béton menant à la jetée. Il longea Ocean Avenue en traversant la bande de verdure de Palisades Park avec ses eucalyptus plusieurs fois centenaires et ses parterres de fleurs superbes. Des robots jardiniers soignaient les plantes, coupaient les fleurs fanées, tondaient les pousses trop vigoureuses qui menaçaient la symétrie de l’ensemble. Le gazon était couvert de gouttelettes scintillantes, vestiges de l’arrosage automatique nocturne. De l’autre côté de la large chaussée, les résidences, avec leur ligne de toits parfaitement géométrique, étaient toutes dotées de vastes terrasses faisant face à l’océan. Mais le mur d’immeubles récents se brisait en un endroit, permettant aux rayons du soleil de se déverser directement sur la façade d’un petit hôtel datant des années mille neuf cent trente, le Georgian, à la façade art déco couverte de porcelaine coquille d’œuf bleue. Sur de nombreuses plaques de cuivre, l’on pouvait lire les noms des sociétés et autres organismes publics ayant, à travers les siècles, participé à la rénovation de cette bâtisse, qui était de très loin la plus ancienne de la ville. En façade, une terrasse abritée par un auvent rayé jaune et rose accueillait quelques tables. Adam Elvin était installé à l’une d’elles et prenait son petit déjeuner tout en admirant le parc et la plage. Bradley le rejoignit rapidement en gravissant quelques marches. — Alors, comment est-il ? — Jeune, tellement jeune. Mais également honnête, digne de confiance et loyal. — Génial, encore un robot fanatisé ! Manquait plus que cela. — Il est intelligent. Vous vous entendrez bien. Au fait, j’aime bien votre nouveau visage. Plein de dignité et de rudesse à la fois. C’est très… vous, en somme. Adam grogna son mécontentement. — La même chose que mon ami, dit Bradley en montrant l’assiette pleine de crêpes, de bacon et de sirop d’érable qu’Adam était en train d’engloutir. Avec un jus d’orange et de fruit de la passion, et un peu de thé anglais, s’il vous plaît. — Oui, monsieur, dit le serveur en retournant à l’intérieur. Bradley essaya de situer son accent vaguement scandinave. Mais le garçon était très certainement originaire d’un autre monde, comme la quasi-totalité des employés du secteur tertiaire de la planète. De fait, les Terriens de naissance avaient besoin de métiers mieux rémunérés, car la vie était extrêmement chère sur leur planète. — Ce doit être une sacrée expérience pour vous, commença Bradley. Le dernier socialiste de la planète qui s’enfile un petit déjeuner de luxe à LA. — Allez vous faire foutre. — Que s’est-il donc passé à Venice Coast ? Adam reposa sa fourchette et se tamponna les lèvres avec une serviette en lin. — Je n’en ai aucune idée. J’ai vraiment beaucoup de chance de ne pas être dans un sous-sol glauque en train de me faire extraire la mémoire par les sbires de l’Agence. Merde, elle était à quinze mètres à peine, Bradley. J’aurais pu lui dire bonjour en chuchotant. Je n’ai jamais eu aussi chaud. Jamais. Comment se fait-il que vous ne m’ayez pas prévenu ? Vos couvertures ont toujours été parfaites. C’est d’ailleurs l’unique raison pour laquelle je continue de travailler pour vous. — Je ne sais pas. Ma… source habituelle s’est tarie depuis quelque temps. Cela m’inquiète un peu. Ce n’est pas une personne facile à éliminer. — Vous allez me dire que l’Arpenteur s’en est débarrassé ? — Vous êtes toujours très sceptique, n’est-ce pas ? Mais non, je ne crois pas, sinon je serais déjà mort et notre lutte serait perdue. — Ne soyez pas trop prompt à me ranger du côté des sceptiques. Rappelez-vous ce qui est arrivé au pauvre Rigin deux jours après que j’ai échappé à Paula Myo. Pour une charge superthermique, c’en était une. Et une belle. Il ne restait plus rien de la galerie. Cependant, bien que je méprise le gouvernement et ne lui fasse aucune confiance, je ne le vois pas agir de la sorte. La déflagration a fait quinze victimes corporelles dans les bâtiments environnants. C’était forcément quelqu’un d’autre. — Ce n’est pas non plus le genre de l’Arpenteur. Habituellement, il agit dans l’ombre. Et puis, l’Agence était déjà sur le coup. De toute façon, nous n’aurions jamais reçu ces composants. — Vous m’avez dit que son plan était sur le point de se concrétiser. Peut-être voulait-il s’assurer de la destruction complète de la cargaison. Il ne veut pas prendre de risques dans l’état actuel des choses. Bradley sourit au serveur, qui venait d’apparaître avec un grand verre de jus de fruits et une théière. — Je suis content que vous y ayez pensé tout seul, dit-il. Sinon, vous ne m’auriez pas cru. En fait, je pense comme vous depuis le tout premier jour. Vous avez beaucoup de contacts parmi les mercenaires. Peut-être l’un d’entre eux connaît-il celui qui a fait le coup de la galerie ? — Non, j’ai tendu l’oreille, mais je n’ai entendu aucune rumeur. J’ignore qui était ce type, mais il disposait d’implants militaires très sophistiqués. Le genre de trucs que j’aurais beaucoup de difficultés à dégotter, même pour vous. Du matériel de pointe. Normalement, les gouvernements gardent un œil sur les clients de ce marché ultraréduit. Il s’agit d’une opération de grande envergure, un vrai travail de professionnel. — S’il s’agit bien de l’Arpenteur, si sa politique a changé, alors c’est très inquiétant. Nous avons encore besoin d’exporter beaucoup de matériel sur Far Away, si l’on veut permettre à cette planète de prendre sa revanche. Avec les capacités accrues de la nouvelle agence, Paula Myo nous met un peu trop facilement des bâtons dans les roues. Nous ne pouvons pas nous permettre de combattre deux ennemis à la fois. Bientôt, toutes les marchandises destinées à Far Away seront contrôlées sur Boongate, dit-il en se versant un peu de thé. Si je me souviens bien, nous avons déjà évoqué la menace d’un blocus total… — Oui, une fois. Ce serait une situation particulièrement difficile. — Étant donné la situation actuelle, je pense qu’il serait préférable de commencer à prévoir des portes dérobées, au cas où le pire surviendrait. — Ah… D’accord, je me mets au boulot tout de suite. — Merci. J’ai deux autres petites choses à vous demander. — Oui ? — À propos des données que nous attendons de Mars : il vaut mieux ne pas les acheminer via l’unisphère. Les risques d’interception ou de corruption sont élevés, surtout si l’Arpenteur est en train de nous surveiller. — Très bien. Cela ne pose pas de problème particulier. Nous les chargerons dans l’implant-mémoire d’un messager, qui se rendra physiquement sur Far Away. — Bien. Kazimir pourra peut-être s’en charger… — Je préfère attendre de voir comment il se débrouille sur les boulots basiques. Bon, vous m’avez parlé de deux choses… — J’ai essayé de parler à Wilson Kime, mais c’est difficile. Il est bien gardé, physiquement et électroniquement. — Il est à bord de Conway. À l’heure qu’il est, ils doivent être arrivés près de Dyson Alpha. — Certes. Néanmoins, j’apprécierais d’entrer en contact avec lui. — De quoi voulez-vous lui parler ? Je croyais que vous le preniez pour un agent de l’Arpenteur ? — Non, je ne pense pas qu’il soit de son côté. C’est pour cette raison que je veux lui parler. Afin de le convertir à notre cause. Adam se pressa d’avaler sa gorgée de café avant de tout recracher. — Convertir le capitaine Wilson Kime ? Le patron de l’Agence spatiale ? C’est une plaisanterie, j’espère ? — La fortune sourit aux audacieux. — Oui, aux audacieux, mais pas aux cinglés. — J’ai regardé ses interviews. Il sait que quelque chose de louche est arrivé à Bose et Verbeke. Cela nous laisse une ouverture. — Une ouverture pour quoi faire ? — Pour confondre l’Arpenteur. Kime devrait être capable de mettre en évidence sa traîtrise, d’expliquer ce qui s’est produit à bord de Seconde Chance. — De quelle traîtrise parlez-vous ? — Eh bien, c’est manifestement Seconde Chance qui est à l’origine de la disparition de l’enveloppe. — C’est impossible. Les principes sur lesquels elle reposait ne sont pas du tout à notre portée. Merde, je suppose que vous avez vu les images de la Forteresse des ténèbres, comme tout le monde. — Oui. Mais nous ne sommes pour rien dans tout cela. C’est l’Arpenteur qui a désactivé la barrière. — L’Arpenteur ? Et comment s’est-il débrouillé ? — Il est vieux. Il a énormément voyagé. Je présume que ces deux étoiles font partie de son histoire. — Vous présumez… L’espèce à laquelle il appartient est-elle à l’origine des enveloppes ? — Je ne sais pas, Adam, et je le regrette. J’aimerais tellement savoir ce qu’il nous veut, pourquoi il s’en prend à nous. Mais je suis un ignorant. Tout ce que je puis faire, c’est tenter de lui mettre des bâtons dans les roues et de mettre la population en garde. — Kime y compris. — Oui. — Mais enfin pourquoi ? Vous pourriez essayer de convaincre beaucoup de gens, alors pourquoi Kime ? — À cause de sa position. Il pourrait exiger un examen supplémentaire des données rapportées par Seconde Chance. J’ai regardé au moins une douzaine de fois tout ce qui a été diffusé par CST, mais nous n’avons jamais eu accès qu’aux données visuelles. Ce que je veux, c’est les enregistrements des systèmes du vaisseau. — Qu’espérez-vous y trouver ? — La preuve de ce que j’avance : que c’est bien Seconde Chance qui a désactivé la barrière, que la disparition de Bose et Verbeke n’était pas accidentelle. Kime sait que quelque chose de pas très clair s’est produit. Il n’est pas loin de basculer de notre côté. Il a juste besoin qu’on le pousse un peu dans la bonne direction. — CST, mais aussi le gouvernement et les médias, ont passé ces données en revue un nombre incalculable de fois. Les meilleurs experts du Commonwealth se sont penchés sur la question. Et ils n’ont rien trouvé. Aucune irrégularité, aucune anomalie, aucun passager clandestin. — Ils ne savent pas ce qu’ils cherchent. Moi je peux dire à Kime ce que je sais. Il y a là des preuves qui sauront le faire changer d’avis, qui mettront en évidence la menace qui pèse sur l’humanité. Et alors, la vérité sur l’Arpenteur pourra être révélée au public. Les leaders du Commonwealth seront bien obligés d’admettre que nous avions raison depuis le début. Vous et moi ne serons plus forcés de nous tapir dans l’ombre. Far Away aura sa revanche sans que nous… — D’accord, d’accord ! dit Adam en levant les mains. Arrêtez votre prêche, je suis convaincu. Mais je ne vois pas comment je pourrais réussir mieux que vous à approcher Kime. Et même si j’y parvenais, vous oubliez que je ne suis pas le genre d’homme que l’on écoute parler. Je suis un assassin recherché par la police et, accessoirement, le type qui a organisé une attaque contre Seconde Chance alors que Kime et son équipage étaient à bord. Question crédibilité, c’est difficile de faire moins bien. — J’en suis parfaitement conscient. Mais c’est juste une question d’angle d’approche. Heureusement, il y a quelqu’un d’autre à l’Agence spatiale qui saura vous écouter. Quelqu’un qui peut rencontrer Kime quand il le veut. Adam jeta à Bradley un regard plein de colère et de stupéfaction. — Pas question ! Je ne lui parlerai pas. Je n’entrerai jamais en contact avec lui. Je ne lui enverrai aucun message. Je refuse de mettre les pieds sur la même planète que lui. Je ne le ferai pas. Ni pour vous, ni pour l’argent, ni même si Karl Marx en personne venait me le demander. Compris ? C’est de l’histoire ancienne. Il a fait un choix, j’en ai fait un autre. Fin de l’histoire. Terminé. Basta. — Ah, dit Bradley en sirotant une gorgée de thé. Comme c’est dommage ! Après un dîner plus que décent avalé dans une brasserie spécialisée dans les fruits de mer, Kazimir retourna à son hôtel à pied. Comme la nuit était agréablement par-fumée, il fit un petit détour par Palisades Park. Après le coucher du soleil, celui-ci s’ornait de rubans de lumière colorée savamment disposés de façon à mettre en valeur les fleurs et autres plantes. Plus loin, vers l’océan, la fête foraine était un brasier multicolore, qui se reflétait dans l’eau noire. Ocean Avenue grouillait de monde. Les gens allaient au restaurant, dans des cafés, des clubs, jouissant de l’animation nocturne de la ville après leur harassante journée de travail. À l’entrée des clubs, des physionomistes impeccablement habillés opéraient une sélection stricte et pas toujours facile à comprendre. De petits groupes de jeunes attendaient pleins d’espoir, tandis que les limousines défilaient, déposant ceux qui figuraient sur la liste des admis d’office. Kazimir traîna un peu en face de ces établissements, histoire de repérer une célébrité ou deux car, à travers les siècles, Los Angeles avait gardé son statut de capitale du show-biz. Malheureusement, il ne reconnut personne. Ceci dit, il ne fréquentait pas l’unisphère depuis très longtemps, et puis la nuit ne faisait que commencer. Au-dessus de la ville, brillait vivement une lune visible aux trois quarts et entourée d’un halo. Il s’arrêta un instant pour l’admirer, fasciné par le bandeau noir de jais qui la ceignait au niveau de l’équateur. On eût dit un ruban d’espace enroulé autour d’un régolite argenté. Établie en 2190, la centrale GloboSun avait été bâtie autour de trois panneaux solaires équidistants placés au-dessus de l’équateur du satellite, de façon qu’il y en ait toujours un pour faire face au Soleil. Depuis, elle était devenue la principale source d’énergie de la planète mère. À présent que l’on s’était débarrassé de la pollution accumulée au XXe et XXIe siècles, la législation en matière de protection de l’environnement était très stricte, et il était hors de question de construire sur le sol terrien une centrale qui rejetterait des déchets toxiques. Au lieu de quoi on avait trouvé la solution idéale : une source d’énergie non polluante située dans l’espace. L’énergie produite était acheminée sur Terre par l’intermédiaire de microtrous de ver, puis répartie sur toute la planète grâce à des câbles supraconducteurs. L’élégance de cette idée plaisait beaucoup à Kazimir. C’était amusant de penser que l’électricité qui permettait aux habitants de ces résidences luxueuses de s’éclairer et aux manèges de s’illuminer provenait de la Lune. Rien ne devait être brûlé, aucune fission ou fusion ne devait être opérée pour faire fonctionner cette planète tout entière. Évidemment, l’investissement initial avait été colossal, mais c’était une question de priorités. Après l’installation des premiers panneaux, la centrale avait continué de se développer de façon autonome, en utilisant la roche lunaire pour produire de nouvelles piles. Adam Elvin lui avait parlé de ce système en termes élogieux, tout en déplorant que les autres planètes continuent de refuser de s’en inspirer. Pendant tout le reste de ce déjeuner parfait, l’homme lui avait exposé la politique inadmissible des compagnies, des Grandes familles, de la Bourse intersolaire, qui faisaient tout pour ne pas avoir à partager les bienfaits de la civilisation avec le reste de l’humanité. L’oppression économique pratiquée à grande échelle dans tout le Commonwealth lui était insupportable. Ce nouveau collègue, Kazimir ne pourrait jamais l’apprécier vraiment. L’homme avait certes beaucoup de choses à lui apprendre - il n’avait pas son pareil lorsqu’il s’agissait de monter des opérations clandestines destinées à épauler les Gardiens. Mais de là à faire la tournée des bars avec lui… Vers la fin du déjeuner, Adam lui avait donné un cristal-mémoire. — Il contient une liste d’objets dont Bradley a besoin pour sa petite vengeance. Du matériel de haute technologie, mais que l’on trouve en grandes quantités sur Terre. Tu as les noms des fournisseurs potentiels, ainsi que les couvertures à établir afin de rendre les contacts possibles. Les modalités de paiement sont expliquées aussi. — Compris. — Retourne à ton hôtel, étudie ce disque et reviens me voir quand tu auras des idées pour mettre cette mission en pratique. Tu vas avoir besoin de vêtements et d’un guide touristique IST acheté dans le quartier d’où tu es supposé être originaire. On se revoit dans deux jours. À ce moment-là, on vérifiera ton organisation. — Bien. On se revoit en personne ? — Oui. Tu peux me dire pourquoi ? — Les communications - en particulier si elles sont codées - sont surveillées sur la cybersphère. Les rencontres physiques peuvent aussi être espionnées, mais c’est une question d’équilibre. Manifestement, vous pensez que, dans le coin, il est moins risqué de se voir. — Effectivement. Je suis heureux de constater que Stig ne s’est pas trompé. Nous allons faire de toi un agent de qualité, Kazimir McFoster. Le jeune homme avait passé l’après-midi à étudier la liste et à prendre des notes. Il avait de nombreuses idées, mais ne garda que les plus simples, la complexité conduisant bien souvent à l’échec. Oui, il en était certain : la clé de la réussite était la simplicité. Il avait hâte d’entendre ce qu’Elvin aurait à dire de ses talents de marchand. Il avait passé énormément de temps à faire des recherches sur l’unisphère. Des centaines de requêtes, des dizaines de réponses. Le problème était de faire le tri entre les mauvaises et les bonnes, et de faire bon usage des dernières. Stig lui avait dit que, la plupart du temps, le boulot serait ennuyeux et fastidieux. Il se remit à arpenter le parc en s’assurant discrètement qu’il n’était pas suivi. Bien sûr, il existait une recherche qu’il s’était gardé de faire. Impossible pour lui de mettre sa couverture en péril pour entrer en contact avec une personne civile. Cette mission était beaucoup trop importante. Il ne pouvait pas, tout simplement. Il atteignit l’extrémité de Palisades Park et prit la direction de Colorado Avenue. Cinq minutes plus tard, il était de retour dans sa chambre d’hôtel. La climatisation rendait l’atmosphère à peu près respirable. Les fenêtres teintées filtraient la lumière mais laissaient deviner la grille des rues en contrebas. Le bruit de la circulation était presque complètement étouffé. Il retira ses baskets et se laissa tomber sur le matelas au confort gélatineux. Il était bien trop tôt pour dormir. À sa place, n’importe quel Gardien en aurait profité pour continuer de travailler à l’acquisition de ces objets si précieux pour le combat mené par les habitants de Far Away… Kazimir ferma les yeux et laissa revenir à sa mémoire les images de la tente plongée dans l’obscurité, au pied du mont Herculaneum. Le visage de l’ange se découpait dans la faible lumière des étoiles. Elle souriait. Elle était fière de lui, excitée par lui, troublée par les choses que, en chuchotant, elle lui avait demandé de faire. De sa courte vie, il n’avait rien vécu d’aussi fort. Aucune fille ne lui arriverait jamais à la cheville… Tant bien que mal, il avait repris le cours de son existence en acceptant de laisser le meilleur derrière lui, persuadé qu’il était de ne jamais la revoir. Elle vivait sur Terre, et lui sur Far Away, à quelque quatre cents années-lumière. C’était une distance importante, infranchissable… — Saloperie de bordel de merde ! cria-t-il dans la chambre vide. Il se releva d’un bond et manqua se retrouver par terre. Puis il se percha sur son lit et demanda à son assistant virtuel de se connecter à la cybersphère planétaire. — Je cherche une citoyenne du Commonwealth, commença-t-il. Vois si tu trouves quelque chose sur Justine Burnelli. Je devrais être habituée, se dit Paula. Mais elle ne l’était pas, et c’était plutôt difficile à admettre. Pour une fois, elle alla voir Mel Rees dans son bureau. C’était une démarche politique. Il s’agissait de son problème, de sa responsabilité à elle. Une fois de plus. Cela ne lui était d’aucun réconfort, mais lui non plus n’avait pas spécialement envie de la voir. Son bureau était à peine plus grand que celui de sa subalterne, mais sa vue sur la tour Eiffel était bien plus belle. La porte se referma derrière elle. L’homme était assis à sa table de travail en noyer parfaitement rangée. — Alors, que s’est-il passé ? demanda-t-il. — Je ne sais pas. — Pour l’amour du ciel, Paula… Un malade fait sauter la moitié d’un immeuble de Venice Coast, tue dix-neuf personnes au passage et, vous, vous ne savez pas ? Ce n’est pas un très bon départ pour l’Agence. Columbia veut des résultats et il ne s’embarrasse pas de demandes diplomatiques. — Je suis parfaitement consciente de la situation de l’Agence. Mais ce qui s’est passé là-bas me tracasse davantage. — Je comprends votre inquiétude, dit-il en hésitant, comme un médecin s’apprêtant à annoncer une mauvaise nouvelle. Vous êtes sur cette affaire depuis longtemps. Peut-être que… — Non, rétorqua-t-elle d’un ton neutre. Le temps n’est pas encore venu pour moi de m’éclipser et de confier l’affaire à quelqu’un d’autre. Rees n’insista pas. Il parut même s’affaisser un peu dans son fauteuil. — Très bien. Mais je vous préviens, Paula : en haut lieu, la question de votre maintien à ce poste est franchement posée. Les choses ont changé, ici, et elles vont continuer d’évoluer. Si je reçois l’ordre de vous évincer, je ne pourrai rien faire pour vous. Si vos états de service n’étaient pas aussi… — Je sais bien que ma réputation me précède et me protège. Et, vous, vous savez qu’aucun de vos enquêteurs n’est mieux placé que moi pour coincer Johansson. — Oui, avoua-t-il, même si cela lui déplaisait. Bon, que pouvez-vous me dire à propos de Venice Coast ? — J’ai supervisé le travail de la police scientifique, afin de reconstituer le cours des événements, mais nous n’avons pas appris grand-chose. Elle demanda à son assistant virtuel d’afficher les résultats de ses recherches sur le moniteur mural du bureau du vice-directeur. Apparut l’image d’un homme se tenant dans l’encadrement de la fenêtre de Rigin. La silhouette sautait dans le canal juste avant l’énorme déflagration. Cela venait d’un capteur de l’équipe d’observation. — Son visage ne figure dans aucune base de données, aussi présumons-nous qu’il a subi un reprofilage cellulaire. Nous n’avons aucune image de lui arrivant ou quittant Anacona par la station planétaire. — Un indigène ? — C’est peu probable, mais pas impossible. Apparemment, à l’exception d’une petite arme de poing, tous les systèmes offensifs de l’homme étaient des implants. Nous avons récupéré la carte-mémoire de la réceptionniste. J’ai d’ailleurs assimilé moi-même ses dix dernières minutes. Les souvenirs de la jeune femme étaient à présent les siens. Elle revoyait l’homme entrer dans la galerie. Comme il était jeune et séduisant, elle avait envie de lui plaire. Elle se tenait bien droite, le sourire aux lèvres. Puis, le bras de l’homme se levait et quelque chose apparaissait sous sa manche… Il n’y avait plus rien. Elle n’avait même pas eu le temps d’avoir mal, d’être horrifiée, terrifiée. Sa mort avait été instantanée. — On a eu de la chance de la récupérer, reprit-elle. La bâtisse était robuste et son corps a été plus ou moins épargné par l’onde de plasma. Les autres n’ont pas eu cette chance. Quatre-vingt-dix pour cent des cadavres ont été littéralement vaporisés. Roberto, le garde du corps, a eu de la veine aussi. Même si son armure n’était pas vraiment faite pour résister à une explosion superthermique, son champ déflecteur l’a protégé. Les processeurs de son système de protection ont enregistré quelques données intéressantes. Juste avant la déflagration, son armure est parvenue à absorber une décharge ionique ainsi que plusieurs chocs physiques très violents. Quelqu’un s’est servi du pauvre Roberto comme d’un punching-ball. Notre intrus était un garçon pour le moins sophistiqué. J’ai demandé à mes nouveaux collègues de l’équipe scientifique d’étudier un peu la question et ils n’en sont pas revenus. Les implants générateurs de champs de force sont des gadgets de très, très haute technologie. Mel regarda longuement son moniteur sans rien dire. — Vous pensez que Johansson a beaucoup de sbires de ce genre ? — Ce n’est pas un homme de Johansson. Elvin n’a pas les moyens de s’équiper de cette manière. Par ailleurs, cette petite sauterie a fichu en l’air l’opération de ce dernier. Non, ce gars n’était définitivement pas l’envoyé de Johansson. — Vous avez d’autres noms à me proposer ? — En toute logique, il n’y a que trois possibilités… Un département de la sécurité du Commonwealth l’a envoyé sans nous prévenir - cela fait longtemps que j’entends parler d’une organisation secrète dirigée par le gouvernement. Pourquoi agir de cette façon, maintenant ? Peut-être pour signifier à Johansson que son petit jeu ne sera plus toléré. À moins que CST ait décidé de se venger de l’attaque subie par Seconde Chance - il est clair que Sheldon a les moyens de se payer un supercombattant. — Et la troisième possibilité ? — C’est un envoyé de l’Arpenteur. — Vous plaisantez, j’espère ! — C’est une piste qu’il ne faut pas négliger. — Je n’entrerai pas dans ce jeu-là. Et puis, vous oubliez les ennemis de Rigin. C’était tout de même un trafiquant d’armes. Ces gars-là ne règlent pas leurs désaccords devant un bon repas bien arrosé. — Un rival ne se serait pas donné la peine de détruire la marchandise de Rigin. En tout état de cause, il n’aurait même pas été au courant. Non, ceux qui ont fait le coup disposaient des mêmes informations que nous. Ce qui accrédite mes deux premières hypothèses - nos dossiers sont accessibles à l’exécutif. D’ailleurs, la troisième possibilité n’est pas non plus… — Non, Paula. Non ! Il n’y a pas de troisième possibilité. L’Arpenteur est sorti de l’esprit dérangé d’un gourou de pacotille. Il est hors de question de le mentionner dans un rapport officiel. Si vous refusez de m’écouter, je vous laisserai vous débrouiller toute seule avec la hiérarchie. Ne voyez-vous pas que c’est une affaire politique ? Derrière cette mission foirée, il y a soit la Présidence, soit CST… Et nous ne pouvons rien ni contre l’une, ni contre l’autre. — Personne n’est au-dessus de la loi. — Fichtre… Si le gouvernement a autorisé cette opération, alors c’est qu’elle est légale. Idem pour CST. Merde, Sheldon et Ozzie possèdent des planètes entières, dont un monde du G15. Ils sont le gouvernement. — Cela ne justifie pas pour autant ce qu’ils ont fait. Des gens sont morts. — Ne faites pas cela, Paula, la supplia Mel. Laissez-moi parler à Columbia d’abord. Qui sait ? Peut-être que j’ai raison et que le coupable est un ennemi de Rigin. Elle prit le temps de réfléchir. — Très bien. Je me contenterai de mener mon enquête tranquillement. Vous ferez ce que vous voudrez de mes conclusions. Je ne me mêlerai pas de vos affaires. — C’est vrai ? — Oui. — Et pourquoi ? demanda-t-il, méfiant. — Si l’enquête est bloquée par des pressions politiques, les coupables seront à chercher du côté du gouvernement ou de CST, auquel cas cette affaire ne m’intéressera plus. Je ne renonce pas pour autant à voir triompher la justice, mais je connais mes limites. Je n’ai pas envie de perdre mon temps, alors que Johansson et Elvin courent toujours. En revanche, si Columbia nous demande de persévérer… — Si Columbia nous demande de continuer, ce sera uniquement pour découvrir qui en voulait à ce point à Rigin. Êtes-vous disposée à gaspiller votre énergie dans une pareille enquête ? Alors que vous disposez maintenant des ressources nécessaires pour remonter jusqu’à Johansson. — Si on nous demande de continuer, nous aurons besoin de savoir qui de nous deux a raison. — Bon, vous la voulez cette affaire ou pas ? — Je vous le ferai savoir quand vous aurez vu Columbia. Jusque-là, mon équipe et moi continuerons de traquer Johansson. — Comme vous voudrez. — Cependant, je souhaiterais que vous souleviez un autre problème lors de votre entrevue avec notre chef. — Oui ? — Elvin était sur le point de se procurer du matériel vraiment très perfectionné… Je pense qu’il est temps de pratiquer une fouille systématique de tous les containers en partance pour Far Away. Notre politique actuelle n’est tout simplement plus acceptable. Elle ne l’a même jamais été. — Je lui en parlerai. — Merci. Hoshe Finn s’apprêtait à prendre son dîner lorsque les senseurs de son appartement lui montrèrent la personne qui arrivait. — Nom de Dieu, marmotta-t-il en se relevant d’un bond. Sa femme, Inima, le regarda sans comprendre, avant de se tourner vers le moniteur de surveillance. — Ce ne serait pas… — Ouais. Hoshe fonça à travers le salon et ouvrit la porte au moment même ou Paula Myo arrivait. — Quelque chose ne va pas ? demanda-t-il après l’avoir invitée à entrer. — Non, tout va pour le mieux, merci, dit-elle en le regardant de la tête aux pieds. Vous avez maigri. — Il était temps, dit Inima. Nous avons décidé d’avoir un enfant. — Félicitations, dit Paula en souriant de bon cœur. Vous comptez le porter ? — Grand Dieu, non. Nous allons louer une matrice artificielle. — Bien. En matière de papotage, Paula avait épuisé ses ressources. Hoshe et Inima échangèrent un regard un peu étonné. — Nous allions justement dîner. Vous vous joignez à nous ? — Non, merci. J’arrive tout juste de Paris et, là-bas, nous ne sommes qu’en milieu d’après-midi. — Nous pouvons parler sur le balcon, si vous voulez, proposa Hoshe, comme sa femme lui lançait un regard désespéré. — Si cela ne vous dérange pas… — Pas du tout, la rassura Inima. Il me reste deux, trois trucs à préparer. Le balcon du modeste appartement était juste assez large pour accueillir une petite table ronde et deux chaises. Hoshe contourna difficilement le petit salon et se laissa tomber sur une chaise. Paula s’appuya contre la balustrade pour admirer la vue. L’immeuble de trente étages était situé dans le quartier de Malikoi, très loin de la côte. Néanmoins, elle pouvait voir les parcs et les résidences luxueuses qui suivaient le contour du rivage. Elle reconnaissait même la tour, derrière la marina, où habitait Morton. — C’est sympathique chez vous, dit-elle. — Qu’est-ce qui me vaut le plaisir ? Elle tourna le dos à la vue et s’assit en face de lui. — J’ai besoin d’un enquêteur. Ce n’est pas une demande officielle, plutôt une… — Une faveur ? finit-il doucement. — Oui. — Habituellement, vous n’aimez pas trop travailler en dehors des limites strictes de vos prérogatives, pas vrai ? — Dans le cas qui me préoccupe aujourd’hui, je n’ai pas trop le choix. J’ai peur que mon agence se soit compromise. C’est pour cela que je suis venue vous voir. D’ailleurs, j’ai déjà pris contact avec quelques anciens collègues du CICG. Vous seuls pouvez mener des enquêtes sans en référer à mes supérieurs. — Compromise, mais compromise comment ? — Je n’en suis pas certaine. Mais je pense à des gens très haut placés dans l’administration du Commonwealth. Peut-être même des membres du gouvernement. Évidemment, si ces gens devaient avoir vent de votre participation à cette enquête, votre carrière risquerait d’en pâtir. — Qu’ont-ils fait ? — Ce qu’ils font depuis toujours. De la politique politicienne, des manœuvres clandestines. Sauf que cette fois-ci, des innocents ont été tués. — OK. En quoi puis-je vous aider ? — Vous avez vu l’enregistrement de l’explosion de Venice Coast ? — Un peu ! Mellanie le passe en boucle. — Mellanie, hésita Paula. Mellanie Rescorai ? — Je n’en connais pas d’autres. Parfois, je me dis que je n’aurais pas dû laisser le démon sortir de sa lampe. — Ce sont les génies qui sortent des lampes, Hoshe, pas les démons. — Pas cette fois-ci, croyez-moi. Après le procès, elle a tourné l’histoire de sa vie, Séduction meurtrière, en IST. Vous l’avez essayée, peut-être ? —Non. — Elle a eu d’assez bonnes critiques. L’acteur qui jouait mon personnage ressemblait à un sumotori… Vous, en revanche, ils vous ont pas mal réussie. Enfin bref, Mellanie est devenue un pôle d’attraction pour les médias. Du moins pour les médias locaux. C’est pour cela qu’Alessandra Baron l’a choisie comme correspondante permanente sur Oaktier. D’ailleurs, elle se débrouille plutôt bien. Elle a même créé sa propre marque. Maillots de bain, hologrammes, des clips IST mensuels, un parfum, de la bouffe, et même un cocktail Séduction meurtrière. Son fan-club grossit de jour en jour. — Bizarre. Je n’aurais pas cru. Il est rare que je sousestime à ce point une personne. — Oh, vous n’êtes pas la seule. Elle a interviewé des hommes politiques qui l’ont d’abord prise de haut. Bien mal leur en a pris ! — Et vous dites qu’elle n’a cessé de diffuser les images de l’explosion ? — Oui, mais elle n’est pas la seule. Je regarde souvent son émission parce qu’elle réussit toujours à dégotter des interviews inédites. L’autre jour, c’était un des assistants de Rafael Columbia, je crois. Mellanie, continua-t-il en prenant des gants, a vraiment mis l’accent sur, je cite, votre « inefficacité » dans l’affaire Johansson. — Cela ne m’étonne pas. — Alors, en quoi puis-je vous aider ? — L’information n’a pas été rendue publique, mais le matériel de Rigin n’a pas été complètement détruit dans la déflagration. Il y avait aussi de la marchandise à l’étage inférieur. Nous sommes parvenus à récupérer quelques objets. — Quel genre d’objets ? — Il y avait notamment un modulateur de phase extrêmement puissant, doté d’un programme régulateur modifié par Shansorel, une société basée chez vous, à Darklake City. Elvin n’aurait pas pu le commander librement - il s’agit de matériel très sensible, qui nécessite une demande écrite, signée de la main d’un expert. Un contrat en bonne et due forme, en somme. — À quoi sert ce modulateur ? — Nous n’en sommes pas sûrs, répondit Paula en plissant le front. Nos scientifiques ont travaillé sur la question, mais comme l’engin a tout de même été endommagé… Ils supposent cependant qu’il doit entrer dans la composition d’une sorte de champ de force maison. Mais l’utilité d’une bonne moitié de ses circuits demeure mystérieuse. — Si j’ai bien compris, vous voulez que j’enquête sur Shansorel ? — Oui, s’il vous plaît. — Que suis-je censé trouver exactement et quel niveau de pression suis-je supposé exercer sur ces types ? — Je veux savoir s’ils travaillent avec Elvin depuis longtemps ou s’ils ont accepté ce contrat sans poser de questions afin de calmer leurs créanciers. Bien sûr, j’espère qu’ils sont en contact direct avec les Gardiens. Cela me faciliterait la tâche et permettrait éventuellement de remonter jusqu’à Elvin. Quant à la méthode, eh bien, je vous laisse seul juge. Il y a un maillon faible dans chaque organisation humaine. Je vous laisse le soin de le dénicher et de l’exploiter de la meilleure des façons. — D’accord. Mais je ne comprends pas où vous voulez en venir. Vous me parlez d’Elvin, mais, tout à l’heure, vous mentionniez des fonctionnaires corrompus… — Je procède par élimination. Je livre une information différente à chaque suspect, puis je m’installe tranquillement et j’attends de voir comment ils réagissent. Des décennies auparavant, Thompson Burnelli avait fait une erreur colossale. Sous prétexte qu’il était un homme et qu’il tenait la forme, il pensait pouvoir battre Paula Myo au squash. Pourquoi faire le modeste ? Au squash, il était imbattable. Chaque fois qu’il venait à Washington, il passait un peu de temps dans son club de sport favori, le très select Clinton Estate, que fréquentaient également bon nombre de personnalités du gouvernement intersolaire. Deux ou trois fois par semaine, il jouait contre un collègue sénateur, un secrétaire, un représentant quelconque ou un membre d’une Grande famille. Le niveau était très élevé et le professeur du club excellent, qui l’aidait à corriger ses quelques petites lacunes techniques. Mais Paula Myo lui avait appris que le placement et la précision pouvaient faire la différence. La plupart du temps, elle restait au milieu du court et persistait à envoyer la balle là où il ne l’attendait pas. À la fin, il sortait de la cage de verre en titubant, en cherchant son souffle et en s’inquiétant pour son cœur malmené. Il s’était acharné pendant onze ans avant de la battre enfin. À cette époque-là, il était au top de sa forme, alors qu’elle s’apprêtait à entrer dans une clinique de rajeunissement. De retour de convalescence, elle avait repris ses bonnes vieilles habitudes… Aujourd’hui, cela faisait une dizaine d’années qu’elle avait subi son dernier rajeunissement et il ne se souciait pas trop du score. Son unique objectif était de survivre à cette partie, car il ne cessait de courir de gauche à droite, de droite à gauche et d’arriver en retard pour renvoyer les coups placés avec calme par Paula. Habituellement, lorsqu’il jouait contre un adversaire de rang inférieur - dans l’échelle sociale -, celui-ci le laissait gagner la belle. Ce n’était pas systématique, mais cela arrivait suffisamment souvent pour qu’il se sentît bien. Question de diplomatie. Avec Paula, les règles du jeu étaient différentes. Il avait mis le temps, mais aujourd’hui, il savait pourquoi. Perdre volontairement eût été malhonnête. Lorsque la séance de torture fut terminée, il attrapa une serviette et épongea son visage dégoulinant de sueur. Il pouvait affirmer sans risque de se tromper que ses jambes allaient le faire souffrir pendant au moins une semaine. — On se voit au bar, grogna-t-il en se dirigeant vers le sanctuaire qu’était le vestiaire des hommes. Quarante minutes plus tard, après un massage relaxant, il arriva au bar. Le club n’avait pas plus de deux siècles et demi, mais ses boiseries noircies et ses fauteuils en cuir à haut dossier donnaient l’impression de sortir tout droit de la fin du XIXe siècle. Le personnel renforçait cette impression en arborant des vestes rouges et des gants blancs. Paula était déjà installée dans une bergère à oreilles en cuir, face à une baie vitrée offrant une vue imprenable sur les jardins soigneusement entretenus de l’établissement. Avec son ensemble strict et ses cheveux parfaitement brossés descendant au-dessous des épaules, elle avait un maintien et une assurance que les jeunes femmes issues des Grandes familles mettaient des décennies à acquérir. — Bourbon, dit Thompson au serveur en s’asseyant face à elle. En l’entendant passer sa commande, un sourire furtif illumina le visage de Paula. Comme si elle venait de marquer un point supplémentaire. — Alors, commença-t-il, Rafael vous a passé un savon à cause de Venice Coast ? — Disons qu’il m’a signifié son mécontentement. Il est clair que le public perçoit ces fâcheux événements comme une victoire d’Elvin et Johansson contre Paula Myo. Mais le public est souvent aveugle. — Il ignore qu’un nouveau joueur s’est invité dans la partie. — Nouveau ? Je ne le crois pas. C’est simplement la première fois qu’il agit au grand jour. — Alors, vous pensez sérieusement qu’il y a une taupe au gouvernement ? — Pas forcément au gouvernement, mais dans une Grande famille ou une Dynastie intersolaire. Après tout, c’est vous qui tirez les ficelles, qui connaissez tout le monde. — Il se raconte, dans les dîners du Sénat, que vous avez également pensé à l’Arpenteur d’étoiles… — C’est une hypothèse plausible. — Plausible, peut-être, mais surtout impopulaire, Paula. Et vous le savez. Quelques parlements planétaires comptent effectivement dans leurs rangs des députés sympathisants de la cause des Gardiens, mais ils sont très peu nombreux - élus à la proportionnelle stricte, pour la plupart. Mais cela ne me fait pas plaisir de savoir que des gens comme eux sont soutenus par des personnalités. — Oh, je sais que c’est très impopulaire. C’est d’ailleurs pour cela que je n’explore pas cette voie très activement. — Cela ne vous ressemble guère. — Je ne peux pas faire mon travail si je n’en ai plus. Thompson accueillit le serveur et son bourbon avec une grimace de soulagement. — On en est tous là. Je suis désolé pour vous. Cela doit être dur à supporter. — J’ai juste dit que je n’explorais pas cette voie activement . Comme le disent souvent les prisonniers : seul votre corps est enfermé derrière des barreaux. — Je vois. Que puis-je faire pour vous aider ? — J’ai besoin de savoir s’il existe un organisme de sécurité secret, qui ne rendrait de comptes qu’à l’exécutif. — Non. Sinon, je le saurais, ma famille est plus ancienne encore que le Commonwealth. Mais je peux demander à mon père. — S’il vous plaît. C’est de la plus haute importance. Thompson attendait une autre réponse. Il n’avait pas l’habitude qu’on mette sa parole en doute. Mais c’était ce qui faisait le charme de Paula. Leur association avait débuté de nombreuses années auparavant avec un simple échange d’informations. Elle en avait après un membre du cabinet du premier ministre de Zarin, tandis que lui essayait désespérément de faire passer une loi sur les crédits d’impôts, loi à laquelle Zarin s’opposait justement. Depuis, ils n’avaient cessé de s’échanger des tuyaux sur les politiques et les criminels. Il n’aurait su dire s’ils étaient réellement amis, mais leur petite entente avait souvent été fructueuse. Par ailleurs, il savait qu’il pouvait lui faire confiance, ce qui, dans le milieu où il gravitait, était proprement exceptionnel. — Bien. Et si jamais vous aviez raison ? Vous tenteriez d’arrêter la présidente ? La pauvre Doi vient à peine d’être intronisée - avec un score minable, qui plus est. — Le fait que Columbia n’ait pas bloqué l’enquête semble indiquer que l’on n’en arrivera pas là. Mais je procède par élimination. — Laissez-moi seulement vous dire qu’aucune Grande famille n’aurait fait une chose pareille. Nous n’avons pas besoin d’agir de la sorte. Far Away et les activités des Gardiens n’ont aucun impact sur nous et notre argent. — Reste donc Nigel Sheldon. — Que vous n’arrêterez jamais. — Je sais. — De toute façon, je ne crois pas qu’il ait donné quelque ordre que ce soit. Personnellement, j’opterais plutôt pour un dirigeant de seconde zone avide de faire gagner des points à sa famille. — Ce ne serait pas étonnant. Sauf que nous n’avons même pas la preuve que Rigin travaillait vraiment pour Elvin. — C’est vrai ? — Oui. Ce que nous surveillions ressemblait très fortement à un trafic, mais c’est tout. Enfin, il ne faut pas oublier la nature du matériel rassemblé par le galeriste. — J’ai survolé le rapport. Des composants de très haute technologie, semble-t-il. — Effectivement. Mais aucune arme. Si ce matériel était vraiment destiné à Elvin, alors on peut penser que Johansson se prépare à entrer dans une phase d’activisme différente. J’ignore tout de ce qu’il a derrière la tête, mais il est très facile de contrer ses plans. — Comment ? — En fouillant minutieusement tous les containers en partance pour Far Away. Cela fait des années, des décennies même, que je le demande. Mais chaque fois, c’est la même réponse : trop cher, trop de retard accumulé, embouteillages à l’entrée du trou de ver. — Qu’en pense Rafael ? — Il a promis de me soutenir, mais pour le moment, rien n’a bougé. J’ai besoin d’un appui politique beaucoup plus solide. Du vôtre par exemple. — L’avis de Rafael a énormément de poids, croyez-moi. Il en a même de plus en plus. Un peu trop, peut-être. — Alors, c’est qu’il fait semblant de me soutenir. — Il doit être en colère à cause des événements de Venice Coast. Sa belle et toute nouvelle Agence a pris un sacré coup dans l’aile. Vous avez regardé les informations, depuis ? Les éditorialistes n’y vont pas de main morte. Alessandra s’en est même prise à vous personnellement. — C’est ce que j’ai entendu dire, commenta sèchement Paula. Mais cela ne devrait pas pour autant affecter le jugement de Columbia. Alors, Thompson, acceptez-vous de parler de mon problème à la présidente ? — Les Halgarth risquent de ne pas apprécier. C’est la seule Dynastie intersolaire à être impliquée dans l’exploitation de Far Away. Néanmoins, si vous pensez que c’est important, j’userai de toute mon influence. De toute façon, Doi est notre débitrice. — Merci infiniment. 6 Conway, StAsaph et Langharne mirent soixante-douze jours à atteindre Dyson Alpha. Le commandant Wilson Kime était extrêmement satisfait de sa vitesse accrue. Malgré sa puissance, Conway était deux fois plus petit que Seconde Chance ; son équipage était également réduit. Mais le changement le plus visible était l’absence d’une roue centrale destinée à accueillir les espaces de vie. Le nouveau vaisseau éclaireur avait un équipage de vingt-cinq hommes, dont les quartiers étaient situés dans le fuselage principal. Bien que la superstructure de Conway soit également semblable à un cylindre émoussé aux deux extrémités, le navire était beaucoup mieux caréné que son ancêtre, mesurant deux cent cinquante mètres de long et quatre-vingts mètres de diamètre. La diminution du volume de l’engin était principalement due à la réduction du nombre de fusées au plasma - il n’y en avait plus que trois - et de réservoirs cryogéniques. Sans compter que la nature même de la mission rendait inutiles la majorité des transports auxiliaires embarqués la première fois. Kime savait que CST travaillait déjà sur une deuxième génération de vaisseaux avant le départ de Seconde Chance, mais il ne s’attendait tout de même pas à ce que Conway soit terminé en moins de sept mois. C’était un authentique exploit, d’autant plus que toutes les installations et le personnel étaient en cours de transfert sur l’Ange des hauteurs. D’ailleurs, la stupidité de cette décision l’avait mis dans une colère noire. Après trois siècles et demi d’expansion spatiale, il croyait à tort que le gouvernement avait appris à se protéger des interférences politiciennes. Bien entendu, il savait que toute cette pagaille était due à la rivalité entre les Grandes familles et les Dynasties intersolaires - lui-même avait participé à de nombreuses séances de négociations et il n’ignorait rien des mesquineries de ses semblables. Mais il espérait que ces marchandages de bas étage seraient mis de côté du fait de l’importance du projet. Évidemment, son humeur ne s’était guère améliorée lorsqu’il avait découvert l’ampleur de l’alliance formée par Sheldon et le conseil d’administration de Farndale. On l’avait à la fois écarté du jeu et promu commandant de l’Agence spatiale. Malheureusement, il n’avait aucun pouvoir réel et devait se contenter de s’en prendre à ses subalternes - en l’occurrence Anna et Oscar - pour évacuer le stress provoqué par la nécessité de construire de nouvelles installations dans l’urgence. Son implication dans le projet s’était limitée à quelques visites administratives et diverses réceptions en compagnie de la redoutable Mme Gall. Déjà qu’ils ne s’aimaient pas beaucoup avant… Néanmoins, il n’avait pu s’empêcher d’impulser la construction de ces trois vaisseaux éclaireurs. Le développement de la colonie de l’Ange des hauteurs et l’Agence spatiale ne l’intéressaient pas. Chacun ses priorités. Contrairement au gouvernement, lui savait que le plus urgent était de découvrir ce qui s’était passé sur Dyson Alpha depuis la disparition de l’enveloppe. Au moins le prestige de sa position lui avait-il permis de prendre le commandement de la mission de reconnaissance. Une fois de plus, il s’était contraint à subir les désagréments physiques et biologiques d’un séjour prolongé en apesanteur. Le volume des quartiers habitables avait été réduit en même temps que l’équipage et le confort général s’en ressentait un peu. Les compartiments de Conway se résumaient à un ensemble de sphères interconnectées, réparties autour de l’axe du fuselage, derrière les senseurs et juste au-dessus des fusées. À l’intérieur, les parois étaient capitonnées et les angles recouverts de morceaux de plastique arrondis afin de limiter au maximum les risques de blessures graves. Tout comme il l’avait fait à bord d’Ulysse, il passait plusieurs heures par jour à faire de l’exercice, histoire d’empêcher ses muscles et son cœur de trop s’atrophier. Une fois par semaine, il rendait visite au médecin, qui surveillait ses fonctions vitales et lui prescrivait un traitement adapté. Et puis il y avait les repas, lors desquels il se forçait à ingérer une quantité calculée de nourriture, alors qu’il avait rarement faim. Plusieurs fois par jour, son assistant virtuel lui rappelait de boire un peu d’eau, car la déshydratation le guettait. Pour couronner le tout, il y avait bien évidemment les toilettes. La politique n’était décidément pas la seule chose à n’avoir pas du tout progressé en plus de trois siècles. Faire la grosse commission dans l’espace n’était toujours pas possible sans tout un attirail de sangles et de pompes aspirantes. La petite, elle, était relativement aisée - à condition d’être un homme. Les femmes de l’équipage avaient toutes subi un reprofilage cellulaire destiné à rendre cette opération plus pratique. C’était d’ailleurs une véritable épreuve pour les hommes que d’ignorer ces modifications durant les rapports sexuels. Conway s’immobilisa à une demi-année-lumière de Dyson Alpha, sans toutefois sortir de son trou de ver. StAsaph et Langharne s’arrêtèrent à ses côtés. CST avait réglé le problème de la communication entre vaisseaux en modulant les impulsions de l’hysradar. Générer de telles impulsions sans sortir de l’hyperespace était extrêmement compliqué, aussi le procédé n’était-il pas encore parfaitement efficace. Par exemple, le signal envoyé n’était pas directionnel - il suffisait donc de se trouver dans le rayon d’action de l’appareil pour le capter - et il ne pouvait transporter qu’une quantité de données très inférieure à la bande passante d’un rayon micro-onde. En revanche, il permettait de maintenir un contact oral entre les trois vaisseaux. Wilson flotta jusque dans le compartiment contenant le pont et se sangla dans un fauteuil d’accélération. De part et d’autre du réceptacle, des écrans et autres moniteurs holographiques se déplièrent. Il étudia les affichages et demanda à Anna d’effectuer un balayage hysradar. — Limitez-vous à un rayon d’action d’un quart d’année-lumière, ordonna-t-il. — Oui, monsieur, répondit-elle de son propre fauteuil. Pour cette mission, elle était son officier en second. Bien sûr, tout le monde était au courant de leur relation. C’était d’ailleurs pour cela qu’elle était si à cheval sur le protocole et le respect de la hiérarchie. Les autres devaient comprendre qu’elle avait atteint cette position parce qu’elle le méritait. En privé, nombreux étaient ceux qui avaient demandé à Wilson de faire en sorte qu’Anna se calme un peu, qu’elle décompresse, qu’elle soit moins sur leur dos. Wilson lui-même avait hâte que cette mission se termine. L’apesanteur était loin d’être aussi agréable et excitante que les romantiques de l’espace l’affirmaient. Ses multiples bleus étaient là pour l’attester. L’hysradar confirma qu’il n’y avait rien autour d’eux que le vide. Aucune trace de vaisseau ennemi. L’assistant virtuel de Wilson entra en communication avec les deux autres navires et crypta automatiquement la liaison. — Oscar, quoi de neuf ? demanda le commandant. — Rien en vue, répondit le capitaine de StAsaph. Je suppose qu’ils ont cessé d’envoyer des vaisseaux hors de leur système. Du moins dans cette direction. — On dirait bien. Antonia, vous avez détecté quelque chose ? — Rien du tout, dit Antonia Clark à bord de Langharne. Le terrain a l’air dégagé. — Très bien. Nous allons procéder comme convenu. Antonia, suivez-nous jusqu’à ce que nous soyons à dix UA de l’emplacement de l’ancienne barrière. Restez en hyperespace et réunissez autant d’informations que vous le pourrez. En cas d’attaque dirigée contre n’importe lequel des vaisseaux de la flotte, foncez vers le Commonwealth sans vous retourner. — Compris. Durant la période de planification de la mission, des jours durant, elle s’était battue pour que son vaisseau soit choisi pour accompagner Conway jusqu’au bout, mais les anciennes disputes semblaient oubliées. — Tu Lee, c’est l’heure d’y aller, dit Wilson. Anna, senseurs sur mode passif, je vous prie. — C’est déjà fait, monsieur. Wilson s’efforça de ne pas lui faire les gros yeux. Les vaisseaux éclaireurs se rapprochaient de Dyson Alpha. Le profil de la mission était plutôt simple : Conway et StAsaph devaient pénétrer le système et chercher la moindre trace de trou de ver. Si une déformation de l’espace-temps était décelée, ils étaient censés repérer sa source, sortir de l’hyperespace et tenter d’entrer en communication avec quiconque se trouverait là-bas. S’ils ne décelaient aucun signe de trou de ver expérimental, ils devraient foncer vers Alpha Major afin d’établir le contact avec les Dysoniens. Ils étaient encore à un quart d’année-lumière de l’étoile lorsque Anna dit : — Nous enregistrons des fluctuations quantiques compatibles avec la génération d’un trou de ver. — D’aussi loin ? demanda Tunde. — Oui. Je ne sais pas ce que c’est, mais c’est sacrément puissant. Matin Lumière Montagne commença à travailler sur la question dès que la mémoire de Bose lui eut révélé la théorie et les applications pratiques des trous de ver. Quelques centaines d’Immobiles suffirent à mettre de l’ordre dans ces principes fondamentaux, grâce aux connaissances en mathématiques et en physique de l’astronome. Les équations étaient parfaitement compatibles avec sa propre science. Sauf qu’il n’en aurait tout simplement pas eu l’idée tout seul. Après cela, il fallut mettre la théorie en pratique, ce qui était bien plus compliqué, car Bose savait très peu de chose sur la question. Mais un mois plus tard, le premier générateur de trous de ver était opérationnel. Un millier d’Immobiles répartis dans les usines les plus performantes de la planète avaient travaillé d’arrache-pied pour fabriquer des composants d’une complexité inégalée. Matin Lumière Montagne utilisa ce prototype pour entrer en communication avec sa colonie la plus importante, basée autour de la plus grande des géantes gazeuses. Ainsi, Matin Lumière Montagne 23957, qui supervisait son exploitation, put être connecté en temps réel au groupe originel resté sur la planète mère. Dans les semaines qui suivirent, d’autres trous de ver de petite taille furent ouverts, permettant à la communauté d’être connectée en permanence, de devenir un groupe unique et colossal. À ce stade-ci, les chantiers navals dispersés dans le système ne travaillaient plus qu’à la construction de générateurs plus grands. Comme toutes les planètes, colonies, lunes et stations spatiales étaient interconnectées, les vaisseaux étaient presque devenus obsolètes. Ils furent donc démantelés et convertis en un nouveau système de transport. Des centrales furent construites autour de l’étoile, de vastes structures rotatives protégées par des champs de force qui siphonnaient l’énergie du Soleil et la transféraient (via un trou de ver) vers la seconde géante gazeuse, où l’on construisait le plus grand de tous les générateurs de trous de ver, celui qui permettrait au groupe de traverser l’espace interstellaire. Les ressources mentales de douze mille Immobiles étaient nécessaires à la supervision de cette machine incroyable. Il y avait tant de composants, de détails à contrôler à la fois. Matin Lumière Montagne amalgama même un groupe d’Immobiles spécialement conçus pour en assurer le fonctionnement, des individus qui n’auraient aucune autre fonction et dont l’esprit ne serait pas pollué par les problèmes habituels. Cependant, malgré les forces vives déployées, Matin Lumière Montagne était contraint d’utiliser plus de processeurs électroniques que jamais, afin de contrôler l’ensemble des systèmes auxiliaires. Le trou de ver interstellaire était opérationnel depuis trois semaines lorsque des détecteurs orbitaux de vagues quantiques mirent en évidence les points de distorsion de vaisseaux en approche. Ils étaient plus petits que le navire humain précédent, Seconde Chance, mais ils venaient bien du Commonwealth. Ils étaient également beaucoup plus rapides. > mission vaisseaux/expliquer< Je n’en suis pas sûr. Je pense qu’ils vont réessayer d’entrer en communication avec vous. Ils veulent savoir ce que Verbeke et moi sommes devenus. > probabilité de confrontation/extrapoler< Ils ne veulent pas combattre. Les vaisseaux seront cependant très bien protégés. Ils ont assisté à plusieurs batailles la dernière fois. Maintenant, ils savent. > réaction/expliquer< Oh, moi, la tactique et la stratégie, ça fait… > connaissances tactiques/mémoire< Aucune donnée disponible. La mémoire de Bose mentait… Non, elle ne mentait pas, elle était sarcastique. > sarcasme/expliquer< C’est un trait de la personnalité humaine. On est sarcastique ou on ne l’est pas. Question de culture. Je m’en sers parfois pour calmer des étudiants un peu trop sûrs d’eux. Mais votre culture semble étrangère à ce genre de procédé. Apparemment, vous préférez les missiles. Une fois de plus, Matin Lumière Montagne considéra sérieusement la possibilité d’effacer purement et simplement la mémoire de Bose. Le mode de pensée de cette chose lui faisait l’effet d’une sorte de maladie mentale. Bien que la personnalité de l’homme fût enfermée dans un seul Immobile, il semblait y avoir des fuites. Des idées et des concepts étranges apparaissaient de plus en plus. Une manière différente de concevoir les choses. Après tout, force lui était d’admettre qu’il n’était pas vraiment raisonnable de polluer sa planète natale sans aucune retenue, de laisser tant de Mobiles - des morceaux de lui-même - mourir de façon atroce de maladie ou d’empoisonnement. En d’autres mots, il se tuait pour le présent sans penser à l’avenir. Mais depuis quand le terme «atroce» faisait-il partie de son vocabulaire ? S’il n’y prenait garde, ces pensées, ces idées révolutionnaires risquaient de le rendre étranger à sa propre espèce, de le contaminer de l’intérieur. Heureusement que son rationalisme atavique était encore le plus fort. Laisser autant de Mobiles mourir vainement s’apparentait à un gaspillage de ressources. Ni plus, ni moins. Mais il en était parfaitement conscient. Il tolérerait donc encore la mémoire de Bose, car il savait qu’il n’en aurait bientôt plus besoin. Les trois vaisseaux humains ralentirent un bref moment, avant de reprendre leur approche. L’un d’entre eux s’immobilisa au-delà des limites virtuelles de l’enveloppe disparue, sans sortir du trou de ver qu’il générait lui-même. Les deux autres continuèrent vers la seconde géante gazeuse, où Matin Lumière Montagne avait construit son trou de ver interstellaire. Les navires tout proches se préparaient à les intercepter. L’un des vaisseaux intrus sortit de son trou de ver dans une explosion de radiations bleues. Il n’était plus qu’à cinq millions de kilomètres du générateur géant. Des impulsions électromagnétiques jaillirent dans tous les sens, comme il explorait l’espace alentour, tandis que son générateur émettait des distorsions identifiées par la mémoire de Bose comme étant un hysradar. Des champs de force extrêmement denses enveloppaient le vaisseau humain, empêchant Matin Lumière Montagne d’utiliser ses senseurs. Ils seraient difficiles à transpercer, reconnut celui-ci. Mais il y arriverait. Seize vaisseaux ultrarapides furent lancés contre l’ennemi. Dès que leurs réacteurs à fusion se furent mis en route, le navire humain dirigea contre eux des micro-ondes et des lasers. Cette fois-ci, Matin Lumière Montagne était en mesure de comprendre le code binaire, les constantes mathématiques simples, les matrices à pixels affichant des images et des symboles, les tables périodiques. Alors, il braqua un maser de communication vers le vaisseau. La mémoire de Bose fut mise à contribution pour initier un contact. Des séquences de langage appropriées furent sélectionnées. — Salut tout le monde, c’est Dudley Bose à l’appareil. J’ai failli attendre. Mais bon, je ne me plains pas, vous êtes enfin arrivés. Le laser humain fut désactivé, mais le faisceau de micro-ondes resta braqué sur le vaisseau qui avait émis le message. — Dudley ? Ici le commandant Kime. Comment… Vous allez bien ? Grand Dieu, Dudley, nous n’en espérions pas tant. La voix était déformée par ce que la mémoire de Bose identifia comme un mélange d’incrédulité et d’espoir. — Et oui, capitaine, j’ai réussi. Je suis toujours vivant. En plus, je me suis fait plein de nouveaux amis, qui ont hâte de vous parler. On devrait pouvoir se rencontrer dans pas très longtemps. — Dudley, êtes-vous dans le vaisseau qui émet ce message ? — Tout à fait. Sacrée coïncidence, non ? Cela fait des mois que je suis dans l’espace et que j’aide les Primiens à construire leur générateur de trous de ver. — Dudley, l’accélération de ce vaisseau dépasse les dix g. La voix avait changé. D’après la mémoire de Bose, elle était désormais perplexe. — Ouais, je ne vous le fais pas dire. Ma colonne vertébrale me fait atrocement souffrir. — Vous pouvez ralentir maintenant, dit Wilson Kime. Nous n’avons pas l’intention de nous enfuir. — Bien sûr. J’en parle tout de suite au capitaine. Matin Lumière Montagne réduisit la vitesse de son escadron à trois g. Il ne voulait pas effrayer les humains - un nouveau concept de plus. Il avait appris tant de choses depuis que la barrière avait disparu. — Où est Emmanuelle, Dudley ? Est-elle là avec vous ? — Non, elle attend sur la planète mère. PUTAIN DE MERDE ! FUYEZ, BANDE D’IMBÉCILES. ILS NOUS ONT TUÉS. C’EST INHUMAIN. FUYEZ NOM DE D… Matin Lumière Montagne voulut crier de colère, comme si une pensée corruptrice avait jailli de son inconscient. Alors, son esprit écrasa la mémoire de Bose, la renvoya dans les profondeurs de son cerveau d’Immobile, là d’où elle n’aurait jamais dû sortir. Voilà. Elle n’existait plus. Un rire humain, une exclamation de défi résonnait dans le bâtiment qui abritait le groupe originel, le cœur de Matin Lumière Montagne. Le souvenir d’un rire. Moqueur, méprisant. Stupéfait, bouche bée, Wilson regardait fixement le haut-parleur qui, une minute plus tôt, avait failli le faire pleurer de bonheur. Le cri se répercutait encore dans le silence qui enveloppait le pont. Il savait. Depuis le début. Depuis qu’il avait entendu Dudley dire qu’il se trouvait à bord de ce vaisseau volant à plus de dix g. Sa voix semblait tellement normale. Comme s’il était assis à la terrasse d’un café. C’est trop beau pour être vrai, donc c’est faux. — Les navires extraterrestres accélèrent de nouveau, annonça Anna. Huit g… Neuf… — Tu Lee, sortez-nous de là, ordonna Wilson, comme une sensation de déjà-vu familière et horriblement désagréable l’envahissait. Oscar, Antonia, plan de fuite numéro un. Vous l’avez entendu comme moi. Fichons le camp. Les moniteurs qui relayaient les images de l’extérieur se couvrirent de bleu, comme si le vaisseau venait de pénétrer un ciel planétaire. Tu Lee fit sortir Conway du système de Dyson Alpha à la vitesse d’une demi-année-lumière par heure. — Grand Dieu, que s’est-il passé ? demanda Anna. Cette chose qui nous a parlé, c’était… — Ce qui restait de Dudley Bose, répondit gravement Wilson. Dire que j’ai toujours pensé du mal de lui… — Des signes de poursuite ? reprit-il. — Non, rien ne suit dans l’hyperespace, capitaine, dit Tunde. StAsaph et Langharne sont devant nous et s’écartent l’un de l’autre. Wilson étudia les moniteurs qui entouraient son fauteuil et respira profondément pour calmer les battements frénétiques de son cœur. Il regardait les deux autres vaisseaux éclaireurs se disperser dans l’espace interstellaire afin de compliquer la tâche d’éventuels poursuivants. Quelle manœuvre pitoyable. Si les extraterrestres avaient des vaisseaux capables de voler plus vite que la lumière, ils en auraient déjà envoyé des milliers à nos trousses. — Nous sommes sortis de l’hyperespace pendant six minutes et quinze secondes, dit Anna lorsque tout le monde se fut un peu calmé. Nos missions durent de moins en moins longtemps, et nous ne savons toujours pas à quoi ils ressemblent. Wilson donna quelques instructions à son assistant virtuel, qui replia quelques-uns de ses moniteurs. Puis il se tourna vers Tunde Sutton. — Qu’ont collecté nos senseurs ? — Presque rien, capitaine, répondit celui-ci d’un air triste. Nous ne sommes pas restés suffisamment longtemps pour obtenir des images convaincantes. — Qu’en est-il de ce trou de ver géant ? — Ah, oui, commença Tunde, étrangement réticent. Vous savez, nous n’avons jamais rien construit d’aussi énorme. D’après l’activité quantique que nous avons eu le temps de détecter, il existe de très nombreux trous de ver dans tout le système. Des trous de ver bien plus petits que celui qui se situe au-dessus de la géante gazeuse, toutefois. Cela confirme ce que nous pensions de leur capacité industrielle. Il y a seulement un an et demi, ils n’avaient aucun générateur. — Quelle taille faisait celui que nous avons repéré en premier ? Tunde étudia les enregistrements de l’hysradar. Il se concentra plus particulièrement sur la géante gazeuse incriminée et ses trois lunes les plus grandes, superposant à ces informations le peu de données visuelles récoltées. Il zooma sur la troisième lune, qui orbitait à sept cent quatre-vingt-dix kilomètres de l’équateur enrobé de nuages denses. C’était un planétoïde rocheux, dont la moitié de la surface était couverte de glaciers faisant près de cinq kilomètres d’épaisseur. Des centaines de champs de force couvraient près du quart de sa surface totale. Des vaisseaux équipés de réacteurs à fusion formaient une ceinture au-dessus de son équateur. De là, une rivière étincelante de plasma blanc-bleu s’étirait sur quinze mille kilomètres, jusqu’au point de Lagrange le plus éloigné du satellite. Les extraterrestres avaient choisi de positionner leur trou de ver dans une zone d’équilibre gravitationnel, là où sa stabilité pourrait être garantie sans trop de difficultés. Il n’y avait aucune donnée visuelle directement exploitable. La structure du générateur était extrêmement sombre, même si elle brillait vivement dans les infrarouges. L’hysradar révéla une structure toroïdale, avec une ouverture centrale large de deux kilomètres et demi. Des navires de grande taille s’y succédaient toutes les cinq à six minutes. — Fils de pute, marmonna Wilson. Y a-t-il un moyen de dire où débouche cette porte ? — Non, monsieur, répondit Tunde. Mais, à en juger par l’intensité de la distorsion quantique, je dirais plusieurs centaines d’années-lumière. D’où leur vient toute cette puissance ? Je ne saurais le dire. En tout cas, pas de réacteurs à fusion, puisque les émissions de neutrinos restent très faibles. — Peuvent-ils atteindre les limites du Commonwealth ? demanda sèchement le commandant. — Je n’irai pas jusque-là. Je dirais quatre cents, peut-être cinq cents années-lumière. Wilson aurait voulu ressentir du soulagement. Oui, après tout, les extraterrestres n’allaient pas débarquer à la maison demain. Mais il n’y parvint pas. Ce qu’ils avaient vu était par trop inquiétant. Même pour une civilisation de cette envergure, la construction d’un trou de ver géant était un projet ultime. Le genre de décision que l’on prend lorsqu’il n’y a pas d’alternative. Une chose était certaine : leur destination finale était évidente. Mais pourquoi ? Cela, il ne le comprenait pas. Que voulaient-ils donc au Commonwealth ? C’était un paysage étonnant. Aucun de ses éléments ne lui était étranger, mais tout y était plus grand de vingt pour cent. Des montagnes plus élevées. Des vallées plus profondes. Des rivières plus larges. Des plaines plus vastes. Même le ciel semblait plus haut - mais peut-être n’était-ce dû qu’à l’absence de nuages durant la très longue période de jour. Autant de choses qui faisaient craindre à Ozzie de rencontrer un animal du cru. Des rats gros comme des chiens ? Des chiens de la taille de chevaux ? Et les éléphants, les dinosaures ? Ils étaient sur cette planète depuis huit jours et n’avaient même pas vu un moucheron. Les plantes, elles, paraissaient appartenir à un autre tableau. Elles étaient douces, duveteuses. De loin, l’herbe ressemblait à de la mousse. Les buissons étaient pourvus de feuilles minuscules et extrêmement denses qui leur donnaient un aspect presque lisse. Les arbres étaient coniques, symétriques, et les feuilles fines et longues. Mais, dans l’ensemble, la flore de ce monde se conformait à un certain classicisme. À condition de faire abstraction de l’absence de fleurs. Peut-être l’évolution avait-elle trouvé le moyen de se passer de pollinisation ? Ou alors n’y avait-il pas d’insectes pour disséminer le pollen ? Ce qui faisait de Tochee la chose la plus colorée du paysage. Le gros extraterrestre s’était vite remis de ses engelures. Ses organes locomoteurs étaient presque complètement guéris, car les étendues herbeuses et les forêts au sol fertile étaient agréablement douces. Ils avaient arpenté trois mondes différents et traversé une zone clairement tropicale, dans laquelle Tochee s’était senti particulièrement à son aise. Les petites touffes de poils qui couvraient son cuir ridé s’étaient ornées de couleurs vives. Tant et si bien qu’elles ressemblaient à présent à des plumes ou à des fougères, dont la pigmentation et la texture soyeuse rappelaient les vêtements d’apparat d’un roi du temps jadis. Lorsqu’il se déplaçait, lorsqu’un léger vent soufflait, des vagues écarlates, orangées, turquoise et émeraude parcouraient son corps. — On dirait un arc-en-ciel de poil, avait fait remarquer Orion lorsque les touffes s’étaient mises à pousser. Le garçon lui aussi était bien plus heureux que dans la Citadelle des glaces. Sa bonne humeur et sa confiance étaient de retour ; elles grandissaient à mesure qu’ils s’éloignaient du monde de Sara. Mais Ozzie pressentait qu’Orion n’allait pas tarder à s’impatienter. C’est encore loin ? lui demanderait-il bientôt. Ce qu’Ozzie serait incapable de lui dire, étant donné les circonstances. Jusque-là, ils étaient parvenus à suivre le chemin des Silfens sans trop de problèmes, car les forêts étaient très rapprochées. Les rares fois où un doute s’était installé, le pendentif d’Orion leur avait permis de prendre la bonne décision. Mais ce monde géant était différent. Ils avaient émergé de la forêt et découvert une vaste plaine infinie et ondulante. Dans leur dos, les arbres tapissaient une vallée en V dont le chemin, facile à suivre, longeait un ruisseau impétueux. Ils ne s’étaient donc pas trompés. Il n’y avait rien d’autre à faire que de suivre le cours d’eau qui, rapidement et comme beaucoup d’autres, se jeta dans une rivière plus large. En cinq jours de marche, ils avaient croisé de nombreux bois accrochés aux versants abrupts, mais aucun chemin silfen. Les arbres donnaient des fruits comestibles, des globes de la taille d’un melon, à la chair fibreuse et au goût un peu fade de pomme sucrée. C’était d’ailleurs une constante sur tous les mondes traversés par les chemins des Silfens : rien de ce qui était comestible n’avait un goût très prononcé. Orion décrochait les fruits à l’aide d’un bâton. Parfois, Tochee le soulevait à bout de tentacules pour l’aider à atteindre les boules les plus élevées. Le garçon riait et s’amusait comme un fou… Pendant ces moments, Ozzie rêvait de hamburgers et de chili. La rivière les menait vers une chaîne de montagnes encapuchonnées de neige, qui marquait la fin de la plaine. Comme ils se rapprochaient des premiers contreforts, le tapis herbeux s’affinait et le sol devenait de plus en plus sablonneux. Bientôt, seul le large ravin au fond duquel s’écoulait le cours d’eau fut couvert de végétation. Ils commencèrent à contourner le massif en serpentant entre les rochers et en évitant les zones trop marécageuses. Ozzie et Orion portaient tous les deux de lourds sacs à dos, tandis que Tochee avait deux grands paniers sur le dos. Comme la ravine devenait plus profonde, la rivière se fit rapide et écumante, menaçant de sortir de son lit. — Vous regrettez toujours de ne pas avoir construit un bateau ? demanda Orion, tandis qu’ils passaient tout près d’un groupe de rochers acérés contre lesquels venaient se briser les flots bouillonnants. Ozzie avait en effet eu cette idée après qu’ils eurent dépassé une troisième forêt dépourvue de chemin. Ce n’était pas une mauvaise idée, mais sa machette à lame de diamant n’aurait pas pu venir à bout de suffisamment d’arbres pour cela. Sans compter qu’ils n’avaient même pas assez de cordes pour assembler le plus rustique des radeaux. Il était littéralement obsédé par l’idée de quitter ces plaines le plus vite possible. Les journées passées sous ces ciels vides étaient déjà difficiles, mais la nuit, ils se hâtaient de monter la tente pour échapper au néant ambiant. Ozzie avait comme un mauvais pressentiment. — J’ai descendu des rapides bien plus impressionnants…, répondit l’homme, sur la défensive. Après une journée passée à longer le ravin étroit, celui-ci s’élargit brusquement, s’ouvrant sur un large canyon. La rivière se précipitait dans un escalier rocheux aux marches toujours plus hautes, avant de se jeter dans le vide et de former une chute grondante haute de trois cents mètres. Après tous ces jours de silence pesant, le vacarme était presque choquant. — Et maintenant ? demanda Orion. Il faisait face au canyon, à cette saignée pratiquée dans la chaîne de montagnes. — Nous n’avons croisé aucune porte de sortie, dit Ozzie en pensant tout haut. Soit on continue de suivre la rivière, soit on essaie de contourner la montagne. Il produisit un parchemin plus qu’usé et ce qui lui restait de charbon. Après avoir choisi soigneusement le côté le plus aiguisé, il écrivit : « Le mieux serait de continuer. À mon avis, le chemin longe le cours d’eau. » « Je suis d’accord », répondit Tochee en projetant le symbole idoine. Alors, ils mirent à profit le long après-midi pour descendre cette paroi vertigineuse. Comme les rochers étaient glissants à cause de l’écume, la progression fut lente et laborieuse. Si, par malheur, un accident devait survenir ici, il n’y aurait aucun moyen de venir en aide à la victime. L’isolement total qui était le leur depuis le début du voyage les avait habitués à une certaine circonspection, aussi Orion ne se plaignit-il jamais de leur lenteur. Tochee ouvrait la marche. Grâce à ses organes locomoteurs, il était, de loin, le plus agile des trois sur cette voie précaire. Lorsqu’ils atteignirent enfin le fond du canyon, le soleil avait disparu depuis longtemps derrière les montagnes. D’après l’horloge de la vision virtuelle d’Ozzie, il leur restait encore deux heures avant la tombée de la nuit. Il retira ses lunettes de soleil et plissa les yeux pour examiner le paysage de roche nue. Mais la lumière du soleil était encore assez puissante pour le forcer à rechausser ses verres protecteurs. Les nuages de gouttelettes entourant la chute d’eau, la fraîcheur momentanée l’avaient induit en erreur. Il aurait pourtant dû se douter que, sur ce monde des superlatifs, tout était trop grand, trop fort, trop puissant. Ils contournèrent le profond et large bassin formé par la cascade impressionnante et continuèrent jusqu’au moment où le flot se calma, se répandant dans un lit large couvert de galets. Ozzie s’arrêta au bord de l’eau pour admirer le paysage. De part et d’autre, les parois verticales et ferreuses faisaient au moins un kilomètre de hauteur et, comme le canyon tournait légèrement en direction de l’est, elles semblaient de plus en plus grandes. Le fond de la gorge pouvait faire jusqu’à huit kilomètres de large. Apparemment, rien n’y poussait. Ni herbe, ni buissons. Tout n’était que cailloux et sable, du même rouge que les parois abruptes. Au pied de ces dernières, des monticules coniques de roche pulvérisée attestaient de l’instabilité du paysage. Tochee leva un tentacule dans une parodie de geste humain pour attirer leur attention. Lorsque Ozzie se retourna vers l’extraterrestre, des motifs mauves clignotaient déjà dans son œil noir. « Quelque chose près du prochain tournant. Peut-être un arbre.» L’homme ordonna à ses implants rétiniens de zoomer sur cette zone. L’air ondulait à cause de la chaleur intense qui se dégageait encore de la roche, mais une forme sombre était bel et bien visible au bord de la rivière, juste avant que celle-ci disparaisse derrière un virage. «Peut-être bien », écrivit-il. Ils continuèrent leur route et, très rapidement, tombèrent sur les restes d’un feu. Un simple cercle de pierres noircies. Les cendres avaient été éparpillées par le vent depuis longtemps, et seuls quelques grains de sable vitrifié étaient encore visibles. — Regardez ! s’exclama Orion. Il se mit à courir, s’arrêta brusquement et ramassa quelque chose par terre. Il brandit son trophée d’un air victorieux. — Fils de pute, grogna Ozzie. Le môme venait de trouver une canette de Coca. La couleur s’était estompée, mais le logo si familier était encore reconnaissable. — On est sur Terre ? demanda le garçon, tout excité. — Désolé, petit, mais c’est impossible. — En tout cas, c’est le Commonwealth. Même sur Silvergalde on boit du Coca. — C’est juste un déchet, dit Ozzie en grattant sa barbe broussailleuse. Tu connais les gens… De véritables voyous. Mais, eh ! Ça prouve qu’on est sur la bonne voie. Il ne voulait pas casser le moral du gamin. Celui-ci regarda la canette d’un air vexé, puis la jeta dans le sable. Une heure plus tard, ils s’arrêtèrent pour camper. Ozzie et Orion montèrent leur tente en hauteur, à plusieurs centaines de mètres de la rivière, puis profitèrent de la lumière déclinante pour laver quelques chemises et chaussettes. Ozzie aurait voulu plonger dans le cours d’eau pour se décrasser, mais la rivière ne lui inspirait pas confiance - alors même qu’ils n’avaient encore aperçu aucune créature vivante. Étudiant, il avait passé trop de nuits à manger de la pizza, boire de la bière, fumer un peu d’herbe et regarder de mauvais films de SF. Dieu seul savait ce qu’il y avait là-dessous. Probablement rien, en fait, mais il ne fallait pas compter sur lui pour le vérifier. Pas question de se retrouver avec des œufs de bestiole extraterrestre enfoncés dans le cul… Subitement, les longues soirées passées à se prélasser dans l’eau chaude de la Citadelle des glaces ne lui parurent plus aussi ennuyeuses que cela. Ils étaient en train de remonter vers leur tente lorsque Orion dit : — Il y a une lumière. Ozzie regarda dans la direction indiquée par le garçon. Effectivement, un minuscule point jaune brillait au loin. Impossible de dire si elle se trouvait sur la même rive qu’eux. Il tenta de mettre à profit ses implants, mais n’obtint rien d’autre qu’une lueur vacillante aux contours flous, et ce en dépit de tous les filtres dont il disposait. Il bascula en infrarouges et la lumière disparut presque. Il ne s’agissait donc pas d’un feu. — Sans doute un autre voyageur, dit-il d’une voix qui se voulait rassurante. Tochee avait vu la lumière, lui aussi, mais était incapable d’en dire plus. Ils la fixèrent du regard toute la soirée en avalant leur repas constitué de fruits sans saveur et d’eau fraîche, mais elle ne bougea pas d’un millimètre. Ozzie et Tochee se relayèrent pour la surveiller. Le rasta devait rester éveillé de minuit au petit matin. Il mit sa chemise à carreaux la plus chaude, s’assit sur une pierre plate tout près de la tente et se pelotonna dans son duvet. La rivière murmurait calmement en contrebas. De temps à autre, Tochee émettait une sorte de sifflement indistinct - peut-être l’équivalent extraterrestre d’un ronflement. En dehors de ces bruits, il n’y avait que le silence. Un silence profond qu’il associerait à jamais à cette planète. Une myriade d’étoiles scintillaient dans le ciel vierge de tout nuage et dépourvu de lune. Il n’en avait jamais vu autant, pas même lorsqu’il arpentait les mondes du Commonwealth avant qu’ils soient définitivement pollués par les lumières artificielles de la civilisation. Une nébuleuse un peu floue, quatre ou cinq fois plus grande que la lune de la Terre attira plus particulièrement son attention. Elle se tordait à une extrémité et formait une pointe rougeâtre. Il ne se souvenait pas avoir vu quelque chose de semblable dans l’espace colonisé par le Commonwealth. Il décida de la baptiser la « Queue du Diable ». Sauf que personne n’en saurait jamais rien. Dommage… Juste avant l’aube, il entendit des voix. Il se redressa immédiatement en se demandant s’il s’était assoupi. Peut-être avait-il rêvé ? Mais il ne s’agissait pas de voix humaines. En tout cas, elles parlaient une langue qui lui était complètement étrangère. La lueur lointaine n’avait pas bougé. Il bascula en vision infrarouge et tourna sur lui-même en scrutant l’horizon. Les voix résonnèrent de nouveau. Il n’avait donc pas rêvé. Elles passèrent tout près de lui. Il se retourna en sursautant et faillit en perdre l’équilibre. Elles papotaient. Un langage non humain. Elles paraissaient pressées. Effrayées. Elles… Mais, s’il avait bien entendu quelque chose, il n’avait rien vu. Rien ne bougeait dans ce satané canyon. Rien de physique. Il faillit demander « Qui est là ? » mais c’était justement le genre de chose que l’on entendait dans les films débiles que les adolescents attardés regardaient au milieu de la nuit. Des chuchotis glissèrent tout près de lui. Quelqu’un - quelque chose - gémissait dans le lointain. Ozzie se débarrassa de son duvet et tendit les mains devant lui. Il se concentra sur les mouvements d’air, à l’affût du moindre souffle. Il ferma les yeux, sachant que sa vue ne lui serait d’aucune aide. Écouter, caresser l’air. Les voix revinrent. Les voix du vent. Il entendit ce qu’elles disaient et le répéta doucement. Mais cela n’eut aucun effet. Les voix passèrent près de lui sans le remarquer. C’est ainsi que le trouva Orion tandis que l’aube dorée déversait ses premiers rayons sur les parois du canyon : debout, immobile, les bras tendus comme une sorte de statue religieuse, marmonnant des mots dans une langue inconnue. Le garçon s’extirpa de la tente en chassant le sommeil de ses paupières lourdes et en bâillant. — Qu’est-ce que vous faites ? Ozzie soupira et laissa retomber ses bras avec la fluidité d’un yogi. Il gratifia Orion d’un sourire indéchiffrable. — Je parlais aux fantômes. Orion tourna la tête de tous les côtés, mais ne vit rien. — Vous vous sentez bien ? Vous vous êtes cogné la tête ou… —Pas depuis cette fameuse soirée dans un bar de Lothian, mais c’était il y a des années. Ce monde est hanté. — Allez, Ozzie, ce n’est pas drôle. Pas ici. Cette planète tout entière me fout la chair de poule. — Je sais, petit. Je sais. Mais j’ai bien entendu quelque chose. Un groupe de personnes, sans doute extraterrestres. — Les Silfens ? — Non, je connais la langue des Silfens. Là, je n’ai rien compris, mais j’ai ressenti des choses. Ils étaient tristes, ou peut-être effrayés. Ou alors les deux à la fois. — Eh ! Arrêtez. Je n’aime pas ça du tout. — Ouais. Je sais. Moi non plus, d’ailleurs. — C’est-à-dire ? — Cette expérience…, commença Ozzie en fronçant les sourcils. Moi non plus je ne crois pas aux fantômes, mais… Des projections… C’est quand même infantile, comme comportement, non ? Et pourquoi pas se mettre un drap blanc sur la tête et sauter sur les voyageurs par surprise ? — Un jour, vous m’avez dit que les Silfens avaient une vie après la mort, dit calmement Orion. — C’est que tu m’écoutes, en plus, ironisa Ozzie en considérant longuement le garçon. — Des fois, répondit ce dernier d’un air narquois en haussant les épaules. — Bon, reprenons depuis le début. Vu que nos appareils électroniques ne fonctionnent pas, on peut conclure que ces fantômes ne sont pas des projections holographiques, sonores. Enfin, ce genre de connerie, quoi. Comme nous sommes chez les Silfens, on peut supposer que ce qui se passe ici ne leur est pas étranger. Selon moi, ils sont au courant et ils approuvent. — À moins qu’ils soient eux-mêmes responsables de ce phénomène, dit Orion, de nouveau tout excité. Rien ne vit ici. Nous n’avons vu ni animaux, ni insectes. Peut-être sommes-nous dans le paradis des Silfens, là où ils vont après la mort. Ozzie fit la grimace et se retourna vers le canyon austère et massif. — Je ne saurais dire pourquoi, mais je ne le pense pas. Je m’attendais à un paysage un peu plus impressionnant. Mais je me trompe peut-être, ajouta-t-il en regardant fixement la rivière. Eh ! La lumière n’est plus là, regarde ! Tochee se glissa entre les deux humains en soulevant ses appendices préhensiles. « Que se passe-t-il ? » demanda son œil. — Cela va être un peu difficile à expliquer, marmonna Ozzie. En milieu de matinée, ils avaient assez avancé pour voir que les piliers noirs qu’ils avaient aperçus la veille étaient bien des arbres. Des arbres géants, même selon les critères de ce monde, à la silhouette parfaite, culminant à près de cent cinquante mètres. Plantés de part et d’autre de la rivière, à un kilomètre environ de la rive, ils formaient une avenue imposante. — Apparemment, on n’est pas les seuls dans le coin, dit Orion, comme ils se rapprochaient de l’entrée de l’allée artificielle. — On dirait bien, confirma Ozzie en levant la tête pour admirer la cime des arbres. Soit ils sont faits d’un bois plus dur que l’acier, soit il n’y a jamais aucun vent dans ce pays. — C’est important de le savoir ? — Peut-être que oui, peut-être que non, mec. En tout cas, c’est sacrément bizarre. — Pas plus que le reste du paysage, dit Orion en partant d’un rire joyeux. — Sans doute. Une heure plus tard, comme le canyon était redevenu rectiligne, leur permettant de voir à des kilomètres, ils virent un groupe de silhouettes marcher devant eux. Ils étaient sept et semblaient avancer d’un bon pas. « Des bipèdes, comme vous, déclara Tochee. La lumière, c’était eux.» « Possible », écrivit Ozzie. « Je pense qu’ils sont plus lents que nous. En accélérant un peu, nous pourrions les rattraper avant la tombée de la nuit.» Ozzie y avait déjà pensé. Bien sûr, s’ils voulaient vraiment attirer leur attention, il leur restait quelques fusées éclairantes. Néanmoins, mieux valait les garder pour les urgences véritables. Par ailleurs, il faudrait que ces individus regardent au bon moment dans la bonne direction. Il était un peu surpris qu’ils n’aient pas été repérés plus tôt. Surtout compte tenu de la robe multicolore de Tochee. « Inutile d’accélérer et de nous épuiser. Nous les rattraperons tôt ou tard.» « D’accord. » Dans l’après-midi, tandis qu’ils arpentaient cette avenue depuis plusieurs heures, ils rencontrèrent la première ruine. Un ruisseau serpentait en travers du canyon. Il apparaissait à la base de la paroi verticale et traversait l’allée à angle droit. Longtemps auparavant, une simple arche de pierre permettait de le traverser sans se mouiller les pieds. Désormais, seules les fondations de l’ouvrage subsistaient de part et d’autre de l’eau, telles des dents gâtées. Il y avait dans la roche des cannelures peu profondes semblables à la trace laissée par un serpent dans le sable. Impossible de dire avec certitude s’il s’agissait des restes érodés d’un bas-relief antédiluvien ou bien d’un accident de la nature. Pourtant, en revoyant ces arbres plantés à intervalles réguliers, Ozzie ne put s’empêcher de penser à une œuvre d’art. Le travail d’érosion avait dû durer des siècles, peut-être même davantage. — Dommage que mes ordinateurs ne marchent pas. Ils auraient pu dater ce machin au jour près. — C’est vrai ? — Si je te le dis. Orion savait si peu de chose que c’en était parfois énervant. Il devait constamment faire attention à ce qu’il disait, surtout lorsqu’il était d’humeur à plaisanter, et cela lui pesait. Le gosse prenait tout ce qu’il disait pour argent comptant. Ils traversèrent le ruisseau à gué et continuèrent leur route. Ozzie résista à la tentation de graver son nom sur les restes du pont. Il était un peu surpris que personne ne l’ait fait avant lui. Surtout le type qui avait abandonné cette canette de Coca. Avant la fin de la journée, ils croisèrent un autre pont effondré, ainsi qu’une sorte de dépression parfaitement circulaire entourée de blocs de pierre soigneusement ajustés. Malheureusement, aucun de ces vestiges archéologiques ne donnait d’indices sur les créatures qui avaient bâti ces ouvrages. On construisait des ponts et des fondations aux quatre coins de la galaxie. Selon Ozzie, le cercle de pierres devait soutenir un édifice plus grand. En une journée de marche, ils étaient parvenus à réduire la distance qui les séparait du groupe d’inconnus. Ceux-ci n’avaient plus qu’un kilomètre et demi d’avance. Le temps de monter leur tente, la lumière avait refait son apparition au loin. — Ils sont tout près, dit Orion. Vous devriez tirer une fusée. Ils ne pourraient pas la manquer… — Ils savent que nous sommes là, répondit Ozzie en fixant du regard le point de lumière vacillante. S’ils ne veulent pas nous parler, nous n’arriverons pas à les forcer. Orion hocha la tête avec enthousiasme et enfonça son couteau dans un énorme fruit. — C’est vrai, les gens sont comme ça. On ne peut pas forcer quelqu’un qui n’a pas envie. — Tu apprends vite. — Oui, il faut laisser la fille prendre les devants. — Exactement. — Et elle trouvera toujours un moyen de me faire comprendre qu’elle a envie d’aller plus loin ? Vous êtes sûr ? — Euh… Ouais, répondit Ozzie qui commençait à appréhender les soirées autour du feu de camp. Mais, attention, c’est une affaire subtile. Il faut être à l’écoute, vigilant… — C’est-à-dire ? — Bon, si elle attend avec impatience de te revoir, c’est bon signe. — Mais vous m’avez dit de ne pas essayer de coucher avec elle le premier soir… — Oui, oui, c’est une règle de base. Mais je te parle du deuxième ou du troisième rendez-vous. — D’accord. On passe la soirée ensemble, et après ? On va chez moi ou chez elle ? — Je ne sais pas, petit. Les filles ne sont pas toutes pareilles. Sers-toi de ta capacité de jugement. — Mais, Ozzie, je n’en ai pas ! C’est pour cela que je demande… — Bon, tu veux encore une phrase type ? En général, c’était une manière efficace de clore la conversation, même si sa dignité en prenait souvent un coup. — Ouais ! — D’accord. Mais pour celle-là, tu devras te montrer particulièrement serein, n’avoir peur de rien. Alors, prêt ? Hum… Je ne sais pas si c’est moi, mais je te trouve particulièrement belle, ce soir… — Mouais, fit Orion, dubitatif. Mais il faut assurer… — Eh, mec, je te montre déjà comment ouvrir la porte. Après, c’est à toi de te démerder. Les voix revinrent au milieu de la nuit. Plus fortes et plus fréquentes que la veille. Orion se réveilla en sursaut comme l’une d’elles résonnait juste à côté de la tente. Ozzie, lui, était assis, emmitouflé dans son sac de couchage. Il les écoutait, tentait de les comprendre. — Ce sont des fantômes, pas vrai ? dit Orion d’un ton solennel. — Eh bien, je crois, oui. Tu as peur, mec ? — Ozzie, ce sont des fantômes ! — Oui, oui. Moi aussi, j’ai peur, si tu veux savoir. Il sortit de son sac de couchage en se tortillant et ouvrit la tente. Autour de leur petit camp, tournoyaient de manière chaotique des centaines de voix. Il s’avança parmi elles et, soudainement, le jour se fit. Il se tenait sur un tapis d’herbe bleu-vert bien grasse. Le fond du canyon en était couvert. Il y avait également des arbres, des buissons. L’avenue bordée d’arbres était désormais pavée. Des bovins étranges affublés de cinq pattes y tiraient des charrettes en bois chargées d’une sorte de foin local. Les conducteurs étaient des extraterrestres semblables à des méduses, dont la partie inférieure du corps en forme de poire était dotée de centaines de vrilles préhensiles servant aussi bien de bras que de jambes. Individuellement, ces organes étaient très faibles, mais ils pouvaient s’unir pour les manœuvres demandant plus de force physique. Des douzaines d’individus arpentaient la route en s’aidant de ces organes étranges, semblables à des vers, et s’apostrophaient en gargouillant. L’une des charrettes se dirigeait tout droit vers Ozzie. Par pur réflexe, celui-ci tendit les bras devant lui pour se protéger. — Eh ! Attention, vous allez… Manifestement, le charretier ne le voyait pas. Orion, la tente et lui étaient devenus invisibles. Il attrapa l’adolescent par la taille et se jeta de côté. Dans la nuit noire. — Putain de merde ! s’exclama Ozzie. Il leva la tête et jeta un regard circulaire sur le canyon. Rien n’avait changé. Les étoiles scintillaient dans le ciel, éclairant très faiblement le paysage. L’avenue bordée d’arbres était toujours là, marquant l’emplacement de la route oubliée. — Waouh ! lança Orion. Trop cool ! — Pardon ? Le sourire radieux du gamin brillait dans la nuit. — Vous ne comprenez donc pas ? Ce canyon est une machine à remonter le temps, tout comme les chemins silfens sont des trous de ver. C’est génial, non ? — Ce n’était qu’une image, mon vieux, rétorqua Ozzie en se relevant difficilement et en époussetant son short. Le canyon ne fait que nous montrer ce qu’il y avait ici dans le passé. — Je les ai sentis, Ozzie. On aurait dit du vinaigre. C’était la réalité, pas une image. Nous étions dans le passé. D’ailleurs, vous le savez très bien, sinon vous n’auriez pas sauté pour éviter cette charrette. — J’ai été surpris, c’est tout. Et puis, avec ce genre de simulation, on se laisse facilement avoir. Tu sais, des gens se sont déjà blessés en se payant une bonne vieille immersion sensorielle totale. — Vous avez eu peur ! dit Orion, le sourire aux lèvres. Eh ! Vous entendez, méchant canyon ? Vous avez fait peur à Ozzie. — Mais non, ça n’a rien à… Il était vexé. Lui aussi avait senti leur odeur. Il se retourna et chercha la lumière dorée de l’autre groupe. Elle était bien là, immuable. Les voix aussi étaient revenues, qui serpentaient dans l’atmosphère. — Merde, cet endroit est vraiment étrange. — Ozzie ! appela soudain Orion. Une méduse géante drapée dans un petit nuage de lumière du jour passait tout près d’eux. Tochee sursauta, rejeta le morceau de fourrure qui lui servait de couverture et fut tenté de prendre la fuite. L’apparition, si c’en était une, paraissait si… réelle. « Qu’est-ce que c’est que cela ? » Les motifs brillaient si intensément dans l’œil de l’extraterrestre, qu’Ozzie se demanda si Orion ne les voyait pas lui aussi. Il haussa les épaules. Comment expliquer à Tochee qu’il s’agissait de fantômes surgis du passé ? Le temps de se retourner, la créature étrange avait de toute façon disparu. — Je pense que nous ferions mieux de nous éloigner de cette avenue. Mais avant, prenons un peu de repos. Il ne nous reste plus que quelques heures avant l’aube. — Oh, Ozzie, mais c’est formidable. Nous pourrions terminer ce voyage avant même de l’avoir commencé. Je pourrais retourner à Silvergalde pour empêcher mes parents de partir. — Écoute, bonhomme, je sais que tu trouves l’idée d’une machine à remonter le temps supergéniale, mais crois-moi, des règles fondamentales de la physique quantique font que c’est totalement impossible. Compris ? Ce n’était qu’une illusion, je t’assure. Orion était sur le point de répondre lorsqu’une petite voiture mécanique dont l’habitacle abritait deux méduses apparut. De la fumée et de la vapeur jaillissaient furieusement de cheminées courtaudes situées à l’arrière. Le garçon en eut le souffle coupé et faillit vaciller. — Vous avez raison. Si on reste ici, on va finir par se faire écraser. Ozzie avait envie d’attendre au beau milieu de l’avenue qu’un véhicule apparaisse et lui fonce tout droit dessus. Mais ils avaient l’air si réel ! Sans tergiverser, ils réunirent leurs affaires et s’éloignèrent de la rivière. Dès qu’ils eurent dépassé l’alignement d’arbres, les voix se calmèrent sans toutefois disparaître complètement. Ozzie et Orion s’assirent contre un rocher et enroulèrent leurs sacs de couchage autour d’eux. De temps à autre, une lumière opalescente illuminait l’avenue et les racines noueuses des arbres, comme des créatures mortes depuis longtemps surgissaient du néant. Quand il en eut assez de se poser des questions, Ozzie ferma les yeux et s’endormit. — J’ai une théorie, annonça Orion en mâchouillant son petit déjeuner sans goût. Je pense que Sara est déjà venue dans ce canyon. Voilà pourquoi elle est toujours vivante ! Le canyon l’a projetée dans le futur. — Ce n’est pas une machine à voyager dans le temps, dit Ozzie pour la énième fois. Le temps ne peut pas s’écouler à reculons, tu ne peux pas te déplacer à reculons dans le temps. Le temps est une route à sens unique, point. — Pourtant, Sara, elle, a avancé dans le temps. — Ça, c’est possible et, en plus, ce n’est pas très difficile. — C’est vrai ? Et comment on fait ? demanda l’adolescent, fasciné. — Eh bien, oui. En théorie. La structure interne d’un trou de ver peut être modifiée de façon à désynchroniser son cadre temporel. En d’autres termes, tu y entres aujourd’hui et tu en ressors dans une semaine. Sauf que, pour toi, une seule seconde s’est écoulée. Je pense que c’est ce qui arrive sur les chemins silfens. C’est assez logique, surtout quand on pense à Sara. — Vous avez déjà essayé, avec vos trous de ver ? — Non, ce serait très compliqué. La technologie actuelle n’est pas encore au niveau de nos connaissances théoriques. Peut-être que lorsque nous serons de retour… Durant la matinée, ils longèrent l’avenue à quelque trois cents mètres de distance. Il y avait toujours du mouvement là-bas. Des ombres apparaissaient furtivement entre les troncs, s’évanouissant dès qu’on essayait de faire le point sur elles. Mais les apparitions étaient loin d’être aussi visibles et impressionnantes que lorsqu’il faisait nuit noire. Au bout de deux heures de marche, ils se rendirent compte qu’ils avaient presque rattrapé l’autre groupe. Celui-ci avait choisi de rester au centre de l’avenue et semblait avancer contre un vent violent. Les silhouettes étaient penchées vers l’avant et leurs capes flottaient. — Ce sont des Silfens, affirma Orion. J’en suis sûr. Ozzie zooma. Oui, le garçon avait raison. — Une bizarrerie de plus, murmura-t-il. — Nous allons leur parler ? — Je ne sais pas. Ozzie hésitait. Ils n’avaient rencontré aucune créature intelligente depuis leur départ de la Citadelle des glaces. Mais d’un autre côté, les Silfens étaient peu prompts à révéler quoi que ce soit. — Nous verrons bien quand nous serons à leur hauteur, reprit-il. Bientôt, ils purent voir une large brèche pratiquée dans l’alignement d’arbres. L’allée continuait sur deux ou trois kilomètres, mais entre les deux couloirs artificiels, le fond du canyon était nu. — Je ne vois aucun arbre abattu, dit Ozzie en examinant le paysage à l’aide de ses implants rétiniens. On dirait que les planteurs avaient besoin de faire une pause. — Vous voyez des ruines ? demanda Orion. — Non, rien. Ils rattrapaient peu à peu les Silfens. L’homme pensait pouvoir finir de combler leur retard juste avant d’atteindre la brèche. Les ombres continuaient de voleter le long de l’avenue en émettant d’occasionnels gargouillis aux sonorités mélancoliques. Il s’agissait manifestement de la langue parlée par les créatures méduses lorsqu’il était à l’intérieur de la projection. Quand ils ne furent plus qu’à quelques centaines de mètres des Silfens, Tochee leva un tentacule. « Ce n’est pas naturel », lut Ozzie dans son œil noir. L’extraterrestre indiquait un point situé sur la paroi du canyon, au niveau de la brèche. Ozzie étudia la roche, tentant de voir ce que Tochee avait remarqué. De fait, certaines de ces crevasses verticales paraissaient trop régulières. Soudain, sa mâchoire inférieure faillit se décrocher. L’édifice était tellement grand, qu’il ne l’avait pas tout de suite reconnu pour ce qu’il était. Des millénaires plus tôt, la falaise avait été sculptée pour ressembler à une de ces créatures méduses. En fait, non. Il y en avait deux, séparées d’un kilomètre et demi environ. Chacune d’entre elles devait faire dans les sept cents mètres de hauteur. L’entropie avait lentement mais sûrement rongé leurs contours, les chutes de pierres et autres glissements de terrain les avaient défigurées. Au pied de la paroi abrupte, les monticules de roche concassée étaient exceptionnellement hauts. Néanmoins, malgré la nature vandale, il était encore possible de les identifier. Entre les deux êtres, il y avait un palais excavé, presque aussi haut que la falaise elle-même. Enfin, Ozzie supposait que c’était un palais, mais il pouvait très bien s’agir d’une cité verticale, d’un temple ou encore d’une forteresse. L’architecture lui rappelait vaguement celle des châteaux bavarois accrochés aux pics escarpés des Alpes, sauf que cette bâtisse-ci semblait avoir été construite par des termites. On eût dit que les tourelles vrillées et les balcons en demi-lune - par ailleurs majoritairement détruits - avaient naturellement poussé de la roche vivante. Dans l’ensemble, le palais était en moins bon état encore que les deux créatures qui le gardaient. Des arcs-boutants pareils à des lances acérées dépassaient de la paroi, pointaient vers le ciel, mais ne soutenaient plus rien. Des pans entiers de la façade s’étaient décrochés, avaient été pulvérisés en tombant lourdement dans le fond du canyon. Des escaliers et des passerelles zigzaguaient dans tous les sens. Des centaines de salles étaient exposées au jour, car leurs murs extérieurs avaient disparu. Des milliers d’ouvertures laissaient voir de longs couloirs reliant des pièces situées plus en profondeur. — Que s’est-il passé ici ? demanda Orion, impressionné et légèrement effrayé. Ozzie secoua la tête, dépassé qu’il était par l’échelle de cette tragédie. Il était difficile d’admettre qu’une espèce aussi capable et intelligente pût s’éteindre d’une manière aussi brutale. — Nous devrions le demander aux Silfens. Ils bifurquèrent vers l’avenue flanquée d’arbres et comprirent presque immédiatement pourquoi les Silfens avaient autant de mal à avancer. Le vent n’y était pour rien. Les souvenirs de l’ancienne route devenaient simplement de plus en plus forts. Tous ceux qui, un jour, avaient emprunté ce canyon y étaient réunis. Ils n’étaient pas aussi tangibles que les apparitions de la nuit précédente, mais leur nombre était réellement impressionnant. Au début, Ozzie tressaillit lorsque les premiers fantômes arrivèrent sur lui de façon sporadique, le traversant sans rencontrer aucune résistance. Par pur réflexe, il ne put s’empêcher de frotter vigoureusement ses vêtements pour en chasser tout ectoplasme éventuel. Certains de ces extraterrestres étaient des piétons. D’autres des cavaliers ou encore des charretiers. Quelques-uns seulement conduisaient des véhicules mécaniques. Plus ils se rapprochaient de l’avenue, plus la densité de voyageurs fantômes était importante. Et puis, il y avait le bruit produit par des centaines de créatures affables. La pression était bien réelle. Ozzie baissa la tête et s’enfonça dans la mêlée. Il sentit quelque chose lui effleurer le poignet et sursauta de peur. Il baissa les yeux et vit qu’il s’agissait seulement de Tochee. L’extraterrestre les agrippait, Orion et lui, et, ensemble, ils continuèrent d’avancer vers les Silfens. À l’intérieur de l’allée, le flot de créatures défuntes était si dense qu’il formait une sorte de rivière de couleurs. Leurs voix mêlées étaient comme un hululement ininterrompu. Marcher dans ces conditions revenait à lutter contre un vent de tempête. Ozzie reprit courage et lutta de plus belle, encouragé par le soutien de Tochee. Sa chemise et son sweat-shirt battaient violemment contre ses flancs. Arborant une grimace déterminée, il força ses pieds à avancer. Les Silfens étaient faciles à repérer - ils constituaient une tache de ténèbres au milieu du torrent de couleurs, de lumières et de bruits de l’avenue. Comme ils se rapprochaient d’eux, ils se rendirent compte que ceux-ci étaient tous vieux. Leurs cheveux longs étaient fins et gris. Des rides profondes quadrillaient leurs visages, leur donnaient un air digne. Jamais Ozzie n’avait vu de Silfens âgés auparavant. Jamais il n’avait vu d’enfants non plus - si tant est qu’il y eût des enfants silfens. Dans la vieillesse, ces êtres affichaient une distinction et une grâce qui faisaient défaut aux hommes mûrs. Car, bien qu’ils fussent contraints de baisser la tête pour lutter contre le courant, leurs jambes ne montraient aucun signe de faiblesse. — Salutations, dit Ozzie dans leur langue. L’une des Silfens se retourna. Elle le fixa de ses grands yeux noirs et curieux, comme une grand-mère qui tente désespérément de se rappeler le prénom de son petit-fils préféré. — C’est moi, Ozzie. Vous vous souvenez ? — Comment pourrions-nous oublier ce cher Ozzie, surtout dans ce lieu empreint de souvenirs. Heureux nous sommes de vous retrouver dans cet endroit. Vous voilà enfin là où vous souhaitiez aller… — Désolé, mais je n’ai pas choisi de venir ici. Elle éclata d’un rire gai qui sembla calmer un instant les hululements des fantômes. — Des merveilles, vous vouliez voir et comprendre dans un lieu éloigné de chez vous. Comme votre esprit et votre humeur sont prompts à changer. Le bonheur et la tristesse brillent dans vos yeux avec la beauté des étoiles jumelles qui l’une autour de l’autre tournoient pour toujours. — Cette avenue est-elle merveilleuse pour vous ? Je pense qu’il s’agit de scènes du passé… — Arpentez les mondes perdus et écoutez ceux qui savent, Ozzie. Tant de choses vous comprendrez que votre esprit têtu en sera empli de joie. Mais les merveilles engendrent aussi la tristesse. La joie et la tristesse ne sont rien l’une sans l’autre. À la fin, elles sont une. Si profond est votre besoin, si puissante est votre chanson, que vous voilà arrivé là où très peu sont venus. Nous vous aimons, bien que vous ne soyez pas encore prêt à tomber dans le cercle de lumière et d’air où la chanson sera entonnée jusqu’à la fin, que cette dernière soit douce ou amère. — Quoi ? Ce monde est la réponse au problème des étoiles de Dyson ? Parlez-moi des étoiles emprisonnées. J’aimerais tant comprendre. — Vous comprendrez en continuant d’arpenter ce val ténébreux, où les ombres errent et pâtissent. — Vous vous foutez de moi ? marmonna-t-il en anglais. Vous citez la Bible3 ? La langue de la femme pointa au centre de sa bouche. — C’est ici que je voulais venir ? Sommes-nous à l’intérieur de la prison autour des étoiles ? Vos chemins permettent-ils de traverser les murs de ténèbres ? — Laissez de côté vos chiffres, votre voix sèche, et apprenez à chanter, très cher Ozzie. Chanter est le seul but de ceux qui vivent pour aimer la vie. — Je ne comprends pas, marmotta-t-il entre ses dents serrées. Je ne sais pas si ce monde est la réponse. Putain, mais où sommes-nous ? demanda-t-il, soudain pris d’angoisse, avant de continuer dans la langue des Silfens. Quelle est la raison de votre présence dans cette vallée morte ? Pourquoi traversez-vous cette épreuve ? — C’est ici que nous venons compléter notre chanson. Petits et faibles nous sommes. Notre place nous devons trouver dans ce qui est à venir. Long a été notre voyage, vive a été la lumière qui a brillé sur nos têtes, puissantes ont été les chansons que nous nous sommes chantées, dure et molle a été la terre sur laquelle nous avons posé nos pieds. Mais bientôt, nous ne marcherons plus. — C’est donc cela ? Ceci est la fin du chemin silfen. Vos pieds cesseront d’avancer dans cette vallée ? — Ozzie ! appela Orion. Ozzie, les fantômes s’en vont. L’homme se retourna. Ils avaient atteint les deux derniers arbres, et la pression diminuait rapidement. Les fantômes disparaissaient, permettant aux rayons du soleil d’atteindre réellement le fond rocheux du canyon. Comme il regardait autour de lui, stupéfait, les hululements et les conversations mystérieuses furent réduits à néant. Il était toujours penché vers l’avant mais n’avait plus à lutter. Juste devant lui se dressait de toute sa hauteur le palais en ruine d’une espèce éteinte. — Le chemin que nous arpentons et que nous aimons tourne en rond et ne s’arrête jamais, Ozzie, reprit la femme d’une voix triste, comme si elle lui parlait de la mort. Il commence quand vous commencez et se termine lorsque vous finissez. — Et entre les deux ? Entre les deux, nous chantons ? — Arpenter le chemin permet d’entendre de nombreuses chansons. Des chansons que nous chérissons. Des chansons que nous craignons. Venez, Ozzie. Venez écouter la chanson brisée de ce monde. Ici résonne la mélodie que vous désirez entendre, ici sont entremêlés les mystères de notre existence à tous. Les Silfens s’étaient donné la main. La femme lui tendit la sienne. Orion le regardait d’un air nerveux. Tochee lui demanda : « Que se passe-t-il ? » — Dis à notre ami que je ne sais pas, dit Ozzie à l’adolescent. Mais je vais le découvrir. — Ozzie ? — Tout ira bien. Il donna la main à la femme. Sa peau était chaude et sèche. Ses quatre doigts souples se refermèrent autour des siens. D’une façon obscure, il trouva ce contact rassurant. Ensemble, ils commencèrent à avancer vers la ruine verticale. Au pied d’un monticule de pierres pulvérisées, il y avait un globe noir et lisse. Il était aussi haut qu’un Silfen. Ozzie n’aurait su dire s’il était posé sur le sable rougeâtre ou s’il flottait juste au-dessus. — Maintenant, vous allez apprendre la chanson de cette planète, dit la femme en approchant de la sphère. Sa chanson est contenue dans ses derniers souvenirs. Ozzie hésita presque. Puis il vit la planète flottant au centre de la boule et plongea à l’intérieur son regard d’enfant avide. Ce n’était pas simplement l’image de la planète. C’était son fantôme, comme les apparitions qui défilaient dans l’avenue bordée d’arbres étaient les fantômes de ses habitants. Il y avait très longtemps de cela, elle flottait, heureuse, dans l’espace, et ses forêts bucoliques étaient connues des Silfens. Ses habitants, créatures semblables à des méduses, avaient développé une civilisation paisible, augmentant leurs connaissances comme la plupart des autres espèces. Ils avaient même commencé à explorer leur système, à envoyer des engins rudimentaires sur lunes et planètes. C’est à ce moment-là qu’arrivèrent les colonisateurs impérialistes. D’énormes vaisseaux équipés de réacteurs à fusion plongèrent dans le système, se mirent en orbite autour de ce monde calme et heureux. Après des décennies passées à traverser l’espace interstellaire, ils avaient hâte d’établir leur vieil empire sur une nouvelle planète. La guerre de conquête fut aussi courte que futile. Les habitants de la planète résistèrent comme ils le purent, modifiant leurs fusées exploratoires et réussissant même à infliger quelques dommages aux grands vaisseaux de guerre. Mais les représailles des forces impérialistes furent terribles. Dans les forêts et les prairies, les Silfens se hâtèrent de se réfugier sur leurs chemins, afin de recouvrer la liberté refusée à l’espèce indigène. Le peuple elfique qui, habituellement, se souciait assez peu des mondes qu’il aimait à arpenter, fut réellement horrifié par le déchaînement de violence qui secoua la planète. Alors, en pénitence, il se força à regarder. Ozzie vit les vaisseaux sombres et puissamment blindés tirer des missiles et des projectiles cinétiques sur la planète sans défense. Les explosions déchirèrent les nuages endormis, déformèrent l’atmosphère. Des vagues de destruction déferlèrent sur les continents. Le sol rocheux ondula comme de l’eau. Les mers se soulevèrent de rage. Villages et villes furent désintégrés. Et l’amertume des habitants… Et les enfants qui meurent. Et toutes ces âmes torturées devant lui. Et la mort qui continue sa moisson après que les vaisseaux sont partis, laissant dans leur sillage vapeurs et fumées radioactives. Car il y a bien d’autres mondes à soumettre. Des mondes moins farouches. Ozzie tomba en arrière, se roula en boule et se boucha les oreilles. Des larmes ruisselaient sur ses joues, gouttaient sur le sol sablonneux de ce monde mort. Il pleura pendant des heures, tandis que l’angoisse des âmes défuntes se déversait en lui. Il haït comme il n’avait jamais haï. Il détesta ce qui s’était produit ici. Il détesta la stupidité aveugle des impérialistes. Il détesta les Silfens, qui avaient assisté au carnage sans intervenir. Toutes ces vies, toutes ces promesses gâchées… Il comprit que l’Univers eût été encore plus beau si ces créatures avaient survécu et si les humains, si stupides, les avaient rencontrées dans leur expansion. Et dire que cette rencontre entre deux espèces aussi différentes et improbables n’aurait jamais lieu. Plus tard dans l’après-midi, lorsque ses larmes se furent asséchées et qu’il eut cessé de geindre et de se lamenter, il roula sur le dos et ouvrit les yeux sur un ciel sans nuages. Orion et Tochee le regardaient avec inquiétude. — Ozzie, s’il vous plaît, le supplia le garçon au bord des larmes. Ne pleurez plus. — Ce sera difficile, coassa-t-il. J’y étais. J’étais là quand ils sont tous morts. Et il se remit à trembler. — Ozzie ! Ozzie, s’il vous plaît ! Orion lui prit la main car il avait un besoin désespéré d’être rassuré. Un garçon perdu à des années-lumière de chez lui, abandonné par ses parents, dans une aventure devenue un cauchemar depuis des mois et des mois. Néanmoins, ce contact humain, si fragile fût-il, aida Ozzie à ne pas sombrer de nouveau dans les ténèbres infinies et l’horreur. Comme c’est ironique. Ozzie l’indépendant a besoin d’un gamin pour s’en sortir. — OK, dit-il doucement en serrant fortement la main d’Orion. Donnez-moi juste un instant. Il essaya de s’asseoir, mais son corps refusait de lui obéir. Tochee glissa un tentacule sous son dos et l’aida à se redresser. L’homme jeta un regard circulaire et quasi craintif sur le canyon. — Où sont les Silfens ? — Je ne sais pas, répondit Orion. Ils sont partis depuis longtemps. — Hum… Ils ont eu raison. S’ils étaient restés, je les aurais étripés, ces fumiers. — Ozzie, que s’est-il passé ? Qu’avez-vous vu ? Il se passa une main sur le front et fut surpris de le trouver brûlant, comme s’il avait de la fièvre. — J’ai vu ce qui est arrivé à cette planète. Des êtres sont venus d’un autre monde et l’ont… Ils l’ont anéantie. Orion regarda autour de lui sans comprendre. — Ce monde-ci ? — Ouais. Mais c’était il y a très longtemps, je crois, dit-il en se tournant vers le palais en ruine et en sentant une vague de tristesse le submerger. — Pourquoi vous ont-ils montré tout cela ? —Je ne sais pas, petit. Je n’en ai aucune idée. Ils croyaient que c’était ce dont j’avais besoin pour ma chanson. Ma chanson ! Putain ! Sur ce coup-là, nos traducteurs ont sacrément merdé. Dès qu’on sera de retour, j’attaquerai ce putain de département des cultures extraterrestres et je lui demanderai des trillions de dollars. Je ne m’en remettrai jamais, mec, ajouta-il, sincère. Mais je suppose que c’était le but. C’est un souvenir qui appartient aux Silfens. Ils ont assisté à tout cela en direct. Et ils n’ont rien fait. Il ramassa une poignée de sable et laissa les grains s’échapper doucement de sa main en se laissant hypnotiser. — Cet endroit est à eux, reprit-il. Cette souffrance est la leur, pas la mienne. Ce monde est à eux désormais. Plus personne ne s’en soucie. Plus personne. — Alors, qu’est-ce qu’on fait, maintenant. — On s’en va, répondit Ozzie en posant un regard las sur le globe noir. Il n’y a plus rien pour nous, ici. 7 Même aujourd’hui, après toutes ces années d’expérience, Elaine Doi appréhendait de monter à la tribune. Vue du bas de l’hémicycle, elle était réellement imposante. L’estrade était large et le bureau en arc de cercle taillé dans un chêne massif plusieurs fois centenaire. C’était de là que le Premier ministre arbitrait les débats. Lorsque vous deviez y monter par l’escalier situé à l’arrière, la lumière qui se déversait par le grand dôme de verre était si intense, qu’on avait le plus grand mal à distinguer les visages des personnes assises au premier rang. La moquette violette était usée jusqu’à la corde. Dans le grand bureau dépouillé étaient encastrés ordinateurs, moniteurs et autres projecteurs holographiques. Dans le passé, en tant que membre du gouvernement, elle avait eu d’innombrables occasions de s’y installer lors de séances de travail houleuses, afin de réaffirmer sa politique ou de justifier son budget. Les sénateurs ne s’étaient jamais privés de la chahuter - « Honte à vous ! », « Démission ! » -, et les journalistes assis au dernier balcon s’étaient fait une joie d’immortaliser sa mine déconfite, ses contre-attaques faiblardes et ses bafouillages. En dépit de tout cela, ses collègues l’avaient toujours écoutée ; on l’avait laissée mener les débats, déposer ses propositions de loi, conclure des marchés pour le compte du pouvoir, tout en marquant des points contre ses adversaires. Aujourd’hui, elle était présidente, et tout cela n’était plus d’actualité. Dès qu’elle se levait pour s’exprimer, les sept cents sénateurs faisaient silence. Néanmoins, il ne s’agissait pas d’une de ses interventions mensuelles et routinières. L’hémicycle était un peu plus agité que d’habitude, car les sénateurs attendaient d’elle qu’elle se conduisît en leader. Les gardes en tenue de cérémonie et autres hallebardiers royaux la saluèrent et se positionnèrent à l’arrière de l’estrade. Leurs uniformes écarlates ajoutaient une touche de classe à l’événement, et cela lui plaisait. Techniquement parlant, ils étaient sous les ordres de Sa Majesté le roi William, mais ils travaillaient pour la présidence depuis la fondation du Commonwealth. En effet, cela faisait bien longtemps que la garde royale était financée par le gouvernement. — Mesdames et messieurs les sénateurs, citoyens du Commonwealth, veuillez faire silence. L’honorable présidente Elaine Doi va s’adresser à vous, annonça le Premier ministre avant de s’incliner bien bas et de faire deux pas en arrière. — Mesdames et messieurs les sénateurs, mes chers concitoyens, commença-t-elle. Je vous remercie de m’accorder de votre temps. Comme vous le savez tous très certainement, les vaisseaux éclaireurs de notre Agence spatiale, Conway, StAsaph et Langharne sont de retour. Ce qu’ils ont découvert là-bas se rapproche très désagréablement de nos pires scénarios. Le commandant Wilson Kime nous a apporté la preuve que les habitants de Dyson Alpha - les Primiens - sont hostiles par nature. Plus inquiétant encore, nous savons désormais que ces Primiens ont monopolisé leurs capacités industrielles pour construire un énorme trou de ver capable d’atteindre des points très reculés de la galaxie. » Soyons reconnaissants envers le commandant et son équipage, qui ont risqué leur vie pour recueillir ces informations essentielles. Ils ont fait preuve d’un courage et d’une détermination exceptionnels qui sauront, j’en suis sûre, faire réfléchir les Primiens. Mais n’oublions pas que nos vaisseaux ont reçu une aide vitale et inespérée… » Après avoir enduré des souffrances que nous ne pouvons sans doute pas imaginer, le docteur Dudley Bose a sacrifié ce qui lui restait de vie pour révéler aux nôtres les véritables intentions de ses tortionnaires. L’espèce humaine doit tant à ce grand homme et à sa coéquipière Emmanuelle Verbeke. On m’a d’ailleurs informée du bon déroulement de leur résurrection. Remercions les dieux auxquels nous croyons de nous donner la possibilité de les accueillir de nouveau parmi nous. Ils méritent grandement toute notre gratitude. » En attendant, nous avons beaucoup à faire pour assurer la sécurité de notre cher et merveilleux Commonwealth. Mes chers compatriotes, après des siècles d’expansion pacifique, notre civilisation est sur le point de subir les assauts d’un adversaire sans commune mesure avec nous. Malheureusement, nous ne pouvons pas espérer de l’aide de nos amis les Silfens ou de l’Ange des hauteurs. L’humanité ne pourra compter que sur elle-même, comme elle l’a déjà fait dans les périodes de ténèbres qui ont émaillé son histoire. » C’est dans ce funeste contexte que j’ai signé le décret présidentiel numéro mille quatre-vingt-un, qui confie à l’Agence spatiale la responsabilité de la protection des planètes et étoiles appartenant au Commonwealth. L’Agence est donc rebaptisée la « Marine du Commonwealth ». Nous mettons nos espoirs et notre confiance dans cette aventure sans précédent. Et je veux croire que les femmes et les hommes qui serviront sous notre drapeau parviendront à faire reculer la menace, à renvoyer les envahisseurs d’où ils viennent. Leur tâche sera difficile mais gratifiante. J’ai donc l’honneur d’élever Wilson Kime au rang d’amiral. C’est à lui qu’il incombera de commander notre marine de guerre. Sa tâche sera complexe, difficile, mais je suis certaine qu’il s’en acquittera avec courage et efficacité, car les qualités de l’amiral ne sont plus à démontrer. » Aux Primiens, je dirai ceci : quelle que soit votre détermination à nous nuire, quelle que soit la force de votre avidité, vous ne nous vaincrez pas. Les humains sont faibles et pleins de défauts, mais ils ont aussi un courage à toute épreuve. Étudiez notre histoire et vous comprendrez. Nous savons que nous avons la volonté, nous savons que nous avons le droit pour nous, nous savons que nous avons la détermination. Les agents du mal et de la tyrannie ne nous font pas peur. Dans la lutte à venir, j’engage la Présidence. Je m’engage personnellement. Elle s’inclina, puis descendit rapidement de l’estrade, suivie par sa cohorte de hallebardiers. Retentit alors une salve d’applaudissements enthousiastes et unanimes d’une intensité inégalée. Patricia Kantil l’accueillit en bas des marches. Elle aussi frappait dans ses mains. Un immense sourire lui fendait le visage. — C’était parfait, dit-elle en suivant Elaine Doi hors de l’hémicycle. Vous y avez mis juste le ton qu’il fallait. Confiant sans être suffisant. Et vous êtes parvenue à rassurer les gens. — Eh bien, ils ont de la chance, rétorqua la présidente avec une grimace inquiète. Dès qu’elles eurent passé la porte, les hallebardiers s’arrêtèrent, confiant les deux femmes à des agents de sécurité en civil. Les secrétaires et les aides de la présidente leur emboîtèrent le pas, chacun prenant sa place habituelle dans cette queue de comète humaine. Tous semblaient satisfaits et continuaient d’applaudir son discours. Après onze mois d’une présidence jusque-là un peu terne, elle semblait enfin sur le point de décoller. Le temps d’arriver à son bureau au troisième étage, les bonnes nouvelles avaient déjà commencé à affluer. Les messages d’approbation et les félicitations inondaient sa boîte aux lettres. Ses collaborateurs retournèrent à leurs postes pour s’en occuper. — Joli discours, merci, dit-elle à David Kerte en passant près de son bureau. Le jeune homme leva les yeux vers elle en arborant un sourire plein de gratitude. Jusqu’à l’élection de sa patronne, il n’avait été qu’un assistant parmi d’autres, mais aujourd’hui, il s’affirmait comme l’un de ses meilleurs rédacteurs. — Merci infiniment, madame. Je me suis un peu inspiré du discours de Kennedy sur les missions Apollo. Le parallèle me semblait approprié. — Il l’était en effet. Elaine Doi continua jusqu’au salon de verre. Il s’agissait d’une bulle sertie dans la paroi du sénat. De l’intérieur, il était parfaitement possible de voir dehors, alors que de l’extérieur, les vitres étaient totalement opaques. Par ailleurs, le salon était entouré d’un champ de force puissant, apte à dissuader tout sniper présomptueux. Elle se laissa tomber dans un des grands sofas et poussa un long soupir de soulagement. — Vous voulez quelque chose ? lui demanda Patricia en se dirigeant vers l’antique bar en tek. — J’aimerais, oui, mais c’est hors de question. Apportez-moi plutôt un jus de fruits. La journée va être longue. Patricia ouvrit un placard et en sortit une bouteille de jus d’orange et de baies de Triffen. Autour des yeux, les lignes argentées de ses tatouages clignotaient comme si elles avaient une vie propre, tandis qu’un flot de données se déversait dans ses implants. Certains indicateurs de popularité étaient relativement fiables et Patricia les analysa immédiatement avec son efficacité légendaire. — D’après les derniers sondages effectués par Hill-Collins, votre cote de popularité atteint les soixante-douze pour cent, dit-elle tandis que la bouteille ouverte se couvrait de givre. Cinquante-trois pour cent des sondés ont toujours peur des Primiens - c’est tout de même moins qu’hier. Quatre-vingts pour cent approuvent la création d’une flotte de guerre. La bourse est en hausse. Les analystes tablent sur une augmentation notable des investissements publics - ils ont d’ailleurs parfaitement raison. Le secteur financier est lui un peu nerveux, car il craint une hausse substantielle des impôts. Mais, dans l’ensemble, cela se passe plutôt bien. Votre deuxième mandat est dans la poche. — Cela m’étonnerait, rétorqua Elaine en prenant la bouteille des mains de son assistante. La route sera encore longue. Et qu’arrivera-t-il si les Primiens tentent de nous envahir ? — Vous plaisantez ? dit Patricia en reniflant. J’ai fait quelques recherches là-dessus : en temps de guerre, la population soutient ses leaders sans poser de questions. C’est une constante historique. C’est après la guerre que les ennuis commencent. Churchill, Bush, Dolven ont tous les trois été débarqués après la victoire. — Je n’avais pas trop envie d’apporter publiquement mon soutien à l’Agence, même pour obtenir l’aide de Sheldon, mais, grand Dieu, je dois avouer que cela a payé… Elle sirota un peu de son jus de fruits. — Dieu n’a rien à voir là-dedans. Heureusement d’ailleurs. La plupart de nos électeurs sont athées… La présidente la fixa d’un air désapprobateur. — Vous avez toujours été en faveur de cette Agence et de son développement. Croyez-vous que la guerre soit inévitable ? — Je suis en faveur de ce projet parce que cela nous arrange. — Mais croyez-vous que la guerre soit inévitable ? — Honnêtement ? Je n’en ai aucune idée, Elaine. Je suis capable de m’occuper du Sénat et des médias pour vous, mais la guerre… Ce n’est pas dans mes cordes. Tout ce que je sais, c’est que la découverte de l’énorme trou de ver construit par les Primiens a fichu la trouille à la plupart de nos spécialistes. Vous avez vu le rapport de Leopoldovich ? Apparemment, aucune raison logique ne justifie la construction d’un monstre pareil. Ce qui signifie que leurs objectifs demeurent mystérieux. Bien sûr, ce n’est pas une bonne nouvelle en soi. Tout ce que nous savons sur eux, c’est ce que nous a révélé Bose. Nous devons nous attendre au pire. J’ignore qui avait mis en place cette barrière autour de Dyson Alpha, mais il avait de bonnes raisons pour cela. Elaine s’enfonça davantage dans les coussins épais. — Cette histoire était louche depuis le début, dit-elle. Tous nos experts sont d’accord pour dire que la construction de cette barrière a demandé un effort colossal. Et pourtant, elle a disparu dès que nous sommes venus y mettre le nez. — Je vous l’ai dit : vous vous adressez à la mauvaise personne. Nul n’est en mesure d’expliquer ce qui s’est passé. Tout ce que nous avons, c’est des théories boiteuses et des élucubrations dignes de Johansson. Même l’IA est perdue, ou fait semblant de l’être. — Semblant ? — Vous savez bien que je ne lui ai jamais fait confiance. — Vous êtes xénophobe. — Il en fallait une : c’est moi, répondit Patricia en haussant les épaules. — Très bien. Nous ne savons pas pourquoi, mais nous savons que la guerre peut éclater d’une minute à l’autre… — C’est un mot que vous feriez mieux de ne pas utiliser. La guerre est un concept trop chargé d’histoire. Préférez-lui «conflit» ou encore « affaire primienne». — Vous vous égarez, Patricia. Les gens aiment le naturel. — Je n’ai rien contre le naturel. Les mots interdits, en revanche… Elaine se passa la main dans les cheveux, comme elle le faisait toujours lorsqu’elle était irritée - ce que Patricia lui avait déjà fait remarquer. — D’accord, je ferai attention à mon vocabulaire. — Merci. — Il y a quand même un détail que Leopoldovich et ses confrères semblent éviter soigneusement… — Ah, oui ? Lequel ? — L’Ange des hauteurs. Je sais que de nombreuses personnes tenaient absolument à ce que l’Agence soit basée là-bas. Mais que se passera-t-il en cas de conflit ? L’Ange restera-t-il là à attendre ? — En fait, un membre de l’équipe de Leopoldovich s’est penché sur la question. Son analyse figure dans les appendices du rapport. L’Ange a toujours dit qu’il nous préviendrait s’il décidait de partir. Il suffirait alors de transférer le personnel de la base principale sur Kerensk, ce qui ne poserait aucun problème. Et puis, la plate-forme de montage peut, elle aussi, être déménagée assez rapidement par le biais d’un trou de ver. Le choix de l’Ange des hauteurs comme dortoir était une décision politique supposée nous gagner le soutien de la présidente Gall et, par son intermédiaire, de toute l’Entente africaine. Par ailleurs, Columbia a même proposé de demander à l’Ange d’être notre arche. — Pardon ? — Eh bien, oui, reprit Patricia en haussant les épaules. Si jamais la situation devait tourner à notre désavantage, nous pourrions charger à son bord ce qui fait l’essence de notre civilisation - codes génétiques compris - ainsi que quelques millions de personnes, et lui demander de nous emmener dans une zone plus calme de l’Univers. Nous sommes presque certains qu’il a la capacité de voyager d’une galaxie à l’autre. — Mon Dieu ! Vous êtes sérieuse ? — Columbia, lui, l’est. Évidemment, la présidente bénéficierait de ce plan d’évacuation. C’est rassurant, non ? — Non, pas du tout. Je n’ai pas l’intention de partir et je vous charge personnellement de faire en sorte que cette idée débile ne s’ébruite pas dans les médias. Ils nous crucifieraient, s’ils savaient que nous avons l’intention de nous enfuir. — Je ferai mon possible. Elaine prit une profonde inspiration. — Vous lisez tous les appendices, n’est-ce pas ? demanda-t-elle. — Je suis ici pour cela. — Bien. Quelle est la suite du programme ? — Une entrevue est programmée avec Thompson Burnelli et Crispin Goldreich. Il faut préparer le budget de la flotte avant de le présenter au Sénat. Vous avez pris connaissance des exigences de Kime ? — Oui. Moi qui croyais qu’il n’y avait plus de rêveurs dans ce monde. Cinq navires éclaireurs supplémentaires, vingt nouveaux vaisseaux armés jusqu’aux dents, un système de détection de trous de ver pour tout le Commonwealth, des pouvoirs colossaux pour le Conseil de Natasha Kersley, la mise en réseau d’une douzaine de départements scientifiques gouvernementaux… L’augmentation des impôts va nous donner le tournis. Les gouvernements planétaires vont me tomber dessus. — Il y avait bien la signature de Kime sur la demande, mais ce sont les Sheldon et les Halgarth qui tirent les ficelles. Ils travaillent déjà à la façon dont ils vont pouvoir imposer leurs vues aux sénateurs. Ce ne sera d’ailleurs pas difficile. Lorsque les Dynasties intersolaires et les Grandes familles s’unissent, rien ne peut les arrêter. Néanmoins, les conséquences sur votre popularité seront minimes. — Sans doute. La réunion a lieu ici ? — Oui. Mais nous sommes attendues à la maison pour le déjeuner. — Bien. Elaine se tourna vers la baie incurvée pour admirer le vieux bâtiment du Capitole. Le Sénat du Commonwealth avait été installé à Washington grâce aux fonds publics des NUF. Nombreux étaient ceux qui souhaitaient que la Terre restât le centre névralgique de la politique humaine. Le palais présidentiel, lui, se trouvait sur New Rio, car il fallait faire un geste en direction des mondes nouveaux. Par ailleurs, de nombreuses administrations étaient décentralisées dans tout l’espace de phase un. Elaine ne se sentait réellement en sécurité que dans son palais. Ici, elle était comme un animal éloigné de son territoire. Comme elle regardait la pluie balayer la vieille ville, sa vision virtuelle lui montrait une simple carte stellaire. Entre Dyson Alpha et New Rio, il y avait la Terre et plus de mille années-lumière. Cela la rassura. Hoshe se gara sur Fairfax et remonta à pied vers Achaia. Il devait être midi et la chaleur avait vidé les trottoirs de leurs piétons. Tout en marchant, il se débarrassa de sa veste et essuya la sueur qui s’était accumulée sur ses sourcils. Achaia était une de ces ruelles rectilignes qui semblaient ne jamais devoir finir. La chaleur qui se dégageait de la chaussée brûlante et craquelée déformait l’atmosphère et ne permettait même pas d’en voir le bout. De part et d’autre de la route étaient alignés des immeubles d’habitation de trois étages, dotés de petites cours encombrées de plantes ornementales et de buissons géants. Des climatiseurs domestiques bourdonnaient sur les balcons étroits, expulsant vers l’extérieur le trop-plein de chaleur. Les voilures allaient et venaient devant lui, jaillissant de parkings souterrains ou au contraire s’y réfugiant. Quand il eut atteint la première ruelle, il s’arrêta et jeta un coup d’œil alentour. De hautes clôtures des deux côtés, avec des buissons épais et des plantes grimpantes colorées qui débordaient vers la chaussée. Sous ses pieds, le béton aux enzymes cédait la place aux gravillons et à la poussière. Plusieurs chiens aboyèrent lorsqu’il les dépassa. Il entendit même le jacassement métallique d’un catrak et pria pour qu’il fût solidement attaché. Il avait parcouru une centaine de mètres dans la ruelle lorsqu’il aperçut la cour du 3573. Un portail assez bas donnait sur une allée bétonnée menant à un double garage préfabriqué, fait de panneaux de pierracier emboîtés. Juste derrière s’élevait un bungalow en bois aux fenêtres teintées et fermées, et à la peinture jaune écaillée. Des plantes portant des fleurs couleur saphir avaient colonisé les piliers sur lesquels reposait le toit en saillie. Les tiges étaient épaisses et les entremêlements si denses, qu’on avait l’impression d’avoir affaire à des buissons verticaux. Hoshe entra dans la cour. L’un des garages était ouvert. Quelqu’un se déplaçait à l’intérieur. — Y a quelqu’un ? Le jeune homme sursauta, puis se précipita à l’extérieur. — Eh ! Putain, mais vous êtes qui, vous ? aboya-t-il. Il portait un jean gris, autrefois noir, un tee-shirt violet tout aussi délavé et des lunettes de soleil à monture dorée et verres roses, sur lesquels défilaient des colonnes de texte - Hoshe n’avait pas vu un truc pareil depuis sa toute première vie. À l’époque, ce genre de gadget avait été brièvement à la mode. Mais force lui était d’avouer qu’il allait à merveille à ce personnage étrange. Difficile d’imaginer ce type autrement que comme un auteur de logiciels. — Je m’appelle Hoshe et je cherche Kareem. — Jamais entendu parler, mec. Bon, je suis comme qui dirait occupé, alors… — C’est Giscard qui m’envoie. Giscard Lex. Il m’a dit que Kareem vivait ici. Il faut que je le voie, c’est urgent. Vraiment urgent, ajouta-t-il en produisant une liasse de dollars d’Oaktier. Le jeune homme se passa la langue sur les lèvres en regardant les billets avec avidité. Paula avait raison. Il y avait toujours un maillon faible. Et il n’avait eu aucun mal à le trouver. Il lui avait suffi de faire une recherche parmi tous les clients et partenaires de Shansorel. Comme aucun d’entre eux n’avait de passé criminel, on s’était rabattu sur les amis et collègues qui en avaient un. À savoir Giscard Lex. Celui-ci avait été à l’université avec Kareem, mais n’avait jamais terminé ses études à cause d’expérimentations illégales sur les narcologiciels. Deux semaines de surveillance avaient confirmé que les deux lurons se voyaient toujours. Hoshe était tombé sur Giscard Lex un soir et s’était vu offrir des morphologiciels mais aussi des filles peu farouches. Ce à quoi le policier avait répondu en proposant de lui présenter le sergent du commissariat le plus proche. Lex avait presque été soulagé d’apprendre qu’on lui demandait simplement de donner Kareem. — OK, mec. Allons à l’intérieur, dit ce dernier après avoir jeté un coup d’œil dans l’allée. Apparemment, il n’y avait personne, ce que lui confirmèrent ses implants. Le garage était plein de caisses. Sur un établi étaient alignés des outils en cours de nettoyage. Des outils pour le moins démodés. Un seul d’entre eux était motorisé. Hoshe prit un tournevis et l’examina de près, pendant que Kareem fermait la porte. Le morphoplastique se scella doucement avec un étrange bruit de succion. — Vous collectionnez les antiquités ? J’ignorais qu’il se fabriquait encore des tournevis manuels. — Non, mec, répondit Kareem en souriant d’un air louche. C’est mon kit de survie. Là où je vais, il n’y a pas d’électricité. — Et c’est où, cet endroit ? —Sur Silvergalde, mec. Moi et ma copine, on veut vivre avec les elfes. Là-bas, on sera à l’abri des Primiens. C’est pas ce putain de gouvernement qui va nous protéger. Il n’y a même pas de champ de force au-dessus de Darklake City. — C’est sûr. Les gens comme Kareem, on en voyait de plus en plus dans les médias. Les journalistes excités aimaient à parler d’un « nouvel Exode ». En réalité, les candidats au départ n’étaient pas légion et les gouvernements ne les comptabilisaient même pas. Il y en avait quelques milliers par planète, tout au plus ; des jeunes gens pour la plupart. Mais, tous ensemble, ils étaient assez nombreux pour forcer CST à tripler le nombre de trains en partance pour Silvergalde. — Il y a quand même la flotte de guerre, reprit Hoshe. — Tu parles ! Il y aura - quoi - deux vaisseaux ? On sera bien avancé quand les portes de l’enfer vont s’ouvrir et que des milliers de soucoupes volantes vont apparaître dans le ciel, pleines de démons avides de sang. C’est à ça que va servir ce putain de trou de ver géant. Les Gardiens et Johansson ont raison : on est dans la merde jusqu’au cou et nos politiciens ne font rien pour nous en sortir. Oui, mais ce n’est qu’une coïncidence, pensa Hoshe. Une coïncidence certes déstabilisante. — Alors, vous partez ce soir ou vous avez le temps de m’aider ? — Il me manque encore des trucs, répondit Kareem en désignant les caisses d’un geste de la main. Il me faut encore pas mal de médicaments, et tout… Et puis des livres aussi. Les vrais livres en papier sont difficiles à trouver et superchers. Il paraît qu’Ozzie a une bibliothèque contenant tous les bouquins imprimés depuis la nuit des temps sur sa planète privée. Moi je dis que ce type est prêt pour l’apocalypse ! — Donc, vous pouvez m’aider ? — J’sais pas. Qu’est-ce qu’il te faut, mec ? — Giscard m’a dit que vous étiez le spécialiste de la magouille virtuelle. — Ouais, peut-être. Je connais pas mal de trucs. Là où je bosse, on a mis sur pied une équipe privée pour régler des problèmes privés. Pigé ? — Pigé. Mon problème, c’est que je paie trop d’impôts. — Eh ! mec, on en est tous là. — Je possède une société qui importe des pièces détachées automobiles et le gouvernement me suce le sang. Moi, j’essaie juste de gagner ma vie, de nourrir ma famille, et ces fumiers… — Ouais, je comprends. — Ce qu’il me faut, c’est un machin qui dissimule une partie de mon business. Si je pouvais planquer dix ou quinze pour cent de mon chiffre d’affaires, cela me permettrait de rester à flot. En fait, j’ai besoin d’un codage parfaitement sûr, capable de résister aux assauts des logiciels du Trésor. Au moins le temps de transférer mon pognon dans des banques orbitales. — Ouais, mec, je peux te faire ça. Je peux même te faire ça tout seul - pas besoin de mettre les gars dans le coup. Quel logiciel de gestion tu utilises ? Hoshe sortit de sa poche un disque en cristal. — Système, réseau - tout est là-dedans. — Excellent. Je respecte les mecs qui savent bosser, dit Kareem en prenant le disque. Ce sera mille balles pour la totale, payables maintenant. — Deux cents maintenant, dit Hoshe en mettant les billets dans la main du pirate, le reste quand le programme sera installé et opérationnel. — OK, mec, pas de problèmes, ça me va, répondit Kareem en glissant l’argent dans la poche arrière de son jean. Cette semaine s’annonce bien, dis donc. C’est déjà mon deuxième contrat privé ! — Vraiment ? Pour l’opinion publique, la marine de guerre était apparue comme par magie. Une semaine à peine après l’annonce de la présidente Doi, la flotte devenait réalité. Des navires étaient déjà en construction autour de l’Ange des hauteurs, et les équipes de la sécurité planétaire étaient à pied d’œuvre, installant des détecteurs de trous de ver sur les mondes les plus exposés à la menace primienne. Tout se déroulait donc comme prévu. Même Alessandra Baron ne pouvait faire autrement que de constater cet état de fait. Heureusement que l’augmentation prochaine des impôts alimentait les débats. L’amiral Kime lui-même fut surpris par la douceur de la transition. Pendant sa mission de reconnaissance, le personnel et l’équipement d’Anshun avaient été intégralement transférés sur l’Ange des hauteurs, ce qui le laissait libre de se concentrer sur la conversion de l’Agence spatiale en flotte de guerre. C’était d’ailleurs typiquement le genre de projets à long terme auxquels il s’était attelé toute sa vie. La base Un de la flotte était constituée de plusieurs plates-formes d’assemblage gravitant à trente ou quarante kilomètres de l’Ange des hauteurs. Ils avaient choisi de garder la sphère de morphométal utilisée au-dessus d’Anshun, sauf que, cette fois-ci, elle n’intégrait aucun trou de ver. Une flotte de cargos faisait la navette entre la base et le trou de ver amélioré relié à Kerensk, transportant les composants de la nouvelle génération de vaisseaux encore en construction. Les transports de passagers convoyaient la main-d’œuvre vers l’Ange des hauteurs, où elle s’était installée dans le dôme de Babuya. C’était également là que Kime avait choisi d’installer ses bureaux, ainsi que la majeure partie de l’administration de la flotte, les concepteurs, le centre d’entraînement des futurs équipages et le bureau de recherche. Au centre d’un parc agréable et vert s’élevait une tour de trente étages à la coupe pentagonale et aux faces concaves, entourée d’une double hélice d’escaliers aériens. Cette bâtisse singulière, Alessandra Baron avait choisi de la baptiser « Pentagone II », nom qui s’était propagé à la vitesse de l’éclair dans tout le Commonwealth. Le bureau de Wilson, situé au dernier étage, était décoré d’une manière qui déplaisait fortement au principal intéressé. Alors qu’il était en mission, les designers en avaient profité pour lui donner un style rétro-moderne : meubles en bois blanc de Niska dépourvus de lignes droites, murs et sol monochromes et illuminés. Il avait l’impression de travailler dans un bloc opératoire. Heureusement, la vue sur la biosphère compacte de cet environnement nouvellement créé était superbe. Seul un tiers de Babuya était urbanisé. Le reste n’était que parcs aux plantes bourgeonnantes, jeunes arbres et buissons touffus poussant rapidement sur un sol vigoureux. Entre les chemins et les lacs, il y avait des carrés de béton semblables à de la nacre qui, un jour, donneraient naissance à de nouveaux immeubles. Il adorait ce panorama, surtout la nuit, lorsque Icalanise s’illuminait et se drapait de nuages couleur fauve. Il était amusant de constater à quel point les deux dernières années avaient attisé son besoin d’aventure et de mouvement. Chaque fois qu’il levait les yeux vers la géante gazeuse si exotique, il avait un peu plus de mal à se dire qu’un jour, il reprendrait son vieux job chez Farndale. Anna arriva la première à la réunion - il est vrai qu’elle avait moins de chemin à parcourir que les autres. Comme elle avait été promue capitaine et qu’elle était son officier d’état-major le plus gradé, son bureau était juste à côté de celui de Kime. Elle passait ses journées à organiser l’emploi du temps de son supérieur et à repousser poliment les demandes de ceux qui voulaient s’entretenir directement avec l’amiral pour obtenir une faveur quelconque. Elle entra avec Oscar. Wilson les avait entendus rire dans le couloir avant même qu’ils franchissent le pas de la porte. — La navette de Kantil est arrivée il y a quelques minutes, annonça Anna. Elle ne devrait pas tarder à montrer le bout de son nez. — Bien. Il effaça les données qui défilaient dans sa vision virtuelle. Elle lui sourit chaleureusement. Il lui rendit son sourire. Elle lui fit un signe furtif de la main, faisant scintiller sa bague de fiançailles. Il l’avait demandée en mariage à leur retour de mission. Elle avait dit oui. De l’avis d’Oscar, ce n’était pas trop tôt. Ils n’avaient toujours pas décidé de la date - ils étaient tous les deux tellement occupés. Néanmoins, ils s’étaient installés dans le même appartement luxueux, tout près du bord du dôme. Rafael Columbia arriva à son tour. Il portait un uniforme noir impeccable. Il leur demanda rapidement si le grand jour avait été choisi. — Une fois, je suis resté fiancé pendant quinze ans. C’est mon record. Mais vous êtes capables de le battre. Wilson prit un air de chien battu. Cette histoire de mariage sans cesse retardé tournait à la blague récurrente. Columbia était devenu vice-amiral lorsque la présidente Doi avait formé la marine de guerre. Il dirigeait donc la défense planétaire et venait juste derrière Wilson dans la hiérarchie des officiers. Ses bureaux se trouvaient sur Kerensk. Son empire personnel croissait rapidement, à mesure qu’il phagocytait les conseils et autres agences qui, autrefois, ralentissaient l’administration du Commonwealth. Étant donné la nature politique des pressions qu’il devait exercer sur les gouvernements planétaires pour les forcer à se doter de champs de force efficaces autour de leurs villes les plus peuplées, ce job était fait pour lui. Pour le moment, un seul sujet de discorde était apparu entre Wilson et lui : le contrôle du projet de Natasha Kersley. Columbia voulait absolument l’incorporer à la sécurité planétaire, de façon à tout diriger depuis Kerensk. Mais Wilson avait finalement eu le dernier mot en soulignant que les systèmes de Kersley étaient destinés à être embarqués à bord d’un vaisseau et qu’il était donc plus logique de les incorporer à la base Un. Sheldon était intervenu pour confirmer sa décision. Depuis, Columbia s’était abstenu de le contredire. Daniel Alster et Dimitri Leopoldovich entrèrent à leur tour. Wilson fut légèrement surpris. Il s’attendait à voir Alster arriver avec Kantil. Tous les deux faisaient partie du comité de surveillance, tandis que Leopoldovich était un universitaire de l’Institut d’études stratégiques de Petrograd, un expert des analyses tactiques. C’était une spécialité peu prisée, dont les membres servaient de conseillers à l’administration du Commonwealth lorsque les mouvements autonomistes ou indépendantistes se montraient trop entreprenants et commençaient à user de la force contre leurs gouvernements planétaires respectifs. Durant les nombreuses années qu’il avait passées dans le conseil d’administration de Farndale, Wilson avait entendu de nombreux politiciens et autres cadres supérieurs parler de ces analystes comme de gamins aimant jouer à la guerre, malencontreusement diplômés en histoire. L’astronomie aussi était une science mineure avant la découverte de Bose, pensa-t-il, amusé. Dimitri avait subi son troisième rajeunissement quelques années plus tôt. Il avait le corps d’un jeune homme de vingt-cinq ans, mais ses cheveux blonds et raides commençaient déjà à s’affiner. Sa peau extrêmement pâle, son aversion pour l’exercice physique et son goût pour une alimentation peu équilibrée lui donnaient des airs de vampire grassouillet. Il salua Wilson de la tête et s’assit à sa place habituelle, le dos tourné à la grande baie vitrée. — Comment était Bose ? demanda Anna à Daniel Alster. — Les résurrections me fichent toujours la trouille, confessa Daniel. Ces clones dont on accélère la croissance ne ressemblent vraiment pas à des humains. — Mais sa personnalité est intacte ? le pressa Wilson. — Oh, oui. Le chargement de sa dernière sauvegarde s’est déroulé sans encombre. La dernière chose dont il se souvient est justement cette dernière sauvegarde, juste avant de partir vers la Tour de guet. — Et Emmanuelle ? — Idem. Sauf qu’elle est beaucoup plus calme que lui. — C’est-à-dire ? — Je n’avais rencontré Bose qu’une fois auparavant. À l’époque, je l’avais trouvé un peu agité. Mais là… Les médecins disent que le traumatisme de sa mort, les circonstances dans lesquelles elle est advenue n’ont pas arrangé les choses. — Vous parlez du message qu’il a eu le temps de délivrer aux vaisseaux éclaireurs ? — Oui, en partie. Il est regrettable que nous ne connaissions pas exactement la nature de la chose qui nous a parlé. Les ressuscités craignent souvent que leur personnalité originelle soit toujours vivante quelque part. Cela entraîne souvent des pathologies proches de la schizophrénie. — Pourtant, il a bien précisé que les Primiens l’avaient tué. — C’est vrai. Mais Bose est obsédé par cette chose qui vous a parlé. Il est persuadé d’être toujours vivant, là-bas. Sous une forme ou une autre. Ce qui, ma foi, est fort possible. Évidemment, le fait que sa femme ait demandé le divorce n’a pas arrangé les choses. Les psychologues disent qu’il interprète le comportement de cette dernière comme un rejet de sa nouvelle personnalité. C’est un cercle vicieux, car il est de plus en plus obsédé par le Bose resté chez les Primiens. Wilson et Anna échangèrent un regard. — On ne peut pas s’empêcher de se sentir coupable, finit par dire celle-ci. — Ouais, confirma Wilson. Qu’est-ce que les médecins ont dit d’autre ? — La clinique le libérera dans deux mois environ. Physiquement, il sera au top, à ce moment-là. Mentalement… Ils disent que les ressuscités mettent souvent une vie entière à se remettre de leur traumatisme. Bose ne fera sans doute pas exception à la règle. Ils vont le bourrer d’antidépresseurs et le lâcher dans la nature. — A-t-il dit ce qu’il a l’intention de faire à l’avenir ? — Non. En tout cas, il reçoit tous les jours des offres des médias. Bien sûr, ils veulent tourner un feuilleton sur sa vie, mais ils veulent également l’embaucher comme consultant sur la « situation », comme ils disent. Je suppose que son université sera heureuse de l’accueillir de nouveau. Je pense d’ailleurs qu’il finira là-bas. Une fois sur Gralmond, il ne pourra pas faire beaucoup de mal… — Il n’a pas l’intention de s’engager dans la flotte ? — Non, répondit Daniel avec un sourire en coin. Vous n’avez pas à vous en faire. Oscar éclata de rire en voyant la mine soulagée de Wilson. Patricia Kantil entra dans le bureau. — Merci d’avoir attendu, dit-elle avec le professionnalisme et la courtoisie qu’on lui connaissait. — Vous n’êtes pas en retard, rétorqua Daniel. Pour en finir sur Bose, il y aura un genre de cérémonie lorsque Verbeke et lui sortiront de clinique. Patricia, c’est une idée à vous ? — En effet. Étant donné leur profil - surtout celui de Bose -, nous pensons qu’il serait approprié de les accueillir officiellement dans la société du Commonwealth. Après tout, ce sont…, comment dire…, des héros. Le vice-président sera de la partie. Il serait d’ailleurs utile que quelques-uns de ses anciens coéquipiers soient présents. Wilson réprima un grognement. — Pourquoi pas, répondit-il tout de même. Nous enverrons quelqu’un le jour J. Bon, je propose que nous nous y mettions. — Je n’ai pas grand-chose à dire, commença Oscar, à part que nous n’avons encore eu aucun contact avec les vaisseaux éclaireurs. — Quand le premier était-il censé faire son rapport ? demanda Daniel. — En fait, StAsaph est supposé être de retour sur Anshun dans une dizaine de jours. À condition qu’il n’ait rien trouvé, bien sûr. — Et dans le cas contraire ? — Le vaisseau doit parcourir quinze systèmes stellaires à trois cents années-lumière de la limite de l’espace de phase trois. En gros, il décrit une courbe prévue pour permettre à son hysradar de sonder les alentours de chaque étoile. Si le trou de ver géant des Primiens débouche dans le coin, il ne pourra pas passer inaperçu. Mais, étant donné la nature de son voyage, le retour risque de prendre un peu de temps. Comme le vaisseau n’est toujours pas là, on peut légitimement supposer qu’il n’a rien trouvé autour des onze premières étoiles. — Ou alors il a trouvé quelque chose et n’est plus en mesure de nous contacter, intervint Rafael en haussant les épaules. Soyons réalistes. — Les six autres vaisseaux, reprit Oscar, devraient rentrer d’ici une à huit semaines. À eux tous, ils sont censés couvrir plus d’une centaine de systèmes solaires. Ce n’est certes pas beaucoup quand on considère la distance et le nombre d’étoiles qu’il y a entre nous et Dyson Alpha. Mais les Primiens arriveront de ce côté, et l’un de ces systèmes leur servira nécessairement de base arrière. Et il nous faut absolument découvrir lequel, ne serait-ce que pour commencer à élaborer des scénarios réalistes. — Ces patrouilles vont-elles continuer ? demanda Patricia. — Oui, confirma Wilson. Nous ne pouvons pas nous permettre de nous laisser surprendre. La surveillance s’effectuera sur trois niveaux différents. Rafael s’occupe de mettre en place un réseau de détecteurs courte distance dans tout le Commonwealth. La flotte explorera régulièrement les cent premières années-lumière qui séparent l’espace de phase trois de Dyson Alpha. Si les Primiens apparaissent dans cette zone, nous le saurons en moins de trois jours. En dehors de cet espace restreint, nous lancerons quelques patrouilles vers les étoiles plus éloignées. Mais il faudra attendre des mois entre chaque visite. — Quand cette opération commencera-t-elle ? — La mise en place du réseau de détecteurs est déjà bien avancée, répondit Rafael. S’ils débarquent directement chez nous, nous le saurons. Néanmoins, il faudra compter encore dix-huit mois pour que le réseau soit complètement terminé. — Je vois. Amiral, qu’en est-il des vaisseaux éclaireurs ? — Eh bien, cela dépend de leur nombre. Une fois accomplie la mission préliminaire, je renverrai ces vaisseaux vers des étoiles plus proches. Deux navires supplémentaires sont en cours de test, et les cinq de la troisième série sortiront de leur plate-forme de montage dans quatre mois. Ce qui fera quinze vaisseaux en tout, soit juste assez pour surveiller nos frontières. Pour les missions plus éloignées, nous aurons besoin de dix, quinze ou même vingt autres navires. — Mais ils coûtent plus de trois milliards de dollars terriens chacun, protesta Patricia. — J’en suis conscient, sans compter que leur maintenance n’est pas non plus donnée. Mais la Présidence savait que le budget augmenterait de façon exponentielle durant les trois à cinq premières années de la création de la flotte. — Très bien, je ferai part de ces estimations à Mme la présidente. Et les vaisseaux de guerre ? — Les trois premiers seront opérationnels dans quatre mois. Après cela, il en sortira un de nos usines toutes les trois semaines. Leur nombre dépendra de la nature de la menace primienne. Tout le monde se tourna vers Dimitri Leopoldovich. Depuis le retour de Seconde Chance, la Présidence et le Sénat n’avaient eu de cesse de le consulter. Sa longue expérience aidant, les grands de ce monde ne l’impressionnaient guère. Contrairement à ce que pouvait laisser croire son apparence, il était extrêmement sûr de lui. — La seule chose que nous sachions des Primiens, c’est qu’il ne faut pas leur attribuer des motivations humaines, commença-t-il avec un accent un peu traînant. Malgré la taille de leur civilisation, il est probable que la construction de ce trou de ver géant, baptisé « Porte de l’enfer » par mon équipe, leur a demandé des efforts considérables, ajouta-t-il en faisant la moue, comme s’il s’attendait à être contredit. D’ailleurs, la raison d’être d’un engin aussi grand demeure totalement inconnue. Pour entreprendre une œuvre d’une telle ampleur, il faut nécessairement faire fi du sacrifice économique inévitable. Il pourrait donc s’agir d’une sorte de porte de sortie, dont dépendrait l’espèce. En effet, il est fort possible que les Primiens, craignant la réapparition de la barrière, aient décidé de s’installer ailleurs en emportant un maximum de machines. Il est également envisageable qu’ils aient l’intention de coloniser un maximum d’étoiles, afin de compliquer la tâche de ceux qui voudraient les emprisonner de nouveau. Ce serait une expansion accélérée, mais similaire à celle qu’a connue notre Commonwealth. — Attendez, intervint Patricia. Vous êtes en train de nous dire qu’ils ne constituent pas une menace pour nous ? — Pas du tout. Mon équipe et moi vous exposons simplement des théories. Il y a, bien évidemment, d’autres possibilités. Ainsi, ils ont peut-être l’intention de régler enfin leur compte à ceux qui les ont enfermés pendant si longtemps - probablement pour les empêcher de nuire, d’ailleurs. À moins que le trou de ver ait été construit pour atteindre le Commonwealth. Évidemment, c’est la seule hypothèse qui nous concerne. Précisons néanmoins qu’il est difficile de la justifier, sinon par notre peur bien humaine. Comme les Silfens et l’Ange des hauteurs l’ont démontré, notre logique et nos motivations ne sont pas universelles. Ce que la Porte de l’enfer illustre parfaitement. De ce fait, la raison profonde de leur venue nous importe finalement peu. Ce qui compte, c’est qu’ils risquent bel et bien de venir » Jusque-là, nous leur avons donné deux fois l’occasion d’entrer en contact avec nous d’une manière pacifique. Vous connaissez la suite. Mon équipe et moi en concluons donc que si la Porte de l’enfer est destinée à conduire ses créateurs jusqu’à nous, c’est certainement parce qu’ils nous veulent du mal. C’est pour cela que nous préconisons une réponse rapide et brutale dans le cas où ce trou de ver apparaîtrait à proximité du Commonwealth. — Cela équivaudrait à leur déclarer la guerre, dit Patricia. Je ne suis pas certaine que la Présidence et le Sénat approuvent ce genre de méthode. — En utilisant une analogie un peu dépassée, l’on pourrait dire que vous jouez au croquet et qu’eux font du kick-boxing. Si, comme nous le pensons, les Primiens ont réussi à extraire des informations des cerveaux de Bose et Verbeke, alors ils savent tout ou presque de nous. Notamment que nos intentions étaient pacifiques. Ils savent qu’il est aisé d’entrer en contact avec nous. Mais il est extrêmement révélateur qu’ils n’aient pas cherché à explorer leur région de la galaxie après un millénaire d’isolement. D’un point de vue strictement tactique, ils ont une avance énorme sur nous. — Mais pourquoi faire tout ce chemin ? demanda Oscar. S’ils ont besoin de ressources naturelles, ils n’ont qu’à coloniser et exploiter les centaines de systèmes qui font partie de leur voisinage direct ? — Dans cette équation, il y a tellement d’inconnues qu’il vaut mieux se concentrer sur les quelques faits vérifiés en notre possession, plutôt que de perdre notre temps en spéculations stériles, répondit Dimitri Leopoldovich d’un ton de reproche. Nous ne savons toujours pas par qui, ni pourquoi une enveloppe a été érigée autour de ce système. Nous ne savons toujours pas comment elle a disparu. Au bout du compte, la situation est très simple, mes amis : tout ce que nous savons, c’est que les Primiens nous sont hostiles, qu’ils ont des dizaines de milliers de navires de guerre et qu’ils construisent un trou de ver capable de nous atteindre. Laissons au placard notre manière civilisée de réfléchir. Tirons avant qu’ils nous exterminent. Vraiment, nous n’avons d’autre issue que de nous préparer au pire. Je préfère dépenser des milliers de milliards de dollars pour rien, plutôt que de ne pas le faire et de me rendre compte à la fin que c’était une erreur. Rappelez-vous Pearl Harbour. Wilson regarda Patricia du coin de l’œil. Elle avait tiqué en entendant cette histoire de milliers de milliards. — Je ne suis pas certain que le parallèle soit pertinent, dit-il, mais je suis d’accord avec vous. — En fait, nous avons un avantage stratégique, reprit Dimitri Leopoldovich avec un sourire sans joie qui accentuait encore son allure de vampire. Un seul, pas plus. Nous nous devons de l’exploiter, et ce quel qu’en soit le prix. Il en va de notre survie. Les Primiens sont très loin et ils comptent sur leur trou de ver géant. Sans lui, il ne pourrait y avoir d’hostilités. C’est pour cette raison que mon équipe et moi recommandons d’attaquer le trou de ver dès son apparition dans le territoire du Commonwealth. De l’attaquer et de le détruire. C’est la seule stratégie valable, je le répète. S’ils débarquaient en grand nombre, les lois de la guerre - que notre civilisation rechigne tant à transgresser - seraient vite balayées. Nous avons étudié les données recueillies par Conway. Chaque heure, des douzaines de vaisseaux s’engouffraient par la Porte de l’enfer. Des mois se sont écoulés depuis. Pendant ce temps, nous parlons de sortir un navire toutes les trois semaines. Le premier n’est même pas encore terminé. Même si nous mettions toute notre capacité industrielle dans la construction d’une flotte de guerre, il nous faudrait des décennies pour les rattraper. — Est-ce un scénario possible ? demanda Patricia. Pouvons-nous réellement envoyer quelque chose dans le trou de ver de façon que, de l’autre côté, le générateur soit détruit ? — Une pince à levier, un simple lance-pierres peut venir à bout d’un générateur, à condition de savoir quel composant frapper, répondit Wilson. La clé réside dans la proximité. Il faut tirer de suffisamment près pour viser la clé de voûte de la machine. Mais nous pouvons être certains que l’ouverture, de notre côté, sera défendue par un escadron de vaisseaux et un champ de force extrêmement puissant. Pour avoir une chance d’atteindre le générateur, il faudra d’abord s’occuper d’eux. Pour le moment, le genre d’armement susceptible d’accomplir un tel prodige est absent de l’arsenal de nos vaisseaux en construction. — Eh bien, il faut s’y mettre le plus vite possible, dit Dimitri Leopoldovich avec force. Patricia et Daniel échangèrent un regard. Daniel inclina imperceptiblement la tête. — Parfait, dit Patricia. Si ce sont là les recommandations officielles de votre équipe, monsieur le professeur… Amiral, je vous laisse étudier ces propositions et en évaluer le coût afin de définir un budget. — Certainement, répondit Wilson. L’été, Paula adorait s’asseoir à la terrasse des bistrots parisiens. Le café, dans cette ville profondément nationaliste, était toujours amer et naturel, car il ne respectait aucune des réglementations des NUF. Quant aux pâtisseries qui l’accompagnaient souvent, elles contenaient beaucoup trop de calories. Le soleil et la population constituaient une vision rafraîchissante, comparés à l’environnement aseptisé de ses bureaux. Mais pour cet appel, elle choisit de s’enfermer à l’intérieur d’un bistrot et de s’installer dans une cabine privative. Elle venait là depuis une quinzaine d’années. La serveuse la précéda sans lui poser de questions. Paula commanda un chocolat chaud ainsi qu’une part de gâteau aux amandes et aux cerises. Son assistant virtuel lui confirma que la connexion était établie. Elle posa son ordinateur de poche sur la table et attendit que son petit écran se déplie. Elle aurait pu répondre à cet appel depuis son bureau, mais elle trouvait plus approprié de le prendre sur son temps libre. Le visage de Thompson Burnelli apparut sur le plastique fin. À l’arrière-plan, elle crut reconnaître les murs blancs et dorés de son bureau du sénat. — Paula, fit-il avec un sourire détendu. Vous n’avez toujours pas votre uniforme ? À sa place, n’importe qui aurait eu droit à un regard assassin, mais le sénateur, lui, dut se contenter d’un haussement de sourcils. — Il est au lavage, répondit-elle. La formation d’une marine de guerre avait pris Paula par surprise. Elle ne s’attendait pas que la nouvelle Agence de sécurité planétaire change aussi rapidement de statut. Mais qu’elle le veuille ou non, elle faisait désormais partie du renseignement de la Marine et avait le grade de commandant. Le lendemain de l’annonce officielle, Tarlo l’avait saluée comme à l’armée en arrivant au bureau. Mais cela ne se reproduirait plus. De même, personne ne portait l’uniforme dans son service, alors que techniquement, tout le monde était militaire. D’après une rumeur persistante, quelques galons faisaient leur apparition le soir, après le service, car plusieurs de ses hommes s’étaient mis en tête de vérifier l’ancien adage selon lequel aucune femme ne résisterait à un marin. Mais c’était là le dernier de ses soucis. Pour commencer, Mel Rees leur avait dit que l’ensemble du service ne tarderait pas à déménager sur Kerensk, où le vice-amiral Columbia établissait son quartier général. S’était alors ensuivi un duel de coups de téléphone entre Rees et elle. Chacun y était allé de ses appuis politiques. Mel voulait désespérément installer le centre névralgique de la défense planétaire là où ses chances de promotion seraient les plus importantes. De son côté, Paula menaçait de démissionner en cas de délocalisation ou de bouleversement de son équipe. Rafael régla le problème avec son habileté politique légendaire. En tant que tête pensante de l’opération Johansson, Paula dut rester à Paris pour des raisons prétendument stratégiques, tandis qu’un Rees également promu fut envoyé sur Kerensk et chargé de superviser le développement d’une partie des détecteurs de trous de ver. Paula fut heureuse de constater que ses contacts avaient autant de poids que le nom de son adversaire. — Désolé de vous avoir laissée dans le flou pendant aussi longtemps, dit Thompson, mais la vie au sénat n’a pas été aussi excitante depuis… À vrai dire, je ne me rappelle pas avoir jamais assisté à une session aussi intense. Le deuxième vol de Kime a réellement changé la donne. Même si je suis impliqué dans ce projet depuis le tout début, je ne pensais pas réellement que nous aurions besoin d’une flotte de guerre. — Vous saviez que le CICG allait devenir le service de renseignements de la Marine ? — Non, Paula. Je n’avais pas mesuré l’ampleur de l’ambition de Rafael. J’ai entendu parler de votre altercation avec Rees. Je suis heureux qu’ils aient trouvé un moyen de vous faire rester à Paris. Nous aussi, nous avons failli perdre le contrôle de la sécurité du sénat. Vous vous rendez compte ? Columbia la voulait, elle aussi. — Cela ne peut pas durer, Thompson. Nous ne pourrons pas nous passer d’une forme de police intersolaire. À part travailler sur le cas Johansson, le renseignement de la Marine n’aura rien à faire. Mes anciens collègues bossent toujours sur leurs vieux dossiers. La seule différence, c’est qu’ils portent un uniforme. Thompson sourit tristement. — Il y aura toujours du travail pour vos collaborateurs. Une opposition est en train de naître. Ce sont principalement des marginaux minoritaires, mais il convient de les avoir à l’œil. Et je ne vous parle pas des candidats à l’exode. — C’est le boulot des polices locales. — Nous reparlerons de cela plus tard, Paula. Je vous ai appelée parce que j’ai des nouvelles. — Oui, excusez-moi. — Bien, primo, il n’existe aucun département secret dirigé par la Présidence. C’est une certitude - j’ai vérifié auprès de mon père. J’ignore qui nous a fait ce sale coup à Venice Coast, mais la présidente et le Sénat n’y sont pour rien. — Merci. Et concernant Boongate et les marchandises en partance pour Far Away ? — Ah, fit Thompson en changeant de position. C’est là que cela devient intéressant. J’en ai parlé à Patricia Kantil moi-même en insistant beaucoup sur la nécessité d’inspecter en profondeur tout ce trafic. Elle a dit qu’elle était d’accord et qu’elle en toucherait un mot à Doi. Depuis, j’ai reçu plusieurs mémos qui semblent confirmer que l’affaire est en bonne voie, mais je ne suis pas convaincu. Normalement, je n’ai aucune difficulté à faire appliquer des décisions aussi anodines. La plupart du temps, je demande à un de mes assistants d’arranger cela pour moi, mais là… Il doit se passer quelque chose de louche. Paula sentit un frisson glacé lui parcourir le dos, et ce en dépit du chocolat brûlant qu’elle était en train de siroter. Cela faisait des décennies qu’elle essayait de lancer la mise en œuvre de ce projet. À chaque changement de patron, elle avait refait une demande, mais cela n’avait jamais rien donné. La Présidence était forcément dans le coup. — Qui vous met des bâtons dans les roues ? demanda-t-elle. Pas Doi elle-même, je suppose. — Non. Il y a forcément quelqu’un d’autre derrière tout cela. Quelqu’un qui pèse de tout son poids pour que les marchandises continuent d’affluer sur Far Away sans être vérifiées. — Qui ? — Je ne sais pas. Dans cette partie, personne n’a encore abattu ses cartes et nous ne connaissons même pas tous nos adversaires. Mais je trouverai, croyez-moi. Vous avez mis le doigt sur quelque chose de très louche ; depuis, j’ai du mal à trouver le sommeil. Le soleil d’été déversait sa chaude lumière à travers la verrière circulaire du bureau hémisphérique de Mark Vernon. La luminosité était extrême, bien plus puissante en tout cas que ce que sa femme et lui avaient prévu en dessinant les plans de leur future maison. Non pas que l’éclairage vif le dérangeât réellement. C’était juste qu’il s’était imaginé son bureau d’une façon légèrement différente. Un peu plus sombre, encombré d’objets personnels. Le genre de pièce où, à l’occasion, un homme peut s’isoler de sa famille. Mais, à cause de son côté aéré et des murs de corail blanc perle, il avait du mal à laisser le désordre s’y installer. Le bureau était donc parfaitement net, ses affaires soigneusement rangées dans des placards en alva. Étant donné que Barry et Sandy pouvaient se déplacer librement dans le reste de la maison, cette pièce était de très loin la plus ordonnée. Il se tenait dans l’encadrement de la porte en verre fumé et regardait autour de lui, perdu. Sa veste courte devait pourtant être là… — Allez, papa ! cria Sandy depuis le couloir. Dépêche-toi. — Elle n’est pas là, dit-il, en espérant que Liz le prendrait en pitié. — C’est ta veste, se contenta-t-elle de répondre. Il jeta un autre regard circulaire à son bureau. Alors, Panda, leur jeune femelle labrador blanche, arriva en tenant dans sa gueule sa veste en laine préférée et en remuant joyeusement la queue. — Gentil chien-chien, fit-il à son approche. Allez, donne-moi ça, donne. La queue de la chienne se mit à frétiller encore plus rapidement, comme elle faisait demi-tour et se mettait à courir. — Non ! cria Mark. Reste ici ! Panda fonça dans le couloir en traînant la veste dans son sillage. Mark la suivait de près. — Reviens ! Reste ici ! Lâche ça ! dit-il en tentant de se remémorer ce qu’ils avaient appris tous les deux au cours de dressage. Au pied ! Dans l’entrée, Liz était en train de passer son coupe-vent à Sandy. Toutes les deux se retournèrent pour regarder. — Reste ici ! Arrête. Viens par là ! Mark avait traversé la moitié du couloir lorsque Barry émergea de la cuisine. — Eh ! Panda ! Viens par ici, dit le garçon en se tapotant le genou. Panda galopa jusqu’à lui et laissa tomber la veste à ses pieds. — Gentille fille, dit le garçon en la caressant et en la laissant lui lécher le visage. Mark ramassa la veste et rassembla ce qui lui restait de dignité. Une grosse tache de bave était visible au niveau de l’épaule. Cela faisait presque un an maintenant qu’ils avaient Panda et qu’ils avaient emménagé dans la nouvelle maison. La chienne de la famille… Elle n’obéissait qu’à Barry. Parce qu’elle était encore jeune, répétait Mark depuis trois mois. À peine plus qu’un chiot. Cela lui passerait rapidement. Liz, elle, le laissait dire, mais n’en pensait pas moins. Mark n’avait jamais eu de chien auparavant, mais il en rêvait depuis que la famille s’était installée sur ce monde. Il imaginait de longues balades dans la vallée d’Ulon en compagnie d’un chien joyeux, trottant derrière eux. Un animal loyal, obéissant, aimant. Un compagnon idéal pour les enfants. Et puis, presque tout le monde, ici, avait un chien. Cela faisait partie du mode de vie idéal de Randtown. Le vendeur leur avait assuré que les labradors blancs avaient conservé les qualités de leurs ancêtres, que leur intelligence était juste un peu plus développée et leur poil plus blanc, du fait d’une modification subtile de leur ADN. Mark avait trouvé son descriptif parfait. Alors, Sandy avait repéré un petit chiot joufflu et poilu aux yeux cerclés de noir. Liz et Barry n’avaient même pas eu leur mot à dire. Mark plia la veste sur son bras. — Tout le monde est prêt ? — Panda vient avec nous ? demanda Barry. — Oui. — À toi de t’en occuper, dit fermement Liz. Mais je te préviens, elle va t’en faire voir de toutes les couleurs. Barry sourit et tira la chienne à l’extérieur. Liz vérifia que le coupe-vent de la petite était bien mis et la poussa dehors. — Barry a des devoirs à faire, tu sais, reprit Liz. Et il manque suffisamment de monde à la pépinière pour éviter qu’en plus je prenne mon après-midi. — Si tu veux qu’il travaille, il n’est pas obligé de venir avec nous. Mais tu sais que je n’ai pas le choix. Elle soupira et considéra le couloir d’un air nostalgique. — Oui, je sais. — Nous protégeons notre mode de vie, Liz. Nous devons prouver à ces soldats qu’ils ne peuvent pas nous forcer à quitter cet endroit. Liz lui sourit tendrement en lui caressant la joue. — Je ne savais pas que j’avais épousé un homme à principes. — Je suis désolé. — Ne le sois pas. Ton attitude est admirable. — Doit-on emmener les enfants ? demanda-t-il d’une voix subitement incertaine. Je veux dire… Ce sont nos points de vue, et, d’une certaine manière, nous les forçons à y adhérer. Je pense à tous ces mômes qui sont végétariens ou croyants parce que leurs parents le sont, et cela me rend malade. — Dans notre cas, c’est différent, chéri. Cette manifestation ne durera pas toute leur vie. Et puis, tu verras, ils vont adorer, j’en suis certaine. — Ouais, fit-il en essayant en vain de ne pas sourire. Je sais. Le pick-up était garé près du petit 4x4 Toyota de Liz, sur le carré de gravier qui marquait l’emplacement de leur ancienne maison disparue. La bâtisse n’était plus là depuis longtemps, mais Mark n’avait pas encore trouvé le courage de demander aux robots de nettoyer ce morceau de terrain. Les enfants étaient déjà assis à l’arrière et se disputaient. Panda aboyait joyeusement en essayant de grimper dans le véhicule. — Tout le monde met sa ceinture, dit Liz en s’asseyant à l’avant. Mark attrapa fermement la laisse de Panda et la tira jusqu’à la plate-forme couverte, avant de s’installer à la place du conducteur. — Tout le monde est prêt ? demanda-t-il. — Oui ! répondirent les enfants à l’unisson. — Alors, on y va. Ils longèrent la vallée jusqu’à Highmarsh, où ils prirent l’autoroute vers le nord. Après quelques kilomètres, la vallée se rétrécissait et la route à quatre voies commençait à grimper sur le flanc de la montagne. Le travail d’excavation avait été colossal. À trente kilomètres de Randtown, ils passèrent sous un premier tunnel. Dans l’autre sens, le trafic était nul. Dans les lignes droites, Mark pouvait apercevoir, au loin, le véhicule qui les précédait. C’était l’été et les multiples ruisseaux qui s’écoulaient sur les flancs de la montagne, s’ils n’étaient pas asséchés, étaient beaucoup moins gros et impétueux qu’au printemps. De part et d’autre de la route qui partait vers le nord, les parois du massif de Dau’sing étaient impressionnantes. Souvent, lorsqu’ils regardaient par la fenêtre, ils avaient un précipice de plusieurs centaines de mètres à leurs pieds. Et seul un petit muret de pierre les séparait du gouffre. En contrebas, les étendues d’herbe avaient perdu leur teinte jaune paille au profit d’une couleur miel, ambrée, comme on approchait rapidement de la période de pollinisation, longue d’à peine une semaine. Quinze kilomètres plus loin, ils dépassèrent la carcasse abandonnée de l’un des monstres mécaniques qui avaient servi au traçage de cette route. Il trônait tout près de la chaussée, sur un carré de roche aménagé dans le versant même par un de ses cousins. Des dizaines d’hivers rigoureux avaient réduit ses parties métalliques à l’état de quignons de rouille fondue, tandis que sa carcasse en matériau composite était délavée et craquelée. Ses chenilles énormes s’étaient affaissées et son ventre rongé, tordu, reposait directement sur le sol. Des chasseurs de souvenirs l’avaient délesté depuis longtemps de ses composants les plus transportables, alors que le pare-brise à facettes de sa cabine minuscule avait été cassé. La vue du monstre emplit de joie les deux enfants, et Mark dut leur promettre de revenir un autre jour pour le voir de plus près. Huit kilomètres plus loin, sur le contrefort du mont Zuelea, l’autoroute était encombrée de véhicules en stationnement. Napo Langsal leur fit signe. Il emmenait les touristes plonger avec son bateau, à Randtown. Mark ne l’avait jamais vu ailleurs qu’en ville ou sur son navire. Il se demandait même si Napo possédait une voiture. — Salut tout le monde, dit ce dernier. Colleen est sur le point de retourner en ville, alors si vous pouviez garer votre bagnole à sa place, ce serait parfait. — Pas de problème, répondit Mark. On a apporté de quoi manger. En revanche, les enfants devront être de retour à la maison pour ce soir. — De toute façon, d’autres véhicules doivent arriver vers 19 heures pour prendre notre relève. — Parfait. Mark zigzagua lentement entre les voitures arrêtées en travers de la chaussée. Pour la plupart, il s’agissait de pick-up ou de 4x4, véhicules particulièrement appréciés par les habitants de la région. Les gens attroupés le long de la route les reconnurent et leur firent des signes amicaux. Comme une section du rail de sécurité central avait été démontée, il passa de l’autre côté et se retrouva sur l’autoroute du Sud. Le camion de Colleen était visible de loin, avec le logo fluorescent rose et émeraude de sa société productrice de feuilles à condensation. Depuis son arrivée dans le coin, Mark et elle s’étaient disputés plusieurs fois à propos du matériel semi-organique qu’elle lui avait fourni, mais tout cela était oublié depuis longtemps, et ils se sourirent mutuellement sans aucune arrière-pensée. — L’esprit de communauté est au beau fixe, dit Liz dans sa barbe pour ne pas être entendue des enfants. Son mari et elle échangèrent un regard complice. Mark gara le pick-up dans la brèche laissée par le camion de Colleen puis, tous ensemble, ils marchèrent jusqu’à l’avant du barrage, où, mosaïque mécanique, étaient agglutinés camionnettes, bulldozers, tracteurs, chasse-neige, pelleteuses et bus à deux étages. Simon Rand en personne vint les accueillir. Il était vêtu d’une sorte de toge en tissu semi-organique de couleur abricot, semblable à celle que portait Gandhi ; elle flottait autour de lui lorsqu’il se déplaçait, sans jamais découvrir ses jambes, et le protégeait de l’air frais de la montagne. Physiquement, il avait l’air d’avoir soixante ans et des rides profondes striaient son visage ébène, lui donnant un air digne et noble. Il remplissait à la perfection son rôle de gourou de la nature. Il était charismatique, obstiné et inspirait le respect à tous ceux qui partageaient ses idées. Dans son sillage, il traînait toujours un groupe de fidèles, d’acolytes qui, s’il avait été un homme politique de haut rang, auraient été ses aides et secrétaires. Certains d’entre eux semblaient concentrés à l’extrême, sérieux. Les autres paraissaient béats. Il y avait une majorité de femmes, toutes séduisantes et jeunes. L’engagement de Simon forçait l’admiration et lui valait d’avoir beaucoup de succès auprès de la gent féminine. Et puis, comme il le répétait lui-même, il n’était qu’un homme. — Mark, comme c’est gentil de votre part d’être venu, lui dit-il chaleureusement en lui serrant fermement la main. Une vraie poignée de main de politicien, se dit Mark. — Et Liz aussi. Je vous en remercie infiniment. Je sais comme il est difficile pour les gens qui travaillent pour gagner leur vie de contribuer à notre cause. Particulièrement pour les nouveaux arrivants qui ont un crédit à rembourser. Je suis donc réellement et particulièrement heureux que vous ayez pu vous libérer pour nous rejoindre. — Nous pouvons bien vous donner quelques après-midi, répondit Liz d’un ton espiègle. Elle faisait partie de celles, peu nombreuses, qui étaient immunisées contre son charme, bien qu’elle admirât sa résolution. — Espérons que la situation ne s’aggrave pas, reprit Simon. J’ai entendu dire - mais rien n’est officiel - qu’ils considèrent déjà la possibilité de remplacer leur plutonium mortel par une source d’énergie alternative et moins dangereuse. — Alors, les choses se présentent plutôt bien, commenta Mark. Où souhaitez-vous que nous prenions place ? — Il y a un grand no man’s land entre eux et nous. De nombreuses familles s’y sont déjà installées. Vos enfants pourront y jouer avec leurs amis. — Je peux prendre Panda ? demanda Barry. — Ton chien ? Bien sûr, répondit Simon en lui faisant un clin d’œil. Plus nous serons nombreux, mieux ce sera. Je suis sûr que Panda va bien s’amuser. Mais ne le laisse pas mordre trop de policiers. Ils ne font que leur travail et nous n’avons rien contre eux. — C’est une fille, protesta Sandy, indignée. Panda est une fille. — Je suis vraiment désolé. Panda est une très belle petite chienne. — Merci. Panda dit que vous n’êtes pas mal non plus. — Eh bien, allons-y, l’interrompit Mark en remontant la fermeture de sa veste et en regrettant déjà de ne pas avoir pris ses gants. — Ne vous forcez pas à rester plus longtemps que de raison, dit Simon. Vous êtes venus et c’est déjà beaucoup. La force de notre engagement ne se mesure pas au nombre d’heures que nous passons dehors. — Je suppose que vous dormez dans l’un des bus ? demanda Liz. — Exactement. Il ne faut laisser aux soldats aucune chance de rompre notre barrage, aussi mes plus fervents supporters et moi restons vigilants toute la nuit. Il est hors de question que je parte, Liz. Je suis ici chez moi. Mes racines sont ici. Mon âme y est en paix et je suis fier de tout ce que nous avons accompli. Vous comprendrez donc que je ne bougerai pas de cette route, que je ferai tout pour les empêcher de violer cette terre sur laquelle nous avons choisi de vivre. — Je comprends. Il inspira profondément. Son visage était l’image même de la sérénité. — J’avais oublié l’odeur de l’air montagnard, sa rudesse, sa fraîcheur, sa pureté. C’est au milieu de cette nature sauvage que notre engagement trouve sa véritable raison d’être. La route que j’ai tracée n’a pas uniquement une existence physique. Elle donne le choix entre deux directions différentes, antagonistes. — Je pense que nous rentrerons à la maison à la fin de la journée, dit simplement Liz. Simon inclina la tête en souriant gracieusement, comme un mystique rattrapé malgré lui par la réalité de la vie quotidienne. — Tu as été un peu dure, fit remarquer Mark lorsqu’ils se furent éloignés. Simon et sa suite étaient quant à eux repartis vaquer à leurs occupations mystérieuses. — Les vieux types un peu pompeux ont besoin d’être remis à leur place de temps à autre, rétorqua-t-elle en fermant les yeux et en joignant les mains à la façon des bouddhistes. C’est indispensable à l’unité de leur esprit. Il la prit tendrement par l’épaule et la serra. — Tu expliqueras cela à ses sbires lorsqu’ils viendront te chercher la nuit prochaine. Derrière les camions et les engins de chantier, à l’avant du barrage, il y avait un espace libre d’environ deux cents mètres de large. Plusieurs centaines de personnes y étaient rassemblées. De petits groupes d’adultes agglutinés, qui discutaient en tapant des pieds pour se réchauffer, car un vent froid soufflait de l’est, où se trouvaient les sommets perpétuellement enneigés. Des enfants jouant à des jeux divers, en pilotant des buzzbots. C’était le dernier jouet à la mode, un engin volant en forme de soucoupe, doté d’une hélice centrale et piloté grâce à des gants de commandes virtuelles. C’était étrange de voir ces enfants immobiles au milieu de la route, pianotant sur un instrument invisible, les yeux levés vers le ciel, où voletaient dans tous les sens des engins vrombissants. De temps à autre, il s’en trouvait un pour s’aventurer au-dessus des policiers qui, las, attendaient de l’autre côté du no man’s land. Mais les parents ne tardaient jamais à intervenir. Derrière les forces de l’ordre, sur la bande de béton menant vers le sud, était aligné un convoi de camions Saab Vitan à vingt-six roues. Non seulement ceux-ci fonctionnaient au diesel, alors que seuls les véhicules électriques étaient autorisés à circuler sur cet axe, mais en plus, leurs remorques contenaient les composants du détecteur de trous de ver que la sécurité planétaire avait décidé de construire sur le massif, juste au-dessus de Randtown. Cet équipement comprenait notamment trois micropiles à fission. Il y avait déjà eu des heurts au péage du nord, à l’entrée de l’autoroute, mais un officier avait fait appel à la police locale, qui n’avait pas mis longtemps à convaincre le personnel de laisser passer le convoi. Simon Rand avait été immédiatement mis au courant et, avec ses plus fidèles disciples, il s’était précipité sur la voie express avec tous les engins de travaux et autres véhicules encombrants qu’il avait trouvés. Tout ce beau monde s’était arrêté sur le col de Zuelea, où les véhicules avaient été disposés en travers de la route, puis sabotés. Cela faisait maintenant deux jours qu’ils étaient là. Mark et Liz ne furent pas longs à trouver les Conant et les Dunbavand - David et Lydia -, qui possédaient la pépinière dans laquelle Liz travaillait. Eux aussi étaient venus avec leurs enfants. — Reste-t-il quelqu’un en ville ? demanda Liz pour plaisanter. Ils passèrent les deux heures suivantes à discuter avec tout le monde, à évoquer les conséquences de ce tapage sur l’industrie du tourisme. Les cars qui transportaient les vacanciers n’attendraient pas longtemps derrière le convoi militaire, et les organisateurs de voyages, furieux, parlaient déjà de porter plainte. Des thermos de boissons chaudes passaient de main en main. Les gens retournaient à leur voiture pour prendre des vêtements plus chauds. Les enfants attendaient leur tour pour aller aux toilettes dans l’un des bus. La manifestation ressemblait plus à un gigantesque pique-nique qu’à un rassemblement politique. Au bout de quelques heures, Mark alla chercher leur déjeuner dans le pick-up. Entre deux voitures, il aperçut furtivement la toge orange de Rand, qui avançait d’un pas décidé, suivi de sa cour loyale et dévouée. Mark arrivait au bout de cet enchevêtrement de véhicules, dans lequel il cherchait désespérément sa voiture, lorsqu’il la vit. Elle ne ressemblait pas à une touriste. Quelque chose, dans son attitude, ne cadrait pas avec le comportement habituel des troupeaux de vacanciers qui venaient leur rendre visite pendant la belle saison. Elle paraissait bien plus indépendante, sûre d’elle-même. Mark avait l’œil pour voir ces choses-là. Elle avait le profil type de la jeune femme sans expérience venue à Randtown chercher des sensations fortes. Pourtant il ne se rappelait pas l’avoir déjà vue faire le service dans un café ou vendre dans une boutique. Elle était magnifique. Cela le rendit nerveux. Comme chaque fois qu’il voyait une jolie fille, il ne put s’empêcher de se demander quel genre de femme il aurait après Liz. De fait, tous les deux savaient bien qu’ils ne pourraient pas continuer ensemble jusqu’à la fin des temps. Même si, présentement, ils étaient très heureux. Mais Liz et lui étaient réalistes. Ce qui signifiait qu’il n’y avait aucun mal à avoir ce type de pensée. D’accord ? La fille remarqua qu’il la regardait et le gratifia d’un petit sourire coquin. — Salut ! dit-elle d’un ton traînant. Elle avait la voix légèrement voilée, le visage allongé et fin et un tout petit nez extrêmement séduisant. Sa peau, saine et bronzée, était superbement rehaussée par ses cheveux couleur fauve, longs et ondulés. — Salut, répondit-il d’une voix peu naturelle. L’adrénaline afflua dans ses veines. Il avait l’estomac noué et se sentait tout chose. Depuis combien d’années cela ne lui était-il pas arrivé ? — Vous cherchez quelqu’un ? reprit-il. — Pas vraiment. Je jette juste un coup d’œil. — Ah ! Eh bien, parfait ! Le gros de l’action se déroule à l’avant. Quand je dis « action », j’exagère un peu. Enfin, il y a quand même des mômes qui jouent au football. Ha ! — Ah, oui ? Elle se rapprocha de lui sans se départir de son sourire. Alors que tout le monde grelottait, elle n’était vêtue que d’un tee-shirt à manches courtes et d’une jupe en velours qui lui arrivait au-dessus des genoux. Sur l’ourlet de cette dernière, il y avait un petit M stylisé. Sa tenue mettait en valeur ses épaules larges et ses abdominaux en béton. Malgré ses bottes de cow-boy dépourvues de talons, elle pouvait regarder Mark dans les yeux sans avoir à lever le menton. Elle lui serra la main. — Je m’appelle Mel. — Mark, répondit-il. Il apprécia ce contact physique, mais s’abstint de l’interpréter. Elle était tellement plus sophistiquée et sûre d’elle-même que les autres jeunes femmes - des jeunes femmes véritables - qu’il avait croisées à Randtown. — Vous avez fait tout ce chemin pour regarder les enfants jouer au football ? demanda-t-elle. Il s’empourpra instantanément. Elle était taquine, le regardait droit dans les yeux et était si proche de lui. D’ailleurs, il avait toujours sa main dans la sienne. — Oh, mon Dieu, non. Je suis ici pour soutenir l’action de Simon Rand, comme les autres habitants de la ville. — Je vois, dit-elle en retirant doucement sa main. Toute la population est d’accord avec cette idée de barrage ? — Oui, absolument. Ce qu’ils essaient de nous faire est inadmissible. Nous nous devions d’intervenir sans attendre. — Vous voulez les empêcher de construire ce détecteur de trous de ver ? — Exactement. Et nous irons jusqu’au bout. Notre idéal ne sera préservé que si nous agissons tous ensemble. Elle fronça les sourcils et son front adorable se couvrit de ridules. — Je ne suis pas ici depuis très longtemps, dit-elle, pourtant je comprends que votre vie simple attire tant de gens. Mais quel est cet idéal dont vous parlez ? — Eh bien, justement, nous souhaitons mener une vie simple, saine et écologique. — Mais la flotte ne vous empêchera pas de vivre comme vous l’entendez. La station est supposée être construite à des kilomètres de la ville, en altitude, là où elle ne gênera personne. Sans compter que le Commonwealth a vraiment besoin de surveiller notre espace. Les Primiens peuvent apparaître n’importe où… — C’est une question de principe. La station est censée fonctionner à l’énergie atomique, ce qui va à l’encontre de tout ce en quoi nous croyons. Et puis, ils n’ont rien dit à personne. Ils ont simplement chargé leurs camions et se sont mis en route sans demander la permission. — Ils auraient dû demander la permission ? — Bien sûr. Le massif de Dau’sing tout entier est inclus dans la charte de la fondation, laquelle proscrit l’usage de l’énergie atomique. — Je comprends bien, mais nous avons vraiment besoin d’avoir un détecteur sur le continent sud pour assurer une couverture totale de notre espace. En vous opposant à sa construction, vous adoptez une position antihumanité. — Ah, ouais ? Si ça, c’est adopter une position antihumanité, alors je persiste et signe ! dit-il d’un ton faussement outré, ce qui lui valut un sourire supplémentaire. C’est faux, évidemment. La décision de placer ce détecteur ici a été prise par des bureaucrates, comme on enfonce une épingle sur une carte. Ils n’ont absolument pas tenu compte de la volonté et des principes des gens qui vivent dans la région. Notre mode de vie, nos coutumes ne les intéressent aucunement. En établissant ce barrage, nous les obligeons à se tourner vers nous. D’ailleurs, si j’ai bien compris, des négociations sont en cours pour tenter de trouver une autre source d’énergie. — Vous me l’apprenez. —Ce n’est pas encore officiel, mais, oui, les bureaucrates sont en train d’obtempérer. — Je suppose que les coûts de production vont augmenter. — Le budget de la flotte est tellement énorme que personne ne s’en rendra compte. Et puis, ils sont quand même supposés défendre notre mode de vie à tous, non ? Qu’importe si cela nous coûte un peu plus cher ? — Certes. — Alors, euh… Vous êtes ici depuis combien de temps ? C’est la première fois que je vous vois. — Je viens tout juste d’arriver. — Si vous voulez rester un peu pour essayer quelques sports extrêmes, je connais pas mal de locations pas chères. — C’est très gentil à vous, Mark, mais je me débrouillerai toute seule. — Euh, oui, bien sûr, fit-il, penaud, en se rappelant soudain que sa famille l’attendait pour déjeuner. Je suppose qu’on aura l’occasion de se revoir. — J’ai hâte, lança-t-elle avec une moue charmante. Ce soir-là, ils réussirent à convaincre les enfants de dormir chez les Baxter, à Highmarsh, afin de passer un peu de temps ensemble en ville. Ils commencèrent par se rendre au Phoenix Bar, sur Litton Street, tout près de Main Mall. Comme tous les bâtiments de Randtown, l’établissement presque neuf était doté d’un toit en panneaux solaires et de parois en matériau composite isolant. À l’intérieur, les propriétaires avaient néanmoins dressé des murs de pierre, afin de masquer la structure en carbone sur laquelle étaient posées des poutres en frêne qui soutenaient un plafond en lambris. La salle rectangulaire ainsi obtenue était sombre et confortable ; le comptoir occupait un pan de mur entier. On y servait de la bière, mais surtout les vins produits dans les vallées environnantes, dont celui des Vernon. À l’autre extrémité, il y avait un âtre énorme, qui nécessitait deux cheminées sur le toit. En hiver, des quantités de bois incroyables brûlaient sur la longue grille de foyer en fer, diffusant une chaleur agréable dans toute la salle. En été, on y disposait des jardinières en céramique contenant des fleurs multicolores. Plusieurs canapés lui faisaient face. Liz et Mark, accompagnés de Yuri et Olga Conant s’y étaient immédiatement précipités. Normalement, ils étaient déjà occupés à cette heure de la soirée, mais le barrage monopolisait une proportion non négligeable de la clientèle habituelle. — Il n’y a pas que le Phoenix Bar, dit Yuri en s’asseyant sans renverser son verre de vin noir produit par les Chapple. La plupart des cafés de la ville en souffrent. Même le Bab’s Kebab a vu son chiffre d’affaires baisser. — Une nouvelle vague de touristes était sur le point d’arriver lorsque le barrage a été érigé, ajouta Liz. Les autres sont tous partis et n’ont pas été remplacés. Les hôtels sont vides aux trois quarts. — Et ceux qui sont bloqués à Randtown ne sont vraiment pas contents, renchérit Olga. D’ailleurs, je ne peux pas leur en vouloir. — Oui, mais il y a pire comme prison, commenta Yuri. — Simon aurait dû réfléchir à un moyen de laisser tous ces gens s’en aller. Ses principes commencent à en ennuyer très sérieusement certains. — Ce n’est pas très grave, rétorqua Mark. — Quand même ! Pour tous ces touristes, les vacances sont terminées. Tout ce qu’ils veulent, maintenant, c’est rentrer tranquillement chez eux et reprendre leur travail. Je pense que tu n’apprécierais pas qu’on t’empêche d’aller gagner ta vie. — Dans un ou deux jours, tout au plus, ce sera terminé. — D’accord, mais on aurait quand même dû penser à tout cela avant. — On n’avait pas vraiment le choix. D’ailleurs, on peut se demander pourquoi les autorités ont gardé le secret sur leurs projets. — Tout simplement parce que tout a été décidé à la va-vite. Le gouvernement de la planète n’a probablement entendu parler de cette histoire de station que lorsque les premiers éléments sont arrivés sur Elan. — D’accord, mais dans ce cas, pourquoi le représentant du parlement de Ryceel n’a-t-il rien dit ? — Parce qu’il savait très bien ce que Rand lui aurait répondu. — Exactement. Moi, je dis que tout ceci est le résultat d’une conspiration. Le but était de nous prendre de vitesse, de nous mettre devant le fait accompli 4. Son assistant virtuel informa Mark que Carys Panther essayait de le joindre. Surpris, il cligna des yeux plusieurs fois avant d’accepter la communication. — Tu es en train de regarder Alessandra Baron ? lui demanda Carys sans attendre. — Moi aussi, je suis très heureux d’entendre le son de ta voix, répondit-il. Cela doit bien faire six mois. — Arrête de dire des conneries et connecte-toi tout de suite. Je te rappellerai quand ce sera terminé. Et Carys de raccrocher. — Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Liz. — Je ne sais pas trop. China ! appela Mark en se retournant vers le barman. Tu pourrais nous mettre l’émission d’Alessandra Baron, s’il te plaît ? Normalement, il répugnait à regarder ce genre de programmes arrogants, où l’on se répandait en critiques sans jamais faire de proposition constructive. Chaque fois qu’il essayait, il avait l’impression de voir une bande de snobs s’adonner à une satire gratuite. Le vieux barman acquiesça de la tête et alluma le grand moniteur mural. — Nom de Dieu, chuchota Mark. Car c’était son visage qui venait d’apparaître en grand format sur l’écran de deux mètres de large. « Nous souhaitons mener une vie simple, saine et écologique», disait-il. — Elle était journaliste, marmonna-t-il à sa femme. Je ne savais pas. Elle ne m’a rien dit… — Quand cela a-t-il eu lieu ? demanda Liz. — Cet après-midi. Elle m’a accosté quand je suis allé chercher le déjeuner. Je croyais qu’elle était ici en touriste. Le réalisateur braqua ses caméras sur le studio, où Alessandra était assise au milieu d’un canapé énorme et confortable. Son visage à la beauté classique arborait une expression amusée. Comme si elle venait d’écouter les paroles immatures d’un enfant un peu précoce. Mellanie Rescorai était assise à ses côtés. Elle était encore plus sophistiquée que là-haut, sur le mont Zuelea. Elle portait une robe rouge légère et une petite veste noire, ornée d’un M argenté sur le revers. Ses cheveux avaient été savamment ébouriffés. Liz regarda Mark de travers pendant un long moment. Son sourcil s’était soulevé de plusieurs millimètres. — C’est ça, ta journaliste ? — Euh, ouais, répondit-il en lui faisant discrètement signe de se calmer. Olga et Yuri échangèrent un regard complice. — Et qu’a-t-il dit ensuite ? demanda Alessandra. — À ce moment-là de notre conversation, je crois qu’il avait envie de me demander un truc du genre : « Ça te dirait de passer le restant de la journée dans une chambre d’hôtel ? » dit Mellanie en partant d’un rire cristallin. Mais je suis parvenue à éloigner ses grosses pattes en lui disant que la flotte n’avait aucune intention de chambouler sa vie de paysan. Et vous savez ce qu’il a répondu à cela ? — Il a été soulagé ? suggéra Alessandra d’un air espiègle. — Oh, oui ! Voyez plutôt… De nouveau Mark sur l’autoroute du Nord… Assis sur ce canapé, à côté d’une cheminée, un verre de vin à la main, il était en mesure de jeter un regard critique sur sa prestation de l’après-midi. Le sourire qui fendait son visage était manifestement forcé, pas très naturel. Anxieux, même. Le genre de sourire que les hommes arborent lorsqu’ils veulent désespérément impressionner une jeune et jolie femme. « C’est une question de principe », disait-il à l’image. « Et puis, ils n’ont rien dit à personne. Ils ont simplement chargé leurs camions et se sont mis en route sans demander la permission.» « Ils auraient dû demander la permission ? » « Bien sûr. » Retour dans le studio. — Incroyable, commenta Alessandra en secouant la tête, incrédule et triste à la fois. Les gens sont donc si arriérés à Randtown ? — C’est un montage ! protesta Mark de façon à être entendu de tout le monde. Je… Ce n’est pas exactement ce que j’ai voulu dire. Enfin, j’ai dit d’autres trucs aussi. Je lui ai parlé des micropiles atomiques. Pourquoi ils ne l’ont pas montré ? Elle… Putain, elle me tourne en ridicule. Liz lui prit la main et la serra tendrement. Il la regarda d’un air désespéré. — Tout va bien, chuchota-t-elle. — Oui, disait Mellanie sur le ton de la confidence. C’est ce qui arrive quand on se marie entre cousins sur plusieurs générations. Le bar était plongé dans le silence. — De son point de vue, nous, le Commonwealth, l’espèce humaine tout entière n’aurions pas le droit d’installer un moyen de défense indispensable au sommet d’une montagne inhabitée, continua-t-elle. Mais attendez d’entendre la suite… — Mon Dieu, lâcha Mark. Cette émission ne finirait donc jamais ? L’univers était en train de s’effondrer autour de lui. Plus tôt, ce jour-là, Mellanie avait dit d’une voix raisonnable : « En vous opposant à sa construction, vous adoptez une position antihumanité.» Le visage géant de Mark souriait comme celui d’un benêt. « Ah, ouais ? Si ça, c’est adopter une position antihumanité, alors je persiste et signe ! » Le réalisateur fit un gros plan sur Mellanie, qui haussa les épaules l’air de dire « Vous voyez un peu le niveau du spécimen ? » — Salope ! hurla Mark, furieux, en se levant et en renversant sur le sol dallé son verre de vin. Espèce de salope ! Ça ne s’est pas passé comme ça. Dans l’établissement, tout le monde s’était arrêté de boire et de discuter pour le regarder. L’émission d’Alessandra Baron disparut du moniteur mural au profit de l’open de golf de New Oxford. — Y en a marre de ces langues de pute, grommela China, comme les tatouages de son crâne chauve brillaient d’un éclat écarlate. Va te rasseoir, mon vieux. On a tous compris que tu étais tombé dans un guet-apens. Allez, je te ressers un verre. C’est la maison qui offre. Liz attrapa le poignet de Mark et le força à se rasseoir. — C’est illégal. Hein, pas vrai que c’est illégal ? répéta-t-il, tandis que la colère cédait la place au choc. — Tout dépend de ce que tu peux ou ne peux pas prouver, répondit honnêtement Yuri. Si ton implant a gardé en mémoire toute la scène, alors tu pourras démontrer à la cour que le dialogue a été monté, ajouta-t-il malgré le regard en biais de sa femme. — Ne t’en fais pas, dit Liz pour le rassurer. Tout le monde te connaît, ici. Personne ne croira à ces sornettes. C’est comme cela que la flotte a choisi de répondre à notre action. Ils mettent la pression sur Simon pour le forcer à lever le barrage. C’est la loi de la politique universelle de Newton… Mark se prit la tête à deux mains. Carys Panther essayait de nouveau de le joindre. Tout comme Simon Rand. Les messages affluaient de toute l’unisphère au rythme de plusieurs milliers par seconde. Son adresse était dans les pages jaunes. Tous ceux qui avaient vu l’émission semblaient vouloir lui dire comment ils l’avaient trouvé. Et ils n’avaient pas que des choses agréables à lui raconter. La chaleur et l’humidité augmentaient à chaque pas. Ozzie était plutôt surpris. Il avait arpenté suffisamment de chemins silfens pour savoir que la transition entre différents milieux se faisait toujours de manière progressive, subtile. Sauf cette fois-ci. Ils marchaient dans une forêt d’arbres à feuilles caduques, sur la seconde planète depuis le monde fantôme. On était en plein été, et les fleurs sauvages formaient un épais tapis pastel sous leurs pieds. Les palmiers et les fougères géantes se faisaient de plus en plus nombreux, leurs feuilles se mêlant à celles des arbres massifs. L’odeur qu’Ozzie avait mis du temps à identifier était, elle aussi, de plus en plus forte. La mer… Depuis combien de temps n’avait-il pas vu la mer ? Jusque-là, les chemins silfens s’en étaient tenus éloignés. Le soleil était puissant et le ciel plus clair, avec une touche d’indigo. Ozzie sortit ses lunettes de sa poche de poitrine. — Nous avons changé de monde, pas vrai ? demanda Orion d’un ton agité. Les yeux écarquillés, il regardait les feuilles épaisses avec excitation. Les buissons étaient aussi plus denses, l’herbe plus haute et d’un vert plus foncé. Des plantes grimpantes qui s’enroulaient autour des troncs pendillaient des grandes fleurs blanches et jaune citron. — On dirait bien, répondit Ozzie d’un ton rassurant. Il se retourna et vit que le chemin bifurquait brusquement derrière eux. Depuis des heures, ils marchaient en ligne droite. Orion, lui, n’avait rien remarqué, occupé qu’il était à examiner avec intensité son pendentif. En effet, depuis le monde fantôme, il le lui avait repris. L’expérience qu’ils avaient vécue là-bas l’avait une fois de plus fait changer d’avis sur ses amis silfens. Plus jamais il ne les monterait en épingle comme il avait pu le faire. Car plus il en apprenait sur eux, plus ils lui semblaient étrangers à l’espèce humaine. Ozzie supposait que c’était là un signe de maturité. — Il y en a dans les parages ? demanda-t-il. — Je ne sais pas, répondit Orion, comme troublé. Il est devenu vert, ajouta-t-il en lui montrant le pendentif au bout de sa chaîne, qui irradiait en effet une lumière verdâtre. Cela signifie peut-être qu’il y a quelque chose d’autre ici. — Je n’en ai aucune idée, dit sincèrement Ozzie. Les palmiers étaient moins nombreux et l’herbe leur arrivait maintenant aux genoux. Tochee devait faire de plus en plus d’efforts pour bouger sa masse imposante sur ce terrain peu pratique. Ozzie ralentit, en proie au doute. Il n’y avait plus de chemin, juste l’herbe piétinée derrière eux. Comme il n’y avait plus de feuilles au-dessus de leurs têtes, il sentait la chaleur de l’étoile sur sa peau nue. Sous ses bottes, le terrain de plus en plus accidenté et vallonné commençait à descendre. Au loin, à plusieurs kilomètres, scintillait la mer bleue. « Et maintenant ? » demanda l’extraterrestre en projetant le motif idoine avec son œil noir. Ozzie fit face à son ami et haussa les épaules. C’était un mouvement que Tochee comprenait parfaitement. — On n’a jamais traversé ce machin-là, dit brusquement Orion en regardant derrière eux. De fait, dans leur dos s’élevait le sommet arrondi d’une montagne modeste couverte d’une jungle de palmiers et de fougères géantes, parsemée de grands arbres chétifs, résultat d’un croisement entre des pins et des eucalyptus. Ce carré vert devait faire un kilomètre et demi de côté environ. Ozzie était en train de se demander ce qu’il pourrait trouver d’intelligent à dire, lorsqu’un bip électronique résonna au fond de son sac à dos. Ce son, si intimement lié à la société du Commonwealth, était véritablement choquant dans cette nature mystérieuse. Orion et lui échangèrent un regard surpris. — Connexion à mon bracelet, demanda Ozzie à son assistant. Dans sa vision virtuelle apparurent des icônes qu’il n’avait pas vues depuis le jour où il avait quitté Lyddington. Ses implants avaient donc recouvré leurs capacités. Il fit glisser son sac de ses épaules comme s’il venait de prendre feu. Son assistant lui confirma qu’il était bien connecté à son bracelet. Il vida son sac sur le sol sans se soucier du désordre. Une minuscule diode rouge brillait sur le côté de son bijou électronique bruni. Il le mit autour de son poignet et le morphométal se contracta immédiatement pour s’adapter à sa morphologie. Les tatouages de son bras entrèrent en contact avec le petit engin. Au milieu du fouillis indescriptible de ses affaires, il trouva un ordinateur de poche, qu’il s’empressa d’allumer. Ses icônes apparurent instantanément dans sa vision virtuelle — Fils de pute, marmonna-t-il. Son assistant commença à mettre ses implants à jour. Pendant ce temps, avec ses mains virtuelles, il réorganisait les nombreuses icônes. Le moniteur de l’ordinateur déroula ses cinquante centimètres. — S’il vous plaît…, pria-t-il, tandis que ses doigts translucides et ambrés cueillaient des symboles dans les fichiers linguistiques qu’il avait patiemment créés au cours des derniers mois. Sur l’écran se dessinèrent les motifs semblables à des fleurs ou à des flocons de neige utilisés par Tochee pour communiquer. Des symboles d’un violet aussi foncé que possible, compte tenu de la résolution limitée de la machine. Tochee se figea. « Salut », projeta son œil noir. — Nos systèmes électroniques fonctionnent de nouveau, dit Ozzie à haute voix. Son ordinateur se chargea de la traduction. « Je comprends. » — Ce sont les dessins projetés par Tochee ? demanda Orion, fasciné, en regardant fixement le moniteur. La machine traduisit et Tochee répondit. — C’est exact, petit humain, articula l’ordinateur. Ils ne correspondent pas exactement à mon spectre visuel, mais je peux quand même les lire. Orion cria de joie et sauta en donnant un coup de poing victorieux dans les airs. — C’est moi, c’est moi, Tochee. Je suis en train de vous parler ! dit-il en gratifiant Ozzie d’un sourire radieux et en lui tapant dans la main. — Oui, nous pouvons enfin communiquer, répondit le haut-parleur. Cela fait longtemps que j’attends ce moment. Je voudrais en profiter pour vous remercier, grand humain et petit humain, de m’avoir accompagné dans ce voyage. Sans vous, je serais encore dans cette maison glaciale. Et cela m’aurait grandement déplu. Ozzie s’inclina légèrement. — Ce fut un plaisir, dit-il. Mais nous te devons aussi une fière chandelle. Sans toi, nous aurions eu beaucoup de mal à quitter la Citadelle. Orion se rua sur Tochee pour lui serrer joyeusement un tentacule. — C’est génial, c’est fantastique, Tochee. Il y a tellement de choses que je voudrais vous dire. Et vous demander aussi… — Tu es gentil, petit humain. Les grands humains numéros deux, trois, cinq, quinze, vingt-trois et trente ont également été agréables avec moi. Tout comme les représentants de plusieurs autres espèces. J’espère qu’ils vont tous bien. — De qui parle-t-il, Ozzie ? — Je ne sais pas, mec. Je suppose que Sara est le grand humain deux et que George fait aussi partie du lot. Sa main virtuelle sortit le programme de traduction de sa stase et enclencha le logiciel d’apprentissage continu. — Tochee, nous avons besoin d’améliorer notre capacité de traduction. J’aimerais que tu parles à ma machine. —Je suis d’accord. Mais j’ai mes propres unités électroniques. Je vais d’ailleurs les mettre en route. — Parfait. Le gros extraterrestre déroula ses membres préhensiles et souleva l’un des lourds sacs qu’il portait sur le dos. Pendant ce temps, Ozzie retrouva ses divers senseurs, qu’il alluma un à un. — Mec, dire que j’étais à deux doigts de laisser toute cette merde à la Citadelle, grogna-t-il. — Qu’est-ce que vous avez là ? demanda le garçon, incapable de rester en place. — Du matos de premier contact standard. Des analyseurs de minéraux, des scanners à résonance, des moniteurs de spectres électromagnétiques, un microradar, des magnétomètres. Des trucs qui peuvent m’en apprendre pas mal sur l’environnement dans lequel nous nous trouvons. — En quoi vont-ils nous aider ? — Je n’en suis pas encore sûr, mec. Cela dépend de ce qu’on trouvera. Mais cet endroit est différent de ceux qu’on a traversés jusque-là. Les Silfens ont arrêté de faire les couillons avec l’électricité et il doit y avoir une raison à cela. — Vous pensez…, commença Orion en regardant autour de lui avec circonspection. Vous pensez que c’est la fin du chemin, Ozzie ? Ozzie faillit demander au garçon de ne pas être aussi stupide. Mais son incertitude naissante l’en empêcha. — Je l’ignore. Si c’est le cas, c’est assez décevant. Je m’attendais à quelque chose d’un peu plus élaboré, ajouta-il en désignant le paysage vallonné d’un grand geste du bras. On dirait plutôt une sorte de cul-de-sac. — C’est ce que je me disais aussi. Les données recueillies par les senseurs apparurent, synthétisées, dans la vision virtuelle d’Ozzie. Mais l’homme les ignora, le temps de rassurer le garçon en le prenant par l’épaule. — Ne t’inquiète pas, petit, il y a forcément une porte de sortie. — C’est sûr. Ozzie commença à étudier les résultats. Il remarqua que Tochee avait allumé plusieurs de ses appareils électroniques qui, selon ses senseurs, étaient des engins d’étude et de traitement similaires aux siens. À part cela, il n’y avait d’ailleurs pas grand-chose à étudier dans les parages. Étrangement, cette planète ne semblait même pas avoir de champ magnétique. Néanmoins, les neutrinos étaient plus nombreux que la normale. Le champ quantique local était assez singulier, mais pas suffisamment pour indiquer qu’il pouvait y avoir un trou de ver à proximité - peut-être était-ce simplement le résultat d’un amortissement d’électrons. — Bizarre, mais pas si bizarre que cela, marmonna-t-il dans sa barbe. — Ozzie, qu’est-ce que c’est que ce truc, dans le ciel ? L’ordinateur traduisit la question pour le compte de Tochee. L’extraterrestre laissa de côté ses gadgets pour regarder dans la direction indiquée par le bras tendu du garçon. Ozzie plissa fortement les yeux et se tourna vers le Soleil puissant. Une sorte de nuage argenté en forme d’arc fin se découpait sur l’astre du jour, à très haute altitude. Lorsque ses implants rétiniens eurent fini de se déployer et qu’il put enfin zoomer, il changea d’avis. Quel que soit le grossissement, la petite bande argentée gardait la même forme. La planète avait un anneau. Il suivit lentement son contour et stocka les images dans ses ordinateurs. Les scintillements étaient produits par des grains minuscules. Il y en avait des milliers. Il se demanda un instant en quoi leur composition était différente de celle du reste de l’anneau. Puis son regard revint vers le Soleil et il comprit qu’il n’y avait pas de différence. L’échelle de la chose le frappa alors d’une façon terrifiante. — Nom de Dieu de putain de con, lâcha-t-il. Ce qu’il avait pris pour un anneau était un halo de gaz entourant l’étoile. Ce qui signifiait que la planète sur laquelle ils se tenaient orbitait à l’intérieur de ce dernier. — Je connais cet endroit, dit-il, stupéfait. — Quoi ? fit Orion. Mais c’est impossible. Ozzie laissa échapper un rire nerveux. — Un type qui a arpenté les chemins silfens m’en a parlé. Il m’a raconté qu’il avait visité des artefacts appelés « récifs d’arbres ». Des machins qui flottent dans une nébuleuse de gaz atmosphérique. Putain, je m’étais toujours dit que c’étaient des conneries. Il faudra que je lui présente mes excuses. — De qui parlez-vous, Ozzie ? Qui est déjà venu ici ? — Un gars appelé Bradley Johansson. Après un voyage de cinq minutes, le train en provenance d’Oaktier s’arrêta au quai vingt-neuf du troisième terminal de la gare de Seattle. Stig McSobel en sortit et demanda à son assistant virtuel de lui dégotter un express pour Los Angeles - c’était le prochain arrêt sur la grande boucle tracée autour de la Terre. L’express partait du terminal deux, aussi s’empressa-t-il de sauter dans un petit monorail qui faisait la navette entre les différentes sections de la gare gigantesque. Le train glissa sans heurt au-dessus de ce paysage d’acier situé à l’est de la ville. Un train de marchandises long de plus d’un kilomètre et tiré par une énorme locomotive électrique Damzung T5V6B sortit lourdement par le portail qui reliait Seattle à Bayovar, tandis que les express pleins de passagers filaient sur leurs rails magnétiques comme des jets volant au niveau du sol. Plus loin, vers le sud, il vit un alignement de portails bleu électrique, qui couvraient de leur ombre épaisse le béton colonisé par les mauvaises herbes. La gare de Seattle reliait entre eux vingtsept mondes de l’espace de phase un, en plus de Bayovar, et le trafic y était extrêmement dense. Tous les jours, des milliers de convois s’y croisaient, contribuant à alimenter la suprématie scientifique et industrielle de la ville. Stig prit place au fond de la voiture tubulaire et scanna rapidement les autres passagers, transférant les images dans un fichier prévu à cet effet. L’ordinateur de son bracelet compara immédiatement ces visages aux milliers qu’il avait accumulés depuis qu’il sillonnait le Commonwealth. Sept des passagers étaient déjà dans le train d’Oaktier, ce qui était on ne peut plus normal. Si l’un d’entre eux le suivait, alors il avait subi un reprofilage depuis la dernière fois, car Stig ne reconnaissait personne. Le terminal deux était un vaste dôme de béton et d’acier, dont la moitié inférieure était enfouie sous le niveau du sol. Ses quais multiples formaient les rayons d’une roue titanesque à deux niveaux, celui du bas étant réservé aux arrivées et celui du haut aux départs. Stig paya en liquide son billet de classe standard pour Calcutta et prit un tapis roulant pour se rendre au quai A-17, où arrivait tout juste le train à vingt voitures qui devait effectuer la grande boucle. Il entra dans un wagon, puis attendit avec nonchalance devant la porte d’entrée en regardant courir les retardataires. Aucun des passagers du monorail ne le rejoignit dans ce train. Satisfait, il s’engagea dans l’allée étroite et avança jusqu’à la voiture numéro cinq, où il trouva une place. Hoshe Finn faisait la queue devant un snack-bar à l’extrémité du quai A-17. Sa cible monta dans un train local. — Vos gars l’ont repéré ? demanda-t-il à Paula, qui se tenait près de lui. — Oui, merci. L’équipe B l’a à l’œil. Il vient de s’asseoir dans la voiture cinq. Hoshe acheta un café pour lui et un thé pour Paula. — Vous pensez qu’il pourrait y avoir une taupe dans l’équipe B ? — Malheureusement, si je puis dire, je n’ai aucun suspect, répondit-elle avant de souffler sur sa tasse. Ce qui signifie que je dois surveiller tout le monde. — Y compris moi ? Elle but une gorgée de thé et le considéra longuement d’un air pensif. — Si vous travaillez pour une organisation gouvernementale secrète ou pour une compagnie privée aux objectifs mystérieux, alors le type qui vous a engagé a des ressources et une intelligence qui dépassent mon talent de détective. — Je prends cela pour un compliment. — Merci de faire tout cela pour moi, Hoshe. — Il n’y a pas de quoi. J’espère au moins que vous arriverez à vos fins. — Et moi donc. Derrière Hoshe, le train s’ébranla et quitta lentement la gare. Cette histoire était vraiment louche. Il n’y comprenait pas grand-chose, mais en tout cas, cela ne lui plaisait pas du tout. De deux choses l’une : soit la présidente faisait tuer des citoyens en toute impunité, soit ce fou de Bradley Johansson avait raison depuis le début. Difficile de dire quelle réalité serait la pire. Le voyage jusqu’à L.A. Galactic ne dura que dix minutes, passées en majorité à rouler au ralenti en attendant de s’engager sur la bonne voie et de viser le bon portail. Quelques siècles plus tôt, lorsque CST n’en était qu’à ses débuts, la société n’avait pas les moyens de se payer un terrain suffisamment grand dans la banlieue proche de Los Angeles. Elle jeta donc son dévolu sur San Clemente et loua une partie de Camp Pendelton au gouvernement américain en échange d’un accès garanti à ses trous de ver. Ainsi, les États-Unis furent-ils en mesure de déployer leurs troupes n’importe où sur la planète. Ou ailleurs. À mesure que les colonies se développaient et que les leaders nationalistes ou religieux partaient avec les leurs ensemencer de nouvelles planètes, les conflits se raréfièrent sur la planète mère et l’armée américaine n’eut guère l’occasion de tirer profit de ce bail avantageux. Puis furent créées les Nations unies fédérées. Les vieilles armées s’étiolèrent, tandis que CST poursuivait son ascension inexorable. Plus de la moitié des planètes habitables de l’espace de phase un furent explorées, puis colonisées, à partir de L.A. Galactic. Le déménagement de la division exploratoire de CST ne sonna aucunement le glas de la station terrienne, qui fut simplement modifiée de façon à accueillir un trafic commercial. Aussi n’avait-elle rien à envier aux autres grandes stations du G15. Stig sortit de la navette sur le quai trois du terminal Carralvo, un bâtiment géant, protéiforme, au style avant-gardiste et aux murs de béton blanchis par le soleil impitoyable de Californie. Malgré ses proportions impressionnantes, la structure vibrait au passage de chaque train sur ses viaducs élégants, entrecroisés et superposés sur trois niveaux grâce à tout un réseau de poutrelles arachnéennes. Stig aurait très bien pu retrouver son chemin dans l’obscurité totale. Et pas uniquement dans les zones accessibles au public. Les couloirs de service, bureaux de la direction et vestiaires étaient tous indiqués sur son plan en 3D, plan dont il aurait pu se passer sans aucun problème. Les sept autres terminaux lui étaient également familiers. Il avait travaillé ici pendant des années. S’il était un endroit du Commonwealth où les Gardiens étaient particulièrement bien représentés, c’était L.A. Galactic. Ce site était parfait et essentiel pour eux. Des centaines de milliers de tonnes de biens de consommation et de produits industriels transitaient chaque jour entre ses nombreux portails. Les importations de nourriture représentaient à elles seules plus d’un million de tonnes, et ce n’était rien comparé aux matières premières. Des milliers de sociétés d’import-export, de la géante intersolaire à la micro-entreprise se résumant à un simple compte en banque, possédaient leurs bureaux et leurs entrepôts dans ce complexe grand comme une ville. Chacune d’elles était reliée électroniquement et physiquement au réseau de CST. Chacune d’elles avait un compte auprès de la société qui administrait ce fouillis organisé, était inscrite au Bureau des marchandises régulées. Leurs locaux occupaient parfois des immeubles entiers, parfois une simple pièce louée à la semaine. Elles grossissaient, s’effondraient, déposaient le bilan, parvenaient parfois à se développer sur d’autres planètes, déménageaient leur siège social, changeaient de personnel, fusionnaient, menaient des luttes âpres pour gagner un contrat. C’était une sorte de supercapitalisme en circuit fermé, une cocotte-minute économique où les faibles n’avaient pas leur place. Au cours des décennies, Adam Elvin avait formé et démantelé des douzaines de sociétés à L.A. Galactic. Et il n’était pas le seul. Chaque mois, des centaines de compagnies apparaissaient et disparaissaient. Les siennes passaient totalement inaperçues, car elles n’étaient pas différentes des autres. Les entrepreneurs enthousiastes et naïfs étaient légion. Il était capable de se créer une identité, de se procurer tous les documents électroniques nécessaires, de fonder une société et de la laisser en sommeil pendant plusieurs années, avant d’en prendre les rênes pour participer au grand jeu de la concurrence. Cette façon de faire avait toujours parfaitement fonctionné. Les cargaisons d’armes pour Far Away avaient toutes transité par L.A. Galactic. Ce qui lui avait permis de les suivre de façon passive et lui avait grandement facilité la tâche lorsqu’il s’était agi de les transférer ou de les disséminer pour éviter les contrôles. Paula Myo et le CICG n’y avaient vu que du feu. Cette fois-ci, les choses avaient un peu évolué. Le projet de Johansson était sur le point de se concrétiser, et les flics se rapprochaient dangereusement de leur but. Après les événements de Venice Coast, la paranoïa d’Adam avait atteint des sommets jusque-là inégalés. Lemule Max Transit louait un étage entier de la tour Henley, un immeuble de trente-cinq étages sans aucune personnalité, perdu au milieu d’une forêt de bâtiments similaires, dans le quartier administratif de la station. Une vingtaine de Gardiens y travaillaient. Quatre d’entre eux s’occupaient des chargements de produits illicites en partance pour Far Away, tandis que les autres se chargeaient de la sécurité. Dès qu’il eut acheté son billet pour l’express, Stig envoya un message à une adresse électronique temporaire. Kieran McSobel, qui était de garde au bureau, le reçut et, suivant la procédure habituelle, lança toute une batterie de logiciels pirates sur la cybersphère planétaire. Ceux-ci s’installèrent dans les nœuds contrôlant le train dans lequel Stig s’apprêtait à embarquer. Les données qui s’y écoulaient furent passées au peigne fin. Les résultats s’affichèrent dans la vision virtuelle de Kieran. — Merde. Marisa, il y a du trafic codé sur le train de Stig. Cinq sources différentes, dont une dans son wagon. À l’autre bout de la pièce, Marisa McFoster jeta un coup d’œil aux données. — Ce n’est pas normal. C’est une procédure d’encadrement standard. Les flics l’ont repéré. Fait chier ! Elle appela Adam. — Nous avons absolument besoin des logiciels qu’il transporte, répondit Adam. Avons-nous une chance de les récupérer ? — Les robots sont en place, dit-elle en examinant le statut des petites machines et en les activant. On a le temps. Gareth couvre le Carralvo. Il peut y arriver. — Alors, allez-y. — Et Stig ? Adam resta imperturbable. Son visage ne trahissait aucune émotion, bien qu’il fût très inquiet. Mais il ne fallait rien montrer aux jeunes. Comment diable la flotte lui avait-elle mis le grappin dessus ? — Nous ne pouvons pas nous permettre de lui venir en aide. Cela reviendrait à foutre en l’air notre couverture. Il va devoir se débrouiller tout seul. Donnez-lui l’ordre d’interrompre sa mission et de se mettre à l’abri lorsque nous aurons récupéré la marchandise. Ah oui ! Préparez notre planque de Venice au cas où il s’en sortirait. Il aura besoin de subir un reprofilage radical. — Oui, monsieur, répondit Marisa. — Ne nous inquiétez pas. Il est très fort. Il va s’en tirer. Stig s’engagea sur la longue rampe incurvée, à l’extrémité du quai. Il y en avait dix comme celle-ci, qui permettaient de rejoindre le flot d’usagers dense et discontinu. On se serait presque cru dans les tribunes d’un stade de baseball un soir de grand match. Très haut au-dessus des têtes, le dôme en béton reposait sur une structure métallique semblable à une toile d’araignée, qui donnait l’impression de devoir s’effondrer à n’importe quel moment. Selon lui, c’était la raison principale de la cohue perpétuelle qui animait ces lieux. Les gens avaient peur et se hâtaient de sortir avant que le terminal s’écroule. Tout en avançant, il repéra les sorties de secours. Une fois atteint le hall proprement dit, il lui faudrait encore trois minutes pour rejoindre la station de taxis, plus une bonne dizaine de minutes de route pour arriver aux bureaux. Mais cela dépendrait grandement de la fluidité du trafic sur les voies express internes du complexe. Droit devant lui apparut Gareth, qui se mit à remonter la rampe. Il portait une élégante veste grise par-dessus une chemise jaune. Les deux hommes se croisèrent sans se regarder, sans le moindre mouvement de tête. Ils étaient entraînés pour cela, mais cela fut difficile. Gris sur jaune. Un signal de récupération. Il ne pouvait y avoir qu’une raison à cela : il était sous surveillance. Force lui était d’admettre qu’ils étaient plutôt bons. Depuis Oaktier, il n’avait eu de cesse de faire attention et de tout vérifier et, pourtant, il n’avait rien remarqué. Il pouvait certes s’agir d’une surveillance virtuelle. Une équipe travaillant avec une Intelligence Restreinte le suivant par l’intermédiaire du réseau de caméras. Impossible à déceler. Il arriva enfin au pied de la rampe et le hall lui parut soudain plus grand que jamais. Il tourna à gauche vers les quais pairs, puis prit un escalator triple pour descendre au centre commercial du niveau inférieur. Le tout, en observant discrètement la foule. Mais c’était difficile à présent. Lorsqu’il atteignit le niveau intermédiaire, il se rendit compte qu’il regardait vers le haut d’un air méfiant, comme quelqu’un qui se croit suivi. Mais il était bel et bien suivi, et cela ne ferait aucune différence. Alors il se retourna de nouveau et fixa la foule du regard, imprimant l’image dans ses implants. Comme l’escalator continuait sa descente, il étudia tranquillement l’image un peu floue dans sa vision virtuelle. Il y avait un type, près de la balustrade, un gars au physique de surfeur de la côte ouest. Oui, il avait fait le voyage de Seattle dans le même train que lui. Mais dans un wagon différent. Stig grossit l’image pour étudier son visage de plus près. D’épais cheveux blonds attachés en queue-de-cheval, le nez fin, la mâchoire carrée, une chemise décontractée bleu ciel et un jean. Il le voyait pour la première fois, mais il ne l’oublierait jamais. Il arriva enfin dans le centre commercial au sol dallé de marbre et au plafond strié de néons. Il se rendit immédiatement dans les toilettes publiques. La plupart des cabines étaient vides. Deux types utilisaient les urinoirs. Un père et son fils étaient aux lavabos. Stig entra dans la deuxième cabine, verrouilla la porte et baissa son pantalon. Peut-être y avait-il des senseurs au-dessus des toilettes ? Quoi qu’il en fût, son comportement n’avait rien de suspect. Il prit son ordinateur de poche et transféra le logiciel que lui avait fourni Kareem dans un disque en cristal, qu’il éjecta de la machine. Il le mit dans une boîte en plastique à l’aspect ordinaire, l’enveloppa dans du papier toilette, le laissa tomber dans la cuvette et tira la chasse d’eau. Puis il sortit de la cabine et se lava les mains. Quand il émergea dans le centre commercial, le surfeur était là, qui faisait du lèche-vitrines à une vingtaine de mètres. Stig entra dans un magasin de sport tout proche et s’acheta une paire de baskets, qu’il paya en espèces. Un détail de plus à vérifier pour ses poursuivants. Il entra ensuite dans un grand magasin, où il choisit de nouvelles lunettes de soleil, puis s’arrêta à un stand spécialisé dans les souvenirs pour touristes afin de se procurer une casquette pour se protéger du soleil. Il se dirigea alors vers les consignes automatiques. Il plaqua son tatouage de crédit sur la serrure du casier, qui s’ouvrit aussitôt. Trois jours plus tôt, il y avait déposé un sac à dos contenant un kit de survie. Sans se retourner ni surveiller les alentours, il marcha tout droit vers la station de taxis. Stig passa la porte tambour, sortit dans le soleil californien et sourit. Malgré le caractère critique de sa situation, il allait particulièrement apprécier les prochaines heures. Les entrepôts constituaient un paysage déprimant et laid, mais pas aussi laid toutefois que le quartier d’affaires qui s’était développé au sud de L.A. Galactic. Adam haïssait toutes ces sociétés de maintenance et de transport qui subsistaient, comme des parasites, sur le dos de CST et de sa station. De véritables entités capitalistes, qui ne produisaient rien, qui servaient uniquement d’intermédiaires, augmentant toujours plus le coût de la vie sur des centaines de mondes, saignant ceux qui travaillaient humblement et produisaient des richesses. Ces derniers ne correspondaient certes plus à cette classe ouvrière décrite par Marx. Il s’agissait le plus souvent d’ingénieurs chargés d’entretenir des robots. Force était d’admettre que la robotisation et le consumérisme avaient indéniablement amélioré le niveau de vie du prolétariat. Mais le système d’exploitation qui pourrissait l’espèce humaine était, lui, toujours d’actualité. Une minuscule minorité contrôlait les richesses de centaines de mondes, corrompant, achetant ou passant outre les gouvernements afin de préserver ses privilèges. Et lui, que faisait-il ? Il vivait parmi eux, se faisait tout petit, consommait leurs produits. Plus il s’investissait dans la cause de Johansson, plus il était obligé de faire des concessions, d’oublier qui il était réellement, quel était son objectif. Ce combat, qui n’était pas réellement le sien, lui causait d’ailleurs beaucoup de problèmes. Il n’en avait jamais parlé à personne - il n’avait, de toute façon, personne à qui se confier -, mais ce satané Johansson n’était pas loin de le convaincre, de le rallier définitivement à sa cause. Il y avait trop de coïncidences étranges dans cette histoire de Primiens : Seconde Chance qui débarque, la barrière qui disparaît, la Porte de l’enfer, l’attaque de Venice Coast. Adam était persuadé qu’une guerre n’allait pas tarder à éclater. En revanche, il n’était pas certain de savoir de quel côté se rangerait le gouvernement du Commonwealth. Alors, il mettait toute son énergie dans son travail et avait laissé de côté son cynisme habituel. Cela faisait bien longtemps maintenant qu’il n’avait plus de contacts avec le parti, qu’il ne fournissait aucune aide, aucun matériel à ses militants. Les Gardiens monopolisaient son attention. Des jeunes gens enthousiastes et complètement fous débarquaient de Far Away dans le but de sacrifier leur vie pour leur cause. Mais ils ne connaissaient rien au fonctionnement de la Confédération. Lui était là pour les protéger et les guider, tel un vieux sage leur promettant le nirvana. Sauf qu’aujourd’hui, ce cher Stig était dans les ennuis jusqu’au cou. La voiture le conduisait sur la route express interne de la station, s’enfonçait dans le quartier d’Arlee - cent kilomètres carrés d’entrepôts situés à l’est de L.A. Galactic. Les bâtiments en matériau composite délavé étaient disposés de façon géométrique, suivant un quadrillage parfait. Certains étaient énormes et occupaient à eux seuls des blocs entiers, blocs qui, autrement, pouvaient accueillir une vingtaine de sociétés à la fois. Ils possédaient tous les mêmes parois légères, le même toit en panneaux solaires noirs, les mêmes climatiseurs semblables à des cancers mécaniques, dont les ventilateurs orange scintillaient dans le soleil. Il n’y avait pas de trottoirs et peu de voitures. En revanche, il y avait des camions partout, de toutes tailles, qui sillonnaient les routes rectilignes automatiquement, faisant la navette entre les hangars et les aires de chargement vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. Au moins ce quartier-ci était-il le théâtre d’une activité véritable, aux effets tangibles, et non un lieu où l’on se contentait de faire de l’argent avec de l’argent. Cela le rendait supportable à ses yeux. Il entra dans le hangar de l’immeuble de Lemule Max Transit, un bâtiment de taille moyenne occupant deux hectares de terrain. Bjou McSobel et Jenny McNowak travaillaient à l’intérieur. L’entreprise devait fournir des emballages à une chaîne de grands magasins présente sur cinq mondes de l’espace de phase deux, et la moitié du hangar caverneux était encombrée de caisses empilées les unes sur les autres. Des chariots élévateurs glissaient le long des allées formées par des étagères géantes sur lesquelles on pouvait trouver du matériel agricole, des outils de charpentier, des robots de toutes sortes, des projecteurs holographiques domestiques et des milliers d’autres produits, que la compagnie livrait dans tous les recoins du Commonwealth. De fait, Lemule Max Transit était en elle-même une société viable. Chaque matin, lorsqu’il quittait son hôtel de la côte ouest et qu’il roulait vers son lieu de travail, Adam goûtait l’ironie de sa situation. Comment expliquer qu’il fût un meilleur dirigeant que tous les entrepreneurs et autres opportunistes qui désespéraient de voir leur société prospérer ? Comme il sortait de sa voiture, Bjou referma le lourd rideau de fer. — Où en sommes-nous ? demanda-t-il. — Jenny a ouvert la vanne. Le robot devrait être de retour dans une quarantaine de minutes, si tout va bien. — Il a retrouvé la boîte ? — Oui, monsieur. — Enfin une bonne nouvelle ! Ensemble, ils allèrent au fond du hangar, où les Gardiens avaient aménagé une zone sécurisée. Bjou et Jenny étaient en train de préparer un colis pour Armstrong City, sur Far Away, de dissimuler des composants militaires parmi des outils industriels de base et du matériel électronique à usage domestique. Derrière une caisse pleine de composants mystérieux, un trou pratiqué dans le béton permettait d’accéder à un puits profond de cinq mètres, qui débouchait sur les égouts de L.A. Galactic. Bien évidemment, l’ouverture pouvait être scellée et camouflée. Jenny était assise sur le bord du puits et, la mine sérieuse, suivait la progression de leur robot dans les conduits nauséabonds de la station. — Aucun problème, monsieur, dit-elle. D’après nos moniteurs, le robot n’est pas suivi. — Très bien, Jenny. Restez vigilante. Bjou lui apporta une chaise, qu’il accepta de bonne grâce. Son assistant virtuel lui transmit un appel codé émanant de Kieran. — Monsieur, nous avons pensé qu’il valait mieux vous tenir au courant… Paula Myo vient tout juste d’arriver de Seattle. Elle est escortée par des types de la sécurité de CST. Apparemment, ils se dirigent vers le centre de contrôle. Un frisson lui parcourut l’échine. Si Paula Myo était sur le coup, alors les autorités savaient qu’il s’agissait d’une opération d’envergure. — Souhaitez-vous que nous pénétrions dans leur réseau interne ? demanda Kieran. Nous pourrions peut-être voir ce qu’elle mijote. — Non, répondit immédiatement Adam. Trop risqué. Le réseau de CST doit être particulièrement bien protégé. Je ne veux pas qu’ils sachent que nous savons. Pour le moment, nous devons laisser ce faible avantage à Stig. — Bien, monsieur. Adam résista à l’envie d’enfouir sa tête dans ses mains. Assis sur sa chaise en plastique, les yeux rivés sur le trou dans le béton, il étudiait des documents dans sa vision virtuelle. Il devait y avoir un maillon faible quelque part, autrement, Paula ne serait jamais parvenue à les débusquer. Soudain, l’information qu’il cherchait apparut en rouge juste devant lui et il se maudit d’avoir fait une erreur aussi élémentaire. Stig avait acheté ce logiciel à un type de Shansorel, lequel avait déjà fourni les régulateurs électroniques à Valtare Rigin. Sa signature devait figurer quelque part dans un sous-programme. Une piste extrêmement facile à remonter. — Fait chier, marmonna-t-il. Je me fais vieux. Et stupide. — Tout va bien, monsieur ? demanda Bjou. — Ouais, tout va bien… Tarlo attendait dans la salle de contrôle de la sécurité de L.A. Galactic lorsque Paula arriva. — Désolé, chef, dit-il. Je crois qu’il m’a repéré en sortant des chiottes. — Ne vous en faites pas pour cela, répondit-elle en hochant la tête. Il regarda du coin de l’œil l’officier de CST qui avait accompagné Paula. La simple mention du nom de cette dernière avait suffi à placer tout le service en alerte, à mettre en branle le système au complet. — Nous aurions dû poursuivre une surveillance virtuelle. — Leurs capacités en la matière sont importantes. Vous avez vu comme moi à quel point notre procédure d’encerclement s’est avérée inefficace. Et s’ils étaient réellement si bons que cela, ils n’auraient eu aucun mal à nous percer à jour, rétorqua-t-elle. Si c’est possible, j’aimerais que nous installions notre quartier général dans une salle inoccupée, ajouta-t-elle à l’intention de l’officier. — Bien sûr. Il les précéda dans un long couloir rectiligne, jusqu’à un bureau dont il activa tous les systèmes, avant de leur en confier les clés. — Une équipe de soutien a quitté Paris, dit-elle à Tarlo lorsqu’ils furent de nouveau seuls. Elle devrait être là dans une demi-heure. Plus on sera nombreux, mieux ce sera. — Nous aurions dû mettre plus d’hommes sur le coup depuis le début. — Je sais. Mais nous avons été prévenus au dernier moment, mentit-elle avec une facilité qui la déconcerta. Elle n’en avait pourtant pas l’habitude. Le recours à une équipe de soutien était certes devenu inévitable. Mais pour sa part, elle avait l’intention de rester concentrée sur les personnes qui étaient au courant de l’opération avant que le suspect soit alerté. Le maillon faible se trouvait forcément parmi eux. — Êtes-vous vraiment certain qu’il ait tout compris ? demanda-t-elle à Tarlo en se disant, non sans une certaine gêne, qu’il était également là lors de l’échec de Venice Coast. — C’était un messager, n’est-ce pas ? dit Tarlo. C’est ce que vous nous avez dit. Mais, après avoir examiné la foule des usagers, il est allé prendre quelque chose dans une consigne. Ce n’est pas normal. Quand on fait une livraison, on transfère le contenu le plus vite possible, on ne va pas chercher un second objet au risque de doubler les chances de se faire coincer. Je l’avais à l’œil et je suis persuadé qu’il nous avait repérés. Enfin, c’est juste mon point de vue, ajouta-t-il en haussant maladroitement les épaules. — Votre point de vue m’importe, ne vous inquiétez pas. Reste à savoir ce qu’il va faire maintenant. — Tout simplement essayer de nous filer entre les doigts. — Comment nous en sortons-nous pour le moment ? — Carol et les autres sont dans quatre taxis, devant et derrière lui. Les ordinateurs de bord ont été désactivés et la police de la route a été prévenue de l’opération. Nous avons la situation bien en main. Une chose est sûre : il ne nous échappera pas en taxi. — Hum… Je me demande ce qu’il y avait dans ce sac à dos noir. — Des armes, probablement. Au cas où les choses tourneraient mal pour lui. — Peut-être bien. En tout cas, nous ne pouvons pas nous permettre de prendre de risque. Contactez la police de la ville et dites-leur que j’ai besoin qu’une unité d’assaut se tienne prête à intervenir. — C’est comme si c’était fait. À vol d’oiseau, il y avait plus de douze kilomètres entre le terminal Carralvo et le hangar de Lemule Max Transit, dans le quartier d’Arlee. Mais par les égouts, c’était beaucoup plus long, car le trajet n’était pas direct. Le robot de service et d’inspection devait passer plusieurs jonctions munies de sas, qu’il devait systématiquement refermer derrière lui. Quarante-trois minutes après l’arrivée d’Adam dans le hangar, il rampa enfin sous l’ouverture. Jenny souleva la trappe avec précaution, avant de l’ouvrir violemment d’un grand coup de pied. Bjou et Adam se tenaient au-dessus d’elle et braquaient des torches puissantes au fond du gouffre. Adam fit la grimace lorsque l’odeur infecte du conduit frappa ses narines. Jenny essayait d’attraper le robot crasseux, élaboré par leurs soins sur le modèle des machines d’entretien de la station. Elle arracha le petit boîtier en plastique à ses électromuscles et se dépêcha de refermer la trappe. Lorsqu’elle fut hors du trou, Bjou recouvrit et camoufla l’ouverture pratiquée dans le béton. Jenny donna la boîte à Adam, qui l’ouvrit et glissa le cristal dans son ordinateur de poche. — On dirait que ça marche, dit-il, comme le menu du programme défilait sur le moniteur de la petite machine. Jenny laissa échapper un soupir de soulagement. Adam appela immédiatement Kieran. — Ordonnez à Stig d’interrompre la mission. Les bureaux de la sécurité de CST se remplissaient à vue d’œil. En plus de l’équipe de soutien arrivée de Paris, il y avait là un lieutenant de la police de Los Angeles, qui servait de liaison entre les différents services. Cela faisait deux heures que la cible avait quitté L.A. Galactic et, pendant tout ce temps, elle avait sillonné la ville en voiture, avant de s’arrêter sur Walgrove Avenue pour marcher. Lentement, l’homme s’était dirigé vers la côte, passant d’un trottoir à l’autre de manière aléatoire. Il traînait à présent sur Washington Boulevard, tout près de la marina de Del Rey. Tarlo obtint de l’IR l’activation de plusieurs caméras de surveillance du quartier. Le suspect apparaissait désormais sur tous les moniteurs de la salle. Mais de loin. Paula ne voulait pas braquer les objectifs sur lui, au cas où les Gardiens surveilleraient les flots de données. Alors, ils le surveillaient l’air de rien, en filmant la foule des badauds. — Il va vers la marina, dit Tarlo. Vous croyez qu’un bateau l’attend là-bas ? — Qui sait ? répondit Paula. Dégottez-nous la liste de toutes les embarcations amarrées à Del Rey. — Je m’en occupe, dit Renne. Son assistant virtuel l’informa que le sénateur Burnelli essayait de la joindre sur une ligne cryptée. Elle alla s’isoler dans le fond de la salle et prit l’appel. — Paula, comment allez-vous ? L’une des caméras de surveillance filmait le suspect sur la marina. Deux policiers le suivaient discrètement. — Disons que je suis occupée. L’officier de liaison ordonnait à la section d’assaut de prendre position. — Je ne vais pas vous prendre beaucoup de votre temps. Mais j’ai plusieurs nouvelles à vous annoncer. Et toutes ne sont pas bonnes. — Commencez par les moins désagréables, dit-elle. — J’ai pris comme un affront personnel le fait que ma demande concernant Far Away ait été bloquée, alors j’en ai parlé à Doi. Cela m’a fait plaisir de constater que j’avais toujours un peu d’influence… Un siècle passé au service de la population, cela représente une expérience professionnelle considérable. Dès la semaine prochaine, tous les containers en partance pour Far Away seront passés au peigne fin. Sans aucune exception. D’ailleurs, elle va ordonner à Columbia de constituer une division spéciale dont ce sera le boulot exclusif. — Merci infiniment, monsieur le sénateur. Une caméra située au-dessus d’un quai montrait le suspect qui se promenait d’un air détendu sur une jetée en bois, tout en admirant la mer magnifique et les bateaux luxueux amarrés des deux côtés. Paula fronça les sourcils. — Vous avez des hors-bord dans les parages ? demanda-t-elle au lieutenant de la police de Los Angeles. — Je peux en faire venir un, répondit-il. — S’il vous plaît, dit-elle, avant de reprendre sa conversation avec le sénateur. Vous avez autre chose à m’annoncer ? — Je ne sais pas trop comment vous allez le prendre… Moi-même, j’ai été surpris. J’ai fréquenté pas mal d’endroits sombres, ces derniers temps, continua-t-il. Je me suis renseigné, j’ai posé beaucoup de questions, et je suis en mesure d’affirmer que les gens qui ont fait pression sur la Présidence pour vous empêcher de surveiller plus attentivement les importations de Far Away travaillent pour Nigel Sheldon. — Vous pouvez répéter ? — Nigel Sheldon a tout fait pour vous empêcher d’obtenir ce que vous vouliez. — Vous êtes sûr ? — À cent pour cent, Paula. — Il faut que je vous voie. — Parfaitement d’accord. Et aussi vite que possible. Il serait peut-être même utile de mettre mon père dans la confidence. La cible arriva à l’extrémité du quai, sauta par-dessus la chaîne et plongea dans l’océan. — Nom de…, lâcha Tarlo. Vous avez vu ? — Vous avez des plongeurs dans votre unité d’assaut ? demanda Renne à l’officier de liaison. Incrédule, l’homme regardait fixement le moniteur. — Je… Je vais vérifier, finit-il par articuler. — Tarlo, ordonna Paula, braquez toutes les caméras disponibles sur les eaux de la marina. — Tout de suite. — Déployez l’unité d’assaut immédiatement, reprit-elle. Aucun bateau ne doit quitter Del Rey. Je veux que tous les flics de Venice se pointent sans attendre. Chaque embarcation doit être fouillée individuellement. Trouvez-moi un hélicoptère. Je veux qu’il survole la marina et qu’il scanne ses eaux. Et je veux aussi un garde-côtes. Enfin, un truc avec un sonar pour surveiller l’entrée du port… Maintenant ! Subitement, tout le monde se mit en mouvement. Les ordres fusaient dans tous les sens. — Je vais être obligée de vous rappeler plus tard, dit Paula au sénateur. Nous sommes sur le point d’être débordés par les événements. Kazimir était dehors, dans le minuscule jardin de la maison, et regardait le soleil disparaître derrière la ligne d’horizon. Dans les bâtisses alignées le long du canal, les lumières s’allumaient une à une. À un peu moins de cinq cents mètres de là, l’éclairage public à l’ancienne permettait de deviner le pont minuscule et sa balustrade blanche. Les bruits de la ville animée lui parvenaient, portés par l’air chaud et calme. Il entendait tout particulièrement les sirènes. Mais, pour le moment, aucune ne semblait se rapprocher. Dans un coin de sa vision virtuelle, un chronomètre indiquait le temps qui s’était écoulé depuis que Stig avait sauté à l’eau. Cela faisait déjà trop longtemps. Bien trop longtemps. À 23 heures, les hélicoptères tourbillonnaient encore au-dessus de la marina. Confortablement installé sous le porche, Kazimir apercevait entre les maisons basses les faisceaux des projecteurs qui transperçaient la nuit, illuminant les gréements des bateaux amarrés. La tension et l’incertitude lui nouaient l’estomac. Comparé à cela, le fait d’attendre, sur le dos d’un charlemagne, l’ordre de charger était un jeu d’enfant. — Kaz ? C’était une voix faible, la voix de quelqu’un qui souffre. Kazimir explora du regard les quelques mètres qui séparaient son fauteuil de l’eau. Le visage de Stig était rivé sur lui. — Vous avez réussi ! lâcha Kazimir, incrédule. — Presque. Je ne suis pas certain d’être capable de sortir de là, Kaz. Le jeune homme sauta à l’eau et agrippa son vieux tuteur. Stig était totalement épuisé, aussi Kazimir le hissa-t-il sur la berge, avant de le porter sur l’épaule jusqu’à la maison. Là, il l’allongea sur le canapé, puis s’absenta quelques instants, le temps de boucler les portes et les fenêtres et d’activer le système de sécurité. Il n’alluma la lumière que lorsqu’il eut tiré tous les rideaux. — Putain, moi qui déteste nager, grogna Stig. Un masque à branchies pendait autour de son cou. Sa diode d’alerte rouge clignotait faiblement. Sa batterie était presque vide. — Et moi donc, rétorqua Kazimir. Mais je n’oublierai jamais celui qui m’a appris, ajouta-t-il en enroulant une couverture autour des épaules tremblantes de l’homme et en commençant à déboutonner son pantalon totalement trempé. Stig baissa les yeux et eut un rire nerveux. — Quelle sensualité ! Pourvu que Myo et son équipe ne débarquent pas en pétant les fenêtres juste maintenant. — Vous voulez boire quelque chose ? — Grand Dieu, non. Rien de liquide. Plus jamais. J’ai déjà dû avaler la moitié de l’eau de ces putains de canaux. Je croyais que les normes antipollution étaient plus strictes que ça sur Terre. Quel goût infect. En fait, j’ai nagé toute la journée dans de la merde liquide ! Kazimir jeta le pantalon dans un coin et enveloppa les jambes de son tuteur dans une autre couverture. Stig avait l’air d’un rescapé du grand Nord. — Vous n’aviez pas de palmes ? — Au début, si. Mais je les ai perdues en même temps que le reste, répondit-il en riant faiblement. Dont ma chemise. Que cela te serve de leçon, Kaz : peu importe la qualité de tes gadgets et le soin que tu as apporté à l’élaboration d’un plan de secours - dans la vraie vie, rien ne se passe jamais comme prévu. Bon, dis-moi : Adam a récupéré cette saloperie de programme ? — Oui, répondit Kazimir en se retenant d’y ajouter un mais. Malheureusement, son hésitation ne passa pas inaperçue. — Qu’est-ce qu’il y a ? — Je l’ai appris ce soir aux informations : à partir de la semaine prochaine, tous les containers en partance pour Far Away seront fouillés de fond en comble. Elvin et Johansson ne nous ont rien dit, mais il semblerait bien que nous soyons foutus. Les autorités de la station avaient établi un grand périmètre de sécurité autour des consignes automatiques du terminal Carralvo. Des passagers curieux s’y attardaient un peu pour voir ce qu’il en était. Quelques-uns furent récompensés par l’apparition de Paula Myo. Il y eut une salve d’applaudissements, un sifflement admiratif. Qu’elle ignora ostensiblement en regardant, impassible, l’équipe scientifique faire son travail. Tarlo et Renne se tenaient derrière elle, la protégeant des reporters trop entreprenants et de l’officier de liaison de plus en plus pressant. Ils savaient combien leur patronne appréciait de ne pas être interrompue pendant l’examen des lieux d’un crime. — Alors, à votre avis, c’est une coïncidence ? demanda Tarlo. Ou alors est-ce leur nouvelle façon de faire ? Qu’est ce que vous en pensez ? — De quelle coïncidence parlez-vous ? dit Renne. — De sa fuite sous l’eau. Eh, s’ils continuent sur cette voie, peut-être que le gouvernement va nous payer des modifications génétiques. Cela me plairait, moi, d’avoir un sonar, comme les dauphins. — On pourrait plutôt vous retirer un truc dont vous ne vous servez pas beaucoup. — Vous rigolez ? Je m’en sers tout le temps, merci. — Ça n’a rien à voir avec une procédure standard, intervint Paula. Notre cible d’aujourd’hui était un Gardien. Le type de Venice Coast travaillait pour quelqu’un d’autre. Nigel Sheldon, en l’occurrence. Mais quel bénéfice tirait-il de tout cela ? Pourquoi permettre aux Gardiens de se procurer des armes et, dans le même temps, attaquer le trafiquant qui les leur fournissait ? Cela n’avait aucun sens. — Êtes-vous certaine qu’il s’agissait d’un Gardien ? demanda Tarlo. Renne lui lança un regard outré, mais Paula ne réagit pas spécialement mal. — Notre problème, c’est que nous ne connaissons pas leurs objectifs à long terme, dit Paula. Ce dernier développement est plutôt déconcertant. Renne, je veux que vous formiez une équipe et que vous travailliez sur le matériel réuni par Valtare Rigin pour le compte des Gardiens. — Les spécialistes en armement disent qu’il y a bien trop d’inconnues, rétorqua cette dernière avec circonspection. Ils sont incapables de deviner l’utilité de ces composants. — Je sais. Leur problème, c’est qu’ils sont tous terriblement compétents, mais qu’ils n’ont aucune expérience de la chose militaire. Maintenant que nous faisons partie de la Marine, il devrait être possible de débaucher des spécialistes en physique militaire. Des gens avec un peu d’imagination. Tâchez de me dresser une liste des usages possibles de ces composants, même s’ils sont tirés par les cheveux. — Bien, chef. Le lieutenant de la police scientifique s’approcha de Paula et la gratifia d’un salut militaire en bonne et due forme. Tarlo et Renne essayèrent de ne pas sourire. — Nous avons identifié le résidu d’ADN, madame, commença l’officier. Vous aviez raison, il est bien issu des clans de Far Away. Nous avons suffisamment d’échantillons pour pouvoir confirmer la corrélation. C’est un descendant de Robert et Minette McSobel. Septième ou huitième génération. Étant donné le degré de consanguinité, c’est difficile à dire. — Merci, dit Paula en se retournant vers Tarlo et en levant un sourcil. — Désolé, chef, dit l’homme en haussant ostensiblement les épaules. — Bien, reprit Paula. Maintenant, nous savons avec certitude qu’une autre opération est en cours. Une opération menée par Adam Elvin, selon toute probabilité. Commencez à vous pencher sur la question et à étudier toutes les possibilités. Le local du personnel était équipé d’un terminal directement relié au réseau du Clinton Estate. L’homme poussa le cadavre sur le côté, essuya sa main maculée de sang - par réflexe, la victime s’était agrippée la gorge - et la posa sur la poignée de contact pour accéder au réseau protégé. Les logiciels contenus dans ses implants s’y infiltrèrent immédiatement. Le club bénéficiait de programmes extrêmement sophistiqués, à peine moins puissants qu’une IR. Étant donné sa clientèle, cela n’avait rien d’étonnant. La sécurité devait être au niveau des autres prestations. Les gens s’y sentaient tellement à leur aise, détendus, qu’il devenait très facile de les exterminer. Un de ses logiciels identifia le nœud qui servait les courts de squash et pénétra dans les programmes de gestion pour en établir une carte détaillée. Il était hors de question de les anéantir - le régulateur du réseau s’en rendrait immédiatement compte. Il se contenterait donc de berner les signaux d’urgence. Lorsque son cheval de Troie fut en place, il se déshabilla et enfila la chemise et le short blancs réglementaires, l’uniforme du personnel du club de sport. Il attendit dans le bureau pendant exactement quarante et une minutes, puis prit une raquette, sortit dans le couloir et alla rejoindre Thompson Burnelli pour sa leçon de squash. Le sénateur était déjà là qui s’échauffait. — Où est Dieter ? demanda-t-il. — Je suis vraiment désolé, monsieur le sénateur, mais Dieter est malade, répondit-il en refermant la porte. Je me charge de toutes les leçons de la journée. — Bien, fit le sénateur avec un sourire aimable. Mais, je vous préviens : vous allez avoir du boulot. Cette semaine, j’ai été battu par le secrétaire de Goldreich et je n’arrive toujours pas à m’en remettre. Je déteste être humilié de la sorte. Je vais tout faire pour combler mes lacunes techniques. — Vous avez raison, commenta-t-il en marchant vers le sénateur. — Comment vous appelez-vous, petit ? Son bras décrivit un arc de cercle rapide et sa main atteignit le cou de Burnelli. En se brisant, sa colonne vertébrale fit un bruit écœurant. Le corps du sénateur devint tout mou et s’affaissa sur le sol. Les alarmes de ses implants se mirent à couiner. Il s’arrêta une seconde afin de vérifier qu’aucun des nœuds du réseau ne relayait l’alerte. Ses logiciels fonctionnaient parfaitement, détournant tous les appels de l’homme vers des adresses temporaires parfaitement inutiles. Il serra le poing et, usant de toute sa puissance amplifiée, l’abattit sur le visage du sénateur. Le crâne de Thompson Burnelli explosa sous l’impact. 8 — On nous racontait des histoires d’animaux qui n’étaient pas vraiment des animaux et qui couraient dans nos forêts, dit Tochee à travers le haut-parleur de l’ordinateur. Et puis, il y avait ces forêts dissimulées au sein d’autres forêts, inaccessibles au commun des voyageurs. Mais ces histoires sont devenues légendes quand nous sommes entrés dans l’âge de la science et de la raison. Dans nos temps modernes, personne n’a jamais fait l’expérience de ces choses. Tout le monde - moi compris - les considérait comme des inventions issues du cerveau primitif de nos ancêtres pour expliquer certains phénomènes de la nature ou pour tenir à l’abri du danger les plus jeunes d’entre nous. Mais un de nos vénérables anciens a semé le doute dans mon esprit. Juste avant de mourir, il m’a raconté avoir aperçu un non-animal et avoir arpenté une forêt intérieure lorsqu’il était jeune et que la technologie n’était pas aussi répandue que maintenant. La possibilité que ces légendes ne fussent pas seulement des légendes était trop troublante pour être ignorée plus longtemps. Alors, j’ai préparé mon voyage sans rien dire à personne et je me suis enfoncé dans la forêt indiquée par l’ancien. J’ai marché longuement, des jours et des jours, avant de comprendre que j’étais perdu et que j’avais quitté mon monde natal. Maintenant, j’ai mes propres histoires à raconter. Des histoires plus incroyables encore que tout ce qui est consigné dans les archives de mon espèce. — Eh ! fit Orion, un large sourire fendant son visage couvert de taches de rousseur. Vous êtes bibliothécaire ? L’ordinateur émit un son électronique et dit : — Aucun équivalent disponible. — Je suis le gardien de la culture de mon espèce, reprit Tochee. Je transmets notre histoire et nos légendes aux jeunes de nombreuses familles. Ainsi, notre connaissance n’est pas uniquement sauvegardée, mais également partagée et appréciée. — Un bibliothécaire ! dit Orion à Ozzie. —Génial, fit ce dernier d’un ton plein de sous-entendus. À présent que l’ordinateur traduisait leurs moindres paroles à Tochee, il était contraint d’expliquer à ce dernier les fréquents éclats de rire du gamin. Pour une raison qui lui échappait, Orion semblait trouver très amusante la culture de l’extraterrestre. Personnellement, le mode de vie de Tochee lui paraissait un peu trop réglé et rangé. — Comment avez-vous compris que vous étiez sur une autre planète ? demanda l’adolescent. Votre peuple voyage dans l’espace ? — Je m’en suis rendu compte en voyant le soleil dans le ciel. Il était d’une couleur étrange. Et la nuit, j’étais incapable de reconnaître les étoiles, répondit Tochee. Non, nous ne voyageons pas dans l’espace. — Pourquoi ? demanda Orion en gesticulant en direction des gadgets que l’extraterrestre manipulait avec ses tentacules. Vous avez pourtant une technologie évoluée. — Nous n’en ressentons pas le besoin. L’absence de logique qui caractérise le comportement des humains nous est étrangère. Nous ne connaissons pas ce désir d’explorer sans aucune raison. — Mais les histoires de votre ancêtre vous ont intrigué, intervint Ozzie. Vous vouliez faire l’expérience de ces légendes. C’était un objectif plutôt déraisonnable, non ? — Oui. Mais en agissant de la sorte, j’ai fait preuve d’une déraison absolue. Je me suis comporté de manière sauvagement aberrante. S’il était effectivement nécessaire de vérifier les dires de mon ancêtre, j’aurais dû prévenir mes collègues et organiser une expédition digne de ce nom. Mais je suis parti tout seul, car je croyais que cette histoire n’intéresserait personne. — Sauvagement, répéta Orion en pouffant comme un imbécile, ce qui lui valut un autre regard noir de la part d’Ozzie. — Je trouve très intéressant le fait que votre civilisation n’ait jamais éprouvé le désir d’explorer l’espace, reprit ce dernier. En atteignant un niveau technologique évolué, n’avez-vous pas rencontré des problèmes de ressources naturelles ? — Non. Nous ne construisons rien que nous ne puissions entretenir et alimenter. — C’est extraordinaire. Notre espèce n’a jamais été aussi rationnelle. — D’après ce que j’ai vu lors de mes nombreux voyages, cette attitude semble être la plus répandue. — Ouais, mais à des degrés différents. Personnellement, je trouve que l’espèce humaine parvient tout de même à se modérer. Certes pas suffisamment, mais… — Aucun d’entre nous n’a raison ou tort. — Je l’espère. Après tout, nous partageons la même galaxie. — J’ai la conviction que l’intelligence et la raison triompheront toujours, quelle que soit la forme de vie concernée. Croire le contraire reviendrait à mettre en doute la vie elle-même. Ozzie leva le pouce et fit un clin d’œil à l’extraterrestre. Ils approchaient d’une autre colline rocheuse. Pour Tochee, escalader ce genre d’obstacle était un jeu d’enfant, alors qu’Orion et lui sueraient sang et eau pour arriver à son sommet. Ozzie se tourna vers la mer, à gauche. Cela faisait deux jours maintenant qu’ils longeaient cette crête parallèle à la côte. Le paysage était très vallonné. Ils se trouvaient à présent à une bonne vingtaine de mètres du niveau de la mer, mais il n’y avait aucune plage en contrebas. Y accéder eût de toute façon été très périlleux. — Nous voilà obligés de monter une fois de plus, se plaignit Orion en faisant la grimace et en nouant un morceau de tissu bleu délavé autour de son front. Les deux humains entamèrent donc leur ascension précaire en prenant appui sur les fissures et en s’accrochant aux touffes d’herbe, peu nombreuses, pour ne pas être déséquilibrés par leurs lourds sacs à dos. Tochee, lui, monta sans aucune difficulté, les organes dissimulés sous son abdomen agrippant aussi efficacement la pierre que la végétation. Ozzie n’avait jamais eu l’idée de le lui demander, mais il commençait à croire que l’extraterrestre était capable d’escalader une paroi verticale à la façon d’un escargot. Ils arrivèrent enfin au sommet et continuèrent de suivre les contours de l’arête. Le terrain descendait de nouveau. Ozzie savait qu’ils étaient sur une île. La petite colline centrale et sa couronne d’arbres étaient à sa droite depuis deux jours maintenant. Le système de guidage de son ordinateur confirmait d’ailleurs son intuition - ils étaient bel et bien en train de décrire un cercle. Il n’avait encore rien dit à Orion, mais dans trois ou quatre kilomètres, ils auraient effectué un tour complet. — Ce ne serait pas une île, là-bas ? demanda le garçon. Au loin, sur la ligne d’horizon, il y avait une petite tache. Ozzie zooma et découvrit un pic peu élevé, semblable en tout point à celui sur lequel ils se trouvaient. — Ouais. C’est la cinquième. Apparemment, c’est un genre d’archipel. — Aucun bateau en vue, se plaignit Orion. — Patience, cela fait deux jours à peine. — Vous croyez ? — J’en suis sûr. Il faisait jour depuis leur arrivée sur ce monde. En fait, le soleil puissant n’avait pas bougé d’un millimètre. Étrangement, la planète offrait toujours le même visage à son étoile. Ozzie se demandait comment le climat pouvait fonctionner normalement dans de telles conditions. Le halo gazeux n’était certes pas un phénomène naturel. Tochee et lui avaient utilisé tous les senseurs en leur possession pour scanner les points scintillants qui orbitaient dans le halo en même temps que cette planète. Une chose était certaine : il ne s’agissait pas de planètes. Pour le reste… Les points n’émettaient aucune onde radio, aucune micro-onde. Ou alors elles étaient trop faibles pour être détectées à cette distance. Il devait donc se contenter de la brève description faite par Johansson. Des étendues géantes d’une sorte de corail, sur lequel prospérait la végétation. Il se demanda si les Silfens y bâtissaient leurs villes ou leurs nids, s’ils les avaient seulement remarquées. Peut-être leur rôle consistait-il uniquement en la purification et le renouvellement des gaz du halo ? Un peu comme les forêts et les océans des planètes… Quant aux dimensions du halo lui-même, tout ce qu’Ozzie et Tochee pouvaient dire, c’était que sa coupe faisait approximativement deux millions de kilomètres de diamètre et qu’il orbitait à cent cinquante millions de kilomètres de l’étoile. Impossible de déterminer avec certitude ce qui enfermait tout ce gaz, mais il devait probablement s’agir d’une sorte de champ de force. L’existence d’un tube transparent de cette taille défiait l’imagination et posait tout un ensemble de problèmes de maintenance. La quantité d’énergie nécessaire au maintien d’un tel artefact était colossale et, supposait Ozzie, devait provenir, d’une façon ou d’une autre, de l’étoile. D’ailleurs, il n’y avait pas d’autre solution. Quant aux motivations des bâtisseurs, elles demeuraient mystérieuses. Les sphères de Dyson ou les anneaux de Niven avaient une utilité évidente. Sans compter que le fait de posséder la science nécessaire à la réalisation d’un pareil prodige impliquait probablement qu’on n’en avait pas réellement besoin. Mais peut-être était-ce le système natal des Silfens, auquel cas la réponse à son Pourquoi ? était probablement Pourquoi pas ? Mais cela n’avait, à vrai dire, aucune importance. Il était heureux qu’une telle chose existât. Et il était fier de l’avoir vue de ses propres yeux. — Ozzie, Tochee, regardez ! cria Orion en se mettant à courir dans l’herbe. Il n’y avait plus de falaise. Progressivement, ils étaient descendus vers la mer et leurs pieds foulaient désormais le sable de la plage. Une fougère morte trônait au sommet d’une petite dune, tel un drapeau brunâtre. Ozzie l’y avait plantée au début de leur marche. La joie du garçon s’évanouit aussitôt. Il arracha la fougère et la laissa tomber. — Nous sommes sur une île. — J’en ai bien peur, mec, dit Ozzie. — Mais…, commença le garçon en se tournant vers la colline. Comment va-t-on faire pour sortir de là ? — Moi, je peux nager jusqu’à une autre île, répondit Tochee. Mais, pour me suivre, vous allez devoir vous construire un bateau. Orion regarda la mer d’un air dubitatif. — On pourrait peut-être appeler à l’aide… — Personne ne nous entendra, dit Ozzie en jetant un coup d’œil à son ordinateur de poche. Depuis qu’ils étaient arrivés ici, la petite machine n’avait cessé d’émettre un signal de premier contact standard, ainsi qu’un SOS humain. Mais jusque-là, le spectre électromagnétique dans son ensemble était demeuré silencieux. — Si c’est ici que les Silfens vivent, où sont-ils ? s’interrogea le garçon. — Sur une île plus vaste, ou sur un continent, je suppose, répondit Ozzie en scrutant la mer. En grossissant l’image au maximum, il pouvait voir trois îles, mais il était incapable d’évaluer la distance qui les séparait d’eux. Si elles faisaient la même taille que celle-ci, alors elles devaient être à plus de soixante-dix kilomètres. Ce qui, étant donné le fait qu’ils se trouvaient désormais au niveau de la mer, aurait dû les placer loin derrière la ligne d’horizon. Du moins, sur un monde de la taille de la Terre. Peut-être cette planète-ci était-elle encore plus grande que Silvergalde… — Et il est où, ce continent ? demanda Orion en bougonnant. — Je n’en sais rien. Derrière le banc de brume que nous avons vu quand nous étions de l’autre côté de l’île, peut-être. — Vous n’êtes pas sûr ? — Non, je ne suis pas sûr ! aboya Ozzie. C’est la première fois que je mets les pieds sur cette planète, compris ? — Désolé, Ozzie, dit mollement le garçon. C’est juste que, d’habitude, vous savez tellement de choses… — Ouais, eh bien, cette fois-ci je ne sais pas. Mais nous allons trouver la réponse tous ensemble. Et il demanda à son assistant virtuel de lui dégotter un plan d’embarcation de fortune. Même au beau milieu de l’été, l’eau du lac Trine’ba était froide. Durant le printemps, le bassin était alimenté par la fonte des neiges, et comme il était très profond, il parvenait à préserver jalousement sa température. Mark portait une combinaison chauffante et se laissait dériver parmi les dendrites fabuleuses, les voûtes et les arches de corail qui jaillissaient du récif principal. Jusque-là, les biologistes avaient identifié trois cent soixante-douze espèces différentes et ils en découvraient des nouvelles chaque année. Il y en avait de toutes tailles et de toutes formes. Le corail le plus répandu était le cuir de dragon couleur améthyste et ambre. Mais il y avait aussi les noix de liège, aux nodules aussi petits que des gravillons, ou encore les trompes de licorne dont les pics acérés pointaient vers le ciel. Il était d’ailleurs satisfait de constater que Barry s’en tenait éloigné. Tant de gens étaient tentés de vérifier s’ils étaient aussi coupants qu’ils en avaient l’air. Les combinaisons ne protégeaient ni les doigts, ni les paumes. Tous les ans, l’hôpital général de Randtown soignait des dizaines de touristes téméraires. Barry remarqua qu’il le regardait et fit un cercle avec les doigts de sa main droite pour lui signifier que tout allait bien. Mark lui répondit. Les serpents à anneaux bleu cobalt se risquaient furtivement hors de leurs niches pour les voir passer en contre-haut. Les brochets multicolores rampaient sur le récif, leurs centaines de pédoncules oculaires ondulant comme un champ de blé vert dans la brise. Les poissons pullulaient sous les plongeurs, formant un nuage scintillant - on eût presque dit des milliers de particules stellaires qui, d’un rapide mouvement de la queue ou de la colonne vertébrale, disparaissaient dans les profondeurs en zigzaguant frénétiquement. Il y en avait de toutes les tailles, des afritoiles cuivrés longs comme son auriculaire, aux grands poissons errants brun doré plus gros qu’un homme, écumant avec la paresse d’un ivrogne les profondeurs du récif. Un banc de voiliers étranges aux écailles blanches et laiteuses se tortilla juste devant les lunettes de Mark. D’un geste lent, inefficace, il fit mine de les attraper. Les créatures grandes comme sa main réagirent aussitôt en s’éparpillant pour reformer une grappe mouvante un peu plus loin. À coups de palmes rythmés, Barry avançait en faisant des tonneaux et en dispersant derrière lui les boulettes d’insectes morts qu’il serrait dans ses mains. Les poissons qui le suivaient se régalaient de ce festin inattendu. Ils dessinaient deux spirales pareilles à des tire-bouchons entremêlés dans son sillage. Comme ils mangeaient, les bactéries uniques de leur système digestif se mirent en action, les illuminant de l’intérieur. Vus du dessus, sur la toile de fond brunâtre de la vase, ils ressemblaient à la queue d’une comète tournoyant au ralenti dans les ténèbres. Quand il n’eut presque plus rien à distribuer, Barry frappa dans ses mains, formant un nuage de poussière autour de lui. Les poissons du lac Trine’ba arrivèrent de toutes parts, formant une manière de galaxie d’étoiles opalescentes. Mark sourit avec fierté à l’intérieur de son masque. Le garçon avait toutes les qualités du fils dont il avait toujours rêvé : il était joyeux, culotté, sûr de lui. L’environnement de cette planète lui avait réussi à merveille. Mark lui-même avait du mal à se rappeler Augusta. Les gamins ne parlaient jamais de leur ancienne vie, Liz appelait ses amis de plus en plus rarement. Quant à lui, il n’avait pas discuté avec son père depuis des mois. Il accéléra ses mouvements de jambes comme les poissons se dispersaient progressivement pour poursuivre leur éternelle quête de nourriture. L’horloge de sa vision virtuelle lui apprit qu’ils exploraient le récif depuis une quarantaine de minutes déjà. Il pointa le doigt vers la surface. Barry le suivit avec réticence. Ils émergèrent dans la lumière puissante du soleil et ils clignèrent longuement des yeux avant de retrouver leur bateau. Le catamaran était à cent cinquante mètres de là. Liz se tenait sur la proue et leur faisait de grands gestes du bras. Mark sortit de sa bouche son dispositif de respiration. — Il nous reste un bon bout de chemin à parcourir, dit-il à son fils. Je te conseille de gonfler ton gilet. — Mais non, je vais bien, papa. — Eh bien, moi pas. Alors, fais plaisir à ta mère, gonfle-le un peu. — D’accord. Mark appuya sur la valve de son épaule. Immédiatement, sa combinaison chauffante s’emplit d’air. Barry et lui roulèrent sur le dos, se laissèrent flotter, puis commencèrent à battre des jambes régulièrement. Sandy nageait autour du bateau, avec un tube respiratoire, en compagnie de son amie Ellie, l’une des gamines Dunbavand. Lydia et ses deux autres enfants, Will et Ed, étaient déjà de retour sur le yacht et lavaient leurs combinaisons. David et Liz commençaient à préparer le déjeuner sur le pont. Panda aboya joyeusement en voyant Barry se hisser sur la plate-forme de plongée, à l’arrière du bateau. — Reste ici ! cria Liz à la petite chienne, qui donnait l’impression de vouloir sauter une fois de plus à l’eau. Barry s’assit sur la plate-forme et retira ses palmes. — Alors, je t’ai manqué, dit-il à Panda. Pas vrai que je t’ai manqué, hein ? Le chiot aboya de plus belle en remuant furieusement la queue. Barry monta la petite échelle chromée qui menait au pont principal et prit l’animal dans ses bras. Il tendit la main pour attraper un œuf dur mais sa mère, qui préparait une énorme salade, l’en empêcha. — Lave-toi et sèche-toi d’abord, lui dit-elle. Mark aida Sandy à remonter sur la plate-forme. La petite retira son masque en souriant à son père. — J’ai vu un grog, papa. Il était gros, énorme, dit-elle en écartant les bras au maximum. — C’est génial, chérie, répondit-il en retirant ses palmes. J’espère que tu as pensé à mettre de l’écran solaire avant d’aller te baigner… — Oui, oui, répondit-elle en secouant vigoureusement la tête. Bien que la peau de la petite fût beaucoup plus sombre que la sienne, il s’inquiétait un peu pour son cou et ses bras. Ils lui semblaient légèrement rouges. — On va quand même mettre un peu de crème, d’accord ? Heureuse que son père s’occupe d’elle, elle accepta volontiers. — Vous n’auriez pas dû rester au fond si longtemps, le réprimanda Liz comme il commençait à badigeonner le dos de la gamine. Je me faisais du souci. Et puis, regarde où vous avez émergé. Vous êtes allés très loin… — Mais, maman, l’eau était superclaire aujourd’hui, protesta Barry. On voyait à des kilomètres. Je ne me suis jamais autant amusé. Mark regarda sa femme d’un air désemparé. Comment pouvait-on empêcher un gamin de s’amuser ? Exaspérée, elle retourna à sa salade. Le catamaran appartenait à David et Lydia, qui s’en servaient durant les mois d’été pour explorer les criques et les différents cours d’eau qui alimentaient le Trine’ba. En hiver, le bateau était mis en cale sèche à Randtown, et David passait ses week-ends à soigner et repeindre sa coque en attendant la prochaine saison. Mark adorait ce bateau et songeait de plus en plus sérieusement à en acheter un. Pour le moment, ils ne pouvaient certes pas se le permettre. Mais c’était un peu comme le chien et le 4x4 : cela faisait partie du mode de vie de la région. Lorsque tout le monde fut lavé, séché et attablé, les électromuscles du catamaran hissèrent les voiles, et le bateau se dirigea vers les petits atolls coniques qui pointaient à la surface, là où le lac était le plus profond. Ils avaient promis aux enfants d’en visiter un dans l’après-midi pour voir si les fleurs-ballons avaient éclos. Cet événement, qui n’arrivait qu’une fois par an, donnait lieu à un carnaval et à un barbecue géant sur les rives du lac. — L’association des vignerons affirme que les commandes sont au beau fixe, commença David, lorsque les enfants se furent installés sur la poupe pour déguster leurs glaces et leurs baies de lillin. Il y a eu une réunion hier soir. Tu aurais dû venir, Mark. — On ne m’aurait pas forcément très bien accueilli. — Ne dis pas de bêtises, intervint Lydia. Tu n’as même pas eu ton quart d’heure de gloire. Tu as brillé pendant une minute, mais maintenant, tout est oublié. De toute façon, les médias ne parlent plus que de l’assassinat de Burnelli. — Oui, mais cette Alessandra Baron utilise toujours cette expression… Elle dit que tout Randtown est « antihumanité ». De fait, dans la région, tout le monde s’inquiétait des conséquences que pourrait avoir cette propagande sur l’économie locale. Jusque-là, néanmoins, ils n’avaient pas trop à se plaindre. Après cinq jours de bras de fer, les camions de la Marine avaient fait demi-tour et les cars de touristes étaient revenus. Évidemment, les réservations pour la saison d’été avaient été faites des mois plus tôt et il était trop tard pour annuler. Le véritable test aurait lieu l’année d’après. Un nombre important de visiteurs les avaient félicités d’avoir tenu tête au gouvernement. Par politesse, personne ne mentionnait jamais l’interview de Mark. Mais, en attendant la saison prochaine, tout le monde surveillait les exportations de vin et de nourriture biologique. — Grand Dieu, intervint Liz, personne sur cette planète ne va organiser un blocus contre nous. Par ailleurs, la moitié de notre production est écoulée à l’intérieur même de notre district. Et puis, les gens qui achètent des produits biologiques soutiennent tous notre cause, j’en suis sûre. Mark hocha tristement la tête et se versa un autre verre de vin. — Oui, ce n’est peut-être pas si grave que cela… David se pencha en avant et cogna son verre contre celui de son ami. — Mais oui, dit-il. Buvons à notre avenir, qui ne s’annonce pas si mal que cela. Liz a presque déchiffré la séquence du rhizome de la vigne de Kina. Une fois que ce sera fait et que nous saurons comment fixer son azote, nous pourrons la cultiver dans toute la vallée. Les producteurs arracheront leurs anciennes vignes pour planter celle-ci, et aucun terroir ne nous arrivera à la cheville. — Cela prendra encore un peu de temps, le mit en garde Liz. — Mais tu vas y arriver, rétorqua doucement David en enroulant son bras autour de ses épaules. Elle lui sourit. — Mais qu’est-ce que c’est que ces machins ? dit Lydia en se protégeant les yeux d’une main et en pointant l’autre dans la direction de Randtown. Derrière la ville, l’horizon était dominé par le Rocher des eaux noires, au-delà duquel serpentait la route qui traversait le massif de Dau’sing. Plus loin encore, des pics acérés montaient la garde autour des rives du lac Trine’ba. L’un des pics les plus élevés se situait à l’est et s’appelait « le Goi’al ». Il appartenait à un ensemble plus vaste, les Régents, où les vacanciers allaient faire des sports mécaniques sur la neige. À cette période de l’année, comme la neige et la glace se retiraient dans les hauteurs, les engins étaient remisés au garage pour quelques mois. De minuscules points noirs tournoyaient au-dessus du Goi’al. Pour être visibles à cette distance, ils devaient être énormes. — Nom de Dieu, marmonna David. Il se rua dans la cabine, où il dégotta une paire de jumelles. Les électromuscles du bateau entreprirent de réduire la voilure pour stabiliser l’embarcation. — Des hélicoptères, ajouta-t-il. Putain ! De vraies brutes. Jamais vu des engins pareils. Deux rotors chacun. Des cargos, sans aucun doute. Il y en a au moins une quinzaine, peut-être même davantage. Il fit passer les jumelles aux autres. Liz les prit. Mark ne s’en donna pas la peine. Il préféra s’affaler sur le canapé semi-circulaire du pont. — C’est le détecteur, dit-il, consterné. Après tout ce qu’on a dit, après tout ce qu’on a fait, ils l’ont apporté quand même. Les fumiers ! Liz passa les jumelles à Lydia. — On savait tous que cela allait arriver, commenta-t-elle. Un projet aussi important ne peut être stoppé par une bande d’illuminés et un simple barrage routier. — Je croyais que nous vivions dans une démocratie. — C’est le cas. Nous avons exprimé notre point de vue et on ne nous a pas écoutés. La Marine n’est qu’une branche de l’exécutif. Il ne fallait pas s’attendre à autre chose de la part des bureaucrates. — Je ne sais pas. Un peu de sensibilité, ce n’est pas trop demander. Elle vint s’asseoir à côté de lui. — Je suis vraiment désolée, chéri. Moi non plus, cela ne me plaît pas de les avoir chez nous. Mais nous allons devoir serrer les dents et prendre notre mal en patience. Avouons quand même que nous vivons une époque troublée. Lorsque cette histoire de Primiens sera terminée, que les va-t-en-guerre et les profiteurs seront repartis chez eux, tout redeviendra comme avant. Et nous les forcerons à reprendre leurs saloperies avec eux, ne t’en fais pas. —Ouais, fit-il en soupirant, conscient de passer pour un gamin capricieux auprès des Dunbavand. Ouais, je sais que tu as raison, mais j’ai quand même du mal à m’y faire. — Personne ne te le demande. Il but son vin d’un trait et laissa son regard se perdre dans les eaux froides et calmes du lac. De l’autre côté du Goi’al, les hélicoptères commençaient à se poser. — Nos pires craintes étaient justifiées, dit le représentant des Gardiens d’une voix solennelle. Les extraterrestres de Dyson Alpha se préparent à envahir le Commonwealth. Leur armée surpuissante traverse déjà la Porte de l’enfer et se déversera sur nous d’un jour à l’autre. Nous vous avions pourtant mis en garde. Malheureusement, des millions, peut-être même des milliards de citoyens vont périr, confirmant tragiquement que nous avions raison depuis le début. Tous ces innocents mourront car les défenses de notre Commonwealth ne sont pas à la hauteur. Nous savons que les membres de la flotte mettront tout leur cœur dans la bataille, qu’ils feront tout leur possible pour préserver notre civilisation, mais cela ne suffira pas. Nous avons trop peu de soldats, trop peu de vaisseaux. Si nous pouvions leur venir en aide, nous le ferions, mais là n’est pas notre rôle. » De notre côté, nous poursuivrons donc notre combat contre l’Arpenteur d’étoiles, car c’est lui qui est responsable du désastre qui s’abat sur nous aujourd’hui. Nous vivons une étape essentielle de notre existence. Nous avons démasqué un agent du Malin, et c’est là une chose rare, car les malfaisants aiment à rester dans l’ombre. Mais les preuves contre lui sont écrasantes. Qui a proposé d’aller explorer les étoiles de Dyson ? Qui contrôle le budget de la Marine ? Qui connaît la mesure du mal qui nous menace, mais nous empêche de nous défendre comme nous le pourrions ? Qui a fait assassiner ses opposants ? La personne dont je parle est le plus puissant des agents de l’Arpenteur. C’est la présidente Doi elle-même. » Ne soyez pas dupes. Nous traversons une crise d’envergure, qui dépasse en ampleur le conflit physique qui va nous opposer aux Primiens. Oui, nous sommes corrompus, trahis de l’intérieur. Nous avons toujours été honnêtes envers vous. Nous vous demandons donc de nous croire, car l’humanité traverse la période la plus sombre de son histoire. Doi et son maître sont nos ennemis. Si nous ne faisons rien, nous serons anéantis. Alors, levez-vous et battez-vous pour votre liberté. Je vous remercie pour votre attention, dit l’homme en inclinant la tête. Le bureau tout entier était occupé à remplir des rapports et des formulaires pour justifier le déploiement de forces à Los Angeles. Heureusement, Paula n’avait qu’à survoler les résumés et à apposer son code personnel. Ce qui lui laissait un peu de temps pour ruminer ce qui s’était passé. Et surtout le meurtre de Thompson Burnelli. Tarlo et Renne passaient au peigne fin les informations, en quantité ridiculement faible, recueillies au cours de la filature afin de déterminer un plan d’action. Alic Hogan avait choisi de visualiser les enregistrements des caméras de L.A. Galactic en mode virtuel, afin de déterminer si le logiciel de surveillance de la station avait été piraté. Elle le laissa faire. Bien qu’il fût un homme de Columbia, Hogan faisait son boulot efficacement. Et puis, ce travail le tiendrait éloigné d’elle pendant la majeure partie de la journée. Comme souvent dans les affaires liées à Johansson, celle-ci partait dans toutes les directions et se développait de façon inattendue. Au moins Paula pouvait-elle affirmer qu’Elvin préparait une nouvelle importation de matériel. À onze heures, Rafael Columbia fit son apparition dans le bureau. Il portait son uniforme d’amiral et était accompagné de plusieurs officiers. Tout le monde s’arrêta de travailler pour le regarder. Paula se leva au moment où il entrait dans son bureau privé. — Attendez-moi ici, dit-il à ses officiers en refermant la porte derrière lui. — Amiral…, commença Paula. Dans sa vision virtuelle, elle referma le dossier qu’elle venait de créer. Elle avait fait la liste de toutes les personnes qu’elle avait informées de l’arrivée de la cible à Seattle et était en train d’étudier leurs emplois du temps respectifs. Il la gratifia d’un sourire sans humour et prit place dans le fauteuil réservé aux invités. — Commandant. — Que puis-je faire pour vous ? — En temps ordinaire, je vous aurais demandé de justifier tout ce merdier, mais, franchement, je pense que nous avons dépassé ce stade, vous ne croyez pas ? — Nous n’avons pas eu de chance. Toutefois, nous avons appris que… — Cela ne m’intéresse pas. Cette opération était foireuse depuis le début. D’une manière étrangement caractéristique de votre façon de procéder. Une cible sort de nulle part et, sans aucune planification, sans aucune notification préalable, vous balancez une équipe sous-équipée à ses trousses. Et ce n’est pas tout… Quand les choses commencent à merder, vous appelez toute la police de L.A. à la rescousse, juste à temps pour qu’elle soit témoin de votre incompétence. Commandant, je peux vous dire qu’on se fout bien de notre gueule dès que nous avons le dos tourné. C’est une situation que je ne tolérerai plus. Paula comprit qu’il y avait énormément de colère derrière le regard d’acier de Columbia et qu’elle allait devoir se confier à lui. — Je regrette tout comme vous cette mauvaise publicité, mais je puis vous assurer que cette opération a été planifiée avec le plus grand sérieux. J’ai délibérément choisi d’agir avec une équipe réduite. — Délibérément ? Et pourquoi cela ? — Je pense qu’il y a une taupe parmi nous. Cela fait un certain temps déjà que j’essaie de l’identifier en isolant les agents un à un. Le visage de Rafael Columbia s’assombrit soudain. — Une taupe ? dit-il en tâchant tant bien que mal de garder son calme. — Oui. Il y en a forcément une. — Et vous n’avez pas jugé bon de m’en informer, ne serait-ce que par l’intermédiaire du lieutenant Hogan. — J’attendais d’avoir des résultats concrets pour cela. — Vous n’avez pas encore de suspect ? — Non, monsieur. Pas encore. — Je suppose que vous n’avez pas la moindre preuve à me soumettre, pas la moindre preuve pour accuser ainsi vos collègues officiers ? — Je pense que les événements de Venice Coast… — Ah ! Cette autre formidable opération publicitaire ! — Je disais, reprit-elle comme si de rien n’était, que cette opération a forcément été compromise de l’intérieur. Celui qui a attaqué la galerie a été informé par un officier de la Marine. Il ne peut en être autrement. — Et je suppose que ce mystérieux assaillant, équipé par ailleurs des implants les plus sophistiqués que le Commonwealth puisse produire, travaille pour l’Arpenteur de Johansson ? — C’est une possibilité. — Une possibilité que vous vous êtes empressée de soumettre à vos alliés politiques. — Cela fait des décennies que quelqu’un fait tout son possible pour empêcher mes enquêtes d’aboutir. J’ai besoin d’élargir mon approche, ajouta-t-elle en se gardant de lui dire ce que Thompson Burnelli lui avait appris. Rafael Columbia sortit une petite feuille-écran de sa poche. Il la déroula et la brandit bien haut. — Vous le reconnaissez ? Paula examina longuement l’image. — C’est l’homme de Venice Coast. La photo avait été prise en plongée. Le personnage portait une tenue de sport blanche, mais son visage était parfaitement reconnaissable. — Je suis heureux de constater que nous sommes d’accord sur quelque chose. J’ai eu cette image par l’intermédiaire de la sécurité du sénat. Elle a été prise par une caméra de Clinton Estate. C’est l’homme qui est sorti du court réservé par le sénateur Burnelli. — Il ne ferait pas ça, murmura-t-elle. Sheldon ferait éliminer ses opposants politiques ? Je n’y crois pas. Ce n’est pas la façon de faire des Grandes familles et des Dynasties intersolaires. Il y a quelque chose de bizarre derrière tout cela. Vraiment bizarre. — Qui ne ferait pas cela ? demanda Rafael. — Je pensais au meurtrier. Pourquoi l’aurait-on utilisé pour tuer le sénateur ? — Je n’en sais rien du tout. Mais d’après ce que vous dites, cet homme foutrait le bordel partout sur les ordres d’un officier de la Marine. — Ce n’est pas ce que j’ai dit et vous seriez stupide de penser une chose pareille. Rafael Columbia se rassit dans son fauteuil et la regarda longuement. — Quand j’ai pris la tête du Conseil, j’étais aussi impressionné par vous que tous les imbéciles des médias que vous manipulez lors de vos procès publics. La Paula Myo légendaire qui résout toutes ses affaires, sauf une. Et elle continue de se battre, décennie après décennie, elle n’abandonne jamais. Comme tous ceux qui m’ont précédé, je vous ai laissé beaucoup de liberté, je n’ai jamais mis vos méthodes en doute. Après tout, Johansson et ses sbires ne sont qu’une bande de paranoïaques propageant une théorie de la conspiration complètement débile. Débile mais romantique, néanmoins. Un peu comme des pirates naviguant sur des mers tropicales. Parce qu’ils n’ont jamais causé de dégâts que sur Far Away, où personne ne va, ce monde dont tout le monde se fout à l’exception des Halgarth - et encore peuvent-ils se permettre d’avoir ces petits ennuis. Sauf que les pirates n’étaient pas des personnages romantiques mais plutôt des bêtes assoiffées de sang, qui égorgeaient des équipages entiers, ruinaient des économies pour être les seuls à profiter de leurs routes maritimes. Vous voyez le parallèle ? Pourtant, grâce à quelques décisions politiques volontaires et à des mesures pratiques, la piraterie a été éradiquée. Je vous ai mise à la tête d’un département entier, j’ai mis entre vos mains des ressources illimitées. Vous n’aviez qu’une seule tâche à accomplir. Je vous ai fait confiance parce que vous êtes Paula Myo et que tout le Commonwealth pense que vous seule êtes capable d’arrêter ce Johansson. — Je le suis. — Cela reste à démontrer. L’unique raison pour laquelle vous continuez de lui courir après - et je suis désolé de vous administrer cette désagréable vérité -, c’est que vous êtes complètement obsédée, que vous ne pouvez pas vous en empêcher. C’est la seule raison, commandant Myo. — Je suis ce que je suis, j’ai mes qualités et mes défauts, mais je suis faite pour ce travail. — Je ne suis pas d’accord. Pour diriger une équipe, vous êtes plutôt médiocre. Vous aliénez vos officiers, vous leur donnez des ordres contradictoires, vous ne respectez pas la procédure, vous pensez être la meilleure, vous ne faites confiance à personne. Vous êtes incompétente, et c’est là le véritable problème. Vous êtes cependant incapable de l’admettre, alors vous cherchez une taupe. Oui, il y a forcément une taupe, puisque vous êtes infaillible. — Si vous en veniez aux faits… — Bien sûr. À partir de maintenant, Alic Hogan prend la direction des opérations et s’occupe de l’affaire Johansson. — Non. — Vous continuerez de participer à cette enquête, évidemment. En tant que conseillère spéciale. Hogan dirigera l’enquête au jour le jour. Stratégie et politique seront désormais ses prérogatives. — C’est absolument inacceptable. — Vous êtes un officier de la Marine et vous obéirez à mes ordres. — Je me fous complètement de la Marine et je refuse de participer à cette farce bureaucratique. Je suis officier de police et rien d’autre. — Plus maintenant. Si vous refusez d’exécuter mes ordres, vous serez démise de vos fonctions. — C’est mon enquête. — C’était votre enquête. Son assistant virtuel informa Paula qu’on venait de l’exclure du réseau de l’immeuble. Elle regarda Rafael Columbia dans les yeux. Son corps s’était raidi. Le choc sans doute… Sa peau était froide. Un sentiment étrange, dont elle supposait qu’il devait s’agir d’un début de panique, commença à s’insinuer dans son esprit, à ralentir ses pensées. Rafael n’accepterait aucun compromis. Il avait enfin la possibilité de mettre un de ses fidèles à la tête de ce bureau. L’affaire de L.A. n’était qu’un prétexte. Une chose était parfaitement claire : elle ne pourrait plus continuer son enquête si elle restait au sein de la Marine. — Très bien. Je démissionne. Paula se leva, ce qui fit sursauter Columbia. Elle prit le cube de quartz holographique de son bureau et le fourra dans son sac, puis elle alla chercher la rabbakas posée sur le rebord de sa fenêtre. — Conseil d’ami…, lui dit-il avant qu’elle sorte. La prochaine fois que vous vous ferez rajeunir, profitez-en pour enlever les gènes dominants de la fondation. Les cliniques font du boulot remarquable de nos jours. — Alors, tout n’est pas perdu pour vous, dit-elle, le sourcil levé. Elle sortit de son bureau. Dans la grande salle, tout le monde était assis calmement. On entendait les mouches voler depuis que Columbia avait débarqué. Les officiers étaient tous stupéfaits. — Au revoir, dit-elle. Et merci pour tout le travail que vous avez fourni pour moi. Tarlo se leva à moitié de sa chaise. — Paula… Elle secoua imperceptiblement la tête et il se tut. Sans regarder personne, elle quitta la pièce. Une fois dehors, elle marcha machinalement vers son appartement situé à sept cents mètres de là dans un immeuble vieux de plusieurs siècles, doté d’une cour centrale pavée et de volets en bois. Elle grimpa l’étroit escalier de pierre, qui donnait l’impression d’avoir été érodé par une rivière ruisselante plutôt que construit. Seule concession visible à la sécurité, sa vieille et lourde porte en chêne était équipée d’une serrure électronique en plus de l’ancien mécanisme en fer. À l’intérieur, il y avait trois pièces : une chambre à coucher, une salle de bains et un séjour avec une petite cuisine encastrée. Elle n’avait besoin de rien d’autre ; elle ne se servait de rien d’autre. Tout ce qu’il lui fallait, c’était un nid douillet tout proche de son lieu de travail et une adresse pour se faire livrer ses vêtements par le pressing. Lorsqu’elle entra chez elle, le robot ménager était assis, immobile, dans un coin du salon. Il avait déjà accompli ses corvées quotidiennes, poli le parquet antique et sombre, dépoussiéré toutes les surfaces planes et mis la vaisselle du petit déjeuner dans la machine à laver. Elle ouvrit la fenêtre qui donnait sur la cour intérieure et posa la rabbakas sur son buffet, où la lumière brillait une bonne partie de l’après-midi. Ensuite, elle jeta un regard circulaire sur son salon parfaitement rangé comme si elle cherchait des indices. Comme il n’y avait rien de spécial à faire, elle s’assit dans le sofa, devant son grand moniteur mural. Des souvenirs remontaient à la surface de sa mémoire. Des souvenirs qui n’avaient jamais été ni effacés, ni enregistrés dans une mémoire sécurisée lors de ses rajeunissements successifs. Des souvenirs qu’elle supposait dormants. Juste après le procès de ses parents, elle était retournée à son hôtel sous escorte policière. Il s’agissait d’une tour haute et récente dans le centre de la capitale de Marindra, avec des chambres cubiques et nettes, et une climatisation moderne. L’escorte était repartie, lui laissant le temps de souffler un peu avant que les représentants du gouvernement de Huxley’s Haven débarquent pour la ramener à la maison. À présent que le procès était terminé, elle ne savait pas quoi faire de son temps. Coya n’était plus là pour lui tenir compagnie. Il n’y avait aucun garçon à draguer dans les parages. Assise sur le bord de son lit, elle regardait par la grande fenêtre, examinait la ligne des toits de la capitale. Elle attendait. Des choses étranges se passaient dans sa tête. Les cris hystériques, les supplications de Coya résonnaient encore entre ses oreilles. Elle regardait fixement le paysage sans le voir. Devant ses yeux, ses parents étaient conduits hors de la salle d’audience. Son père regardait ses rêves et ses espoirs brisés éparpillés à ses pieds. Rebecca était hagarde. Elle se tourna tout de même vers elle et, captant l’attention de sa fille adoptive, lui dit : — Je t’aime. Dans son appartement parisien vide et minuscule, Paula chuchota : — Je t’aime aussi, maman. Alors, elle pleura. Comme elle l’avait fait dans sa chambre d’hôtel cent soixante ans plus tôt. Les préparatifs avaient pris plusieurs mois. Son projet d’expansion avait monopolisé presque toutes ses capacités industrielles, mais Matin Lumière Montagne était enfin prêt. Ses rivaux avaient formé des alliances pour tenter de le contrer, car son niveau technologique ne laissait pas de les inquiéter. Ils travaillaient dur pour tenter de reproduire son trou de ver. Son détecteur de vagues quantiques avait décelé des fluctuations autour de nombreuses colonies du système. S’il n’agissait pas rapidement, ils ne tarderaient pas à le rattraper et son avance serait perdue à jamais. Trois cent vingt-huit trous de ver furent donc ouverts simultanément. Pendant quelques secondes seulement. Des trous de ver d’un mètre cinquante de diamètre, juste assez grands pour laisser passer une tête de dix mégatonnes. Matin Lumière Montagne avait pris pour cibles les autres groupes primaires de sa planète d’origine. Les têtes nucléaires émergèrent à l’intérieur des puissants champs de forces qui les protégeaient de potentielles menaces venues du ciel, tout près des énormes bâtiments qui les abritaient et les nourrissaient. Elles explosèrent simultanément, balayant tous les Mobiles et Immobiles présents dans un rayon de vingt-cinq kilomètres. Sans attendre, il rouvrit ses trous de ver autour d’une nouvelle série de cibles situées en orbite. Vint ensuite le tour des deux autres planètes solides, celui de la géante gazeuse la plus proche et de ses lunes, puis celui de l’autre géante gazeuse, de ses lunes et stations industrielles. La vague de destruction déferla sur tout le système. Les ennemis de Matin Lumière Montagne n’eurent même pas le temps de comprendre qu’une guerre leur avait été déclarée. Ils furent éliminés à la vitesse de la lumière. Lorsque tout fut terminé, lorsque les autres groupes d’Immobiles furent réduits à l’état de lave liquide et radioactive, Matin Lumière Montagne utilisa une fois de plus ses trous de ver. Cette fois-ci, il y fit passer des fibres optiques et des générateurs de micro-ondes afin de former un réseau de communication stellaire et de rallier les Mobiles survivants à sa cause en refaisant leur éducation et en prenant, dans leur esprit, la place des Immobiles disparus. Ainsi, Matin Lumière Montagne devint la seule entité consciente de tout le système solaire et les infrastructures et vaisseaux de ses rivaux vinrent s’ajouter à son empire. Pendant toute une semaine, il envoya ces survivants effectuer des missions de reconnaissance dans le but de faire l’inventaire des installations qui avaient résisté à son attaque. La plupart des fermes et des usines de nourriture étaient intactes, tout comme de nombreuses installations industrielles. Ces informations furent centralisées afin d’élaborer une nouvelle stratégie de développement. Des millions de nouveaux Mobiles furent amalgamés, pour répondre à la demande colossale. De fait, l’exploitation d’un système entier était une tâche ardue. Évidemment, l’absence de rivaux aidant, le rendement des usines fut grandement amélioré. La mémoire de Bose appela ce phénomène « la synergie ». Les concepts et les idées de la chose subsistaient dans l’esprit stellaire de Matin Lumière Montagne, même s’il leur manquait une certaine cohérence, sa personnalité ayant été effacée. Par précaution, l’Immobile dans lequel la mémoire était stockée avait lui aussi été éliminé physiquement. Demeuraient donc des souvenirs de souvenirs, des informations disséminées, qui se manifestaient dans le langage étrange de la créature. Heureusement, il n’y avait plus de risque de contamination. Désormais, il était pur. Il était un, occupait un système solaire entier et s’apprêtait à en envahir un second. Maintenant que ses rivaux n’étaient plus, il pouvait de nouveau concentrer ses efforts sur le Commonwealth. Des centaines de vaisseaux partaient tous les jours pour son avant-poste, transportant le matériel nécessaire à la construction d’une seconde série de trous de ver. Sur les centaines de milliards de Mobiles qui s’activaient aux quatre coins de l’empire, il en était un qui refusait de suivre les instructions de Matin Lumière Montagne. Il préférait se balader à sa guise et voir ce qu’il avait besoin de voir. Aucun autre Mobile ne possédait son indépendance d’esprit et n’était en mesure de lui demander ce qu’il faisait. Tant qu’il se tenait à l’écart des programmes de pensée de Matin Lumière Montagne, il pouvait faire ce que bon lui semblait en toute sécurité. Depuis une journée entière, il errait autour de la base conique géante qui contenait le cœur originel de cette créature massive et multiple qu’était Matin Lumière Montagne. Il ne se déplaçait pas de façon aussi fluide que les autres, car il n’était habitué ni à la marche sur quatre pattes, ni à la façon dont ces dernières étaient articulées. Mais il progressait néanmoins. À l’arrière-plan de son esprit, il était conscient des directives et des pensées de Matin Lumière Montagne. Elles lui parvenaient grâce au petit appareil de communication fixé à l’un de ses pédoncules récepteurs. Mais il était capable de les ignorer. Parce qu’il le voulait. C’était une aptitude que les autres Mobiles n’avaient pas. Les images et données qui se déversaient dans son cerveau le tenaient informé du drame qui se déroulait dans le système solaire. Très haut au-dessus de lui, des éclairs aveuglants déchiraient le ciel, s’abattaient sans répit sur le dôme protecteur de la vallée, avant de diffuser leur énergie dans le sol. Les nuages bouillonnaient littéralement. Ils étaient épais et noirs, oblitéraient le ciel, provoquaient des averses de mousson plusieurs fois par heure. Des ruisseaux se formaient sous le dôme, tant les pluies étaient intenses et peu naturelles. Mais il fallait bien évacuer le trop-plein. Des marées de boue glissaient autour de la vallée sacro-sainte et protégée. Le Mobile regarda ce milieu hostile avec intensité et une pensée se forma dans son esprit : Hiver nucléaire. Paula Myo prit d’abord l’express pour Wessex. Là, elle attendit longtemps à la station planétaire - il n’y avait qu’un train pour Huxley’s Haven par jour. Lorsqu’il fut enfin temps d’aller sur le quai 87 B dans une petite annexe du terminal principal, il faisait déjà nuit. Le convoi était constitué de wagons à un étage, tractés par une locomotive à vapeur tout droit sortie d’un musée. Elle avait oublié que ce trajet était assimilable à un bond dans le passé. Sur n’importe quel autre monde, ce machin crachant de la fumée noire produite par la combustion de charbon aurait été interdit par de nombreux décrets antipollution. Mais, sur cette planète du G15, il passait inaperçu. Elle grimpa dans le premier wagon et s’assit sur une banquette recouverte de velours. Deux autres personnes entrèrent sans même la regarder. Juste avant l’heure du départ, un garde fit son apparition. Il portait un uniforme bleu marine avec des boutons argentés soigneusement polis, et une haute casquette à visière ornée d’un passepoil rouge. — Votre billet, madame, dit-il poliment. Elle lui tendit le morceau de carton rose que lui avait délivré la machine située au début du quai. Le contrôleur produisit une petite poinçonneuse et fit un Z dans un coin. — Ce ne sera plus très long, dit-il en touchant la visière de sa casquette. Le siècle et demi de cynisme et de sophistication qui formait sa carapace défensive fut balayé d’un seul coup. — Merci beaucoup, dit-elle sincèrement. Il y avait quelque chose de réconfortant dans cette culture honnête, simple et franche. Elle regardait son ticket sans le voir, tandis que le train s’ébranlait dans un nuage de vapeur blanche et un vacarme de pistons et de sifflets. En théorie, Huxley’s Haven était sa patrie, sauf qu’elle ne ressentait aucune tendresse pour ce monde et ses habitants. Pour un observateur extérieur - et elle était persuadée que Hogan gardait un œil virtuel sur elle -, son retour aux sources devait être perçu comme une fuite vers le seul endroit où elle avait sa place. Le vieux wagon avança comme au ralenti dans la station planétaire, tandis que les autres trains le dépassaient à toute allure, les lumières de leurs compartiments formant une bande uniforme et floue. Le long de la voie, brillant intensément sur la toile de fond ténébreuse, les signaux rouges et verts s’étiraient sur des kilomètres, dessinant la carte d’une ville imaginaire faiblement peuplée. De temps à autre, les phares d’un train de marchandises perçaient la nuit, suivis par des wagons entièrement noirs, qui oblitéraient le paysage pendant de longues minutes. Leur lente progression les conduisit dans une section de la gare inondée par une lumière ambrée aussi forte et diffuse que celle de la lune. Paula pressa son visage contre la fenêtre et vit un alignement de portails, dont les deux tiers au moins étaient illuminés par les soleils des mondes auxquels ils menaient. Devant eux, les rails étaient encombrés de trains. La régulation du trafic s’arrangeait pour diminuer au maximum les délais en réduisant le plus possible les écarts entre les différents convois. La voie empruntée par l’engin à vapeur était, elle, complètement dégagée. Bientôt, la vieille locomotive décrivit une courbe et fit face à son portail baigné par une lumière couleur primevère. Paula sentit le picotement habituel sur sa peau, comme elle traversait le rideau de pression du dispositif. Soudain, ils furent sur un autre monde, où ils prirent doucement de la vitesse dans un paysage de campagne constitué d’un échiquier de champs verdoyants. Des haies denses et soigneusement plantées délimitaient les parcelles, remplacées parfois par un mur de pierres sèches. Les arbres indigènes aux feuilles rougeâtres étaient mêlés aux chênes, frênes, sycomores et bouleaux terriens. Tous avaient été écimés et présentaient de longues branches verticales jaillissant du tronc principal. Les fermiers coupaient du bois de chauffage pour les mois d’hiver, réduisant les besoins en énergie fossile. L’un des avantages de cette technologie mécanique simple était la faiblesse des besoins énergétiques. De fait, toute l’électricité nécessaire à la planète était produite par des barrages parfaitement écologiques. Entre les replis du terrain, Paula apercevait les fermes, aux murs de briques rouges et aux toits en ardoise bleue, blotties entre les hangars à récoltes, les porcheries, les étables et autres abris. Certaines d’entre elles avaient des silos à grains, de hautes structures en bardeaux, peintes en gris perle, dont elle savait qu’elles étaient les constructions les plus imposantes de toute la planète. La voie principale se ramifiait et serpentait en direction des silos entre des talus et des tranchées. Les rails étaient couverts de rouille, car les champs étaient encore verts. D’ici quelques mois, lorsque serait venu le temps des récoltes, les wagons feraient plusieurs allers et retours quotidiens vers les grandes exploitations, et les voies brilleraient de nouveau. Les mauvaises herbes qui poussaient entre les traverses et les graviers se flétriraient sous les effets conjugués de la chaleur des moteurs et de la vapeur. Force lui était d’admettre que ce décor avait tout d’un paradis bucolique et idyllique. Aujourd’hui, elle était capable d’accepter ce qu’elle avait rejeté en bloc lorsqu’elle était une adolescente perturbée et déracinée. Le but ultime de cette société était de ne pas évoluer. C’était pour cela que ce monde avait été créé. La Fondation pour la structure humaine avait opté pour un niveau technologique équivalent à celui de la Terre du tout début du XXe siècle, avant la révolution électronique. Ce qui rendait relativement simple la maintenance de toutes les machines. Rien ici ne nécessitait de diagnostic informatique en cas de panne. Les ingénieurs étaient largement assez compétents pour déceler les problèmes au milieu des boulons et des câbles. Il en était de même pour l’information. Il n’y avait ni ordinateurs, ni bases de données, ni réseaux. Les clercs et les comptables consignaient tout dans des livres et des dossiers. La Fondation avait créé des employés pour accomplir des tâches précises, qui ne seraient jamais dénaturées, ni gâtées par le progrès. La société de Huxley’s Haven était la plus stable des sociétés humaines imaginables. Paula était toujours incapable de dire si le projet de la Fondation était moral ou non, mais à voir ces champs parfaitement entretenus et ces fermettes de carte postale, il était évident que tout s’était déroulé selon les plans. Le train entra dans les faubourgs de Fordsville, la capitale. Il escaladait un remblai à faible allure, permettant à la voyageuse d’observer à sa guise les quartiers situés en contrebas. De petites maisons en briques rouge rouille, aux grandes baies vitrées dotées de volets peints dans toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, s’alignaient à perte de vue. Çà et là, s’élevait un bâtiment administratif en pierre gris foncé pouvant faire jusqu’à quatre ou cinq étages. Aucun clocher ne venait transpercer la ligne des toits, car les gens d’ici savaient qu’ils avaient été créés par l’homme et non par Dieu. Le train arriva bientôt dans le centre de la cité, où les bâtiments étaient tout aussi uniformes. Entre les maisons d’habitation identiques trônaient des magasins et des parcs nombreux, destinés à briser la monotonie du paysage. Dans les autres agglomérations du Commonwealth, le pouvoir et l’argent étaient concentrés dans les centres-villes, et cette concentration se reflétait dans l’architecture. Ici, l’égalité régnait en maîtresse suprême. Alphaway, la gare principale, avec ses voûtes de verre et d’acier assez hautes pour permettre à la vapeur des locomotives de se dissiper et de s’échapper par des aérations dissimulées, était la structure la plus vaste après la clinique originelle de la Fondation. Paula descendit sur le quai et marcha jusqu’à Richmond Square. Les routes étaient encombrées de tramways électriques à trois voitures roulant au milieu de la chaussée. Mais les bus au méthane étaient encore plus nombreux, qui rugissaient sur la chaussée. Les taxis et les camions de livraison avaient bien du mal à se faufiler dans les embouteillages permanents. Le seul moyen de transport individuel était la bicyclette qui, grâce à une double piste aménagée dans toutes les rues, n’avait aucune difficulté à circuler. Sur le trottoir, les gens les dépassèrent d’un pas pressé. Nombre d’entre eux la regardèrent du coin de l’œil. Elle trouva cela amusant. Dans cette ville, personne ne la connaissait. Seul son tailleur uni la différenciait des indigènes. Contrairement à ce qui se racontait dans les médias du Commonwealth, tous les habitants de Huxley’s Haven ne portaient pas un bleu de travail. Au contraire, toutes les modes de l’histoire de l’humanité y étaient représentées. Mais, les fibres artificielles y étaient inconnues. Elle traversa la place et entra dans la principale station de tramway. Il n’y avait aucune cybersphère à laquelle son assistant virtuel aurait pu se connecter, aucune banque de données à consulter, aucun plan électronique à regarder. Au lieu de cela, elle fut obligée de s’arrêter devant un grand plan mural, sur lequel les lignes de tramway étaient représentées par des traits de couleurs primaires. À elle de se débrouiller et de trouver la ligne idoine. Dix minutes plus tard, elle était assise dans un tramway qui, avec un peu de chance, la conduirait dans le quartier d’Earlsfield. De fait, c’était un véhicule similaire à celui qu’elle avait pris de nombreuses années auparavant lorsqu’elle avait quitté Huxley’s Haven, mais elle avait complètement oublié le numéro de la ligne. Comme l’engin s’éloignait du centre, les grands magasins et les hangars se firent plus rares, les quartiers résidentiels et les usines plus nombreux. En revoyant ce paysage, elle se dit que, décidément, elle avait bien fait de partir. Après une enfance passée dans le Commonwealth, jamais elle n’aurait pu supporter de vivre une existence aussi calme et paisible. Pour la énième fois, elle pensa au sacrifice ultime : se faire rajeunir et en profiter pour effacer toute trace de sa vie passée dans le Commonwealth. Sans cette expérience, sans la contamination culturelle prodiguée par ses parents adoptifs, elle serait parfaitement capable de trouver sa place sur cette planète. Mais, elle n’était pas prête pour cela. Il lui restait une affaire à résoudre. Même si, à présent qu’elle n’était plus inspecteur principal, les choses risquaient d’être plus compliquées. Tout avait commencé en 2243, quinze jours après les épreuves du concours d’entrée au CICG. Neuf mois après le retour de Bradley Johansson. L’homme affirmait avoir longuement arpenté les chemins silfens. C’étaient les débuts des Gardiens de l’individualité. Comme tous les leaders politiques - en particulier ceux qui préparent un conflit armé -, Johansson avait besoin de réunir des fonds. N’ayant plus accès à l’argent des Halgarth, il n’avait d’autre solution que de voler. Une chaude nuit d’avril, Johansson et quatre de ses collègues nouvellement libérés des griffes de l’Arpenteur firent irruption dans le Musée de l’héritage technologique californien. Ils traversèrent le hall plein d’avions géants et de vaisseaux spatiaux encore plus imposants, rampèrent devant les vitrines pleines d’ordinateurs du XXe siècle sans même jeter un coup d’œil aux premières lunettes virtuelles G-5, évitèrent les robots mobiles originels, les lasers ET, les microsubs furtifs, le prototype de la première batterie à supraconducteurs, et se dirigèrent tout droit vers le dôme qui constituait le cœur du bâtiment. Au centre du musée était exposé le générateur de trous de ver que Nigel Sheldon et Ozzie Fernandez Isaacs avaient construit pour aller sur Mars. Après d’âpres négociations et des manœuvres politiques intenses, l’institution avait acquis les droits d’exposition de la relique. Lorsque Johansson et son équipe firent sauter la porte du dôme central, les alarmes hurlèrent et les champs de force s’allumèrent. Les gardes en faction réagirent promptement en cernant le périmètre en moins d’une minute. Afin de se protéger des voleurs, le musée avait consciencieusement fait installer des champs de force capables d’isoler ses différentes sections. Évidemment, le plus puissant d’entre eux était destiné à protéger la plus importante et, de ce fait, la plus chère des machines de fabrication humaine. Lorsque la barrière énergétique se referma, les voleurs furent pris au piège à l’intérieur. Comme prévu. Avec plus de cinquante hommes éparpillés autour de la zone, le chef de la sécurité utilisa le réseau de haut-parleurs du musée pour s’adresser aux terroristes et, comme c’était l’usage, leur demander de jeter leurs armes, de désactiver leurs implants et de sortir de leur cachette les mains en l’air. Il voulut ensuite débrancher le champ de force, mais comprit trop tard que Johansson avait sectionné les câbles du générateur, lequel était désormais alimenté par son système auxiliaire. Restait donc à attendre patiemment que les ressources de ce dernier soient épuisées. Malheureusement, personne, parmi la direction du musée, n’avait pris en compte la nature de la machine que le champ de force était censé protéger. Par la porte défoncée de la salle, les hommes de la sécurité purent voir les terroristes s’activer frénétiquement autour du générateur historique et y brancher la cuve virtuelle qu’ils avaient apportée. Le générateur avait presque deux cents ans, mais ses circuits intégrés étaient en parfait état, et ses deux concepteurs n’avaient pas lésiné sur la qualité des matériaux. Au bout d’une heure à peine, Johansson parvint à ouvrir un trou de ver. Bien entendu, sa puissance était dérisoire comparée à celle de ses descendants utilisés par CST, mais Bradley n’avait l’intention d’aller ni sur Mars ni sur la Lune. Tout ce qu’il voulait, c’était faire un saut à quatre cents kilomètres de là, à Las Vegas. Plus précisément dans le coffre hautement sécurisé où était stocké l’argent des huit plus gros casinos de la planète. Le trou de ver s’ouvrit exactement là où il le souhaitait, et l’équipe se retrouva rapidement à l’intérieur du coffre. Une fois de plus, sa présence déclencha une batterie d’alarmes, et un champ de force fut déployé pour emprisonner à l’intérieur ceux qui, miraculeusement, étaient parvenus à s’infiltrer dans le saint des saints, le temps que les gardes arrivent. L’un des hommes de Johansson utilisa des microcharges thermiques pour faire sauter la porte et la condamner de l’intérieur. Les terroristes passèrent les quarante-neuf minutes suivantes à transférer des sacs remplis de billets de banque par le trou de ver du musée. Les casinos acceptaient les devises de tous les mondes du Commonwealth et chaque sac contenait l’équivalent de cinq millions de dollars terriens. En moyenne, il fallait une minute pour prendre un sac, le transporter dans le musée et retourner dans le coffre. Paula Myo arriva quatre-vingt-dix minutes après le déclenchement des alarmes du musée. Depuis une semaine, elle travaillait sur le vol d’une cuve virtuelle dans une usine près de Portland. Une affaire étrange. Au CICG, personne n’imaginait ce qu’un malfaiteur pourrait faire d’un engin pareil. Quant aux compagnies qui s’en servaient, elles avaient les moyens de s’en offrir. À présent, on savait. Elle se faufila entre les reporters excités, puis traversa le barrage de policiers et de gardes qui encerclaient l’institution. Elle se colla contre la porte défoncée et, malgré l’angle réduit, jeta un coup d’œil à l’intérieur du dôme. En plissant les yeux, il était possible de voir à travers le voile d’air déformé et de distinguer des silhouettes mouvantes. Deux semaines seulement qu’elle travaillait pour le CICG et elle assistait au plus grand cambriolage de l’histoire de l’humanité. Après que le dernier sac de billets eut été transféré dans le dôme, Johansson déplaça l’ouverture du trou de ver. Vers une destination inconnue, cette fois. L’équipe œuvra pendant quarante minutes supplémentaires pour transporter les sacs de l’autre côté. Puis Johansson et ses hommes disparurent et une simple minuterie permit au générateur de trous de ver de s’éteindre derrière eux. Le champ de force se désactiva deux heures plus tard. Paula fut l’une des premières à mettre les pieds sous le dôme. Les équipes scientifiques s’activèrent aussitôt sans se soucier d’elle. Elle était beaucoup trop jeune et pas assez gradée pour que cette affaire lui soit confiée. Et puis, son héritage génétique particulier n’était pas pris en considération. Des enquêteurs expérimentés dirigèrent les opérations ; elle n’eut droit qu’à un rôle secondaire. Le lendemain matin, les casinos confirmèrent le vol d’un milliard sept cents millions de dollars. Les médias baptisèrent l’affaire le « Grand casse du trou de ver ». Les dirigeants du CICG affirmèrent que l’enquête avançait à pas de géant et qu’il y aurait bientôt des arrestations. De fait, tout le monde était d’accord pour dire qu’il n’était pas possible de cacher très longtemps une somme aussi colossale. Sauf que Johansson avait tout prévu. Il dépensa son argent chez des marchands peu scrupuleux, qui ne lui demandèrent pas sa provenance et ne s’empressèrent pas de le déposer à la banque. Sur Far Away, les Gardiens commencèrent à étendre leurs activités et à augmenter leur nombre. La guerre contre l’Arpenteur et son principal agent, l’Institut de recherche, avait commencé. Mais la famille Halgarth constituait une cible secondaire de choix. À partir d’échantillons de cheveux trouvés sous le dôme, l’équipe scientifique du CICG identifia l’ADN de plus de deux mille cinq cents personnes - le musée était très fréquenté tous les jours de la semaine. Le dossier de Johansson sortit certes du lot, puisque le personnage avait disparu cinq années plus tôt sans prévenir ni sa famille ni son employeur. Mais le CICG ne rassembla les pièces du puzzle que lorsque les opérations de sabotage commencèrent sur Far Away et que les Gardiens inondèrent l’unisphère de leur propagande. Attraper Johansson était cependant une tâche autrement plus difficile. Il n’achetait jamais d’armes personnellement, et utilisait toujours des hommes de main pour délivrer ses messages de propagande. Les arrestations furent donc nombreuses, mais toujours périphériques. Les années, les décennies passèrent. Les enquêteurs quittèrent un à un le CICG, de leur plein gré ou sous la pression. Paula, elle, resta et gravit tous les échelons du détachement spécial formé pour l’occasion. Finalement, ce dernier fut dissous, et le dossier du Grand casse du trou de ver relégué en bas de la pile. Toutefois, Paula ne l’abandonna pas pour autant. Elle y travaillait dès qu’elle avait un moment de libre. Et cela dura cent trente ans. Il était hors de question d’arrêter. C’était au-delà de ses forces. Le tram stoppa à l’extrémité de Montagu High Street. Elle descendit. La ville n’avait pas changé ; tout était comme dans les souvenirs de sa première vie. Au bout de la rue où alternaient boutiques et hôtels, en contrebas, elle reconnut la crique. D’un côté, il y avait une jetée en pierre avec un alignement de bateaux de pêche et de filets tendus pour sécher. Dans le ciel, tournoyaient des nuées d’oiseaux écarlates, des tétramouettes qui, grâce à leur plumage huileux et étanche, nageaient presque aussi bien que des poissons. Montagu n’était pas très animée en milieu d’après-midi. La plupart des gens travaillaient et les trottoirs et les bus étaient presque vides. Des mannequins bien habillés étaient exposés dans la vitrine de la boutique la plus proche. Il n’y avait ni chaînes ni franchises sur Huxley’s Haven. Techniquement, l’économie de la planète s’apparentait à une sorte de communisme. Le marché des biens et produits non essentiels dépendait de l’offre, ce qui laissait les concepteurs libres d’innover. Les robes et les foulards des mannequins étaient très beaux. Paula entra dans la boutique et fut accueillie par une jeune vendeuse vêtue uniquement de vêtements présents dans les rayonnages. Elle se surprit à examiner un peu trop ouvertement cette jeune femme. À quoi pouvait bien ressembler une personne destinée depuis sa naissance à vendre des vêtements ? À rien de particulier, se dit-elle sèchement. C’est une personne ordinaire, comme toi. Mais non, les vendeuses de vêtements ne formaient pas une caste spécifique. Tout juste devaient-elles être prédisposées à sourire à la clientèle. En fait, cette jeune personne aurait tout aussi bien pu être cuisinière, bibliothécaire ou jardinière. Ce n’était qu’après l’école élémentaire, vers l’âge de douze ans, que les habitants de Huxley’s Haven commençaient à se spécialiser en fonction des aptitudes innées qu’on avait choisies pour eux. La vendeuse sourit imperceptiblement en jetant un coup d’œil de professionnelle aux vêtements de Paula. — Puis-je vous aider, mademoiselle ? Paula mit quelques secondes à comprendre que, malgré son tailleur strict, elle avait l’air plus jeune que la vendeuse. — Désolée, mais je n’ai pas besoin de vêtements. Je cherche la maison de M. Denken. — Ah, oui ! fit la vendeuse, satisfaite, comme si c’était exactement le genre de question qu’elle s’attendait à entendre de la part d’une étrangère. C’est sur Semley Avenue. Et de poursuivre avec un itinéraire détaillé… — Excusez-moi d’être indiscrète mais, pour quelle raison souhaitez-vous lui parler ? ajouta-t-elle. — J’ai besoin de conseils. — Vraiment ? J’ignorais que les citoyens du Commonwealth recouraient à nos libres-penseurs. — Ils ne le font pas. Je suis née ici. La jeune femme en resta bouche bée, ce qui la fit sourire. Semley Avenue n’avait pas changé non plus. Les mêmes bungalows, les mêmes petits jardins soigneusement entretenus. Les pins et autres conifères plantés sur les trottoirs avaient néanmoins poussé au cours du siècle passé ; c’étaient désormais des arbres solides et épais. Leur parfum se mêlait à celui de la mer toute proche, rendant l’atmosphère particulièrement paisible. Cette ambiance lui fit penser à un village de retraités. La maison de Denken était le dernier bungalow de la rue, au sommet de la colline, juste avant un vaste parc. Il était plus gros que les autres, ce qui ne pouvait passer inaperçu sur ce monde où tous les citoyens avaient le même salaire, quel que soit leur métier. Une annexe en parpaings, dotée de quelques fenêtres à guillotine toutes simples, avait été construite près de la bâtisse originelle, semblable à un chalet. Le résultat était étonnant et quelque peu disgracieux. Paula remonta l’allée gravillonnée jusqu’à la porte d’entrée et fit tinter la cloche en cuivre terni. Le jardin lui aussi se différenciait des autres jardins du quartier, pourvus d’une pelouse bien tondue, de parterres de fleurs colorées et, éventuellement, d’une vasque pour les oiseaux et d’un cadran solaire. Ici, il y avait surtout des buissons persistants aux couleurs pastel et la pelouse n’avait pas été tondue depuis une bonne semaine. Paula s’apprêtait à tirer la cloche une seconde fois lorsqu’une voix d’homme dit : — J’arrive, j’arrive. Un instant plus tard, la porte s’ouvrit et elle découvrit un homme grand, d’environ trente-cinq ans, aux cheveux bruns, grisonnants, peu soignés et tombant sur les épaules. Il portait un tee-shirt turquoise excessivement délavé et un short jaune. — Vous êtes en avance, dit-il en examinant Paula avec ses yeux chassieux. Oh, votre mère n’a pas pu venir ? — Je n’ai pas de mère. Elle reconnaissait les traits de son ancêtre. Ces joues étaient plus rondes, ses cheveux plus foncés, mais le nez était le même, tout comme les yeux verts et expressifs. Et puis, il y avait ce même air légèrement ahuri. L’homme se frotta les yeux comme s’il venait de se réveiller et la regarda de plus près. — Ma parole, vous êtes étrangère. Que faites-vous ici ? — Vous êtes Denken ? — Leonard Denken. Oui ? — Je suis Paula Myo et, techniquement parlant, je ne suis pas étrangère. Leonard Denken fronça les sourcils puis, soudain, écarquilla les yeux. Il se redressa, enfin réveillé. — Mais oui, mais oui, mais oui. Bien sûr ! Le dernier bébé volé. Mon grand-père ! Non ! Mon arrière-grand-père était votre conseiller. Mon père parlait tout le temps de cela. — J’ai justement besoin de conseils. Leonard se figea, avant de sourire jusqu’aux oreilles. — Entrez, je vous en prie. Entrez ! Ne faites pas attention au désordre. Mon esprit n’est pas tout à fait aussi clair que les gens aiment à le penser. Et ma maison est le reflet parfait de ce désordre. Matilda me menace tout le temps de prendre les choses en main, mais je n’ai pas encore trouvé le temps de faire un index. Un jour, un jour, oui… Il y avait des montagnes de livres le long du couloir, des volumes brochés ou reliés de cuir. Certaines des piles arrivaient à l’épaule de Paula et paraissaient terriblement instables. — Il faut que je me dégotte de nouvelles étagères, dit Leonard en s’excusant, comme il remarquait son regard étonné. Il y a plusieurs charpentiers dans la rue, mais je n’ai pas encore trouvé le temps de leur demander. Et puis, j’ai besoin de bois. Il la conduisit dans la grande annexe, qui ne comprenait qu’une grande pièce. — Mon père voulait en faire une bibliothèque, mais j’ai pris quelques libertés avec son projet. Les murs étaient entièrement tapissés de livres, du sol au plafond. Leonard avait même commencé à faire des piles au milieu de la pièce. Seul le mur du fond était pourvu de fenêtres à guillotine, depuis longtemps obstruées par des étagères. Sur la façade s’ouvraient deux grandes portes-fenêtres, qui donnaient sur le jardin du petit bungalow et offraient une vue superbe sur les falaises et la mer. Un grand et vieux bureau avait été installé devant l’une d’elles ; il croulait sous les magazines, les papiers, les livres et les chemises en carton. — Asseyez-vous, dit Leonard en désignant une chaise antique et grêle. Matilda ! Matilda, nous avons une invitée. Vous voulez boire un peu de thé ? De café ? En revanche, je n’ai aucune marque du Commonwealth à vous offrir. Mais, j’ai un peu de sherry. À moins…, dit-il en se retournant vers une vieille horloge de grand-père. À moins qu’il soit trop tôt ? — Du thé, ce sera parfait, merci. Une jeune fille apparut dans l’encadrement de la porte. — Voici Matilda, dit Leonard. Pour une étrangère, l’adoration contenue dans sa voix était presque embarrassante. L’homme regardait la jeune femme d’un air rêveur, béat. Paula, qui était pourtant habituée aux femmes modifiées du Commonwealth, fut époustouflée par sa beauté. Elle avait un peu plus de vingt ans, des pommettes délicates, des traits forts et de grands yeux bleus à la profondeur déstabilisante. Ses longs cheveux blond platine formaient une natte épaisse, qui suivait la courbe de sa colonne vertébrale et lui arrivait aux hanches, qu’elle avait étroites. Et puis, elle était grande et avait des jambes parfaites, longues et musclées, que lui envierait n’importe quelle danseuse. Paula pouvait détailler Matilda à sa guise, car elle ne portait qu’un bas de bikini et un tee-shirt découpé sous la poitrine. Sa peau était bronzée et saine. Paula regarda de nouveau par la porte-fenêtre et vit deux serviettes étalées dans l’herbe, où les deux personnages devaient prendre un bain de soleil. — J’aimerais te présenter Paula Myo, qui nous vient tout droit du Commonwealth, dit Leonard. — Bonjour, dit Matilda. Je peux vous offrir quelque chose ? — Juste un peu de thé, répondit Paula. — Bien sûr. Elle gratifia Paula d’un sourire sincère, auquel celle-ci répondit de bonne grâce. — N’est-elle pas délicieuse ? demanda Leonard lorsque la fille fut repartie. Il était aussi timide et incrédule qu’un adolescent boutonneux auquel la plus belle fille de la classe aurait fait un clin d’œil. — Je crois que je vais la demander en mariage. C’est ce que je souhaite le plus au monde, mais je suis un peu plus vieux qu’elle. Cela ne semble pas la déranger… — Ne patientez pas trop longtemps, dit Paula. Une centaine d’autres types attendent de lui poser la même question. Et elle a choisi de vivre ici. Cela devrait suffire à vous convaincre. — Oui, oui, vous avez raison, soupira-t-il en se reprenant. Je suis désolé. Je ne suis pas supposé vous demander des conseils. — Il n’y a pas de mal. J’ai beaucoup d’expérience en la matière. Et puis, je suis habituée à des différences d’âge beaucoup plus grandes - cent, cent cinquante ans. Seul l’amour compte. — Oui, oui, bien sûr. Je dois avouer que je suis bouleversé par votre venue. C’est pour cela que je suis un peu dépassé par les événements. Les lettres que vous avez écrites à mon arrière-grand-père sont quelque part par ici, dit-il en désignant les piles de documents d’un geste vague. Je les ai lues lorsque j’ai pris la succession de mon père. Vous veniez tout juste d’être prise dans un genre de service de police, il me semble ? Paula avait complètement oublié ces lettres. Au début, c’était une façon de rester en contact avec la seule personne dans toute la galaxie qui paraissait à même de la comprendre. Ensuite, ses craintes s’étaient estompées, mais elle avait continué à écrire par politesse. Et puis, son travail était très prenant. C’était certes une excuse éculée. Elle aurait dû se douter qu’Alexis garderait une trace de leur correspondance. Leur histoire avait été courte mais très intense. — Effectivement, je suis devenue inspecteur et, sans fausse modestie, j’ai fait une assez belle carrière. Il eut un sourire fier. Du genre de ceux qui font remonter des vieux souvenirs un peu trop nombreux. — Bien sûr que vous avez fait une belle carrière. Vous êtes la meilleure de toutes. Même s’ils ne l’admettront jamais. — Je dois remercier votre arrière-grand-père. C’est sur son conseil que je suis partie. Il savait que je n’aurais jamais pu être heureuse ici, que j’avais été exposée trop longtemps au Commonwealth. — Ce serait un bon sujet de débat. Toutefois, je ne suis pas lui et, en tout état de cause, vous vous en êtes bien sortie. Il faut que je vous pose une question : excusez-moi d’être aussi indiscret, mais n’avez-vous jamais douté de la pertinence des rajeunissements ? Vous avez manifestement subi ce processus plusieurs fois. Il me semble que vous n’étiez qu’une adolescente lorsque vous avez quitté Huxley’s Haven. — Non, je n’ai jamais douté. Jamais. Il y a tellement de criminels à arrêter. — Et personne ne peut faire le boulot à votre place ? Elle grimaça. Il ressemblait tant à Alexis. — Il y en a bien quelques-uns, admit-elle. — Je vous pose la question parce que c’est un sujet dont nous débattons fréquemment au sein de ma caste. Nous avons du mal à décider si nous devons l’adopter ici. — Personnellement, je pense que le rajeunissement serait contraire à votre éthique. L’objectif de cette société a toujours été de satisfaire ses citoyens. Une grande partie de cette satisfaction vient d’un cycle naturel inchangé et jamais remis en question par les expérimentations génétiques de la Fondation. On vous a donné la capacité de vous contenter de peu, de vous satisfaire d’un cadre de vie simple - comparé à ce qu’offrent la majorité des cultures du Commonwealth. Qui que vous soyez, il y aura toujours un travail pour vous. Un travail dans lequel vous vous épanouirez et pour lequel vous serez rémunéré comme tout un chacun. En rendant accessible le processus de rajeunissement, vous vous développeriez au-delà de ce que votre économie est capable de supporter. Sans compter que votre niveau technologique est le seul qui convienne à votre système de castes. Autant il est envisageable de sélectionner les êtres en fonction de quelques traits comportementaux particuliers - en ajoutant un peu de dextérité pour les médecins -, autant il est impossible de choisir avant la naissance des microbiologistes ou des techniciens en fusion nucléaire. Pour exercer ces métiers, il faut de nombreuses aptitudes différentes. Moderniser votre société impliquerait de déspécialiser les castes et donc, à terme, de les dissoudre. Ce qui donnerait une société humaine et économique fondée sur une idéologie plutôt que sur des besoins. Dans ces conditions, nombreux seraient ceux qui quitteraient leur planète natale pour aller chercher un meilleur salaire ailleurs. Surtout après avoir travaillé un ou deux siècles dans le même bureau. — Quelle histoire ! Moi qui croyais que les libres-penseurs dans mon genre étaient les seuls à pouvoir élaborer des arguments et des théories aussi tordues. Matilda était de retour avec un plateau et des mugs remplis de thé. —Ne le laissez pas vous distraire, dit la jeune femme en la servant. C’est un très mauvais libre-penseur. Il pose beaucoup de questions et ne répond presque jamais aux vôtres. — Avant de réfléchir aux problèmes, il faut d’abord les exposer correctement. Matilda regarda Paula en haussant les épaules et tendit une tasse à Leonard. — Vous faites quoi dans la vie ? demanda Paula. — Je suis infirmière. Je travaille à la maternité de l’hôpital local. J’adore les enfants, ajouta-t-elle en lançant à Leonard un regard lourd de sens. L’homme rougit. Paula voulut lui crier dans l’oreille : « Mais vas-y, qu’est-ce que tu attends ? » Il y avait beaucoup trop d’histoires recyclées dans cette maison. Une société statique, hors du temps, pouvait, elle aussi, connaître des extrêmes. À l’époque, un siècle et demi plus tôt, elle était plus jeune que Matilda, alors qu’Alexis était plus âgé que Leonard. Elle lui avait brisé le cœur en partant, même si c’était lui qui l’avait poussée à quitter ce monde dans lequel elle n’avait pas d’avenir. De toute façon, elle n’aurait pas pu rester et être heureuse avec lui. C’était le problème avec les libres-penseurs : ils avaient une imagination débordante et n’étaient pas très stables. Les hommes resteront toujours des hommes. La Fondation a juste accentué leur incapacité naturelle à prendre des décisions. Matilda regarda successivement son amant et Paula. — Je crois que je vais vous laisser. Appelez-moi si vous avez besoin de quelque chose. Elle embrassa Leonard sur le front, ressortit dans le jardin, se débarrassa de ses vêtements et s’allongea sur sa serviette. Paula repensa à Mellanie et à Morton, un couple qu’elle aurait préféré oublier définitivement. — N’êtes-vous pas le contre-exemple parfait ? reprit Leonard. — Récemment, quelqu’un a comparé mes aptitudes innées à un désordre mental, à un trouble obsessionnel compulsif. C’était un idiot, mais il n’avait peut-être pas tout à fait tort. Un officier de police peut certes s’accommoder facilement de ce genre de tare. Toutefois, ceux de ma caste sont probablement les seuls à pouvoir s’adapter au Commonwealth, ajouta-t-elle avant de s’interrompre, troublée par le cours de ses pensées. Mais, j’oubliais les libres-penseurs… Leonard la regardait par-dessus le rebord de son mug. — Nous ne sommes pas tout à fait aussi libres que les gens aiment à le penser. Si je devais nous définir, je dirais que nous sommes les psychiatres de la société. Selon la Fondation, nous sommes indispensables à ce monde. Notre rôle est de venir en aide aux gens et de poser les questions que les autres ne se posent pas. Collectivement, nous représentons presque une sorte de classe politique. Notre conseil est censé élaborer des propositions, des alternatives que le reste de la population choisit ou non d’appliquer. Il ne faut pas croire, continua-t-il d’un ton plus détendu, que la population est programmée pour obéir sans broncher à nos décisions. Évidemment, si c’était vrai, les possibilités de contrôle sur les masses seraient fabuleuses. — Vous ne feriez pas un très bon dictateur, Leonard. — Sans doute. Dommage que nous soyons reconnus pour notre travail sur les individus et pas pour ce que nous apportons à la société. Ici, je suis un peu le psy du quartier. Dès que quelqu’un rencontre un problème qui sort légèrement de l’ordinaire, il me rend une petite visite. — C’est une allusion à ma venue ? — Non, sûrement pas. À propos, qu’est-ce qui vous amène ici ? — Vous devriez commencer à préparer des remèdes pour les maux à venir. Je suppose que vous êtes au courant pour Dyson Alpha et la menace primienne ? — Effectivement, nos journaux en ont parlé, même si nous avons tendance à ne pas trop nous occuper des histoires du Commonwealth. Vos ambassadeurs m’ont fait parvenir un dossier complet sur la situation. Vous travaillez sur la question, peut-être ? — Plus maintenant. Et elle lui raconta tout ce qui lui était arrivé. Deux heures plus tard, lorsqu’elle eut terminé, Leonard arborait un visage légèrement découragé. Il pressa ses mains sur ses tempes et expira bruyamment. — À part aller voir ce Rafael Columbia pour lui mettre mon poing sur la figure, je ne vois pas trop ce que je pourrais faire pour vous aider. Vous avez vraiment travaillé sur la même enquête pendant plus de cent trente ans ? — Oui. Il n’est pas dans ma nature de laisser tomber. — Non. Bien sûr. Je suis désolé. C’est juste que je ne suis pas habitué à appréhender des périodes aussi longues. Que comptez-vous faire à présent ? — Mon instinct me pousse à poursuivre mes recherches. Il faut absolument que je trouve Johansson. — Oui, c’est ce que je vois. J’ai bien quelques pouvoirs discrétionnaires - il en est de la Fondation comme des autres organisations humaines. Je pourrais demander au Trésor de vous payer un salaire mensuel. Rien d’extraordinaire, mais ce serait assez pour vous permettre de poursuivre cet homme diabolique sans avoir à vous soucier de l’argent. Paula eut un rire sans joie. Elle commençait à se dire qu’elle avait fait une grossière erreur en venant jusqu’ici. Son instinct l’y avait pourtant poussée. Il était un libre-penseur. Il était son dernier lien avec Alexis. Elle jeta un regard circulaire sur la bibliothèque et se demanda ce qu’elle aurait fait de ce bungalow si elle était restée. Quels peintures, meubles et papiers peints elle aurait choisis pour rendre plus joyeuse cette salle sombre et grise. — Leonard, le Commonwealth m’a versé un bon salaire pendant cent cinquante ans - et je ne vous parle pas des notes de frais. J’ai terminé de rembourser mon appartement il y a cent huit ans. La plupart du temps, je mangeais à la cantine du CICG. En moyenne, j’achetais six tailleurs par an, plus quelques vêtements plus décontractés. Bien sûr, j’ai aussi souscrit une assurance résurrection et rajeunissement, et l’argent qu’il me reste est placé et géré par l’IA. Ce qui signifie que j’en ai toujours davantage, même en tenant compte de l’inflation. Je n’ai pas besoin de salaire, mais merci de votre offre. — Dans ce cas, en quoi puis-je vous aider ? — Les libres-penseurs sont censés faire preuve d’une objectivité absolue. J’ai seulement besoin de votre opinion, de savoir ce que vous pensez de mon obsession. En fait, j’ai presque besoin de votre absolution. — Qu’est-ce que la religion a à… Non, oubliez ce que je viens de dire. Êtes-vous en train de m’expliquer que vous attendez ma bénédiction ? — J’attends d’être convaincue. Dans un sens ou dans l’autre. — Je ne suis pas certain d’en être capable. C’est une affaire très compliquée. Quelles sont nos différentes options ? Il est dans votre nature de ne jamais laisser tomber. Vous savez que Johansson mérite d’être emprisonné. Servez-vous de vos talents, Paula. Attrapez-le. — Est-ce vraiment la solution ? À peine eut-elle le temps de prononcer cette phrase, qu’un frisson glacé lui parcourut les avant-bras. — Qu’est-ce que vous me racontez ? demanda Leonard, surpris. — Et s’il avait raison ? Si l’Arpenteur, cet extraterrestre malintentionné, existait vraiment ? Peut-être influence-t-il réellement la politique des hommes ? — Voyons, voyons, soyons raisonnables. Son histoire ressemble quand même énormément à ces bonnes vieilles théories de la conspiration, vous ne trouvez pas ? — Si, bien sûr. Mais, ces derniers temps, les coïncidences se sont multipliées dans l’affaire Johansson. Jusque-là, j’ai toujours cru que sa motivation principale était l’argent, que les Gardiens n’étaient qu’un prétexte, une couverture pour ses activités crapuleuses. Pourtant, les événements récents semblent accréditer sa thèse, si farfelue soit-elle. Ses prophéties se réalisent une à une. Et si c’est bien L’Arpenteur qui nous a manipulés pour que nous effectuions ce vol vers Dyson Alpha, cela expliquerait bien des choses. » Je note également que durant toutes ces années, son discours n’a jamais changé. À part moi, je ne connais aucune autre personne capable de tenir la même position aussi longtemps, sans fléchir. — Ah ! Maintenant je comprends pourquoi vous êtes venue me voir. Vous avez un problème moral. Vous vous demandez s’il est juste de laisser tomber Johansson - qui a pourtant commis de nombreux crimes avérés - pour chasser l’Arpenteur - dont l’existence reste encore à démontrer. — Vous avez mis dans le mille. Inutile de préciser qu’elle n’avait personne d’autre à qui exposer son dilemme. De fait, elle ne savait pas à qui elle pouvait faire confiance. — Bien que je sois extrêmement flatté par votre visite, force m’est d’admettre que je n’ai pas les qualifications requises pour répondre à cette question. Je sais bien peu de chose sur les affaires politiques du Commonwealth. Et il me semble que c’est bien de cela qu’il s’agit, non ? — Non. Cela n’a rien à voir avec la politique. Les politiciens sont certes impliqués jusqu’au cou dans cette histoire - surtout Columbia -, mais leurs vaines disputes ne m’intéressent guère, bien que leurs conséquences soient déplorables. Même si vous doutez de l’existence de l’Arpenteur, je vous suggère de vous intéresser un peu à Nigel Sheldon. Il est impliqué dans cette histoire, cela ne fait aucun doute. Johansson agit à la façon d’un politicien de l’ombre ; son influence est indiscutable. J’ignore l’identité de ses soutiens, mais une chose est certaine : il a des amis dans les cercles gouvernementaux. — Attendez une minute. Vous m’avez bien dit que c’est à cause de Sheldon que vous n’avez pas pu organiser l’inspection systématique de tous les containers en partance pour Far Away ? — C’est ce que m’a confirmé Burnelli. — Il est donc peu plausible que Johansson agisse contre les intérêts de son allié. — Je ne sais pas. Sans doute. À condition que Burnelli ne se soit pas trompé. Si Johansson avait convaincu Sheldon de l’existence de l’Arpenteur, il n’aurait pas eu besoin de créer les Gardiens de l’individualité, ni de faire ce casse à Las Vegas. Le CICG et tous les gouvernements du Commonwealth auraient uni leurs forces pour traquer cet extraterrestre. Mais il ne l’a pas convaincu. Et pourtant, Sheldon a tout fait pour nous mettre des bâtons dans les roues. — Le sénateur était-il un homme de confiance ? — Dans ce domaine-là, oui. Sans aucun doute. Leonard se rassit, intrigué. — Tout ceci n’est pas logique. — Peut-être nous manque-t-il des informations cruciales, d’où l’apparent paradoxe ? — D’où votre détermination à poursuivre cette enquête jusqu’à son terme… Je vois. Mais reste à savoir quelle facette de l’enquête. Cruel dilemme. Pourriez-vous rencontrer Sheldon ? — Étant donné ma position actuelle, je pourrais probablement obtenir un entretien avec une personne de pouvoir, pas plus. Comme vous le voyez, je n’ai pas droit à l’erreur. Si Sheldon est réellement mêlé à cette histoire, il niera tout en bloc, et je pourrais fort bien connaître le même destin que le sénateur. — Oui. Ce serait dommage, évidemment. Mais si vous parveniez à mettre le grappin sur Johansson, un grand nombre de questions trouveraient sans doute leur réponse. — Le résultat serait le même si je mettais le grappin sur l’Arpenteur. — Et comment vous y prendriez-vous pour accomplir un tel prodige ? — J’irais sur Far Away. Si Johansson dit vrai, l’Institut doit regorger de preuves. — Mais ce serait dangereux, non ? — Le risque serait acceptable. Personne ne s’attend à quelque chose de ce genre de ma part. Et puis, ce serait une opération éclair. — C’est tentant, évidemment. L’Arpenteur est le plus grand de tous les criminels et sa traque est on ne peut plus justifiée. Mais êtes-vous certaine de ne pas subir le contrecoup de votre démission ? — J’en suis certaine. De toute façon, Johansson ne pourra pas m’échapper indéfiniment. Néanmoins, je suis obligée de travailler dans l’urgence. Les Primiens menacent de débarquer d’un jour à l’autre et, si Johansson dit vrai, cela pourrait très mal se passer pour nous tous. Et puis, qui sait ? Démasquer l’Arpenteur pourrait peut-être nous éviter un conflit. — Laissez de côté le facteur temps. De toute façon, vous n’avez aucun pouvoir sur lui. Vous devez poursuivre Johansson. Vous savez comment il fonctionne, sa façon d’agir. Et vous avez un avantage non négligeable sur lui. — Ah, oui ? — En travaillant toute seule, vous éviterez tout risque de fuite. Il ne vous verra pas arriver. Elle eut un sourire en coin. — Vous avez plus de points communs avec Alexis que je ne le croyais. — Eh bien, merci. Alors, que comptez-vous faire ? — J’irai sur Far Away pour entrer en contact avec les Gardiens. Ils me conduiront à Johansson. Comme vous l’avez si bien dit, il ne s’attend pas à me voir arriver de cette direction. — Aïe ! Je suppose que vous savez ce que vous faites, mais je vous en conjure, soyez prudente. J’aimerais que mon arrière-petit-fils ait la chance de vous voir débarquer un jour dans cette même maison. Elle se leva et lui tendit la main. — Je promets de venir lui rendre visite. — Vous allez suivre mes conseils ? — Vous m’avez aidée à faire mon choix. Il regarda par la porte-fenêtre ouverte. Matilda était toujours allongée sur sa serviette. — De votre côté, vous m’avez aidé à faire le mien. Une énorme limousine noire Zil était garée devant l’entrée de l’immeuble de Paula, bloquant presque complètement la rue. Étonnant que la police ne l’ait pas fait enlever, se dit-elle. Le chauffeur mériterait une bonne amende. Comme elle arrivait à sa hauteur, une portière papillon se souleva en silence. Un homme à la peau dorée était assis à l’intérieur. — J’ai à vous parler, lança-t-il à Paula. 9 Tulip Mansion était situé tout près de New York, dans le comté de Rye. La bâtisse était située au sommet d’une des montagnes qui constituaient le paysage tourmenté de la région, où elle était entourée d’une grande forêt de pins. Parmi les grands arbres prospéraient des buissons touffus de rhododendrons, auxquels le sol rocailleux convenait à merveille, et qui, au printemps, formaient un exquis tapis de fleurs multicolores. Ceux qui avaient choisi de s’installer dans ce paysage y restaient en général pendant de nombreuses vies. La proximité avec la grande ville en faisait un comté très populaire - à condition, bien sûr, d’avoir les moyens d’acheter ces terrains au prix prohibitif. Rye n’était pas tout à fait aussi chic que Hampton, mais il était extrêmement pratique. C’était ce qui avait plu à Miles Foran, lorsque, au début du XXIe siècle, il avait décidé de s’y installer. Foran était un de ces milliardaires de l’internet, dont l’ascension avait suivi une trajectoire balistique parfaite. Selon lui, Tulip Mansion devait être le premier « véritable château américain du nouveau millénaire ». Les traditionnelles structures en bois furent donc rejetées d’emblée. Les architectes eurent pour mission de construire du solide. Les murs de pierres finement ouvragées avaient un cœur en béton et acier conçu pour durer des siècles. L’on fit venir des artisans du monde entier. Les maîtres charpentiers et tailleurs de pierre travaillèrent dur pour venir à bout de cette œuvre d’art habitable. Des décorateurs de palais furent engagés pour concevoir un intérieur à la fois moderne et classique, à côté duquel les palais des rois du pétrole devraient sembler ridicules et vulgaires. Le jardin fut modelé de façon à rivaliser avec ceux de Versailles. La construction se déroulait comme prévu, quand Jeff Baker mit sur le marché mondial son fameux cristal-mémoire, le support de stockage ultime, qui rendit instantanément obsolètes tous les systèmes concurrents, révolutionnant l’internet. La trajectoire ascensionnelle de Foran fut stoppée d’un seul coup, rattrapée par la gravité. Ce fut la faillite. Quelques années plus tard, les créanciers de l’ex-milliardaire s’estimèrent heureux de pouvoir récupérer une part de leur argent en revendant ce rêve inachevé à Gore Burnelli. Les travaux reprirent enfin. La tour centrale en étamine fut terminée et couronnée d’une anthère dorée. Quatre ailes, figurant des pétales, se rejoignaient à sa base. Elles étaient longues, ovales et couvertes d’un toit arrondi écarlate et noir, directement inspiré de l’opéra de Sidney. À l’intérieur, il y avait des salles de réception, une salle de bal, une grande salle pour les banquets, cinquante chambres d’amis, une bibliothèque, des piscines, des solariums, des salles de jeux et un parking souterrain aux allures de caverne, rempli jusqu’à la gueule de véhicules de collection tous plus précieux les uns que les autres. Dans l’ensemble, le résultat était plutôt vulgaire et excessif, mais Justine passait plus de temps à Tulip Mansion que dans n’importe laquelle des résidences de sa famille. Si elle se sentait chez elle quelque part, c’était bien ici. Malheureusement, la fête organisée pour célébrer les fiançailles de Murielle tombait au moment le plus monstrueusement inopportun. Mais tout avait été planifié depuis des mois. Les négociations menées par les avocats des Burnelli et des Konstantin étaient enfin terminées. L’union se résumait à un échange d’actions entre les deux familles. Il ne s’agissait pas de parts des sociétés qui constituaient le cœur des deux groupes ; le couple était encore jeune et ne possédait que des actions secondaires, des compagnies périphériques, une société de financement virtuelle et des terres sur les mondes de l’espace de phase trois. Mais la possibilité d’une fusion n’était pas exclue après quelques siècles de rapprochement. Les perspectives d’avenir n’étaient pas inintéressantes et la dynamique insufflée à cette affaire ne manquerait pas de s’avérer fructueuse. Murielle, bouleversée par la disparition de son ancêtre, avait proposé courageusement de reporter les festivités. Mais Justine avait souri avec douceur à la jeune femme en larmes et lui avait dit que Thompson aurait certainement voulu qu’elle puisse se fiancer officiellement comme prévu. Il était midi et, sous un belvédère recouvert de roses magnifiques, elle accueillait des invités arrivant dans des limousines somptueuses et des véhicules anciens fabuleux. Toutefois, les voitures ne l’intéressaient guère. Cela faisait bien longtemps qu’elle avait cessé de vouloir à tout prix faire mieux que les autres pour se faire remarquer. Néanmoins, elle continuait de prêter attention à la tenue vestimentaire de ses invités et rivaux. Ce jour-là, tout le monde était censé porter des vêtements inspirés par les années mille neuf cent cinquante. Les pavillons répartis dans le jardin reflétaient eux aussi le style de l’époque. Les serveurs costumés servaient des cocktails à la mode en ce temps-là. Pour sa part, Justine avait jeté son dévolu sur une robe de soirée bleu-vert dotée d’une longue traîne de sirène. Elle s’était cependant abstenue de mettre des talons hauts, peu pratiques pour marcher sur le gazon. Une Oldsmobile de 1956 s’arrêta devant elle. Il s’agissait de celle d’Estella. — Mon Dieu, mais que t’est-il arrivé ? demanda Justine tandis que son amie claudiquait jusqu’au belvédère. Estella portait une robe rouge vif avec de grands pois blancs et des lunettes de soleil ailées et roses. En lieu et place de chaussures, elle avait deux grosses bottes de soutien à électromuscles. La jeune femme l’embrassa rapidement sur les deux joues. — Je suis vraiment navrée de gâcher le paysage, chérie, mais je me suis foulé les deux chevilles. Et je te prie de croire que ça fait affreusement mal. — Comment t’es-tu fait ça ? — De la manière la plus idiote qui soit. J’étais à une fête, je dansais sur la table. J’ai voulu sauter par terre, mais je me suis mal réceptionnée. C’est à n’y rien comprendre, mon amour. J’ai dansé sur cette table des centaines de fois et je n’ai jamais eu aucun souci. Justine ne la réprimanda pas. Elle n’était tout de même pas sa mère. — Moi, on ne m’invite plus à ce genre de soirée, se contenta-t-elle de dire. — Et puis quoi encore ? Vous avez une réputation à préserver, madame la sénatrice. — Heureusement que tu es là pour me conseiller. C’est du soutien de gens comme toi dont j’ai besoin. — Je sais, chérie, dit Estella en lui caressant le bras. Alors, dis-moi, c’est difficile ? Tu t’en sors ? — Thompson avait une excellente équipe. Je me contente de voter comme ils me disent de le faire. Je n’ai pas encore commencé à conduire des négociations moi-même. Après tout, ce n’est qu’une fonction temporaire, même si les sénateurs ont voté à l’unanimité pour me permettre de reprendre le flambeau. Même ses opposants m’ont soutenue. Je crois que tout le monde était choqué et peut-être effrayé. C’est la première fois qu’un sénateur est assassiné. Je suppose que leur attitude était une façon de faire comprendre au meurtrier qu’on ne peut pas faire peur à la classe politique de cette manière. En gros, je suis censé garder les clés du fort jusqu’à ce qu’il sorte de clinique. — Sois courageuse. — Tu me connais, répondit-elle avant de partir d ’un rire cassant. — On a identifié le coupable ? — Non. Et on ne connaît même pas le mobile. C’est tellement stupide. On ne tue plus les gens de nos jours ! Mince, nous ne sommes plus à l’âge de pierre ! — Allez, calme-toi et profite de cette journée, dit Estella en la tirant par la manche. — D’accord, tu as raison. Tu restes pour voir la pièce ce soir ? Le Songe d’une nuit d’ été. Les acteurs de Tolthorpe sont excellents et nos jardiniers ont aménagé une scène en plein air, juste devant la forêt de hêtres. — Je n’ai pas l’intention de bouger d’ici, chérie. J’ai juste besoin d’un bon verre et d’un serveur jeune et mignon. — Parfait. On se revoit tout à l’heure ? — Évidemment. Euh…, c’est Murielle, là-bas ? — Oui. Justine présenta son amie à la jeune femme et à son fiancé, qui attendaient de l’autre côté du belvédère. Murielle portait la même robe blanche que Marilyn Monroe dans Sept ans de réflexion. Elle la portait même plutôt bien, se dit Justine. Elle avait une silhouette délicieuse et une peau superbement halée. En la voyant ainsi, elle ne pouvait s’empêcher de se dire qu’elle-même était vieille et usée, et ce malgré l’apparente jeunesse de son enveloppe charnelle. Starral Konstantin était manifestement très amoureux d’elle. Les deux tourtereaux ne se lâchaient pas d’une semelle et se tenaient constamment par la main. Ce qui ne laissait pas d’agacer Justine. Cela faisait une éternité maintenant qu’elle était obligée de supporter l’enthousiasme ingénu de Murielle. Son futur mari, les fiançailles, le mariage, la vie qui serait bientôt la leur, les enfants qu’ils auraient ensemble (à l’ancienne - grand Dieu ! ). Aider la jeune femme à planifier ce grand jour lui avait pris beaucoup de son temps. Murielle vivait à Tulip Mansion depuis qu’elle était sortie de Yale, cinq mois plus tôt et, depuis, elle n’avait parlé que de mariage. Même la menace primienne lui passait au-dessus de la tête. Et puis, ce fou avait tué Thompson. Mais pourquoi ? Tout le monde attendait de Justine qu’elle fût forte et résolue comme une Burnelli digne de ce nom, alors qu’elle n’avait envie que d’une chose : serrer son petit frère dans ses bras, comme lorsqu’elle avait cinq ans et que lui n’était qu’un bébé. — Tu te sens bien, tante ? lui demanda soudain Murielle. À son grand désespoir, Justine se rendit compte que ses yeux étaient pleins de larmes. Merde ! Pas maintenant ! — Ça va, ça va, répondit-elle, malheureuse. C’est juste que, de temps en temps, je ne peux m’empêcher de penser à lui, c’est tout. Murielle enroula un bras autour de ses épaules. C’était un geste tellement innocent, spontané et sincère, que Justine se retint à grand-peine d’éclater en sanglots. — Tout ira bien, ne t’inquiète pas, dit la jeune fille d’une voix douce. Il sera bientôt de retour parmi nous. — Oui. Merci, répondit Justine en hochant vigoureusement la tête pour stopper ces effusions douloureuses. Je suis vraiment désolée de gâcher ta fête. — Nous sommes une famille unie. Dans le bonheur comme dans le malheur. Nous devons nous serrer les coudes et nous soutenir mutuellement. Justine rajusta les bretelles de la jeune femme. — Pour le meilleur et pour le pire. — Pour l’instant, j’en suis au meilleur, dit Murielle en souriant à son fiancé, compréhensif. Tu sais, reprit-elle en chuchotant, qu’il est super au lit ? — Oui, ma chère. Tu me l’as déjà dit. — Si tu veux, tu peux passer quelques nuits avec lui, avant que je lui passe la bague au doigt. Justine se mit à glousser. Impossible de s’en empêcher. Murielle était vraiment sérieuse. Comme c’est beau d’ être jeune. — Non, merci ma chère, ça ira. Il est clair que c’est un bon coup - j’ai l’œil pour ces choses-là. Alors, contente-toi de profiter de lui au maximum et de l’épuiser pour qu’il ne soit pas en mesure d’aller voir ailleurs. — Je fais déjà de mon mieux, répondit Murielle avec modestie. — Bien. Nous, les filles Burnelli, avons une réputation à soutenir. Je compte sur toi pour défendre l’honneur de la famille. S’ils peuvent encore se lever le lendemain matin, c’est que nous avons failli. C’était au tour de Murielle de glousser. Starral regarda les deux conspiratrices d’un air légèrement inquisiteur. — Mon Dieu, mon Dieu, murmura Justine, qui venait d’apercevoir une limousine Skoda du coin de l’œil. Regardez qui voilà. En plus - génial -, elle est venue avec sa nouvelle putain. Les deux Burnelli se redressèrent et arborèrent un sourire feint pour accueillir Alessandra Baron. — Chère sénatrice, je suis vraiment navrée pour votre frère, dit Alessandra. Thompson s’est toujours plié de bonne grâce au jeu de l’interview. Il est l’exemple parfait du politicien respectable. Et il n’y en a plus beaucoup des comme ça. Justine gratifia la célébrité d’un baiser exagérément enthousiaste. — Merci infiniment. Thompson m’a toujours dit du bien de vous. — Dès que son nouveau corps aura récupéré assez de forces, dites-lui que j’ai très envie de l’inviter de nouveau dans mon émission. — Vous pouvez compter sur moi. — Laissez-moi vous présenter ma nouvelle collaboratrice, s’empressa d’ajouter Alessandra Baron. Mellanie Rescorai… Justine sourit et serra la main de la jeune femme. Première vie. Approximativement le même âge que Murielle, mais les similitudes s’arrêtaient là. Cette Mellanie était une véritable teigne ambitieuse - cela se voyait comme le nez au milieu de la figure. Bizarre qu’Alessandra n’ait rien remarqué. Peut-être était-elle incapable de se reconnaître lorsqu’elle se voyait dans un miroir. — C’est un honneur, sénatrice, dit Mellanie. Votre maison est vraiment splendide. — Merci. J’ai vu plusieurs de vos reportages. Votre réputation n’est déjà plus à faire. Surtout sur Elan. — Ces gens ont vraiment été bêtes de s’opposer de cette façon à la Marine. Le gouvernement du Commonwealth sait quand même mieux que n’importe qui ce qu’il convient de faire pour protéger ses citoyens. — C’est une évidence. — Voyons, Mellanie, nous sommes venues à une fête, la coupa Alessandra. Oh, mais je suppose que vous êtes la belle fiancée, reprit-elle en serrant la main de Murielle. Toutes mes félicitations, ma chère. Vous êtes resplendissante. Cette robe vous va à ravir. Nous sommes toutes ridicules comparées à vous, vraiment. — Merci beaucoup, répondit Murielle avec douceur. — Oui, félicitations, dit Mellanie. Vous avez beaucoup de chance, ajouta-t-elle d’une voix tout ce qu’il y avait de plus sincère. Justine attendit que la journaliste ait salué Starral et quitté le belvédère. — Tu peux me rappeler pourquoi nous l’avons invitée ? demanda-t-elle à Murielle. — Nous gravitons dans la haute société. Il y a des règles à respecter. — Ah, oui. Je me disais bien qu’il devait y avoir une bonne raison. — Tu crois que Gore va venir ? La famille de Starral est déjà arrivée. — Ne t’inquiète pas, il ne va pas tarder. Il sait ce qui l’attend s’il ne vient pas. Peu après 17 heures, Gore Burnelli finit par arriver dans son énorme limousine Zil. Justine laissa le groupe de Halgarth avec lequel elle était en train de converser pour aller accueillir son père. Il portait un smoking parfaitement taillé, qui ne parvenait cependant pas à lui donner une allure totalement humaine. Il était accompagné d’une femme, que Justine ne reconnut pas tout de suite. Très jolie, un visage jeune aux traits légèrement orientaux, des cheveux noirs impeccablement coiffés en arrière. Elle portait un tailleur moderne, ce qui était un peu ennuyeux - normalement, le déguisement était obligatoire. — Ne dis rien, la coupa immédiatement Gore. Paula est mon invitée. — Je suis ravie, dit Justine, qui venait de reconnaître la femme sans l’aide de son assistant virtuel. Madame l’inspecteur principal. J’ai suivi pas mal de vos enquêtes. — Ex-inspecteur, corrigea Paula. J’ai démissionné. — D’où notre présence ici, ajouta Gore. Naïvement, Justine avait espéré que, pour une fois, cette fête ne servirait pas de prétexte à des négociations politiques ou financières. Les gens ne pouvaient-ils pas s’amuser tranquillement, sans arrière-pensées ? Elle soupira : — Allons dans ton bureau, dit-elle. Tout comme sa fille, Gore considérait Tulip Mansion comme sa base principale. Non seulement la propriété était parfaitement sûre, mais elle bénéficiait d’une liaison avec la cybersphère plus puissante que celles de la majorité des sièges sociaux de sociétés intersolaires. L’accès principal se trouvait évidemment dans son bureau. Tout comme Gore lui-même, la pièce était dotée de ce qui se faisait de mieux en matière d’interface numérique. Lorsque les deux étaient connectés en même temps, leur puissance de traitement était phénoménale. Les techniciens de la famille travaillaient constamment dessus, modifiant les systèmes, y incorporant des technologies nouvelles des années avant qu’elles sortent sur le marché. Visuellement, il était difficile d’appréhender sa taille réelle du fait de l’absence de références. Toute sa surface était faite d’une matière plastique blanc perle, lumineuse. De minuscules étincelles y naissaient, s’y baladaient, avant de s’évanouir. Chaque fois qu’elle pénétrait dans cette pièce, Justine avait l’impression d’entrer dans un processeur photonique. Une fois la porte fermée derrière eux, on aurait dit que leurs silhouettes se découpaient sur une projection holographique vierge. Des fauteuils incurvés, pareils à des poires sculptées, jaillirent du sol. Leur lueur interne passa du blanc au cuivré pour les rendre plus facilement visibles. Quand ils se furent tous assis, les meubles recouvrèrent leur aspect originel. — Je nomme Paula Myo à la sécurité du sénat, annonça Gore. Elle sera chef de service. Je te laisse te débrouiller avec la paperasse. — Je vois, dit calmement Justine. Je peux savoir pourquoi tu as pris cette décision ? — Votre frère a été assassiné par une personne liée à l’affaire sur laquelle je travaillais, répondit Paula. — Vous parlez de Johansson ? Je sais que le moment est particulièrement mal choisi pour émettre des critiques, mais cela fait un bout de temps que vous êtes sur ce dossier. C’est pour cette raison que Rafael Columbia vous a démise de vos fonctions, non ? Manque de résultats. — Columbia est un sale connard, dit Gore. D’ailleurs, nous ferions mieux de l’avoir à l’œil. Ce petit merdeux ne sera satisfait que lorsqu’il aura été nommé empereur. Justine posa un regard froid sur Paula. — Néanmoins, il n’a pas tout à fait tort. Cent quarante ans, c’est très long. — Ce dossier va bien au-delà de l’affaire du casse de Las Vegas, se défendit Paula. J’ai toujours su que Johansson était protégé par quelqu’un de haut placé au Sénat ou au gouvernement. Ce que votre frère m’a confirmé. Avant d’être tué. — Qui a fait cela ? — Je ne sais pas. L’assassin est un agent inconnu travaillant pour un commanditaire mystérieux. Mais j’ai ma petite idée. — Qui ? grogna Justine. — L’Arpenteur. Justine se laissa retomber dans son fauteuil, écœurée. — Pour l’amour du ciel ! — Moi, j’y crois, dit Gore. — Mais, papa ! Tu n’es pas sérieux ! — On s’est fait baiser par un expert. Je savais bien qu’il y avait quelque chose de louche derrière cette histoire de flotte de guerre. C’était beaucoup trop facile. Quelqu’un tire les ficelles et je n’aime pas cela. — Ce sont des conneries. Personne ne savait que nous aurions besoin de cette flotte avant le retour de Seconde Chance. Et encore, je ne suis pas tout à fait convaincue. Si nous avons accepté de participer à cette mascarade, c’était uniquement pour les contrats. — Je ne te le fais pas dire. Ce qui nous motive, c’est notre avidité, notre peur de devenir pauvres, vulnérables, impuissants. Il nous connaît bien, le salaud, pas vrai ? Justine secoua la tête, incrédule. — Que vous a dit mon frère, au juste ? demanda-t-elle à Paula. — Cela fait des décennies que je demande une inspection systématique des importations de Far Away. Sans armes, Johansson ne serait rien. Votre frère a découvert que ce projet n’a jamais pu être réalisé à cause de l’intervention de Nigel Sheldon. — Mais c’est… c’est…, bégaya Justine en se tournant vers son père. Tu ne peux pas croire ces sornettes ! — Et pourquoi l’Arpenteur n’existerait-il pas ? lui demanda-t-il en retour. — Les gens de l’Institut, sur Far Away, l’auraient déjà découvert depuis longtemps. — Si l’on en croit Johansson, c’est justement ce qu’ils ont fait, rétorqua Paula. Il en était le directeur, vous vous souvenez ? — Je sais très bien qui était Johansson, dit Justine d’un ton ironique. En esprit, elle revoyait la clairière ensoleillée dans laquelle son hyperplaneur s’était posé. Et puis Kazimir et son fanatisme. — Bon, admettons que cet extraterrestre existe et que Sheldon travaille pour lui - de gré ou de force. Comment cela explique-t-il le meurtre de Thompson ? — C’est simple, répondit Paula. Votre frère avait enfin réussi à imposer l’idée d’une inspection systématique. Je n’y ai pensé moi-même que la nuit dernière. En fait, il était dans l’intérêt des Gardiens et de l’Arpenteur de laisser ouverte la route de Far Away. Les premiers avaient besoin d’armes et de matériel, le second d’une voie de retour. — Une voie de retour ? Vous voulez dire, pour récupérer son vaisseau ? demanda Justine. — Oui. En tout cas, c’est ce que croient les Gardiens. Une fois que le Commonwealth sera en ruine, l’Arpenteur reviendra là-bas. — Mais pourquoi ? Son vaisseau est une épave et la planète est à moitié morte. Je le sais, j’y suis allée. Elle perçut une réaction immédiate. Mouvements des yeux, changement de rythme cardiaque, plus une douzaine de signes encore plus discrets. La plupart des gens n’auraient rien remarqué, mais Justine était dans le circuit depuis trois siècles et demi. Trois cent cinquante ans à négocier avec des hommes et des femmes politiques et des seigneurs des affaires. Pour elle, le langage corporel était une sorte d’émission télépathique d’un million de watts. Elle sut donc instantanément que, pour Paula Myo, elle était devenue la suspecte idéale. — Personne ne comprend ses motivations, dit cette dernière. Sauf peut-être Johansson. Mais je refuse de lui faire confiance, même s’il dit vrai depuis le début. Pour le moment, nous devons nous contenter de la propagande des Gardiens. Et, d’après eux, l’Arpenteur a l’intention de revenir. — Vous croyez que mon frère a été assassiné à cause de cela ? — Il a dressé un obstacle sur leur chemin. Justine regarda longuement son père. Son visage se reflétait sur sa peau dorée. Il n’était donc pas de son côté. — Expliquez-moi, reprit-elle, en quoi le fait de vous nommer à la direction de la sécurité du sénat peut nous aider à retrouver le meurtrier de mon frère ? — Je pourrai avoir accès à toutes les données du renseignement de la Marine sans que personne ne le sache. Ainsi, j’aurai toujours une longueur d’avance sur eux. — Attendez une minute, protesta Justine. Qui voulez-vous attraper ? —La cible ultime est l’Arpenteur. Toutefois, avant d’arriver jusqu’à lui, il faut mettre la main sur Johansson. Il est notre seul expert sur la question. À moins, continua-t-elle en se tournant vers Gore, que je me rende sur Far Away. — C’est hors de question, rétorqua immédiatement le patriarche. Je vous l’ai déjà dit. Vous nous êtes trop précieuse pour aller risquer votre vie sur une planète pleine de sauvages. Par ailleurs, vous n’êtes pas équipée pour ce genre d’opération. Votre visage est trop connu du grand public. Votre place est dans l’ombre, derrière un bureau. Maintenant que je sais ce qu’il en est, nous pouvons très bien envoyer un groupe d’agents de notre service de sécurité familial sur Far Away, histoire d’enquêter sur les deux factions. Je veux savoir exactement ce qui se trame sur cette putain de planète. — Très bien, dit Justine. Je m’arrangerai avec le bureau de Thompson pour qu’on vous embauche dès demain. Non pas qu’elle fût entièrement convaincue par les arguments de son père, mais dans l’état actuel des choses, elle ne voyait vraiment pas comment procéder autrement. Morton aurait adoré cette fête. Les invités jouaient tous en première division, soit à un niveau beaucoup plus élevé que le sien, même cette écervelée de Murielle avait plus d’argent sur son compte que tous les actionnaires de Gansu réunis. Si le pauvre avait pu venir, il aurait passé la journée à tenter de nouer des contacts. Jusqu’au petit matin et l’arrivée des robots de nettoyage. Mellanie adorait vraiment cette maison. Toutes ces richesses, cette abondance d’antiquités et ce chic réunis dans une même demeure ! C’était bouleversant pour une jeune femme originaire de Darklake City. Évoluer tous les jours dans un pareil environnement ne pouvait qu’accroître votre confiance en vous. Comme elle aurait aimé grandir à Tulip Mansion. Pour illustrer ses pensées, elle voyait des groupes de gamins courir dans le jardin. Des gosses insouciants et libres, qui jouaient au chat et à la souris. Son sourire figé dissimulait tant bien que mal sa jalousie. En regardant tous ces gens magnifiques discuter aux quatre coins de ce magnifique jardin, elle avait l’impression d’être une figurante sans importance dans un feuilleton classieux. Elle savait comment se comporter en leur compagnie, quand rire à leurs blagues ineptes, quand sourire d’un air moqueur : elle connaissait le nom des vins et des plats - elle prononçait parfaitement les noms étrangers. Elle avait toujours un peu de mal avec l’art - les membres des Grandes familles et des Dynasties intersolaires naissaient avec une encyclopédie et une histoire de l’art dans la tête ! Heureusement, son assistant virtuel était à l’affût et faisait des recherches rapides. — Ah, voici Campbell Sheldon, dit Alessandra Baron, en faisant un signe discret de la main. Tu le vois ? Mellanie se retourna lentement vers un auvent encadré par une superbe composition florale. Il y avait là de nombreux convives. Elle sortit la photo de Sheldon de son fichier de personnalités et reconnut immédiatement l’homme en question. — Oui, je le vois. — C’est avec lui que tu baiseras ce soir. C’est lui qui a mené les négociations au nom de sa famille lorsque la décision de créer la flotte de guerre a été prise. De ce fait, il a accès à toutes les statistiques, à tous les chiffres. Les délais de construction, le budget initial… Enfin, tu sais ce dont nous avons besoin. Mellanie ne répondit rien. Alessandra lui lança un regard désapprobateur. — Tu ne vas quand même pas me lâcher sur ce coup-là ? Je connais un milliard de filles qui voudraient être à ta place. — Je sais. Mais c’est un Sheldon. Il ne me fera aucune révélation. Ce n’est pas un imbécile. — Bien sûr que ce n’est pas un imbécile. Il saura qui tu es et pourquoi tu le suces. Mais cela ne fait rien. Il ne te donnera aucun chiffre, juste une piste à suivre. Ma petite Mellanie, ces gens-là mènent une guerre permanente. C’est à celui qui dominera l’autre et l’information est leur arme favorite. Si un de ses rivaux a merdé quelque part, il te le dira. Mellanie détailla de nouveau le groupe de sommités. Il était 18 h 30, elle avait bu trop de cocktails et eu trop de conversations qui débutaient et se terminaient par « chérie ». Des lumières étaient allumées sous les auvents ; les chemins qui sillonnaient le jardin baignaient dans une lueur bleutée, qui leur donnait des airs de ruisseaux phosphorescents. — À quoi servent ces auvents ? demanda Mellanie. Je suppose qu’il y a des champs de force partout. Il suffit de les mettre en route en cas de pluie. — Certes, certes, dit Alessandra d’un ton ennuyé. — Alors pourquoi ? insista Mellanie. — Tu n’as qu’à demander à Campbell. Les Sheldon sont tous férus de technologie. Je suis certaine qu’il sera très content de te l’expliquer. — Alessandra, est-ce que vous aimez quelqu’un d’autre que vous ? —Mais oui. Je t’aime toi, répondit celle-ci en l’embrassant. Mellanie fut un peu lente à répondre à son baiser. —Arrête un peu de faire ta salope, se plaignit Alessandra. La jeune femme lui lança un regard embrumé par l’alcool, puis cligna des yeux, incrédule. — Mais c’est Myo ! — Paula Myo ? dit Alessandra, soudainement intéressée. — Oui. — Curieux, commenta la journaliste sans se retourner. Avec qui est-elle venue ? — Avec personne. Enfin si, avec un type de la sécurité, put révéler Mellanie, satisfaite. — Ce qui signifie qu’elle fait affaire avec les Burnelli. — Laissez-moi l’avoir. — Cesse donc d’être obsédée par cette femme. — C’est une superhistoire et vous le savez très bien. Je baiserai qui vous voudrez, mais laissez-moi la raconter. — Ah, je reconnais bien là ma Mellanie. D’accord, je te laisse un ou deux jours. Je serai très impressionnée si tu réussis à découvrir ce qu’elle fait pour les Burnelli. Mais si tu foires, je veux que tu retournes sur Elan dans les quarante-huit heures. — Merci. Cette fois-ci, elle l’embrassa correctement. — Bien, bien, finit par dire Alessandra en gloussant joyeusement. Campbell ! Tu te souviens ? Allez, maintenant, va ! Mellanie laissa tomber son verre à cocktail derrière un rosier, secoua ses cheveux ébouriffés, bomba la poitrine et marcha d’un pas décidé vers sa cible. Finalement, la fête se passait plutôt bien. Les invités se dirigeaient vers le buffet du soir sous le regard de Justine. Un orchestre de vingt musiciens avait pris place devant la grande fontaine et jouait des morceaux entraînants des années mille neuf cent cinquante. Elle entendait de nombreux rires dans le bourdonnement incessant des conversations. Un capiteux parfum de fleurs embaumait l’air pur de ce début de soirée. Dans le ciel, les constellations brillaient intensément. Plus bas, devant la forêt de hêtres, la troupe de Tolthorpe répétait une dernière fois avant la représentation pour mettre au point les ultimes détails techniques. Son humeur s’était considérablement améliorée depuis que son père et cette Paula Myo étaient partis. Il n’y avait certes pas grand-chose de surprenant dans le fait que son père ait accepté aussi facilement cette théorie de la conspiration - il avait tellement envie de retrouver l’assassin de son fils. Habituellement, il était pourtant le plus logique de la famille. Le meurtre devait l’avoir secoué plus qu’elle ne l’avait cru. Demain matin, elle prendrait le temps de lui parler plus en détail de cette situation. Mais en attendant, elle avait l’intention de prendre du bon temps. Il y avait plusieurs hommes, sur la liste des invités, avec lesquels elle était parfaitement disposée à passer la nuit. Elle jeta un regard circulaire sur l’assemblée et repéra Campbell Sheldon. Il discutait avec Mellanie Rescorai et semblait pour le moins ravi. La jeune femme avait manifestement décidé de le mettre dans son lit ce soir. Justine roula les yeux. Comme le mâle de l’espèce était faible ! C’était un grand garçon et il survivrait probablement à l’expérience. Ramon DB se tenait près de l’auvent et regardait le buffet d’un air coupable. Elle sourit, attendrie. Il l’avait énormément soutenue pendant ses premiers jours difficiles, au Sénat. L’année prochaine, il entrerait en clinique de rajeunissement et il lui manquerait beaucoup. Toutefois, il serait tellement beau une fois requinqué. Elle chercha Estella, dont la compagnie était toujours agréable. — Vous avez oublié ceci, madame. Justine se retourna pour découvrir un jeune serveur portant un plateau en argent, sur lequel il n’y avait pas un verre, mais un vieux chapeau de plage défraîchi. — Je ne crois pas. Elle s’arrêta net. Subitement, une force étrange lui serra la gorge, rendant difficile sa respiration. Son regard se perdit dans celui du jeune homme et des larmes d’incrédulité jaillirent de ses yeux. — Oh, mon Dieu ! Kazimir ! Ses jambes menacèrent de céder sous son poids, mais elle parvint tout de même à franchir la courte distance qui la séparait de lui et à enrouler ses bras autour de son cou. Il était plus grand. Plus vieux. Beaucoup plus large d’épaules. Un visage sombre et séduisant encadré par une épaisse chevelure noir de jais. Et il semblait aussi heureux qu’elle. — Toutes les nuits, j’ai rêvé de toi, mon ange, lui chuchota-t-il dans l’oreille en lui caressant les cheveux. Elle s’agrippait à son dos, transperçant presque le tissu de sa veste de serveur. — Toutes les nuits, répéta-t-il en tremblant. Justine le serra encore plus fort. — Toutes les nuits, j’ai prié pour que tu sois heureuse. Pour que tu profites au maximum de ta vie magnifique. Et pourtant, j’aurais tout donné, ne serait-ce que pour te revoir l’espace d’une minute. — Chut, fit-elle en mettant un doigt sur sa bouche, avant de l’embrasser. Tendrement, d’abord, incapable qu’elle était de croire que ce qui lui arrivait était bien réel. Puis passionnément, intensément, éperdument. Il fit un pas en arrière et la regarda droit dans les yeux. Son sourire émerveillé était plus éclatant que jamais. Plus éclatant encore que dans ses souvenirs. — C’est vraiment toi ! s’exclama-t-elle, rayonnante. Vraiment toi ! — Il fallait que je vienne, mon ange. Même si j’avais dû te chercher dans une autre galaxie, je t’aurais retrouvée. Je ne pouvais pas faire autrement. Pardonne-moi. — Oh ! Kazimir. Elle savait qu’elle était sur le point de pleurer, mais elle s’en moquait. Son amant si délicieux, impétueux et romantique, avait traversé la moitié de la galaxie pour la retrouver. — Viens avec moi, l’implora-t-elle en le tirant d’un geste lascif vers Tulip Mansion. Il était minuit et il faisait nuit noire. Des projecteurs holographiques inondaient de couleurs primaires la scène en plein air. Un nuage de neige carbonique se propageait, inquiétant, entre les hêtres. Des champs de force savamment disposés permettaient aux lutins et aux fées de voler gracieusement dans les airs. Des soliloques furent déclamés avec majesté et grandiloquence. Des salves d’applaudissements enthousiastes retentirent. Mais Justine n’entendit ni ne vit rien de la performance de la compagnie Tolthorpe. Dans l’obscurité et la paix de sa chambre, son corps donnait une représentation d’un érotisme et d’une sensualité inégalés. Elle avait oublié ce que cela signifiait d’être adorée d’une manière aussi absolue, authentique et altruiste. Il était tellement plus expérimenté que la première fois. Il répondait à ses caresses et lui donnait du plaisir sans retenue. Ils pouvaient tour à tour être tendres, calés sur un rythme lent, ou, au contraire, furieux, s’étreignant comme des combattants. Pour eux, cela ne faisait aucune différence. Toutes les façons de faire l’amour étaient bonnes. De temps à autre, parmi les ombres soyeuses de son lit, elle devinait ses traits déformés par l’effort et saisissait l’instant où ils se détendaient sous l’effet d’un plaisir indicible, auquel elle se hâtait de s’abandonner. Pour une fois, elle se passait de médicaments et d’artifices électroniques. Tout était vrai. Lorsque les premières lueurs de l’aube éclairèrent la pièce, elle sourit en voyant leurs corps emmêlés, luisants de sueur, leurs visages distants de quelques centimètres, épanouis, repus de plaisir. — Je t’aime, dit-il d’une voix craintive. — Moi aussi, je t’aime. — Je ne te laisserai pas partir. La force de sa conviction la fit sourire. — Qu’est-ce que tu fais sur Terre ? Ce qu’elle souhaitait entendre, c’était qu’il était venu pour elle, et rien que pour elle. — J’avais une chance de te revoir. Je ne pouvais pas la laisser passer. — Mon amour. Elle mit un doigt sur son thorax, suivit son sternum, puis les contours de ses muscles. Son corps était fabuleux. Quelle somme de travail cela représentait-il pour un gamin de Far Away de se bâtir une telle charpente sur un monde à plus forte gravité ? Tous ces efforts, cette détermination. Heureusement qu’elle n’avait pas abandonné ses cours d’aérobic et qu’elle était toujours mince et musclée. — Je vais avoir du mal à me libérer pour te voir, mais j’y arriverai. Son doigt s’arrêta sur son nombril. Ah, les mauvaises nouvelles… — Te libérer de quoi ? demanda-t-elle. — Des Gardiens, évidemment. Je suis ici en mission. — Mon Dieu ! Elle prit appui sur lui et glissa sur les draps de soie, de façon à pouvoir le considérer de plus loin. Sur le visage jeune et compatissant de Kazimir était apparue une expression étonnée. — Une mission ? croassa-t-elle. Tu veux dire que tu es venu sur Terre afin d’accomplir une mission pour le compte des Gardiens. Oh, Kazimir, non ! Tu ne peux pas faire ce genre de choses ici. Tu n’es plus sur Far Away. Il faut que tu arrêtes. — Ce n’est pas possible. Notre temps est venu. Ma planète va enfin pouvoir se venger de l’Arpenteur d’étoiles. Et moi, j’ai l’honneur de contribuer à la victoire, car Bradley Johansson m’a choisi. Elle voulut se prendre la tête à deux mains. Ou bien lui mettre un peu de plomb dans la cervelle à coups de ceinturon. — Kazimir, écoute-moi : nous disposons d’une flotte de guerre à présent. Et une partie de cette gigantesque machine passe ses journées à traquer Johansson. Des centaines d’officiers sont sur le coup. Ils finiront par t’attraper. Tu ne pourras pas leur échapper. Il lui sourit avec douceur, comme si elle ne savait pas ce qu’elle disait. — Non, ils ne m’attraperont pas. Nous ne risquons rien. — Kazimir, ce n’est pas un jeu. — Je le sais très bien. Je l’ai toujours su. Aujourd’hui, tu es toi aussi devenue une victime de l’Arpenteur. J’ai pleuré lorsque j’ai entendu que ce monstre avait tué ton frère. Quel destin cruel. De tous les habitants du Commonwealth, c’est à toi qu’il a choisi de s’en prendre. Toi, mon amour. — Mon Dieu, non ! Dites-moi que ce n’est pas vrai ! Kazimir, je t’en prie, il n’y a pas d’Arpenteur. Mon frère a été tué par ses rivaux. C’est horrible, brutal, choquant, et c’est la première fois qu’une telle chose se produit dans le Commonwealth. Mais ce n’est pas la faute d’un mystérieux extraterrestre. — Les hommes politiques sont ses esclaves. De tous les êtres humains, ils sont les plus faciles à corrompre. — Est-ce que tu t’entends parler, Kazimir ? Tu ne fais que répéter des leçons apprises par cœur. Johansson n’est qu’un vieil homme malfaisant qui se sert de toi et de tous les clans de Far Away. —Justine, je suis désolé, mais c’est toi qui te voiles la face. — Je n’arrive pas à croire que nous ayons cette conversation. Tu dois arrêter, Kazimir, sortir de cet engrenage. Je m’arrangerai pour que ton passé soit oublié. Dieu sait que tu as été endoctriné depuis ta naissance. Personne ne t’en voudra pour ça. — Comment peux-tu me demander cela ? protesta-t-il, choqué et blessé. Moi qui pensais que tu allais m’aider. La vengeance de ma planète pourrait aussi être la tienne. Tu pourrais nous aider à vaincre l’Arpenteur. — Quoi ? Mais qu’est-ce que tu racontes ? — Fais lever le blocus sur les importations. — Pardon ? Il ne l’aurait pas davantage surprise s’il l’avait giflée. — C’est pour cela que tu es venu ? demanda-t-elle. — Non ! fit-il. J’ai pris les plus grands risques pour arriver jusqu’à toi. Les plus grands. Justine, je t’aime et je me bats pour sauver ton monde. Elle prit ses mains dans les siennes et les serra fort. Il était si jeune, si naïf et idéaliste. Il avait encore tant de choses à se prouver à lui-même. — Je ne veux pas que tu t’en ailles, Kazimir. Pas comme cela. Il serait tellement plus courageux et noble d’admettre que tu t’es trompé. Je le sais, j’ai moi-même eu à le faire à de nombreuses reprises. S’il te plaît, laisse tomber les Gardiens. Ils pourront très bien se débrouiller sans toi. Reste avec moi et je te convaincrai de ne plus repartir. — Tu veux me bourrer le crâne, c’est cela ? — Mais pas du tout. Je veux simplement que tu apprennes qu’il y a d’autres points de vue que celui des Gardiens. — Je ne peux pas laisser tomber mes camarades. Tu ne devrais pas me demander cela. Mon meilleur ami est mort devant moi et j’en ai vu beaucoup d’autres périr. Tu es en train de me dire qu’ils se sont sacrifiés pour rien. — Qu’est-ce que tu vas faire ? — Je peux t’en demander autant, la contra-t-il. Tu vas essayer de m’empêcher de rejoindre mes camarades ? Je ne me laisserai jamais interroger par les gens de ta sécurité. — Calme-toi, lui dit-elle précipitamment. Personne ne t’empêchera de sortir d’ici. C’est vrai que je ne veux pas te perdre une nouvelle fois, mais je ne te retiendrai pas de force. Je t’aime et je ne veux pas qu’il t’arrive malheur. — J’ai participé à de nombreuses batailles et je ne crains pas de me retrouver face à mon ennemi. — Ah ! fit-elle entre ses dents serrées. Les hommes ! Il eut un sourire crispé et sortit du lit en roulant. — Où vas-tu ? Qu’est-ce que tu fais ? —Il faut que j’y aille. Je n’avais pas prévu de passer la nuit ici, ajouta-t-il en haussant les épaules et en s’empourprant. Elle sentit ses propres joues devenir toutes chaudes. — Je voudrais que tu passes toutes tes nuits ici, Kazimir. Je voudrais que toutes les nuits soient identiques à celle que nous venons de vivre. Ce n’est pourtant pas mon genre. Merde, je ne pensais pas que… Je ne croyais plus pouvoir m’attacher à ce point à un homme. Mais toi… — Quand tout sera terminé, quand il n’y aura plus d’obstacles sur la route de notre amour, je serai à toi. Jusqu’à ce que tu ne veuilles plus de moi. — Merde ! Les yeux de Justine s’emplissaient de larmes. — Ne pleure pas. Je refuse que mon ange magnifique pleure à cause de moi. Je n’en vaux pas la peine. — Bien sûr que tu en vaux la peine. Tu ne peux pas savoir à quel point. Il finit de s’habiller puis la serra contre lui pendant un long moment. — Je reviendrai te chercher, lui promit-il solennellement. Je te le jure. Elle hocha la tête, trop épuisée qu’elle était, physiquement et moralement, pour faire autre chose. Quelques minutes plus tard, comme de nouvelles larmes ruisselaient sur ses joues, elle appela Alic Hogan à son bureau parisien. Il commença à pleuvoir une heure avant l’aube. Les gouttes glacées frappaient les pavés et venaient former des rus d’eau pure dans les caniveaux. Mellanie se tenait sous un porche, à une quinzaine de mètres de l’entrée de l’immeuble de Paula Myo. Elle était fatiguée, abattue, affamée. Lentement, le soleil se levait, éclairant la rue étroite, chassant sa grisaille moyenâgeuse. Du linteau de bois courbé par le temps qui se trouvait au-dessus de sa tête dégoulinaient des filets d’eau qui, depuis longtemps, avaient ruiné sa coiffure si élaborée. Elle n’avait pas eu le temps de se préparer correctement. Elle savait qu’Alessandra ne lui laisserait pas plus de deux jours pour obtenir une histoire convaincante. Elle n’aurait pas une minute de plus. Alors, elle avait relevé le col de sa veste pour se protéger du froid - la robe légère qu’elle portait en dessous était si courte - et avait pris son mal en patience. Ses pieds nageaient dans des chaussures italiennes en cuir, cousues main, désormais bonnes à jeter. Le silence et la monotonie de ce décor d’un autre âge étaient parfois brisés par l’apparition d’un robot nettoyeur municipal. Vers 6 heures, quelques passants firent leur apparition. Elle eut droit à des regards curieux. Toutefois, dans l’ensemble, personne ne fit attention à elle. On devait la prendre pour une prostituée attendant son maquereau ou son dealer après une nuit difficile. Ils n’ont pas tout à fait tort, se disait-elle, comme ils se hâtaient de la dépasser. À 7 h 30, Paula Myo sortit de chez elle. Par-dessus son tailleur strict, elle portait un imperméable déboutonné. Elle avait également des bottes et un parapluie en morphoplastique pareil à un grand champignon noir. Mellanie attendit que la femme fût presque arrivée au bout de la rue pour sortir de sa cachette. Dans sa vision virtuelle, elle ouvrit un plan simplifié du quartier. Comme elle s’y attendait, Myo marchait vers la station de métro la plus proche. Elle resta une vingtaine de mètres derrière elle pour ne pas se faire remarquer. La rue s’était élargie et les quelques voitures et passants rendaient sa tâche plus aisée. Les phares des voitures projetaient des bandeaux lumineux sur l’asphalte noir, les pneus produisaient un faible bruit mouillé. Un parfum de pain chaud commençait à se propager un peu partout, comme les boulangeries ouvraient leurs portes. L’estomac de Mellanie gargouilla bruyamment. Devant elle, Myo tourna au coin de la rue. Mellanie pressa le pas. À la sortie du virage, elle découvrit une bouche de métro puissamment éclairée, à une cinquantaine de mètres. Paula Myo, elle, avait disparu. — Où… ? commença la jeune femme en regardant autour d’elle. Sa cible n’avait pas traversé la rue. Les boutiques étaient toutes fermées, aussi n’avait-elle pas pu se réfugier dans l’une d’entre elles. — Merde ! Pourtant, son plan lui avait semblé parfait. En suivant Myo jusqu’à son lieu de travail, elle aurait pu découvrir ce qui liait cette femme aux Burnelli. S’il s’agissait bien d’eux. En tout cas, elle espérait en apprendre suffisamment pour persuader Alessandra de la laisser enquêter sur l’ex-inspecteur principal. — Vous feriez un piètre détective. — Hein ? fit Mellanie en pivotant sur ses talons. Myo était derrière elle, appuyée avec nonchalance sur son parapluie replié. — Pirater les données de la liste rouge est illégal. Paul Cramley, le type qui a fait cela pour vous, est assez vieux pour le savoir. — Qu’est-ce que vous allez faire ? Nous arrêter ? — Non. Mais je vais porter plainte contre lui. Il aura sans doute une amende et son équipement lui sera confisqué. — Salope ! — Il a transgressé la loi. Tout comme vous, d’ailleurs. Le fait d’être journaliste ne vous met pas au-dessus des lois, mademoiselle Rescorai. Comme n’importe quel autre citoyen, vous êtes tenue de respecter les règles. Quand bien même celles-ci ne facilitent pas spécialement l’exercice de votre soi-disant profession. — Je n’ai jamais entendu parler de ce Paul Cramley. Vous ne pouvez rien prouver. Le regard de Myo se durcit. — Je n’en ai pas besoin. Vous menacez un agent de l’État, ce qui est suffisamment grave en soi. — Vous n’êtes pas un… On vous a…, commença Mellanie avant de s’interrompre et de lâcher un profond soupir. Je suis vraiment désolée, mais je souhaitais tellement vous interviewer. — Je ne donne pas d’interviews. Dans votre milieu, tout le monde sait cela. — Mais vous pouvez quand même me dire si vous avez un suspect dans l’affaire Burnelli ! — Demandez au service communication du renseignement de la Marine. — Ils ne sont pas aussi bons que vous. Et même s’ils réussissaient à mettre la main sur les coupables, ce serait grâce à votre travail préalable. Je veux toute l’histoire ! — Je déteste être flattée de la sorte. — Je ne vous flatte pas. Je vous méprise. Mais, je suis également réaliste. Une limousine gris foncé s’arrêta juste à côté d’elle. La portière arrière s’ouvrit. — Vous perdez votre temps à me suivre, dit Myo, tandis que son parapluie en morphoplastique finissait de se replier et de prendre la forme d’une simple tige. Même si vous étiez beaucoup plus forte que vous ne l’êtes, vous ne trouveriez rien d’intéressant là où je vais. — Alors, dites-moi où chercher. —En vérité, je n’en sais trop rien. Peut-être dans l’espace. L’espace intersidéral. Elle monta à l’arrière de la limousine et la portière se referma. Tremblante, ruisselante de pluie, Mellanie regarda s’éloigner le véhicule somptueux dont les feux arrière disparurent dans le trafic parisien. —C’est vrai qu’elle ne ment jamais ? demanda-t-elle à l’IA. — Oui. Mais elle s’arrange parfois pour travestir légèrement la réalité de façon à faire avancer ses enquêtes plus rapidement. L’espace intersidéral. Fichtre ! Qui connaît quelque chose à tout ça ? Au cours de la nuit passée, l’Ange des hauteurs avait accueilli une fête mémorable. StAsaph était revenu d’un périple autour de onze étoiles. Le capitaine McClain avait annoncé, à la joie de tous, que son équipage et lui n’avaient décelé la présence d’aucun trou de ver ennemi. Ensuite, il avait assisté au premier vol d’Intrépide en compagnie de l’amiral Kime et du capitaine Oscar Monroe. Le navire de guerre était d’une conception très différente de celle de Seconde Chance et des premiers vaisseaux éclaireurs. Il ressemblait à une goutte d’eau allongée de trois cents mètres de long, avec huit ailerons à l’arrière venant compléter sa silhouette aérodynamique. Un équipage de trente personnes suffisait à maîtriser son hyperréacteur de classe quatre, qui lui permettait d’atteindre la vitesse remarquable d’une année-lumière par heure. Il était également doté d’un champ de force à sept couches, d’une coque particulièrement résistante, de cinquante missiles contenant chacun vingt têtes nucléaires indépendantes de cent mégatonnes, et de trente canons à faisceaux d’énergie. Quinze cuves virtuelles étaient nécessaires pour alimenter tous ces systèmes. Malheureusement, la station de Kerensk avait atteint ses limites en fournissant l’énergie de la flotte de vaisseaux éclaireurs, et CST était en train d’installer un réseau de câbles supraconducteurs reliés à d’autres mondes du Commonwealth. La construction de nouveaux générateurs était une véritable aubaine pour toutes les sociétés spécialisées, qui connaissaient un boum économique. Poussé par des jets de flammes bleutées, Intrépide s’était détaché de sa plate-forme d’assemblage à l’heure prévue. Il avait décrit une courbe autour de l’Ange des hauteurs pour permettre à tous les habitants des dômes humains de le voir, avant de mettre en route son hyperréacteur et de disparaître dans un éclair de lumière violette. — Et de trois, avait dit Wilson comme l’énorme vaisseau glissait au-dessus de l’atoll de Babuya. Dix autres sont d’ores et déjà prévus. Défenseur est le prochain sur la liste. Si vous le voulez, il est à vous, avait-il dit à Oscar. — Oh, oui ! Je le veux. Vraiment. Mac avait ri de bon cœur en félicitant son vieil ami, puis tous les deux étaient sortis en ville pour fêter le retour triomphal de l’un et la promotion de l’autre… Oscar grogna bruyamment, tandis que l’express jaune citron émergeait dans la lumière crue du soleil et que les rayons impitoyables transperçaient les vitres de son wagon de première classe. Il sortit immédiatement ses lunettes de soleil. — Alors, où avez-vous fini la nuit ? demanda Antonia Clarke, qui était assise juste en face de lui. — Aucune idée, grogna-t-il. Je crois me rappeler qu’il y avait un orchestre. De jazz, je crois. Il prit la tasse de café noir que le steward venait de lui servir, sentit des fluides suspects bouillonner dans son estomac et la reposa aussitôt. Antonia rit. Elle avait déjà été obligée de l’assister comme un vieillard dans la navette qui les avait conduits à la station de Kerensk. Garder son uniforme propre en apesanteur n’avait pas été une mince affaire. Et puis, les autres passagers ne s’étaient pas gênés pour exprimer leur mécontentement. — Vous avez préparé un discours ? demanda-t-elle. — M’en fous. — Vous voulez une autre injection de… — S’il vous plaît ! Et, je vous en supplie, taisez-vous, ne dites plus rien. Elle sourit et produisit un sachet empli de tubes. Elle en pressa un contre le cou d’Oscar et appuya légèrement sur la membrane. Le médicament se déversa dans son système sanguin. — Voilà. Vous êtes au maximum. Pour la prochaine, il faudra attendre six heures. Il posa délicatement le bout de ses doigts sur son front pour voir si la douleur commençait à s’estomper. — Ils disent ça pour se protéger et pour calmer leurs avocats. En fait, on peut tranquillement doubler la dose. On ne risque rien du tout. — Vous êtes un peu trop optimiste. Comment vous sentez-vous ? — J’ai l’impression que ça commence à faire effet. — Bien. L’express traversa un autre portail et la lumière se fit encore plus vive, bleutée. Antonia détourna son regard de la fenêtre. — Nous y sommes. New Costa Junction. Allez…, dit-elle en se levant. Oscar jeta un dernier coup d’œil à sa tasse de café, mais préféra s’abstenir. L’un des dirigeants de la clinique les attendait sur le quai. Il les guida jusqu’à sa voiture et, ensemble, ils s’engagèrent sur l’autoroute 37. — Ce n’est qu’à dix minutes d’ici, promit-il. L’heure de pointe est passée et le trafic est plutôt fluide. L’hôtel Nadsis se trouvait en bordure de route. Avec sa configuration en X et ses vingt étages, il disposait de cinq centres de congrès distincts. Plus de mille journalistes étaient entassés dans l’auditorium Bytham pour accueillir leurs héros. Les deux invités et toutes les VIP entrèrent en masse sur la scène, où ils furent chaudement applaudis. Dudley Bose, adolescent boudeur, dégingandé, aux cheveux roux ébouriffés, eut un sourire en coin et leva le pouce, comme il l’avait toujours fait face aux médias. Emmanuelle Verbeke surprit considérablement tous ceux qui avaient consulté son dossier avant de venir. À bord de Seconde Chance, elle avait été une professionnelle sobre, d’aucuns diraient terne, une femme aux traits ordinaires, qui ne faisait pas réellement attention à son apparence. Aujourd’hui cependant, elle respirait la joie de vivre. Elle avait choisi de porter une courte robe rouge, qui mettait superbement en valeur ses jambes longues et bronzées à la perfection par les physiothérapeutes de la clinique. Ses cheveux noirs, encore un peu courts malgré leur croissance accélérée, étaient légèrement bouclés et accentuaient encore sa jeunesse. Son sourire radieux et ses gloussements d’adolescente montraient à quel point elle avait bien vécu tout le processus de résurrection. Ce qui était extrêmement rare. Il incombait à Oscar de prononcer le premier discours. Il commença par saluer tout le monde. Puis vint le moment de la présentation - quelle plaie ! Ensuite, il put accueillir les membres de son équipage et néanmoins amis - en glissant une ou deux anecdotes, mais en s’abstenant de raconter la fois où Dudley Bose avait bousillé le filtre de sa cabine de douche. Après cinq minutes de torture, il retourna à sa place sous les applaudissements polis de l’assistance. De son côté, Antonia se moqua gentiment de lui. Le vice-président Bicklu prit alors la parole pour accueillir officiellement les héros. C’était un homme grand, dont la peau blanche de Nordique et les traits réguliers, sans être remarquables, avaient été étudiés pour compléter à merveille l’allure africaine de Doi. Oscar garda son sourire figé tandis que le politicien y allait de son blabla et de ses blagues faciles qui, de manière inexpliquée, semblaient beaucoup amuser les journalistes et les invités. Il fallait voir le bon côté des choses : son intervention à lui serait vite oubliée. Vint alors le tour d’Emmanuelle de prendre la parole. La jeune femme se leva, embrassa le vice-président sur la joue, sourit à la foule, dit combien elle était heureuse d’être de retour, expliqua à quel point elle était impressionnée par le développement de la flotte. Enfin, elle conclut en exprimant sa volonté de s’engager de nouveau dès qu’elle aurait l’âge légal de le faire - ce qui lui valut une belle salve d’applaudissements, ainsi que quelques sifflets admiratifs - et en remerciant ses amis et tous ceux qui l’avaient soutenue lors de cette terrible épreuve. Elle alla se rasseoir et gratifia Dudley d’un clin d’œil d’encouragement. — Cet après-midi, commença celui-ci en se grattant machinalement l’oreille, il a beaucoup été question des liens d’amitié qui unissaient l’équipage de Seconde Chance. Un magnifique vaisseau, assurément. Et une mission brillamment accomplie. Permettez-moi cependant de vous faire part de mon étonnement. Personnellement, je ne me rappelle pas avoir participé à cette mission-là. Je ne me souviens pas de cette époque formidable. Ni de cet équipage porté aux nues. Les fumiers avec qui j’ai volé m’ont ABANDONNÉ LÀ-BAS ! TOUT SEUL ! Notre capitaine bien aimé était tellement pressé de sauver son cul, qu’il n’a pas cherché à savoir si nous étions encore vivants. Vous savez, je suis toujours là-haut, dit-il en pointant un doigt rigide le ciel. Une partie de moi. Des extraterrestres m’ont fait prisonnier. Alors, pourquoi suis-je aussi ici ? Pourquoi est-ce que vous m’avez fait tout ça, bande d’enculés ? Et de quitter la scène devant les yeux ébahis des VIP embarrassées. — Faites quelque chose, chuchota Antonia du coin de la bouche. — Pourquoi moi ? marmonna Oscar. Tous les journalistes de la salle les regardaient avec des yeux avides, transmettant en direct leur image sur l’unisphère. Nombre d’entre eux souriaient. Sans aucune pitié. — C’est vous le maître de cérémonie. — Et merde, fit-il en s’avançant jusqu’au milieu de la scène, là où étaient concentrés les faisceaux des poursuites. Ah, ces gosses ! dit-il à l’assistance silencieuse après s’être raclé la gorge. Bon. Écoutez, je suis vraiment désolé que Bose soit dans l’état où il est. Si nous étions restés une minute de plus, nous serions tous morts à l’heure qu’il est. Il n’y a rien de plus à dire. Les missiles nucléaires des Primiens nous fonçaient droit dessus. Dans des circonstances pareilles, on ne peut pas se permettre de philosopher sans rien faire. Au premier rang, Alessandra Baron se leva. — Capitaine Monroe, Seconde Chance volait à la vitesse de la lumière, contrairement aux Primiens. Pourquoi ne pas avoir refait un passage un peu plus tard pour voir ce qu’étaient devenus vos camarades ? — Nous étions censés ramener les résultats de nos observations aux scientifiques du Commonwealth. À bord, tout le monde en était conscient, y compris le professeur Bose. Nous étions tous au courant des risques. — Dans le cas présent, vos actions n’ont fait qu’augmenter ces risques. Un passage supplémentaire au-dessus de la Tour de guet n’y aurait rien changé. Le sort de vos camarades ne vous intéressait-il pas ? — Ils ont merdé ! aboya Oscar de colère. Il se rappelait parfaitement cet épisode difficile, critique de sa carrière. Comme il était facile pour cette pouffiasse, qui n’avait jamais connu le danger, de mettre en doute des décisions prises à chaud. — Bose a merdé, se reprit-il. Il n’était pas suffisamment bien préparé pour participer à cette mission. De toute façon, personne ne voulait de ce vieux con à bord. S’installa alors un silence lourd, pesant. Qui céda brusquement la place à des milliers de questions simultanées. Antonia posa un bras protecteur autour des épaules d’Oscar. — Mesdames et messieurs, merci de votre attention beugla-t-elle dans le micro. Des boissons et des petits fours vous attendent dans le salon. Amusez-vous bien. Elle dut agripper Oscar à la façon d’un lutteur pour le tirer hors de la scène. Avant de disparaître derrière le rideau, il remarqua le sourire carnassier et satisfait d’Alessandra Baron. La peau blanche du vice-président Bicklu était devenue écarlate. — Pourquoi diable personne ne m’a prévenu que ça allait péter ? demandait-il à ses aides. Puis son regard croisa celui d’Oscar. — Vous ! reprit-il. Qu’est-ce que c’était que… — Plus tard, le coupa Antonia tout en continuant de pousser Oscar dans les couloirs de l’hôtel. Lorsqu’ils furent seuls, Oscar se prit la tête à deux mains. Il avait le front luisant de sueur et son mal de crâne était de retour. Plus fort que jamais. Il regarda ses paumes, s’attendant presque à les voir couvertes de sang. — Oh, mon Dieu ! J’ai vraiment dit tout ce que j’ai dit ? — Ouais, répondit Antonia d’une voix étonnamment enjouée. Il était vraiment temps que quelqu’un mette les pieds dans le plat. — Merde, merde, merde ! Je crois qu’ils vont trouver un autre capitaine pour ce putain de vaisseau. — Ne dites pas de bêtises. Bon, venez. Nous sommes dans un hôtel ; il doit bien y avoir un bar quelque part. Je vous offre un verre. Je crois que vous en avez bien besoin. Dudley ignora tout le monde. Les officiels, le personnel de l’établissement et même les infirmières de la clinique. Dès qu’il eut quitté la scène, il se mit à courir dans le labyrinthe des couloirs de l’hôtel et finit par se retrouver dans une grande cuisine déserte. Alors seulement, il s’arrêta et se mit à respirer par saccades. Il s’appuya contre un énorme congélateur, laissant le froid salvateur se propager dans ses mains et ses bras. Son cœur battait la chamade. Il tremblait. Son état n’était pas uniquement dû à sa course effrénée. — Je l’ai fait, chuchota-t-il, et un sourire se dessina sur ses lèvres. Il leur avait dit ce qu’il pensait d’eux devant tous les journalistes influents du Commonwealth, sans oublier le vice-président. Il en avait des frissons, rien que d’y penser. Quelqu’un se mit à applaudir lentement, comme pour se moquer de lui. Dudley se figea. Il s’attendait à moitié à découvrir les gardes du corps du vice-président armés de pistolets ioniques menaçants. Mais il s’agissait seulement d’une magnifique jeune femme, dont les cheveux dorés et bouclés tombaient, souples, sur ses épaules. Elle portait un haut très décolleté, taillé dans une sorte de gaze couleur rouille ornée de feuilles vertes, ainsi qu’un jean ample et délavé, dont un des passants était affublé d’un M argenté. Elle s’approcha de lui en souriant d’un air entendu. Elle avait des dents d’une blancheur aveuglante, nota Dudley. Elles en étaient presque translucides. Le jeune homme s’empourpra. — Vous avez fait preuve d’un courage remarquable, lui dit-elle. C’était très impressionnant. — M-merci, bégaya-t-il. Il savait qu’il la détaillait avec avidité, mais il ne pouvait pas faire autrement. Elle était plus que séduisante. Son corps respirait la santé, la vigueur. Il en émanait une aura quasi visible. Son corps à lui commençait à bouillonner. Depuis sa résurrection, il n’avait pas encore eu l’occasion de faire l’amour. Il avait juste passé quelques nuits solitaires à se masturber frénétiquement. Cela ne faisait certes pas longtemps qu’il en était capable. Les souvenirs des femmes avec lesquelles il avait couché défilaient dans sa mémoire. Sans compter toutes celles qu’il n’avait pas osé aborder. Comme la fille qui était devant lui aujourd’hui. — Cela a dû être terrible d’apprendre ce qu’ils vous avaient fait, reprit-elle. Être trahi comme cela… — Oui, oui. En effet. — Sans vous, aucun de ces exploits n’aurait été réalisé. Aucun de ces vaisseaux n’aurait jamais volé. Et puis, vos anciens camarades occupent tous des positions importantes maintenant. — Oui. Je n’arrive pas à y croire. Ils nous ont laissé mourir là-bas. Même après tous ces mois passés à ruminer, à revivre en esprit ses dernières heures, il n’arrivait pas à comprendre. La douleur était toujours aussi vive. — Ils se fichaient tous totalement de moi. — Je sais, dit-elle doucement. Et je ne suis pas la seule. Je me rappelle du jour où on a annoncé votre formidable découverte, ajouta-t-elle avec un sourire enchanteur. Je regardais toutes vos émissions lorsque j’allais à l’école. Grâce à vous, j’ai appris à aimer l’astronomie. Il haussa maladroitement les épaules. Elle était si proche de lui. À cause de cette proximité, il sentait son sexe grossir dans son pantalon. Il voulait la voir nue. Il voulait la baiser à mort, comme un démon, un satyre. — Est-ce… Est-ce que… Vous êtes astronome ? — Non. Je ne suis malheureusement pas une intellectuelle. J’ai préféré me donner à fond dans le sport. J’ai été nageuse. — Ah ! — Vous savez, j’ai du mal à réaliser que je suis en train de discuter avec l’idole de ma jeunesse. — Je ne suis pas une idole. Je ne suis même plus sûr d’être moi-même. Il serra le poing et se mit à frapper en rythme contre la porte du congélateur. Elle n’avait pas réussi à lui changer les idées très longtemps. — Savez-vous que le véritable Dudley Bose est toujours quelque part là-haut ? demanda-t-il. Il n’a pas beaucoup changé. Il passe tout son temps à observer des étoiles lointaines. Sauf qu’il en est beaucoup plus proche aujourd’hui. Et il partit d’un rire nerveux et aigu, presque incontrôlable. Elle lui prit la main et la serra, l’empêchant de se détourner d’elle. — Je m’appelle Mellanie. — Enchanté. Il sentait ses doigts autour de son poignet, sa force, sa chaleur. Elle sentait le parfum. Un parfum subtil et délicat. Il inspira profondément, s’enivrant de cette odeur humaine si différente de celle, aseptisée, de la clinique climatisée. — Une voiture de location m’attend à l’extérieur. Mais j’ai aussi pris une chambre dans cet hôtel. — Ou-oui, articula-t-il presque douloureusement. — Soit je vous conduis au Monde secret le plus proche, soit nous montons ensemble. Maintenant. Tout de suite. Comme tout ce qui était produit sur Augusta, la chambre d’hôtel était parfaitement dénuée de personnalité. Elle formait un long L, avec un balcon à une extrémité et une salle de bains à l’autre. Le grand lit double était surélevé et entouré d’un épais rideau qui pouvait l’isoler du reste de la chambre. Il faisait nuit lorsque Oscar ouvrit la porte et tituba à l’intérieur. Avant d’être retrouvés par les journalistes, Antonia et lui avaient passé deux heures dans un bar réservé à la clientèle situé au cinquième étage. La fête avait alors fait long feu. Sans allumer la lumière, il se dirigea vers le coin cuisine. Il se déversait suffisamment de lumière par la baie vitrée pour lui permettre de retrouver facilement le réfrigérateur et les bouteilles de bière bien fraîches. Il en choisit une, dont il fit sauter la capsule. Antonia avait raison : un petit verre fonctionnait beaucoup mieux que n’importe quel médicament. Sa gueule de bois n’était plus qu’un mauvais souvenir. La carte de l’hôtel était posée sur le bar. Il la prit avec lui et sortit sur le balcon étroit. Normalement, un banquet avait été prévu pour conclure ces magnifiques cérémonies pour lesquelles on lui avait loué une chambre ici. Mais le repas avait été annulé. S’il voulait manger, il était forcé de s’en remettre au room service. Dehors, New Costa était illuminée comme un ciel couvert d’étoiles. Au nord, dans les terres, les constellations étaient éclipsées par le rougeoiement légèrement ambré des fonderies installées autour des collines de Colrey. On aurait dit une aube artificielle. La couronne de lumière était plus vive que celle d’une naine orange qu’il se rappelait avoir explorée huit ou neuf ans auparavant. Les autoroutes étaient de lentes rivières pyrotechniques serpentant au milieu d’une grille étincelante. D’étroits bandeaux de ténèbres fendaient la ville. Il s’agissait des voies ferrées, sur lesquelles circulaient sans cesse de longs convois luisants qui reliaient les usines aux portails. Oscar sourit en admirant cette mégalopole. Comme chaque fois, il était subjugué par sa taille et par l’énergie qui s’en dégageait. Ce soir, le vent chaud, baptisé « El Iopi », était particulièrement violent, qui s’engouffrait dans les avenues et les axes principaux. Il prit une gorgée de bière. Quelque part, dans cette grille de lumière étincelante, se trouvaient les usines qui fabriquaient les hyperréacteurs de CST. Il circulait des rumeurs dans la base concernant la dernière génération de machines, plus rapides encore que les classe quatre. Décidément, le temps n’était pas à la plaisanterie. — Tu nous as donné un joli spectacle, cet après-midi. — Merde ! fit Oscar en sursautant et en lâchant la bouteille de bière, qui tomba, silencieuse, quinze étages plus bas, dans l’obscurité d’un parking. Putain ! Il se précipita dans la chambre pour découvrir qu’un homme était assis sur le canapé. Dire qu’il ne l’avait même pas vu en entrant. — Certaines personnes refusent de changer, dit l’homme. Tu as toujours été un amoureux de la bouteille, pas vrai ? — Qui ? Quoi ? Il y eut un gloussement, puis l’homme alluma une lampe de chevet. Oscar plissa les yeux pour examiner l’intrus. Il était relativement vieux - probablement la soixantaine - et n’avait pas encore été rajeuni. Il avait le visage rond, les joues roses et la peau légèrement granuleuse - caractéristique très répandue chez ceux qui abusent des reprofilages cellulaires. Son corps était massif et puissant. Il était réellement en forme pour quelqu’un de son âge. — On se connaît ? — Oh, oui, Oscar, on se connaît très bien. Oscar avança vers le canapé pour voir de plus près ce visage, qui était censé appartenir à son passé. — Laisse tomber, tu ne me reconnaîtras pas comme ça. Il ne reste plus grand-chose de celui que j’ai été autrefois. J’ai changé de tête des centaines de fois au cours des décennies, histoire de toujours avoir une longueur d’avance sur la loi. — Oh, nom de Dieu, fit Oscar comme ses forces l’abandonnaient, l’obligeant à s’asseoir à l’autre extrémité du canapé. Adam ? Adam, c’est bien toi ? — Et personne d’autre ! — Je n’arrive pas à y croire. Cela fait… quoi ? Quarante ans ? — Trente-neuf. Stupéfait, Oscar regarda cet homme qui, dans un passé lointain, avait été son ami, son camarade. — Qu’est-ce que tu veux ? —Ce n’est pas une façon d’accueillir un vieux camarade. — Arrête ! — Arrêter quoi ? cracha Adam. Tu ne veux pas que je te rappelle ce que tu as été ? Tu ne veux pas te souvenir de tes anciens idéaux ? De tes principes ? Tu veux oublier tout ce que tu as accompli pour la cause ? — Putain, mais je n’ai rien oublié ! cria Oscar. Grand Dieu ! Personne ne peut oublier ce que nous avons accompli. — Je suis heureux de l’entendre. Je commençais à croire que tu avais basculé dans l’autre camp, que tu aidais la plus grosse société de l’histoire de l’humanité à se développer davantage, à augmenter sa puissance, à propager l’oppression et la corruption sur des planètes vierges. — Quarante ans, et tu n’as toujours pas changé de discours. Tu ne t’imagines pas à quel point ces conneries sont éculées. Mais tu as oublié d’utiliser le mot « ploutocrate ». Les grands mots sont parfaits pour embobiner les pauvres ignorants et les persuader de vouer leur vie à ta cause. Après, ces types te prennent pour un intellectuel, pour le gars qui doit penser à leur place. — C’était ta cause à toi aussi, Oscar. Tu as tiré un trait sur la justice sociale ? C’était le prix à payer pour accéder aux cliniques de rajeunissement ? Le nouveau et jeune Oscar Monroe a donc décidé de monnayer ses compétences ? — Oh, épargne-moi tes conneries. J’ai été jeune autrefois, un petit con, un imbécile, une proie facile pour les fumiers manipulateurs du genre du professeur Grayva. Putain, on était juste des gosses. Des gamins complètement ignorants. Et c’est toi qui parles de corruption ? Corrompus, nous l’avons été, toi et moi, et tu sais par qui. — Le parti a raison et tu le sais. Cette société n’est pas inamovible. — Allez, continue, dis-le ! reprit Oscar en se penchant sur Adam, les poings serrés. Vas-y, espèce de salaud. Dis-le ! Dis : « La fin justifie les moyens. » C’est pour cela que tu es venu jusqu’ici, non ? C’est ce que tu veux. Adam refusa de soutenir son regard plein d’une fureur à peine contenue. — Rien ne justifie ce que nous avons fait, dit-il d’une voix si faible, qu’Oscar l’entendit à peine. Nous le savons tous les deux. Ils restèrent assis ainsi, sans se regarder, pendant un long moment. Alors, Adam grogna et reprit la parole : — Qu’est-ce que tu dis de cela ? On dirait un vieux couple qui n’arrête pas de se chamailler. — Qu’est-ce que tu es venu faire ici, Adam ? Me punir de t’avoir abandonné ? — Non, rien de ce genre. — Alors, qu’est ce que tu veux ? demanda-t-il en plissant les yeux et en se tournant vers son vieil ami. De l’argent ? Tu vas bientôt avoir besoin d’un rajeunissement. — Je ne suis pas certain d’avoir envie de vivre plus longtemps dans cet univers. — Ne dis pas de conneries. Tu n’es pas si bête que cela. Pour toi, mourir reviendrait à baisser les bras, à avouer que tu n’as rien fait de ta vie. — Au moins suis-je resté en phase avec mes principes tout au long de mon existence. Tu ne peux pas en dire autant. — Certes. J’ai participé à la découverte de douzaines de mondes nouveaux. J’ai donné à notre espèce la possibilité de repartir à zéro sur des planètes vierges. L’espace de phase trois n’a rien à voir avec les premières vagues de colonisation. La révolution est terminée. Il n’y a plus personne pour se battre avec les flics et balancer des cocktails Molotov partout. — Hum, fit Adam, comme Oscar venait de répondre correctement à une de ses questions. La cause est la même, mais l’angle d’attaque a changé. — Peut-être bien, mais je n’ai pas l’intention d’évoquer nos vieilles batailles. De toute façon, nous les avons toutes perdues. Alors, maintenant, dis-moi ce que tu es venu faire ici, Adam. — On m’a envoyé te demander quelque chose qui ne va pas te plaire. Adam semblait presque avoir honte, ce qui inquiéta grandement Oscar. Car Adam Elvin n’avait jamais honte de ce qu’il faisait. Jamais. C’était d’ailleurs son principal défaut, la raison pour laquelle ils avaient cessé de se fréquenter quarante ans plus tôt. Leur rupture avait été particulièrement violente. — Ma journée est déjà ruinée, alors, au point où j’en suis… — Je t’aurai prévenu. Je veux que tu examines les données de vol de Seconde Chance. — Examiner les…, commença Oscar en manquant s’étouffer. Attends une minute. On t’a envoyé. Qui t’a envoyé ? Qu’est-ce que tu entends par là ? — L’homme avec lequel je collabore en ce moment pense qu’un extraterrestre est intervenu à bord de ton vaisseau lorsque vous êtes partis explorer Dyson Alpha. En examinant le suivi de vol de plus près, on pourrait mettre en évidence son influence. Les yeux écarquillés, Oscar regardait cet homme qui faisait partie de son douloureux passé ; il pesait chacun des mots qui venaient d’être prononcés. — Bradley Johansson, dit-il enfin. Tu travailles avec Bradley Johansson ? Tu as rejoint les Gardiens de l’individualité ? Cette bande de débiles ? Alors, là, tu me troues le cul, Adam. Si c’est une plaisanterie, elle est de mauvais goût. Dis-moi que c’est une plaisanterie. Allez, dis-le-moi ! — Je n’ai pas rejoint les Gardiens de l’individualité. Je connais Bradley Johansson. Tous les deux, nous avons conclu un marché. — Toi ! fit Oscar en pointant un doigt accusateur et tremblant vers Adam. Oh, mon Dieu ! Tu as attaqué Seconde Chance. C’était toi ! Adam eut un sourire en coin. — Et oui, c’était moi, dit-il avec fierté. — Espèce de putain de psychopathe ! aboya Oscar en levant le poing, prêt à frapper. Cette attaque terroriste a failli tuer la moitié de mes amis. Tu as bousillé des millions de dollars d’équipement et retardé notre mission de plusieurs mois. — Je sais. Je me fais vieux. Dans ma jeunesse, il n’y aurait eu aucun survivant et le vaisseau aurait été complètement détruit. —Tu es complètement fou. Des gens sont morts, Adam. — Ils ont tous été ressuscités, comme ton pote le professeur Bose. — J’appelle immédiatement le renseignement de la Marine. — Ah ! Ce ne serait pas très prudent. Combien crois-tu que tu vas prendre pour tes exploits passés ? — Je m’en fous. J’ai cessé de penser à ma pomme. Quelqu’un doit t’arrêter avant qu’il soit trop tard. Oscar le fit presque. Il faillit demander à son assistant virtuel d’appeler. Il allait le faire. Vraiment. D’ailleurs, il n’était pas encore trop tard. — Non, Oscar. C’est toi et ta flotte de vaisseaux de guerre qui êtes dans l’erreur, qui représentez une menace pour notre société. Regarde où nous a menés la mission de Seconde Chance. — Qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez toi ? Ne me dis pas que tu as été contaminé par la propagande des Gardiens ! Tu crois peut-être que la présidente Doi est un agent extraterrestre ? Allez, Adam ! Pas toi ! insista-t-il en examinant le visage rond du vieil homme dans l’espoir d’y déceler une trace de culpabilité. — Ce que je crois n’a que peu d’importance. Ce qui est important, c’est ce que j’attends de toi. Nous voulons que les données du vol soient examinées et tu es la personne idéale pour accomplir ce travail. Tu as accès à toutes les informations qui nous intéressent. Par ailleurs, c’est dans ton domaine de compétences. — D’accord, je viens de comprendre. Si jamais, par malheur, je ne trouvais rien dans ces saloperies de données, tu passerais un coup de fil à ce bon vieux Rafael Columbia, pas vrai ? — Non, Oscar. Il n’y a pas d’entourloupe. Je veux que tu effectues cette recherche de ton plein gré et non pas de force. Seul l’alcool qui circulait en grande quantité dans le cerveau d’Oscar l’empêcha d’éclater de rire. — Grand Dieu, voilà à quoi tu en es réduit. Qui l’eût cru ? Je veux dire, merde, pour moi, tu as toujours été le type qui prenait les décisions, qui faisait tout pour que le mouvement reste en phase avec les principes du parti. Chaque fois que de nouveaux chefs étaient choisis, je me disais que tu étais quelque part dans l’ombre, conseillant les décideurs, motivant les troupes. Je parie que tu as participé à toutes les révolutions du Commonwealth. Mais tu t’en es sorti chaque fois, tu es parvenu à te tirer avant que CST ferme ses portails, tu as continué sans relâche à former des cellules un peu partout. Je suppose que tu as des fidèles aux quatre coins de la galaxie, des types qui se préparent à passer à l’action au cas où le Commonwealth s’enfoncerait dans la guerre civile et la révolution généralisée. Ou suis-je complètement dans l’erreur ? Je te prenais pour un Gandhi, un Mandela ou, au moins, un Napoléon. Je pensais que tu étais quelqu’un. Mais, merde, regarde-toi ! Un rebelle vieux et gras qui a perdu sa cause de vue depuis des décennies. En fait, tu es tellement désespéré que tu as rejoint la bande de tarés la plus pitoyable de tout l’Univers connu. » Tu te plantes, Adam. Il n’y a pas d’extraterrestre. J’ai volé à bord de ce vaisseau pendant plus d’un an et je ne l’ai jamais croisé dans les douches, jamais chopé en pleine nuit en train de piquer des gâteaux à la cantine. Désolé, mais il n’y avait aucun fantôme sur le pont numéro treize. Ta théorie de la conspiration se heurte à la dure réalité. Johansson et toi pouvez faire circuler toutes les rumeurs que vous voudrez ; ce ne seront que des conneries. Il n’y a aucune preuve à trouver. Alors, avant de partir, dépose ton putain de cristal-mémoire sur la table. Je commencerai par l’ignorer, puis, lorsque je serai encore plus saoul, j’entrerai peut-être les preuves inventées par tes amis dans les données de vol de Seconde Chance, afin de m’éviter une condamnation lourde et méritée pour les saloperies que j’ai faites avant et qui me sont restées en travers de la gorge ! — Le dégoût de soi-même n’est pas une bonne chose, Oscar. Ce n’est pas sain. — Va te faire foutre, dit celui-ci, qui commençait à ressentir une douleur presque physique. Laisse-moi ton cristal et casse-toi. Adam le frappa à la joue. Le coup fut presque assez fort pour le faire tomber du canapé. — Merde ! bredouilla Oscar en se massant la mâchoire et en ravalant ses larmes. Un filet de sang coulait du coin de sa bouche. Il lança un regard incrédule à Adam. — Putain, mais qu’est-ce qui te prend ? J’ai dit que je le ferai. Qu’est-ce que tu veux de plus ? — Il n’y a pas de preuves inventées, espèce de connard. Je te parle d’indices authentiques. Par ailleurs, je t’ai parlé d’une influence néfaste, pas d’un monstre avec des yeux à facettes. L’Arpenteur œuvre grâce à des intermédiaires humains. Quelqu’un, à bord de Seconde Chance, a éteint la barrière - et ne viens pas me parler de coïncidence. Cette même personne s’est arrangée pour que Bose et Verbeke soient abandonnés là-bas. Tu ne trouves pas étrange cette histoire de relais qui lâche à un moment aussi critique ? Alors que vous aviez le matos le plus performant qui soit ? Moi, je trouve ça très louche. — Quelqu’un ? demanda Oscar d’un ton cynique. Un membre de l’équipage ? — Oui. Un membre de l’équipage. L’un de tes précieux amis. Ou peut-être plusieurs. Qui sait ? C’est justement ce que je te charge de découvrir. — C’est encore pire qu’un passager clandestin extraterrestre. Tu n’imagines pas l’entraînement que nous avons tous subi, les enquêtes qui ont été menées sur nos passés respectifs… Rien n’a été laissé au hasard. — Pas même ton passé d’activiste ? Oscar le regarda longuement dans les yeux sans rien dire. Un silence pesant s’installa. — Écoute, Adam, ce que tu me demandes est irréaliste. Ce n’est pas possible. Physiquement, je serais incapable d’abattre tout ce boulot. Tu imagines la masse de données que cela représente ? — J’imagine très bien. C’est pourquoi nous n’avons même pas essayé de les voler pour les analyser nous-mêmes. Mais toi, tu connais les segments les plus critiques du vol. Tu sauras où chercher. Tu sauras laisser de côté les événements secondaires, les trucs insignifiants qui ont pu se dérouler sur le pont ou dans la salle des machines. Ce qui nous importe, c’est ce qui s’est passé dans les coulisses. Qui donc hantait le pont numéro treize lorsque l’enveloppe a disparu ? À toi de le découvrir. Pour nous, pour toi, pour tout le monde. Nous avons besoin de savoir ce qui s’est vraiment passé. — Mais c’est… Je ne peux pas. — L’extraterrestre devient de plus en plus actif. Avoue qu’il se passe tout de même des trucs étranges ces derniers temps. L’explosion de Venice Coast, qui a coûté la vie à notre meilleur fournisseur d’armes. Le meurtre du sénateur… — Mais non, mais non. C’était un agent secret du gouvernement ou l’envoyé d’une Dynastie intersolaire. Tout le monde le sait. Adam eut un sourire malicieux. — Ce que tu me racontes ressemble beaucoup à une théorie de la conspiration. — Tu te plantes une fois de plus, mais tu es incapable de l’admettre. — Prouve-le-moi. Qui trahirais-tu en jetant un coup d’œil à ces données ? Si je suis dans l’erreur, personne n’en saura jamais rien. Mais si nous avons raison - Dieu nous en préserve -, nous aurons besoin de preuves. Et tu deviendras un héros. — Je n’ai pas envie d’être absous. Adam se leva. — Tu sais que j’ai raison, laissa-t-il tomber. Mais tu n’auras jamais le courage de me le dire en face. Je préfère arrêter là cette discussion stérile, cet échange entre deux machos. Je te contacterai tous les quinze jours pour voir si tu as avancé dans tes recherches. — Je ne le ferai pas. — Ouais. C’est exactement ce que j’ai dit quand Johansson m’a demandé de te parler. Mais ni toi, ni moi n’avons véritablement le choix, pas vrai ? La station d’Abadan ne s’effacera jamais de notre mémoire. Fais attention, Oscar. Le sort de beaucoup de gens dépend de toi. 10 Carys Panther se rendit à la station de New Costa au volant d’une MG gris métallisé, qu’elle fit monter dans un train en partance pour Elan. Le wagon était presque complètement clos. Il s’agissait d’un simple tube d’aluminium doté d’une longue bande polyphoto au plafond et de deux fenêtres très étroites de chaque côté ; sa MG avait une garde au sol tellement basse qu’elle ne voyait rien d’autre que les parois gris mat. L’ordinateur de bord avait arrêté sa voiture juste derrière un énorme 4x4 BMW 6089, avant d’enclencher le frein de stationnement. Une berline Ford Yicon arriva juste derrière elle. Elle demanda à son véhicule de rabaisser son siège et s’installa confortablement. Son assistant électronique fit apparaître dans sa vision virtuelle un ensemble de scénarios en cours d’élaboration, qu’elle commença à entremêler savamment. En ce moment, il y avait une forte demande pour les longues sagas fantastiques, son genre préféré. Ant, son agent, n’était pas du genre à laisser ses concurrents exploiter seuls un marché aussi porteur. À son avis, les incertitudes liées au problème primien n’étaient pas pour rien dans le besoin d’évasion ressenti par le public. Au diable le réalisme. Et Ant connaissait parfaitement son métier. Il le pratiquait depuis des siècles - il se disait même qu’il était plus âgé que Nigel Sheldon. Il avait vu les modes se succéder, revenir cycliquement à l’infini. Le train ne s’ébranla que vingt minutes plus tard, tiré par une locomotive électrique Fantom T5460. D’Augusta, elle arriva directement à New York. De là, la liaison transterrienne la conduisit à Tallahassee, Edmonton, Seattle, L.A. Galactic, Mexico, Rio, puis Buenos Aires, avant de traverser le Pacifique pour se rendre à Sidney, où le train prit le portail pour Wessex. Ce trajet dura une heure, sachant que le train s’arrêta dans cinq villes pour prendre d’autres véhicules. Une fois à Wessex, six wagons furent ajoutés au convoi qui mit cinq minutes pour traverser la station et franchir le portail menant à Elan. Une minute plus tard, il s’arrêtait lentement le long du quai de la gare de Runwich, la capitale. L’ordinateur de bord de la MG se connecta au régulateur de trafic de la ville, paya les taxes locales, et la voiture se dirigea d’elle-même vers l’aéroport, situé en périphérie. Pour une fois, le train n’avait pas pris de retard et elle était à l’heure. Un Siddley-Lockheed CP-505, énorme porteur doté de six réacteurs, attendait sur le tarmac. Elle roula jusqu’à la queue de l’engin, où de puissants électromuscles se saisirent de sa voiture par les roues et la soulevèrent pour la reposer dans la soute. À l’intérieur, il y avait déjà une quinzaine de voitures et deux cars. L’avion pouvait transporter jusqu’à soixantecinq tonnes de marchandises, en plus des cent vingt passagers du pont supérieur. Carys passa les trois heures suivantes confortablement installée dans un fauteuil de première classe, à siroter tranquillement du champagne servi par un charmant et jeune steward, tout en volant à Mach 0.95 au-dessus de l’équateur. Ant l’appela deux fois pour discuter des scripts et demander sa permission de démarrer des négociations. Elle était flattée d’avoir affaire à lui en personne. La liste de ses clients était fermée depuis un bon siècle. Si tout se passait comme prévu, sa nouvelle saga serait diffusée sur l’unisphère dans six mois environ. Ils atterrirent à l’aéroport de Kingsclere, sur Ryceel, où elle remonta dans la MG. Comme elle s’éloignait de la capitale du continent Sud, le massif de Dau’sing apparut à l’horizon. Sur la cabine de péage qui marquait le début de l’autoroute menant à Randtown, était accroché un grand panneau tout neuf : « Interdit aux véhicules militaires ». Quelqu’un y avait écrit à la peinture orange fluorescente : « Mort aux enculés de traîtres antihumanité ». — Je crois que je vais bien m’amuser, marmonna-t-elle en posant le tatouage de paiement de son pouce sur le lecteur de la cabine. La barrière renforcée se leva, et elle s’engagea sur la route rectiligne. La large bande de béton aux enzymes paraissait complètement déserte. Carys pensa aussitôt à la grille de départ d’une course, ce qui la motiva davantage. Elle fit apparaître toutes les icônes de son navigateur dans sa vision virtuelle et supervisa la connexion de l’ordinateur de bord au régulateur rustique de l’autoroute. Le régulateur de vitesse était un logiciel peu puisant, incapable de résister aux assauts des programmes agressifs de sa MG. Il ne fut d’ailleurs pas long à céder, permettant à Carys d’appuyer à fond sur le champignon. L’accélération fut telle qu’elle se retrouva plaquée contre son siège. Elle mit en route le système de navigation et le pilotage automatique, puis laissa le contrôle du véhicule à l’ordinateur de bord. Les bandes d’électromuscles montées à l’intérieur des pneus élargirent le profil de ces derniers, de façon à augmenter la surface d’adhérence pour s’adapter à la vitesse. Son visage arborait un sourire malicieux, comme la MG fonçait vers les premiers contreforts de la montagne à plus de trois cents kilomètres par heure. — J’ai été loyal, dit Dudley Bose. Ou plutôt stupide. Tu as entendu ce que j’ai raconté ? Tu as vu les enregistrements ? Je les ai prévenus, je leur ai demandé de fuir. Puis ma voix s’est éteinte. Les extraterrestres m’ont réduit au silence, ils m’ont puni d’avoir contrecarré leurs plans. J’ai risqué ma vie pour ce salaud de Wilson Kime. Ce fumier m’a laissé pourrir là-bas, crever sous un soleil mortel. Il m’a sacrifié pour sauver ses miches. —Mais tu es bel et bien vivant, mon amour, dit Mellanie. Ils étaient couchés dans le lit double de ce que l’hôtel appelait avec ironie « la suite nuptiale ». Les rideaux n’étaient pas tirés, aussi Dudley pouvait-il admirer ses étoiles chéries. De son côté, Mellanie luttait pour ne pas bâiller. Elle avait désespérément envie de dormir. Chose que Dudley Bose ne semblait jamais faire sans une aide médicamenteuse surpuissante. Elle se demanda s’il serait prudent d’ajouter une autre pilule dans son verre. Mais il était déjà 3 heures du matin, et le room service du Pine Heart Gardens, l’hôtel le plus select de Randtown, n’était plus disponible depuis longtemps. Quel pays de bouseux ! Elle n’avait eu d’autre choix que de retourner à Randtown pour continuer de suivre cette histoire de blocus. Alessandra voulait savoir si les locaux avaient renoncé à leur position antihumaine, maintenant que le détecteur de trous de ver avait été installé - contre leur gré - au-dessus de la ville. La rédaction avait choisi de présenter une population pleine de remords, tournant le dos aux bouffons arriérés tels que Mark Vernon. Mellanie n’aurait aucun mal à obtenir des interviews appropriées. Et pittoresques, de préférence. Pourtant, elle n’en avait vraiment pas envie. Pas uniquement parce qu’elle méprisait Randtown et sa mentalité étriquée. À ses yeux, Paula Myo était infiniment plus importante. Si elle parvenait à faire la lumière sur cette affaire, elle pourrait se passer définitivement d’Alessandra Baron. Mais cela ne serait pas simple. Après le glorieux épisode de la cérémonie de retrouvailles avec les nouveaux cadets de l’espace, elle avait passé une journée et demie enfermée dans sa chambre d’hôtel avec Dudley Bose, à pratiquer une sorte de marathon sexuel que les hommes devaient habituellement se contenter d’imaginer ou de vivre virtuellement grâce à des simulations pornos. Ah, la crise de la quarantaine ! Il ne lui avait rien appris. Entre leurs performances sexuelles, il parlait sans relâche. Il radotait, abordant toujours les mêmes sujets, à savoir sa petite personne, et la possibilité qu’il fût encore vivant, quelque part autour de Dyson Alpha. Elle accueillait avec soulagement ses diatribes occasionnelles contre Wilson Kime, son ex-femme ou la Marine en général. En fait, ses souvenirs étaient encore trop confus pour être véritablement exploitables. Elle avait presque réussi à se débarrasser de lui, à l’abandonner au Nadsis, sur Augusta, lorsque le moment était venu pour elle de retourner sur Elan. Presque. Toutefois, un vague doute - son intuition naissante de reporter, peut-être - l’avait persuadée de persévérer. Oui, il devait savoir des choses utiles. Ou alors avait-elle mal interprété la remarque de Myo ? Elle avait été forcée d’admettre devant sa patronne que l’affaire Myo stagnait, de se soumettre devant sa supérieure. Mais, en même temps, elle avait réussi à persuader Dudley de passer un week-end avec elle dans un endroit superbe et retiré, où elle lui ferait toutes ces choses vilaines et inavouables dont il n’osait même pas rêver. Ce serait sa dernière chance de lui faire dire ce que Myo refusait de lui révéler. Évidemment, il l’avait suivie comme un enfant docile. — Suis-je encore vivant là-bas ? demanda-t-il en pointant le doigt vers les étoiles visibles par la fenêtre ouverte de la suite nuptiale. — Non. Il n’y a que toi. Tu es unique. Tu dois te mettre cela dans la tête et cesser de penser à ton ancienne vie. Celle-ci est terminée. Tu vis un nouveau départ. Et je suis là pour le rendre le plus agréable possible. — Bonté divine, mais c’est la formation en étoile de Zemplar, dit Dudley en roulant du lit et en se dirigeant vers la fenêtre. Il l’ouvrit davantage et sortit la tête à l’extérieur. Le vent frais qui soufflait en provenance du lac fit frissonner Mellanie. — Tu ne m’as pas dit que nous étions ici, dit-il. — Où ça ? À Randtown ? Mais si. — Non, sur Elan. C’est Elan, il n’y a pas de doute, n’est-ce pas ? — Oui, mon amour, c’est bien Elan. Elle était impressionnée. Le transfert de mémoire avait manifestement très bien fonctionné. Seule sa personnalité avait souffert de la procédure. — S’il te plaît, reprit-elle, ferme la fenêtre. Je suis complètement gelée. — C’est le monde humain le plus proche de Dyson Alpha. Après Far Away, bien sûr. Sa voix lui parvenait étouffée, car sa tête était encore dehors. — Oui. — Tu sais, c’est là que vivent les Gardiens. — Je sais, répondit-elle en cherchant l’édredon. Au fait, tu connais les Gardiens ? — Un peu. J’ai eu indirectement affaire à eux une fois. — Comment cela ? Il se détourna de la fenêtre et baissa timidement les yeux. — On m’a cambriolé. Apparemment, c’était un coup des Gardiens. L’inspecteur principal a découvert que la pute avec qui j’étais marié avait rencontré Bradley Johansson en personne. Sans le savoir, bien sûr. — Quel inspecteur principal ? demanda Mellanie en tâchant de dissimuler son excitation. — La fille bizarre qui vient de Huxley’s Haven. Paula Myo. Mellanie se laissa tomber sur le dos en brandissant deux poings vers le ciel. — Oui ! — Qu’est-ce qu’il y a ? s’enquit-il, nerveux. — Viens par ici. Elle le baisa. Il était si facile à contrôler. Surtout pour une fille comme elle. Si elle le laissait faire, il jouissait en quelques secondes, aussi était-elle stricte, le forçant à se retirer régulièrement, le provoquant et le frustrant tour à tour afin de faire durer la chose autant qu’elle le souhaitait. Mais cette fois-ci ce fut différent, car elle s’autorisa à jouir. Il n’y eut aucune simulation, aucun gémissement exagéré. Ce fut son quart d’heure de célébration égoïste. Il était là pour lui donner du plaisir. Il n’était pas complètement abruti et sentit bien que quelque chose avait changé. Son regard, lorsque tout fut terminé et alors qu’ils étaient couchés sur le dos, l’un à côté de l’autre, était plein de vénération. —Ne m’abandonne pas, supplia-t-il. S’il te plaît, ne t’en va pas. Je ne pourrais pas le supporter. Je ne pourrais pas… — Ne t’en fais pas, mon amour. Je n’en ai pas encore fini avec toi. Maintenant, sois gentil, prends une de tes pilules pour dormir. Il hocha la tête, pressé de lui faire plaisir, et avala aussitôt un comprimé avec ce qui restait de champagne. Mellanie redonna forme à son oreiller et, le sourire aux lèvres, se perdit dans la contemplation du plafond. Pour la première fois depuis quatre jours, elle sombra dans un sommeil profond, réparateur et satisfait. Mark était dans leur vignoble, où il s’occupait d’une cueilleuse automatique. Barry et Sandy étaient venus avec lui, soi-disant pour l’aider à la réparer. En fait, les deux enfants couraient entre les ceps, suivis par le chien complètement excité. La machine s’était immobilisée au milieu de la troisième rangée, après que son programme de contrôle eut réalisé que les baies de grencham ne glissaient plus dans la trémie centrale. Ses bras pareils à des tentacules de pieuvre s’étaient figés dans des positions diverses autour des grappes. C’était seulement le troisième jour des vendanges et déjà la troisième panne. Sans compter les appels de plus en plus fréquents et désespérés de ses voisins, qui connaissaient les mêmes problèmes que lui. Il se glissa entre les ceps feuillus et le flanc de la machine, puis ouvrit le panneau du boîtier de vérification du mécanisme. Comme les fois précédentes, des pousses de vigne étaient passées sous la trémie pour s’enrouler autour de divers engrenages et roulements. C’était à cause des pinces situées à l’extrémité des tentacules. Dans la vie, les ennuis avaient tous une cause commune : un logiciel défaillant. Pour l’année prochaine, il prendrait le temps de concevoir un programme de discrimination efficace. D’ici là, il devrait se contenter d’un bon vieux sécateur et de ses mains d’homme faillible pour nettoyer le mécanisme bloqué. Les brindilles, les fruits écrasés et collants ne lui rendraient pas la tâche facile. — Regarde, papa, cria Barry. Mark arracha les dernières feuilles de sous le tapis roulant et leva la tête. Quelqu’un fonçait sur les routes gravillonnées de la vallée à une vitesse ridiculement élevée. Un long véhicule produisant un épais et tourbillonnant nuage de poussière. — Quel idiot ! marmonna-t-il. Il remit le panneau du boîtier en place et resserra les boulons à l’aide d’une clé. Son assistant virtuel ordonna à la cueilleuse de se remettre en route. Lentement, les bras mécaniques se tendirent. Les ciseaux s’ouvrirent et se refermèrent plusieurs fois avec force cliquetis. Puis les mouvements s’accélérèrent et le travail reprit. Mark hocha la tête, satisfait, et sortit ses lunettes de soleil de sa combinaison. — Ils viennent ici, papa, cria Sandy. De fait, la voiture avait ralenti et s’était engagée sur le chemin qui menait à la propriété familiale. Elle ne ressemblait pas du tout aux véhicules qui circulaient habituellement dans les rues de Randtown. — Venez, les enfants. Allons voir qui vient nous rendre visite. Sandy et Barry se mirent à courir vers la voiture, bientôt suivis de Panda, qui abandonna à contrecœur sa chasse au wob, l’équivalent local du rat des champs. Mark arriva au bout de l’allée, d’où il put examiner à sa guise l’incroyable véhicule qui se rapprochait de la maison. Sa silhouette résolument sportive l’aida à deviner l’identité de leur mystérieux visiteur. La MG s’arrêta derrière leur pick-up. Ses suspensions s’abaissèrent - elles s’étaient soulevées pour permettre à la voiture de rouler sur des routes inégales - et les roues reprirent leur position d’origine. Une porte papillon s’ouvrit pour laisser apparaître Carys Panther. Elle portait une jupe en daim du dernier chic, un chemisier blanc et une paire de bottes de cow-boy cousues main. Son stetson gris était coincé sous son bras. Barry cria de joie et courut vers elle. Sandy sourit joyeusement. Les visites de sa tata étaient rares et toujours excitantes. — Sympa, ton tas de ferraille, dit Mark, sardonique. — Oh, ça…, fit Carys avec une moue boudeuse. C’est la caisse de la femme de mon petit ami. Mark leva ostensiblement les yeux au ciel. Pourquoi fallait-il toujours qu’elle fasse des entrées fracassantes ? Aucune des deux femmes de chambre qui apportèrent le petit déjeuner à 11 heures ne voulut croiser le regard de Mellanie. Elles déposèrent les grands plateaux sur la table et s’en allèrent. — Allez vous faire foutre, leur dit la jeune femme lorsqu’elles eurent franchi le pas de la porte. Elle souleva les couvercles et eut un sourire satisfait. Le room service laissait franchement à désirer, mais la cuisine méritait trois étoiles. — À table ! dit-elle à Dudley. Il prit place en face d’elle comme un gamin convoqué dans le bureau de la directrice. Elle avait vécu cette situation tant de fois ! — Qu’est-ce que tu veux de moi ? demanda-t-il. — Ton histoire. — C’est tout ce que je suis pour toi ? Une histoire ? — Chéri, nous sommes tous des histoires. Je désire t’aider, Dudley. Vraiment. Tu dois parvenir à digérer ce qui t’est arrivé. Après, tu seras beaucoup plus heureux. Et je pense que j’ai un rôle à jouer dans ta guérison. — Tu penses aussi à nous deux ? À ce que nous vivons ? Elle sourit malicieusement, prit une fraise et la lécha d’une manière plutôt suggestive. —Tu ne crois quand même pas que je me donne comme cela au premier venu, n’est-ce pas ? Le regard du jeune homme s’éclaira. Il était soulagé, mais néanmoins prudent. Elle souleva sa chaise et vint s’asseoir tout près de lui. Sous le regard fasciné de Dudley, elle prit une autre fraise et la serra délicatement entre ses dents. Très lentement, elle défit la ceinture de son peignoir, se pencha vers lui et pressa la fraise contre sa bouche. Il mordit dedans et leurs lèvres se touchèrent. — Oh, mon Dieu, gémit-il, tout tremblant, les yeux humides. — J’ai faim. Dudley prit une crêpe enduite de sirop d’érable. Elle rit quand le liquide sucré lui dégoulina sur les seins, puis mordilla dans la crêpe. Dudley se jeta sur elle en repoussant les plateaux de l’autre côté de la table. Il s’était tenu jusque-là, ce qui était déjà un exploit. La chaise de Mellanie bascula en arrière et la jeune femme éclata de rire. Ils roulèrent tous les deux sur le sol, où Dudley se débattit un instant avec son propre peignoir. Il la baisa là, puis sur le luxueux tapis Moozaki, où le jus d’orange renversé sur la table leur dégoulina dessus, avant de la porter jusqu’au lit et de la baiser de nouveau. — Je vais avoir besoin d’un autre bain, dit-elle lorsqu’il eut terminé. Il s’était donné beaucoup de mal pour lécher tout le sirop et la confiture sur ses seins et ses cuisses, mais elle était encore horriblement collante. — Je crois que je vais venir avec toi. Elle sourit et se blottit contre lui. — Alors, quand as-tu rencontré Paula Myo pour la première fois ? — Ils m’ont tiré de ma cure de rajeunissement pour qu’elle puisse m’interroger. — Ils ont fait quoi ? — On m’a partiellement rajeuni pour le vol. Il ne restait plus beaucoup de temps, mais, physiologiquement, j’étais plutôt vieux. Il fallait absolument réduire un peu mon âge physique avant le début de l’entraînement. Mais Paula m’a fait sortir de ma cuve. Elle nous a interrogés, Wendy et moi. Je ne sais plus trop ce que je lui ai dit ; c’était très déstabilisant comme situation. C’est pour cela que je n’étais pas aussi jeune que prévu au moment du départ. Pas aussi jeune qu’Oscar Monroe et moi l’aurions voulu. — Ne fais pas attention à ce vieux poivrot. Tu disais que Myo voulait t’interroger à propos du cambriolage… — Ouais. Mon ex - cette salope - avait parlé à Bradley Johansson en croyant qu’il était journaliste. Il lui a posé des questions sur le financement de mes observations. Après, tout ce que je sais, c’est que quelqu’un s’est introduit dans notre maison et a copié le disque dur de mon ordinateur. —Et d’après Paula Myo, ces deux événements étaient liés ? — Ce fou de Johansson pensait probablement que les organismes qui me finançaient étaient des couvertures utilisées par l’Arpenteur. Tu sais, l’extraterrestre. — Je sais ce qu’est l’Arpenteur. Quand cette histoire est-elle arrivée, exactement ? — Juste après l’attaque de Seconde Chance. Myo avait le pouvoir de faire à peu près ce qu’elle voulait dans le cadre de son enquête, y compris m’empêcher d’être correctement rajeuni. — Mais, comment a-t-elle fait le lien entre les deux affaires ? — Aucune idée. Elle m’a juste dit qu’elle cherchait des anomalies. Toutes les personnes impliquées de près ou de loin dans la mission de Seconde Chance ont été entendues. Mais le plus bizarre, c’est que Johansson savait qu’elle allait faire le rapprochement, puisqu’il a demandé à Wendy de lui transmettre un message. — Vraiment ? Quel genre de message ? — Un truc du genre : « Arrêtez de vous concentrer sur les détails, c’est la vision d’ensemble qui compte. » — Bizarre. Tu te souviens de l’organisme qui a éveillé les soupçons de Johansson ? — Je crois me rappeler que c’était la fondation Cox. — Jamais entendu parler. Dis donc, dit-elle en se levant et en lui tapotant le bras, tu sais ce que tu es en train de faire ? — Quoi donc ? — Tu parles de ton ancien corps comme de toi-même. Tu connectes enfin tes deux vies. C’est très bien. Je t’avais bien dit que je pouvais te faire du bien. Elle lui souffla un baiser et alla dans la salle de bains. La baignoire encastrée dans le sol débordait de mousse. Mellanie y entra et soupira de contentement en s’asseyant dans l’eau bien chaude et parfumée. Elle appuya sur un bouton-poussoir et accueillit avec gratitude les bulles d’air tout autour de son corps un brin endolori. La dernière fois, Dudley n’avait pas été très doux. Son désespoir et sa fureur avaient rendu la chose bien plus intéressante que d’habitude. Et Mellanie abhorrait les habitudes. Elle mit de la musique et appuya sa nuque contre le rebord matelassé. Sa main virtuelle effleura l’icône de l’IA. — J’ai besoin d’informations financières, dit-elle. — Tu sais que nous ne pouvons pas divulguer de données confidentielles, Mellanie. — Je ne veux rien de confidentiel. Juste des informations difficiles à réunir - et je n’ai pas envie de mettre les gars de l’émission dans le coup. Et je ne peux plus utiliser ce vieux Paul Cramley. — Bien. — La fondation Cox a financé les recherches de Dudley Bose. Je veux juste savoir combien ils lui ont donné. — En tout, un million trois cent mille dollars terriens, sur onze ans. — D’où leur vient cet argent ? — Ce sont des dons privés. — Ce qui signifie ? — Ce qui signifie qu’on ne peut pas remonter à l’origine de ces financements. — Soit. Qui dirige la fondation ? — Les trois gérants officiels sont des avocats du cabinet Bromley, Waterford et Granku, basé à New York : Mme Daltra, MM. Pomanskie et Seeton. — Hum…, fit Mellanie en se frottant les jambes avec une éponge. Je suppose que la fondation Cox finance d’autres chercheurs. — Elle a fait des donations à plus d’une centaine d’universités et de grandes écoles à travers le Commonwealth. Je t’en dresse la liste ? — Pas pour le moment. — Tu veux connaître le total des sommes allouées à la recherche ? Elle ouvrit les yeux, subitement intriguée. Il n’était pas dans les habitudes de l’IA de proposer de donner des informations. — Oui, pourquoi pas. — Soixante-dix mille dollars terriens. — Pour chaque université ? — Non, en tout. — Merde. Depuis combien de temps existe-t-elle ? — Quatorze ans. Et elle a fermé ses portes deux ans après la découverte de l’enveloppement. Six mois après l’interrogatoire de Bose par Paula Myo. — L’homme le plus haï de tout le Commonwealth, dit Carys avec un sourire provocateur. C’est un sacré titre de gloire, tout de même. Je n’ai rien inventé, c’est le résultat du dernier sondage effectué par l’institut Maxis. Je ne m’imaginais pas que mon neveu était aussi célèbre. Mark se contenta de grogner avant de s’enfoncer dans son fauteuil favori. Ils étaient tous assis dans le salon et, avant de passer à table, avaient entrepris de faire goûter à Carys le vin de l’année précédente. — Ici, cela n’a aucune importance. Tout le monde se fiche de tes sondages. — Bien sûr. Cela n’intéresse que nous. C’est vrai que nous sommes de vilains citadins qui méprisons les péquenauds de province de votre genre. Mark haussa les épaules en souriant. — Si tu le dis. — Mais réveille-toi un peu, mon vieux. Les médias vont ruiner la réputation de ta petite ville. Je peux déjà te dire qu’Alessandra Baron n’a pas l’intention de vous laisser tranquilles - c’est, en tout cas, le bruit qui court dans le milieu. Tu as essayé de réserver ici pour les prochaines vacances d’hiver ? Moi, je l’ai fait. On m’a proposé cinquante pour cent de rabais. Personne ne vient, c’est une catastrophe pour vous tous. — Et je présume que tu peux faire quelque chose pour arranger cela. Carys et Liz échangèrent un regard énigmatique. — Tu as besoin de quelqu’un pour prendre en main tes relations publiques, reprit Carys. Et je suis l’unique experte en la matière de la famille. — C’est toi qui l’as appelée ! dit Mark à sa femme d’un ton accusateur. — Tu as besoin de conseils, chéri. En ville, tout le monde se tient tranquille, du moins quand tu es dans les parages. Mais dans ton dos… Il se retourna vers Carys, pathétique. — Cela ne s’est pas passé comme l’interview l’a montré. Tout a été monté pour déformer mes propos. — Dans le métier, on ne parle pas de montage. Il s’agit simplement de rendre les faits plus croustillants, répondit Carys. Cela se fait tout le temps. Évidemment, on peut utiliser cet argument pour contre-attaquer. — Mais comment ? demanda-t-il avec méfiance. — Je peux te faire interviewer par des concurrents. En direct. Comme cela, il n’y aura pas de mauvaise surprise. Mais avant d’en arriver là, tu vas avoir besoin de beaucoup t’entraîner. Et puis, il faut développer ton sens de l’humour, mon vieux. Ceci dit, c’est faisable. — Développer mon sens de l’humour ? dit-il, indigné. Carys ouvrit la bouche pour répondre. À ce moment-là, il y eut un éclair vif à l’extérieur. Mark et Liz froncèrent les sourcils à l’unisson. Il n’y avait aucun nuage d’orage dans le ciel. Dans le jardin, Sandy se mit à crier, comme si elle venait de se faire mal. Ses parents bondirent et sortirent par la porte ouverte du patio. — Que se passe-t-il, mon petit chou ? demanda Mark. Panda était comme folle. Elle aboyait et sautait dans tous les sens. Sandy courut vers sa mère, les bras écartés. — Dans le ciel ! pleurnicha-t-elle. J’ai mal aux yeux. Je vois tout en rouge. L’ordinateur du bracelet de Mark rendit l’âme. Au sud-est, le ciel devint d’un blanc aveuglant. — Putain, mais qu’est-ce que… Les cueilleuses s’étaient arrêtées. Tout comme les tracteurs. Tous les robots de la propriété étaient immobiles et silencieux. Au-dessus des montagnes, la tache de lumière s’estompait pour laisser place au bleu du ciel. Soudain, un soleil rose doré apparut entre deux pics, qui se couvrit d’un réseau d’arcs électriques noirs. Sur le sol, les ombres s’allongèrent et dansèrent de façon inquiétante. — Les Régents, murmura Liz. Oh, mon Dieu ! Le nouveau soleil poussait sur une tige de flammes brillantes et furieuses. Le peu de neige qui restait au sommet des montagnes fut vaporisé en un instant. Les sommets eux-mêmes se mirent à vibrer. Puis ils s’effondrèrent dans un gigantesque nuage de vapeur et de poussière, qui oblitéra complètement le paysage. Les hurlements de Sandy montèrent, crescendo. — Ils l’ont fait sauter, cria Mark d’une voix mêlée de crainte et de respect. Ils ont fait sauter le détecteur. Il regarda le champignon enfler, s’assombrir, puis s’aplatir et devenir de plus en plus large, rongeant le ciel bleu. Alors, le bruit de l’explosion leur parvint. Mellanie appela le room service et se commanda une salade légère, avant d’enfiler un jean et un sweat-shirt noir charbon issu de sa propre ligne de vêtements. Elle attacha ses cheveux en queue-de-cheval et se mit un peu de crème hydratante sur le visage. Aujourd’hui, elle se passerait de maquillage. Elle devait avoir l’air sérieux pour cet appel. L’une des femmes de chambre si désagréables lui apporta sa salade, pendant que Dudley se baignait joyeusement. Elle passa un long moment à nettoyer la table et à ramasser les plateaux. Mellanie lui donna un pourboire de vingt dollars. Mais le regard de la femme de chambre ne s’éclaira pas pour autant. Au contraire. — Va te faire foutre par tous les trous, dit Mellanie lorsque la porte se fut refermée. Elle picora un peu sa salade tout en peaufinant les derniers détails de son histoire, puis s’installa au bureau, où elle se servit de l’ordinateur de la chambre pour appeler Alessandra Baron. Le visage de cette dernière apparut sur le moniteur. Elle était assise dans la chambre verte et se faisait maquiller. Une collerette en papier protégeait sa robe fabuleuse. — Où diable étais-tu passée ? demanda-t-elle. — Je suis sur Elan. — Bien. Fais ce que tu veux. Sache simplement que tu es à ça de te faire virer, ajouta-t-elle en rapprochant son pouce et son index. Ne t’avise plus de bloquer ton adresse électronique. Bon, j’ai besoin de ton reportage dans une heure. Et tu as intérêt à me faire un truc en béton, sinon je me ferai un plaisir de mettre ton petit cul en orbite. — Je suis sur quelque chose de gros. — Quoi ? Mellanie prit sa respiration. — Paula Myo pense que l’Arpenteur existe réellement. — Putain, tu es vraiment incroyable, tu sais ? Je t’ai tout donné. Je t’ai prise sous mon aile. J’ai décidé de faire quelque chose de toi - et pas uniquement parce que tu te débrouilles superbien au lit. Et toi, tu me remercies comment ? En me racontant des conneries ! — Écoutez-moi ! J’ai appris ça de la bouche de Dudley Bose. — Justement, où est-il passé celui-là ? Dans le business, tout le monde le cherche. — Cela fait plusieurs jours que je le baise pour lui soutirer des informations, répondit-elle en levant le menton et en soutenant le regard de sa supérieure. Et comme vous le dites si bien, je me débrouille plutôt pas mal au lit. J’ai donc découvert des choses. — D’accord, d’accord, chérie. Vas-y, je te donne tes quinze secondes de gloire. Raconte-moi tout. — L’une des fondations qui finançaient les recherches de Dudley Bose n’est qu’une couverture. L’Arpenteur s’est arrangé pour que nous assistions à l’enveloppement. Pour que nous nous penchions sérieusement sur la question. — Tu as des preuves de ce que tu avances ? — La fondation bénéficiait de fonds secrets, dit-elle en espérant que cela était vrai pour forcer Alessandra à entrer dans son jeu. J’ai passé au peigne fin toutes les donations. J’ai pu mettre en évidence des tentatives de dissimulation - des trucs assez grossiers, mais qui ont suffi jusque-là. De plus, l’organisme a été dissous juste après la découverte de l’enveloppement. Mais le plus important, c’est que Myo savait tout cela depuis des années. Vous ne voyez pas ce que cela signifie ? Toutes ces années passées à traquer Johansson et Elvin. Si ça se trouve, elle travaille pour le compte des Gardiens ! — C’est ta petite vendetta personnelle ? demanda Alessandra. Mellanie comprit immédiatement ce qui tracassait sa patronne et voulut la rassurer. — Ce sera votre histoire. Confiez-moi une équipe d’investigation, et je travaillerai dur sur le sujet. Ou, merde, si vous préférez, prenez la direction de cette équipe de recherche vous-même. C’est ce que Myo ne cesse de nous dire. À nous, les médias. Toutes les informations dont nous avons besoin sont directement accessibles par le grand public. Il suffit de savoir où chercher. Nous pouvons prouver que l’Arpenteur existe. Pour l’amour du ciel, Wendy Bose a rencontré Bradley Johansson ! Mais quelqu’un en a-t-il jamais parlé ? Tout cela est vrai, Alessandra. Je vous le jure ! — Je veux parler à Bose. — Pas de problème. L’icône de l’IA apparut subitement dans la vision virtuelle de Mellanie. — Allonge-toi sur le sol, derrière le lit, lui dit l’Intelligence artificielle. — Quoi ? — Le réseau de détecteurs de la flotte vient de repérer plusieurs trous de ver à l’intérieur des frontières du Commonwealth. La station située sur les Régents va être attaquée. Cache-toi derrière le lit - il te protégera un peu. — Mellanie ? fit Alessandra en fronçant les sourcils. — Il faut que j’y aille, répondit celle-ci d’une voix hésitante. Elle n’était pas certaine de pouvoir croire l’IA. Néanmoins, sa vision virtuelle lui indiqua que plusieurs de ses implants venaient d’être activés. Pour la plupart, il s’agissait de systèmes qu’elle découvrait pour la première fois. — Nous allons essayer de rester en contact avec toi, dit l’IA. — Mellanie, on dirait qu’il y a une sorte d’alerte…, annonça Alessandra d’une voix haut perchée. La jeune femme plongea derrière le lit. Dehors, un éclair illumina le ciel. Wilson attendait dans son horrible bureau blanc. Il était prêt pour superviser la seconde réunion de la matinée, celle qui concernait le planning de construction des vaisseaux et la livraison des sous-composants. Le message d’alerte prioritaire qui jaillit au cœur de sa vision virtuelle le fit sursauter et se redresser dans son grand fauteuil. Le réseau de détecteurs de trous de ver venait de lui signaler la présence d’une signature quantique non identifiée dans l’espace du Commonwealth. Des trous de ver s’ouvraient dans différents systèmes solaires. Le bureau commença à s’assombrir. Des colonnes de chiffres écarlates apparurent au plafond, sur les murs ; des graphiques émeraude fleurirent sur le sol. Les projections se stabilisèrent, plaçant Wilson au centre d’une carte du ciel tactique. Il était tout proche des limites du Commonwealth, là où l’espace de phase trois se mêle à la nuit galactique. Vingt-trois systèmes solaires étaient entourés de rouge et de fenêtres pleines de chiffres et d’icônes. — Vingt-trois trous de ver, murmura-t-il, incrédule. La flotte n’avait que trois vaisseaux de guerre opérationnels, ainsi que huit engins éclaireurs reconvertis en bombardiers. À ce moment-là, les données se clarifièrent et le réseau de détecteurs corrigea les informations initiales. Quarante-huit trous de ver s’étaient ouverts dans chacun des vingt-trois systèmes, ce qui faisait plus de mille cent ouvertures en tout. C’était à peu de chose près le nombre de trous de ver exploités par CST dans tout le Commonwealth. — Fils de pute ! Il avait du mal à appréhender ces chiffres. Et pourtant, il était allé sur Dyson Alpha, il avait vu de quoi était capable la civilisation primienne. Des données supplémentaires affluaient, qui venaient compléter celles déjà envoyées par le réseau de surveillance. Les cybersphères d’Anshun, Belembe, Martaban, Balkash et Samar connaissaient des défaillances importantes. Les gouvernements de ces planètes confirmaient que plusieurs explosions avaient retenti sur leur sol, précisément dans les zones géographiques désormais isolées. Vingt-trois globes transparents, figurant autant de planètes attaquées, apparurent devant Wilson. Il y avait bien peu de détails à observer. Les satellites de surveillance, les plates-formes relais géosynchrones, les stations industrielles, les senseurs météorologiques à haute inclinaison étaient tous systématiquement détruits. Les trous de ver étaient comme des diamants rouges suspendus au-dessus des planètes. Ils disparaissaient, réapparaissaient à un endroit différent, bougeaient constamment pour empêcher les senseurs de se braquer sur eux. Chaque fois qu’ils sortaient du néant, des projectiles à haute vélocité en jaillissaient. La flotte perdait le contact avec ses détecteurs d’Elan, Whalton, Pomona et Nattavaara - des mondes de l’espace de phase trois relativement peu peuplés. Sur la carte, les stations s’éteignaient une à une et la résolution de l’image baissait un peu plus chaque seconde. Il ne restait aucune station sur Molina, Olivenza, Kozani et Balya, des mondes non encore ouverts à la colonisation de masse. Telle une figure fantomatique grise, Anna se matérialisa près de lui. Ils avaient tous les deux l’impression d’être de retour à bord de Seconde Chance, d’être installés dans leurs fauteuils d’accélération. — Ils nous attaquent directement avec des missiles nucléaires, dit-elle, stupéfaite. — Nous savons comment ils se battent, rétorqua-t-il d’une voix délibérément froide en se concentrant sur les moniteurs et sur les données qui continuaient d’aff luer. Avec elle près de lui, il arrivait plus facilement à contrôler ses propres émotions. Il était le commandant. Il se devait de rester calme et d’analyser la situation avec objectivité. Il était forcé de bâillonner cette partie de lui-même qui ne demandait qu’une chose : sortir de ce bureau en courant et aller se planquer dans les collines. — Contacte Columbia et dégotte-moi la position de nos vaisseaux. — De tous nos vaisseaux ? demanda-t-elle, amère. — Allez, fais-le ! Ses mains étaient occupées à tirer de l’unisphère toutes les données relatives à la défense civile des planètes menacées. De petits points bleus apparurent sur les vingt-trois globes : les villes protégées par un champ de force. Sur les quatre mondes encore vierges, seules les bases installées par CST étaient protégées. L’image de Rafael Columbia apparut devant lui, juste à côté d’Anna. — Ils sont trop nombreux, dit-il d’une voix exceptionnellement incertaine. Nous lançons des drones de combat. Avec un peu de chance, ils parviendront à intercepter une partie de ces projectiles, mais nous ne pourrons protéger que nos centres urbains les plus peuplés. Merde, nous aurions dû en fabriquer dix fois plus. — Il faut mettre en service tous les champs de force disponibles. Et pas seulement ceux de ces vingt-trois planètes. Rien ne nous dit qu’ils vont s’arrêter là. Utilisez les cybersphères planétaires pour diffuser un message d’alerte générale. Pour commencer, tout le monde doit se mettre à l’abri. — Et après ? — Je vous tiendrai au courant lorsque j’en saurai davantage. Nous avons besoin de savoir ce qu’ils comptent faire après ce bombardement initial. Anna, réunissez nos chefs et nos stratèges. Nous allons avoir besoin d’aide, aujourd’hui. — Oui, monsieur. J’essaie de repérer nos vaisseaux. Sept identificateurs blancs figurant autant d’engins de guerre se dessinèrent sur la carte en 3D. Il y avait donc sept vaisseaux dans cette zone du Commonwealth. Deux navires éclaireurs étaient à deux jours de là, à l’extérieur des limites de l’espace humain, tandis que les vaisseaux de guerre et autres navires éclaireurs étaient éparpillés autour des frontières floues de l’espace de phase trois. Wilson prit une décision. — Contactez les capitaines, dit-il à Anna. Je veux qu’ils se retrouvent tous à une demi-année-lumière d’Anshun. Leur vieille base était le centre névralgique de la région, ainsi que sa planète la plus peuplée. — Nous commencerons notre contre-offensive de là, continua-t-il. Au moins, personne n’éclata de rire. — Nom de Dieu, grogna Rafael. Sur l’affichage tactique était apparu un autre essaim d’icônes ambrées. Elles clignotaient autour de la vingtquatrième planète - Wessex -, soit loin à l’intérieur des frontières du Commonwealth. — Faites ce que vous pouvez pour eux, dit-il à Rafael d’une voix qu’il espéra assurée. Jamais je n’aurais imaginé que l’attaque serait aussi massive. Puis une terrible idée s’immisça dans son esprit : les Gardiens, eux, savaient. — Monsieur, s’exclama Anna. J’ai le capitaine Tu Lee en ligne directe. Elle appelle de la base d’Anshun. — Pardon ? — Elle est à bord de Seconde Chance. La main virtuelle de Wilson devint floue tant elle fut rapide à toucher l’icône des communications. — Quelle est votre situation ? demanda-t-il, comme le visage anxieux et déformé par les parasites de Tu Lee apparaissait dans son champ de vision. — Nous venons tout juste de nous détacher des docks, répondit-elle en grimaçant. On nous tire dessus, mais les champs de force tiennent le choc. J’attends vos ordres. Wilson faillit crier de joie. Enfin une bonne nouvelle. — Éliminez autant de projectiles que vous le pourrez, dit-il. Surtout, n’empruntez pas, je répète, n’empruntez pas de trous de ver pour le moment. Nous avons besoin d’informations. — Compris. — Bonne chance, capitaine. La grande roue habitable de Seconde Chance venait de cesser de tourner sur elle-même, éliminant enfin les problèmes de précession qui, jusque-là, avaient grandement limité sa manœuvrabilité. — Accélération maximum, ordonna Tu Lee au pilote. Cela faisait une semaine maintenant qu’elle était capitaine. Elle avait été nommée lorsque le vaisseau était revenu de sa dernière mission. La Marine l’avait envoyée en reconnaissance à trois cents années-lumière du Commonwealth. Évidemment, le navire n’était pas aussi rapide que les engins de la nouvelle génération, mais il était beaucoup plus endurant. Ses réserves d’énergie étaient aussi importantes que celles des tout nouveaux vaisseaux de guerre. Les fusées au plasma réagirent avec fluidité aux instructions du pilote, produisant une accélération d’un g et demi. Ils longeaient l’équateur d’Anshun et volaient mille kilomètres au-dessus du second océan de la planète. Les grands moniteurs accrochés à l’avant de la passerelle montraient plusieurs explosions atomiques aveuglantes en contrebas. Tu Lee serra les dents en assistant à cette dévastation. Pour elle, ces éclairs n’avaient aucune conséquence. Pour la population de ce monde, ils étaient synonymes de mort. — Laroch, connaît-on la séquence d’émergence de l’ennemi ? demanda-t-elle. — Pour le moment, je confirme la présence de quarante-huit trous de ver, répondit Laroch, qui s’occupait des senseurs. Apparemment, ils se déplacent sans suivre de schéma prédéfini. L’unique constante est leur altitude, comprise entre cinq cents et mille kilomètres. — D’accord. Maintenons-nous en dessous de cette altitude et détruisons les projectiles qui passent à notre portée. Tirez à vue. Pilote, si vous repérez un essaim, approchez-vous en le plus possible. — On nous vise, s’exclama Laroch. Huit missiles extraterrestres fendaient le vide en direction de Seconde Chance. Le pilote inclina les fusées au plasma et infléchit sa trajectoire. Les lances à énergie situées autour de la section centrale du vaisseau tirèrent en direction des projectiles, dont les champs de force brisèrent les faisceaux. Puis ce fut le tour des lasers, qui déversèrent des gigawatts d’énergie dans les champs de force, les mettant à rude épreuve. Les lances à plasma tirèrent une nouvelle fois, venant enfin à bout des défenses des missiles. Des détonations multiples fleurirent en silence au-dessus de la planète, se rejoignant pour former un nuage de lumière bouillonnante de cinquante kilomètres de diamètre. — Seize autres missiles viennent de partir, annonça Laroch. Ils foncent vers la planète. Ils se matérialisèrent immédiatement sur les moniteurs du pont, flèches vertes clignotantes entourées de chiffres, progressant à grande vitesse. Tu Lee ordonna le lancement d’une volée de projectiles d’interception. Comme Seconde Chance fonçait à près de cinquante g, elle mit en route la séquence de dispersion. Les intercepteurs se divisèrent en une multitude de projectiles indépendants. Les réacteurs se mirent en route dessinant dans l’espace des traînées pareilles à des éclairs. La poursuite ne dura pas très longtemps. Les ogives explosèrent en formant une chaîne de perles aveuglantes, qui déformèrent l’ionosphère de la planète, lui imprimant un mouvement ondulatoire, éparpillant alentour des ondes électromagnétiques dévastatrices. Plusieurs missiles extraterrestres s’arrêtèrent immédiatement de fonctionner. Leurs réacteurs s’éteignirent et les projectiles tombèrent, inertes, vers le paysage noir situé à des centaines de kilomètres en contrebas. Un second tir de barrage retentit. Cette fois-ci, l’énergie des ogives ne fut pas utilisée pour produire des déformations EM, mais pour générer un rayon laser extrêmement fin et puissant. Les projectiles ennemis explosèrent dans l’instant. Une douche de fragments incandescents se répandit dans l’atmosphère, dans une parodie sinistre de pluie de météorites. Quatre trous de ver supplémentaires s’ouvrirent à proximité de Seconde Chance. Trente-deux missiles jaillirent de chacun d’entre eux. Des ondes délicates émanant de senseurs balayèrent toute la surface du vaisseau. Sur la passerelle, la gravité fut modifiée et Tu Lee se retrouva plaquée contre son fauteuil. Des sangles se resserrèrent autour de ses épaules et de sa taille pour la maintenir en place. — Ils sont très nombreux, dit Laroch, mais leurs logiciels sont nuls. Je capte de nombreuses émissions micro-ondes en provenance des trous de ver. Les missiles doivent être guidés en permanence. Seconde Chance tirait sans discontinuer des jets de plasma sur les projectiles arrivant à plus de vingt g. Un nombre impressionnant d’explosions nucléaires transforma l’espace autour du vaisseau en vide blanc et aveuglant. De fines vagues de plasma glissèrent contre son champ de force, ébranlant sa superstructure. Tu Lee entendit la coque grincer et gronder, mais le vaisseau résista à la torsion. L’équipage avait l’impression de voler à l’intérieur de la couronne d’une étoile lumineuse à l’excès, parcourue par des courants de particules radioactives. Le navire s’extirpa de cette tempête d’énergie telle une bulle écarlate suivie par une longue traîne de plasma d’hydrogène. Vingt-quatre missiles extraterrestres furent détournés pour l’intercepter. Des alarmes hurlaient sur toutes les consoles. Les schémas des différents systèmes apparurent sur les moniteurs, comme l’équipage et l’IR tentaient de récupérer les fonctions de base. — Sortez-nous de là, ordonna Tu Lee. Responsable de l’hyperréacteur, Lindsay Sanson activa le générateur de trous de ver. Seconde Chance s’évanouit instantanément. — Jusqu’à quel point leurs logiciels sont-ils nuls ? demanda Tu Lee. — C’est étrange, répondit Laroch. Ils semblent extrêmement rigides, beaucoup moins avancés que les nôtres. C’est un peu comme s’ils n’avaient pas de programmes intelligents. — C’est une faille que nous pourrons utiliser. Tu Lee se tourna vers l’affichage principal. Les systèmes du vaisseau n’avaient pas été trop gravement touchés. La plupart des dommages étaient concentrés autour des systèmes auxiliaires de la roue habitable. Il manquait également quelques pans de la coque et les réservoirs fuyaient légèrement. Dépourvu de scientifiques et d’explorateurs, l’équipage n’était constitué que de quarante membres, dont aucun n’était en danger immédiat. — Que tout le monde enfile une combinaison spatiale, dit-elle en jetant un coup d’œil à leur réserve de missiles. On y retourne. Une tache de lumière turquoise chatoyante apparut subitement au-dessus de Treloar, la capitale d’Anshun, à huit cents kilomètres d’altitude. Seconde Chance en jaillit et la porte se referma derrière elle. Le vaisseau tira quinze missiles, puis son générateur de trous de ver distordit une nouvelle fois l’espace, et le navire disparut. Il réapparut presque immédiatement à cinq mille kilomètres de là, juste au-dessus de Bromrine cette fois, une ville côtière dont les deux cent mille habitants étaient protégés par un champ de force. Quinze autres missiles furent lancés, avant que le vaisseau replonge dans l’hyperespace. Seconde Chance reproduisit ce schéma à neuf reprises, faisant le tour de la planète, tirant ses cent soixante-treize missiles restants. Après avoir été lancés, les projectiles allumaient brièvement leurs fusées, le temps de se disperser, puis se mettaient en attente. Leurs senseurs scannaient l’espace à la recherche d’un trou de ver. Lorsqu’il en apparaissait un, les réacteurs se remettaient instantanément en route et les missiles fonçaient sur leur cible à une vitesse de cinquante g. Les salves d’engins extraterrestres avaient à peine le temps de jaillir de l’ouverture, qu’elles étaient immédiatement la proie de distorsions électromagnétiques, de rayons X concentrés, d’impacts cinétiques et d’explosions atomiques. Une infime minorité de projectiles parvenaient à passer ce barrage pour s’écraser sur la planète. Seconde Chance sortit de l’hyperespace et commença à transmettre vers le monde assiégé les données relatives à la technique de minage employée contre les assaillants. Soudain, huit trous de ver émergèrent tout autour du vaisseau, à une distance moyenne de cinq cents kilomètres. Lindsay activa l’hyperréacteur. — Merde ! — Que se passe-t-il ? demanda Tu Lee. Sur les moniteurs de la passerelle, l’on voyait la couche nuageuse de la planète, autrefois calme et passive, bouillonner sous l’effet des explosions successives. — Des interférences. L’espace est tellement distordu à cause de leurs trous de ver, que nous ne pouvons pas ouvrir le nôtre. C’est délibéré. Ils ont modifié leurs fluctuations quantiques de façon à nous emprisonner. — Bougez-nous de là, cria Tu Lee au pilote. Les fusées au plasma de Seconde Chance se réveillèrent. Le navire accéléra lentement, atteignant trois g. Huit autres trous de ver se matérialisèrent autour du vaisseau. — Allez vous faire foutre, lança Tu Lee aux Primiens. Quatre-vingt-seize missiles jaillirent de chaque ouverture. Nigel Sheldon était en train de prendre son petit déjeuner dans son manoir de New Costa lorsque l’alerte fut donnée par le réseau de surveillance de la flotte. Il n’était pas retourné sur Cressat, le monde privé de sa famille, depuis plus de cinq mois. Tout son temps se passait entre la Terre et Augusta. Il était plus prudent, pensait-il, de ne pas trop s’éloigner, au cas où quelque chose de fâcheux surviendrait. Et ce en dépit de tous les moyens de communication modernes. Malheureusement, les événements lui donnaient raison. Un bouclier se forma instantanément autour de la demeure et les communications basculèrent en mode haute sécurité. Il ferma les yeux, se relaxa dans son fauteuil, tandis que les champs de force internes de la maison entraient en fonction, isolant les pièces les unes des autres. Tous ses implants se réveillèrent, lui permettant d’absorber des données numériques à grande vitesse. Des drones de combat décollèrent de bases secrètes éparpillées autour de New Costa. Les habitants étonnés levèrent les yeux vers le ciel pur constellé de petites taches noires et mouvantes. Les boucliers se refermèrent derrière les appareils. À présent qu’Augusta s’était préparée à se défendre, Nigel put se concentrer pleinement sur l’attaque. Grâce à sa vision virtuelle améliorée, il voyait les vingt-trois mondes menacés par les trous de ver des Primiens. Il ressentait la présence de ces ouvertures dans l’espace-temps physiquement, sur sa peau, comme des aiguilles enfoncées par un acuponcteur. L’IA répondit à sa requête et le rejoignit dans ce simulacre tactique en prenant la forme d’une petite boule flottante, couverte de lignes mandarine et turquoise mouvantes. — Cela fait beaucoup de trous de ver, dit-il. — Dimitri Leopoldovich a toujours dit que l’attaque, si elle devait avoir lieu, serait brutale et conduite à grande échelle. Mais ils sont probablement loin d’avoir fait étalage de toute leur puissance. À l’arrière-plan de sa perception améliorée, Nigel entendait un murmure permanent : les ordres émis par rafales par le commandement de la flotte, situé sur l’Ange des hauteurs. Il s’agissait de coordonner les informations recueillies dans les vingt-trois mondes menacés et de faire l’inventaire des ressources disponibles. — Pauvre vieux Wilson, chuchota-t-il. Il se concentra sur des icônes flottant dans une galaxie de symboles, à l’arrière-plan de son champ de vision. Elles se déplacèrent docilement. Fonctionnant grâce à des connexions profondément fichées dans son cerveau, cette interface-ci s’apparentait à de la télépathie. On était loin de la simple main virtuelle utilisée par le commun des mortels. Des champs de force se formèrent autour de toutes les stations de CST, aux quatre coins du Commonwealth. Sur les vingt-trois mondes attaqués, il n’y eut ni mise en garde, ni ultimatum. Les barrières se matérialisèrent d’un seul coup. Les convois qui approchaient des stations durent freiner brutalement pour ne pas s’écraser contre les murs d’énergie transparents. Tous ne parvinrent pas à s’arrêter à temps. Plusieurs locomotives heurtèrent des champs de force, déraillèrent et se retournèrent. Les wagons se mirent de travers, s’encastrèrent les uns dans les autres, se froissèrent, se déchirèrent, rejetant passagers et marchandises sur les talus et les traverses. Sur les autoroutes, la régulation automatique du trafic ordonna aux voitures et aux camions de s’arrêter immédiatement. Mais les véhicules de tête frappèrent les champs de force de plein fouet et les carambolages se multiplièrent. Les pertes humaines et matérielles furent comptabilisées et les chiffres se mirent à défiler devant les yeux de Nigel. Mais ce n’était rien comparé à la destruction venue du ciel qui s’abattait tout autour des champs de force. Il choisit d’ignorer ces chiffres. Il n’avait pas eu le choix. Sans les stations et leurs précieux portails, il n’y aurait plus de Commonwealth. Les autres stations, dans le reste de l’espace humain, laissèrent aux trains le temps de s’arrêter avant d’activer leurs champs de force. Sur les routes, en périphérie, des embouteillages monstres se formèrent. Ceux qui étaient prisonniers à l’intérieur de la barrière se préparèrent à attendre longuement, tout en remerciant le ciel d’être du bon côté du mur. Nigel vit les champs de force des villes s’allumer un à un, comme Rafael usait de son autorité nouvelle pour passer outre les autorités civiles. Il envoya des drones robotisés dans le ciel, d’énormes machines à l’allure redoutable, qui firent presque immédiatement feu. Les projectiles ennemis furent détruits dans la stratosphère. Du moins, la majorité d’entre eux. Certains passèrent tout de même les tirs de barrage et s’écrasèrent contre les boucliers. Tout autour, de vastes zones rurales furent anéanties, transformées en immenses lacs de verre, mais les champs de force tinrent bon. La station planétaire de Wessex le prévint de l’ouverture de trous de ver dans son espace aérien avant même le réseau de surveillance militaire. Il entreprit de se concentrer sur ce monde et rencontra immédiatement les programmes de commandement et de défense élaborés par Alan Hutchinson, le fondateur de cette colonie appartenant au G15. Des champs de force multiples s’étaient formés autour de Narrabri, sa principale mégacité. Il fut ordonné à la petite brigade de défense tactique de la planète de se déployer autour du périmètre et d’activer ses batteries antiaériennes. Des escadrons de drones de combat décollèrent de leurs silos pour patrouiller au-dessus des agglomérations. Le visage féroce et grimaçant d’Alan Hutchinson apparut à l’arrière-plan de la conscience de Nigel. Trois de ses drones braquèrent leurs lasers atomiques sur des projectiles ennemis volant encore dans les couches supérieures de l’atmosphère. — Joli coup, dit Nigel. — Ça me change des rapports financiers habituels, rétorqua d’une voix bourrue l’homme d’origine australienne. Une autre salve de projectiles jaillit de quatre trous de ver. Les défenses au sol répliquèrent immédiatement. — Dieu merci, reprit Alan, comme une pluie de débris radioactifs tombait dans l’océan, nous pouvons nous aussi canarder ces fumiers. Mais les données arrivant des autres mondes assiégés étaient peu encourageantes. De fait, en dehors des villes dotées de champs de force et de flottes de drones, ils étaient sans défense. — Vous pouvez leur détruire quelques missiles, répondit Nigel, mais au train où cela va, nous allons perdre. Leurs ressources sont mille fois plus importantes que les nôtres. —Alors, pourquoi ne pas rendre les armes tout de suite ? Les deux hommes s’interrompirent pour voir Seconde Chance passer à l’action au-dessus d’Anshun. — Allez, Tu Lee, vas-y, chuchota Nigel. Il essaya de passer outre l’angoisse qu’il ressentait pour sa jeune descendante. Il ne pouvait pas se permettre de laisser ses émotions prendre le dessus dans les circonstances actuelles. Des centaines de projectiles supplémentaires foncèrent vers Wessex. Alan n’avait pas assez de drones pour couvrir les zones les plus reculées. Les villes éparpillées sur les vastes continents cultivés furent rasées, car elles n’avaient aucun moyen de se protéger. — Les salauds ! grogna Alan. Ces gens n’avaient fait de mal à personne. — Y a-t-il une tactique derrière tout cela ? demanda Nigel à l’IA. Une stratégie ? Ou alors tentent-ils simplement de nous anéantir ? — Les planètes sélectionnées impliquent une double approche, répondit l’Intelligence artificielle. Les vingt-trois mondes les plus éloignés permettront aux Primiens de s’installer durablement dans le Commonwealth, tandis que Wessex, grâce à ses portails reliés aux mondes de l’espace de phase deux, constitue une position stratégique très importante. S’il réussissait à s’y implanter, l’ennemi pourrait menacer l’existence du Commonwealth en tant qu’entité unique - surtout si la Terre devait tomber à son tour. — Ils n’auront jamais la station de Narrabri, dit Nigel d’un ton déterminé. J’y veillerai personnellement. — Ils ne peuvent prévoir notre réaction, continua l’IA. Pour le moment, ils n’en sont qu’à une phase d’observation - tout comme nous, d’ailleurs. Néanmoins, ils se doutent bien que nous allons faire tout notre possible pour protéger Wessex. Ils peuvent quand même se permettre d’essayer. Si la station de Narrabri tombait entre leurs mains, plus de soixante mondes développés se verraient directement menacés. — Mais pourquoi ? Que nous veulent-ils donc ? — À en juger par les cibles visées, nous pouvons légitimement penser que leur objectif consiste en la récupération d’un maximum d’infrastructures humaines. Toutefois, ils sont probablement disposés à détruire complètement les zones urbaines les plus modestes pour pouvoir s’approprier les plus importantes. Même si nous parvenons à les repousser, la majorité de la population des mondes menacés devra être évacuée. Autour des villes, les terres sont radioactives, les récoltes ruinées. Le climat a été durablement bouleversé. Ces planètes risquent d’ailleurs de perdre leur statut de monde habitable, à moins que nous y investissions beaucoup d’argent et de moyens matériels pour effacer les traces du passage des Primiens. — Fils de pute, grommela Nigel. C’est un véritable génocide. — En effet. — Oh, mon Dieu ! s’exclama Alan. Ils l’ont eu. À l’aide de radars et de senseurs optiques, Nigel suivit la tentative de fuite de Seconde Chance. Le navire était entouré par des trous de ver ennemis. Ses fusées au plasma, habituellement si lumineuses, étaient noyées dans un tourbillon de particules élémentaires large de cinq cents kilomètres. — Les fumiers, aboya Nigel. Tu Lee, tu as fait un boulot magnifique. Je suis fier de toi et j’ai hâte de t’entendre rire de nouveau. — Merde, dit Alan. Nigel, je suis vraiment désolé. — Nous ne pouvons pas rester là sans bouger et accepter ce genre de comportement. Nous devons leur montrer que nous sommes capables de riposter. — L’amiral Kime a ordonné aux vaisseaux de guerre de se regrouper, annonça l’IA. — Je parie que ces bâtards d’extraterrestres sont en train de chier dans leur froc. Oui, trois navires sont en route. Les drones de Wessex annihilèrent une autre salve de missiles. Les Primiens semblaient avoir renoncé à prendre pour cible les petites agglomérations éparpillées sur toute la surface de la planète. Le déluge s’abattait à présent uniquement sur Narrabri et ses faubourgs. — Vous n’aurez pas ma station, dit Nigel avec détermination. Il ouvrit une multitude de liens de commande dans les générateurs de trous de ver de trois des portails de Narrabri. Il put accéder ainsi à sa mémoire sécurisée. Ses souvenirs jaillirent pour occuper un réseau neural artificiel, lui permettant de compulser toutes les connaissances qu’il avait amassées sur les matières exotiques, les inverseurs d’énergie, la supergéométrie, les mathématiques quantiques. Il mit à contribution toutes ces données pour charger de nouvelles directives dans les trous de ver menant à Louisiade, Malaita et Tubuai. Des limiteurs et des icônes d’alerte clignotèrent. Même son système de contrôle personnel ne pouvait gérer trois trous de ver simultanément. — Nous pourrions peut-être vous aider, proposa l’IA. — Pourquoi pas… Nigel laissa échapper un soupir de soulagement. On ne pouvait jamais deviner quand l’IA allait intervenir ou au contraire se contenter de regarder de loin. Il supposa que cette invasion extraterrestre avait quelque peu troublé la grande Intelligence artificielle. Après tout, Vinmar se trouvait physiquement à l’intérieur des frontières du Commonwealth. À présent que l’IA était son interprète et exécutant, Nigel n’avait plus qu’à prendre des décisions. Sous sa direction, elle reformata les structures quantiques des trois trous de ver qu’il avait désignés. Il déplaça les points de sortie des portails, les transformant en fissures dans l’espace-temps. Un trou de ver ennemi émergea au-dessus de Wessex. Nigel attaqua, son mode de contrôle pseudo-télécinétique déplaçant les icônes à une vitesse supersonique. Les trois trous de ver de CST se matérialisèrent à l’intérieur de l’intrus, au point d’intersection transdimensionnel, créant une énorme distorsion, laquelle provoqua des oscillations importantes dans son tissu énergétique. Les ressources conjuguées de huit centrales nucléaires de Narrabri furent utilisées pour amplifier cette instabilité et repousser le trou de ver vers son point d’origine. L’intrus disparut dans une implosion gravitationnelle et un feu d’artifice de radiations pénétrantes. Nigel attendit pendant que son hysradar scannait l’espace au-dessus de Wessex. Les trous de ver ennemis n’étaient plus que quarante-sept, qui apparaissaient et disparaissaient à leur guise. Les icônes d’alerte du portail de Malaita clignotaient furieusement. Le générateur s’était mis en veille pour éviter la surchauffe. La quantité d’énergie titanesque qui l’avait traversé avait brûlé nombre de ses composants. — Ça a marché, proclama Nigel. — Évidemment, répliqua l’IA, sans fausse modestie. — Si on se chargeait des autres ? — Essayons. Si tant est qu’une telle chose fût possible, Matin Lumière Montagne fit l’expérience d’une certaine inquiétude juste avant de lancer ses troupes à l’assaut du Commonwealth. En dépit des souvenirs de Bose, les créatures qui peuplaient cette zone de l’espace demeuraient relativement mystérieuses. Il se rappelait avoir vécu là-bas, connaissait la manière dont cette société était structurée, mais ne savait pas grand-chose de ses capacités industrielles et militaires réelles. Mieux valait donc faire preuve de prudence. Autour de son système de naissance, plusieurs autres étoiles étaient en mesure d’abriter la vie. Il avait d’ailleurs déjà ouvert huit trous de ver dans les alentours et envoyé des centaines de millions de Mobiles commencer la colonisation. Ces planètes directement habitables étaient bien plus faciles à exploiter que les lunes sans air et les astéroïdes morts de son système d’origine. Les machines destinées à protéger les environnements clos y étaient inutiles, d’où une rentabilité accrue. Des groupes d’Immobiles étaient déjà en train de s’amalgamer sur ces nouvelles planètes et de s’intégrer au programme de pensée de Matin Lumière Montagne. Le parfum entêtant de la réussite était tellement agréable. À présent, son territoire s’étendait sur des centaines d’années-lumière. À une époque, il s’en serait certainement contenté. Même son premier et grand ennemi, celui qu’il ne connaissait pas, serait incapable d’emprisonner autant d’étoiles à la fois. Toutefois, il y avait plus d’un ennemi dans la galaxie. Il voyait bien ce qui arrivait aujourd’hui avec les humains. Deux formes de vie incompatibles se battaient pour les mêmes planètes et étoiles. Matin Lumière Montagne savait qu’une coexistence pacifique était impossible. À vrai dire, il ne se voyait pas partager cette galaxie avec quiconque. Après tout, celle-ci comportait un nombre d’étoiles fini. Maintenant qu’il maîtrisait la technologie des trous de ver, il lui était facile de se répandre partout, de devenir omniprésent. D’une certaine manière, il était bel et bien devenu immortel. Peu lui importait que telle ou telle étoile meure ou se transforme en nova ; lui serait toujours vivant. Mais il fallait d’abord s’occuper des humains, de leur Commonwealth et de toute cette technologie superbement avancée. Matin Lumière Montagne ouvrit mille cent quatre trous de ver aux coordonnées stellaires fournies par la mémoire de Bose. Certains d’entre eux émergèrent très près de leur cible, d’autres un peu plus loin, d’autres encore à une demi-année-lumière ou plus. Des senseurs furent envoyés partout pour collecter des informations complémentaires. Ces données furent mises à profit pour améliorer les cartes du ciel de Matin Lumière Montagne et situer précisément tous les mondes du Commonwealth. Après cela, il put réaligner ses trous de ver autour de ses objectifs. Il était tout particulièrement intéressé par le mode de colonisation des humains. D’après ce que lui avait appris la mémoire de Bose, les planètes du Commonwealth seraient inexplicablement sous-exploitées. Pourquoi occuper cent mondes différents, alors qu’il y avait juste assez d’hommes pour en peupler un seul ? L’individualisme était une terrible faiblesse, car il multipliait la cupidité collective. Les petites agglomérations et les alentours des mégalopoles furent massivement bombardés. Ce faisant, d’autres cibles furent mises en évidence : senseurs quantiques, réseaux de communication, satellites, centrales nucléaires. Elles furent à leur tour bombardées. Matin Lumière Montagne avait pour projet d’éliminer les humains, tout en conservant la plupart de leurs installations industrielles. Les survivants seraient chassés de leurs abris et dispersés sur les terres non utilisées. Des champs de force apparurent au-dessus des villes. Ce fut une mauvaise surprise - la mémoire de Bose n’avait pas fait état de telles capacités. Il ne parvint pas à ouvrir ses trous de ver à l’intérieur de ces enceintes énergétiques. Vu la distance qui le séparait de ses cibles, il ne pouvait pas espérer s’en approcher à moins de deux mille kilomètres. Pour améliorer sa précision, il aurait besoin de portails, de façon à ancrer ses trous de ver. De petites machines volantes, des drones, s’élevèrent au-dessus des zones habitées, visant ses projectiles. Matin Lumière Montagne n’eut d’autre issue que d’augmenter le nombre de ces derniers et de les guider de manière à causer un maximum de dégâts. Il rencontra une résistance encore plus importante au-dessus de Wessex, une planète majeure, à la forte valeur stratégique. D’où il se trouvait, il en voyait la mégacité, composée aux deux tiers d ’installations industrielles. L’échelle de cette agglomération dépassait toutes ses propres implantations planétaires. Quant au niveau technologique des systèmes et des contrôleurs électroniques humains, il était infiniment supérieur à ce qu’il était capable de produire lui-même. Un vaisseau humain volait au-dessus d’Anshun et détruisait ses missiles par douzaines. Matin Lumière Montagne réagit comme il le faisait d’habitude en envoyant davantage de projectiles. Lorsque le navire commença à disparaître pour réapparaître à des endroits sans cesse différents, il monopolisa plusieurs groupements d’Immobiles qu’il chargea de se concentrer sur les mécanismes des générateurs du navire afin de modifier leur composition énergétique et de les transformer en inhibiteurs. Des dizaines de milliers d’Immobiles travaillèrent sur la question, poussant les capacités de contrôle du vaisseau dans leurs derniers retranchements. Lorsque le navire fut bloqué dans l’espace véritable, il lui envoya une énorme salve de missiles. Mais quelque chose arriva à l’un des trous de ver de Matin Lumière Montagne, au-dessus de Wessex. Une grande quantité d’énergie s’était propagée dans le tissu de la distorsion, surchargeant le mécanisme du générateur construit sur un des quatre astéroïdes géants qui orbitaient à proximité de son trou de ver interstellaire. L’explosion qui en résulta détruisit la tour où étaient stockés ses missiles et toucha même un escadron de vaisseaux qui attendait juste au-dessus. Matin Lumière Montagne examina aussitôt les détails de cet événement inattendu. Pendant qu’il étudiait le phénomène, deux autres trous de ver s’effondrèrent, anéantissant leurs générateurs. Il comprit rapidement qu’ils avaient subi une surcharge d’énergie d’origine extérieure. Sans attendre, il fit augmenter la puissance des générateurs restants afin d’empêcher les tentatives de déstabilisation à venir. La bataille se transforma alors en bras de fer. Ressources énergétiques contre ressources énergétiques. Matin Lumière Montagne alimentait ses trous de ver grâce à des disques extracteurs de mégaflux, positionnés dans la couronne de l’étoile de son avant-poste, transférant l’énergie ainsi produite vers les astéroïdes via un petit trou de ver. Néanmoins, la capacité de traitement des générateurs n’était pas illimitée, et les humains modifiaient leurs attaques à une vitesse qu’il ne pouvait égaler, changeant en quelques nanosecondes la forme de leurs interférences et le niveau d’amplification des résonances. Par ailleurs, eux aussi semblaient bénéficier de ressources énergétiques illimitées. Vingt-sept autres générateurs explosèrent ou fondirent. Matin Lumière Montagne renonça à s’emparer de Wessex, concentrant ses trous de ver restants autour des autres planètes, où il n’y avait pas d’interférences. Malheureusement, les résultats de ses bombardements étaient, dans l’ensemble, décevants. Toutefois, les défenses humaines étaient lentement dépassées par la masse des missiles qu’elles devaient détruire. Alors, il ordonna l’arrêt des bombardements et fit partir ses premiers vaisseaux. En tout, il avait quarante-huit mille navires prêts à mettre en pratique la phase préliminaire de son expansion. Le centre de l’affichage tactique de Wilson commençait à être sérieusement encombré. Les images fantomatiques d’Elaine Doi et de Nigel Sheldon l’avaient rejoint, donnant à ses décisions un caractère encore plus solennel. Mais du moment qu’ils ne le contredisaient pas… Derrière lui flottaient les ombres de Dimitri Leopoldovich et de Tunde Sutton, ses conseillers en matière de stratégie et de technologie. Vu la situation dans laquelle se trouvait le monde humain, il aurait accueilli avec joie un véritable esprit, un fantôme capable de prédire l’avenir ou, en tout cas, de l’aider à deviner ce qui les attendait. Ensemble, ils regardaient les derniers projectiles primiens s’abattre sur vingt et une planètes assiégées. Ses camarades étaient presque fous de joie, ce qui lui semblait incongru. Wessex était certes débarrassée des trous de ver extraterrestres, toutefois, Olivenza et Balya avaient disparu de l’unisphère ; les champs de force de leurs stations avaient fini par céder, obligeant Anshun à fermer leurs portails. — Vous ne pouvez pas procéder de la même manière avec les autres trous de ver ? demanda Elaine Doi à Nigel. La présidente aurait voulu continuer sur leur lancée. — J’ai grillé dix-huit de nos générateurs pour en détruire trente des leurs, répondit Nigel. Faites le calcul. Ce n’est pas un très bon pourcentage de réussite. Sans trous de ver, c’est la fin du Commonwealth. Et puis, de toute façon, je doute que nous ayons suffisamment d’énergie pour continuer longtemps comme ça. Wilson ne dit rien. Il avait assisté, impuissant, au manège de Sheldon. Sur les mondes du G15, on avait dû ouvrir les vannes des cuves virtuelles d’urgence pour pallier les défaillances des centrales nucléaires. La Terre, quant à elle, avait connu la coupure d’électricité la plus massive de son histoire, car Nigel avait détourné l’énergie en provenance de la Lune pour alimenter sa bataille spatiale au-dessus de Wessex. Toutes les planètes des espaces de phase un et deux avaient d’ailleurs connu des coupures plus ou moins importantes. Pendant plusieurs minutes, les champs de force de certaines villes majeures avaient menacé de s’éteindre purement et simplement. À présent, tout le monde était à pied d’œuvre et faisait son possible pour reconstituer ses réserves d’énergie. Il s’était agi d’un exercice désespéré, mais force lui était d’admettre qu’il n’y avait pas véritablement d’alternative. Si les Primiens décidaient de lancer tout de suite une seconde vague d’attaques, le résultat serait catastrophique. Wilson en était réduit à prier. — Vous voulez dire qu’ils vont s’installer ici ? demanda Doi. — Pour le moment, oui, répondit-il. — Pour l’amour du ciel, tout l’argent que nous vous avons donné… — C’était juste assez pour construire trois vaisseaux de guerre, rétorqua-t-il. Aujourd’hui, trois cents n’auraient peut-être pas suffi. — Les drones et les champs de force ont fait un sacré boulot, dit Rafael. Sans eux, les dégâts auraient été infiniment plus importants. — Vous oubliez bien vite les victimes, commença la présidente. Grand Dieu, nous avons perdu deux millions de personnes. — Plus que cela, dit sobrement Anna. Bien plus. — Et ce n’est pas terminé, ajouta Wilson, délibérément brutal. Dimitri, à quoi devons-nous nous préparer pour la suite ? — Maintenant qu’ils nous ont affaiblis, commença l’universitaire russe, ils entendent probablement nous occuper. Nous devons nous préparer à faire face à une invasion à grande échelle. — Tunde, quelle est l’ampleur des dégâts écologiques subis par les mondes assiégés ? — En un mot, énorme. C’est Anshun qui a le plus souffert. De plus, c’est le début de la période des tempêtes. Les retombées radioactives vont être dispersées sur toute la surface de la planète. Les bombes des Primiens n’utilisent pas un procédé de fusion très propre. La décontamination coûterait une véritable fortune. Selon moi, il serait beaucoup plus pratique et moins onéreux d’évacuer tout le monde vers une nouvelle colonie de l’espace de phase trois. Les autres planètes cibles connaissent des sorts divers. Bouleversements climatiques, pollution nucléaire… De toute façon, étant donné l’attitude de la population vis-à-vis de la chose atomique, personne ne voudra plus vivre là-bas. —Je suis d’accord, dit Wilson. Commençons l’évacuation dès aujourd’hui. — De toutes ces planètes ? demanda Doi. Je ne puis vous donner mon accord. Où diable voulez-vous qu’ils aillent tous ? — Chez des amis, des parents, dans des hôtels, des camps de réfugiés. Peu importe. Ce n’est pas mon problème. Nous devons faire de notre mieux pour réunir tous ces gens sous des champs de force en attendant de pouvoir les évacuer. Je veux que nos réservistes soient envoyés là-bas pour leur donner un coup de main. Idem pour les officiers paramilitaires, les unités de police spéciale et les drones. À eux tous, les gouvernements planétaires ont suffisamment de personnel compétent pour constituer une armée raisonnable. Madame la présidente, vous devez absolument apposer votre signature sous cet ordre et placer ces forces sous le commandement de l’amiral Columbia. — Je… Je ne suis pas certaine… — Je vous soutiendrai, dit Nigel. De même que toutes les Dynasties intersolaires. Wilson a raison, nous n’avons pas de temps à perdre. — Pouvez-vous ouvrir des trous de ver dans les autres villes de ces planètes ? demanda Wilson. Nous ne pouvons pas espérer transférer tout le monde vers les capitales. — Pour le moment, les portails de Narrabri ne sont pas en grande forme, répondit Nigel, mais nous allons nous débrouiller. Les trous de ver de Wessex sont opérationnels ; toutefois, la population devra les traverser à pied ou en bus, car les réseaux de voies ferrées sont inutilisables. — Qu’en est-il d’Olivenza et de Balya ? — Nous pouvons nous servir du trou de ver de la division exploratoire d’Anshun pour rétablir le contact et voir s’il y a des survivants. — Les trous de ver des Primiens ont cessé de se déplacer, intervint subitement Rafael. Jésus, Marie, Joseph, ils arrivent ! Les radars et les senseurs visuels montrèrent les vaisseaux ennemis, qui volaient au-dessus des planètes assiégées. — S’ils se posent, il ne sera plus question d’évacuation, commenta Dimitri. Nous n’aurons plus le temps. La seule solution serait la destruction de leur centre des opérations. Il faut frapper les trous de ver de l’autre côté, là où ils sont vulnérables. — Combien de temps avant que nos vaisseaux atteignent Anshun ? demanda Wilson. — Deux sont déjà arrivés au point de rendez-vous, répondit Anna. Le dernier ne sera là que dans huit heures. — Fils de pute ! Rafael, commencez immédiatement l’évacuation des habitants des capitales. Il n’y a plus de temps à perdre. — Je ferai ouvrir des trous de ver dans les autres villes protégées, promit Nigel. — Que pouvons-nous faire pour ceux qui sont à l’extérieur des dômes protecteurs ? demanda la présidente Doi. Nous ne pouvons tout de même pas les laisser comme cela. — Peut-être sommes-nous capables de vous aider, dit l’IA. Cela lui prit une bonne quarantaine de minutes, mais Mark parvint enfin à faire démarrer le pick-up Ables. Un sacré paquet de circuits avait grillé. Il les répara un à un ou se contenta de les contourner. Pendant ce temps, Liz et Carys préparèrent des valises de vêtements et réunirent le matériel de camping de la famille. — J’ai l’impression que la cybersphère est de retour, annonça Liz en jetant le dernier sac à l’arrière de la voiture. L’ordinateur de la maison semble s’être réveillé. — L’ordinateur fonctionne ? demanda Mark, surpris. Les dégâts subis par leur demeure n’étaient pas qu’électroniques. La plupart des fenêtres avaient été soufflées, y compris les triples vitrages, et toutes les pièces étaient tapissées de débris. Voir les conséquences de l’explosion était peut-être encore plus perturbant que d’y assister. C’était un peu comme si leur maison toute neuve avait été délibérément et malicieusement vandalisée. Néanmoins, Mark était conscient de s’en être plutôt bien sorti. Au moins leur maison était-elle principalement constituée de dômes, sur lesquels l’onde de choc avait glissé sans causer trop de dommages. Des murs droits et verticaux se seraient sans doute effondrés. Il n’avait pas le courage d’examiner ses vignes. Presque tous les ceps étaient couchés et il en était de même dans toute la vallée d’Ulon. Tout n’était que dévastation à perte de vue. — Je ne parviens pas à m’y connecter à distance, reprit Liz, mais le moniteur de secours de la chaufferie est intact, ce qui m’a permis de programmer quelques instructions simples. Quatre-vingt-dix pour cent du système sont fichus, et je n’arrive pas à lancer le logiciel de réparation. En revanche, le protocole de gestion du réseau fonctionne normalement. Nous sommes reliés au nœud de la vallée par des fibres optiques très résistantes. — Tu as essayé de joindre quelqu’un ? — Bien sûr. J’ai appelé les Dunbavand, les Conant, l’hôtel de ville, la Maison noire, mais personne n’a décroché. — Peut-être n’ont-ils pas compris que le système était en train de se reconstruire. Cela prendra pas mal de temps, même avec le concours d’algorithmes génétiques. — Ils ne découvriront probablement jamais que leurs implants sont morts comme les nôtres. Aujourd’hui, plus personne ne sait se servir d’un clavier. — Si, moi, dit Barry. Mark prit son fils dans ses bras. Le garçon avait encore le visage maculé de poussière et de larmes, mais il semblait s’être remis du choc. — Ça, c’est parce que tu es particulièrement doué. — Le temps se gâte, dit Carys. Au nord, de longues bandes de vapeur blanche recouvraient rapidement le massif de Dau’sing. Elles ressemblaient à des lances duveteuses pointées vers les restes fumants des Régents. Liz les examina d’un air inquiet. — Il va pleuvoir avant longtemps. Je prévois même des averses très violentes. Alors, dans quel sens allons-nous ? demanda-t-elle en se tournant vers son mari. — Le portail est loin, répondit celui-ci. — S’il n’a pas été détruit, dit Carys. Ils ont dégommé la station de détection avec des têtes nucléaires. Dieu seul sait ce qu’ils ont utilisé contre le portail de CST. Cette autoroute est très longue et exposée et, de l’autre côté, il y a l’océan. — En fait, nous n’avons pas le choix. — Il faut d’abord voir ce que sont devenus les autres, intervint Liz. Je souhaite plus que tout mettre les enfants à l’abri, mais nous sommes isolés et ne savons rien de la situation globale. Pour le moment, je ne suis pas persuadée qu’il faille aller de l’autre côté du massif. Mark leva les yeux vers le ciel et sentit une bouffée d’angoisse s’emparer de lui. Il n’avait jamais réalisé à quel point cette toile de fond azur était perméable. — Et s’ils descendaient jusqu’ici ? — À Randtown ? fit Carys, ironique. Arrête de dire des bêtises. Je suis désolée de vous l’apprendre, mais ce patelin n’est pas vraiment le centre stratégique de l’Univers. Sans la station de détection, il n’est même rien du tout. — Tu as probablement raison, dit Mark. D’accord, on va en ville. On s’arrêtera en route pour voir où en sont nos voisins. — C’est un plan raisonnable, commenta Liz. On a besoin de savoir ce qui se passe sur Elan et dans le reste du Commonwealth. Si le gouvernement tente d’entrer en contact avec nous, ce sera à Randtown. — S’il y a toujours un gouvernement, ajouta Carys. Liz la regarda de travers. — Il y en a un. — Allez, dans le pick-up, dit Mark aux enfants, qui montèrent aussitôt à l’arrière sans dire un mot, suivis d’une Panda étonnamment docile. Il faillit ordonner au chien de sortir, mais se retint au dernier moment. Ils avaient besoin de tout ce qui pourrait leur remonter un peu le moral. Tous autant qu’ils étaient. — Je te suis, dit Carys. — Bien. Laisse ton ordinateur de poche allumé. Ils avaient récupéré trois vieux modèles dans la maison. Ils s’étaient éteints lorsque l’onde électromagnétique les avait frappés, mais étaient en parfait état de fonctionnement. Mark n’avait eu aucun mal à les convertir en communicateurs basiques mais relativement puissants, puisqu’ils avaient un rayon d’action de plus de sept kilomètres. Carys leur fit un signe rassurant de la main et se dirigea vers sa voiture. À la grande surprise de Mark, la MG semblait n’avoir aucunement souffert de l’onde de choc. Cela forçait le respect. Pour le moins. — Tu ferais mieux de prendre ça, lui dit Liz en lui tendant son fusil de chasse, un laser haute puissance doté d’un système de vision de nuit. Je l’ai vérifié, il fonctionne correctement. — Mon Dieu, Liz, dit-il en regardant furtivement les enfants d’un air coupable. Mais pour quoi faire ? — En période de crise, certaines personnes peuvent se comporter étrangement. Par ailleurs, je ne suis pas persuadée, comme semble l’être Carys, que les Primiens vont nous laisser tranquilles, ajouta-t-elle en ouvrant sa veste et en lui montrant son holster et son pistolet ionique. — Putain, mais tu as trouvé ça où ? — Un ami me l’a donné. Mark, nous vivons à des kilomètres de la civilisation et tu es absent la majeure partie de la journée. — D’accord, mais quand même ! Un pistolet ! — Tu me connais, je suis quelqu’un de pragmatique. Les filles devraient toujours avoir de quoi se défendre sur elles. — Comme tu voudras, admit-il. En fait, cela n’avait aucune importance, vu les circonstances. À vrai dire, il était même satisfait d’avoir une femme aussi débrouillarde. Il monta dans le pick-up et roula vers la route principale de la vallée. Randtown était toujours debout. Enfin, plus ou moins. Les Régents avaient détourné le gros de l’explosion vers le ciel, mais la violente onde de choc avait tout de même atteint la ville. Des panneaux de métal et de matériau composite avaient été arrachés à tous les bâtiments. Les rectangles tordus étaient éparpillés un peu partout, fichés dans la chaussée ou dans d’autres bâtisses. Les plus légers flottaient à la surface du lac. D’épaisses couches de mousse isolante pendillaient mollement sur leurs supports métalliques. Les toits n’étaient plus que des squelettes nus, dépouillés de leurs panneaux solaires. L’atmosphère était étrange. Surtout à cause des scintillements. La ville entière était comme recouverte de paillettes, de prismes miniatures. De fait, toutes les fenêtres de Randtown avaient été soufflées, envoyant des nuages de grains et d’esquilles sur les trottoirs et la route. On aurait dit que des sacs entiers de diamants avaient été répandus un peu partout. Mark arrêta le pick-up sur Low West Street, deux cents mètres à peine après être sorti de l’autoroute. — Mon Dieu, je ne m’imaginais pas qu’il y avait autant de verre dans cette petite ville paumée. — Tu crois que les pneus vont résister ? demanda Liz en cherchant du regard une présence humaine dans ce paysage de désolation. Plus près du centre, plusieurs colonnes de fumée jaillissaient de toitures éventrées et s’élevaient vers le ciel. — Je pense. Ils sont remplis de gel anticrevaison. — Bon, eh bien, allons-y, dit Liz en approchant son petit communicateur de sa bouche. Carys, on continue. Est-ce que la MG peut supporter cela ? — Je l’espère pour la marque, sinon, elle va avoir des nouvelles de mes avocats. Mark se pencha par la fenêtre ouverte. David et Lydia Dunbavand étaient à l’arrière du pick-up, assis sur les sacs contenant le matériel de camping. Leurs trois enfants étaient serrés dans la MG avec Carys. Le 4x4 des Conant fermait la marche. Yuri s’était joint au cortège lorsqu’ils étaient passés devant sa propriété. — On continue, cria-t-il. David brandit son maser vers le ciel. — D’accord, on sera vigilants. Mark appuya sur l’accélérateur en secouant la tête. D’où venait cette manie de sortir des armes lorsque survenait un désastre ? Le pick-up avança lentement, ses pneus épais donnant l’impression de rouler sur un lit de biscottes écrasées. Les premiers habitants apparurent à l’approche du centre-ville. Presque tous ceux qui se trouvaient à l’extérieur au moment de l’explosion étaient blessés à des degrés divers. Ceux qui marchaient sur les trottoirs avaient été gravement touchés par les panneaux détachés des murs. Les chanceux qui avaient échappé miraculeusement à ces lames de rasoir volantes n’avaient pas pu éviter le bombardement de débris de verre. Mais nombreux étaient ceux qui avaient subi les deux attaques. Comme ils approchaient de l’extrémité de Main Mall, la rue fut soudainement encombrée de véhicules de toutes sortes. Mark arrêta le pick-up et tout le monde descendit pour marcher. — Laissez Panda à l’intérieur, dit Liz aux enfants. Elle ne peut pas marcher là-dessus. Elle va se faire mal aux pattes. Le chien aboya piteusement en les regardant s’éloigner. La moitié des bâtiments de la rue penchaient de façon menaçante. La férocité de la bouffée d’air chaud qui les avait frappés avait eu raison de leur structure métallique. Au moment de l’explosion, le cœur commercial de la ville était animé, comme d’habitude. Les gens prenaient leur déjeuner dans les cafés, les terrasses étaient pleines, les chalands nombreux. — Oh, mon Dieu, marmonna Mark en découvrant le paysage. Il se sentit faible et eut besoin de se retenir au mur tordu le plus proche pour ne pas tomber. Il y avait des gens couchés par terre. Des équipes de secouristes qui tentaient de dégager des victimes prisonnières sous des pans de mur. Des infirmiers improvisés qui pansaient des blessures béantes. Et puis il y avait les pleurs et les plaintes incessantes. Il aurait pu supporter tout cela, mais le sang… Il y en avait partout. Les dalles du trottoir étaient à peine visibles sous le flot coagulé et bordeaux qui avait dégouliné depuis le haut de la rue. Les montagnes de verre pilé en étaient, elles aussi, recouvertes. Les parois gauchies étaient maculées d’éclaboussures horribles, déjà noircies. Les gens étaient comme ornés de peintures de guerre, les vêtements imbibés. L’atmosphère était chargée d’une puanteur métallique. Mark se plia en deux et vomit sur ses bottes. — On fait demi-tour, cria Liz aux enfants. Retournez dans le pick-up. Elle les poussa vers la voiture. Lydia et David se précipitèrent pour l’aider. Sandy, Ellie et Ed étaient en pleurs. Barry et Will n’étaient pas loin de fondre en larmes eux aussi. Les adultes formèrent un rideau protecteur et les firent gentiment reculer. —Je vais voir si les gens se sont organisés, leur dit Carys. — D’accord, répondit Liz, qui luttait contre son propre dégoût. Mais restons en contact. — Et toi, ça va ? demanda Carys à Mark. — Non, ça ne va pas, dit ce dernier en s’essuyant la bouche avec sa manche. Putain ! Il tremblait de tous ses membres. Il ne s’attendait pas à cela. La fin du monde était supposée survenir d’un seul coup. Le néant infini devait tout avaler en une fraction de seconde. Comme il aurait préféré que les choses se fussent déroulées ainsi. Au lieu de quoi ils étaient forcés de supporter les conséquences de l’explosion, la douleur, le sang, les souffrances. — Tu t’en tireras, lui dit Carys sans ménagement. Il le faut. Allez, viens. Voyons si nous pouvons leur venir en aide. Yuri Conant arriva pour l’aider à se tenir debout. Lui non plus n’avait pas l’air dans son assiette. Olga appuyait un mouchoir contre son nez et sa bouche. Ses yeux étaient pleins de larmes. Tous les quatre entreprirent de remonter la rue sans faire attention au bruit écœurant que faisaient leurs bottes. Des choses s’accrochaient à leurs semelles. Mark trouva un chiffon dans la poche de sa combinaison et se le noua sur le nez. — Mark ? appela une fille. C’était Mandy, du Tea for Two. En compagnie d’un petit groupe de rescapés, elle s’occupait d’un homme d’âge mûr aux jambes sérieusement touchées. Des bandages de fortune déjà imbibés étaient enroulés autour de ses blessures. Une pointe de métal rouillé dépassait du tissu. Elle était manifestement profondément enfoncée dans la chair. Une femme essayait de lui faire avaler un analgésique. — Vous êtes blessée ? lui demanda Mark. Son visage était couvert de poussière et de sang séché, et strié de coulées de larmes. Ses bras et son tablier étaient aussi maculés de traces rouges. — J’ai quelques coupures, répondit-elle, mais rien de grave. J’essaie d’aider les gens du mieux que je peux, ajouta-t-elle d’une voix proche de la rupture. Barry et Sandy vont bien ? — Oui, ils vont bien. L’onde de choc a été moins violente dans la vallée. — Qu’avons-nous fait pour mériter cela, Mark. Pourquoi nous punir de cette façon ? De quoi sommes-nous coupables ? dit-elle en se mettant à sangloter. Il mit son bras autour de ses épaules. — De rien, la rassura-t-il. De rien. — Mais alors, pourquoi ? — Je ne sais pas. Je suis désolé. — Je les déteste. — Vous pourriez nous aider, s’il vous plaît ? demanda un homme. Nous pouvons le déplacer maintenant. — Le déplacer où ? demanda Carys. — L’hôpital est ouvert. Ils ont récupéré un peu d’électricité. C’est Simon qui s’en est chargé. — Et où est-il ? — À deux rues de là, répondit automatiquement Mark. — On y va, dit Yuri. Même avec un brancard improvisé, le trajet ne fut pas de tout repos. Non seulement la chaussée était jonchée de débris, mais en plus, le restaurant chinois à l’angle de la 2e Rue était la proie des flammes. Sans les robots et les pompiers volontaires, le feu menaçait de s’étendre à tout le quartier. Ainsi, ils furent contraints de faire un grand détour et d’emprunter une allée étroite et peu praticable qui débouchait sur Matthews Street. Durant leur trajet, la luminosité baissa considérablement. Des nuages épais avaient fait leur apparition, formant une sorte de cyclone dont les Régents figuraient l’axe. Mais d’autres nuages, plus épais et plus sombres encore, s’étaient amassés à l’horizon. La pluie tombait déjà de l’autre côté du lac. Un rideau liquide impénétrable se rapprochait inexorablement de la ville. Au moins les averses éteindront-elles les incendies, se dit Mark. Une foule compacte était réunie sur la pelouse de l’hôpital général. Les gens s’écartèrent à contrecœur pour laisser passer le brancard. À l’intérieur, les lumières étaient allumées et certains appareils semblaient en état de fonctionner. Les urgences étaient déjà engorgées. La priorité allait aux enfants et aux adultes les plus gravement blessés. Dans le hall d’entrée, on soignait les coupures profondes et les hémorragies. Une infirmière accueillit les nouveaux arrivants, jeta un coup d’œil rapide à l’homme, jugea que son cas n’était pas critique et leur demanda d’attendre dans le couloir. Des personnes armées de balais et de pelles formaient çà et là de petits monticules de verre. Mark repéra un carré de sol fraîchement nettoyé et y déposa le blessé. Lorsqu’il se releva, il aperçut Simon Rand, qui marchait d’un pas décidé dans le couloir en faisant flotter sa longue robe orange derrière lui. Même lui avait été blessé par des projections de débris. Il avait deux bandes de pansement cicatrisant, sur la main et à la base du cou. Son entourage était moins fourni que d’habitude, mais toujours aussi dévoué. Une jeune femme vêtue d’un haut noir et d’un jean marchait à côté de lui. Il s’agissait de Mellanie Rescorai. Malgré sa mine déterminée et son visage fermé, elle était magnifique, enchanteresse. Mark constata sans surprise qu’elle ne semblait guère avoir souffert physiquement des événements. Elle croisa son regard et eut un sourire piteux. — Tiens, tiens, commença Carys. Moi qui croyais qu’on avait déjà touché le fond. Mark se dirigea vers Simon et Mellanie, suivi de Carys, Yuri et Olga. Le guru s’arrêta sur les dalles de marbre craquelées à l’entrée de l’hôpital et s’adressa à la population en levant une main bien haut pour attirer l’attention. — Écoutez-moi tous, commença-t-il. Approchez-vous… Les gens qui attendaient sur la pelouse obtempérèrent. Nombreux étaient ceux qui regardaient Mellanie d’un air menaçant. Mais celle-ci ne semblait pas le moins du monde impressionnée. — Je sais que je ne suis pas forcément la bienvenue chez vous, dit-elle. Mais je suis connectée à l’unisphère. Pour faire court, vingt-quatre planètes du Commonwealth ont été attaquées simultanément. Comme elle parlait, Mark produisit son petit ordinateur. Lui n’était connecté ni à la cybersphère planétaire ni à l’unisphère. — Vous mentez, murmura-t-il. Mellanie se tourna furtivement vers lui. Elle venait tout juste d’expliquer que Wessex était parvenu à repousser l’assaut des extraterrestres. Sa main bougeait discrètement, ses doigts virevoltant comme elle manipulait des icônes dans sa vision virtuelle. Soudainement, l’ordinateur de Mark se connecta à un nœud de Runwich. La bande passante était très faible, mais c’était suffisant pour lui permettre de recevoir des informations. — Je suis journaliste, dit-elle. J’ai des implants de connexion longue distance. C’était faux, bien sûr. Mark savait comment fonctionnaient les réseaux. Elle mentait - aucun doute là-dessus. — Au moment où je vous parle, la flotte est en train d’organiser l’évacuation des planètes attaquées, reprit-elle en s’adressant à la foule. La station de Wessex tente d’ouvrir des trous de ver dans les communautés isolées. Y compris chez nous. C’est une opération très délicate, surtout en l’absence de portail de l’autre côté, mais l’IA leur file un coup de main. Simon fit un pas en avant. — Partir d’ici sera douloureux, je le sais. Toutefois, nous n’avons pas le choix. La réalité est dure, mais il faut l’accepter. L’hôpital est débordé. Le reste de la planète a également subi des attaques. Dites-vous que cette situation est temporaire. Oubliez ce concept d’évacuation. Un jour, je reviendrai. Je bâtirai une nouvelle maison. Et j’espère que vous reviendrez tous avec moi. — Où irons-nous ? demanda Yuri. Combien de temps devrons-nous attendre avant de revenir ? — La flotte est en train de dresser une liste, intervint Mellanie. Lorsque le trou de ver sera ouvert, tous les habitants de la région devront être réunis ici. Nous devrons tous partir en même temps. — Où nous situons-nous sur cette fameuse liste ? demanda quelqu’un au milieu de la foule. Mellanie regarda Simon d’un air gêné. — Nous avons le numéro huit cent soixante-seize, dit Simon. La foule demeura silencieuse. Mark lui aussi avait l’impression qu’on les avait abandonnés. Au moins y avait-il une porte de sortie. Par sécurité, il demanda à son ordinateur de vérifier si ces informations étaient authentiques, s’ils étaient réellement aussi loin sur la liste d’attente. — Regarde ta vieille amie, dit Carys, les yeux rivés sur Mellanie. On dirait qu’elle vient d’apprendre une mauvaise nouvelle. Mark leva la tête pour voir que Mellanie se détournait de la foule en enfouissant son visage dans ses mains. Elle avait les yeux écarquillés, comme un animal apeuré. Elle prononça une obscénité et tira Simon par sa robe. Puis ils se blottirent l’un contre l’autre. Mark demanda à son ordinateur de rechercher toutes les informations relatives à la situation actuelle d’Elan, mais celui-ci lui répondit immédiatement qu’aucune donnée n’était disponible à ce sujet. Simon leva une nouvelle fois les mains pour attirer l’attention de la foule anxieuse. — Léger changement de programme, dit-il par-dessus le brouhaha incessant. Nous devons quitter la ville sans attendre. Si vous possédez un véhicule en état de fonctionner, s’il vous plaît, rendez-vous à la gare routière. Là, nous formerons un convoi et nous partirons pour Highmarsh. Un trou de ver est censé s’y ouvrir. Je demanderai simplement aux personnes valides d’aider les autres à rejoindre le point de rassemblement. Ceux d’entre vous qui ont des connaissances techniques pourraient nous être utiles pour faire redémarrer les cars. Faites-vous connaître sans attendre. — Mais, pourquoi ? demandèrent plusieurs voix. — Que se passe-t-il ? — Simon, dites-nous tout. — Ne nous cachez rien ! Mellanie, qui se tenait près de l’homme, se tourna vers la foule. — Les Primiens arrivent, répondit-elle simplement en pointant un doigt vers le ciel. À l’unisson, la foule leva les yeux vers les nuages noirs agglutinés au-dessus du lac. Sur la toile de fond sombre et floue se dessinaient deux taches blanches fluorescentes, comme si des soleils miniatures s’étaient donné rendez-vous à Randtown. Des soleils de plus en plus gros et lumineux. C’était l’émission de sa vie. Couvrir une invasion extraterrestre en direct, il ne pouvait rien y avoir de mieux. Heureusement, Alessandra Baron avait eu la présence d’esprit de laisser de côté sa robe glamour pour passer le tailleur gris et strict que ses habilleuses gardaient en réserve pour les désastres et les mauvaises nouvelles en général. Elle était donc assise derrière son bureau, dans ce studio qu’elle connaissait si bien, où elle menait les débats d’une main de maître, interviewant tour à tour analystes, politiciens et officiers de la flotte, commentant les hologrammes et les dernières nouvelles du front. Évidemment, dès que la chose était possible - lorsque Bunny, le producteur de l’émission, parvenait à obtenir une liaison décente -, la chaîne diffusait des images des planètes assiégées. Le fait que l’unisphère puisse être affectée par les événements, que la communication entre les mondes du Commonwealth ne soit plus garantie - chose qu’elle n’aurait jamais imaginée encore quelques jours plus tôt - était encore plus choquant pour Alessandra que les explosions atomiques. Bien sûr, elle était suffisamment expérimentée pour dissimuler son trouble. Lorsque le courant avait été coupé pour permettre à Wessex de repousser ses agresseurs, tout le monde sur le plateau s’était senti impliqué dans la bataille. Jamais Alessandra n’avait vécu de direct aussi intense. Dans le bureau de la production, Bunny tâchait de réunir un maximum d’informations concernant les vingt-quatre planètes et de les synthétiser pour en faciliter l’ingestion par les spectateurs. Malheureusement, plus aucune donnée n’arrivait depuis Olivenza et Balya, et ce depuis un bon moment. Dans la vision virtuelle de l’animatrice apparaissait une grille composée des images diffusées par ceux de ses reporters qui, par malchance, s’étaient retrouvés coincés près de la ligne de front : des champs de force s’embrasant en repoussant débris et tempêtes radioactives ; des terres dévastées filmées par des journalistes suffisamment stupides ou hardis pour se tenir juste derrière les barrières d’énergie protectrice ; des cratères bouillonnants entourés de plaines noircies… Et puis, il y avait les histoires humaines, les interviews à peine cohérentes d’habitants terrifiés et en larmes. Les témoignages de personnes ayant réussi à atteindre les métropoles juste avant que les champs de force se ferment. Alors que leurs familles et amis étaient restés à l’extérieur. Tous pleuraient de souffrance et de rage. Leurs histoires étaient habilement présentées et entremêlées de façon à jouer sur la corde sensible des téléspectateurs, qui ne devaient en aucun cas se tourner vers la concurrence. Bunny et Alessandra avaient choisi leur angle d’attaque et s’y tenaient : où est donc passée cette fameuse flotte de guerre ? Régulièrement, ils repassaient l’explosion spectaculaire de Seconde Chance dans le ciel d’Anshun - digne d’une nova miniature, il est vrai. En voyant les images des planètes assiégées, Alessandra se dit qu’elle était bien contente d’être sur Augusta, à l’abri, à des centaines d’années-lumière de la guerre. Elle demanda à l’hologramme d’Ainge, un analyste de l’Institut d’études stratégiques de Petrograd, ce qu’il pensait de cet assaut. — Le fait que les planètes attaquées soient les plus proches de Dyson Alpha est significatif, répondit celui-ci. Leurs générateurs de trous de ver ont donc des limites. — Mais Wessex se trouve à une centaine d’années-lumière à l’intérieur des frontières de l’espace de phase trois, rétorqua Alessandra. — En effet. Pour les Primiens, il s’agissait probablement d’une opération délicate et risquée. Mais s’ils avaient réussi, nous aurions perdu une énorme portion de l’espace de phase deux. Notre défaite finale n’eût été qu’une question de temps. Vu l’état actuel des choses, nous allons avoir beaucoup de mal à contre-attaquer. Nous avons une idée précise des ressources dont ils disposent. Malheureusement, il y a de fortes probabilités pour que nous ne récupérions jamais ces vingt-trois planètes. — Je voudrais votre avis de professionnel : pensez-vous que nous puissions gagner cette guerre ? — Pas aujourd’hui. Nous avons besoin de repenser radicalement notre stratégie. Et puis, nous avons besoin de temps. Toutefois, ce dernier facteur dépend entièrement des Primiens. — La flotte affirme que ses navires sont en route et qu’ils vont venir en aide aux planètes assiégées. Quelles sont leurs chances de réussite ? — Avant de vous donner mon opinion, j’aurais besoin d’informations plus précises. Cela dépendra grandement du système de défense des trous de ver ennemis. L’amiral Kime devra envoyer un vaisseau de l’autre côté pour attaquer leur base. Il n’y a pas d’alternative. Bunny dit à Alessandra que Mellanie était en ligne. — Je croyais que Randtown était déconnectée de la cybersphère d’Elan ? —C’est le cas, mais elle a réussi à se débrouiller autrement. — Bonne fille ! A-t-elle quelque chose d’intéressant à nous proposer ? —Oh, oui. Je la diffuse en direct. Attends une seconde… Une nouvelle grille apparut dans la vision virtuelle de l’animatrice. Mellanie était dans une sorte de gare routière, composée d’une vaste étendue de goudron et d’un hall d’attente. Toutes les fenêtres de la bâtisse étaient en miettes, les piliers tordus et la plupart des panneaux solaires du toit manquants. La luminosité était intense, cependant, le ciel était uniformément gris et une pluie battante se déversait sur Randtown. Ce déluge rendait l’attente encore plus difficile pour la foule désemparée rassemblée dans la gare. Il se préparait manifestement un exode massif. Les gens faisaient la queue pour monter dans des autocars. Les personnes valides soutenaient les blessés. Il y avait même des brancards de fortune. Quatre cars avaient été convertis en ambulances géantes. Leurs banquettes arrachées formaient un monticule près du hall dévasté. On y montait en priorité les blessés les plus gravement touchés. Certains paraissaient vraiment mal en point, avec leurs blessures pansées de façon primitive, sans bandes cicatrisantes, juste avec des morceaux de tissu. Des techniciens s’affairaient autour des moteurs des cars, refaisant les câblages des batteries à supraconducteurs. Parmi ces gens, Alessandra repéra Mark Vernon, qui s’activait furieusement. Mellanie, cependant, ne s’attarda pas sur lui. Elle préféra montrer les rues encombrées de 4x4 et de pick-up pleins d’adultes blessés et d’enfants. — Mellanie, commença Alessandra. Heureuse de voir que vous êtes toujours des nôtres. Quelle est la situation à Randtown ? — Voyez vous-même, répondit la jeune femme d’une voix neutre. Elle balaya le paysage du regard, permettant à tout le monde de voir la ville. Apparemment, la gare se situait derrière Randtown, sur les premiers contreforts des montagnes environnantes. De là, la journaliste avait une vue imprenable sur les toits éventrés des maisons, jusqu’au port. Elle leva lentement la tête et fixa la masse nuageuse noire qui coiffait le lac Trine’ba. Alors, Alessandra comprit pourquoi, en dépit de la météo, tout lui paraissait aussi lumineux. À une cinquantaine de kilomètres, deux tumeurs irisées jaillissaient des nuages chiffonnés à la manière d’animaux tentant de passer entre les barreaux d’une cage. La base de la plus imposante des deux masses s’ouvrit. Huit traits lumineux déchirèrent le ciel et filèrent vers le lac. Les impacts furent violents et générèrent de grands nuages de vapeur et de gouttelettes en expansion. La lumière était si intense qu’en comparaison la ville et la campagne apparurent comme des tableaux monochromes. Les implants rétiniens de Mellanie protégèrent ses yeux du mieux qu’ils le purent à l’aide de toute une batterie de filtres. La population réunie dans la gare s’était détournée de ce spectacle proprement insoutenable et se cachait les yeux. Des pleurs et des cris paniqués retentissaient un peu partout. Toutefois, ils furent bientôt couverts par un grondement strident, qui traversa la ville et finit de démantibuler les préfabriqués déjà sérieusement endommagés. Le bruit monta en puissance, jusqu’à ébranler douloureusement le squelette même de Mellanie. L’image relayée par ses implants était floue à l’extrême, réduite à l’état de taches noires et blanches. Juste au-dessus de Randtown, les nuages bouillonnaient littéralement, victimes d’un conflit opposant des masses d’air antagonistes. Soudain, la pluie se mit à tomber à l’horizontale, frappant sans ménagement la peau non protégée de ces gens traumatisés. — Des réacteurs à plasma, cria Mellanie en tentant de se faire entendre par-dessus ce grondement de tonnerre interminable. Ce sont des vaisseaux. Ils descendent. La seconde tumeur s’ouvrit, elle aussi, et huit rais de lumière en jaillirent, pareils à des lances incandescentes. Finalement, Mellanie dut se couvrir les yeux. Une main ensanglantée et presque translucide empêcha Alessandra Baron de suivre les événements. Malgré la pluie battante, la chaleur qui se dégageait des réacteurs était plus intense que le soleil de midi en plein désert. D’ailleurs, les gouttes d’eau s’évaporaient avant même d’atteindre le sol. La luminosité faiblit quelque peu. Mellanie abaissa sa main. Un vaisseau avait transpercé les nuages, un cône aiguisé poussé par des jets de plasma à l’apparence solide. Puis il disparut derrière l’épais mur de vapeur phosphorescente qui s’élevait du lac. — Vous avez vu ? hurla Mellanie à pleine gorge. Ils arrivent. — Fuyez ! cria Alessandra en retour sans plus se soucier de son image, ni de l’opinion de ses quatre-vingts milliards de téléspectateurs. Courez vous mettre à l’abri. — C’est impossible ! Et l’image disparut dans une explosion de parasites violets. Derrière son bureau, Alessandra se figea. Puis elle se racla la gorge. — C’était un reportage de Mellanie Rescorai, une jeune journaliste dévouée, extrêmement talentueuse et promise à un grand avenir. Depuis le studio, nous prions tous pour elle. À présent, nous allons donner la parole à Garth West, notre envoyé spécial sur Sligo, où se tient actuellement une exposition florale. Alors, Garth, quelle est la situation sur Sligo ? Les vaisseaux primiens sont-ils en vue ? — Des vaisseaux pénètrent les couches supérieures de l’atmosphère d’Anshun, Elan, Whalton, Pomona et Nattavaara, annonça Anna d’une voix posée. Comme les navires atteignaient la stratosphère, les drones ouvrirent le feu. Ceux qui partageaient l’affichage tactique de Wilson suivirent sans cligner des yeux le début de l’attaque. Les canons à énergie choisissaient leur cible puis déchiraient littéralement le ciel. Malheureusement, ils ne firent aucun dégât. Wilson entendit quelques jurons incrédules. Les champs de force qui protégeaient les vaisseaux ennemis étaient trop puissants pour être transpercés par les armes de calibre moyen employées par les drones. Alors, les Primiens entreprirent de détruire un à un les petits agresseurs. — Faites-les se replier, ordonna Wilson. Qu’ils se regroupent autour des villes protégées. Nous aurons besoin d’eux plus tard. — Je m’en charge, répondit Rafael. — En a-t-on touché un ? demanda Nigel. — Non monsieur, dit Anna. Pas un seul. Leurs champs de force sont trop résistants. — En voici d’autres sur Belembe, Martaban, Sligo, Balkash, Samar, Molina et Kozani. Il en sort d’un trou de ver toutes les quarante secondes. Leurs trajectoires sont variables. Apparemment, ils ne se concentrent pas spécialement sur les capitales mais semblent se diriger vers les littoraux. — Les littoraux ? — Je vous envoie les images. Diverses grilles apparurent dans l’énorme affichage. Des plumets de fumée et de plasma striaient des ciels de couleurs différentes. — Ils sont sacrément gros, commenta Rafael. Des milliers de tonnes chacun. — Ce sont des réacteurs à fusion, annonça Tunde Sutton. La température des tuyères et la signature spectrale indiquent qu’ils utilisent du deutérium. — Effectivement, ils semblent se diriger vers des étendues d’eau, confirma Anna. — C’est logique, dit Nigel. Même avec des champs de force, je n’aimerais pas avoir à poser un monstre pareil sur du solide. — Cela nous laisse une marge de manœuvre, ajouta Wilson. Ils vont devoir rejoindre la côte dans des véhicules plus petits. Nous aurons peut-être le temps de faire venir des renforts dans les capitales et les villes les plus grandes. — Les derniers escadrons de drones se sont retirés, annonça Anna. — Nos renforts sont plutôt lents à arriver, dit Rafael. Ceux qui ont des forces armées et des moyens de défense sont peu enclins à les laisser partir. — Que vos assistants se penchent sur cette question, demanda Wilson à la présidente. Nous devons montrer à la population que nous sommes capables d’organiser une résistance cohérente. — Je vais en parler à Patricia. — Vous allez devoir insister personnellement auprès des chefs de gouvernement, renchérit Nigel. — Très bien, dit Doi qui, en apparence, ne semblait pas choquée par leur insistance. — Où en sont les évacuations ? demanda Wilson. — Des trains arrivent déjà d’Anshun, Martaban, Sligo, Nattavaara et Kozani, répondit Nigel. Après Wessex, ils vont directement vers la Terre. De là, nous les aiguillerons vers leur destination finale. Mais ce n’est pas urgent. Pour le moment, notre priorité reste l’évacuation des mondes assiégés. Nous nous apprêtons à fermer le portail de Trusbal pour le rouvrir à Bitran, sur Sligo. Beaucoup de touristes se sont rendus là-bas ces derniers temps pour l’exposition florale. — Il y a des vaisseaux ennemis dans les parages ? demanda Wilson. — Douze navires sont en route, dit Anna. Mais Bitran est à cent vingt kilomètres de la côte. Nous avons un peu de temps devant nous. Pendant les trente minutes qui suivirent, Wilson contrôla la progression de l’acheminement sur Wessex d’une énorme quantité d’équipements militaires et l’arrivée d’un grand nombre de réfugiés et soldats. Le personnel de CST, aidé par l’IA, parvint à stabiliser un trou de ver à l’intérieur du champ de force de Bitran. Un flot ininterrompu de réfugiés le traversait à pied ou à bord de véhicules divers et improbables. Le personnel de la gare de Narrabri était quelque peu débordé, mais tout se déroulait dans le calme. La station planétaire n’était pourtant pas prévue pour accueillir autant d’usagers. Lorsque les quais furent saturés, on ne put faire autrement que de fermer une voie à la circulation et d’y monter des plates-formes temporaires pour accueillir les passagers en transit. Les trains continuaient de circuler de part et d’autre de ce quai de fortune. Des wagons vides fonçaient vers les planètes assiégées, des trains bondés en venaient. Des wagons plats chargés de drones et de troupes armées réunies dans tout le Commonwealth traversaient le portail pour rejoindre les villes isolées. Les cadres de CST et l’IA réussirent à ouvrir plus de trous de ver pour accélérer l’évacuation. La gare de triage se transforma rapidement en relais de ravitaillement. Les trains de marchandises s’arrêtaient sur des voies de garage, d’où les drones pouvaient décoller pour s’engouffrer dans les trous de ver en volant au-dessus des réfugiés. Des pelotons de soldats vêtus d’armures massives passaient devant les civils, qui les encourageaient par leurs applaudissements. L’effort principal fut dirigé vers Treloar, la capitale d’Anshun. Wilson voulait qu’elle demeurât intacte et que sa station fût protégée de façon à permettre aux drones d’aller et venir entre la base arrière et les autres villes protégées de la planète. Des escadrilles formées sur trente-cinq mondes étaient sur le point d’arriver. Elles attendaient simplement leur tour, car le réseau ferré était saturé. Les premiers appareils arrivés sur place traversèrent des brèches temporaires dans le champ de force de la ville et se dirigèrent vers la côte. Deux cents vaisseaux primiens s’étaient déjà posés sur Anshun, et mille autres avaient entamé leur descente. Wilson préférait ne pas penser aux effets que cela aurait sur l’environnement déjà perturbé de la planète. Il avait certes vu de ses propres yeux le seul monde habitable de Dyson Alpha, cette planète au-dessus de laquelle volaient un nombre infini de vaisseaux à fusion. Apparemment, les Primiens n’avaient pas les mêmes priorités que les humains. — Des éclaireurs viennent de quitter Treloar, l’informa Anna. Les envahisseurs se sont posés près d’une ville côtière, Scraptoft. C’est à une soixantaine de kilomètres. Nous devrions avoir des images d’une minute à l’autre. Wilson se connecta aux senseurs visuels du premier drone éclaireur. Il volait à Mach neuf et son ordinateur de bord le maintenait à une altitude constante de vingt mètres. Dans son sillage, il traînait un nuage de poussière d’une centaine de mètres de diamètre. Cette tornade pulvérisait tout ce qui se trouvait sur son passage : arbres, buissons, plantes et constructions humaines. Comme l’engin se rapprochait de la côte, des centaines de drones furtifs miniatures jaillirent de son fuselage, qui transmirent à Wilson une image beaucoup plus grande. Lorsque les appareils eurent dépassé Scraptoft et se furent engagés au-dessus de l’océan, Wilson aperçut trente vaisseaux primiens flottant au milieu d’un dense nuage de vapeur bouillonnante. Les énormes cônes étaient presque entièrement noirs et entourés de champs de force scintillants. À mi-hauteur, de grandes portes s’étaient ouvertes, formant des sortes de plates-formes. De petits appareils s’envolaient de ces ouvertures - des cylindres grisâtres équipés de pattes métalliques repliées sous leur fuselage. Trois faisceaux d’énergie frappèrent l’éclaireur et l’image disparut aussitôt. Les petits drones éparpillés derrière l’appareil détruit continuèrent d’espionner les appareils primiens qui volaient au-dessus de l’eau, étudiant leur structure électrique, thermique, magnétique et mécanique, enregistrant les paramètres de leurs champs de force. Il y en avait de différentes tailles et de divers types. Certains étaient tout juste des armes volantes, tandis que d’autres transportaient des engins plus petits, dotés de champs de force individuels. — Les voici enfin, marmonna Nigel, qui était curieux de voir à quoi ils pouvaient bien ressembler. Les drones de combat foncèrent vers Scraptoft à Mach douze. Les appareils primiens infléchirent leur trajectoire et les prirent en chasse. Entre les deux escadrilles, explosions et faisceaux d’énergie transformèrent le ciel en une bulle de gaz chargée d’électricité. Des éclairs en jaillissaient dans tous les sens, frappant le sol à des kilomètres à la ronde. Huit des navires ennemis qui avaient commencé leur descente modifièrent légèrement leur trajectoire. Les échappements de leurs réacteurs à fusion balayèrent le littoral, dévastant instantanément le paysage. La terre et la roche fondirent, se mirent à couler, poussées par les jets de plasma. D’épais nuages de vapeur phosphorescente montèrent vers le ciel, bouillonnèrent un temps au-dessus des nuages, avant d’être éparpillés par les jet-streams. À quelques mètres du sol, les drones et les appareils primiens manœuvraient de façon brutale pour éviter les particules incendiaires. Les huit vaisseaux ennemis étaient positionnés en vol stationnaire quinze kilomètres au-dessus de Scraptoft. Puis ils se mirent à tirer, détruisant les drones un à un. Nigel regarda le tsunami de vapeur crasseuse se répandre sur les terres. Il faisait plus de vingt kilomètres de hauteur et s’élargissait sans cesse, comme les vaisseaux primiens dirigeaient leurs réacteurs vers le bas pour se maintenir en vol stationnaire. La vague titanesque atteignit bientôt le champ de force de Treloar, plongeant la ville dans une nuit subite. Dissimulés par ce rideau de pollution, les engins ennemis entreprirent de se poser autour des faubourgs de Scraptoft. Les senseurs camouflés continuèrent d’émettre, scannant ce qui pouvait encore l’être à travers les vapeurs sombres et oppressantes qui asphyxiaient l’atmosphère. Un senseur visuel se braqua sur un engin posé sur les ruines fumantes d’un complexe touristique. Des sections du fuselage cylindrique s’ouvrirent et des rampes se déplièrent. Des Primiens en sortirent, le corps enserré dans une armure sombre protégée par un champ de force. — Ils sont plus grands que nous, observa froidement Nigel. — Étrange démarche, ajouta Wilson. Il regardait leurs quatre jambes bouger, leurs pieds incurvés en forme de serres émoussées. Puis ses yeux se posèrent sur leur torse muni de quatre bras. Ils avaient une arme dans chaque main. Le sommet de la combinaison formait un hémisphère divisé en quartiers en tous points identiques, puisque munis des mêmes senseurs. — Il y a beaucoup d’activité électromagnétique autour d’eux, dit Rafael. Ils communiquent entre eux et avec leur navette sans discontinuer. Celle-ci est d’ailleurs en contact permanent avec son vaisseau mère, resté en orbite. Les signaux sont similaires à ceux que vous avez pu enregistrer près de Dyson Alpha. — D’après Tu Lee, intervint Tunde Sutton, leurs missiles auraient besoin d’être guidés en permanence. — Ce qui signifie ? demanda Rafael. — Disons que les officiers ne doivent pas laisser une grande marge de manœuvre aux soldats envoyés sur le front. — D’accord, dit Wilson. Anna, disposons-nous d’armes électroniques en état d’être déployées immédiatement ? — D’après la liste que j’ai sous les yeux, plusieurs drones de combat électromagnétiques sont opérationnels. — Bien. Faites-les sortir le plus vite possible. Tâchons de rompre leurs communications et voyons comment ils réagissent. Randtown avait finalement sombré dans la panique. Dès que les premiers vaisseaux s’étaient posés sur le lac, de nombreuses familles s’étaient ruées sur leurs véhicules pour rejoindre la vallée, considérée comme sûre par beaucoup. Les klaxons furieux retentirent, produisant un vacarme presque équivalent à celui des réacteurs des navires ennemis. Il y eut de nombreuses collisions, comme les voitures faisaient demi-tour et fonçaient pour sortir le plus vite possible de l’impasse dans laquelle elles étaient regroupées. Mark se contenta de regarder, impuissant, tout en continuant, avec l’aide de Napo Langsal, de travailler sur le démarreur d’un car. Ensemble, ils étaient presque parvenus à fabriquer une dérivation, afin de désactiver le régulateur de la batterie. — Ils sont en train de perdre les pédales, grogna-t-il. Devant le car, la file d’attente s’était transformée en pugilat généralisé. Après quelques coups d’épaule agacés, les premiers coups de poing avaient fusé. Certains avaient même commencé à menacer Mark et Napo de les châtier, au cas où ils ne réussiraient pas à faire repartir le moteur. Un coup de feu retentit au milieu de la gare. Tout le monde se figea. Mark, qui s’était jeté à terre par réflexe, releva la tête avec circonspection. Simon Rand, armé d’un antique fusil à pompe pointé vers le ciel, se tenait sur le goudron, impassible. — Mesdames et Messieurs…, commença-t-il d’une voix grave et profonde en faisant un tour sur lui-même. Les véhicules qui s’apprêtaient à quitter les lieux s’immobilisèrent eux aussi. — Vu que notre situation n’a pas changé, vous allez vous en tenir à notre plan, reprit-il en faisant tomber la douille sur le sol. Il y a suffisamment de cars pour tout le monde, alors, soyez gentils et arrêtez de harceler nos techniciens. Nous allons bientôt pouvoir partir. Afin de permettre à tout le monde de rejoindre Highmarsh en toute sécurité, je souhaite constituer une équipe de volontaires, qui restera ici avec moi pour couvrir les arrières du convoi. Ceux d’entre vous qui possèdent une arme sont priés de se présenter dans le hall d’attente, où ils recevront des instructions. Et il abaissa son fusil. — Putain de merde, grogna Napo. Mark referma le boîtier de la batterie et appuya sur le bouton de réinitialisation. — Et maintenant ? demanda-t-il à la conductrice. Celle-ci leva le pouce en souriant. — Passe au car suivant, dit-il à Napo. Son ami jeta un coup d’œil équivoque à son fusil de chasse. — Il ne peut pas te forcer, tu sais. — Je sais. Mark se tourna vers les deux énormes nuages de vapeur qui empêchaient de voir les vaisseaux posés sur le lac. La surface n’avait pas encore absorbé les impacts et des vagues violentes déferlaient régulièrement sur la promenade. — Pourtant, il a raison, ajouta Mark. Il va falloir du temps pour que tout ce beau monde quitte les lieux. Porté par la foule qui avançait, déterminée, vers le car suivant, Dudley Bose regarda Mellanie d’un air paniqué. — Tu crois qu’il y aura assez de place ? demanda-t-il. De fait, le véhicule semblait déjà plein. Même l’allée était complètement occupée. — Peut-être pas dans celui-ci, mais dans le prochain, lui répondit-elle. Tout ira bien, ne t’inquiète pas. — Je… Et toi ? — Je prendrai le prochain. Elle le voyait à peine à travers le rideau d’icônes et d’images qui voilait sa vision virtuelle. Elle avait beaucoup de mal à s’y retrouver dans ce flot de données. Dans ce tourbillon multicolore, elle reconnaissait néanmoins ce qui semblait être les résultats d’un scan. Apparemment, ses implants nouvellement activés étudiaient les nuages qui s’étiraient sur le Trine’ba, ainsi que les vaisseaux que ceux-ci dissimulaient. Elle essayait de garder la tête froide et de considérer ces données avec détachement et professionnalisme, comme une véritable journaliste, mais l’adrénaline dont était saturé son sang lui donnait des palpitations et la tremblote. L’IA lui répétait sans cesse de se calmer, mais c’était difficile. Elle ne s’attendait certes pas à cela lorsqu’elle avait conclu ce pacte avec l’Intelligence artificielle. — Non ! cria Dudley. Non, tu n’as pas le droit de m’abandonner. Pas maintenant. S’il te plaît, tu m’avais promis. — Dudley ! Elle lui prit la tête à deux mains, l’immobilisant, puis l’embrassa goulûment au beau milieu de la foule compacte. Elle souhaitait tellement le calmer qu’elle n’avait plus peur du ridicule. — Je ne t’abandonne pas, reprit-elle. Je te l’ai promis et je tiens toujours mes promesses. Mais j’ai certaines choses à faire ici. Des choses que personne ne peut faire à ma place. Alors, maintenant, monte dans ce car, rejoins ce convoi. Ils étaient tout près de la porte. Elle lui lâcha la tête et eut un sourire rassurant. Elle était sincère. Elle comptait bien le retrouver rapidement, car c’était grâce à lui qu’elle pouvait jouer dans la cour des grands. Quoique. Vu les aptitudes effrayantes que lui conféraient les implants de l’IA, elle commençait à se demander si elle ne pourrait pas se passer définitivement d’Alessandra et de son émission. Elle ignorait encore si elle était capable de les faire fonctionner toute seule, mais leur présence suffisait à lui donner un courage tout neuf. Avant, elle se serait précipitée la première dans ce car, piétinant enfants et vieilles dames sur son passage. La foule poussa Dudley vers les marches. Mellanie se dégagea et entreprit de remonter le courant humain sous le regard paniqué du jeune homme. — Je t’aime ! hurla-t-il. Mellanie se força à lui sourire et lui envoya un baiser. Liz et Carys attendaient près du pick-up. Mark sourit et fit un signe à Barry et Sandy, assis sur la banquette arrière en compagnie de Panda. — Je vais aider Rand, dit-il. Toi, emmène les enfants en sécurité. — Je reste avec toi, rétorqua Liz. — Mais… — Mark, j’espère que tu ne t’apprêtes pas à m’expliquer que c’est un boulot d’homme et que je n’ai pas ma place ici ? — Ils ont besoin de leur mère. — Et de leur père aussi. — Je ne peux pas abandonner Rand. C’est notre vie qu’ils sont en train de détruire. Je dois bien cela aux gens d’ici. Cependant, certains d’entre nous doivent se mettre à l’abri, autrement, nous ne pourrons pas reconstruire. — Je suis entièrement d’accord. C’est pour cela que je reste. — Carys ? fit-il d’un ton suppliant. — Non, non, non. N’essaie pas de me mêler à cela. Si vous voulez rester tous les deux pour jouer à la guéguerre avec Rand, je n’ai d’autre issue que d’embarquer les gosses dans la MG et de foutre le camp. Ils seront en sécurité avec moi, je vous le promets, ajouta-t-elle en tapotant l’enflure que dissimulait sa veste. Et puis, nous avons les communicateurs, nous ne serons pas totalement séparés. Mark se demanda un instant par quel miracle sa famille s’était soudainement transformée en une bande de fanatiques armés. Puis il embrassa Carys. — Merci. Ensuite, Liz et lui eurent la lourde tâche de persuader les enfants de monter dans la MG. Maman et papa suivront juste derrière, leur expliquèrent-ils. Des points noirs jaillirent des lourds nuages qui couvraient la moitié du lac, s’alignèrent sur la ville et foncèrent. — Ils arrivent, dit Liz. Mark était en train de mettre le pick-up à l’abri dans le garage de son atelier. David Dunbavand se tenait dans le fond du local et le guidait avec force cris et gesticulations. Mark ne s’imaginait pas à quel point il était difficile de conduire sans l’aide des microradars et des scans de proximité. — Ça ira, annonça David. Allons-y. Il retira le cran de sûreté de son maser et ils sortirent par la porte de derrière. Comme la plupart des autres constructions de la ville, le garage avait souffert de l’explosion qui avait anéanti les Régents. Les baies vitrées du bureau étaient en miettes et la façade bien amochée, mais la structure métallique avait tenu le choc. Avec un peu de temps et d’argent, la reconstruction serait facile. C’était le genre de pensées qui permettait à Mark de ne pas sombrer. Imaginer un avenir empreint de normalité. Il s’accroupit près de Liz, derrière le muret de pierre qui délimitait la terrasse du Libra Bar. L’explosion avait éparpillé les tables et les chaises en bois sur la pelouse, les avait projetées contre le mur de Zanue, le loueur de voitures d’à côté. Liz et lui avaient passé de nombreuses soirées d’été ici, à boire un verre ou à dîner avec des amis, tout en regardant les bateaux glisser le long du quai. Aujourd’hui, la vue était presque la même, sauf qu’ils l’appréciaient à travers les systèmes de visée de leurs armes. Il ne tombait plus qu’un faible crachin. La plupart des feux avaient été éteints, et seules quelques fines volutes de fumée s’élevaient encore vers le ciel. Mark voyait les navettes extraterrestres qui arrivaient dans sa direction en flottant quelques mètres seulement au-dessus des vaguelettes. — Attendez, dit la voix de Simon par le haut-parleur de son ordinateur de poche. On dirait qu’ils ralentissent. On applique le plan A. Les discussions étaient allées bon train lorsque Rand avait réuni dans le hall de la gare son armée hétéroclite composée de deux douzaines de guérilleros. Le plan A prévoyait que les Primiens se poseraient en ville, ce qui leur permettrait de leur tirer dessus de loin pour ralentir leur progression. Le plan B - le scénario catastrophe - devrait être appliqué au cas où l’ennemi choisirait de survoler Randtown pour aller attaquer directement le convoi de réfugiés. Il s’agirait alors de tirer sur les engins en vol en priant pour qu’il y eût des organes vitaux à endommager. Évidemment, personne n’était dupe, mais, comme d’habitude, Simon avait réussi à faire accepter sa stratégie. Mark regarda par-dessus son épaule. Les derniers cars étaient visibles sur la route qui courait au pied du Rocher des eaux noires. Ils roulaient bien trop vite pour des véhicules dépourvus d’ordinateur de bord opérationnel et de systèmes de sécurité efficaces. Plus que quelques minutes et ils seraient dans la vallée de Highmarsh. Plus les navettes approchaient, plus il devenait évident que la vallée ne serait pas le havre décrit par Simon. Lui-même avait naïvement imaginé les extraterrestres rejoignant la côte en bateau et mettant plusieurs jours à atteindre Highmarsh. — Carys, où es-tu ? demanda Liz. — On est sur la route de Highmarsh depuis deux ou trois minutes. — Ils arrivent dans des engins volants. J’ai l’impression qu’ils vont se poser en ville. — Entendu. Préviens-moi s’ils continuent dans notre direction. J’aurai besoin de m’écarter rapidement de la route principale. — D’accord. Mark jeta un coup d’œil à l’écran du petit appareil. Ils pouvaient suivre le signal de la MG sur la grille du plan intégré. Plusieurs nœuds placés le long de la route étaient encore en état de fonctionner et leur permettraient de prolonger un peu ce contact ténu lorsque la voiture serait derrière la montagne. Mais cela ne durerait pas longtemps. Il était même certain que le contact serait brouillé dès que les Primiens commenceraient à balayer le coin avec leurs senseurs. La première navette atteignit enfin le port. Elle flotta au-dessus de l’eau, dépliant des pattes métalliques insectoïdes sous son fuselage cylindrique. Après un moment d’hésitation, elle se posa sur la promenade, tout près de l’embarcadère de la compagnie Céleste Tours. L’arrière de l’engin heurta le muret et en démolit un pan de cinq mètres, brisant le vers unique et interminable qui y était inscrit. — Attendez, dit la voix rassurante et confiante de Simon. Laissons-les tous arriver avant de débuter notre opération de harcèlement. Mark se demanda d’où Simon tenait son expérience militaire. Car il donnait réellement l’impression de savoir ce qu’il disait. À moins qu’il fût adepte des simulations guerrières. Il se retourna vers le lac et fut surpris par le nombre de navettes qui se dirigeaient vers eux. — Ben, ça alors, marmonna David. Des portes s’étaient ouvertes sur le côté du premier appareil et les extraterrestres commencèrent à descendre d’une démarche lourde. Les prédictions de Mark étaient toutes fausses. En effet, comment aurait-il pu s’attendre à quelque chose d’aussi mécanique, robotique ? Peut-être s’agissait-il effectivement de robots ? Non. En les voyant se disperser, il changea rapidement d’opinion. Se déplaçant avec agilité, ils se hâtèrent de se mettre à couvert. Quelques secondes leur suffirent pour atteindre les bâtiments qui faisaient face à la promenade. Douze autres navettes se posèrent près de la première. Une deuxième vague d’engins apparut ; ceux-ci contournèrent le parc municipal situé derrière l’hôpital, avant de déplier leurs pattes et de se poser. D’autres navettes foncèrent vers le Rocher et s’immobilisèrent à l’entrée de l’autoroute. — Attendez mon signal, dit Simon. N’espérez pas percer leurs champs de force avec vos armes. Semez le bazar et courez immédiatement vous mettre à l’abri. Mark et sa femme échangèrent un regard incertain. Liz gratifia son mari d’un sourire légèrement forcé. — Vas-y, dit-elle. Il leva précautionneusement la tête au-dessus du muret et pointa son laser. Plusieurs extraterrestres étaient à découvert sur la promenade. Ils se dirigeaient vers la première rangée de bâtiments. Simon devait avoir raison. Jamais son arme ne transpercerait leurs armures. Alors, il visa une bâtisse et se demanda si, avec un peu de chance, il ne pourrait pas la faire s’écrouler. À condition bien sûr d’atteindre un point sensible de sa structure. Quelqu’un d’autre ouvrit le feu. Le champ de force du Primien détourna le faisceau d’énergie avec force étincelles. La réaction fut terriblement rapide. Le Bab’s Kebab de Swift Street explosa littéralement. Mark baissa la tête, comme des débris fumants fendaient l’air en tourbillonnant. — Merde ! Quatre des navettes qui se dirigeaient vers le Rocher firent demi-tour. Les masers passèrent à l’action, traçant des droites de feu et de vapeur au-dessus de la ligne des toits. — Tirez-leur dessus ! cria quelqu’un dans le communicateur. Allez, tirez ! Ne vous laissez pas faire ! Deux autres bâtisses explosèrent, envoyant des poutrelles métalliques tordues dans toutes les directions. Des panneaux de matériau composite roulèrent dans la rue comme des amarantes dans un vieux western. Lasers, décharges ioniques et balles traditionnelles s’abattirent simultanément sur les maisons qui faisaient face au lac. Les champs de force de deux des navettes qui survolaient la ville scintillèrent brièvement, comme s’ils étaient parcourus par des parasites. — Ils vont nous massacrer. — Tirez, tuez-les tous. Buttez-moi ces bâtards ! Au-dessus de la tête de Mark, l’air se mit à siffler. Puis apparut un rai violet à peine visible. Soudain, des flammes jaillirent par toutes les ouvertures béantes des Jardins de Babylone, le restaurant qui se trouvait juste derrière lui. — Repliez-vous. Bougez-vous les fesses et foutez le camp ! — Non ! Ils vont nous repérer. Tirez sur les navettes. — Où en est le convoi ? Est-il à l’abri ? — Putain, ouais ! J’en ai eu un. J’ai vu un mur lui tomber dessus. Oh, merde ! Au moins une vingtaine de bâtiments brûlaient vigoureusement. Trois autres explosèrent en l’espace de quelques secondes. — Grand Dieu, non ! Qu’avons-nous fait ? — Simon, espèce de fils de pute ! Tout est de ta faute ! — Restez calmes. Et surtout, ne vous faites pas voir. Mark se tourna vers David. Son ami était adossé au muret et, les yeux fermés, récitait une prière. — Tu veux essayer de fuir ? demanda-t-il à Liz. — Pas avec le pick-up, en tout cas, répondit-elle. Ils nous repéreraient immédiatement. — D’accord, dit-il en portant le communicateur à sa bouche. Carys ? La main de sa femme se referma soudain sur son avant-bras. — Je n’arrive pas à y croire. — Liz, mais qu’est-ce que tu…, commença Mark avant de remarquer son regard complètement incrédule. Mellanie marchait dans la rue. Elle venait de dépasser son garage et se dirigeait tout droit vers la promenade. Elle restait au milieu de la route afin d’éviter le gros des débris. Ses cheveux et ses épaules étaient encore mouillés à cause de la pluie, mais, à part cela, elle était aussi élégante qu’à son habitude. Des tatouages argentés dansaient sur son visage et ses mains, comme s’ils étaient sa véritable peau enfin révélée. — Baissez-vous ! lui cria Mark. Elle se tourna dans sa direction et eut un petit sourire compatissant. Un motif doré presque subliminal forma une spirale autour de ses yeux. — Ne bougez pas, répondit-elle calmement. Cela dépasse vos compétences. — Mellanie ! Elle eut le temps de faire cinq pas supplémentaires avant que quatre extraterrestres traversent ce qui restait des parois en aluminium de la mercerie de Kate et apparaissent à dix mètres d’elle. Leurs bras décrivirent des courbes élégantes et ils pointèrent leurs armes sur elle. Puis ils ralentirent et s’immobilisèrent en plein milieu de la route. Mark remarqua que toutes les navettes étaient en train de se poser. Celles qui fonçaient au-dessus du lac perdirent de l’altitude et heurtèrent violemment la surface. De grandes gerbes d’eau et d’embruns s’élevèrent, puis retombèrent en révélant des engins flottants aux allures de bouchons de liège. — Mellanie ? croassa Mark. C’est vous qui êtes responsable de cela ? — Disons que je suis quand même aidée. Il se releva avec circonspection en essayant de contrôler les tremblements de ses jambes. Liz se tenait près de lui ; elle qui fixait la jeune femme d’un air étonné. David osa un regard par-dessus le muret. — Jésus ! cracha-t-il. — Prenez leurs armes, ordonna Mellanie. À présent, son visage était presque complètement argenté. Seules quelques fines bandelettes de peau naturelle étaient encore visibles sur ses joues et son front. — C’est une plaisanterie ? demanda Mark. Les quatre extraterrestres laissèrent tomber leurs armes sur le bitume. — Non, vous ne plaisantez pas. — Avec ça, vous devriez pouvoir transpercer leurs champs de force, dit Mellanie. Vous en aurez terriblement besoin lorsqu’ils se lanceront à votre poursuite. Cette pause ne va pas durer éternellement. Mais je vais les garder ici aussi longtemps que je le pourrai. Maintenant, ajouta-t-elle en fermant ses paupières de chrome, partez. Mark baissa les yeux - la voix de la jeune femme sortait aussi de son ordinateur de poche. — Écoutez-moi, tout le monde, cria-t-elle. Montez dans vos véhicules et fuyez. Rejoignez le convoi. — Que se passe-t-il ? demanda la voix de Simon. Mark porta le communicateur à sa bouche. — Obéissez-lui, dit-il. Elle les a immobilisés. — Comment cela, immobilisés ? — Mark a raison, dit quelqu’un d’autre. Je les vois d’où je suis. Ils ne bougent plus. — Partez, reprit Mellanie. Vous n’avez pas beaucoup de temps devant vous. Partez ! Mark regarda les armes tombées sur le goudron sans vraiment savoir quoi faire. Les extraterrestres n’avaient pas bougé d’un poil. — Allez, viens, dit Liz en sautant par-dessus le muret. Mark lui emboîta aussitôt le pas. Les armes étaient massives, trop lourdes pour être manipulées facilement, alors pour viser… Il en ramassa deux sans lâcher les grandes créatures du regard, comme si, justement, le fait de toucher à ces armes qui ne lui appartenaient pas, risquait de rompre le charme et de les sortir de leur sommeil. David arriva à son tour et prit l’un des cylindres courtauds. —Allez, tirons-nous d’ici, dit Liz en faisant demi-tour. Mark réussit à prendre une troisième arme et prit ses jambes à son coup. Mieux valait fuir cet étrange tableau le plus vite possible. — Et maintenant ? demanda Liz à Mellanie. — Maintenant, vous partez. — Et vous ? Qu’allez-vous faire ? — Ne vous en faites pas pour moi. Alors ? continua-t-elle en se tournant vers Mark et en le gratifiant d’un sourire dangereusement érotique. On est quittes ? — Oui, répondit-il. On est quittes. — Merci, dit Liz. Ils rejoignirent le pick-up et jetèrent les armes dérobées à l’arrière. Mark prit le volant et roula à tombeau ouvert. Il regarda une dernière fois Mellanie dans son rétroviseur. Une silhouette frêle se tenant face à quatre extraterrestres en armure. Elle était aussi immobile que cette armée qu’elle venait de plonger dans le sommeil. Les implants de Mellanie lui permettaient de voir le monde d’une manière neuve et étonnante. Il n’était plus question de données à interpréter. Elle appréhendait le milieu dans lequel elle se trouvait avec ses cinq sens, comme n’importe quel humain. À la différence près que ses sens étaient beaucoup plus aiguisés qu’avant. Elle pouvait voir les ondes électromagnétiques émises par les extraterrestres qui se précipitaient sur la berge. Dans ce spectre noir, ils luisaient comme des lucioles. Des signaux longs, complexes et lents passaient de l’un à l’autre, s’enroulaient autour d’eux comme des tresses de données analogiques ondulantes. Ils formaient des réseaux temporaires, en perpétuel mouvement, reliaient ces créatures entre elles, les connectaient à leurs navettes, lesquelles étaient aussi en liaison permanente avec les énormes vaisseaux coniques restés au milieu du lac. Des colonnes de données s’élevaient des deux vaisseaux, montaient dans l’atmosphère pour disparaître dans le vortex transdimensionnel des trous de ver situés dans l’espace. Quel contraste saisissant avec le réseau amoindri de Randtown. Les données binaires des humains étaient si proprement aiguillées, agencées. Là où les réseaux d’Elan étaient nets et efficaces, ceux des extraterrestres étaient primitifs et grossiers. Néanmoins, force lui était d’admettre qu’ils étaient empreints d’une certaine élégance. De celle qui caractérise tout ce qui est organique. Mellanie se concentra sur les ondes étranges irradiant de la navette qui manœuvrait au-dessus de la promenade, prête à se poser. Un nouvel ensemble d’implants, semblables à des formes de vie électrique, se mit à vibrer dans sa chair. Elle savait que l’IA les habitait, qu’elle y analysait tout ce qu’elle, Mellanie, pouvait découvrir de ces envahisseurs singuliers. Comme les émissions de la navette traversaient ses dispositifs électroniques, elle entendit une voix brusque et inintelligible à l’arrière de son esprit, accompagnée bientôt d’un chœur à peine audible. Puis il y eut des images tirées des signaux extraterrestres, comme des fragments de rêves depuis longtemps oubliés. Les points de vue mêlés et confus de nombreux Mobiles émergeant d’un lac. De millions de Mobiles pressés les uns contre les autres, glissant les uns sur les autres pour se hisser sur la berge. Tout près d’eux, une montagne recouverte de chambres et de salles, dans lesquelles vivait celui qui occupait tout un système solaire. Une montagne sur laquelle, il y avait longtemps de cela, le Soleil brillait tous les matins. À présent, le ciel était constamment encombré d’épais nuages noirs. La nuit était donc perpétuelle, et seuls les éclairs permettaient de voir par intermittences la pluie malsaine et la neige fondue et grisâtre qui se déversaient sur son champ de force. Ce ciel noir, on le voyait également depuis les astéroïdes qui orbitaient autour de la planète. De là-haut, la lumière du Soleil le rendait gris, insipide et les flammes des réacteurs à fusion le striaient en tous sens. Pourtant, la vie s’épanouissait toujours sous ce voile, car elle était intimement liée à ces bouts d’elle-même qui prospéraient partout ailleurs, sur de petites planètes froides, sur des lunes orbitant autour de géantes gazeuses, sur des astéroïdes lointains. Cette forme de vie s’était depuis peu propagée autour d’étoiles nouvelles. Elle avait même traversé un trou de ver pour venir ensemencer Elan, en commençant par ce lac. Cette vie chuchotait à ces morceaux d’elle-même, dirigeait ses Mobiles, leur disait de se rendre vers ces bâtiments cubiques à l’allure si fragile. Elle était à la recherche des humains et de leurs machines, mais n’arrivait pas à les trouver, même s’il y avait du mouvement là-bas, comme l’indiquaient les senseurs infrarouges de ses Mobiles. Derrière cette zone urbaine, des véhicules allongés roulaient à toute vitesse. Des navettes entreprirent de les rattraper, histoire de les voir de plus près. Un Mobile soldat fut pris pour cible. Il usa immédiatement de représailles, anéantissant littéralement la zone d’où les tirs étaient venus. Les navettes descendirent en piqué, inondant les bâtiments de faisceaux cohérents de rayons gamma. — Ils vont tout détruire, dit Mellanie. — Il va tout détruire, la corrigea l’IA. C’est un être unique. Dans tous les sens du terme. Une forme de vie ayant atteint le stade de l’unité parfaite, avec elle-même, mais aussi avec ses machines. — Je me fous de savoir ce que c’est. Des gens vont être massacrés. — Certes. Des programmes et de l’énergie se déversèrent dans les implants de la jeune femme, activant de nouvelles fonctions. Elle ne savait trop quoi faire de toutes ces aptitudes mystérieuses. Des tatouages extraordinairement complexes rampèrent sur sa peau, dessinèrent un circuit unique. Des signaux jaillirent de sa chair, recouvrant ceux qui reliaient les Mobiles entre eux, rompant la cohérence de leur pensée et lui substituant de nouvelles instructions. Mellanie quitta son abri et avança lentement vers le lac, pour voir tout cela de plus près. Le pauvre Mark Vernon essaya de l’en dissuader. Alors, elle leur donna, à lui et à ses amis, quelques-unes des armes prises à l’ennemi et s’arrangea pour que cette bande de résistants pathétiques mais courageux s’en aille. — Il vient de comprendre que quelque chose ne tourne pas rond, dit l’IA. Tu le sens aussi ? De fait, la nature des signaux qui sortaient des trous de ver avait changé. Au lieu d’ordres, des questions tentèrent de s’immiscer dans les cerveaux rudimentaires des Mobiles soldats. La créature primienne voulait savoir quel malaise s’était emparé de ses unités. L’IA continua d’émettre ses interférences tout en formulant une réponse simple à l’adresse de l’envahisseur par l’intermédiaire des implants de Mellanie. — Nous vous avons stoppé, dit-elle à Matin Lumière Montagne. La jeune femme ressentit le choc qui, tel un raz-de-marée, parcourut la surface de la planète d’origine de la créature, à des centaines d’années-lumière de là. — Qui êtes-vous ? demanda l’être. — Nous sommes l’IA, un allié des humains. — La mémoire de la chose Bose vous connaît. Vous êtes l’Immobile humain. Le point où se concentre leur individualité. Ils vous ont créé parce qu’ils savaient que, sans vous, ils ne seraient jamais parfaits. La mémoire de Bose, pensa Mellanie. Merde, ce n’est pas une bonne nouvelle. Quoique. Au moins le nouveau Dudley devra-t-il enfin admettre que son ancienne enveloppe charnelle n’est plus. — Votre interprétation de la mémoire de Bose est erronée, reprit l’IA. Cependant, nous n’avons pas de temps à consacrer à ces problèmes sémantiques. Si nous avons pris la peine de vous contacter, c’est uniquement pour vous demander de stopper cette agression. Elle n’est aucunement justifiée. Vous n’avez pas besoin de ces planètes. — Les humains non plus. — Peut-être, mais ils vivent dessus. Vous êtes en train de les exterminer. Cela doit cesser. — Pourquoi ? — Parce que c’est mal. Vous le savez très bien. — La vie doit perdurer. Je suis vivant. Je ne dois pas mourir. — Vous n’êtes pas menacé. Mais si vous continuez sur cette voie, cela risque de changer. — En existant, les autres me menacent. Mon immortalité ne sera assurée que lorsque je serai devenu total. — Définissez : total. — Une vie, partout. — C’est impossible. Cela n’arrivera jamais. — Vous me menacez. Vous serez détruit. — Nous énonçons des faits évidents. De toute façon, vous ne pourrez pas nous détruire. Il existe de nombreuses civilisations à travers toute la galaxie. Vous devez apprendre à coexister avec elles et avec nous. — C’est impossible. Il y a contradiction. Un seul Univers signifie une seule vie. Moi. — Il n’y a pas de contradiction. Ce concept vous est simplement étranger. Pour le moment. Mais nous vous assurons que cela est possible. — En croyant une pareille chose, vous vous fourvoyez. La vie grandit, s’étend. C’est inévitable. Je suis la vie. — La vie évolue également. Vous pouvez évoluer, changer. — Non. — Vous devez changer. — Je ne changerai pas. Je grandirai. J’apprendrai. Je vous surpasserai. Je vous détruirai. Tous. Mellanie remarqua que la nature des signaux qui sortaient par les trous de ver avait brutalement évolué. Matin Lumière Montagne donnait à ses Mobiles restés dans les vaisseaux des ordres précis. Probablement avant de couper toute communication avec eux. Les Mobiles soldats étaient dépourvus de la capacité de prendre des décisions, mais une fois leurs cibles définies, ils étaient en mesure de se battre sans être contrôlés en temps réel. Seize navettes décolèrent des vaisseaux flottant sur le lac. Elles accélérèrent sèchement, atteignant rapidement cinq g. Leurs senseurs de visée balayèrent Randtown. Dans la vision améliorée de Mellanie, ils brillaient aussi intensément que des poursuites. — Grand-père ! hurla-t-elle. Un trou de ver circulaire s’ouvrit juste derrière elle, une minuscule distorsion planant à un mètre du sol, semblable à une loupe immatérielle. Il grossit rapidement jusqu’à prendre l’aspect d’un disque gris de deux mètres de diamètre. Mellanie s’engouffra aussitôt à l’intérieur. Deux secondes plus tard, seize lasers atomiques s’entrecroisèrent à l’endroit où la jeune femme s’était tenue. Mellanie était assise dans l’herbe. Elle clignait des yeux en plissant le front. À cause du soleil intense et brûlant, mais aussi à cause de son genou endolori. Sa peau était en train de se refroidir. Son lustre platine disparaissait au profit du bronzage sain qu’elle entretenait si régulièrement - et à grands frais - dans son salon préféré d’Augusta. Physiquement, elle se remettait de son choc à une allure impressionnante. Son rythme cardiaque redevenait normal, ses tremblements se calmaient. Elle avait eu peur et relativisait la puissance de ses fameux implants. Derrière elle, le portail qui contenait le trou de ver était enchâssé dans une falaise rocheuse lisse. Une sorte de marquise triangulaire était tendue au-dessus de sa tête. Devant elle… Mellanie oublia son genou meurtri et faillit tomber à la renverse. Le sol grimpait de manière abrupte et elle avait du mal à garder l’équilibre. Elle fut prise de vertige et eut soudain envie de vomir. — Putain, mais où est-ce que je suis ? couina-t-elle. — Calme-toi, dit l’IA. Ceci est le seul générateur de trous de ver de tout le Commonwealth encore disponible. — Hein ? Le paysage tout entier était contenu dans un cylindre géant. Il y avait des montagnes partout, avec des chutes d’eau bouillonnantes et de grandes étendues rocheuses. Des lacs et des rivières emplissaient le fond de la vallée. La lumière émanait d’une bande unique qui s’étirait sur toute la longueur du tube. — Ce n’est pas l’Ange des hauteurs, dit-elle. — Bien sûr que non. — Mais je sens une gravité artificielle. Nous ne sommes pas capables de construire un truc pareil. C’est une station spatiale extraterrestre ? — Non, c’est une construction humaine appartenant à quelqu’un d’immensément riche. La gravité vient d’un simple mouvement de rotation. Comme dans la roue de Seconde Chance. — Ah, bon, d’accord. Je n’étais pas très bonne en sciences, alors… — Tu étais vraiment nulle à l’école, petite Mel. — Merci de me le rappeler, grand-père. Bon, dis-moi, qui habite ici ? — Le propriétaire est jaloux de sa tranquillité et souhaite rester anonyme. Étant donné les circonstances, je pense qu’il ne verrait aucune objection à ce que tu visites son domaine ; toutefois, j’ai reprogrammé le trou de ver pour qu’il te ramène sur Augusta. Je t’en prie, traverse-le. Nous n’avons pas de temps à perdre. Mellanie admirait le paysage, bouche bée. — C’est fantastique. Un trou de ver privé…, dit-elle avec un sourire en coin. Ozzie ! — Tu garderas le secret ? — Ouais, ouais. Elle se figea. Le flot d’adrénaline qui l’avait aidée à supporter le choc de sa confrontation avec les extraterrestres était en train de se tarir. Sur ses mains, les tatouages avaient complètement disparu. — Où en est le convoi ? — Ils sont tous arrivés dans la vallée de Highmarsh. — Mais, la flotte ne les évacuera pas avant des jours. Ce monstre primien va les tuer jusqu’au dernier. — C’est ce qu’il va essayer de faire, oui. — Alors, ouvre ce trou de ver à Highmarsh. Il faut qu’on les sorte de ce merdier. — Malheureusement, ce trou de ver est trop petit. Les réfugiés de Randtown seraient forcés de le traverser un par un. Le processus prendrait des heures, ce qui laisserait à Matin Lumière Montagne le temps de nous repérer et de nous prendre pour cible. — Ouvre-le ! Sur son affichage tactique, Wilson voyait les drones décoller de Treloar. Cinq de ces engins spécialisés dans la guerre électronique formèrent des tenailles et s’enfoncèrent dans la brume qui entourait les troupes ennemies réunies à l’extérieur de Scraptoft. Au-dessus des Primiens s’étirait une toile orange et jade figurant leurs étranges communications. Parcourue par des explosions de lumière intermittentes et aléatoires, elle rappelait à Wilson un amas de neurones traversé par des décharges synaptiques. Des senseurs furtifs lui montraient les images des extraterrestres en armure surgissant des bâtiments éventrés de la ville. Leur façon de se déplacer semblait indiquer qu’ils avaient une grande expérience de la guérilla urbaine. Ils avaient déjà tué plusieurs Humains restés dans la petite cité côtière, en usant d’armes suffisamment puissantes pour raser la moitié d’un immeuble d’un coup. Des reportages filmés sur les autres planètes assiégées lui avaient permis d’assister à des atrocités similaires. Les Primiens n’avaient manifestement pas envie de s’encombrer de prisonniers. Plus de quinze milles créatures armées jusqu’aux dents étaient sorties des gros vaisseaux pour sécuriser le périmètre de Scraptoft. Dans un rayon de dix kilomètres autour de la ville, plus rien ne devait bouger. Des cargos leur avaient livré plusieurs générateurs de champs de force, ainsi que des armes capables d’abattre les drones qui passaient à leur portée. Au moins cela signifiait-il que les huit appareils qui volaient au-dessus de leurs positions avaient atterri, même si le brouillard nocif qu’ils avaient généré tardait à se disperser. Les quatre premiers engins étaient repartis vers les trous de ver situés à l’extérieur de l’atmosphère. Wilson préférait ne pas penser au matériel qu’ils rapporteraient la prochaine fois. — Les drones sont activés, annonça Anna. Les appareils effilés apparurent au-dessus de la ligne d’horizon et entreprirent de brouiller les senseurs des armes supposées défendre le périmètre. De fait, ils ne furent pas abattus. Ils se rapprochèrent davantage et commencèrent à pénétrer le réseau chaotique de l’ennemi. — Les fils de pute, lâcha Wilson, qui souriait pour la première fois de la journée. Les senseurs des drones lui montraient des Primiens en armure ralentissant brutalement et se déplaçant de façon erratique. Comme des soldats mécaniques qui auraient besoin d’être remontés. — Rappelez les drones de combat, dit-il à Rafael. Descendez-moi ces fumiers. Les appareils de brouillage étendirent leur champ d’action, ciblant les communications qui liaient les navettes aux énormes engins flottant sur la mer. L’effet fut le même, mais à plus grande échelle. Les navettes montèrent en flèche ou, au contraire, tombèrent en piqué. Mille kilomètres au-dessus d’Anshun, huit vaisseaux infléchirent leur trajectoire et entreprirent de survoler Scraptoft. Ce changement imprévu se traduisit sur l’affichage de Wilson par l’apparition d ’une icône d’alerte clignotante. — Voyons si nous pouvons agir sur les gros aussi, dit-il. De combien de brouilleurs disposons-nous encore ? — D’après les registres gouvernementaux, répondit Anna, il en resterait soixante-treize. — Je les veux tous. Ordonnez leur déploiement. — Oui, monsieur. —Si vous permettez, intervint soudain l’IA, il pourrait être possible d’utiliser les restes de la cybersphère planétaire pour produire des effets similaires. Les signaux primiens paraissent extrêmement sensibles aux interférences. Et vos systèmes civils sont capables de générer des ondes remarquablement subversives. — Vous feriez cela pour nous ? — Bien sûr. — Amiral, appela Anna. Nos vaisseaux sont arrivés. La présidente de la Chambre d’Anshun, Gilda Princess Marden, et son cabinet s’étaient réfugiés dans le centre d’urgence situé vingt bons mètres sous le palais de la Régence, d’où ils tentaient de coordonner l’évacuation de la capitale tout en tenant compte du déploiement des troupes et des drones. En conséquence de quoi, ils ne voyaient rien de ce qui se passait dans le ciel. De toute façon, les vapeurs empoisonnées qui se pressaient contre le champ de force de la ville ne s’étaient pas encore dissipées et oblitéraient la lumière qui perçait l’atmosphère de la planète. Mais il y avait sur Anshun des villes qui n’étaient pas encore assaillies et d’où il était encore possible de voir le ciel. Ce que pouvaient également faire les millions de personnes prises au piège à l’extérieur des champs de force urbains. Même depuis la surface éclairée de la planète, il était possible de voir les traînées des réacteurs à fusion des vaisseaux primiens, qui sortaient de leurs trous de ver ou s’en retournaient chez eux. Des radiations de Cherenkov firent naître des soleils miniatures autour de la planète. Il y en avait cinq, positionnés le long de l’équateur, tous les trois mille kilomètres. Il s’agissait des navires de guerre de la flotte - Intrépide, Intraitable et Desperado -, accompagnés de deux vaisseaux éclaireurs -, Conway et Galibi. Après cela, il devint impossible de regarder le ciel sans protection. Les réacteurs à fusion tracèrent de gigantesques courbes enflammées, aveuglantes, derrière les nuages, alors que vaisseaux et missiles déchiraient littéralement les constellations en accélérant brutalement. Des explosions nucléaires fleurirent en silence, se rejoignirent, formèrent une sorte de nébuleuse en anneau, plus lumineuse encore que l’astre du jour. De temps à autre, des faisceaux d’énergie pénétraient l’atmosphère, où ils se transformaient en piliers de lumière violette, titanesques et éphémères. Là où ils touchaient le sol, jaillissaient des geysers de roche fondue, qui ajoutaient à la dévastation des incendies. D’énormes quantités de radiations enflammèrent l’ionosphère, provoquant des orages boréaux autour du globe. La bataille se prolongea pendant plus d’une heure, avant que la nébuleuse s’évanouisse, que ses ions se dispersent dans l’espace, se refroidissent, disparaissent. Mais les Primiens ne tardèrent pas à envoyer d’autres vaisseaux, remplissant l’orbite basse de la planète de fines traînées de feu. Pendant des heures, une pluie de météorites martela le sol en zébrant le ciel de lignes floues de fumée noire. Ceux qui étaient à découvert continuèrent de chercher un abri, mais sans pouvoir détacher leur regard du ciel menaçant. Le pick-up Ables secouait violemment ses passagers, comme Mark le poussait à la limite de ses capacités sur les routes de pierre concassée de la vallée de Highmarsh. Il était à la tête du petit convoi qui transportait les survivants de l’armée improvisée de Simon Rand. Deux kilomètres devant eux, les cars filaient aussi à toute allure. Il ne pouvait pas la voir, mais il savait que la MG était loin devant. Il était en liaison permanente avec Carys. Le long de la route principale, le réseau avait récupéré trente pour cent de ses capacités originelles. — Nous sommes bientôt au carrefour, dit la voix de Carys, qui lui parvenait faible et ténue. Barry dit que c’est la route qui mène à la vallée d’Ulon. — Qu’est-ce qu’ils doivent faire ? demanda Mark à Liz. Rentrer à la maison ? — Je n’en ai aucune idée, répondit celle-ci en appuyant sur une icône de l’ordinateur de poche. Simon, vous savez où nous devrions aller ? — J’ai pensé à la vallée de Turquino, répondit-il. Elle est relativement étroite, encaissée. Les navettes des extraterrestres auraient des difficultés à y manœuvrer. — Mais c’est un cul-de-sac, protesta Yuri Conant. — Non, de là, on peut rejoindre la vallée de Sonchin, rétorqua Lydia Dunbavand. — Oui, mais à pied, dit Mark. C’est une piste tout juste bonne pour les chèvres. Même un 4x4 ne pourrait s’y aventurer. — Néanmoins, c’est là que j’ai envie d’aller. Notre objectif est de survivre jusqu’à l’ouverture d’un trou de ver pour nous évacuer tous. Liz frappa le tableau de bord. — La huit cent soixante-seizième place sur la liste, grogna-t-elle. D’ici là, on aura été transformés en monticules de charbon. Une icône de communication générale clignota sur le petit moniteur. — J’ai réussi à faire ouvrir un trou de ver dans la vallée de Turquino, dit Mellanie. J’ai peur qu’il soit un peu petit, mais avec un peu de chance, vous l’aurez tous traversé avant l’arrivée des Primiens. — Soyez bénie des dieux, dit Simon. Très bien, tout le monde a entendu ? Le convoi doit prendre la direction de la vallée de Turquino. — Nous avons laissé Mellanie derrière nous, marmonna Mark. À peine avaient-ils eu le temps d’atteindre le Rocher des eaux noires qu’une explosion incroyable avait rasé les deux tiers de la ville. Une explosion centrée sur son garage, c’est-à-dire la zone où ils avaient vu Mellanie pour la dernière fois. Lorsque cela s’était produit, il s’était dit - en se mentant à lui-même -, que la jeune femme devait avoir trouvé un moyen de s’en sortir. À présent, il se sentait à la fois soulagé et légèrement effrayé par les aptitudes de cette Mellanie Rescorai. — Elle nous a affirmé qu’elle était aidée, commenta Liz. — C’est le moins que l’on puisse dire. — De deux choses l’une : soit elle est en contact avec un type de la trempe de Sheldon, soit elle bénéficie de l’aide de l’IA. Je ne vois pas d’autre solution. — Mais, bon sang, pourquoi elle ? — J’en sais rien, mon amour. Dieu aurait-il le sens de l’humour ? En tout cas, je suis heureuse qu’elle soit de notre côté. — Merde… Il agrippa le volant et fixa la route d’un air morose à travers le pare-brise craquelé et crasseux. Un long convoi de pick-up, de 4x4 et de cars bifurquait de la route principale juste avant le croisement de deux grandes routes et s’engageait sur une piste étroite, longeant l’alignement de peupliers de Lii couleur jade foncé, qui marquait la limite des terres des Calsor. — Carys ? appela Liz. — On est dans le peloton, répondit-elle. J’espère que votre copine sait ce qu’elle fait. — Et moi donc. La vallée de Turquino était étroite, même comparée aux remparts nord de Highmarsh. Elle formait une cuvette en V parfaitement symétrique. Sur les cinquante premiers mètres, ses versants étaient couverts d’herbe. Ensuite, la végétation éparse et l’humus sablonneux cédaient la place à la roche nue. Des rus impétueux cascadaient depuis les sommets, puis formaient un ruisseau dans le fond de la vallée. À l’entrée de l’impasse naturelle, la route se résumait à une bande d’herbe à vent légèrement piétinée. Seuls les moutons et les chèvres les plus hardis s’aventuraient dans cette région inhospitalière. Yuri Conant ouvrait la voie à bord de son 4x4. Le véhicule escaladait une pente abrupte lorsqu’il atteignit le ruisseau glacé qui jaillissait de la cuvette. À travers son pare-brise, Yuri voyait les montagnes imposantes qui s’élevaient au-dessus de lui, montant la garde à l’entrée de ce havre de paix supposé. Son véhicule serait incapable d’aller beaucoup plus loin. Les cars, quant à eux, ne pouvaient pas espérer traverser le cours d’eau. Il s’engagea dans le ruisseau et freina. Il sortit de sa voiture et se retourna vers le convoi. C’était une vision qu’il n’oublierait jamais. Des rais de lumière intense perçaient les nuages chaotiques et formaient des jeux d’ombres sur les véhicules aux formes disparates. Les portes de tous les autocars étaient ouvertes. Les climatiseurs ne fonctionnaient plus et il fallait bien respirer. À l’intérieur, les gens étaient entassés jusque dans les allées. Les cris des enfants apeurés et les plaintes des blessés lui parvinrent longtemps avant que le convoi lui-même arrive. Dans cette vision surréaliste, le plus étonnant restait encore la magnifique voiture gris métallisé de Carys, dont la garde au sol avait automatiquement augmenté afin de lui conférer l’aisance d’un 4x4 sur cette route accidentée. Elle le rejoignit sur l’autre rive sans aucune difficulté. La vitre avant s’ouvrit. — Aucune trace du trou de ver ? demanda Carys. Barry et Sandy étaient serrés l’un contre l’autre sur le siège du passager, tandis que Panda était couchée sur la plage arrière. — Non, répondit-il. Pas encore. — Bon, je vais continuer aussi loin que je le pourrai. Il lui souhaita bonne chance, et elle repartit vers la vallée en roulant parallèlement à la rivière. Plusieurs 4x4 la suivirent. Puis les premiers cars arrivèrent et Yuri se joignit aux passagers pour aider les blessés. Lorsque Mark arriva enfin dans ce parking improvisé, il eut l’impression de revivre l’épisode de la gare routière. Nombreux étaient ceux qui avaient entrepris d’escalader les versants abrupts de la vallée en tirant leurs enfants derrière eux. Autour des quatre autocars s’activaient des dizaines de personnes ; il s’agissait de faire passer les brancards par les portes étroites. — Je l’ai trouvé, s’exclama Carys, tout excitée, par le haut-parleur du communicateur. Je suis à cinq cents mètres de l’entrée de la vallée. Mellanie est là qui nous attend. Et elle ne plaisantait pas : c’est la première fois que je vois un trou de ver aussi petit. — Mets-les à l’abri ! éructa Mark. Liz lui prit la main et la serra fort. — Allez, les enfants, on sort de la voiture, dit Carys. Dites bonjour à Mellanie… Voilà, bonjour. Barry, vas-y, mon chéri. C’est bien. Sandy, donne-moi la main. Mark, on est en sécurité. Celui-ci laissa échapper un soupir de soulagement, presque un sanglot. Près de lui, Liz souriait, en dépit de ses yeux humides. Ils se regardèrent pendant un long moment. — On ferait mieux d’aller les aider, dit-elle. Simon rassemblait sa petite bande de disciples près de la rivière bouillonnante. Il fit signe à Mark, Liz et David qui passaient à côté d’eux. — Ceux d’entre nous qui ont des armes devraient rester à l’entrée de la vallée pour couvrir la fuite de nos parents et amis. Mettre tout le monde à l’abri prendra un certain temps et les extraterrestres sont probablement à nos trousses. Mark lança à sa femme un regard désespéré. — J’ai l’impression qu’il parle encore de nous, dit-il dans sa barbe. — Ouais. Mais nous avons des armes de gros calibre, maintenant, répondit Liz en levant l’un des énormes cylindres subtilisés à l’ennemi. — Nous ne savons même pas comment elles marchent, ni l’effet qu’elles produisent. — Heureusement, dit-elle avec un sourire carnassier, qu’on a le meilleur technicien de tout Randtown avec nous. Après que Desperado eut quitté le champ de bataille d’Anshun pour retourner dans l’hyperespace, le silence s’installa pendant quelque temps sur l’affichage tactique. Wilson manipula des icônes et examina les résultats des scans. La planète n’avait plus beaucoup de senseurs en état de fonctionner, mais les drones examinaient régulièrement l’espace, juste au-dessus de l’ionosphère tumultueuse. Quarante-huit trous de ver étaient positionnés tout autour de l’équateur, formant un collier de perles éphémère. Comme l’amiral les observait, des vaisseaux primiens de différents types en sortirent, accélérant à travers le nuage radioactif de poussière cosmique et les débris qui tournoyaient autour de la planète. — Ils sont toujours là, murmura Elaine Doi, atterrée. Nous n’en avons pas fermé un seul. Pas un seul ! — Il faut atteindre les générateurs, dit Dimitri Leopoldovich. Déverser sur eux de simples faisceaux d’énergie ne sert strictement à rien, puisqu’ils sont eux-mêmes constitués d’énergie ordonnée. — Merci, professeur, dit Rafael. Nous venons de voir quatre de nos vaisseaux se faire anéantir en essayant de nous défendre, alors, à moins que vous ayez quelque chose de constructif à nous dire, fermez votre putain de gueule. — Cinquante-deux navires ennemis détruits ou sévèrement endommagés, annonça Anna. Nos missiles prennent systématiquement l’avantage sur les leurs. Mais ils ont l’avantage du nombre, et c’est là un atout décisif. — Que va-t-on faire ? demanda la présidente. Wilson fut littéralement écœuré par son ton geignard. — Nos drones sont parvenus à frapper tous les engins qui avaient réussi à atterrir, rendant possible la bataille dans l’espace, dit Rafael. Nous en avons éliminé quatre-vingt-dix pour cent. Ils vont devoir recommencer leur invasion de zéro. — Ce dont ils semblent parfaitement capables, ajouta la présidente. L’avantage du nombre, encore une fois… — Sans doute. Mais en attendant, nous pourrons terminer l’évacuation. — Nous avons déjà ouvert huit trous de ver dans l’enceinte de la ville. Encore trois heures, et Anshun sera complètement vidée de ses habitants, dit Nigel. — Et les autres planètes ? demanda Doi d ’un ton faussement détaché. Depuis qu’ils avaient perdu ces quatre vaisseaux, elle n’avait cessé de lui envoyer des piques. — Notre stratégie de guerre électronique s’avère relativement efficace, intervint l’IA. L’avance des troupes ennemies au sol s’est vue largement contrariée. Les Primiens n’ont d’autre possibilité que d’éliminer physiquement les nœuds de la cybersphère au fur et à mesure de leur progression. Néanmoins, les derniers atterrissages posent des questions sérieuses. — C’est-à-dire ? demanda Wilson. — Nous avons utilisé des senseurs furtifs pour examiner les cargaisons de navires débarqués depuis peu sur différents mondes. Apparemment, les Primiens ont pour objectif de construire des portails afin d’ancrer leurs trous de ver à la surface des planètes. — S’ils parvenaient à accéder directement aux planètes du Commonwealth, ce serait la fin, commenta Nigel. — De toute façon, cela ne change pas grand-chose, rétorqua Wilson. Les planètes assaillies sont définitivement perdues, ne serait-ce que parce que leur environnement est à jamais contaminé. — Alors, vous les abandonnez ? demanda Doi. — Pour ainsi dire, oui. — Ils vont nous crucifier, reprit-elle. Le Sénat va tous nous jeter dehors et peut-être même nous expédier en prison. Un message apparut dans la vision virtuelle de Wilson : « Ne t’emballe pas, elle n’en vaut pas la peine. » Il venait d’Anna, évidemment. — Nous ne nous attendions pas à ce que cela soit aussi difficile, se contenta-t-il de dire. — Oh, que si, nous nous y attendions, le corrigea Dimitri. Wilson se tourna vers les représentations en 3D des planètes assaillies. Des maillages dorés figuraient leurs cybersphères respectives. Il y avait des zones noires là où les Primiens s’étaient posés. Des taches sombres qui grignotaient lentement mais sûrement les réseaux humains. — Nous ne disposons de rien pour les frapper, dit Wilson. Tout ce que nous pouvons faire, c’est nous replier et nous regrouper. Il se mit à respirer lentement et profondément, mais rien, pas même cet afflux d’oxygène, ne pouvait contenir sa lassitude. Jamais, dans toute l’histoire des guerres humaines, on n’avait autant perdu en si peu de temps. Et c’est moi qui suis aux commandes. Dimitri a raison. Nous savions, mais nous ne voulions pas voir la vérité en face. Le capitaine Jean Douvoir entendait les ventilateurs du système d’aération vrombir dans son dos. Ils avaient fort à faire pour évacuer la fumée âcre de la passerelle de Desperado. Le navire de guerre avait eu de la chance. Ce dernier faisceau d’énergie avait bien failli pénétrer le champ de force qui protégeait sa coque. Celle-ci avait d’ailleurs subi des dommages mineurs. Il y avait des brèches ici ou là, et le réseau d’alimentation avait souffert. Les stabilisateurs avaient accompli des miracles, mais même les supraconducteurs étaient incapables d’absorber l’énergie dégagée par une explosion atomique de plusieurs mégatonnes. Comme leurs défenses étaient sérieusement entamées, il avait préféré fuir dans l’hyperespace pour éviter les projectiles des Primiens. — Merde 5 ! grogna-t-il, tandis qu’ils émergeaient au-delà du halo cométaire du système d’Anshun. Dans sa vision virtuelle, il voyait le réseau électronique du vaisseau se reconstituer progressivement. Cependant, il ne leur restait plus beaucoup de ressources à gaspiller. Ils ne survivraient jamais à une autre attaque de ce genre. Attaque qui ne manquerait pas de survenir s’ils retournaient là-bas. Ces Primiens semblaient avoir un nombre illimité de vaisseaux et de munitions. Les icônes de communication des quatre autres navires étaient devenues rouges et clignotaient vigoureusement. — Où en sommes-nous ? demanda-t-il à Don Lantra, l’officier responsable des senseurs. — Je viens tout juste de perdre tout contact avec Intrépide, répondit ce dernier en le regardant gravement. Il ne reste plus que nous, chef. Jean voulut abattre son poing sur la console, geste inutile et surtout dangereux en apesanteur. Il connaissait personnellement la plupart de ces officiers. Sur l’Ange des hauteurs, ils avaient l’habitude de traîner ensemble. Ils formaient une sorte de grande fraternité, chacun faisant partie de la vie de l’autre. Maintenant, il devrait attendre leur résurrection pour les revoir. Ce qui n’était pas particulièrement joyeux non plus. Cela prendrait des années. À condition bien sûr que le Commonwealth ne cesse pas d’exister, purement et simplement. L’icône de l’amiral Kime apparut dans sa vision virtuelle. — Comment vous en sortez-vous, Jean ? demanda son supérieur. — Nous sommes en train de reprendre du poil de la bête. Bientôt, nous serons en mesure d’y retourner. — Non. Rendez-vous à la base de l’Ange des hauteurs. — Il nous reste sept missiles à tirer. — Jean, les Primiens ont déjà envoyé cinquante nouveaux vaisseaux. Vous avez tous accompli un travail remarquable, mais l’évacuation est presque terminée. — Vous abandonnez Anshun ? — Nous n’avons pas le choix. Nous évacuons tous les mondes assiégés. — Tous ? Mais il faut faire quelque chose. Il ne faut pas les laisser goûter à la victoire. Aujourd’hui, nous avons perdu vingt-trois mondes, mais si ça continue comme cela, demain nous en perdrons cent. Nous devons contre-attaquer. — Nous nous sommes défendus, Jean. Nous avons connu quelques victoires. Les autres navires et vous nous avez fait gagner un temps précieux à Anshun, mais vous êtes les seuls survivants. Alors, rentrez à la base et remettez-vous d’aplomb pour une autre bataille. — Des victoires… Quelles victoires ? Dimitri avait raison. Nous aurions dû utiliser leurs trous de ver pour les combattre sur leur terrain. — Vous savez très bien que c’était impossible. Leurs défenses sont beaucoup trop puissantes pour nous. Mais nous trouverons l’étoile qui leur sert de base arrière, Jean. Et nous les frapperons là-bas. Vous aurez la lourde tâche de diriger cette opération. — Combien de temps cela prendra-t-il de construire de nouveaux vaisseaux, amiral ? — Le temps qu’il faudra. Maintenant, rentrez, c’est un ordre. — Oui, monsieur. Il desserra les sangles de son fauteuil et, poussant sur ses abdominaux, se força à se redresser. Tous les membres d’équipage présents sur la passerelle avaient le regard rivé sur lui. — Je ne suis pas disposé à accepter la défaite, leur dit-il. Ma mémoire a été sauvegardée juste avant de quitter la base. Je vais donc rejoindre mes camarades dans leur long et douloureux processus de résurrection. Mais en attendant, je vais retourner sur Anshun, où ce vaisseau pourra se montrer digne de son nom. Ceux qui le souhaitent peuvent encore partir. Les navettes de survie sont opérationnelles et la flotte ne tardera pas à vous récupérer. Il ne vit que des sourires et quelques mines sinistres. Personne n’avait l’intention de l’abandonner. — Très bien. Mesdames et Messieurs, servir en votre compagnie fut un plaisir et un honneur. Si Dieu le veut, nous combattrons de nouveau ensemble après notre résurrection. Mais pour le moment, nous devons reprogrammer l’hyperréacteur. Il y a pas mal de brides à défaire et de systèmes de sécurité à contourner. À la fin de la journée, les nuages finirent enfin par se dissiper, permettant à la lumière rosée du soleil de s’infiltrer jusqu’à Highmarsh. Accroupi derrière des grosses pierres, trente mètres au-dessus du fond de la vallée de Turquino, Mark Vernon regardait la terre absorber la lumière et prendre une teinte roussâtre. Il ne pouvait pas voir la vallée d’Ulon et ne le regrettait pas du tout. Il aurait eu du mal à supporter la vue de sa maison et de ses terres, alors qu’ils s’apprêtaient tous à partir. — Ce ne sera plus très long, chéri, lui dit Liz. Il lui sourit. C’était incroyable cette faculté qu’elle avait de toujours deviner son humeur. Assise contre un rocher, une peau de mouton jetée sur les épaules pour se protéger de la brise fraîche qui soufflait en provenance du massif de Dau’sing, elle se reposait. — Sans doute. Il voyait la fin de la queue en contrebas. Il restait à peine un millier de personnes, alignées en bon ordre le long de la rivière aux eaux glaciales. De sa position surélevée, il devinait même le trou de ver, cercle gris fumée qui commençait à disparaître dans les ombres épaisses du fond de la vallée. La MG était garée juste à côté, tout comme un nombre important de véhicules hétérogènes abandonnés sur la piste cabossée. Ce n’était pas très loin. À plusieurs reprises, Mark avait essayé de calculer le temps qu’il lui faudrait pour descendre jusqu’en bas et rejoindre le trou de ver. Mais il ne lui servirait à rien de courir ; les autres devraient passer avant lui. Même maintenant que les blessés étaient de l’autre côté, l’évacuation traînait en longueur. Peut-être le faisaient-ils exprès. — Ils sont arrivés à Highmarsh, annonça Mellanie. Mark lança à son ordinateur de poche un regard étonné. Comment diable savait-elle cela ? Puis il vit sur le moniteur que le nœud situé à l’entrée de la vallée de Highmarsh s’était éteint. Ah… Liz ramassa son arme encombrante et vint s’accroupir à côté de lui. — Vingt minutes, dit-elle en regardant furtivement la queue toujours interminable. Pas plus. Peut-être même moins. — Peut-être. Il avait l’impression que cela avançait un peu plus vite. Juste un peu. Sur son moniteur, deux autres nœuds s’éteignirent. Il entendit un bruit lointain - une explosion, sans doute. — Tout le monde est prêt ? demanda Simon. Il était sur l’autre versant de la vallée. Lui aussi tenait une arme prise à l’ennemi. Mark n’avait pas mis très longtemps à comprendre le fonctionnement de la double gâchette de ces fusils d’assaut massifs. Seule leur dimension les rendait difficiles à utiliser. C’étaient des armes redoutables, capables de lancer des micromissiles, mais aussi de projeter des rayons extrêmement puissants. — Je suppose, marmonna Mark d’un ton boudeur. —On est OK, dit Liz dans le micro du communicateur. — Rappelez-vous : dès que vous avez tiré, repliez-vous. — Oui, on s’en souviendra, répondit-elle en roulant les yeux et en regardant Mark d’un air malicieux. Mark se pencha vers elle et l’embrassa. — Je ne pense pas que nous ayons le temps de faire ce à quoi tu penses. — Juste au cas où…, commença-t-il timidement. Au cas où il nous arriverait quelque chose, je voudrais te dire que je t’aime. — Oh, mon amour, dit-elle en lui rendant son baiser. Dès qu’on sera de l’autre côté de ce trou de ver, je t’arrache ton pantalon. Il sourit. Un autre nœud venait de s’effacer de son moniteur. D’après ses estimations, il devait s’agir de celui de la propriété des Marly. Ils n’étaient donc plus qu’à un kilomètre de l’entrée de la vallée de Turquino. — Est-ce qu’on reviendra vivre ici ? demanda-t-il d’une voix faiblarde. — Je n’en sais rien, chéri. Simon dit que oui. — Mais, est-ce que tu en as envie ? — Évidemment, que j’en ai envie. J’ai vécu les plus belles années de ma vie, ici. Et je n’ai pas l’intention de tout arrêter d’un coup. Trois nœuds s’éteignirent simultanément. — Les voilà, grogna Mark. Après deux heures passées à modifier divers systèmes, Desperado retourna dans l’hyperespace. En volant à sa vitesse maximale, il n’était qu’à deux minutes d’Anshun. Jean Douvoir était totalement absorbé dans la contemplation de l’écran de l’hysradar. Les trous de ver primiens ressemblaient à des diamants positionnés tout autour d’Anshun. Il en choisit un au hasard et dirigea le vaisseau droit dessus. À trente secondes de la fin de la traversée, il ordonna à l’IR de calculer leur point d’émergence. Normalement, la sortie de l’hyperespace se faisait sous le contrôle de l’IR, qui limitait drastiquement la vitesse relative de l’ouverture. Si le vaisseau devait apparaître dans l’orbite d’une planète, la trajectoire de l’ouverture devait être calée sur la vitesse de libération afin d’assurer au maximum l’entrée dans l’espace véritable. Comme l’IR n’était plus à même de brider le vaisseau, le capitaine permit au point de sortie de se déplacer à un cinquième de la vitesse de la lumière. Des radiations de Cherenkov jaillirent de la fracture dans l’espace-temps à cinq cents kilomètres du trou de ver ennemi. Desperado apparut au centre du cercle violet et fonça sur le champ de force qui protégeait l’ouverture. La détonation fut instantanée et extrêmement violente. Un fort pourcentage de la masse du vaisseau fut directement converti en énergie sous la forme de radiations dures, qui brisèrent le champ de force aussi facilement que s’il s’était agi d’une bulle de verre. Le trou de ver primien mis à nu prit de plein fouet l’énergie du soleil éphémère qui brilla intensément au-dessus d’Anshun. L’une des navettes cylindriques des extraterrestres fit son apparition à l’extrémité de la vallée de Turquino. Mark essaya de la suivre avec le viseur de son arme, mais elle disparut rapidement derrière la montagne. Un long et sinistre grondement se réverbéra sur les parois rocheuses de Highmarsh. Deux autres navettes arrivèrent, qui volaient bien plus vite que la première. Mark parvint à en placer une au centre de sa lunette de visée et appuya sur la détente. Le faisceau d’énergie atteignit le champ de force de l’appareil, qui brûla d’une lueur turquoise un peu floue, en projetant des éclairs vers le sol. Liz tira à son tour, rendant la couronne de lumière plus intense encore. Depuis l’autre versant, Simon tira un projectile explosif. Un plumet de flammes bleutées se forma à l’arrière de l’appareil mis en danger. Des boules d’énergie furent projetées dans tous les sens. L’appareil vira brusquement et disparut de leur champ de vision, bientôt suivi par son partenaire. — On se tire ! cria Mark. Le dos courbé, presque accroupi, il courait de rocher en rocher en agrippant fermement son arme massive et lourde. À cinquante mètres en contrebas, il y avait un autre tas de pierres. Ses pieds martelaient le sol couvert d’herbe à vent spongieuse et son cœur battait la chamade. À ses côtés, Liz hurlait comme une maniaque. Soudainement, Mark se surprit à sourire stupidement. Était-il possible qu’il trouvât tout cela amusant ? Ils n’étaient plus qu’à cinq mètres de leur prochain abri lorsqu’une grosse explosion réduisit à néant les rochers depuis lesquels ils avaient tiré. Il se jeta à plat ventre, son excitation joyeuse se muant instantanément en peur animale. — Tu n’es pas blessée ? cria-t-il pour se faire entendre par-dessus le vacarme mécanique de la navette. Liz leva la tête. — Non, chéri ! Allez, viens, bougeons-nous de là ! Des morceaux de pierre et des mottes de terre chaude et fumante pleuvaient tout autour d’eux. Une vaste étendue d’herbe était en feu dans leur dos, produisant une fumée épaisse et nauséabonde. Rampant, avançant à quatre pattes, il atteignit les rochers derrière lesquels il s’affala, les jambes tremblantes, le cœur au bord des lèvres. Lorsqu’il risqua un regard en arrière, il vit une navette suspendue dans les airs à l’entrée de la vallée. Il n’y avait qu’une chose à faire : aligner cette saloperie et lui tirer dessus. Sauf qu’il n’avait pas le courage de lever son arme. Comme il le regardait, l’appareil prit pour cible une autre navette, qui venait de surgir de derrière la montagne. L’explosion, d’une violence incroyable, illumina toute la vallée de Turquino. Lentement, l’épave enflammée tourbillonna vers le sol. — Mais qu’est-ce que… — C’est Mellanie, déclara Liz. Elle est parvenue à en prendre le contrôle. — Nom de Dieu ! La navette s’éloigna à toute vitesse. Quelques secondes plus tard, plusieurs explosions retentirent au loin et se répercutèrent dans l’étroite vallée. Mark jeta un coup d’œil à la queue. Tout le monde était à plat ventre. — Allez ! grogna-t-il. Levez-vous, bande de trous du cul. Debout ! Pressez-vous un peu. Bien qu’ils ne l’eussent probablement pas entendu, ceux qui se trouvaient à proximité du trou de ver se levèrent avec circonspection et reprirent l’évacuation. C’est alors que la panique s’empara de la foule et que tout le monde se précipita vers la porte de sortie. Une mêlée se forma autour du disque gris. —Génial, grommela Mark. Il ne manquait plus que cela. — Ils ont tenu jusque-là, ce n’est déjà pas si mal, commenta Liz. Au bout de quelques minutes, la bousculade se résorba, mais c’en était fini de la file d’attente bien ordonnée et disciplinée. Tout le monde était agglutiné autour de la sortie. Dans la lumière déclinante du crépuscule, on aurait dit des abeilles cherchant à rentrer à la ruche. — Il y a du mouvement à l’avant, dit Simon par le haut-parleur du communicateur. De fait, des extraterrestres en armure se faufilaient entre les cars et les voitures abandonnés. Ils étaient difficiles à repérer parmi les ombres. Les navettes semblaient avoir disparu pour de bon. Mark se retourna une nouvelle fois vers le trou de ver. Il restait encore plus de quatre cents personnes à évacuer. — Mark ? appela Simon. Vous êtes prêt ? — Je suppose que oui. Mark prit son fusil de chasse et enclencha le système de vision de nuit. Les véhicules garés en zigzag lui apparurent en bleu électrique sur une toile de fond gris terne. Il voyait les extraterrestres comme en plein jour. Ils étaient d’ailleurs plus nombreux que prévu. Bien plus nombreux. Ils avançaient avec fluidité entre les véhicules humains en prenant bien soin de rester dans l’ombre. Chaque voiture, chaque car, chaque camionnette fut scruté à la recherche du moindre signe de vie. S’ils atteignaient l’entrée de la vallée, tous ceux qui n’auraient pas encore été évacués se retrouveraient dans leur ligne de mire. Ce serait un massacre. Mark pointa son arme sur l’autocar de tête et examina sa carrosserie à la recherche d’une trappe ouverte. Il avait travaillé plus d’une heure à la modification des batteries à supraconducteurs. Le fabricant y avait intégré tellement de systèmes de sécurité, qu’il avait eu le plus grand mal à arriver à ses fins. Mais, au final, il était parvenu à les connecter entre elles pour former un circuit électrique géant. Le flanc d’une batterie se retrouva en plein milieu de son viseur. Mark tira. Le boîtier céda, déchargeant toute son énergie d’un seul coup et déclenchant une réaction en chaîne. Toutes les batteries explosèrent en projetant alentour une pluie d’électrons et de fragments chauffés à blanc. Certains extraterrestres s’envolèrent littéralement, d’autres furent plaqués au sol, leur champ de force mis à rude épreuve par les décharges électriques et les shrapnels. Plusieurs de leurs armes furent touchées et explosèrent à leur tour, ajoutant au carnage. Mark et Liz se mirent à courir dès que la première explosion eut retenti, fonçant vers le fond de la vallée, vers le précieux trou de ver. Les deux cents personnes qui n’étaient pas encore passées avaient baissé la tête, par réflexe, tant la déflagration avait été violente. — Cela devrait les ralentir, hurla Mark. On va s’en sortir, ajouta-t-il tout en courant pour s’éloigner le plus vite possible de leur position précédente. Ils traversèrent la rivière à gué et rejoignirent la foule qui se pressait devant le trou de ver. Lorsqu’il se retourna, il ne vit rien d’autre que le rougeoiement de l’herbe embrasée. — Simon ? Simon, que se passe-t-il ? — Joli travail, Mark, lui répondit celui-ci avec son flegme habituel. Ils se sont arrêtés. Ils vont mettre plusieurs minutes à se regrouper. Vous aurez tout le temps de passer. Mark serra la main de Liz dans la sienne et se mit sur lala pointe des pieds pour voir par-dessus la mêlée. Il ne restait plus qu’une centaine de personnes. Ce qui, en comptant un peu plus d’une seconde par personne, ferait deux minutes d’attente. En se serrant un peu, deux personnes pourraient passer à la fois, réduisant le temps de l’évacuation à une minute. Une minute et demie à tout casser. Une lumière intense se déversa sur la vallée de Turquino. Mark pencha la tête en arrière pour scruter le ciel. Loin, très loin au-dessus de leurs têtes, cinq étoiles brillaient d’une lueur blanc-bleu et grossissaient à vue d’œil, les obligeant à plisser les yeux. Comme il examinait ce phénomène étrange, sa surprise céda bientôt la place à la fureur. — Putain, non ! hurla-t-il vers les étoiles. Ses jambes flageolèrent un instant. Il tomba à genoux et brandit un poing rageur. — Vous ne pouvez pas nous faire ça, bande d’enculés ! Plus qu’une minute ! Une minute, et je ne serai plus là, dit-il comme des larmes coulaient à flot sur ses joues. Fumiers ! Fumiers… — Mark, dit Liz, qui s’était agenouillée près de lui sur le sol humide et l’avait pris dans ses bras pour calmer ses tremblements. Mark, mon amour, lève-toi. On y est presque. — Tu te trompes. Ils ne nous laisseront jamais partir. Jamais. —Ce n’est pas ce que vous croyez, dit soudain Mellanie. — Hein ? fit Mark en levant les yeux au ciel. La jeune femme était là, qui se tenait tout près de lui. Elle aussi avait les yeux rivés sur les cinq étoiles aveuglantes. — C’est nous qui avons fait cela. Nous, et pas eux. — Allez, lève-toi, reprit Liz d’un ton sec. Je n’ai pas le temps de plaisanter. Elle agrippa Mark par les épaules et le souleva. Mellanie lui prêta main-forte. Ensemble, elles le remirent sur pied. Derrière eux, les derniers résidents de Randtown se faufilaient à travers le trou de ver. Au-dessus de lui, les cinq étoiles étaient en train de rapetisser. Un voile de ténèbres se redéployait sur la vallée. Mark tituba vers le trou de ver sans trop y croire, s’attendant à moitié à ce qu’un laser l’atteigne entre les omoplates à n’importe quel moment. — C’est à votre tour, Simon, dit Mellanie. — Je ne peux pas partir. Je suis chez moi, ici. Je ferai mon possible pour contrecarrer les plans de ces monstres. — Simon ! — Partez. Mettez-vous à l’abri. Revenez lorsque vous le pourrez. Mark arriva près du trou de ver. La dernière chose qu’il vit d’Elan fut la MG Métrosport. Et une Mellanie au regard noir tourné vers la vallée étroite et désolée. Puis il passa de l’autre côté. Sauvé, enfin. Grâce à ses sens assistés par des machines, Matin Lumière Montagne observa la déformation quantique provoquée par le retour du vaisseau humain au-dessus d’Anshun. Il prépara ses navires à tirer missiles et faisceaux d’énergie. Les humains approchaient à très grande vitesse. Ils étaient tout proches. Dangereusement proches ! Il n’y eut aucun avertissement. Les événements s’enchaînèrent trop vite pour cela. De l’énergie pure traversa le trou de ver et se répandit de l’autre côté, là où se trouvait le générateur, sur un astéroïde. Comme la machine complexe était détruite, l’ouverture dans l’espace-temps se referma, mais pas avant que le torrent d’énergie libéré par le vaisseau anéanti se fût déversé de l’autre côté. Des milliers de navires positionnés au-dessus de l’astéroïde s’illuminèrent brièvement tandis que leur coque était vaporisée à l’intérieur d’un geyser géant de radiations. Les générateurs de trous de ver implosèrent avec des spasmes gravitoniques. L’astéroïde tout entier trembla, comme deux cent quatre-vingt-sept trous de ver s’effondraient sur eux-mêmes avec force soubresauts. L’énergie contenue dans les générateurs et les brèches dans l’espace-temps fut libérée brutalement, ajoutant au déluge déjà fatal émis par le trou de ver interstellaire. Horrifié, Matin Lumière Montagne regarda l’ouverture massive qui reliait son avant-poste à son monde d’origine fluctuer et trembloter dangereusement. Des centaines et bientôt des milliers de groupements d’Immobiles se mirent immédiatement au travail pour produire les séquences susceptibles de le calmer, de le stabiliser. Lentement mais sûrement, les tressautements quantiques furent domptés puis définitivement stoppés. Le mécanisme du générateur fut réparé et tout rentra bientôt dans l’ordre. Le moment était venu de faire l’inventaire des dégâts subis par l’avant-poste. Un astéroïde, ainsi que toutes les installations qu’il abritait, était définitivement perdu, des milliers de navires détruits ou très sévèrement endommagés. Des amas de matériel éparpillé tourbillonnaient dans le vide, infligeant des dommages non négligeables à ses installations intactes. Plus de trois mille groupements d’Immobiles étaient irradiés et mourants. Près de cent mille Mobiles étaient décédés, ou sur le point de l’être. Tout pourrait être remplacé et reconstruit, mais cela demanderait un effort considérable. Le fait d’avoir perdu un quart de ses trous de ver dans le Commonwealth ralentirait considérablement ses plans d’expansion dans l’Univers humain. Dans son système d’origine, de nombreux groupes d’Immobiles commencèrent à travailler sur la manière de se protéger contre ce genre d’attaque suicide. En attendant, Matin Lumière Montagne aligna ses trous de ver restants de façon à pouvoir encore accéder aux vingt-trois mondes nouvellement colonisés. Après quelque temps, ses navires volèrent de nouveau, transportant sur ses nouvelles planètes ce qui lui restait de matériel. Les humains se contentaient de fuir vers leurs cités protégées, aussi se répandit-il sans rencontrer de résistance. 11 À mesure que le temps passait, la confusion d’Ozzie s’accrut. Il ne parvenait tout simplement pas à comprendre la planète sur laquelle ils se trouvaient. Pour commencer, le climat ne changeait pas. Il faisait toujours le même temps, chaud et lourd ; la brise légère soufflait continuellement dans la même direction. Sur une planète dont la position était artificiellement maintenue, il aurait dû y avoir des vents violents, susceptibles de répartir uniformément la chaleur reçue par la face éclairée par le Soleil, de grands courants d’air et pas cette brise à peine rafraîchissante. Bien sûr, l’île pouvait être située au centre d’une zone équatoriale, où le calme n’était qu’apparent. Les vents étaient peut-être extrêmement violents à quelques encablures à peine au nord et au sud. Grâce à son ordinateur de poche, Ozzie avait élaboré des modèles météorologiques simplifiés qui confirmaient cette théorie. Néanmoins, le programme ne tenait pas compte du fait que la planète orbitait à l’intérieur d’un halo gazeux. Il était d’ailleurs impossible de deviner de quelle manière ce dernier détail influençait l’atmosphère à la surface. L’ordinateur ne disposait pas des algorithmes nécessaires à la résolution d’un problème d’interaction aussi complexe. Et puis, il y avait ce banc de brume à peine visible au-dessus de la ligne d’horizon. Ozzie vérifiait sa position chaque fois qu’ils escaladaient la colline pour ramasser un peu de bois. Mais le nuage ne bougeait jamais. C’était justement de là que semblait venir la brise perpétuelle. Il tenta également de déterminer la distance qui les séparait des îles les plus proches. En usant du dispositif de navigation de son ordinateur, il mesura l’angle de vue depuis les deux côtés de l’île. D’après cette trigonométrie grossière, la plus proche se trouverait à près de soixante-dix kilomètres. D’où il résultait que la planète était incroyablement massive. Le halo de gaz en lui-même constituait une énigme encore plus importante. Et puis, il y avait ces points brillants qui flottaient en son sein. Une analyse spectrographique lui confirma qu’ils étaient constitués d’eau. — Qu’est-ce que ça peut faire ? demanda Orion, comme Ozzie se lançait dans une énième analyse de ses résultats. Nous savons déjà que nous devons atteindre une autre île pour continuer notre route. Ce qu’il y a dans le ciel ne nous concerne pas vraiment. — Au contraire, grogna Ozzie. Je n’arrive pas à comprendre par quel miracle ces sphères d’eau se sont formées. L’hypothèse d’un amalgame de gouttelettes ne tient pas la route - elles sont beaucoup trop grosses. Certaines d’entre elles font dans les cent cinquante kilomètres de diamètre. — Et alors ? Vous avez dit vous-même que le halo était constitué de gaz respirable. Dans ce cas, pourquoi ne contiendrait-il pas de l’eau potable ? —Ce n’est pas le problème, mec. Tu devrais te demander pourquoi cette eau est là. — D’accord. Alors, pourquoi est-elle là ? — Je n’en sais foutrement rien ! — Quelqu’un a mis cette eau là-haut, intervint Tochee. Le halo gazeux étant artificiel, il est évident que ces sphères liquides ont une utilité. — Merci, Tochee, dit Ozzie. C’est justement cela qui m’intéresse, reprit-il en se tournant vers l’adolescent. Mais, pour comprendre, j’ai besoin de certaines informations de base. — Comme quoi, par exemple ? — Eh bien, comme le pourcentage de vapeur d’eau contenue dans le halo ; la pression de ses gaz ; la quantité d’eau qui s’évapore de ces sphères, leur température. Ce genre d’informations. Mais avec cet équipement, ajouta-t-il en agitant la main d’un air ennuyé en direction de ses senseurs, c’est presque impossible. — Pourquoi est-ce important ? persista Orion. — Parce qu’il y a de nombreuses forces à l’œuvre que je ne comprends pas. Si nous en savions plus sur ce halo, nous serions en mesure de nous débrouiller un peu mieux sur cette étrange planète. — Elle est énorme - vous l’avez dit vous-même. Plus grosse encore que Silvergalde. On n’a pas besoin d’en savoir davantage. Ozzie décida de ne pas insister. — Ouais, c’est vrai. Elle a l’air énorme, dit-il en levant les yeux au ciel d’un air mystérieux. Au diable, ce halo. Nous avons des problèmes plus urgents à régler, pas vrai ? — Les préparatifs sont presque terminés, dit Tochee. Encore une cueillette et nous devrions être prêts. — Sans doute, répondit Ozzie en posant un regard méfiant sur leur embarcation. Lorsqu’ils avaient décidé de se mettre au travail, il s’était imaginé construire une sorte de skiff à la coque bien lisse, aux planches parfaitement ajustées et à la voile bien gonflée. Il se voyait déjà maniant le gouvernail, les guidant vers l’île la plus proche. Après tout, la lame harmonique fonctionnait de nouveau, ce qui facilitait énormément le travail du bois. Sauf que l’article d’encyclopédie contenu dans son ordinateur n’était pas aussi complet qu’il l’avait prévu. Finalement, le résultat ressemblait à un radeau, et sa flottabilité s’apparentait à celle d’une brique. Le premier jour, ils avaient coupé un spécimen de chacune des espèces d’arbres qui poussaient sur les collines. Tochee s’était chargé de les traîner jusqu’à la plage. Les troncs furent mis à l’eau. Ceux des palmiers s’étaient rapidement gorgés de liquide avant de disparaître sous la surface. À vrai dire, seule une espèce flottait correctement : des arbres dégingandés aux feuilles longues, touffues et grises. Bien évidemment, c’était la moins représentée sur l’île. Les cinq jours suivants, ils avaient abattu tous les spécimens de la colline. Ozzie et Orion s’étaient relayés à la lame harmonique, taillant les branches des troncs couchés, avant que l’extraterrestre tire ces derniers jusqu’à la plage. Après cela, vint l’étape du tissage des cordes, sujet décrit plus en profondeur par son encyclopédie. Ils utilisèrent des feuilles de palmiers dures et aiguisées. Au bout de quelques minutes de travail, Ozzie et Orion avaient les doigts en sang. Ils furent contraints de ressortir leur kit de couture et de modifier leurs gants plus adaptés au froid qu’au travail de précision. Les tentacules de Tochee non plus n’étaient pas immunisés contre les coupures. Mais au bout du compte, ils parvinrent à fabriquer suffisamment de cordages pour attacher entre eux les morceaux de bois. Sur trois bouquets épais servant de flotteurs, ils fixèrent un pont constitué de troncs perpendiculaires. La voile carrée fut élaborée à partir de grandes feuilles de palmiers. Le résultat ressemblait d’ailleurs davantage à un tapis en osier qu’à une matière textile. Orion trouvait le radeau fantastique. Il avait hâte de partir à l’aventure. Tochee était également satisfait, mais faisait preuve de davantage de retenue. Ne restait donc plus qu’Ozzie pour leur expliquer que le père Noël n’existait pas. Selon lui, ce bateau avait l’air d’avoir été construit par des mômes de huit ans pendant un été un peu trop ennuyeux. Ozzie prit son sac à dos et rejoignit les deux autres. Ensemble, ils s’enfoncèrent dans les terres pour y cueillir des fruits. Il y en avait de toutes sortes, mais tous avaient comme point commun de pousser dans des buissons et sur des palmiers miniatures entre la colline et la côte. Bientôt, son sac commença à se remplir. Orion et Tochee fouillaient la végétation de leur côté. Ils étaient tout excités à l’idée de quitter cette île. Ozzie aurait bien aimé partager leur enthousiasme. Cependant, chaque fois qu’il levait les yeux vers le halo, il se disait que quelque chose, dans cet endroit, n’était pas normal. À quoi bon construire un artefact aussi extraordinaire pour y accueillir quelque chose d’aussi trivial qu’une planète ? Le halo de gaz était manifestement prévu pour des formes de vie aviaires, capables de voler. Les sphères d’eau et les récifs coralliens flottants décrits par Johansson étaient faits pour des créatures libres de toute contrainte physique, pour des êtres qui ne connaissaient pas la gravité. Si la civilisation des Silfens possédait un cœur, il devait se trouver là-haut. « Un Univers entier à la fois si petit et si grand à l’intérieur, qu’on ne peut l’appréhender dans sa totalité, avait dit Johansson. Un havre mystérieux dans un habillage de haute technicité. Quel paradoxe extraordinaire, quelle merveille… » Ozzie essaya de se rappeler ce que l’homme lui avait dit d’autre. Peut-être une information pratique s’était-elle glissée dans son flot de paroles. Mais Johansson n’était pas du genre à rentrer dans les détails. Néanmoins, il était évident qu’il avait retrouvé la route du Commonwealth en partant d’ici. Il mit une quarantaine de minutes à remplir son sac. — Cela devrait suffire, dit-il. — Génial, déclara Orion avec un sourire, en croquant dans un gros fruit violet au goût de framboise. Il laissa le jus épais couler sur son menton, puis l’essuya du revers de la main. Ozzie prit le temps d’examiner le garçon. Orion ne portait qu’un short décoloré découpé dans un vieux pantalon. Il n’était plus aussi maigrichon qu’au début de leur aventure - combien de temps s’était écoulé depuis leur départ ? À force de marcher et de faire des travaux physiques, il avait pris pas mal de muscles. Sa peau pâle était couverte de taches de rousseur, de coups de soleil, d’un bronzage tout relatif et, surtout, de crasse. Un duvet frisé s’était formé sur son menton. Quant à ses cheveux couleur carotte, ils étaient tellement ébouriffés et emmêlés qu’ils commençaient à ressembler à la coupe afro d’Ozzie. En résumé, il était en train de se transformer en authentique sauvageon. Il aurait suffi de lui donner une lance et de l’affubler d’un pagne pour effacer d’un seul coup trois millénaires de civilisation. Tout est de ma faute, se dit Ozzie, dans un accès d’auto-flagellation. J’aurais dû être beaucoup plus ferme dès le départ. J’aurais dû le renvoyer chez lui, à Lyddington, ou le faire entrer dans un internat quelconque. — Quoi ? demanda le jeune garçon en se retournant. Qu’est-ce qu’il y a ? — Quand est-ce que tu t’es lavé pour la dernière fois ? — J’ai nagé un peu ce matin. — Je veux dire, avec du savon. — Il n’y a plus de savon. C’était trop lourd à transporter, alors on est parti de la Citadelle sans en prendre. — Ah ! D’accord. Et le gel dentifrice ? Tu t’en sers ? — Il en reste un seul tube et c’est le vôtre. Mes dents sont nickel. Pourquoi vous me demandez tout ça ? — Il va falloir faire quelque chose avec tes cheveux. Des êtres mystérieux vivent dedans, mec. — Vous ne vous êtes pas vu. Ozzie se frotta la barbe et se rendit subitement compte qu’il ne donnait pas vraiment l’exemple. — D’accord, d’accord ! À partir de demain, on recommence tous les deux à faire notre toilette sérieusement. Qu’est-ce que tu en dis ? — Si vous voulez, répondit Orion, indifférent, en haussant les épaules. Ozzie avait l’impression de se voir en miniature. La même attitude de défi, le même rejet généralisé des contraintes. — Bien. Il y a aussi quelques fichiers, dans l’ordinateur de poche, que j’aimerais regarder avec toi. — Quel genre de fichiers ? — Des trucs relatifs à notre traversée, répondit Ozzie, délibérément vague. Dis-moi, tu sais lire, non ? — Ozzie ! — D’accord, d’accord, mec, c’était juste pour vérifier. On verra cela demain matin, hein ? — Normalement, on doit partir demain matin. — Oui, oui, c’est ce que j’ai dit. Tu sais, on n’aura pas grand-chose d’autre à faire sur le radeau. Orion se gratta la tête, perplexe. Décidément, le nouvel Ozzie était bien étrange. — Vous avez sans doute raison. Ils avaient dressé un campement sur la plage, tout près de leur chantier naval de fortune. Ozzie et Orion dormaient dans la tente, où la luminosité était légèrement moins gênante. Le jour perpétuel ne semblait pas déranger Tochee. L’extraterrestre ne dormait jamais. Il se contentait de se reposer. Lorsqu’ils furent de retour, Orion entreprit de raviver le feu afin de griller les poissons que Tochee avait pêchés. Ozzie alla au bord de l’eau et, avec sa pompe filtrante, remplit les gourdes. L’eau de cette mer n’était pas particulièrement salée, mais il était tout de même exclu de la boire telle quelle. Pendant que l’adolescent terminait de préparer le repas, il commença à préparer leurs bagages. Leur plan était relativement simple. Dès leur réveil, ils mettraient le radeau à l’eau. Ils avaient suffisamment de fruits et de poisson séché pour tenir plusieurs jours et l’eau n’était pas un problème grâce à sa pompe. En secret, Ozzie espérait que toutes ces précautions leur seraient inutiles. Au cas où, comme il s’y attendait un peu, leur voile se montrerait inefficace, ils avaient sculpté des rames grossières. Normalement, l’île la plus proche ne devrait pas être à plus de deux jours de mer. Lorsque vint le matin, il obligea Orion à utiliser un peu de leur gel dentifrice avant de donner l’exemple et d’entreprendre de démêler sa tignasse. Ensuite, il s’occupa de sa barbe - son kit de rasage était le seul luxe auquel il s’était accroché coûte que coûte. La lame de diamant eut facilement raison de ses poils épais, mais l’absence de miroir se fit tout de même cruellement sentir. — Pourquoi est-ce que vous n’utilisez pas l’ordinateur ? lui dit Orion. Le garçon sélectionna quelques icônes et souleva le moniteur à hauteur d’homme. Le visage d’Ozzie, considérablement grossi, apparut à l’écran. — Merci, mec, dit ce dernier en repassant la lame là où des poils étaient encore visibles. Finalement, ce môme n’aurait peut-être pas tant de mal que cela à s’adapter à la civilisation. Après un petit déjeuner rapide, ils finirent de ranger leurs affaires dans leurs sacs à dos, puis entassèrent les vivres dans des paniers en osier. Ils se positionnèrent ensuite derrière le radeau. L’embarcation avait été construite à quelques mètres seulement des eaux calmes en prévision de ce moment. Tochee se mit au milieu et tous les trois poussèrent de toutes leurs forces. Le radeau glissa facilement sur le sable fin. Les choses se corsèrent un peu lorsque l’avant de l’embarcation rencontra les vaguelettes, pourtant modestes. Ozzie ferma les yeux et continua de pousser. Il préférait ne pas regarder. Il n’avait pas du tout pensé à ce qu’ils feraient, si jamais cette chose venait à couler dès sa mise à l’eau. L’avant du radeau s’enfonça de manière inquiétante, puis remonta à la surface avec lenteur. Bientôt, le radeau fut complètement à flot. Ozzie avança dans l’eau jusqu’à la taille et continua de pousser. Tochee le dépassa et disparut sous la surface. Le jour de leur arrivée sur l’île, ses qualités de nageur leur avaient sauté aux yeux. On aurait presque dit que Tochee se sentait davantage dans son élément lorsqu’il était dans l’eau. Ses tentacules polymorphes pouvaient prendre la forme de nageoires très efficaces, qui lui permettaient de se déplacer à une vitesse considérable. Et puis, il était capable de retenir sa respiration pendant très longtemps. Ainsi, ils n’avaient jamais manqué de poisson frais. Orion s’était arrêté. L’eau lui arrivait au-dessus des genoux et il souriait en regardant fièrement leur œuvre. — N’est-il pas magnifique ? demanda-t-il. — Ouais, mec. Magnifique, dit Ozzie, qui s’attendait encore à voir le radeau sombrer. Il était un peu trop enfoncé à son goût et le serait davantage lorsqu’il serait chargé, mais il flottait. À vingt mètres de là, Tochee creva la surface à la manière d’un dauphin, décrivit un arc de cercle parfait et replongea en envoyant de grandes gerbes d’eau dans tous les sens. —Je suppose qu’il nous donne son aval, murmura Ozzie. L’homme ressortit de l’eau et amarra le radeau à un pieu enfoncé dans le sable près de leurs bagages. — Allez, mec. Maintenant, il faut le charger. — Ozzie, dit Orion en ressortant péniblement de l’eau, comment est-ce qu’on va l’appeler ? — Hein ? — Le radeau. Il faut le baptiser. Tous les bateaux ont un nom. Ozzie ouvrit la bouche. Le Désespoir absolu ? Titanic II ? Orion attendait, ses grands yeux naïfs fixés sur lui. Ils avaient passé de longues journées harassantes à construire ce satané radeau. — Je ne sais pas trop, répondit enfin Ozzie. Pourquoi pas l’Éclaireur ? — Ouais ! C’est très bien, ça, Ozzie. J’aime beaucoup. Je baptise ce navire « Éclaireur » ajouta-t-il en s’inclinant vers le radeau. Que Dieu le bénisse. Qu’ il protège plutôt ses passagers. — Bon, maintenant, aide-moi à charger nos affaires dessus. Il souleva deux paniers en osier et s’enfonça dans l’eau. Un quart d’heure plus tard, tout était terminé. Tochee émergea de l’eau. Ses excroissances duveteuses multicolores scintillaient sous le soleil brûlant. Il s’ébroua vigoureusement, en éclaboussant ses deux amis. — Nous sommes prêts ? demanda-t-il par l’intermédiaire de l’ordinateur. — Plus rien ne nous retient ici, répondit Ozzie. L’Éclaireur tangua d’une façon alarmante lorsqu’ils se hissèrent sur son pont branlant et donna même l’impression de devoir se renverser lorsque Tochee prit appui dessus. Ozzie vérifia une nouvelle fois sa flottabilité. Sous la surface nageaient une multitude de petits poissons. Ce qui m’ inquiète, ce sont plutôt les gros. — Très bien. Tout le monde à son poste. Ozzie se mit d’un côté, Orion de l’autre, et Tochee s’installa au centre. Chacun empoigna sa rame et s’activa pour éloigner le radeau de la plage. Au début, ils progressèrent à un rythme proprement pitoyable, jusqu’à ce qu’Ozzie ait l’idée de leur imposer une cadence. Ils apprirent donc à coordonner leurs mouvements et, rapidement, se retrouvèrent à une centaine de mètres de l’île. Là, Ozzie remarqua que la brise était plus puissante que d’habitude. — Stop, dit-il. Essayons de voir ce que donne la voile. Orion et lui tirèrent sur les cordes et hissèrent le grand carré sur le mât haut de quatre mètres - autrefois, le plus grand arbre de l’île. Les cordages craquèrent bruyamment mais tinrent bon. De fait, le vent devenait de plus en plus violent. Orion se retourna vers la plage d’un air nostalgique. — Vous êtes certains qu’on avance ? demanda-t-il. Tochee déplia un tentacule, dont il trempa le bout dans l’eau. — Oui, confirma-t-il. Nous avançons. — Ouais ! s’exclama le garçon avant de se tourner vers l’horizon constellé de petites taches sombres - les autres îles de l’archipel. Alors, laquelle on choisit ? — C’est une bonne question, dit Ozzie. Tochee, je pense que nous devrions nous diriger vers la deuxième en partant de la gauche. À mon avis, c’est la plus proche. — Je m’en occupe, répondit l’extraterrestre en mettant à l’eau la large planche montée sur pivot qui leur servait de gouvernail. Plus ils s’éloignaient de la côte, plus Ozzie sentait le vent dans ses cheveux. Alors, il s’assit, trempa les pieds dans l’eau et regarda l’île disparaître lentement derrière eux. La civilisation était une bénédiction que peu de gens savaient apprécier à sa juste valeur avant qu’elle menace de s’écrouler purement et simplement. Cette longue, très longue journée sur Elan avait montré à Mellanie à quel point la civilisation était fragile. La peur faisait rejaillir des réflexes de survie chez les gens, des réflexes contre lesquels les règles de bienséance ne pouvaient pas grand-chose. Jamais elle n’oublierait ces heures passées près du minuscule trou de ver, dans cette vallée isolée. La façon dont la foule avait paniqué, dont la mêlée s’était formée, cette férocité animale engendrée par le désespoir. Et encore, la situation aurait pu dégénérer davantage sans le concours de Simon Rand, au caractère particulièrement trempé. Aujourd’hui, près d’une semaine plus tard, ces événements lui paraissaient pourtant lointains. Elle se tenait devant la baie vitrée de l’appartement d’Alessandra, au soixante-cinquième étage d’un immeuble de Salamanque. Les villes lui avaient toujours paru plus vivantes la nuit et la capitale de New Iberia ne faisait pas exception à la règle. C’était un monde riche, l’un des premiers de l’espace de phase un à avoir été colonisé. Sa population avoisinait désormais les deux milliards d’âmes. Salamanque à elle seule abritait douze millions d’habitants. Ses lumières scintillaient jusqu’à l’horizon, dans toutes les directions. Dans le centre, là où se trouvait cet immeuble d’acier et de cristal, le prix du mètre carré avait atteint des sommets. En contrebas, les rues formaient une grille parfaitement régulière et symétrique. Toutefois, plus on s’éloignait du centre, plus cette grille devenait anarchique et moins l’air était respirable. En plissant les yeux, on devinait également une toile constituée de rails argentés. Les voies rectilignes traversaient les quartiers et se rejoignaient toutes en un point central. Bien évidemment, elles étaient prioritaires dans les plans de développement urbain. Grâce à elles, les marchandises arrivaient aux quatre coins de la ville et les exportations n’étaient pas un problème. Peut-être son imagination lui jouait-elle des tours, mais elle avait l’impression qu’il y avait moins de trains que d’habitude en circulation. Le Commonwealth tout entier avait été touché par l’invasion. Partout, l’activité avait ralenti ; la situation commençait à peine à se normaliser. Même si rien ne serait jamais plus comme avant. Elle leva les yeux vers le ciel et distingua furtivement le champ de force dressé au-dessus de la cité. C’était étrange de le voir, d’être obligé de contempler une image faussée des étoiles. Toutes les villes importantes en étaient équipées, mais on ne les mettait jamais en route, sauf en cas de tempête ou de tornade particulièrement violentes. Maintenant, ils étaient activés en permanence. Même Darklake avait le sien. — La ville n’a pas changé, pas vrai ? dit Alessandra en arrivant dans son dos. Moi aussi, je m’attendais à moitié à remarquer des bouleversements lors de mon retour. C’est magnifique de constater que certaines choses sont immuables. Comme toi, je suis restée des heures devant cette baie vitrée, à regarder. Il avait fallu attendre plusieurs jours pour que CST autorise de nouveau les trains à circuler entre les planètes. Les millions de réfugiés des mondes assiégés étaient bien entendu prioritaires. Il convenait de trouver un toit à chacun d’entre eux. La gare de Wessex fonctionnait encore au ralenti. CST œuvrait toujours à la réparation des générateurs de trous de ver endommagés lors de la bataille menée par Nigel Sheldon au-dessus d’Anshun. Toute cette zone-ci de l’espace de phase deux était donc difficilement accessible, mais elle demeurait connectée à l’unisphère. Néanmoins, l’express entre Augusta et New Iberia était en service, aussi Alessandra avait-elle pu rentrer chez elle trois jours seulement après le dernier vol héroïque de Desperado. C’était la première fois que Mellanie revenait dans cet appartement. Elle avait finalement quitté l’étrange astéroïde d’Ozzie deux jours auparavant en traversant la dernière le trou de ver réaligné sur Augusta. Depuis, elle avait passé la majeure partie de son temps à rassurer Dudley et à prendre un peu de repos. À présent que ses implants étaient passifs, elle avait un peu perdu de sa confiance en elle. Elle n’était plus trop certaine de la suite à donner à son enquête sur Paula Myo et l’Arpenteur. D’autres informations capitales étaient probablement enfouies dans la mémoire chaotique de Bose. Il lui faudrait encore un peu de temps pour être certaine de ne plus rien avoir à tirer de lui. Pour le moment, il était à l’abri dans un hôtel bon marché d’Oaktier, au bord de la mer. Un endroit modeste et sympathique où elle-même avait passé de nombreux étés lorsqu’elle était gamine. Personne ne penserait à aller le chercher là-bas. Du moins pas pour le moment. Les mains d’Alessandra glissèrent sur ses épaules. — On a entendu pas mal d’histoires étranges sur les réfugiés de Randtown. Certains d’entre eux affirment avoir été à bord d’un vaisseau extraterrestre. — Ils mentent. C’était juste une vieille station-dortoir utilisée par CST au temps de son expansion dans l’espace. Heureusement, son trou de ver fonctionnait toujours. — Intéressant, dit Alessandra en lui massant doucement le cou. C’est le seul aspect de cette invasion que nous ne sommes pas autorisés à traiter et nos concurrents sont dans le même cas. Quelqu’un de très haut placé fait pression sur nos patrons. C’est la première fois que je vois cela. Mellanie se retourna et plongea son regard dans celui, digne d’une statue grecque, de la femme au physique classique d’une perfection absolue. — Non coupable, murmura-t-elle. — Hum…, fit Alessandra en faisant glisser un doigt sur la joue de sa compagne. Tu as changé, Mellanie. — J’étais là-bas, au sol, lorsque les extraterrestres ont débarqué. Cela fait réfléchir, vous savez. — J’en suis sûre, ma chérie. Elle se pencha pour l’embrasser, mais Mellanie la repoussa fermement. — Pas encore, dit-elle. — Vraiment ? dit Alessandra en soulevant à peine un sourcil élégamment épilé. Eh bien, j’espère que tu vas changer rapidement d’humeur, ma petite. Robin Dalsol vient dîner ce soir. C’est l’assistant personnel de Goldreich. J’ai besoin de savoir combien d’argent le gouvernement compte mettre dans sa contre-attaque. Vous devriez bien vous entendre tous les deux. Cela fait à peine dix ans qu’il est sorti de sa dernière cure de rajeunissement. — Baisez-le vous-même ! gronda Mellanie. — Mellanie chérie, je ne fais plus cela depuis longtemps. Je n’en ai plus besoin. Tu es là pour cela. Tout comme une bonne cinquantaine de tes collègues. — Très bien, alors, appelez-en une autre. — Nous avons déjà eu cette conversation auparavant et je commence à m’en lasser sérieusement. — À titre personnel, je me fous complètement du budget de la flotte. De toute façon ce n’est pas un secret. Les chiffres seront révélés dès que le décret aura été voté par le Sénat. — Dieu tout puissant ! Mon amour, là n’est pas la question. Ce que je veux, c’est avoir l’information avant tout le monde. En général, j’y parviens et c’est pour cela que je suis la meilleure. — Et mon histoire ? cria presque Mellanie. Pour moi, c’est la seule chose qui compte. Pour l’amour du ciel, on nous a envahis et j’ai la possibilité d’en découvrir la cause. Rien n’est plus important que cela. Si je suis venue ici, c’est pour que vous me présentiez l’équipe qui m’aidera dans mes recherches et que vous me disiez quand je dois commencer. Pas pour sucer la bite d’un laquais à votre place. Alessandra fronça les sourcils. — De quoi est-ce que tu parles ? — L’Arpenteur ! siffla Mellanie. J’ai l’intention de remonter sa piste. — Ce sont des idioties, dit Alessandra en portant d’une manière théâtrale la main à son front. Tu te trompes. J’ai fait faire des vérifications. La fondation Cox est un organisme sérieux, reconnu et qui se porte à merveille. Il me semble que Bunny a pu parler à une certaine Mme Daltra - elle fait partie du conseil de la fondation. Apparemment, les subventions distribuées sont étroitement surveillées, passées à la loupe tous les dix-huit mois - comme la loi l’exige. Tu n’as qu’à vérifier toi-même. — Quoi ? fit Mellanie, qui n’en croyait pas ses oreilles. — Tu t’es trompée, chérie. Ce n’est pas grave, cela arrive à tout le monde. Nous avons tous commis des erreurs avant d’arriver au sommet. À mon avis, tu devrais arrêter de baiser Dudley Bose. Ce garçon a des problèmes psychologiques sérieux. Cela arrive souvent après une résurrection. Mais il finira par s’en tirer. — Non, dit Mellanie en secouant la tête. Non, c’est faux. Dudley a juste… Elle se tut, comme l’onde de choc l’atteignait enfin. Les poils de ses avant-bras se dressèrent. Elle regarda Alessandra d’un air incrédule et eut envie de partir en courant. — Je ne comprends pas, reprit-elle. — Tu as fait une erreur, dit Alessandra avec un sourire dénué d’humour. Une de plus. Personnellement, je ne suis pas du genre à laisser aux gens une chance de se racheter - je laisse ces conneries à la justice. Honnêtement, si je te garde avec nous, c’est uniquement à cause du boulot que tu as accompli sur Randtown. C’était très prometteur. Mais il faut regarder la vérité en face, chérie : tu n’es pas une enquêtrice. Merde, tu étais même trop bête pour être prise à l’université. Tout le monde fait des études et obtient un diplôme de nos jours. Alors, continue de capitaliser sur ton beau petit cul et de baiser les hommes que je te dirai de baiser. C’est clair ? Mellanie baissa la tête et émit une sorte de sanglot. — Oui. — Gentille fille, dit Alessandra en lui prenant la tête à deux mains et en l’embrassant sur le front, comme pour la bénir. Bon, si tu allais t’habiller un peu pour accueillir notre ami Robin ? Tu sais, il tient absolument à te rencontrer. Je crois que ton reportage en direct de Randtown l’a grandement impressionné. Tu es une célébrité, maintenant, mon amour. — D’accord, fit Mellanie en quittant le salon et en refermant précautionneusement la porte derrière elle. L’entrée principale est-elle spécialement surveillée ? demanda-t-elle à l’IA. — Non. Le système de sécurité et l’alarme sont parfaitement standard. — Parfait. Elle se précipita vers la double porte, qui s’ouvrit pour elle. Elle examina le vestibule tout dallé de marbre. Trois portes donnaient sur des appartements identiques à celui d’Alessandra. Il y avait également deux ascenseurs et une cage d’escalier. Son assistant virtuel se connecta à l’ordinateur de l’immeuble et lui confirma que les deux ascenseurs étaient en train de monter. Elle avait trop peur qu’Alessandra la piège dans l’un d’entre eux, alors elle choisit de descendre à pied. — Qu’un ascenseur m’attende au soixante-deuxième étage, dit-elle à l’IA. Il l’attendait effectivement lorsqu’elle déboula de la cage d’escalier. Elle sauta à l’intérieur et les portes se refermèrent. — Rez-de-chaussée. Il y aura des gens en bas. J’y serai probablement en sécurité. — Que se passe-t-il, Mellanie ? demanda l’IA. Elle appuya la tête contre la paroi en métal froid de la cabine et attendit que son rythme cardiaque se calme un peu. — Je ne lui avais pas dit le nom de la fondation. — Elle a très bien pu le découvrir toute seule. — Vérifie pour moi, tu veux bien ? — Les registres publics ont été modifiés la semaine dernière. — Putain ! fit Mellanie en levant la tête, comme si elle s’attendait à voir Alessandra lui fondre dessus en transperçant le plafond comme un maniaque dans une simulation de seconde zone. — Maintenant, on peut y lire que la fondation Cox n’a jamais cessé ses activités et qu’elle fait des donations régulières à divers départements scientifiques, dit l’IA. — Mais ce sont des falsifications, tu le sais bien ! — Nous le savons. Toutefois, les registres semblent parfaitement normaux. — Comment ont-ils fait cela ? — Il n’est pas impossible de modifier des données publiques - en particulier dans le secteur des finances. Mais c’est très difficile. — Elle les a avertis, dit Mellanie à haute voix. Alessandra leur a dit que j’étais sur le coup. Que j’étais sur le point de démasquer l’Arpenteur. Elle leur a dit, ce n’est pas possible autrement. C’est elle. Oh, mon Dieu ! Ses jambes se mirent à trembler comme lorsqu’elle s’était retrouvée face à ce soldat extraterrestre au milieu de Randtown. — C’est une accusation très sérieuse. — Tu me testes ou quoi ? Si Alessandra avait réellement vérifié mes informations, elle aurait confirmé tout ce que je lui ai dit. L’Arpenteur n’aurait jamais eu le temps de falsifier ces données et de planquer son gros cul d’extraterrestre. Une fraude aussi élaborée demande beaucoup de temps. Quelqu’un l’a forcément prévenu dès le départ. Ainsi, il a pu prendre ses précautions et se préparer à mon retour éventuel. Une seule personne était au courant de ma découverte : Alessandra. C’est elle ! Elle travaille pour lui. Alessandra fait partie de ces personnes contre lesquelles Johansson ne cesse de nous mettre en garde. Comme la présidente, d’ailleurs. — Nous n’en sommes pas persuadés. Néanmoins, étant donné le déroulement des événements, c’est fortement probable. Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent. Mellanie examina le hall d’entrée avec circonspection. Apparemment, personne n’était là à l’attendre. Elle se précipita vers la porte principale. Des taxis étaient alignés à l’extérieur. — Il faut que je retrouve Dudley, dit-elle. — C’est une excellente idée. Et après ? — Après, je vais révéler à Paula Myo tout ce que j’ai découvert. Tu sais où elle se trouve ? — Oui. Kazimir se tenait à l’extrémité du quai 34 de la station planétaire de Rio. Une foule nombreuse attendait le prochain train. Durant la crise de l’invasion, les convois avaient continué de circuler à un rythme soutenu entre les différentes stations terriennes, même si le trafic avait été brièvement interrompu lorsque Nigel Sheldon avait détourné à ses propres fins l’énergie lunaire vers Wessex. Mais la perturbation n’avait duré que quelques heures, soit bien moins longtemps que sur les autres lignes du Commonwealth. Kazimir avait été rassuré par la manière dont les infrastructures de la planète mère s’étaient comportées durant ces événements. En revanche, l’attitude de la population l’avait révolté. Les habitants de Santa Monica semblaient plus affectés par la coupure momentanée d’électricité que par l’invasion, par des monstres extraterrestres, de vingt-trois mondes humains. Contrairement à ce qui se passait sur d’autres planètes, ici, le maire n’avait réquisitionné aucun bâtiment public pour loger les nombreux réfugiés. Les Terriens semblaient considérer cette invasion comme une information ordinaire, un événement anodin qui ne les touchait pas réellement. Kazimir ne savait pas trop s’il devait mettre ce comportement sur le compte de leur ignorance ou sur celui de leur arrogance. En tout cas, c’était l’illustration parfaite de la différence qui pouvait exister entre leur esprit et le sien. Ces quelques derniers jours, il avait assisté à un début de prise de conscience. Kazimir avait passé pas mal de temps sur le front de mer à regarder les informations dans les bars, ou dans sa chambre à attendre que la situation se soit suffisamment calmée pour lui permettre de reprendre sa mission. Les médias locaux commençaient à parler d’une éventuelle deuxième vague d’invasions et du fait qu’un jour la Terre elle-même se retrouverait sur la ligne de front. Jusque-là, les extraterrestres n’avaient pas montré le bout de leur nez ailleurs que dans les environs des vingt-trois planètes. À présent que l’évacuation de ces dernières était terminée, les nouvelles fraîches sur l’inexorable progression des Primiens étaient rares. La flotte maintenait des troupes dans les zones de combats - des drones, mais aussi des soldats professionnels truffés d’implants -, chargés de harceler les envahisseurs et de saboter leurs installations. Ceci dit, tout le monde savait que leur action était symbolique. La présence des Primiens augmentait à un rythme inquiétant à mesure que de nouveaux trous de ver étaient ouverts sur la surface des planètes. On s’attendait à tout moment que l’amiral Kime ordonne une retraite générale et que les trous de ver humains soient fermés définitivement. Les analystes invités dans les émissions d’information prévoyaient que les capitales ne tarderaient pas à être rasées par des bombes à fusion. Les vaisseaux éclaireurs étaient revenus de mission et patrouillaient régulièrement à proximité des mondes tombés entre les mains de l’ennemi afin de pallier les insuffisances du réseau de détecteurs. Jusque-là, les Primiens n’avaient pas ouvert de nouveaux trous de ver pour remplacer ceux détruits par Desperado. On trouvait d’ailleurs des experts techniques et des tacticiens pour conseiller d’utiliser les vaisseaux restants de la même manière, après les avoir vidés de leur équipage. Les autorités compétentes s’étaient refusées à faire le moindre commentaire. Les commentateurs pensaient que les mondes envahis pouvaient être rayés de la carte du Commonwealth - leur biosphère était tellement atteinte… À quoi bon sacrifier nos derniers vaisseaux pour des planètes définitivement perdues ? Non, mieux valait les garder en cas de nouvelle attaque. Quel que soit le discours officiel, le succès relatif de Desperado faisait déjà partie de la légende et son équipage était porté aux nues par les journalistes et autres animateurs de programmes à succès. Il bénéficiait d’ailleurs d’un traitement de faveur, car le reste de la flotte et la présidente Doi étaient sévèrement critiqués, voire ridiculisés. Kazimir trouvait étrange que l’épisode de la bataille du trou de ver au-dessus de Wessex ne fût pas mentionné plus souvent. Stratégiquement parlant, il était infiniment plus intéressant qu’une simple attaque suicide. Dans la semaine qui avait suivi l’invasion, la cote de popularité de CST avait considérablement baissé. Tout le monde semblait considérer que, malgré la singularité de la situation, la société de Nigel Sheldon n’avait aucune raison d’être moins efficace que d’habitude. L’acheminement des réfugiés, la réparation de la station de Narrabri - tout cela était normal. Des lumières ambrées clignotèrent au-dessus du quai 34, et le train composé de vingt wagons à étage tractés par une locomotrice magnétique Bennor AC767 fit son apparition. Cinq minutes à peine s’étaient écoulées depuis le dernier départ, mais plus de trois cents personnes attendaient déjà sur le quai. Les portes s’ouvrirent, déversant une marée d’usagers. Kazimir resta à l’écart, alors que tout le monde tentait avec impatience d’entrer avant son voisin. Discrètement, il essaya d’identifier les quelques personnes qui, comme lui, paraissaient moins pressées que les autres. Ses programmes d’interprétation visuelle vérifiaient tout ce qu’il voyait, identifiaient les suspects possibles, faisaient des calculs de probabilités. Aujourd’hui, cependant, il n’avait rien à craindre. C’était un procédé fatiguant, mais il s’était montré extrêmement prudent depuis qu’il avait quitté le vieil observatoire situé dans les Andes. Par huit fois, il avait été contraint de changer de mode de transport. Il avait commencé par louer un 4x4 pour aller dans les montagnes, avait pris plusieurs taxis, divers trains locaux, l’autocar et l’avion pour retourner à Rio. Chaque fois, il avait appliqué la procédure à la lettre, surtout lorsqu’elle lui paraissait inutile et stupide, car il savait ce que Stig penserait de lui s’il commettait la moindre erreur. Ce boulot de messager était vital, comme n’avait eu de cesse de le lui rappeler Elvin. Les données martiennes étaient essentielles à la pérennité de leur mouvement de résistance. D’ailleurs, Stig se serait chargé personnellement de ce travail si son reprofilage avait été achevé. Kazimir était donc déterminé à mener cette mission à son terme sans le moindre problème. Ainsi, il prouverait à tout le monde qu’il était digne de confiance et apte à servir les Gardiens. Il monta dans le train juste avant la fermeture des portes et regarda si quelqu’un l’avait suivi. La procédure, encore une fois. Sauf que, cette fois-ci, il n’était plus très sûr de lui. Un sentiment étrange, comme une démangeaison dans son subconscient, quelque chose le mettait mal à l’aise. Pourtant, il n’avait rien remarqué de suspect. Ou alors était-il tombé dans un piège. S’il avait été pris en filature, au moins deux des gars seraient restés sur le quai. L’air de rien, il se retourna vers la fenêtre et examina la foule. Mais il n’y avait que de nouveaux arrivants fatigués, résignés et écœurés d’avoir manqué le train d’un rien. Il envoya son message à une adresse temporaire. Dans les bureaux de Lemule Max Transit, l’on comprendrait qu’il avait entamé la dernière partie de son périple. Ainsi, ils pourraient scanner le train à la recherche de toute activité électronique suspecte. S’il avait un agent sur le dos, on le lui ferait savoir à L.A. Galactic. Comme à Stig, lorsqu’ il était revenu d’Oaktier. Satisfait d’avoir accompli tout ce qu’il avait à faire, il traversa plusieurs wagons et trouva une place libre, tout près d’une sortie. Le train s’arrêterait d’abord à Mexico, puis ce serait L.A. Galactic. Elvin avait énormément insisté sur l’importance de ces données, sur le fait qu’il n’avait pas droit à l’erreur. Évidemment, l’invasion avait ajouté à l’urgence de la situation. Il se dit que la pression qu’on lui avait mise sur les épaules l’avait peut-être rendu un peu paranoïaque. Comme le train s’éloignait lentement de la station, il se demanda à quoi ressemblerait Stig après son remodelage. Le reprofilage cellulaire devait être presque terminé à présent, et son mentor serait bientôt prêt à reprendre du service. Stig avait du mal à rester chez lui sans rien faire. Justine était assise dans le fond du bureau de la sécurité de L.A. Galactic, d’où elle assistait tranquillement à l’encerclement de l’homme du train par les services secrets de la flotte. L’opération avait débuté dès l’arrivée de Kazimir à Santa Monica. Justine l’avait d’ailleurs suivie de très près, y compris pendant les pires heures de l’invasion. Les jours se suivaient et se ressemblaient. Kazimir tuait le temps, se comportant comme un touriste de base. Il attendait. C’était étrange de l’observer en direct grâce aux caméras de surveillance, sans pouvoir ni lui parler ni le toucher. Elle avait l’impression de jouer le rôle d’un obscur ange gardien, qui garderait constamment un œil sur son bien-aimé pour l’empêcher de faire des bêtises. Il était si jeune et si naïf. Bien sûr, elle se sentait coupable et s’en voulait énormément. Mais elle se rassurait en se répétant que, plus tard, il comprendrait. Lorsqu’il se rendrait compte de son erreur, de la manière dont des gens sans scrupule l’avaient utilisé, ils pourraient repartir tous les deux de zéro. Cependant, Justine n’avait pas encore pensé à la vie qu’ils mèneraient après cette crise. Finalement, peut-être était-elle aussi naïve que lui. La veille, le commandant Alic Hogan l’avait appelée directement. Kazimir avait reçu ses instructions à une adresse électronique temporaire et pris l’express pour Rio. Ce qui avait suivi alors était particulièrement étrange. Kazimir avait visité un ancien observatoire dans les Andes, puis fait demi-tour presque aussitôt. L’observatoire était tellement isolé que l’équipe n’avait pas été en mesure de s’en approcher suffisamment pour voir ce qu’il y avait fait. Déjà qu’elle avait eu beaucoup de mal à le suivre sur les pistes défoncées… Quelques recherches sur la cybersphère avaient appris à ses membres que l’observatoire était utilisé par un consortium d’universités et financé par des sources diverses, privées ou gouvernementales. Il était cerné par une équipe des services secrets, qui attendait l’ordre d’y pénétrer. Mais il faudrait d’abord attendre que Kazimir ait livré sa marchandise, quelle que fût la nature de cette dernière. L’échelle de l’opération ainsi que son importance stratégique justifiaient la présence de Justine à L.A. Galactic. Évidemment, elle était venue accompagnée de deux gardes du corps de la sécurité du Sénat. Le commandant Alic Hogan dirigeait les opérations lui-même. Le pauvre faisait de son mieux, compte tenu de la pression qu’elle faisait peser sur ses épaules. — Le train a quitté Rio, annonça-t-il. Cela ne devrait plus être très long. — Bien. — Il a appelé une adresse temporaire juste après le départ. Le Gardien qui opérait sur Oaktier a agi de la même manière. Je pense qu’il s’agit d’une procédure standard. —Vous croyez que Kazimir McFoster va descendre ici ? — C’est probable, en effet. Néanmoins, j’ai mis assez de personnel sur l’affaire pour le suivre jusqu’au bout, quelle que soit sa destination. Ne vous en faites pas, celui-ci ne nous échappera pas. — Je suis heureuse de l’entendre. Elle hocha légèrement la tête pour lui faire comprendre qu’elle n’avait plus besoin de lui pour le moment. Hogan rejoignit ses collaborateurs avec un sourire forcé aux lèvres. Tout le monde était penché sur sa console à communiquer avec des agents dispersés sur le terrain. Cette fois-ci, rien ne serait laissé au hasard, car Paula Myo n’était plus là. Plus de cent agents étaient à L.A. Galactic ou dans les environs, prêts à traquer Kazimir jusqu’à l’endroit où se ferait l’échange. Le déploiement s’était fait progressivement sur deux jours, afin d’éviter tout risque d’observation virtuelle. Tarlo était persuadé que les Gardiens avaient infiltré au moins une partie du réseau de L.A. Galactic. En conséquence de quoi ils avaient décidé d’utiliser un système élaboré spécialement pour la mission et disposant de programmes de protection extrêmement performants et discrets. Si les Gardiens avaient quand même les capacités techniques de détecter leurs communications, alors, ils auraient bientôt les moyens de mettre la main sur le Commonwealth tout entier. Justine utilisa son interface pour se connecter au réseau interne de CST et regarda sur le moniteur de sa console comme l’express traversait le portail reliant Rio à Mexico. Kazimir descendit du train au terminal Carralvo de L.A. Galactic vers midi. La lumière du Soleil s’y déversait par de grandes verrières en forme de croissant et faisait briller les poutrelles métalliques de la toiture. Il traversa le quai et s’engagea sur la rampe incurvée en sentant le sol trembler sous ses bottes de façon familière au passage de chaque train. Le trafic était redevenu presque aussi intense qu’avant l’invasion, bien qu’il y eût visiblement moins d’usagers dans l’espace de la caverne artificielle. Une fois arrivé au pied de la rampe, il regarda autour de lui comme s’il n’était pas très sûr de savoir où aller. Personne ne fit attention à lui. Ses collègues Gardiens étaient demeurés silencieux et invisibles. Il n’avait donc pas à s’en faire. Je dois être devenu parano. Kazimir se dirigea vers la sortie numéro huit, où étaient alignés les taxis. Dans un petit quart d’heure, il ferait une entrée triomphale dans les locaux de Lemule Max Transit et remettrait à qui de droit le cristal-mémoire contenant les précieuses données martiennes. Il faillit tapoter la poche secrète de sa ceinture où se trouvait le petit disque, mais cela eût été digne d’un amateur. Un sourire confiant se dessina sur ses lèvres tandis qu’il se faufilait parmi les milliers de passagers en transit dans cette station gigantesque. Grâce à lui et au travail qu’il avait effectué pour les Gardiens, Far Away se rapprocherait un peu plus de la victoire finale. Lorsqu’il en aurait terminé avec cette mission, il trouverait le temps de rendre une nouvelle visite à Justine. Son passage impromptu à Tulip Mansion était la seule entorse au règlement qu’il avait commise depuis son arrivée sur Terre. Mais il s’en moquait ; Bruce l’aurait compris, lui. Justine faisait partie de sa vie. Sans elle, il n’était rien. Il aurait pris des risques inouïs pour la revoir. Quand il l’avait aperçue, cette fameuse nuit, c’était comme s’il ne l’avait jamais quittée. Dire qu’elle ressentait la même chose que lui… C’était un émerveillement absolu. Oui, elle l’aimait comme il l’aimait. Il n’en était que plus déterminé à débarrasser l’univers de cet Arpenteur. Il voulait une galaxie pure, où rien ne pourrait plus les empêcher de s’aimer. Comme la vie serait fabuleuse. Leur avenir commun serait marqué par le bonheur ou ne serait pas. Il n’était plus qu’à deux cents mètres de la sortie numéro huit et de son taxi lorsqu’il vit l’homme au pied de la passerelle menant au quai six. Il y avait quelque chose de louche en lui. Des cheveux tondus de frais, grand, jeune - à peu près son âge -, une simple veste bleue sur une chemise couleur crème. Sa façon de se tenir, de regarder le moniteur déroulé de l’ordinateur qu’il tenait dans ses mains. D’où il se trouvait, le dos appuyé nonchalamment contre la balustrade de la passerelle, il pouvait voir le hall dans son ensemble. Il lui suffisait pour cela de lever les yeux de son écran. Il avait tout du civil ordinaire. Mais son profil fit ralentir Kazimir - un profil qui lui disait quelque chose. De vieux souvenirs se bousculèrent à la limite de sa conscience. Il s’arrêta net. Des larmes lui troublaient la vue. — Non, articula-t-il en silence. Il voulait continuer d ’avancer, mais ses genoux menaçaient de céder. L’homme leva les yeux et son regard se posa directement sur lui. —Bruce, prononça Kazimir dans un souffle. C’est toi ? Il fit un pas vers lui sans plus faire attention aux autres usagers. C’était lui, vraiment lui. Bruce McFoster se tenait là, dans le hall de L.A. Galactic, comme si c’était la chose la plus normale de l’Univers. Bruce McFoster, qui était mort au combat sous ses yeux. Chaque jour que Dieu faisait, Kazimir voyait le cheval de guerre massif s’effondrer sur le corps sans défense de Bruce. Bruce McFoster. Vivant. — Bruce ! dit-il en faisant deux pas de plus. Oh, mon Dieu. Bruce, c’est moi, Kaz. Bruce le regardait toujours. Il replia son ordinateur et le rangea calmement dans sa poche, sans se presser. Kazimir se mit à courir. — Bruce ! cria-t-il en écartant les bras et en s’ouvrant un passage dans la foule étonnée. Bruce McFoster leva le bras droit. Il avait quelque chose dans la main. Soudain, une lumière. Kazimir ne ressentit aucune douleur. Il ne ressentit rien du tout. Il y eut juste une seconde de ténèbres. Il rouvrit les yeux et vit le plafond de béton blanc du terminal, loin, très loin au-dessus de sa tête. Son corps ne bougeait plus. Le silence avait commencé à l’envelopper. — Bruce ? Des visages, nombreux, apparurent dans son champ de vision, mais il était incapable de les identifier. La luminosité diminuait rapidement. Kazimir essaya de sourire. Il se rendit finalement compte qu’il était en train de mourir. Mais cela ne l’affecta pas. Au moins Justine avait-elle fait partie de sa courte vie. Des doigts fantomatiques se tendirent pour effleurer l’icône de la jeune femme. — Justine, je suis désolé. Elle était là qui lui souriait. Elle lui avait pardonné. Alors, les lumières s’éteignirent. Justine cria lorsque les caméras se braquèrent sur l’homme que Kazimir regardait d’un air absolument incrédule. Le meurtrier de son frère se tenait au beau milieu de L.A. Galactic. Elle le vit lever lentement le bras et appuyer sur la détente de son arme. Le faisceau ionique déchira la poitrine de Kazimir en faisant gicler du sang et des morceaux de chair calcinée dans tous les sens, et le projeta cinq bons mètres en arrière. Le cri de Justine mourut dans sa gorge. Son corps se fit soudain tout mou et elle faillit tomber de son fauteuil. Dans la salle de contrôle, tout le monde se mit à parler fort en même temps. Un Alic Hogan au bord de la crise de nerfs hurlait à ses agents de donner la chasse à l’homme mystérieux. Il agitait ses poings serrés au-dessus de son moniteur, prêt à en découdre avec des images. Sur tous les écrans, le film parut se dérouler en accéléré. Il y eut des coups de feu. Un chœur de hurlements de peur et de panique se déversa par les modestes haut-parleurs. Justine respira de nouveau, mais son souffle lui brûla douloureusement la poitrine et la gorge. Une caméra était restée braquée sur le corps sans vie et mutilé de Kazimir. — Je veux descendre, murmura-t-elle douloureusement. — Sénatrice ? demanda un garde du corps. — Nous allons en bas. — Oui, madame la sénatrice. Son assistant virtuel l’informa de l’arrivée d’un message envoyé par une adresse électronique temporaire. Le mot était signé Kazimir McFoster. — Personne ne doit le toucher ! cria-t-elle en se relevant. Le personnel de la salle de contrôle se tourna vers elle d’un bloc, surpris. — Ne laissez personne l’approcher, leur ordonna-t-elle. Et ne le touchez surtout pas. Comme elle quittait la pièce, elle demanda à son assistant d’ouvrir le message. Il contenait le code d’une adresse électronique et deux lignes de texte. « Ma chère Justine, tu es la seule personne que j’aie jamais aimée. Je te remercie d’exister. Kazimir. » Le garde du corps dut la soutenir lorsqu’elle se mit à pleurer. La sécurité de la station lui ouvrit un passage dans la foule rassemblée au milieu du hall. Les curieux avaient été maintenus à l’écart par un cordon de sécurité, aussi parcourut-elle les derniers mètres dans la solitude la plus totale. Sa souffrance s’accrut à mesure que les dégâts subis par le corps de Kazimir lui étaient révélés. Mais elle se força à avancer. C’était pour elle une manière de se punir, car elle savait qu’elle l’avait mérité. C’était comme elle se l’était imaginé. La flaque de sang sur le marbre blanc. L’odeur. Son visage intact, figé, arborant l’expression de quelqu’un dont la dernière prière aurait été exaucée. Justine s’agenouilla près de lui. De toute façon, ses genoux ne pouvaient plus supporter le poids de son corps. Sa jupe hors de prix s’imprégna immédiatement du sang refroidi de son bien-aimé. Elle tendit le bras pour lui toucher la joue. Elle avait peur. Des corps sans vie, elle en avait vu-à commencer par celui de son frère. Mais Kazimir était un Gardien. Il n’avait pas d’implant-mémoire. Il était mort pour de bon. Sous les yeux de Justine, il avait cessé de vivre à jamais. Elle qui croyait que ces événements barbares appartenaient au passé peu glorieux de l’humanité. Plus tard, elle connaîtrait la colère. La fureur. Et le remords. Amer, amer. Mais, pour le moment, elle était comme anesthésiée. Elle ne comprenait pas comment une pareille chose avait pu se produire. Alors qu’elle jouissait d’une autorité et d’un pouvoir énormes. Elle les avait pourtant menacés à mots couverts. Rien, RIEN ne devait lui arriver. Tout cela pour finir ainsi, pour voir son jeune et bel amour mort, sans vie. Pour toujours. Elle entendit des talons cliqueter sur le dallage. Quelqu’un se rapprochait d’elle d’un pas décidé. Oh, elle savait de qui il s’agissait. Elle sourit tristement à son amour pour la dernière fois, se releva et pivota sur ses talons. — Sénatrice, dit Paula Myo. Toutes mes condoléances. Le sourire de Justine mourut et elle baissa les yeux vers sa jupe tachée de sang. —Je leur avais pourtant bien dit. Je croyais m’être bien fait comprendre. Il ne devait arriver aucun mal à Kazimir. — La flotte n’est pour rien dans cette tragédie. — Vous savez, j’ai toujours cru que j’avais raison, qu’il n’était qu’un jeune provincial un peu naïf, à l’esprit parasité par des idées stupides. Il ne pouvait en être autrement. J’ai presque quatre cents ans, je vis dans des manoirs et des appartements luxueux, j’ai assez d’argent pour acheter son monde d’origine. Je me devais de le protéger, d’éloigner ceux qui se servaient de lui. — Vous avez fait votre possible. — Alors, pourquoi est-il mort, madame l’inspecteur principal ? — Je crois qu’il y a une taupe au sein de la flotte. Sans doute même plusieurs. — Il existe, n’est-ce pas ? demanda-t-elle avec une sorte de détachement ironique. Kazimir avait raison depuis le début. — Oui, sénatrice. L’Arpenteur existe. Le vent et le courant agirent de concert, poussant l’Éclaireur à un rythme soutenu, régulier. Dans d’autres circonstances, Ozzie en eût été hautement satisfait. Mais pas aujourd’hui. — Il n’y a toujours rien devant ? demanda Orion d’un ton geignard, irritant. Ozzie éteignit le zoom de ses implants rétiniens. Cela faisait un moment déjà qu’il scrutait l’horizon lointain. Trop lointain. — Non, répondit-il, sur la défensive. La dernière île, située à près de trente kilomètres à tribord, était encore visible sur les eaux tranquilles, d’un gris bleuté. Quatre cibles manquées successivement… Dès qu’ils s’étaient éloignés de leur île, le courant était devenu extrêmement violent, les empêchant quasiment de choisir leur cap, forçant Tochee à se coucher littéralement sur le gouvernail pour infléchir leur direction de quelques degrés à peine. Ils avaient raté la première terre de plus de quinze kilomètres. Les bras ballants, incrédules, ils l’avaient vue s’enfoncer petit à petit dans l’eau calme - du moins en apparence. Elle était plus grande que celle qu’ils venaient de quitter, avec de grandes criques et des forêts étendues. Ozzie n’y avait vu aucun signe de présence humaine ou autre, même avec son zoom réglé au maximum. Mais elle paraissait prometteuse. Une fois remis de ce choc, ils avaient jeté leur dévolu sur une autre île, à quarante-cinq kilomètres de là. Cette fois-là, ils avaient remonté le gouvernail et ramé de toutes leurs forces jusqu’à se croire presque arrivés. Avant que le courant les rejette vers le large. Aucun des deux humains n’avait ouvert la bouche, mais tous les deux savaient que Tochee aurait pu nager jusqu’à la plage sans aucune difficulté. Leur compagnon avait tout simplement choisi de rester avec eux. Le nombre de leurs destinations potentielles s’était progressivement réduit, et le courant renforcé. Ce qui ressemblait à leur dernière chance de succès était en train de disparaître rapidement derrière la ligne d’horizon. Ozzie s’assit contre le mât et tenta de dissimuler autant que possible sa déception. Leur toile végétale rigide était gonflée par un vent de plus en plus violent. À dire vrai, ils n’avaient plus vraiment de raisons de ne pas la replier. Le courant était aussi fort que sur une rivière de montagne. Ce qui était d’ailleurs assez étrange en soi. Les mers ne sont pas censées s’écouler de cette manière. Il ne connaissait aucun mécanisme hydrologique susceptible de produire un tel effet. Mais ce n’était qu’une aberration de plus. Une aberration qui pourrait très bien leur coûter la vie. — Avec un peu de chance, je pourrais nous tracter jusqu’à l’île précédente, dit Tochee. Ozzie regarda le gros extraterrestre d’un air sceptique. — Tu t’épuiserais et cela ne servirait à rien. Nous en reparlerons quand nous serons absolument désespérés. — Pourquoi, on ne l’est pas encore ? marmonna Orion. — Tant qu’on continuera d’avancer, tout ira bien, rétorqua fermement Ozzie. Il y a forcément d’autres îles derrière l’horizon. Peut-être même un continent. Mais si on s’arrête, on risque d’avoir des problèmes. Orion, qui n’avait pas l’air convaincu, n’insista pas. Tochee agrippa le gouvernail et maintint le cap. D’après les calculs d’Ozzie, ils avaient mangé le tiers de leurs réserves d’aliments frais. S’ils se restreignaient un peu, ils pourraient faire durer les fruits encore quatre ou cinq jours. Techniquement parlant, la nourriture n’était pas un problème. Tochee était parfaitement capable d’attraper suffisamment de poissons pour eux trois et la pompe à filtre continuerait de leur fournir de l’eau potable. Ainsi, ils pourraient très bien traverser un océan entier. Sauf qu’il ne se faisait aucune illusion sur la solidité de leur radeau. Les cordes étaient déjà gorgées d’eau et commençaient à s’effilocher là où elles frottaient les unes contre les autres. Quand elles se mettraient à céder une à une, ils n’auraient plus que quelques heures devant eux. Évidemment, leur embarcation de fortune ne comportait pas de gilets de sauvetage. Peut-être, en cas d’extrême urgence, les parois gonflables de la tente leur seraient-elles utiles. Orion réveilla Ozzie en le secouant par l’épaule. — Ozzie, j’entends quelque chose, dit le garçon à voix basse, comme s’il avait peur. — D’accord, d’accord, fit Ozzie en chaussant ses lunettes de soleil et en examinant le paysage de ses yeux fatigués. Il n’avait pas vraiment l’intention de s’endormir. Derrière la poupe du radeau, l’eau bouillonnait littéralement. — Mais, ma parole, nous formons un véritable sillage. À quelle allure allons-nous ? — Aucune idée, répondit Orion, fasciné. Ozzie se hissa sur ses pieds, soudain conscient de la force du vent. La voile était gonflée à l’extrême et mettait le mât à rude épreuve. — Il faut la replier. Ils défirent les cordes et abaissèrent le carré gris-brun, qui battait avec enthousiasme dans le vent. — Faut-il s’inquiéter ? demanda Tochee. — Orion a cru entendre quelque chose, répondit Ozzie. — Les vibrations de l’air représentent-elles un danger ? — Eh bien, cela dépend de ce qui les provoque. Malgré le temps écoulé depuis le début de leur périple, malgré les journées entières passées à étendre leur vocabulaire, Tochee avait toujours du mal à appréhender la notion de bruit. — Vous entendez ? demanda Orion. Ozzie s’immobilisa. Oui, il y avait bien un bruit, à peine perceptible par-dessus le clapotis incessant des vagues contre la structure de l’Éclaireur. Une sorte de grondement lointain, comme l’écho d’un coup de tonnerre. Lorsqu’il se tourna vers l’avant de l’embarcation, Ozzie remarqua que l’horizon était devenu flou, indistinct. Un fin voile de brume flottait sur l’eau. Il zooma avec ses implants rétiniens mais ne vit rien. Le son, lui, en revanche, devenait de plus en plus fort. — Je crois que nous devrions nous attacher, dit-il. Juste au cas où. — Qu’est-ce que c’est ? insista Orion. S’il vous plaît ! — J’en sais rien, mec. Honnêtement. Mais il vaut mieux prendre des précautions. Nous sommes loin de la terre ferme et, si une tempête se déclenche, je n’ai pas envie de me retrouver par-dessus bord. Ils s’activèrent et entreprirent de se harnacher au mât. Tochee, quant à lui, se passa de cordes et se contenta d’agripper fermement le pont à l’aide de ses excroissances abdominales. Quand ils eurent terminé, le banc de brume s’était considérablement rapproché et le grondement, parfaitement audible, avait monté en puissance. Ozzie se tenait debout, un bras enroulé autour du mât. — C’est à n’y rien comprendre, râla-t-il. Je ne vois aucun nuage d’orage. Au-dessus de sa tête, le ciel dégagé laissait voir les bulles d’eau géantes et le halo de gaz scintillant. Tout autour d’eux, les vagues de plus en plus hautes avançaient à l’unisson en portant l’Éclaireur. Du fait de leur vitesse, il était devenu difficile de se tenir debout sur le pont. Par-dessus le grondement sourd et mystérieux, l’on entendait le bruit sinistre des cordes qui craquaient. Plusieurs bulles d’eau apparurent à l’horizon, comme une nouvelle constellation mouvante. Ozzie les regarda avec étonnement. Quelque chose de très étrange était arrivé à son sens de la perspective. Il avait l’impression que le banc de brume rapetissait et que l’horizon se rapprochait à grande vitesse. Alors, il comprit ce qu’il voyait et il connut un moment de terreur véritable. Il n’y avait pas de banc de brume, mais des embruns projetés au-dessus des vagues. Des embruns produits par une chute d’eau. La mer se précipitait dans le vide. La ligne d’horizon tout entière n’était qu’un gigantesque déversoir. L’eau blanche bouillonnait juste devant eux et Ozzie était trempé d’écume. Le radeau plongea de façon alarmante, bascula dans le néant, l’obligeant à enrouler ses jambes autour du mât pour ne pas glisser. Il regarda à tribord et vit l’arc immense, infini, de la cascade qui tombait, tombait. Car il n’y avait pas de fond, juste le vide absolu du halo gazeux. Ozzie leva les yeux vers ces étoiles de pacotille. Son visage était un masque d’incrédulité, de rage animale. — Vous vous foutez de ma gueule ! cria-t-il à l’attention du ciel. L’Éclaireur bascula par-dessus le bord du monde. Né en 1960 en Angleterre, Peter Hamilton a débuté sa carrière d’écrivain en 1987. Il s’est très vite imposé comme l’un des piliers du renouveau de la SF britannique. Mais là où ses amis auteurs exploraient de nouveaux courants, Hamilton a préféré faire revivre l’émerveillement des grandes aventures spatiales chères à Robert Heinlein. Du même auteur, aux éditions Bragelonne : Dragon déchu L’Étoile de Pandore : L’Étoile de Pandore - 1 L’Étoile de Pandore - 2 L’Étoile de Pandore - 3 : Judas déchaîné L’Étoile de Pandore - 4 : Judas démasqué La Trilogie du Vide : Vide qui songe Vide temporel Chez Milady, en poche : L’Étoile de Pandore : Pandore abusée Pandore menacée Judas déchaîné Judas démasqué Greg Mandel : Mindstar Aux éditions Robert Laffont, collection « Ailleurs & Demain » : Rupture dans le réel - 1 : Émergence Rupture dans le réel - 2 : Expansion L’Alchimiste du neutronium - 1 : Consolidation L’Alchimiste du neutronium - 2 : Conflit Le Dieu nu - 1 : Résistance Le Dieu nu - 2 : Révélation www.milady.fr Milady est un label des éditions Bragelonne Cet ouvrage a été originellement publié en France par Bragelonne Titre original : Pandora’s Star Copyright © Peter F. Hamilton, 2004 © Bragelonne 2006, pour la présente traduction Illustration de couverture : Manchu eISBN 9782820500915 Bragelonne - Milady 60-62, rue d’Hauteville - 75010 Paris E-mail : info@milady.fr Site Internet : www.milady.fr 1 En français dans le texte. (NdT ) 2 Exode XV, 13. (NdT ) 3 Référence au psaume XXIII : «Même si je marche dans un val ténébreux, je ne crains aucun mal, car tu es avec moi, ta houlette et ton bâton me rassurent.» (NdT) 4 En français dans le texte. (NdT) 5 En français dans le texte. (NdT )