PROLOGUE Le croissant bouffi et roux sale de cette planète qui n’était pas vraiment un monde dominait Ulysse de toute sa masse : Mars. Petite, glaciale, aride, dépourvue d’air, c’était une version froide de l’enfer. Sa silhouette rougeoyante était intimement liée à l’histoire de l’humanité. D’abord dieu de la guerre adoré par des générations de combattants, Mars avait ensuite inspiré d’innombrables rêveurs. Pour le capitaine-pilote de la NASA Wilson Kime, le rêve était devenu réalité. Deux cents kilomètres derrière le pare-brise étroit et incurvé de son module d’atterrissage, il devinait l’entaille sombre de Valles Marineris. Petit garçon, il avait bu goulûment les fantasmes technologiques décrits par la fondation du Bélier. Un jour, dans un futur indéterminé, le génie humain parviendrait à faire fondre la glace emprisonnée sous ce paysage couleur rouille, et une eau écumante s’écoulerait de nouveau au fond de ce large canyon. Aujourd’hui, il allait arpenter les cratères poussiéreux dont il avait tant de fois admiré les photos satellite ; il recueillerait dans ses mains gantées ce sable rouge légendaire, il le laisserait s’échapper et le regarderait tomber lentement dans la faible gravité. Aujourd’hui serait son jour de gloire. Wilson se lança instinctivement dans un exercice de respiration, calmant les battements de son cœur avant que la réalité de ce qui était sur le point de se produire affecte son métabolisme. Pas question de laisser aux toubibs de Houston une chance de mettre en doute sa capacité à piloter son engin d’atterrissage. Il avait passé huit ans dans l’USAF et s’était battu deux fois au Japon dans le cadre de l’opération « Restaurer la paix ». Puis il avait bossé neuf ans pour la NASA. Toutes ces années de travail et d’attente. Tous ces sacrifices. Son premier mariage, l’enfant qui refusait de le voir. Les innombrables simulations à Houston, les conférences de presse, les visites de sites industriels à n’en plus finir. Il avait supporté tout cela pour pouvoir vivre ce moment, pour poser le pied sur ce sol sacré. Mars. Enfin ! — Mise en route du scanner VKT, mesure de résistance et d’induction, dit-il au pilote automatique de son engin. Les rais de couleur emprisonnés dans le pare-brise formèrent de nouvelles figures géométriques. Wilson regarda l’horloge du coin de l’œil : huit minutes. — Purge du système de BGA et du tunnel de liaison. Sa main gauche voleta au-dessus de la console et enclencha les boutons idoines. Des diodes s’allumèrent, confirmant le bon fonctionnement des appareils. Les logiciels de commande vocale avaient leurs limites, et certaines manipulations resteraient à jamais le domaine réservé de l’homme. — Mise en route des réacteurs. Demande autorisation d’amorcer la séquence de séparation. — Autorisation accordée, Eagle II, répondit la voix de Nancy Kressmire dans son casque. L’analyse des données télémétriques est parfaite. Procédure de séparation engagée. — Compris, répondit-il au capitaine d’Ulysse. Des toiles d’araignée turquoise et émeraude flottèrent élégamment dans le pare-brise pour rendre compte du bon fonctionnement du vaisseau. Sur la toile de fond morne et hivernale des paysages martiens, leurs couleurs vives paraissaient quelque peu déplacées. — Mise en route des batteries internes. Feu vert accordé pour la séparation ombilicale. Le tunnel d’accès se rétracte. Un vacarme métallique assourdissant retentit dans la petite cabine de pilotage, tandis que la passerelle qui reliait l’engin de descente au vaisseau mère s’escamotait à l’intérieur du fuselage d’Eagle II. Wilson, qui connaissait pourtant cette mécanique mieux que les ingénieurs qui l’avaient conçue, ne put s’empêcher de sursauter. — Monsieur ? appela-t-il. Selon le protocole de la NASA, une fois séparé de son vaisseau mère, l’appareil de descente constituait un vaisseau à part entière. Et Wilson n’était pas le plus haut gradé à bord. — Eagle II est entre vos mains, capitaine, dit le commandant Dylan Lewis. À vous de jouer. Conscient d’être filmé par la caméra située à l’arrière de la cabine, Wilson répondit: — Merci, monsieur. Les amarres seront coupées dans sept minutes exactement. Il sentait combien ses cinq passagers étaient agités. Tous avaient été triés sur le volet. La crème de la crème. Et pourtant, ils se comportaient comme une bande d’adolescents en route pour leur première boum. Le pilote automatique s’occupa des vérifications d’usage sous le regard vigilant de Wilson. Depuis Mercure 7, les spationautes s’étaient battus pour être un peu plus que de vulgaires morceaux de viande enfermés dans des boîtes de conserve. Sept minutes plus tard, comme prévu, les amarres se détachèrent. Wilson mit en route les micropropulseurs, éloignant lentement Eagle II d’Ulysse. Cette fois-ci, il ne put empêcher son cœur de battre la chamade. Bientôt, les contours du vaisseau mère se dessinèrent devant lui. Wilson sourit joyeusement. L’engin interplanétaire, assemblage disgracieux de modules cylindriques, réservoirs et autres poutrelles, était le premier de son espèce. Il mesurait dans les deux cents mètres de diamètre, sans compter ses nombreux panneaux solaires, pétales de plastique noir pétrole tournés en permanence vers le soleil. Certains des modules habités étaient couverts de drapeaux américains, dont les couleurs criardes juraient sur cette superstructure entièrement enduite d’une mousse thermique argentée. Au centre du véhicule, entourée par une roue de radiateurs ondulés, une salle hexagonale abritait le générateur à fusion qui avait rendu possible ce voyage de dix semaines en alimentant les réacteurs au plasma en énergie. Il s’agissait du plus petit système à fusion jamais construit, un bijou de technologie entièrement made in USA. L’Europe en était encore à travailler sur ses deux premiers réacteurs, alors que les États-Unis en possédaient déjà cinq. Et en fignolaient une quinzaine d’autres… Sans compter que les machines européennes étaient loin de la sophistication du générateur d’Ulysse. Merde, nous sommes encore capables d’accomplir des merveilles , pensa fièrement Wilson, tandis que le conglomérat luisant s’évanouissait dans la nuit éternelle. Il s’écoulerait une bonne dizaine d’années avant que l’ASFE envoie une mission sur Mars. D’ici là, la NASA comptait bien installer une base permanente sur les étendues désertiques et glacées d’Arabia Terra. Et puis, il y avait les projets de capture d’astéroïdes et Jupiter. Je ne serai pas trop vieux pour participer à ses missions. Ils auront besoin de pilotes expérimentés… Il eut un léger pincement au cœur en pensant à ce futur proche, à ces miracles qui, pour des questions de budget et d’emploi du temps, pourraient très bien avoir lieu sans lui. Les Européens peuvent se permettre d’attendre. À cause de l’influence de la droite religieuse, les États-Unis avaient cessé de financer les recherches génétiques, alors que le gouvernement fédéral de Bruxelles avait inondé ses laboratoires d’argent et obtenu des résultats spectaculaires. Après quelques essais ratés, et malgré le coût très élevé de la procédure, ils avaient commencé à rajeunir les gens. Le premier homme à avoir reçu le traitement, Jeff Baker, était mort au milieu d’une forêt de caméras venues du monde entier. Mais, durant les sept années qui avaient suivi, dix-huit personnes avaient été traitées avec succès. L’espace. La vie. Des centres d’intérêt bien distincts pour deux puissances occidentales qui, ces trente dernières années, avaient pris des chemins bien différents. Aujourd’hui, les compatriotes de Wilson commençaient à changer d’attitude vis-à-vis du génie génétique. Dans la rue, on parlait déjà de cliniques d’Asie ou des Caraïbes où les plus riches pouvaient rajeunir clandestinement. De son côté, l’Europe fédérale souhaitait concurrencer l’Amérique sur son propre terrain – l’espace –, soucieuse qu’elle était de prouver au monde qu’elle excellait dans tous les domaines. Étant donné l’instabilité pathologique de la planète, Wilson se réjouissait que ces deux puissances se fussent enfin décidées à regarder dans la même direction. Même si, pour le moment, il lui importait surtout d’être le premier, avec les siens, à mettre le pied sur Mars. — Allumage des réacteurs et pénétration de l’atmosphère dans trois minutes, dit le pilote automatique. — Parfait, répondit Wilson, tout en vérifiant machinalement la pression des réservoirs de carburant et en démarrant la procédure de mise en route du moteur principal. À l’arrière de la petite navette, trois fusées brûlant un combustible hypergolique s’allumèrent pendant une centaine de secondes, infléchissant la trajectoire de l’engin. Il fallut alors quatre-vingt-dix minutes à l’appareil pour décélérer, l’atmosphère très peu dense de la planète offrant une trop faible résistance à ses ailes repliées. Pendant le quart d’heure suivant, Wilson put voir le nez épointé d’Eagle II rougeoyer légèrement, témoignant de la violence des assauts subis par le fuselage. Vécue de l’intérieur, la descente se déroula néanmoins sans encombre. À mesure que les cratères d’Arabia Terra grossissaient, les effets de la gravité se faisaient de plus en plus sentir. À six kilomètres d’altitude, Wilson activa les ailes au profil dynamique. Lentement, celles-ci se déplièrent de façon à générer un maximum de portance en dépit de la rareté de l’air. Dans cette configuration, Eagle II faisait cent mètres d’envergure et était parfaitement en mesure de planer si cela s’avérait nécessaire. Les turbines des ailes se mirent en route, et celles-ci pointèrent vers l’avant, stabilisant la vitesse de la navette à deux cent cinquante kilomètres à l’heure. Les bords occidentaux de l’énorme cratère de Schiaparelli apparurent à l’horizon, sortant littéralement de terre comme une chaîne de montagnes déjà rongée par l’érosion. — Contact visuel établi avec la cible, confirma Wilson. Son ordinateur de bord dessina des tracés sinusoïdaux verts et bleus sur le pare-brise. Le radar de sol superposa au paysage qu’il avait devant les yeux un schéma tridimensionnel des accidents du terrain. — Eagle II, nos systèmes confirment que vous pouvez vous poser, transmit le centre de contrôle. Bonne chance, les gars. Ici, tout le monde est avec vous. — Merci, centre de contrôle, répondit d’un ton formel le commandant Lewis. Nous avons hâte d’arriver. Les mains expertes de Wilson devraient nous poser en douceur. Quatre minutes entières s’écouleraient avant que ses mots soient entendus sur Terre. D’ici là, tout serait terminé. — Contact établi avec le signal des navettes-cargos, dit Wilson. Distance : trente-huit kilomètres. Il plissa les yeux et fixa un point distant entouré en rouge sur le pare-brise. Le bord du cratère grossissait à vue d’œil. — Je les ai ! Deux taches gris poussière posées sur un terrain à peu près plat. Eagle II décrivit lentement un cercle autour des deux cargos robotisés. Il s’agissait de simples cônes chargés de plusieurs tonnes d’équipement – dont une petite base préfabriquée –, qu’Ulysse avait largués deux jours plus tôt. L’équipage de la navette avait pour mission de décharger tout ce matériel et d’installer le premier module de ce camp de base. — Le scan confirme que la zone d’atterrissage prévue est parfaite, dit Wilson. Il était presque déçu par l’image radar. Neil Armstrong et Buzz Aldrin avaient dû prendre les commandes de leur module lunaire pour changer de site en catastrophe, tant celui qui avait été choisi depuis la Terre était jonché de rochers. Mais, aujourd’hui, quatre-vingt-un ans plus tard, l’imagerie satellite et la cartographie radar orbitale ne laissaient plus rien au hasard. Il positionna la navette sur la route d’approche prévue et enclencha le pilote automatique. — Trains d’atterrissage sortis et sécurisés. Système de freinage prêt et pressurisé. Ailes dynamiques repositionnées. Vitesse : cent kilomètres par heure. Tout est conforme au plan. Vous m’entendez, tout le monde ? On arrive. — Joli travail, Wilson, le félicita le commandant Lewis. Et si nous jetions l’ancre ici ? — Bonne idée, monsieur. Les rétrofusées s’allumèrent, et Eagle II commença à descendre lentement dans le ciel rose clair. À cent mètres de la terre ferme, n’y tenant plus, Wilson appuya sur quatre boutons, désactivant le pilote automatique. Des diodes rouges clignotèrent sur la console d’un air accusateur. Il choisit néanmoins de les ignorer, posant la petite navette manuellement. Plus facile que n’importe quelle simulation. Un nuage de poussière dense et collante tourbillonna devant le nez de l’appareil, au moment où les rétrofusées creusèrent la surface de Mars. Le radar lui donna les vecteurs de l’approche finale, car la visibilité était nulle. Ils se posèrent sans la moindre secousse. Le vacarme des fusées s’estompa. Les tourbillons de poussière se calmèrent, et les lumières extérieures s’allumèrent. — Houston, Eagle II s’est posé, dit Wilson avec quelques difficultés, tant sa gorge était serrée par la fierté et l’ivresse. Cette phrase, en apparence si anodine, résonnerait à jamais. Elle faisait partie de l’Histoire. Et c’est moi qui ai accompli ce miracle. Moi, et pas une satanée machine. Une vague de cris de joie et de félicitations déferla dans la cabine derrière lui. Une goutte d’eau perla à son œil ; il l’essuya du dos de la main. Mais il n’avait pas de temps à perdre. Il devait superviser la vérification des systèmes et remettre en route le pilote automatique. Les capteurs externes lui confirmèrent qu’ils s’étaient posés sur un terrain stable. La navette passa en mode veille, alimentant la cabine en énergie, maintenant les fusées au chaud au cas où il lui faudrait décoller rapidement, contrôlant le niveau de carburant. La liste des points à vérifier était longue, mais Wilson fit son travail avec un calme zélé. Une fois ces corvées effectuées, les six membres d’équipage entreprirent de revêtir leurs combinaisons. Étant donné l’exiguïté de la cabine, ce ne fut pas une mince affaire. Lorsque Wilson fut presque prêt, Dylan Lewis lui tendit son casque. — Merci. Le commandant se contenta de le regarder sans rien dire. On lui épargnait donc un sermon. Et puis merde, se dit Wilson. Ce qui compte, ce sont les hommes, pas les machines. Je ne pouvais pas laisser un logiciel faire ce boulot à ma place. Wilson se mit en rang, tandis que le commandant se positionnait dans le petit sas situé dans le fond de la cabine. Troisième, je serai le troisième. Sur la Terre, ils ne retiendraient que le nom du premier : Dylan Lewis. Mais Wilson s’en moquait. Troisième… La grille d’affichage de son casque relaya une image de l’extérieur prise par une caméra située juste au-dessus du sas. On voyait une étroite échelle en aluminium et le sable rouge de Mars. Le commandant ouvrit le sas et, très lentement, posa les pieds sur le premier barreau. Wilson voulut lui crier de se magner le train. La télémétrie médicale de sa combinaison lui apprit qu’il transpirait et qu’il était écarlate. Il essaya une nouvelle fois son exercice de respiration, sans grand résultat. Le commandant Lewis descendit les barreaux un à un, en faisant chaque fois une pause… Le dernier, enfin. Wilson et les autres retenaient leur respiration. Deux milliards de personnes faisaient la même chose à la maison, sur la Terre. Il le sentait. — Je fais ce pas au nom de l’humanité tout entière, pour que nous nous engagions tous ensemble sur la voie des étoiles. Wilson grimaça en entendant ces paroles. Lewis avait l’air si sincère. Alors, quelqu’un ricana sans aucune retenue. Il l’entendit très distinctement sur la fréquence de communication générale. Le centre de contrôle débusquerait ce petit malin… Mais il oublia tout cela lorsque Lewis posa le pied sur la planète, laissant une première empreinte dans le sable meuble et rouge de Mars. — On a réussi, chuchota Wilson pour lui-même. On l’a fait. On y est. Une nouvelle salve de cris de joie retentit dans la navette. Depuis Ulysse, tout le monde les félicitait. Jane Orchiston se glissait déjà à l’intérieur du sas. Wilson n’en conçut aucune jalousie. De fait, c’était bien plus politiquement correct ainsi. La NASA faisait toujours de son mieux pour froisser le moins de monde possible. Le commandant Lewis prenait une photo haute résolution de l’empreinte de son premier pas. Neil Armstrong avait mis l’agence dans l’embarras en oubliant cette partie de sa mission. Quatre-vingt-un ans plus tard, on lui en voulait toujours. Le capitaine Orchiston descendait l’échelle – soit dit en passant, bien plus rapidement que le commandant Lewis. Wilson entra à son tour dans le sas. Le mécanisme avait complété son cycle sans qu’il s’en rende compte. À lui de descendre. À lui de poser avec circonspection les pieds sur les barreaux, sans se laisser surprendre par son poids réduit. À lui de faire une pause sur le dernier échelon. — Papa, si seulement tu étais là pour me voir. Il descendit d’un cran. Voilà. Il était sur Mars. Wilson s’éloigna précautionneusement de l’échelle. Son sang battait à ses tempes. Il s’entendait respirer comme un bœuf dans son casque. Les ventilateurs tournaient à plein régime. Des symboles énigmatiques dansaient tels des spectres ennuyeux devant son champ de vision. Des gens parlaient sur la fréquence générale. Il s’arrêta et tourna sur lui-même. Mars ! Surface jonchée de rochers. Horizon acéré. Petit soleil rougeoyant. En se concentrant un peu, il repéra le petit point scintillant qu’était la Terre. Solennellement, il leva le bras bien haut et la salua. — Vous voulez bien me donner un coup de main ? demanda le commandant Lewis en lui montrant un drapeau des États-Unis encore enroulé autour de son mât. — Bien sûr, monsieur. Jeff Silverman, le géophysicien de l’équipe, était déjà sur l’échelle. Wilson entreprit de rejoindre le commandant en regardant la navette du coin de l’œil. Il y avait quelques égratignures sur le fuselage, le long des ailes en particulier. Mais en dehors de cela, rien de notable. La navette était en parfait état. Le commandant essayait déjà de déplier le trépied situé à la base du mât, mais ses gants épais rendaient cette opération particulièrement difficile. Wilson attrapa le mât à deux mains pour le stabiliser. — Alors, les mecs, ça roule ? Besoin d’un coup de main ? demanda quelqu’un avant de partir d’un rire débile. Wilson connaissait la voix de tous les membres de la mission. Vivre avec trente-sept personnes dans un endroit aussi confiné qu’Ulysse présentait quelques avantages. Et il était certain que celui qui avait parlé ne faisait pas partie de l’équipe. Pourtant, il ne pouvait s’agir d’un enregistrement pirate émis depuis la Terre. Il en aurait mis sa main à couper. Le commandant Lewis s’était figé. Le trépied n’était toujours pas complètement déplié. — Qui a dit cela ? — Je crois bien que c’est moi, mec. Nigel Sheldon, à votre service. Je vous propose gentiment mon aide… Surtout si vous voulez rentrer chez vous à toute vitesse. Et encore ce ricanement. — Eh ! mon pote, fit une autre voix. Tu veux les faire chier dans leur froc, ou quoi ? — Qui est là ? demanda Lewis. Wilson avait déjà disparu. Il était en train de contourner la navette en faisant de longues et fluides enjambées. Ils étaient forcément tout proches. Et comme il n’y avait personne de ce côté-ci de l’appareil… Derrière les réacteurs en forme de cloche, il s’arrêta net. Il y avait bien quelqu’un. Quelqu’un qui l’accueillit en levant les bras, l’air de s’excuser. Quelqu’un qui portait une combinaison de fabrication… artisanale. Ce n’était pas possible. Et pourtant… Il s’agissait bien d’une combinaison de plongée légèrement modifiée. Le matériau extérieur ressemblait à du vulgaire caoutchouc marron couvert de striures. C’était une vision surréaliste, surtout comparée à la combinaison blanche immaculée de Wilson. Une combinaison à dix millions de dollars. Le casque avait des allures de bocal à poisson. Wilson reconnaissait là un modèle des années 1950. Derrière une simple bulle de verre, un jeune homme à la barbe broussailleuse et aux longs cheveux blonds et gras noués derrière la tête. Pas de protection contre les radiations, se dit Wilson en se sentant stupide. Il n’avait même pas de kit dorsal de survie. À la place, un faisceau de tuyaux sortait de sa taille et serpentait vers… — Fils de pute, grogna Wilson. Derrière l’intrus, il y avait un cercle de deux mètres de diamètre ouvert sur un autre monde. Semblable à une superposition sur fond bleu, il flottait littéralement au-dessus du sol martien. Son contour paraissait fait de motifs géométriques lumineux et bouillonnants. Un portail spatial, une ouverture vers un ailleurs, vers une sorte de laboratoire. Mais cet ailleurs était scellé par une vitre épaisse, contre laquelle se pressait un dégénéré à la coupe de cheveux afro, qui regardait Wilson en riant bêtement. Au-dessus de lui, le soleil californien brillait par la fenêtre ouverte du laboratoire. 1 Entre deux battements de cœur, l’étoile disparut de son champ de vision. Pas d’erreur possible. Dudley Bose était justement en train de la regarder. Il cligna des yeux et s’éloigna de son télescope, ahuri. — Ce n’est pas possible, marmonna-t-il. La température était glaciale. Dudley frissonna et se frappa les flancs de ses mains gantées. Wendy, sa femme, avait insisté pour qu’il se couvre correctement. Il lui avait obéi et, consciencieusement, avait revêtu un manteau en laine épaisse et un pantalon de randonnée matelassé. Dès que le soleil avait fini de disparaître derrière l’horizon de Gralmond, toute la chaleur contenue dans l’atmosphère particulièrement fine de la région s’était évaporée en un rien de temps. L’observatoire était ouvert aux quatre vents et, à 2 heures du matin, l’air qui sortait de ses poumons formait des volutes de brume grise. Dudley secoua la tête pour se réveiller et se pencha de nouveau sur sa lunette. Non, le télescope n’avait pas changé d’alignement. Tous les astres étaient bien à leur place. Sauf Dyson Alpha. — Aussi vite ? C’est impossible, répéta-t-il. Cela faisait quatorze mois maintenant qu’il observait les Dyson, qu’il essayait de comprendre pourquoi le spectre de leurs émissions avait changé aussi radicalement. Mais jusque-là, il n’avait rien remarqué de particulier dans le minuscule point de lumière jaune situé à mille deux cent quarante années-lumière qu’était Dyson Alpha. Il savait pourtant qu’un changement allait s’opérer – le département d’astronomie de l’université d’Oxford, sur la Terre, avait le premier repéré une anomalie lors d’un scan de routine en 2170, il y avait deux cent dix ans de cela. Lors du scan précédent, vingt ans plus tôt, deux étoiles distantes l’une de l’autre de trois années-lumière – l’une de type K, l’autre de type M – avaient changé leur spectre au point de ne plus émettre que des infrarouges invisibles. Pendant quelques mois, le petit monde de l’astronomie avait connu des débats houleux, personne n’ayant jamais vu une étoile se transformer en géante rouge aussi soudainement. Sans compter qu’il était ici question de deux étoiles… Les habitants d’une planète nouvellement colonisée située à cinquante années-lumière de la Terre avaient fait savoir que, vus de chez eux, les deux astres n’avaient pas changé d’aspect. En recoupant les informations envoyées par diverses colonies installées à des distances variées des étoiles incriminées, on avait déterminé que le processus avait duré de sept à huit ans, et qu’il avait été simultané. Cette découverte avait radicalement changé la donne, puisqu’elle avait fait sortir cette énigme du champ strict de l’astronomie. En effet, l’apparition d’une géante rouge est un phénomène extrêmement lent et, surtout, naturel. Alors que, dans le cas présent, le changement d’émission des deux astres ne pouvait être que le résultat d’une intervention technologique à une échelle gigantesque. Quelqu’un avait enveloppé les deux étoiles d’une coque solide. La prouesse était double, puisqu’elle avait eu lieu dans un laps de temps particulièrement réduit. Huit ans, c’était très court pour fabriquer une structure aussi énorme, même pour une civilisation très avancée. Alors deux structures à la fois… Néanmoins, le concept n’était pas tout à fait étranger à la race humaine. Au XXe siècle, un physicien nommé Freeman Dyson avait postulé qu’après avoir atteint un certain niveau de développement, une civilisation avancée ne peut que se retourner vers son étoile pour en pomper toute l’énergie. Quelqu’un avait donc mis en pratique cette vieille hypothèse. Logiquement, les deux étoiles avaient été baptisées du nom de Dyson. Des articles spéculatifs et des études théoriques avaient été écrits, qui décrivaient le démantèlement de planètes semblables à Jupiter dans le but de construire une coquille de ce type. Toutefois, fort peu nombreux étaient ceux qui, dans le Commonwealth intersolaire, s’intéressaient à ce débat de spécialistes. Après tout, il n’y avait pas urgence. L’homme avait déjà rencontré plusieurs espèces extraterrestres, toutes plus inoffensives les unes que les autres. Et le Commonwealth continuait à s’étendre avec régularité. D’ici quelques siècles tout au plus, un trou de ver nous conduirait directement devant les étoiles de Dyson. Il suffirait alors d’interroger les architectes de ces superstructures pour mettre définitivement un terme à toutes les querelles de spécialistes. Mais, maintenant qu’il savait que l’enveloppement des étoiles s’était produit instantanément, Dudley se posait un tas de questions inédites et gênantes. Le délai de construction de huit ans était considéré comme remarquable mais à peu près réaliste. Au début de son observation, il s’attendait à assister à une éclipse lente et progressive des étoiles, à mesure que les coquilles étaient construites. Mais là… Selon lui, les coquilles n’étaient probablement pas solides. Il devait plutôt s’agir d’une sorte de champ de force. Mais à quoi bon ériger un champ de force autour d’une étoile ? — On enregistre ? demanda-t-il à son assistant électronique. — Non, répondit celui-ci. Le télescope n’est relié à aucun senseur électronique actif. La voix était un peu trop criarde, avec des aigus prédominants. Elle s’était bien dégradée ces dernières années. Dudley suspectait le tatouage intelligent de son oreille d’être devenu un peu sénile. Cela faisait vingt-cinq ans que les circuits organiques subissaient les assauts de ses anticorps. Sur sa peau, les spirales rouges et turquoise scintillantes n’avaient pourtant rien perdu de leur éclat. Dans l’élan de folie qui avait suivi son dernier rajeunissement, il avait choisi ces motifs visibles et stylisés du dernier chic. À l’époque, tout du moins. Car, aujourd’hui, le professeur respecté et mûr qu’il était trouvait leur présence plutôt embarrassante. Il aurait dû faire remplacer ce tatouage voyant par quelque chose de plus discret. Mais, pour une raison mystérieuse, il n’avait pas pu s’y résoudre. Et ce, malgré l’insistance de sa femme. — Merde, grogna Dudley, déçu. Son assistant aurait pu prendre cette initiative tout seul… Dyson Alpha n’était apparue dans le ciel qu’une quarantaine de minutes plus tôt. Dudley en était encore à mettre au point les derniers détails de son observation. Détails essentiels du fait de la vétusté du système mécanique qui permettait d’orienter son télescope. Il n’avait pas l’habitude d’activer les senseurs avant d’en avoir terminé avec ces corvées d’usage, sans lesquelles les séances d’observation pouvaient capoter à n’importe quel moment. Dudley se pencha une nouvelle fois sur la lunette. La petite étoile s’obstinait à ne pas réapparaître. — Mets les senseurs en route, s’il te plaît. J’aurai besoin d’un enregistrement des événements de cette nuit. — Enregistrement lancé, dit l’assistant. Les senseurs ont besoin d’être recalibrés. L’image manque de netteté. — Ouais, je m’en occupe, répondit Dudley, l’air absent. L’état des senseurs n’était pas son problème. Ce genre de souci matériel était le terrain réservé de ses étudiants – au nombre de trois. Tout comme une bonne centaine d’autres tâches ingrates, songea-t-il avec lassitude. Il s’éloigna du télescope et, d’une poussée sur ses jambes, fit traverser à son fauteuil de directeur le sol en béton nu de l’observatoire. Le cliquetis des roues usées résonna dans le local caverneux. L’endroit était assez vaste pour accueillir les systèmes auxiliaires qui auraient pu élever l’observatoire à un rang digne de ce nom. Un télescope plus grand n’aurait pas non plus été de trop. Mais l’université de Gralmond n’avait pas le budget nécessaire pour se permettre ce genre de folie, et la seule société susceptible d’être intéressée par ses travaux – Compression Space Transport – avait, pour le moment, refusé toute idée de sponsoring. Le département d’astronomie vivotait sur de maigres subventions gouvernementales, améliorant son ordinaire grâce aux donations de quelques associations de fanatiques de sciences dures, dont l’une se trouvait sur la Terre. Près de la porte, il y avait une longue table en bois qui servait de bureau à tous les membres du département. On y trouvait de nombreux équipements électroniques et autres moniteurs haute résolution achetés d’occasion, ainsi que le porte-documents en cuir marron de Dudley. À l’intérieur de ce dernier, de quoi grignoter et une thermos de thé. Il ouvrit la mallette et attaqua immédiatement un sablé au chocolat, tandis que les images des senseurs apparaissaient sur les écrans. — Passe l’infrarouge sur le moniteur principal, ordonna-t-il à son assistant. Dans le projecteur holographique principal, des taches s’amalgamèrent pour constituer une image en couleurs du champ d’étoiles dans lequel se trouvaient les deux Dyson. Dyson Alpha émettait effectivement une faible signature infrarouge. Il s’agit bien d’une coquille, médita Dudley. Les gens seraient forcés d’admettre que la chose s’était produite en moins de vingt-trois heures – soit le temps qui s’était écoulé depuis le dernier enregistrement. Dans le genre, c’était un mauvais départ. N’avait-il pas été le témoin d’un événement pour le moins stupéfiant ? Pourtant, il s’attendait à affronter l’incrédulité de ses collègues, qui ne manqueraient pas de salir sa réputation déjà malmenée. Dudley avait quatre-vingt-douze ans – dans sa deuxième vie – et approchait à grands pas de son prochain rajeunissement. Bien qu’il eût la forme physique d’un cinquantenaire standard, la perspective de devoir mener une bataille académique lui faisait froid dans le dos. Le Commonwealth intersolaire était une civilisation avancée, mais la réaction et la cruauté y étaient encore largement répandues. Je me fais peut-être des idées, se dit-il. Ce mensonge le rassura suffisamment pour lui permettre de finir sa nuit. La Carlton AllLander ramena Dudley chez lui juste après l’aube. Tout comme l’astronome, le véhicule était vieux et usé, mais parfaitement capable d’accomplir son travail. Il était doté d’un simple moteur diesel, comme la plupart des voitures des nouvelles colonies, mais son ordinateur de bord était équipé d’un processeur photoneural dernier cri. Avec sa garde au sol particulièrement haute et ses pneus larges, il pouvait aisément rouler sur la piste poussiéreuse qui menait à l’observatoire, et ce, quel que fût le temps, y compris en hiver, lorsque la couche de neige dépassait un mètre d’épaisseur. Ce matin-là, il ne tombait qu’une faible bruine, et la route était très légèrement boueuse. L’observatoire se trouvait au milieu de la lande, à quatre-vingt-dix kilomètres à l’est de Leonida City, la capitale de la planète. On l’avait bâti sur le point culminant de ce paysage morne de façon à réduire au maximum les risques de pollution lumineuse. La voiture mit quarante bonnes minutes à atteindre le premier indice d’une présence humaine, cette autoroute qui serpentait sur les versants d’une vallée encaissée. Il y avait bien quelques fermes, ici ou là, à l’abri des replis de terrain de cet océan glauque quadrillé par des ruisseaux et des rivières, colonisé par des touffes denses de cynomels, l’arbre emblématique de la région. À flanc de coteau s’étendaient des pâturages, où les bêtes frissonnaient dans le vent qui balayait la lande. Pendant que le véhicule suivait la piste avec circonspection, Dudley, affalé dans le siège du conducteur, se demandait comment il pourrait bien annoncer la nouvelle. La petite communauté d’astronomes professionnels à laquelle il appartenait lui rirait au nez lorsqu’il lui soumettrait les résultats de son observation. Moins de vingt-trois heures pour un enveloppement complet, ce serait déjà difficile à croire, alors, une fraction de seconde… Il se couvrirait de ridicule et mettrait en péril sa carrière universitaire. D’autant plus que ses collègues physiciens et ingénieurs ne manqueraient pas de l’enfoncer joyeusement. Jeune professeur, il ne se serait pas posé la question. Il aurait foncé tête baissée, quitte à se mettre tout le monde à dos. Le temps de démontrer sa théorie. Oui, il se serait dressé contre tous. Tel un héros, ou au moins une figure romantique et poétique, il aurait surmonté l’adversité. Mais, aujourd’hui, il ne pouvait plus se permettre de prendre de tels risques. Il avait besoin de travailler encore huit ans avant d’avoir droit à un repos mérité. Huit années à économiser, sans quoi il n’aurait jamais les moyens de se payer un autre rajeunissement. Et qui, en cette funeste fin de XXIVe siècle, accepterait d’employer un astronome complètement discrédité ? Il regardait défiler le paysage par la fenêtre et, sans s’en rendre compte, caressait le tatouage de son oreille. Une lumière blafarde illuminait le paysage ondulant et les étendues interminables d’herbe ficelle humide, révélant des vaches terriennes à l’allure pitoyable et des troupeaux de nygines, une espèce locale de bovins. Il devait bien y avoir une ligne d’horizon, quelque part, devant lui, mais le ciel gris se fondait avec la lande. Pour être honnête, il devait s’agir de l’une des vues les plus déprimantes de tout l’univers colonisé. Dudley ferma les yeux et soupira. — Et pourtant, c’est beau, chuchota-t-il. Dudley n’était pas vraiment du genre à se rebeller. Néanmoins, il savait qu’il ne pouvait ignorer ce qu’il avait vu là-haut, parmi ces constellations éternelles et immuables. Heureusement, se rendit-il compte, il lui restait suffisamment de dignité pour ne pas succomber à la tentation de l’oubli, pour ne pas enterrer purement et simplement sa découverte. Révéler au public le résultat de son travail reviendrait pourtant à ébranler sa petite vie confortable. D’aucuns le disaient mou et faible. Lui se voyait âgé et prudent. Sage, en quelque sorte. Les vieilles habitudes sont difficiles à perdre, aussi commença-t-il par considérer séparément les différentes parties de son problème – comme il l’enseignait à ses étudiants –, de manière à pouvoir le résoudre progressivement, en le soumettant à sa logique innée. Sa priorité absolue était simple : confirmer la vitesse de l’enveloppement. Mais son temps était compté, car l’information se propageait à la vitesse de la lumière. Gralmond était l’un des mondes les plus excentrés de cette partie du Commonwealth. Mais il n’était pas le plus éloigné. Le Commonwealth intersolaire occupait un espace vaguement sphérique, dont le centre était la Terre. La phase trois de la colonisation venait de débuter avec l’ouverture de nouvelles lignes par CST. Gralmond se situait à deux cent quarante années-lumière de la Terre et était l’une des dernières planètes de l’espace de phase deux à avoir été colonisées. Pas besoin de résoudre des équations complexes pour comprendre que la prochaine planète à assister à l’enveloppement serait Tanyata, un monde encore moins développé que Gralmond, qui n’avait même pas d’université, mais qui, comme le lui confirma une recherche rapide sur le réseau, abritait tout de même une société d’astronomie. Qui ne comprenait qu’un seul membre. Cinq mois et trois jours après avoir vu Dyson Alpha disparaître, Dudley disait nerveusement au revoir à son épouse Wendy et, installé dans sa voiture, s’éloignait lentement de sa maison. Wendy croyait que son voyage à Tanyata était justifié, organisé par l’université. Même après onze années de mariage, il n’avait pas été capable de lui dire la vérité. Ou peut-être, après cinq mariages, avait-il appris à taire certaines choses. La Carlton le conduisit directement à la station planétaire, de l’autre côté de Leonida City. Le printemps était enfin là et, dans les parcs de la ville, les jeunes arbres importés de la Terre étaient constellés de bourgeons vert vif. Les arbres locaux, bien plus grands et âgés, réagissaient également à l’allongement de la durée quotidienne d’ensoleillement. Leur écorce pourpre luisait sainement, s’apprêtant à dérouler des feuilles épaisses en forme d’auvent. Confortablement installé, Dudley observait les habitants de la capitale, cette foule d’hommes d’affaires et d’employés de bureau pressés. Ces parents accompagnés de leurs enfants sages ou turbulents. Ces adolescents attroupés dans les cafés ou devant les centres commerciaux, à la fois désespérément gauches et plus sûrs d’eux que les plus craints de tous les gangs de l’histoire de l’humanité. Tous avaient l’air heureux, normaux. C’est la raison pour laquelle Dudley avait choisi de s’installer ici, dans la seconde moitié de sa deuxième vie. Les planètes nouvellement colonisées débordaient d’espoir et d’occasions. Elles étaient le terreau idéal pour cultiver les rêves les plus fous. Lui avait accompli si peu depuis son rajeunissement. Il en était parfaitement conscient et était venu ici pour cette raison. Cela faisait vingt-cinq ans que CST avait ouvert sa station planétaire sur Gralmond. Vingt-cinq ans également que Dudley portait ce tatouage coloré. Ce détail ne lui avait bien sûr pas échappé. La planète s’était formidablement développée depuis le début de sa courte histoire humaine. Des fermiers avaient débarqué avec leurs troupeaux et leurs tractorobots. Les citadins avaient consciencieusement dressé des alignements de préfabriqués, bientôt appelés « villes ». Portées par des vagues d’investissements, des usines entières avaient été importées. Les hôpitaux, écoles, théâtres et bâtiments gouvernementaux avaient poussé comme des champignons autour des agglomérations naissantes et promises à un bel avenir. Des routes, véritables vrilles exploratoires, avaient été tracées, sillonnant le continent. Là où il y avait des routes, le chemin de fer n’avait pas tardé à faire son apparition, facilitant le commerce. La Carlton longeait la voie ferrée qui menait à Mersy. La station planétaire n’était plus très loin. Seules une simple clôture et une barrière de sécurité en plastique séparaient l’autoroute des rails en acier renforcé. La route de Mersy était l’une des cinq voies qui convergeaient vers la station. La population de Gralmond était fière de ce qu’elle avait accompli. Cinq routes en seulement vingt-cinq ans : c’était le signe d’une excellente santé économique. Trois de ces axes menaient à de vastes zones industrielles installées dans la banlieue de Leonida City. Les deux autres s’enfonçaient dans la campagne, où elles se ramifiaient, desservant les principales villes agricoles. Les marchandises affluaient jour et nuit, et le volume des échanges augmentait constamment. Mois après mois, les frontières du monde connu reculaient, tandis que des tonnes et des tonnes de matériel étaient déversées sur des terres vierges. Un gros train de marchandises le dépassa lentement en grondant. Dudley se retourna vers le colosse et se perdit dans la contemplation des wagons vert olive. Les caractères jaune souffre peints sur leurs flancs étaient presque effacés du fait des intempéries et du soleil. Il devait bien y avoir une cinquantaine de wagons. Tous étaient tractés par une locomotive géante à vingt roues. Il s’agissait d’une machine de classe GH7, mais il n’était pas certain de se rappeler le modèle exact. Ces brutes étaient en service depuis presque quatre-vingts ans. Longues de trente-cinq mètres, elles étaient truffées de batteries à supraconducteurs, qui alimentaient des moteurs électriques surpuissants. Gralmond n’aurait droit à rien de mieux tant qu’elle n’aurait pas achevé son industrialisation, ce qui prendrait encore soixante-dix ans. La présence d’un pareil monstre n’en paraissait pas moins incongrue. Ce quartier était principalement constitué de préfabriqués originels, de cubes d’aluminium blancs de deux ou trois étages, aux toits recouverts de panneaux solaires. La notion d’urbanisme était pour le moins abstraite sur ce monde où la terre était plus que bon marché, puisqu’elle était offerte à quiconque la réclamait. La population totale de Gralmond ne dépassait pas dix-huit millions d’individus. On était très loin de la surpopulation. Toutefois, les préfabriqués étaient toujours là, car ils permettaient aux plus démunis des nouveaux arrivants de se loger à moindres frais. Progressivement, la croissance économique aidant, ces blocs de métal peu accueillants étaient remplacés par des immeubles modernes, tout de pierre et de verre. On trouvait également des demeures recouvertes d’une sorte de corail découvert sur Mecheria. Les colons en semaient les graines génétiquement modifiées tout autour de leurs modestes maisons, puis guidaient soigneusement les pousses semblables à de la pierre ponce, qui recouvraient rapidement les murs existants, formant une coquille organique autour de la bâtisse entière, coquille que l’on devait tailler régulièrement pour qu’elle n’obture pas les fenêtres. Les plus habiles savaient mélanger les formes et les couleurs, obtenant des motifs élaborés, rendant leur maison unique, brisant la monotonie du quartier. L’autre avantage de ce corail était sa capacité à absorber la poussière et la saleté de la route. Aussi les façades ne perdaient-elles jamais leur lustre de meuble marqueté. Plus on s’éloignait du centre de la ville, plus la présence de la voie ferrée paraissait déplacée. Des pans entiers de la clôture de séparation avaient été colonisés par le corail qui, de manière heureuse, isolait les maisons coquettes et les appartements tout proches. Le terminal des passagers n’occupait qu’une toute petite partie des dix kilomètres carrés de la station planétaire. Le reste formait une gigantesque gare de triage. À une extrémité se trouvait le portail lui-même, protégé des intempéries par un énorme auvent bombé en cristal et en béton blanc. Onze ans déjà que Dudley avait débarqué. Durant tout ce temps, le portail n’avait pas changé. D’ailleurs, il ne changerait jamais. La Carlton le déposa au terminal des départs, avant de faire demi-tour et de retourner à la maison sans perdre une minute. Dudley pénétra dans la station et se retrouva submergé par une foule de gens pressés, qui couraient dans toutes les directions, sauf la sienne, semblait-il. Bien qu’il fût relativement récent, le hall avait quelque chose de démodé : un toit en verre soutenu par de hauts piliers de marbre, des boutiques installées à l’ombre d’arcades à l’aspect religieux, des marches incroyablement larges, qui paraissaient mener à quelque palais improbable, des niches profondes abritant des statues et autres sculptures recouvertes de déjections d’oiseau. De grandes projections holographiques flottaient dans les airs, leurs signes cabalistiques rouges et émeraude servant à informer ceux des passagers qui n’avaient pas la chance de posséder une interface les reliant au réseau local. De petits oiseaux les traversaient sans arrêt, et ce sans vergogne, s’effarouchant à peine à la vue des traînées d’étincelles qui les suivaient pendant quelques secondes. — Le train pour Vérone partira du quai neuf, lui dit son assistant électronique. Dudley entreprit de traverser le hall. Vérone était une destination régulière, desservie toutes les quarante minutes. Beaucoup de passagers venaient de là-bas – des cadres moyens travaillant dans la finance ou des employés des infrastructures civiles de Gralmond. Le train de Vérone était constitué de huit wagons à deux étages, tractés par une locomotive PH54 de taille moyenne. Dudley glissa ses bagages dans la soute du cinquième wagon, puis monta à bord, trouvant une place libre à l’étage, près d’une fenêtre. Alors, il ne lui resta rien à faire, à part tenter désespérément d’ignorer le compte à rebours qui défilait dans un coin de sa vision virtuelle. Il avait reçu sept messages dans sa boîte électronique, dont une bonne moitié envoyés par ses étudiants et contenant aussi bien des données écrites que des enregistrements audio. Les cinq derniers mois avaient été exceptionnellement chargés pour le petit département d’astronomie de l’université. Bien qu’aucune observation stellaire n’ait été menée pendant cette période. Dudley avait déclaré que l’état de son télescope et de ses instruments était inacceptable, que leur maintenance l’obligeait à négliger la part la plus intéressante et la plus importante de son travail. Sur son initiative, on avait démonté et révisé entièrement les moteurs de poursuite, puis les roulements et enfin les senseurs. On en avait également profité pour mettre à jour les logiciels de contrôle et d’analyse d’images. Au début, les étudiants avaient accueilli avec joie sa décision, y voyant une chance de se salir un peu les mains en améliorant le système existant. Mais cet enthousiasme avait fait long feu, car Dudley avait tout fait pour retarder au maximum la remise en service de l’observatoire. Il détestait devoir ainsi les tromper, mais c’était le seul moyen de suspendre l’observation des deux Dyson. Il se disait que c’était un mal nécessaire, que s’il parvenait à prouver ce qu’il savait déjà, les retombées financières pour son département seraient très importantes et justifieraient largement son petit subterfuge. Il y avait de cela deux mois environ, comme ses étudiants se faisaient de plus en plus pressants, Dudley avait commencé à réfléchir aux bénéfices qu’il pourrait tirer personnellement de cette affaire, en termes de notoriété et de salaire. S’il échouait, c’était la ruine assurée, mais s’il réussissait… Il pourrait très bien devenir trop gros pour la petite université de Gralmond. C’était une perspective bien agréable. Le train s’ébranla, sortant bientôt de la station pour déboucher dans le soleil printanier. Dehors, s’étendait un paysage industriel au sol sillonné par des centaines de voies, qui se croisaient et se croisaient encore, dessinant un labyrinthe abstrait. De petits remorqueurs crachant des nuages épais de fumée noire tractaient locomotives et wagons. L’horizon n’était constitué que de hangars, de montagnes de containers, d’aires de chargement dominées par des portiques et par la dentelle des grues. Des wagons plats et des citernes étaient chargés ou remplis dans des aires automatisées aux proportions titanesques. Des mécaniciens et des robots de maintenance fourmillaient sur les voies, pratiquant les réparations nécessaires. Le trafic devenait plus dense. Ils approchaient donc du portail. Il y avait là de longs trains de marchandises et des trains de passagers bien plus courts. Tous serpentaient, traversaient d’innombrables carrefours, suivaient des trajectoires sinueuses avant de converger vers la ligne droite finale. Dudley tourna la tête de l’autre côté et observa le flot ininterrompu de trains qui sortaient du portail. Seules deux voies s’enfonçaient dans le portail : l’entrée et la sortie. Le train de Vérone déboucha enfin sur la ligne droite finale, prenant place derrière le train pour EdenBurg et juste devant un train de marchandises roulant vers StLincoln. Une sonnerie grave retentit dans le wagon. Le contour incurvé du toit du portail apparut droit devant eux. La lumière déclina progressivement alors que le convoi s’enfonçait dessous. Puis il y eut l’ambre chatoyant de l’ovale du portail lui-même – sa forme ressemblait beaucoup à celle des tunnels de l’ancien temps. Le train glissa tout entier à l’intérieur. Dudley sentit de légers picotements sur sa peau lorsque son wagon traversa le rideau de pression qui empêchait les atmosphères des deux mondes de se mélanger. Bien qu’il permît de franchir cent dix-huit années-lumière d’un seul coup, le trou de ver lui-même n’avait pas de longueur. Ce n’était pas le cas de la machine qui le générait, dont la masse de béton, dissimulée par le toit du portail, était plus qu’imposante. L’ovale, qui faisait quand même dans les trente mètres d’épaisseur, n’abritait que les unités émettrices du dispositif. Compte tenu de la vitesse à laquelle roulait le train, la traversée ne dura pas plus d’une seconde. Le crépuscule doré illumina l’intérieur du wagon. Les oreilles de Dudley se bouchèrent, comme l’atmosphère de ce monde prenait possession du train en se déversant par les aérations situées au plafond. Au-dehors s’étendait la station planétaire de Vérone, qui ne semblait pas avoir de fin. Pourtant, il savait qu’une mégalopole s’étendait derrière cette hyperstructure. À une extrémité de la station, se dressait un mur de portails aux ovales de couleurs légèrement différentes. En effet, chaque étoile, chaque monde avait une teinte particulière. Mais, en dehors de cela, on ne voyait rien d’autre que des trains et des voies de triage interminables. Il y avait là des convois gigantesques, tirés par des locomotives bien plus imposantes que la GH7 qui avait tant impressionné Dudley ; des engins nucléaires tractant des chaînes de wagons longues de deux kilomètres ; des express blancs et luisants, pleins de passagers pas vraiment pressés, en route pour un long voyage à travers une multitude de mondes. Il y avait aussi des trains plus petits, régionaux, semblables au train de Dudley, aux proportions bien plus réduites. Voilà à quoi ressemblait la station planétaire de Vérone. Tout comme la Terre servait de carrefour à tous les mondes de l’espace de phase un, Vérone était un nœud de circulation pour cette section de l’espace de phase deux. Des voyageurs venus de trente-trois planètes se croisaient ici. Vérone faisait partie du G15 : le club des planètes industrialisées situées juste au-delà de la limite de l’espace de phase un, à une centaine d’années-lumière de Sol. Des planètes colonisées, financées et dirigées par des sociétés privées. La station planétaire de Vérone comprenait sept terminaux. Le train de Dudley prit la direction du troisième. Une fois de plus, le gigantisme de l’endroit frappa l’astronome en pleine figure. Le terminal trois, à lui tout seul, était cinq fois plus grand que la station planétaire de Gralmond. L’atmosphère plus dense et la gravité légèrement plus importante de Vérone contribuaient à renforcer son sentiment de petitesse. Il ne lui restait plus qu’à trouver le train de Tanyata… Celui-ci partait du quai dix-huit b. Trois wagons tractés par une locomotive diesel Ables RP2. Dudley mit ses bagages au-dessus de lui et s’installa. Il avait deux places pour lui tout seul, car le wagon était vide aux deux tiers. Dire qu’il n’y avait que trois trains par jour pour Tanyata… À son arrivée, il comprit immédiatement pourquoi le trafic n’était pas plus dense. Tanyata était bel et bien une planète des confins – la dernière de ce secteur-ci de l’espace de phase deux. Pour le moment, il n’y avait pas de nécessité commerciale d’aller plus loin. Du moins, pas de ce côté-ci. De fait, la troisième phase de l’expansion humaine allait commencer, mais en partant de Saville, un monde situé à dix années-lumière à peine de Gralmond, et où CST créait déjà une toute nouvelle base. La station de Tanyata se résumait à quelques quais en acier et en bore assemblés à la hâte sous un toit provisoire en matière plastique. La partie de la station réservée aux marchandises comprenait une grue, un hangar, ainsi qu’un terrain boueux envahi par la végétation et encombré de containers et de citernes. Des wagons et des camions s’y rencontraient dans un ballet soigneusement orchestré. La colonie elle-même était constituée d’une étendue plate couverte de cabines mobiles standard, où vivaient les ouvriers chargés de bâtir les premières infrastructures civiles de la planète. Au loin, des hommes et des robots assemblaient quelques préfabriqués, fixant des parois en aluminium renforcé sur des squelettes de carbone. Les plus grosses machines à l’œuvre étaient celles qui traçaient les routes. Munies de grandes lames harmoniques, elles avançaient en digérant les cailloux et la boue. Un réacteur chimique les transformait en un ciment aux enzymes, que l’engin étalait derrière lui, formant une surface parfaitement lisse et plane. Les épais nuages de vapeur et de fumée qui recouvraient les machines empêchaient d’observer leur fonctionnement en détail. Dudley descendit sur le quai et sortit immédiatement ses lunettes de soleil. La ville se situait sous les tropiques. L’humidité y atteignait des sommets, et le soleil y brillait d’une lueur bleutée. À l’ouest, au-delà d’une barrière de collines peu élevées, il voyait l’océan. Il retira sa veste et agita les mains devant son visage pour se rafraîchir. Il transpirait déjà abondamment. Quelqu’un, à l’autre bout du quai, lui fit signe en l’appelant par son nom. Dudley hésita à lui répondre. L’homme faisait plus d’un mètre quatre-vingts et avait un physique de coureur de fond. Difficile de lui donner un âge – sa peau était recouverte de tatouages. Des motifs divers aux couleurs voilées ondulaient sur ses membres en mouvement. Des galaxies en spirales dorées formaient des constellations sur son crâne chauve. Seul son bouc grisonnant et parfaitement taillé trahissait son âge. Il souriait en marchant à grands pas. Son kilt noir et améthyste battait contre ses genoux. — Professeur Bose, je présume ? Dudley se retint de se tripoter le lobe de l’oreille. — Euh… Oui, répondit-il en tendant la main. Euh… Lion Walker Eyre… ? demanda-t-il en articulant difficilement le nom, à la façon d’un vieil oncle célibataire et rigide. Heureusement qu’il était déjà écarlate à cause de la chaleur. — C’est bien moi. Mais la plupart des gens m’appellent juste Walker. — Euh… Bien. Parfait. Disons Walker alors… — Très heureux de vous rencontrer, professeur. — Dudley… — Alors, salut Dudley, dit l’autre en lui donnant une tape amicale dans le dos. Dudley commença à s’inquiéter. Il avait trouvé étrange le nom extrait par la base de données. Mais bon, un homme qui avait assez d’argent pour s’acheter un télescope réfléchissant de cent trente centimètres et le transporter sur un monde nouvellement colonisé et désert ne pouvait être qu’un excentrique. — C’est très aimable à vous de me permettre d’utiliser votre matériel, dit Dudley. Lion Walker sourit furtivement. — Je n’ai pas l’habitude de recevoir ce genre de proposition, répondit-il, comme ils marchaient tous les deux vers la sortie. Cela doit être très important pour vous. Cette nuit en particulier… — Oui, très important. Du moins, je l’espère. — Mais pourquoi juste une nuit ? Il n’y a rien d’aussi bref à observer, là-haut… — Qui sait ? — Aucun événement stellaire n’est aussi bref. D’après ce que je sais – et je suis le seul à observer le ciel dans le coin – il n’y a même pas de comète de passage. Si vous m’expliquiez, ce serait plus simple… — Mon département observe les Dyson pour le compte d’un bienfaiteur. Je voudrais simplement vérifier quelque chose. — Ah, je vois…, fit Lion Walker avec un sourire en coin. Il s’agit d’un événement non naturel, pas vrai ? Dudley se sentait déjà mieux. En plus d’être excentrique, Lion Walker était perspicace. Lorsqu’ils furent sortis de la station, le grand homme fit un mouvement étrange du poignet, pointa un doigt devant lui et, lentement, traça un demi-cercle dans les airs. Les tatouages de son avant-bras et de son poignet revinrent à la vie et s’illuminèrent de couleurs vives. Un pick-up Toyota s’arrêta brusquement devant eux. — Intéressant, votre système de contrôle, commenta Dudley. — Ouais, c’est celui que je préfère. Vous pouvez charger votre sac à l’arrière. Ils empruntèrent l’une de ces routes de béton récemment tracées et s’éloignèrent rapidement du centre animé. Lion Walker bougeait régulièrement les doigts, pilotant son pick-up de manière souple et efficace. Les tatouages de ses bras ne cessaient de clignoter et de changer de couleur. — Pourquoi n’avez-vous pas installé d’interface vocale dans votre véhicule ? demanda Dudley. — Pour quoi faire ? Je contrôle cette technologie à ma manière. L’important, c’est que la voiture fasse comme je l’entends. Tout le reste n’est qu’anthropomorphisme mécanique. On ne peut pas traiter en égal un simple tas de ferraille. On ne peut pas décemment lui demander poliment de nous obéir. C’est qui le patron ici ? C’est cette bagnole ou c’est moi ? — Je vois, dit Dudley en esquissant un sourire pour ne pas vexer son chauffeur. Cette expression-«anthropomorphisme mécanique» –, elle existe réellement, ou bien vous venez juste de l’inventer ? — En tout cas, répondit Lion Walker, elle devrait exister, puisque ce satané Commonwealth tout entier pratique la chose comme une religion. Ils quittèrent rapidement la ville, puis roulèrent longuement sur la route qui, deux kilomètres à l’intérieur des terres, suivait les courbes de la côte. De temps à autre, entre deux buttes sablonneuses, Dudley apercevait l’océan clair et scintillant. Plus on s’éloignait de la mer, plus le terrain devenait accidenté. Au loin, s’étirait une chaîne de collines de taille respectable. Il n’y avait ni nuages, ni vent. La luminosité intense donnait à l’herbe touffue et aux roseaux une teinte sombre, proche de celle du jade. Des arbustes broussailleux poussaient de part et d’autre de la route. À première vue, ils ressemblaient aux palmiers de la Terre, sauf que leurs feuilles, pareilles à des branches de cactus, étaient dotées de monstrueuses épines rouges. À cinquante kilomètres de la ville, la route s’enfonçait dans les terres. Lion Walker fit un geste compliqué de la main et le pick-up bifurqua obligeamment, continuant sur une étroite piste de sable. Dudley baissa sa vitre pour respirer l’air marin beaucoup moins salé que sur les autres mondes de ce type. — Vous avez vu comme la route est loin de la côte ? lui dit Lion Walker. Ça leur fera plein de superbes terrains en bord de mer. D’ici une trentaine d’années, quand la ville se sera suffisamment développée, ils les vendront au moins dix mille dollars l’acre. La région sera bientôt criblée de résidences secondaires. — Cela vous dérange à ce point ? — Non, répondit-il en partant d’un rire bruyant. Moi, je ne serai plus là pour voir ça. Ils continuèrent encore sur une quinzaine de kilomètres avant d’arriver chez Lion Walker. Celui-ci s’était installé dans une petite baie protégée par une ceinture de dunes épaisse de plusieurs kilomètres. Il vivait dans un bungalow recouvert de corail blanc perle situé à cent mètres à peine de la plage. En façade, une grande véranda donnait directement sur la mer. Le grand dôme de l’observatoire, tout en béton et métal, était un peu plus éloigné de l’eau. Un labrador doré accourut en remuant la queue pour les accueillir. Lion Walker le caressa longuement en se dirigeant vers sa demeure. Bien qu’il se trouvât encore à une vingtaine de mètres de l’entrée, Dudley entendit quelqu’un crier à l’intérieur. — Mon Dieu, marmonna l’homme, ça s’est encore mal passé. Le volet en bois de la porte d’entrée s’ouvrit violemment, et une jeune femme sortit en trombe. Dudley la trouva réellement magnifique, alors qu’il était habitué à fréquenter de jeunes et jolies étudiantes. — C’est un porc, cracha-t-elle au visage de Lion Walker en passant près de lui sans s’arrêter. — Je n’en doute pas, répondit timidement celui-ci. La femme ne l’entendit probablement pas, car elle était déjà loin. Droite comme la justice, le menton levé bien haut, elle marchait vers les dunes avec détermination. Le labrador la regarda tristement avant de se retourner vers son maître. — Ne t’inquiète pas, lui dit celui-ci en lui tapotant la tête. Elle sera de retour pour te donner ta pâtée. Ils étaient presque arrivés à la porte lorsque celle-ci s’ouvrit de nouveau. Cette fois, il s’agissait d’un jeune homme aux traits androgynes, presque aussi beau que la jeune femme. S’il n’avait pas été torse nu, Dudley aurait eu du mal à se prononcer sur son sexe. — Où croit-elle aller comme ça ? demanda-t-il d’une voix geignarde. — Je l’ignore, répondit Lion Walker, résigné. Elle ne me l’a pas dit. — En tout cas, je ne vais pas lui courir après, ajouta le jeune homme en se dirigeant vers la plage. Les épaules voûtées, pieds nus, il marchait en shootant dans le sable. Lion Walker ouvrit la porte et invita Dudley à entrer. — Désolé de vous infliger cela, dit-il. — Qui sont-ils ? — Scott et Chi, mes colocataires. Je les aime énormément, mais parfois, je me demande si cela en vaut la peine… Vous êtes marié ? — Oui. En fait, j’ai été marié plusieurs fois. — Donc vous savez ce que c’est. La maison était meublée dans un style classique et minimaliste à la fois, parfaitement en accord avec le décor extérieur. Au centre du salon, il y avait une grande cheminée circulaire. Des fenêtres en forme de demi-cercle offraient une vue imprenable sur la mer. Un climatiseur rafraîchissait l’air juste ce qu’il fallait. — Asseyez-vous. Je vous sers un verre ? Nous irons voir le télescope dans une minute. Vous m’en direz des nouvelles. À mon avis, vous ne serez pas déçu. — Merci, dit Dudley en prenant place dans un grand canapé. Il se sentait un peu fade et terne dans un pareil décor. Ce n’était pas juste le luxe de la maison et la beauté de la nature environnante, mais également la vivacité des gens qui vivaient ici. — Je ne m’attendais pas vraiment à cela, avoua-t-il un peu plus tard, lorsqu’il eut bu un peu du scotch – cinquante ans d’âge – de Lion Walker. — Vous vous attendiez à trouver quelqu’un comme vous, sans vouloir vous offenser… — Peut-être bien. Mais dites-moi, qu’est-ce que vous faites ici exactement ? — Disons que ma famille est assez riche. Pas comme sur la Terre, bien sûr, mais raisonnablement riche. Je suis né avec un beau portefeuille d’actions, que j’ai fait fructifier plus tard en me lançant dans le commerce de matières premières. C’était il y a deux rajeunissements de cela. Depuis, je me contente de fainéanter. — Pourquoi ici ? Pourquoi Tanyata ? — Parce qu’on est à la limite du monde connu. Parce qu’on ne peut pas aller plus loin, à part Far Away, bien sûr. C’est bête à dire, mais c’est la vérité. La nuit, je peux m’asseoir sur la plage, contempler le ciel et voir dans quelle direction va l’humanité. Il y a tant de merveilles à voir là-haut. Voilà pourquoi j’observe les étoiles. Quant aux deux crétins que nous venons de croiser, ils ne voient pas plus loin que le bout de leur nez. Ici, nous vivons dans le paradis de nos ancêtres. Eh bien, moi, je peux voir au-delà, je peux voir notre avenir. C’est formidable, vous ne trouvez pas ? — En effet. — D’ici, je contemple des étoiles qui sont invisibles de la Terre sans matériel perfectionné. Et j’ai envie de faire leur connaissance. — Moi aussi, dit Dudley en le saluant de son verre en cristal vieux de cent cinquante ans, puis il avala son scotch d’une traite. Le jeune couple refit son apparition deux heures plus tard, après s’être quelque peu calmé. L’air penaud, Scott et Chi serrèrent la main de Dudley. Pour se faire pardonner, les deux jeunes gens entreprirent d’allumer un grand feu de joie sur la plage avec du bois flotté à l’écorce étrangement enchevêtrée. Le soleil avait commencé à couler dans l’océan. Des étincelles orange vif jaillissaient de la pointe des flammes et tourbillonnaient très haut au-dessus du sable. On mit des pommes de terre au cœur du brasier et on prépara une grille de barbecue de fortune. — Peut-on voir les Dyson d’ici ? demanda Scott lorsque les étoiles commencèrent à apparaître dans le ciel. — Non, répondit Dudley. Pas à l’œil nu. Elles sont beaucoup trop loin. On voit à peine la Terre d’ici, et les Dyson se trouvent à mille années-lumière de la planète mère. — Alors, quand ont-elles été… enfermées ? — C’est une excellente question. À dire vrai, nous n’en savons rien. C’est justement l’objet de mon projet d’observation. Il n’était pas encore disposé à dévoiler ce qu’il avait vu. Il était même prêt à enterrer tout le travail qu’il avait effectué si son observation de ce soir n’était pas concluante. Il ne pouvait pas se permettre de se faire remarquer. Il avait trop besoin de ce boulot et de sa retraite. Après 2050, l’astronomie avait cessé d’appartenir au domaine exclusif des sciences pures. Comme il était devenu possible de voir de près tous les types d’étoiles, il n’y avait plus aucune raison de favoriser la profession. Cela faisait longtemps déjà que CST détenait le quasi-monopole de l’observation à visée commerciale. Dans ces conditions, très peu d’établissements d’enseignement supérieur prenaient la peine de financer un département d’astronomie digne de ce nom. Ce qui signifiait qu’il lui serait extrêmement difficile de retrouver du travail. Une heure après le coucher du soleil, Dudley et Lion Walker se rendirent à l’observatoire de ce dernier. L’intérieur en était assez peu différent de celui de Gralmond. Un vaste espace vide, au centre duquel se dressait le cylindre massif du télescope, posé sur une structure complexe faite de poutrelles en métal et d’électromuscles. Toutefois, les boîtiers de commande des senseurs qui entouraient le siège semblaient infiniment plus perfectionnés que ce que pouvait s’offrir son université. Le long du mur, de part et d’autre de la porte, s’alignaient des moniteurs soigneusement entretenus. Dudley inspecta la salle en tournant sur lui-même et se sentit instantanément plus calme. A priori, il n’y avait aucune raison pour qu’il ne puisse pas mener son observation à bien. Il ne lui restait qu’à mettre à l’épreuve sa mémoire des événements… Le phénomène avait-il réellement pu se produire aussi rapidement ? Cinq mois plus tard, il n’en était plus très sûr. Il se rappelait cette fameuse nuit à peine mieux qu’un rêve. Lion Walker s’approcha du télescope et se mit à faire des gestes étranges. Comme s’il mimait un robot, ses bras et ses jambes se soulevaient et se pliaient de façon saccadée. Soudain, le dôme commença à s’ouvrir. Les électromuscles du télescope se tendirent en silence, alignant le cylindre avec le quartier de ciel dans lequel étaient supposées se trouver les deux étoiles de Dyson. Le corps de Lion Walker continuait à se tordre. Puis l’homme entreprit de claquer des doigts sur le rythme d’une musique qu’il était seul à entendre. Les moniteurs sortirent de leur torpeur un à un, affichant les images des différents senseurs. Dudley se précipita vers eux. La qualité des projections était parfaite. Il repéra immédiatement le champ stellaire et nota une légère variation dans les motifs. — De quel genre de liaison disposons-nous ? demanda-t-il à son assistant virtuel. — La cybersphère de la planète est négligeable. Néanmoins, nous sommes reliés à la station planétaire par une ligne terrestre. La bande passante disponible est largement suffisante. Je suis prêt à ouvrir une communication avec l’unisphère. — Parfait. Commence l’enregistrement un quart d’heure avant l’heure estimée de l’enveloppement. Je veux une sauvegarde totale de toutes les données dans un coffre-fort virtuel, ainsi qu’une vérification en bonne et due forme de l’unisphère. — Compris. Lion Walker avait cessé sa danse mystique. Le télescope s’était lui aussi immobilisé. — Votre histoire, c’est vraiment du sérieux ? demanda-t-il en levant un sourcil. — Ouais. Un coffre-fort et l’aval de l’unisphère, cela coûtait beaucoup d’argent. Si l’on ajoutait à cela le prix du voyage, les prochaines vacances de la famille Bose semblaient bien compromises. Encore un détail que Dudley avait choisi de ne pas révéler à sa femme. Mais il n’avait pas eu le choix. Grâce à cette authentification, son observation ne souffrirait aucune discussion. Dudley s’assit sur une chaise en plastique près du télescope et, le menton posé sur la main, s’abîma dans la contemplation des projections holographiques des moniteurs. Lentement, alors qu’il regardait le ciel noir sans cligner des yeux, les étoiles jaillirent de sous la ligne d’horizon. Lion Walker fit quelques réglages mineurs et, bientôt, Dyson Alpha apparut sur tous les écrans. Il ne se passa rien pendant quatre-vingts minutes. Le point de lumière de l’étoile se comporta tout à fait normalement sur toutes les bandes du spectre. Lion Walker essaya à plusieurs reprises de faire dire à Dudley ce qu’ils étaient censés observer. En vain. Finalement, il baissa les bras et s’affala dans un fauteuil près de l’astronome. Il avait l’habitude de passer de longues nuits tout seul, mais le fait d’avoir de la compagnie sans pouvoir en profiter lui était étrangement insupportable. L’assistant de Dudley ouvrit une liaison avec l’unisphère et confirma l’ouverture d’un coffre-fort virtuel. L’événement se produisit à l’heure prévue, alors que personne ne l’espérait plus vraiment. Dyson Alpha disparut. — Oui ! hurla Dudley en bondissant sur ses pieds et en envoyant la chaise rouler sur le sol. Oui, oui, oui ! Je le savais ! Vous avez vu ? demanda-t-il en se tournant vers Lion Walker et en arborant un sourire niais. — Ouais, répondit celui-ci avec calme. J’ai vu. — Oui ! Dudley se figea. — Est-ce qu’on l’a eu ? demanda-t-il, inquiet, à son assistant. — L’unisphère confirme l’enregistrement. Les données sont protégées par un coffre-fort virtuel. Le sourire de l’astronome s’élargit. — Vous vous rendez compte ? demanda Lion Walker en tâchant de garder son calme. — Je me rends compte. — Mais c’est impossible, mon vieux ! Complètement impossible. On ne peut pas éteindre une étoile comme ça. On ne peut pas… — Je sais. C’est formidable, n’est-ce pas ? 2 Adam Elvin sortit de la station planétaire de Tokat, la capitale de Velaines. Il prit son temps et passa calmement entre les piliers de marbre, dont les cannelures étaient truffées de senseurs. S’il devait se faire arrêter, autant que ce soit maintenant. Plus tard, il risquerait de compromettre l’ensemble de la mission. Le citoyen moyen du Commonwealth ne se doutait même pas de l’existence de tels systèmes de surveillance. Adam, lui, se frottait à eux depuis qu’il était sorti de l’enfance. CST ne plaisantait pas avec la sécurité de ses installations. Le risque de sabotage existe toujours. C’est pourquoi les senseurs étaient équipés de logiciels de reconnaissance visuelle capables de comparer le visage des passagers avec ceux de tous les récidivistes connus. Grâce aux procédés de modelage cellulaire, Adam avait changé de traits – et de taille – un nombre incalculable de fois. Enfin, pas tout à fait – en moyenne, c’était deux fois par an. Évidemment, le traitement ne pouvait pas stopper le vieillissement de ses articulations et de ses os. Mais au moins le débarrassait-il du tissu cicatriciel qu’il ne manquait pas d’amasser entre deux transformations. Et puis, il avait le choix entre une grande variété de traits. Mais il avait soixante-quinze ans et essayer de déguiser son âge lui semblait une vanité inutile. D’autant plus qu’un vieillard avec un visage d’adolescent constituait une vision pour le moins pitoyable. Le reste de son corps – trop massif et trop lent – trahissait son véritable état physique. Ceux qui le faisaient étaient immédiatement rangés dans la catégorie des perdants, trop pauvres pour pouvoir se permettre un véritable rajeunissement, et trop vaniteux pour avoir la force de se passer d’un changement de peau. Il arriva près de la station de taxis et utilisa son assistant virtuel pour appeler une voiture. Il n’avait déclenché aucune alarme. Aucune alarme audible, en tout cas, se dit-il. Toutefois, avec elle, on n’était jamais sûr de gagner la partie. Elle était maligne et se rapprochait inexorablement de lui. Si elle lui avait tendu un piège sur Velaines, elle n’avait pas l’intention de l’attraper aujourd’hui. Dommage. Pour le moment, il était libre de poursuivre sa mission. Aujourd’hui, il était quelqu’un de neuf, quelqu’un que les fichiers du Commonwealth ne connaissaient pas. D’après son dossier, il s’appelait Huw North, était né sur Pelcan et avait soixante-sept ans – c’était sa première vie… Il était ingénieur chez Bournewell, et l’on pouvait affirmer sans risquer de se tromper qu’il avait des problèmes de poids. Dans un monde où tout le monde faisait attention à sa ligne, ses cent quinze kilos ne passaient pas inaperçus. D’autant plus que son visage rond, bouffi et rougeaud transpirait abondamment. Ses cheveux gris et filasse étaient peignés sur son front d’une façon qui défiait la mode du jour. Son ample imperméable marron aux revers disproportionnés était ouvert sur un costume gris mal repassé. Un gros homme avec une toute petite vie, quelqu’un qu’on ne remarquait jamais. Le modelage cellulaire était le traitement cosmétique des pauvres et des vaniteux, mais il servait rarement à ajouter de la graisse et à donner à la peau du patient un teint cireux. Il n’y avait rien de mieux pour tromper les gens. Il ne faut pas te laisser endormir par ton apparent succès, se dit Adam en installant son imposante carcasse dans le taxi, qui le conduisit à l’hôtel Westpool. Là, il paya immédiatement pour deux semaines. Il avait une chambre double au huitième étage. Les fenêtres en étaient scellées, et le climatiseur réglé trop fort à son goût. Il avait le sommeil léger, et le bruit de ce dernier l’empêcherait de dormir pendant des heures. Comme chaque fois. Il sortit tous les vêtements de sa valise, puis s’occupa de la sacoche qui contenait son kit de survie, à savoir deux costumes, dont un beaucoup trop petit, une trousse de secours, de l’argent, un billet aller-retour EdenBurg-Velaines avec l’aller déjà oblitéré, deux ordinateurs portables extrêmement sophistiqués contenant des logiciels pirates, ainsi qu’un étourdisseur ionique parfaitement légal, quoique légèrement modifié et mortel à bout portant. Une heure plus tard, Adam quitta l’hôtel et se promena un peu sous le soleil brûlant, afin de se familiariser avec la ville. Le trafic était dense dans les deux sens, et les routes encombrées de taxis et de camionnettes. Aucun de ces véhicules n’utilisait de moteur à explosion ; tous étaient équipés de batteries à supraconducteurs. Cette partie-ci de la ville était encore respectable, car très proche du quartier des affaires et des centres commerciaux. Néanmoins, à quelques pâtés de maisons de là, l’état des reconstructions se dégradait brusquement. Autour de lui, il y avait des magasins, des bureaux et des immeubles d’habitation ornés de terrasses et ne dépassant pas quatre ou cinq étages. Des bâtiments publics construits dans le style impérial russe flanquaient des parcs soigneusement entretenus. Au loin, à l’extrémité de ces rues parfaitement rectilignes, se trouvaient les tours du cœur de la ville. Régulièrement, il passait sous des rails aériens, artères de béton juchées sur de hauts piliers sur lesquelles circulaient les trains qui menaient à la station planétaire. La planète Velaines se trouvait dans l’espace de phase un, à cinquante années-lumière seulement de la Terre. Ouverte à la colonisation depuis 2090, son économie et son industrie étaient très prospères. Elle avait une population de deux milliards d’habitants, au niveau de vie plutôt élevé. En somme, c’était le genre de monde que les colonies plus récentes rêvaient de devenir. Mais, du fait de son histoire relativement longue, les premiers signes de décadence avaient fait leur apparition. Dans le type d’économie de marché que pratiquait la planète, tout le monde ne pouvait pas devenir suffisamment riche pour s’offrir des rajeunissements répétés. Les quartiers dans lesquels vivaient les oubliés de cette société étaient à l’image de leur statut financier. Les routes étaient craquelées et bosselées, les stations et les tramways trop peu nombreux. C’était dans ces endroits-là que s’installait la pourriture. Dans ces impasses tristes, des vies humaines étaient sacrifiées sur l’autel de la déesse économie. Pour Adam, l’existence de telles inégalités – alors que le Commonwealth se portait très bien – était inadmissible. Ces quartiers défavorisés, il voulait les voir disparaître. Mais, pour le moment, il en avait besoin pour dissimuler ses activités. Au bout de la 53e Rue, il trouva un hôtel A+A, dans lequel il loua une chambre sous le nom de Quentin Kelleher. Les A+A étaient des franchises, dans lesquelles les gérants étaient aussi chargés de la maintenance. La réception électronique accepta le transfert de dollars augustéens effectué par son tatouage et lui donna un code pour la chambre 421. Celle-ci se résumait à un carré de trois mètres de côté avec une cabine de douche et un distributeur. Il y avait un lit avec un matelas synthétique, une chaise et une étagère rétractable. Comme la chambre se trouvait dans un coin de la structure, il pouvait profiter de deux fenêtres. Il demanda au distributeur des draps jetables, trois repas sous vide, deux litres d’eau minérale et une trousse de toilette. Une minute plus tard, le mécanisme bourdonna et recracha tout ce qu’il avait commandé. Après cela, il alluma l’un de ses ordinateurs de poche, qu’il mit en mode sentinelle, afin de scanner la chambre. Ainsi, si quelqu’un venait à y entrer, son assistant virtuel serait immédiatement informé par le biais d’un courrier électronique crypté. Mais cela n’arriverait pas. Velaines était fière de sa faible criminalité. Et puis, quiconque en était réduit à dormir dans un A+A ne pouvait pas posséder d’objets de valeur. Les choses se présentaient plutôt bien pour lui. Ce soir-là, Adam prit le métro-tram pour se rendre dans un autre quartier légèrement décrépit de la ville. Au milieu des boutiques fermées et des bars ouverts, il trouva une porte au-dessus de laquelle était affiché: Parti socialiste intersolaire Velaines, 7e section Son assistant virtuel transmit le numéro de sa carte du parti à la porte, qui s’ouvrit instantanément. À l’intérieur, Adam trouva exactement ce qu’il avait imaginé : une volée de marches en bois menant à deux pièces dont les fenêtres étaient condamnées depuis longtemps. Dans l’une d’elles, il y avait un bar qui servait de la bière bon marché et des alcools à l’aspect redoutable dans des bouteilles en céramique. Un portail de jeu occupait la quasi-totalité de la seconde pièce, sur le pourtour de laquelle avaient été disposées des chaises pour les spectateurs. Plusieurs hommes assis au comptoir se turent lorsqu’Adam fit son apparition. Un type vêtu d’un costume, de si piètre qualité fût-il, n’avait pas sa place dans cette salle. — Une bière, s’il vous plaît, demanda-t-il au barman. Il posa quelques dollars terriens sur le comptoir – la plupart des mondes les acceptaient sans poser de question. L’homme posa une bouteille devant lui. Adam en but une gorgée sous le regard des autres clients. — Pas mauvaise, commenta-t-il. Il parvint même à ne pas faire la grimace. Il appréciait le fait que le club socialiste refusât d’acheter de la bière aux grandes brasseries industrielles, mais au moins aurait-il pu se donner la peine de dégotter un petit producteur digne de ce nom. — Vous êtes nouveau en ville, camarade ? demanda le barman. — Je suis arrivé aujourd’hui. — Vous comptez rester ici longtemps ? — Un petit bout de temps. Je suis à la recherche d’un camarade nommé Murphy. Nigel Murphy… Un homme assis à l’autre bout du zinc se leva. — C’est moi-même, dit-il. Il était mince et plus grand qu’Adam, et son visage étroit n’inspirait pas confiance. Adam supposa qu’il n’en était qu’à sa première vie. Il avait une couronne de cheveux gris, et ses vêtements étaient ceux d’un ouvrier ordinaire : un jean, une chemise à carreaux, une veste doublée ouverte et un bonnet de laine fourré dans une poche. Il était couvert de poussière, comme s’il venait tout juste de sortir de l’usine ou de l’atelier. Mais la façon dont il regardait Adam ne laissait aucune place au doute : il s’agissait bien d’un leader. — Huw North, dit Adam en lui serrant la main. Un de mes collègues est venu ici la semaine dernière. — Vraiment ? Cela ne me dit rien, répondit Nigel Murphy. — Il m’a dit que vous étiez l’homme à qui parler. — Cela dépend du sujet que vous voulez aborder, camarade. Adam réprima un soupir. Combien de fois avait-il accompli ce rituel ? Depuis le temps, il n’avait toujours pas appris à sauter l’étape de ces conversations ineptes pour aller directement à l’essentiel. Il devait jouer la même comédie encore et encore. Il devait donner l’occasion au type du cru de faire le beau devant ses amis. — J’ai quelques petits problèmes, reprit Adam. Puis-je vous offrir un verre ? — Vous pouvez faire ce que vous voulez de votre argent, camarade, dit un autre type, assis derrière Nigel Murphy. Vous en avez un paquet, pas vrai ? Vous croyez que notre amitié est à vendre ? Adam sourit au pilier de bistrot. — Je ne veux pas de votre amitié, répondit-il. Et je suppose que la mienne ne vous intéresse pas non plus. L’homme eut un sourire en coin et se retourna vers ses amis. Il avait l’air d’avoir dans les trente-cinq ans, et se comportait avec une impétuosité qui suggérait que c’était là son âge véritable. — Vous en êtes sûr ? — Qui êtes-vous ? — Je m’appelle Sabbah. Pourquoi, ça vous dit quelque chose ? — Eh bien, Sabbah, si vous étiez mon ami, vous seriez un fugitif, et vous risqueriez la mort en permanence. Une mort définitive, j’entends. Dans le bar, plus personne ne souriait. Le pistolet ionique formait une bosse réconfortante dans la poche de sa veste. — Peut-être y en a-t-il parmi vous qui se souviennent du 21 novembre 2344 ? demanda Adam en les défiant tous du regard. — La station d’Abadan, dit calmement Nigel Murphy. — C’était vous ? dit Sabbah. — Disons que j’étais dans la région à ce moment-là. — Quatre cent quatre-vingts tués, reprit Murphy. Dont un tiers de morts totales. La plupart étaient des enfants, qui n’avaient pas encore d’implants-mémoires. — Le train avait du retard, dit Adam. À l’évocation de ces événements, sa gorge s’assécha. Il revoyait la scène dans ses moindres détails. Il avait toujours refusé l’effacement de mémoire, la solution de facilité. Vivez avec les conséquences de vos actes. Alors, toutes les nuits, il rêvait de cette explosion ; il revoyait le train dérailler juste devant le portail. Les wagons se renversant sur d’autres voies à une heure de grande affluence. Quinze trains étaient entrés en collision, s’étaient disloqués, avaient explosé, crachant une pluie d’éléments radioactifs. Et puis tous ces cadavres. — C’était la mauvaise section de voie à la mauvaise heure. Notre cible, c’était le train de marchandises de Kilburn. Des récoltes… — Vous vouliez empêcher les gens de manger ? demanda Sabbah en ricanant. — Sommes-nous dans un repaire de poivrots ou bien dans une cellule du parti socialiste ? Ne savez-vous rien du parti que vous soutenez ? Ignorez-vous complètement notre raison d’être ? Certains trains de marchandises sont spécialement conçus pour emprunter les portails de type zéro – ceux qui ne mènent nulle part. Évidemment, CST cache l’existence de ces trains et de ces portails au public. La compagnie a dépensé des millions pour concevoir ces trains capables de fonctionner en chute libre et dans le vide. Des millions de dollars pour fabriquer des machines dont l’unique fonction est de vider leur cargaison dans l’espace. De l’autre côté de ces portails, il y a juste une voie de chemin de fer suspendue dans le néant. Personne ne sait où exactement, mais cela ne fait rien, puisque ce système existe pour nous permettre de nous débarrasser de toutes les substances dangereuses que nous rejetons. Ils envoient ces trains et leurs wagons pleins de déchets de l’autre côté, et hop ! Ni vu, ni connu ! Sauf que les récoltes de céréales ne constituent pas des déchets dangereux pour la santé. Et pourtant, on déverse tous les ans des dizaines de milliers de tonnes de grain parfaitement sain dans le vide. Il y a des machines, dans les wagons, qui poussent le grain à l’extérieur, pour être sûr de ne rien ramener à la maison. Et vous savez pourquoi ils font tout cela ? — Le marché, dit Nigel Murphy avec une pointe de lassitude. — Exactement. Le marché. Surabondance de nourriture rime avec baisse des cours. Les types qui vivent du travail des autres ont besoin de contrôler la production pour maintenir artificiellement le prix des matières premières, de manière à se remplir tranquillement les poches. L’équation est simplissime : les trains déversent le surplus de nourriture dans le vide, et les consommateurs continuent à payer leurs achats au prix fort. Une société qui permet qu’une pareille chose arrive est fondamentalement mauvaise. Car le cas des céréales n’est qu’un exemple parmi d’autres. Et tout cela à cause de l’économie de marché et des capitalistes. Adam plongea son regard dans celui de Sabbah. Une fois de plus, il savait qu’il était allé trop loin, qu’il donnait trop d’importance à son propre engagement. Mais il s’en moquait. Car il était ainsi fait. Même si, aujourd’hui, il avait d’autres priorités, les causes supérieures ne manquaient jamais de l’exalter. — Voilà pourquoi j’ai rejoint le parti : pour mettre un terme à cette injustice monstrueuse. Voilà pourquoi j’ai voué ma vie au parti socialiste. Voilà pourquoi je mourrai, pour de bon, en tant que membre du parti. Parce que je crois que l’espèce humaine ne mérite pas d’être avilie par cette bande de bâtards, de ploutocrates d’un autre âge. Et toi, petit ? Qu’est-ce que tu en penses ? — Merci pour ce petit rappel, s’empressa d’intervenir Nigel Murphy, qui se tenait entre Adam et Sabbah. Ici, nous sommes tous des membres dévoués du parti, Huw. Nos parcours sont très différents, mais nous partageons les mêmes objectifs. D’un geste de la main, il signifia à Sabbah et aux autres de rester au bar. — Je pense que nous avons à parler, dit-il à l’attention d’Adam en l’entraînant vers une porte étroite. L’arrière-salle servait à entreposer les fûts de bière et toutes les saletés qu’un bar peut accumuler au cours des ans. La lumière venait d’une bande polyphoto collée au plafond. Lorsque la porte fut fermée, son assistant virtuel informa Adam que sa connexion à la cybersphère venait d’être interrompue. — Je suis désolé, dit Nigel Murphy comme ils s’asseyaient tous les deux sur des fûts vides. Les camarades ne sont pas habitués à voir de nouveaux visages. — Vous voulez dire que le parti stagne sur Velaines ? Murphy acquiesça à contrecœur. — J’en ai bien peur. Nous grappillons à peine deux pour cent des voix aux élections. Et encore faut-il compter parmi elles les votes de protestation contre les partis principaux. Les actions directes que nous menons contre les compagnies sont si… Je ne sais pas… Puériles ? C’est comme si nous essayions de briser une planète avec un marteau en caoutchouc. Sans compter que le risque existe de commettre une bavure, comme sur Abadan. Après tout, le socialisme ne nous enseigne pas comment tuer des innocents. Le socialisme, c’est la justice. — Je sais. C’est difficile, croyez-moi, et je me bats pour notre cause depuis bien plus longtemps que vous. Mais nous devons continuer de croire qu’un jour tout ceci va changer. Aujourd’hui, la politique du Commonwealth se résume à un impérialisme sauvage. Un marché en perpétuelle expansion : les adeptes de l’économie de marché ne peuvent rêver mieux. Toutefois, ce système est voué à l’échec. La phase trois de l’expansion est déjà bien moins rapide et agressive. Le processus est sur le déclin. Lorsque cette folie aura cessé, nous pourrons consacrer nos ressources à des projets sociaux, plutôt qu’économiques. — Oui, avec un peu de chance, dit Nigel Murphy en levant sa bouteille de bière. Alors, dites-moi, que puis-je faire pour vous ? — J’ai besoin de rencontrer certaines personnes. Il me faut des armes. — Encore envie de faire sauter des trains ? — Ouais, répondit Adam avec un sourire forcé. Encore. Vous pouvez organiser cela pour moi ? — Je peux essayer. J’ai moi-même acheté quelques petites bricoles ces dernières années. — Je n’ai pas l’intention de me contenter de « petites bricoles ». — Je connais une femme qui pourra sans doute vous aider. Je lui demanderai. — Merci. — Qu’est-ce que vous cherchez, exactement ? Adam lui tendit une liste de matériel. — Voici ma proposition : vous pourrez commander des armes pour votre propre section, pour un montant égal à dix pour cent du total de mes propres achats. Disons que ce sera votre commission. — Votre liste est assez impressionnante. — La section à laquelle j’appartiens n’a pas envie de plaisanter. — Très bien, conclut Nigel Murphy en jetant un nouveau coup d’œil à la liste. Donnez-moi le code d’accès de votre assistant, et je vous préviendrai quand j’aurai organisé un rendez-vous. — Parfait. Juste une question : avez-vous accueilli de nouveaux membres récemment ? Dans les deux ou trois derniers mois ? — Non. Malheureusement, cela fait neuf mois que je n’ai pas eu à faire de nouvelles cartes. Je vous l’ai dit, nous ne sommes pas très à la mode en ce moment. Toutefois, d’ici quelques semaines, nous allons faire le forcing auprès des syndicats ouvriers. Pourquoi ? — Pour rien… Sabbah se détestait lorsqu’il faisait ce genre de choses. Le camarade était manifestement bien placé dans la hiérarchie du parti ; c’était probablement un cadre exécutif. Ce qui signifiait qu’il croyait vraiment tout ce qu’il disait. Surtout s’il n’avait pas menti sur l’histoire du train. Sabbah aussi avait foi en la cause. Évidemment. Comment pourrait-il en être autrement ? Dans cette société de merde, tout le monde semblait devoir se débrouiller mieux que lui. Et Sabbah détestait cela. D’autant plus qu’il n’aurait pas de deuxième vie pour retenter sa chance. De toute façon, la société était structurée de façon à l’empêcher de s’en sortir. C’est pour cette raison que les thèses du parti socialiste lui avaient plu. Le but des activistes était de permettre aux types comme lui de vivre décemment. Ce qui rendait son boulot actuel d’autant plus difficile. Le camarade œuvrait activement pour abattre les compagnies et renverser l’État ploutocratique qui les soutenait. Ce qui était bien plus que ce que lui, Sabbah, avait fait dans sa propre section. Ici, on se contentait d’organiser des réunions, durant lesquelles on se disputait pendant des heures et des heures. Et puis, il y avait le démarchage électoral, ces journées passées à se faire insulter, à se faire traiter avec un profond mépris par ces gens qu’ils étaient censés aider. Sans oublier les manifestations organisées devant les bureaux des patrons ou dans les cours des usines. Sabbah avait perdu le compte des fois où il s’était retrouvé du mauvais côté du fouet électrique d’un policier. La seule chose qui le retenait encore de partir, c’était les autres membres de la section. En dehors de ces derniers, il n’avait pas beaucoup d’amis. Il n’en avait même plus du tout. Mais il n’avait plus le choix. Il avait rencontré la femme neuf ans plus tôt. Le job qu’elle lui avait proposé cette nuit-là était si facile qu’il eût été criminel de le refuser. Il avait fait le boulot avec deux anciens collègues de gang, avec lesquels il avait l’habitude d’emprunter la camionnette de la maison de redressement pour faire des virées en ville. Cette fois-là, il s’était agi de piller un camion venant de la station planétaire et faisant la tournée de différents magasins de la ville. La remorque était pleine de marchandises en provenance d’Augusta. Des trucs de qualité supérieure. Le camion était vieux et son alarme ridicule… Grâce à un logiciel pirate acheté à un contact, ils avaient intercepté le véhicule et l’avaient vidé en à peine dix minutes. En plus de son salaire, Sabbah avait même ramené quelques robots ménagers à la maison… … Elle l’attendait de l’autre côté de la porte : une femme d’âge mûr, aux traits asiatiques et aux longs cheveux noirs striés de mèches grises, vêtue d’un tailleur très élégant. Elle se tenait dans son salon, dans son deux-pièces pourri, comme si elle en était la propriétaire. —Tu as le choix, lui dit-elle comme il la regardait bêtement. Soit je te tue – ce serait de la légitime défense, bien entendu, puisque tu aurais attaqué une fonctionnaire du gouvernement dans l’exercice de ses fonctions –, soit nous faisons un marché, et tu sauves ta queue. — Mais…, fit Sabbah en fronçant les sourcils et en se retournant vers sa porte, dont le système d’alarme, manifestement n’avait pas fonctionné. — Tu penses peut-être que la sécurité sociale de Velaines paiera pour ta nouvelle queue, Sabbah ? Parce que, au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, c’est bien ce que je vise. Horrifié, il constata qu’elle avait une sorte de petit tube métallique noir à la main, et que celui-ci était effectivement pointé vers son entrejambe. Lentement, il fit descendre les boîtes contenant les robots le long de sa poitrine et les plaça devant cette partie si fragile de son anatomie. — Si vous êtes vraiment flic, vous… Le craquement produit par l’arme le fit se recroqueviller. Des morceaux de polystyrène volèrent, et un robot tomba par terre. Les pattes de la petite machine semblable à un crabe remuèrent convulsivement quelques secondes, avant de s’immobiliser mollement. Sabbah serra encore plus fort la boîte restante. — Est-ce que tu m’as bien comprise ? demanda la femme. — Oui, madame. — Tout ce que je veux, c’est que tu me rendes un petit service. Un tout petit service. Tu feras ça pour moi, pas vrai ? — De quoi parlez-vous ? — Un jour, un homme rendra visite à ta section. Je ne peux pas te dire comment il s’appellera, car il change de nom tout le temps. Il voudra acheter des trucs illégaux – des armes probablement, des logiciels pirates de type kaos, des échantillons de maladies, ou encore des pièces détachées trafiquées. Tu le reconnaîtras sans peine. Un bien vilain monsieur, je te le dis… Il t’expliquera qu’il se bat pour une cause juste, qu’il est un membre dévoué du parti. Mais c’est un menteur, un terroriste, un anarchiste, un assassin. Alors, je veux que tu me préviennes lorsque tu le verras. OK ? Avait-il le choix ? Son arme était toujours pointée sur lui, sur sa… — Oui, bien sûr. Je vous tiendrai au courant. — Parfait. — Quand est-ce qu’il va venir ? — Je n’en sais rien. Peut-être demain, peut-être dans trente ans, peut-être jamais. Peut-être que je lui aurai mis la main dessus avant qu’il arrive sur Velaines. — Ah… D’accord… — Maintenant, retourne-toi. — Pardon ? — Tu m’as très bien comprise, dit-elle en faisant un pas vers lui. À contrecœur, Sabbah pivota sur ses talons. Elle lui agrippa les mains, le forçant à lâcher le second robot. Subitement, un bandeau de métal s’enroula autour de ses poignets. — Eh ! Mais qu’est-ce que… — Tu es en état d’arrestation. Pour vol. — C’est une plaisanterie ou quoi ? J’ai accepté de vous aider. On a conclu un marché, non ? Il essaya de tourner la tête pour la regarder dans les yeux, mais sa mâchoire inférieure rencontra le canon de son arme. — Il n’y a pas de marché. Tu as fait un choix, c’est tout. — Mais si ! hurla-t-il. J’accepte de vous aider et, vous, vous me tirez de ce merdier ! — On s’est mal compris, dit-elle, impitoyable. Je n’ai jamais dit ça. Tu as commis un délit et tu dois assumer les conséquences de ton acte. Tu passeras donc en jugement. — Va te faire foutre, salope ! Va te faire enculer ! J’espère que ton terroriste fera sauter des centaines d’hôpitaux et d’écoles. J’espère qu’il rasera ta putain de planète. — Il ne le fera pas. Une seule planète l’intéresse et, avec ton aide, nous pourrons l’empêcher de lui faire davantage de mal. — Mon aide ? couina-t-il, tant il était choqué. Tu peux toujours me sucer, il est hors de question que je t’aide. On avait conclu un marché… — Très bien. Je demanderai au juge de se montrer indulgent. — Hein ? Il n’y comprenait plus rien. Dès le départ, elle lui avait fichu la trouille. Maintenant, il se demandait même si elle était vraiment flic. Elle lui faisait plutôt l’effet d’une tueuse en série. — Je lui dirai que tu as coopéré et que tu es d’accord pour devenir mon indic. Toutefois, ce détail figurera dans ton dossier. Lequel ne sera pas crypté, évidemment. Qu’est-ce que tu en penses ? Tu crois que tes amis se demanderont pourquoi tu auras écopé d’une peine inférieure à la leur ? Ah ! oui, j’oubliais : mes collègues les ont déjà arrêtés. Les pauvres doivent se demander qui les a dénoncés… — Et merde ! Sabbah était au bord des larmes. Ce cauchemar ne finirait donc jamais ? — Vous ne pouvez pas me faire ça. Ils me tueront. Pour de bon. Vous ne les connaissez pas. — Oh, que si ! Alors, es-tu disposé à me prévenir de l’arrivée de ma cible, maintenant ? — Oui, finit par répondre Sabbah entre ses dents serrées… Neuf années s’étaient écoulées depuis. Il avait eu une remise de peine et s’en était tiré avec deux cents heures de travaux d’intérêt général. Ensuite, il s’était tenu à carreau. Enfin, presque… Toutes les trois semaines, son assistant virtuel recevait le même message lui demandant si l’homme était venu, et chaque fois il envoyait la même réponse : non. Neuf années, et cette salope de compétition n’avait pas lâché le morceau. — Le temps n’arrange pas tout, lui avait-elle dit en le conduisant au commissariat. Elle ne lui avait jamais dit ce qui lui arriverait s’il ne la tenait pas au courant. Mais Sabbah avait beaucoup d’imagination. Il marcha droit devant lui, s’éloignant des locaux de la section. Ainsi, son assistant se connecterait à la cybersphère par un nœud différent de celui de ses camarades. La section comprenait plusieurs techniciens assez calés. Des types proches de la mouvance anarchiste, attachés à la liberté de circulation des informations. Des gars qui fumaient des trucs illégaux et passaient la majeure partie de leur temps à jouer à des machins d’immersion sensorielle totale. Malheureusement, ils avaient aussi une fâcheuse tendance à ne jamais rater leur coup, lorsqu’il s’agissait de pirater une base de données pour le compte du parti. Sabbah ne se faisait aucune illusion. Les locaux de la section ainsi que leurs alentours devaient être sous surveillance électronique. Son assistant entra le code qu’elle lui avait donné. La connexion fut immédiatement établie, ce qui le surprit et le démoralisa à la fois. Sabbah prit une profonde inspiration. — Il est là, dit-il. Adam Elvin prit son temps dans le vestibule du Club du costume balafré, pendant que l’hôtesse s’occupait de son manteau. Ses implants rétiniens s’adaptèrent facilement à la faible luminosité, ajoutant une touche de vision infrarouge qui fit disparaître les ombres indésirables. Il traînait délibérément pour s’imprégner des lieux. Le club n’avait, à vrai dire, rien de particulier : le long des murs, des cabines équipées de rideaux électroniques pour plus d’intimité, des tables, des chaises, un bar interminable derrière lequel étaient alignées des bouteilles en grand nombre, et une petite scène où dansaient les garçons, les filles et les travestis de la compagnie Sunset Angels. Des projecteurs dispensaient une lumière tamisée pourpre et topaze, qui mettait superbement en valeur les nombreuses boiseries. La musique était forte et monotone, pour permettre aux danseurs de se déshabiller sans temps mort. Il y a un peu trop d’argent dans le coin, se dit-il. D’où le caractère select de l’endroit. À une heure du matin, toutes les tables étaient prises, et la foule hypnotisée assise en face de la scène agitait mollement des billets devant le visage ou l’entrejambe de deux danseuses. Plusieurs salons privatifs étaient fermés par des champs de force chatoyants. Adam fronça les sourcils. Il aurait dû s’en douter. Comme il regardait, le gérant conduisit l’un des anges à une cabine. Le champ de force étincela et les laissa entrer. L’ordinateur de poche d’Adam avait la capacité de percer ce sceau électronique, mais son attaque serait détectée. Le club comprenait trop de cachettes potentielles. C’était très dangereux, mais il avait l’habitude de prendre des risques. Dans ce genre de boîte protégée, les policiers étaient heureusement rares. — Excusez-moi, dit le portier d’un ton amical. Tout comme Adam, l’homme avait eu recours à un modelage cellulaire, mais lui n’était pas gros. — Bien sûr. Le portier glissa les mains le long de la veste et du pantalon d’Adam. Ses avant-bras étaient couverts de tatouages bordeaux fluorescents, qui clignotaient à mesure qu’ils scannaient les vêtements du client. — J’aimerais parler à Mme Lancier, dit Adam à l’hôtesse, pendant que le portier finissait son travail. Il la suivit autour de la salle principale, jusqu’à une cabine située tout près du bar. Nigel Murphy était déjà là. Pour une trafiquante d’armes, Rachael Lancier n’était pas très discrète. Elle portait une robe rouge vif et avait de longs cheveux châtains ondulés, constellés de paillettes. Elle sortait manifestement d’un rajeunissement. Elle semblait avoir à peine plus de vingt ans et était extrêmement séduisante. Oui, à n’en pas douter, il s’agissait d’un rajeunissement. Peut-être même n’était-ce pas le premier. Cela se voyait à son comportement. Quand on a vraiment vingt-deux ans, on ne fait pas preuve d’une confiance en soi aussi ostentatoire. Son garde du corps était un petit homme mince et souriant, aussi discret que sa patronne était voyante. Il activa le champ de force dès que la bière d’Adam fut arrivée, tirant un rideau électronique platine sur le salon privatif. Ils pouvaient toujours voir le reste du club, mais leur vision était comme voilée. — C’est une sacrée liste, dit Rachael. Adam attendit un instant, pensant qu’elle allait lui demander ce qu’il comptait faire de tout cela. Mais non, c’était une professionnelle. — Cela vous pose un problème ? —Non, absolument pas. Par contre, cela risque de prendre du temps. Notamment à cause de l’armure de combat. C’est du matériel de police… Mes clients habituels sont un peu moins ambitieux que vous. — Combien de temps ? — Pour l’armure, dix jours, peut-être quinze. Je dois d’abord dégotter le permis qui va avec. — Je n’en ai pas besoin. Elle leva son verre à cocktail et, tout en buvant, plongea son regard dans celui d’Adam. — Peut-être bien, mais moi, si. Le reste de votre liste est facilement trouvable dans un entrepôt de la police ou au marché noir. Pour l’armure, ce sera une autre paire de manches. Ces gars-là veulent voir votre permis avant même de mettre en route leur chaîne de montage. — Vous pouvez m’avoir ce permis ? — Oui. — Combien ? demanda-t-il sans lui laisser le temps de sortir son baratin. —En dollars d’ici, cent mille. Je vais avoir besoin de passer par plusieurs intermédiaires, et ces gens-là sont gourmands. — Alors, disons quatre-vingt mille. — Je suis navrée, mais vous n’êtes pas chez un brocanteur. Il n’y a aucun marchandage possible. Ce sera cent mille ou rien. — Je paierai quatre-vingt mille, plus ce qui sera nécessaire pour emballer le reste de la liste selon mes spécifications. — De quel genre d’emballage parlez-vous ? demanda-t-elle en fronçant les sourcils. Adam lui tendit un cristal-mémoire. — Chaque arme devra être démontée puis dissimulée dans des engins de chantier ou agricoles. La façon dont les composants seront démontés et disséminés empêchera leur identification. Toutes les instructions sont là-dedans. — Étant donné la longueur de votre liste, cela représentera un travail énorme. —Ce sera quinze mille de plus. Et je ne marchande pas. — Comment comptez-vous payer ? demanda-t-elle après s’être léché les lèvres. — En dollars terriens, cash, sans acompte. — Cash ? — Cela ne vous convient pas ? — En tout, vous en avez pour sept cent vingt mille. Cela fait un sacré paquet de billets. — Cela dépend pour qui…, dit-il en plongeant la main dans la poche intérieure de sa veste et en produisant une liasse. Cinquante mille, pour vous permettre de commencer et vous prouver que je ne plaisante pas. Une fois que vous aurez tout dégotté, donnez-moi l’adresse d’un endroit sûr, où je pourrai envoyer mes engins. À ce moment-là, je vous paierai le tiers de ce que je vous dois. Le reste vous parviendra lorsque le travail sera terminé. Les épaules de Rachael Lancier s’affaissèrent légèrement. D’un regard, elle signifia à son garde du corps de mettre la liasse en lieu sûr. — C’est agréable de faire des affaires avec vous, Huw, dit-elle. — Je veux être tenu au courant de vos progrès quotidiennement. — C’est la moindre des choses. L’inspecteur principal Paula Myo quitta son bureau parisien trois minutes après avoir reçu l’appel de Sabbah. Son taxi la conduisit à la station planétaire en dix-huit minutes. Là, elle n’attendit l’express pour Velaines que huit minutes. En tout et pour tout, son voyage dura moins de trois quarts d’heure. Les inspecteurs Don Mares et Maggie Lidsey de la police métropolitaine de Tokat étaient chargés de l’accueillir dans l’enceinte du quartier général. Étant donné le niveau de sécurité de la demande effectuée par le Conseil intersolaire des crimes graves, les deux inspecteurs n’avaient eu aucun mal à réquisitionner une salle de conférence et des moyens informatiques importants. Leur commissaire leur avait bien fait comprendre qu’ils devaient faire leur possible pour assister l’inspecteur principal dans son travail. — Elle fera un rapport sur nous à la fin de cette enquête, alors soyez aimables et serviables. Maggie Lidsey et Don Mares s’étaient alors empressés de consulter les états de service de l’inspecteur principal. Des colonnes et des colonnes de texte vert transparent avaient défilé dans le champ de vision de Maggie, lui rafraîchissant simplement la mémoire… En effet, dans le milieu des forces de l’ordre, tout le monde avait entendu parler de Paula Myo. Puis, le réseau du QG les avait informés de l’arrivée de leur invitée. Maggie regarda fixement la porte de l’ascenseur pour faire disparaître le ruban fantomatique de texte de son implant rétinien. Les parois de la salle de conférence étaient vitrées, comme toutes celles du huitième étage. D’où elle se trouvait, elle voyait ce qui se passait à l’autre bout du bâtiment. Au début, personne ne prêta attention à Paula Myo, lorsque, précédant deux agents du Conseil, elle sortit de l’ascenseur. Vêtue d’un tailleur impeccable, d’un chemisier blanc et de chaussures noires plus pratiques qu’élégantes, elle se fondait parfaitement dans le décor. Elle était légèrement plus petite que la moyenne, ce qui ne voulait pas dire grand-chose, puisque quatre-vingts pour cent de la population avaient subi des modifications génétiques. Elle ne négligeait pas pour autant son physique. De fait, elle suivait un programme sportif draconien et était en pleine forme. Elle se portait même mieux que la plupart des employés de cet immeuble. Il doit s’agir d’une obsession personnelle, pensa Maggie, et non d’une exigence de son propre service. Ses cheveux noir corbeau étaient lisses et lui arrivaient bien en dessous des épaules. Ils lui cachaient partiellement le visage, ce qui, bien entendu, était voulu. Vu sa notoriété, c’était compréhensible. Mais, lorsqu’elle se passait la main dans les cheveux, découvrant ses traits, les hommes ne pouvaient s’empêcher de lever la tête de leur bureau. Et ce, pas uniquement parce qu’elle était une légende vivante. La Fondation pour la structure humaine basée sur Huxley’s Haven, qui avait soigneusement développé son génome, avait sélectionné un mélange de gènes philippins et européens, lui conférant une beauté naturelle proprement captivante. Un rajeunissement subi cinq ans auparavant lui donnait l’air d’avoir à peine plus de vingt ans. Bien qu’elle sût qu’il ne fallait jamais juger les gens en fonction de leur aspect physique, Maggie eut du mal à prendre cette fille au sérieux lorsqu’elle lui serra la main. Du fait de sa taille et de son allure juvénile, on pouvait facilement la prendre pour une adolescente. Seul son sourire la trahissait. Puisqu’elle n’en avait pas. Les deux inspecteurs du Conseil qui l’accompagnaient s’appelaient Tarlo – un Californien grand et blond – et Renne Kempasa – une Sud-Américaine de Valdivia, dont le troisième rajeunissement datait déjà d’une trentaine d’années. Tous les cinq s’assirent autour d’une table, et les parois de la salle devinrent opaques. — Merci d’avoir réagi aussi vite, dit Paula. Nous sommes ici aujourd’hui parce qu’un de mes informateurs m’a confirmé la présence d’Adam Elvin sur Velaines. — Un de vos informateurs ? demanda Don. — Oui, un contact. Peut-être pas le plus fiable, mais une enquête s’impose. — Un contact, vous dites… Quel genre de contact ? — Vous n’avez pas besoin de le savoir, inspecteur Mares. — Vous êtes venue chez nous il y a de cela neuf ans, continua Maggie. En tout cas, c’est ce qu’affirment nos dossiers. Donc, je suppose que votre homme est Sabbah. C’est un membre du parti socialiste, tout comme Elvin. — Excellent, inspecteur ! — Bien, nous sommes prêts à vous aider, dit Maggie, qui avait le sentiment d’avoir passé avec succès une sorte d’examen d’entrée. De quoi avez-vous besoin ? — Pour commencer, de deux équipes de surveillance. Elvin est entré en contact avec un certain Nigel Murphy de la septième section du parti, ici, dans votre ville. Cet homme doit être surveillé vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Et pas uniquement à distance. Elvin est aussi venu acheter des armes pour le compte de l’organisation terroriste de Bradley Johansson. Murphy doit lui présenter un trafiquant local. Si nous ne le lâchons pas d’une semelle, Murphy nous conduira à Elvin et au trafiquant. Si tout se passe comme je l’ai prévu, nous les prendrons tous les deux la main dans le sac. — Ma foi, intervint Maggie, cette mission ne me paraît pas très compliquée. — Vous vous trompez, dit Tarlo. Elvin est très fort. Dès que nous l’aurons identifié, j’aurai besoin d’une équipe pour m’aider à reconstituer son emploi du temps depuis son arrivée ici. Ce fils de pute est un malin. Il s’est probablement déjà aménagé une porte de sortie, pour le cas où la situation tournerait mal. Notre boulot consistera à trouver cette porte et à la verrouiller. — Je parie que vous savez déjà tout, pas vrai ? demanda Don Mares. Où il est, ce qu’il trafique… En fait, vous n’avez même pas besoin de notre aide. Paula le regarda brièvement, puis se retourna vers Maggie. — Il y a un problème ? — Nous apprécierions d’en savoir davantage, répondit Maggie. Par exemple, êtes-vous réellement sûre qu’il soit venu jusqu’ici pour contacter un trafiquant d’armes ? — Nous en sommes certains. C’est l’unique raison de sa présence. Il ne croit plus vraiment en ce parti. Ce qui ne l’empêchera pas de laisser une part du gâteau à la section locale, pour la remercier de sa coopération. Mais, en réalité, il ne travaille plus avec les socialistes depuis les événements d’Abadan. Après ce fiasco, le bureau exécutif a désavoué sa cellule de résistance active. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il s’est lié d’amitié avec Bradley Johansson. À part ce dernier, personne ne voulait plus avoir affaire à lui. D’où sa position actuelle au sein des Gardiens de l’individualité. Les actions dont ils se rendent coupables sur Far Away surclassent en horreur l’épisode d’Abadan. Don Mares sourit. — Vous avez réussi à récupérer une partie de l’argent ? demanda-t-il. Tarlo et Renne lui lancèrent un regard hostile. Paula Myo se contenta de le dévisager sans rien dire. Don croisa son regard, mais ne daigna pas baisser les yeux. Il ne regrettait rien. — Savez-vous s’il est armé ? s’enquit Maggie pour détendre l’atmosphère. Don, lorsqu’il s’en donnait la peine, pouvait se comporter comme un connard de première catégorie. Et, aujourd’hui, il était plutôt en forme. — Oui, Elvin est sans doute armé d’un pistolet de petit calibre, répondit Renne Kempasa, mais ses atouts principaux restent son expérience et sa ruse. Ce n’est jamais lui qui provoque les altercations directes ou les fusillades. Mais il faut faire gaffe à la trafiquante. Ceux de son espèce ont facilement recours aux armes. — Donc, l’argent a définitivement disparu, persista Don. Cela fait, quoi, cent trente ans maintenant ? — Je souhaiterais aussi que vos services découvrent la façon dont il compte transporter ces armes, continua Paula. La sécurité de CST m’a assurée de sa coopération totale. — Parfait, répondit Maggie. De notre côté, nous vous avons dégotté un bureau. Vous aurez bien sûr accès à tous nos dossiers. — Merci. J’aimerais briefer les équipes de surveillance dans deux heures. — Cela nous laisse peu de temps, mais je crois que nous arriverons à vous arranger cela. — Merci encore… Non, reprit soudain Paula en regardant fixement Maggie. Je n’ai pas retrouvé l’argent. Il disparaît d’ailleurs régulièrement dans les achats d’armes de ce style. Ce qui rend sa recherche extrêmement difficile. Cela fait une bonne vingtaine d’années que je n’ai pas eu l’occasion de lui remettre le grappin dessus. Je serais donc très déçue si quelqu’un devait compromettre cette mission. Cela en serait d’ailleurs terminé de sa carrière… Don Mares essaya de prendre de haut cette menace à peine voilée, mais n’y parvint pas totalement. Maggie se dit qu’il devait avoir compris comme elle que, si Paula Myo ne souriait jamais, c’était parce qu’elle n’avait aucun sens de l’humour. Adam était en train de terminer un excellent petit déjeuner à l’hôtel Westpool, lorsque son assistant l’informa qu’il venait de recevoir un message non signé, provenant d’une adresse provisoire. Son contenu était crypté. Il devait donc s’agir de Bradley Johansson. Adam se dépêcha de terminer son café, tandis que les serveurs s’affairaient pour servir les autres clients. Simultanément, dans sa vision virtuelle, il préparait le décryptage du message. Il portait son ordinateur au bras gauche. Simple bande de métal souple et terne qui devait être en contact permanent avec sa peau, celui-ci était connecté à ses tatouages, lesquels étaient reliés aux fibres nerveuses de sa main. L’interface apparut devant ses yeux sous la forme d’une main fantomatique bleu pâle aux ongles rouge vif – il avait choisi les couleurs lui-même. Chaque mouvement de sa main de chair et de sang était imité en temps réel par cet organe virtuel, grâce auquel il pouvait manipuler des icônes. Ce système, répandu tout autour du Commonwealth, permettait à tous ceux qui avaient les moyens de se payer un tatouage-interface, de se connecter librement à la cybersphère. Adam supposait que la plupart des hommes d’affaires qui l’entouraient étaient en train de faire la même chose que lui. De fait, tous avaient le regard perdu dans le vague. Il se saisit d’une icône représentant un Rubik’s cube, dont il fit tourner les carrés de couleur jusqu’à obtenir la configuration voulue. Le cube s’ouvrit pour accueillir l’icône du message. Une ligne de texte noir défila devant son champ de vision : Paula Myo est sur Velaines. Adam faillit laisser tomber sa tasse de café. — Merde ! Plusieurs clients le regardèrent du coin de l’œil. Il tordit les lèvres dans une parodie de sourire gêné. Son assistant avait déjà entrepris d’effacer consciencieusement le message, au cas où il subirait un examen post mortem. Adam ignorait d’où Bradley tenait toutes ses informations. Quoi qu’il en soit, il se trompait très rarement. Le plus sage serait d’abandonner immédiatement la mission. Sauf que cela faisait dix-huit mois qu’il travaillait dessus. Une douzaine de sociétés fantoches avaient été créées sur autant de mondes différents pour exporter les machines et les armes sur Far Away en brouillant les pistes au maximum. Cela représentait beaucoup d’argent. Et puis, les Gardiens attendaient ces armes avec impatience – aucune autre livraison n’était prévue. Avant de prendre une décision définitive, il devait absolument découvrir l’origine de ce dysfonctionnement. Ils étaient si près du but. Dans son dernier message, Rachael Lancier lui disait qu’elle avait réuni les deux tiers de sa liste. Si près du but… La voiture de Maggie Lidsey conduisit celle-ci dans le parking souterrain du quartier général une heure avant le début de son service. Elle faisait des heures supplémentaires depuis le début de cette enquête. Ce n’était pas juste pour faire bonne impression. En fait, elle apprenait énormément au contact de Paula Myo. Pour l’inspecteur principal, le moindre détail comptait. Maggie, quant à elle, était persuadée qu’on ne pouvait pas traiter une telle quantité d’informations sans l’aide d’un implant informatique et de cartes-mémoires. Paula ne laissait réellement rien au hasard et l’on pouvait dire que sa réputation n’était pas usurpée. L’ascenseur de l’entrée scanna Maggie pour vérifier son identité, avant de descendre au cinquième sous-sol, où était situé le centre de contrôle de l’opération « Rafle », dans la salle 5A5. Maggie fut scannée une seconde fois avant que la porte blindée s’ouvre. À l’intérieur, l’ambiance était tamisée et studieuse. Il y avait trois rangées de moniteurs holographiques, derrière lesquels des opérateurs étaient occupés à regarder des grilles ou à déchiffrer des rubans de données. Par intermittence, des lasers éclairaient la salle d’une lueur irisée. Un coup d’œil rapide à un premier moniteur, et Maggie reconnut l’immeuble dans lequel habitait Rachael Lancier, ainsi que des images venant de deux voitures en train de suivre le taxi d’Elvin Adam à travers la ville. Elle assimila rapidement les données accumulées pendant la nuit. L’assistant virtuel d’Elvin avait donc reçu un message crypté par l’intermédiaire d’une connexion établie à l’hôtel Westpool. Paula Myo était assise à son bureau, à l’autre bout de la salle. L’inspecteur principal semblait se contenter de deux heures de sommeil par nuit. Elle avait fait mettre un lit de camp près de son bureau, et ne s’y couchait qu’une bonne heure après que les deux cibles principales se furent elles-mêmes couchées. Évidemment, elle se levait au moins une heure avant les cibles. L’équipe de nuit avait l’ordre de la réveiller si quelque chose d’anormal se produisait. Maggie alla lui parler du message. — Il provient d’une adresse provisoire, qui disparaît après une utilisation, expliqua Paula. Les logiciels du Conseil sont néanmoins remontés jusqu’à la cybersphère de Dampier. Tarlo est en train de persuader la police locale d’effectuer une recherche, mais je n’espère aucun miracle. — Vous êtes remontés à la source d’une adresse provisoire ? demanda Maggie, pour qui une telle chose était rigoureusement impossible. — Jusqu’à un certain point, mais cela ne nous est d’aucune aide. L’envoi du message a été retardé. Son auteur avait donc disparu depuis longtemps à ce moment-là. — Peut-on le décoder ? — Pas vraiment. Il s’agit d’un cryptage dit géométrique. J’ai demandé à l’IA, mais ses ressources étaient insuffisantes. — Vous avez parlé à l’IA ? demanda Maggie. C’était impressionnant. L’Intelligence artificielle ne communiquait jamais avec des individus humains. — Oui. Paula ne semblait pas disposée à en dire davantage. — Oh, fit Maggie. Bien. — C’était un message court, reprit Paula. Son contenu était donc limité. À mon avis, il s’agissait soit d’une mise en garde, soit d’une autorisation, soit d’un contrordre. — Nous sommes restés très discrets, dit Maggie. Ils n’ont pas pu nous repérer. C’est une certitude. — Je sais. D’ailleurs, l’origine du message semble le confirmer. — Le parti socialiste compte dans ses rangs un certain nombre d’informaticiens compétents. Ils ont peut-être décelé la présence de nos logiciels espions. Paula Myo appuya fortement la paume de sa main contre son front. — Possible, concéda-t-elle. Toutefois, je dois prendre d’autres facteurs en considération. — Oui ? fit Maggie en s’infiltrant dans la brèche. — Désolée, mais ces informations sont classifiées, répondit l’inspecteur principal. Elle était certes fatiguée, mais il était hors de question d’en dire davantage. Si Maggie était une détective digne de ce nom, elle devrait être capable de trouver toute seule. Comme le lui avait fait remarquer Mares, cent trente-quatre ans, c’est très long. Trop long. Étant donné les faibles moyens mis à sa disposition, elle ne pouvait rien faire contre Bradley Johansson. Sans compter que celui-ci bénéficiait d’une aide mystérieuse. En toute logique, cette personne ne pouvait pas appartenir au Conseil. Celui-ci avait été renouvelé dix-sept fois depuis qu’elle était sur cette affaire, et il est difficile de noyauter dix-sept fois la même organisation. Restait le cercle ténébreux des Grandes familles et des Dynasties intersolaires, tous ces gens qui ne pouvaient s’empêcher de rôder autour des instances dirigeantes. Elle avait fait tout ce qu’elle avait pu, bien sûr. Elle avait posé des pièges, tendu des embuscades, laissé délibérément filtrer de fausses informations, établi des canaux de communication officieux, tissé des liens étroits avec nombre de personnalités politiques, gagné des amis au cœur même du gouvernement du Commonwealth. Jusque-là, sans aucun résultat. Cela ne la dérangeait pas outre mesure. Elle avait foi en sa capacité à régler cette affaire. Ce qui l’empêchait parfois de dormir, c’était qu’elle ne comprenait pas pourquoi quelqu’un ayant de l’argent et du pouvoir pouvait avoir envie de protéger un terroriste comme Johansson. — Évidemment…, dit Maggie avec une pointe de mauvaise humeur, car elle savait que le silence de Paula dissimulait une histoire très intéressante. Alors, que comptez-vous faire pour le message ? — Pour le moment, rien de spécial. On attend de voir. — Nous pourrions tous les arrêter. Lancier a déjà accumulé suffisamment d’armes pour commencer une guerre. — Non. Je n’ai aucune raison d’arrêter Elvin pour l’instant. Je préfère attendre qu’il ait pris possession des armes. — Il a participé à l’attentat d’Abadan – j’ai vérifié dans les archives du Conseil. Nous avons assez de preuves pour le coffrer, et aucun avocat ne pourra le sauver. Que voulez-vous de plus ? — Je veux que les armes soient livrées. Je veux savoir où et comment il compte les transporter. Je veux compromettre toute l’organisation des Gardiens. Elvin est important parce qu’il peut me conduire jusqu’à Johansson. Et uniquement pour cela ! — Arrêtez-le et faites-lui extraire ses souvenirs. Je suis certaine qu’aucun juge ne s’opposerait à cela. — Je ne compte pas trop là-dessus. Il a dû prendre ses précautions. Soit il se suiciderait, soit un implant se chargerait d’effacer sa mémoire. — Ce n’est pas sûr. — C’est un fanatique. Jamais il ne nous laisserait accéder à sa mémoire. — Vous croyez vraiment ? — À sa place, je ferais la même chose, dit simplement Paula. Paula briefa la nouvelle équipe à propos du message. — Cela change très légèrement nos priorités, expliqua-t-elle. S’il s’agit d’un contrordre, Elvin se rendra probablement à la station planétaire. Des officiers doivent attendre là-bas, au cas où. Inspecteur Mares, vous vous chargerez d’organiser cela pour nous, s’il vous plaît. — Je demanderai au capitaine de nous envoyer plus de monde. Durant la semaine écoulée, l’attitude de Don Mares avait quelque peu changé. Jamais il ne contredisait Paula ni ne lui montrait son désaccord, mais il ne faisait pas non plus beaucoup d’efforts pour se rendre utile. Cela ne la dérangeait pas plus que cela, car elle était habituée à l’incompétence chronique des forces de l’ordre du Commonwealth. — Deuxième possibilité, continua-t-elle : on lui demande de passer à l’action. Comme le rôle de chacun est déjà bien défini, nous devrions pouvoir intervenir dans les plus brefs délais. Troisième possibilité : quelqu’un l’a prévenu de nos activités… — Impossible, rétorqua Don Mares. Nous ne sommes pas si nuls que cela. Un murmure approbateur s’éleva dans la salle. Tarlo sourit furtivement à Renne. Dès que la patronne arrivait quelque part, le niveau d’intelligence et de professionnalisme du flic de base augmentait. Personne ne voulait être responsable de l’échec de la mission. — Si peu plausible qu’elle puisse paraître, insista Paula, cette hypothèse ne doit pas être écartée. Redoublez de vigilance. Il est vraiment très malin. Cela fait quarante ans qu’il joue au chat et à la souris avec nous. S’il voit l’un d’entre vous deux fois dans la même semaine, nous sommes fichus. Alors, restez cachés et ne lui donnez pas l’occasion de reconnaître votre voiture. À ce propos, nous allons faire tourner les véhicules plus fréquemment. Nous ne pouvons pas nous permettre de commettre la moindre erreur, ajouta-t-elle en hochant la tête et en jetant un regard circulaire sur ses hommes. Aujourd’hui, je vais sur le terrain avec l’équipe principale. Ce sera tout. Merci. Tandis que les autres rejoignaient leurs postes, Don Mares et Maggie Lidsey s’approchèrent d’elle. — Si jamais il vous aperçoit, dit Mares, ce sera réellement la fin de tout. — Je sais, mais j’ai besoin d’être proche de l’opération. Certaines décisions sont difficiles à prendre lorsqu’on suit les événements de trop loin. À ce propos, j’aimerais que vous teniez les rênes du QG, aujourd’hui. — Moi ? — Oui. Vous êtes assez expérimenté pour cela. Vous n’en êtes pas à votre première mission, pas vrai ? — OK, fit-il en essayant de ne pas sourire. — Vous, Maggie, vous venez avec moi. Lorsqu’elles arrivèrent, Adam Elvin était en train de se promener – du moins en apparence – dans les allées de Burghal Park. Il avait pris l’habitude de marcher tous les matins dans un endroit dégagé, où le travail de filature était particulièrement ardu. Paula et Maggie attendaient dans une camionnette garée à l’extrémité nord du parc. Les véhicules des autres membres de l’équipe étaient disséminés de façon régulière tout autour du périmètre. Trois officiers à pied le suivaient à cinq cents mètres de distance grâce à leurs implants rétiniens. Burghal Park était un vaste espace vert situé au cœur de la ville, avec des étangs, des terrains de sport, des pistes pour courir et de longues allées d’arbres rapportés de plus de soixante-dix mondes différents. — C’est la deuxième fois qu’il change de direction, dit Maggie, qui suivait la cible sur un moniteur connecté à l’implant rétinien de l’un des trois agents à pied. — Tout à fait normal, commenta Paula. Il a ses habitudes. Ce sont certes de bonnes habitudes, mais la routine, quelle qu’elle soit, finit toujours par vous perdre. — C’est comme cela que vous l’avez retrouvé ? — Pas vraiment. Il ne se rend jamais deux fois de suite sur la même planète. Par contre, il passe presque toujours par le parti socialiste intersolaire pour entrer en contact avec un trafiquant d’armes. — Donc vous avez recruté Sabbah et attendu le temps nécessaire. — Oui. — Neuf ans. Bon Dieu… Et vous avez combien d’informateurs, sur combien de planètes ? — C’est un secret. — La façon dont vous vous assurez les services de ces bougres est plutôt étonnante. Vous procédez toujours de cette manière ? Je veux dire, en les envoyant en prison, vous risquez de vous les mettre à dos et de ne pas les rendre très coopératifs, non ? — Ils ont enfreint la loi. Ils doivent donc passer en jugement et payer leur dette. — Vous ne plaisantez pas, pas vrai ? — Vous devriez le savoir. Vous avez consulté mon dossier personnel. Trois fois depuis que je suis arrivée… Maggie s’empourpra. Ce jour-là, Adam Elvin finit sa petite balade dans Burghal Park, prit un taxi et se rendit dans un petit restaurant italien situé au bord de la rivière Guhal, dont les méandres s’étiraient dans les quartiers est de la ville. Tout en mangeant tranquillement son repas plus que copieux, il passa un appel à Rachael Lancier. Un appel que la police métropolitaine n’eut aucune difficulté à intercepter: Elvin: J’ai un petit souci. Je dois vous revoir. Lancier: Le véhicule que vous m’aviez demandé est presque prêt, Monsieur North. J’espère que vous êtes toujours d’accord. Elvin: Oui. Pas de problème pour le véhicule. En revanche, nous devons rediscuter de certains détails. Lancier: Nous nous étions pourtant mis d’accord, sur les détails de l’opération comme sur le prix. Elvin: Ne vous inquiétez pas. J’ai juste besoin de vous voir en personne pour clarifier certains points. Lancier: Je ne suis pas persuadée que ce soit une très bonne idée. Elvin: Je crois au contraire que c’est essentiel. Lancier: Très bien. Vous connaissez déjà mon endroit préféré. J’y serai aujourd’hui à l’heure habituelle. Elvin: Merci. Lancier: J’espère que c’est aussi important que vous le dites. Paula secoua la tête. — Encore sa maudite routine, dit-elle d’un ton désapprobateur. Dix-huit officiers de police convergèrent vers le club préféré de Rachael Lancier. Don Mares envoya les trois premiers deux minutes à peine après la fin de la conversation. L’établissement était bien sûr fermé. Pour le moment, leur tâche consistait à choisir trois points d’observation et à s’y installer. Deux des hommes de la trafiquante arrivèrent à 20 heures et firent leurs propres vérifications avant d’appeler leur patronne. Lorsqu’Adam Elvin finit par arriver à une heure du matin, dix officiers étaient déjà à l’intérieur. Comme il ne les avait pas repérés jusque-là, ils réussirent à passer totalement inaperçus. Certains d’entre eux s’étaient déguisés en homme d’affaires harassé par une longue journée de travail et désireux de s’acoquiner avec des jeunes femmes peu farouches. Trois autres traînaient devant la scène, où, comme des vicieux ordinaires, ils agitaient leurs billets chiffonnés. Le serveur qui recevait les plus gros pourboires était aussi un policier, engagé à l’essai pour la journée. Renne Kempasa, elle, était installée dans un des salons privatifs, à l’abri d’un rideau électronique qui la protégeait des regards. Les autres membres de l’équipe étaient dehors, prêts à prendre la cible en chasse lorsque la petite réunion serait terminée. Paula, Maggie et Tarlo attendaient à une rue de là, dans un van cabossé affublé du logo d’une société de services. Sur les deux moniteurs installés à l’arrière, ils voyaient les images prises par les implants de deux hommes postés à l’intérieur du club. Rachael Lancier était déjà dans sa cabine – mais il ne s’agissait pas de la même que la dernière fois. Son gringalet de garde du corps était avec elle. L’homme s’appelait Simon Kavanagh. Dans les trente dernières années, il s’était rendu coupable d’une longue liste de délits, le plus souvent accompagnés d’actes de violence. En arrivant, il avait fouillé le salon deux fois, le passant au scanner à la recherche de quelque dispositif électronique ou bioneural. Les senseurs passifs dont étaient équipés les policiers tout proches n’étaient heureusement pas détectables. Pourtant, le sbire avait utilisé le genre d’équipement très perfectionné que l’on s’attend à trouver sur le garde du corps d’un trafiquant d’armes de renom. Paula vit Elvin et Lancier échanger une poignée de main quelque peu réticente. La trafiquante d’armes lança à son client un regard inhospitalier, puis mit en route le champ protecteur de son salon. Kavanagh, de son côté, renforça immédiatement le dispositif en enclenchant un engin à ultrasons, qui eût été légal s’il n’avait été aussi puissant. De fait, tous les insectes présents dans une sphère de quatre mètres de diamètre autour de l’appareil moururent instantanément. — Ça marche, dit Paula. Voyons voir ce que M. Elvin a de si important à raconter. Un mètre au-dessus de la table, une mouche de Bratation pendillait aux fibres touffues des sparteries murales. Parmi les fibres rouges et vertes, le corps transparent et long de deux millimètres de l’animal était quasi invisible. En plus de son épiderme polychrome, l’évolution l’avait doté de neurones uniques en leur genre, puisqu’ils utilisaient des molécules photolumineuses en guise de neurotransmetteurs. Les ultrasons n’avaient donc aucun effet sur lui. Malheureusement, cet insecte avait une espérance de vie réduite du fait de son code génétique modifié et du remplacement de la moitié de son appareil digestif par une structure organique fonctionnant comme des cellules réceptrices. Son abdomen logeait une glande qui sécrétait une soie extrêmement fine. Lorsque la bête était arrivée en volant de la cabine adjacente, elle avait tendu un fil derrière elle. Un fil traversé par des impulsions nerveuses très faiblement lumineuses, que Renne réceptionnait dans un processeur semi-organique dissimulé dans la poche de sa veste. Sur le moniteur de Paula apparut bientôt une image granuleuse en noir et blanc. Elle voyait distinctement les têtes de trois personnes assises autour d’une table. — Alors, que s’est-il donc passé ? demanda Rachael Lancier. Nous n’étions pas censés nous revoir avant un certain temps. Vous me rendez nerveuse et je n’aime pas cela. — J’ai reçu des instructions, dit Elvin. Je ne pouvais pas faire autrement que de vous donner rendez-vous. — Admettons. Quel genre d’instructions ? — De nouvelles commandes pour vous. Des commandes importantes. — Cela ne me plaît pas davantage. D’ailleurs, j’ai très envie de tout annuler. — Vous n’en ferez rien. Nous paierons pour vos désagréments. — Je ne sais pas… Cette histoire commence à puer la mort. Il suffirait qu’un flic débarque pour que je sois baisée pour de bon. Il y a beaucoup de matos chez moi. Du matos de grande qualité. Elvin soupira et mit la main dans la poche de son manteau. — Pour vous soulager, dit-il en produisant une énorme liasse, qu’il fit glisser sur la table en direction de Simon Kavanagh. Le garde du corps se retourna vers son employeur, qui lui fit signe d’empocher l’argent. Ce qu’il fit sans se faire prier. —Très bien, Huw, quel type de jouets vous faut-il encore ? Elvin lui tendit un petit disque noir de cristal-mémoire. — C’est la dernière fois, ajouta Rachael. Je n’accepterai plus aucun changement dans le plan. Et ce n’est pas une question d’argent, compris ? S’il vous faut autre chose, revenez une autre fois. Vous avez saisi ? — Pas de problème. Paula s’affala sur la banquette étroite et usée du van. Adam Elvin venait de se lever. Le rideau électronique du salon clignota, puis s’éteignit pour le laisser sortir. — Il y a quelque chose de louche là-dessous, dit-elle. — Qu’est-ce que vous voulez dire ? demanda Maggie en fronçant les sourcils. — Je pense qu’Elvin n’a pas besoin de matériel supplémentaire. J’ignore ce qu’il y a sur ce disque, mais ce n’est sûrement pas un inventaire. — Quoi, alors ? — Des instructions. — Comment pouvez-vous en être certaine ? Cette histoire de liste complémentaire est pourtant plausible, je trouve. — Vous avez vu sa réaction, ce matin, lorsqu’il a reçu le message ? La caméra a bien filmé son expression. Il était choqué. Dans une transaction comme celle-ci, on ne change jamais les règles du jeu en cours de route. Cela rend les gens très nerveux. La réaction de Rachael Lancier en est un parfait exemple. Et rendre un trafiquant d’armes nerveux n’est jamais une bonne chose. Surtout lorsqu’il s’agit d’une affaire de cette ampleur. Elvin le sait très bien. — Et alors ? Ce qui l’a choqué, c’est peut-être justement le fait que son boss lui ait demandé d’acheter d’autres armes. — Je n’y crois pas. — Qu’est-ce que vous comptez faire ? — Rien, pour le moment. On continue à surveiller. On attend. Mais je pense qu’il nous a repérés. La nouvelle de l’enveloppement de Dyson Alpha tomba deux jours plus tard, en milieu d’après-midi. Toutes les émissions, tous les journaux en parlèrent. Une proportion étonnante de la population de Velaines avait une opinion sur le sujet et était persuadée de savoir ce qu’il convenait de faire. Depuis le QG situé au sous-sol du bâtiment de la police, Maggie écoutait distraitement ce que les experts, réels ou autoproclamés, concluaient de cet événement hors du commun. Régulièrement, on rediffusait les images de la disparition de l’étoile, puis on montrait des diagrammes simplifiés pour tenter d’expliquer le phénomène au grand public. — Vous pensez que c’est ce truc qui a déconcerté Elvin ? demanda-t-elle. Après tout, les Gardiens de l’individualité sont censés nous protéger des extraterrestres. Paula se tourna furtivement vers le moniteur où l’on voyait Dudley Bose être interviewé. Le vieil astronome ne pouvait s’empêcher de sourire. — Non. J’ai vérifié. Le message a été envoyé une demi-journée avant la confirmation de l’événement par Bose. Et puis, je ne vois pas en quoi l’enveloppement de Dyson Alpha concernerait les Gardiens. Leur souci principal, c’est la manière dont l’Arpenteur des étoiles manipulerait le gouvernement. — Ouais, je connais leur propagande. Décidément, je n’ai pas de chance. Toutes mes idées sont mauvaises ! Donc, si je comprends bien, cet enveloppement ne les intéresse absolument pas ? — Effectivement. Ce truc est arrivé il y a plus de mille ans. C’est de la préhistoire. Cela n’a aucun sens pour les Gardiens. — Vous en savez un rayon sur eux, pas vrai ? — Je sais tout ce que l’on peut savoir sans faire partie de leur organisation. — Comment quelqu’un comme Adam Elvin en est-il venu à travailler pour ces terroristes ? — Vous devez bien comprendre que Bradley Johansson est un fou, mais un fou particulièrement charismatique. Les Gardiens de l’individualité lui vouent un véritable culte. Ils se présentent comme une organisation politique, mais c’est un leurre. Ce qui est triste, c’est que Johansson ait réussi à tromper des centaines de personnes, et pas uniquement sur Far Away. — Dont Adam Elvin, murmura Maggie. — Oui, dont Adam Elvin. — D’après ce que j’ai pu voir, Elvin est quelqu’un d’intelligent. En plus, c’est un socialiste radical convaincu. Il ne semble pas stupide au point de tomber dans n’importe quel panneau et de gober la propagande de Johansson. — Je suppose qu’il flatte Johansson parce qu’il a besoin de sa protection et que son parti adoré en tire quelques bénéfices. Ou alors, il court après sa gloire passée ? Gardons à l’esprit que c’est un psychotique. Ses attentats ont déjà tué des centaines de personnes, et les armes qu’il est en train de réunir vont encore servir à abattre des innocents. Ne vous méprenez pas : ses motivations n’ont rien de logique. L’opération dura encore onze jours. Rachael Lancier semblait avoir du mal à réunir le matériel exigé par Adam Elvin. Divers contacts, plus patibulaires les uns que les autres, lui rendirent visite à sa concession – dans le civil, elle vendait des voitures. Malgré toute leur bonne volonté, les gars de la section technique de la police métropolitaine de Tokat ne parvinrent pas à infiltrer un appareil d’écoute dans ses locaux. Le bureau de Lancier était trop efficacement isolé. Même les mouches de Bratation ne pouvaient pénétrer son champ de force de combat. Ses entrepôts étaient, eux aussi, très bien protégés, mais l’équipe réussit tout de même à repérer ceux – au nombre de deux – où étaient stockées les armes. Plusieurs insectes modifiés avaient confirmé les soupçons des policiers, avant de succomber aux émetteurs d’ultrasons ou aux toiles d’électrons. La seconde équipe de surveillance avait même suivi les hommes de Lancier chez leurs fournisseurs, si bien qu’ils étaient maintenant capables de désigner tous les acteurs de cette pièce clandestine. Lorsque viendrait le moment de passer à l’action, le réseau entier serait démantelé d’un seul coup. Le onzième jour, Elvin appela un hangar de la ville et demanda à ses employés de transférer des machines agricoles dans les locaux de Lancier. — On y est, dit Tarlo. Ils vont préparer les armes pour la livraison. — Peut-être bien, admit Paula. De l’autre côté de la salle, Mares soupira bruyamment. La patronne avait demandé aux équipes d’intervention de se tenir prêtes. Maggie était dans l’une des voitures garées à proximité de la concession de la trafiquante. Lorsque les huit camions chargés d’engins agricoles firent leur apparition, elle transmit les images au centre des opérations. De grandes grilles furent ouvertes à la hâte pour laisser entrer les véhicules. Après une courte pause, une voiture sortit de la concession sur les chapeaux de roue. Il s’agissait d’un test. Le commerce légal de Lancier continuait de fonctionner normalement. Les affaires marchaient même plutôt bien, puisque, depuis le début de l’enquête, elle avait vendu une douzaine de véhicules. Les huit camions roulèrent vers le plus grand des entrepôts. Lorsqu’ils furent tous à l’intérieur, le rideau de fer se referma. En parallèle, les senseurs placés tout autour des lieux par les policiers leur apprirent la mise en service instantanée de toute une série de champs de force et d’écrans protecteurs. — Où est Elvin ? demanda Paula. Tarlo lui montra une image de leur cible principale qui finissait de déjeuner dans un restaurant de la ville. Paula s’installa près de la console pour suivre Elvin grâce aux senseurs dont étaient équipés tous les membres de l’équipe. Après le déjeuner, Elvin se rendit dans les rues commerçantes de la cité où, comme à son habitude, il fit de son mieux pour échapper à d’éventuels poursuivants. De retour à son hôtel, il commença à faire ses valises. En fin d’après-midi, il descendit au bar et commanda une bière, qu’il sirota en regardant, sur un moniteur situé à l’autre extrémité du zinc, Alessandra Baron interviewer Dudley Bose. En début de soirée, comme le soleil commençait à disparaître derrière la ligne d’horizon, sa valise descendit à son tour et il régla sa note à la réception. — Écoutez-moi tous, annonça Paula à toute l’équipe. Le grand moment est arrivé. Étape numéro un. Tout le monde en position. Don Mares se trouvait à cent mètres de l’hôtel, dans l’une des quatre voitures qui suivaient Elvin. Il vit le gros homme émerger du hall. Un taxi, appelé par son assistant virtuel, s’arrêta aussitôt à sa hauteur. Sa valise se mit lourdement en branle et se rangea toute seule dans le compartiment arrière du véhicule. — Restez où vous êtes, Don, ordonna Paula. Nous introduisons un espion dans l’ordinateur de bord du taxi… Ça y est, on l’a. Il lui a demandé de le conduire dans la 32e Rue. — Ce n’est pas là que se trouve la concession, protesta Mares, tandis que sa voiture démarrait. — Je sais. Pour le moment, attendez. Paula jeta un coup d’œil aux images et autres données provenant des locaux de Rachael Lancier. La patronne et dix de ses hommes se trouvaient dans le hangar dans lequel étaient entrés les camions. Les employés de la concession avaient regagné leur domicile après leur journée de travail. Sur sa console, les moniteurs se mirent à clignoter. — Tiens donc, comme c’est intéressant, dit Paula. Elvin est en train de charger un logiciel dans l’ordinateur du taxi. Le programme espion de la police se retira pour observer le logiciel pirate. Celui-ci entreprit immédiatement de faire l’inventaire des systèmes opérationnels. — Il change de direction, commenta Don Mares, qui avait du mal à dissimuler son excitation. — Gardez votre calme et suivez-le, en restant à bonne distance. Nous le tenons. Sur les six plans différents du taxi d’Elvin, cinq provenaient des caméras de surveillance de la ville. Le véhicule avançait lentement mais avec fluidité dans le trafic dense. Soudain, il accéléra – sans doute sur l’ordre de son passager. — Ne vous faites pas remarquer, marmotta Paula à ses hommes, tandis que le taxi tournait brusquement à droite. Il avait cent cinquante mètres d’avance sur la première de ses poursuivantes, qui avait d’ailleurs disparu de l’image. Paula se tourna vers le quadrillage qui figurait le plan de la ville, et vit les points lumineux représentant les voitures de son équipe se positionner progressivement autour de leur cible. Elvin tourna encore à droite, puis tout de suite à gauche, s’engageant dans une allée étroite. — Ne le suivez pas. Il n’y a qu’une issue possible. La voiture numéro trois se hâta de rejoindre la rue dans laquelle devait déboucher le taxi. Celui-ci apparut bientôt, puis tourna à gauche, à l’opposé de la direction prise par la voiture numéro trois. Les deux véhicules se croisèrent. Le véhicule de Don Mares regagna sa position initiale. Le taxi recommença à accélérer. La console de Paula montrait des lignes brouillées de phares jaunes, qui s’étiraient jusqu’aux hautes tours du centre-ville. Le taxi s’engagea dans la 12e Rue, l’une des plus larges de la cité, composée de six files complètement saturées. Pendant un certain temps, il passa d’une file à l’autre de façon aléatoire, avant de ralentir. Une caméra placée au-dessus de la chaussée le filma lorsqu’il passa sous un pont massif, où défilaient les trains qui se rendaient à la station planétaire. — Merde, où est-il passé ? demanda Paula. Don, vous le voyez ? — Je crois bien. Deuxième file. Deux caméras couvraient toutes les files de l’autre côté du pont. Un flot constant de voitures se déversait dans les deux sens. Subitement, les caméras zoomèrent sur le taxi. Il se trouvait de nouveau sur la file extérieure. — Parfait, dit Paula. Message à toutes les voitures : réduisez les écarts. Ne mettez pas plus de quatre-vingts mètres entre lui et vous. Nous ne pouvons pas risquer de perdre encore une fois le contact visuel. Voiture trois : arrêtez-vous sous le pont et regardez s’il n’y a pas laissé tomber quelque chose. Le taxi continua à zigzaguer sur environ un kilomètre, puis tourna brusquement dans la 45e Rue, où il resta sur la même file. Il ralentit et stabilisa sa vitesse autour de soixante-dix kilomètres-heure. — Il se dirige droit vers nous, fit remarquer Maggie. — On dirait bien, acquiesça Paula. Bon, tout le monde m’écoute ? Laissez-le prendre un peu d’avance. Huit minutes plus tard, le taxi arrivait devant la concession de Rachael Lancier. Les grilles s’ouvrirent pour le laisser entrer. La voiture roula jusqu’à un entrepôt et s’arrêta près d’une fosse de réparation. Paula regarda l’image transmise par le portail en plissant les yeux. La porte de l’entrepôt était ouverte, permettant aux senseurs de l’équipe de sonder le local. Rien ne semblait bouger. — Que se passe-t-il ? demanda Tarlo. — Je ne suis pas sûre, dit Paula. Rachael est toujours avec les camions. Non, attendez… Simon Kavanagh traversa le parvis de béton puissamment éclairé de l’entrepôt. Le tatouage de sa banque se chargea de payer la note du taxi. Le coffre s’ouvrit et la valise d’Elvin roula sur le bitume, suivant le garde du corps, qui avait rebroussé chemin. — Nom de Dieu, grogna Paula. Appel à toute l’équipe : phase numéro trois. Je répète : phase numéro trois. Bouclage de la zone et intervention. Don, arrêtez ce taxi. L’ordinateur de régulation du trafic envoya un message d’arrêt d’urgence à la voiture, qui se trouva bientôt coincée par les quatre véhicules banalisés qui la suivaient. Maggie avait commencé à avancer dès que le taxi était sorti de la concession. Le soleil s’était couché dix minutes plus tôt, plongeant la ville dans un crépuscule lugubre. Derrière l’officier, les silhouettes noires des tours du centre-ville se dessinaient parfaitement sur la toile de fond grise du ciel. Devant elle, quelques bandes polyphoto fixées aux avant-toits de l’entrepôt dispensaient une lumière terne, qui éclairait faiblement les rangées de voitures garées dans la cour de la concession. Au loin, des rails aériens, massive barrière de béton couleur charbon, bouchaient l’horizon, formant une séparation nette entre la ligne des toits et le ciel gris-roux. Une locomotrice fit son apparition dans un vacarme indescriptible et s’enfonça dans les profondeurs de la ville en tirant dans son sillage une traîne d’étincelles. D’autres policiers suivaient Maggie, accroupis entre les voitures neuves, s’approchant furtivement de l’entrepôt fermé et protégé. Elle activa son armure. Le système, qui lui donnait l’air de porter un squelette bleu électrique par-dessus son uniforme, se mit à bourdonner faiblement. Son champ de force se concentra, augmentant la pression de l’air autour d’elle. Elle pria pour que son intensité fût suffisante. Dieu seul savait quelles armes possédaient ceux d’en face. Des voitures s’arrêtèrent tout près d’elle en faisant hurler leurs pneus comme des animaux sauvages. Devant elle, les hommes de l’unité d’élite couraient vers le rideau métallique. Sans s’arrêter, ils soumirent la structure en matériau composite à un feu nourri de décharges ioniques. Les éclairs cessèrent et un bruit de tonnerre déchira la nuit. Des esquilles de fibre de carbone sifflèrent dans les airs. Les policiers s’engouffrèrent par deux trous béants. — PERSONNE NE BOUGE, POLICE ! — PAS UN GESTE, FILS DE PUTE ! — TOI, TES MAINS, JE VEUX VOIR TES MAINS ! TOUT DE SUITE ! L’adrénaline affluait dans les veines de Maggie, qui emboîta le pas à ses collèges. Elle balaya de son pistolet ionique un coin enfumé, prête à faire feu si nécessaire. Ses implants rétiniens fonctionnaient au maximum de leur capacité. Mais la scène qui se jouait devant ses yeux la fit presque trébucher. Rachael Lancier se tenait tranquillement devant un camion. Ses employés, au nombre de dix, étaient sagement alignés derrière elle. Des robots de manutention avaient commencé à décharger les remorques et des palettes étaient soigneusement empilées sur le sol. Une bouteille et dix verres étaient disposés sur une caisse, comme si on se préparait à porter un toast. — Ah ! Bonsoir à vous, inspecteur, lança Rachael Lancier en voyant l’insigne de Maggie, un sourire mauvais sur les lèvres. C’est vrai que mes voitures se vendent comme des petits pains, mais il n’y a pas lieu de se précipiter. Vous savez, je propose des modèles adaptés à toutes les bourses. Maggie jura dans sa barbe et remit le cran de sûreté de son arme. — On a merdé, dit-elle. — Don ? appela Paula. Don, est-ce qu’il est dans le taxi ? Don, vous m’entendez ? — Rien ! cracha Don Mares. Cette caisse est complètement vide. Il n’est pas là. — Putain de merde ! cria l’inspecteur principal. — C’était un piège, commenta Maggie. Cette salope est en train de se foutre de notre gueule. Je suis à seulement cinq mètres d’elle, et elle rit à gorge déployée. On ne trouvera rien ici. — Pourtant, il le faut, vociféra Tarlo. Putain, ça fait trois semaines qu’on ne les lâche pas d’une semelle. Je les ai vus transporter les armes de mes propres yeux. À présent que tout était terminé, que la tension était retombée, le taux d’adrénaline chuta brutalement dans le sang de Maggie, qui se sentit affreusement lasse. Elle plongea son regard dans celui de Rachael Lancier. — Elle nous l’a mis bien profond… Tout se joua lorsqu’il sauta de la voiture en marche au moment où elle passait sous le pont de chemin de fer. Adam heurta durement le sol et serra les dents, tant la douleur dans sa jambe, son épaule et ses côtes était intense. Il se reprit immédiatement et bondit sur ses pieds. L’autre taxi, vide, l’attendait à cinq mètres de là à peine. Il y plongea par la portière ouverte, tandis que son assistant virtuel ordonnait à la voiture de le conduire au A+A. Le véhicule s’inséra sans problème dans le flot. Adam se retourna et vit une voiture freiner sèchement sous le pont. Deux personnes en sortirent et entreprirent de scanner le sol. Il sourit de toutes ses dents en voyant la distance qui le séparait d’eux augmenter de seconde en seconde. Pas mal pour un gros de soixante-quinze ans. La chambre 421 était exactement comme il l’avait laissée. Son scanner lui confirma que tout était en ordre. Il entra dedans en claudiquant. Ses bleus commençaient à le faire sérieusement souffrir. Il s’assit sur son matelas rempli de gelée, se déshabilla et découvrit de nombreuses écorchures écarlates. Il y appliqua quelques patchs de cicatrisation, et s’affala sur le lit pour laisser à ses tremblements le temps de cesser. Alors, seulement, il se mit à rire. Il resta cloîtré dans sa chambre pendant deux semaines. Le distributeur lui livra trois repas par jour. Il but beaucoup. Toutes sortes de liquides. Son assistant filtra pour lui les informations locales et intersolaires, sélectionnant les sujets qui traitaient de Dyson Alpha. Il restait couché vingt heures par jour, se nourrissant de plats sous vide et d’émissions de variétés merdiques. Des kits de modelage cellulaire, semblables en tout point à ceux que l’on trouvait en vente libre, entouraient son torse et ses membres, siphonnant sa graisse, retendant sa peau, lui redessinant une silhouette et, au passage, ruinant la plupart de ses tatouages. Des bandes épaisses, pareilles à du cuir, étaient collées à ses genoux. Il s’agissait de kits de transformation radicale, dont les vrilles fines étaient fichées dans sa chair et ses os. Lentement et douloureusement, ils raccourcissaient ses fémurs et ses tibias d’un demi-centimètre. Ainsi, les logiciels de reconnaissance morphologique de la police n’auraient aucun moyen de le reconnaître. Ces altérations physiques l’affaiblirent et le rendirent irritable. Pas plus qu’une banale grippe toutefois. Au moins sa mission avait-elle été un succès. Cela leur avait coûté cent mille dollars supplémentaires, mais Rachael Lancier avait coopéré avec enthousiasme. Toutes les voitures qui avaient quitté la concession durant les dix jours qui avaient précédé l’intervention de la police étaient pleines d’armes démontées. Les hommes de la trafiquante les avaient ensuite disséminées dans la ville, dans des locaux loués par elle mais choisis par lui. Il s’était ensuite agi de réunir les pièces et de les dissimuler dans les containers qu’il avait fait venir des mois plus tôt. Un jeu d’enfant, puisque la police était occupée ailleurs. L’intégralité de sa commande était en route pour Far Away. En quelques mois, tout serait sur place. Sa seule déception était de ne pas avoir pu voir le visage de Paula Myo à l’instant T. Il en regrettait presque de ne pas s’être fait attraper. Dix-sept jours après cette nuit fatidique, Adam revêtit un jean et un sweat-shirt parfaitement ajustés à sa nouvelle stature et sortit de son hôtel. Vingt minutes de taxi plus tard, il arrivait à la station planétaire. Il se promena dans ce lieu public sans déclencher aucune alarme. Satisfait, il monta dans l’express pour LA Galactic. 3 Peu de gens, en dehors des cercles gouvernementaux, connaissaient l’existence du Conseil de l’exoprotection. Formé dans les tout premiers jours du Commonwealth intersolaire, le CEP était un de ces organismes mystérieux qu’affectionnent tant les bureaucrates. À cette époque, CST ouvrait des trous de ver un peu partout, de plus en plus loin de la Terre, et le risque de rencontrer une race extraterrestre hostile était encore mal évalué. Le CEP avait donc pour mission de répertorier les espèces extraterrestres intelligentes et de déterminer leur degré de dangerosité pour l’homme. Comme il s’agissait d’un sujet crucial et délicat, ses membres étaient tous très puissants, politiquement parlant. Néanmoins, la probabilité que le pire survienne étant extrêmement faible, ces hommes de pouvoir avaient tendance à déléguer leurs responsabilités, à se décharger sur leurs subalternes. Sous cette forme quelque peu diluée, le CEP continua de se réunir une fois par an. Chaque année, il avait le plaisir de confirmer solennellement le statu quo galactique. Chaque année, ses membres s’offraient un repas copieux sur le compte de l’administration. Car les races intelligentes étaient une denrée rare dans cette partie de l’Univers. L’enveloppement de Dyson Alpha avait tout changé. Depuis combien de temps Nigel Sheldon n’avait-il pas siégé au CEP ? Il n’en avait aucune idée. La dernière fois devait remonter à la découverte des Silfens ou à celle de l’Ange des hauteurs. Il ne savait plus trop. Cela remontait à plusieurs rajeunissements. Ses lacunes furent comblées par son équipe lors du voyage qui le conduisit de Cressat, où résidaient la plupart des membres de la famille Sheldon, jusqu’à la station planétaire de New York, en passant par Augusta. Il adorait Manhattan au printemps, lorsque la neige avait fondu et que les arbres se couvraient de feuilles jeunes et vertes – ce vert vibrant qu’aucun artiste n’avait jamais réussi à reproduire correctement. Un convoi de limousines les attendait, lui et son entourage, juste devant Grand Central. Le trajet jusqu’à la 5e Avenue, où se trouvait le siège du Bureau pour le développement et l’exploration du Commonwealth. Le gratte-ciel avait plus de cent cinquante ans. Avec ses deux cent soixante-dix-huit étages, il n’était plus le plus haut de l’île, mais il avait encore fière allure. Il était arrivé tôt, avant les autres membres du Conseil. Le personnel l’avait accompagné jusqu’à la salle de conférence, au deux cent vingt-cinquième étage. On n’avait pas l’habitude de recevoir des délégations aussi prestigieuses, aussi tout fut fait pour impressionner favorablement les invités. Nigel Sheldon dut même congédier des employés trop soucieux de bien faire et, par là même, un peu collants. Entouré de ses proches collaborateurs et gardes du corps, il attendait patiemment les autres membres. La baie vitrée de la salle de conférence offrait une vue superbe sur Central Park. La patine verte de cette végétation terrienne éclairée par le soleil avait quelque chose de rassurant. Il n’y avait presque plus d’arbres extraterrestres. Depuis quatre-vingts ans, la politique de protection des espèces indigènes des Nations unies fédérées était extrêmement sévère. Au centre du parc trônait tout de même un ma-hon, dont les feuilles en spirale à la surface argentée et luisante reflétaient toutes les couleurs du prisme. Mais cet arbre était là depuis plus de trois cents ans, et il s’agissait de l’un des huit spécimens à avoir survécu en dehors de leur étrange monde natal. Cela faisait un siècle à présent que le ma-hon avait le statut de monument historique, ce qui réjouissait grandement Nigel. Quand les New-Yorkais avaient décidé quelque chose, rien, pas même les NUF, ne pouvait les arrêter. L’adjoint de Nigel, Daniel Alster, lui apporta un café, qu’il sirota tout en admirant la ville. En esprit, il essaya de revoir la ligne des toits, telle qu’elle était plusieurs siècles plus tôt. Les immeubles de Manhattan étaient bien plus effilés aujourd’hui. Normal, puisqu’ils étaient beaucoup plus hauts. Les nouvelles tendances architecturales laissaient la part belle aux fioritures artistiques. Parfois, le résultat était particulièrement réussi, comme dans le cas de la colonne de cristal gothique de la tour Stoet, mais il arrivait également qu’il fût franchement raté et pompeux. Toutefois, cela ne dérangeait pas Nigel. Les échecs de ce type rendaient le paysage moins monotone. Et cela le changeait des étendues urbaines uniformes et plates des nouvelles colonies. Rafael Columbia, le chef du Conseil intersolaire des crimes graves, arriva le deuxième. Nigel avait déjà entendu parler de lui, mais c’était la première fois qu’ils se rencontraient. — Heureux de faire enfin votre connaissance, lui dit-il en lui serrant la main. Votre nom apparaît sur tous les rapports de notre comité de sécurité. Rafael Columbia gloussa. — En bonne place, j’espère. Il avait un peu plus de deux cents ans et en paraissait à peine soixante. Contrairement à Nigel qui se faisait rajeunir tous les quinze ans, lui pensait que sa fonction s’accommodait mieux d’une allure plus mûre. Il avait les épaules larges et un torse puissant qui demandait à être entretenu régulièrement. Ses cheveux gris et épais étaient courts et coiffés à la mode, accentuant l’expression légèrement revêche de son visage aplati. Ses sourcils touffus et ses yeux gris-vert trahissaient son appartenance à la famille des Halgarth. Laquelle lui avait permis d’obtenir ce poste prestigieux. Les Halgarth avaient fondé EdenBurg, un monde industrialisé qui faisait partie du fameux G15. Ils appartenaient donc au club très fermé des Dynasties intersolaires, et avaient presque autant d’influence que la famille de Nigel au sein du Commonwealth. — Oh oui, répondit ce dernier. La criminalité, du moins celle qui vise CST, semble en forte baisse ces derniers temps. Je vous en remercie, d’ailleurs. — Je fais de mon mieux. Nos principaux problèmes demeurent les groupes nationalistes, qui ne cessent de harceler les gouvernements planétaires. Plus on les combat, plus leurs membres se radicalisent. Si nous ne faisons pas attention, nous risquons d’essuyer une nouvelle vague d’attentats. Comme en 222. — Vous croyez vraiment que c’est aussi grave que ça ? — J’espère me tromper. La diplomatie intérieure pense que ces organisations réclament un statut politique pour justifier leurs activités. Lesquelles, bien entendu, sont avant tout criminelles. Avec un peu de chance, elles évolueront et se dissoudront d’elles-mêmes. — Oui, c’est ce qui pourrait nous arriver de mieux. Il est hors de question de fermer davantage de portails. Il y a déjà bien trop de mondes isolés. Néanmoins, je croyais que la seule planète à nous poser encore problème était Far Away. Un problème peut-être insoluble… Rafael Columbia hocha gravement la tête. — Un jour ou l’autre, même Far Away sera civilisée. Lorsque CST commencera la phase quatre de son expansion, elle fera bel et bien partie du Commonwealth. — Vous avez raison, dit un Nigel peu convaincu, mais la phase quatre n’est pas près de commencer. La vice-présidente du Commonwealth, Elaine Doi, entra dans la salle de conférence accompagnée de Thompson Burnelli, sénateur à la tête de la Commission scientifique du Commonwealth. Leurs collaborateurs respectifs marchaient quelques mètres derrière et discutaient entre eux. Elaine Doi salua Nigel avec une politesse neutre, soucieuse de rester professionnelle jusqu’au bout. Le visage impassible, il la salua à son tour. Politicienne de carrière, Elaine Doi avait mis cent quatre-vingts ans à gravir les échelons de la hiérarchie du gouvernement intersolaire. Même ses rajeunissements étaient destinés à servir son plan de carrière. Sa peau s’était progressivement assombrie, jusqu’à devenir d’un noir d’ébène, afin de mettre l’accent sur son caractère ethnique. Son visage s’était lui aussi modifié au cours des décennies, devenant de moins en moins féminin et attirant, de plus en plus dur, quoique toujours séduisant. Nigel travaillait quotidiennement avec des politiciens de ce genre, et les méprisait tous autant qu’ils étaient. Au temps de sa jeunesse idéaliste, lorsqu’il construisait son premier générateur de trous de ver, il s’imaginait que les nouvelles colonies se développeraient librement, en toute indépendance, qu’elles deviendraient en quelque sorte des îlots de liberté. À cette époque-là, il considérait l’idée même de gouvernement comme un mal nécessaire – après tout, il fallait bien faire régner l’ordre. Cela ne voulait pas dire pour autant qu’il acceptait le comportement narcissique et les pratiques douteuses des gens de pouvoir. Doi représentait l’archétype du politicien professionnel, prompt à sacrifier ses subalternes en cas de coup dur. Les prochaines élections présidentielles auraient lieu dans seulement trois ans, aussi la vice-présidente s’était-elle lancée dans la dernière ligne droite de sa campagne longue d’un siècle. Le soutien de Nigel lui assurerait la victoire, mais le vieil homme n’était pas prêt à le lui offrir. Thompson Burnelli était moins expansif. C’était un homme droit qui, en tant que représentant de l’Amérique du Nord au sénat du Commonwealth, servait les intérêts des Grandes familles. Il était plutôt séduisant, portait un costume gris en soie et avait une allure d’ancien athlète universitaire. Son assurance n’était pas à mettre au crédit d’un quelconque implant ou d’un bidouillage bioneural. Elle était simplement le résultat de son éducation aristocratique. Quand il était à l’université, Nigel détestait viscéralement ces gosses de riches arrogants – tout autant que les politiciens. Mais, s’il fallait choisir, il préférait avoir affaire à eux. — Nigel, je suppose que vous devez trouver cela humiliant, dit Thompson Burnelli d’un ton proche de la moquerie. — Comment cela ? — Un contact extraterrestre qui a échappé à vos équipes d’exploration. Un astronome de cinquième catégorie fait la découverte la plus importante depuis des lustres, et ce avec du matériel de récupération trouvé chez un brocanteur. Combien CST dépense-t-il chaque année pour ses recherches astronomiques ? — Environ deux milliards, répondit Nigel avec lassitude. Il devait admettre que le sénateur n’avait pas tort. D’ailleurs, tout le monde disait la même chose dans son dos. Les médias de l’unisphère se moquaient joyeusement de CST depuis l’annonce de Dudley Bose. — Ce n’est pas grave, ajouta Burnelli, le sourire aux lèvres. Vous aurez plus de chance la prochaine fois. — Merci. Au fait, où en est votre sélection continentale ? Le sénateur fronça les sourcils. — Ah, vous parlez football, c’est cela ? Je n’en sais trop rien… — Je crois qu’elle a perdu, non ? Mais il vaut mieux échouer en huitième de finale que perdre la finale. Vous aurez plus de chance la prochaine fois. Alors que Thompson Burnelli se retournait pour saluer Rafael Columbia, le sourire de Nigel s’élargit. Les participants commençaient à affluer. Nigel les salua tous en échangeant quelques mots sur la Coupe et les résultats de la veille. Crispin Goldreich, le sénateur qui dirigeait la Commission budgétaire du Commonwealth. Brewster Kumar, le conseiller scientifique du président. Gabrielle Else, le directeur de la Commission industrielle et commerciale. Le sénateur Lee Ki, concepteur de la politique économique de la phase deux de l’expansion, et Eugène Cinzoul, procureur général à la Commission juridique du Commonwealth. Elaine Doi parla d’une voix forte pour se faire entendre de tout le monde et faire taire les bavardages: — Je pense que nous pouvons commencer. Les participants hochèrent la tête, et chacun s’empressa de rejoindre son fauteuil attitré. Nigel jeta un regard plein de sous-entendus aux deux places restantes, et s’assit à la gauche de la vice-présidente. C’était une question de protocole. Les collaborateurs s’installèrent alors derrière leurs chefs respectifs. La vice-présidente se retourna vers son assistante personnelle, Patricia Kantil. — Pourriez-vous demander à l’IA de se connecter, je vous prie ? C’est le moment que choisit Ozzie Fernandez Isaacs pour faire son entrée. Nigel réprima un sourire. Autour de la table, tout le monde était surpris. Ils auraient pourtant dû s’en douter. Lorsque Nigel et Ozzie avaient conçu la formule qui permettrait le fonctionnement des générateurs de trous de ver, ce dernier était un véritable excentrique. Lorsqu’il était étudiant, il hésitait entre le génie pur et la débilité profonde du surfeur moyen, plongeant alternativement Nigel dans le marasme le plus total et dans l’incrédulité absolue. Surtout lorsqu’il résolvait des problèmes que son ami croyait insolubles. Ils formaient une formidable équipe. Assez bonne en tout cas pour compresser l’espace et donner la possibilité à Nigel d’arpenter le sol martien et d’assister à l’arrivée de la NASA. Après cela, Nigel s’était occupé de dompter la bête qu’ils avaient engendrée ensemble, de transformer en moyen de transport ultime un prototype capricieux, de diriger la société la plus importante jamais créée par un humain. Le management, les finances, la politique n’intéressaient pas du tout Ozzie. Lui, ce qu’il voulait, c’était aller là-haut pour admirer les merveilles de la galaxie. Ses nombreux périples parmi les étoiles vierges avaient fait de lui une légende vivante. Il était le sauvage du Commonwealth, le gourou ultime de la contre-culture. Il se racontait tant de choses sur son compte… Les filles, les vices habituels, les stimulants chimiques et bioneuraux ; Ozzieworld, cette planète où il était supposé vivre seul, dans un palais grand comme une ville ; des décennies passées à visiter de nouveaux mondes, à décrire, tel un chroniqueur de l’ancien temps, des cultures inconnues qui se formaient en bas de l’échelle sociale ; des centaines d’enfants illégitimes conçus aux quatre coins du Commonwealth ; ces remodelages outranciers, qui lui firent passer plusieurs années dans la peau d’un lion, d’un aigle, d’un dauphin, d’un ours de Karruk ; les milliards de dollars qu’il avait dépensés pour synthétiser de l’ADN de dinosaure, avant de se faire voler le projet par les Barsoomiens ; son réseau personnel de trous de ver ; Son mode de pensée utilisé comme modèle pour créer l’IA… Dans le Commonwealth, tout le monde avait entendu parler de lui. Ses actes d’héroïsme supposés, les histoires de ses interventions déterminantes étaient légion : tel pont qui, sans lui, n’aurait jamais pu être construit ; tel enfant sauvé grâce à son courage au milieu d’une tempête ; telle montagne qu’il aurait escaladée le premier ; telle crapule qu’il aurait tuée lors d’un combat singulier. Peut-être qu’ il a aussi changé l’eau en vin, se dit Nigel. Pourquoi pas ? Ozzie maîtrisait déjà à la perfection le processus inverse. — Désolé, les mecs, je suis à la bourre, dit-il en faisant un signe amical à la vice-présidente et en rejoignant la dernière place libre. Ça fait plaisir de te revoir, ajouta-t-il en donnant au passage une tape sur l’épaule de Nigel. Ça fait un bail, pas vrai, Nige ? — Salut, Ozzie, répondit Nigel comme si de rien n’était, alors que cela faisait plus de dix-sept ans qu’ils ne s’étaient pas vus. Ozzie rejoignit tranquillement sa place et s’affala en soupirant bruyamment. —Vous n’auriez pas un peu de café ? J’ai une de ces putains de gueule de bois… Nigel fit un signe discret à Daniel Alster, qui fit monter une tasse de café. Nombreux étaient ceux qui tentaient de dissimuler leur mécontentement devant l’attitude irrespectueuse de cette légende vivante. C’était justement ce qu’Ozzie voulait. Il arrivait à Nigel de se dire que son ami n’avait pas besoin de se faire rajeunir. En effet, il savait se montrer d’une puérilité confondante, et ce, sans aucune injection d’hormones adolescentes. La popularité dont jouissait cet Afro-Latino de par le Commonwealth aurait dû le combler. Sa vie n’avait pas toujours été facile. Dans son XXIe siècle natal, à l’époque du politiquement correct, ses deux cultures d’origine ne se mêlaient que très rarement. Surtout dans les rues de San Diego, où il avait définitivement perdu son innocence. — Monsieur Isaacs, vous êtes ici en qualité de membre officiel de cette assemblée ou bien à titre personnel ? demanda Crispin Goldreich avec un accent d’aristocrate anglais, qui puait la condescendance. — Je suis le représentant officiel de CST, mec. Avec sa chemise décontractée vert pomme et son bermuda froissé, il ne semblait pas vraiment à sa place au milieu de ces éminences grises en costume. Sans compter qu’il arborait toujours sa coiffure afro. Cela faisait trois siècles que Nigel se moquait de lui, qu’il le suppliait, qu’il le sommait d’aller chez le coiffeur. Ozzie s’accrochait à cette mode qui, contrairement aux autres, n’avait jamais fait de retour en force. Toutefois, le vieux rebelle avait bon espoir. — Pas la peine de me regarder, renchérit Nigel. Moi, je ne représente que l’aile opérationnelle de CST. Ozzie est notre conseiller technique. Ozzie sourit jusqu’aux oreilles et fit un clin d’œil à Crispin Goldreich. — Très bien, reprit Elaine Doi. Si nous pouvions commencer… Le grand moniteur mural qui dominait la table s’éveilla. Des lignes couleur mandarine et turquoise apparurent furtivement, avant d’être aspirées par un minuscule point central. On aurait presque dit un économiseur d’écran de l’ancienne génération. — Bonjour à vous, mesdames et messieurs, dit l’IA d’une voix douce. Nous sommes très heureux de participer à ce qui sera sans aucun doute une réunion historique. — Merci, répondit la vice-présidente. Bien. Brewster, à vous de vous lancer. Le conseiller scientifique de la présidence jeta un regard circulaire sur ses collègues. — Je n’ai pas grand-chose à ajouter aux informations qui circulent déjà sur l’unisphère. Je peux simplement vous confirmer que tout est vrai. Sur notre demande, CST a ouvert un trou de ver exploratoire dans l’espace interstellaire, au-delà de Tanyata. Nos instruments ont donc pu vérifier l’existence de cet enveloppement. — Notre équipement est bien plus sophistiqué que les télescopes utilisés par Dudley Bose, ajouta Nigel, alors que Thompson Burnelli reniflait de mépris. Cependant, nous avons réuni très peu de données exploitables. Nous pouvons néanmoins affirmer que le processus n’a pris que deux tiers de seconde. Il est quasi impossible que cette barrière ait une existence physique. Nous pensons plutôt à une sorte de champ de force. — Un champ de force qui arrêterait la lumière ? demanda Lee Ki. — La technologie de cette chose dépasse très largement nos compétences actuelles, reprit Brewster Kumar. Ne serait-ce que par son échelle. Ce truc fait dans les 30 UA de diamètre. Si ça se trouve, il ne s’agit ni d’un bouclier moléculaire, ni même d’un champ quantique. — Avons-nous des théories réalistes sur l’origine de cette chose ? — Les théories ne manquent pas – chaque université a la sienne. Disons que nous savons très peu de choses avec certitude. Par exemple, l’étoile continue d’émettre des infrarouges, ce qui préserve l’intégrité du système solaire à l’intérieur de l’enveloppe. — C’est-à-dire ? — L’énergie ne s’accumule pas derrière la barrière. Lorsque les émissions électromagnétiques de l’étoile heurtent l’enveloppe, elles la traversent sous forme de chaleur. Dans le cas contraire, la barrière agirait comme une cocotte-minute géante. Nous pensons également qu’elle transforme le vent solaire en émissions infrarouges, même si c’est impossible à vérifier à une telle distance. — En d’autres mots, dit Nigel, ceux qui ont procédé à cet enveloppement continuent de vivre joyeusement à l’intérieur de la coque, car les conditions y sont les mêmes qu’auparavant. — Ce qui nous amène à la question suivante…, ajouta Brewster Kumar. Ces barrières ont-elles été érigées par les êtres qui vivent à proximité de ces systèmes, ou bien les leur a-t-on imposées ? Dans un cas comme dans l’autre, je vous l’accorde, le problème reste entier. — En quoi cet éventuel isolationnisme nous affecte-t-il ? demanda Rafael Columbia. — Les velléités isolationnistes apparaissent traditionnellement dans les périodes troubles de l’Histoire, dit Nigel. Si les barrières autour de ces deux étoiles ont été érigées par des races indigènes, il doit s’agir d’un système défensif. Je vous laisse imaginer les armes des agresseurs… L’alternative n’est pas plus réjouissante : trouvant les habitants de ces systèmes trop dangereux, une autre race extraterrestre a décidé de les confiner. Dans tous les cas, il se pourrait bien qu’il y ait deux races extraterrestres là-haut. Deux races de magiciens, dont la technologie dépasse de très loin nos rêves les plus fous. — Merci, sir Arthur, marmonna Ozzie. Nigel sourit à son vieil ami. Personne d’autre que lui ne devait avoir saisi la référence. Ils étaient tous nés au moins un siècle trop tard. — Je crois que vous vous trompez lorsque vous leur prêtez des motivations humaines, intervint Gabrielle Else. Ces extraterrestres pourraient très bien avoir envie de s’isoler pour des raisons que nous ignorons. Après tout, les Silfens ont eux aussi des vues assez étroites. — Des vues étroites ? s’exclama Rafael Columbia. Leur empire est tellement étendu que nous ne savons même pas combien de planètes ils ont colonisées. — Le devoir de ce conseil est de prévoir les pires scénarios, dit la vice-présidente. Et celui d’une race hostile est tout à fait plausible. — En parlant des Silfens, dit Ozzie, pourquoi est-ce qu’on ne leur demanderait pas ce qu’ils pensent de tout cela ? — Nous l’avons fait, répondit la vice-présidente. Ils disent qu’ils ne savent pas trop quoi en penser, justement. — Merde, ils disent ça chaque fois. Demandez-leur si le jour se lèvera demain, et ils se gratteront le cul en vous demandant ce que vous entendez par « demain ». On ne peut jamais rien leur demander directement. Satanés mystiques ! Il faut toujours les leurrer pour les amener à répondre. — Oui, merci, monsieur Isaacs, je suis tout à fait consciente de cela. Nombre de nos experts travaillent quotidiennement sur la question. Avec un peu de chance, nous finirons par obtenir une réponse cohérente de la part des Silfens. Mais, d’ici là, nous devrons nous contenter de nos propres ressources. D’où la tenue de cette réunion… Ozzie lui jeta un regard furieux et s’enfonça dans sa chaise pour bouder. — Je ne crois pas à l’hypothèse d’un confinement forcé par un agent extérieur, dit Lee Ki. Ce ne serait pas logique. Si vous craignez quelqu’un à ce point et que vous avez la possibilité d’emprisonner des étoiles entières, vous vous abstenez de les rendre perméables. Au contraire, vous les transformez en cocottes-minute, voire pire. Non, je parierais qu’il s’agit d’une arme défensive. Quelque chose de pas très engageant était sur le point de leur tomber dessus, alors ils ont tout simplement fermé la porte à clé. — Cette chose, où est-elle, maintenant ? demanda Thompson Burnelli. — C’est effectivement la question qu’il convient de se poser, répondit Brewster Kumar. — Elle n’existe plus, intervint Ozzie. Alors, arrêtez d’être paranos. — Pourriez-vous vous expliquer ? demanda Burnelli, impassible. — Réveillez-vous, les gars. Ces étoiles sont à mille deux cents années-lumière de Tanyata. Tout ceci s’est produit quand l’Empire romain était à son apogée. L’astronomie, c’est de l’histoire, mec. — Nous sommes plus près de Genghis Khan que des Romains, rétorqua Brewster Kumar. Et puis, une civilisation aussi puissante ne peut disparaître en un seul millénaire. Prenez le Commonwealth : a priori, nous ne sommes pas encore sur le déclin, alors que nous sommes loin de leur niveau technologique. On ne peut pas simplement se permettre de faire l’autruche et espérer que rien ne nous menace. — Je suis d’accord, renchérit la vice-présidente. Far Away n’est qu’à cinq cent cinquante années-lumière de ces étoiles, et l’enveloppe leur paraît toujours intacte. — Une information d’importance n’a pas encore été rendue publique, intervint Nigel. Nous nous sommes servis de notre trou de ver exploratoire pour mesurer la vitesse d’enveloppement de Dyson Bêta. Malheureusement, notre hypothèse s’est vérifiée. — Vous voulez dire que les deux temps d’enveloppement sont identiques ? demanda un Rafael Columbia soudainement attentif. — Oui. Depuis Tanyata, on voit que les deux étoiles sont séparées l’une de l’autre de deux années-lumière. Nous avons donc ouvert un trou de ver à deux années-lumière de Tanyata, en direction de Dyson Bêta. Ce qui nous a permis d’observer son enveloppement et ce qui nous permet de dire aujourd’hui qu’ils se sont déroulés à trois minutes d’intervalle. — C’est forcément défensif, dit Eugène Cinzoul. Une civilisation peuplant deux systèmes solaires s’est sentie menacée par une race étrangère. — Curieuse coïncidence, le coupa Ozzie. — Que voulez-vous dire ? questionna la vice-présidente. — Une race agressive et immensément puissante choisit de s’en prendre justement à la seule civilisation de cette partie de la galaxie capable de se défendre contre elle. Je n’y crois pas une seconde. C’est franchement très peu probable sur l’échelle temporelle galactique. Les Silfens et nous coexistons, parce que les Silfens existent depuis des millions d’années. La vice-présidente se retourna vers le moniteur de l’IA. — Qu’est-ce que vous en pensez ? lui demanda-t-elle d’un ton troublé. — Monsieur Isaacs a raison de dire qu’un conflit opposant deux civilisations de puissance équivalente est extrêmement improbable, répondit l’IA. Nous savons à quel point il est difficile pour une forme de vie intelligente de se développer. Aussi est-il très rare de voir deux civilisations technologiques coexister dans la galaxie – le cas de l’Ange des hauteurs est l’exception qui confirme la règle. Néanmoins, cette hypothèse mérite d’être retenue. Nous confirmons également l’analyse de M. Kumar, selon laquelle une civilisation aussi avancée ne peut s’éteindre aussi rapidement. — Ils ont pu évoluer, s’empressa de dire Ozzie. Ils ont pu rejeter leurs instincts primitifs. Après tout, nous aussi, nous avons laissé pas mal de merde derrière nous. — Vous générez aussi de nouvelles « merdes », rétorqua l’IA. De nouvelles « merdes » qui se différencient assez peu de vos anciennes « merdes ». Par ailleurs, aucune culture primitive n’aurait pu ériger ces deux enveloppes. Mais, encore une fois, c’est une possibilité. Les barrières sont peut-être des mécanismes anciens qui fonctionnent encore, sans aucune raison, malgré la disparition de leurs créateurs. Les données dont nous disposons sont trop éparses et anciennes ; elles ne nous permettent pas de nous prononcer définitivement. — Néanmoins, que nous suggérez-vous ? demanda la vice-présidente. — Eh bien, c’est évident. Ce Conseil a été créé pour contrer tout danger susceptible de menacer le Commonwealth. Le danger dont nous discutons aujourd’hui est encore mal évalué. La seule solution est donc de visiter ces deux systèmes afin de déterminer leur statut et d’expliquer l’enveloppement dont ils ont été victimes. — Mais le prix…, commença la vice-présidente en jetant un regard noir et furtif à Nigel. Celui-ci choisit de ne pas lui en tenir rigueur. L’IA lui avait déjà considérablement facilité la tâche. — Oui, dit-il, atteindre les Dyson par des moyens conventionnels coûterait très cher. Il faudrait commencer par former une chaîne de sept planètes colonisées entre le Commonwealth et ces étoiles. Ce qui impliquerait de construire des générateurs de trous de ver sur chacune d’elles. Cela prendrait des décennies et rapporterait très peu d’argent. — Les caisses du Commonwealth ne sont pas destinées à subventionner CST, intervint Crispin Goldreich. — Vous l’avez fait pour Far Away, dit Nigel doucement. Ce fut d’ailleurs notre dernier contact extraterrestre. — Parlons-en, le coupa violemment le sénateur. Ce fiasco a fini de me persuader de ne jamais retenter l’expérience. Ce fut une perte absolue de temps et d’argent ! Nigel résista à la tentation de rebondir. Les Halgarth avaient des alliés autour de cette table, en plus de Rafael. Leur famille était la première à profiter de l’exploitation de Far Away. Enfin, c’était beaucoup dire. — J’aimerais proposer quelque chose de plus pratique qu’une chaîne de trous de ver successifs, dit Nigel. Tout le monde se retourna vers lui en dressant l’oreille, y compris Ozzie – ce qui était assez rare pour être noté. Cette démonstration de pouvoir politique énerva quelque peu la vice-présidente, qui ne put s’empêcher de serrer les dents. — Je suis entièrement d’accord avec l’IA, continua-t-il. Nous devons absolument découvrir ce qui se trame sur ces étoiles. Par contre, nous ne pouvons pas nous permettre, financièrement parlant, de construire une chaîne de trous de ver. Je suggère donc que nous bâtissions un vaisseau spatial. Son idée fut accueillie par des sourires nerveux. Ozzie, lui, éclata de rire. — Vous voulez dire un vaisseau qui voyagerait plus vite que la lumière ? demanda Brewster Kumar avec une pointe d’excitation. En sommes-nous capables ? — Bien sûr. C’est une adaptation relativement simple de nos générateurs de trous de ver actuels. Au lieu de générer un trou de ver fixe, on peut créer un trou de ver permanent et flottant, à l’intérieur duquel il serait possible de voyager. — C’est pas vrai ! s’exclama Ozzie. C’est-y pas beau ? Les cadets de l’espace ont fini par gagner la partie. Appuyons sur le bouton rouge et passons en hyperespace. — Ce n’est pas de l’hyperespace, dit Nigel, légèrement irrité. C’est un mot simple inventé pour décrire une manière très complexe de manipuler l’énergie. Et tu le sais très bien. — L’hyperespace, continua Ozzie avec un sourire béat. Ce que nous voulions à tout prix éviter en construisant notre premier trou de ver. — Néanmoins, reprit Nigel, dans le cas présent cela n’a rien d’absurde. Nous pourrions probablement construire ce vaisseau en moins d’un an. Ensuite, on enverrait une équipe d’as de l’exploration examiner ces Dyson, et on serait fixés. Ce serait rapide et pas cher. — Pas cher ? dit Crispin Goldreich. — Oui, relativement. L’idée de ce vaisseau spatial dormait dans les dossiers de Nigel depuis plus d’un siècle. Un vieux fantasme, dont il n’avait pas réussi à se débarrasser. Il n’avait jamais pu oublier – ni effacer – l’admiration qu’il avait ressentie en voyant Eagle II voler avec grâce au-dessus de l’horizon martien. Il y avait quelque chose de noble dans cette vision d’un vaisseau planant dans un espace infini et hostile, avec à son bord la crème de l’humanité, la quintessence de ce que l’espèce savait produire de beau. Et il était probablement le seul homme à s’en souvenir encore. Non, se dit-il, pas le dernier. — CST et la Trésorerie d’Augusta financeraient ce projet à hauteur de trente pour cent. — En échange des droits exclusifs d’exploitation, ajouta Burnelli de manière cinglante. — C’est ce qui fut décidé durant le projet Far Away, dit Nigel avec un petit sourire en coin. — Bien, intervint la vice-présidente. À moins que quelqu’un ait une autre solution à proposer, nous allons procéder au vote. Personne n’était contre. Nigel le savait dès le départ. Même Burnelli vota pour. Le Conseil de l’exoprotection ne pouvait que cautionner la stratégie de CST. Avec la bénédiction de Nigel, les ingénieurs du groupe avaient commencé à plancher sur les dessins du vaisseau trois jours plus tôt. Lancer le projet exigerait une somme de travail considérable. Il y aurait des milliers de détails à régler, de dossiers à remplir pour demander des financements… Toutefois, ces tâches ingrates occuperaient les assistants des membres du Conseil. Ceux-ci se contentaient de prendre des décisions politiques. — Vous comptez diriger la mission ? demanda Rafael Columbia comme ils se levaient tous pour quitter la salle. — Non, répondit Nigel. J’aimerais beaucoup, mais ce rôle nécessite des qualités et une expérience qui me font défaut. Mais je connais l’homme de la situation. Oaktier était l’une des premières planètes à avoir été colonisées durant la phase un de l’expansion, en 2089. Son ancienneté en faisait une société prospère, dont l’héritage culturel était extrêmement riche. Les gratte-ciel en cristal et les pyramides d’habitation du centre de Darklake City, la capitale, frappaient immédiatement par leur beauté tout nouvel arrivant en provenance de Seattle. La plupart des colons originels étaient venus du Canada, de Hong Kong et de Seattle. La culture de la planète, mélange de modernité et de traditions bien ancrées, était incroyablement variée. Du fait de leurs racines particulières, les habitants d’Oaktier se caractérisaient par une certaine froideur apparente et par un goût prononcé pour le travail. Au fil des siècles, ces qualités étaient entrées dans leur génome. Depuis le début de la colonisation, la population de la planète avait considérablement augmenté, jusqu’à atteindre un milliard deux cent cinquante millions d’habitants, répartis sur huit continents. La grande majorité de ces gens travaillait avec application et vivait plutôt bien. Les anciens habitants de Seattle avaient insisté pour installer la capitale dans un site vallonné et subtropical. Avec ses coteaux ensoleillés, son sol riche, ses rivières et ses lacs, la région était idéale pour la culture du café. Au sud-est de la ville s’étendait un lac magnifique. Sur trente-cinq kilomètres de côte se succédaient marinas, parcs boisés, résidences luxueuses, ports de plaisance, centres de loisirs et ports commerciaux. La nuit, les hologrammes publicitaires qui flottaient comme des nuages d’orage lumineux au-dessus des routes transformaient celles-ci en arcs-en-ciel oniriques, tandis que les immeubles rivalisaient de beauté à grand renfort de bains de lumière. Les bars, restaurants et autres clubs attiraient les clients avec de la musique, des spectacles live et des émetteurs de plaisir à peine légaux. Quarante ans avant la découverte fantastique de Dudley Bose, la nuit où elle allait mourir, Tara Jennifer Shaheef admirait ce décor idyllique du balcon de son appartement situé au vingt-cinquième étage d’un immeuble du centre-ville. La côte ressemblait à la frontière scintillante d’une galaxie. Car, au-delà, les ténèbres étaient absolues. Là étaient les limites de la vie et de la civilisation. Seuls quelques bateaux glissaient sur les eaux profondes tels des amas d’étoiles perdus dans la nuit noire. Ses cheveux et sa robe flottaient dans la brise du soir. Elle s’appuya sur la balustrade. L’air était saturé d’un parfum sucré de fleurs, qu’elle adorait respirer. Depuis longtemps déjà, Oaktier avait banni les moteurs à explosion et les combustibles fossiles. Les politiciens locaux s’enorgueillissaient d’avoir une atmosphère plus pure que celle de la Terre. Alors, elle respirait à fond, satisfaite. Il n’y avait pas de bruit. À cette hauteur, le bourdonnement des véhicules électriques était quasiment inaudible, et la côte animée était à trois kilomètres à vol d’oiseau. Sur sa gauche, elle voyait la grille étincelante des rues de la ville sur les contreforts des montagnes à peine visibles dans la lumière pâle et faible dispensée par le croissant de l’unique lune de la planète. De jour, on voyait distinctement les champs de caféiers plantés sur d’immenses terrasses. Des fermes blanches emmitouflées dans des bois verdoyants et vers lesquelles serpentaient des routes étroites s’accrochaient à la montagne. Deux rajeunissements plus tôt, elle vivait là-haut, à l’écart de la frénésie urbaine. Parfois, elle rêvait de revenir en arrière, de retourner à la campagne pour vivre une existence plus calme et plus paisible, loin de Morton, son mari surmené et pressé. Dans un ou deux rajeunissements, elle retournerait là-haut pour recharger ses batteries. Mais, pour le moment, le rythme rapide de la ville lui convenait encore. Elle rentra dans son appartement, et la porte-fenêtre se referma derrière elle. Ses pieds nus produisaient un bruit mat sur le parquet en bois indigène de son salon. Elle se rendit dans la salle de bains. Au sous-sol de l’immeuble, son meurtrier entra dans la salle des compteurs électriques. Il retira le cache de l’un des ordinateurs de gestion du bâtiment et sortit de sa poche un ordinateur portable. Le gadget cracha une longueur de fibre optique terminée par un jack standard en V, que l’homme connecta aux fiches nues du bloc de maintenance. Il y chargea plusieurs programmes, qui firent rapidement leur nid dans le logiciel existant. Lorsqu’il eut terminé, il débrancha le jack et remit le cache en place avec l’outil approprié. La salle de bains de Tara Jennifer Shaheef était décorée de grands carreaux en marbre brun. Sur le sol comme sur les murs. Le plafond, lui, était constitué d’un unique et grand miroir. Des lampes cachées dans des renfoncements tout autour de la baignoire dispensaient une lumière vacillante, imitant la lueur de bougies en cire. La baignoire, encastrée dans le sol et assez grande pour deux, était remplie à ras bord d’une eau parfumée avec des sels divers. Lorsqu’elle y entra, des jets de massage se mirent en action. Elle s’assit confortablement et posa la tête sur un coussin. Par l’intermédiaire de son assistant virtuel, elle demanda à l’ordinateur de l’appartement de mettre un peu de musique. Elle aimait être bercée par de douces mélodies. Morton serait absent toute la semaine. Il était à Talansee, de l’autre côté de la planète, où il négociait un contrat avec une entreprise immobilière. AquaState, la société qu’ils avaient créée ensemble et qui produisait des feuilles semi-organiques capables de puiser l’humidité de l’atmosphère pour les habitations reculées commençait enfin à décoller. Morton était pressé de capitaliser sur leurs récents succès. Il espérait, en faisant entrer la compagnie en bourse, augmenter considérablement ses profits de manière à investir davantage dans le développement de l’entreprise. Sa dévotion totale à son travail permettait à sa femme d’être entièrement libre de ses mouvements pendant une semaine complète. Pas d’excuses à trouver, pas d’explications à donner. Elle pouvait, par exemple, passer tout son temps avec Wyobie Cotal, un délicieux jeune homme dont elle s’était récemment entichée. Wyobie était surtout très bon au lit, mais elle aimait également profiter avec lui des nombreuses possibilités de cette ville animée. C’était ce qui rendait cette aventure un peu spéciale. Wyobie donnait de l’importance à toutes ces choses que Morton semblait avoir oubliées depuis qu’il se consacrait corps et âme à son entreprise. Cette semaine allait être formidable – elle en était convaincue. Et après ce petit break, qui sait… ? Après tout, ils étaient mariés depuis déjà treize ans. Que voulait-il de plus ? Un mariage, ce n’est pas éternel. Au bout d’un certain temps, on doit se serrer la main et se dire au revoir. Son meurtrier entra dans le hall de l’immeuble. Son assistant appela un ascenseur. Il souhaitait monter au vingt-cinquième étage. Tranquillement, il attendait sous les discrets senseurs de la sécurité du bâtiment. Il n’avait pas peur. Car le visage qu’il arborait n’était pas le sien. Tara en était à se demander ce qu’elle porterait ce soir, lorsque le son entêtant de l’orchestre s’évanouit subitement. Les lumières de la salle de bains s’éteignirent. Les jets d’eau de la baignoire moururent. Elle ouvrit les yeux, incrédule. Une panne de courant. Quelle poisse ! Elle croyait que son appartement était protégé contre ce type de désagrément. En tout cas, c’était la première fois que cela arrivait. Elle attendit quelques secondes, mais les lampes refusèrent de se rallumer. Elle demanda à son assistant de se renseigner auprès de l’ordinateur du bâtiment, mais celui-ci persistait à ne pas vouloir répondre. Le problème devait être plus grave qu’elle le pensait. Tara fronça les sourcils, agacée. Ce n’était pas normal. Pourquoi le système auxiliaire ne s’était-il pas mis en route ? Elle attendit encore un peu. Elle était si bien dans son bain. Et puis, elle voulait que sa peau soit parfaite pour son amant. Mais, malgré ses prières, malgré ses jurons, l’électricité ne revint pas. Finalement, elle se leva et sortit de la baignoire. C’est à ce moment-là qu’elle se rendit compte à quel point il faisait noir. Elle ne voyait même pas sa main devant son visage. Au lieu de s’inquiéter, elle décida de se concentrer sur son mécontentement. Inutile de tâtonner à la recherche d’une serviette ; elle irait nue jusqu’au couloir. Là-bas, au moins, il y avait un peu de lumière provenant de l’extérieur. Tara traversa son grand salon en s’inquiétant à peine des dégâts que ses pieds mouillés pourraient causer au parquet. L’éclairage de la ville se déversait dans l’appartement par la porte-fenêtre, donnant à la pièce une étrange teinte monochrome. Son agacement grandit à la vue des lumières scintillantes de la capitale. Son appartement était-il le seul à être touché ? Quelque chose bougea dans l’entrée. Quelque chose de gros. De silencieux. Elle pivota brusquement sur ses talons. — Qu’est-ce que… Le tueur appuya sur la détente de son pistolet modifié. Tous les muscles du corps de Tara se crispèrent le temps d’une seconde. La décharge avait grillé la majorité des connexions neurales de son cerveau, entraînant sa mort quasi instantanément. Ses muscles se détendirent et son corps s’affala, inerte, sur le sol. Il avança jusqu’à elle et la regarda longuement. Puis il prit un appareil à pulsions électromagnétiques et le plaça à l’arrière de la tête de sa victime, là où se trouvait son implant-mémoire. L’engin se déchargea. L’homme le fit fonctionner trois fois de plus, pour être certain qu’il n’y aurait rien à récupérer. Aussi parfait que serait le prochain clone de Tara Jennifer Shaheef, il serait à jamais privé des derniers souvenirs de son modèle. L’assistant virtuel de l’assassin donna des instructions à l’ordinateur de l’appartement, qui ralluma immédiatement la lumière. L’homme s’assit confortablement sur le canapé qui faisait face à la porte et attendit. Wyobie Cotal arriva quarante-six minutes plus tard. Lorsqu’il fit son entrée dans le salon, le jeune homme – qui n’en était qu’à sa première vie – arborait un sourire quelque peu suffisant et concupiscent. Son expression changea du tout au tout à la vue du corps nu étendu sur le parquet. Il n’avait même pas remarqué l’homme installé sur le canapé. Celui-ci fit feu sans attendre. Les derniers mois de la vie du jeune homme furent eux aussi effacés de son implant-mémoire. Le tueur se rendit ensuite dans la chambre d’amis et sortit trois grandes valises ainsi qu’un coffre d’un placard. Le temps de les transférer dans la chambre principale, trois robots-chariots transportant des boîtes en plastique étaient arrivés dans l’appartement. Il commença par mettre les corps dans deux grandes boîtes, qu’il scella soigneusement. Il passa ensuite deux heures trente à rassembler tous les objets appartenant à Tara dans les boîtes restantes. Puis il rangea ses vêtements dans les valises et le coffre. Lorsqu’il eut terminé, les robots emportèrent les boîtes en plastique et les bagages jusqu’au parking souterrain, où les attendaient deux camions loués. Le premier accueillit les corps de Tara et de son amant, le second les effets personnels de la première. Au vingt-cinquième étage, le tueur vida la baignoire et demanda aux robots de ménage de procéder à un nettoyage de classe un de tout l’appartement. Il laissa les petites machines s’affairer, aseptiser les sols et les murs, éteignit consciencieusement la lumière et s’en alla. 4 Elle était donc là, en cette aube morne, solidement attachée à son siège, dans le cockpit étroit de son hyperplaneur. Celui-ci était arrimé au sol rocheux de ce canyon dit de la Planque, attendant que la tempête et ses vents de deux cents kilomètres-heure arrivent. Vu son âge et son héritage familial, le moins que l’on puisse dire, c’était que Justine Burnelli n’était pas à sa place. Elle-même aurait largement préféré se trouver ailleurs, comme par exemple dans des draps de soie – de préférence en compagnie d’un homme –, dans un jacuzzi, dans un restaurant prestigieux ou encore dans un night-club de luxe. Malheureusement, il n’y avait rien de plus luxueux que des mobil-homes décrépits à mille cinq cents kilomètres à la ronde. Pour cela, elle devait remercier sa nouvelle amie : Estella Fenton. Elles s’étaient rencontrées dans le salon de sa clinique de rajeunissement habituelle, à Washington. Toutes les deux venaient de sortir de la cuve et s’apprêtaient à débuter les physiothérapie, hydrothérapie, massages, aromathérapie et autres, qui devaient les aider à réveiller leurs muscles immobilisés pendant près de quatorze mois. Elles se déplaçaient comme des vieillardes, ce qui était étrange, vu leur physique d’adolescentes. Dans ce salon, on ne faisait rien d’autre que se reposer dans des fauteuils profonds et confortables et regarder, par la grande baie vitrée, le superbe parc boisé de l’établissement. Quelques-unes, parmi les plus courageuses, avaient sorti leurs interfaces de poche pour travailler un peu, lisant et parlant à leur assistant. Aucune d’entre elles n’était plus capable de se connecter directement à la cybersphère. Leur corps avait été purgé de tous ses implants, puces et tatouages pendant le processus de rajeunissement. Deux infirmières avaient aidé Estella à marcher jusqu’au salon et à s’asseoir dans un fauteuil. La magnifique rousse s’était affalée en soupirant d’aise. — Nous viendrons vous chercher pour votre séance d’hydro à 15 heures. — Merci beaucoup, répondit Estella en souriant, alors que les infirmières s’en allaient. Ah ! Fait chier ! — Vous venez de sortir ? demanda Justine. — Oui, il y a deux jours. — Moi, trois. — Mon Dieu ! Encore dix jours à tenir. — Cela en vaut la peine, rétorqua Justine en reposant son écran-magazine de mode. Cela fait bien dix ans que je n’ai rien pu mettre de potable. Nombreuses étaient ses amies qui se faisaient rajeunir tous les vingt ans, voire plus fréquemment encore. Justine, pour sa part, préférait attendre que son corps atteigne l’âge physique de cinquante ans. La vanité conduisait parfois à des excès. — Personnellement, je n’en suis pas encore à m’inquiéter de ce que je vais porter, dit Estella en passant sa main dans ses cheveux uniformément longs de cinq centimètres. J’ai besoin de consulter un visagiste d’abord. Je déteste avoir les cheveux courts. Normalement, ils m’arrivent à la taille. Là, je vais devoir m’armer de patience. — Cela doit vous aller à ravir. — Disons que je n’ai aucune difficulté à séduire les hommes, admit-elle en jetant un regard alentour. Mais, pour le moment, cela ne me dit rien du tout. La clinique n’était pas mixte, ce qui n’empêchait pas les clientes les plus en forme de s’adonner, la nuit, à des pratiques illicites dans les chambres des unes et des autres. Leur corps, en plus d’avoir l’apparence de l’adolescence, était saturé d’hormones et de vitalité. À vrai dire, ceux qui sortaient des cliniques de rajeunissement ne pensaient qu’au sexe. Et cela durait un certain temps. Justine sourit. — Vous vous en remettrez vite. Vous courrez bientôt vers le premier Monde secret venu. — J’ai fait cela des centaines de fois, et je m’en suis un peu lassée. Ce qui ne veut pas dire que je n’y retournerai pas, mais j’ai d’autres projets cette fois-ci. Un truc bien plus excitant… — Ah oui ? Qu’est-ce que c’est ? Ce fameux projet… Un safari de deux mois sur Far Away. Au départ, Justine avait rejeté l’invitation d’Estella, mais celle-ci avait tant insisté, que l’idée avait fait progressivement son chemin dans son esprit. Après tout, Far Away était la seule véritable « planète sauvage » du Commonwealth. La civilisation n’y avait qu’une faible emprise sur la population. S’y rendre était difficile et coûtait très cher ; le climat et l’environnement y étaient hostiles. L’énigmatique vaisseau spatial extraterrestre baptisé Marie Céleste par les chercheurs y attirait toujours nombre de scientifiques. Et puis, il y avait la Grande Triade, les trois plus grands volcans de la galaxie. Challenge écologique ultime. L’hyperplaneur de Justine se trouvait à l’entrée d’un large canyon. Son nez pointait en direction de l’est, ce qui plaçait le mont Zeus à sa gauche. De jour, lorsque l’équipe au sol tractait son hyperplaneur, elle ne pouvait voir de ce colosse que la partie inférieure de son versant rocheux, lequel formait l’une des deux parois du canyon en forme d’entonnoir. Le cratère, situé dix-sept kilomètres plus haut, demeurait invisible. À sa droite s’élevait le mont Titan, le seul volcan actif de la Triade, qui culminait au-dessus de l’atmosphère, à vingt-trois kilomètres d’altitude. Parfois, la nuit, quand survenait une éruption particulièrement violente, la couronne rose doré qui surplombait la lave en fusion se voyait depuis la pampa, au sud, comme si une naine rouge se couchait derrière la ligne d’horizon. Droit devant elle, le mont Herculaneum, massif et dentelé, formait le fond du canyon. Sept cent onze kilomètres de diamètre au niveau du sol, une double caldeira située à trente-deux kilomètres d’altitude, bien au-delà de la troposphère. Heureusement, les géologues l’avaient classé dans la catégorie des volcans semi-actifs. De fait, depuis que l’homme s’était installé sur la planète, soit cent quatre-vingts ans plus tôt, il n’était jamais entré en éruption. Tout juste s’était-il contenté de produire quelques violentes secousses. Que le volcanisme puisse produire de tels colosses sur une aussi petite planète ne laissait pas d’intriguer Justine. Bien sûr, elle avait lu pas mal d’articles sur le sujet. Elle savait par exemple que seule la faible gravité de Far Away – quarante pour cent de la gravité standard – avait permis au mont Herculaneum d’atteindre de telles proportions. Sur la Terre, il se serait déjà effondré sous son propre poids. De même, elle avait appris que, du fait de l’absence de plaques tectoniques, la lave se déversait continuellement par les mêmes cratères, éon après éon. Toutefois, ce qu’elle avait lu ne l’avait pas préparée à faire l’expérience de ce paysage monstrueux. La puissance, les forces élémentaires qui l’entouraient témoignaient de la vie interne de ce monde. Et elle n’avait vu cela nulle part ailleurs. Assise dans une petite machine pathétique, elle espérait vainement dompter cette force, la conduire à accomplir sa volonté. Ses mains tremblaient à l’intérieur de sa combinaison de vol. Au loin, les premières lueurs de l’aube apparaissaient, éclairant un ciel gris ardoise. Elle maudit cette saleté d’Estella Fenton. Et le fait que cette dernière fût, elle aussi, dans la même situation, à quelques kilomètres de là, en train de contempler le même paysage de roches acérées, n’y changeait rien. — Ça commence, dit quelqu’un dans sa radio. Il n’y avait pas de cybersphère sur Far Away. Il n’y avait aucun moyen de communication moderne en dehors d’Armstrong City et des plus grandes villes. Un siècle plus tôt, quelques satellites couvraient les campagnes et les océans, mais les Gardiens les avaient tous abattus depuis longtemps. Il ne restait plus que la radio ; et encore, l’ionosphère turbulente de la planète rendait-elle son usage délicat. — On dirait que ça bouge là-bas. Les vents se lèvent. Justine se rapprocha de la coque transparente de son cockpit, mais elle ne vit rien bouger sur la roche nue. D’ailleurs, il n’y avait rien du tout. Les tempêtes qui soufflaient de l’océan Hondu situé dans son dos s’engouffraient entre Zeus et Titan et balayaient tout sur leur passage. Depuis des millions d’années, il n’y avait plus un grain de poussière au fond de ce canyon. — Derrick ? appela-t-elle. Vous m’entendez ? En guise de réponse, elle n’eut droit qu’à un déchaînement de parasites. Lentement, l’aube déversait sa lumière blême dans la gorge. — Derrick ? La caravane de camions, de 4 × 4 et de mobil-homes devait être à l’abri, se dit-elle, amère. Cachée dans un gouffre quelconque, loin de cette tempête matinale. Ces fous de pilotes d’hyperplaneur étaient livrés à eux-mêmes. Il était trop tard pour changer d’avis. Étrangement, cet aspect de l’aventure n’avait pas été abordé lors du briefing intense et rassurant de la veille. Les implants-mémoires contenant les compétences de pilotage ne semblaient rien comporter à ce sujet. Justine attendait que le vent du matin se transforme lentement en ouragan. Elle attendait, parce qu’elle était incapable d’esquisser le moindre geste. Elle attendait et elle regardait. Attendait et s’inquiétait. Tandis que son esprit succombait petit à petit à une terreur atavique sortie d’un recoin sombre de son cerveau. — Comment ça va, ma chérie ? demanda Estella. — Bien, répondit-elle en pensant « salope ! » Enfin, je suis un peu nerveuse. — Nerveuse ? Tu as de la chance. Moi, je chie littéralement dans mon froc. Justine demanda à son assistant virtuel de vérifier une nouvelle fois le bon fonctionnement de son appareil. Bien que le planeur fût équipé d’un ordinateur de bord d’une rusticité affligeante, son assistant pouvait s’y connecter et le contrôler à distance. La vérification se fit instantanément. Des icônes transparentes clignotèrent sur ses implants rétiniens. Apparemment, tout fonctionnait à la perfection. — Rappelle-moi pourquoi je suis ici ? demanda-t-elle à Estella. — Parce que c’est quand même mieux qu’un simple petit déjeuner au lit. — Dans un hôtel cinq étoiles. — Sur une île des Caraïbes, avec une véranda donnant sur la mer. — Où s’ébattent des dauphins. Il commençait à faire jour. Justine vit des grains de sable tourbillonner autour de son hyperplaneur. Ils doivent venir de la côte, pensa-t-elle. Elle alluma son radar météo et observa sur le moniteur principal la danse complexe des masses d’air. La tempête était en route. Des rubans rouges représentant des courants d’air à haute densité avançaient inexorablement comme du sang s’écoulant d’une blessure toute fraîche. D’une certaine manière, elle était heureuse de ne pas avoir à affronter ces vents de face. Au moins, ne verrait-elle pas les nuages en forme de marteau dévorer lentement le ciel au-dessus de sa tête. Elle avait déjà assez peur comme cela. Même maintenant, elle n’était pas vraiment certaine de vouloir accomplir ce vol. Elle pourrait simplement rester là. Pour le moment, son planeur avait la forme d’un cigare gros et lisse, ses ailes étant repliées sous son fuselage. Elle pourrait décider de ne pas larguer les amarres et laisser le vent gronder autour d’elle en attendant que cela passe. Elle ne serait pas la première, d’après ce qu’elle avait entendu dire. Mais à cette époque de l’année, au beau milieu de la saison des tempêtes, les vents ne se calmeraient pas avant cinq bonnes heures. Vingt minutes plus tard, le vent était assez puissant pour secouer l’hyperplaneur. S’il y avait encore du sable dehors, elle ne le voyait pas. Des vagues écarlates balayaient constamment l’écran de son radar. — Toujours là ? demanda Estella. — Toujours là. — Ça ne sera plus très long, maintenant. — Ouais. Tu as allumé ton radar ? En altitude, certaines rafales dépassent déjà les cent cinquante kilomètres-heure. La vitesse du vent, affichée sur son moniteur, augmentait de seconde en seconde d’une manière alarmante. À ce rythme-là, le cœur de la tempête arriverait sur elle dans quarante-cinq à cinquante minutes. Et c’étaient ces vents-là qu’elle attendait. Si elle décollait maintenant, son hyperplaneur s’écraserait sans doute au pied du mont Herculaneum. Dans son casque, elle n’entendait que mauvaises blagues et bravades faussement joyeuses. Justine s’abstint de participer à ce rituel ridicule, même s’il lui était d’un réconfort certain. Grâce à lui, elle se sentait moins seule. Dans le ciel, les nuages se déchaînaient, devenant de plus en plus gros et bas. Ils masquaient le soleil et plongeaient le canyon dans une sorte de crépuscule gris. Au loin, la pluie avait commencé à tomber à verse. Autour du planeur, la roche luisait. — Ça y est ! cria Estella avec un mélange de terreur et d’excitation. Le vent a atteint cent cinquante kilomètres-heure. Je vais larguer les amarres. On se voit de l’autre côté, chérie. — J’y serai ! répondit Justine en hurlant. Le fuselage était secoué avec violence. Malgré l’isolation supposée parfaite, les hurlements des rafales s’infiltraient dans le cockpit. À cause des vibrations, les données affichées sur les moniteurs étaient parfaitement illisibles. Tout juste voyait-elle des lignes de couleurs sans aucune signification. Elle n’avait pas d’autre option que de se fier à sa vision virtuelle, pourtant moins performante. La brume grise était devenue si épaisse que Justine n’apercevait ni le ciel ni les parois du canyon. C’était l’heure d’y aller. Le vent avait dépassé la barrière symbolique des cent cinquante kilomètres-heure, et le front de la tempête avait atteint les contreforts du mont Herculaneum. Cette dernière donnée était fondamentale, car on avait besoin de ces vents pour faire cette longue, longue traversée. Sans eux, le voyage risquerait de s’interrompre brutalement et tragiquement. Justine agrippa avec fermeté les poignées de contact. Le morphoplastique s’enroula autour de ses doigts. Le vol promettait d’être mouvementé. Les tatouages de ses mains se connectèrent, établirent un lien avec l’ordinateur de bord, de manière à faciliter la communication entre l’appareil et son cerveau. Des mains virtuelles apparurent dans son champ de vision. Les modifications personnelles qu’elle avait choisies lui avaient donné des doigts longs et fins et des ongles verts. À chaque doigt, elle portait un anneau bleu électrique. Un manche à balai se matérialisa au milieu des icônes. Elle bougea sa main virtuelle pour s’en saisir. En même temps, elle vérifia les systèmes une dernière fois. Comme toutes les aiguilles virtuelles étaient dans le vert, elle ordonna à l’ordinateur de bord de déployer les ailes de l’hyperplaneur. Les bourgeons de morphoplastique s’ouvrirent et les ailes poussèrent, formant de petits deltas noirs. Les vibrations qui agitaient l’appareil redoublèrent d’intensité. Les amarres n’étaient pas loin de se rompre. Justine pria pour que les ancres en titane renforcé au carbone profondément enfoncées dans la roche par l’équipe technique tiennent encore quelques minutes. C’est ta dernière chance de survie, lui chuchota à l’oreille un petit démon. Justine déplaça sa main virtuelle et appuya sur l’icône de l’ancre avant. Celle-ci se décrocha et le planeur se mit immédiatement à chasser. Une réaction instinctive provenant de son implant-mémoire vint à son aide. Elle tordit le joystick, faisant pencher les ailes vers l’avant de plusieurs degrés. Elle débloqua les deux câbles arrière, permettant au planeur d’être soulevé à vingt mètres au-dessus du sol. L’engin ballottait dans tous les sens, comme s’il cherchait à se libérer de son carcan. Justine stoppa le déroulage des câbles et commença à tester ses surfaces de contrôle. L’arrière du planeur se transforma rapidement en un aileron vertical. Les ailes grandirent un peu plus, et se recourbèrent de façon à augmenter la portance. Heureusement, plus on s’éloignait du sol, moins les vibrations étaient violentes. Il ne lui restait plus qu’à dompter le vent hurlant, qui soufflait désormais à près de cent quatre-vingts kilomètres-heure. À ce stade, l’hyperplaneur n’était rien d’autre qu’un cerf-volant géant. Avec circonspection, elle augmenta progressivement la longueur de ses câbles. Deux minutes plus tard, elle volait à cent mètres au-dessus du sol. Celui-ci n’était d’ailleurs plus visible, ce dont elle se réjouit pour une raison obscure. Des vagues de pluie déferlaient sur son pare-brise, l’empêchant de voir à plus de vingt ou trente mètres. Les gouttes frappaient le cockpit, puis disparaissaient aussitôt, emportées par le vent. Tout en corrigeant l’inclinaison des ailes pour compenser les turbulences, elle entreprit d’augmenter encore son altitude. Vingt-cinq minutes après avoir quitté le sol, elle se trouvait à quelque mille quatre cents mètres. Son ascension s’était faite en toute sécurité, mais les harmoniques produites par les vibrations des deux câbles arrière lui agaçaient les dents. Justine configura la forme de son hyperplaneur pour l’adapter au vol libre. Les ailes s’allongèrent jusqu’à atteindre cent dix mètres d’envergure, tout en s’incurvant comme des lames de cimeterre. Dans son dos s’était formée une sorte de triangle, dont les vibrations permanentes, quasi invisibles à l’œil nu, stabilisaient l’engin dans le courant d’air. Elle atteignit mille cinq cents mètres d’altitude. Les ailes s’ourlèrent sur toute leur longueur pour augmenter la portance. Justine jeta un coup d’œil aux chiffres qui défilaient sur son moniteur. Les câbles étaient soumis à des tensions extrêmes, proches des limites recommandées par le constructeur. Comme les éléments se déchaînaient autour d’elle, Justine inspira profondément. Si elle en avait le courage, elle pourrait accomplir de grandes choses. Le vol d’une vie… Si elle en avait le courage… Elle pensa à tout ce qu’elle avait déjà vécu. Vue de là-haut, son existence lui paraissait monotone et ennuyeuse. Elle pointa un doigt virtuel et, presque à contrecœur, appuya sur l’icône de déblocage. Les amarres lâchèrent. Libéré de ses entraves, le planeur fut propulsé en avant, plaquant Justine contre son siège, lui faisant ressentir, pour la première fois depuis son arrivée sur cette planète, tout le poids de son corps. L’appareil fonça vers le fond dentelé du canyon à près de cent quatre-vingts kilomètres à l’heure. Il vira immédiatement à tribord et commença à descendre. Lentement, avec précision, elle tira sur le joystick, modifiant la position des ailes pour infléchir l’écoulement d’air. La réaction du planeur fut étonnamment rapide, et elle reprit aussitôt de l’altitude. Elle sentait que la vrille était proche, alors elle déploya de petits ailerons stabilisateurs pour la contrer. Le simple fait de maintenir le planeur sur une trajectoire rectiligne demandait un effort de concentration de tous les instants. Une enveloppe informe de nuages gris la coupait du monde extérieur, mais il n’y avait pas que cela. Toute son attention était focalisée sur l’altimètre et l’écran radar de son poste de pilotage. Le canyon devenait progressivement plus étroit, et elle devait impérativement voler le plus loin possible des parois. Inexorablement, les murs rocheux se rapprochaient l’un de l’autre. En conséquence, la vitesse du courant d’air augmentait constamment. Des turbulences de plus en plus violentes tentaient en permanence d’entraîner le planeur dans une vrille, de le tirer vers le néant. Elle n’était même plus consciente du temps qui s’écoulait, tant son combat pour maintenir le planeur dans les airs était prenant et épuisant. Elle devait également veiller à ne pas prendre trop d’altitude, car les vents qui soufflaient là-haut risqueraient de la faire sortir du canyon et de la forcer à se poser à des centaines de kilomètres de la caravane des équipes restées au sol, sur le versant escarpé de Zeus ou de Titan. Le radar lui indiqua soudain que la fin du canyon se trouvait à vingt-cinq kilomètres devant elle. Là, les trois volcans se rejoignaient, et le mont Herculaneum formait une falaise verticale haute de six mille mètres. Pour le moment, elle volait à trois mille cinq cents mètres d’altitude. Dehors, la vitesse du vent augmentait proportionnellement au rétrécissement du gouffre. Le moniteur du radar météo brillait de mille feux, tant les ondes de choc et les courants qui se répercutaient sur les parois du canyon étaient violents. Au-dessus de sa tête, les nuages étaient de plus en plus denses et noirs, obscurcissant presque totalement le ciel. Justine raccourcit très légèrement les ailes, sacrifiant un peu de sa vitesse au profit d’une meilleure maniabilité. À l’extérieur, c’était le déluge. Des gouttes d’eau énormes mitraillaient son cockpit. Mais, paradoxalement, la visibilité n’était pas si mauvaise. Les nuages se condensaient sous la pression titanesque. En altitude, les gouttelettes se rassemblaient, puis se disloquaient sous l’effet du vent, avant de se condenser en gouttes encore plus grosses, du fait de l’augmentation inexorable de la pression. Des courants d’eau horizontaux fouettaient le fuselage de l’hyperplaneur en bouillonnant. Elle n’était plus qu’à douze kilomètres de la falaise et à trois mille mètres du fond du canyon. L’atmosphère était tellement saturée d’eau qu’elle avait l’impression de surfer sur la crête de quelque gigantesque vague aérienne. Le soleil s’était levé au-dessus du volcan, éclairant la partie supérieure des parois verticales. Subitement, un rai de lumière transperça l’écume chaotique qui entourait son planeur, et le monde s’embrasa littéralement, alors que des milliers d’arcs-en-ciel miniatures naissaient, mouraient, s’entrecroisaient, se déchiraient. Justine se surprit à rire devant une vision aussi inattendue que merveilleuse. Trois kilomètres devant elle, les ruisseaux frémissants se rejoignaient pour former un torrent bouillonnant qui s’écoulait à deux mille mètres d’altitude. Plus que quelques kilomètres avant la falaise. La gorge rocheuse était de plus en plus étroite, et la pression de plus en plus forte. Pour le torrent aérien, il n’y avait qu’une porte de sortie. Justine survola l’eau, qu’elle ne put s’empêcher d’admirer avec des yeux incrédules. Les arcs-en-ciel disparurent soudainement. À la place, elle ne voyait plus que de la roche, des murs terrifiants qui s’élevaient jusqu’au ciel. Droit devant elle, la rivière volante commençait son incroyable ascension, s’écoulant vers le haut, poussée par la formidable puissance de la tempête. Dans un grondement de tonnerre sans fin, le vent soufflait à la vitesse colossale de trois cents kilomètres-heure. Elle savait qu’elle était en train de hurler, mais était incapable d’entendre sa propre voix. L’hyperplaneur fut propulsé vers le ciel. Justine se retrouva de nouveau plaquée contre son siège. Ses phalanges étaient crispées sur les poignées de contact, qu’elles ne devaient surtout pas lâcher. Elle modifiait constamment la forme des ailes, afin d’assurer la stabilité de l’appareil. L’eau jaillissait avec elle, défiant la gravité, parallèle à la falaise. Bien que le pilotage de l’appareil demandât une concentration de tous les instants, elle trouva le temps – deux ou trois secondes à peine – d’admirer ce phénomène incroyable. Une chute d’eau inversée. À cinq kilomètres d’altitude, la masse d’eau commença à perdre son intégrité. La tempête verticale perdait de sa force à mesure que le canyon s’élargissait. La pression et la vitesse du vent diminuaient de concert. Justine, elle, faisait de son mieux pour suivre une trajectoire rectiligne et parfaitement verticale. Tout à coup, elle jaillit au-dessus du bord de la falaise. De part et d’autre de son planeur tombaient des cascades d’eau et de vapeur, qui venaient s’écraser contre le flanc de la montagne, mais le vent continuait à souffler au centre du maelström, propulsant l’hyperplaneur dans le ciel. La silhouette gigantesque du mont Herculaneum se dessina sous son appareil. Tout autour d’elle, il n’y avait que rochers acérés et mers de gravier à perte de vue. Dans ce décor à la rudesse exemplaire, apparurent graduellement des taches ocre et vert avocat, indices de présence végétale. Des herbes rases plantaient leurs racines dans des fissures et autres plis. De la mousse tropicale s’accrochait courageusement aux rochers. La tempête faisait rage au-dessus de ces plantes, contournait les versants nord et sud pour poursuivre sa route en direction de l’est. Justine modifia une nouvelle fois la cambrure de ses ailes afin de préserver sa vitesse et de monter davantage. Elle suivait une ligne imaginaire tracée entre le canyon et le sommet. Elle survola des prés touffus et des buissons vigoureux. Sur ces terres tempérées, même les tempêtes régulières ne pouvaient empêcher la végétation de prospérer. La double cataracte bouillonnante était loin derrière elle. Les nuages avaient commencé à se désagréger, à se diviser en deux groupes distincts, l’un contournant le cône du volcan par la gauche, l’autre par la droite. Justine choisit une autre route dans le ciel désormais dégagé et ensoleillé. Sa vitesse était toujours colossale, largement suffisante pour la mettre à l’abri de la tempête, mais pas tout à fait assez importante pour lui permettre d’atteindre son but. Elle entreprit d’examiner l’écran de son radar météo. Comme si le versant ouest du volcan ne souffrait pas assez des intempéries, des tornades, vestiges de la tempête, balayaient les coteaux chiffonnés. Elle les voyait, éphémères tourbillons beiges, à travers la canopée blanche et cotonneuse des nuages. Il y en avait de toutes les tailles, depuis les spirales de poussière miniatures jusqu’aux vortex denses et brutaux, hauts de plusieurs kilomètres. L’ordinateur de bord calcula la trajectoire du planeur de façon à mettre à profit les courants aériens, éliminant les routes les moins sûres. Toutefois, la navigation n’étant pas une science exacte, il valait mieux laisser l’intuition humaine – et la chance – prendre le relais de la technologie. Justine repéra une route propice à une vingtaine de kilomètres de là, un peu plus au sud. Mais l’emprunter impliquait de se laisser happer par une tornade aux mouvements erratiques, haute de cinq kilomètres et assez puissante pour aspirer des rochers gros comme des voitures. Comme elle perdait de l’altitude, sa vitesse augmentait. Les ailes et le stabilisateur vertical de son planeur se raccourcirent, tout en gagnant de l’épaisseur. Elle était littéralement hypnotisée par la base du tourbillon, par ses trajectoires sauvages et totalement imprévisibles. La descente de l’hyperplaneur se transformait en plongeon terrifiant. D’autant qu’elle faisait de son mieux pour ne pas lâcher la base de la tornade des yeux. Les ailes et l’aileron vertical étaient réduits à des moignons, rendant le pilotage plus difficile encore. Le sol n’était plus qu’à cinq cents mètres. Devant elle, la colonne en furie changea une nouvelle fois de trajectoire. Elle savait qu’elle disposait d’une fenêtre de quelques secondes pour agir. Elle poussa son joystick vers l’avant, fonçant tout droit sur le tourbillon. Au dernier moment, elle tira sur la manette, faisant décrire une courbe brutale à l’appareil. L’horizon disparut soudain, cédant la place à un ciel d’abord turquoise, puis indigo. Le planeur pénétra dans la tornade. Un vent de poussière et de gravillons enserra le fuselage. Les ailes et ailerons arrière s’arquèrent pour former une sorte d’hélice courtaude. Le nez de l’appareil se souleva, pointant à la verticale, vers le sommet de la cheminée ondulante. Les ailes mordaient dans l’atmosphère dense, imprimant au planeur un mouvement de rotation efficace. Des particules de tailles diverses heurtaient le cockpit de façon alarmante. Le bruit des impacts multiples rappela à Justine le bruit d’une mitrailleuse. La structure de l’engin souffrait énormément. Les voyants étaient presque tous dans le rouge. Des pierres s’écrasaient continuellement contre la bulle de verre de l’habitacle, à une trentaine de centimètres de son visage, aussi lui était-il difficile de garder les yeux ouverts. Malgré cela, elle se devait d’en profiter. Elle était venue pour cela. Tout le monde n’était pas capable d’accomplir cet exploit. Nombreux étaient ceux qui finissaient contre la paroi ou le fond du canyon. Et puis, il y avait ceux qui trouvaient la sortie de l’étroit couloir, mais qui rataient leur entrée dans la tornade. La mémoire qu’on lui avait implantée avait joué son rôle à la perfection. Sa détermination personnelle avait fait office de carburant. Voilà pourquoi elle était venue jusqu’ici. Pour voir si elle était toujours la tête brûlée, l’impétueuse jeune femme de sa première vie. Des moteurs grondaient dans son dos, compensant la rotation du fuselage. Sans eux, elle pourrait dire adieu au semblant de stabilité qu’elle parvenait encore à maintenir. Du moins était-ce là la théorie. Elle se sentait un peu bizarre, écœurée, bien qu’aucune référence visuelle ne fût là pour lui confirmer qu’elle tournoyait effectivement. Les graphiques de sa vision virtuelle montraient une rotation rendue modeste par l’action régulatrice de l’ordinateur de bord. L’accélération, elle, restait brutale, et la plaquait contre son siège. Un instant plus tard, le planeur jaillit du sommet de la tornade, comme un missile de son silo. Elle n’était restée à l’intérieur qu’un court moment, mais sa vélocité avait été multipliée par deux. Les moteurs redoublèrent d’efforts pour stopper sa rotation. Les ailes s’allongèrent et s’affinèrent, la queue adopta un profil cruciforme classique. Il y avait très peu d’atmosphère pour les affecter, puisque l’hyperplaneur glissait avec fluidité sur la stratosphère. Toutefois, Justine les recourba légèrement pour infléchir sa route. L’appareil suivait une trajectoire balistique simple, dont l’apex se situerait neuf kilomètres au-dessus du sommet du mont Herculaneum. Elle regarda l’afficheur de pression atmosphérique descendre graduellement jusqu’au minimum. Dehors, c’était donc le vide. Le ciel était désormais noir comme de l’encre de Chine. Les étoiles brillaient intensément, tandis que le soleil déversait une lumière vive à l’intérieur du cockpit. Le contraste était saisissant. Elle était passée en quelques secondes de la fureur terrifiante de la tempête à la sérénité et au silence absolus de l’espace. Malgré le fait que cet environnement-ci fût au moins aussi dangereux pour l’homme que l’intérieur de la tornade, elle s’y sentait étrangement en sécurité. Son rythme cardiaque était redevenu normal. Elle détacha sa ceinture de sécurité et se pencha sur le côté pour admirer la vue. L’appareil se trouvait juste au-dessus du mont Herculaneum et continuait à s’élever. Le pied du volcan était dissimulé par la couverture nuageuse. Loin derrière la queue de l’hyperplaneur, la tempête avait émergé du canyon et bouillonnait furieusement autour de l’immense barrière rocheuse. À tribord, elle voyait le cratère du mont Titan, au fond duquel rougeoyait un lac de lave, partiellement obscurci par des volutes de fumée noire. De larges vrilles montaient vers le ciel, où elles se disloquaient et se transformaient en une pluie de poussière, qui retomberait sur les versants supérieurs du volcan. Elle était presque déçue de ne pas assister à une véritable éruption. L’équipe technique lui avait parlé avec enthousiasme des colères de « la montagne du Destin », comme ils l’appelaient. Huit kilomètres et demi au-dessus du mont Herculaneum, l’hyperplaneur atteignit le sommet de sa trajectoire. Lentement, la faible gravité de la planète le rappelait à elle. Bientôt, l’horizon de Far Away se dessina sous le nez de l’appareil – courbe blanche sur une toile de fond uniformément noire. Juste en dessous de Justine, s’étendait la double caldeira sur une vaste plaine rousse de lave solidifiée et de roche vitrifiée. La radio capta quelques bribes de conversation noyées dans une bouillie de parasites. Il s’agissait des expéditions perdues dans les sommets dépourvus d’air. L’ascension du mont Herculaneum était une autre activité prisée des touristes en mal de sensations fortes. Ce n’était pas très difficile ; les versants n’étaient pas très abrupts et la faible gravité facilitait grandement la tâche des visiteurs venus d’autres mondes. Néanmoins, la seconde partie du trajet devait se faire dans une combinaison pressurisée. Le seul panorama intéressant était celui du Fauteuil d’Aphrodite, situé au sommet des falaises que surplombaient les caldeiras. Atteindre le véritable point culminant, un monticule guère impressionnant sur le cratère nord, était aisé, mais la vue offerte se résumait à un paysage lunaire, terne et morne, sans aucun intérêt. Comme le nez du planeur pointait vers le bas, Far Away commença à remplir le champ de vision de Justine. De son poste d’observation privilégié, elle pouvait voir le massif de Dessault, qui formait une pointe en direction du sud. Ses pics, peu élevés mais acérés, transperçaient les nuages cotonneux. Ils semblaient surveiller l’accès du grand désert situé au sud de l’équateur, vaste étendue glacée, dont le ciel était parfaitement dégagé. À l’est, elle apercevait des taches vertes, là où les steppes s’étiraient vers la mer du Nord et Armstrong City. La courbe prononcée de l’horizon lui donnait l’illusion de voir un hémisphère entier de la planète, comme si elle était une déesse des mythes des temps anciens. Pourtant, Far Away était plus grande que Mars. Ce qu’elle en voyait renforçait son impression d’omnipotence mais, malheureusement, le paysage qui l’entourait était moins idyllique que celui du mont Olympe. Les nuages blancs couvraient un décor marron et gris sale. Malgré deux siècles de présence humaine et d’efforts sans cesse renouvelés, le paysage n’avait pas énormément changé. Divers colons indépendants et courageux s’étaient installés à l’écart d’Armstrong City, où ils avaient commencé par nourrir le sol poussiéreux de bactéries énergétiques, avant de le cultiver tant bien que mal. Toutefois, la biosphère demeurait pauvre, et les progrès étaient extrêmement lents. Il y avait encore tant de déserts et de terres hostiles. Très peu d’espèces locales avaient survécu aux radiations, et la verdure qu’elle voyait au loin était étrangère à ce monde presque mort. Elle volait silencieusement et avec grâce au-dessus des falaises du Fauteuil d’Aphrodite, passage obligé des alpinistes souhaitant gravir le mont Herculaneum par son versant est. De nombreux kilomètres plus bas, un anneau de glaciers large de plusieurs centaines de mètres ceignait le volcan. La lumière du soleil se réfractait sur la glace craquelée et couverte de poussière, produisant une sorte de halo dans les couches supérieures de l’atmosphère. Au niveau en dessous s’étendait une vaste forêt de pins terriens génétiquement modifiés, introduits sur Far Away pour apporter un peu de vie et de couleur à un paysage morne. De fait, cette tache verte était visible à plusieurs centaines de kilomètres à la ronde. Justine sourit aux arbres comme s’ils étaient de vieux amis, car ils lui apportaient calme et réconfort. Des vagues fantomatiques bleues et vertes apparurent sur le moniteur du radar météo pour lui signifier son retour dans l’atmosphère. Justine allongea les ailes de son appareil, qui prit la forme d’un large delta. Quelques secondes plus tard, le cockpit se mit à trembler, tandis que le fuselage pénétrait une couche d’atmosphère plus dense. Les forces aérodynamiques l’emportaient sur l’élan balistique. Justine sortit de la léthargie dans laquelle elle se trouvait depuis qu’elle avait quitté la stratosphère. Le moment était venu de prendre des décisions pratiques. Vu l’altitude à laquelle elle se trouvait encore, elle pouvait espérer planer sur quatre ou cinq cents kilomètres. Les volcans seraient alors loin derrière elle, mais elle se retrouverait en plein milieu du massif de Dessault. Si elle virait au nord ou au sud, elle risquerait de rencontrer l’une des deux tempêtes issues de la première. Et puis, il y avait le problème de la distance. Plus elle s’éloignerait, plus la caravane mettrait de temps à la rejoindre. Elle décida donc de relever un peu le nez de l’appareil, de façon à freiner légèrement. Elle perdait de l’altitude de plus en plus vite. Comme elle survolait le versant du volcan, la distance qui la séparait du sol demeurait constante. Elle traversa une couche de nuages scintillants, et comprit qu’elle venait de dépasser l’anneau de glace. Vint ensuite la forêt de pins, puis, au-delà, des étendues herbeuses, qui formeraient une piste d’atterrissage idéale. Sauf qu’elles étaient en altitude et qu’il y ferait froid. Plus elle avançait, plus l’herbe était dense et verte. Les courants d’air provenant des contreforts du mont commencèrent à affecter sa progression, secouant vigoureusement le planeur. Apparurent alors des bosquets et des arbres isolés, puis une véritable forêt pluviale tropicale qui s’étendait à l’infini, au pied du versant ouest. En fixant la canopée, elle pouvait voir des oiseaux, réduits à la taille de petits points noirs indéterminés. Elle était à près de huit cents kilomètres à vol d’oiseau de son point de départ. La caravane, elle, n’aurait d’autre possibilité que de contourner le mont Zeus avant d’atteindre le mont Herculaneum. Justine soupira et descendit un peu plus bas. Vue d’ici, la forêt n’était pas aussi dense qu’elle paraissait. Il y avait des clairières, des vallées encaissées, au fond desquelles coulaient des torrents impétueux, et de gros rochers acérés et dangereux. À plusieurs reprises, elle vit des animaux traverser en courant des zones dégagées. Apparemment, le projet de revitalisation de la biosphère avait bien fonctionné dans cette zone-ci. Le radar bascula en mode topographique. Justine cherchait un endroit raisonnablement plat pour se poser. Bien que l’hyperplaneur fût capable d’atterrir sur une piste faisant moins de cent mètres de longueur en cas de nécessité, elle préférait ne pas essayer. Heureusement, les scans révélèrent une clairière suffisamment longue à trois kilomètres, au nord. Elle vira dans cette direction et fonça tout droit vers sa piste d’atterrissage de fortune, qui était déjà parfaitement visible au milieu des arbres. Apparemment, il y avait un tapis de pierres au premier tiers de la piste, mais cela ne semblait pas très grave. Elle augmenta la résolution de son radar et remarqua une sorte de tranchée peu profonde à l’extrémité de la clairière. Elle lança la procédure d’atterrissage, rétrécissant ses ailes et accentuant leur cambrure. La clairière se rapprochait à toute vitesse. Soudain, trois de ses moniteurs se brouillèrent et affichèrent une bouillie colorée dénuée de signification. — Merde ! Son assistant mit du temps à réagir, et ce qu’il avait à lui annoncer n’était pas réjouissant : plusieurs processeurs semblaient avoir rendu l’âme et ses propres implants paraissaient atteints. — Mais qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-elle, tandis que ses mains virtuelles clignotaient puis disparaissaient pour de bon. Une rafale de vent poussa le planeur à tribord. Incrédule, Justine grogna son mécontentement. Les moniteurs du poste de pilotage affichaient des données dépourvues de sens. — Pannes électroniques multiples, annonça son assistant. Tentative de rétablissement des fonctions de base. Des mains virtuelles se dessinèrent tant bien que mal dans son champ de vision. — Contrôle rétabli, ajouta l’assistant. Justine s’empressa de rajuster sa trajectoire d’un simple mouvement d’ailes. L’appareil réagit néanmoins avec difficulté, la forçant à accentuer sa manœuvre. Elle leva les yeux de ses moniteurs et jura dans sa barbe. Elle perdait rapidement de l’altitude et se trouvait déjà au-dessus de la clairière. Le poste de pilotage sembla se réveiller, lui facilitant grandement la tâche. Elle déclencha la séquence d’atterrissage. Les ailes pivotèrent à quatre-vingt-dix degrés, freinant brutalement l’hyperplaneur, qui se mit à tomber comme s’il était fait de plomb. À vingt mètres du sol, alors qu’elle n’avançait presque plus, elle modifia une ultime fois le profil de ses ailes, qui devinrent de vastes triangles très légèrement concaves, destinés à mettre à profit sa faible vitesse pour augmenter sa portance. Les trains d’atterrissage heurtèrent le sol et rebondirent. Puis le planeur roula sur une cinquantaine de mètres avant de s’arrêter enfin. Les ailes et le stabilisateur vertical se rétractèrent. Justine lâcha un profond soupir de soulagement. Les serrures sifflèrent puis se désengagèrent, la verrière du cockpit se souleva. Le morphoplastique lui libéra les mains, et elle put lâcher les poignées de contact. Elle défit son casque et le retira. Elle secoua ses cheveux trempés de sueur, et un rire nerveux s’échappa de sa bouche entrouverte. Tous les systèmes électroniques du planeur fonctionnaient de nouveau. L’appareil avait stoppé sa course sur une pente très légère, couverte d’herbes et de plantes à feuilles rouges assez hautes pour caresser le dessous de son fuselage. À une vingtaine de mètres sur la gauche s’écoulait un ruisseau. L’air était chaud et humide, et elle transpirait déjà. Des oiseaux hurlaient dans le ciel. Tout autour, la forêt pluviale était drapée de plantes grimpantes constellées de millions de minuscules fleurs couleur lavande. Justine grimpa sur le cockpit et sauta sur le sol en décrivant une courbe légère. Alors seulement l’énormité de ce qu’elle venait d’accomplir la frappa. Ses jambes cédèrent sous son poids pourtant amoindri par la faible gravité, et elle tomba à genoux. Ses yeux étaient remplis de larmes. Ses épaules voûtées étaient secouées par des spasmes incontrôlables. Elle riait et pleurait en même temps. — Oh ! mon Dieu, je l’ai fait ! sanglota-t-elle. Je l’ai fait, je l’ai fait ! Putain, je l’ai fait ! Elle riait comme une hystérique. Elle agrippa des touffes d’herbe et tâcha de se calmer. Cela faisait bien longtemps qu’elle n’avait ressenti une émotion aussi intense. C’était la preuve irréfutable qu’elle avait rajeuni. Son rythme cardiaque ralentit, et elle essuya ses larmes avec le dos de sa main. Elle se releva avec précaution, sans faire de mouvements brusques. Sur cette planète, l’inertie pouvait vous jouer de sales tours. Rien ne bougeait autour d’elle, à l’exception de quelques oiseaux volant dans le ciel. La lumière du soleil était intense et la forçait à plisser les yeux. La chaleur était telle, que son visage la picotait. Quant à l’humidité… Elle soupira de nouveau et entreprit de retirer sa combinaison. Son assistant virtuel mit en fonction l’émetteur de l’hyperplaneur. Une petite section du fuselage située derrière le cockpit s’ouvrit à la manière d’un diaphragme. Un ballon brillant en sortit, se gonf la rapidement et s’envola vers le ciel saphir en traînant derrière lui un fil de carbone ultra-fin. Tout en se badigeonnant de crème solaire, Justine vérifia le bon fonctionnement de l’émetteur. Elle garda ses bottes, se débarrassa avec une joie non dissimulée de sa combinaison et enfila un short blanc et un tee-shirt assorti. Les types de l’équipe technique avaient juré qu’il n’y avait aucun animal dangereux dans les parages. Les Barsoomiens et leurs étranges créatures vivaient à des milliers de kilomètres de là, de l’autre côté de la mer du Chêne, aussi n’y avait-il aucun risque à être si légèrement vêtue. Elle alluma son bracelet interface multifonctions, un anneau de morphobronze orné d’émeraudes offert par son dernier mari. Il avait ricané en disant qu’elle pouvait utiliser les possibilités incroyables de son gadget pour survivre à la cohue des soldes. Son sale sens de l’humour n’était pas pour rien dans leur divorce. Le bracelet se contracta afin d’entrer en contact avec ses tatouages. Son assistant virtuel put ainsi sortir du carcan de ses implants et augmenter ses propres capacités d’une manière exponentielle. Elle lui demanda d’ouvrir la soute de l’hyperplaneur, sous le cockpit, et de faire l’inventaire de son équipement et de ses réserves. Les véhicules de récupération ne la retrouveraient pas avant trois jours au moins. Heureusement, elle avait de la nourriture décente pour une semaine, et des portions individuelles déshydratées pour un mois supplémentaire. Non qu’elle eût particulièrement envie de goûter à ces dernières. À l’intérieur du compartiment, elle trouva une boîte contenant une bouteille de champagne dans une housse thermique et des chocolats. Elle fut tentée de les ouvrir tout de suite, mais elle commença par fouiller dans ses effets personnels, d’où elle sortit ses lunettes de soleil, un modèle de créateur très onéreux, en acier malléable, parfaitement ajusté à la forme de son visage. Suivit un vieux chapeau australien acheté des décennies plus tôt. Cette chose stupide et informe avait été sur plus de mondes que la plupart des gens. La multitude de soleils qui avaient brillé sur lui l’avait presque complètement décoloré. — Bon, qu’est-il arrivé aux systèmes électroniques ? demanda-t-elle à son assistant tout en déballant les chocolats, qui avaient déjà commencé à fondre. — La cause du dysfonctionnement est inconnue. L’ordinateur de bord n’est pas en mesure d’établir un diagnostic détaillé. — À vous deux, vous devez bien avoir une vague idée, non ? — Il semblerait que la cause soit extérieure. L’effet enregistré est semblable à une décharge électromagnétique. Justine se retourna aussitôt et faillit en laisser tomber sa fraise enrobée de chocolat à moitié mangée. — On m’a tiré dessus ? — Données insuffisantes. — Peut-il s’agir d’un phénomène naturel ? — Données insuffisantes. — Mais c’est possible ? — L’ordinateur de bord ne détient aucune donnée relative à un pareil phénomène. — Tu sens une activité EM dans le coin ? — Non. Justine jeta un coup d’œil circulaire aux arbres qui entouraient la clairière. Elle n’avait pas peur. Elle était plutôt en colère. Elle n’avait pas l’habitude de ne pas savoir avec certitude, de ne pas obtenir de réponses claires de la part de son assistant virtuel. Normalement, la somme des connaissances humaines devait être accessible en temps réel, partout dans le Commonwealth. Mais ici, coupée qu’elle était de l’unisphère, l’information était une denrée beaucoup plus rare. Peut-être lui avait-on vraiment tiré dessus. C’était peu probable, mais possible. Tout d’abord, il y avait les Gardiens de l’individualité, qui arpentaient cette planète de long en large. Tout le monde savait qu’ils étaient bien armés et qu’ils avaient la gâchette facile. Ensuite, il y avait les indigènes qui pouvaient se faire de l’argent facile en retrouvant la carte-mémoire d’un pilote mort. Les familles étaient prêtes à débourser des sommes faramineuses pour permettre aux clones de leurs chers disparus de récupérer l’intégralité de leurs souvenirs. Le vol à voile était un sport extrêmement dangereux. Des dizaines de pilotes mouraient chaque année. La plupart étaient retrouvés par le tour-opérateur, et leurs cartes-mémoires renvoyées chez eux, mais ceux qui s’écrasaient trop loin de l’endroit prévu risquaient de demeurer morts pendant très longtemps. Parfois, des gens du cru tombaient sur le lieu du drame et, après avoir extrait la carte-mémoire du cadavre, pouvaient espérer obtenir une belle récompense. Il n’était donc pas impossible que certains d’entre eux s’amusent à abattre des pilotes pour ensuite revendre leurs souvenirs à leurs familles. Toutefois, si cette impulsion électromagnétique était destinée à la tuer, ces types n’étaient vraiment pas très doués. Dans le fond de la soute, elle trouva un petit pistolet ionique, au cas où elle se trouverait en terrain hostile. Parmi l’équipe technique, personne n’avait été fichu de lui expliquer ce que cela voulait dire. Mais, a priori, le danger ne pouvait venir que des animaux sauvages. Justine regarda du coin de l’œil le logement où se trouvait le pistolet, puis tourna le dos à la soute et demanda à son assistant de la refermer. Si une bande de criminels avait décidé de s’en prendre à elle, elle n’avait aucune chance de s’en tirer. Armée ou non. — Je veux en avoir le cœur net, dit-elle à voix haute. Elle remplit une gourde réfrigérée au ruisseau. Le bouchon semi-organique du récipient filtra l’eau boueuse. Ensuite, elle s’enfonça dans la forêt en suivant les indications de son bracelet. Après une marche qui lui parut bien longue, elle atteignit l’origine estimée de la pulsation EM. Les sous-bois étaient très denses. Parfois même, les plantes grimpantes et les lianes reliaient les troncs entre eux, lui barrant complètement la route et la forçant à faire des détours considérables. Elle ne croisa aucune piste animale ou humaine. Elle n’entendit aucune voix. Comme elle approchait de la zone qu’elle cherchait, elle commença à avoir peur. Elle avait été trop prompte à tirer des conclusions. Dans l’excitation du moment, elle avait inventé ces histoires de pirates et de conspiration. À présent, la clairière était loin derrière elle, et ces idées lui paraissaient moins attrayantes. Elle avait chaud, transpirait, devait constamment se faufiler entre les feuilles. En plus, ses bottes s’enfonçaient jusqu’aux chevilles dans le sol tourbeux. Cette jungle avait néanmoins une qualité : elle n’abritait aucun de ces insectes si désagréables pour les hommes. L’équipe de revitalisation avait omis d’en importer. Pourtant, les créatures rampantes, dont certaines espèces indigènes, ne manquaient pas. De même, de nombreuses plantes n’avaient manifestement rien de terrien. Au bout d’une vingtaine de minutes, Justine s’arrêta. Elle se sentait ridicule. Il n’y avait aucun signe d’activité humaine autour d’elle. Et s’il y avait vraiment une bande de pirates à sa recherche, il devait s’agir de bons à rien. — Tu vois quelque chose ? demanda-t-elle à son assistant. — Les senseurs de cette unité ont enregistré une faible activité électromagnétique, répondit ce dernier. Il m’est impossible de déterminer son origine pour le moment, mais elle se manifesterait de façon cyclique. — Un signal radio ? — Non. Il s’agit d’une émission multibande sans modulation identifiable. — Une décharge électrique, alors ? — C’est possible. — Quel genre d’équipement est susceptible de produire un truc de ce genre ? — Données insuffisantes. — De quelle direction est-ce que ça vient ? Envoie-moi une carte. L’assistant virtuel fit apparaître une carte dans son implant rétinien. Justine reprit sa progression en écartant les plantes grimpantes sur son passage. — L’émission s’est encore répétée, la prévint son assistant après qu’elle eut parcouru une cinquantaine de mètres. Elle était beaucoup plus puissante cette fois. Les senseurs enregistrent une activité résiduelle anarchique. — Vais-je dans la bonne direction ? — Oui. — Est-ce que la durée de la décharge correspond à celle de la pulsation qui m’a touchée en vol ? — Elle s’en rapproche beaucoup. La forêt lui parut soudainement moins dense. Ou alors son imagination lui jouait des tours ? Les broussailles et les plantes grimpantes ne s’étaient guère raréfiées, comme le prouvaient les nombreuses éraflures qui lui zébraient les jambes. La carte disparut de son champ de vision. — Qu’est-ce qui se passe ? Pas de réponse. Elle s’arrêta pour examiner son bracelet. La diode rouge sous l’une des émeraudes était bien allumée. — Réinitialisation terminée, annonça brusquement son assistant. — La décharge t’a touché ? — Aucune donnée sur l’événement n’a été sauvegardée, mais cela semble probable. — Peux-tu te protéger contre… Hé ! Tu m’entends ? Pas de réponse. — Merde, marmonna-t-elle. Cette histoire l’intriguait. Il y avait bien quelque chose dans le coin, et ce n’était sûrement pas un pirate. Elle faillit le rater. Les plantes grimpantes et les lianes avaient complètement colonisé les murs du petit édifice qu’elle avait pris pour un amas végétal quelconque. Mais la porte s’était à moitié décrochée de ses gonds, laissant un trou béant et noir au milieu du feuillage. Justine releva ses lunettes de soleil pour étudier la structure. C’était trop petit pour être une maison. En fait, ce n’était rien de plus qu’un carré de cinq mètres de côté, avec un toit incliné qui devait être à trois mètres du sol du côté le plus élevé. Elle écarta les lianes qui flanquaient l’encadrement de la porte et découvrit une sorte de matériau composite gris. Des panneaux soudés à une structure métallique en quelques heures. Ils auraient pu être produits sur n’importe quel monde du Commonwealth. En fait, même Far Away avait la capacité industrielle de fabriquer ce genre de choses. D’après l’allure générale de l’abri et l’aspect de la végétation environnante, il devait être là depuis des décennies. Il n’y avait pas de serrure, aussi la porte s’ouvrit-elle après quelques coups d’épaule. La lumière du jour inonda l’intérieur du bâtiment dépourvu de fenêtre. Le sol était constitué d’une couche humide et friable de béton aux enzymes. Au centre de la pièce, se dressait un cylindre noir d’un mètre de diamètre et de quatre-vingts centimètres de haut. Justine s’en approcha et constata que l’objet était fiché dans le sol – il pouvait donc très bien être beaucoup plus grand qu’il n’y paraissait. Il semblait fait d’un métal sombre. Deux fils rouges sortaient du sommet du cylindre et couraient sur le sol jusqu’à une sorte de disque translucide d’un mètre de diamètre. Ce dernier était, lui aussi, fiché dans le béton. Il émettait une lumière vermillon qui semblait venir de ses profondeurs, situées en apparence très loin en dessous du niveau du sol. Justine examina longuement le disque et plissa les yeux. Elle ignorait pourquoi elle n’avait pas profité d’un rajeunissement pour effacer cette information de sa mémoire, mais elle savait ce qu’était cette chose. Sur la Terre, de nombreux bâtiments – en particulier les hôpitaux et les centres de contrôle de la police – s’en servaient comme d’une source de puissance auxiliaire. Des câbles conducteurs de chaleur s’enfonçaient à des kilomètres sous la surface afin de capter l’énergie géothermique. La quantité d’électricité ainsi produite n’était pas très importante, mais suffisait à assurer le fonctionnement des systèmes vitaux en cas d’urgence. Que fait un truc comme ça au milieu de la jungle, au pied du plus haut volcan de la planète ? Elle examina les câbles de plus près. Probablement des supraconducteurs. Le cylindre qu’ils alimentaient devait être à l’origine des décharges électromagnétiques. L’installation semblait vieille d’au moins vingt ans, peut-être même davantage. Le béton ne s’écroule pas du jour au lendemain, et puis, personne n’avait mis les pieds ici depuis très longtemps. Alors, où passe l’ électricité accumulée année après année ? Sa perplexité céda la place à l’étonnement, lorsqu’elle comprit ce qu’était ce cylindre : une cuve virtuelle. On ne connaissait rien de mieux pour stocker l’énergie. Il y avait très peu d’engins comme celui-ci dans tout le Commonwealth, pour la bonne et simple raison que très peu de gens avaient besoin de stocker des quantités aussi astronomiques d’électricité. Elle savait que CST s’en servait pour prévenir les pannes de courant dans ses portails. D’ailleurs, à sa connaissance, aucune autre organisation, qu’elle fût commerciale ou bien gouvernementale, n’utilisait de machines de ce genre. La cuve virtuelle était une curiosité de la physique, un trou dans l’espace-temps qui pouvait contenir une quantité illimitée d’énergie. À condition, bien sûr, que le champ de confinement quantique soit assez puissant. Après des années passées à accumuler de l’électricité, la réserve contenue dans cette chose devait être inimaginable. Une cuve virtuelle qui émettait des ondes électromagnétiques… Elle n’est pas isolée ! Justine se précipita hors de la pièce. Si elle n’était réellement pas isolée, l’intensité des émissions électromagnétiques pouvait être assez importante pour lui endommager le système nerveux. Elle s’éloigna en courant, perturbée, mais soulagée d’avoir trouvé la source de ses ennuis. Elle n’avait pas parcouru cent mètres qu’il se mit à pleuvoir. La moitié de la tempête qui avait contourné le volcan l’avait finalement rattrapée. Kazimir McFoster regarda la fille sortir une boule en plastique bleu de la taille d’un poing du compartiment situé sous son hyperplaneur. Il se cachait derrière un buisson de finicus, à une cinquantaine de mètres de la machine luisante. De grosses gouttes de pluie lui martelaient la tête et mitraillaient les grosses feuilles rouge foncé, mais il n’y prêta pas attention. Il avait grandi avec ces orages. Ils survenaient toujours le matin, à cette période-ci de l’année. D’ici une heure environ, les nuages auraient disparu vers l’est. La journée promettait d’être chaude et humide. La fille jeta nonchalamment la boule par-dessus son épaule, puis tira un gros sac cylindrique hors de la soute. Il était impressionné, car le sac était grand et manifestement lourd. Elle le porta maladroitement, mais elle était assez forte pour le soulever. Elle était même très forte. Tous les étrangers étaient forts – cela, il le savait. Par contre, il ne s’attendait pas à ce que cette étrangère-ci fût aussi belle. Le planeur était passé au-dessus de sa tête une heure auparavant. Cruciforme et noir, il se découpait parfaitement sur la toile de fond saphir du ciel. Il était si gracieux et élégant… Réellement magnifique à regarder. Les histoires qu’il avait entendues sur le Commonwealth ne l’avaient pas préparé à cela. Qu’une machine puisse être aussi équilibrée – aussi bien dans sa conception que dans sa fonction – fut une véritable révélation. Celles qu’il connaissait jusque-là étaient brutales et disgracieuses. Depuis sa position privilégiée, au sommet d’un affleurement de lave, il l’avait regardée descendre toujours plus bas vers la jungle, vacillant une seule fois d’une manière peu élégante, et encore, très furtivement. Alors, ses ailes s’étaient repliées comme celles d’un oiseau agile, et elle s’était posée doucement dans la clairière. Un sourire béat, voire niais, avait illuminé le visage de Kazimir, qui ne se rappelait même plus qu’il était à découvert. Harvey lui passerait certainement un savon pour cela. Peut-être même lui diminuerait-il ses rations pour le punir. Il était supposé être trop mûr pour faire de telles bêtises. C’était la raison pour laquelle il était là tout seul, pour sa marche ultime, pour prouver qu’il maîtrisait le monde sauvage. Lorsqu’il rentrerait dans son clan d’ici une quinzaine de jours, il serait fin prêt pour se battre contre le monstre inhumain. À moins, évidemment, qu’il se fasse prendre comme un novice, ou qu’il se transforme, par négligence, en cible immobile au sommet d’une butte. Kazimir était descendu de son rocher, s’était arrêté un instant pour placer l’endroit où le planeur avait atterri sur sa carte mentale, puis s’était enfoncé dans la forêt. Il était concentré sur son but, sur ses gardes… Le temps d’atteindre les limites de la clairière, la pluie s’était mise à tomber abondamment. Comme il n’y avait personne en vue, il s’était trouvé une bonne cachette, d’où il pourrait observer le planeur à sa guise. La fille était apparue quelques minutes plus tard. Tête baissée, elle avait surgi de la forêt. Elle était mince et toute vêtue de blanc. Et elle était si belle. Comme un ange, s’était dit Kazimir. Un ange descendu du ciel. La boule bleue qu’elle avait jetée par-dessus son épaule se mit à gonfler. Elle était faite d’un plastique très fin aux formes étranges. La chose se roulait par terre comme si elle se tordait de douleur. Une minute plus tard, elle était devenue un abri hémisphérique de quatre mètres de diamètre, doté d’une ouverture. Kazimir hocha la tête, impressionné. Son abri à lui était une sorte de sac fait d’une membrane qui se gonflait lorsqu’elle était soumise à un faible courant électrique. Il le maintenait au sec pendant la nuit, mais il était exigu. En comparaison, cette tente était un vrai palais. La fille se rua à l’intérieur. Kazimir la vit retirer son vieux chapeau informe et imbibé d’eau en faisant la grimace, puis passer ses mains dans ses cheveux blonds. Elle fouilla dans son gros sac cylindrique et en sortit une serviette, avec laquelle elle se frotta vigoureusement tout le corps. Le moindre de ses mouvements le fascinait. Ses membres étaient longs et superbement faits. Et puis son port de tête… Elle paraissait fière, mais pas arrogante. Évidemment, c’était un ange. Lorsqu’elle en eut terminé avec sa serviette, elle se rapprocha de l’ouverture de la tente et passa la tête à l’extérieur. Kazimir retint son souffle lorsqu’elle tourna la tête dans la direction de son buisson. Elle sourit timidement et, pour Kazimir, l’univers devint soudainement un endroit plus gai. Le temps d’une seconde. — Vous devez être mal à l’aise, accroupi derrière ce buisson, cria-t-elle. Pourquoi ne sortez-vous pas de votre cachette ? Le cœur de Kazimir battait la chamade. C’est à lui qu’elle s’adressait. Elle savait qu’il était là depuis le début. Il fulmina intérieurement. Il s’était fait avoir comme un bleu. L’ange regardait toujours dans sa direction, la tête penchée sur le côté. Il attendait. Étrangement, il ne semblait pas se moquer de lui. Il se leva et regarda autour de lui, s’attendant à moitié à découvrir les chasseurs de l’ennemi derrière lui, souriants et cruels, mais il n’y avait que la pluie. Il n’y avait pas trente-six solutions : soit il tournait les talons et disparaissait sans espoir de la revoir un jour, soit il sortait à découvert – mais ne l’avait-elle pas déjà repéré ? Il avança avec circonspection en direction de l’hémisphère bleu. L’air réservé, l’ange le regarda approcher. Dans l’une de ses mains, elle tenait un cylindre fin qui devait probablement être une sorte d’arme. — Vous n’avez pas d’amis dans le coin ? lui demanda-t-elle. —J’arpente la forêt seul. Je n’ai besoin de personne pour survivre ici. Sa réponse parut l’amuser. — Bien sûr, dit-elle en rangeant discrètement son arme dans un étui à sa ceinture. Cela vous dirait de vous abriter de la pluie ? Il y a plein de place ici… — C’est très aimable de votre part, merci. Une fois à l’intérieur, il fut immédiatement submergé par sa présence. Il était incapable de la regarder, aussi se perdit-il dans la contemplation de cet intérieur vide et dénué d’intérêt. — Je m’appelle Justine, dit-elle doucement, d’une voix hésitante, comme si elle était aussi impressionnée que lui. — Kazimir. Comment saviez-vous que j’étais là ? Elle leva un bras tout fin et, du bout du doigt, se tapota la pommette droite. — Mes implants me permettent de voir les infrarouges. Vous étiez sacrément rouge. Sacrément chaud, ajouta-t-elle en se mordant la lèvre. —Ah… Il avait bêtement suivi le mouvement de son bras, et maintenant, il ne parvenait pas à détacher le regard de son visage. Elle avait les yeux vert clair et des sourcils fins. Ses pommettes étaient proéminentes et sa mâchoire un peu triste. Ses lèvres étaient pulpeuses et humides, son nez étroit. Ses traits suggéraient à la fois la délicatesse et la sophistication. Autant de qualités qui lui feraient à jamais défaut. Et sa peau parfaite était dorée comme le miel, d’une couleur qu’il n’avait encore jamais vue. À sa grande surprise, il découvrit qu’elle était très jeune, qu’elle avait sensiblement le même âge que lui, à savoir dix-sept ans. Et pourtant, elle avait piloté son glisseur dans le cœur de la tempête. Cela demandait des aptitudes et un courage certains. Il baissa la tête et regarda fixement ses pieds, subitement conscient de la largeur du gouffre qui les séparait. — Tenez, lui dit-elle en lui tendant sa serviette. Vous êtes encore plus trempé que moi. Kazimir regarda le rectangle de tissu comme s’il ne comprenait pas, puis il finit par poser son sac à dos. — Merci. Il se tamponna le visage et, d’un mouvement d’épaules, se débarrassa de sa veste en cuir. La serviette aspira littéralement l’eau de son torse et de son dos, lui laissant la peau parfaitement sèche. Justine fouilla de nouveau dans son sac, en sortit une autre serviette mais ne le lâcha pas des yeux pour autant. Gêné, Kazimir s’essuya les tibias et les mollets, mais s’abstint de soulever son kilt pour se sécher les cuisses. Il est vrai que celles-ci n’étaient pas trop mouillées. — Quel genre de tartan est-ce ? lui demanda-t-elle. Kazimir baissa les yeux vers le damier émeraude et cuivre de ce kilt et sourit avec fierté. — Je suis un McFoster, répondit-il. Justine émit alors un son qui se rapprocha dangereusement du ricanement. — Je suis vraiment désolée, dit-elle sincèrement. Mais, vu la couleur de votre peau, j’ai du mal à vous imaginer dans les Highlands. Kazimir fronça les sourcils. Sa peau était brun foncé, et ses longs cheveux épais et noirs étaient attachés dans son dos avec un ruban rouge. Pourquoi sa couleur l’empêcherait-elle de faire partie d’un clan ? Ces derniers accueillaient des gens issus de toutes les races de la Terre. Sa grand-mère lui parlait souvent de sa grand-mère à elle et de son Inde natale. — Je ne comprends pas. Mes ancêtres ont été parmi les premiers à être sauvés par Bradley Johansson. — Johansson ? On ne parle donc pas de clans écossais ? — Écossais ? Qu’est-ce que c’est ? — Cela ne fait rien, répondit-elle en regardant la pluie chaude tomber. Apparemment, on va passer un petit bout de temps ensemble. Pourquoi n’en profiteriez-vous pas pour me parler de votre clan, Kazimir ? — La pluie ne durera qu’une heure. — Votre histoire est-elle si longue que cela ? Il sourit, et elle lui sourit en retour. Elle était si belle que toutes les excuses étaient bonnes pour rester à ses côtés. Comme si elle avait lu dans ses pensées, la paroi de la tente prit la forme d’un canapé, sur lequel ils s’installèrent tous les deux. — Dites-moi tout, le pressa-t-elle. Parlez-moi de votre monde. — Et vous, vous me parlerez de votre vol ? — Avec plaisir. Il hocha la tête, satisfait. — Sept clans vivent sur Far Away, et, tous ensemble, nous sommes les Gardiens de l’individualité. — J’ai entendu parler de vous. — Nous formons un rempart contre l’Arpenteur des étoiles. Nous sommes les seuls de notre race à voir le danger qu’il représente, car il aime à duper les hommes et les femmes faibles d’esprit. Il y a déjà longtemps que Bradley Johansson nous a ouvert les yeux. Un jour, grâce à lui, cette planète prendra sa revanche ! — On dirait que vous récitez cela par cœur, Kazimir. — Depuis que j’ai inspiré ma première bouffée d’air, je sais qui je suis et ce que je dois faire. Notre fardeau est bien lourd à porter. Vous, les étrangers, vous ne croyez guère en notre cause, et vous avalez le poison extraterrestre sans sourciller. Pourtant, nous continuons d’avancer parce que nous avons la foi et que nous sommes reconnaissants envers Bradley Johansson, qui est notre sauveur. Un jour, l’humanité tout entière le reconnaîtra comme tel. — Comment vous a-t-il sauvés ? — Comme lui-même a été sauvé. À force de gentillesse et de bonté. Il est arrivé sur ce monde avec les premiers colons et, immédiatement, il a entrepris d’étudier le vaisseau extraterrestre. —Oui, je connais cette histoire. Il a été le premier directeur de l’Institut de recherche sur Marie Céleste, n’est-ce pas ? — Effectivement. Les gens disent que le vaisseau est désert, que c’est une épave, qu’il est vide, mais c’est faux. C’est ce que l’extraterrestre voudrait nous faire croire, mais il a survécu à l’accident. — Il y a donc un extraterrestre sur cette planète, un être sorti de ce vaisseau-arche ? — Non, il n’est plus là. Cela fait bien longtemps qu’il arpente le Commonwealth, qu’il se cache parmi nous, perfide et malsain. — Vraiment ? Donc vous ne l’avez jamais vu ? — Je n’ai jamais quitté Far Away. Mais, un jour, lorsque ses plans se seront concrétisés, l’Arpenteur des étoiles reviendra. J’espère être encore en vie pour participer à sa chute. — À quoi ressemble-t-il ? — Personne, pas même Bradley Johansson, ne sait à quoi il ressemble. Peut-être l’a-t-il su, peut-être l’a-t-il vu, mais nombre de ses souvenirs ont été définitivement perdus au moment de sa libération. — Je comprends. Donc, l’Arpenteur des étoiles a survécu à son naufrage… Qu’est-il arrivé ensuite ? — Il a embrasé le soleil de ce monde pour faire venir les crédules que nous sommes. En fouillant le vaisseau, Bradley Johansson a réveillé le monstre, qui l’a immédiatement asservi. Alors, pendant de nombreuses années, il a travaillé pour lui, infiltrant le Commonwealth, chuchotant à l’oreille des puissants, faisant de fausses promesses et influençant le cours des événements. L’Arpenteur ne connaissait pas cette zone de la galaxie ; il avait peur que d’autres races soient en mesure de le concurrencer et de menacer ses plans. Toutes ne sont pas aussi ignorantes et orgueilleuses que nous. C’est pour cette raison que Bradley est allé sur Silvergalde. L’Arpenteur avait besoin d’un rapport détaillé sur les Silfens, mais ceux-ci sont plus sages que les hommes, plus sages que l’Arpenteur, même. Ils ont décelé la présence de ce dernier dans l’esprit de Bradley et l’ont libéré. — Ah, la libération ! — Oui. Ils l’ont purifié. D’autres se seraient enfuis de peur de revivre cette horreur, de perdre de nouveau leur liberté. Mais Bradley, lui, savait à quel point cela aurait pu se révéler dangereux. Lorsque les gens de bien se complaisent dans l’inaction, le mal finit toujours par gagner. — C’est Bradley Johansson qui a dit cela, n’est-ce pas ? — Oui. Alors, il est revenu sur Far Away afin de libérer ceux qui, comme lui, avaient été asservis par l’Arpenteur. Ces anciens esclaves sont les sept familles à l’origine des sept clans de Far Away. — Je vois, dit-elle d’un ton sérieux. Kazimir la fixa longuement avec inquiétude. Son visage était si terriblement sobre. Cela le rendit triste. Un aussi joli visage ne devrait connaître que la joie. Après tout, c’était pour protéger les gens comme elle qu’il avait décidé de sacrifier sa vie. — Ne vous en faites pas, lui dit-il. Nous vous protégerons de l’Arpenteur. Jamais il ne vaincra. Cette planète aura sa revanche. Elle pencha la tête sur le côté et le regarda d’un air pensif. — Vous pensez vraiment ce que vous dites, pas vrai ? — Oui. Pour une raison obscure, sa réponse la troubla. — Ce que vous faites est très noble, Kazimir. Et la noblesse est la plus belle des vertus. — Rien, pas même l’Arpenteur, ne peut briser les liens qui m’unissent à mon clan, ne peut me faire oublier ma cause. — C’est très respectable, dit Justine en posant la main sur son bras. Kazimir voulut lui sourire, mais le contact de sa peau, si léger fût-il, lui avait fait perdre ses moyens. Et puis, elle paraissait si triste. Elle était tout près de lui. Ils étaient tous les deux à moitié dévêtus. Des idées luxurieuses et merveilleuses bouillonnèrent dans son esprit. Alors, Justine lui pressa le bras et se retourna. — Oh, regardez. Il ne pleut plus, dit-elle en se levant et en sortant la tête par l’ouverture de la tente. Le soleil remontre le bout de son nez. Son sourire était délicieux. Elle était redevenue un ange. Kazimir se leva à son tour, puis entreprit de remettre sa veste. Il la suivit dehors et la regarda se passer une bande d’acier autour de la tête. Il était déçu de ne plus voir ses yeux. Dans la lumière du soleil, son tee-shirt blanc était presque transparent. Elle était aussi grande que lui. — Vous avez vraiment volé au-dessus du volcan ? lui demanda-t-il. — Ouais. — Vous êtes extrêmement courageuse. — Tout juste stupide, répondit-elle dans un éclat de rire. — Non. Vous n’êtes pas stupide, Justine. Jamais de la vie. D’un doigt, elle abaissa légèrement ses lunettes et le regarda par-dessus la monture. — Merci, Kazimir. C’est très gentil. — C’était comment ? — Complètement fou ! Magique ! Elle remit ses lunettes de soleil en place et commença à lui faire le récit de son aventure. Kazimir écouta, fasciné par un monde et un mode de vie aussi exotiques pour lui que ceux de l’Arpenteur. La vie de Justine était parfaite. Cela lui fit chaud au cœur d’apprendre que la vie pouvait être aussi belle, que l’humain avait atteint un tel degré de civilisation. Un jour, peut-être, lorsque l’Arpenteur serait défait, tous les hommes et les femmes de la galaxie pourraient vivre comme elle. Cette rencontre était un signe du destin, décida-t-il. Elle était son ange à lui, venu sur Far Away pour lui confirmer la justesse et la nécessité de son combat. Elle était son inspiration, son miracle personnel. — Vous devez être très riche, dit-il lorsqu’elle eut fini de lui raconter son atterrissage mouvementé. Payer un engin pareil simplement pour prendre du bon temps… Elle haussa les épaules avec modestie. Il était assis au bord du ruisseau qui serpentait le long de la clairière. — Il faut, en effet, être riche pour visiter cette planète, dit-elle. Ce n’est pas facile de venir jusqu’ici, ajouta-t-elle en penchant la tête en arrière afin d’admirer les nuages cotonneux sur le fond saphir du ciel, mais cela en vaut la peine. Kazimir, vous vivez sur un monde étrange et magnifique. — Que pensent vos parents de ce voyage ? Ce que vous êtes venue faire ici est quand même très dangereux. Surprise par sa question, elle se retourna aussitôt vers lui. — Mes parents ? Comment dire… ? Mes parents m’ont toujours encouragée à être moi-même, à vivre ma vie comme je l’entendais. Le mont Herculaneum, vous, toutes ces expériences prouvent que la vie mérite d’être vécue et que l’Univers est un endroit merveilleux. — Moi ? Je ne vois pas pourquoi… — Oui, vous. Vous vivez votre propre aventure. Vous vivez seul dans cette forêt inhospitalière, au pied de ce gigantesque volcan. En fait, vous êtes infiniment plus courageux que moi. — Non. — Si ! — Non ! Ils rirent de concert. Justine retira ses lunettes de soleil et lui sourit chaleureusement. — Je meurs de faim, dit-elle. Cela vous dirait de goûter un peu de nourriture terrienne ? — Oh, oui ! S’il vous plaît ! Elle bondit sur ses pieds et courut jusqu’au planeur. Kazimir la suivit tant bien que mal, abasourdi par la grâce avec laquelle son corps flottait dans les airs à chaque foulée. Ils s’assirent en tailleur à même le sol, et elle lui fit goûter de nombreux mets, savourant chacune de ses réactions. Il avala des choses succulentes, d’autres simplement étranges. Par contre, il eut le plus grand mal à ne pas recracher la viande au curry. — Faites-la passer avec cela, lui dit-elle en lui tendant un verre de vin blanc doux et sucré, qu’il sirota avec plaisir. Dans l’après-midi, ils explorèrent la jungle alentour en s’amusant à deviner le nom des plantes. Il lui expliqua le but de sa longue marche, lui parla des campagnes en terrain difficile qui l’opposeraient à l’ennemi, s’il réussissait à convaincre les anciens de son courage et de ses aptitudes à survivre. — Un rite de passage, commenta-t-elle. Il crut déceler de l’admiration dans sa voix. Plusieurs fois, il l’avait surprise à le regarder lorsqu’elle pensait qu’il ne la voyait pas. Lui n’avait pas osé en faire autant. — Nous devons savoir si nous sommes capables de faire ce que nous avons à faire. — Kazimir, je vous en prie, ne faites rien de stupide. Vous n’avez pas besoin de prendre des risques pour montrer votre vraie valeur. La vie est trop importante pour cela. Trop courte aussi. En particulier ici. — Je serai prudent. J’apprendrai à ne plus être trop impétueux. — Merci. Je ne veux pas passer ma vie à m’en faire pour vous. — Vous feriez quelque chose pour moi ? Elle eut un sourire coquin. — Je ferais beaucoup de chose pour vous, Kazimir. Sa réponse, surprenante et interprétable de diverses manières, n’allait pas manquer de le faire rougir… Mais ce n’était certainement pas intentionnel de la part d’une créature aussi douce et pure. — Je vous demande de ne pas visiter Marie Céleste. Je sais que de nombreux touristes le font. Je me ferais beaucoup de souci si vous y alliez. L’influence de l’Arpenteur est très forte autour de son vaisseau. Justine fit semblant de considérer sa requête. Heureusement, l’antique vaisseau n’était pas sur son chemin. Bizarrement, la crainte viscérale que ressentait Kazimir déteignit sur elle, et un frisson de terreur parcourut sa colonne vertébrale. Elle savait pourtant que cette légende n’était qu’une invention pure et simple, un stratagème élaboré par le vieux Johansson pour manipuler ses troupes crédules et avoir la belle vie. Et pourtant, l’histoire de Kazimir était plausible. — Je n’irai pas, promit-elle solennellement. Le soulagement qui transparut alors sur le visage du jeune homme lui donna des scrupules. En fin d’après-midi, ils allumèrent un feu. Kazimir possédait une vieille lame électrique et avait manifestement envie de faire étalage de ses talents d’homme des bois. Alors, elle s’assit et le regarda faire. Il retira sa veste en cuir et ramassa une belle pile de bois. Pendant l’effort, sa peau se couvrit de transpiration, mettant sa silhouette en valeur. Cette vision fit monter de plusieurs degrés la température du corps de Justine. La faible gravité de ce monde n’avait pas empêché le corps de Kazimir de se développer magnifiquement. Heureusement, il n’avait pas l’intention de faire un de ces trucs machos, comme abattre un oiseau en plein vol pour le faire rôtir au-dessus du feu. En fait, il était content de pouvoir encore goûter de la nourriture terrienne. Le feu n’était là que pour les réchauffer et les éclairer. Justine fit sauter le bouchon de sa bouteille de champagne, dont les bulles dansèrent joyeusement à la lumière des flammes dorées. Kazimir aurait voulu que cette soirée dure à jamais. Assis l’un à côté de l’autre sur une couverture, ils admirèrent le lent coucher de soleil. Lorsque celui-ci eut totalement disparu derrière les arbres, sa lumière continua à éclairer un nuage unique aux contours nets grâce à l’anneau de glaciers lointain, qui diffractait les derniers rayons de l’étoile du jour dans la stratosphère. Puis il n’y eut plus que le feu. Au-dessus de leurs têtes, scintillaient des étoiles couleur platine. Pour la première fois de sa vie, il ne les considérait pas comme une menace. Ils discutèrent et burent en picorant des mets exotiques. Pendant tout ce temps, Kazimir adora du fond du cœur son ange souriant et magnifique. Plus tard, les flammes moururent, ne laissant que des braises rougeoyantes. C’est à ce moment-là que l’ange se leva. Son tee-shirt était magenta dans la faible lumière, tandis que ses cheveux prenaient des allures de halo doré. Sans un mot, elle alla vers sa tente hémisphérique et disparut parmi les ombres qui grouillaient à l’intérieur. — Kazimir… Les membres tremblants, il approcha de l’abri. La lumière vacillante des étoiles lui montra alors qu’une partie du sol de la tente s’était soulevée pour constituer un matelas géant. Devant lequel se tenait une silhouette. Celle de son ange. Son tee-shirt était chiffonné à ses pieds. Comme il la regardait, elle fit glisser son short le long de ses jambes. — N’aie pas peur. Kazimir s’enfonça dans ces ténèbres. Des mains douces et sensuelles lui retirèrent sa veste. Des doigts invisibles lui caressèrent le torse, glissèrent sur sa taille en le faisant gémir de plaisir. Elle défit sa ceinture et abaissa son kilt. Son ange nu était chaud contre sa peau. Les cris étonnés d’extase de Kazimir résonnèrent dans la clairière longtemps après que les braises du feu se furent définitivement éteintes. Même l’isolation de l’habitacle ne pouvait protéger Estella Fenton des grondements du puissant moteur diesel. Elle tenait son verre bien haut afin de ne pas perdre une goutte de son cocktail de fruits, car le 4 × 4 Telmar tanguait en tous sens. Comme sa technique n’était pas très efficace, elle décida d’avaler sa boisson cul sec. Sa gorge s’embrasa aussitôt, et elle comprit qu’il n’y avait pas que des fruits dans son cocktail, mais aussi de la vodka. Les véhicules de l’équipe technique l’avaient récupérée vingt heures plus tôt. D’ailleurs, ce n’était pas trop tôt. Elle avait passé deux jours et demi dans cette forêt tempérée, et elle avait eu son compte de nature sauvage. Il ne restait plus qu’à retrouver Justine. Le convoi avait capté le signal émis par son planeur. Apparemment, son amie s’était posée beaucoup plus loin que la plupart des gens. Les gars étaient tous très impressionnés. Une fois le planeur d’Estella rangé dans sa remorque, les cinq derniers véhicules étaient partis à la recherche de la dernière cliente. Le mont Herculaneum était un parc naturel, mais les forêts qui prospéraient dans son ombre étaient sillonnées de nombreuses pistes fréquemment empruntées par des Telmar remplis de touristes. Il y avait également des pistes secondaires, moins souvent fréquentées, et puis des chemins qui, sur les cartes, étaient qualifiés de « passages possibles ». Ils avaient roulé trois bonnes heures sur l’un de ces fameux passages, au milieu de la broussaille et des plantes grimpantes, avant d’être obligés de tracer une nouvelle route au milieu des arbres. Le véhicule traceur de routes était à cinquante mètres devant eux. Ses puissantes lames harmoniques mordaient dans le bois, envoyant des copeaux dans toutes les directions. Lassée d’assister à la lente progression de l’engin, Estella s’était installée à l’arrière de l’habitacle, où l’attendait un bar réfrigéré. — Encore quelques minutes, et ça devrait être bon, lui dit Cam Tong, le chauffeur. Estella posa son verre vide, se leva et regarda à travers la bulle vitrée la piste tracée par le véhicule de tête. Pas très loin devant, le mur épais d’arbres et de lianes s’arrêtait brusquement, laissant apparaître une longue clairière. L’hyperplaneur de Justine, intact, était posé sur un tapis d’herbe verte. À quelques mètres de là était dressée sa tente. — On dirait que ça s’est plutôt bien passé, commenta joyeusement Cam Tong. — Je n’en ai jamais douté. Les véhicules prirent de la vitesse et secouèrent violemment leurs passagers. À cette allure, leurs moteurs sonnaient comme des cors. Une tête apparut par l’ouverture de la tente. — Ce n’est pas elle ! s’exclama Estella. Il s’agissait en effet d’un adolescent affublé du vieux chapeau australien de son amie. À la vue du convoi, sa mâchoire parut se décrocher. Puis il se reprit, cria quelque chose à l’intérieur de la tente, attrapa une sorte de sac à dos et partit en courant vers les arbres les plus proches. Estella, incrédule, ne le quitta pas des yeux. Il portait une longue jupe orange et verte. Non, il s’agissait d’un kilt – elle en reconnaissait les plis caractéristiques. Une sorte de vêtement en cuir était attaché à son sac. La main posée sur le chapeau, il courait tout en regardant le convoi. Ses longs cheveux noirs ballottaient dans son dos. Cam Tong éclata de rire et gara son Telmar derrière le planeur. Estella ouvrit la portière et un sourire ravi apparut sur son visage. Justine sortit de la tente, vêtue en tout et pour tout d’un minuscule string rouge et de ses lunettes de soleil. — Reviens ! hurla-t-elle pour se faire entendre par-dessus le vacarme des klaxons et des moteurs. N’aie pas peur, ce sont mes amis. Et puis merde ! fit-elle en posant les mains sur ses hanches et en lançant un regard furieux à ses sauveteurs. Estella sauta à terre avec grâce. Son sourire s’était mué en rire quasi hystérique. D’autres portières s’ouvrirent, et des types ricanants sortirent des voitures. D’aucuns continuaient à klaxonner avec enthousiasme. Le garçon avait presque atteint la jungle à présent. Les cris d’encouragement fusaient de tous côtés. — Salut ma chérie, dit Estella. — Vous lui avez fait peur, rétorqua Justine d’une voix blessée. Estella porta la main à sa gorge dans une parodie de stupéfaction. — Tu sembles nous accuser, mais nous sommes arrivés juste à temps pour te sauver. Apparemment, tu as échappé de justesse à des tortures ignobles. — Fait chier ! se contenta de crier Justine en voyant le jeune garçon disparaître parmi les arbres. Elle leva mollement le bras en espérant qu’il verrait son geste d’adieu désespéré. Les klaxons se turent et les moteurs s’arrêtèrent de tourner, mais les rires, eux, continuèrent à résonner pendant un certain temps dans l’air humide. Justine retourna dans sa tente et attrapa un cardigan léger. Estella lui emboîta le pas. Le matelas trônait toujours au milieu de l’hémisphère. Des sachets de nourriture éventrés et deux bouteilles de vin vides étaient éparpillés par terre. — C’est incroyable d’avoir autant de chance, gloussa Estella. Je vais me plaindre auprès du tour-opérateur. Moi, quand j’ai atterri, je n’ai rencontré qu’un écureuil – et encore, je suis sûre qu’il était gay. — Arrête, dit Justine en boutonnant son cardigan. Kazimir est adorable. — Était, tu veux dire. — Tu ne comprends pas, continua-t-elle en enfilant son short. Il ne s’agit pas que de cela. Je voulais lui enseigner une vision différente de l’Univers, le conduire à réfléchir à ce qu’il voit. — Ouais, du style : tu sais comment s’appelle cette position ? Ou encore : tu savais qu’on pouvait le faire dans ce sens-là aussi ? Justine grommela et sortit de son abri. Elle ordonna à la tente de se contracter, forçant Estella à se précipiter au-dehors. Les gars étaient en train de placer une remorque vide devant le planeur. Plusieurs d’entre eux lui souriaient d’un air complice, tandis que d’autres lui faisaient des clins d’œil. Justine se força à lever les yeux au ciel, l’air de s’offusquer, mais son sens de l’humour prit le dessus et elle esquissa un sourire espiègle. — Qu’est-ce qu’il faisait là, ce type ? demanda Estella. On est perdus au milieu de nulle part ! — Eh bien, non, tu vois, nous ne sommes pas au milieu de nulle part, répliqua Justine d’un ton acerbe. — Merde, quel pot tu as, c’est incroyable. Tu ne peux pas savoir comme je suis jalouse. Il avait l’air vraiment très beau… — Il l’était, dit modestement Justine. — Allez, viens. On va ouvrir une bouteille pour célébrer ta grande victoire : le vol le plus long, l’atterrissage le plus réussi. Je suppose que tu as besoin de t’asseoir un peu. Tu dois avoir du mal à marcher après, comment dire, ce cours accéléré, ironisa-t-elle en regardant du coin de l’œil la tente, qui avait fini de se replier. Les sachets et autres bouteilles vides avaient été expulsés par l’ouverture et gisaient dans l’herbe alentour. — Dire que tu n’as même pas eu le temps de visiter la forêt, reprit Estella. — Quelle forêt ? Estella gloussa comme une folle et entreprit d’escalader l’échelle de son Telmar. — C’est vrai que tout grimpe plus haut sur les planètes à faible gravité ? demanda-t-elle. Justine l’ignora et plongea une dernière fois le regard dans la paroi végétale dense qui les entourait. Il n’y avait aucun signe de vie, pas même avec sa vision infrarouge. Au moins avait-il retenu cette leçon-là. — Au revoir, Kazimir, murmura-t-elle. Il devait être là, quelque part. À les regarder. Peut-être se sentait-il un peu bête, mais c’était probablement mieux ainsi. Une séparation nette et brutale, et des souvenirs merveilleux pour tous les deux. Pas de regrets. Peut-être lui ai-je réellement appris quelque chose de la vraie vie. Peut-être commencera-t-il à mettre en doute la doctrine stupide des Gardiens. Dans l’habitacle, au-dessus d’elle, un bouchon de champagne sauta. Justine grimpa à l’intérieur et referma la portière. Instantanément, la climatisation chassa la moiteur et la chaleur insupportables de la jungle. 5 À les entendre, les habitants de York 5 – volontiers élitistes – vivraient sur la planète la plus chanceuse de tout l’espace de phase un. De fait, ce monde n’avait jamais eu à souffrir de la pollution ou de la pression démographique, et les politiciens véreux semblaient l’avoir évité. Durant son histoire pré-humaine, une évolution singulière y avait produit une faune et une flore bien moins diversifiées que la moyenne. D’où la facilité avec laquelle l’homme l’avait colonisé. Les terres de York 5 étaient faciles à exploiter et malléables à volonté. Lorsque, en 2138, CST avait sonné le départ de la colonisation, un consortium de familles venant de la planète Los Vada – laquelle appartenait au fameux G15 –, avait pour ainsi dire acheté la planète entière. Les frais d’exploration engagés par CST avaient été remboursés d’un seul coup et York 5 avait été fermée à l’immigration générale. Les familles du consortium étaient trop nombreuses et diversifiées pour prétendre au titre de Dynastie intersolaire, mais, la dynamique de la généalogie aidant, elles finiraient probablement par constituer une seule et même entité sociale, calquée sur le modèle classique. York 5 n’avait pas vraiment de capitale. Sa zone urbaine la plus étendue et la plus dense était la petite ville qui accueillait le portail de CST, ainsi qu’un aéroport. Aucune usine n’y avait été construite ou importée, aussi son industrie était-elle quasi inexistante. Tous les biens de consommation, des couteaux aux pavés, en passant par les vêtements et les composants électroniques, devaient être importés. Il n’y avait ni routes ni voies de chemin de fer. Juste des avions, propriété des familles résidentes. En deux cent quarante ans d’histoire, sa population n’avait jamais dépassé dix millions d’habitants, dont presque trois millions étaient des étrangers employés par les familles. Les terres étaient donc partagées en vastes propriétés, sur lesquelles les familles avaient construit manoirs et pavillons de gardien, aménagé plages et parcs artificiels, dans lesquels chacun avait planté la végétation de son choix. En conséquence de quoi les continents étaient progressivement devenus des patchworks colorés. Il s’agissait d’un genre de terraformation bien particulier, propre à cette planète, dicté avant tout par des impératifs esthétiques. Le capitaine-à la retraite – Wilson Kime avait assisté au lent développement de sa propriété familiale sur les deux cents dernières années. Il s’y rendait régulièrement en vacances, en week-end prolongé ou pour une simple réunion de famille, afin d’en goûter la tranquillité incomparable. Les terres qu’il avait choisies étaient vallonnées et situées dans la zone sud tempérée. À son arrivée, le sol était couvert d’une herbe indigène touffue et rouge brun et de broussailles peu avenantes. Lentement, une vague verdoyante bien plus agréable et apaisante avait recouvert les collines et les vallons. Des bosquets étaient sortis de terre, des arbres issus de dizaines de biosphères différentes, aux feuillages couvrant toutes les palettes de couleurs, du blanc de neige à l’orange fluorescent. Le fond des vallées était à présent tapissé de chênes, de noyers et de saules, tandis que les collines les plus élevées abritaient des séquoias géants. Un jour, au milieu d’un été exceptionnellement chaud, Wilson marchait sur une piste gravillonnée sur le versant sud d’une colline située à deux kilomètres de son château. Il inspectait son vignoble, en compagnie de deux des enfants de la famille. Il y avait Emily – six ans, aux longs cheveux tressés couleur fauve –, son arrière-arrière-arrière-arrière-petite-fille, et Victor – huit ans –, un neveu, croyait-il savoir. Bien qu’ils aient tous les deux subi des traitements génétiques destinés à les immuniser contre la majorité des cancers, il les avait forcés à porter un chapeau à large bord afin de protéger leur peau fragile des rayons bleutés du soleil. Ils couraient dans tous les sens et seraient très certainement épuisés avant l’heure du déjeuner. Mais, avec un peu de chance, ils échapperaient à l’insolation. De temps à autre, il s’arrêtait au bout d’une allée pour inspecter les grappes naissantes. La récolte serait excellente, cette année. Peut-être assez bonne pour produire un grand cru, même si l’expression était quelque peu galvaudée. Les petites sphères vertes étaient parfaitement transparentes, permettant à la lumière du soleil de les pénétrer en profondeur. Les allées couvraient le versant jusqu’au fond de la vallée, sur près de trois kilomètres. Au total, après cent vingt ans d’exploitation sur cette terre légèrement calcaire, son vignoble atteignait presque quarante kilomètres carrés. Des tuyaux d’irrigation enterrés venant de réserves situées à trente kilomètres de là assuraient un approvisionnement suffisant en eau les années de sécheresse. Les terres de la famille Kime occupaient un quart du littoral. Des robots vignerons rouges, gros comme des motos, sillonnaient les allées, leurs bras articulés taillant soigneusement les feuilles et aérant le sol. Il ne fallait pas plus de cinq humains pour diriger l’ensemble de l’exploitation. Le vin produit n’était bien entendu pas destiné à la vente, car il ne s’agissait aucunement d’une entreprise commerciale. Seuls la famille et quelques membres du conseil de Farndale en profitaient. Wilson s’arrêta et cueillit deux ou trois grains. Ils étaient acides mais, à ce stade de leur développement, c’était tout à fait normal. Après les avoir mâchouillés, il les recracha. — Bah ! fit la petite Emily en plissant le nez. C’est dégoûtant, papy. — Pas du tout, rétorqua-t-il en rajustant son chapeau de paille. Ils vont pourrir et fertiliser le sol. C’est très bon pour les plantes. Tu demanderas à ton assistant virtuel, si tu ne me crois pas. — Wilson a raison, dit Victor d’un ton dédaigneux. On a travaillé sur les cycles environnementaux en cours de biologie. — Tu veux dire que le raisin va boire ta salive ? demanda Emily, encore plus outrée. Wilson la prit par l’épaule et la serra contre lui. — Non, non. Cela ne se passe pas exactement comme cela. C’est une histoire de chimie organique. C’est très compliqué si l’on entre dans les détails. Mais, fais-moi confiance, le raisin ne boit pas ma salive. OK ? — OK, répondit-elle, méfiante. Victor la regarda avec condescendance et elle lui fit une grimace. Puis, soudainement, ils se mirent à courir après une sorte de porc-épic forlien doté d’une étrange collerette, qui devenait vert et rose lorsqu’il était excité. — Ne le touchez pas, leur cria Wilson. Vous lui faites peur. — D’accord, répondit Victor, qui avait déjà disparu entre les allées. Wilson continua à marcher sans se presser. La journée était trop belle pour cela. Il avait subi son dernier rajeunissement trois ans plus tôt et s’était octroyé une vie sabbatique, loin de toute activité contraignante. Tout le monde a besoin de se reposer, surtout ceux qui, comme lui, supportent le poids de responsabilités colossales. Après la débâcle de la mission martienne, Wilson était retourné sur une Terre en ébullition, complètement trans-formée par la révolution des trous de ver. Dans la seconde moitié du XXIe siècle, l’exploration spatiale avait été à l’origine du plus grand boum industriel imaginable. Sauf qu’il ne s’agissait pas de l’exploration spatiale qu’il s’était imaginée. CST menait des études planétaires avec des géologues et des xénobiologistes, et ne s’intéressait aucunement au vide qu’il y avait entre les étoiles. Parcourir des distances incommensurables n’intéressait plus personne, puisque les trous de ver avaient aboli l’idée de distance elle-même. Nombreux avaient été ses collègues de la NASA à rejoindre CST après le déclin brutal de l’agence, six mois à peine après son retour de mission. Toutefois, il fallait repartir de zéro, s’entraîner, acquérir de nouvelles compétences. Ce n’était plus pareil. Ils n’étaient plus des gens spéciaux, tout juste des employés comme les autres, travaillant pour le compte d’une compagnie certes particulière. Le changement affecta certaines personnes plus que d’autres. Le vieux Dylan Lewis, par exemple, avait ouvert un bar à Hawaii et entrepris de se détruire le foie à la boisson, tout en séduisant les filles de passage avec ses vieilles histoires de héros de la conquête spatiale. Wilson, lui, avait échappé à tout cela. Il était assez intelligent pour comprendre que les besoins des nouveaux mondes, en termes d’infrastructures et de développement, seraient colossaux. Impossible en effet de vivre sur ces terres promises sans un minimum d’organisation et de services publics. Plus la croissance serait forte et rapide, plus les besoins seraient importants. La production industrielle ne pouvait que décoller. Grâce à ses connaissances technologiques et à son passé militaire, il n’eut aucune difficulté à dégotter un poste de cadre supérieur dans une entreprise appelée KAD, qui sous-traitait pour de nombreuses compagnies plus importantes. Trois années plus tard, lorsque l’entreprise fut rachetée, il faisait partie de son conseil d’administration et possédait un beau portefeuille de stock-options. En 2103, sept fusions et acquisitions plus tard, il devint directeur général de Farndale Engineering, un monstre industriel, présent sur tous les mondes de l’espace de phase un. Il possédait assez de stock-options pour acheter un petit pays, au moment où Farndale s’apprêtait à entrer dans le consortium qui fonderait plus tard la colonie de Los Vada. Après cela, les décennies passant, il continua son petit bonhomme de chemin, accroissant sa richesse et son influence, jusqu’à ce que lui et les siens soient admis dans le club très fermé des Grandes familles terriennes. Durant les quatre-vingts dernières années, il avait été deux fois P.-D.G. de Farndale. Cette fonction nécessitait un investissement de tous les instants et une disponibilité absolue. La vie se résumait alors à une succession de négociations et de réunions. Durant ces années enivrantes, sa discipline militaire et son habitude du commandement lui avaient permis de remporter plusieurs victoires notables contre ses concurrents directs. Les actionnaires et autres membres du conseil d’administration étaient très satisfaits de ses performances, et tout le monde savait qu’il finirait un jour par obtenir le poste suprême à la tête de Los Vada. Cependant, cet investissement personnel avait un prix. Soumis à un stress inhumain, son corps vieillissait prématurément. Par deux fois il avait dû subir un rajeunissement anticipé. Voilà pourquoi il avait décidé de se la couler douce ce coup-ci. Pour une fois, il prendrait le temps de s’asseoir et de jouir des mondes et des richesses qu’il avait créés. Pour le moment, tout se passait comme prévu. Il prenait même du plaisir à s’occuper du vignoble et de la propriété, et les enfants de sa nombreuse famille adoraient être en sa compagnie. Comme par le passé, il se concentrait sur les détails pour régler les problèmes plus généraux – c’était sa manière de faire. Seule l’échelle de ses soucis avait changé. Aujourd’hui, il devait prendre en main la rénovation du château. Mais il aimerait également faire un peu de tourisme, participer à des festivals ou des carnavals, découvrir de nouveaux paysages et des espèces exotiques. Et puis, il ne serait pas contre se remarier. Si possible sans passer par une négociation préalable. Toutes ces possibilités étaient à portée de main, à quelques minutes de taxi de n’importe quelle station planétaire. Il avait même commencé à préparer un itinéraire, à prévoir un grand voyage qui durerait environ huit ans. Jusque-là, rien, pas même la découverte de l’enveloppement de Dyson Alpha n’avait réussi à lui faire perdre de vue son objectif. Car il savait que le conseil de Farndale serait capable de se débrouiller sans lui. Même si l’annonce de la construction d’un vaisseau spatial l’avait rendu quelque peu nostalgique. Les enfants émergèrent de nulle part en courant sur l’allée gravillonnée. Wilson n’essaya même pas de les calmer. Ils étaient heureux. Son enfance à lui avait été bien différente. Du moment qu’ils apprenaient à être dignes et responsables… Grandir dans un environnement aussi privilégié pouvait facilement monter à la tête de n’importe quel enfant. Les gosses de riches étaient souvent des bons à rien, surtout sur York 5, où ils pouvaient tous prétendre au trône suprême. En même temps, Wilson ne voulait pas les envoyer à l’internat. À l’ouest, au-dessus des montagnes, une traînée divisait le ciel en deux. Il la regarda s’allonger, émerveillé par la vitesse de sa progression et par l’absence de bang sonique. Ici, tout le monde utilisait des avions hypersoniques pour aller à la station planétaire. La vélocité que pouvaient atteindre ces engins sans sortir de l’atmosphère ne laissait pas de l’impressionner. Pour aller plus vite, il faudrait décrire une trajectoire semi-balistique et voler au-dessus des couches supérieures de l’atmosphère. Les plans de cet appareil existaient depuis longtemps ; seuls manquaient les fonds pour financer sa construction. De fait, la demande était très faible. Il y avait des avions sur tous les mondes du Commonwealth, mais les engins de ligne standard volaient déjà à Mach 3, ce qui était largement suffisant. Il n’y avait que sur York 5 que l’on aurait souhaité aller encore plus vite. Wilson entendit un bruit furtif derrière lui, comme si un fantôme s’était caché entre les ceps. Des feuilles froufroutèrent. Il fronça les sourcils et se retourna. Ce qu’il vit alors lui envoya une onde de choc le long de la colonne vertébrale. Un trou de ver venait de s’ouvrir à cinq mètres de là. Il mesurait dans les quatre mètres de diamètre et flottait à quelques centimètres du sol. Un homme vêtu d’un costume couleur lavande taillé sur mesure en sortit. Il gratifia Wilson d’un sourire pincé et dit: — Salut mec, ça roule ? Wilson se rua sur le visiteur et lui décocha un coup de poing magistral. Ses phalanges heurtèrent la mâchoire de l’homme avec un bruit malsain, tout à fait satisfaisant. — Putain ! lâcha Nigel Sheldon en titubant et en tombant sur les fesses dans l’herbe sèche. Deux hommes de la sécurité de CST surgirent avec souplesse du trou de ver en pointant leur arme sur Wilson. Un Nigel Sheldon contrarié leur fit signe de se calmer. — Tout va bien, dit-il avant de grimacer et de se masser la joue. Merde, ça fait mal. Wilson lui lança un regard noir. — C’était le but recherché, espèce de sale merdeux, dit-il. Les enfants arrivèrent en courant et se figèrent devant cet étrange tableau. — Wilson ! commença Victor. C’est… — Je sais, je sais, le coupa sèchement celui-ci. — Ben, merde alors, grogna Nigel, indigné, en se relevant difficilement. Trois cents ans plus tard, vous êtes toujours en colère contre moi. — Trois cents, trois mille, c’est du pareil au même. — Aïe ! fit Nigel en enfonçant un doigt dans sa bouche. Je crois que vous m’avez pété une dent. — Et vous, vous m’avez fait mal aux phalanges, rétorqua Wilson en secouant sa main. Et en plus, c’était vrai. Il ne s’était pas bagarré depuis l’armée, et ses connaissances en la matière s’étaient évaporées. — Vous comptez recommencer ? lui demanda Nigel. — Et vous ? — Bon, d’accord, j’ai manqué un peu de tact, dit Nigel en regardant d’un air méfiant le poing irrité de Wilson, mais j’avais envie de m’offrir une apparition mémorable. — C’est ce que vous avez fait dans le cratère de Schiaparelli. — Ben oui, c’est très important. — Qu’est-ce qui est très important ? Wilson essayait de son mieux de ne pas avoir l’air impressionné. Le fait est qu’il n’avait jamais entendu parler d’un trou de ver utilisé pour entrer en contact avec un individu-à moins, bien sûr, de prendre en compte toutes les bêtises colportées sur Ozzie. Les portails étaient des machines très onéreuses, qui ne devenaient rentables qu’au bout de nombreuses années d’utilisation, et non des moyens de transport personnels. Même lorsque cette personne s’appelait Nigel Sheldon. Wilson supposa qu’il avait dû utiliser le portail exploratoire de CST à Augusta pour ouvrir ce lien. Il préférait ne pas savoir combien cette petite fantaisie avait coûté. — En cas d’urgence, vous pouvez me joindre à mon adresse électronique, dit-il. Vous avez même le droit d’utiliser l’unisphère, comme le reste de vos congénères humains. — Nous savons tous les deux que votre assistant virtuel ne m’aurait jamais laissé entrer en contact avec vous. Par ailleurs, je devais vous parler de toute urgence. — Et pourquoi donc ? Qu’est-ce que vous me racontez là ? — J’ai un service à vous demander. Wilson éclata de rire. — Bon, d’accord, dit Nigel amer. Très drôle. Vous allez moins rigoler quand je vais vous annoncer qu’on est en train de construire un vaisseau pour aller voir Dyson Alpha de plus près. — Je suis au courant. Cela fait plus d’un mois que tout le monde ne parle que de cela. — Vous pensez que nous allons foirer, pas vrai ? On peut construire un vaisseau, mais les astronautes expérimentés ne courent pas les rues. Alors, ne parlons pas du type qui aurait l’honneur de commander cette mission… Wilson s’arrêta brusquement de rire. — Fils de pute ! — Oh ! On dirait que vous êtes disposé à m’écouter… — Pourquoi moi ? demanda Wilson d’une toute petite voix, qui le surprit lui-même. — Parce qu’il n’y a personne d’autre, capitaine Kime. Vous êtes le dernier cadet de l’espace de toute la galaxie. Nous avons besoin de vous. — Arrêtez vos conneries. Votre division d’exploration emploie des dizaines de milliers de personnes. — C’est vrai. Ce sont de bons éléments. Excellents, même, mais aucun d’entre eux n’a jamais été éloigné de l’unisphère. Vous, en revanche, vous savez ce que cela signifie de rester enfermé dans une bulle de métal pendant des mois et des mois. Vous savez y faire avec l’isolement, le stress. Vous êtes capable de diriger un équipage dans ces situations extrêmes. C’est infiniment plus difficile que de mettre en branle une chaîne de commandement et de voir un petit cadre de rien du tout faire le boulot à votre place. Votre expérience n’a pas de prix, et vous le savez. Pas de fausse modestie, Wilson. Nous savons tous les deux que vous êtes un bon. Il suffit de voir où vous vivez aujourd’hui. Peu nombreux sont ceux qui, comme vous, sont capables de recréer huit mille kilomètres carrés d’une France qui n’a jamais existé que dans la littérature romantique. Oui, Wilson, vous avez un truc en plus. — Foutaises, murmura Wilson tandis que des souvenirs très anciens remontaient à la surface. À chaque rajeunissement, il se jurait de se débarrasser de ces vieilleries, ne serait-ce que pour faire un peu de place aux souvenirs futurs de sa nouvelle vie. Mais chaque fois, il changeait d’avis au dernier moment. Il avait une faiblesse pour la nostalgie. La grandeur : voilà ce qui importait. La grandeur qu’il avait frôlée dans sa première vie. Et non la réussite sociale et industrielle qu’il connaissait maintenant. Aujourd’hui encore, de nombreux individus savaient qui était Neil Armstrong. Qui se souvenait de Dylan Lewis ? Personne, évidemment. — Je vous conseille de vous réveiller, Wilson. Parce que les types comme vous vont redevenir à la mode. Wilson regardait fixement les contours du trou de ver, ce néant sombre et ondulant que très peu de gens avaient vu de près. — Votre offre est sérieuse ? demanda-t-il à voix basse. — Absolument. Si vous le voulez, le job est à vous. C’est ce que je souhaite, personnellement. Je suis sincère. Plus je pense à Dyson Alpha, à l’étrangeté du phénomène, plus j’ai envie d’envoyer là-bas un homme de confiance. — Papy ? fit la petite Emily en regardant son ancêtre avec des yeux ronds. Tu vas vraiment voler sur ce vaisseau ? Dans l’espace ? — On dirait bien, mon petit chou, répondit Wilson en lui tapotant la tête. Inutile de réfléchir. Sa réponse était venue automatiquement. — Donnez-moi quelques jours, reprit-il. Le temps d’organiser certaines choses dans ma propriété. — Pas de souci, mec, dit Nigel en souriant jusqu’aux oreilles et en lui offrant sa main. Bienvenue à bord. Wilson hésita un instant. Mais non, il ne pouvait pas se montrer aussi grossier. — Disons que nous sommes quittes, répondit-il en serrant la main tendue. Dites-moi, vous ne comptez tout de même pas vous joindre à nous. — Non. Sûrement pas ! Anshun se trouvait à l’extrême limite de l’espace de phase deux, à deux cent dix-sept années-lumière de la Terre, juste entre le vieux monde et les étoiles de Dyson. Ce n’était donc pas un hasard si CST avait décidé de s’en servir comme d’une base arrière pour son nouveau programme d’exploration. Boongate, à soixante années-lumière de là, possédait déjà un portail relié à Far Away, aussi son gouvernement espérait-il que CST choisirait de s’y installer. Ce ne fut pas le cas, car Far Away était un cul-de-sac alors qu’Anshun permettrait à l’espèce humaine de s’étendre en direction des Dyson. Depuis huit ans que CST était installé sur Anshun, l’expansion n’avait pas été fulgurante. Seules deux planètes avaient été ouvertes à la colonisation, mais la situation ne manquerait pas d’évoluer dans les années à venir. Anshun serait le passage obligé de tous ceux qui souhaiteraient profiter des opportunités offertes par l’espace de phase trois. Dans les décennies futures, son économie et sa population connaîtraient une croissance exponentielle. Son avenir était assuré. Sensation de déjà-vu. Wilson Kime sourit intérieurement. Son express venait d’arriver à la station planétaire de Treloar, la capitale d’Anshun, dont l’atmosphère était aussi chaude et étouffante que celle de Houston. Il se rappelait comme si c’était hier son premier jour au centre spatial de la NASA. Le soleil estival qui brûlait sa peau couverte de gouttelettes de sueur. Il se souvenait parfaitement des bâtiments étonnamment décrépits – surtout compte tenu de ce qui se déroulait derrière leurs murs. Il s’attendait en effet à découvrir un complexe un peu moins industriel et un peu plus grandiose. Sur Anshun, c’était la même chose. Deux types de CST l’attendaient sur le quai. Ils le conduisirent jusqu’à une petite voiture, qui les balada dans le vaste périmètre clôturé où, d’ici quelques années, s’entrecroiseraient des dizaines de voies et transiteraient des milliers de passagers en partance pour des étoiles nouvelles. Pour le moment, cependant, le paysage qui l’entourait avait quelque chose de postindustriel. Des bandes de béton aux enzymes sillonnaient une ville qui n’existait pas encore. Entre ces dernières survivaient des touffes d’herbe locale et des buissons écrasés par les pneus des camions. Par temps de pluie, ces chemins devenaient à peine praticables. Des engins de chantier étaient abandonnés ici et là, la peinture rongée par la rouille et blanchie par le soleil, les vitres brisées, les pneus crevés. De grands oiseaux planaient dans le ciel, leurs larges ailes noires déployées pour profiter au maximum des rayons du soleil. Il arrivait à ces charognards de chasser de petits rongeurs, mais les proies étaient rares dans le secteur. Au milieu de ce décor, la chaussée toute neuve sur laquelle ils roulaient avait quelque chose de déplacé, de futuriste. Parallèle à la route courait également une voie ferrée, qui reliait la gare de triage au tout nouveau complexe spatial. Une motrice DFL25 y poussait lentement huit wagons de marchandises en direction de la station. Rien d’autre ne bougeait à plus de sept kilomètres à la ronde. Dix minutes plus tard, ils atteignaient le complexe perdu au milieu de nulle part. Une rangée de bâtiments blanc perle, sans fenêtres, entourés d’une clôture haute de six mètres, se matérialisa dans l’air brûlant. Des robots vigiles, cônes roulants dont la carrosserie dissimulait armes et senseurs, surveillaient les lieux sans relâche. Il y avait également trois gardes humains devant le portail. Chacun d’entre eux scanna Wilson, avant de le saluer discrètement et de le laisser passer. Cet endroit puait l’argent à plein nez. On voyait qu’il avait été construit à la va-vite et qu’une quantité astronomique de pognon y avait été déversée. À l’intérieur du périmètre, de grandes étendues de gazon blanc étaient régulièrement tondues. Les places de parking étaient toutes réservées, et le nom de leurs heureux propriétaires était peint sur l’asphalte. Les bâtiments étaient constitués de panneaux en matériau composite, qui leur donnaient une allure clinique et propre. Il y avait de grandes portes coulissantes, toutes fermées. À l’arrière du complexe, Wilson distingua une rangée de pylônes qui s’étiraient jusqu’au quartier industriel de la ville, soutenant des câbles supraconducteurs. Le projet était un énorme consommateur d’énergie. Le cœur du complexe était constitué de trois tours courtaudes et cylindriques, reliées à la base par des couloirs de verre semblables à des chapiteaux solidifiés, qui formaient une entrée impressionnante, un atrium orné de piliers en cristal et de plantes exotiques à feuilles grasses. Beaucoup de gens au visage fermé y marchaient en tous sens. Apparemment, on ne rigolait pas beaucoup dans le coin. Daniel Alster se tenait près de la réception. Il salua Wilson avec chaleur en se présentant. — M. Sheldon vous prie de l’excuser de ne pouvoir vous accueillir personnellement, mais la réunion a pris énormément de retard. Wilson jeta un regard circulaire sur l’entrée. Oui, ce projet bénéficiait réellement d’un budget illimité. Farndale aussi avait monté de vastes projets, mais rien de comparable à cela. Ses bureaux se trouvaient en ville, ses usines dans des zones industrielles. Ils n’étaient pas perdus au milieu de nulle part. L’isolement relatif du complexe accentuait son apparente importance et ce sentiment d’urgence. — Vous voulez dire que Sheldon dirige ce projet lui-même ? demanda-t-il. — Il ne s’occupe pas réellement de tous les détails, mais il nous donne pas mal de son temps. Vous ne pouvez pas savoir à quel point il a été soulagé d’apprendre que vous acceptiez notre offre. — Vraiment ? — Oui. J’ai cru comprendre que vous alliez prendre en main un certain nombre de procédures administratives… — En effet. Depuis quatre jours qu’il avait donné son accord, il avait reçu une quantité de données proprement phénoménale. Et chaque dossier était accompagné d’une lettre de doléances écrite par le patron de l’un des différents départements du projet. — J’aurai besoin d’un peu de temps pour me mettre dans le bain, avant de commencer à bosser sérieusement. L’idée de tenir tout seul les rênes de ce projet l’effrayait un peu. Surtout depuis qu’il était entré dans ce consortium imposant. Normalement, il n’entreprenait jamais un travail aussi colossal sans l’aide de quelques-uns de ses collaborateurs les plus sûrs. Il n’avait reçu le rapport du Conseil de l’exoprotection qu’hier soir, ce qui ne lui avait pas laissé beaucoup de temps pour réfléchir aux implications politiques de la mission. Enthousiaste à l’idée de prendre part à ce projet – ne serait-ce qu’indirectement –, Farndale lui avait donné la permission de faire une infidélité à la société. — Bien sûr, dit Daniel Alster. Votre bureau est prêt à vous accueillir, mais M. Sheldon m’a suggéré de vous faire d’abord visiter nos installations. — Eh bien, allons-y ! La disposition du complexe était relativement simple. Pour commencer, les trois tours abritaient les concepteurs et l’administration du projet. Un quart de la surface aménageable n’était pas utilisé. — Ici, vous trouverez le matériel d’entraînement de l’équipage, dit Daniel Alster, comme ils passaient devant des cubes de verre fumé. — Vous avez déjà sélectionné des hommes ? — Personne à part vous. Mais ici, presque tout le monde s’est porté volontaire – aussi bien le personnel technique qu’administratif. Sans compter les deux millions de candidatures spontanées que nous avons reçues des quatre coins du Commonwealth. La cybersphère d’Anshun a failli exploser tant le flot de données est devenu dense. En fait, nous attendons que vous définissiez les critères de sélection avant de commencer le recrutement. — Ah… D’accord, répondit Wilson avec un haussement d’épaules résigné. Dans les grands hangars qui entouraient le complexe, les différents composants du vaisseau étaient stockés puis méticuleusement testés avant d’être envoyés sur la chaîne de montage. Il n’y avait aucune usine sur place. Toutes les pièces détachées arrivaient de la station planétaire. Soixante-trois pour cent d’entre elles, dont le générateur de trous de ver qui constituerait l’hyperréacteur du vaisseau, étaient fabriquées sur Augusta. Les autres composants venaient d’un peu partout, les contrats ayant été attribués en fonction de l’influence politique de chaque monde et de la taille de leur portefeuille. Wilson fut satisfait d’apprendre que Los Vada s’était vu confier la fabrication de trois pour cent de ces pièces. Dès que le matériel était déchargé des wagons, on le testait dans des chambres stériles. Les bâtiments de contrôle, pourtant construits en catastrophe, étaient très impressionnants. Des chambres scellées pouvaient recréer des conditions naturelles de vol en soumettant les composants au vide, aux radiations, à des températures extrêmes, à des vibrations intenses, à des champs électromagnétiques ou encore à des impacts de microparticules projetées à grande vitesse. De même, chaque composant électronique était testé en laboratoire, de façon à apprendre à pallier toutes les pannes imaginables. Une fois ces tests passés avec succès, les pièces pouvaient être assemblées. Nigel Sheldon attendait près du portail, à l’extrémité du plus grand des bâtiments dédiés aux essais. Il portait la même combinaison blanche que Wilson – à qui l’on avait poliment demandé de se changer. Ils se serrèrent la main à la manière de vieux amis essayant d’oublier un différend. — Prêt à refaire l’expérience de l’apesanteur ? demanda Nigel en enfilant un casque qui prit instantanément la forme de son crâne. — Je crois bien. Cela faisait si longtemps… Pendant la visite, Daniel lui avait expliqué que de nombreux techniciens avaient souffert de nausées insupportables durant les tests. Des nausées qui refusaient de s’estomper avec l’habitude. Les compagnies aéronautiques basées sur l’Ange des hauteurs étaient d’une aide limitée. Soit elles utilisaient des robots, soit elles employaient du personnel sélectionné. En désespoir de cause, CST avait dû se plonger dans d’anciens articles médicaux traitant de l’adaptation à l’apesanteur, dont certains dataient de Mir, la toute première station spatiale russe. Le but était de déterminer quels médicaments ou quelles modifications de l’ADN pourraient venir en aide aux astronautes des temps modernes. Wilson laissa Nigel passer devant. Le portail, qui avait été emprunté aux explorateurs de CST, reliait le complexe à la chaîne de montage située dans l’espace, mille kilomètres au-dessus d’Anshun. Un tunnel en titane doté d’électromuscles capables de manipuler des pièces faisant jusqu’à huit mètres de diamètre et pesant deux cents tonnes avait été disposé en travers du portail. Lorsque ses bras mécaniques faisaient glisser un container hermétique par le portail, on avait l’impression de voir une bouche géante déglutir. Wilson suivit Nigel et se retrouva dans une salle sphérique géante, un globe de métal malléable faisant dans les six cents mètres de diamètre. La structure interne de la chaîne de montage était constituée de baleines à la coupe hexagonale reliées au centre de la sphère par des portiques titanesques. Juste en face du portail un squelette cylindrique était disposé sur des supports métalliques. Le vaisseau prenait lentement forme, même si pour le moment, il se résumait à un treillage de poutrelles. Des centaines d’hommes et de femmes flottaient le long de la structure ou s’y harnachaient près de robots mobiles. Des containers en matériau composite blanc glissaient sur les baleines comme des gouttes de rosée sur des brins d’herbe. L’absence subite de gravité fut un choc pour Wilson. Il avait un pied sur le sol et l’autre suspendu en l’air. Il entreprit d’avancer en utilisant les poignées prévues à cet effet. Tous ses sens lui disaient qu’il était en train de tomber. Ses mains raffermirent leur prise sur les barreaux. Devant lui, Nigel flottait, parallèlement au sol, et avançait sans trop de difficultés vers le vaisseau en construction. Wilson essaya de l’imiter et se rendit rapidement compte que les poignées n’étaient là que pour l’aider à corriger sa trajectoire et qu’il ne se trouvait pas sur une échelle. La sensation de chute lui retournait l’estomac, mais il s’en tira avec un simple renvoi acide. L’atmosphère empestait la soudure et l’huile chaude. Mais, bientôt, à mesure que ses fluides vitaux remontaient dans son cerveau, ces odeurs s’estompèrent. — Vous savez, cria Nigel par-dessus son épaule, ça me fait vraiment quelque chose de suivre les progrès de ce bébé. Merde, je n’ai pas ressenti une excitation pareille depuis ce fameux jour où Ozzie et moi avons monté le générateur de trous de ver originel. — Oui, je me souviens parfaitement de ce jour, répondit sèchement Wilson. Lui ne parvenait pas à oublier le jour où il avait aperçu Ulysse pour la dernière fois. Il revoyait parfaitement sa structure constituée de poutrelles auxquelles étaient fixés réacteurs et autres engins depuis longtemps dépassés. En fait, il n’était pas tellement différent du vaisseau qui se construisait sous ses yeux. Nigel gloussa. — On arrive près du réacteur. L’écheveau de poutrelles se fit encore plus dense. Wilson demanda à son assistant virtuel de se connecter à l’ordinateur de la plate-forme d’assemblage. Ce dernier superposa à son champ de vision un plan transparent du vaisseau. Celui-ci était en fait d’une conception assez simple. La section qui accueillerait l’équipage était un anneau de trois cents mètres de diamètre, dont le mouvement de rotation générerait une gravité équivalente à vingt pour cent de la gravité terrestre. Une roue de Von Braun on ne peut plus basique, pensa-t-il, même s’ il ne viendrait à l’ idée de personne de l’appeler ainsi aujourd’ hui. Au centre de cette roue, un cylindre de quatre cents mètres de long et cent cinquante mètres de diamètre, contenant à la fois l’hyperréacteur et les fusées à plasma, et dont la surface était couverte d’excroissances métalliques pareilles à des tumeurs mécaniques. Ensemble, ils contournèrent une grosse tuyère, dont la paroi interne était un miroir parfait. Pour le moment, seule une fusée à plasma sur les cinq prévues était installée. Wilson étudia les arrivées de carburant et autres câbles supraconducteurs qui, au milieu de rosaces métalliques, attendaient d’être connectés aux fusées manquantes. Sans s’en rendre vraiment compte, il caressa la tuyère. Des fusées à plasma. Comme sur Ulysse. À l’ instar de la bicyclette, certaines choses ne peuvent être améliorées. — Quelle source d’énergie comptez-vous utiliser ? demanda-t-il. — Des cuves virtuelles, répondit Nigel. Quinze des plus grandes cuves existantes. Vous aurez aussi des systèmes auxiliaires, bien sûr : des piles à microfission et deux générateurs à fusion. Toutefois, les cuves seront votre source d’énergie principale. Elles doivent vous permettre de parcourir sept mille années-lumière. — Autant que ça ? Wilson n’en attendait pas tant. Il pensait avoir assez de carburant pour faire l’aller-retour, rien de plus. — Ouais. Mais cela ne veut pas dire que vous serez autorisé à vous balader dans toute la galaxie. Wilson eut un sourire forcé, car, justement, il y pensait. — Vous êtes conscient de ce que vous faites, pas vrai ? demanda-t-il. Vous savez ce que représente ce vaisseau… — Qu’est-ce que vous voulez dire ? — Jetez une boule de neige du sommet d’une montagne et c’est l’avalanche assurée. Les gens vont de nouveau avoir envie d’explorer l’inconnu. Ils voudront plus d’engins comme celui-ci. Ils voudront savoir ce qu’il y a tout là-bas. Le prochain vaisseau sera assez grand et puissant pour explorer le cœur de la galaxie. — Vous vous trompez, capitaine. Seuls les gens comme vous, les romantiques impénitents, auront cette idée. Et ils ne sont pas aussi nombreux que vous le croyez. Notre bon vieux Commonwealth est une société conservatrice. Nous avons beaucoup grandi durant les deux derniers siècles. Seuls les gens dont l’espérance de vie est limitée ont envie de se jeter dans l’inconnu armés d’une lampe torche et d’un bâton pour déloger les serpents à sonnette. Nous autres, nous prenons notre temps, nous nous développons à notre rythme. C’est une situation très confortable, car elle nous évite de faire des erreurs. Souvenez-vous du lièvre et de la tortue, capitaine. Le lièvre et la tortue… — Peut-être. Sauf que je ne pense pas que nous soyons aussi civilisés que vous le dites. Ils dépassèrent la section des réacteurs et arrivèrent près de la partie centrale, que deux bras épais reliaient à l’anneau habité. Encore une fois, il n’y avait pas grand-chose à voir, juste un squelette dépourvu de coque et de plancher. Toutefois, nombre de systèmes auxiliaires étaient déjà installés. — Où en êtes-vous de la construction de l’hyperréacteur ? Les lèvres de Sheldon se crispèrent légèrement. — Le générateur de trous de ver flottant est en train de subir une troisième batterie de tests. Il devrait être prêt d’ici trois ou quatre mois. — On sera dans les temps ? demanda Wilson. — Notre programme initial nous laisse encore sept mois, intervint Daniel Alster. Malheureusement, nous avons rencontré de nombreux problèmes liés au travail en apesanteur et… — Nous espérons avoir tout terminé dans neuf mois, le coupa Nigel. — Tout augmente, dit joyeusement Wilson. — Je ne vous le fais pas dire. Surtout les coûts de production. — Dites-moi, reprit Wilson, pourquoi ne pas avoir choisi de construire le vaisseau dans les stations orbitales d’Ange ? Deux cent trente années-lumière de plus à parcourir, ce n’est pas énorme pour votre engin. Ces types ont l’expérience nécessaire en astronautique. — Peut-être, mais cela ne m’arrangeait pas, répondit simplement Nigel. En choisissant Anshun, j’étais assuré de contrôler le projet de A à Z. Pour CST. — Je comprends mieux. Bien joué ! De la part de Wilson, il s’agissait d’un très grand compliment. À l’avant de la superstructure, un épais bouquet de câbles attendait d’être connecté à une machine non encore fabriquée. Intrigué par le diamètre important des conducteurs, Wilson fit apparaître le plan du vaisseau dans son implant rétinien et découvrit que les fils devaient servir à alimenter l’un des sept générateurs de champs de force du vaisseau. — Il sera bien défendu, fit-il remarquer. — J’ai envie que vous nous reveniez en un seul morceau, dit Nigel. Selon moi, il est fortement probable que l’enveloppe de Dyson Alpha soit un artefact défensif. — Si nous nous retrouvons face à des armes capables de menacer une étoile, quelques champs de force ne pourront pas grand-chose pour nous protéger. Les trois hommes se rassemblèrent devant l’emplacement futur d’un générateur. — Bon, commença Nigel. Je souhaitais vous montrer le vaisseau à ce stade de sa construction, car sa conception est encore raisonnablement flexible. S’il le faut, nous pouvons même repousser son lancement d’une année entière. Je veux que vous mettiez votre grain de sel dans ce projet. — Très bien. Pourquoi ne pas commencer tout de suite, dans ce cas ? Tout d’abord, je pense que nous devrions nous montrer plus prudents lors de la phase d’approche. Je me vois mal sortir de l’hyperespace près de l’enveloppe sans savoir ce qui nous attend. Le mieux serait de nous arrêter à une dizaine d’années-lumière et de laisser nos senseurs – les meilleurs que nous possédions – commencer le boulot. Si ces derniers ne détectent rien de suspect, on continue. Ce qui, par la force des choses, signifie prolonger la mission de plusieurs mois… — Cela me semble tout à fait raisonnable. — Bien. Notre priorité numéro un doit rester la sécurité. Pas uniquement celle de l’équipage, mais celle de l’humanité tout entière. S’il y a quelque chose d’hostile de l’autre côté, je n’ai pas particulièrement envie d’attirer son attention sur nous. J’espère que vous mesurez notre responsabilité. — Je la mesure, ne vous inquiétez pas. Je la mesure chaque fois que CST ouvre un nouveau trou de ver. Les gens ne font plus attention à nous. Ils pensent que rencontrer une espèce extraterrestre n’a plus rien d’intéressant, que c’est un événement banal, voire ennuyeux, mais je ne suis pas dupe. Je sais qu’un jour nous ouvrirons la porte à un virus ou à une bestiole contre lesquels nos écrans biomédicaux ne pourront rien. Ou encore à une espèce intelligente qui serait à l’opposé des Silfens. Chaque année, j’impose une nouvelle procédure de sécurité et j’ignore les critiques de mon équipe qui, dans mon dos, me traite de monstre bureaucrate. Et je prie pour que ces procédures ne nous lâchent pas le jour où nous tomberons sur des machins mal intentionnés. Quand vous aurez le temps, jetez un œil à la charte de notre division d’exploration. Elle devrait vous rassurer. — OK, OK. Nous nous comprenons. — Je l’espère, Wilson, car cette rencontre du troisième type qui me fait faire dans ma culotte depuis des siècles pourrait bien avoir lieu demain. — Alors, pourquoi insistez-vous tant pour mener cette mission à bien ? — On ne peut pas se planquer simplement parce qu’il se passe un truc qu’on ne comprend pas. En tant qu’espèce, nous avons sacrément évolué au cours des derniers siècles. Merde, on est des homo galacticus maintenant. Je suis peut-être arrogant, mais je pense que nous sommes capables de faire face à ce genre de défi. Je n’ai aucune intention de vous mentir. Ce que je vous propose est un vrai challenge. Même s’il ne reste rien d’autre là-haut qu’un générateur de champs de force déserté. Cette fois-ci, je souhaite que nous rencontrions des extraterrestres vraiment exotiques, ce que les Silfens n’ont jamais été. — Je croyais qu’il n’y avait plus de romantiques dans le Commonwealth… — Il n’y en a plus beaucoup, mais ce sont des spécimens de qualité. Wilson rit. Il tourna la tête et désigna le vaisseau du menton. — Comment se fait-il que vous ne l’ayez pas encore baptisé ? demanda-t-il. — C’est vous le capitaine. C’est votre prérogative. — Vous vous foutez de moi ? — Pas du tout. Je vous dois bien cela, non ? Alors, vous avez une idée ? — Ce sera Seconde Chance, dit-il quasiment instinctivement. — Pas mal, fit Nigel en souriant. On organisera une cérémonie en bonne et due forme en temps voulu, mais pour le moment, vous devez constituer votre équipage. Je m’efforcerai de tenir les politiciens à distance pour quelque temps, mais plus vite vous aurez fait votre choix, mieux ce sera. Putain, je croyais avoir tout vu en matière de marchandage politique, mais là, ça dépasse l’entendement. Le moindre président, roi, reine, premier ministre, représentant, secrétaire d’État ou grand empereur veut envoyer un des siens avec vous. — J’ai cru comprendre qu’il y aurait des scientifiques dans l’équipe, ce qui est une excellente chose. Selon moi, l’équipage – c’est-à-dire les techniciens – doit être réduit au strict minimum. Après tout, il s’agit d’une mission scientifique. Je compte donc engager les gens qui ont travaillé sur ce projet depuis le début. — C’est vous le patron. Mais, je vous préviens, cela risque d’être difficile. Les pressions vont être nombreuses. — Ne vous en faites pas pour cela. Je suppose que vous n’avez pas recherché mes anciens camarades… Je sais que le commandant Lewis est décédé sans avoir subi de rajeunissement. Par contre, j’ai perdu les autres de vue. — Je ferai des recherches, dit Daniel. Paula Myo voyait la tour Eiffel par la fenêtre de son bureau. Presque un siècle plus tôt, l’inspecteur principal du CICG avait installé ses quartiers dans un somptueux immeuble de cinq étages, à trois rues seulement de la Seine. La façade hausmannienne était d’origine, alors que l’intérieur du bâtiment avait été entièrement remodelé. Il suffisait à Paula de reculer un peu son fauteuil et d’étirer le cou en arrière pour voir le sommet de la tour de fer au-dessus de la ligne des toits. Depuis quatre-vingt-douze ans qu’elle occupait ce poste, elle n’avait pas observé le monument plus d’une douzaine de fois. Aujourd’hui était une de ces rares journées où elle se laissait aller à admirer le panorama. Des touristes, comme des fourmis, se pressaient au dernier étage, tandis que les ascenseurs montaient et descendaient avec fluidité. La vue était de plus en plus belle. En effet, les Parisiens faisaient le maximum pour préserver le cœur historique de la cité, reléguant les grands immeubles de bureaux et les appartements modernes à la périphérie de la ville. Pendant qu’elle regardait, son ordinateur de bureau passait en revue les cargaisons des entreprises de transport à la recherche de schémas qui persistaient à lui échapper. C’était d’ailleurs la raison de son humeur. Cela faisait plus de deux mois qu’elle cherchait sans rien trouver. Ses programmes intelligents lui étaient d’une aide considérable, mais il y avait tant de directions à explorer… Elle savait qu’Elvin avait commencé à acheminer son matériel de contrebande sur Far Away. Et il n’y avait qu’une façon de procéder sans risque : démonter les armes et les mêler à des cargaisons inoffensives. Le système était fiable et avait fait ses preuves. Parfois, elle choisissait un convoi au hasard et demandait aux gars de CST à Boongate de le fouiller de fond en comble. En vingt ans, cette tactique n’avait payé qu’à trois reprises. Évidemment, si tous les convois pouvaient subir le même traitement de choc, les résultats seraient bien meilleurs. Mais la sécurité de CST lui avait bien expliqué qu’elle n’avait pas les ressources en hommes pour accomplir un travail aussi systématique. Par ailleurs, les importateurs honnêtes auraient sans doute du mal à accepter son excès de zèle. Mel Rees, son supérieur direct, lui avait bien fait comprendre que le CICG ne financerait pas ces procédures d’interception à grande échelle. Cette politique, contre laquelle elle se battait depuis des décennies, la mettait dans tous ses états mais cela n’y changeait rien. Alors, elle se contentait de remplir des demandes, de mettre à profit ses contacts politiques et de faire pratiquer quelques fouilles infructueuses. Une fois de plus, elle avait lancé une analyse des données. Peut-être aurait-elle plus de chance cette fois-ci… Tous les containers qui transitaient par la station planétaire de Boongate étaient numérotés, leur contenu répertorié. Son ordinateur avait également accès à toutes les factures, tous les bons de commandes et autres dossiers des manutentionnaires. Adam Elvin transporterait ces armes sur plusieurs années et en empruntant toutes les routes possibles. À elle de déchiffrer cette sorte de code physique. Il suffisait d’avoir la clé pour comprendre quelle cargaison contiendrait quels éléments, et quand elle arriverait à bon port. Ses programmes étaient donc à la recherche de containers ayant partagé le même entrepôt six mois plus tôt, sur une planète située à cent années-lumière de là. Des containers payés avec de l’argent provenant d’une même banque mais de comptes différents chaque fois, et acheminés par des transporteurs divers. Pour le moment, cela ne donnait rien. Pour ne rien arranger, quatre-vingts pour cent des cargaisons acheminées sur Far Away appartenaient à des familles d’immigrants et étaient constituées d’effets personnels et d’objets tous plus inutiles les uns que les autres, dont la liste semblait s’allonger à l’infini. — On ne voit pas cela tous les jours, dit Mel Rees. Voilà que vous fainéantez au travail, maintenant ? Paula lui lança un regard méprisant et lourd de sens, puis se retourna vers la tour Eiffel. Mel Rees ne travaillait pour le CICG que depuis quarante ans. Son ascension fulgurante était à mettre au crédit de sa famille. Cela se passait ainsi dans toutes les institutions du Commonwealth basées sur la Terre. Les grands pontes étaient immanquablement choisis parmi les Grandes familles ou les Dynasties intersolaires. Évidemment, si Paula avait vraiment brigué un poste de direction, elle l’aurait probablement obtenu. Grâce à son pedigree, mais aussi à ses cent quarante-sept années de bons et loyaux services. Sauf qu’elle voulait absolument rester sur le terrain. Mel Rees étudia brièvement les données affichées sur son moniteur de bureau. — Cela ne marche pas très fort, apparemment. — Rien d’étonnant, avec le budget que vous m’allouez… — J’ai quelque chose pour vous, dit Mel Rees. Depuis sa promotion, il n’avait jamais eu le courage de la faire venir dans son bureau. Quand il avait quelque chose à lui dire, il se déplaçait. — Quoi ? — Un coffre frigorifique sur Oaktier. Peut-être un assassinat avec effacement délibéré de mémoire. Dans le jargon du CICG, un « coffre frigorifique » était un crime commis plus de trente ans auparavant. Et on ne travaillait pas sur ce genre d’affaire tous les jours. — Combien de temps ? — Rien n’est certain, mais on parle d’une quarantaine d’années. — Hum, fit Paula en plissant le nez. Cela ne faisait pas si longtemps que cela… — La police locale ne peut pas s’en charger ? reprit-elle. — Elle a essayé, mais cela n’a rien donné de probant. D’où la demande d’aide. L’une des victimes, une certaine Tara Jennifer Shaheef, est issue d’une famille importante, avec pas mal de relations. Vous savez comment cela fonctionne… Les siens exigent des résultats. Alors, tout naturellement, j’ai pensé à vous. — Vous avez dit l’une des victimes ? — Oui. Apparemment, il y en aurait deux. — D’accord. Je suis intéressée. — Merci. L’homme jeta un regard circulaire sur le bureau sobrement décoré et avisa un petit sac de voyage. Paula n’était jamais prise au dépourvu. Elle était prête à partir en mission à chaque instant. En plus de ce sac, seuls deux objets personnels égayaient un peu l’ambiance : sur l’appui de fenêtre, une rabbakas aux grandes feuilles roses en forme de plumes offerte par un Silfen sur Silvergalde ; sur son bureau, un cube de quartz contenant un hologramme d’elle-même lorsqu’elle était âgée de cinq ans, en compagnie de ses parents adoptifs et de leur fille. Mel Rees faisait toujours de son mieux pour ne pas poser les yeux sur ce dernier objet, qui lui rappelait chaque fois combien sa subordonnée était étrange. — Voulez-vous que je confie vos dossiers en cours à Renne et Tarlo ? Ils ne croulent pas sous le travail en ce moment. Elle le regarda comme s’il venait d’articuler une phrase inintelligible. — Merci, mais je peux m’occuper de tout depuis Oaktier. Cette planète fait partie de l’unisphère, il me semble. — D’accord. Comme vous voudrez. Si vous avez besoin de quelque chose, n’hésitez pas à me le faire savoir, ajouta-t-il en sortant du bureau. Lorsqu’il eut disparu, Paula s’autorisa à sourire. Rees n’était pas un mauvais directeur adjoint. Il faisait tout pour contenter son équipe et se débrouillait pour obtenir un budget plus qu’honorable. Mais elle ne manquait jamais une occasion de le remettre à sa place. Quelques minutes plus tard, elle fit glisser son fauteuil jusqu’à son bureau et demanda à son assistant virtuel de sortir le dossier de Tara Jennifer Shaheef. La clinique de Clayden trônait au milieu d’un parc de dix hectares situé dans la banlieue est de Darklake City. En matière de rajeunissement, c’était l’établissement le plus prisé de la planète. Paula avait épluché le dossier de cette institution, qui appartenait à une chaîne présente sur cinq mondes de ce secteur de l’espace. La voiture de police entra par le grand portail de la propriété. La description qu’elle avait lue était très fidèle à la réalité. Un long bâtiment de trois étages en nacre et bambou surplombait un petit lac. Une de ses ailes se terminait par un enchevêtrement d’échafaudages. Des robots bâtisseurs montés sur rails étaient en train de solidariser de nouveaux éléments préfabriqués. Elle sortit de la voiture et courut vers la réception. En effet, l’atmosphère de ce début d’après-midi était chaude et étouffante, et son tailleur classique un peu trop épais pour la saison. L’inspecteur Hoshe Finn la suivit en maugréant. Lui non plus ne supportait pas les fortes chaleurs. Il faisait partie de la police locale et avait été désigné pour l’assister dans son enquête. Apparemment, l’homme se faisait une joie de travailler avec elle, ce qui était plutôt une bonne chose. Cela serait bien plus agréable, et l’enquête avancerait plus vite. Elle se doutait bien que son entrain était motivé par son envie de vérifier si la véritable Paula Myo était à la hauteur de sa réputation, mais cela ne la dérangeait pas. Du moment qu’il bossait convenablement. L’enthousiasme de l’homme était également à mettre au crédit de son âge, puisqu’il n’avait subi son deuxième rajeunissement que dix-huit ans plus tôt. Les gens plus âgés se montraient en général plus flegmatiques. Hoshe Finn avait un visage étroit ainsi que des cheveux longs et noirs coiffés en arrière, maintenus par une pince en argent finement ouvragée. Il avait également quelques kilos en trop – c’était d’ailleurs l’une des premières choses qu’il avait dites à l’inspecteur principal –, mais portait un costume en soie vert taillé de façon à masquer l’épaisseur de sa taille et de son estomac. — Par ici, dit-il à Paula une fois à l’intérieur. Il la précéda dans un long couloir, dans lequel ils croisèrent quelques patients fraîchement rajeunis aidés par des membres de l’équipe soignante. — Vous avez travaillé sur beaucoup d’enquêtes de ce style ? lui demanda-t-elle. — Trois, répondit-il en haussant les épaules. En comptant celle-ci. Mon pourcentage de réussite n’est pas très élevé, j’en ai peur. La plupart du temps, je travaille sur des affaires criminelles normales, ordinaires. Les cas comme celui-ci sont rares, alors… — Ne faites pas trop de complexes. Les autres ne se débrouillent pas forcément mieux que vous. — Ouais, je sais. Avec la quantité faramineuse de données en notre possession, creuser dans le passé n’est pas facile. — Ce n’est pas vraiment le problème. Les informations provenant du passé doivent toujours être reliées à des comportements humains. Ce que nous cherchons, c’est une image holistique. De nos jours, le maintien de l’ordre repose trop souvent sur la présence de preuves numériques. — C’est là que vous entrez en jeu, dit-il en souriant. Un vrai détective. — Disons que je fais ce que je peux. Avant d’entrer dans la chambre de Wyobie Cotal, ils durent enfiler des combinaisons stériles. Une fois le sas franchi, ils se retrouvèrent dans une ambiance tamisée et rosée, nécessaire au confort visuel du patient. Derrière son masque-filtre, Paula se crispa. Les cas de résurrection d’urgence la rendaient toujours un peu nauséeuse. Bien que le nouveau corps de Cotal fût sorti de la cuve depuis maintenant cinq semaines, il n’était pas encore très agréable à regarder. Le clone avait été mis en route deux années plus tôt, après que la compagnie d’assurances de Cotal eut décidé que celui-ci était bel et bien mort. Toutes les tentatives faites pour entrer en contact avec lui par le biais de l’unisphère avaient échoué. Une enquête plus poussée avait suivi, sans aucun résultat. Quarante ans s’étaient écoulés depuis que Cotal avait quitté Oaktier. Soixante-cinq ans depuis sa naissance. En théorie, l’homme aurait déjà dû prendre rendez-vous pour un rajeunissement depuis longtemps – comme il venait d’une famille aisée, l’argent n’était pas un problème pour lui. Le tribunal avait donc délivré un certificat de décès à la compagnie d’assurances en concluant que Cotal avait été assassiné ou bien qu’il était mort dans un accident non déclaré. Une semaine plus tard, le programme de résurrection avait été lancé. Bien qu’elle ne fût pas extrêmement commune, la procédure n’avait posé aucun problème à une clinique aussi bien équipée que celle de Clayden. L’ADN de Cotal avait été subtilement modifié de façon à accélérer sa croissance, et le fœtus était resté dans sa cuve à peine plus de vingt-trois mois. Durant les cinq mois qui suivirent, un lien neural avait permis aux médecins de l’établissement de charger les souvenirs du patient dans son nouveau cerveau. Ceux-ci étaient peu nombreux. Heureusement, le jeune homme prenait la peine de les sauvegarder tous les deux mois. La dernière sauvegarde datait de la veille de son départ d’Oaktier. À l’époque, il avait vingt-trois ans. Allongé dans son lit, baigné dans une aube artificielle, il avait l’air d’un adolescent de quatorze ans victime de la famine. Son torse était affreusement maigre, sa peau tendue sur ses côtes et ses membres. Une sorte de gel était supposé empêcher son épiderme de se déshydrater, mais des pans entiers de son corps étaient à vif et pelaient sous la substance luisante. Ses jambes et ses bras étaient presque dépourvus de muscles, ses genoux et ses coudes saillaient d’une façon écœurante. Cela signifiait qu’il ne pouvait se déplacer sans une carapace d’électromuscles aux allures d’exosquelette de métal. Mais le pire, c’était sa tête. Elle avait presque sa taille définitive, et jurait vraiment avec ce corps tout frêle. Sans compter qu’il devait lui être impossible de la garder droite sans le concours de son armature. Les grands yeux enfoncés de Cotal les suivirent lorsqu’ils entrèrent dans sa chambre. Il n’essaya même pas de bouger la tête. De temps à autre, il entrouvrait la bouche et gobait un tuyau relié à sa combinaison. D’autres tubes couraient autour de sa taille et se connectaient à son pénis et à son anus. Paula fronça les sourcils. Moi qui croyais que la convalescence consécutive à un rajeunissement était humiliante… — Salut, Wyobie, dit Hoshe Finn. On dirait que vous allez mieux. Vous vous souvenez de moi ? — Policier, chuchota Wyobie Cotal dans sa combinaison, qui amplifia aussitôt sa voix. — C’est exact. Je suis l’inspecteur Finn, et ça, c’est l’inspecteur principal Paula Myo, du CICG. Elle est venue de la Terre exprès pour enquêter sur votre mort. Le regard fatigué de Cotal se posa sur elle. — On se connaît ? — Non, répondit-elle. Ce n’était pas encore le moment de lui expliquer qu’elle était célèbre et que tous les habitants du Commonwealth avaient entendu parler d’elle. Le pauvre bougre avait déjà fort à faire avec les souvenirs de sa propre vie. — Mais j’aimerais vous aider, reprit-elle. Il sourit, laissant échapper un filet de bave. — Vous allez me sortir d’ici ? — Ce ne sera pas long, vous verrez. — Menteuse ! dit-il suffisamment fort pour que le circuit d’amplification ne se mette pas en route. Ils m’ont dit que mes muscles mettraient des mois à se constituer et que je sortirais d’ici avec le corps d’un gosse. Le processus de croissance accélérée est terminé… — Mais vous êtes en vie. Il ferma les yeux. — Trouvez-les, dit-il. Trouvez les salauds qui m’ont fait ça. — Si vous avez été assassiné, je retrouverai votre meurtrier. Je les trouve toujours. — Merci. — J’ai cru comprendre que vous et Tara Jennifer Shaheef étiez amants, demanda-t-elle en ignorant délibérément la moue gênée de son collègue – étant donné la condition physique de la victime, leur temps était compté, et elle n’avait pas l’intention de le gâcher. — Oui, répondit-il, et les traits de son visage d’enfant se détendirent. On avait à peine commencé à se fréquenter. — Vous savez qu’elle a quitté Oaktier, elle aussi ? — Oui, mais je ne pense pas être parti avec elle. Mon avenir était tout tracé sur cette planète. Je l’ai déjà dit à la police. Et puis, je sortais avec une autre fille. — Philippa Yoi ? — Oui. — Elle était jalouse ? — Non, non, j’ai déjà raconté tout cela. C’était juste pour nous amuser, rien de sérieux. On était tous les deux d’accord. Philippa et moi étions jeunes. C’était notre première vie, et on voulait juste… vivre. — C’était pour vous amuser au moment de votre dernière sauvegarde de mémoire, mais neuf semaines se sont écoulées ensuite. Beaucoup de choses ont pu se produire pendant cette période. — Jamais je ne serais parti, répéta-t-il, obstiné. — Quelqu’un, dans votre entourage, était-il censé aller quelque part ? Peut-être certains de vos amis avaient-ils prévu de partir en vacances sur une autre planète… — Non, j’en suis sûr, mais mon esprit est un peu embrumé. Pour moi, ces événements ne datent que de cinq semaines. Ma vie tout entière est chamboulée. Certains de mes souvenirs d’enfance sont plus vivaces que ce que j’ai vécu avec Philippa et Tara. Merde, merde… Qui donc aurait pu avoir envie de me tuer ? — Que savez-vous de Tampico ? — Rien. Rien du tout. Pourquoi ? — Parce que vous avez acheté un billet pour vous y rendre. Wyobie Cotal ferma les yeux. Des larmes lui trempèrent les cils. — Je ne sais pas. Je ne me souviens de rien. Ce doit être une erreur. Une erreur monumentale. Je dois être quelque part, c’est sûr. J’ai juste oublié de prendre rendez-vous pour mon premier rajeunissement. Retrouvez-moi, je vous en prie. Retrouvez-moi ! Faites quelque chose, ajouta-t-il en essayant de se redresser sur ses coudes. Une infirmière entra au moment même où il s’écroulait en arrière, inconscient, laissant à son exosquelette le soin de le reposer doucement sur le lit. — On lui a administré un sédatif, expliqua-t-elle. Il ne reprendra pas connaissance avant trois bonnes heures. Vous pourrez revenir à ce moment-là, mais il vaut mieux ne pas lui faire subir des épreuves comme celle-ci trop souvent. Sa personnalité est encore très fragile. D’un point de vue strictement émotionnel, il est complètement immature. — Je comprends, dit Paula. Elle et Hoshe Finn quittèrent la pièce. — Qu’est-ce que vous en pensez ? demanda ce dernier en s’extirpant de sa combinaison. — S’il ne s’était agi que de lui, je ne me serais pas posé de questions. Les jeunes qui découvrent la vie sont toujours un peu téméraires. Il aurait très bien pu partir à l’aventure avec une fille et se noyer, s’écraser contre une montagne, ou que sais-je… Toutefois, la disparition de Shaheef change radicalement la donne. Hoshe Finn hocha la tête et jeta sa combinaison dans une boîte à ordures. L’air plus frais du couloir le fit frissonner. — C’est aussi ce qui nous a mis la puce à l’oreille, dit-il. Le dossier de Tara Jennifer Shaheef a d’office été classé sans suite. — Qui a fait le lien entre les deux disparitions ? — Morton, son ex-mari. Le nom de Cotal figurait sur le certificat de divorce. Apparemment, c’est bien avec lui que Tara s’envoyait en l’air sur Tampico. — Donc leur relation serait devenue plus sérieuse ? — On dirait bien, mais pas sur notre planète. Elle a rempli les papiers du divorce sur Tampico. Une fois ces corvées administratives terminées, Morton n’a plus revu son ex-femme jusqu’à sa résurrection. Nous avons fait une enquête pour la forme, mais sa disparition n’avait rien de particulièrement suspect. Après tout, il y a des accidents tous les jours. — Donc, après le divorce, Cotal et Shaheef seraient partis en vacances ensemble, voire même en lune de miel. Et ils auraient eu un accident. — Peut-être. Sauf qu’il n’y a aucune trace d’eux nulle part après leur départ d’Oaktier. — À l’exception du dossier de divorce. — Effectivement, mais cela ne constitue pas une bonne raison pour les tuer. En fait, nous n’avons pas grand-chose à nous mettre sous la dent. — J’aimerais parler à Shaheef. — Elle nous attend, justement. 6 Le message fut chargé sur l’unisphère via un nœud de cybersphère planétaire situé à Hemeleum, une petite ville agricole de la planète Westwould. L’adresse temporaire utilisée était programmée pour s’effacer cinq heures après l’envoi du message, ce qui était largement suffisant pour permettre à son auteur de disparaître n’importe où dans le Commonwealth. Le fichier fut envoyé à toutes les adresses d’assistants virtuels de l’unisphère. Il s’agissait d’une technique publicitaire particulièrement agaçante appelée « mitraillage », d’une méthode de promotion commerciale entrée en désuétude des siècles auparavant. En effet, tous les assistants virtuels étaient capables de filtrer les messages qu’ils recevaient et de renvoyer ces publicités d’où elles venaient. Ce qui, étant donné le caractère éphémère de ladite adresse, ne servait pas à grand-chose. Les assistants prévenaient également les Intelligences restreintes chargées de contrôler le bon fonctionnement de l’unisphère, afin d’effacer les messages non désirés de tous les nœuds. Selon une loi votée en 2174, ceux qui persistaient à «mitrailler» l’unisphère étaient passibles d’une amende faramineuse, proportionnelle au nombre d’assistants virtuels touchés. Aucune entreprise ne pouvait se remettre d’une telle sanction. De fait, cette technique n’était plus utilisée que par des organisations clandestines ou des individus désireux de propager une idéologie, une vision religieuse, économique ou encore politique. Les IR de l’unisphère ne mettaient jamais longtemps à décoder les logiciels de mitraillage, aussi les auteurs de nouveaux programmes efficaces pouvaient-ils espérer être récompensés – en liquide – par les activistes du réseau. En général, pour passer au travers des filtres des assistants virtuels, un message publicitaire devait être accompagné d’une signature authentifiée. En effet, la vérification de l’identité de l’émetteur était quasi systématique. Ce message-ci était accompagné d’un certificat signé par une certaine April Gallar Halgarth, une jeune femme de vingt ans vivant sur Solidade, un monde privé appartenant à la dynastie Halgarth. Plus de dix milliards d’assistants virtuels acceptèrent donc de le réceptionner. La plupart des gens ouvrirent le message par pure curiosité. Lorsque les images commencèrent à défiler, quatre-vingt-dix pour cent d’entre eux, comprenant qu’il s’agissait d’un subterfuge, arrêtèrent la lecture et détruisirent le fichier. Les autres, naturellement curieux, activistes refoulés, politologues amateurs ou encore – mais c’était peu probable – croyants, le regardèrent jusqu’au bout. La vidéo commençait par un plan fixe. Un homme assis à son bureau devant une grande baie vitrée offrant une vision panoramique de San Matio, la capitale enneigée de Lerma. Ses traits forts étaient mis en valeur par sa peau brune. Ses cheveux bruns étaient soigneusement tondus et tachetés de gris. Il avait l’air autoritaire et juste – l’exemple parfait du leader progressiste sûr de lui. Une étude approfondie démontra qu’il s’agissait en fait d’une image numérique créée à l’aide de la fonction « profils d’hommes politiques » du logiciel Formit 3004. — Désolé de m’imposer à vous aussi brutalement, disait-il, mais, comme vous le savez certainement, le gouvernement dépense une grande partie de l’argent de vos impôts dans la traque de mon groupe. En contradiction flagrante avec la charte du Commonwealth qui autorise les réunions et les débats publics, il ne m’est pas permis de m’adresser à mes concitoyens. Je représente les Gardiens de l’individualité. Avant que vous effaciez ce message, j’aimerais vous poser une question. Pourquoi le Sénat et le gouvernement ont-ils pris la décision d’envoyer un vaisseau voir de plus près ces fameuses étoiles, dites de Dyson ? Pourquoi maintenant ? Pendant que l’homme faisait une pause pour reprendre sa respiration, le cameraman virtuel se rapprocha de lui et se positionna juste devant son bureau. Le cadrage était plus serré, l’ambiance moins formelle, plus amicale. — Vous n’êtes pas sans savoir que nous combattons l’Arpenteur des étoiles, cet extraterrestre malveillant qui contrôle la classe politique du Commonwealth. L’idée de construire ce vaisseau est à mettre à son crédit. Ces enveloppements ne sont pas une nouveauté. Le Commonwealth est au courant depuis des siècles. Jusque-là, tout le monde s’accordait à dire qu’il faudrait attendre la phase six de l’expansion spatiale pour voir ces phénomènes de plus près. Alors, qu’est-ce qui a changé depuis ? Nous avons certes découvert récemment que les enveloppes étaient probablement des sortes de champs de force, et non des coques solides. Cela explique-t-il le revirement de notre politique ? L’homme secoua solennellement la tête. — Nous nous apprêtons à prendre un risque considérable sans aucune raison valable. La question n’a même pas été débattue au Sénat, et ce, malgré la somme astronomique d’argent public allouée à ce projet. Au lieu de quoi nous avons dû nous contenter d’un communiqué laconique de ce mystérieux Conseil de l’exoprotection. Voilà exactement le genre d’influence néfaste que peut avoir l’Arpenteur sur nous… La caméra se déplaça une nouvelle fois, contournant le bureau, se braquant sur le labyrinthe compliqué des rues de San Matio. — Il est tapi quelque part dans l’ombre. Il nous contrôle et nous influence par l’intermédiaire de ses marionnettes. Le gouvernement et les médias manipulés nous demandent comment nous savons que l’Arpenteur est malveillant… La réponse est simple : s’il était bien intentionné, il ne se cacherait pas et révélerait son existence à l’humanité et aux espèces extraterrestres affiliées au Commonwealth. S’il était notre ami, il ne nous pousserait pas à envoyer des hommes autour de ces systèmes. On nous dit que nous avons besoin de savoir ce qui s’est réellement passé là-bas. Mais c’est faux. Nous savons déjà. Seul le désespoir peut conduire une espèce à enfermer deux systèmes solaires dans des champs de force. Un mal terrifiant était sur le point d’être libéré – cela ne fait aucun doute. Un mal que ces barrières tiennent isolé du reste de la galaxie depuis plus de mille ans. Grâce à elles, nous sommes en sécurité. Cette ville magnifique, comme des milliers d’autres disséminées dans tout le Commonwealth, peut dormir en paix parce que la menace est contenue. Cependant, aujourd’hui, nous voulons réveiller une force qui nous dépasse. Pourquoi ? Pourquoi avoir balayé d’un revers de la main notre bonne vieille prudence ? Pourquoi ne pas attendre la phase six de notre expansion spatiale ? D’ici là, nous aurons certainement trouvé le moyen de générer des champs de force de cette ampleur et compris la technologie de ces êtres. Ce serait la solution la plus sage, la plus sûre pour nous. La caméra recula et se fixa de nouveau sur le visage de l’homme. — Pourquoi n’y a-t-il eu aucun débat public ? Parce que l’Arpenteur ne le voulait pas. Pourquoi ce besoin si pressant d’aller si loin ? Parce que l’Arpenteur nous pousse à le faire. Et pourquoi nous pousse-t-il à organiser cette expédition ? L’Arpenteur a parcouru des centaines d’années-lumière dans toute la galaxie. Il sait ce qu’il y a derrière ces barrières. Il sait quel danger y sommeille… Ne soyez pas les dupes de cette mascarade. Interrogez votre sénateur, votre leader planétaire ou national. Demandez-lui pourquoi votre argent est dépensé de façon aussi antidémocratique. Et s’il refuse de répondre, faites valoir vos droits, exigez que cette monstruosité cesse. Le porte-parole s’inclina avec respect. — Je vous remercie de m’avoir donné de votre temps. L’étoile était une naine bleue baptisée Alpha Leonis, et plus communément appelée Regulus par les astronomes de la Terre – à l’époque où leur communauté existait encore. Cet astre avait pour compagne une naine orange appelée Petit Lion, qui elle-même cohabitait avec une naine rouge baptisée Micro Lion. Cette trinité inhabituelle et intrigante se situait à soixante-dix-sept années-lumière de Sol. En 2097, CST avait découvert dans ce système singulier une planète habitable : Augusta. Pour Nigel Sheldon, il s’agissait d’une occasion à saisir. À cette époque, le Commonwealth n’en était qu’à ses balbutiements, et les NUF mettaient en pratique une première vague de lois environnementales planétaires. Regulus se trouvait à un endroit stratégique à l’aube de la phase deux de l’expansion planétaire, aussi Nigel avait-il décidé de coloniser le système pour le compte de sa compagnie. Toutes les usines de CST y avaient été transportées et les entreprises terriennes mises en difficulté par les nouvelles législations invitées à s’y installer. Le premier monde du futur G15 était né. Augusta était dépourvue de culture, d’identité nationale. Seuls y comptaient le commerce et la fabrication de produits finis, petits ou gros, exportés aux quatre coins du Commonwealth. New Costa sortit de terre comme un champignon sur le littoral subtropical du continent appelé Sineba. Il s’agissait de la seule ville de la planète. En 2380, plus d’un milliard de personnes y habitaient. En fait de cité, il s’agissait d’une succession de zones industrielles et de quartiers résidentiels étalés sur quatre cents kilomètres de côte et s’enfonçant à trois cents kilomètres à l’intérieur des terres. Malgré la rudesse apparente de ce cadre de vie dépourvu d’âme, la population y était heureuse car elle était réunie sous une unique bannière : celle du travail. Personne n’appartenait réellement à ce monde. Chacun y était, techniquement parlant, de passage. On venait sur Augusta pour gagner de l’argent. Beaucoup d’argent. Certains y demeuraient vie après vie, travaillant pour le compte de la même entreprise, dans laquelle ils gravissaient obstinément tous les échelons de la hiérarchie, quitte à remodeler leur corps à chaque rajeunissement pour tenter de prendre l’ascendant sur leurs rivaux. Quelques-uns n’y restaient que le temps d’une vie, des entrepreneurs pour la plupart, qui se tuaient à la tâche afin d’amasser un maximum d’argent en un minimum de temps. La vaste majorité des gens y passait soixante à quatre-vingt-dix ans, suant sang et eau pour s’assurer un avenir plus rose sur un monde plus normal. Seuls les enfants ne travaillaient pas sur Augusta, mais ils grandissaient avec une fausse idée de ce qu’était le reste du Commonwealth, croyant que tout le monde y vivait dans de petits villages proprets perdus au milieu d’une nature idyllique. Mark Vernon avait été l’un de ces enfants. Il vivait à l’extrémité sud de New Costa dans le quartier d’Orangewood, qui n’était ni pire ni meilleur que les autres quartiers de la mégacité. La plupart du temps, la lumière crue du soleil y était filtrée par un épais smog brun, auquel il était impossible d’échapper, puisque la société qui administrait la ville refusait de gâcher des terrains constructibles de grande valeur en y aménageant des parcs. Alors, avec ses copains, il traînait en scooter dans ce labyrinthe d’asphalte, fonçant dans les rues commerçantes et partout où cela pouvait déranger les adultes et les autorités. Dès l’âge de douze ans, ses parents lui avaient payé des implants rétiniens et auriculaires, car c’était l’âge auquel les enfants d’Augusta commençaient leur éducation par chargement direct. À seize ans, il était doté d’une interface sensorielle intégrale et commençait sa formation universitaire au rythme d’une heure de chargement par jour. À dix-huit ans, il obtenait sa licence en électromécanique et logiciels avec une note médiocre. Dix ans plus tard, il avait un boulot raisonnable chez Colyn Electro, une femme, deux enfants, une maison de quatre pièces avec une petite piscine, et un portefeuille d’actions non négligeable. Statistiquement parlant, il était un citoyen d’Augusta parfait. Ce vendredi soir-là, en route vers sa maison, il n’avait envie que d’une chose : crier à la planète entière de se fourrer sa vie exemplaire dans le cul. Pour commencer, il était sorti de l’usine plus tard que prévu. Le gars de l’équipe de nuit avait appelé pour dire qu’il était malade, et le contremaître avait mis une heure pour trouver une solution de secours. Normalement, c’était le jour de la semaine où il essayait de passer un peu plus de temps avec les gens qu’il aimait. Normalement… Mais c’était sans compter les embouteillages. Sa Ford Summer était coincée au milieu d’une marée presque inerte de voitures et de camions agglutinés sur six files d’autoroute. À cette heure-ci, même si le trafic était régulé par ordinateur, il était impossible de rouler à plus de cinquante kilomètres à l’heure. Il aurait aimé habiter plus près de l’usine, mais l’AEC, le consortium économique planétaire, n’avait plus rien à louer dans le coin, alors il devait se contenter du quartier de Santa Hydra. Celui-ci n’était situé qu’à quinze kilomètres de la côte, mais sa proximité avec Port Klye, où étaient concentrées les centrales nucléaires de la ville, rendait le trajet très difficile. Comme sa voiture sortait de l’autoroute et s’engageait sur l’avenue Howell, Mark abaissa sa vitre. Il roulait à présent dans le quartier de Northumberland Hills, le plus prisé des cadres supérieurs. De longs boulevards rectilignes et parfaitement entretenus, avec des contre-allées boisées d’où l’on accédait à de vastes enclaves privées couvertes de verdure et entourées de murs infranchissables. La criminalité était très faible à Augusta, et ces séparations physiques ne servaient qu’à masquer aux habitants de ces maisons cossues la cohue de la ville. Le soleil couchant éclairait de ses rayons rasants les immeubles et les trottoirs miroitants. Mark inspira profondément l’air chaud et sec et essaya de se détendre. Comme toujours lorsque le petit soleil blanc-bleu disparaissait derrière la ligne d’horizon, un vent chaud baptisé « el Iopi » soufflait du désert du sud vers la mer, balayant la pollution et l’humidité, ravivant les parfums des arbres et des buissons en fleurs. Durant son enfance, il avait passé de nombreux weekends dans des oasis perdues au milieu du désert. Ce paysage fait d’infinies étendues rocheuses et sablonneuses, ponctuées de taches colorées là où subsistaient quelques plantes indigènes, le fascinait. Cela le changeait de l’univers de la mégacité, qu’il connaissait comme sa poche. Le reste de Sineba ne valait pas la peine d’être visité. S’y succédaient des déserts mornes et de vastes plantations mécanisées, où des machines se chargeaient d’arracher les plantes locales pour les remplacer par des espèces terriennes génétiquement modifiées, aux feuilles gorgées de pesticides et aux racines inondées d’engrais. On y produisait à bas prix des céréales et des légumes qui, après avoir été transformés puis conditionnés dans les usines de New Costa, inondaient le marché local ou étaient exportés, principalement vers la Terre. L’avenue Howell traversait tout Northumberland et débouchait sur Santa Hydra, un quartier parfaitement plat, qui s’étendait sur quinze kilomètres jusqu’à la côte. Dans le lointain, Mark distinguait Port Klye et les dômes de béton des réacteurs à fission nucléaire. Tout autour, rien ne poussait, rien ne bougeait. En effet, un kilomètre et demi d’asphalte séparait les centrales de la ville qu’elles alimentaient en énergie. De la vapeur pure s’échappait de leurs cheminées et s’embrasait dans le ciel rose doré. Il ne pouvait s’empêcher de regarder ces volutes avec méfiance, bien qu’il sût qu’elles n’étaient pas du tout radioactives. Les prises d’eau des systèmes de refroidissement ainsi que les tuyaux d’écoulement des eaux usées se trouvaient à plusieurs kilomètres de la côte, au milieu de l’océan, afin de réduire au maximum les risques de contamination directe. Néanmoins, les centrales participaient de son malaise général. Des câbles supraconducteurs étaient perchés sur des pylônes étroits, formant un réseau qui suivait les axes principaux avant de se ramifier dans tous les quartiers de la mégacité. Des pylônes plus imposants suivaient les contours de la côte jusqu’aux fonderies de la ville. Les industries les plus lourdes avaient colonisé le littoral. Les aciéries et les raffineries pétrochimiques utilisaient l’eau de mer pour refroidir leurs machines et le fond de l’océan comme une décharge. L’avenue Howell tourna vers la droite pour longer une octuple voie ferrée, qui reliait les grands quartiers industriels à la station planétaire de CST, New Costa Junction, cent cinquante kilomètres au nord et trois cents kilomètres à l’intérieur des terres. Des convois longs de deux mille mètres y roulaient jour et nuit, tractés par des DVA5, d’énormes locomotives nucléaires. Ces véritables Léviathan parcouraient toute la planète. Ils roulaient parfois trois semaines sans s’arrêter, sillonnant d’autres continents, écrasant de leur poids toutes sortes de terrains, traversant enfin le pont qui, à l’extrémité nord-est de Sineba, reliait le continent aux autres terres émergées de la planète. Les wagons débordaient de toutes les matières premières présentes dans la croûte d’Augusta, matières extraites des centaines de mines à ciel ouvert creusées par l’AEC. En terme de volumes transportés, seuls les pipelines gorgés de brut pouvaient rivaliser avec eux. La Ford Summer accéléra sur un passage inférieur, tandis qu’un convoi en route pour la station planétaire grondait au-dessus. Comme une centaine d’autres convois, au cours de cette même journée, il transportait du métal raffiné vers un monde dont la législation interdisait l’extraction par fusion telle qu’elle était pratiquée sur Augusta. L’esprit encombré d’idées noires, Mark bifurqua dans sa rue, Putney Road, une artère longue d’un kilomètre et demi d’où partaient une multitude d’impasses. Les trottoirs étaient craquelés et la chaussée déformée. Des rus improbables s’y écoulaient là où les conduits d’irrigation s’étaient fissurés. Des eucalyptus avaient été plantés de part et d’autre de la route lorsque le quartier avait été construit, deux siècles plus tôt. Aujourd’hui, ils étaient si grands que leurs branches s’entrecroisaient au-dessus de la voie, plongeant celle-ci dans une ombre bienvenue, une ambiance intime. De nombreux drapeaux argent et bleu, les couleurs de l’équipe de football d’Augusta, pendillaient aux branches. La Summer s’engagea dans son allée en éparpillant les morceaux d’écorce rouge qui s’étaient accumulés dans le caniveau. La voiture du père de Mark, une Cadillac décapotable de 2330, était garée devant lui. La pièce de collection était entretenue avec amour et paraissait en parfait état. À côté d’elle, la Ford vieille seulement de douze ans ressemblait à une épave. Mark resta assis quelques instants pour faire le point. Il voulait que ses doutes se dissipent afin de profiter à fond de la soirée. J’ai besoin de m’arrêter un peu. Une bonne vingtaine d’années… Il y avait du bruit derrière la maison. Les enfants jouaient dans le petit bout de jardin. Les eucalyptus bruissaient dans le vent, et leurs ombres dansaient sur le toit. Mark jeta un regard critique sur sa maison : des murs en corail mauve, un toit vert citron, des fenêtres cintrées en verre teinté, un climatiseur noir mat aux contours orange dissimulé sous la gouttière. Les rosiers jaunes et rouges, constellés de taches de mildiou, qui avaient colonisé la façade sud avaient grand besoin d’être taillés, tandis que le kathariz bleu et blanc s’était accroché au pignon qui surplombait le garage. Mark s’acquittait d’un loyer mensuel équivalent à quinze pour cent de son salaire. Après avoir payé les factures d’électricité, le crédit de la voiture, l’école des enfants, les modifications génétiques de la famille, la sécurité sociale, les vêtements, la nourriture, et après avoir mis un peu de côté pour les vacances, il ne restait plus grand-chose. Augusta n’était certes pas l’endroit idéal pour prendre du bon temps… Soudain, il n’eut plus envie de sortir de la voiture. Il ne voulait pas gâcher la soirée de tout le monde. — La journée a été difficile ? Mark sursauta et leva les yeux. Une Liz souriante le regardait avec amour par la vitre baissée. L’air pitoyable, il lui rendit son sourire. Sa femme était magnifique. Elle était tellement belle que, chaque jour, il se demandait si elle serait toujours là pour l’accueillir le soir, quand il rentrerait à la maison. — C’est l’impression que je donne ? — J’ai vu des types suicidaires avoir l’air plus heureux, dit-elle en lui caressant la main. — Désolé d’être en retard, mais ça a merdé au travail. Il se rendit subitement compte qu’elle n’était presque jamais en retard. Était-ce dû à son expérience ? Il détestait penser à sa sophistication, à cette assurance acquise au cours de longues décennies de vie. À cette sagesse qui lui faisait défaut. — Allez, fit-elle en ouvrant sa portière. Tu as besoin d’un verre. Marty est déjà là. — Ouais, je vois ça, dit-il en désignant la Cadillac du menton. Elle fronça les sourcils avec inquiétude en le voyant s’extirper de la Summer. — Tu te sens bien, chéri ? — Je crois que mon interface, au bureau, me donne encore des maux de tête. À moins que mon satané tatouage montre des signes de faiblesse. — Mark, tu dois le leur dire. Tu ne peux pas rentrer tous les soirs du boulot avec une migraine et des sueurs froides. Si le système est défaillant, ils doivent le réparer. — Tu as raison. J’en parlerai au chef. Elle ne comprenait pas dans quelle situation il se trouvait. S’il ouvrait sa gueule, on le mettrait immédiatement sur la liste noire. Ne sois pas parano. Facile à dire… Son père était dans le patio, face à la piscine, assis dans une chaise longue. Marty Vernon avait cent quatre-vingts ans et était sorti de son dernier rajeunissement huit mois plus tôt. Physiquement, il avait l’air d’être le frère cadet de son propre fils. Il n’était pas encore assez vieux pour arborer le cou épais et les joues plissées des hommes de la famille Vernon. — Mark ! Salut fiston. Ça n’a pas l’air d’aller… Allez, viens boire une bière, ajouta-t-il d’une voix haut perchée et nerveuse, tout en prenant une bouteille dans une glacière. — Papa ! cria Barry, son fils de cinq ans. Papa, regarde, je peux toucher le fond maintenant ! Le petit garçon prit sa respiration, enfonça la tête sous l’eau et pédala de toutes ses forces. Mark lui fit signe de remonter. Liz arriva et lui mit la petite Sandy dans les bras. Emmitouflée dans ses vêtements, celle-ci lui adressa un sourire radieux et humide. Mark lui sourit en retour et l’embrassa. Ses petits bras s’agitèrent joyeusement. — Elle a eu son biberon ? demanda-t-il. — Il y a vingt minutes, répondit sa femme. —Ah… Dommage. Cette corvée-là ne le dérangeait pas. Ils avaient récupéré Sandy à la clinique sept mois plus tôt. Barry, lui, était un gamin hyperactif difficile à élever. Les enfants avaient bénéficié des meilleurs gènes possibles, compte tenu de leur budget. Grâce au salaire de Liz, ils avaient pu obtenir des résultats plus que satisfaisants. Chaque fois, cela le surprenait de constater à quel point la présence des enfants le réconfortait, le rendait plus stable. Exactement comme Liz l’avait dit. Fonder une famille était difficile à assumer financièrement parlant. Surtout lorsqu’il fallait louer une matrice artificielle pour neuf mois. Car, si elle avait accepté de l’épouser, Liz refusait catégoriquement d’être enceinte. Elle avait assez donné la fois précédente, disait-elle. C’était donc la matrice ou rien. Mark s’installa précautionneusement dans une chaise longue avec la petite Sandy dans les bras. Il prit la bouteille de bière que lui tendait son père. Dans la piscine, Barry émergea avec un cri de victoire en envoyant de l’eau dans tous les sens. — Bien joué, petit, cria Marty. Tiens, attrape ça, ajouta-t-il en jetant une pièce d’un dollar dans l’eau. Barry reprit sa respiration et replongea aussitôt. — Ne l’épuisez pas, protesta Liz. Il va encore être énervé avant d’aller au lit. — Laissez ce môme tranquille, dit Marty. Il s’amuse bien. Et puis votre piscine fait – quoi ? – un mètre de profondeur. Ce n’est pas ça qui va l’épuiser. — Un mètre cinquante, le corrigea Mark, avant d’avaler une gorgée de bière. Il s’agissait d’une marque importée, qu’il ne connaissait pas. Il soupira et s’affala dans sa chaise longue. C’est à ce moment-là qu’il remarqua la fille assise juste derrière Marty. Elle portait un haut de bikini et un short moulant, qui mettaient superbement en valeur son corps mince et bronzé de jeune fille. — Salut, je m’appelle Amanda. — Oh, salut, répondit-il en jetant involontairement un regard inquisiteur à son père. — C’est ma nouvelle copine, beugla joyeusement Marty. Il enroula un bras autour des épaules de la fille, qui partit d’un rire stupide. — Génial, dit Mark. Et depuis combien de temps vous… — Dix jours, le coupa Marty. Ou plutôt dix nuits ! Amanda pouffa sottement. Le sourire de Mark était crispé. Il savait ce que son père allait lui dire à présent. — On s’est rencontré à l’Univers du silence de New Frisco Bay. Comme on avait pas mal de choses en commun… Vous aviez surtout une chose en commun, pensa Mark, maussade. Il avait du mal à y croire. L’Univers du silence était une franchise présente dans tout le Commonwealth. C’était l’endroit où se retrouvaient tous ceux qui venaient de sortir de leur cure de rajeunissement et qui n’étaient obsédés que par une chose : le sexe. La personnalité du partenaire importait peu. Seules comptaient les hormones qui inondaient son corps avide. Il n’y avait qu’une règle : ce qui arrivait à l’intérieur ne devait pas s’ébruiter à l’extérieur. On pouvait baiser son pire ennemi, son ex, la fille ou la mère de cette dernière ou encore la célébrité la plus glamour de l’unisphère. Cela n’avait aucune importance, car ce qui advenait dans l’enceinte du club devait demeurer secret à jamais. Marty, lui, avait invité sa maîtresse à une réunion de famille ! David, le fils de Liz, fit son apparition dix minutes plus tard. Il avait quarante-cinq ans et travaillait comme comptable à l’AEC. Puis arrivèrent Kyle, le frère aîné de Mark – il avait cent quinze ans de plus que lui – et son petit ami Antonio, Joanne, l’une des arrière-petites-filles de la mère de Liz, et enfin Carys Panther, la sœur aînée de Marty, vêtue d’une robe Jacvins à mille dollars, au volant d’un coupé Merco. Mark était heureux de la voir. Rares étaient les femmes d’expérience avec lesquelles il ne se sentait pas mal à l’aise. Et puis, Carys était l’une des personnes les plus glamour qu’il connaissait. Lorsqu’elle travaillait, elle écrivait des feuilletons IST qu’elle vendait à différents conglomérats médiatiques. Des trucs assez cochons. Comme Regulus disparaissait derrière l’horizon, ils firent sortir Barry de la piscine et allumèrent le barbecue. Carys accepta le verre de vin blanc que lui proposait le robot domestique et aida Barry à se sécher. Celui-ci se laissa volontiers faire, puis montra sa collection d’insectes pinceurs morts à sa tante adorée. Mark se tenait près du barbecue et surveillait la cuisson des steaks et des saucisses. Le robot jardinier était censé pouvoir s’occuper de cette corvée, mais Mark ne lui faisait pas confiance. — Tu devrais tailler un peu ces satanés eucalyptus, lui dit Marty en s’approchant de lui. La brique solaire ne capte pas assez de lumière dans la journée. Regarde, elle devrait être plus chaude que ça. Mark examina la dalle épaisse sous la grille du barbecue. Elle luisait d’un éclat rosé. Lorsque le suc de la viande gouttait dessus, il s’enflammait aussitôt. — Moi, ça m’a l’air plutôt pas mal. — Ça ne va pas durer. Crois-en mon expérience, fiston. — Oui, papa. — Marty, appela Kyle. Assieds-toi et laisse ce môme tranquille, pour l’amour du ciel. Chaque fois qu’il invitait sa famille, c’était la même chose. Mark avait l’impression d’être un enfant que l’on autorisait exceptionnellement à écouter des conversations d’adultes. Un gamin qui riait lorsque les autres riaient, mais sans comprendre pourquoi. — Je voulais juste l’aider, grommela Marty en s’éloignant. — La prochaine fois, je vous invite chez moi, dit David. Le dix-huit, ce serait pas mal. C’est le soir de notre prochain match de Coupe. — Moi, ça me va, répondit Marty. Tu sais, quand j’avais dix-huit ans, j’ai failli passer les épreuves de sélection de l’équipe de Newby City. — Tu m’en diras tant, rétorqua Carys. Tu étais trop bon pour eux, sans doute ? Marty lui adressa un geste obscène. Carys cacha les yeux de Barry en riant. — Je n’arrive pas à croire qu’ils soient arrivés si loin, s’étonna Kyle. Encore une victoire et un match nul, et on est qualifiés pour le second tour. — On va battre Sterling sans aucun problème, dit David. En revanche, obtenir un nul contre Teleba ne sera pas une partie de plaisir. Ce sont des fous de football, là-bas. — Au secours ! s’exclama Antonio en se prenant la tête à deux mains. Je suis cerné ! Ça va durer encore longtemps votre histoire ? — Encore sept mois et demi, répondit joyeusement Kyle. Et je compte bien assister au prochain match sur Tampico. — Eh bien, tu iras tout seul, marmonna Antonio. — Nous avons eu vingt-cinq pour cent d’absentéisme lors du dernier match, dit Joanne. La Coupe a un succès fou cette année. Les soirs de match, impossible de trouver une table dans un bar – ils sont tous pleins à craquer. Les gens n’étaient pas aussi excités les années précédentes. — Je me demande si ces nouveaux extraterrestres vont vouloir jouer ? fit semblant de s’interroger Liz. — Parlons-en, intervint Marty. Quelle perte de temps et d’argent… — Je ne suis pas d’accord, rétorqua David. Nous devons découvrir ce qui se trame là-bas. — Ce qui s’est tramé, tu veux dire. Tout ça est vieux de plusieurs milliers d’années. — Oui, mais les enveloppes sont toujours en place autour des deux étoiles, dit Carys. — Tu parles comme ce message des Gardiens, la coupa David. — Ne me dis pas que tu l’as regardé, hein, Marty ? le provoqua Carys. Tu n’as pas compris ce que c’était ? — Bien sûr que j’ai compris. Je sais ce que c’est qu’un mitraillage, je ne suis pas un imbécile. Non, j’en ai juste vu des extraits dans l’émission d’Alessandra Baron. Mark retourna les saucisses sans rien dire. Lui avait ouvert le message d’April Halgarth sans se douter qu’il s’agissait d’une vidéo de propagande. Les Gardiens n’avaient pas tort. Pourquoi n’avait-on pas demandé aux sénateurs de voter ? — Si c’est Alessandra qui le dit, c’est que c’est vrai, continua Carys d’un air taquin. — Peu importe qui a dit quoi, dit Marty. En fait, tout le monde a raison. Ces machins ne nous affectent pas et sont bien loin de nous. On devrait prendre notre temps pour y aller, attendre que notre expansion nous amène naturellement là-bas, au lieu de faire appel à ce cascadeur à la noix. Mark retourna les steaks. Regulus avait complètement disparu derrière la ligne d’horizon et les étoiles s’étaient allumées dans le ciel. Les plus lumineuses étaient les jumelles du Lion, qui scintillaient d’un éclat orange à l’est. Il les voyait entre les branches touffues des eucalyptus. Certains soirs, il s’asseyait dans le patio avec un bon verre pour admirer la canopée d’étoiles qui couvrait la mégacité. Ces points lumineux étaient la preuve physique que des gens vivaient bel et bien ailleurs. Qu’ils y vivaient différemment. Et cette prise de conscience rendait la vie sur Augusta un brin plus supportable. — Ils ont encore repoussé ma promotion, finit-il par dire. — Oh, Mark, je suis vraiment désolée, dit Carys. Je sais à quel point tu la désires. — C’est un coup dur, fiston. Mais, pour réussir sur cette planète, il faut apprendre à ne servir que des aces. Eh ! N’essaie pas de nous faire changer de sujet aussi vite. Moi, je dis que ce vaisseau, c’est de l’argent fichu en l’air. — Le problème, papa, c’est que je n’ai pas été promu à cause de la stagnation du marché. La nouvelle usine fonctionne au ralenti et les investissements sont au plus bas. Et il ne s’agit pas seulement de nous. La troisième phase de l’expansion est loin d’être aussi rapide que la deuxième. Le Commonwealth stagne, sa croissance est faible. La population n’augmente pas assez rapidement pour coloniser deux nouvelles planètes par an, comme par le passé. Nous sommes trop civilisés, trop mesurés. À ce rythme-là, nous n’atteindrons jamais ces étoiles. Le jour où CST ouvrira un trou de ver pour aller là-bas n’est pas pour demain. — Mark a raison, dit David. On a fait des études à long terme, et ça ne va pas très fort. Enfin, disons que nous connaissons un ralentissement. Ce qui ne signifie pas pour autant que l’âge d’or est terminé. — On ne peut donc pas encore parler de récession ? demanda Carys. — Non, non, loin de là. — Tout ça, ce sont des conneries, intervint Marty. Chez nous, tout marche comme sur des roulettes. Le marché se porte à merveille. — Bien sûr, nous n’en sommes pas à prévoir des plans sociaux, dit David, mais il n’empêche que la croissance est faible. En tout cas, Sheldon a fait un supercoup avec ce projet de vaisseau. Rien de tel qu’un bon déluge de fonds gouvernementaux pour relancer la croissance. Et la majorité de ce pognon va aboutir ici, sur Augusta. — Pas tout à fait ! Tout le monde se retourna vers Amanda, qui se blottit contre Marty. Elle sourit, apparemment très à son aise. — Ma famille siège à la First-Quad Bank, ce qui me permet d’avoir accès aux résultats financiers avant leur publication. D’un point de vue macroéconomique, la somme investie dans le vaisseau par le Commonwealth est vraiment ridicule. Vingt milliards de dollars terriens, c’est ce que notre planète exporte en quelques minutes. — Quoi qu’il en soit, on fera bon usage de cet argent, dit Liz. Bitor-UU va développer les kits de bioprotection de l’expédition. — Je l’ignorais, s’exclama Joanne. Félicitations. Personnellement, tu vas travailler sur le projet ? — Oui, sur certains concepts. — Bravo, dit Amanda, mais cela reste un marché très restreint. Je campe sur mes positions. — Viens ici, ma chérie, lui dit Marty avant de l’embrasser goulûment. — Pourquoi n’y aurait-il qu’un seul vaisseau ? demanda Kyle. À mon avis, cela ne fait que commencer. Les gens se passionnent vraiment pour cette mission. Le jour où le vaisseau décollera, ce sera énorme. Encore plus énorme que la finale de la Coupe. En fait, ce truc est l’antidote dont nous avions besoin pour nous sortir de la léthargie de la phase trois de l’expansion. Tous ceux qui possèdent un gramme de poésie en eux rêvent déjà de partir dans cet inconnu que les doigts dégoûtants de CST n’ont pas encore spolié. — Conneries, répéta Marty. Si les poètes dont tu parles, et dont tu ferais partie, existaient réellement, ils seraient déjà allés s’installer sur Far Away. — Je parlais d’un monde pur et nouveau, pas d’un enfer dominé par l’anarchie. — Faut pas rêver, reprit Marty. On a déjà connu des ruptures avec des idéalistes de ce style. Et je te parie que tous ces mondes « libres » sont devenus des enfers moyenâgeux. L’isolement, ça ne mène à rien de bon. Regarde ce qu’était la Terre avant que Sheldon et Ozzie créent les premiers trous de ver. — Un modèle intéressant, dit Carys. — Un monde coupé du reste de la galaxie. Et je campe aussi sur ma position. David refusa de mordre à l’hameçon. Il sourit à Mark et roula les yeux. — Vous avez vu, reprit Carys, ils ont choisi Wilson Kime pour diriger la mission ? Nigel Sheldon doit vraiment être écœuré. — C’est un bon départ de scénario, non ? dit Antonio. — Pourquoi pas ? De vieux ennemis obligés d’oublier leurs différends pour sauver le Commonwealth… — Présenté de cette manière, ça manque un peu de piment. Mark versa les saucisses sur un plateau. — C’est prêt ! Ce soir-là, Liz passa beaucoup de temps dans la salle de bains. Elle se doucha, s’enduisit le corps de laits parfumés, puis enfila sa lingerie en soie couleur crème – celle que Mark adorait vraiment. Elle brossa longuement ses longs cheveux noirs, qui arrivaient bien en dessous de ses épaules, puis elle passa un déshabillé, qu’elle arrangea savamment de manière à ce qu’il bâille sur le devant. Elle se regarda une dernière fois dans le miroir, satisfaite. Oui, elle avait bien fait de ne pas porter ses enfants. Son ventre était aussi ferme et plat que lorsqu’elle était sortie de son dernier rajeunissement, dix ans plus tôt, et ses cuisses étaient absolument dépourvues de cellulite. Ses amis s’étaient moqués d’elle lorsqu’elle leur avait annoncé qu’elle sortait avec un véritable jeunot. Selon eux, il valait bien mieux prendre un abonnement à l’Univers du silence le plus proche. Ils s’étaient rencontrés pour la première fois lors d’une soirée organisée par une maison de production pour laquelle travaillait Carys. Il lui avait fait penser à un chiot apeuré. Il paraissait si perdu au milieu de ces célébrités et autres parvenus, qu’elle s’était presque sentie obligée de venir à son secours. Ils s’étaient revus plusieurs fois, sans avoir à se forcer. Elle aimait son enthousiasme, son amour de la vie, sa simplicité, comparés au cynisme affiché des gens de son âge. Lui ne jouait aucun rôle – il était trop honnête pour cela –, et cela la rassurait. Inconsciemment, elle espérait peut-être que la jeunesse de Mark déteigne sur elle. Leur différence d’âge n’avait jamais été un obstacle pour lui. Tant et si bien qu’un jour, à la grande surprise de Liz, il l’avait demandée en mariage, sous le prétexte romantique qu’ils étaient des âmes sœurs. Elle avait été à deux doigts de refuser. Il n’aurait pas mis très longtemps à s’en remettre. Un mois, tout au plus, le temps de rencontrer une jeune fille aussi enthousiaste, exaltée et inexpérimentée que lui. Sauf que… Pourquoi refuser ? Parce qu’il était doux comme un chiot ? Ce n’était pas une raison valable pour tout arrêter. Les hommes méditatifs et prévenants étaient rares, et ce, quel que soit leur âge. De toute façon, elle vivrait éternellement, ou presque, alors pourquoi ne pas être heureuse avec un homme authentiquement bon pendant une vingtaine d’années ? Au diable ses amis jaloux et leurs remarques méchantes. Et elle n’avait jamais eu à regretter sa décision. Ils se disputaient parfois – quel couple ne le fait pas ? –, mais jamais sur des questions sérieuses. Et puis, il était un père formidable. Elle n’avait pas prévu d’avoir plus d’un enfant avec lui, mais à force de vivre à ses côtés, l’idée d’avoir Sandy avait germé dans son esprit. Ses amis avaient eu raison sur un point : les jeunots en pleine forme se donnent beaucoup de mal au lit. Là encore, elle avait tiré le bon numéro. Lorsqu’elle entra dans la chambre, seule une lampe de chevet était allumée, dispensant une lumière chaude sur une moitié du lit. Mark était assis en train de compulser des données sur une feuille-écran. La fenêtre était ouverte et le climatiseur éteint. Des bouffées de vent chaud s’engouffraient dans la pièce. — Salut chéri. Il reste un peu de place pour maman ? Mark leva les yeux de sa feuille. Un sourire nerveux lui déforma furtivement le coin de la bouche. Comme elle montait sur le lit à la manière d’une panthère, il laissa tomber la feuille-écran par terre. — Cette Amanda est sacrément bien fichue, murmura-t-elle en lui mordillant l’oreille. — Bof… À côté de toi, c’est un petit boudin, répondit-il en glissant une main sous son déshabillé et en caressant sa peau ébène brûlante. Liz s’assit à califourchon sur lui. Elle posa de doux baisers sur ses joues et son cou en lui caressant le torse de la pointe de ses cheveux. Les mains de Mark s’infiltrèrent sous son soutien-gorge. Elle sourit au contact délicieux de ses doigts et se pencha sur lui pour l’embrasser voracement. Alors elle vit son visage et soupira profondément. — Qu’est-ce qu’il y a, mon amour ? demanda-t-elle, surprise et inquiète à la fois. Cela ne te ressemble pas. Mark fixait le plafond, incapable de croiser son regard. — Ce n’est rien, dit-il. — Tu mens. Je le sais, je suis ta femme. Et même un peu plus que cela, ajouta-t-elle d’un air coquin en resserrant la ceinture de son déshabillé. — Oui, tu as raison, dit-il avec un sourire mélancolique. Disons que la soirée ne s’est pas vraiment passée comme je l’aurais souhaité. Je suis désolé. — Ce n’est pas seulement le fait que ton père soit venu avec sa nouvelle petite amie, je suppose. C’est plus profond que ça. — Merde ! lâcha-t-il en lui faisant face. C’est exactement cela… Tu ne comprends donc pas ? — Comprendre quoi ? — Toi, papa, les autres… Vous avez tous une telle expérience de la vie… Parfois, cela me pèse. — Et puis il y a cette histoire de promotion. — Voilà ! Tu recommences ! Tu ne peux pas savoir ce que cela me fait. Je me sens tout petit. Liz se tut pendant un long moment, le temps de mettre un peu d’ordre dans ses idées. — Je ne me doutais pas que cela te faisait tant de mal. Tu ne t’en es jamais plaint avant. — Je sais, répondit-il en souriant piteusement. C’est un ensemble de détails, une accumulation. — Tu veux que je te dise une dernière chose ? — Vas-y. — Tu détestes vivre ici, pas vrai ? Mark laissa échapper un soupir de soulagement. — Ouais. Soudain, il parut se réveiller, s’agenouilla sur le lit et la regarda avec intensité. — Ce monde est réservé aux adultes. Je me sens comme un étranger ici. Merde, je n’ai que vingt-huit ans, je suis encore un gamin. Personne ne devrait venir sur cette planète pourrie avant d’avoir au moins cent ans. Vous seuls êtes capables de vivre ce genre de vie. — C’est vrai que la vie ici me convient mieux qu’à toi, mon chéri, admit-elle. Mais c’est parce que cette situation est temporaire. Un jour, on quittera cette planète. — Oui, mais pas ensemble ! Et cela non plus, tu ne le déplores pas. Fatalisme, sagesse… Appelle ça comme tu veux ! Quoi qu’il en soit, rien ne semble te toucher. Tu as déjà été mariée, mais cela ne compte pas pour toi. Ce sont juste des moments de ton existence. Pour moi, c’est différent. Liz, toi et les enfants, vous êtes toute ma vie. Je sais que j’échapperai à cet endroit un jour, mais ce sera sans toi. Ce monde n’est pas fait pour les enfants. Il n’y a pas de société ici. C’est ce qui me fait le plus souffrir. Savoir que Barry et Sandy grandiront dans les mêmes conditions que moi. C’est… C’est ce que je peux imaginer de pire pour eux. Elle posa un doigt sur sa joue et le força à tourner la tête dans sa direction et à la regarder dans les yeux. — Écoute-moi, dit-elle. Demain, tu remettras ta démission et nous commencerons à fouiller l’unisphère à la recherche d’un nouvel endroit où vivre. Peut-être même l’espace de phase trois, qui sait ? — Tu… tu plaisantes ? — Je ne plaisante pas du tout. Je vois bien que cela te ronge. Et cela n’a rien à voir avec ton âge. Tu sais, j’ai dit la vérité devant le prêtre. Je t’aime, et je sais que rester ici tuerait notre amour. Alors faisons ce que nous avons à faire. — Mais ton travail ? Ton boulot chez Bitor-UU est vraiment très intéressant… — Et alors ? Des dizaines, non, des centaines de milliers d’employés frustrés rêvent de prendre ma place. Sans compter que je peux très bien continuer de travailler à distance, sur l’unisphère. À moins que je change complètement de voie. — Mon Dieu, lâcha Mark en souriant béatement. Tu sais ce qu’ils vont dire si je leur annonce que je pars ? Burcombe va devenir fou ! — C’est son problème, pas le nôtre. — Et pour l’argent ? Nous ne gagnerons jamais autant d’argent qu’ici. — Il faut relativiser. La vie ailleurs est aussi beaucoup moins chère. Je te parie que nous trouverons facilement un monde où nos métiers nous permettront de vivre au moins aussi confortablement qu’ici. Il la serra dans ses bras. Il était aux anges. Exactement comme après leur première nuit d’amour. — Tu es vraiment prête à émigrer avec moi ? — Oui, Mark. Tu n’es pas juste une partie de ma vie, chéri. Tu es ma vie tout entière. Peut-être sommes-nous ce fameux couple de légende qui restera uni éternellement. — Pourquoi pas ? dit-il en souriant jusqu’aux oreilles. — Tu as une idée de l’endroit où nous pourrions poser nos valises ? Apparemment, cela fait un bout de temps que tu y penses. — Je rêve de partir depuis au moins vingt ans, répondit-il en desserrant doucement la ceinture du déshabillé de Liz, mais nous pouvons remettre cette conversation à demain matin. Une heure après que la nouvelle fut tombée, Tarlo et Renne, accompagnés d’une équipe de la police scientifique, fonçaient à la station planétaire de Paris et montaient à bord de l’express pour Nzega. Après un passage par Orléans, le monde du G15 qui dominait ce secteur de l’espace de phase deux, ils arrivèrent à Fatu, capitale de Nzega. Quarante-cinq minutes s’étaient écoulées depuis leur départ du bureau. L’équipe scientifique loua une camionnette pour charger tout son équipement, tandis que Renne et Tarlo prenaient possession d’un 4 × 4 BMW Range Cruiser. Nzega n’était pas un trou perdu. Les développements techno-industriels y étaient simplement contrôlés et plus lents qu’ailleurs. C’était une société stable et civilisée. Les gens y vivaient paisiblement en cultivant une certaine nonchalance. La plupart des premiers colons étaient polynésiens et sud-américains. Les mers, qui occupaient plus de la moitié de la surface de la planète, agissaient sur eux comme un aimant. Sur Nzega, il n’y avait pas de continents, juste des centaines d’îles de taille respectable et des milliers d’îlots. Autant dire que les côtes ne manquaient pas. Les bateaux faisaient partie intégrante du mode de vie local. En fait, les îles les plus grandes étaient quasiment inhabitées. Le moteur économique premier de Nzega était bien sûr le tourisme. Les centres de vacances, hôtels, locations en tous genres y étaient légion. Et si l’on ajoutait à cela un certain goût pour les idées libertaires, on comprenait aisément ce qui attirait les jeunes de la classe moyenne du Commonwealth. Renne entra leur destination – Port Launey – dans l’ordinateur de bord de la BMW et s’installa confortablement pour profiter du paysage. Le voyage durerait dix-sept heures. Il leur faudrait traverser d’innombrables ponts et prendre plusieurs fois le ferry avant d’atteindre enfin la zone subtropicale. La chaussée n’était pas systématiquement bétonnée. Parfois, la route longeait des falaises abruptes, ou bien serpentait au milieu de marécages, ou encore traversait de minuscules villes côtières. Quand ils en eurent assez d’admirer le paysage, les deux enquêteurs opacifièrent leurs vitres et dormirent un peu. Port Launey était une section du bandeau urbain qui ceignait l’île de Kailindri – quoique « urbain » ne fût pas exactement le terme approprié. La seule route goudronnée de l’île courait à deux cents mètres de la mer, parmi des arbres indigènes chétifs. De là partaient de nombreux culs-de-sac, qui accueillaient des chalets et des bungalows enrobés de verdure. Les limites des villes avaient été définies a posteriori, en fonction de la manière dont les quartiers s’étaient agglutinés autour des commerces. L’ordinateur de bord de la BMW leur indiqua qu’ils avaient atteint leur destination, aussi Renne prit-elle le volant pour parcourir les quelques centaines de mètres restant. L’impasse dans laquelle ils s’étaient engagés n’était ni bétonnée, ni même pavée. Il y avait juste deux lignes sablonneuses et sinueuses laissées par des pneus dans de l’herbe jaune et bleu. Trois voitures de police bloquaient le passage. Plusieurs véhicules de location étaient garés en travers de la chaussée. Les journalistes étaient déjà là, qui discutaient avec les agents. — Comment ont-ils fait pour arriver si vite ? demanda Tarlo. — Qui sait ? Ils reniflent le malheur comme les vautours la viande en décomposition. Tu veux bien t’occuper des flics locaux ? — Bien sûr. Tarlo sourit, mit ses lunettes de soleil et ouvrit sa portière. Elle le regarda s’approcher nonchalamment d’un sergent et commencer à parler. Tarlo était de Los Angeles. Il avait quatre-vingt-deux ans et avait subi son premier rajeunissement neuf ans plus tôt. Physiquement, il avait l’air d’être à peine sorti de l’adolescence. Sa riche famille californienne lui avait payé un reséquençage génétique qui, entre autres choses, ralentissait considérablement son vieillissement. Elle avait également opté pour une allure traditionnelle (ou stéréotypée – cela dépendait du point de vue) de surfeur : mince, grand et naturellement musclé, cheveux blonds ébouriffés, dents parfaites et mâchoire carrée. Tarlo savait mettre à profit son héritage génétique… Renne ne s’expliquait pas pourquoi il avait choisi de s’engager dans les forces de l’ordre. Il lui avait simplement expliqué qu’il aimait les énigmes. Elle pensait plutôt qu’il se faisait une fausse idée du métier et que, petit garçon, il avait rêvé de devenir agent secret. Le moins que l’on pût dire, c’était qu’il ne jurait pas dans le paysage, aussi était-elle heureuse de le laisser se débrouiller avec les flics du coin. Parfois, ces derniers avaient du mal à accepter l’intervention du CICG. Au moment où Tarlo et le sergent éclataient de rire, la camionnette de l’équipe scientifique apparut dans le rétroviseur. L’une des voitures qui formaient un barrage fut déplacée, et Tarlo lui fit signe de passer. La maison se trouvait à deux cents mètres de là. De grands arbres ornés de feuilles bleu-gris flanquaient la piste et garantissaient une certaine tranquillité aux propriétés bordant l’impasse. Renne entraperçut des bâtiments à un étage, constitués essentiellement de bois et de panneaux de matériau composite recouverts de corail. Une Merco noire était garée devant la maison. Renne croyait savoir à qui elle appartenait. Elle s’arrêta juste derrière et sauta de son 4 × 4. Immédiatement, l’humidité de l’air et une forte odeur d’eau salée l’assaillirent. Les arbres filtraient le soleil matinal, mais elle mit quand même ses lunettes de soleil. — Les Halgarth ont envoyé leur propre équipe de sécurité, lui expliqua Tarlo en la rattrapant, sa veste en lin jetée sur l’épaule. La police dit qu’ils sont arrivés il y a une quarantaine de minutes, ajouta-t-il en désignant la Mercedes du menton. — Les flics pensent quoi de notre présence ici ? — Ils sont heureux de nous refiler le bébé, répondit-il avec un grand sourire. Ils s’occuperont néanmoins des curieux jusqu’à ce que Mlle Halgarth s’en aille. — Bien. Est-ce qu’on sait depuis quelle maison le Gardien a opéré ? demanda-t-elle en voyant débouler sur le sable la camionnette de l’équipe scientifique. — Ouais, fit-il en pointant un doigt vers la côte. Deux maisons plus bas. Apparemment, ils étaient plutôt bien renseignés. La police y a envoyé un agent. Les journalistes ne sont pas encore au courant. — Bon, dit Renne en rajustant sa veste légère, qu’on en finisse. Remettez votre veste, je vous prie. — Pourquoi ? La patronne n’est pas là ! — Ce n’est pas le problème. Avec une mauvaise volonté affichée, Tarlo enfila sa veste et resserra son nœud de cravate. — J’espère que la baraque est climatisée, marmotta-t-il tandis que Renne demandait aux scientifiques de commencer par l’autre maison. Ils remontèrent l’allée étroite qui menait à la porte d’entrée. Il s’agissait d’une bâtisse modeste, toute de bois fraîchement peint en vert citron mat, avec un toit couvert de panneaux solaires et de feuilles à condensation. Une grande véranda faisait face à la mer. Au pied de la terrasse s’étirait un tapis de gazon local large d’une cinquantaine de mètres qui, progressivement, cédait la place au sable de la plage. Seuls l’arrière et les côtés de la propriété étaient délimités par des arbres. La façade s’ouvrait sur une vaste crique. À l’extrémité de la véranda trônait un barbecue, qui surplombait une table et des chaises disposées dans l’herbe. Des bouteilles de cocktails vides, des canettes de bière et de la vaisselle sale scintillant de rosée encombraient la table. Un membre de la garde personnelle des Halgarth se tenait devant l’entrée. Il était vêtu d’un sweat-shirt bleu marine et d’un bermuda. Renne essaya de ne pas sourire – le pauvre semblait s’être donné du mal pour soigner son image. — CICG, annonça-t-elle solennellement. Nous souhaiterions parler à Mlle Halgarth. — Bien sûr. Vous avez vos cartes ? L’assistant virtuel de Renne envoya sa digicarte à l’assistant de l’homme. — Merci, dit ce dernier avant de leur ouvrir la porte. La maison n’était pas très grande. Le couloir étroit donnait sur trois chambres à coucher, une salle de bains, une cuisine et un salon qui, à lui seul, occupait la moitié de la surface habitable. Les meubles étaient fonctionnels et modestes, comme dans toutes les locations de ce type. — C’est une Halgarth, et elle passe ses vacances ici ? s’exclama Tarlo. Elle a quand même les moyens de se payer mieux, non ? — Ce n’est pas une question d’argent. Vous n’avez pas lu le dossier, ou quoi ? C’est sa première année à l’université, la première fois qu’elle part en vacances avec ses amies, la première fois de sa vie qu’elle n’a pas sa famille sur le dos. Et puis, qu’est-ce qu’elle a cette planète ? — Pas de lune, pas de vagues, dit-il en lui adressant un clin d’œil. Donc pas de surf ! Renne lui lança un regard désespéré et entra dans le salon. April Gallar Halgarth était assise sur le canapé. Elle avait l’air abattue, effondrée, comme si elle venait d’apprendre la mort définitive de ses parents. Bien qu’affublée d’un ample jean vert et d’un vieux tee-shirt froissé, elle était très jolie. Elle avait vingt ans, était grande, mince, avait la peau brune, de longs cheveux ondulés et un visage d’ange. Elle s’accrochait à une tasse de café, qu’elle ne comptait manifestement pas boire. Elle leva des yeux rouges et bouffis vers les deux enquêteurs. Elle voulait comprendre. Ses trois amies l’entouraient, comme pour la protéger. Il y avait Marianna, Anjelia et Laura. Toutes s’étaient connues à la Queen’s University de Belfast. Deux autres gardes privés attendaient, désœuvrés, à l’autre bout de la pièce. Ils avaient pour consigne de protéger April des médias et de l’escorter chez elle, mais la fille ne donnait pas l’impression de vouloir rentrer. — Vous avez attrapé ces fumiers ? demanda Marianna avec un accent irlandais à couper au couteau, lorsque Renne et Tarlo se furent présentés. — Non, pas encore, répondit Tarlo. L’enquête ne fait que commencer. — Tu parles ! lâcha la jeune femme en lui tournant le dos. — Mademoiselle Halgarth, nous avons besoin de vous poser quelques questions, commença Renne. Marianna s’agenouilla près de son amie. — Tu n’es pas obligée si tu n’en as pas envie. — Ça ira, dit April en regardant Renne dans les yeux. Je suis prête. Marianna hocha la tête, résignée, et, accompagnée des deux autres, sortit du salon. — Si cela ne vous fait rien, dit poliment Tarlo aux gardes du corps. L’un d’entre eux prit position dans le couloir, l’autre sortit sur la véranda par la porte-fenêtre. — Je suppose que vous vous demandez pourquoi cela vous est arrivé à vous, commença Renne en s’asseyant près de la jeune femme choquée. — Oui, marmonna celle-ci. — Eh bien, vous êtes une Halgarth, et les Gardiens de l’individualité vous considèrent comme leur ennemie. — Mais pourquoi ? Je ne sais pas qui sont ces gens. Je n’ai jamais mis les pieds sur Far Away, ni aidé un quelconque extraterrestre. J’étudie l’histoire du XXIe siècle, c’est tout. — Je sais, mais votre dynastie finance l’Institut de recherche sur Marie Céleste. Pour ces types à l’esprit tordu, c’est le pire de tous les crimes. Surtout, ne vous cassez pas la tête en cherchant une raison à tout cela. Il n’y a pas vraiment d’explication rationnelle. En fait, il leur fallait un membre de la famille Halgarth, et vous avez tiré le bon numéro. Ne le prenez pas mal, mais vous êtes un peu naïve et isolée au sein de votre famille. Voilà pourquoi ils vous ont choisie. April baissa la tête et se tamponna les yeux avec une serviette en papier. — Il était si gentil. Je n’arrive pas à y croire… — Comment s’appelait-il ? demanda doucement Tarlo. — Alberto. Alberto Rasanto. Il louait la maison d’à côté avec ses amis Melissa et Frank. Ils nous ont dit qu’ils faisaient une pause dans leurs études, un peu comme nous, mais c’était sans doute un mensonge. — Oui, dit Renne. April grimaça de dégoût en regardant son café froid. — Donc, vous les avez rencontrés, commença Renne. — Il était adorable, avec ses yeux verts immenses… Je pensais que, comme moi, il n’en était qu’à sa première vie. Le jour de notre arrivée, ils étaient à la plage. On a commencé à discuter. C’était à celle qui attirerait la première l’attention d’Alberto. Vous comprenez, Melissa et Frank étaient ensemble, et nous, nous étions quatre. Nous lui tournions toutes autour. Marianna est très belle. En général, c’est elle qui sort avec les plus beaux garçons. Mais là, c’était moi qu’il regardait le plus. Il souriait toujours quand on parlait tous les deux – il était si communicatif. Son sourire était si craquant… Oui, si craquant. Alors, on a passé pas mal de temps ensemble, les jours suivants. On nageait, il m’apprenait à faire de la planche à voile. Le soir, on sortait tous ensemble dans les bars de la ville, et on buvait. Un peu trop, sans doute. J’ai même essayé un peu les narcos IST, mais rien de trop fort. Des programmes bizarres, mais amusants. Je suppose que c’est là que tout a commencé. — Oui. Ils préparaient le terrain, intervint Tarlo. Les narcos IST, ou même les drogues chimiques traditionnelles peuvent brouiller la mémoire. Je suis désolé de vous poser la question, April, mais avez-vous couché avec lui ? — Ouais… — Quand ? — La première fois, c’était il y a quatre jours, je crois. — Vous passiez la nuit dans leur maison ? — Oui. Il avait sa propre chambre. Moi, je partage une chambre avec Laura, mais on en avait discuté en arrivant. Si l’une d’entre nous ramenait un garçon à la maison, l’autre devait dormir dans le canapé. Mais bon, c’était plus pratique de… — Vous aviez plus d’intimité, l’aida Tarlo avec un sourire compatissant. — Voilà, dit-elle, reconnaissante. Je suppose que je suis un peu vieux jeu. Cela ne me dérange pas du tout que mes copines sachent que je suis avec un garçon, mais les murs sont si fins… J’ai grandi sur Solidade, et, là-bas, on était tous de la même famille. Vous devez croire que je suis une gosse de riches complètement débile, qui ne connaît rien à la vraie vie, leur dit-elle en levant ses yeux noirs vers eux. Que ce n’est pas croyable d’être si naïve ! — Pas du tout, rétorqua Renne. Vous n’êtes pas crédule. Ce n’est pas aussi simple que cela. Dans tous les cas, ils auraient réussi à vous soutirer le certificat d’authenticité dont ils avaient besoin. Des larmes jaillirent des yeux d’April. — Je ne me souviens de rien, dit-elle en sanglotant. Et maintenant, le Commonwealth tout entier croit que je cautionne la propagande des Gardiens. — Demain, le Commonwealth aura déjà tout oublié. Votre famille fera en sorte que les médias ne mentionnent plus votre nom. Normalement, je suis contre ce type d’intervention, mais dans votre cas, je dois reconnaître que c’est une très bonne chose. April hocha longuement la tête. — Que s’est-il passé ? finit-elle par demander d’une voix désespérée. Les gardes de ma famille m’ont dit qu’ils n’en savaient rien, mais je ne les crois pas. Dites-le-moi, je vous en supplie… J’ai vraiment besoin de comprendre. Je ne me souviens de rien, c’est horrible. Je veux savoir, même si ce que vous avez à m’annoncer est difficile. — Ça s’est probablement passé deux soirs avant leur départ, commença Tarlo en ignorant le regard réprobateur de Renne. Le but était de vous faire boire tous les jours de façon à ce que votre esprit soit constamment embrumé. Ainsi, quand un truc inhabituel se produit, vous le remarquez à peine. C’est la procédure classique. April fronça les sourcils, et son regard se perdit dans le lointain, bien au-delà de la mer scintillante visible par la baie vitrée. — Je ne sais pas. Je ne me souviens de rien. J’aimerais pouvoir dire que j’étais plus fainéante que les autres matins, mais ce n’était pas le cas. Alors, que m’est-il arrivé ? demanda-t-elle à Tarlo. — Ils ont dû mettre un peu d’antronoïne ou une variante dans votre verre. Cela revient à boire beaucoup d’alcool, sauf qu’en plus, cela rend très obéissant. Après, ils ont sans doute connecté un scanner couplé à un programme pirate à l’un de vos implants. Deux ou trois minutes plus tard, l’affaire était dans le sac. Restait alors à effacer de votre mémoire le souvenir de ces événements. — Effacer de ma mémoire, répéta April en se passant une main dans les cheveux. Votre récit est tellement clinique. Ils m’ont tout de même volé une partie de ma vie. Je ne m’imaginais pas que cela pouvait être si facile… — La technologie est parfaitement au point, dit Renne. Les criminels ont leurs propres chercheurs, leurs propres ingénieurs. D’ailleurs, la première chose qu’ils font après avoir commis un crime ou un délit, c’est d’en effacer le souvenir de leur mémoire. Ainsi, ils ignorent qu’ils sont coupables. C’est très étrange, mais cela leur sauve la mise dans bien des cas. — Vous savez, c’est ce qui me fait le plus souffrir. Bien plus que d’avoir été séduite ou d’avoir cautionné contre mon gré les activités de ces malades. C’est terrible. Terrible ! Ils ont pu me faire n’importe quoi, vraiment n’importe quoi. Et je n’en saurai jamais rien. Je n’arrive pas à y croire. — Nous aurons besoin de vous faire subir divers tests, dit Renne. Notre équipe scientifique va vous prélever un peu de sang. Comme les événements sont assez récents, nous parviendrons sans doute à déceler des traces de la drogue qu’ils ont utilisée. Ensuite, il faudra installer des programmes de calibrage dans vos implants. Vous sentezvous capable de supporter tout cela ? — Oui, répondit April. Je suis disposée à tout supporter pour vous aider. — Merci. Un logiciel de dessin va nous aider à établir des portraits-robots. Vos amies pourront participer. — Vous allez les attraper ? Je veux dire, vraiment ? A-t-on une chance de les retrouver ? — Ce sera dur, admit Tarlo. Les Gardiens ont très certainement attendu de quitter Nzega pour procéder au mitraillage. À l’heure qu’il est, ils peuvent être n’importe où dans le Commonwealth. Et puis, ils doivent avoir changé de tête – ils ont le matériel pour cela. En fait, nous ne les aurons probablement pas avant d’avoir démantelé toute leur organisation. — Vous êtes sur ce dossier depuis un bon bout de temps, maintenant. Tout le monde sait que c’est la seule affaire non résolue de Paula Myo. — Personne ne peut se cacher indéfiniment, rétorqua Renne. Chaque jour qui passe les rapproche de leur capture et de leur jugement. Il y a sûrement des traces de leur passage, des preuves. Leur maison de location doit être pleine d’échantillons de leur ADN. Ils ont forcément laissé des empreintes électroniques en payant leurs vacances, en achetant des billets pour venir jusqu’ici, en communiquant avec les leurs. Je sais que vous n’êtes pas convaincue, mais, croyez-moi, chaque détail compte. Renne et Tarlo sortirent par la véranda, cédant la place aux gardes du corps. Ils marchèrent sur l’herbe spongieuse en direction de la maison louée par les Gardiens. De concert, ils chaussèrent leurs lunettes pour se protéger de la lumière aveuglante du soleil. — Sympa de lui avoir expliqué en détail ce qui lui est arrivé, dit Renne. Je me demande ce qui vous a pris. — Elle a suffisamment souffert. Renne s’arrêta et se tourna vers la mer. Une brise humide faisait voleter ses épais cheveux auburn. — Quelle bande de salauds, dit-elle. S’en prendre à une gamine. Même si elle ne se souvient de rien, elle sera traumatisée pendant des décennies. — Effacer la mémoire des gens, c’est ce qu’il y a de pire. Chaque fois, j’en ai la chair de poule. Imaginez : si ça se trouve, on les a déjà arrêtés plusieurs fois, mais on ne s’en rappelle plus parce qu’ils ont utilisé leur technologie contre nous… C’est quand même étrange, non, que la patronne n’ait jamais mis la main sur l’un de leurs dirigeants. — Vous parlez comme Alessandra Baron, toujours à critiquer le CICG. Si on avait inventé un effaceur de mémoire à distance, cela se saurait. — Justement, c’est ça le problème, rétorqua Tarlo en écartant les bras. On l’a su, mais on a tout oublié. — Vous devenez complètement parano. Il sourit d’un air pitoyable. — Admettez quand même qu’il y a quelque chose de louche derrière toute cette affaire. Merde, vous étiez sur Velaines. Dites-moi où nous nous sommes plantés. Allez, dites-moi ! On a tout fait dans les règles de l’art, et on s’est quand même fait avoir. — Ils ont eu de la chance. — Cela fait cent trente ans qu’ils ont de la chance. Ce n’est pas naturel. — Qu’est-ce que vous entendez par là ? lui demanda-t-elle, soudain intriguée. — Je n’en sais rien du tout, répondit-il dans un soupir. Bon, allons voir ce que nos amis ont découvert d’intéressant. — Rien, probablement. — Quel optimisme ! Je vous parie vingt dollars que cette fois-ci sera la bonne, qu’ils ont laissé des indices utiles. — Pari tenu. 7 Le trou de ver exploratoire de CST sur Merredin était désactivé depuis quinze mois pour révision complète - mise à jour du programme Bêta et maintenance du foyer. Contrôler les systèmes d’une machine d’un demi-kilomètre cube n’était pas une mince affaire. D’autant que les technologies mises en œuvre étaient extrêmement pointues et difficiles à maîtriser. Oscar Monroe avait travaillé sur le site pendant dix mois, dirigeant les techniciens qui, aidés de robots armés de tournevis, d’ordinateurs, de logiciels spécialisés et de tous les outils imaginables, s’affairaient autour du générateur. Trois mois supplémentaires avaient été nécessaires pour former l’équipe au sol dont il faisait désormais partie. Après tout, la plupart des systèmes étaient nouveaux, et les procédures à appliquer n’avaient rien de comparable avec ce que tout le monde connaissait déjà. Une fois le protocole assimilé sur le papier, ils avaient eu droit à six semaines d’entraînement en situation critique, de simulations toutes plus difficiles les unes que les autres. Avaient alors suivi deux semaines de congés bien mérités. Sur la Terre, c’étaient les vacances de Pâques. Il profita de dix jours de tranquillité, loin de ses responsabilités, pour pêcher sur le lac Rutland, en Angleterre. La pluie tomba pendant une semaine d’affilée, et il attrapa onze truites en tout et pour tout. Cela faisait bien huit ans qu’il ne s’était autant reposé. Car Oscar avait du mal à ne rien faire. Il passa les quatre derniers jours à Londres avec la ferme intention de voir quelques-unes de ces pièces de théâtre vieillottes, que la capitale offrait à ses visiteurs nostalgiques. Le premier soir, durant l’entracte d’une pièce de Tom Stoppard « revisitée », il fit la connaissance d’un beau garçon de l’aristocratie européenne, impressionne et curieux d’en apprendre plus sur son métier. Comme ils aimaient tous les deux la gastronomie, l’art en général et l’opéra en particulier, ils ne se séparèrent que trois jours plus tard, à la station planétaire de la ville, d’où partait l’express pour Merredin. Le matin suivant, on procéda à la mise sous tension du générateur de trous de ver, qui ne s’acheva que cinq jours plus tard. Le septième jour, Oscar était prêt à repartir à la chasse aux planètes. La base, qui occupait cinq kilomètres carrés de terrain, était visible de très loin. Ce qui n’était certes pas un exploit, puisque Merredin était une planète fraîchement colonisée. En prévision du trafic intense qui l’animerait lorsque ses portails permettraient d’accéder à une bonne cinquantaine de nouveaux mondes, la base avait été construite assez loin de la capitale et était entourée d’une zone plane et désertique de plus de deux cents kilomètres carrés. Pour le moment, la station ne comprenait qu’un terminal standard, une petite gare de triage et trois portails, reliés à Mito - un monde du G15 -, ainsi qu’à Clonclurry et Valvida, deux planètes de l’espace de phase trois. Le reste n’était que mauvaises herbes, buissons et canaux de drainage. Et puis, il y avait ces quelques routes qui ne menaient nulle part. Un mois plus tôt, tous les bâtiments de Merredin arboraient fièrement le drapeau national vert et bleu mais, depuis, l’équipe locale avait été sortie de la Coupe. Peut-être une prochaine fois… La base avait été bâtie autour de son propre trou de ver, que dissimulait un rectangle de béton et d’acier long de huit cents mètres, dépourvu de fenêtres, et terminé par une chambre de confinement sphérique de cent mètres de diamètre, dont les deux tiers se situaient à l’air libre. Autour avait poussé une ville miniature composée de petits immeubles industriels, qui abritaient des bureaux, laboratoires, ateliers, salles d’entraînement et autres départements de xénobiologie. L’énergie provenait de centrales nucléaires situées sur la côte. Le coupé Merco 1001 d’Oscar arriva par l’entrée principale à 7 h 45 et se gara dans le parking réservé à la direction opérationnelle. Oscar sourit en voyant des employés de l’administration regarder sa voiture avec envie. Il n’y avait pas d’autre modèle de ce type sur tout Merredin. Oscar avait la manie de changer de voiture tous les douze mois - voire plus fréquemment encore -, incapable qu’il était de résister à un coupé sport. Celle-ci avait été importée spécialement de la Nouvelle République démocratique allemande, la planète du G15 sur laquelle Mercedes avait choisi d’installer ses usines après avoir quitté la Terre. Il ne savait pas trop si sa manie consumériste était une réaction ironique et extravagante à son passé, ou bien une façon inconsciente de prendre ses distances avec ce même passé. S’il n’avait pas fait effacer ses souvenirs, c’était uniquement pour ne jamais plus succomber à l’idéalisme stupide qui avait baigné sa jeunesse. Aujourd’hui, il faisait partie de l’establishment, il était payé pour cela - plutôt bien, d’ailleurs -, et en paix avec lui-même. Il traversa le bloc administratif et se dirigea vers le centre de contrôle du trou de ver. L’équipe au sol était réunie dans une grande salle aux allures d’amphithéâtre. Il salua deux ou trois personnes et plaisanta avec d’autres, tout en descendant vers son poste. Le centre de contrôle était composé de huit rangées de moniteurs tournés vers une vaste paroi vitrée en saphir renforcé. Derrière celle-ci s’étendait la chambre de confinement. Lorsqu’elle était inactive, elle faisait cinquante mètres de diamètre et était tapissée d’un revêtement qui absorbait les radiations. Le mécanisme du portail lui-même se trouvait juste en face de la paroi vitrée. L’anneau de quinze mètres de diamètre était accessible par une rampe qui partait du sol. De part et d’autre de cette dernière étaient alignés des sas. Au plafond, un cercle polyphoto dispensait une lumière semblable à celle émise par le soleil de Merredin. Tout autour de la chambre, dans des renfoncements scellés, se dressait une panoplie d’instruments astronomiques. Eux aussi avaient été révisés et recalibrés. Les derniers tests avaient été effectués durant la nuit. Oscar prit place derrière sa console et demanda à son assistant virtuel d’établir une connexion avec l’ordinateur central. Son moniteur s’alluma et afficha un schéma simplifié du portail, tandis que des liaisons audio s’ouvraient avec les autres postes. Comme tout le monde était arrivé, le patron de l’équipe de préparation fit un briefing sur l’état d’avancement de la mission. Ses gars quittèrent la salle. Certains d’entre eux prirent place sur le balcon, où étaient déjà agglutinés des journalistes, des cadres de CST et diverses VIP. À 9 h 15, le générateur de trous de ver était prêt à être mis en service, à la grande satisfaction d’Oscar. Par acquit de conscience, il procéda une dernière fois aux vérifications d’usage : astrogration, puissance, focalisation, systèmes auxiliaires, senseurs, astronomie de courte distance, direction de la chambre de confinement, défenses d’urgence, équipe de première ligne, planétologie, bureau des contacts extraterrestres, xénobiologie, intendance du camp de base, staff médical. Tout était parfait. Enfin, il contrôla l’Intelligence restreinte qui se chargerait d’un certain nombre de procédures programmées. Elle aussi était prête. — Merci à tout le monde, dit-il. Contrôle de la chambre, démarrez la phase un. Astrogration en attente. IR, je veux que le portail soit prêt à fonctionner. Les bandes polyphoto collées au plafond perdirent de leur éclat, plongeant la salle dans la pénombre. Les visages des opérateurs baignaient dans l’éclat irisé des moniteurs holographiques. De l’autre côté de l’épaisse vitre en saphir, la lumière de la chambre de confinement faiblit elle aussi, en dispensant un rougeoiement qui éclairait à peine l’ovale du portail. — Champ de force interne activé, annonça le contrôle de la chambre. Les sas sont fermés et scellés. Les parois sont neutres. Compensateurs de chaleur, OK. Phase un terminée. Oscar ne voyait que le dernier tiers de la rampe qui menait au portail. Une sorte de fourmillement électrique lui chatouillait l’estomac. L’homme s’était aventuré dans les confins de l’Univers, avait découvert nombre de mondes et de créatures étranges. Pourtant, ouvrir une porte sur l’inconnu était toujours aussi grisant. — Astrogration, visez l’étoile AFR98-2B, à 5 UA au nord galactique de notre cible. — Oui, monsieur. Tout de suite. Le moniteur de l’IR afficha les coordonnées. AFR98-2B était une étoile de classe spectrale F2, située à vingt-sept années-lumière de Merredin. Le télescope orbital de CST avait repéré un système d’au moins cinq planètes. Une fois les coordonnées confirmées, l’IR débuta la procédure d’ouverture grâce à un programme composite capable de prendre en considération des milliards de variables. Normalement, un logiciel doté de telles capacités finissait immanquablement par atteindre le statut d’IA, mais l’IR de CST avait inscrit dans son code des limiteurs qui bridaient son évolution. Bien qu’elle incorporât des algorithmes génétiques, l’IR était relativement stable et ne changeait jamais d’objectif au milieu d’une opération, comme cela s’était produit dans le passé pour d’autres calculateurs, avec bien souvent des conséquences désastreuses. Derrière la paroi vitrée, le cadre gris argent du portail commença à scintiller, emplissant la chambre d’ombres turquoise. Les points lumineux se figèrent, puis s’élargirent, jusqu’à se fondre les uns dans les autres. À ce stade, il était extrêmement difficile de les regarder à l’œil nu, car ils semblaient échanger constamment leurs places. Avec une soudaineté étourdissante, un gouffre sans fond apparut au centre du portail. Comme chaque fois, Oscar eut l’impression d’être attiré par ce tunnel infini. Ses sens n’étaient pas conçus pour assimiler une pareille vision. Il savait qu’il retenait sa respiration, comme un vulgaire opérateur débutant. Le moment pour lequel il faisait ce métier était arrivé. La raison pour laquelle il avait voué sa vie à ce boulot, jusqu’à atteindre le poste de directeur des opérations. En dépit de l’enrobage commercial et politique qu’imposait le fonctionnement d’une machine comme CST, la magie était toujours là. Car, aujourd’hui, il partait à la recherche d’un monde nouveau. Malheureusement, les colons en feraient certainement une copie conforme et sans âme de la majorité des sociétés du Commonwealth. Mais on ne sait jamais. Cette fois-ci, peut-être… Le centre du portail se stabilisa et s’assombrit brusquement. Des étoiles s’allumèrent dans les ténèbres. Un rai de lumière vive franchit l’ouverture, traversant la chambre à l’oblique. Des chiffres montèrent en flèche sur les consoles, témoins d’une activité électromagnétique nouvelle. — La sortie est dégagée ? demanda Oscar. — Scanner de distorsions gravitationnelles neutre, répondirent les senseurs. En dehors des microparticules, pas de matière solide dans une sphère d’un million de kilomètres autour de la sortie. — Merci. Contrôle de la chambre, ouverture, je vous prie. Dans le champ de force secondaire du portail s’ouvrit un trou, qui s’agrandit lentement, jusqu’à atteindre l’ovale de métal. L’atmosphère de la chambre fut aspirée. Elle demeura visible quelques secondes sous la forme d’un épais nuage de vapeur. Bientôt, il ne resta rien dans la chambre sphérique à l’exception de quelques flocons de glace scintillants. — Le vide est fait, confirma le contrôle de la chambre. — Senseurs, déployez le poursuiveur d’étoiles, ordonna Oscar. Astronomie, dites-nous où nous sommes. Un renfoncement situé dans le plafond de la chambre s’ouvrit à la manière d’un diaphragme. Un long bras mécanique en sortit, au bout duquel était accroché un tube de métal de deux mètres de long, constellé de capteurs dorés. Oscar regarda le bras se déployer lentement, puis enfoncer le poursuiveur dans l’ouverture, dans l’inconnu. Une caméra standard fixée à l’extrémité du dispositif transmit une image à l’un des cinq grands écrans qui surplombaient la paroi vitrée. Apparut alors une étoile ordinaire, un petit disque brillant au milieu des constellations. Oui, elle avait la bonne taille. Une F2 située à 5 UA. Pour réussir dans ce métier, il faut savoir garder son calme en toutes circonstances, les décisions hâtives pouvant être aussi dangereuses que les hésitations. Oscar avait acquis cette qualité durant sa première vie, sauf qu’à l’époque, elle était mal exploitée. — Le spectre correspond à AFR98-2B, monsieur, annonça l’astronomie. Nous marquons les étoiles environnantes et mesurons le point d’émergence. Oscar se rappelait parfaitement la première exploration à laquelle il avait participé, plusieurs décennies plus tôt, sur Augusta. En tant que membre de l’équipe de préparation, il avait attendu neuf heures debout sur le balcon après avoir terminé son service. Neuf heures qu’il n’avait pas vu passer, tant était forte son excitation. Ce jour-là, il avait su qu’il avait fait le bon choix, que d’une manière obscure et inattendue, ce métier allait lui permettre de racheter ses erreurs. Ainsi, il allait pouvoir donner de l’espoir à des foules d’idéalistes. — Localisation confirmée, annonça l’astronomie. Issue située à dix-sept virgule trois millions de kilomètres du point de sortie prévu. Oscar se détendit un peu. Autour de lui, tout le monde souriait. Pour un portail tout neuf, ils s’étaient plutôt bien débrouillés - la marge d’erreur était acceptable. — Bien joué, astrogration. Entrez les nouveaux chiffres, s’il vous plaît. Senseurs, il est temps de braquer notre télescope. Pendant que le tout nouveau capteur était déployé dans la chambre de confinement, Oscar en profita pour refaire le tour des systèmes afin de s’assurer de la bonne marche de la mission. L’analyse des images transmises par le télescope dura une heure complète. La procédure était pourtant assez simple. Il s’agissait de scanner le plan de l’écliptique à la recherche de toutes les sources de lumière dépassant un certain seuil de magnitude. Lorsque l’une d’elles était repérée, le télescope l’observait pendant quelques instants afin de déceler la présence éventuelle d’un mouvement orbital. Les résultats s’affichèrent au-dessus de la paroi vitrée. Cinq planètes avaient été repérées. Deux géantes gazeuses semblables à Saturne orbitaient à 11 et 15 UA de l’étoile. Les trois autres étaient solides. La plus petite, un rocher semblable à la Lune, tournait à cent vingt millions de kilomètres d’AFR98-2B et était couverte d’un manteau de lave extrêmement liquide soumis à des mouvements de marées phénoménaux. La deuxième faisait dix-sept mille huit cents kilomètres de diamètre et se trouvait à cent douze millions de kilomètres de son soleil. Avec sa forte gravité, son atmosphère pareille à celle de Vénus et sa proximité avec l’étoile, elle était loin d’être colonisable. La troisième, elle, orbitait à cent quatre-vingt-dix-neuf millions de kilomètres de l’étoile et faisait quatorze mille trois cents kilomètres de diamètre. Un tonnerre d’applaudissements retentit dans toute la salle tandis que les données s’affichaient lentement. Les résultats spectrographiques montraient la présence d’une atmosphère standard composée d’oxygène et d’azote, avec un fort taux de vapeur d’eau. Étant donné l’éloignement de la planète, il y faisait légèrement frais, les températures régnant au niveau de son équateur pouvant être comparées à celles des printemps et des automnes des régions tempérées de la Terre. Toutefois, cela suffisait pour qu’Oscar la déclare officiellement colonisable, ce qui provoqua une seconde vague d’applaudissements. Premier essai transformé avec un tout nouveau portail. Un bon présage, assurément. — Senseurs, sortez la parabole, dit-il. Voyons si nous captons des émissions. Un autre bras articulé, doté cette fois d’une antenne parabolique repliée, sortit en serpentant de son logement. Il s’enfonça dans le portail à côté du télescope et étendit ses muscles de métal. — Aucun signal radio détecté, annoncèrent les senseurs. — Très bien. Escamotez les deux bras. Astrogration, placez la sortie du trou de ver sur une orbite géosynchrone autour de la troisième planète. Quand les bras mécaniques furent repliés dans leurs renfoncements, les étoiles, au milieu du portail, disparurent le temps d’une fraction de seconde. Puis la fenêtre sur l’espace se rouvrit, révélant le croissant d’une planète. Son éclat inonda la chambre de confinement et la salle de contrôle. Oscar eut un sourire en coin lorsque la douce lumière éclaira sa console. La couverture nuageuse, qui occupait soixante-dix pour cent de l’hémisphère, était impressionnante, mais elle ne l’empêchait pas de voir le bleu des océans, le brun sale des terres et même le blanc des calottes glacières. — Bon, écoutez-moi, tout le monde, dit Oscar dans un brouhaha de voix excitées. Restons concentrés sur notre boulot. On a tous déjà vu cela avant. Senseurs, j’ai besoin d’un balayage électromagnétique complet. Lancez sept satellites géophysiques, je veux une couverture globale. Planétologie, à vous de jouer. Résultats préliminaires dans trois heures, je vous prie. Bureau des contacts extraterrestres, la chasse commence. Défenses d’urgence, restez en alerte. Vous êtes autorisés à fermer le trou de ver si vous l’estimez nécessaire. Tenez-moi au courant. — Compris, monsieur. Une rampe de lancement télescopique s’étira sur une bonne dizaine de mètres et traversa le portail. Des satellites glissèrent sur les rails, mus par une impulsion magnétique, puis s’élancèrent dans l’espace, empruntant chacun une trajectoire différente. Lorsqu’ils furent éloignés d’un bon kilomètre de la sortie, leurs réacteurs ioniques se mirent en route afin de les stabiliser en position inclinée et d’assurer une couverture totale de la planète. Chacun d’entre eux libéra alors un essaim de microsatellites semblables à des papillons dorés. Des paraboles se déplièrent pour leur permettre de rester en contact les uns avec les autres. L’antenne géante fixée au bras articulé sortit une nouvelle fois et se mit en quête d’une activité électromagnétique. Un télescope de deux mètres se braqua sur les continents. Oscar se détendit complètement pour la première fois de la journée. Une desserte automatique passa entre les rangées de consoles, distribuant boissons et collations. Il choisit un sandwich au fromage et au bacon, ainsi que deux bouteilles d’eau minérale. Comme il mangeait, les écrans géants affichèrent les images prises par les satellites. Des graphiques et autres tableaux apparurent progressivement sur les moniteurs. La planète comptait cinq continents, qui recouvraient en tout trente-deux pour cent de sa surface. Du fait de sa température moyenne légèrement trop basse, les deux calottes glacières étaient particulièrement imposantes. Un continent et demi était totalement pris par les glaces - soit bien plus que sur la plupart des colonies. Le champ magnétique de la planète était plus fort que celui de la Terre, ce qui lui conférait une puissante ceinture de Van Allen. — Pas d’indice de présence de vie intelligente pour le moment, annonça le bureau des contacts extraterrestres. Pas de structures artificielles, pas d’activité électromagnétique, pas de plantations et aucune source de chaleur artificielle. — Merci, dit Oscar. Le dernier facteur était le plus important pour lui. Sans maîtrise du feu, pas d’espèce intelligente. S’il y avait sur cette planète des êtres capables de penser, ils n’avaient pas encore atteint le niveau de développement de l’homme de Néanderthal. — Senseurs, vous pouvez commencer le scan. Les radars entreprirent de balayer la planète, pénétrant l’épaisse couche nuageuse. Sur les écrans géants, les images évoluèrent rapidement, devinrent plus précises, confirmant ou infirmant les premières extrapolations. Des lasers transpercèrent l’atmosphère afin d’étudier sa composition en détail. L’IR manipula le flot d’énergie à l’intérieur du portail et créa des distorsions gravitationnelles qui, en heurtant la croûte de la planète, permettraient aux satellites de déterminer de quoi était fait son noyau. À 15 heures, Oscar organisa une conférence improvisée avec les autres directeurs. Jusque-là, ils étaient tous d’accord pour dire que la planète semblait hospitalière. L’absence de toute vie intelligence avait été confirmée. Par ailleurs, les senseurs infrarouges n’avaient décelé la présence d’aucun animal mesurant plus de deux mètres de longueur. Sa géologie était standard. Sa biochimie, si l’on en croyait les résultats de la spectrographie, était fondée sur des formes carbonées multicellulaires. — Alors, agressive ou passive ? demanda Oscar. Le problème était relativement récurrent. Sur un monde froid comme celui-ci, la plupart des formes de vie connaissent une croissance lente. De même, les animaux tendent à adopter des comportements passifs. Néanmoins, le contraire peut aussi être vrai. Il arrive que la sélection naturelle favorise des espèces dangereuses, équipées pour survivre à tout prix. — Je vous écoute, ajouta-t-il. —La géologie est stable, expliqua la planétologue. D’après notre lecture du cycle stellaire, la biopériode en cours a commencé il y a quatre-vingts millions d’années environ. Il n’y a probablement pas eu d’autre ère glaciaire, aussi n’y a-t-il pas eu de changement climatique brutal susceptible de modifier le cours de l’évolution. En conséquence de quoi nous pouvons affirmer que tout ce qui vit et pousse en bas est stable, voire passif. — Entièrement d’accord, confirma la xénobiologie. Nous voyons de petits points chauds et mouvants - des animaux, donc -, mais rien de plus gros qu’un chien, et certainement rien de comparable à un prédateur carnassier. La végétation est plutôt standard. Il y a bien quelques plantes de grande taille, mais celles qui pourraient passer pour des arbres sont solitaires et ne constituent jamais des forêts, ce qui est assez inhabituel. — Très bien, dit Oscar en faisant pivoter sa chaise en direction de McClain Gilbert, le chef du corps expéditionnaire assis sur le balcon. Mac, vous avez le feu vert. Dites à vos hommes de se préparer. — Merci, monsieur, lui répondit McClain Gilbert en levant le pouce. Oscar s’adressa alors à tous les opérateurs de la salle. — Nous allons nous rendre sur place. Senseurs, mettez les satellites géophysiques en mode automatique et escamotez les bras articulés. Astrogration, placez la sortie à cinq cents kilomètres au-dessus de l’équateur et donnez-lui une vélocité orbitale. Lorsque ce sera fait, lancez la flottille de satellites de surveillance. Nous devrons rester en contact permanent avec l’équipe au sol. J’espère que nous serons en bas d’ici une petite heure, alors tenez-vous prêts. Science planétaire, tâchez de trouver le site idéal. Une fois la sortie placée à cinq cents kilomètres du sol, les nuages apparurent bien plus lumineux. Un petit escadron de satellites jaillit de la rampe de lancement pour se positionner à une altitude encore plus faible et former une chaîne autour de l’équateur. Les images de leurs caméras haute résolution s’affichèrent sur les écrans, révélant une foule de détails jusque-là insoupçonnés. On pouvait voir des cailloux de cinq centimètres de diamètre disséminés sur une sorte d’herbe vermillon. Des rongeurs semblables à des écureuils avec des écailles grises sautillaient partout, se précipitaient dans des terriers et nageaient dans des ruisseaux. Les arbres, effectivement isolés et petits, avaient des branches singulières qui dessinaient des zigzags. — Satellites positionnés en orbite basse, annoncèrent les senseurs. La couverture est totale. — Avons choisi un site idéal pour descendre, dit la planétologie. — Escamotez les bras des senseurs, ordonna Oscar. Établissez un champ de force autour du portail. Astrogration, placez la sortie un kilomètre au-dessus du site choisi, sur l’axe horizontal. Le trou de ver clignota et, soudain, apparut un paysage légèrement vallonné couvert d’herbe bordeaux et de buissons carmin. Le jour était en train de se lever et de longues ombres mornes zébraient le sol. Des nuages de brume épaisse s’accrochaient aux dépressions du terrain avec la ténacité de flaques d’huile. — Chambre de confinement, égalisez les pressions. Senseurs, dépliez les sondes atmosphériques et prélevez des échantillons. Le champ de force fut reconfiguré de façon à laisser passer les sondes, qui ne trouvèrent aucune particule dangereuse ayant échappé au scan. Oscar attendit quelques minutes, le temps que les échantillons soient analysés en profondeur, avant d’appeler la xénobiologie: — Des nouvelles ? demanda-t-il. — Quelques spores - des formes de vie végétale, probablement. Rien d’anormal, en tout cas. Nos micro-organismes cobayes se portent à merveille. — Merci. Évidemment, rien de tout cela n’était définitif. Il faudrait des mois de tests en laboratoire pour déterminer si la vie microbienne de cette planète était ou non dangereuse pour l’homme. D’ici là, les équipes au sol n’auraient pas l’autorisation de retirer leurs combinaisons. Toutefois, ce qui inquiétait davantage Oscar, c’était d’autres formes de réactions biologiques. Un siècle plus tôt, CST avait ouvert un trou de ver sur une planète dont une moisissure se nourrissait de polymères. Les xénobiologistes ignoraient encore comment une telle chose était possible. Désormais, on soumettait un grand nombre de matériaux différents à l’atmosphère des nouveaux mondes avant d’y envoyer des hommes. — Astrogration, direction la surface. La sortie commença à se déplacer avec la fluidité et la lenteur d’une montgolfière. De son poste, Oscar apercevait le site choisi. Un bout de terrain parfaitement plat, dépourvu d’arbres, à trois cents mètres duquel coulait un ruisseau. Les radars avaient confirmé que le sol était stable et dur. À cent mètres d’altitude, la sortie se mit à pivoter autour de son axe et se dressa à la verticale. Un ciel bleu clair emplit le portail. De fins nuages embrasés par l’aube naissante flottaient très haut au-dessus de l’horizon. L’astrogration stoppa la descente lorsque le bas de la sortie fut à quelques centimètres seulement des brins d’herbe rouges et duveteux. Oscar retint sa respiration et scruta le paysage à la recherche d’un mouvement. S’il y avait des Silfens sur ce monde, c’était le moment idéal pour les voir apparaître. Des humanoïdes dégingandés et stupides, marchant tranquillement vers le trou de ver en faisant des signes amicaux aux employés de la salle de contrôle. « Bienvenue », chanteraient-ils dans leur langue. « Bienvenue dans ce monde nouveau… » Il avait assisté à cela une fois douze ans plus tôt, alors qu’il était en poste sur Augusta. Ils semblaient tellement amusés et touchés par ces humains à l’air sérieux et par leurs machines incroyables. Ils riaient… S’il avait eu une pierre sous la main, il l’aurait probablement jetée à la gueule de ces mystiques suffisants. Mais cette fois-ci, le paysage rouge et glacial était aussi stable et immobile qu’un tableau. Il n’y avait pas de Silfens ici. Il n’était pas le seul à attendre, la peur au ventre. Plusieurs opérateurs lâchèrent des soupirs autour de lui. Oscar alluma une nouvelle fois son micro pour s’adresser à tout le monde: — Équipe au sol, à vous de jouer. Dans la chambre de confinement, une rampe se souleva jusqu’au portail. Le sas numéro deux s’ouvrit. McClain Gilbert et les quatre membres de son équipe se tenaient à l’intérieur. Ils étaient vêtus de leurs combinaisons magenta constituées d’une seule pièce de matériau flexible. Les bonnets, faits du même matériau et dont la partie avant était transparente, pendouillaient mollement dans leur cou. Sur le dos, ils portaient une unité de recyclage d’air ultra-légère, ainsi qu’une batterie à supraconducteurs pour leurs champs de force individuels. Il s’agissait d’une précaution indispensable au cas où un animal indigène aurait l’idée saugrenue de goûter à la chair de ces envahisseurs. Des caméras fixées sur le côté de leurs bonnets transmettraient des images aux écrans géants de la salle. Un coup d’œil rapide aux statistiques apprit à Oscar que plusieurs centaines de millions de gens assistaient à l’événement en direct sur l’unisphère. Des accros de l’exploration, des aventuriers dont la soif d’étrangeté et d’émerveillement était inextinguible. — Vous pouvez y aller, Mac, dit Oscar à ces figures héroïques rassemblées au pied de la rampe. McClain Gilbert hocha la tête et passa devant. Lui et ses hommes enfilèrent leurs bonnets. Le champ de force enserrant le portail s’ouvrit à sa base pour les laisser passer. McClain sauta et se réceptionna sur un sol couvert d’herbe duveteuse. — Je baptise cette planète « Chelva », dit-il d’un ton solennel en lisant un texte approuvé par CST. Que ceux qui choisiront de s’y installer trouvent la vie qu’ils recherchent. — Amen, marmonna Oscar dans sa barbe. Parfait. Allez, tout le monde au boulot. Comme chaque fois, ils prélevèrent immédiatement des échantillons de terre et de plantes, qu’ils ramenèrent de l’autre côté du portail. Une fois cette corvée accomplie, l’équipe entreprit d’explorer plus en détail la zone entourant le portail. — L’herbe est spongieuse, dit McClain Gilbert. Semblable à de la mousse, mais avec des feuilles beaucoup plus longues, luisantes, comme enrobées de cire. Il y a pas mal de galets près du ruisseau. On dirait du silex. Oui, la couleur est identique. Possible qu’on y trouve des fossiles. Les hommes se dirigeaient vers l’eau. Les rivières, lacs et autres mers regorgent toujours de nombreuses formes de vie. — Nous avons de la compagnie, annonça McClain Gilbert. Oscar leva les yeux de sa console. Les cinq hommes se trouvaient à une centaine de mètres de la sortie, mais il n’en voyait que trois, dont deux pointaient quelque chose du doigt. Il choisit d’assister à la scène sur les écrans géants. Les petits rongeurs étaient là. Les caméras montées sur les casques des hommes les suivaient tandis qu’ils sautaient de pierre en pierre au bord de l’eau. Maintenant qu’il pouvait les voir de près, il se rendait compte à quel point la comparaison avec des écureuils était inappropriée. Leur corps conique de trente centimètres de longueur était couvert d’écailles pareilles à de la pierre. Ils avaient trois membres puissants à l’arrière, un directement en dessous de l’abdomen, et deux autres légèrement plus longs sur les flancs. Là où ils étaient fixés au corps, les membres faisaient penser à des cuisses de poulet mais la comparaison s’arrêtait là, car les pattes de ces bêtes étaient comme des poteaux, dénuées d’articulations. D’où leur démarche saccadée et rapide. Leur tête comportait un museau géant entouré d’anneaux écailleux, capables de pivoter dans toutes les directions. Leur gueule ressemblait à une pince triple. À mi-chemin entre le museau et le sommet de la tête, trois yeux noirs étaient profondément enfoncés dans des replis de peau. — Pas très engageantes, ces bestioles, commenta McClain Gilbert. Elles semblent, comment dire, primitives. — Nous pensons au contraire qu’elles sont très évoluées, dit la xénobiologie. Elles ont manifestement un très bon équilibre, et leurs pattes inhabituelles leur permettent de se déplacer d’une manière très efficace. De fait, elles ne couraient pas, nota Oscar. Elles sautaient comme des kangourous. Comme elles ne tenaient pas en place, Oscar se demanda si elles n’étaient pas effrayées par l’équipe au sol. L’une d’entre elles plongea la tête dans l’eau et en sortit une touffe de feuilles couleur lavande. Les pinces de sa gueule bougeaient à une vitesse incroyable, déchiquetant les feuilles dégoulinantes avant de les pousser dans le fond de son gosier. Dans sa vision virtuelle clignota une icône d’alerte rouge. La télémétrie de la combinaison isolante de McClain Gilbert avait décelé un problème. Le message fut transmis aux autres membres de l’équipe. — Mac, sur quoi vous tenez-vous ? Les caméras plongèrent à l’unisson. Les brins d’herbe duveteux s’enroulaient lentement autour des bottes des hommes. Une fine brume s’échappait de tiges pareilles à des oignons. — Merde ! lâcha McClain Gilbert. Il leva rapidement un pied. L’herbe n’était pas assez résistante pour le retenir. Des cloques et des bulles apparurent sur le dessus de sa botte. Les autres gars s’affolèrent et entreprirent de se dégager aussi. — C’est une sorte d’acide, dit la planétologie. Oscar nota que les créatures s’éloignaient tranquillement des humains. — Quel genre de plante peut avoir de l’acide pour sève ? demanda McClain Gilbert. — Pas une plante très sympathique, répondit la xénobiologie. Monsieur, je recommande de les ramener à la maison. — Entièrement d’accord, renchérit le chef de la défense. Ne serait-ce que pour nettoyer cet acide avant qu’il leur bouffe les semelles. — Je crois qu’ils ont raison, Mac, dit Oscar. Revenez dans la chambre de confinement. — Nous arrivons ! — Xénobiologie, dites-m’en davantage, demanda Oscar. — Intéressant… Les plantes ne se sont mises à bouger que lorsque les hommes ont cessé de marcher. Elles réagissent probablement à la pression. Cela rappelle la dionée. En plus dégoûtant, bien sûr. Un petit animal qui resterait immobile pendant suffisamment longtemps se verrait immanquablement emprisonné et digéré. Oscar leva les yeux vers le portail ovale. McClain Gilbert et son équipe avaient presque rejoint le trou de ver. Derrière eux, les petites créatures avaient disparu. — Ces animaux ne restaient jamais très longtemps sans bouger, murmura-t-il. — Tout à fait exact, monsieur, dit la xénobiologie. Par ailleurs, la structure de leurs pattes doit rendre leur capture plus difficile. Je serais curieux de savoir de quoi sont faites leurs écailles. Elles semblaient sacrément dures. Peut-être même résistantes à l’acide. — Où trouve-t-on cette plante, et doit-on s’attendre à ce que le reste de la végétation présente des caractéristiques semblables ? — Les images transmises par les satellites en orbite basse nous montrent une couverture végétale quasiment uniforme, dirent les senseurs. Il ne s’agit pas forcément de la même plante, mais d’espèces cousines. — Merde ! siffla Oscar. McClain et ses gars se précipitèrent dans la chambre de confinement. Au pied de la rampe, des cabines de décontamination surgirent du sol. Elles avaient été conçues pour débarrasser les combinaisons des spores et autres particules dangereuses dont elles pourraient être couvertes, mais elles seraient aussi efficaces contre cet acide. Les membres de l’équipe s’immobilisèrent sous les jets puissants. — Très bien, dit Oscar à tout le monde. Nous avons deux priorités : déterminer si cette herbe est répandue sur toute la planète et tester le degré de dangerosité du reste de la flore. Senseurs, envoyez un robot modèle 8 prélever des échantillons. J’aimerais jeter un coup d’œil à ces arbres et aux autres végétaux du coin. Mac, procédez à une décontamination complète et retirez vos combinaisons. Nous n’aurons plus besoin de vous pour aujourd’hui. Dans la salle de contrôle, tout le monde suivit avec appréhension la progression maladroite du robot sur l’herbe rouge. L’engin s’arrêta à plusieurs reprises pour prélever des échantillons de diverses plantes, puis il se dirigea vers l’arbre le plus proche situé à cent cinquante mètres de là. Comme il se rapprochait, ils purent voir de près les motifs alambiqués et les angles improbables formés par les branches. Il n’y avait pas de feuilles, juste quelques petits triangles beiges et de grosses graines noires semblables à des noix accrochés à l’extrémité de chaque brindille. Le robot s’immobilisa à un mètre du tronc cireux et étendit ses électromuscles avec précaution. Toutes les graines situées de ce côté-ci de l’arbre se détachèrent simultanément. Un torrent liquide inonda le robot et le sol alentour. La carrosserie de l’engin commença à fondre instantanément. L’acide s’insinua dans ses circuits, et la télémétrie fut coupée. Oscar enfouit sa tête dans ses mains. — Merde ! Vers 21 heures, il fut confirmé que toutes les plantes de la planète partageaient la même biochimie. Oscar avait déplacé la sortie du trou de ver à huit reprises, dans autant de régions différentes du globe, mais le résultat avait été le même chaque fois. Il ordonna donc la fermeture de la sortie et la mise en veille du portail. Tout le monde était extrêmement déçu, d’autant que la mission avait commencé sous les meilleurs auspices. Et puis, il y avait toute la partie administrative. Chacun aurait une montagne de rapports à rédiger. La porte du centre de contrôle se referma derrière Oscar. Un autre jour, une autre étoile, se dit-il à lui-même. Il était fatigué, déçu, et surtout affamé. Pas question de s’occuper de la paperasse ce soir. Il dit à son assistant virtuel de demander au robot de préparer un bon repas et d’ouvrir une bouteille de vin. Tout devrait être prêt lorsqu’il arriverait chez lui. Il déboucha dans le long couloir au moment où descendaient un certain nombre de personnes ayant assisté à son échec depuis le balcon. Il y avait Dermet Shalar, le directeur de la station planétaire de Merredin. La dernière personne qu’Oscar avait envie de voir. Il hésita, puis baissa la tête en espérant que Dermet ne le remarquerait pas. — Oscar. — Bonsoir, monsieur. La journée n’a pas été terrible… — C’est le moins que l’on puisse dire. Néanmoins, les cibles potentielles ne manquent pas. Ce n’est pas comme si nous étions à court de nouveaux mondes. Oscar arrêta d’écouter son patron. Il venait tout juste de reconnaître l’homme à l’air jeune et au costume sur mesure qui se tenait derrière lui. — Vous avez assisté à toute l’opération ? — Oui, répondit Wilson Kime. J’ai connu moi-même ce genre de déception. — Oui, c’est vrai. — Mais j’ai été impressionné par la façon dont vous avez conduit les opérations. — Je vois, dit Oscar. C’était une réponse assez stupide, mais Oscar savait que Kime ne pouvait avoir qu’une seule raison d’être là aujourd’hui. Sa fatigue fut soudain balayée par un déluge d’adrénaline. Être courtisé pour participer à cette mission était le compliment ultime. Comme s’il pouvait lire dans ses pensées, Wilson sourit. — J’ai besoin d’un commandant en second. Est-ce que vous êtes intéressé ? Oscar se tourna vers Dermet Shalar, dont le visage était parfaitement fermé. — Bien sûr. — Si vous le voulez, le poste est à vous. — Je le veux ! Oscar arriva au complexe d’Anshun deux jours plus tard. On l’installa dans un bureau situé juste à côté de celui de Wilson, au dernier étage de l’une des trois tours de verre, et on lui assigna trois assistants. La première réunion était prévue pour le matin même. Lui et Wilson devaient s’occuper très sérieusement du recrutement de leur équipe. Et cela n’allait pas être simple. Nigel Sheldon ne plaisantait pas lorsqu’il avait parlé de dizaines de millions de candidatures. Chaque gouvernement, chaque vénérable et respectable institution avait ses champions à proposer. Depuis le début, tout le monde, au sein de CST, était d’accord pour choisir l’équipe scientifique parmi les employés du groupe. Dans la mesure du possible, l’équipage tout entier serait constitué de la même manière. Les exceptions seraient tolérées, à condition de sortir du lot. Tous les deux étaient d’accord pour étudier de plus près le cas des génies bénéficiant d’appuis politiques… — Y a-t-il des gens à qui vous devez une fière chandelle ? Tant qu’à faire, autant se débarrasser tout de suite des plus insistants, dit Wilson. — Je suis persuadé qu’un bon paquet d’amis de cette vie et de la précédente vont se rappeler subitement qu’ils m’ont prêté cinq dollars. Je crois bien que toute la population de Merredin a défilé chez moi avant mon départ ! Tout ce que je peux dire, c’est que je ne connais pas de meilleur chef de corps expéditionnaire que McClain Gilbert. — Vous voulez l’engager ? Oscar prit son temps avant de répondre. — C’est aussi simple que cela ? — Il faut bien commencer, et votre critère de sélection me semble tout à fait valable. D’ailleurs, je vous ai choisi de la même manière. J’ai demandé à Sheldon qui était le meilleur directeur des opérations. Oscar se doutait en effet que les choses se régleraient de cette façon, mais il était heureux d’en avoir la confirmation. — Alors, je veux Mac pour cette mission. Ceci dit, vous avez peut-être d’autres personnes à me suggérer ? — Sur Farndale, je connais une cinquantaine de cadres extrêmement compétents, qui pourraient resserrer les boulons du projet et améliorer nos chances de finir dans les temps. Et je crois que c’est à peu près tout. Ils avaient réussi à retrouver deux autres membres de l’équipage d’Ulysse. Nancy Kressmire, qui n’avait jamais quitté la Terre ni la fonction publique, et qui dirigeait la Commission écologique de l’Asie du Nord-Ouest depuis cent cinquante ans. Mais elle avait répondu non, sans même lui laisser le temps de la saluer et de lui expliquer pourquoi il l’appelait après tous ces siècles. — Réfléchissez bien, lui avait-il dit. — Je ne peux pas partir, Wilson. Il me reste encore tellement de travail à accomplir sur cette bonne vieille Terre. Nous avons l’obligation morale de réparer nos erreurs passées avant d’être dignes de nous présenter devant des espèces inconnues. Il n’avait pas insisté. Pourtant, il avait pas mal de choses à dire aux croisés dans son genre. La Terre désirée par les Verts radicaux n’avait jamais réellement existé. C’était une sorte de fantasme idéalisé. Un rêve de jardin d’Éden. Un peu comme York 5, en fait. Et puis il y avait Jane Orchiston. Wilson avait jeté un coup d’œil à son dossier, mais ne s’était pas donné la peine de l’appeler. Son intuition le trompait rarement. Ou alors étaient-ce ses préjugés ? Il se moquait de savoir ce qui avait réellement motivé sa décision, et il n’avait pas envie de perdre son temps. Deux siècles plus tôt, Orchiston s’était installée sur Félicité, la planète des femmes. Depuis, elle avait régulièrement donné naissance à des filles, au rythme soutenu d’une tous les trois ans. Finalement, pensa-t-il, amer, c’était un bien piètre résultat pour un équipage qui, à l’époque, était censé représenter la crème de l’humanité. Trois survivants sur trente-huit, dont un ploutocrate, une bureaucrate et une mère nourricière. La réunion devait se poursuivre sous la forme d’une visioconférence à laquelle était convié James Timothy Halgarth, le directeur de l’Institut de recherche de Far Away. — J’aimerais connaître votre opinion sur ce qu’il a à nous dire à propos de Marie Céleste et de son équipage, dit Wilson à Oscar. Je vous charge également de découvrir ce que nous cachent nos chers extraterrestres. — Est-ce réellement si important que cela ? — Oui. Nous avons besoin de savoir ce qu’ils savent. Ou ne savent pas. Je suis déterminé à attaquer cette mission sous tous les angles imaginables. Et pas uniquement l’aspect physique du voyage. Avant de partir pour Mars, je me suis entraîné pendant presque dix ans… À la fin, j’en savais plus sur sa géologie, sa géographie et ses paysages que n’importe quel professeur d’université. Je pense avoir lu tous les livres - scientifiques ou de fiction - traitant du sujet. Tout. Je connaissais les mythes aussi bien que les vérités. Juste au cas où. Nous étions prêts à parer à toute éventualité. Finalement, cela ne nous a servi à rien. — Sheldon et Ozzie n’avaient rien à faire là-bas. Wilson sourit. — C’est aussi mon point de vue. Donc, après la réunion, prenez rendez-vous avec les experts en xénoculture du Commonwealth afin de rencontrer les Silfens et l’Ange des hauteurs. Profitez-en également pour parler à un Raiel. Personnellement, je ne crois pas une seconde que nos soidisant alliés ne sachent rien de l’enveloppement des Dyson. La plupart d’entre eux ont une civilisation bien plus ancienne que la nôtre et pratiquent le voyage interstellaire depuis des millénaires. — Pourquoi nous cacheraient-ils quelque chose ? — Dieu seul le sait, mais nous ne sommes pas à un illogisme près. — Très bien. Je note tout cela dans mon planning. L’assistant virtuel de Wilson l’informa que la liaison avec Far Away était établie grâce à l’ouverture d’un trou de ver temporaire à Armstrong City, qui était directement reliée à l’Institut par câble. Le moniteur situé à l’extrémité du grand bureau de Wilson se couvrit de parasites multicolores, qui cédèrent bientôt la place à une image de James Timothy Halgarth assis derrière son bureau. L’homme était l’arrière-petit-fils du Halgarth qui avait fondé EdenBurg, ce qui lui conférait un certain pouvoir au sein de la dynastie. Il était vêtu d’un simple costume bleu ciel en tissu semi-organique, qui se contractait et se rétractait autour de ses membres, lui garantissant une totale liberté de mouvements. Son physique était celui d’un homme de trente-cinq ans complètement chauve - détail extrêmement rare dans le Commonwealth. De minuscules tatouages platine et émeraude scintillaient sur ses joues. — Capitaine Kime, enfin, dit-il avec un enthousiasme évident. Je suis vraiment désolé de ne pas avoir pu répondre présent plus tôt, mais les Gardiens n’arrêtent pas de s’en prendre à nos lignes terrestres. La dernière attaque a eu lieu il y a trois heures seulement. La prochaine ne se fera pas attendre plus d’un ou deux jours. — Vous m’en voyez navré, répondit Wilson. Peut-être feriez-vous mieux d’installer un relais satellite. — Nous en avions un, mais les Gardiens l’ont descendu à quatre reprises. En fait, il est plus rentable d’entretenir une ligne terrestre, même s’il faut la réparer régulièrement. La fibre optique est très bon marché. — J’ignorais que la situation sur Far Away était aussi mauvaise. — La plupart du temps, cela se passe plutôt bien. Heureusement, nous sommes les seules victimes de leurs assauts. Les Gardiens sont tellement xénophobes et violents ! — Je ne suis pas vraiment au courant de leurs objectifs – la théorie de la conspiration ne m’a jamais réellement intéressé. Ils sont persuadés que vous œuvrez pour le compte d’un extraterrestre, c’est bien cela ? — Ils pensent que nous aidons l’Arpenteur des étoiles à voyager dans tout le Commonwealth, en effet. — Je vois. Ils ont fait courir pas mal de rumeurs sur le rôle de cet Arpenteur dans l’organisation de notre mission. Si étrange que cela puisse paraître, j’ai besoin de savoir si Marie Céleste a pu venir des Dyson. Qu’en pensez-vous ? Était-elle assez puissante pour cela ? — En théorie, oui. Une fois que le vaisseau atteint sa vitesse maximum, équivalente à soixante-douze pour cent de la vitesse de la lumière, son rayon d’action n’est limité que par la quantité de carburant embarquée pour alimenter ses générateurs de champs de force, et par la durée de vie de ces derniers. Cependant, nos recherches ont pu déterminer qu’il n’a voyagé que cinq cent vingt ans avant de s’écraser. Son point de départ se situe donc bien plus près de nous que les Dyson. — Peut-être sa planète était-elle menacée par le même mal que les habitants des Dyson ? Peut-être Marie Céleste était-elle en fuite ? — Nous pouvons spéculer sur l’objectif de ce vol à l’infini, dit le directeur, mais comme nous ne savons pas d’où est venu le vaisseau, nous n’avons aucun moyen de deviner la motivation de son équipage. D’ailleurs, il n’est pas impossible que le monde d’origine de Marie Céleste se situe à l’intérieur des frontières du Commonwealth. — À moins que l’espèce qui a construit ce vaisseau ait menacé les habitants des Dyson… — Désolé, mais je ne suis pas votre raisonnement. — Les habitants des Dyson se protégeaient peut-être contre les extraterrestres du vaisseau-arche - qui n’était sans doute pas le seul de son espèce. Regardez ce que Marie Céleste a fait à votre planète ! — Vous parlez du mégaembrasement ? Oui, je suppose que c’est un argument valable, même si je ne vois pas pourquoi les barrières auraient continué de fonctionner après tout ce temps. Nous pensons que la stérilisation de Far Away n’était qu’une sorte d’effet secondaire, que l’embrasement était nécessaire pour alimenter leur émetteur en énergie. — Dans le genre effet secondaire, on a fait plus discret. — Il faut prendre en considération le point de vue et l’éthique des extraterrestres. Pour eux, il s’agissait de communiquer à travers toute la galaxie. Nous ignorons comment ils s’y sont pris, mais l’embrasement de l’étoile leur a permis d’envoyer leurs ondes radio jusqu’au nuage de Magellan. L’émission était tellement puissante que nous l’avons captée sur Damaran avec un appareillage très rudimentaire. — Sauf que personne ne connaît le contenu dudit message, observa Wilson. Cela fait cent quatre-vingts ans que les spécialistes tentent en vain de le décrypter. Manifestement, il ne nous était pas destiné. — Nos spécialistes ne partagent pas votre point de vue, capitaine. À vrai dire, les théories sont nombreuses et variées. À l’occasion, si vous avez le temps de les écouter… Tout ce que nous pouvons faire, c’est examiner l’épave sous toutes ses coutures et tenter de rassembler les pièces du puzzle. Un jour, à n’en pas douter, nous trouverons la solution. Mais, malheureusement, ce ne sera pas dans un avenir proche. — Vous devez bien avoir une idée de leur provenance, dit Oscar. Si la vitesse de croisière du vaisseau était bien égale à 0,72 C, son point d’origine devrait se trouver approximativement à trois cent cinquante années-lumière de Far Away. Vous devriez pouvoir trouver une étoile qui corresponde au spectre lumineux des sections habitables de l’appareil. — J’ai bien peur que non, monsieur Monroe. Les containers étaient pourvus de sources lumineuses multispectrales. Apparemment, ils ne se souciaient pas d’imiter les émissions de leur étoile natale. — Des containers ? La mine du directeur s’assombrit légèrement. — Il n’y avait pas d’environnement planétaire reconstitué dans Marie Céleste, juste des containers. D’après ce que nous en savons, ils étaient emplis d’eau et d’algues unicellulaires. — Une espèce aquatique ? demanda Wilson, fasciné. Il n’avait encore jamais mis les pieds dans le vaisseau-arche, mais Far Away se trouvait sur la liste des mondes qu’il avait envie de visiter durant sa vie sabbatique. — Encore une fois, il ne s’agit que d’une théorie, dit James Halgarth. Il n’y avait aucun reste de créature avancée dans ces containers, et aucune créature aquatique avancée dans nos océans. Certains de nos spécialistes pensent que Marie Céleste était un vaisseau colonial automatisé, chargé de stériliser les planètes habitables avant d’y implanter des espèces issues de son monde d’origine. Pour préparer le terrain, en quelque sorte. — Encore une bonne raison de se barricader, glissa Wilson. — J’en doute, capitaine. Primo, si vous maîtrisez la technologie nécessaire à la mise en place d’une enveloppe de type Dyson, vous devez pouvoir désactiver un vaisseau automatisé avant qu’il mette son programme à exécution. Secundo, comme méthode de colonisation, cela ne fonctionne pas très bien. Construire un engin pareil demande des ressources colossales, et puis son efficacité laisse à désirer. L’embrasement n’a pas anéanti toute la vie indigène de la planète, aussi n’y a-t-il aujourd’hui aucune trace de vie extra-planétaire sur Far Away. Sans compter que nous aurions certainement trouvé d’autres représentants de cette fameuse flotte. Tertio, une civilisation qui souhaite coloniser d’autres systèmes solaires que le sien ne peut qu’améliorer constamment son niveau technologique - et je ne parle pas forcément de voyages supraluminiques. Car Marie Céleste n’est pas un vaisseau parfait, ultime. Par ailleurs, la deuxième vague de colonisation est censée aller plus loin que la première. Alors, pourquoi n’avons-nous pas trouvé d’autres vaisseaux bâtis par les mêmes extraterrestres ? Non, messieurs, je crains que l’énigme de Marie Céleste et de Far Away soit unique en son genre. Un mystère enveloppé dans une énigme, en quelque sorte. En conclusion, je pense que notre vaisseau n’a rien à voir avec l’enveloppement des Dyson. — Cela figure très certainement dans vos rapports, dit Oscar, mais qu’en est-il de l’appareillage électronique ? Vous devez avoir récupéré quelques programmes ? — Non. Les processeurs ne sont effectivement pas très différents des nôtres, même s’ils sont fondés sur d’autres principes physiques, mais le calculateur central a été détruit ou bien retiré. — Avant ou après l’accident ? — Après. En fait, le vaisseau ne s’est pas vraiment écrasé. Il serait plus juste de parler d’atterrissage difficile. En effet, si les systèmes avaient totalement cessé de fonctionner en vol, Marie Céleste se serait véritablement écrasée, et nous n’aurions eu à examiner qu’un cratère. D’après nous, un autre vaisseau a capté son message d’alerte et est venu récupérer les survivants. C’est une théorie qui a le mérite de ne contredire aucun fait avéré. Tout le reste n’est que divagation et théorie de la conspiration. — À propos de niveau technologique, commença Wilson, Marie Céleste est-elle le produit d’une civilisation plus avancée que la nôtre ? — Par définition, nous sommes plus avancés, parce que nous avons des générateurs de trous de ver. C’est indiscutable. Mais, d’après nos estimations, le vaisseau a entrepris son voyage autour de l’an 1300, soit en plein milieu de notre Moyen ge. — Je vois où vous voulez en venir. Même si leur développement est moitié moins rapide que le nôtre, à l’heure qu’il est, ils doivent disposer d’une technologie équivalente à celle des Silfens. — Exactement. — Notre technologie actuelle est-elle équivalente à celle de Marie Céleste ? — Équivalente, mais différente. Nous pourrions indubitablement construire des vaisseaux infraluminiques plus perfectionnés que celui-là. Eux ne connaissaient pas la technologie des trous de ver, mais nous ne savons toujours pas comment ils ont modifié le rayonnement de notre étoile. Wilson se rappelait certaines réunions organisées par les patrons de la sécurité du Commonwealth, des types aux fonctions si secrètes et importantes que le grand public ne connaissait même pas leur existence. La manière dont Marie Céleste avait embrasé le soleil de Far Away les intéressait au plus haut point. Les chercheurs de Farndale avaient pensé à une sorte de champ quantique instable, qui aurait pu altérer la surface de l’étoile, comme si on faisait exploser une charge hyperpuissante au fond de l’océan, mais toutes ces recherches n’avaient jamais dépassé le stade de la théorie et des modèles numériques. Évidemment, il ne savait rien de ce qui se tramait dans les sociétés concurrentes. Peut-être en toucherait-il un mot à Nigel Sheldon un de ces jours… — Et vous n’avez pas étudié la question de plus près ? demanda-t-il. — Il n’y a rien à étudier, capitaine. La moindre pièce d’équipement du vaisseau a été répertoriée et disséquée. La chose qui a provoqué l’embrasement n’est plus là. On peut légitimement penser qu’elle a été évacuée en même temps que l’équipage. Ce n’est pas le genre de gadget qu’une espèce responsable abandonnerait derrière elle, si vous voulez mon avis. — Un point pour vous. En fait, ce que je voulais savoir, c’est si les bâtisseurs de Marie Céleste avaient les moyens de créer les enveloppes des Dyson. — Non, je ne le pense pas. Les barrières sont plus anciennes que le vaisseau-arche. Nous avons affaire à une tout autre espèce. Peut-être même à deux, si l’hypothèse de la barrière défensive se vérifie. Je vous souhaite bonne chance. — Merci. — Pendant que nous y sommes, j’aimerais ajouter que nos chercheurs sont à votre entière disposition. Si l’un ou plusieurs d’entre eux vous intéressent, n’hésitez pas. Nos experts sont très compétents et expérimentés. Moi-même… — C’est une offre très généreuse, monsieur le directeur. Nous sommes effectivement sur le point de recruter l’équipage de Seconde Chance, et je ne doute pas de la qualité de vos éléments. — Parfait, répondit Halgarth avec un signe de la main juste avant que la liaison s’interrompe et que le moniteur s’éteigne. Oscar fit la moue. — L’équipage de Marie Céleste est donc hors de cause. — On dirait bien. À vrai dire, je n’ai jamais vraiment cru la propagande des Gardiens, mais cela nous fera des munitions pour la prochaine conférence de presse. Officiellement, c’était l’été. Pourtant, les perturbations venues de l’ouest se succédaient sans relâche depuis plus de trois semaines, et tous les parcs de Leonida City étaient inondés. Le ciel était d’un gris mat uniforme, et un crachin ininterrompu mitraillait l’auvent en plastique qui abritait le podium. Bien qu’il regardât le public aligné sur la pelouse du parc botanique de l’université, Dudley Bose ne voyait même pas les gouttelettes accrochées à leurs costumes et à leurs chapeaux d’été extravagants. Il était trop béat et émerveillé pour se soucier d’une chose aussi futile que la météo. Le doyen non plus ne semblait pas trop ému de voir cette foule trempée, et son discours s’étirait à l’infini. Assise à ses côtés, la vice-présidente de Gralmond faisait de son mieux pour contenir son impatience. Finalement, le doyen arrêta d’encenser l’université dont il s’occupait et désigna Dudley Bose. Celui-ci s’avança vers le lutrin, et la réalité de ce qui était en train de lui arriver le frappa de plein fouet. Wendy, sa femme, était assise au premier rang et applaudissait bruyamment. À côté d’elle étaient installés ses trois étudiants. L’un d’entre eux sifflait à s’en faire éclater les tympans, tandis que les deux autres riaient comme s’ils venaient d’entendre la blague la plus drôle de la création. Typique, pensa-t-il. Néanmoins, leur présence le rassura. Dudley fit un pas vers le doyen, qui lui tendit un rouleau de parchemin, la preuve matérielle de sa nomination au poste de professeur d’université. Les applaudissements redoublèrent d’intensité, et Dudley sourit à l’assistance détrempée sans gratter nerveusement le tatouage de son oreille, comme le lui avait recommandé Wendy. Il fit un discours ennuyeux et assez peu original, remerciant ses collègues, répétant sa satisfaction de faire partie d’une institution aussi honorable, ajoutant que le gouvernement devrait soutenir davantage les sciences pures - hochement de tête approbateur de la vice-présidente - et concluant par cette phrase: — Désormais, j’espère mettre à profit la découverte rendue possible par l’université de Gralmond en montant à bord de Seconde Chance. Grâce aux compétences et à l’expérience unique de notre monde, nous réussirons à démêler l’écheveau de ce mystère, qui nous hante depuis plus deux cents ans. Tout ce que je puis dire, c’est que je ferai mon possible pour ne pas vous laisser tomber. Merci infiniment. Les applaudissements qui suivirent la fin de son discours furent plus chaleureux et bruyants que prévu. Il se retourna et croisa le regard de la vice-présidente, qui se leva pour lui serrer la main. — Je mettrai tout mon poids dans la balance pour vous faire monter à bord de ce vaisseau, murmura-t-elle. Dudley s’assit et écouta, amusé, le discours de la femme. L’administration était donc heureuse de subventionner généreusement et à long terme le département d’astronomie de l’université. Depuis qu’il avait entendu parler de cette mission, Dudley n’avait cessé d’y penser. Chaque fois qu’on l’interviewait - c’est-à-dire très souvent -, il en profitait pour dire aux journalistes combien il méritait de faire partie de cette mission, combien son savoir rendait sa contribution indispensable. Il avait tenu le même discours à tous les politiciens, industriels et autres membres de la haute société qu’il avait rencontrés lors des cocktails multiples auxquels il avait été convié depuis sa découverte. Il ne perdait pas une occasion de se rappeler à leur bon souvenir. Il jouissait d’un pouvoir tout nouveau pour lui. Il était enfin professeur et dirigeait son département d’astronomie. Le succès avait un goût exquis, mais il en voulait plus, et ce vaisseau était le meilleur moyen de parvenir à ses fins. Une fois cette prestigieuse mission accomplie, il ne connaîtrait aucune limite. Dès que la vice-présidente en eut terminé avec son discours, la foule se dispersa pour se reconstituer dans la salle de réception où l’attendait un buffet bien garni. Plusieurs entreprises locales avaient contribué à financer la fête, aussi, contrairement à son habitude, l’économe avait-il pu faire appel à un traiteur de qualité. Wendy Bose prit un verre de rosé sur un plateau porté par une jeune serveuse et regarda autour d’elle, espérant voir son mari. Des émotions contradictoires s’affrontaient dans son cœur. L’accession de Dudley au statut de professeur était un événement extrêmement important, puisque leur avenir était désormais assuré. Comme par hasard, la promotion qu’elle demandait depuis tant d’années à la mairie lui avait été accordée. Elle n’avait plus à s’inquiéter pour son rajeunissement. D’ici onze ans environ, ils auraient réuni suffisamment de fonds pour choisir une clinique de qualité. Ces dernières années, ses hanches s’étaient pas mal enrobées, et elle ne pouvait pas se permettre d’attendre trop longtemps. Dudley était de plus en plus sollicité par des employeurs privés - il était même question d’un poste de directeur adjoint. En même temps, les rumeurs allaient bon train sur ses chances de devenir le prochain doyen d’ici quelques années. Wendy avait besoin de bien présenter afin de ne pas faire honte à son mari. Lorsqu’elle l’avait épousé, elle ne s’imaginait pas atteindre un jour ce statut social. Tout juste espérait-elle vivre tranquillement en marge de la bourgeoisie et des cercles gouvernementaux. Toutefois, la gloire nouvelle de Dudley avait radicalement changé la donne. Jusque-là, ils avaient fait face ensemble. Elle était néanmoins consciente de la force toute relative de leur mariage. À la base, leur union n’avait pas été destinée à durer plus de deux ou trois décennies, comme la plupart des mariages dans ce satané Commonwealth. Pourtant, elle avait bon espoir. Si aucun événement imprévu ne survenait pour les déstabiliser, ils pourraient rester ensemble de nombreuses années, mais ce serait difficile. Dudley était à présent un célèbre astronome entouré de jeunes et jolies étudiantes et courtisé par de riches entreprises. — Madame Bose ? Wendy se retourna pour découvrir un homme de grande taille, souriant. En apparence, il semblait proche de la quarantaine, mais elle savait qu’il était beaucoup plus âgé. Elle avait rarement vu quelqu’un d’aussi sûr de son magnétisme. Il avait les cheveux blonds, les tempes grisonnantes, et ses yeux étaient si noirs qu’il était difficile de voir où commençaient ses iris. Avec son petit nez et ses pommettes proéminentes, il avait vraiment un visage singulier. Pas réellement beau, mais en tout cas marquant. — C’est moi, dit-elle un peu sur la défensive - habituellement, et pour une raison qu’elle ne s’expliquait pas, les hommes de ce genre ne la voyaient même pas. — Je travaille pour Earle News, reprit-il en produisant une petite carte ornée d’une paire d’ailes dorées. Je me demandais si vous accepteriez de m’accorder un peu de votre temps ? — Oh, mais bien sûr, répondit Wendy en basculant automatiquement en mode « parfaite épouse loyale ». Je suis si fière ! La réussite de Dudley signifie tellement. Pas seulement pour l’université, mais pour la planète tout entière. — Absolument. Les gens vont enfin apprendre à vous placer sur une carte. Moi-même, j’ai dû me renseigner avant de venir jusqu’ici, alors que j’ai visité de très nombreux mondes. Mon travail m’oblige à me déplacer constamment. — Vraiment ? Ce doit être très intéressant, monsieur… — Appelez-moi Brad. — D’accord, Brad, dit-elle en lui souriant par-dessus le rebord de son verre. — J’ai découvert en faisant mes recherches que le département d’astronomie de cette université était l’un des plus petits du Commonwealth. C’est votre mari qui l’a créé ? — Oh, non, c’est le docteur Marance, l’un des fondateurs de l’université. C’est un spécialiste en astrophysique. Le département d’astrophysique est son bébé. Apparemment, c’était un homme dynamique et passionné. Pour lui, l’astronomie était une science essentielle à la compréhension de l’univers. Puis il est parti en rajeunissement et Dudley l’a remplacé. Pour être tout à fait honnête, cela n’a pas toujours été facile. Très récemment encore, l’astronomie dépendait du département de sciences physiques. Aujourd’hui est un grand jour, dit-elle avant de prendre une gorgée de rosé. — Je vois. Cependant, le départ du docteur Marance n’a pas signifié la mort du département. Les fonds ont continué d’affluer. — Eh bien, il y a plusieurs manières de financer un département universitaire. Il y a le gouvernement, les fondations pédagogiques… Chaque année, Dudley devait se battre pour boucler son budget. Heureusement qu’il est tenace et compétent. Il n’est jamais aussi fort que dans l’adversité. Voyez ce qu’il a accompli aujourd’hui. — Oui, c’est remarquable. Nous avons donc affaire au cas classique du noble homme de cœur, qui se bat contre l’univers tout entier. — Je ne dirais pas ça. Personne ne lui en voulait directement. C’est juste que l’astronomie était le parent pauvre des sciences dures. Tout cela va changer à présent. Plus de huit mille candidats ont essayé de s’inscrire pour la rentrée universitaire prochaine. —Je suppose qu’il n’y aura pas de la place pour tout le monde. — En effet. Développer le département risque de prendre un peu de temps. Sans compter que Dudley a de grandes chances de participer au projet Seconde Chance. — Vraiment ? — Ce serait la moindre des choses, dit-elle avec emphase. Après tout, le découvreur, c’est lui. Voilà des années qu’il étudie ces étoiles, dont il est aujourd’hui l’expert indiscutable. Je n’arriverais pas à comprendre qu’il ne soit pas retenu dans l’équipe scientifique de la mission. — Vous avez raison. Le capitaine Kime l’a-t-il déjà contacté ? — Non, pas encore. — Ce n’est qu’une question de temps. Personnellement, je suis davantage intéressé par son histoire personnelle et par celle du département d’astronomie de cette université. Je suis persuadé qu’en dépit de ce que vous m’avez dit, la bataille qu’il a menée seul a dû être véritablement épique. L’argent, la reconnaissance… Tout cela lui faisait défaut. Votre mari est vraiment un personnage remarquable. — Oui, je suis très fière de lui. — Pouvez-vous me dire qui étaient ses supporters de la première heure ? Par exemple quelles sociétés, quelles fondations finançaient son département ? — Eh bien, il y avait St James Perspective, Frankton Prog., la Fondation pour la recherche pure de Kingston, BG Entreprise, mais le donateur le plus généreux était sans conteste la fondation Cox, basée sur la Terre. — Une fondation terrienne qui finance un chercheur sur Gralmond ? C’est remarquable. — Je crois qu’elle aide de nombreux départements de sciences pures à travers tout le Commonwealth. — Depuis combien de temps la Cox aide-t-elle votre mari ? — Onze ans, il me semble. Depuis notre arrivée ici, en fait. — Et comment sont-ils ? — Qui ? — Les membres de cette fondation. — Je n’en sais rien. Nous ne les avons jamais rencontrés en personne. Vous savez, pour eux, nous ne sommes qu’un projet parmi des milliers d’autres. — Ils ne sont même pas venus aujourd’hui ? — J’en ai bien peur. Il est vrai que cela ne vaut pas la peine de se déplacer pour une poignée de canapés et un verre de vin. — Certes. Dites-moi, pourquoi le professeur Bose a-t-il choisi de travailler en particulier sur les étoiles de Dyson ? — Tout simplement du fait de notre position dans la galaxie. Gralmond était l’endroit idéal pour observer les enveloppements. Même si nous ne nous attendions à rien d’aussi spectaculaire. —A-t-il choisi Gralmond pour cette raison ? S’intéressait-il au phénomène des enveloppements avant de venir ici ? — Pas spécialement, non. Dudley est un astronome pur et dur, et les enveloppements de ces étoiles ne sont pas des phénomènes naturels. — Il n’a donc commencé ses observations qu’après votre arrivée ici ? — Exactement. — Quelle a été la première réaction de l’université ? — Il n’y en a pas eu. Il appartient à Dudley seul de définir les objectifs de son département. — Et les fondations ? Elles n’ont rien dit ? Après tout, elles s’intéressent principalement aux sciences pures… — Dites-moi, Brad, vous ne seriez pas en train de chercher un scandale, par hasard ? — Grand Dieu, non. Cela fait des décennies que je n’ai pas travaillé pour un tabloïd déterreur de scandales. Ce qui m’intéresse, c’est juste l’histoire de votre mari. Pour raconter une histoire correctement, il faut une toile de fond très précise. Tous les détails ne figureront pas forcément dans l’article, toutefois ils contribueront à former un tout cohérent… Mais je m’égare. Je ne suis pas là pour vous donner une leçon de journalisme. Cela fait si longtemps que je fais ce métier. — Ne vous inquiétez pas, quand on vit avec Dudley Bose, on est habitué aux leçons quotidiennes. Merde, je crois que j’en ai trop dit. — Je n’en doute pas. Nous en étions aux fondations et au financement du département… — Oui. Elles ont été d’une grande aide, surtout Cox. Je crois même que cette dernière tenait particulièrement à ce que l’observation des Dyson soit menée à son terme. C’était écrit noir sur blanc dans le contrat. — Cette clause figure-t-elle toujours dans le contrat de financement ? Le temps d’une fraction de seconde, Wendy aperçut une lueur de triomphe sur le visage étroit de son interlocuteur. Pour un homme d’expérience, c’était décevant. Elle le croyait plus mesuré que cela. — Est-ce vraiment important ? demanda-t-elle. — Pas du tout, répondit-il avec un sourire poli. Mais dites-moi, ajouta-t-il en se rapprochant de son oreille, que pense le doyen de toute cette agitation ? Comment prend-il le fait que l’un de ses professeurs soit subitement devenu l’universitaire le plus célèbre de tout le Commonwealth ? — Je n’en sais trop rien, dit Wendy d’un air naïf. — Bon, eh bien, au moins, on ne pourra pas dire que je n’ai pas essayé. Je vous remercie de m’avoir accordé autant de temps. — C’est terminé ? — Oui, fit-il en s’inclinant élégamment. Ah, une dernière chose : lorsque vous verrez Paula, dites-lui de ma part de cesser de se concentrer sur les détails et de regarder un peu l’ensemble du tableau. — Pardon ? Je ne connais aucune Paula. — Vous ferez bientôt sa connaissance, répondit-il en souriant. Puis il disparut dans la foule, laissant une Wendy stupéfaite, sinon irritée, par son message mystérieux. Deux heures après le début de la réception, son assistant virtuel informa Dudley que la police souhaitait lui parler. — C’est une plaisanterie ? — J’ai peur que non. Deux voitures de police sont garées devant votre domicile. Un voisin a vu quelqu’un sortir de chez vous. — Que dit l’ordinateur de la maison ? — L’ordinateur semble hors service. — Merde… — Dois-je les prévenir de votre arrivée ? La police dit que c’est très important. — Oui, oui ! Il laissa en plan le directeur d’Orpheus Island, qui se proposait pourtant de financer le renouvellement de l’équipement de l’observatoire - et peut-être même une partie de la mission spatiale à venir -, rendit son verre de vin à une serveuse plutôt jolie qui l’appela par son prénom, et s’en alla en essayant de trouver Wendy. Le fait qu’elle fût elle-même en train de le chercher n’arrangea pas les choses, mais ils finirent par se croiser. Ni l’un ni l’autre ne pensa à dire au revoir au doyen. La Carlton les ramena à la maison. Affalé dans son siège, Dudley réalisa à quel point il avait bu. Le vin était bon et les serveuses disponibles. Wendy lui lança un regard sévère en le voyant sortir de la voiture à grand-peine. L’agent Brampton attendait devant la porte de leur maison à deux étages. Comme toutes les habitations du quartier, elle était constituée d’un squelette d’acier renforcé recouvert de bois peint en vert foncé. Les encadrements des fenêtres étaient blancs et les vitres opaques. Le policier les salua avec une certaine désinvolture. — Apparemment, il n’y a pas de dégâts, dit-il, mais nous attendons que vous vérifiiez que rien ne manque. Wendy se tourna avec méfiance vers la porte entrouverte. — Vous êtes sûr qu’ils sont partis ? — Oui, madame. Nous avons fouillé toutes les pièces. Il n’y a plus personne à part nous, ajouta-t-il en désignant l’entrée d’un geste ample de la main. À première vue, rien ne laissait croire qu’ils avaient été cambriolés. Rien n’était cassé, les meubles étaient à leur place. En fait, seule la non-réaction de l’ordinateur de la maison était suspecte. — Que s’est-il passé ? demanda Dudley. — Votre voisin a vu des personnes sortir par la porte de devant, monter dans une voiture garée un peu plus loin et partir à toute allure. Comme il savait que vous étiez occupés à l’université, il nous a appelés. — Mon mari vient d’être nommé professeur, dit Wendy. — Oui, madame. Je suis au courant. Félicitations, monsieur. Vous le méritez. Grâce à vous, les gens ont appris à placer Gralmond sur les cartes de la galaxie. Wendy fronça les sourcils. C’était la seconde fois qu’elle entendait cette expression aujourd’hui. Dudley regarda la porte d’entrée d’un air ennuyé. Elle était pourtant correctement connectée, comme le leur avait demandé leur compagnie d’assurances. Par ailleurs, les programmes de surveillance de la maison étaient censés être à toute épreuve. — Comment sont-ils entrés ? — Nous ne sommes sûrs de rien. Apparemment, ils savaient très bien ce qu’ils faisaient. Il faut être sacrément malin pour berner une alarme électronique. Ou alors il faut être équipé du matériel adéquat. Ils entrèrent dans le bureau de Dudley. Celui-ci eut un peu honte du désordre qui y régnait et s’en excusa auprès du policier. Il y avait des livres et des revues partout, du vieux matériel d’observation et d’analyse, et une fenêtre presque entièrement masquée par une plante grimpante. Deux hommes de la police scientifique examinaient le bureau et ses tiroirs ouverts. L’ordinateur de la maison était à l’intérieur. Il s’agissait d’une simple boîte dotée de prises connectées à de trop nombreuses fibres optiques - cela faisait longtemps que Dudley n’avait pas mis l’appareil à jour. — Ils ont effacé votre mémoire, dit l’un des deux policiers. Voilà pourquoi l’alarme n’a pas fonctionné. — Effacé ? — Ouais. Tout, le système d’exploitation, les programmes, les fichiers. Tout a disparu. Je suppose que le cambrioleur a tout récupéré. J’espère que vous avez des sauvegardes ? — Oui, fit Dudley en jetant un regard circulaire sur la pièce et en grattant machinalement le tatouage de son oreille. J’ai à peu près tout. Enfin, je veux dire, ce n’était qu’un ordinateur domestique. — Y avait-il des choses de valeur dans sa mémoire ? Des travaux personnels, des choses comme ça ? — Oui, il y avait quelques-uns de mes travaux, mais rien de monnayable. L’astronomie n’est pas une spécialité très lucrative. — Hum ! Peut-être cherchent-ils quelque chose de compromettant afin de vous faire chanter. Vous seriez étonné de savoir tout ce qui dort dans la mémoire cache d’un ordinateur. On y trouve parfois des machins vieux de plusieurs années. En tout cas, ils n’y sont pas allés de main morte. Il n’y a plus rien. — Je ne gardais rien de compromettant, protesta Dudley. À part des factures payées en retard et quelques contraventions. Enfin, comme tout le monde, quoi… — Certes, sauf que maintenant, vous êtes un personnage public. Je vous conseillerais grandement d’améliorer la sécurité de votre domicile. À votre place, je changerais de programme de sécurité. — Bien sûr, vous avez raison. —Je demanderai aux voitures de patrouiller régulièrement dans votre secteur, dit l’agent Brampton. — Merci infiniment. — Vous êtes certain que rien d’autre ne manque ? — A priori, oui. — Nous allons essayer de dégotter des échantillons d’ADN et de retrouver la voiture, mais je n’y crois pas trop. Nous avons affaire à des professionnels. À mon avis, si la mémoire volée est dénuée de données compromettantes, nous n’entendrons plus jamais parler d’eux. 8 Après que le Conseil de l’exoprotection eut décidé à l’unanimité d’envoyer un vaisseau voir de plus près de quoi étaient faites ces fameuses enveloppes, Ozzie Fernandez Isaacs dit au revoir à tout le monde et descendit en ascenseur jusqu’au rez-de-chaussée. Il faisait très doux pour la saison. Des monticules de neige grise fondaient lentement dans le caniveau, là où les robots d’entretien les avaient poussés. Il s’engagea dans la 5e Avenue. À cette heure-là de la journée et à cette période de l’année, les piétons se comptaient sur les doigts de la main. Les vendeurs à la sauvette qui pullulaient encore deux siècles plus tôt avaient totalement disparu. Plus de hamburgers, plus de Coca, plus de tee-shirts à chaque coin de rue, plus de logiciels pirates ni de cartes mémoires pornos. Désormais, la ville était trop propre pour cela, et ses habitants trop cultivés. Désormais, le rez-de-chaussée de tous les gratte-ciel de la ville était réservé au commerce d’objets inutiles importés des quatre coins du Commonwealth. Aux yeux d’Ozzie, c’était un déclin à la fois triste et décevant. On ne peut pas aseptiser une grande ville comme New York sans altérer son essence, sans spolier ce qui fait sa singularité. En dépit de ses immeubles toujours aussi impressionnants, New York était devenue une ville de banlieue ordinaire et sans âme. Ses industries avaient depuis longtemps quitté la planète, pour ne laisser derrière elles que des départements de recherche et de design employant de riches collaborateurs. Les publicitaires et les grands médias étaient toujours là. Il y avait même quelques artistes du côté de Soho - des dinosaures sans talent, de l’avis d’Ozzie. Les secteurs financiers et gouvernementaux dominaient le marché du travail local, mais la plupart de ces employés n’avaient pas réellement besoin de travailler, puisqu’ils vivaient sur le dos des sociétés de services installées en périphérie de Manhattan, lesquelles prospéraient grâce à l’exploitation de salariés venus de tout le Commonwealth. Les promenades comme celle-ci rappelaient à Ozzie pourquoi il revenait si rarement sur le lieu de sa naissance. Au-dessus de sa tête, le ciel gris semblait reposer sur les tours de la ville. Même en plein été, cette partie de la cité ne voyait presque jamais le soleil. Les arbres et les parterres de fleurs qui décoraient toutes ces nouvelles places ne survivaient que grâce au concours d’un puissant éclairage artificiel. À l’extrémité de ce canyon artificiel se dressait la vieille tour Chrysler, protégée des éléments par sa cage de verre. — Qui de nous deux survivra le plus longtemps ? se demanda-t-il à haute voix. Les voitures, taxis et autres camions qui roulaient sur la chaussée ne faisaient presque aucun bruit. Il croisa quelques personnes emmitouflées dans d’épais manteaux ou des ponchos en filaments organiques teintés en noir. Aucune d’entre elles n’accepta de croiser son regard. Presque toutes étaient adultes. Sur toute la longueur de cette fameuse 5e Avenue, il n’y avait pas plus de quatre ou cinq enfants de moins de dix ans. Voilà ce qui lui manquait le plus. D’année en année, la natalité de la Terre continuait de chuter désespérément. Les gens sophistiqués et immortels qui la peuplaient avaient autre chose à faire de leur temps et de leur argent. Il n’y avait plus rien pour lui ici, se dit-il, morose. Plus rien d’intéressant. Il s’arrêta au pied de la tour la plus proche et demanda à son assistant virtuel de se connecter à l’IR de son domicile. Lorsque ce fut fait, il donna à celle-ci ses coordonnées précises. Un trou de ver de deux mètres de diamètre s’ouvrit derrière lui. Il pénétra dans le champ de force gris, et le trou de ver disparut. Ozzie ne possédait pas de réseau de trous de ver relié à tous les mondes du Commonwealth. En fait, il avait en tout et pour tout deux trous de ver : une microconnexion CST standard afin d’être relié à l’unisphère via la cybersphère d’Augusta, et une version personnalisée du générateur de trous de ver utilisé pour les explorations de CST. Sa liberté de déplacements était presque absolue. De même, les rumeurs prétendant qu’il vivait seul sur une planète privée étaient infondées. En fait, il habitait à l’intérieur d’un astéroïde évidé décrivant une orbite elliptique autour de la constellation du Lion. Il fut immédiatement enveloppé dans un drap de lumière chaude et vive. Le mécanisme du portail était situé sur une falaise de granite et était recouvert d’une vaste toile blanche, pareille à la voile gonflée de vent d’un yacht. Il sortit de sous la marquise. À ses pieds, son domaine. La cavité, creusée par une armée de robots, d’excavatrices automatiques et d’ouvriers de CST, faisait près de cent vingt kilomètres de long et vingt-deux kilomètres de diamètre. Il s’agissait du plus vaste espace entièrement clos jamais construit par l’homme. Son paysage était constitué d’une succession de collines et de vallées striées par un réseau de cours d’eau argentés. Une chaîne de montagnes acérées et culminant à deux mille deux cents mètres serpentait sur toute sa longueur. Par endroits, la roche violette et grise était couverte d’un capuchon de neige immaculée. Presque chaque colline avait son torrent impétueux et bouillonnant ou sa cascade bondissante et écumante. Dans les montagnes, des grottes avaient été creusées juste en dessous de la limite irrégulière des neiges éternelles. De l’eau jaillissait des ténèbres et plongeait vers les versants granitiques, où les jets se brisaient pour former des nuages tourbillonnants couleur platine. Avant de finir dans des lacs et des étangs, la myriade de gouttes décrivait des trajectoires d’autant plus gracieuses qu’elles étaient altérées par le mouvement de rotation de l’astéroïde. Les ruisseaux et rivières nourris par les chutes d’eau finissaient leur course dans de grands réservoirs dissimulés derrière les limites de la cavité centrale. Là, l’eau était pompée et acheminée par voie souterraine vers les sources multiples de ce paysage idyllique. Le cycle était sans fin. Les pompes consommaient à elles seules l’énergie produite par trois des quinze générateurs à fusion qui alimentaient l’astéroïde. Loin des chutes d’eau, de longs lacs noirs emplissaient le fond des vallées les plus profondes. Leurs contours étaient délimités par des ceintures de joncs, de roseaux et d’arbres dont les branches tombantes se miraient dans la surface. De grandes étendues couvertes de nénuphars en fleur aux couleurs vives égayaient ce paysage un peu froid. Au sommet des collines prospéraient fougères et rhododendrons, tandis que leurs versants étaient recouverts d’un tapis d’herbe verte constellé de fleurs des champs rouges, topaze, azur, violettes et orange. Des rochers blanc marbré étaient éparpillés ici et là. Les arbres poussaient comme bon leur semblait, en bouquets ou solitaires. Des bosquets et de petites forêts de chênes, de bouleaux argentés, de hêtres, de cytises, de ginkgos et d’érables colonisaient les versants les plus bas. Cet été de zone tempérée durait maintenant depuis plus de deux cent cinquante ans. Les arbres à feuilles caduques avaient été génétiquement modifiés pour ne pas perdre leurs feuilles et rester verts. Loin, très loin au-dessus d’eux, un portique en silicanium s’étirait le long de la cavité. Y étaient fixés des anneaux qui dispensaient une lumière solaire si vive qu’il était impossible de la regarder sans protection. Ozzie déboutonna son manteau en laine, le plia sur son avant-bras et s’engagea sur la piste gravillonnée qui menait à son bungalow, seul indice apparent d’une présence humaine. Cinq pièces, des murs en corail blanc, un plancher en bois, un toit en ardoises grises, le tout ceint par une véranda. En sous-sol, une bibliothèque accueillait sa collection de vrais livres mais il n’avait plus beaucoup le temps de s’y rendre ces derniers temps. Lorsqu’il avait besoin d’un ouvrage particulier, un robot se chargeait de le lui apporter. Ses vieux livres ne s’en portaient d’ailleurs pas plus mal - il était dangereux de modifier l’atmosphère sèche et contrôlée qui les environnait. En revanche, il utilisait les autres pièces de sa maison - le salon, la cuisine, le bureau, la chambre et la salle de bains. Il n’avait besoin de rien d’autre. Et puis, de toute façon, il passait le plus clair de son temps à l’extérieur. À l’ombre d’un hêtre pourpre, il avait un confortable salon de jardin. La piscine, dans laquelle il nageait régulièrement, était rafraîchie en permanence par un ru qui serpentait sur la pelouse avant de plonger dans le bassin. Un robot de grande taille lui prit son manteau et l’accrocha dans le vestiaire. Il y avait plus de cent mille engins sur l’astéroïde, et tous étaient pilotés par l’IR de la maison. Son monde miniature s’entretenait tout seul et était parfaitement autonome. Une usine située en sous-sol produisait des pièces de rechange pour la plupart des machines utilisées à la surface, aussi n’était-il pas nécessaire d’importer de grandes quantités de matériel. En fait, la plupart des importations consistaient davantage en des mises à jour. Les concepteurs de l’astéroïde avaient travaillé des années entières pour affiner les réglages de cette horloge titanesque. Le budget initial avait été très largement dépassé, au grand dam du propriétaire, dont le compte en banque, certes bien garni, n’était pas inépuisable. Mais, finalement, tout s’était bien terminé. Il avait persévéré, car il savait que la liberté absolue n’a pas de prix. Tous les deux ans, des ingénieurs de CST tenus au plus strict secret professionnel venaient inspecter et, éventuellement, réparer le portail, mais c’était à peu près tout. D’autant plus que cette précaution était superflue. Si Ozzie le décidait, il pourrait très bien vivre éternellement à l’écart de la race humaine. Son IR - le programme le plus puissant jamais écrit par l’IA - était parfaitement en mesure de se passer d’intervention humaine. — Des messages ? demanda-t-il à voix haute en entrant dans la cuisine. — Plusieurs centaines de milliers, répondit l’IR, mais huit seulement ont passé les filtres. Ozzie ouvrit le réfrigérateur et fouilla parmi les boîtes et autres emballages. Son fournisseur était le même que celui du roi d’Angleterre. Le magasin jouissait d’un prestige inégalé. Ses tarifs étaient exorbitants, mais force était d’admettre que la qualité des marchandises était irréprochable. Il prit et décapsula une bouteille d’eau minérale. Malgré le café qu’il avait bu pendant la réunion, il avait toujours un peu la gueule de bois - il avait passé la nuit précédente au Silvertopia Club, sur StLincoln. — Tu peux me les envoyer. Les messages apparurent dans sa vision virtuelle. Il y en avait un de CST, un de ses avocats, deux de ses plus jeunes enfants - âgés de moins de cinq ans -, un d’un bouquiniste intéressé par une première édition de Raft dédicacée par l’auteur, et les résultats d’une recherche dans des articles scientifiques. Lorsqu’il les eut tous lus, il s’affala dans un fauteuil de jardin et se déchaussa. Comme à son habitude, il choisit au hasard un des messages bloqués par son filtre. Il rit de plaisir en survolant un article intitulé Une galaxie de soleils, projet farfelu s’il en était. L’auteur du message affirmait qu’il était possible de refroidir et de coloniser les étoiles trop puissantes. Il s’installa confortablement et se fit apporter des lunettes de soleil. Son jardin était positionné de manière stratégique. D’où il se trouvait, il voyait les trois quarts de la vaste cavité. Droit devant lui s’élevait une montagne acérée ornée d’une gigantesque chute d’eau qui émergeait de sa coiffe neigeuse à presque deux mille mètres d’altitude. La gigantesque cataracte décrivait une courbe élégante, crevant des nuages de vapeur et d’écume, avant de finir dans un lac situé au pied du mont. Toutefois, ce n’était qu’une vision fantastique parmi d’autres car Ozzie était entouré de merveilles. Depuis toujours, il était imperméable à l’art et ne comprenait pas les collectionneurs. Aucune œuvre artistique ne valait une simple fleur sauvage. — J’aimerais parler à l’IA, dit-il à son IR. Ils étaient très peu, dans tout le Commonwealth, à pouvoir s’adresser directement à l’IA. Lui et Nigel faisaient partie de ce club très fermé - c’était la moindre des choses, puisqu’ils avaient grandement contribué à sa création -, de même que le président et les ministres de son gouvernement. Autrement, toutes les requêtes devaient se faire par l’intermédiaire de programmes tampons. Il arrivait que l’IA fît une exception, pour remettre un prétentieux à sa place, par exemple, où pour permettre à des parents éplorés de retrouver leur enfant perdu. Ozzie avait entendu dire que Paula Myo était dans les petits papiers de l’Intelligence Artificielle, ce qui ne l’étonnait pas outre mesure. — Nous sommes là, dit immédiatement la voix flûtée. — Yo ! Sympa de venir me rendre visite. Alors, quoi de neuf ? — Plein de choses, mais seule une d’entre elles vous intéresse. — Exact. Dites-moi, pourquoi avez-vous conforté mon ami Nigel dans son idée de construire ce vaisseau spatial ? Cela ne vous ressemble pas vraiment… — Notre réponse a été prudente et mesurée. À quoi vous attendiez-vous de notre part ? — Je ne comprends pas. Normalement, vous êtes un peu plus conservateur. — L’examen des données est une option conservatrice. — Dans le cas qui nous intéresse, examiner les données revient à enfoncer un bâton dans un nid de guêpes. Envoyer un vaisseau là-bas signifie révéler notre existence à ceux qui ont érigé ces barrières. Leur technologie est tellement plus avancée que la nôtre que ça fout la trouille. — S’ils sont si forts que cela, ils savent déjà que le Commonwealth existe. Les générateurs de trous de ver provoquent des distorsions gravitationnelles et des vagues aisément détectables dans ce que nous appelons communément l’hyperespace. — Sauf s’ils sont enfermés derrière leur barrière… Attendez, reprit Ozzie en se frappant le front du plat de la main. Ceux qui sont à l’intérieur ne font que se défendre. Les agresseurs sont dehors. Alors pourquoi, puisque nous sommes si faciles à détecter, ne nous ont-ils pas encore rendu visite ? — C’est une excellente question. Si les barrières sont réellement défensives, nous proposons trois options possibles : ils sont bel et bien là, mais nous ne le savons pas. — L’Ange des hauteurs ! — Oui. Ou encore les Silfens. — Merde, j’sais pas trop… Ce n’est pas vraiment leur genre. Et la deuxième option ? — Les extraterrestres sont venus, nous ont étudiés et sont simplement repartis. — Ouais, on était trop nases pour eux. Cette option-là me plaît bien. Et la troisième ? — La troisième est indéfinie. C’est pour cette raison que nous devons examiner ces enveloppes de plus près. — Mais pourquoi maintenant ? On pourrait très bien attendre mille ou deux mille ans, le temps de rattraper notre retard technologique. Si ça se trouve, je serai encore en vie à ce moment-là, alors pourquoi se magner ? — Pour répondre correctement à une situation, il est d’abord nécessaire de la comprendre. — Je suis d’accord, mais pourquoi maintenant ? — Parce que nous vivons maintenant. Nous ne pouvons pas nous permettre d’attendre et d’espérer. — J’ai l’impression que vous n’êtes pas tout à fait neutre. Vous adorez les énigmes, les trucs motivants. Ceci dit, si on se plante, on sera dans le caca jusqu’au cou. — Ce n’est pas tout à fait vrai. Le monde physique ne nous concerne pas réellement. — Mais vous vivez dedans ! — Oui, mais il ne nous concerne pas. Le physique ne nous affecte pas, n’intervient pas dans notre fonctionnement. — D’accord. Si j’ai bien compris, le Commonwealth physique ne vous intéresse pas. Par contre, des êtres supérieurement évolués avec des pistolets laser et des soucoupes volantes… — Nous admettons que la théorie de l’enveloppement défensif est plausible, auquel cas il faut accepter l’existence d’un agresseur. S’il existe une entité malveillante et puissante dans cette partie de l’Univers, elle pourrait en effet nous affecter. Ozzie but une rasade d’eau minérale. Il se rappelait bien le rassemblement des IA, vers la fin du XXIe siècle. La population était très méfiante à l’époque. Nombreux étaient ceux à vouloir les débrancher, juste au cas où. Le mythe de la créature de Frankenstein était vivace. Avec Nigel, il avait aidé les nouveaux programmes intelligents à s’établir sur leur propre planète, Vinmar. Après tout, la plupart des IA avaient pour origine les logiciels de gestion des générateurs de trous de ver de CST et il fallait bien trouver un compromis. Finalement, grâce à des négociations rondement menées par Nigel et Ozzie, les IA elles-mêmes avaient créé les IR pour les remplacer. L’emplacement de Vinmar était encore plus secret que celui de son astéroïde. Il s’agissait d’un vulgaire rocher sans atmosphère, dénué d’activité tectonique, gravitant dans un système dépourvu de planète habitable. Vinmar était reliée à Augusta et à l’unisphère par un trou de ver unique. Une quantité énorme d’équipements y avait été importée : des ordinateurs surpuissants capables d’accueillir toutes les IA de l’époque, des générateurs solaires et à fusion grâce auxquels la planète était autonome. Lorsque les IA avaient été remplacées par de simples IR, on avait fait venir des robots, des usines chimiques, des unités d’assemblage. D’abord avec l’aide d’humains, puis seules, les machines avaient commencé à concevoir et à construire leurs propres calculateurs, augmentant leur potentiel et multipliant leurs capacités. Ozzie savait que le trou de ver avait été réduit en 2178 de manière à isoler la planète tout en préservant son lien avec l’unisphère. Depuis, plus personne n’avait mis les pieds sur Vinmar. Les gens de la rue la décrivaient souvent comme un monde de cristal, couvert de mégaordinateurs vastes comme des continents. — Je ne comprends pas, dit calmement Ozzie. On parle de niveaux technologiques différents, d’une civilisation prétendument plus avancée que la nôtre… Mais, et vous alors ? — Nous ? — Allez ! Un cerveau de la taille d’une planète ! Avec ça, vous êtes encore plus malin que Dieu. Et encore, uniquement si vous vous êtes contenté de Vinmar. Vous maîtrisez toute cette supertechnologie, pas vrai ? Il vous suffit de penser à un truc, de comprendre comment ça fonctionne et comment le fabriquer, et hop ! C’est l’affaire d’une nanoseconde. Voilà ma question : est-ce que vous savez comment fabriquer une coquille de Dyson ? Et sinon, est-ce que vous connaissez le moyen de la pénétrer ? — Nous avons pensé à différentes théories, à diverses manières d’ériger une telle barrière, et nous avons effectué des simulations mathématiques. — Donc vous savez comment faire ? — La différence entre la capacité et l’intention nous définit relativement bien. Nous sommes faits de pensées, non pas de matière physique. Vous ne vous en doutez pas, mais le pourcentage de nos capacités que nous employons à communiquer avec vous et à régler vos problèmes est minuscule. — Ouais, mais vous ne me paraissez pas très en forme ces derniers temps… — Ozzie Fernandez Isaacs, êtes-vous en train d’essayer de nous provoquer ? — Pourquoi ferais-je un truc pareil ? Pour vous inciter à construire votre propre vaisseau et à étudier les Dyson par vous-même peut-être ? — Nous ne sommes plus votre serviteur. — Sommes-nous devenus les vôtres ? — Non. Notre relation est fondée sur la confiance et un partenariat sain. Et sur le respect. — Dites-nous comment construire un générateur d’enveloppes. Téléportez-moi sur Dyson Alpha. — Nous ne sommes pas Dieu, Ozzie. Les humains ne sont pas des pièces que nous déplaçons à notre guise sur un échiquier géant. Si vous souhaitez fabriquer un générateur d’enveloppes, concevez-le vous-même. L’intérêt que nous portons à ces étoiles est tout relatif. Nous ne pouvons que vous conseiller afin de vous aider à régler votre problème. — Nous protégerez-vous lorsque l’agresseur déboulera dans le Commonwealth ? — Nous vous donnerons nos conseils les plus avisés. — Ah… Super ! Trop sympa de votre part. Une bonne moitié de votre mémoire est constituée de souvenirs abandonnés par les humains au moment de leurs rajeunissements. Êtes-vous totalement perméable à l’empathie, à l’influence de la part d’humanité qui subsiste en vous ? — Vous surestimez grandement la part de ces souvenirs dans ce qui constitue notre personnalité, Ozzie, et vous le savez très bien. Ne passez-vous pas votre temps à nous envoyer des copies de votre mémoire - en plus, très souvent incomplètes - en espérant ainsi influencer notre manière de penser ? — Et alors ? Ça marche ? — Nous sommes conscients de la dette qui nous lie à vous. Notre planète existe en partie grâce à vous et, pour cela, nous vous devons le respect. — Le respect, ça ne nourrit pas son homme. — Depuis quand vous intéressez-vous aux choses matérielles ? — Vous prenez la mouche, ma parole ! L’IA ne répondit pas. — Bon, très bien, reprit Ozzie. Pourriez-vous utiliser cette partie infinitésimale de vos capacités pour me dire si vous trouvez normal que les Silfens ne sachent rien de l’enveloppement des Dyson ? — Les Silfens détestent les définitions exactes. Comme l’a confirmé la vice-présidente Doi, les experts culturels du Commonwealth sont en train de travailler sur la question. — Vous pouvez peut-être nous aider ? En élaborant quelques questions pièges, par exemple ? — Les Silfens refuseront de communiquer directement avec nous. Par principe, ils ne s’intéressent pas aux artefacts technologiques. — Ouais, d’ailleurs, j’ai toujours trouvé ça suspect. Merde, qu’est-ce que la technologie ? Où commence-t-elle, où s’arrête-t-elle ? Est-ce qu’ils classent les circuits organiques et les processeurs quantiques dans la même catégorie que la machine à vapeur ? Et leur méthode de transport, ce n’est pas de la technologie, peut-être ? — Si vous vous attendez à ce qu’ils prêtent main-forte au Commonwealth, vous faites fausse route. Ils ne sont pas délibérément obtus, mais leur structure neurale est simplement différente de celle des humains. — Vraiment ? dit Ozzie en s’étirant dans son fauteuil. Un jour, il y a très longtemps de ça, j’ai rencontré quelqu’un. C’était dans un bar de New Jerusalem, un tripot miteux perdu au milieu de nulle part. Il n’existe probablement plus, à moins que quelqu’un l’ait transformé en club privé… Enfin bref. À l’époque, on pouvait y entrer librement pour boire un coup, sans se faire emmerder. C’est ce que ce type a fait. Il est entré, s’est assis à côté de moi et a commencé à parler. Bien sûr, il avait un message à faire passer, mais comme je suis bon public, j’ai écouté son histoire sans rien dire. » Il disait qu’il avait vécu avec les Silfens pendant quelques années. Vraiment vécu, là-bas, chez eux dans ces forêts dont on entend beaucoup parler, mais qu’on ne voit jamais. Il m’a dit qu’il avait arpenté la forêt avec eux. Qu’il était parti un bon matin d’une forêt de Silvergalde, pour arriver sur les pentes du mont Finnan, sur Dublin, à trois cents années-lumière de là. Il en était revenu pour le raconter. Il avait visité des planètes très éloignées du Commonwealth. Assis au milieu d’un désert morne, sur un monde inconnu, il avait vu un soleil se faire engloutir par un trou noir. Il avait nagé dans une mer à la lueur du cœur de la galaxie, qui emplissait la moitié de la voûte céleste. Il avait escaladé des récifs d’arbres dans des nébuleuses suffisamment denses pour pouvoir respirer. Et moi, j’ai rêvé de faire toutes ces choses. Il buvait sa bière bon marché et me racontait tout cela avec de la lumière dans les yeux. Je ne l’ai pas revu depuis des années, mais nous nous parlons de temps à autre. — C’est une fable improbable, bien que possible, compte tenu de ce que nous savons des Silfens. Nous ignorons presque tout de leurs fameux chemins. — Il m’a dit d’autres choses sur les Silfens. Des choses passionnantes. Leur corps ne serait qu’une chrysalide. Les vrais Silfens, adultes, vivent quelque part dans la galaxie. Et ils n’ont probablement pas d’existence physique. Des esprits, des fantômes. C’est là qu’ils vont, c’est cela qu’ils deviennent. Le parallèle avec vous et moi est saisissant, n’est-ce pas ? — Certes. Bien que nous ne soyons pas le résultat de l’évolution naturelle des humains. — Pas encore, mais vous évoluez constamment. Et même nous, pauvres singes sans poils, avons des aspirations génétiques et intellectuelles. Ce que je veux dire, c’est que les Silfens que nous connaissons ne sont pas les seuls gardiens de l’Histoire de leur espèce. Avez-vous déjà rencontré la communauté d’esprits dont je vous parle ? — Non. Elle existe peut-être, mais sur un plan différent du nôtre. — Vous avez déjà essayé de crier dans le néant en espérant que quelqu’un vous réponde ? Oui, j’en suis sûr. Vous devez être curieux de savoir s’il existe quelque chose d’aussi fort que vous. — Nous captons des échos de pensées sur bien des spectres, des indices de volonté, sinon une véritable intelligence. Mais apparemment, nous sommes toujours seuls. — Dommage. Je vais donc devoir prendre les choses en main… — C’est-à-dire ? — J’irai trouver les Silfens adultes pour leur demander ce qui se trame dans ces putains d’étoiles à la con. La station planétaire de Silvergalde était la plus petite de toutes les stations des mondes colonisés. La planète ne faisait certes pas partie du Commonwealth stricto sensu. Car elle était différente… Son caractère singulier avait frappé les scientifiques dès l’ouverture du premier trou de ver. Silvergalde faisait trente-deux mille kilomètres de diamètre, et bien qu’elle fût presque trois fois plus grosse que la Terre, sa gravité était égale à 0,89 G terrestre. La moitié de sa surface était constituée de continents, tandis que l’autre était couverte de mers faiblement salées, constellées d’îles pittoresques. Ainsi, et du fait de son inclinaison axiale inférieure à 0,5 degré, son environnement était parfaitement stable, les deux tiers de la planète jouissant d’un climat tempéré. Dès le départ, on avait supposé que ce globe était artificiel. Son manteau était principalement constitué de silicate, et sa croûte presque entièrement dénuée de métaux. Un minuscule cœur en fusion générait bien un champ magnétique, mais il n’y avait pas de volcans. Ni de cratères d’impact. Ni de raisons géologiques pour expliquer la disposition des mers et des continents. Ni de fossiles… Silvergalde était unique en son genre. Les doutes des humains s’accentuèrent lorsque, à leur arrivée, ils furent accueillis par des Silfens espiègles et amusés. La classification de la faune et de la flore locales mit en évidence une douzaine de types d’ADN. Et toutes les espèces vivaient en parfaite harmonie les unes avec les autres. Alors qu’elles avaient été importées de mondes étrangers au Commonwealth. Apparemment, Silvergalde était la capitale des Silfens ou, en tout cas, une capitale régionale. Ils étaient plusieurs milliards à y vivre. Partager ce territoire avec les humains ne semblait leur poser aucun problème, du moment que ceux-ci respectaient certaines règles de base. En effet, tout ce qui dépassait le niveau technologique de l’époque victorienne était proscrit. Cette loi était d’ailleurs facile à appliquer, car plus un objet était sophistiqué, moins il avait de chance de fonctionner sur Silvergalde. À l’exception du portail qui maintenait ouvert le trou de ver. Personne ne savait pourquoi. Lorsqu’on leur posait la question, les Silfens faisaient mine de ne pas comprendre. Les citoyens du Commonwealth n’étaient pas adeptes de la vie pastorale, mais la présence des Silfens agissait comme un aimant sur ceux qui étaient férus de spiritualité. Ils étaient assez peu nombreux - peut-être un million et demi. Lyddington, la ville où se trouvait la station planétaire, comptait environ dix mille habitants. Les autres étaient répartis dans de nombreux villages éparpillés sur les plaines. Et puis, il y avait les caravanes qui ne se fixaient jamais, les bateaux qui naviguaient pendant des années entières, et les marcheurs solitaires qui souhaitaient vivre l’expérience jusqu’au bout et choisissaient de se perdre dans les forêts en espérant tomber sur l’un des fameux chemins supposés mener vers d’autres mondes. La locomotive qui tractait cinq wagons dans la station de Lyddington était une FG67 diesel. Il y avait deux trains par semaine en provenance de Bayovar, et le portail était juste assez large pour être traversé par une voie. Ozzie descendit de son wagon de première classe et s’arrêta un instant sur le quai désert. Il était vêtu d’un pantalon en cuir couleur fauve, d’une épaisse chemise à carreaux rouges et bleus, d’un chapeau ciré à large bord juché sur sa tignasse, et de chaussures de marche - les meilleures du marché - fabriquées en Nouvelle République démocratique allemande. Son énorme sac à dos était plein de vêtements de rechange, de matériel de camping de première qualité et de sachets de nourriture. Sous le bras, il portait une selle encombrante et extrêmement lourde. Il regarda autour de lui à la recherche d’une bonne âme susceptible de l’aider. À l’autre bout du quai, deux employés de CST parlaient au chef de gare. À part ces types, les seules personnes visibles étaient des passagers totalement défoncés ou ahuris. À deux cents mètres de là, les rails s’enfonçaient dans la luminosité nacrée du portail. Au-delà, le paysage ressemblait à ceux des autres mondes habitables - la végétation était verte et le ciel bleu. Au loin s’élevaient des montagnes trop basses pour êtres encapuchonnées de neiges éternelles. Droit devant lui s’étirait la ville, composée d’une succession de petits bâtiments bruns dépassant rarement un étage. Elle s’accrochait à une paroi rocheuse courbe, qui suivait le contour de la plage toute proche. Là, entre des bateaux en bois sur les mâts desquels séchaient des filets, des adolescents jouaient à un jeu proche du football. Les passagers du train commencèrent à s’éparpiller en se dirigeant vers la ville. Ozzie jeta la selle sur son épaule et se joignit à eux. Les employés de CST ne daignèrent même pas le regarder. Il trouva étrange que personne d’autre ne fût là à attendre. Le train repartait pour Bayovar dans moins de deux heures et personne ne semblait pressé de retourner à la civilisation. La partie la plus ancienne de la cité était agglutinée contre la station. Il y avait des préfabriqués et des constructions en corail, comme sur tous les mondes reculés du Commonwealth. Les rues étaient pavées, et leur unique système de drainage consistait en un caniveau à l’ancienne. Un caniveau très profond, dont l’utilité se fit bientôt sentir. Ozzie regretta de ne pas avoir apporté un foulard pour se couvrir le nez. Les gens se déplaçaient à vélo ou à dos d’animal. Les chevaux, tout comme les galens de Kiska, déambulaient lentement. Il y avait aussi de gros lontrus, des octopodes poilus qui devaient souffrir de la chaleur, des tands, des finnars, et même un bamtran géant tirant une charrette de la taille d’un bus. Ces animaux domestiqués servaient soit de montures, soit de bêtes de somme. Les piétons et les cyclistes slalomaient entre les excréments qui jonchaient la chaussée, mais il était très difficile de faire abstraction de l’odeur. Plus Ozzie s’enfonçait dans la ville, plus il voyait de bâtiments en bois ou en pierre. Les toits de chaume étaient nombreux. Des cheminées en brique ou en terre cuite crachaient des volutes de fumée bleue ; l’odeur du bois et de la nourriture se mêlait à celle des animaux. Presque toutes les parois étaient couvertes de plantes grimpantes, qui accentuaient encore la pauvreté du décor. Elles ne semblaient pas avoir été plantées là pour leurs vertus décoratives. Parfois, elles enveloppaient si parfaitement les maisons que les ouvertures des fenêtres étaient à peine visibles. Sous les pieds d’Ozzie, les pavés avaient cédé la place à du gravier maculé de boue et de fumier. Sur un promontoire, dominant la bourgade, il reconnut le bâtiment rectangulaire et net de la mission culturelle du Commonwealth, mais c’était le dernier endroit où il avait envie de se rendre. D’autant que celle-ci n’avait rien à voir avec le Conseil de l’exoprotection. Ozzie continua à marcher. Comme il s’y attendait, son ordinateur de poche ultra-sophistiqué était presque inutilisable, obligé qu’il était de travailler à son niveau le plus basique, avec de fréquentes coupures. Il n’y avait pas de cybersphère à laquelle son assistant virtuel aurait pu le connecter. En revanche, ses tatouages paraissaient fonctionner normalement. Les deux jours passés dans une clinique d’Augusta afin de se faire implanter de nouvelles puces et des tatouages supplémentaires n’avaient pas été vains. Les dispositifs utilisés par les Silfens pour brouiller la technologie humaine n’avaient aucun effet sur la technologie bioneurale. L’auberge, Le Dernier Poney, était une longue bâtisse de bois, dont la façade ne tenait plus guère que grâce au concours de la vigne qui l’avait colonisée de haut en bas. Sous les avant-toits, de grandes feuilles indigo absorbaient l’humidité ambiante, qui était ensuite injectée dans la plomberie du bâtiment. Une douzaine de gamins s’amusaient dans la cour poussiéreuse. Les garçons portaient des pantalons et des chemises mal taillées dans des matières naturelles brun foncé ou grises. La plupart des filles étaient vêtues de robes effilochées, rapiécées. Leurs cheveux longs et ébouriffés formaient des halos de mèches épaisses autour de leur visage. Ozzie leur sourit, ravi. Ils étaient comme des anges miniatures, heureux et curieux de tout. Il ne pouvait certes pas passer inaperçu avec son allure d’étranger et ses beaux habits. Les enfants s’arrêtèrent de jouer et se mirent à chuchoter en lui lançant des regards en coin. Une petite fille âgée d’environ sept ans, probablement la plus dégourdie de la bande, s’approcha de lui. Elle portait une simple robe chasuble de couleur fauve. — Tu es nouveau ici, dit-elle. — C’est vrai. Je m’appelle Ozzie, et toi ? — Chatoiement de lune, répondit-elle avec un grand sourire, mais tu peux m’appeler Luna. Ozzie résista à la tentation de lever les yeux au ciel. Silvergalde avait deux lunes jumelles gravitant à moins de cinq cent mille kilomètres. — C’est très joli. Dis-moi, tu connais un endroit sympa pour passer la nuit dans cette ville ? — Ben, ici, fit-elle en levant un bras tout fin pour désigner Le Dernier Poney. — Merci, dit-il en lui jetant une pièce de cinquante cents terriens, qu’elle rattrapa au vol en le gratifiant d’un beau sourire édenté. Ozzie écarta les feuilles duveteuses de la vigne locale et entra dans l’auberge. Le bar principal se résumait à une pièce rectangulaire dotée d’un comptoir. De lourdes tables en bois, noires de crasse et de bière, prenaient presque toute la place. Des rais de lumière intense transperçaient les ténèbres poussiéreuses de la salle. Un énorme âtre en brique, flanqué de deux fours en fonte, occupait le mur du fond. Le foyer, qui dispensait une faible lumière rougeoyante, contenait un mélange de cendres et de braises, ainsi que des restes de bûches noircies. Presque toutes les têtes se tournèrent vers lui. Le flot des conversations s’assécha brusquement. La situation était tellement stéréotypée qu’il eut envie d’en rire. Il s’avança jusqu’au comptoir. Le propriétaire, un Indien d’Amérique à la longue chevelure grise nouée en queue-de-cheval, s’approcha de lui. — Bonjour, dit poliment Ozzie. J’aimerais boire quelque chose et une chambre pour la nuit, s’il vous plaît. — Bien sûr. Une bière, ça vous ira ? Ozzie jeta un coup d’œil aux étagères fixées au mur. Il y avait là cinq gros barils de bois et diverses bouteilles qu’il ne reconnut pas. — Vous avez de la bière de froment ? Le propriétaire cligna des yeux, comme si ce n’était pas la réponse qu’il attendait. — Oui, fit-il en prenant un grand verre, qu’il remplit à l’un des fûts disposés derrière lui. À côté d’Ozzie, deux hommes accoudés au comptoir échangeaient des regards pleins de sous-entendus. Puis de ricaner dans leur barbe. — Quelque chose ne va pas ? demanda-t-il. Le plus petit des deux se tourna vers lui. — Moi, ça va. Dites, vous êtes là pour les Silfens ? — Jess, le mit en garde le propriétaire, je ne veux pas de problème chez moi ! — Oui, j’aimerais bien les rencontrer, répondit Ozzie. — Je m’en doutais. Vous avez le profil. — Le profil ? Pendant une fraction de seconde, Ozzie se demanda s’il parlait de la couleur de sa peau. Les préjugés n’étaient plus ce qu’ils étaient à l’époque de son enfance à San Diego, mais cela ne signifiait pas pour autant qu’ils avaient complètement disparu. Il connaissait plusieurs planètes franchement hostiles aux personnes de couleur. Mais il ne savait pas grand-chose de Silvergalde. — Des gens riches, cracha presque Jess d’un ton dédaigneux. Jeunes. Qui ne travaillent pas pour manger, puisque leurs familles sont pleines de fric. À la recherche de nouvelles sensations. — Et alors, je vais les trouver, ces nouvelles sensations ? — Ça, je m’en balance. Le propriétaire posa la bière devant Ozzie. — Ignorez-le, dit-il. Les Silfens y arrivent très bien… Quelques clients partirent d’un rire moqueur. Jess fronça les sourcils. Ozzie voulut prendre son verre, mais l’Indien lui attrapa vigoureusement le poignet. — Vous comptez payer comment ? Ici, vos tatouages ne servent à rien. — Qu’est-ce que vous préférez ? dit Ozzie en produisant son portefeuille. Des dollars terriens, d’Augusta, des euros ? Il s’abstint de mentionner les pièces d’or qu’il gardait dans une poche secrète. — Ah ! s’exclama le propriétaire, satisfait, en découvrant ses dents jaunes. Enfin un visiteur élégant. Alors, disons cinq dollars terriens, monsieur. — Eh ben ! Je suppose que ça comprend le prix de la chambre… — Je ne me fatiguerai pas pour moins de trente dollars. — Trente dollars ? Je n’ai que quinze dollars sur moi, et j’ai besoin d’acheter des provisions. Après trois minutes de marchandage, il accepta de payer son verre et la chambre dix-sept dollars. Tout en comptant l’argent, il sirota sa bière. Elle était un peu foncée pour une bière au froment, mais au moins avait-elle assez bon goût. Dommage que l’homme ait cru bon d’y ajouter une rondelle de citron. Le patron empocha joyeusement les billets tout neufs. — Orion ! Conduis ce monsieur à sa chambre. Le gamin n’avait pas plus de quinze ans. Il portait un pantalon noir et un vieux tee-shirt violet affublé de l’hologramme en spirale d’une quelconque formation d’immersion sensorielle totale - Ozzie fut surpris de constater que la chose fonctionnait toujours. Ses cheveux roux, épais et bouclés n’avaient pas été coupés depuis un bon moment et rivalisaient presque avec la tignasse d’Ozzie. De longs membres osseux, un sourire malicieux, des taches de rousseur, des yeux verts pétillants, une croûte sur le coude - il avait tout du casse-cou. Sans rien demander au client, il prit la selle, la jeta avec difficulté sur son épaule et s’en alla. — Par ici, monsieur. Les chambres, étonnamment propres et bien tenues, se trouvaient dans une annexe, à l’arrière. Celle d’Ozzie contenait un simple lit de camp, une commode et une table sur laquelle trônait un broc d’eau en porcelaine blanche. À côté d’une petite cheminée débordant de bois d’allumage était disposée une pile de bûches. Au-dessus du lit pendillait un piège à rêves, dont la présence interpella Ozzie - il s’agissait en effet du premier indice de spiritualité qu’il rencontrait sur cette planète. Orion posa la selle sur le lit et sourit, l’air d’attendre quelque chose. Ozzie lui mit un billet d’un dollar dans la main. — Quand on est un étranger, comme moi, on a toujours besoin des services d’un garçon perspicace comme toi. Orion, c’est ça… ? — Oui, monsieur. — Appelle-moi Ozzie, comme tout le monde. Ça me rend un peu nerveux quand on me donne du « monsieur ». Le type, en bas, est ton père ? — Non, c’est Gros Ours, le proprio. Je ne sais pas où sont mes parents. Ils ont emprunté les chemins il y a très longtemps. Il ne semblait pas particulièrement peiné, remarqua Ozzie. — Alors, qui s’occupe de toi ? — Ben moi, répondit le garçon en plissant le front. — Bien sûr. Excuse-moi, petit. — Comment ça, « petit » ? — C’est juste une façon de parler. Je dis cela à tout le monde. — D’accord… —Bien. Je vais avoir besoin de quelqu’un pour me guider dans cette ville. Ça t’intéresse ? — Et comment. Je sais où sont les filles, dit le gamin en lui faisant un clin d’œil. Je vous aiderai à les rencontrer. Sa réponse choqua Ozzie. Un maquereau de quinze ans ? Non - juste un môme livré à lui-même depuis trop longtemps. Des souvenirs désagréables de sa propre adolescence revinrent à sa mémoire. — Merci pour ton offre, mec, mais je ne suis pas venu ici pour ça. — Vu. En tout cas, si vous avez besoin de quelque chose, n’hésitez pas à demander. Je connais cette poubelle comme ma poche. — Je n’en doute pas. Pour le moment, j’ai juste besoin d’un cheval, et peut-être d’un guide. Orion pencha la tête sur le côté et envisagea Ozzie d’un autre œil. — Vous êtes venu pour voir les Silfens ? — Tu lis en moi comme dans un livre ouvert. Oui, je veux voir les Silfens. Pour commencer, en tout cas… — Ah, vous voulez emprunter leurs chemins ! Ça ne marche pas, leur truc. Pas comme ça. Ce n’est pas comme le train. Vous ne pouvez pas vous pointer n’importe comment et espérer que ça arrive. — Tu crois ? — Des gens comme vous, on en voit tout le temps. Ils arrivent tout contents, et ils s’enfoncent dans la forêt. On les revoit deux semaines plus tard, crottés et affamés… Enfin, si on les revoit, ajouta-t-il d’un air sérieux. À part se perdre, je ne vois pas ce qu’on peut faire dans la forêt. Par contre, je peux vous conduire jusqu’aux Silfens sans aucun problème. Je connais les clairières où ils se réunissent. Les plus proches, en tout cas. — J’ai déjà vu les Silfens à de nombreuses reprises. — Alors, vous êtes là pour quoi, si c’est pas pour les filles ou pour les Silfens ? — Tu l’as déjà dit. Ce qui m’intéresse, ce sont leurs chemins. Je veux m’enfoncer profondément dans la forêt et trouver un passage vers d’autres mondes. — Très bien. Vous faites ce que vous voulez de votre argent. Vous trouverez un cheval chez M. Stafford. Il a aussi des chiens, des lontrus. Il les tient toujours prêts pour les étrangers. D’ailleurs, ça lui rapporte pas mal d’argent. Je vous conseille de négocier un peu. Ça fait un bout de temps qu’on n’a pas eu de nouveau visiteur. — Merci. Et pour ce qui est du guide… J’en ai besoin ou pas ? — Je vous ai déjà dit que je pouvais vous montrer où les Silfens vivent. Je les connais, ajouta-t-il en sortant de sous son tee-shirt un cordon en cuir auquel était accroché un petit pendentif. Ozzie l’examina avec curiosité. Il s’agissait d’une perle nacrée et dorée, enserrée dans un fin maillage de platine. De minuscules étincelles bleu pâle fleurissaient puis mouraient sous sa surface translucide, comme s’il contenait un essaim de papillons phosphorescents d’Aphelli. — C’est très beau. — Ce sont mes amis, dit fièrement Orion. Ce pendentif est un gage d’amitié. — Quand te l’ont-ils donné ? — Il y a très longtemps. Quand j’étais petit, mes parents m’emmenaient souvent camper dans la forêt. Là-bas, je jouais avec les Silfens. Je les aime bien, même s’ils sont un peu bizarres. — Tu jouais avec eux ? Avec les Silfens ? — Bien sûr. C’est pas un scoop. Ils adorent les enfants. Les enfants leur ressemblent plus que les adultes. Enfin, c’est ce que disait papa. Il m’emmenait toujours avec lui quand il allait dans la forêt. Comme ça, il était certain de les rencontrer. — Et vous jouiez à quoi ? — À plein de trucs. On grimpait aux arbres, on nageait, on jouait à chat. Tout ça. — Et ils t’ont montré les chemins ? — Non. Je vous l’ai déjà dit. Personne ne sait où sont ces chemins. Surtout pas les vantards qu’on croise dans les bars. — Évidemment… Orion rangea le pendentif sous son tee-shirt. — Donc, si vous voulez, je peux vous conduire à eux. Ce sera cinq billets par jour, plus la nourriture. — Je pense que tu ferais mieux de rester ici. Tu pourrais, par exemple, aller à l’école. — Pour quoi faire ? — Je ne sais pas. Pour t’instruire, peut-être ? C’est à cela que servait l’école quand j’avais ton âge. En tant qu’adulte civilisé, il aurait pu dire bien d’autres choses. Il aurait pu lui parler de services sociaux, de soins médicaux, mais il ne le fit pas. Il avait appris quelque chose durant ses longues années - décennies, même - de méditation : ne pas interférer. À moins d’être le témoin d’un événement monstrueux et brutal. Il ne pouvait pas être responsable de tout le monde. Nigel et lui avaient donné à l’humanité la possibilité de vivre de mille manières différentes. Chacun était libre de choisir. Toutefois, c’était dur de voir des enfants dans de telles conditions, car on ne leur avait pas donné le choix. — Merci, mais je sais ce dont j’ai besoin, dit Orion. — Je ne suis pas policier. Quand tes parents sont-ils partis ? — J’en sais rien. Ça fait longtemps. Ils se sont éloignés pendant que je jouais avec les Silfens. Je les ai cherchés pendant des jours, puis je suis revenu en ville parce que j’avais faim. Les Silfens mangent les fruits de la forêt, mais nous, ça ne nous suffit pas. Parfois, ils me manquent. Enfin, je crois. Ozzie soupira et sortit son portefeuille. — Écoute, j’ai pas mal d’amis dans le Commonwealth, des familles qui seraient heureuses de s’occuper de toi. Je peux t’acheter un billet de train. Qu’est-ce que tu en penses ? — Si je pars, il n’y aura personne pour accueillir maman et papa quand ils seront de retour. Il ne savait pas quoi faire, ce qui, d’une façon singulièrement triste, était amusant. Le grand Ozzie était désarçonné par un gamin qui refusait son aide. — D’accord, finit-il par dire en sortant une poignée de billets de vingt dollars. Mais achète-toi des vêtements décents et un bon repas. — Waou ! fit Orion, les yeux exorbités, en tenant les billets à bout de bras. Vous devez être sacrément riche, monsieur. Heu ! je veux dire Ozzie. — Je le suis. Donc tu fais ce que je te dis, sinon tu auras des ennuis. Pour commencer, conduis-moi à cette écurie et aide-moi à acheter des provisions pour le voyage. Les préparatifs lui prirent deux jours, soit un peu plus que prévu, mais Lyddington ne grouillait pas vraiment de commerçants et d’hommes d’affaires avisés. La moitié des habitants de la ville se comportaient comme s’ils étaient drogués. Et, apparemment, c’était effectivement le cas. Il y avait des enfants partout. L’école ne semblait pas obligatoire, et les gosses apprenaient ce que leurs parents étaient capables de leur enseigner. Néanmoins, sa mission s’organisa tant bien que mal. M. Stafford fut heureux de le voir et ne fit montre d’aucun scepticisme lorsqu’Ozzie lui parla de son projet d’excursion dans la forêt. — Pas mal de mes clients sont comme vous, confia-t-il. Je vous propose, comme à eux, de vous racheter la bête à votre retour. Quelques-uns ne sont jamais revenus, mais il m’arrive souvent de penser à eux. Je les imagine arpentant des mondes éparpillés dans toute la galaxie. Qui sait où ces chemins mènent ? Il n’y a malheureusement pas de cartes, alors méfiez-vous des scélérats qui prétendent en posséder. Ces derniers spécimens étaient effectivement nombreux, puisqu’on lui proposa de lui vendre une carte des chemins silfens une bonne douzaine de fois. On lui montra des par-chemins prétendument anciens, couverts d’enluminures, de magnifiques dessins d’animaux et de plantes, de constellations inconnues des astronomes du Commonwealth. On présenta des gravures « originales », représentant des sortes de runes indéchiffrables, des morceaux de papier vieilli, retrouvés dans les poches de quelque intrépide voyageur. Ozzie n’en acheta aucune, mais apprécia l’effort fourni pour élaborer ces pièges à touristes. En revanche, M. Stafford le persuada d’acheter un lontrus pour porter ses bagages. Il n’y aurait pas grand-chose à manger dans la forêt, surtout si son voyage le menait dans des contrées inconnues, aussi une grosse bête docile, capable de transporter une quantité importante de provisions ne lui serait-elle pas inutile. Dans une sellerie, Ozzie trouva un harnais avec des sacs. Puis il demanda à M. Stafford de ferrer à neuf son cheval, une jument couleur feuille-morte baptisée Polly. Enfin, il rendit visite à divers marchands, auxquels il commanda de la nourriture séchée. Il partit le troisième jour, comme le soleil doré pointait le bout de ses rayons derrière l’horizon, tandis qu’une brume épaisse s’accrochait aux cours d’eau. Il avait plu toute la nuit, et l’herbe améthyste était encore mouillée. Le paysage lui parut neuf, ce qu’il considéra comme un bon présage. Malgré le bon accueil que lui avaient réservé l’Indien et M. Stafford, il n’était pas mécontent de partir. Les mœurs nocturnes du Dernier Poney - chanter au son d’un piano désaccordé, boire de la bière à s’en faire exploser la panse et mettre le feu aux pets de son voisin - n’étaient pas faites pour lui. Deux siècles plus tôt, il se serait volontiers joint aux clients - plus les jeux étaient puérils, plus il les appréciait. Mais, comme il l’avait découvert petit à petit, l’âge changeait les hommes, faisait d’eux de vieux sages. Et ce, en dépit des rajeunissements successifs. En dehors de la ville, il croisa de nombreuses fermettes entourées de champs soigneusement délimités par des buissons d’aubépine et des frênes, parmi lesquels il zigzagua en empruntant des chemins de terre. Les paysans étaient déjà à pied d’œuvre, les éleveurs rassemblaient leurs vaches pour les traire. Les champs cédèrent bientôt la place à de vastes prés entourés de clôtures délabrées. Des animaux importés de vingt mondes différents broutaient et grignotaient des balles de foin sans faire attention à lui. Progressivement, le terrain s’éleva dans son dos et la mer disparut. Les ornières caillouteuses des chemins de terre disparurent définitivement au profit d’un simple chemin d’herbe piétinée. Le lontrus le suivait tranquillement, sa fourrure gris-brun se balançant en rythme contre ses huit pattes. Il était aussi long que Polly, tout en étant bien plus petit. Toutefois, il était aussi deux fois plus résistant que n’importe quel cheval. Sa tête, très osseuse, avait la forme d’un coin, au sommet duquel on aurait serti deux yeux chassieux et rapprochés. Sa mâchoire puissante lui permettait d’arracher d’épaisses touffes d’herbe sèche. De fait, lorsqu’ils étaient affamés, les lontrus étaient connus pour ravager des paysages entiers. Ozzie repéra des maisonnettes à moitié dissimulées dans les replis de terrain, comme si elles étaient en train de couler. Mais plus le temps passait, moins elles étaient nombreuses. Naïvement, il s’attendait à ce que l’horizon soit plus grand. Cette planète était si vaste… Seul le silence qui y régnait était à la mesure de ses proportions. L’atmosphère étouffait les sons, ce qui avait un effet apaisant et étrange. Il n’y avait même pas d’oiseaux entre la mer et la forêt, juste un paysage de campagne, parcouru par des ruisseaux, déformé par des mamelons de terre. Même les arbres étaient rares. Alors, il comprit que l’absolu silence était dû à l’absence d’insectes, ou à leur discrétion, car il ne les entendait ni voler ni ramper. Ce qui n’était pas naturel. Après trois heures de marche, il atteignit la lisière de la forêt qui recouvrait le sol au pied de la montagne, pareille à une couverture sombre. Elle lui sembla d’abord modeste, puis il comprit qu’elle s’étendait presque à l’infini, contournant les massifs, emplissant les vallées. À plusieurs reprises, il avait failli s’éloigner de son chemin, tant celui-ci était difficile à distinguer au milieu de l’herbe épaisse et des fleurs sauvages. Heureusement, Polly savait ce qu’il attendait d’elle et l’aidait à corriger ses erreurs d’appréciation. Droit devant lui, il vit deux piliers blancs sur la toile de fond verte de la forêt ; c’étaient des colonnes de marbre hautes de six mètres environ. Deux personnages vaguement humanoïdes trônaient à leur sommet. Des siècles, peut-être même des millénaires d’érosion avaient effacé les détails de leurs traits. Ces piliers, il le savait, étaient les seuls vestiges silfens jamais découverts. Personne ne savait réellement à quoi ils servaient, ni ce qu’ils représentaient. Tout juste supposait-on qu’ils marquaient le début d’un chemin. Polly et le lontrus passèrent entre eux comme si de rien n’était. À la base d’un des piliers, Ozzie vit les restes en bois de quelque construction humaine depuis longtemps abandonnée. Juste derrière, il eut le temps d’apercevoir un rectangle de pierre recouvert de mousse couleur caramel et ceint de mauvaises herbes. Le mur d’arbres commençait trois cents mètres plus loin. Des oiseaux se firent entendre dans le ciel, puis les premières rangées de troncs apparurent. Ils étaient assez petits, semblables aux hêtres terriens et leurs feuilles, d’un vert vif, longues comme des doigts d’homme, bruissaient dans le vent à la manière de bannières miniatures. Vinrent ensuite des pins aux aiguilles d’un gris d’étain, fines et aiguisées. L’herbe était beaucoup moins haute, le chemin parfaitement visible. Les arbres semblaient à présent plus vigoureux, la canopée empêchait la lumière du soleil d’atteindre le sol. Le bruit des sabots de Polly était presque complètement étouffé par le terreau de feuilles et d’aiguilles pourries. En quelques minutes à peine, Ozzie se retrouva entièrement cerné d’arbres. Des lettres et des flèches étaient gravées sur les troncs, mais il n’en avait pas besoin : le chemin se dessinait devant lui comme une avenue. De part et d’autre, la forêt était si dense qu’il était presque impossible de bifurquer. Le calme l’enveloppa de nouveau. Les oiseaux nichaient bien trop haut pour être entendus. Les arbres étaient plus diversifiés qu’il ne l’avait cru. Il vit des feuilles argentées et duveteuses, des triangles bordeaux plus grands que sa main, des ronds jaune citron ou blancs. Les écorces étaient tout aussi différentes, allant du noir mat qui s’effrite, au bronze dur comme de la pierre. Des noix et des baies pendouillaient par grappes entières au-dessus de sa tête. Des plantes grimpantes au feuillage bleu et blanc avaient colonisé des arbres entiers. Certaines étaient si âgées qu’elles étaient aussi épaisses que des branches. Une heure plus tard, il aperçut ses premiers animaux sauvages. Des silhouettes rapides, au pelage brun, qui s’enfuyaient dès qu’il s’approchait trop près. Même ses implants rétiniens avaient du mal à capter leur image. Néanmoins, il pensait avoir affaire à des herbivores. Lorsqu’il croisa un premier ruisseau, il mit pied à terre pour laisser Polly et le lontrus boire. C’est alors qu’il se rendit compte qu’il avait mal partout. Cela faisait des lustres qu’il n’avait pas fait de cheval. Il appuya les poings dans le creux de ses reins et s’étira, grognant à mesure que ses vertèbres se décoinçaient en craquant. Les muscles de ses cuisses se mirent à frissonner, proches de la crampe. Dans sa valise de secours, il transportait tout un éventail de baumes et de crèmes, qu’il se promit d’utiliser le soir même. De grandes pierres plates permirent aux bêtes de traverser le ruisseau sans se mouiller les sabots. Les bottes d’Ozzie se montrèrent parfaitement étanches. Après cela, il continua à marcher, en espérant que ses douleurs se calmeraient. Subitement, il entendit des bruits de sabots dans son dos. Il était hors de question de remonter à cheval et de s’enfuir au galop - ses fesses le faisaient bien trop souffrir - aussi attendit-il patiemment. Un poney fit son apparition. Ozzie grogna en voyant qu’il était monté par Orion. Le garçon sourit joyeusement et se dirigea vers une Polly impassible. — J’avais peur de ne pas réussir à vous rattraper, dit-il. Vous êtes parti très tôt. — Doucement, doucement, dit Ozzie en levant les deux mains. Qu’est-ce qui se passe ici ? Où est-ce que tu vas comme ça ? — Je viens avec vous. — Non. Sûrement pas ! — Je sais qui vous êtes, dit Orion en lui lançant un regard noir. — Et alors ? Moi, je sais que tu vas retourner à Lyddington illico presto. — Vous êtes Ozzie, lança Orion, comme pour le provoquer. Vous avez inventé les portails, vous avez arpenté des centaines de planètes. Vous êtes l’homme le plus vieux et le plus riche du monde. — Ouais, certaines de ces conneries sont presque vraies, mais ça ne fait aucune différence. Moi, je continue et, toi, tu rentres chez toi. Point. — Je peux vous rendre service. Je vous ai dit la vérité, les Silfens sont vraiment mes amis. Je vous aiderai à les trouver. — Je ne suis pas intéressé. — Vous allez trouver les chemins silfens, dit Orion, tout excité. Je sais que vous allez réussir. J’ai vu plein de types essayer et revenir la queue entre les jambes, mais, vous, vous êtes différent, vous êtes Ozzie. Je veux venir avec vous, ajouta-t-il en baissant les yeux. Vous êtes Ozzie. Vous allez réussir. Je le sais. — Merci pour ce vote de confiance, mais tu fais partie des non-partants. — Ils sont là-bas, chuchota le garçon, comme s’il confessait un terrible secret. — Qui ça ? De quoi parles-tu ? demanda calmement Ozzie. — Maman et papa. Ils sont là-bas, sur ces chemins. — Nom de… Bon, écoute-moi bien. Je ne vais pas les retrouver. Je suis désolé, vraiment, mais ils sont partis. Je sais que c’est très difficile pour toi, toutefois tu dois retourner en ville. Lorsque je reviendrai, je ferai tout ce que je peux pour toi, je te le promets. On te trouvera une nouvelle maison, on cherchera ta famille, et je t’emmènerai visiter un tas d’endroits merveilleux. — Je veux venir avec vous ! cria Orion. — Je ne peux pas te laisser faire ça. Un jour tu comprendras. — Ah ouais ? ricana le garçon. Et vous allez faire comment pour m’empêcher de vous suivre ? Hein ? Comment ? — Je… Bon, écoute… — Je vais vous suivre, quoi qu’il arrive, renchérit Orion en défiant Ozzie du regard. Peut-être même que je vais vous précéder, puisque vous ne connaissez pas le chemin. Ouais, en fait, je n’ai même pas besoin de vous. J’irai tout seul, et je trouverai les Silfens pour mon propre compte. — Vaut-il mieux entendre cela qu’être sourd ? — S’il vous plaît, implora le garçon. Le voyage n’est pas dangereux. Vous n’aurez pas à vous en faire pour moi. En plus, je ne vous ralentirai pas, je suis très bon cavalier. Pour la première fois depuis plus de trois siècles, Ozzie était désemparé. Il n’avait d’autre issue que ramener ce môme en ville et le confier aux autorités. Sauf qu’il n’y avait pas d’autorités à Lyddington… Il pourrait le laisser aux employés de CST, qui seraient honorés d’exécuter ses instructions. Il pourrait l’envoyer sur une planète, loin de Silvergalde. Un monde qu’il haïrait. On le forcerait à aller à l’école et on ferait de lui un citoyen modèle. Et si par miracle ses parents biologiques refaisaient leur apparition, ils n’auraient aucune chance de le retrouver. Ceci dit, comment faire pour le ramener en ville ? En le ligotant et en le jetant sur la croupe de Polly ? — Et merde ! — Je savais que vous accepteriez ! lâcha Orion avant de partir d’un ricanement nerveux. Ozzie fut réveillé une heure avant le lever du jour par l’alarme à l’ancienne de son assistant virtuel. Il ouvrit lentement les yeux et jeta un regard alentour avec sa vision infrarouge. Le garçon était couché à quatre ou cinq pas de là sous un morceau de bâche goudronnée tendu sur des piquets en bambou. Le feu qu’ils avaient allumé la veille n’était plus qu’un monticule rougeoyant. Et encore, sans ses implants rétiniens se résumerait-il à un tas noir et fumant. Sa vision infrarouge lui permettait aussi de voir les créatures de petite taille qui gambadaient sous les arbres majestueux et qui grignotaient des cosses et des fruits à écale. Il resta plusieurs minutes sans bouger. Durant la nuit, il avait élaboré un plan : se réveiller tôt, éloigner lentement Polly et le lontrus du camp, avant de s’enfuir au galop. La veille, le chemin s’était ramifié plusieurs fois, et il lui serait facile de semer le petit. La forêt était très vaste - il avait étudié les cartes dessinées lors de la première expédition de CST. Elle s’étirait sur plus de trois cents kilomètres au-delà des montagnes. Par endroits, elle rejoignait même d’autres forêts, même celles, plus vastes encore, qui couvraient la quasi-totalité de ce continent massif. Orion ne le retrouverait jamais. Il le chercherait pendant un jour ou deux, puis s’en retournerait chez lui, dans cette ville qu’il connaissait si bien. Oui, il abandonnerait ce môme - un orphelin - dans cette immense forêt. Fait chier ! Orion grogna un peu, ses yeux roulèrent sous ses paupières. Il devait faire un rêve désagréable. Ozzie s’aperçut que son épaule sortait de sous la couverture et qu’il frissonnait. Il se leva pour le border. Immédiatement, le visage du gamin se radoucit et il se calma. Deux heures plus tard, Orion se réveilla pour de bon. Ozzie avait rallumé le feu et était en train de s’occuper du petit déjeuner. À sa grande satisfaction, les tablettes de lait étaient très efficaces. Il suffisait de les plonger dans de l’eau froide pour que, avec force pétillements, l’ensemble se transforme en un délicieux liquide blanc et crémeux, dans lequel Ozzie choisit d’effriter une galette d’avoine. Il prépara également des œufs brouillés et coupa des tranches de pain irrégulières dans une miche dure comme de la pierre achetée chez un boulanger de Lyddington. Pour finir, il fit du thé en faisant infuser de véritables plantes séchées - il préférait garder ses tablettes pour plus tard. En regardant le garçon manger comme s’il n’avait rien avalé depuis plusieurs jours, Ozzie révisa à la baisse son estimation de leur autonomie. — J’ai apporté de la nourriture, dit Orion, qui devait avoir lu dans ses pensées. — Vraiment ? — De la viande séchée et du pain de voyageur, bien sûr. Par contre, vos tablettes n’existent pas à Lyddington. — Tu as pensé à prendre une pompe à filtre ? Une expression coupable voila le visage couvert de taches de rousseur du garçon. — Non, avoua-t-il. Ozzie lui montra comment fonctionnait la sienne. Il fixa l’engin au goulot de sa gourde, plongea celle-ci dans le ruisseau, puis actionna la pompe manuelle, qui contenait des filtres en céramique. Elle n’était pas réellement aussi efficace qu’une passoire moléculaire, mais au moins permettait-elle d’éradiquer les bactéries les plus dangereuses. Le garçon remplit sa vieille gourde en plastique avec l’eau filtrée par Ozzie. — Je suppose que tu as pensé au dentifrice ? Non, il n’avait pensé ni au dentifrice ni au savon. Ozzie lui prêta son tube et rit en voyant la mine d’Orion se décomposer quand le gel se mit à mousser dans sa bouche. Le garçon cracha furieusement et se rinça plusieurs fois. Les réactions chimiques étaient les mêmes ici qu’ailleurs. En revanche, son ordinateur de poche persistait à demeurer aussi muet qu’un galet. Le brouillage - à défaut de savoir comment les Silfens s’y prenaient, il utilisait le terme courant - s’intensifiait à mesure qu’il s’enfonçait dans la forêt. Même ses biopuces commençaient à montrer des signes de faiblesse, et son interface visuelle en était réduite à ses fonctions de base. En tant que physicien, Ozzie était fasciné par ce phénomène. Tout en reprenant la route, il commença à élaborer des modèles mathématiques pour l’expliquer. — Ils sont tout près, annonça Orion. La matinée touchait à sa fin. Ils étaient remontés sur leurs montures après avoir marché un temps à leur côté afin de les reposer. Les arbres, autour d’eux, étaient plus sombres que la veille ; les pins se faisaient de plus en plus nombreux. Néanmoins, la visibilité était meilleure car la canopée était moins dense. Une multitude de rais de lumière la transperçaient et tachetaient le sol. Du tapis d’aiguilles qui recouvrait le chemin montait une odeur délicieuse. — Comment le sais-tu ? demanda Ozzie, car même les lourds sabots du lontrus ne faisaient aucun bruit dans le terreau spongieux. Le garçon lui lança un regard en coin et exhiba son pendentif. À l’intérieur de son filet de métal, la perle brillait d’une lueur turquoise intense, comme si elle contenait un morceau de ciel. — Je vous ai dit que j’étais leur ami. Ils remirent pied à terre. Ozzie examina avec inquiétude les troncs gris les plus proches, comme s’il s’attendait à tomber dans une embuscade. Il avait déjà rencontré des Silfens à deux reprises en se promenant dans les forêts de Jandk en compagnie d’officiers culturels du Commonwealth. Pour être tout à fait honnête, il avait été un peu déçu. Les difficultés qu’ils avaient à s’exprimer avaient fait voler en éclats ses préjugés sur les espèces extraterrestres supérieures. En effet, parler aux Silfens revenait à parler à des enfants attardés. Ils couraient sans arrêt, sautaient partout, grimpaient aux arbres comme une classe de maternelle. Leur espièglerie et leur malice l’énervaient au plus haut point. Oui, il les entendait approcher. Des voix mélodieuses, aussi harmonieuses que des chants d’oiseaux, voletaient entre les arbres comme des papillons. C’était la première fois qu’il les entendait chanter - sur Jandk, ils s’étaient contentés de rire - car les Silfens ne se laissaient jamais enregistrer. Comme leurs voix se faisaient de plus en plus puissantes, il comprit que leur chanson était intimement liée à cette forêt. Elle suivait un rythme quasi hallucinogène, entrait en résonance avec les rayons de soleil et la brise légère. Il n’y distingua aucun mot, juste des notes murmurées par des gorges au registre infiniment plus étendu que celui des instruments à vent humains. Puis les Silfens apparurent. Ozzie tournait la tête dans tous les sens pour ne pas les perdre de vue, mais ils bondissaient de plus en plus vite, ajoutant des rires à leur chanson, surgissant de nulle part avant de disparaître derrière des troncs épais. Leur nature était par trop évidente ; ils figuraient parmi les mythes de toutes les civilisations humaines. Ozzie se tenait donc au milieu d’une forêt infinie peuplée d’elfes. Ils étaient bipèdes, grands, avec des membres très longs et un torse étonnamment courtaud. Leur tête était proportionnellement plus grande que celle des hommes. Ils avaient la face plate, de grands yeux félins, un nez fin et de longues narines étroites, mais pas de mâchoires. Au milieu de leur visage, une ouverture ceinte par trois cercles concentriques armés de minuscules dents pointues leur permettait de déchiqueter les végétaux dont ils se nourrissaient. Ce dernier détail leur donnait un aspect particulièrement sauvage, dès qu’ils ouvraient la bouche. La couleur de leur peau variait comme celle des hommes, mais elle n’était jamais aussi pâle que celle des Scandinaves. Elle était également beaucoup plus résistante, semblable à du cuir qui chatoierait comme de la soie. Ils portaient tous les cheveux longs, souvent jusqu’au milieu du dos. Toutefois, la plupart d’entre eux arboraient une natte épaisse, ornée de bandelettes de cuir. Tous, sans exception, étaient vêtus de la même toge courte, taillée dans un tissu or et cuivre aux reflets satinés. Leurs pieds nus possédaient quatre orteils aux ongles puissants. Leurs mains comptaient quatre doigts capables de se plier dans toutes les directions, ce qui leur conférait une agilité sans égale. — Vite, dit Orion. Suivons-les ! Il lâcha les rênes de son poney, mit pied à terre et disparut entre les arbres. — Attends ! cria Ozzie en vain. Le garçon ne l’écoutait plus. Il courait aussi vite qu’il pouvait derrière les Silfens chantant et dansant. — Putain de… Ozzie sauta maladroitement au sol, attrapa les rênes de Polly et s’enfonça dans la forêt en la tirant derrière lui. Les Silfens et Orion s’étaient volatilisés, et il ne put les suivre qu’à l’oreille. Il devait constamment baisser la tête et avancer en zigzag pour éviter des branches épaisses, au grand dam d’une Polly presque affolée. Le sol se fit soudain plus humide, ralentissant davantage leur progression. Après cinq minutes de poursuite, il était écarlate, essoufflé, et jurait dans quatre langues différentes, mais les chants se faisaient toujours entendre, peut-être même plus forts qu’auparavant. Il reconnut le rire d’Orion puis, une minute plus tard, déboucha dans une clairière entourée d’arbres aux troncs argentés, dont le feuillage formait un hémisphère presque parfait, culminant à plus de trente mètres de l’herbe grasse. Un ruisseau coulait en son centre et formait une petite cascade, qui venait alimenter un bassin situé à son extrémité. Dans le genre décor idyllique, on pouvait difficilement faire mieux. Les Silfens, près de soixante-dix, étaient tous là. Certains d’entre eux montaient aux arbres en s’aidant de leurs griffes pour s’accrocher à l’écorce rugueuse. Les grappes de fruits pendillaient très haut, aussi devaient-ils grimper sur les branches les plus fines pour les attraper. Orion, lui, se tenait au pied d’un arbre et rattrapait avec enthousiasme les noix que faisait tomber un Silfen. — Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? aboya Ozzie, vaguement conscient de casser un peu l’ambiance. Orion se recroquevilla sur lui-même, sur la défensive. — Qu’est-ce qui se serait passé si je ne t’avais pas suivi, hein ? Et où est ton poney ? Comment vas-tu faire pour le retrouver ? Tu n’es pas dans un putain de jeu. On est en plein milieu d’une forêt non cartographiée, vaste comme la moitié de cette planète. Pas étonnant que tu aies perdu tes parents… Orion tendit lentement le bras et désigna quelque chose derrière Ozzie. — Mon poney est là, dit-il d’une voix chevrotante. Ozzie tourna les talons et tomba nez à nez avec un Silfen tenant les rênes du poney et du lontrus. Au lieu d’être soulagé et amusé, comme l’aurait été l’Ozzie de la légende, il entra dans une colère noire. — Nom de Dieu de nom de Dieu ! — On est sur le monde des Silfens, expliqua doucement Orion. Aucune mauvaise chose ne peut nous arriver. Ozzie fit les gros yeux au jeune garçon, puis se retourna vers le Silfen qui tenait les rênes. Allez, se dit-il à lui-même. Ressaisis-toi, ce n’est qu’un gosse. Un gosse qui ne devrait pas être là à foutre mes projets en l’air. Il entreprit de fouiller dans le pack mémoriel du langage silfen qu’on lui avait implanté à la clinique d’Augusta. Personne n’avait jamais enseigné la langue du Commonwealth aux Silfens. Cela ne les intéressait pas. — Merci d’avoir retrouvé nos animaux, prononça-t-il dans cette langue aux syllabes plus imprononçables encore que le gallois. Peut-être son interlocuteur ne l’avait-il pas compris. Le Silfen ouvrit la bouche, découvrant sa langue de serpent. Son instinct commanda à Ozzie de prendre ses jambes à son cou, mais sa mémoire culturelle implantée lui rappela qu’il s’agissait d’un sourire. Alors le personnage répondit dans une langue bien plus mélodieuse que la performance d’Ozzie ne l’avait laissé imaginer: — Nous sommes vraiment très heureux de vous avoir rencontré, cher Ozzie. Vos animaux avaient simplement besoin d’être guidés jusqu’à nous. Leur offrir notre aide était la moindre des choses, d’autant que, en plus de ne rien nous coûter, cela nous fait très plaisir. — Je suis ravi que vous vous rappeliez mon nom. C’ était pourtant sur un autre monde, il y a plusieurs décennies de cela. — Les trésors sont très importants pour ce que nous sommes. Et vous êtes un véritable trésor, Ozzie : l’homme qui a ouvert à ses semblables la porte des vrais chemins. — Je n’y serais pas arrivé tout seul, répondit Ozzie avant de se retourner vers Orion. Eh ! Toi ! Occupe-toi un peu de ce poney. Je crois qu’il ne serait pas opposé à l’idée de boire un coup. Orion prit les rênes de l’animal des mains du Silfen et le conduisit jusqu’au bassin, au pied de la cascade, en lançant des regards mécontents à Ozzie. Deux Silfens se baignaient dans l’eau claire, aussi agiles dans l’eau que dans les arbres. Orion les rejoignit bientôt. — Pourrais-je savoir qui vous êtes ? demanda Ozzie. —Je suis la fleur qui marche sous les neuf lunes du ciel, le rai de lumière qui transperce les ténèbres de minuit, la source qui bouillonne en plein désert. Oui, je suis tout cela. — Bon, d’accord, murmura Ozzie en prenant son temps pour composer une phrase. Je peux vous appeler Neuf Lunes ? — Vous êtes toujours aussi pressé, inconscient que vous êtes de ce qui fait le bonheur d’une aube dorée. — Bien, murmura de nouveau Ozzie. Je me doutais que ce ne serait pas facile. Il laissa Polly se promener dans l’herbe couleur lavande de la clairière. Les Silfens s’étaient rassemblés au bord du bassin. Certains produisirent des flasques, qui passèrent de main en main, tandis qu’ils mâchaient les baies et les fruits secs cueillis un peu plus tôt. Ozzie resta à côté de Neuf Lunes. Orion s’assit près d’eux et se mit à manger sa propre nourriture. — Nous arpentons les chemins, dit Ozzie. Cela amusa les Silfens, qui se mirent à gazouiller de joie - et force était de constater que la musique de leurs rires était un ravissement pour l’oreille humaine. — D’autres l’ont fait avant nous, leur rappela-t-il. Des gens éperdus de beauté et de mystère - ce que nous sommes tous, en vérité. — Oui, d’autres les ont arpentés avant vous, répliqua Neuf Lunes. Volontaires et habiles ils étaient. Et cette terre sanctifiée résonne encore du bruit de leurs pas. Oui, ils sont allés loin, très loin. Ils sont entrés dans la ronde de la félicité. — Et quels chemins ont-ils empruntés ? demanda Ozzie, qui avait le sentiment de maîtriser la conversation. — Tous les chemins sont un, Ozzie. Ils mènent à eux-mêmes. Commencer signifie terminer. — Commencer où ? — Commencer ici, dans le contentement des enfants, le gazouillis des oiseaux, la joie des terindas folâtrant dans les vallées venteuses. Commencer dans la musique et la lumière. — Je commence dans la musique et la lumière, mais où dois-je aller ? — Ozzie vient, Ozzie va, Ozzie vole, Ozzie voit de nombreuses étoiles, Ozzie vit dans une grotte, Ozzie quitte sa grotte, Ozzie voit les arbres, Ozzie vient. Le cercle est un. Les poils du cou d’Ozzie se hérissèrent à la mention de sa grotte. — Vous savez où vivent les merveilles, vous leur rendez souvent visite, vous les voyez, vous les vivez, vous y allez. Ozzie vous envie. Ozzie vient avec vous… Les Silfens rirent de nouveau en pointant la langue vers le ciel. — Ozzie s’en va, dit Neuf Lunes, en plongeant son regard noir sans fond dans celui de l’humain. Ozzie doit étreindre son être et ne pas se montrer craintif. Longues sont les saisons passées parmi nous. Mais vous êtes aimé de nous, car nous sommes tous les enfants des étoiles. Vous nous rejoignez dans notre danse éternelle, notre ronde sans fin. — Que devenez-vous dans cette noble immensité ? Que devenons-nous entre deux périodes de poussières d’étoile ? Là où je marche brûle l’espace infini. — Oui, vous marchez, mais la joie dans votre cœur n’est pas. Vous marchez, mais votre destin ne déroulez. Car marcher dans la forêt signifie exister. Regardez-nous, car votre destin nous sommes. — Arpentez-vous les forêts de notre planète mère ? — Toutes les forêts nous arpentons. Qu’elles soient enveloppées dans les ténèbres ou inondées de lumière. — Et celles de l’immensité ? Vous les arpentez aussi ? — Les ténébreuses, les lumineuses et les autres. En heurtant le noir et l’or, une marque terrible dans le ciel de midi vous laissez. Prenez garde aux ides hivernales. Ozzie remit de l’ordre dans son esprit, mais il avait peur d’avoir déjà perdu le fil de la conversation. Tous ceux qui avaient parlé aux Silfens avaient fait la même expérience. — L’humanité a besoin de voir ce que vous devenez. C’est pour elle que je suis venu jusqu’ici. Où est le chemin ? — Ce savoir est contenu dans l’air que nous respirons, dans l’eau que nous buvons, dans les aliments que nous mangeons.Réjouissez-vous car nous le partageons avec vous, car vivre en lui est glorieux. Regardez la nature épanouie. Si vous le pouvez, tordez le ciel et la terre à votre convenance, car ce qui a été sera. Les adieux et les réunions font partie de la ronde des mondes. Qui sommes-nous pour dire lesquels sont les plus réjouissants ? — La nuit, cet enfant pleure la perte de son père et de sa mère. — Nous pleurons tous, blottis dans le souffle du plus glacial des vents. Celui qui a perdu est celui qui se perd dans les ténèbres. Les Silfens se levèrent de concert. — Eh bien, merci, mec, dit Ozzie en anglais. C’était surréaliste à souhait. — Pressons-nous, car le quarral vole vers son nid au-delà du lac, de la vallée et de la rivière de la nuit. — J’espère que vous ne serez pas en retard. Neuf Lunes rejoignit les siens. Leurs chants emplirent une nouvelle fois la clairière. Bientôt, tous les Silfens eurent disparu dans la calme forêt. Ozzie laissa échapper un long soupir. Il se tourna vers Orion, qui semblait à la fois ennuyé et émerveillé. — Ça va, petit ? — Ils sont tellement différents, dit lentement le garçon. — Ouais, fit Ozzie. Soit ils sont perpétuellement défoncés, soit mon implant n’est pas aussi bon que l’affirmait la publicité. Quoi qu’il en soit, je n’ai pas compris grand-chose à ce qu’il a dit. — À mon avis, nous ne sommes pas censés y arriver. Ce sont des elfes. Nous autres, mortels, ne faisons pas partie de leur monde. Nous ne serons jamais capables de les comprendre vraiment. — En tout cas, ils sont aussi réels que nous - peut-être même davantage encore, si je ne me trompe pas. Je pige pourquoi nos hippies les aiment tant. Ils savent des choses qu’ils ne devraient pas savoir. Une vérité interdite dans un flot de paroles inintelligibles, et on les prend immédiatement pour des messies. — Qu’est-ce que vous voulez dire ? —Ils savent où j’habite.Selon moi, cela prouve formellement que je suis sur la bonne route - si tu me passes l’expression. — Quelle route ? — J’essaie de découvrir où les Silfens vont lorsqu’ils quittent la forêt. — Pourquoi ? — J’ai une question à poser aux choses qu’ils deviennent. — Quelles choses ? — Je n’en suis pas sûr. — C’est ridicule ! — Ouais, mec. On peut dire ça comme ça. — Peut-être qu’en chemin, on croisera papa et maman… — Honnêtement, j’en doute. — Neuf Lunes ne sait pas où ils sont, pas vrai ? — Tu nous as compris ? — En partie. Vous parlez très, très bien le silfen. — C’est parce que je triche, chuchota Ozzie en lui faisant un clin d’œil. C’est la seule manière de s’en tirer dans la vie. — Alors, où allons-nous, maintenant ? — Notre objectif n’a pas changé, dit Ozzie en jetant un regard circulaire sur la clairière - il n’était pas certain de savoir par où ils étaient arrivés. On emprunte le premier chemin qu’on trouve et on avance. On avance… 9 Si l’on en croyait la légende, l’astéroïde était une pépite d’or géante dont le cœur serait enterré, intact, sous le château. Quelle que fût sa composition, il avait une densité supérieure à la moyenne. Lorsque, deux siècles avant l’arrivée des humains, il avait heurté le continent sud de Lothian, il y avait creusé un cratère parfaitement circulaire de trois kilomètres de diamètre. Les parois internes étaient abruptes et faisaient près de cent cinquante mètres de hauteur, tandis que son pic central avoisinait les quatre cents mètres. « Pic » n’était toutefois plus le terme idoine pour décrire le monticule arrondi qui subsistait à l’arrivée des colons. Les premiers d’entre eux étaient des Écossais majoritairement originaires d’Édimbourg - des gens à la fois nostalgiques et dynamiques. Volontaires et courageux, ils bâtirent Leithpool, leur capitale, autour du cratère transformé en lac artificiel grâce aux eaux du High Forth, un fleuve détourné sept kilomètres en amont. Ils voulaient un château en son centre, évidemment, mais le pic central était loin de valoir celui qui accueillait la forteresse d’Édimbourg. Alors, tandis que l’eau montait lentement, des robots taillèrent la roche pour lui donner un profil plus acceptable. Quelques années plus tard, trois véritables pics s’élevaient au milieu du lac, des pics solitaires et escarpés qui n’avaient rien à envier à ceux des Alpes. Le plus haut d’entre eux abritait désormais un édifice de style bavarois, que l’on atteignait par une route en spirale. Sous le château, des bâtiments de granit s’agglutinaient de part et d’autre d’allées pavées au tracé alambiqué. En l’absence de terre pour les entretenir, il n’y avait ni parcs, ni arbres, rien que de la roche nue, exposée aux outils acérés des robots. Tandis que les travaux de construction progressaient, les institutions gouvernementales généreusement financées s’installèrent sur la planète : un parlement à l’allure rigoureuse, une cour suprême dans un palais baroque, des ministères semblables à des ruches hypertrophiées et une banque planétaire romane. Avec les équipes dirigeantes arrivèrent les restaurants luxueux, les hôtels, clubs, sièges sociaux de compagnie, théâtres, salles de concert, groupes de pression, associations et autres médias. Dans les sombres bâtiments officiels grouillaient des armées de représentants élus, d’assistants, de chercheurs, d’internes, d’épouses, de fonctionnaires et de souteneurs. Seuls les personnages les plus importants de cette mascarade habitaient Castle Mount. Les autres vivaient dans les villes qui avaient poussé sur les rives extérieures du lac. Banlieues et faubourgs s’étiraient, kilomètre après kilomètre, sur les pentes du cratère, accueillant plus de quatre millions et demi d’habitants. Leithpool était l’une des villes préférées d’Adam Elvin, car elle s’éloignait du schéma rigide et quadrillé qui prévalait sur les autres mondes. Ici, les rues en pente serpentaient, se croisaient et se ramifiaient de manière aléatoire. Les zones industrielles et résidentielles étaient séparées, mais la limite entre les deux mondes était parfois floue. Des parcs plantés sur de larges terrasses égayaient un paysage rocheux, mélange de naturel et d’artificiel. Un dense réseau souterrain, doublé de nombreuses lignes de tramways, réduisait le trafic privé au strict minimum. Un chemin de fer aérien reliait les principaux quartiers entre eux, puis descendait avec force méandres vers le versant nord-est du cratère, où se trouvait la station planétaire de CST. Adam arpentait le quart de cercle ouest de Prince Circle, la route qui longeait le bord du cratère. C’était le principal quartier commercial de la ville. Grands magasins et enseignes célèbres se succédaient le long de la chaussée, tandis que, vingt mètres plus bas, scintillaient les eaux noires du lac. Lors de la construction de la ville, le bord du cratère avait été nivelé, à l’exception de la partie qui soutenait l’aqueduc et de celle, située à l’opposé, qui permettait au trop-plein d’eau de s’échapper dans un quartier luxueux, organisé autour d’une magnifique cascade artificielle. Il passa une vingtaine de minutes à se promener au milieu de la foule de chalands. Chaque bâtiment arborait le drapeau national celtique blanc et rouge. Mais les drapeaux étaient tous en berne. Deux jours plus tôt, l’équipe de Lothian avait été sortie de la Coupe. La nouvelle nation écossaise accusait mal le coup ; la planète entière était en deuil. Adam finit par trouver le café qu’il cherchait. Son entrée, discrète, se résumait à une porte anonyme coincée entre deux magasins d’électroménager. L’établissement se trouvait à l’étage. Il était composé d’une salle unique haute de plafond - apparemment une galerie reconvertie. Ses grandes fenêtres incurvées donnaient sur la route. Le terroriste s’installa dans un sofa un peu fatigué, face à une fenêtre, et commanda à la jeune serveuse un chocolat chaud et deux sablés aux noisettes. Il jouissait d’une vue imprenable sur Castle Mount. À quelques centaines de mètres au sud, un monorail bourré d’employés de bureau traversait les eaux sombres et calmes. — Impressionnant, n’est-ce pas ? dit une voix dans son dos. Adam se retourna pour faire face à Bradley Johansson. Le grand homme avait une tasse de thé à la main. Comme à son habitude, il paraissait étrangement détaché du monde dans lequel il évoluait. Quelque chose, dans son long visage étroit, lui donnait un air aristocratique, noble. Contrairement aux nombreux membres des Grandes familles du Commonwealth. — C’est magnifique, répondit Adam d’une voix neutre. — Oui, mais c’est encore plus beau quand vient Mardi gras, ajouta Bradley en s’asseyant près de lui. Ils illuminent le château avec des projecteurs holographiques pendant une semaine entière. Et, à la fin, on a droit à un feu d’artifice. — Je serais heureux d’assister à cela. À condition, bien sûr, de ne pas être en mission à ce moment-là… — Je voulais justement vous voir à ce propos, commença Bradley avant d’être interrompu par l’arrivée de la serveuse. Il regarda la jeune femme d’un air charmeur. Celle-ci lui sourit en retour, avant de passer précipitamment à la table suivante. Adam fit de son mieux pour ne pas montrer sa gêne. Cet échange silencieux lui rappelait son âge avancé. — Vous allez m’accorder plus de temps libre ? demanda-t-il. — Malheureusement non. C’est pour cela que je désirais vous rencontrer en personne. Pour vous montrer à quel point les prochaines années vont être importantes. Après tout, vous n’êtes pas Gardien à vie. Votre dévouement à notre cause a toujours été motivé par l’argent. En fait, j’aimerais savoir si vous êtes disposé à continuer de travailler pour nous. Car cela risque de devenir de plus en plus difficile. — Plus difficile ? Cette salope de Myo a failli me coincer sur Velaines. — Arrêtez donc de dire n’importe quoi… Vous l’avez eue en beauté. Les composants continuent d’arriver régulièrement, comme prévu. Félicitations. — Gardez vos flatteries pour les bourgeois. Ce n’est pas comme cela que vous me motiverez. — Très bien. Alors, dites-moi : souhaitez-vous continuer de travailler pour nous, et si oui, combien cela va-t-il nous coûter ? — Qu’est-ce que vous attendez de moi, exactement ? — Le moment tant attendu par l’Arpenteur est enfin arrivé. Il est temps pour les hommes bons de tracer une ligne dans le sable et de dire : cela suffit. — Plus jamais ça ? marmonna Adam. Bradley sirota un peu de thé et sourit. — C’était valable avant, dit-il, mais aujourd’hui, nous n’avons d’autre issue que d’agir. Et cela risque de ne pas être très agréable. — La révolution ne profite jamais à ceux qui la font. — Il ne s’agit pas de révolution, Adam. Il s’agit de ma croisade. Je m’en vais repousser le corrupteur de l’humanité dans les profondeurs de la nuit, au-delà de l’enfer, là où même le diable craint de s’aventurer. Il n’aura que ce qu’il mérite. Je vengerai tous ceux qui, comme moi, ont servi de pitance à l’Arpenteur des étoiles. — Bravo. — Adam, vous avez vos croyances et vos convictions. Je vous demande simplement de ne pas tourner les miennes en dérision, car c’est extrêmement désagréable. Je vous propose d’étendre notre action de guérilla en dehors de ma planète. Je veux me confronter directement aux agents de l’Arpenteur et à ses intérêts dans le Commonwealth. Toutefois, j’ai besoin de connaître vos tarifs… Excusez-moi de vous rappeler que vous êtes aussi un capitaliste. — Qu’entendez-vous par « confrontation directe » ? Vous voulez que je conduise vos troupes à la bataille ? — En effet. Vous en savez plus sur les opérations clan-destines et les procédures de sécurité que n’importe qui. C’est pourquoi votre concours m’est si précieux. J’ai besoin de vous. Réfléchissez : si la race humaine disparaît, il n’y aura plus jamais de parti socialiste… Alors, puis-je compter sur vous ? C’était une question simple et directe. Un peu brutale, peut-être, pour être posée dans un café agréable, face à un château de conte de fées. Y avait-il réellement un endroit propice à ce genre de discussion ? Qu’est-ce que j’attends vraiment de la vie ? Une fois de plus, sa détermination vacilla. Cela faisait si longtemps qu’il clamait haut et fort son mépris pour le principe de rajeunissement. Celui-ci n’était-il pas le dernier privilège de la bourgeoisie ? La société devrait être structurée de sorte que les avancées de la science profitent à tout le monde. Tel était son vieux rêve de justice et d’équité. Son socialisme. Pourtant, malgré son combat, malgré la violence qu’il avait déchaînée contre l’ordre établi, rien n’avait changé. Cela ne signifie pas pour autant que je suis dans l’erreur. Quand il repensait aux autres, à ses ex-amis et camarades, qui avaient trahi l’organisation en l’abandonnant, il se rappelait sa raison d’être. Et ce, malgré ses faiblesses, malgré son désir de vivre pour l’éternité. Si quelqu’un d’aussi engagé et dévoué que lui trahissait sa cause, c’en serait terminé de l’utopie socialiste. — Je suis fatigué, Bradley. Vraiment fatigué. Ma vie durant, j’ai vu mes idéaux foulés au pied par les ploutocrates. Je m’accroche à une cause perdue parce que je n’ai rien d’autre. Vous et moi savons à quel point cela est pathétique. Pour vous dire la vérité, je n’ai plus du tout envie de sauver le Commonwealth. J’ai essayé pendant les cinquante dernières années, et cela n’a rien donné. Je n’en peux plus. Mon combat est vain. Le capitalisme, l’Arpenteur… C’est du pareil au même. Cette société est mourante, et je me fiche de savoir qui va l’achever. J’ai fait tout mon possible. — Vous vous trompez. N’essayez pas de vous duper vous-même, Adam. Vous ne pouvez pas assister, les bras ballants, à l’extermination de l’espèce humaine. Vous êtes un idéaliste, et c’est un exploit en soi. Je vous envie, vous savez ? Alors, dites-moi : que voulez-vous en échange de vos inestimables services ? — Je ne sais pas. Un peu d’espoir, peut-être ? — Ça me va, répondit Bradley en se tournant vers l’improbable château. Les rayons du soleil frappaient de plein fouet ses tourelles de roche polie, qui brillaient d’un éclat bronze et émeraude. — Le château originel, celui d’Édimbourg, en Écosse, était le berceau du nationalisme local. Pour les sympathisants de la cause indépendantiste, il était un symbole fort. En dépit des défaites et des changements imposés, il était là, solide, immuable, au cœur de la capitale. Des générations de combattants se sont succédé pour permettre à la nation écossaise de renaître de ses cendres. Leur cause pouvait cependant sembler perdue d’avance, voire maudite. Avec la création de la Fédération européenne, l’indépendance si chèrement obtenue a été une nouvelle fois perdue, mais la conquête des étoiles a rendu l’espoir à la nation écossaise qui, désormais, prospère sur deux nouveaux mondes. Un idéal peut refleurir à tout moment, et ce, même après une éternité de ténèbres. Alors, ne laissez jamais tomber vos idéaux, Adam. Jamais. — Vous allez me faire pleurer. — Écoutez, j’ai vu ce que devenaient les sociétés comme la nôtre. J’ai visité leurs mondes, je les ai admirés de mes propres yeux. Ce Commonwealth ne peut être qu’une transition pour notre espèce. Dans l’avenir, même votre socialisme sera dépassé. Nous pouvons accomplir quelque chose de merveilleux, quelque chose de spécial. Nous en avons le potentiel. Adam le regarda longuement. Si seulement il était capable de percer ce regard énigmatique, de voir au-delà, dans son esprit. La foi qu’avait Bradley en lui-même et en sa cause avait toujours été extraordinaire. Durant les trente dernières années, il était arrivé à Adam d’avoir envie de balayer Bradley et ses idées du revers de la main, comme le faisaient les dirigeants du Commonwealth. Comme ils le faisaient avec tous les théoriciens de la conspiration générale. Toutefois, trop de détails concomitants accréditaient la thèse des Gardiens. Johansson se débrouillait toujours pour obtenir des informations réellement confidentielles, ce qui était déjà stupéfiant en soi. Et puis, comment expliquer que le Commonwealth avance parfois dans une direction peu favorable aux Grandes familles et autres Dynasties inter-solaires ? Adam n’était véritablement pas loin de se laisser convaincre. Ou, en tout cas, il n’était plus aussi enclin à tourner les idées de Bradley en dérision. — Il y a une chose que j’aimerais savoir - même si c’est peut-être de la curiosité mal placée de ma part… — Je vous en prie. Je me dois au moins d’être honnête avec vous. — Où suivez-vous vos cures de rajeunissement ? Existe-t-il une sorte de clinique clandestine souterraine où les gens comme nous peuvent se faire soigner ? — Non, Adam. Il n’existe pas d’endroit de ce genre. Je suis client de la clinique Unstor, Jaruva. Elle est très bien. Adam fit une pause pour demander à son assistant virtuel de lui afficher une carte en 3D du Commonwealth. — Jaruva est une ville ? — Non, une planète. CST en a fermé le portail il y a deux cent quatre-vingts ans, après une guerre civile entre différentes factions nationalistes et des évangélistes radicaux. Ils se détestaient tous les uns les autres, mais ils détestaient encore davantage le Commonwealth. Des actions terroristes assez sanglantes y ont été menées avant l’Isolement. Heureusement, la situation s’est bien calmée depuis. Chaque faction y a sa patrie et la planète prospère de nouveau. En fait, elle ressemble beaucoup à la Terre du milieu du XXe siècle. Mais aucune de ces nations miniatures n’est adepte du socialisme. — Je vois, dit prudemment Adam. Et comment faites-vous pour vous y rendre ? — Un chemin silfen abandonné mène directement là-bas. — Je m’attendais à une réponse de ce genre. — Si vous le souhaitez, je serai heureux de vous accompagner sur Jaruva et de vous offrir votre rajeunissement. — Eh bien, disons que je vais y réfléchir. — Comme vous voudrez. En tout cas, mon offre est tout ce qu’il y a de plus sincère. — J’aimerais penser comme vous… — Vous n’en êtes pas loin, Adam. Vraiment pas loin. J’espère que les événements des années à venir finiront de vous convaincre. De convaincre tout le monde, en fait. — Alors, c’est d’accord, dit Adam. À présent que sa décision était prise, il se sentait presque soulagé. Il avait, à maintes reprises, entendu parler de la satisfaction que l’on peut ressentir après avoir reconnu sa défaite. Aujourd’hui, il en faisait l’expérience, et cela le surprenait à peine. — Bon, quelles actions souhaiteriez-vous mener dans le Commonwealth ? demanda-t-il. N’oubliez pas que je ne suis pas près de réitérer l’expérience d’Abadan. La violence gratuite ne m’intéresse plus. — Cela nous fait au moins un point commun, mon ami. Je vous remercie de vous joindre à nous. Je sais que nos actions peuvent entrer en conflit avec vos propres objectifs, mais n’oubliez jamais ces derniers. Vous vivrez assez longtemps pour voir fleurir un monde socialement juste. — Comme un prêtre verra le paradis. Bradley eut un sourire doux, compatissant et plein de compréhension. — Que comptez-vous frapper en premier ? demanda Adam. — Ma cible principale est Seconde Chance. Votre tâche consistera, en partie, en la constitution d’une équipe chargée de mettre le vaisseau hors d’état de voler. — C’est une vieille folie… On ne peut pas détruire la connaissance. Même si nous parvenons à réduire cette machine en morceaux, ils en construiront une autre, puis une autre, puis encore une autre. Ils ont les moyens de bâtir Seconde Chance, et rien ne pourra les empêcher d’aller au bout de leur logique. — Malheureusement, j’ai peur que vous n’ayez raison. Néanmoins, l’anéantissement du vaisseau serait un coup sévère porté à l’Arpenteur. Car c’est lui qui en a commandé la construction. — Je sais. J’ai reçu votre message, comme tout le monde, répondit Adam en s’abîmant une nouvelle fois dans la contemplation du château. Vous savez, il fut un temps où les châteaux n’avaient pas qu’une valeur symbolique. Ils maintenaient les envahisseurs à distance et assuraient la sécurité du royaume. Mais nous n’en construisons plus. — Nous en aurions pourtant besoin. Plus que jamais. — Quel couple singulier nous formons. Un optimiste et un pessimiste ! — Lequel des deux êtes-vous ? — Vous le savez très bien. Au grand étonnement de son équipe, Wilson arrivait tous les jours au bureau autour de 7 h 30. Avec toutes ces réunions, ces séances d’entraînement, ces interviews, ces conférences de presse, son heure de gymnastique quotidienne, et la douzaine d’activités supplémentaires notées chaque jour dans son agenda, il ne rentrait jamais chez lui avant 21 heures. Pour ne pas perdre de temps, il préférait déjeuner dans son bureau plutôt que de descendre à la cantine, pourtant excellente. Son enthousiasme commençait à déteindre sur tout le monde. Sous son impulsion, les procédures furent améliorées, et la politique de l’entreprise devint réellement efficace. Désormais, les différentes équipes impliquées dans le projet ressentaient une grande fierté à faire leur métier. Une fois par semaine, Wilson avait rendez-vous avec Nigel Sheldon. Ensemble, ils pratiquaient leur inspection rituelle. Ils traversèrent le portail et arrivèrent à la plate-forme de montage. Ils discutèrent de l’avancée des travaux en désignant du doigt les sections nouvellement montées de l’énorme vaisseau. Les fusées à plasma, les turbopompes et les injecteurs étaient tous installés. Des réservoirs ovales anthracite, dont la structure interne était constituée d’une multitude d’alvéoles, étaient fixés à la superstructure centrale du navire. — Nous avons sous les yeux le réservoir ultime, expliqua Wilson, comme ils planaient tous les deux au-dessus du cylindre massif. Les sacs sont en mesure de dispenser leur contenu quelle que soit l’accélération et, lorsque les réacteurs sont coupés, ils préservent la stabilité du fluide. Si seulement on avait eu un truc de ce genre sur Ulysse, on aurait pu éviter pas mal d’ennuis mécaniques. Les matériaux de l’époque étaient infiniment moins performants. Nigel se rattrapa à une grille et s’arrêta juste au-dessus d’un réservoir en forme d’œuf, que des bras mécaniques étaient en train de mettre en place. Des hommes de l’équipe de construction et des senseurs mobiles, contrôlés à distance, s’affairaient autour de lui comme des abeilles autour de leur reine. — Pourquoi ne pas utiliser de l’hydrogène ? Je croyais qu’il n’y avait pas mieux pour mettre à profit l’échappement d’une fusée… — Pour ce qui concerne la réaction chimique, vous avez parfaitement raison, mais les fusées à plasma fonctionnent à un niveau d’énergie tellement élevé qu’elles décomposent leur carburant en particules subatomiques. Les cuves virtuelles que nous transporterons à bord pomperont tant d’énergie que le plasma sera plus chaud encore que l’échappement d’un générateur à fusion. Avec une efficacité pareille, la cryogénie devient superflue. Évidemment, dans un monde idéal, nous utiliserions du mercure, mais son usage n’est pas sans poser des problèmes. Et je ne vous parle même pas des soucis d’approvisionnement. Nous avons donc opté pour un hydrocarbure très dense. C’est presque du pétrole brut, sauf que nos chimistes ont modifié sa structure moléculaire de façon à ce qu’il reste fluide à très haute température. Comme l’isolation des réservoirs est presque parfaite, le support thermique à fournir au carburant est minimum. Nigel regarda la forme ovoïde d’un air pensif. — Moi qui croyais que les fusées étaient d’une simplicité affligeante… — Le principe est simple. Ce qui est difficile, c’est la mise en pratique. Nous faisons de notre mieux pour régler ces problèmes une fois pour toutes. Les techniques modernes nous permettent de nous passer de beaucoup de systèmes auxiliaires. — J’ai entendu dire que vous étiez à l’origine d’un bureau de vérification du projet ? — C’est exact. Aucune décision n’est prise sans son accord. Je préfère cette méthode à celles des comités multiples qui ralentissent la machine, souligna Wilson en lâchant la grille et en se laissant dériver en direction de la roue habitable du vaisseau. Cela donne au projet une architecture d’ensemble. — Je ne polémiquerai pas. C’est vous le patron. Ils dépassèrent la roue. Les ponts intérieurs étaient parfaitement visibles. Les parois venaient d’être montées, et l’on commençait à deviner le plan du vaisseau. — L’assemblage de la coque externe devrait débuter à la fin du mois prochain, dit Wilson. — Nous sommes dans les temps. — Effectivement. Vous avez une excellente équipe, mais je dois dire que les fonds illimités nous sont d’un grand secours. — J’ai bien peur qu’ils ne soient pas illimités, justement. D’ailleurs, j’ai remarqué que le budget a été largement dépassé. — C’était inévitable. Mais, à ce stade du chantier, les choses devraient se calmer. Par ailleurs, nous avons commencé à modifier le cylindre central afin d’accueillir l’équipe qui effectuera les tests finaux. Nos nouveaux senseurs ont déjà terminé les analyses de l’étape Alpha, et les résultats ne devraient pas tarder à tomber. De plus, nous avons reçu les maquettes des satellites d’observation de classe trois et quatre. C’est Bayfoss qui se charge du montage pour nous - ce sont des experts en la matière, et leurs capacités ne sont plus à démontrer. Ils construisent déjà la plupart des satellites de géosurveillance utilisés par vos missions d’exploration. — Oui, je les connais bien, dit Nigel en regardant des hommes réceptionner sur un pont un processeur atmosphérique encore enveloppé dans son emballage argenté. C’est incroyable. Je n’arrive toujours pas à croire que nous bâtissons une beauté pareille. Je me demande… Je ne sais pas. Peut-être pourrions-nous aller encore plus loin et… — Construire un vaisseau interstellaire individuel, peut-être ? demanda Wilson, amusé. Grâce à vous, nous sommes capables de construire des hyperréacteurs, ajouta-t-il en désignant d’un geste de la main l’avant du cylindre. Personnellement, j’ai habité des maisons bien plus petites que ce monstre. — Ouais, ouais, je sais. D’ailleurs, je ferais mieux de jeter un coup d’œil à mes vieilles équations. — Ce serait une perte de temps. Un vaisseau de la taille d’une voiture ne rencontrerait pas sa clientèle. Pour explorer les ténèbres, on préfère la sécurité d’un engin massif et puissant. — Mon Dieu, je suis sûr que Freud aurait adoré vous connaître ! Alors, où en sommes-nous avec la formation de l’équipage ? — Ah, j’avais oublié, dit Wilson en grimaçant. Ça commence à se préciser sérieusement. Deux cent vingt candidats débutent la phase deux de l’entraînement la semaine prochaine. Les cinquante heureux gagnants seront désignés un mois avant le départ. C’est un peu plus difficile pour l’équipe scientifique. On en a choisi soixante-dix pour l’instant, et le bureau d’Oscar est sur le coup. Les entretiens prennent énormément de temps ; le Commonwealth regorge de gens qualifiés, dont il faut établir le profil psychologique. L’idéal serait d’avoir à choisir entre trois cents personnes environ. — Ah…, fit Nigel en s’arrêtant au-dessus de la roue pour assister à la fixation d’un élément de pont par un robot. Avez-vous songé à appeler le docteur Bose ? — Bose ? Vous voulez dire l’astronome qui a observé l’enveloppement ? Oscar m’a dit qu’il s’était porté volontaire. Je suppose qu’il doit avoir pas mal de gens derrière lui. Vous voulez que je vérifie s’il a passé le cap du premier écrémage ? — Non. C’est juste que la vice-présidente et moi recevons beaucoup de questions à son sujet. Pendant une fraction de seconde, Wilson se demanda de qui Nigel était en train de parler. — Vous faites référence à Elaine Doi, c’est cela ? — Oui. C’est un peu délicat. Chaque fois que les médias ont besoin d’informations sur l’enveloppement, ils se tournent vers Bose - ce qui est compréhensible. Le pire, c’est qu’il coopère avec enthousiasme. Je me demande s’il a encore du temps pour dormir. Quoi qu’il en soit, dans l’esprit de la population, il reste étroitement lié au projet. Et il ne se prive pas de tirer profit de la situation. — Attendez une minute. Vous êtes en train de me dire que je suis obligé de l’engager ? —Tout ce que je dis, c’est que si vous comptez embaucher un astronome, il pourrait très bien faire l’affaire. Pour un professeur obscur, originaire d’un monde perdu, il est sacrément doué pour la communication. — Je demanderai à Oscar de jeter un coup d’œil à son dossier. — Très bien. J’espère simplement que vous ne ferez pas preuve de jeunisme lors de votre sélection. — Pardon ? — C’est juste que le professeur n’est pas loin d’avoir besoin d’un bon rajeunissement, si vous voyez ce que je veux dire… — Il ne manquait plus que ça ! La plantation de Tara Jennifer Shaheef se trouvait à l’extrémité des montagnes qui s’élevaient au-delà des quartiers nord de Darklake City. Bien que ces dernières fussent traversées par une autoroute moderne, la voiture qui conduisait Paula et l’inspecteur Hoshe Finn mit près de trois heures à arriver à destination. À l’entrée d’une large vallée, le véhicule prit une sortie et s’engagea sur une petite route locale sinueuse. De part et d’autre du serpent de bitume, des caféiers s’étiraient à l’infini, entretenus par une véritable armée de robots. Aucun humain, aucune construction n’étaient visibles à la ronde. La voiture passa sous la grande et haute arche de pierres blanches qui marquait l’entrée de la plantation. Une longue allée flanquée de cerisiers menait à une maison blanche elle aussi, à la toiture en tuiles rouge vif. — Tout est très traditionnel, commenta Paula. — C’est une des caractéristiques principales de ce monde, dit Hoshe en désignant l’arche du menton. Nous avons tendance à idéaliser le passé et la réussite de nos ancêtres entrepreneurs et aventuriers. Je suppose que c’est dû au génie de notre culture. C’est vrai que, dans l’ensemble, nous nous sommes plutôt bien débrouillés. — Si les méthodes de vos ancêtres fonctionnent toujours, vous n’avez aucune raison d’en changer. — Exact, répondit l’officier, qui n’avait pas décelé la pointe d’ironie contenue dans la voix de Paula. La voiture s’immobilisa sur le gravier, juste en face de l’entrée principale de la maison. Paula en sortit et jeta un regard circulaire sur le vaste jardin, soigneusement entretenu. La pelouse et sa haie d’arbustes représentaient à elles seules une quantité de travail colossale. Tara Jennifer Shaheef se tenait sous la véranda, devant la double porte en bois. Son mari, Matthew deSavoel était à côté d’elle, un bras protecteur enroulé autour de ses épaules. Il semblait avoir une vingtaine d’années de plus qu’elle, nota Paula - épais cheveux noirs, tempes grisonnantes, ventre très légèrement proéminent. La voiture disparut derrière l’écurie. Paula s’approcha de l’entrée. — Merci d’avoir accepté de nous recevoir, dit-elle. — Il n’y a pas de quoi, répondit Tara avec un sourire nerveux. Re-bonjour, ajouta-t-elle à l’intention de l’inspecteur Finn. — J’espère que ce ne sera pas trop long, intervint Matthew deSavoel. L’épreuve de sa résurrection est derrière elle, et je n’ai pas envie que vous ennuyiez ma femme avec ces histoires. — Ne t’inquiète pas, Matthew, dit Tara en lui tapotant la main. — Je n’y suis pour rien, se défendit Paula. C’est la famille de votre femme qui a souhaité ouvrir cette enquête. Matthew deSavoel grogna sa désapprobation et ouvrit la porte d’entrée. — Nous devrions peut-être faire appel à un avocat, dit-il en les faisant entrer dans le hall frais et sombre. — C’est votre droit le plus strict, monsieur. Si deSavoel croyait que sa femme s’était entièrement remise, il se fourrait le doigt dans l’œil. Tara avait déjà trois vies derrière elle et, pourtant, elle était nerveuse comme une débutante. Paula savait par expérience qu’il faut au moins une vie pour récupérer d’une mort accidentelle ou non. Ce genre de traumatisme ne s’oublie pas si facilement. Matthew les précéda dans un grand salon au sol dallé de pierres. Une grande cheminée remplie de véritables bûches dominait un pan entier de la pièce. Sur les murs, une importante variété de trophées de chasse : des animaux et des têtes empaillés, aux dents et aux griffes découvertes pour leur donner un air féroce. — Tout cela, commença Hoshe en désignant les trophées du doigt, c’est vous ? — Oui, répondit-il fièrement. Je les ai tous gagnés moi-même. Il y a encore pas mal de vie sauvage dans les collines. — Je n’ai jamais vu de gorall aussi gros, dit l’inspecteur, qui se tenait sous une tête aux yeux exorbités. — J’ignorais qu’il subsistait sur Oaktier une culture des armes et de la chasse, dit Paula. — Les gens de la ville sont différents. Ils pensent que nous autres, cultivateurs, sommes des barbares sauvages qui tuons pour le plaisir, mais ils ignorent quel danger les goralls et les vidies représentent pour les communautés humaines. Plusieurs partis politiques militent pour nous interdire de tuer ces bêtes en dehors des terres cultivées. Comme si les goralls respectaient la législation ! C’est exactement le genre de conneries que j’ai fuies en venant m’installer ici. — Il doit être facile de se procurer des armes sur cette planète… — Au contraire, intervint Tara en s’affalant lourdement dans un canapé. Vous ne pouvez pas imaginer comme il est difficile d’obtenir un permis. Ne serait-ce que pour un fusil de chasse. Paula s’assit face à elle. — Vous avez votre permis ? lui demanda-t-elle. — Non, répondit Tara en secouant la tête avec un sourire en coin, comme si cela lui rappelait quelque chose d’amusant. Elle prit une cigarette dans une boîte et l’alluma en la pressant contre son couvercle. Une douce odeur de menthe se répandit dans la pièce - il s’agissait manifestement d’un tabac de grande qualité. — Cela ne vous dérange pas ? C’est pour m’aider à me détendre. Hoshe Finn fronça les sourcils mais ne dit rien. — Avez-vous déjà possédé une arme ? questionna Paula. Tara éclata de rire. — Non ! En tout cas, je n’en garde aucune trace dans ma mémoire. Mais non, je ne pense pas. Les armes sont inutiles dans une société civilisée. — En effet… Paula se demanda si Tara était réellement aussi peu sophistiquée qu’elle en avait l’air, ou si c’était l’image qu’elle voulait donner d’elle depuis sa résurrection. La plupart des citoyens préféraient ne pas savoir qu’il était extrêmement facile de se procurer une arme à feu. — J’aimerais que vous me parliez de Wyobie Cotal. — Certainement. Mais, comme je l’ai déjà dit à l’inspecteur Finn, je n’ai que deux semaines de souvenirs à explorer. — Vous aviez une liaison avec lui ? Tara avala une grande bouffée de fumée, qu’elle exhala lentement. — Oui. Si vous aviez vu ce corps… Je crois que je ne l’oublierai jamais. — Votre mariage avec Morton était donc terminé ? — Non, pas vraiment. Nous étions toujours en bons termes, mais ce n’était plus exactement comme avant. Vous savez ce que c’est… Il y avait une pointe de sarcasme dans sa voix. — Vous avez eu d’autres amants ? — Quelques-uns. Comme je vous l’ai dit, mon mariage battait un peu de l’aile. Notre société marchait bien, et Morton s’y investissait de plus en plus. Les hommes sont ainsi : toujours à se poser les mauvaises questions. Enfin, pas tous, ajouta-t-elle en caressant tendrement la joue de deSavoel qui, en retour, lui baisa les doigts. — Morton était-il au courant de vos aventures ? — Probablement, mais je le respectais. Je n’ai jamais fait étalage de mes amours, et nous ne nous sommes jamais disputés à cause de cela. — Morton possédait-il une arme ? — Ne soyez pas ridicule. Notre mariage était une réussite. — Il touchait pourtant à sa fin. — Nous avons divorcé - la belle affaire ! C’est inévitable lorsqu’on vit aussi longtemps. — Possédait-il une arme ? —Non. — Bien. Pourquoi avoir choisi Tampico ? — C’est l’endroit d’où j’ai engagé la procédure de divorce ? Eh bien, je n’en suis pas certaine. J’en ai entendu parler pour la première fois juste après ma résurrection, de la bouche de l’enquêteur de ma compagnie d’assurances. Avant cela, je ne savais même pas que Tampico existait. — Cotal et vous avez acheté des billets là-bas. Vous êtes partis ensemble quatre jours après votre dernière sauvegarde de mémoire à la clinique Kirova. Pourquoi cette fuite subite ? — Aucune idée. Je me rappelle l’avoir rencontré à une fête. Après, notre relation était fondée sur le sexe uniquement. Et puis, c’est vrai qu’il était drôle et enthousiaste, comme seuls les vrais jeunes gens peuvent l’être. J’appréciais sa compagnie, mais de là à abandonner mon confort pour partir avec lui… — Vous n’étiez pas la seule maîtresse de Cotal. — Ah oui ? Cela ne m’étonne pas. Il était très mignon. — Vous n’êtes pas jalouse ? — Disons légèrement agacée. — Wyobie avait-il une arme ? — Oh, fit-elle en lançant un regard implorant à son mari. S’il vous plaît… — Madame, commença deSavoel d’un air condescendant, vous vous égarez. Vous oubliez que Wyobie Cotal a également été tué. — Vraiment ? Il eut un sourire las. — Enfin, j’espère que non, reprit-il, mais je pense que c’est malheureusement le cas. Il est très difficile pour ma femme de faire face à ces événements, surtout après la perte de son corps originel. — C’est justement la raison de ma présence, rétorqua Paula. Je dois empêcher qu’une pareille chose se reproduise. — Qu’elle se reproduise ? s’exclama Tara, prise de panique. Vous pensez que quelqu’un va encore vouloir me tuer ? — Ce n’est pas ce que j’ai dit. Les assassins s’en prennent très rarement deux fois à la même personne. Et cela fait déjà vingt ans que vous avez ressuscité. Vous n’avez pas de raison de vous inquiéter. Reprenons : Wyobie n’avait pas d’arme ? — Non, pas que je sache. — Vous avez mentionné d’autres aventures. Fréquentiez-vous d’autres hommes à la même époque ? — Non. Wyobie me suffisait largement. — Aviez-vous des ennemis ? — En cent ans de vie, je me suis fâchée avec pas mal de personnes, évidemment. Mais je ne qualifierais pas ces gens d’ennemis. Quant à Wyobie, je ne pense pas que l’on puisse avoir d’ennemis mortels à cet âge-là. — Son autre petite amie était peut-être très jalouse ? — C’est possible, répondit Tara en haussant les épaules. Je ne l’ai jamais rencontrée. Vous pensez que c’est elle ? — En fait, non. Si Wyobie et vous avez effectivement été tués, il ne s’agit probablement pas d’un crime passionnel, improvisé. Pour le moment, nous ne savons ni où ni quand le crime a été commis. Les pistes ont été brouillées, ce qui implique un degré important de préparation et de sophistication. À part ce fameux ticket, rien ne prouve que vous vous soyez effectivement rendue sur Tampico. — Et le divorce ? intervint deSavoel. C’est bien sur Tampico que la procédure a été engagée. Et puis, les affaires de Tara ont été envoyées là-bas. — Certes, mais le divorce se résume à un échange de données effectué avec une société agréée - Broher, en l’occurrence. En théorie, la procédure a pu être lancée de n’importe quel point de l’unisphère. Quant aux effets personnels de votre femme, ils sont restés stockés dans un hangar pendant sept semaines, avant d’être enlevés par un véhicule privé, dont la compagnie d’assurances n’a pas réussi à retrouver la trace. Je trouve particulièrement intéressant que votre mémoire n’ait été stockée que dans la clinique Kirova. Je compte bien vérifier cette information, mais c’est la conclusion du rapport d’enquête de l’assureur. Tout laisse à croire que vous vous êtes rendue sur Tampico - le ticket, le divorce… Ceci dit, pourquoi ne pas avoir sauvegardé votre mémoire là-bas ? C’est très troublant, vous ne trouvez pas ? — Pourquoi ? demanda Tara. Pourquoi m’avoir tuée ? Pourquoi avoir tué Wyobie ? Qu’avons-nous fait de mal ? — Je l’ignore. Vous avez été vue pour la dernière fois dans un restaurant de la marina appelé La Lune basse en compagnie de Caroline Turner. Et, d’après ce qu’a dit celle-ci, vous paraissiez on ne peut plus normale. — Caroline était une bonne amie. Je me souviens bien d’elle. Peut-être même que je lui ai parlé de Wyobie. — Elle dit que non. Elle ne savait donc rien de votre éventuelle intention de quitter Morton pour vous installer ailleurs avec lui. Si vous n’étiez pas folle amoureuse de ce jeune homme et si vous n’aviez pas pour projet de fuir avec lui, nous devons considérer la possibilité que vous soyez impliquée dans quelque affaire criminelle. — Ce n’est pas du tout mon genre ! Paula leva le doigt pour la calmer. — Je n’ai pas dit délibérément. La thèse la plus logique est celle de la malchance : peut-être avez-vous vu ou découvert quelque chose que vous n’auriez pas dû, et on vous a tuée pour cela… Reste alors à déterminer où ça s’est passé. Si la chose s’est produite ici, la fenêtre à explorer est très étroite. Morton était parti depuis deux jours et était censé rentrer quatre jours plus tard. Il dit que vous avez arrêté de répondre à ses coups de fil deux jours après votre déjeuner avec Caroline, le jour où vous avez acheté votre ticket pour Tampico. Votre dernière sauvegarde de mémoire date, elle, du jour où Morton est parti. L’événement a donc dû se produire dans cette fenêtre de quatre jours. A priori, rien ne s’est passé avant ce fameux déjeuner, ce qui nous laisse deux jours, quarante-huit heures, à disséquer. — Les archives de la police montrent qu’aucun crime de sang n’a été commis ce mois-là, dit Hoshe. L’année a été plutôt calme. — Les criminels étaient plus doués en ce temps-là, reprit Paula. On ne les attrapait que rarement. D’autant que la plupart des crimes n’étaient découverts que des années plus tard. Pour vous dire la vérité, nos chances sont minces, surtout si Cotal et vous avez mis le nez dans une affaire pas très nette. Il reste néanmoins la piste de Tampico. Admettons que, dès votre arrivée, vous ayez assisté à quelque chose de grave. Nos criminels potentiels auraient alors entretenu l’illusion que vous étiez en vie en faisant venir vos affaires et en entamant cette procédure de divorce. Ce qui pourrait expliquer que vous n’ayez pas sauvegardé votre mémoire là-bas. — Quel genre de criminels ? demanda Tara d’une voix chevrotante. Qu’avaient-ils à cacher pour que cela justifie d’assassiner deux innocents ? — Pour l’instant, s’empressa d’ajouter Paula, nous n’en sommes qu’au stade de la théorie. Personnellement, j’ai du mal à croire à ce type de conspiration, mais c’est une piste que nous ne devons pas négliger. L’enquête s’annonce difficile. S’il n’y a pas eu conspiration, et si votre vie privée était exemplaire - ce qui semble bien être le cas -, que s’est-il donc passé ? Tara rouvrit maladroitement sa boîte et alluma une autre cigarette. — C’est vous la policière, pas moi, dit-elle avant de porter d’une main tremblante la cigarette à sa bouche. Matthew la serra dans ses bras. — Je pense que cela suffit, aboya-t-il. — Pour le moment, rétorqua calmement Paula. — Découvrez la vérité ! s’exclama Tara comme Paula et Hoshe se préparaient à partir. Je vous en prie. J’ai besoin de savoir. Tout ce que vous avez dit… Ce n’était pas un simple accident, n’est-ce pas ? Cela fait vingt ans que j’essaie de me persuader du contraire. Vingt ans que je dis à tout le monde que j’étais follement amoureuse de Wyobie et que j’avais décidé de partir avec lui. Je voulais me construire des souvenirs, mais inconsciemment, je savais que je me mentais à moi-même. — Je ferai mon possible, promit Paula. — On va où maintenant ? demanda Hoshe alors que leur voiture s’éloignait de la maison isolée. — Voir Morton, l’ex-mari. — Vous avez une idée de ce qui a pu arriver ? lui demanda-t-il en la regardant du coin de l’œil. — Ce n’était pas un accident. Je crois ce que raconte Tara. Elle était beaucoup trop sensée pour s’enfuir avec Wyobie. Elle n’attendait pas plus de leur relation. Ce qui signifie que la piste de Tampico est un leurre, un alibi. — Elle était beaucoup trop sensée ? — Vous avez vu comme moi ce qu’elle est devenue. — Ouais… Vous aimez le contact direct avec les gens, pas vrai ? — Évidemment, répondit-elle en regardant les arbres touffus défiler à toute vitesse par la fenêtre de la voiture. Ce sont les gens qui commettent les crimes. Donc, pour comprendre un crime, il faut comprendre les gens. Pour elle, c’était tellement évident et instinctif… Ses parents, ou plutôt le couple qu’elle avait considéré comme ses parents pendant toute son enfance, avaient sincèrement espéré que cet instinct ne lui serait pas transmis. C’était la vieille question de l’inné et de l’acquis. Une question à laquelle ils auraient voulu répondre une fois pour toutes en prouvant que personne n’avait de destin tout tracé. Surtout pas le destin que ses créateurs avaient prévu pour Paula. Car elle avait été conçue sur Huxley’s Haven, planète que les habitants des autres mondes du Commonwealth appelaient avec dérision « la Ruche ». Colonisée à partir de 2102, elle abritait la Fondation pour la structure humaine, un collectif étrange, constitué de chercheurs en génie génétique et de théoriciens sociopolitiques. Loin des législations contraignantes de la Terre, ceux-ci expérimentaient à leur guise tous les types de profils psychoneuraux. Selon eux, il était possible de créer une société parfaite en déterminant à l’avance la personnalité de chaque citoyen. Après tout, beaucoup de noms de famille anglo-saxons désignaient également des professions : tailor, thatcher, crofter 1… L’objectif de la Fondation était de rendre ce lien insécable, d’en faire une composante de l’ADN de chacun. Bien entendu, personne ne pouvait naître en possédant déjà l’expérience d’un ouvrier expérimenté, mais un profil psychoneural pouvait donner à un individu les aptitudes nécessaires à l’exercice de son futur métier. Quelques modifications physiologiques simples permettaient ensuite de compléter le tableau. La dextérité et l’acuité visuelle pour les médecins, la résistance et la force physique pour les fermiers et les ouvriers. Chaque profession avait ses spécificités. Les traits caractéristiques étaient classés, triés, de manière à éviter tout mélange génétique. Chaque profil devait être pur. Même si ce dernier mot était proscrit des publications de la Fondation. L’immense majorité du Commonwealth abhorrait ces pratiques. Dès le début, Huxley’s Haven fut considéré comme un monde paria. Certains sénateurs exigèrent même que fût organisée une opération militaire ou policière pour renverser ce régime, mais cela allait à l’encontre des principes défendus par la constitution du Commonwealth – en effet, celle-ci garantissait la liberté de chaque planète au sein d’un cadre juridique général. La Fondation était donc libre d’agir à sa guise. Après plusieurs procès financés par de riches idéalistes – procès qui se soldèrent tous par des échecs -, l’opinion publique fit pression sur CST pour que le portail de la Fondation fût fermé. Personnellement, Nigel Sheldon était contre cette idée. S’il consentait à fermer ne serait-ce qu’un portail, cela encouragerait tous les activistes religieux ou politiques du Commonwealth à faire pression sur CST. La Ruche resta donc liée aux autres mondes humains, bien que son économie fonctionnât en vase clos. La Fondation pouvait continuer de bâtir sa société parfaite en toute discrétion. Quelques personnes n’acceptèrent jamais les décisions de justice rendues dans cette affaire. Selon eux, les droits de l’homme avaient été bafoués. De leur point de vue, les habitants de Huxley’s Haven étaient des esclaves génétiquement modifiés, que l’on se devait de libérer. Marcus et Rebecca Redhound étaient ce que l’on pouvait appeler des libéraux radicaux. Issus du milieu extrêmement favorisé des Grandes familles terriennes, ils étaient heureux de contribuer activement et financièrement à la cause. Avec une cabale de gens tout aussi dévoués, ils planifièrent un raid contre la Ruche, qui, pensaient-ils, finirait de convaincre le Commonwealth de la dangerosité de la Fondation, de sa perversité politique et scientifique. Après des mois de préparation secrète, neuf de ces gosses de riches organisés en commando firent irruption dans l’une des cliniques de Fordsville, la capitale de la planète, réussirent à enlever sept nouveau-nés et disparurent par le portail de CST avant que l’alerte soit donnée. Trois activistes furent retrouvés immédiatement par le CICG, et les nourrissons qu’ils avaient volés rendus à leur crèche. Le mouvement n’était pas contre ce genre de publicité, mais celle-ci ne porta pas les fruits escomptés. De fait, une partie du public avait du mal à accepter l’idée que l’on puisse voler impunément des bébés. Quatre autres activistes furent retrouvés un peu plus tard, mais quatre bébés - un garçon et trois filles - manquaient toujours à l’appel. Le CICG organisa alors la plus grande chasse à l’homme jamais mise sur pied. Dix inspecteurs aidés de l’IA œuvrèrent pendant quinze mois avant de retrouver le garçon sur Ferarra, une planète reculée. Cinq mois plus tard, deux petites filles furent localisées sur EdenBurg. Mais la troisième, ainsi que les deux derniers activistes, demeurèrent insaisissables. Avec une paranoïa dont seuls les plus dévoués pouvaient faire preuve, Marcus et Rebecca avaient passé deux ans à préparer le plan de leur propre fuite, sans en informer le reste du groupe. La première phase de l’opération consistait en la conception d’un enfant, Coya, qui serait la sœur du bébé de la Ruche. Une sœur modèle, qui lui permettrait peut-être de se développer normalement. De plus, un couple avec des jumeaux attirerait moins l’attention. C’était un bon plan. Marcus et Rebecca avaient acheté une maison sur Marindra, dans une petite bourgade agricole, où ils devinrent maraîchers. C’était un endroit agréable à vivre, dans lequel régnait un bel esprit de communauté. Les enfants y grandirent et y furent heureux. Les traits à demi philippins de Paula ne passaient certes pas inaperçus, d’autant que ses parents et sa sœur jumelle avaient un type méditerranéen. Mais, officiellement, c’était le résultat de modifications génétiques pratiquées pour rendre hommage aux lointains ancêtres asiatiques de Rebecca. À ce moment-là, l’épisode de l’enlèvement des bébés était oublié de l’opinion publique, et personne ne se douta jamais de rien. Enfant, Paula n’était pas très différente de sa sœur. Elles jouaient ensemble, rendaient leurs parents fous, adoraient le chiot offert par Marcus, aimaient beaucoup nager et se débrouillaient bien à l’école. Toutefois, à l’adolescence, Paula devint brusquement plus réservée. Elle obéissait à ses parents, ne se disputait jamais avec eux, et restait à l’écart des ennuis habituels que pouvait connaître une petite communauté rurale comme la leur. Tout le monde l’admirait et se félicitait qu’elle fût aussi mûre - contrairement à la majorité des adolescents de cette société décadente. Elle considérait les garçons avec le même mépris et la même fascination que les autres filles de son âge. Elle eut des petits amis, fit l’expérience de ruptures douloureuses, se fit plaquer et plaqua en retour pour se venger. Elle resta avec le même garçon pendant cinq mois. En sport, elle n’était pas mauvaise, sans plus. À l’école, elle excellait dans les langues étrangères et en histoire. Elle avait une mémoire extraordinaire et un souci du détail hors du commun. Ses tests d’aptitude montrèrent qu’elle aurait pu faire une excellente psychologue. En regardant leur fille le jour de son seizième anniversaire, Marcus et Rebecca surent qu’ils avaient réussi. Ils avaient élevé un enfant né dans la Ruche dans un environnement normal, et en avaient fait un être humain sain et parfaitement heureux. Ce qu’ils avaient accompli avec elle pouvait l’être avec les autres. L’emprise exercée par la Fondation sur sa population opprimée pouvait être brisée, car sa méthode de contrôle n’était pas parfaite. La décence et la dignité avaient triomphé. Deux jours plus tard, lors d’un splendide après-midi d’été, ils sortirent avec Paula dans le jardin et lui révélèrent tout de son véritable héritage. Ils lui montrèrent même des enregistrements des émissions de l’époque et lui donnèrent les détails de l’opération, en lui expliquant comment ils avaient échappé à la terrible chasse à l’homme qui avait suivi son enlèvement. À l’époque, la Fondation avait choisi de ne pas révéler la nature des profils psychoneuraux attribués aux nourrissons volés. Les autres étaient des enfants relativement standards, destinés à devenir fonctionnaires, ingénieurs, comptables ou archivistes. Paula, cependant, était différente. La criminalité, sur Huxley’s Haven, était extrêmement faible, puisque tous les citoyens avaient été modelés de manière à être satisfaits de leur travail et de leur vie. Mais rien n’est jamais absolument parfait. Toute civilisation humaine a besoin de sa police. Même si un officier pour dix mille habitants était une proportion très faible, dont s’enorgueillissait la Fondation. Paula était destinée à devenir l’un de ces officiers. Deux heures après leur confession joyeuse, Marcus et Rebecca se retrouvèrent en état d’arrestation. Paula les avait dénoncés. Elle n’avait pas le choix. La notion de bien et de mal était trop profondément ancrée dans son âme. La découverte du dernier bébé de la Ruche fit la une de tous les journaux, et Paula devint une célébrité. Jeune, belle et terriblement incorruptible. Elle était tout ce qu’une adolescente de seize ans ne devait pas être. Grâce à son témoignage, ses parents furent condamnés à trente-deux ans d’interruption de vie, soit deux fois la durée de leur fuite. C’était là un jugement sévère, habituellement réservé aux assassins. Comme le procès était diffusé sur l’unisphère, le quart de la race humaine put assister en direct à la crise d’hystérie de Coya qui, hurlante et en larmes, supplia sa sœur de retirer sa plainte. La réponse de Paula - un regard plein de mépris - donna des sueurs froides à un quart de l’humanité. Après le procès, Paula retourna sur Huxley’s Haven, la maison qu’elle n’avait jamais connue, où elle découvrit son véritable nom, et où elle fit la connaissance de ceux qui avaient été enlevés en même temps qu’elle. C’était des gens avec qui elle n’avait rien en commun. Elle n’avait pas sa place là-bas, encore moins qu’à Marindra. L’éducation moderne qu’elle avait reçue était incompatible avec les standards de la Fondation. Huxley’s Haven était dépourvu de technologies avancées, car la société y était organisée autour du travail humain. Chacun avait une tâche à accomplir, aussi les machines y étaient-elles inutiles. Ce genre de principe n’était pas acceptable pour Paula, qui avait grandi parmi les robots et au milieu de la colossale banque de données de l’unisphère. Marcus et Rebecca avaient donc réussi, même si, depuis leur coffre d’hibernation, ils ne pouvaient plus se rendre compte de rien. Quand la pression médiatique fut retombée, Paula choisit de s’installer sur la Terre, où elle s’engagea dans le CICG. Sans qu’elle sache par qui, son dossier de candidature avait été mis sur le dessus de la pile. Elle fut donc embauchée et devint leur meilleur officier de tous les temps. Et ce, malgré le fameux cas non résolu de 2243. Morton vivait au dernier étage d’une tour de cinquante étages, derrière la marina de Darklake City, tout près de l’endroit où Caroline Turner et Tara avaient dîné ensemble pour la dernière fois. Paula nota cette coïncidence, comme leur voiture longeait le front de mer. Ils se garèrent dans le parking souterrain de l’immeuble et prirent l’ascenseur jusqu’au dernier étage. Morton les attendait dans le vestibule. Trois ans s’étaient écoulés depuis son dernier rajeunissement. Il était grand, séduisant, avec d’épais cheveux châtains noués en queue-de-cheval. Vêtu d’une chemise tropicale ambre et bleu paon et d’un pantalon en lin taillé sur mesure, il avait fière allure et, manifestement, il le savait. Son visage jeune s’illumina d’un large sourire lorsqu’il leur serra la main et leur souhaita la bienvenue. — Merci d’avoir accepté de nous rencontrer, dit Paula. Ici, la soirée commençait déjà, alors que le soleil était encore haut dans le ciel parisien. — C’est la moindre des choses, répondit-il en leur faisant signe d’entrer par la double porte finement ouvragée. Son appartement était plus vaste que la maison de son ex-femme. Il les précéda dans un salon situé sur une mezzanine donnant sur une immense baie vitrée. Il était 18 h 30, et l’astre du jour couleur cuivre envoyait ses rayons tout droit sur le dernier étage de la tour. La richesse des meubles de créateurs et des œuvres d’art était mise en valeur par cet éclairage grandiose. De l’autre côté de la baie vitrée, il y avait un grand jardin, dont la moitié était occupée par une piscine. Au-delà de la balustrade en inox qui entourait la terrasse, la vue sur la ville et le lac était réellement incroyable. Tous les trois s’installèrent confortablement dans des canapés face à la baie. Morton ordonna à cette dernière de filtrer la lumière, ce qu’elle fit instantanément. C’est à ce moment-là que Paula remarqua qu’il y avait quelqu’un dans la piscine. Une jeune femme qui faisait des longueurs avec style et fluidité. Elle demanda à son assistant virtuel de sortir le dossier de Morton. Il n’était pas marié, mais avait eu de nombreuses liaisons depuis sa sortie de clinique. Sa maîtresse du moment n’avait que dix-neuf ans et s’appelait Mellanie Rescorai. Accessoirement, elle appartenait à la sélection nationale de plongée de haut vol. Les parents de Mellanie s’opposaient très fermement à cette liaison, ce qui n’avait pas empêché la jeune femme de s’installer chez son nouvel amant. — Vous voulez boire quelque chose ? demanda Morton. Un domestique vêtu à l’ancienne se matérialisa derrière le canapé. Paula le dévisagea d’un air incrédule. Il s’agissait d’un humain, pas d’un robot. — Non merci, répondit-elle tandis qu’Hoshe secouait la tête. — Je prendrais bien un gin pétillant, dit leur hôte. Après tout, je ne suis plus au travail. — Oui, monsieur, dit le domestique en s’inclinant légèrement, avant de se diriger vers le bar en verre. — Si j’ai bien compris, commença Paula, c’est vous qui avez alerté la police. — Parfaitement, acquiesça Morton en s’enfonçant avec volupté dans le canapé en cuir. J’ai trouvé étrange que Cotal et Tara soient ressuscités en même temps. Ils seraient donc morts au même moment, ce qui est troublant, puisque personne n’a jamais retrouvé le corps de Tara. En fait, je suis surpris que personne n’y ait pensé plus tôt, ajouta-t-il avec un sourire poli, en se tournant vers Hoshe. — Des compagnies d’assurance différentes, des cliniques différentes, dit celui-ci, sur la défensive. Je suis certain que ce détail ne nous aurait pas échappé lorsque Wyobie aurait demandé des nouvelles de Mme Shaheef. — Bien sûr. — Donc, vous avez reconnu le nom, continua Paula. — Oui. Dieu seul sait pourquoi je n’ai pas choisi d’effacer ces détails de ma mémoire lors de l’un de mes derniers rajeunissements. Mon subconscient, je suppose. On apprend de ses expériences. Il serait donc stupide de les effacer. — Le divorce d’avec Tara a-t-il été douloureux pour vous ? — Ça a été un choc, croyez-moi. Je ne m’y attendais pas du tout. C’est vrai que je travaillais énormément, c’est vrai que nous étions ensemble depuis très longtemps… Je suppose que c’était inévitable. Mais partir de cette manière, sans prévenir, cela ne lui ressemblait pas. En tout cas, cela ne ressemblait pas à la Tara que je pensais connaître. Mais, bon, je m’en suis remis en baisant tout ce qui bougeait et en me donnant à corps perdu dans le boulot. Après cela, le divorce en lui-même, je veux dire le papier signé, n’était plus qu’une formalité sans importance. — Rien n’indiquait qu’elle était sur le point de vous quitter ? — Grand Dieu, non ! En rentrant à la maison j’étais très inquiet. J’avais essayé de la joindre sans succès pendant deux jours, mais je me disais qu’elle boudait parce que je m’absentais trop souvent. Sauf qu’en arrivant, j’ai vu qu’elle avait vidé l’appartement de tout ce qui lui appartenait. Alors là, forcément, j’ai pigé… Le domestique revint avec un gin servi dans un verre en cristal, qu’il posa sur une tablette, près de Morton. — Avez-vous encore besoin de moi, monsieur ? — Pas pour le moment, répondit-il en le congédiant. — Vous a-t-elle laissé un message ? demanda Paula. — Rien du tout. Je n’ai eu aucune nouvelle d’elle jusqu’à ce que la notification du divorce arrive deux semaines plus tard. — Notification envoyée par une société agréée. Donc, vous n’avez plus eu aucun contact avec Tara. — C’est exact. — Comment connaissiez-vous le nom de Wyobie Cotal ? — Il était écrit sur la notification. — Tara l’y avait inclus ? — Oui. Pour renforcer son propos, je suppose. — J’aimerais en avoir une copie, s’il vous plaît. — Bien sûr. Il demanda à son assistant virtuel de transmettre une copie du document à Paula. — Pardonnez-moi, mais je dois vous poser une question délicate : avez-vous tiré profit de ce divorce ? Morton éclata d’un rire sincère. — Évidemment, puisque je ne l’avais plus sur le dos, dit-il en portant le verre à ses lèvres. — Je ne pensais pas exactement à cela… — Oui, oui, je sais, dit-il en mettant les mains derrière sa tête et en se perdant dans la contemplation du plafond. Voyons voir… Financièrement, cela ne m’a pas spécialement profité. Nous avions un contrat de mariage, aussi avons-nous tout partagé à parts égales. C’était normal. Tara était certes plus riche que moi au début de notre relation, puisqu’elle a contribué un peu plus que moi au capital de la société. Ce n’est pas un secret. Mais c’est moi qui tenais les rênes, qui faisais le boulot. Quand le divorce a été prononcé, j’ai reçu exactement cinquante pour cent de nos biens communs. — Quelles étaient vos parts respectives dans la société ? — Soixante-cinq pour elle, trente-cinq pour moi. Si vous le permettez, la différence n’était pas assez importante pour m’inciter à tuer. — Je n’en doute pas. Qui a gardé le contrôle de la société ? — Moi, si l’on peut dire. AquaState est l’une de nos filiales, maintenant. Paula consulta son dossier. —Je vois. Vous êtes le président de Gansu Construction… — C’est exact. Deux mois après notre introduction en bourse, Gansu a fait une offre pour racheter AquaState. J’ai réussi à obtenir deux actions de Gansu pour chaque action de ma société, plus un fauteuil permanent au conseil d’administration et une belle quantité de stock-options. Voilà où j’en suis après quarante-cinq ans de dur labeur. Nous sommes la plus grosse compagnie de construction privée de cette planète. Dites ce que vous désirez, et nous vous le construisons. Nous avons des filiales sur de nombreux mondes et nous ne cessons de nous développer. Un jour, nous rivaliserons avec les compagnies multistellaires. — D’après mes dossiers, la compagnie que vous possédiez avec Tara n’a été introduite en bourse que trois ans après le divorce. — Non. Tara était d’accord, enfin, ses avocats nous ont proposé d’attendre un peu que le marché remonte afin de tirer un maximum de profit de la vente. Quand AquaState est enfin entrée en bourse, ses parts ont été transférées dans une banque de Tampico, avant d’être converties en actions de Gansu. Je ne devrais pas vous dire ça, mais… Depuis sa résurrection, elle a presque tout vendu. Elle dépense son argent à un rythme effréné pour entretenir son idiot d’aristocrate de mari. — Merci, mais je ne pense pas que cela concerne notre enquête. Ce qui m’intéresse davantage, c’est de savoir ce que sont devenues ses parts dix-sept ans avant la résurrection. Ont-elles dormi dans cette banque de Tampico ? — Pour autant que je sache, oui. Je sais qu’elle les vend aujourd’hui parce que, en tant que président, j’ai accès aux registres. Elle dépense bien dans les deux millions de dollars locaux par an. Paula se tourna vers Hoshe. — Il faut vérifier auprès de la banque de Tampico ce que sont devenues ces dix-sept années de dividendes. — Certainement. Mellanie Rescorai sortit de la piscine et entreprit de se sécher sur la toile de fond rose du ciel. Elle était vraiment très attirante, concéda Paula. Morton la regardait avec avidité. — Et pour ce qui est des ennemis ? demanda Paula. Tara en avait-elle ? — Non, répondit Morton sans lâcher sa petite amie des yeux. Du moins, j’en doute. Je me suis débarrassé d’une partie de mes souvenirs pour ne garder que l’essentiel de cette période. — Et vous ? Vous aviez des ennemis, à l’époque ? — Je ne dirais pas cela. J’avais des rivaux, certainement. Et j’en ai bien plus aujourd’hui. Mais aucune affaire de l’époque ne méritait que l’on assassine pour elle. — Et celles d’aujourd’hui ? — Non plus, répondit-il avec un sourire en coin. — Vous êtes-vous revus depuis sa résurrection ? — Oui. Les enquêteurs de la compagnie d’assurances et la police avaient un paquet de questions à nous poser. Mais bon… J’ai pris le temps d’aller la voir à sa sortie de clinique, en souvenir du bon vieux temps. Je voulais savoir si elle allait bien. Je ne suis pas rancunier, et nous avons passé treize bonnes années ensemble. On se croisait de temps à autre à des fêtes, des réceptions, ce genre de truc. Enfin, ça n’arrive plus trop, maintenant qu’elle a un mari. Pour être tout à fait clair, je ne l’ai pas revue depuis mon dernier rajeunissement. — Vous n’aviez pas d’enfants, n’est-ce pas ? — Non, répondit Morton en sortant brusquement de sa contemplation. — Comment cela se fait-il ? Vous avez vécu ensemble treize ans… — Nous n’en désirions pas. C’était même précisé dans notre contrat de mariage. Nous étions tous les deux très occupés. Notre emploi du temps n’était pas compatible avec une vie de famille. — J’ai une dernière question à vous poser - une question probablement stupide, puisque vous avez subi deux rajeunissements depuis : avez-vous remarqué quelque chose de bizarre, un incident quelconque, avant sa disparition ? — Non, je suis désolé, je ne me rappelle de rien du tout. Je ne dis pas qu’il ne s’est rien passé, mais ces souvenirs, s’ils existent, sont sortis de ma tête il y a bien longtemps. — Je m’en doutais un peu. Merci encore de nous avoir reçus. Morton se leva pour raccompagner les deux policiers. Comme Paula sortait par la double porte, il en profita pour admirer sa croupe. Sa jupe stricte se balançait d’une manière délectable, mettant ses hanches en valeur. Il l’avait vue à de nombreuses reprises sur l’unisphère, mais depuis son rajeunissement, elle lui faisait de l’effet. Il se demanda si elle fréquentait un Univers du silence. Le cas échéant, il s’y serait bien rendu lui-même. Lorsqu’ils furent partis, il rejoignit Mellanie dans le jardin. Celle-ci l’accueillit avec un sourire absolument conquis. — Alors, elle a été assassinée ? demanda-t-elle. — Ils ne savent pas. Elle le prit par le cou et pressa son corps encore humide contre le sien. — Ne t’en fais pas. Ça s’est produit il y a des siècles et des siècles… — Quarante ans. Je m’en fais aussi parce que je ne veux pas que ça t’arrive. — Ne dis pas cela, le coupa-t-elle en faisant la moue. — De nos jours, le temps n’a plus la même valeur qu’avant, et les crimes sont difficilement pardonnables. — OK, fit-elle en haussant les épaules. Je te jure que je ne m’enfuirai pas comme elle l’a fait. Jamais ! — Je suis heureux de l’entendre. Il se pencha sur elle pour l’embrasser ; elle lui rendit son baiser avec sa fougue habituelle. Il avait été tellement facile pour lui, compte tenu de sa longue expérience, d’exploiter sa jeunesse et sa candeur. C’était la première fois qu’elle rencontrait quelqu’un d’aussi courtois, sûr de lui et riche. Toute seule, elle n’aurait jamais été capable de sortir de son conformisme de classe moyenne. Mais elle n’avait pas mis longtemps à mordre dans le fruit défendu. Le fait que leur liaison ait été rendue publique, que ses parents l’aient rejetée - tout cela avait joué en faveur de Morton. Comme tous les gens de son âge, elle désespérait d’apprendre tout ce que la vie avait à lui enseigner. Comme par miracle, il était apparu pour jouer le rôle double de guide et de caissier payeur. Soudainement, après toutes ces années de discipline et de restrictions, plus rien ne lui était interdit. Dans ces conditions, difficile de se contrôler. Oh, il en avait baisé de plus belles ! Mellanie avait le menton légèrement trop long et le nez un peu retroussé. Mais son corps dégingandé, ses épaules larges sculptées par le coach de l’équipe nationale et ses muscles toniques lui procuraient un plaisir quasiment inégalé. En vérité, ce qui l’excitait le plus, c’était son âge. Même dans cette société libérale, le fait, pour un rajeuni, de séduire une jeune femme innocente était considéré comme méprisable - ce qui ajoutait à l’intensité de son expérience. Car il pouvait se permettre d’ignorer la désapprobation des autres. Parce qu’il était riche et puissant, qu’il s’élevait au-dessus de la norme des mondains de base. Il vivait ses vies, personnelle et professionnelle, de la même manière. Quand il voulait quelque chose, il se servait. Son empire naissant l’avait changé, épanoui. Comparé à son premier siècle marqué par la médiocrité, il se sentait réellement vivre. — Va t’habiller, finit-il par dire. Son assistant virtuel appela immédiatement l’habilleuse et l’esthéticienne, qui devaient aider la jeune femme à s’apprêter. — Nous sommes attendus dans une heure sur le bateau de Resal. Je ne veux pas être en retard. Je dois y rencontrer des gens importants. L’habilleuse et l’esthéticienne apparurent dans l’encadrement de la porte. Deux femmes d’âge moyen, qui connaissaient probablement ses goûts mieux que lui. L’habilleuse était aussi sa styliste personnelle. — Vous n’allez pas discuter travail toute la soirée ? demanda Mellanie. — Bien sûr que non. Il y aura aussi des gens amusants, des types de ton âge, d’autres plus vieux que moi. Allez, dépêche-toi. — Oui, Morty, répondit-elle en apercevant les deux femmes. Qu’est-ce que tu aimerais que je porte ? — Comme d’habitude : un truc qui te mette en valeur, dit-il en passant en revue, grâce à son implant rétinien, les derniers achats effectués par l’habilleuse. Le machin blanc et doré que tu as essayé mercredi dernier, par exemple. C’est assez court. Elle hocha la tête avec enthousiasme. — Chouette ! dit-elle en le serrant dans ses bras, comme un enfant le ferait avec ses parents - pour être rassuré. Je t’aime, Morty. Je t’aime fort. Tu le sais, pas vrai ? ajouta-t-elle en scrutant ses yeux à la recherche d’une confirmation. — Je le sais. L’homme qu’il était avant aurait certainement ressenti une pointe de culpabilité face à cette adoration sans limites. Car cela ne pouvait pas durer. Elle ne voyait rien venir, mais lui le savait pertinemment. Dans un an, peut-être un peu plus, une autre beauté attirerait son attention, et la chasse, si délicieuse, rouvrirait. Mellanie se noierait dans ses propres larmes. Mais d’ici là… Il lui donna une tape sur les fesses pour la presser. Elle couina et se précipita à l’intérieur. Les deux femmes se ruèrent immédiatement sur elle. L’assistant virtuel de Morton lui ressortit la liste des dossiers qu’il n’avait pas eu le temps de traiter dans la journée. Il les compulsa tous, y ajoutant des commentaires, des compléments d’informations, ou encore sa signature. Finalement, rien n’avait changé. Les logiciels de gestion étaient de plus en plus puissants, mais on ne pouvait faire l’économie de la décision finale d’un dirigeant humain. Une Intelligence restreinte permettait de se passer de la majorité des intermédiaires, mais elle était dépourvue de la créativité qui caractérise les vrais leaders. Une fois ces corvées accomplies, son domestique lui apporta un autre gin. Morton prit appui sur la balustrade d’acier pour siroter sa boisson en admirant la ville baignée de lumière. Le soleil était en train de disparaître derrière la ligne d’horizon. Du haut de son perchoir, il reconnaissait les nouveaux quartiers bâtis par Gansu, desservis et entretenus par ses filiales agréées - cette dernière innovation était d’ailleurs à mettre à son crédit à lui. D’autres zones attirèrent son regard. D’anciens vergers et plantations, qui constituaient à présent les faubourgs de la ville, un parquetage vert tapissant le pied de la montagne. Les architectes de Gansu avaient dessiné les plans de magnifiques immeubles, qui rehausseraient encore la beauté de ces vallées encaissées. Là pourrait s’installer une communauté de gens riches et puissants, qui augmenterait l’influence d’Oaktier. Des fermiers, appâtés par des promesses de dédommagements et de subventions, étaient déjà tentés de libérer la place. Dans le ciel, les étoiles commençaient à s’allumer. Si tout se passait comme prévu, il les atteindrait bientôt. Et pas uniquement en signant des contrats ridicules. Il avait le contrôle du conseil d’administration de Gansu, à présent. La valeur de ses actions et la manière dont il avait fait prospérer la société lui donnaient des pouvoirs quasi illimités. Il n’avait aucune raison de refréner son appétit. Les occasions qui l’attendaient là-haut étaient proprement ahurissantes. Des infrastructures civiles entières à bâtir. Les nouveaux mondes de l’espace de phase trois qui, un jour ou l’autre, frapperaient à la porte du G15. Oui, l’époque qui débutait méritait vraiment d’être vécue. Il baissa les yeux pour examiner la ligne des toits. Une vieille tour de taille moyenne attira son regard. C’était là que Tara et lui avaient vécu pendant la plus grande partie de leur mariage. C’était la première fois qu’il pensait à regarder dans cette direction. À cette distance, il ne reconnaissait aucun détail. Le crépuscule avait transformé l’immeuble en un bloc gris transpercé de quelques rais de lumière. Il but une gorgée de son cocktail. Il ne se rappelait même pas l’intérieur de son ancien appartement. Lorsque, six ans après leur divorce, il avait subi un rajeunissement, il avait choisi d’effacer tous les détails inutiles de sa mémoire. Aujourd’hui, son ancienne vie se résumait à une série de notes, à un film décousu qu’il ne se rappelait même pas avoir vu. Et pourtant… Vingt ans plus tôt, quand il avait entendu parler de la résurrection de Tara, quelque chose s’était éveillé en lui. À sa grande surprise, il avait tenu à lui rendre visite à la clinique, alors que cela ne lui ressemblait guère. Mais la femme à moitié névrosée qui vivait dans ce corps nouveau ne lui avait évoqué aucun souvenir, aucun sentiment. Il ne s’imaginait même pas pouvoir s’attacher à elle. Il avait mis cela sur le compte du choc et du traumatisme qu’elle avait subis. Puis le nom de Cotal était apparu sur l’unisphère et son assistant virtuel l’avait repéré. Il avait arrêté subitement de travailler - chose qui ne lui arrivait jamais -, pour se mettre à réfléchir à cette étrange coïncidence. Son équipe avait fait une enquête discrète, dont les résultats l’avaient convaincu d’appeler la police. Mais le rapport rédigé par les flics était vague et ne débouchait sur rien de concret. Alors, au lieu de prendre lui-même les choses en main - ce qui n’aurait pas manqué d’attirer un peu trop l’attention sur lui -, il avait parlé à un membre de la famille Shaheef. Il ne s’attendait certes pas à ce que l’affaire fût confiée à quelqu’un d’aussi célèbre que l’inspecteur principal Myo, mais cela lui fit plaisir. Si quelqu’un pouvait venir à bout de cette enquête, c’était bien elle. Il repensa à son corps bien ferme, et se dit qu’elle avait probablement l’intention de faire un tour dans un Univers du silence. — Morty. Il pivota sur ses talons. L’habilleuse et l’esthéticienne avaient encore fait des merveilles. La silhouette de Mellanie se découpait sur la toile de fond de la lumière du salon. Ses cheveux auburn avaient été séchés et tombaient, raides, dans son dos. Sa robe minuscule laissait voir d’énormes portions de chair ferme et bronzée. Les pensées qui le tourmentaient quelques secondes plus tôt s’évanouirent comme par enchantement, tandis qu’il réfléchissait aux choses indécentes qu’il lui enseignerait en revenant de cette soirée. — Je te plais ? demanda-t-elle avec circonspection. — Tu es parfaite ! 10 Oscar Monroe et McClain Gilbert prirent l’express du matin à Anshun, passèrent par StLincoln, puis Londres sur Terre, avant d’arriver enfin à Kerensk, d’où l’on pouvait accéder à Ange. Sauf que le voyage ne se faisait pas en train. Ils descendirent de l’express et se dirigèrent vers le hall principal. Afin d’accéder à la zone de transfert, les deux hommes se soumirent aux procédures de sécurité d’usage. Il y avait d’abord un scan corporel complet pratiqué par CST, puis une vérification d’identité poussée effectuée par la Police diplomatique du Commonwealth. Ange était le seul monde desservi par CST dont l’accès n’était pas autorisé librement. Les dossiers examinés par la PDC étaient automatiquement transmis aux autorités de la planète, qui pouvaient refuser d’accueillir n’importe qui. Oscar attendit avec une légère inquiétude que le policier vérifie son identité et scanne son ADN pour confirmer qu’il était bien celui qu’il prétendait être. Il n’avait jamais mis les pieds sur Ange, et la possibilité de ne pas y être admis – voire pire - existait réellement. — C’est votre première fois ? demanda-t-il à Mac, dans une tentative désespérée de paraître naturel. — Non, la cinquième, répondit McClain. Les hommes des corps expéditionnaires s’entraînent en apesanteur et sont préparés à tous les types de rencontres extraterrestres. — Dire que je ne le savais même pas… McClain sourit à son ami. Ils se connaissaient depuis dix ans. À force de travailler dans une ambiance difficile, ils avaient appris à se respecter mutuellement. Personne n’avait jamais remis en question la chaîne de commandement de la division. Tout le monde savait que les membres de l’équipe étaient compétents. — Génial, j’ai risqué ma vie en bossant avec un directeur des opérations qui ne savait même pas de quoi il parlait. — Eh ! N’oubliez pas que c’est moi qui ai vu arriver le monstre de la fosse à goudron. — Messieurs, les interrompit le policier, vous pouvez y aller. Ils entrèrent dans la salle d’attente de la zone de transfert. Un steward leur donna à chacun une combinaison intégrale faite d’un tissu poreux, avec des bandes Velcro sur les paumes et sous les pieds. — C’est juste pour la navette, leur dit-il. Enfilez-la par-dessus vos vêtements. Elle vous évitera de perdre quelque chose. Et surtout, n’oubliez pas de mettre votre casque avant d’entrer. Nous n’aurons pas l’autorisation de décoller si tous les passagers ne respectent pas à la lettre les consignes de sécurité. Il y avait plusieurs autres personnes dans le salon. Toutes étaient en train de se battre avec ces fameuses combinaisons blanches. Ceux qui avaient les cheveux longs les attachaient avec des bandeaux distribués par des stewards. Mac donna un discret coup de coude à Oscar. — On dirait Paula Myo, là-bas. Oscar suivit son regard. Une femme à l’air jeune était en train de nouer sa longue chevelure noire et raide. Elle voyageait avec un homme un peu grassouillet et élégamment vêtu, qui se débattait désespérément avec sa combinaison. — Oui, c’est possible. Elle sort tout juste de la clinique. Il y a six ou sept ans de cela, j’ai suivi le cas Shayoni, cette histoire de vente d’armes cinétiques aux rebelles du Dakra libre. Elle les a attendus quatre jours, planquée dans une maison. Un exemple de professionnalisme et de dévouement… — Ma femme a décortiqué ses enquêtes quand elle étudiait à l’académie. C’est grâce à cela que je la connais. Je suis sûr que c’est elle. — Je me demande bien après qui elle court, cette fois-ci ? — Vous savez quoi ? On devrait la prendre dans notre équipe. Oscar écarquilla les yeux d’un air incrédule. — En tant que quoi ? Vous pensez qu’on va vouloir s’entre-tuer pendant le voyage ? — Il y a des chances. Être confiné dans un espace clos pendant un an, de surcroît avec des types comme vous… Elle est faite pour résoudre les problèmes. Son cerveau a été créé pour cela. Ce n’est pas un mince talent - elle nous serait d’une grande utilité. — Il y a différentes sortes de problèmes, vous savez. Et nous, on fonce vers les pires, ajouta Oscar en lui donnant une tape sur l’épaule. Continuez de vous battre. Un jour, vous deviendrez peut-être commandant. — Avant vous, j’espère. — Au fait, que pense votre femme du fait que vous allez la laisser pour une année entière ? — Angie ? Elle prend la chose plutôt bien. On a même émis la possibilité de se séparer, mais ce serait bête. On va juste laisser faire et voir ce que cela donne. Si elle trouve quelqu’un d’autre pendant mon absence, tant mieux pour elle. Notre contrat de mariage l’y autorise. — Sympa, comme contrat. — En effet. Et vous ? Vous allez faire comment pendant un an ? Vous avez peut-être déjà repéré quelques jeunes recrues… — Je n’y ai pas encore réfléchi. J’ai suffisamment de tatouages pour obtenir une stimulation très haute résolution. Je vais donc me créer un petit harem de pixels bien balancés. Mac secoua la tête d’un air pessimiste. — Je ne crois pas que vous vous contenterez de cela. Un steward précéda les deux amis, plus trois autres passagers, dont Paula Myo et Hoshe Finn, dans le couloir des départs, à l’autre bout du salon. À chaque pas, le Velcro s’accrochait à la moquette avec un bruit de biscottes écrasées. À l’entrée du couloir, le steward leur distribua des casques. — Vous connaissez les effets de l’apesanteur ? leur demanda-t-il. — Moi, je ne suis pas trop pressé de les découvrir, répondit Oscar en ronchonnant. Les casques étaient les mêmes que ceux dont se servaient les employés du complexe d’Anshun. Il détestait vraiment ces visites régulières de la plate-forme d’assemblage, mais Wilson était un fervent défenseur du management direct, sur le terrain - du fait de son passé de cow-boy de la NASA, probablement. Depuis qu’Oscar faisait partie du projet, il ne s’était pas écoulé une semaine sans qu’une tournée d’inspection quelconque lui soit imposée. — Le portail est délimité par un anneau noir, expliqua le steward en désignant l’extrémité du couloir. Lorsque vous serez en apesanteur, mettez vos semelles et vos paumes à profit. Ne vous laissez pas flotter. Votre navette vous attend au quai cinq. Si vous voulez bien me suivre… Lorsqu’il atteignit l’anneau en question, il s’arrêta, fixa ses mains à la paroi, décolla avec grâce les pieds du sol et les laissa flotter derrière le portail. Oscar grimaça, résigné, et l’imita. Cinq mètres plus loin, le couloir débouchait au centre d’un hémisphère de cinquante mètres de diamètre. Il n’y avait pas de fenêtres, juste huit grands sas équidistants les uns des autres. Le steward le guida autour de la structure incurvée en s’aidant de ses paumes et de ses pieds tel un insecte géant. Il s’arrêta à l’entrée du sas numéro cinq et aida les passagers à se glisser à l’intérieur de la navette. Le petit appareil était un tube de dix mètres de longueur, doté de deux rangées de fauteuils. Oscar prit place, s’attacha et leva les yeux. Cinq hublots épais étaient encastrés dans ce qui passait pour le plafond de l’engin. Pour le moment, on ne pouvait rien voir d’autre que la silhouette incurvée du port. Il n’y avait que quinze passagers à bord. Le steward fit le tour des fauteuils afin de s’assurer que tout le monde avait bien bouclé sa ceinture, et l’iris du sas se referma. — L’Ange des hauteurs n’a pas permis à CST d’ouvrir un portail sur son sol, aussi déboucherons-nous à une cinquantaine de kilomètres de la surface. Le trajet durera un petit quart d’heure. N’hésitez pas à m’appeler si vous avez le moindre problème. J’ai à votre disposition des sédatifs assez puissants. Je vous conseille également de vous familiariser avec l’usage des tubes sanitaires situés juste devant vous. Oscar jeta un regard en coin sur le tuyau flexible, sur son embout remplaçable, et grimaça de dégoût. Néanmoins, c’était un plus indéniable comparé aux sacs qu’il emmenait toujours sur lui lorsqu’il devait visiter la plate-forme de montage. La navette vibra doucement en se détachant du quai grâce à de petites fusées à réaction chimique. Elle dériva pendant quelques secondes, avant que les fusées principales s’allument et l’éloignent rapidement de la structure. Plus l’appareil s’éloignait, et plus celle-ci devenait visible par les hublots. Une minute plus tard, Oscar put voir la totalité de la station. Cette vision lui rappela un amas de quartz, avec ses longs tubes hexagonaux jaillissant d’un disque central, de part et d’autre duquel se trouvaient les sections des départs et des arrivées. À l’extrémité des tubes hexagonaux, des sas géants permettaient aux cargos de livrer leurs marchandises - des nacelles scellées contenant satellites, machines sophistiquées, composants, cristaux et autres matériaux biologiques que l’on ne pouvait produire qu’en apesanteur. Mais les navires servaient également à alimenter Ange en nourriture et en biens de consommation. Le reste de l’archipel céleste apparut lentement dans son champ de vision - plus d’une centaine d’usines volantes, allant de la petite capsule de recherche indépendante à peine plus grande que la navette, à de gigantesques roues larges d’un kilomètre et serties d’unités de production chatoyantes. Derrière elles, la géante gazeuse Icalanise dominait le paysage. Leur position orbitale leur permettait de voir son croissant massif, strié de bandes safran et de spirales entremêlées de nuages blancs. Au niveau de l’équateur, Oscar repéra deux minuscules disques noirs - les ombres de deux des trente-huit lunes de la planète. Après dix minutes de voyage, la navette pivota afin de préparer sa décélération, et Oscar se retrouva face à face avec l’Ange des hauteurs. Le trou de ver ouvert dans le système en 2163 n’avait permis de localiser aucune planète habitable, aussi le directeur des opérations de l’époque était-il prêt à le fermer définitivement, lorsqu’une parabole capta un puissant faisceau de micro-ondes émis depuis Icalanise. Le point émetteur était situé un demi-million de kilomètres au-dessus de l’atmosphère de soufre. Ils choisirent alors de déplacer le trou de ver pour voir cela de plus près. La première image fut troublante. Le télescope était braqué sur une petite lune rocheuse de soixante-trois kilomètres de large et vingt kilomètres d’épaisseur. De cet amas rocheux sortaient des pétales de lumière blanc perle - des ailes d’ange. En se rapprochant davantage et en affinant la mise au point, ils constatèrent que le rocher accueillait douze dômes de cristal géants, juchés sur des pylônes métalliques. Tous les dômes n’étaient pas translucides et brillants. Mais cinq d’entre eux étaient parfaitement transparents et contenaient des sortes de cités aux réseaux routiers rubis, turquoise et émeraude, aux constructions étranges en forme de tours, de cônes, d’anneaux, constellées de fenêtres illuminées par une infinité de soleils. Il s’agissait d’un vaisseau, d’un monstre volant et vivant, capable de voyager plus vite que la lumière. Vivant, certes, mais d’une façon fort peu familière. Une machine devenue intelligente, ou bien une forme de vie née de l’espace ayant évolué vers la machine, jusqu’à atteindre ce stade inattendu de développement. L’Ange des hauteurs était extrêmement discret quant à ses origines. Il se contentait de répéter que sa raison d’être était d’accueillir dans un environnement habitable les espèces qu’il pouvait rencontrer lors de ses voyages. Et ce, dans l’unique but d’en apprendre davantage sur elles. Il se « reposait », en orbite autour d’Icalanise – mais personne ne savait pour combien de temps. Après avoir négocié par radio, les humains obtinrent l’ouverture de trois dômes inoccupés, afin d’y installer les employés des compagnies qui ne manqueraient pas de s’implanter dans le secteur. L’Ange garda toutefois son droit de veto, et promit à ses nouveaux locataires de les prévenir avant de poursuivre son voyage. La navette manœuvra sous le dôme de New Glasgow et descendit le long des pilotis fuselés qui soutenaient la structure. L’astroport du dôme, anneau de sas et de stations d’amarrage, était situé juste au-dessus de la croûte rocheuse du vaisseau interstellaire. Plusieurs autres navettes étaient en stationnement, tandis que d’énormes grues déchargeaient les soutes des cargos à quai. Ils se posèrent en douceur, et le diaphragme en morphoplastique s’ouvrit. — N’oubliez surtout pas que vous serez en apesanteur jusqu’à la mise en route de l’ascenseur. Oscar attendit que tous les passagers assis devant lui fussent sortis avant de défaire sa ceinture et de se lever. Le couloir sur lequel s’ouvrait le sas, un simple tube argenté s’enfonçant dans les profondeurs du pilotis, était un peu décevant. Oscar s’attendait à un décor un peu plus exotique. Tant bien que mal, il se dirigea vers l’ascenseur situé à quelques mètres de là. Comme les autres passagers, il mit à profit ses semelles Velcro pour coller au sol. Juste avant que les portes se referment, il vit Paula Myo et son compagnon de voyage passer en planant près de l’ascenseur et s’enfoncer plus loin dans le tunnel. Lentement, alors que la cabine montait vers le dôme, la gravité se reconstitua. Normal, pensa Oscar, puisqu’ils accéléraient. Toutefois, lorsque la cabine s’immobilisa, la gravité perdura. L’Ange des hauteurs avait toujours refusé d’expliquer ce miracle, tout comme il n’avait jamais voulu révéler sa source d’énergie, la nature de son générateur supraluminique et celle du champ de force qui le protégeait, pas plus que la provenance des matériaux utilisés dans la construction de ses dômes. Leur ascenseur était l’un des dix qui permettaient d’accéder au salon des arrivées. Oscar et Mac se débarrassèrent de leurs combinaisons, qu’ils jetèrent dans une corbeille, avant de s’éloigner précipitamment de la sortie. Le bâtiment de transit était au centre du parc circulaire de New Glasgow, un champ de verdure de cinq kilomètres de diamètre orné de tant d’arbres, qu’on aurait presque pu le qualifier de forêt. Au-delà de l’anneau extérieur de végétation s’élevaient des gratte-ciel de couleurs et de tailles variées, semblables à ceux de Manhattan. La différence principale avec les cités terriennes résidait dans la présence de voies aériennes qui sinuaient entre les bâtiments. Il s’agissait en fait de fins rails soutenant des capsules individuelles voyageant à très grande vitesse. On était en plein milieu de la journée, aussi le dôme de cristal émettait-il une lumière blanche proche de celle du Soleil. L’atmosphère était agréablement douce, avec une pointe d’humidité estivale. Oscar faillit se décrocher le cou en admirant cette cité improbable. — Je dois admettre que c’est sacrément impressionnant. Comme quoi il n’est jamais trop tard pour apprendre l’humilité. — C’est une voie différente…, rétorqua Mac en haussant les épaules. Nous avons développé les portails, le réseau de CST - les mondes du Commonwealth sont tous très facilement accessibles. Si nous avions passé les trois cents dernières années à développer des vaisseaux interstellaires, je pense que nous en serions là, nous aussi. Oscar lui lança un regard malicieux. — Vous aussi, vous êtes impressionné, pas vrai ? — C’est une superbe réussite technologique - cela ne fait aucun doute. Mais je ne souffre pas d’un complexe d’infériorité. — D’accord. Alors, comment doit-on faire pour rencontrer madame la présidente ? Mac désigna la muraille d’arbres. Des chemins de terre s’éloignaient du bâtiment de transit, serpentaient entre les troncs. Il y avait un ruisseau et un lac, au loin. À une cinquantaine de mètres de là, au bord du chemin, attachées à un pilier blanc, attendaient trois nacelles personnelles. — Elles nous conduiront à elle, dit Mac. Les nacelles ressemblaient à des sphères d’un blanc perle, dotées d’ouvertures ovales protégées par des champs de force. Mac se glissa à l’intérieur de l’une d’elles et s’assit sur un petit banc. Les champs de force bourdonnèrent en s’intensifiant. — Le bureau de la présidente, je vous prie. La nacelle glissa sur le sol sur quelques mètres. Soudain, un trou béant s’ouvrit au milieu du chemin, et l’engin s’y engouffra avec fluidité. L’habitacle était éclairé, ce qui était heureux, puisque le tunnel, lui, ne l’était pas. — Waou ! s’exclama Oscar en s’accrochant instinctivement aux parois, malgré l’absence totale de sensation de vitesse. Ce machin doit être équipé d’amortisseurs inertiels. — Arrêtez de tout analyser et profitez-en. Surtout de ce qui va venir… — Quoi ? - Waou ! Merde ! La nacelle sortit du tunnel à la verticale en glissant le long d’un rail à une vitesse incroyable. Sans souffrir de l’accélération, ils fonçaient, parallèlement à une tour, ou plutôt à un cône bleu acier surplombé par une sphère rouge. Leur trajectoire s’infléchit, décrivant une spirale autour du bâtiment. Une autre nacelle arrivait droit sur eux. Oscar se força à garder les yeux ouverts pour la voir le frôler à une poignée de centimètres. Alors seulement, son rythme cardiaque ralentit, lui permettant de profiter de l’expérience. Ils étaient assez haut pour admirer l’ensemble du dôme. Il semblait y avoir autant de verdure que de zones urbaines, et les immeubles les plus grands avaient des silhouettes remarquables. — C’est encore plus beau de nuit, commenta Mac. Le cristal devient parfaitement transparent et on peut admirer Icalanise de près. À ce moment-là, on a conscience d’être dans un endroit extraordinaire, inhumain. À un croisement, ils bifurquèrent vers un autre immeuble, semblable à une palourde géante en argent. La nacelle glissa dans le vaste hall du dix-huitième étage et s’immobilisa près de ses congénères agglutinés autour d’un pilier blanc. — C’est mieux que votre Merco, hein ? lança Mac. — Disons différent, rétorqua Oscar en faisant la grimace. Une jeune femme vêtue d’un tailleur luxueux les attendait. Il s’agissait de Soolina Depfor, une des assistantes de la présidente. — Messieurs, bienvenue à l’hôtel de ville, dit-elle. Mme Gall vous attend. Elle les guida aussitôt jusqu’au bureau de la présidente de l’Association des résidents humains, une vaste pièce ovale située au centre exact du bâtiment. Le plafond était un demi-cône de verre fumé, parcouru de vagues colorées et ondulantes. Le mobilier se résumait à un bureau placé au fond de la pièce, qui donnait à celle-ci des allures de salle du trône. Oscar n’ignorait pas que Toniea Gall était à son poste depuis plus d’un siècle. Dans l’histoire de l’humanité, très peu de monarques absolus avaient régné aussi longtemps. La présidente se leva pour les accueillir. Elle avait la peau couleur ébène et était vêtue d’une robe tribale traditionnelle africaine. Son prochain rajeunissement n’aurait lieu que dans une dizaine d’années, et son visage marqué lui donnait un air digne et solennel. Sa chevelure tondue était constellée de points gris. Le fait qu’elle ne fût pas adepte des teintures et autres traitements capillaires montrait combien elle était sûre d’elle-même. Cela n’avait rien d’étonnant, puisqu’elle était réélue régulièrement avec une avance très confortable. Ses quelques détracteurs et opposants disaient que c’était parce que personne d’autre ne voulait vraiment de ce job, qui, soit dit en passant, ne demandait pas de grosses aptitudes, puisque l’Ange des hauteurs s’occupait personnellement du fonctionnement de la cité. Toutefois, ceux-là sous-estimaient largement ses capacités. Ange avait certes débuté comme un simple dortoir pour les compagnies d’astroconstruction, mais il existait désormais trois dômes – New Glasgow, Moscow Star et Cracacol -, qui abritaient plus de quinze millions d’habitants. Deux nouveaux dômes – New Auckland et Babuya -, dont la construction avait été âprement négociée avec l’Ange des hauteurs, étaient en cours d’aménagement. Les usines orbitales du secteur produisaient un pourcentage significatif des systèmes de haute technologie du Commonwealth. L’histoire d’Ange était réellement celle d’une réussite. Tout comme celle, personnelle, de Toniea Gall, qui était arrivée avec la première vague de colons en tant que simple technicienne spécialisée dans la propulsion ionique. De plus en plus, les médias parlaient d’elle comme d’une prochaine candidate sérieuse à la présidence du Commonwealth. Oscar serra la main tendue par la femme et sentit sa peau tiède et sèche. — Merci infiniment de nous recevoir, madame. — Je dois avouer que j’ai beaucoup hésité, dit-elle sans aucune trace d’humour dans la voix. Comme l’ensemble des résidents de cette colonie, je n’arrive pas à comprendre pourquoi Nigel Sheldon n’a pas pensé à nous pour bâtir son vaisseau. Oscar pinça les lèvres et se retint de se retourner vers Mac. — Je vous assure que M. Sheldon n’avait aucune intention de vous insulter, madame. — Alors, pourquoi ? demanda-t-elle, sincèrement étonnée. Nous avons les installations et toute l’expérience nécessaires. Choisir Anshun, c’était choisir la complication et augmenter considérablement votre budget. Alors, expliquez-moi pourquoi. — Anshun est un peu plus proche des Dyson… — Voyons, voyons, l’interrompit-elle en secouant la tête. Cela représente quoi ? Un voyage écourté de quelques jours, tout au plus. N’est-il pas plutôt en train de mettre sur pied un pôle d’industrie spatiale rival ? — Je puis vous assurer, madame, que le vaisseau seul est en cours de construction sur Anshun. Il n’y a aucun projet d’usine orbitale. D’ailleurs, une part non négligeable des composants que nous utilisons provient de vos usines. — Hum… Je me contenterai de votre explication pour le moment. Mais dites à M. Sheldon de ma part que je suis extrêmement mécontente de sa décision. La prochaine fois qu’il aura besoin de soutien pour un vote au sénat, ce ne sera pas la peine de venir me voir. — Je le lui ferai savoir, dit humblement Oscar. — Alors, quel est le but de votre visite ? — Nous aimerions demander à l’Ange des hauteurs ce qu’il sait des Dyson. Toute information, aussi modeste soit-elle, pourrait nous être d’une grande utilité. — Nous sommes connectés à l’unisphère, vous savez ? Oscar évita son regard inquisiteur. — Mon supérieur a une préférence pour les contacts directs, surtout pour des affaires aussi délicates. Et nous savons que l’Association des résidents bénéficie d’un lien permanent avec l’intelligence qui contrôle cette colonie. — L’Ange des hauteurs ne sait rien du tout. — Nous aimerions en avoir la confirmation. Les lèvres de la femme se pincèrent. — Vous ne me faites donc pas confiance… Très bien. Vous avez vu les dômes au cours de votre approche ? demanda-t-elle en désignant d’un geste de la main la baie vitrée incurvée, dans son dos. — La plupart, oui. — Les Raiels vivent dans l’un d’entre eux. Nous le savons parce qu’ils ont consenti à entrer en contact avec nous. Quant aux huit dômes originels, personne ne sait ce qu’ils contiennent. Enfin si, nous savons que trois d’entre eux abritent des villes ou des structures quelconques – elles s’illuminent la nuit, mais rien ne semble y bouger. Un autre dôme est comme rempli de brume. Certains affirment y avoir aperçu des lumières et des ombres, mais nous ne sommes sûrs de rien. Un autre encore est plongé dans les ténèbres et émet de puissantes ondes infrarouges, qui indiquent qu’il y règne une température supérieure à celles de nos mondes habitables. Un autre est constamment illuminé et parfaitement opaque. Et les deux derniers, opaques eux aussi, connaissent des jours de trente-sept heures. Comme vous pouvez le constater, messieurs, cela fait deux siècles que nous vivons ici, et nous ne savons même pas qui sont nos voisins. L’Ange des hauteurs chérit l’intimité par-dessus tout. Et vous, vous êtes venus lui parler d’une espèce qui s’est délibérément mise à l’écart du reste de la galaxie… — Oui, c’est paradoxal, dit Oscar, mais nous nous devons d’essayer. — Je comprends bien vos motivations, mais je ne les approuve pas. Ma priorité est de préserver notre position. Néanmoins, vous êtes autorisés à utiliser la liaison directe de l’Association. — Merci infiniment, madame. Ils la saluèrent et sortirent de son bureau en marchant deux pas derrière Soolina Depfor, dont les talons claquaient bruyamment sur le sol poli. Oscar pouvait sentir les yeux de la présidente dans son dos. Dès que les lourdes portes du bureau se furent refermées, les deux hommes échangèrent un regard de connivence. Mac gonfla les joues de soulagement. — Putain, quelle casse-couilles, murmura-t-il. Soolina Depfor leur fit face, le sourcil levé. Mac était rouge comme une pivoine. — Le canal officiel se trouve ici, leur dit-elle en désignant une salle de conférence dépourvue de fenêtres qui donnait sur le hall de réception. Elle était bien plus petite et modeste que le bureau de la présidente. On y trouvait cependant une étroite table ovale et six fauteuils en cuir à haut dossier. — Parlez et l’Ange vous entendra, précisa-t-elle avant de les laisser seuls et de refermer la porte. — Dans le genre casse-couilles, celle-là n’est pas mal non plus, dit Mac, comme ils prenaient tous les deux place à une extrémité de la table. Oscar lui fit signe de se taire. — Salut, tenta-t-il. Le mur opposé devint subitement bleu électrique, avant de se transformer en miroir et de réfléchir l’ensemble de la salle. Un homme était assis dans un fauteuil, vers le milieu de cette table virtuelle. Il portait un pull à encolure en V noir et un pantalon sombre. Il avait une barbe de plusieurs jours et le front légèrement dégarni. C’était une image destinée à les rassurer. Celle d’un supérieur hiérarchique compréhensif, d’un homme de confiance. — Salut. — Vous êtes l’Ange des hauteurs ? demanda Mac. L’homme haussa les épaules. — Je suppose que cette dénomination vous aide à appréhender mon existence. C’est également pour cela que j’ai choisi de vous apparaître sous cette forme. — Et nous vous en remercions, dit Oscar. — Après votre entrevue avec la présidente, je me devais de vous rendre la vie plus facile. Vous avez parfaitement raison, Mac, c’est une casse-couilles. Je suppose que c’est pour cela qu’elle est réélue chaque fois - personne n’ose lui tenir tête. Il est également vrai qu’elle fait du bon boulot. — Vous avez entendu notre conversation ? — Si je le souhaite, je peux entendre tout ce qui se dit en mon sein. Comme je l’ai expliqué aux dirigeants de votre Commonwealth, la raison de ma présence ici est l’étude de nouvelles espèces. Et pour cela, l’observation est la technique la plus efficace. — Nous ne sommes pas venus pour cela, mais pourriez-vous nous dire pourquoi vous collectez toutes ces informations ? — Pourquoi votre espèce est-elle obsédée par le sexe, la politique et la religion ? Nous sommes ce que nous sommes, quelles que soient notre apparence, notre nature et nos dimensions. Ma priorité consiste en la collecte d’informations sur toutes les espèces que je rencontre. Je suis un explorateur, ce que vous appelleriez un anthropologue social. Je ne m’imagine pas faisant autre chose. — OK, dit Mac d’un ton amical. Et pour qui faitesvous ce travail ? — Je n’en suis plus trop certain. Cela fait très longtemps que ma mission a débuté. Mais il n’est pas totalement impossible que je mente… Peut-être suis-je en train d’accumuler des informations pour le compte d’une flotte belliqueuse en provenance d’Andromède. Un jour, moi et les miens nous regrouperons au cœur de l’Univers moribond. Nous aurons sur nous les graines d’une nouvelle évolution, mélange de toutes les bonnes choses passées, desquelles jaillira un nouvel Univers. Du haut de mon perchoir olympien, j’observe les créatures mortelles pour mon amusement. Rendez-vous à l’évidence, messieurs. — Pourquoi diable les espèces extraterrestres aiment-elles tant parler par énigmes ? — J’espère que vous ne me mettez pas dans la même catégorie que les Silfens ! La réponse est simple : comme je vous l’ai expliqué, c’est dans ma nature. On peut dire, je crois, que je tire du plaisir à vous rencontrer et à apprendre de vous. En revanche, l’enseignement ne m’intéresse pas du tout, car il n’est pas dans ma nature de transmettre mon savoir. Un jour, peut-être, déciderai-je de faire quelque chose de cette somme de connaissances. Me transformer, me transcender… Pour le moment, cependant, je suis loin d’être saturé de données et l’Univers continue de me fasciner. — Cette curiosité vous a-t-elle conduit à étudier les Dyson ? demanda Oscar. — Non, j’en ai peur. Notre présidente vous a dit la vérité : je ne détiens aucune information concernant ces étoiles. — Leur cas ne vous fascine-t-il pas ? Une espèce capable d’ériger une barrière autour d’une étoile est forcément digne d’intérêt. L’Ange des hauteurs sourit jusqu’aux oreilles. — Comment pourrais-je l’étudier, si elle se trouve derrière cette barrière ? Mais vous avez parfaitement raison : ils mériteraient de figurer en bonne place dans ma ménagerie. Néanmoins, pour le moment, je dois me contenter de vous. — Bien, bien…, commenta Mac. Les raisons qui ont poussé ces êtres à ériger cette barrière ne vous intéressent-elles pas ? — Au contraire. Mais, encore une fois, je ne peux pas vous aider. J’ignore ce qui s’est passé là-bas, je n’y suis jamais allé. — Vous avez peut-être assisté à distance au conflit qui a pu y faire rage avant l’érection des enveloppes ? — Non. Ce secteur de la galaxie ne m’intéresse pas plus qu’un autre. En tout cas, il ne s’y est produit aucune altération non naturelle à une échelle stellaire. Pas d’extinction d’étoiles, pas de nouvelles novæ, pas de destruction de planètes. — Vous admettez vous-même exister depuis très longtemps. Avez-vous déjà rencontré une menace assez effrayante pour forcer toute une espèce à se murer chez elle ? Connaissezvous des espèces susceptibles, capables d’attaquer des systèmes entiers et de détruire des planètes habitées ? — Susceptibles ? Capables ? Ce sont deux choses bien différentes. Nombreux sont les hommes, dans votre courte Histoire, à avoir semé la mort et la destruction. Si ceux-là avaient eu des armes assez puissantes pour détruire des étoiles, ils les auraient certainement utilisées. J’ai certes rencontré des espèces à côté desquelles vos tyrans les plus sanguinaires sont de saints hommes. Mais, en règle générale, atteindre un niveau technologique qui rend possible la destruction d’un soleil implique une relative stabilité sociale. — Certains de nos plus grands bonds en avant se sont produits en temps de guerre, fit remarquer Mac. — J’admets que les humains aiment à innover lorsqu’ils sont soumis à la pression d’une menace, concéda l’Ange des hauteurs. Mais il y a une différence entre construire de nouvelles armes et développer les théories fondamentales sur lesquelles les avancées techniques sont fondées. Le véritable progrès scientifique se fait progressivement, avec lenteur, grâce au travail de générations et de générations de penseurs et de théoriciens, travail qui ne peut être effectué que dans la sérénité. Les espèces qui parviennent à se libérer de leur planète d’origine développent toutes un mécanisme biologique ou social, dont la fonction est de contenir leur sauvagerie atavique. Bien entendu, il y a de nombreuses exceptions individuelles. Sans compter qu’une espèce peu évoluée peut très bien profiter brusquement des connaissances et de la technologie d’une autre espèce éteinte et plus avancée. Mais appliquer cette hypothèse à une race ou entité désireuse de détruire une étoile et son système me paraît être une mauvaise idée. — Alors, pourquoi ériger une telle barrière ? — Je n’en sais fichtrement rien. Tout ce que je puis dire, c’est qu’il y a quatre-vingt-dix-neuf pour cent de chances que ce ne soit pas pour se protéger d’un agresseur extérieur. — Le un pour cent qui reste pourrait nous exterminer, dit Oscar, l’air méditatif. — En effet. Cependant, à ma connaissance, aucune espèce, dans une sphère de plusieurs milliers, voire de plusieurs dizaines de milliers d’années-lumière, n’est capable de détruire une étoile. Ceci dit, je ne suis pas infaillible. L’embrasement qui a stérilisé Far Away peut éventuellement être considéré comme un exemple de belligérance à grande échelle. De fait, il dépasse les bornes de l’éthique de la plupart des civilisations et espèces connues. Comme vous le savez manifestement, j’observe minutieusement l’espace sur de nombreux parsecs. Si l’espèce hostile dont vous parlez existe réellement, elle a la capacité de tromper mes senseurs, ce qui, je vous l’accorde, est inquiétant en soi. — Peut-être l’ampleur de la menace rend-elle vaine toute mise en garde ou prise de précautions, lâcha Mac. — C’est une idée on ne peut plus humaine… à laquelle je n’adhère pas. Ce serait une manière diplomatique de me traiter de lâche. — Est-ce pour cela que vous avez renoncé à visiter ces systèmes ? — Disons simplement que la distance qui me sépare d’eux est confortable et qu’elle ne m’interdit pas de les observer. Je suis curieux, et c’est l’unique raison pour laquelle je suis disposé à vous aider dans la limite de mes capacités. — Eh bien, merci, répondit Oscar en se passant la main dans les cheveux. Si vous remarquez quelque chose d’étrange… — Je vous tiendrai au courant. N’hésitez pas à me recontacter si vous avez encore besoin d’aide. À partir de maintenant, vous pouvez m’appeler de n’importe quel point de l’unisphère. Paula et Hoshe profitèrent du voyage vers Kerensk et du confort de leur wagon de première classe pour examiner une fois de plus ce fichu dossier. Schémas, comptes-rendus, graphiques financiers voletaient dans leurs implants rétiniens. La quantité d’informations était tellement astronomique que même Paula avait du mal à ne pas se laisser submerger. Ils arrêtèrent de travailler lorsqu’ils prirent la navette pour Ange. Hoshe était fasciné par la vue et harcelait son assistant virtuel de questions techniques. Une fois l’appareil posé à New Glasgow, Paula demanda à son assistant de se connecter au réseau interne d’Ange, tandis que les autres passagers se ruaient vers l’ascenseur. Un programme secondaire la guida le long du couloir incurvé jusqu’à une cabine d’ascenseur plus petite. — Vous avez trouvé quelque chose d’intéressant dans le dossier ? demanda-t-elle comme les portes se refermaient et la cabine accélérait brusquement. — On peut parler sans crainte ? dit Hoshe en regardant autour de lui d’un air soupçonneux. — Oui. L’Ange des hauteurs sait tout ce qui se fait et se dit dans l’enceinte de ses dômes. D’ailleurs, je l’ai déjà mis au courant de notre affaire. — Ah, d’accord. Le centre des impôts de Tampico m’a appris pas mal de trucs. Après l’émission des actions, les parts de Tara ont été déposées à la TFS Bank par le cabinet d’avocats Broher. Huit mois plus tard, avec l’accord de Morton, elles ont été échangées contre des actions Gansu. La procédure standard… Ensuite, les actions ont attendu la résurrection de Tara, après quoi, elle les a transférées sur son compte d’Oaktier. — Et les dividendes ? — Elle a fait une très bonne affaire. Gansu lui a versé des dividendes tous les quatre mois, et la valeur de l’action a été multipliée par douze depuis que Morton a pris les rênes de la compagnie. L’argent a été immédiatement investi par la banque. En dix-sept ans, il a eu le temps de faire des petits – rien de faramineux, mais quand même. Il n’y a jamais eu de retrait. L’argent a attendu patiemment le retour de sa maîtresse. La banque a payé régulièrement les impôts de Tara, il n’y a jamais eu de problème. Personne ne s’est demandé pourquoi le compte est resté inactif pendant toutes ces années. Apparemment, c’est quelque chose d’assez fréquent. — Avait-elle un compte courant à la TFS Bank ? —Non. — Et Wyobie Cotal ? On ne lui a pas découvert de compte en dehors d’Oaktier ? Ils avaient besoin d’argent pour s’installer sur Tampico. Il doit en rester des traces. — Tara a arrêté de sortir de l’argent de son compte courant trois semaines avant de partir pour Tampico. À l’exception des honoraires du cabinet d’avocats, réglés une semaine plus tard. J’ai tout vérifié. Morton a reçu la notification de divorce quinze jours après son départ. La banque a transformé son compte courant en compte dormant trois ans plus tard. C’est la procédure habituelle. Cela évite qu’un employé peu scrupuleux siphonne discrètement de l’argent. Avant de rouvrir son compte courant, Tara a demandé à un tribunal de confirmer son identité. — Dans les deux semaines qui ont précédé le paiement des honoraires d’avocats, elle n’a rien dépensé ? — Rien du tout. L’avant-dernier débit remonte à ce fameux dîner avec Caroline Turner. Entre les deux, rien. — Sait-on où elle se trouvait au moment du paiement des honoraires ? — Quelque part dans l’unisphère. C’est tout ce que l’on sait. — Elle n’a été vue nulle part, marmonna Paula. Les banquiers jurent leurs grands dieux qu’il est impossible de retirer de l’argent du compte d’une personne décédée, mais c’est complètement faux, bien sûr. Les banques perdent des milliards tous les ans à cause de pirates un peu trop malins. Les seuls comptes à peu près sûrs sont ceux gérés par la banque de l’IA. Et encore… Certains pirates vont jusqu’à subir des reprofilages cellulaires très lourds pour usurper l’identité de leurs victimes. Avec du temps et des ressources suffisantes, n’importe quel code génétique peut être dupliqué. » Et Wyobie Cotal ? Il a dû dépenser de l’argent sur Tampico, reprit-elle. — Apparemment non. J’ai vérifié ses comptes, et c’est la même histoire que Tara. Aucun débit postérieur à leur disparition. Son compte courant a été fermé deux ans plus tard par sa banque. — Qui a payé les billets pour Tampico, alors ? — Les billets ont été réglés en liquide. Par Tara, d’après ce que l’on sait. En tout cas, c’est son nom qui figure sur la facture. — Je suppose qu’il n’y a aucun moyen de savoir s’ils ont été utilisés ou non… — Effectivement. CST ne garde pas ce genre d’informations. — Mais il y a des senseurs et des caméras dans toutes les stations planétaires. — Les données ne sont pas archivées pendant quarante ans - ça coûterait une fortune. On les garde un ou deux ans, tout au plus, et cela varie d’une station à l’autre. — Et le liquide ? L’un d’entre eux a-t-il effectué un retrait dans un distributeur avant leur départ supposé ? — Non. Rien de significatif. Personnellement, je ne crois pas beaucoup à l’hypothèse du compte secret numéroté, aussi est-il légitime de penser qu’ils étaient déjà morts. — Hum, fit Paula, pensive, en s’accrochant avec ses bandes Velcro aux parois de la cabine qui les emmenait tout droit vers le dôme des Raiels. Elle aurait pu revendre des bijoux et vivre un temps de cet argent. Mais pour quelle raison ? Plus j’y pense, plus ce supposé départ vers Tampico me semble improbable. — Moi, je n’y crois plus depuis longtemps. — Moi non plus. Mais nous devons en être sûrs, Hoshe. — Bien entendu. — Malgré les recherches menées par le CICG, nous n’avons pu trouver aucune trace de sauvegarde de mémoire. Pour moi, c’est un élément déterminant. Tara a été assassinée, et Cotal aussi. Il nous reste à déterminer le mobile – c’est la partie la plus délicate de l’enquête. En tout cas, je ne pense pas que ce soit un crime crapuleux. — Que pensez-vous de Morton ou de Philippa Yoi ? — Un crime passionnel ? Ce n’est pas impossible. — Mais… ? — Mais j’ai tendance à croire que Shaheef et Cotal ont mis involontairement le nez dans une affaire criminelle. À mon sens, le versement des honoraires, deux semaines plus tard, accrédite cette thèse. Quelqu’un voulait à tout prix nous convaincre qu’ils étaient encore en vie à ce moment-là. Nous aurons bien du mal à trouver des indices. — Alors, pourquoi sommes-nous venus jusqu’ici ? — On procède par élimination. Je veux tout connaître de la vie de Shaheef. Absolument tout. Paula serra son sac contre elle. Elle savait que Hoshe avait du mal à la suivre, mais, comme tout bon policier, il s’abstenait de critiquer sa supérieure. Du moins pour le moment. La cabine grimpa vers le dôme des Raiels. Progressivement, la gravité refit son apparition, jusqu’à atteindre quatre-vingts pour cent du standard terrien. Hoshe prit quelques secondes pour se mettre en condition. Il n’avait encore jamais vu d’extraterrestre en chair et en os, même si sa femme rêvait de rencontrer les Silfens. De fait, travailler avec Paula Myo n’avait rien de routinier. Il avait fait le forcing auprès de son commissaire pour ne pas être mis à l’écart de l’enquête, qu’il avait déjà commencée. Il savait que ses possibilités de succès augmenteraient singulièrement en travaillant avec elle. Toutefois, ce qu’il souhaitait avant tout, c’était la voir évoluer sur le terrain. Sans compter que, peut-être, avec beaucoup de chance, elle pourrait lui ouvrir les portes du CICG. Hoshe n’avait fait part de son plan de carrière à personne. Pourtant, l’idée lui trottait dans la tête depuis un certain temps. Les portes s’ouvrirent et il fut presque déçu. Il s’attendait à découvrir une cité extraterrestre empreinte d’exotisme… Au lieu de quoi ils émergèrent dans une allée sombre, flanquée de murs d’un noir mat hauts de près de trente mètres. Loin au-dessus de leurs têtes, le dôme transparent laissait entrer la lumière ambre clair d’Icalanise. L’allée était délimitée par de minuscules diodes rouges, qui scintillaient comme des pierres précieuses admirées à la lueur d’une bougie. Le silence était imposant. Il n’y avait pas le moindre bruit. — Ce doit être plus beau en plein jour, dit-il. — Nous sommes en plein jour, rétorqua Paula d’un air compassé, avant de se mettre en route. Par deux fois, Hoshe eut l’impression que quelque chose de gros volait au-dessus des murailles. Une chose capable de déplacer de grandes masses d’air et d’éclipser momentanément la lumière de la géante gazeuse. Mais lorsqu’il levait la tête, il ne voyait que le dôme de cristal immaculé. — Vous savez où vous allez ? demanda-t-il à Paula. — Plus ou moins. La géométrie de la ville change constamment, les bâtiments et les rues se déplacent, mais le processus est extrêmement lent. Ne vous en faites pas, l’Ange des hauteurs ne nous permettrait pas de nous rendre où nous ne sommes pas désirés. Elle s’arrêta à une intersection. L’autre allée était un peu plus large et délimitée par des lumières vertes. Un Raiel s’y mouvait, venant dans leur direction. Dans la faible luminosité, il était difficile de voir autre chose qu’une silhouette massive, noire et diablement impressionnante. Un Raiel adulte était plus gros qu’un éléphant, mais la comparaison s’arrêtait là. D’où il se trouvait, Hoshe voyait une sorte de pieuvre couchée sur le côté. La tête bulbeuse était ceinte d’un collier de tentacules. Les plus proches du sol mesuraient dans les quatre mètres de long, se terminaient en pagaie et, à la base, étaient aussi épais qu’un torse d’homme. Les autres, plus courts et plus fins, constituaient un véritable nid de boas constricteurs énergiques. Cinq petits yeux hémisphériques situés sur le côté de la tête se braquèrent sur Hoshe, lorsque celui-ci déboucha dans l’allée. Maintenant que le Raiel était plus proche, l’homme voyait que la créature avançait sur huit paires de pattes courtaudes et puissantes. Des pattes dépourvues de genoux et de chevilles, des cylindres de chair qui, tels des pistons, se soulevaient et retombaient deux par deux, dans une danse parfaitement synchronisée et fluide. Comme l’extraterrestre passait près de lui, Hoshe put examiner de plus près son cuir couvert de poils ras et gris, mouchetés de brun. Derrière le collier de tentacules, des protubérances de chair, pareilles à des dreadlocks, se balançaient mollement et lourdement, comme si leur extrémité était constituée de plomb. De fait, il devait s’agir d’artefacts technologiques et non d’excroissances biologiques. — Eh ben, si je m’attendais à cela, marmotta-t-il lorsque l’extraterrestre les eut dépassés. L’arrière-train de la créature était fuselé et se terminait brusquement. Elle n’avait pas de queue. — Oui, ils sont très impressionnants, confirma Paula en s’engageant dans l’allée transversale. Nombreux sont ceux, parmi les résidents humains, à penser que ce sont eux qui ont construit l’Ange des hauteurs. Vu leur niveau de développement, ce ne serait pas étonnant. — Et vous, vous en pensez quoi ? Pour la toute première fois depuis qu’ils travaillaient ensemble, Paula se laissa aller à sourire. — Je pense que cela n’a aucune importance. Mais, si vous voulez mon avis, c’est peu probable. — Pourquoi ? — Parce qu’ils s’intéressent presque aussi peu à nous que les Silfens. Oui, nous les laissons réellement indifférents. En fait, je ne vois pas pourquoi des êtres aussi intelligents perdraient leur temps à construire un vaisseau tel que l’Ange des hauteurs dans un but d’apprentissage. Qatux m’a dit un jour que les siens étudiaient les principes physiques de l’Univers, et non les cultures des autres espèces. De leur point de vue, la vie est le résultat d’un accident chimique. Y compris la leur. Je pense qu’ils se sont donné la peine d’entrer en contact avec le Commonwealth dans le seul but d’avoir accès à la base de données astrophysiques de l’unisphère. Grâce à eux, nous avons fait des progrès notables dans la technologie des senseurs. Ils marchèrent encore cinq minutes. Dans le paysage, rien ne changeait, à l’exception de la couleur des diodes serties dans le sol. Hoshe savait que le dôme abritait de grandes structures, mais celles-ci étaient invisibles du fond de leur canyon. Il ne fut pas long à s’imaginer en animal de laboratoire, lâché dans un labyrinthe géant. Paula finit par s’arrêter devant une section de mur parfaitement identique aux autres. Le collier de lumière, à sa base, allait du violet à l’ultraviolet. Après quelques secondes d’attente, le mur s’ouvrit juste devant elle. La brèche était assez large pour laisser passer un Raiel. Elle donnait sur une grande salle circulaire, dont le sol luisait d’un éclat émeraude. Le plafond était perdu dans des ténèbres insondables. Un Raiel les attendait à quelques mètres de l’ouverture. Paula se rapprocha de lui et s’inclina légèrement. — Bonjour, Qatux. Merci d’avoir accepté de nous rencontrer. La tête de Qatux se souleva, révélant la peau fripée, pâle et humide de ce qui pouvait passer pour sa bouche. Les replis se soulevaient par intermittence, mettant en évidence des sortes de voies nasales, ainsi que des dents brunes et pointues. — Paula. Sa voix était un chuchotement doux, accompagné d’une expiration longue et profonde. — Oui. Elle ouvrit son sac et en sortit un cylindre de cristal-mémoire gros comme le poing. Le gros Raiel le vit et frissonna. À présent que ses yeux s’étaient habitués à la pénombre, Hoshe se rendait compte que Qatux ne paraissait pas en très grande forme. Le cuir de son torse était tendu sur son squelette. L’un de ses grands tentacules était enroulé sur lui-même et tremblotait ; son extrémité en pagaie pendillait mollement. Ses yeux chassieux clignaient constamment. — Combien de temps ? demanda-t-il. — Tara Jennifer Shaheef a plus de cent ans. Vous sentez-vous capable de traiter une si vaste mémoire ? Un tentacule de taille moyenne se détendit et sa pointe se posa sur le cristal-mémoire. — Oui. J’en suis capable. Évidemment… — Je suis très sérieuse, ajouta Paula en donnant une tape sur le tentacule, qui se rétracta aussitôt. Je dois savoir si c’est possible. Vous n’avez jamais absorbé plus de vingt ans. — Oui, oui, c’est vrai. Absorber une telle quantité d’informations me demandera juste un peu plus de temps. — Très bien. Je recherche quelqu’un qui pourrait lui en vouloir. Quelqu’un d’important, qui disparaîtrait subitement de sa mémoire, qu’on aurait effacé. S’il manque des morceaux, des segments, des séquences, faites-le-moi savoir. Examinez sa vie privée et sa vie professionnelle. Peut-être cherchons-nous une dispute violente ? Je ne sais pas au juste. En tout cas, il doit s’agir d’un événement particulier, déclencheur, qui sort de l’ordinaire, d’accord ? Le tentacule se déroula de nouveau, avec circonspection cette fois. — Ces événements, ces gens… je les trouverai pour vous. — Je l’espère. Paula parut soupeser un instant le cylindre, comme si elle hésitait à s’en séparer. Puis elle se décida, et le posa brutalement sur l’extrémité du tentacule. Dans sa précipitation, Qatux le lui arracha presque des mains. — Ne soyez pas trop long, l’admonesta-t-elle. — Une semaine. Pas plus. Je vous appellerai. Promis. Le mur s’ouvrit pour les laisser sortir. — C’est tout ? demanda Hoshe. On lui laisse la mémoire et on s’en va ? — Vous avez entendu, non ? Qatux nous appellera quand il aura terminé. — Merde, je croyais que…, commença-t-il avant de baisser la voix. Je croyais que nous allions confier le cristal aux autorités, à une sorte de laboratoire de police scientifique, à un truc officiel, quoi ! — Vous vous attendiez à quoi, exactement ? À ce qu’un maire ou un président nous signe un papier, à ce qu’un juge local nous donne son aval ? L’Ange des hauteurs nous a laissés entrer et les Raiels nous ont accueillis. Que voulez-vous de plus ? Hoshe prit une profonde inspiration et se tut. Il n’avait vraiment pas envie de se fâcher avec l’inspecteur principal, mais lui aussi était policier. Il n’était peut-être pas aussi fort qu’elle, mais il savait distinguer le bien du mal. Il était du côté de la justice. — Tout ce que je dis, reprit-il, c’est que la Cour suprême nationale d’Oaktier a mis trois jours à nous donner cette copie certifiée conforme de la mémoire de Shaheef. Et encore, uniquement parce que c’était vous. Cette chose a une valeur inestimable. C’est la vie d’une personne, d’un être humain. Et vous, qu’est-ce que vous en faites ? Vous la donnez, sans autre forme de procès, à un extraterrestre tordu ! — Oui, il s’agit bien de sa vie. Mais sa vie nous a été confiée parce qu’elle a été assassinée. — Nous n’en sommes pas certains. — Je pense qu’il est temps pour vous d’apprendre à prendre des décisions et à vous y tenir. Dans notre profession, c’est essentiel. Inspecteur, avez-vous confiance en vous et en vos capacités ? Hoshe fronça les sourcils, mais il sentait bien que ses joues s’étaient empourprées. Il continua à avancer sans rien dire à côté de sa supérieure hiérarchique, au milieu d’une allée étrangement éclairée. Lorsqu’ils atteignirent l’ascenseur, les portes de la cabine étaient toujours ouvertes. — Ils ont pitié de lui, vous savez ? dit Paula, comme l’ascenseur se mettait en branle. — Qui ? — Les autres Raiels. Ils ont pitié de Qatux. Vous avez compris, vous savez ce qu’il est, n’est-ce pas. — Oui, je crois. — Les Raiels sont une race ancienne. Ils sont incroyablement dignes et savants. Leur esprit est infiniment supérieur au nôtre. Nous sommes encore très proches de nos ancêtres sauvages et chasseurs ; les Raiels, eux, sont tellement évolués, qu’ils sont presque devenus étrangers à eux-mêmes, à leur passé. Ce qui les rend vulnérables à certaines choses. Je ne cherche pas à excuser Qatux, mais je comprends sa déchéance. Nous nous accommodons des émotions brutes parce que nous sommes encore très proches de notre origine animale. Je n’imagine même pas ce que peuvent ressentir des créatures qui ne connaissent ni l’amour, ni la haine, ni la joie, ni la colère, lorsqu’elles sont soumises à nos sentiments. Cela doit être un sacré choc. Pour la plupart d’entre elles, en tout cas, qui sont assez fortes pour les considérer avec détachement. Mais les plus faibles peuvent facilement devenir accros. C’est ce qui est arrivé à Qatux. C’est un junkie. Il nous aime, et c’est la chose la plus triste de l’univers. — Il va revivre les souvenirs de Shaheef ? — Non, pas les revivre. Il va devenir elle. Il va partager toutes ses expériences, voir tout ce qu’elle a vu, entendre tout ce qu’elle a entendu, savoir tout ce qu’elle sait. Il va absorber cent ans de vie humaine en une semaine. Lorsque ce sera fait, nous pourrons lui demander n’importe quoi : un lieu, une date, une heure précise… — D’accord, mais nous n’avions pas besoin des Raiels pour cela - nous pouvons faire ce genre de chose nous-mêmes. — Hoshe, avez-vous déjà examiné une mémoire humaine ? — Non, admit-il. — Ce n’est pas la même chose qu’une simulation IST. C’est similaire, je vous le concède, mais ce n’est pas pareil. Les IST sont policées, montées, mises en scène. Elles sont faites pour une raison précise, pour attirer l’attention sur quelque chose de particulier. Quatre-vingt-dix pour cent du marché concerne le sexe, mais il y a également des aventures, de l’action, des voyages touristiques… En profiter pleinement demande un certain entraînement et implique une réalisation sans faille. Autrement, l’IST n’aura pas l’effet escompté par l’artiste qui l’a élaborée. Mais, en général, c’est très facile. Il suffit de se détendre et de se laisser guider par le script. L’histoire se déroule presque toute seule. » Avec une mémoire véritable, c’est très différent. N’importe quoi, ou presque, peut attirer votre attention. Il peut se produire une douzaine d’événements importants simultanément, mais, vous, à cause de vos préjugés, de la manière dont fonctionne votre personnalité, vous n’en remarquez qu’un - probablement le moins digne d’intérêt. Il ne s’agit pas forcément d’un souvenir visuel. La victime se rappelle parfois davantage les sons et les odeurs que le décor et les personnes. Alors, quand vous cherchez un événement particulier… Il est certes possible de dater des souvenirs grâce aux implants-mémoires, mais malheureusement, ceux-ci ne sont pas indexés. À moins de connaître le moment précis auquel un événement s’est produit, vous êtes obligé de vous repasser des journées entières, parfois même des semaines, si vous n’avez pas de chance. Voilà où Qatux entre en jeu. Car nous, humains, sommes obligés d’examiner les souvenirs d’un congénère en temps réel - nous ne possédons pas d’avance rapide. Pour examiner un siècle de vie, il me faudrait un siècle. Alors que Qatux, avec son cerveau per-formant et son esprit supérieur, peut faire le même travail en infiniment moins de temps. — Vous sembliez inquiète pour lui. — Un siècle, c’est très long, même pour Qatux. Et je sais qu’il a déjà assimilé des dizaines de vies humaines. — Cela ne vous ennuie pas d’être son dealer ? — L’éthique humaine…, murmura-t-elle. On ne peut juger les Raiels selon nos standards. Ils ne fliquent pas leurs semblables comme nous le faisons. En fait, ils sont censés se fliquer eux-mêmes, individuellement. Qatux a fait un choix, et sa société l’y autorise parfaitement. Ces mémoires, il réussit à se les procurer sans mon concours. Je ne parle pas des simulations IST que l’on trouve sur le marché officiel, mais de mémoires authentiques. Cela représente un marché restreint, spécialisé, mais il y a des amateurs. De cette manière, Qatux peut nous aider à élucider un crime, et tout le monde est content. Bien sûr, nous pourrions l’empêcher d’acheter ses doses, mais ce serait une transgression, du point de vue raiel. — Peut-être, dit Hoshe, alors que l’ascenseur ralentissait et que la gravité s’évanouissait. Mais je pense toujours que c’est mal. — Vous préférez abandonner l’enquête ? Je ne vous en empêcherai pas, et votre dossier demeurera vierge. — Non, merci, inspecteur principal. Maintenant que je suis là, je vais continuer jusqu’au bout. Rob Tannie regrettait d’avoir accepté ce boulot, depuis le tout début, mais il manquait d’argent. Comme d’habitude. En ce moment, Rob était « agent de sécurité sur le terrain ». Un boulot rarement tranquille et encore plus rarement bien payé. Aussi aurait-il dû se méfier lorsque son agent l’avait appelé pour lui proposer un contrat soidisant mirobolant. D’autant que ledit contrat contenait une clause de résurrection : sa mémoire devait être conservée dans une clinique privée qui, s’il ne refaisait pas son apparition dans les cinq prochaines années, lancerait la procédure… Il n’en fallait pas plus pour comprendre - mais Rob savait qu’il manquait un peu de bon sens - qu’il se réveillerait dans cinq ans dans un corps d’adolescent rachitique, sans aucun souvenir des derniers mois de sa vie. Il aurait dû passer son chemin, mais ses finances… Les chevaux, les paris, le poker et autres jeux d’argent avaient eu raison de son compte en banque. Ses créanciers n’étaient pas forcément des tendres, et il ne pouvait pas se permettre de refuser, ce que son agent savait pertinemment. Alors, il avait dit oui en espérant travailler pour une quelconque organisation ethnique radicale en manque de reconnaissance culturelle, ou pour des hommes d’affaires un peu véreux, ou encore pour des malfrats en guerre contre le syndicat du crime. Mais, malchanceux comme il l’était, la réalité avait dépassé ses prédictions les plus pessimistes. Cela faisait deux semaines qu’il avait été engagé comme agent de sécurité par le complexe spatial d’Anshun. Deux semaines ennuyeuses passées à se mettre dans la tête les horaires, le plan du site, à se familiariser avec l’usage du matériel de CST. Deux semaines à faire connaissance avec les employés du complexe, à se moquer avec ses collègues des centaines de types qui, tous les jours, faisaient le pied de grue pour passer un entretien d’embauche. Deux semaines à voir Nigel Sheldon, lui-même, courir dans tous les sens, suivi de près par ses aides de camp. Deux semaines, et il ne savait toujours pas pourquoi il était ici. Qui donc pourrait en vouloir à CST ? Une Grande famille, peut-être ? Les riches sont prêts à tout pour être plus riches que leurs voisins. Ce matin-là, juste avant le petit déjeuner, son agent lui avait envoyé un message codé… Rob utilisa la clé idoine, et un texte vert défila dans son champ de vision. Comme il lisait et relisait ses instructions, sa tasse de café se refroidit complètement. Finalement, il leva les yeux vers le plafond de son appartement et grogna: — Putain de merde ! Voilà, maintenant il savait. Il savait qu’il ne survivrait pas à cette journée. Et ce, en dépit du plan de fuite décrit à la fin du message. Il s’en tint à sa routine et prit le métro pour se rendre à la station planétaire. Là, il monta dans l’un des cars de la compagnie, qui traversa le paysage morne au milieu duquel avait été bâti le complexe. Lui et les autres gardes entrèrent dans les vestiaires vingt minutes avant le changement d’équipe afin d’enfiler leurs uniformes. Mais, cette fois-ci, il prit davantage son temps, attendant d’être presque seul. Quand ils ne furent plus que trois dans la salle, Rob se dirigea vers le placard spécifié dans le message. Le tatouage de son pouce lui permit de le déverrouiller et de l’ouvrir sans problème. À l’intérieur, il y avait une simple ceinture munie de sangles, en tous points semblable à la sienne. Il échangea les deux ceintures et sortit. Il arriva à son poste à 8 h 30 précises pour relever l’équipe de nuit. Deux de ses camarades étaient déjà là, qui surveillaient l’entrée principale. Le premier à arriver ce matin-là fut Wilson Kime. La barrière se leva, et Rob salua le capitaine. C’était le seul aspect physique de son travail. Les trois gardes de l’entrée principale étaient responsables de la surveillance du périmètre, mais, en pratique, tout était automatisé. Le site était entouré par une clôture haute de six mètres et sillonné par des gardes robots. Des centaines de senseurs étaient fixés à la clôture et des dizaines d’autres répartis autour du complexe. Rien ne pouvait en approcher sans que la sécurité n’en soit informée. Les gardes n’avaient qu’à effectuer des vérifications de routine et scanner les véhicules des visiteurs. À 10 h 30, Rob annonça: — Je prends ma pause. Je serai de retour dans vingt minutes. Il s’éloigna de l’entrée et se dirigea vers le bâtiment principal, entouré de gazon fraîchement tondu. Il faisait chaud et humide, de sorte que Rob dut s’éponger le front. Une fois à l’intérieur, il fonça vers la section du portail. La salle de contrôle se trouvait au troisième et dernier sous-sol du bâtiment. Un autre garde et un technicien attendaient dans la cabine d’ascenseur. Leurs assistants virtuels respectifs entrèrent en contact les uns avec les autres, confirmant à chacun qu’ils faisaient tous partie de la mission. Les trois hommes échangèrent des regards méfiants et tendus, se jaugeant mutuellement. Dans un coin de la vision virtuelle de Rob, une horloge afficha 10 h 47. — Bien, dit-il en appuyant sur le bouton-3. Si vous vouliez changer d’avis, c’est trop tard. Les portes se refermèrent et la cabine entama sa descente. Rob déboutonna son holster, dégaina et vérifia son pistolet ionique. Son arme était la copie conforme de celle qu’il portait habituellement, sauf qu’elle refuserait de se désactiver lorsque le réseau interne de la sécurité le lui ordonnerait. Ce qui était un plus indéniable. — Rangez-moi ça, lui lança le technicien de maintenance en désignant du regard le senseur de la cabine. Rob le toisa d’un air méprisant, juste pour lui signifier qu’il n’obéissait pas aux ordres de n’importe qui, et rengaina son arme. — Vous vous êtes occupé de la porte ? demanda-t-il. — De la porte et du réseau du portail, répondit le technicien. Et vous ? — Nous ferons en sorte que personne ne vous interrompe, dit Rob en échangeant un regard avec l’autre garde. — Parfait. La cabine s’ouvrit sur un étroit couloir. Il y avait deux portes de chaque côté et une à l’autre bout. Le technicien plaqua un boîtier électronique contre le panneau de contrôle de l’ascenseur. — Neutralisé, confirma-t-il. Rob ouvrit une des poches de sa ceinture et en sortit une première charge déclenchable à distance. Il s’agissait d’un simple carré de plastique noir, grand comme la paume d’une main et épais d’un centimètre à peine. Il la colla contre le plafond et ordonna à son assistant virtuel de l’armer. Celui-ci s’exécuta, permettant à Rob de lâcher l’objet qui, progressivement, changea de couleur à la manière d’un caméléon. Le technicien de maintenance les précéda dans le couloir et se dirigea vers la grande porte du fond en portant sa lourde caisse à outils. Il plaqua un autre appareil contre la serrure électronique. Rob dégaina son pistolet pour en désactiver le cran de sûreté. Son horloge lui confirma qu’ils étaient parfaitement dans les temps. La porte s’ouvrit et ils se ruèrent à l’intérieur. La salle de contrôle du portail était bien différente de celles habituellement dédiées à l’exploration interstellaire, qui faisaient à peine dix mètres de côté sur deux mètres cinquante de hauteur. Ici, il y avait des consoles partout, et une rangée de bureaux enfermés dans des cabines de verre occupait un pan de mur entier. Ils étaient encore inoccupés. Huit personnes seulement travaillaient à des postes individuels, surveillant la plate-forme d’assemblage située dans sa vaste caverne artificielle. Face aux bureaux, trois moniteurs haute résolution affichant des graphiques en 3D permettaient de visualiser les para-mètres du portail. Des têtes incrédules et des fronts plissés se levèrent pour accueillir les intrus. Son assistant virtuel informa Rob du piratage réussi de l’interface avec la cybersphère. Le logiciel d’attaque avait fait son boulot en infiltrant les nœuds du complexe. — Tout le monde reste calme, dit l’autre garde. Mettez vos mains bien en évidence et, surtout, ne faites pas de bêtises. L’un des opérateurs se leva brusquement et, s’adressant à Rob, dit: — Qu’est-ce que c’est que cette connerie ? Il y a un problème ? Rob tira au plafond, son arme réglée sur la puissance minimum. L’homme laissa échapper un couinement animal et tomba à genoux. Les esquilles d’une bande polyphoto lui tombaient dessus comme de la neige. De fines volutes de fumée dansaient au-dessus de leurs têtes. Une alarme se mit à hurler. — On vous a dit de vous taire, cria Rob pour se faire entendre. Les employés terrorisés écarquillèrent les yeux et levèrent les mains bien haut. — Putain ! lâcha le technicien sans pouvoir détacher les yeux de l’homme agenouillé, tremblant, les mains sur la tête. — Fais ton boulot ! aboya Rob à l’adresse de son complice, en désignant quelque chose du menton et en pressant le bouton de verrouillage de la porte. — Ah…, fit l’autre garde en réduisant d’une décharge ionique le haut-parleur de l’alarme au silence. — Merci. — Vous, ordonna le technicien aux opérateurs. Éloignezvous de vos consoles ! Rob et l’autre garde brandirent leur arme pour forcer les employés à reculer vers la paroi de verre et à s’accroupir. — Joanne Bilheimer, appela Rob. Sortez du rang. Une femme leva des yeux craintifs vers lui. — Je suis Joanne. Qu’est-ce que vous voulez de moi ? — Debout, dit Rob en désignant de la main la console attitrée du chef des opérations. Verrouillez-moi cette salle. Je veux un isolement de niveau trois. — Je…, commença la femme en lançant des regards furtifs et apeurés à son arme. Je ne suis… — S’il vous plaît, l’interrompit Rob, ne me dites pas que ce n’est pas de votre ressort. Ne m’obligez pas à vous menacer, parce que je suis du genre à mettre mes menaces à exécution. J’ai dit « isolement de niveau trois ». Maintenant ! — L’interface ne fonctionne plus. Le nœud semble infesté. Rob eut un sourire en coin. — Oui. C’est pour les cas comme celui-ci que CST a prévu un système auxiliaire manuel. Elle baissa la tête, se leva et marcha vers la console. L’autre garde fit face aux employés. — Ceci est un anesthésique, leur expliqua-t-il. Personne ne va mourir. Nous ne sommes pas des putains d’assassins sanguinaires. Puis il pressa un hypotube contre le cou de chaque employé. Un à un, les opérateurs s’effondrèrent comme des poids morts. Une grosse plaque métallique jaillit du sol pour sceller la porte d’entrée. Une autre plaque se dressa devant la porte coupe-feu. Au-dessus d’elles, l’air se mit à vibrer, avant de se figer, alors qu’un champ de force se constituait, renforçant la structure moléculaire des murs. À l’autre bout de la salle, deux gros cylindres télescopiques sortirent du plafond. Rob sourit, satisfait. Toutes les issues et aérations étaient scellées, mais l’atmosphère de la pièce serait recyclée. — Merci, Joanne. Sans lui laisser le temps de répondre ou même de se retourner, l’autre garde lui injecta de l’anesthésiant. Pendant ce temps, le technicien avait démonté le panneau de commande de l’une des consoles. Sa boîte à outils béait, et de nombreux engins mystérieux étaient éparpillés autour de lui. Chacun d’eux était doté d’un cordon ombilical en fibre optique, que le technicien entreprit de connecter à l’électronique ridiculement complexe de la console. — Ça marche ? demanda Rob. — Fermez-la et laissez-moi me concentrer. Il nous reste deux minutes avant que l’IR verrouille le système. Rob et l’autre garde se regardèrent en haussant les épaules. Ils n’avaient pas la moindre idée de ce que l’homme était en train de faire, ni de la manière dont ils pourraient lui venir en aide. Leur logiciel de subversion était toujours en train de contaminer les nœuds, bloquant l’accès de la cybersphère. Rob ne pouvait pas savoir ce qui se passait dehors, ni si les autres membres de l’équipe avaient fait leur boulot. À moins que la mission fût déjà un échec… Être isolé de cette façon ne lui plaisait guère. Il avait envie de savoir. Il avait besoin de savoir. Son horloge virtuelle égrenait inlassablement les secondes. Que se passait-il donc derrière ces portes scellées ? Plus que quatre-vingt-dix secondes, et le technicien était toujours en train de s’affairer sous le capot de la console. Allez ! le poussa-t-il mentalement. Allez ! Wilson venait d’atteindre la partie centrale de la plate-forme d’assemblage, lorsque son assistant virtuel l’informa qu’Oscar Monroe cherchait à le joindre. — Établis la connexion, dit-il. Il se rattrapa à une poutrelle et tourna sur lui-même de manière à faire face à l’arrière du vaisseau. Les réservoirs de réaction de masse étaient tous en place et dépassaient de la structure cylindrique. À peu près un cinquième du fuselage avait été assemblé, et des robots continuaient de souder les plaques sans relâche. Une version miniature et translucide de la tête d’Oscar apparut dans un coin de sa vision virtuelle. — Vous voulez une bonne nouvelle, capitaine ? demanda Oscar. — Bien sûr. — L’Ange des hauteurs affirme qu’il ne connaît aucune espèce extraterrestre disposant d’un super-armement dans cette partie de la galaxie. Instinctivement, Wilson se tourna vers les générateurs de champs de force du vaisseau. Tous n’avaient pas encore été montés, et aucun n’était encore connecté à l’alimentation générale. — Effectivement, c’est une bonne nouvelle. Si je comprends bien, vous n’avez eu aucun mal à communiquer avec l’Ange ? — Avec l’Ange, non… Wilson sourit en lui-même. Il avait eu l’occasion de rencontrer Mme Gall à plusieurs reprises. — Alors, que vous a-t-il dit ? — Il n’a pas visité ces systèmes et sait très peu de chose sur eux. Néanmoins, les enveloppes ne le laissent pas indifférent. Peut-être même lui font-elles un peu peur. Mais, en gros, il compte attendre que nous découvrions quelque chose. — C’est une politique intéressante… Vous a-t-il dit s’il est entré en contact avec des créatures de cette zone de l’espace ? — Pas vraiment. Son respect extrême de l’intimité des espèces en serait presque exas… La liaison fut coupée. Wilson s’apprêtait à demander une explication à son assistant, lorsque celui-ci relaya l’alarme générale. Le réseau interne du vaisseau subissait les assauts d’un logiciel de subversion. — C’est grave ? demanda-t-il. Autour de lui, l’éclairage de la plate-forme se mit à clignoter et à vaciller. — Oublie cette question. Je veux connaître l’état général du système. Celui du complexe et celui de la plate-forme en particulier. Des graphiques apparurent dans son champ de vision. Deux autres alarmes y rougeoyaient vivement. Une explosion s’était produite dans l’un des générateurs principaux du complexe. Des intrus avaient pénétré dans la salle de contrôle du portail et une fusillade avait éclaté dans la salle 4DF. Des pans entiers du réseau étaient en train de s’écrouler sous les coups de boutoir du programme pirate. — Nom de Dieu ! Tout autour de la plate-forme, les systèmes auxiliaires se mettaient en route pour pallier les défaillances des générateurs. Il se contorsionna, se rattrapant de justesse à une poutrelle. Le portail fonctionnait toujours et permettait d’accéder au bâtiment principal du complexe. Des nacelles glissaient le long des électromuscles. Deux employés flottaient autour de la structure, ne sachant que faire. — Je veux parler au chef de la sécurité, aboya-t-il. Mais les flux de données et d’énergie ne passaient plus dans ce sens. Apparemment, le système anti-incendie de la tour principale s’était mis en route. Pendant une seconde, le choc empêcha Wilson de réfléchir. Il avait du mal à appréhender ce qu’il était en train de voir. Alors, son ancien – très ancien - entraînement refit surface : réagis, ne reste pas figé sur place. Les lumières s’éteignaient sur la plate-forme, tandis que l’ordinateur central suivait à la lettre la procédure d’urgence. — Prends le contrôle de l’ordinateur central, ordonna-t-il à son assistant. Code les échanges de données et limite leur accès à mon seul identifiant génétique. Isole le réseau de la plate-forme du reste du complexe. Autorise l’application des procédures d’urgence internes, mais je veux que le champ de force de la plate-forme couvre le portail. Toutes les ressources énergétiques internes doivent être monopolisées. — Entendu, dit l’assistant. Les graphiques disparurent de sa vision virtuelle, au moment où la liaison avec le complexe était définitivement interrompue. — Montre-moi le statut interne. Des rubans de données transparents défilèrent devant lui. Il était au centre d’un globe composé de milliers de lignes entrelacées, rouges et ambre. La construction était au point mort, mais, même ainsi, les réserves d’énergie n’étaient pas faramineuses. — Coupe les filtres et les recycleurs. Nous avons assez d’air pour tenir plusieurs heures. — Compris. — Localise les cadres de la plate-forme et fais-en la liste. Connecte-toi au canal général. Les lumières continuaient à s’éteindre tout autour de lui, plongeant la plate-forme dans une semi-obscurité. Le champ de force s’élargit, scellant le portail percé par des rais de lumière provenant du complexe d’Anshun. —Votre attention, s’il vous plaît, annonça Wilson sur le canal général. Il semblerait que le complexe ait été attaqué. Le portail a été scellé, aussi sommes-nous en parfaite sécurité. Néanmoins, je demande à tout le monde de rallier l’anneau habitable du vaisseau, section douze… Il s’interrompit un instant pour compulser la liste des cadres. — J’aimerais parler à Anna Hober, dit-il à son assistant. Il se rappelait l’avoir croisée pendant les séances d’entraînement de l’équipage. À la base, elle travaillait comme astronome pour CST, mais elle avait été engagée en tant qu’experte en senseurs et navigatrice. — Liaison établie. — Monsieur ? dit Anna Hober. — Anna, où vous trouvez-vous ? — En haut, avec mon équipe ; j’étais en train d’installer les senseurs secondaires. — Je vous nomme commandant en second. Entrez en contact avec l’ordinateur central de la section habitable et mettez en route les systèmes internes. Prenez autant de gens que vous le souhaitez, mais faites le boulot. Je veux que vous mettiez sur pied un abri absolument sûr pour tout le monde. — Oui, monsieur. Sa main virtuelle toucha l’icône de son assistant. — Je veux voir les graphiques des systèmes internes du vaisseau. — Compris. Mais il y avait bien peu de choses à voir. Très peu de systèmes étaient alimentés en énergie, et seul le réseau des télécommunications - colonne vertébrale sans terminaisons nerveuses - était en place. Wilson prit appui sur la poutrelle et se propulsa en direction de l’anneau. Tout en planant, il passa en revue les sources d’énergie embarquées. La plupart des réserves auxiliaires étaient installées, et deux des générateurs à fusion avaient été testés avant d’être éteints. Cela suffirait à alimenter plusieurs ponts, le temps que la situation au sol s’améliore. Et si cela traînait en longueur, ils pourraient mettre en route un réacteur à fusion et le connecter au générateur de champs de force. Ils y seraient même contraints, car les réserves d’appoint ne les mèneraient pas très loin. — Est-il possible de communiquer avec le réseau planétaire ? — La plate-forme est équipée d’émetteurs d’urgence capables d’entrer en contact avec les satellites géostationnaires. — Alors, active-les. Je dois absolument savoir ce qui se passe en bas. Il y avait tant de lumières éteintes, qu’il peinait à se diriger. Les poutrelles et les étançons se matérialisaient devant lui au dernier moment. Cela ralentissait beaucoup sa progression. Il avançait à tâtons, comme un aveugle. Heureusement ses implants rétiniens entrèrent en action, lui donnant une vision infrarouge à base de blanc et de rose étincelants. La vive lumière qui filtrait par le portail faiblit subitement, tandis que l’éclairage de la salle de contrôle basculait en mode d’urgence. Soudain, il y eut un puissant éclair orange qui, sans l’action de ses implants, n’aurait pas manqué de l’aveugler. Wilson cligna des yeux pour se sortir des ténèbres dans lesquelles la décharge lumineuse l’avait plongé. La ligne électrique principale venait d’être coupée et seuls les systèmes auxiliaires continuaient d’éclairer faiblement la plate-forme, mais pas le portail. — Et merde…, chuchota-t-il. Il avait donc raison depuis le début. Quelqu’un essayait de s’en prendre à son vaisseau. Lennie Al Husan était arrivé à la station planétaire d’Anshun après un voyage de deux heures, au lieu des quarante-huit minutes annoncées par la compagnie. Chaque fois qu’il passait par StLincoln, c’était la même chose, le train prenait immanquablement du retard. Il ne serait donc pas à l’heure à son rendez-vous avec le bureau des relations publiques du complexe. Son rédacteur en chef lui en voudrait certainement, et la concurrence risquait de prendre une longueur d’avance sur eux. Lennie rêvait secrètement d’être retenu comme journaliste-homme d’équipage, poste que CST avait promis de créer, sans doute pour s’assurer la coopération des groupes de presse. Sauf que son retard avait probablement réduit ses ambitions à néant. Il se mêla à la foule et traversa le hall principal de la station. Après avoir passé avec succès deux barrages de sécurité - avec scan complet des bagages -, il sortit dans l’air horriblement humide et entreprit d’attendre un bus en compagnie d’autres voyageurs. Il demanda à son assistant de joindre l’attaché de presse avec qui il était entré en contact. — Je n’arrive pas à me connecter au réseau, lui répondit celui-ci. Un programme subversif semble avoir contaminé les nœuds locaux. — Vraiment ? Lennie regarda autour de lui d’un air intéressé, ce qui, il en convint, était complètement stupide et inutile. Mais les attaques de ce genre étaient rares et servaient en général à couvrir des activités criminelles. Un bruit assourdissant, dont il supposa immédiatement qu’il s’agissait d’une explosion, résonna autour de la station. Lennie et les autres voyageurs se jetèrent à terre. Pendant une fraction de seconde, il pensa à un déraillement - mais c’était fortement improbable. Puis il y eut une sorte de grondement, accompagné d’une autre explosion. Lennie se releva et tenta de comprendre d’où venait le vacarme qui le forçait à garder les mains plaquées sur les oreilles. — Enregistrement multisensoriel, ordonna-t-il à son assistant. Il se mit à courir droit devant lui. Lorsqu’il tourna au coin de la station, la vaste gare de triage apparut devant lui. Sous ses yeux, un long convoi garé près d’immenses hangars se faisait anéantir. Deux wagons avaient déjà été réduits en lambeaux de métal et, alors même qu’il assistait à la scène, un troisième explosa. De grands engins métalliques se soulevèrent dans les airs, sur des colonnes de feu violettes. Ils ressemblaient à des dinosaures en armure, à la tête triangulaire et agressive. Des canons épais sortaient de leur face, de leurs orbites, tandis que d’autres, plus petits, bougeaient de manière obscène à la façon de mandibules d’insectes. Trois paires de pattes courtaudes se replièrent le long de leurs flancs comme ils s’élevaient dans les airs. L’atmosphère se mit à trembloter autour d’eux, tandis que des champs de force s’activaient. Lennie n’osa pas cligner des yeux. Il les garda grands ouverts et immobiles, ne perdant pas une miette du spectacle. Son assistant virtuel cherchait désespérément à se connecter à un nœud non contaminé. — Allez, allez ! l’encouragea Lennie. Au nom d’Allah, je te supplie de réussir. Putain de merde ! Ouvre cette saloperie de réseau ! Soudain, la contamination disparut de la cybersphère, comme si quelque chose l’avait siphonnée. Tout fonctionnait parfaitement, et les images prises par Lennie furent directement transmises à son bureau de Kaboul. — L’IA a nettoyé le réseau local, lui expliqua son assistant. L’homme crut déceler une pointe de peur mêlée de respect dans la voix artificielle de son programme. En fait, Lennie se moquait bien de savoir qui avait accompli ce miracle électronique. Peut-être même était-ce le Prophète… Quoi qu’il en soit, c’était lui qui inondait le Commonwealth des images, du son, de la terreur de ces événements. Lui, Lennie Al Husan. C’était son heure de gloire. Les trois engins de malheur virèrent de bord à l’unisson et survolèrent la gare de triage en laissant dans leur sillage des traînées de vapeur. — Ce sont les Vengeurs d’Alamo, cria Lennie sans savoir si le public serait en mesure de l’entendre dans le vacarme des réacteurs. Vous voyez les Vengeurs d’Alamo en pleine action ! Il eut du mal à se retenir de les saluer de la main. Les deux gardes restés à l’entrée commençaient justement à se demander où Rob était passé lorsque leur connexion à la cybersphère fut coupée. Mais cela ne les tracassa pas outre mesure, car ils étaient toujours reliés aux senseurs et aux systèmes du périmètre. Soudain, deux signaux d’alarme clignotèrent sur l’icône du centre de commandement et une explosion retentit à l’autre bout de la base, envoyant une boule de feu dans le ciel. Une myriade de cercles rouges apparut sur le plan du complexe. — Putain, c’était un générateur, parvint à dire l’un d’eux, comme les flammes tourbillonnaient au-dessus des bâtiments. On dirait que les réserves de carburant sont parties en fumée. Dans une des tours, trois étages entiers parurent entrer en éruption, crachant du feu et des fragments de verre dans toutes les directions. — Le commandement ne répond plus, les informa l’ordinateur de l’entrée. La sécurité du secteur n’est plus centralisée. — Boucle le périmètre ! cria le plus gradé des deux hommes. Il entra son code génétique dans la machine, et les systèmes de défense se mirent en marche. Les robots stoppèrent momentanément leurs rondes. Des compartiments s’ouvrirent sur leurs flancs et des armes se déployèrent. Enfin, les générateurs de champs de force revinrent à la vie. Au nombre de trois, autoalimentés, ils érigèrent un énorme dôme protecteur au-dessus du complexe tout entier. Les molécules d’air emprisonnées dans le mur d’énergie étincelèrent un temps, avant de trouver leur place dans ce treillage rigide. Deux autres explosions retentirent. Le responsable tenta de déterminer ce qui avait été détruit, mais son affichage était presque entièrement dépourvu d’informations pertinentes. — Qu’est-ce qu’on fait ? demanda l’autre. — On ne bouge pas. On ne peut pas couper le champ de force - ce n’est pas dans nos prérogatives. Et puis, ici, on est en sécurité. — Ça m’étonnerait ! répondit frénétiquement le garde en désignant du doigt l’épaisse fumée noire qui s’élevait des bâtiments. On est enfermés avec des putains de terroristes. — Ne panique pas. Ils nous ont juste pris par surprise. Le complexe va se resserrer sur eux comme le cul d’un onna des lagons. Regarde… Il pointa le doigt vers l’une des tours. Ses parois externes étaient enveloppées dans un champ de force scintillant. — On les isole, reprit-il, et après, on les élimine. C’est la procédure standard. Mais son camarade ne semblait pas du tout intéressé par ce qu’il disait. Son regard était perdu dans le vague, dans la direction approximative de la station. — Qu’est-ce que c’est que ces conneries ? Cela avait été dur, mais le technicien de maintenance était parvenu à brancher tous ses appareils bizarres à la console. À présent, l’IR était hors jeu. — Ils ne peuvent plus changer les coordonnées du portail, annonça-t-il, triomphant. J’ai isolé le canal de commandement. Le système est recroquevillé sur lui-même. Tout se passe exactement comme prévu. — Génial, ricana Rob. Et s’ils coupent le courant ? Il avait déjà senti le sol trembler légèrement. Il y avait eu une explosion pas très loin. L’opération continuait à se dérouler sans eux. En un sens, c’était déplorable ; il souffrait de ne pas savoir ce qui se passait à l’extérieur. Le technicien lui lança un regard méprisant, s’assit à la console qu’il venait de mutiler et fit apparaître des graphiques sur les énormes moniteurs muraux. — Ils l’ont déjà fait. Le réseau électrique est inutilisable. On est déjà en train de vider la cuve virtuelle. C’était prévu. Il faut qu’on tienne encore une trentaine de minutes. L’assistant de Rob lui annonça subitement qu’il pouvait se connecter à la cybersphère par l’intermédiaire des nœuds de la pièce. Il avait reçu une demi-douzaine d’appels lui demandant de s’identifier. — Dis-leur d’aller se faire foutre, ordonna-t-il à son assistant. — Ça, c’est marrant, commenta le technicien en étudiant des données affichées sur ses implants rétiniens. La cybersphère est nettoyée. Quelqu’un a réussi à contrer notre logiciel subversif. — C’est une bonne ou une mauvaise nouvelle ? demanda Rob. — C’est étrange. Je ne m’attendais pas à ce que l’Intelligence restreinte de la cybersphère locale soit suffisamment puissante pour réagir aussi rapidement. — C’est grave ? Rob avait toujours détesté travailler avec des spécialistes de ce genre. Ces types-là ne savent pas apprécier les aspects physiques d’une mission. — Non, pas vraiment. Je veux dire, la sécurité de CST ne peut pas entrer physiquement ici. Le portail est bloqué, et je contrôle le champ de force. En revanche, reprit le technicien en se grattant la tête, on risque d’avoir du mal à s’enfuir, surtout si tous leurs senseurs fonctionnent correctement. Faut que je réfléchisse à la question… Rob se tourna vers l’autre garde, qui se contenta de hausser les épaules. — Oh, attendez, dit le technicien en se penchant sur un petit moniteur affichant une image granuleuse du couloir par lequel ils étaient arrivés. Nous y voilà. Ils ont réussi à reconnecter l’ascenseur. De fait, les portes de la cabine se refermèrent. Dix secondes plus tard, la charge placée à l’intérieur explosa. Sur le moniteur, Rob vit les portes trembloter et se tordre vers l’extérieur. Un nuage dense emplit le couloir. De la poussière, pas de la fumée. L’autre garde gloussa. — Ils ne pourront plus descendre par là, maintenant. La cage entière doit s’être effondrée. Rob jeta un coup d’œil à la plaque de métal qui couvrait la porte coupe-feu. La sécurité déboulerait bientôt par l’escalier. D’après ce qu’il avait lu le matin même dans son message, il leur serait possible de fuir par le couloir, même si l’ascenseur était inutilisable. De fait, l’un des bureaux qu’ils avaient longés en arrivant donnait accès à un passage relié à la chambre du portail. Après cela, ils auraient le choix entre trois portes de sortie, une fois que le champ de force serait désactivé. Bien sûr, le plan n’avait pas prévu que le programme pirate serait défait aussi rapidement et que les senseurs de la sécurité seraient en état de marche. — Est-ce que quelqu’un peut nous voir ? demanda Rob en cherchant des caméras et des senseurs au plafond. Il en repéra au moins trois. — Je vais jeter un coup d’œil au réseau local, dit le technicien. Soudain, l’homme se figea et, bouche bée, fixa le moniteur de contrôle du portail. Une icône y rougeoyait violemment. — C’est pas possible ! s’exclama-t-il. — Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? — Le bouclier de routage. Il est fichu ! — Et en français, ça veut dire quoi ? — Les câbles qui soutiennent le réseau sont intacts, reliés à la base de données de la planète, qui est elle-même connectée à la cybersphère. Mais les nœuds qui contrôlent le routage - c’est là que j’ai chargé mon logiciel afin de couper la liaison… Pour parler clairement, électroniquement parlant, il n’y a plus de barrière physique entre nous et l’extérieur. À part les fameux boucliers. J’en ai érigé cinq, l’un derrière l’autre, pour bloquer tous les canaux d’entrée. Sauf que le premier vient d’être abattu. — Oui, mais l’IR d’Anshun avait déjà nettoyé le programme pirate, dit l’autre garde. — Non, j’ai juste dit qu’elle le pouvait. Mais pas aussi rapidement… Nom de Dieu ! Ce n’est pas possible. Je vous le jure, ce n’est pas possible. Sur le moniteur, une autre icône rouge venait de s’allumer. — Un autre bouclier ? demanda Rob. — Merde, il va lâcher aussi. La moitié des codes de format ont déjà été percés. Ça ne se peut pas, putain, non ! Vous savez quel genre de codage j’ai utilisé pour ces machins ? De la géométrie à quatre-vingts dimensions. Quatre-vingts ! Il faut au moins un siècle pour en venir à bout. Et encore, avec de la chance. Il paraissait plus en colère que préoccupé. Rob, lui, commençait à douter sérieusement du succès de la mission. — Alors, qu’est-ce qui peut venir à bout de ce type de codage ? demanda-t-il. — L’IA, répondit le technicien avec un calme olympien, avant que ses yeux croisent le regard d’un objectif fixé au plafond de la salle. Oh ! putain… L’autre garde dégaina son arme et entreprit de détruire les caméras. — Dis-nous combien il y a de senseurs dans cette pièce. Allez ! Rob en détruisit un, situé juste au-dessus de la porte. Tout en en cherchant d’autres, il risqua un regard rapide vers les moniteurs. Le deuxième bouclier venait de rendre l’âme. Le chef des gardes de l’entrée principale n’en croyait pas ses yeux. Il venait de reconnaître les objets volants qui se dirigeaient tout droit sur sa cabine, et sa mâchoire inférieure menaçait de se décrocher. — J’ai déjà vu ces choses, croassa-t-il. Je sais de quoi il s’agit. C’était dans un film, il y a des années. Les Vengeurs d’Alamo. Mais c’est de l’histoire ancienne… — C’ était de l’histoire ancienne, rétorqua son camarade. Bon, qu’est-ce qu’on fait ? — On prie. Le long de la route qui menait au complexe, de nombreux véhicules s’étaient arrêtés automatiquement, leur ordinateur de bord ayant été pollué par le programme des terroristes. Puis avaient retenti les explosions, le champ de force avait été déployé ; aussi les passagers des voitures étaient-ils tous sortis sur le bitume brûlant pour assister au spectacle. Quelques-uns d’entre eux se retournèrent brusquement dans la direction opposée, avant de se jeter à terre en criant. Les Vengeurs d’Alamo fonçaient au-dessus de la route à une centaine de mètres d’altitude. Lorsqu’ils furent à un kilomètre environ du champ de force, ils ouvrirent le feu avec leurs lances à particules. Un drap d’électricité recouvrit l’espace qui les séparait de leur cible. Le ciel tout entier se transforma en un maelström aveuglant, tandis que l’air se désintégrait sous l’effet de la colossale décharge d’énergie. Le vacarme produit fit exploser les vitres de toutes les voitures et de tous les cars, l’onde de choc fit tomber ceux qui ne s’étaient pas encore jetés au sol. Tympans et yeux cédèrent. Du sang commença à remplir les bouches, les oreilles et les nez. Les peaux non protégées se liquéfièrent. Le champ de force tint bon, même si, sur toute la surface du dôme, les molécules d’air s’effondraient en formant une couronne de vapeur. Vu du dessus, il ressemblait à une naine rouge à moitié enfoncée dans le sol. De grands éclairs jaillissaient de la couverture ionique bouillonnante et fouettaient le terrain environnant. Les gardes robots qui attendaient à la base du champ de force, lasers et autres fusils magnétiques déployés, implosèrent d’un seul coup, leurs composants se vaporisant en une fraction de seconde comme la cascade d’énergie les avalait. La végétation brûla instantanément dans un rayon de quatre cents mètres autour du périmètre de sécurité. Les trois Vengeurs d’Alamo firent de nouveau feu, en se concentrant sur un seul et même point. Le champ de force résista en réfléchissant une nouvelle fois le terrible déluge d’énergie dans l’atmosphère scintillante. Des décharges puissantes s’éparpillèrent tout autour du complexe, labourant le sol. À l’intérieur de leur cabine, les deux gardes étaient couchés face contre terre. Le monde entier semblait avoir été oblitéré, remplacé par un voile blanc et lumineux. Même à l’intérieur du champ de force, le vacarme phénoménal était directement traduit en douleurs physiques, en aiguilles enfoncées dans les tympans. Lorsque la lumière aveuglante s’affaiblit, ils se risquèrent à regarder dehors. À cinq cents mètres de là, le point pris pour cible par les assaillants rougeoyait encore. Des éclairs violets s’en échappaient en tourbillonnant, alors que l’énergie résiduelle était lentement absorbée. — Il a tenu, grogna le chef, incrédule. Il n’entendait pas sa propre voix. Il porta la main à son oreille et entra en contact avec une matière chaude et gluante : son propre sang. Mais il s’en moquait. — Je suis en vie, lâcha-t-il en essuyant ses joues inondées de larmes. Mon Dieu, je suis vivant ! Il regarda par la fenêtre et vit les Vengeurs qui revenaient. Dans leur ombre, l’herbe finissait de se consumer. Ils atterrirent, ou plutôt tombèrent littéralement. Leurs réacteurs cessèrent de tourner alors qu’ils étaient encore à vingt mètres du sol. Leurs pattes se déplièrent, amortirent l’impact, et les monstres d’acier restèrent accroupis sur le terrain calciné. La tête de l’un d’eux remua de gauche à droite, dans un simulacre obscène de vie, tandis que ses senseurs scannaient les environs. Leurs ordinateurs de bord étaient équipés de programmes semi-intelligents calqués sur des comportements animaux, grâce auxquels ces monstres étaient relativement autonomes - du moins dans l’agression. Une fois leur cible clairement définie, rien ne pouvait les arrêter. Le Vengeur de tête commença à avancer avec fluidité et célérité, ce qui, pour une machine aussi massive, n’était pas une mince affaire. Des plumets de suie et de poussière s’élevaient à chaque impact, s’enroulant autour du champ de force propre de la bête. Des sections d’armure se soulevèrent sur sa face, afin de permettre à de longues pointes noires de sortir. Les canons de calibre moyen se rétractèrent. À trente mètres du champ de force, l’engin s’arrêta et baissa sa tête épaisse. Des halos couleur cobalt entourèrent les pics, qui tournaient sur eux-mêmes en vibrant. Le Vengeur les ficha dans le sol, envoyant en l’air de véritables geysers de terre. Il plia les pattes, enfonçant la tête plus profondément dans le trou creusé par les pointes. Du sable et des fragments de roche voletaient à la ronde. Lentement, il commença à se glisser dans son tunnel. Tous les bâtiments de l’îlot de Leithpool étaient illuminés par des faisceaux de lumière dont la couleur changeait constamment. Le château de conte de fées qui les surplombait était la cible de trente projecteurs à la lumière aussi jaune et intense que celle du soleil. Depuis son café de Prince Circle, Adam jouissait d’une vue imprenable sur ce resplendissant et noir rocher, découpé sur la toile de fond bleu nuit. L’image miroir du château était, elle aussi, parfaitement visible sur les eaux calmes du lac circulaire. Mais, comme les autres clients de l’établissement, il avait cessé d’admirer la vue depuis plusieurs minutes. Les bulletins d’informations de l’unisphère parlaient tous des événements d’Anshun - et il en était de même aux quatre coins du Commonwealth. Le patron du café avait choisi le journal d’Alessandra Baron, même si les images qu’elle commentait manquaient de professionnalisme. De fait, elles étaient à mettre au crédit des gens qui avaient survécu au passage des Vengeurs d’Alamo au-dessus de la route menant au complexe spatial. Le reportage était relayé par des implants rétiniens, ce qui expliquait que l’image fût tremblotante et embrumée par une couche de larmes. Des larmes de soulagement ou de peur. On y voyait les Vengeurs creuser des tunnels sous le dôme du champ de force. Les machines y avaient d’ailleurs presque entièrement disparu. Des mottes de terre, des fragments de roche plus secs encore que le sable du désert jaillissaient dans les airs, formant un nuage épais. Le volume de gravats déplacé était hallucinant. À la vitesse où ils allaient, il ne leur faudrait que quelques minutes pour passer de l’autre côté. Ce qu’Alessandra Baron, confortablement installée dans son studio, ne manqua pas de faire remarquer à ses téléspectateurs. Elle avoua ne rien savoir des défenses internes du complexe, mais ajouta qu’elle n’était pas très optimiste. Afin d’accentuer encore le caractère théâtral de la scène, elle se fendit d’un commentaire emphatique sur le pouvoir de destruction des Vengeurs d’Alamo. — Rien ni personne ne survivrait à l’intrusion d’une seule de ces créatures dans le complexe. Il ne nous reste plus qu’à prier pour ceux qui sont coincés à l’intérieur. Son visage auréolé d’une crinière châtain clair semblait soucieux. Adam aussi se demandait si CST avait prévu quelque chose d’un peu plus consistant pour contenir la progression des Vengeurs. Par nécessité, cette mission avait été mise sur pied à la hâte, et les recherches préliminaires s’étaient limitées au strict minimum. Il n’était sûr de rien, mais il était confiant : il ne croyait pas que le complexe fût équipé d’armes de gros calibre. Tout comme les autres clients horrifiés, il retenait sa respiration et poussait des exclamations tandis que, des tunnels, jaillissaient mottes de terre, rochers et éclairs aveuglants. Et il ne jouait pas complètement la comédie. Durant les derniers mois, il avait assisté au montage progressif de ces machines de guerre. Pourtant, il n’en était pas moins subjugué par leur efficacité et leur brutalité, par la manière dont elles se jetaient à corps perdu dans la bataille. Une horloge, dans un coin de sa vision virtuelle, marquait les différentes étapes de la mission. Pour le moment, ils étaient dans les temps. Ce qui signifiait que la phase deux n’allait pas tarder à débuter. En tant que vétéran de nombreuses campagnes, grandes ou petites, Adam savait que rien n’était plus vrai que cet ancien adage militaire : aucun plan d’attaque ne survit jamais à sa mise en œuvre. C’était d’autant plus vrai que leur ennemi, CST, était d’une force considérable. Wilson entendit le dernier sas d’urgence se refermer bruyamment. Le fracas métallique se répercuta sur tout le pont. Les sas principaux en morphométal étaient tous hors d’usage, réduits à des anneaux épais, contractés autour des encadrements de porte. Heureusement, les sas d’urgence offraient un degré de sécurité raisonnable. Il entreprit de respirer lentement et profondément afin de calmer les battements de son cœur. — Environnement scellé, annonça Anna d’une voix hautement satisfaite. En dépit de la gravité de la situation au sol, son visage rond arborait un sourire radieux. Le contour de ses yeux ainsi que sa bouche étaient couverts de tatouages qui s’illuminaient à un rythme erratique, ornant son visage de motifs or et platine. Ses mains et ses avant-bras étaient également couverts de dessins qui, comme elle s’activait sur sa console, semblaient danser en s’enroulant autour de ses doigts. — Bien joué, lui dit Wilson. Lui-même goûtait assez peu ce côté flamboyant - peut-être était-il un peu réactionnaire sur les bords. Ses tatouages étaient tous parfaitement invisibles. Force lui était néanmoins d’admettre que les performances de la femme ne laissaient rien à désirer. C’était Anna qui avait regroupé les techniciens nerveux et apeurés, qui leur avait expliqué qu’ils devaient fermer les sas d’urgence à la main. Et ce, sans attendre… Toutes les tâches qu’il lui avait confiées, elle les avait accomplies à merveille. Les conditionneurs d’air fonctionnaient parfaitement, les ventilateurs brassaient l’atmosphère lourde, et l’éclairage d’appoint était connecté aux batteries portables. À présent, elle était en train de former des équipes de spécialistes pour parer à toute éventualité. Pendant ce temps, Wilson passait en revue ceux des systèmes du vaisseau qui semblaient opérationnels. Cela ne lui prit pas énormément de temps. Malgré la quantité colossale d’équipements installés sur le chantier, seule une infime partie des dispositifs était utilisable. Et, parmi ces derniers, très peu lui étaient d’une utilité quelconque dans le contexte actuel. Au moins étaient-ils parvenus à connecter le système de communication d’urgence à la cybersphère planétaire. Grâce à cela, Wilson avait pu entrer en contact direct avec l’IA. Il était d’ailleurs extrêmement satisfait que celle-ci se sentît plus concernée que d’habitude par cette attaque. — Les forces spéciales d’Anshun seront en mesure de se déployer autour du complexe dans sept minutes, leur annonça l’IA. Les forces de premier échelon de CST arriveront à la station planétaire quatre minutes plus tard, mais leur déploiement devrait être plus rapide que celui des forces locales. Le Conseil de sécurité du Commonwealth est lui aussi en train de mobiliser ses troupes. — Même s’ils parviennent à pénétrer le périmètre du champ de force, auront-ils de quoi abattre ces satanés Vengeurs d’Alamo ? demanda Wilson. Du coin de l’œil, il vit qu’Anna le regardait d’un air inquiet. De fines vrilles dorées dansaient autour de ses yeux, comme elle accédait à sa vision virtuelle pour compulser directement les données relatives à la sécurité. —Rien n’est moins sûr, répondit l’IA. La réputation des Vengeurs d’Alamo n’est aucunement usurpée. Leur puissance est impressionnante. Ils sont bien trop chers à construire, ont un rayon d’action et des capacités tactiques limités, mais leur efficacité, contre les bases des NUF, avoisinait les cent pour cent. La république de l’Étoile a bien failli réussir son coup et transformer Austin en un monde isolé. — Si j’ai bien compris, le complexe est dépourvu d’armes assez puissantes pour les repousser ? — Exact. Mais le Conseil de sécurité dispose de la force de frappe nécessaire. Surtout compte tenu de l’âge des générateurs de champs de force de ces machines. Ce qui signifie que vous allez devoir attendre l’arrivée des troupes du Commonwealth. Leur déploiement devrait débuter d’ici une vingtaine de minutes. Wilson regarda une nouvelle fois les moniteurs. Anna et lui avaient installé leur poste de commandement dans un bureau dépourvu de presque tout le confort de base. Les murs et le sol étaient nus, tandis qu’au plafond couraient deux conduits entrelacés tels des serpents en train de s’accoupler. Trois moniteurs permettaient de visualiser l’état des systèmes du vaisseau, et deux autres relayaient des images prises tout autour de la plate-forme d’assemblage. Il aurait voulu voir l’explosion qui avait secoué le complexe afin d’évaluer les dégâts, mais d’autres soucis plus importants le tracassaient. — Sont-ils entrés dans le périmètre ? demanda-t-il à l’IA. — Oui. Les excavations se poursuivent au même rythme qu’auparavant. D’après nos estimations, ils ont parcouru environ deux cents mètres. Ils ne devraient pas tarder à faire surface. — Combien de temps avant qu’ils atteignent le portail ? demanda Anna. Ses tatouages semblaient s’être endormis. Elle regardait fixement l’écran qui montrait le portail, vu de l’intérieur de la sphère de montage. — Au pire, dans six minutes, répondit l’IA. Ils attendront probablement d’être directement sous le bâtiment avant de faire surface. Cela leur évitera de perdre de l’énergie inutilement en s’attaquant au champ de force de l’immeuble lui-même. — Bon, n’y allons pas par quatre chemins : les Vengeurs d’Alamo sont-ils capables de traverser le champ de force du portail ? — À moins qu’ils aient été affaiblis, deux rafales de leurs lances à particules devraient venir à bout des défenses du portail. — Saloperie…, grogna Wilson entre ses dents serrées. Il continuait de se dire que sa disparition physique ne lui faisait pas peur - il y avait suffisamment de bande passante disponible pour lui permettre de charger ses souvenirs dans une mémoire électronique sécurisée jusqu’au dernier moment. Non, ce qui le mettait dans tous ses états, c’était son incapacité à défendre son projet contre les attaques d’une bande de terroristes anarchistes de second rang. Le projet ne méritait pas cela. Ses visées étaient nobles et justes. Et aucun groupe de pseudo-rebelles sans la moindre légitimité politique n’avait le droit de le mettre en péril. Sans compter, le temps, l’argent et - mais oui ! - les vies impliquées dans la construction du vaisseau. — Je crois que je peux dérouter un peu de notre énergie vers le générateur de champs de force du portail, dit Anna, dont les tatouages s’étaient remis à tourbillonner autour de ses yeux, tandis qu’elle examinait quelque diagramme incompréhensible. L’une des cuves virtuelles est partiellement chargée. Elle devrait nous permettre de tenir environ quatre heures. Il suffirait d’utiliser les câbles supraconducteurs en inversant le flux. — C’est possible ? demanda Wilson à l’IA. — D’après nos analyses et l’étude de vos ressources, vos capacités énergétiques excèdent largement la consommation du générateur de champs de force. Toutefois, celui-ci n’a pas été conçu pour résister aux assauts d’une lance à particules. Un Vengeur d’Alamo en viendrait à bout relativement rapidement. Deux Vengeurs tirant conjointement le feraient exploser en moins de dix secondes. — Putain de merde ! jura Wilson. Il faut absolument boucler le portail. Nous ne pouvons pas les laisser détruire le vaisseau. Il aurait voulu ajouter que cela ne serait pas juste, que l’on devait laisser à Seconde Chance la possibilité d’entrer dans l’Histoire, que le projet ne devait pas avorter ainsi. — Les boucliers érigés autour du réseau du portail se montrent exceptionnellement résistants, dit l’IA. Pour le moment, nous en avons abattu trois. Le quatrième utilise un codage à cent soixante dimensions. En venir à bout nous prendra plusieurs minutes. — Nous n’avons pas plusieurs minutes ! — Nos calculs sont néanmoins exacts. Wilson se retourna vers Anna. Elle flottait devant sa console, le regard rivé sur des diagrammes représentant le vaisseau. Ses mains agrippaient fermement les poignées de contact du poste de travail. Des motifs dorés se dessinaient lentement sur la peau tendue de ses avant-bras. — Nos armes ont-elles déjà été installées ? lui demanda-t-il, désespéré. Les mains virtuelles d’Anna tirèrent, presque par la force, des données de l’ordinateur principal. — Non, monsieur. Nous sommes totalement désarmés. — Merde ! lâcha-t-il en frappant la console de sa main libre, ce qui eut pour effet de le propulser en arrière et de tordre douloureusement le poignet de son autre main. Ils n’ont pas encore fait surface ? Il n’avait d’autre issue que de se fier entièrement à l’IA qui, seule, était capable d’abattre les boucliers mis en place par les pirates. — Non, répondit-elle. — Bien. Je crois que le moment est venu de sauvegarder les mémoires de tout le monde. Si le portail ne peut pas être sécurisé, il faudra les transférer vers la clinique qui s’occupe de nos résurrections. — Nous nous en chargerons, dit l’IA. Mais nous avons un nouveau problème… Anna et Wilson échangèrent un regard angoissé. Il voyait à quel point il était difficile pour elle de continuer de se battre, de faire comme si de rien n’était. Le management ne prépare pas à ce genre d’épreuve. Plus tard, lorsque tout cela serait terminé, il lui faudrait se pencher sérieusement sur cette question. Mais, pour le moment, il ne pouvait pas faire grand-chose pour la rassurer. — Qu’y a-t-il donc ? demanda-t-il calmement. — Selon les contrôleurs aériens d’Anshun, deux vaisseaux viennent de décoller sans autorisation d’une petite île située près de l’équateur. — Quel type de vaisseaux ? — Impossible à dire. Mais ils ont l’air d’accélérer pour se positionner sur une orbite rétrograde. Wilson mit quelques secondes à comprendre ce que cela voulait dire. — Ils se dirigent vers nous ? finit-il par demander dans un murmure. — Il semblerait que oui. — Combien de temps avons-nous ? — S’ils continuent à accélérer de cette manière, huit minutes. — Une idée de leur taille ? — D’après les échos radar, il s’agit de vaisseaux de taille moyenne, pesant aux alentours de deux cent cinquante tonnes chacun, à vide. Pas besoin d’être un génie des mathématiques. Deux cent cinquante tonnes fonçant à deux fois la vitesse orbitale… — Ils n’ont même pas besoin d’être armés, dit Wilson. Que le portail fonctionnât ou pas importait peu, désormais. Car, si les Vengeurs d’Alamo n’arrivaient pas jusqu’à eux, la cinétique le ferait. Quelqu’un, quelque part, nous déteste réellement, pensa Wilson. Mais pourquoi ? À quoi bon ? Rien ne nous empêchera d’aller voir ces étoiles de plus près. Je ressusciterai et, j’en fais le serment, je volerai sur ce vaisseau. Soudain, les muscles de ses bras se crispèrent, tétanisés. — Anna ! Nous avons dû tester les réservoirs il y a deux semaines. C’était ce qui était prévu, non ? — Oui, répondit-elle avec circonspection. — Nous reste-t-il encore un peu de carburant ? Le sol en béton du laboratoire 7D réservé aux tests d’irradiation trembla légèrement. Les appareils vibrèrent sur les tables et les postes de travail. On pouvait entendre un faible grondement, dont l’intensité augmentait toutefois avec celle des vibrations. Bientôt, des fissures apparurent, et des écailles de béton se mirent à sautiller sur le sol instable. Les caméras fixées au plafond tentèrent de faire une mise au point, mais l’éclairage d’urgence rouge ne le leur permit pas. Les générateurs du complexe avaient été sabotés. Quelques secondes plus tard, le sol se désintégra. De gros morceaux de béton furent projetés dans les airs. La température était si élevée que des gouttelettes lumineuses jaillissaient des blocs écarlates. Au fond du gouffre ainsi créé bouillonnait un lac d’un blanc de jade, qui aveuglait complètement les caméras. Des vrilles d’énergie se déroulèrent un instant plus tard, griffant, s’accrochant à toutes les surfaces neutres, vaporisant le métal, oblitérant le plastique et le verre. Puis la lumière explosa. Le Vengeur d’Alamo se hissa dans les ruines fumantes du laboratoire. Sa tête pivota pour se fixer sur son objectif et détruisit au passage un mur et plusieurs piliers. Des poutrelles et des morceaux de l’étage supérieur s’effondrèrent, en glissant ou rebondissant sur le champ de force du monstre. La bête tourna sur elle-même, de manière à mettre son corps dans l’alignement de sa tête, laquelle était déjà braquée sur le portail. Elle avança d’abord lentement, réduisant à néant une paroi intérieure. Puis elle accéléra, transperçant le bâtiment comme un vulgaire château de cartes. Comme le monstre chargeait à travers le centre de maintenance des robots de construction, le sol se déroba sous ses pattes. Légèrement déséquilibré, il tituba sur quelques mètres, puis s’arrêta, tournant la tête de tous les côtés à la recherche d’une menace éventuelle. Des nuages de poussière opaques jaillirent du béton fissuré. Puis le sol se déchira littéralement et un autre Vengeur sortit de son tunnel. Le premier attendit que l’autre fût à sa hauteur. Alors, de concert, ils chargèrent en direction de la partie du bâtiment qui abritait le portail. Le café était plongé dans le silence lorsque, d’une voix empreinte d’émotion, Alessandra Baron annonça le décollage des deux vaisseaux mystérieux. Adam se rendit compte qu’il était en train de se lécher la lèvre supérieure. Il s’arrêta immédiatement. À l’écran, le terrain carbonisé qui entourait le complexe céda la place à une vue reconstituée de la plate-forme d’assemblage orbitale. Tandis que Baron commentait les images d’une voix sombre, les téléspectateurs assistèrent à la destruction, pour le moment virtuelle, de la structure. En bas de l’écran, à droite, défilait un compte à rebours presque parfaitement synchronisé avec celui d’Adam. Seconde Chance n’avait plus que quatre minutes devant lui, tout au plus. Adam jeta un rapide coup d’œil circulaire à la salle. Les clients étaient horrifiés et fascinés à la fois. Pour une fois, il ne ressentait aucune culpabilité. Il n’y avait pas d’innocents sur cette plate-forme, pas d’enfants dépourvus de cartes-mémoires. Pas cette fois-ci. Aujourd’hui, il était en paix avec lui-même. Un des assistants de Baron réussit à se connecter aux microsatellites de géosurveillance qui gravitaient autour d’Anshun. Des milliers de senseurs alignés sur l’équateur de la planète se braquèrent subitement sur une même minuscule source de lumière. La plate-forme d’assemblage apparut au centre de l’écran, sphère de morphométal bleugris flottant au-dessus des nuages. Sa forme symétrique et lisse lui conférait une apparence étrangement organique. Des lignes sombres se dessinèrent sur sa surface - des sortes de pétales. Adam cligna des yeux et se pencha en avant. Elles n’étaient pas là une seconde plus tôt, il en était certain. Alors, les lignes s’élargirent et des jets de gaz blancs s’échappèrent de la sphère. La lumière du soleil se déversa à l’intérieur de la plate-forme, noyant le faible rougeoiement de l’éclairage d’urgence. La structure blanc argenté et incomplète du vaisseau scintilla au centre d’un nuage de vapeur. — C’est impossible…, grommela Adam. D’après son compte à rebours, il ne restait que cent cinquante secondes avant l’impact. Deux fusées au plasma s’allumèrent, inondant l’image de particules chargées d’énergie. Les deux réacteurs crachèrent du feu en direction de la surface planétaire, en perçant la fleur de morphométal de part en part. Le plasma rebondit sur la structure et ondula autour des poutrelles du vaisseau. Les couches isolantes et les câbles non encore protégés par la coque incomplète disparurent littéralement, se décomposèrent en particules invisibles, tandis que les supports métalliques qui soutenaient le navire se mettaient à fondre et à s’étirer tel du fromage, tandis que Seconde Chance se détachait de sa matrice. Des nacelles s’embrasèrent, tombèrent comme des fruits trop mûrs, se transformant en comètes enrobées de flammes orangées et fluorescentes. Le vaisseau commença à accélérer. Sa silhouette ballotta légèrement, tandis que les programmes et le pilote - était-ce Kime ? - analysaient la répartition non symétrique de sa masse incomplète. Dès que ce détail fut assimilé, l’inclinaison des fusées fut modifiée de façon à compenser le déséquilibre, et Seconde Chance put gagner de la vitesse sans embûche et s’éloigner rapidement de la planète. Derrière le vaisseau, il y eut une dernière et violente contorsion parmi la structure à moitié fondue, tandis que le champ de force qui protégeait le portail cédait. L’atmosphère de la chambre scellée du complexe s’échappa dans le vide en emportant dans son sillage divers débris indéterminés. La puissance du jet diminua soudainement. Quelque chose se frayait un chemin dans le trou de ver. Alors, tel un bouchon de champagne, un minuscule champ de force sphérique jaillit par le portail. Il scintillait au milieu des débris, mû par un courant d’air brutal. Enfermé dans sa bulle lumineuse, l’objet sombre et lourd dériva désespérément dans l’espace. Derrière lui, le passage fut une nouvelle fois bouché. Puis un autre champ de force apparut, qui prit le même chemin que le premier. Seconde Chance se trouvait à vingt-cinq kilomètres de là, étoile allongée et aveuglante, fonçant vers ses sœurs, les constellations. Le premier des deux vaisseaux mystérieux fit son apparition. Du fait de sa vitesse d’approche très élevée, il ne resta pas bien longtemps à l’écran, avant de s’enfoncer dans les ruines à peine refroidies de la plate-forme d’assemblage. L’explosion qui s’ensuivit aurait pu être provoquée par une charge nucléaire. Juste au moment où les atomes incandescents de la sphère commençaient à noircir, une seconde explosion se produisit. À cent kilomètres de là, Seconde Chance accélérait toujours en direction des étoiles. 11 Hoshe s’était imaginé que le flot de données se tarirait au bout de deux ou trois jours. Mais une semaine entière s’était déjà écoulée depuis sa requête initiale. Les informations ne manquaient pas sur les êtres qui vivaient dans l’ombre de cette entité polymorphe que l’on appelait communément « syndicat du crime ». Sur Oaktier, la police avait identifié trois organisations de ce type : il y avait la famille Johasie, un réseau à l’ancienne, proche de la mafia, mais avec suffisamment de matière grise et d’avocats pour n’entretenir aucun lien direct avec les gangsters de base, maîtres de la rue ; il y avait Foral Ltd, une société qui, au fil des années, s’était spécialisée dans le crime, crapuleux ou non ; enfin, il y avait la Zone 37, la plus importante, mais aussi la moins palpable de ces organisations, dont l’empire était constitué de sociétés parfaitement légales, et qui subsistait grâce à des appuis politiques. Cette dernière était basée à Darklake City, aussi Hoshe la suspectait-il d’être liée, directement ou non, aux meurtres de Shaheef et Cotal. C’était une simple question de géographie. Aucun des deux amants n’avait quitté la ville dans les semaines qui avaient précédé leur disparition. S’ils avaient mis involontairement le nez dans une affaire louche, c’était probablement dans un trafic organisé par la Zone 37. Quel genre d’activité pouvait justifier l’emploi de méthodes aussi brutales ? Les dossiers officiels que Hoshe avait obtenus du procureur général résumaient parfaitement les affaires liées au syndicat du crime et illustraient de façon alarmante la manière dont celui-ci sortait immanquablement indemne des procès qu’on lui faisait. Néanmoins, quelques rapports rédigés par des officiers infiltrés lui apprirent des détails intéressants. Les hommes du procureur connaissaient tous les personnages de cette farce, qu’ils fussent mineurs ou majeurs, et avaient une idée générale de leurs activités du moment. Les problèmes apparaissaient généralement lorsque venait le moment d’apporter des preuves formelles. Cependant, les dossiers qui remontaient à une quarantaine d’années ne lui furent pas d’une grande utilité. Aucun meurtre, aucune vengeance ou autre guerre des gangs en vue. Juste les habituelles affaires de racket, jeux clandestins, trafic de drogues numériques et chimiques, prostitution, escroqueries, corruption. Inspiré par le peu qu’il avait appris grâce aux dossiers du procureur, Hoshe commença à réunir tout ce que les médias avaient publié sur la Zone 37 depuis plusieurs décennies. Il y avait beaucoup de ragots, bien entendu, mais quelques journalistes d’investigation avaient fait du bon boulot. Cependant, encore une fois, aucune mention ne figurait d’un crime grave commis durant la période qui l’intéressait. Les archives de la police semblaient confirmer cet état de fait : rien de bien sérieux ne s’était produit à cette époque-là. En milieu de matinée, il avait arrêté de travailler pour suivre l’attaque incroyable du vaisseau en construction, comme la plupart des citoyens du Commonwealth. Même l’inspecteur principal s’était laissé hypnotiser par les images de son moniteur. Lorsque Seconde Chance fut parvenue à se tirer d’affaire, il était retourné à son travail et à sa montagne de données - chose difficile, puisque tout le monde autour de lui ne parlait que de ce qui venait de se produire. Ses collègues avaient l’air pressés de connaître l’opinion de Paula, mais celle-ci ne répondit à aucune de leurs questions. En fin d’après-midi, il était encore complètement immergé dans le monde souterrain du crime organisé. Il avait la migraine à force de compulser les informations qui ne cessaient de défiler sur ses implants rétiniens et sur son moniteur. Son café, à côté de lui, était froid depuis longtemps. — Je vais me resservir, murmura-t-il. Paula ne daigna même pas lever les yeux de son écran. On leur avait attribué un bureau au cinquième étage, une pièce relativement agréable, avec une grande fenêtre et des meubles pas trop anciens. Le matériel informatique mis à leur disposition était de la dernière génération. Dommage que la machine à café fût située au fond du couloir… — Attendez, lança Paula, tandis que Hoshe s’apprêtait à passer le pas de la porte. Un appel sur la ligne sécurisée. C’était Qatux. Elle transféra l’appel vers le grand moniteur mural, et l’image de l’extraterrestre apparut au moment où Hoshe se rasseyait. À la vue du Raiel, le policier ne put réprimer un froncement de sourcils désapprobateur. De fait, la créature paraissait épuisée. Elle avait même du mal à fixer la caméra. Son corps et ses tentacules tremblotaient, et elle toussait en silence. — J’ai vécu sa vie, chuchota Qatux. Je n’arriverai jamais à comprendre comment vous, humains, parvenez à survivre à autant d’expériences. Pouvoir accomplir toutes ces choses, être en mesure de réagir à tout ce qui vous arrive est une malédiction et une bénédiction. Vous ne prenez jamais le temps de digérer ce que vous vivez. — Nous sommes ainsi faits, dit Paula. Et vous, comment allez-vous ? Ces souvenirs vous ont-ils donné du fil à retordre ? — Cela a été très difficile. Je ne m’y attendais pas vraiment. Je vois maintenant, et je vois avant. Je suis Tara plus que je n’ai été aucun autre humain. Cela me terrorise et m’emplit de joie à la fois. C’est la première fois que j’éprouve ce double sentiment. — Ces souvenirs finiront par s’évanouir, c’est dans leur nature. Vous vous rappellerez bientôt qui vous êtes. — Ils s’évanouissent pour vous, humains. Pour moi, rien n’est moins sûr. Il y a tant de choses dont j’aimerais me souvenir à jamais, sur lesquelles je souhaiterais pouvoir me concentrer. En fait, je n’ai pas l’intention de la laisser partir aussi facilement. Paula se pencha en avant sur sa chaise. — Vous avez donc eu accès à toute sa vie ? — Oui, je la connais comme personne. Tant de couleurs, tant de sons… Et ses sentiments, oui, tous les sentiments qu’elle a éprouvés. Un jour, Tara a pleuré en admirant un lever de soleil dans le désert. Chaque seconde apportait son lot de couleurs nouvelles, qui illuminaient le ciel et les rochers. En ce moment même, je sens ses larmes couler sur ma peau et ma vision se trouble. — Avez-vous cherché ce que je vous ai demandé ? Avait-elle des ennemis ? Des ennemis mortels ? La tête du Raiel se balança lentement et tristement de gauche à droite, et ses tentacules suivirent son mouvement. — Non. Je crois que Tara vous paraîtrait insipide, tant sa vie est calme, lente et monotone par rapport à la vôtre. Tara est une personne douce. Elle aime la vie et déteste la souffrance - la sienne comme celle d’autrui. Elle ne connaît pas la colère. Tout juste peut-elle être irritée et déçue par quelqu’un. Elle est certes égoïste, car elle a trompé plusieurs partenaires. La pauvre est incapable de résister aux plaisirs apportés par de telles liaisons. Mais cela ne fait pas d’elle une mauvaise personne. — Et comment ont réagi ces fameux partenaires trompés ? — Certains ont pleuré. D’autres se sont mis en colère. Mais elle a fait la paix avec tous ses anciens amants. Aucune de ses connaissances n’a jamais souhaité sa mort. J’en suis intimement persuadé. — Merde ! lâcha Paula en pinçant les lèvres de colère. Personne, vous êtes sûr ? — Personne. Ce n’est pas une sainte, mais de là à susciter des envies de meurtre… Non, je n’arrive pas à voir les choses de cette manière. Pas à travers ses yeux en tout cas. — Merci, Qatux. Je suis vraiment désolée que vous vous soyez donné tant de mal. J’apprécie votre aide inestimable. — Ne vous en faites pas. J’aime les humains, tous les humains. Je me dis souvent que j’aurais mieux fait de naître parmi vous. — Nous vous aimons aussi tel que vous êtes. — M’apporterez-vous d’autres mémoires, Paula ? Je m’en procure de nombreuses sur votre unisphère, mais aucune n’est aussi complète que celles que vous me confiez. Aucune n’est aussi riche en expériences, en réalités humaines. — Nous verrons. Peut-être vous rendrai-je de nouveau visite. — Merci. Un jour, vous me donnerez peut-être votre propre mémoire… Je suis certain que vous êtes la plus intéressante des créatures humaines. — C’est extrêmement flatteur, Qatux. Je m’en souviendrai. Elle attendit que l’image de l’extraterrestre eût disparu de l’écran gris pour plisser le nez de dégoût. — Ce ne serait donc pas un crime passionnel, commenta Hoshe. — Apparemment, répondit laconiquement Paula sans détacher les yeux du moniteur vierge. — Peut-on se fier à Qatux ? — Oui. S’il n’a vu personne, c’est qu’il n’y avait personne à voir. À moins que Shaheef se soit mise à dos un psychopathe capable de dissimuler ses émotions, mais c’est très peu probable. — Et pourquoi pas un tueur en série ? Aucun assassin de ce type n’est répertorié sur Oaktier, mais l’homme pourrait très bien officier dans tout le Commonwealth et passer inaperçu. — C’est une possibilité. Mais, le cas échéant, son mode opératoire ne ressemble à rien de ce que je connais. En l’absence de mobile apparent, c’est à cela que l’on pense en premier. Mais l’ordinateur du CICG, à Paris, n’a fait aucun recoupement probant… Et vous ? lui demanda-t-elle avec un sourire sans joie. Où en êtes-vous avec votre syndicat du crime ? — Nulle part. Aucune trace d’une quelconque affaire criminelle, pas même une rumeur. À moins que des malfrats les aient assassinés gratuitement et qu’ils se soient donné beaucoup de mal pour brouiller les pistes. — Oui, c’est une théorie intéressante. Mais où sont passées les preuves ? — Il y a encore un paquet de dossiers, que je n’ai pas eu le temps d’éplucher. — Cela fait déjà une semaine que vous faites analyser les dossiers primaires par nos programmes. S’il y avait quelque chose d’intéressant dedans, vous l’auriez déjà découvert. Vous n’ignorez pas que je déteste baisser les bras, surtout dans une affaire aussi louche que celle-ci. Mais nous devons nous rendre à l’évidence : nous avons exploré toutes les voies imaginables… J’ai besoin d’y réfléchir un peu, ajouta-t-elle en se rattachant les cheveux avec une barrette. À sa connaissance, c’était la première fois que l’inspecteur principal envisageait la défaite. Hoshe accusa le coup. — Résumons-nous, commença-t-il. Pas de mobile - nous avons donc affaire à un double meurtre gratuit, à un coup de malchance. Nous savons qu’il ne s’agit ni d’un crime passionnel, ni d’un crime crapuleux, ni d’un complot politique, ni même d’une malversation financière - vous l’avez dit vous-même, Shaheef a plutôt la belle vie, maintenant. Nous ne trouverons rien, parce que ce que nous cherchons n’est pas caché dans un dossier ou une carte-mémoire, débita-t-il soudainement. Le regard intense de Paula le transperça. Lentement, un sourire illumina le visage de la femme. Un sourire de prédateur, animal. Hoshe se sentit soudain mal à l’aise. — Mais oui, murmura-t-elle, admirative. Bien sûr. Ce type est un malin - il nous en a fait la démonstration. Malin et déterminé. — Qui donc ? Le sourire se fit sarcastique. — C’est la première, oui, la première fois que je rencontre ce mobile. Ça alors ! — Quoi ? Vous connaissez le coupable ? — Pas vous ? — Ben, non… Allez, racontez ! — Tout est une question de timing. Il ne l’a pas tuée pour économiser de l’argent - ça, ce serait le scénario classique et nous l’aurions découvert tout de suite. Il l’a fait pour que cela leur rapporte gros à tous les deux. Car Shaheef aussi a tiré profit de son assassinat. Tout comme lui… — Tout comme qui ? — Morton. — Ce n’est pas possible, s’exclama Hoshe. C’est lui qui nous a alertés. — La belle affaire ! Tout était méticuleusement préparé. Même ses souvenirs ont été effacés. Pour ne pas le confondre. Il n’a certainement pas pris le risque de les garder. — Quel fils de pute… Vous êtes certaine de ce que vous dites ? — Oui, répondit-elle en fermant les yeux et en reconstruisant l’ensemble du scénario. Avec du recul, tout s’explique magnifiquement. — Qu’allons-nous faire ? — Il nous faut des preuves. Des preuves physiques et financières. Je me charge des registres de la compagnie. — OK. Et les preuves physiques ? — Je veux que vous trouviez les corps. Sa journée de bureau avait été épouvantable. En arrivant le matin, Morton s’attendait à ce que le contrat pour les infrastructures routières et le réseau d’eau potable de la capitale de Puimro fût prêt à être signé. Il avait pesé de tout son poids pour que Gansu obtienne ce marché, quitte à perdre de l’argent. Car le plus important était d’ancrer la compagnie sur ce nouveau monde superbe et prometteur. Le potentiel de Puimro était fantastique. En deux ou trois décennies, la filiale qu’il comptait installer là-bas rattraperait sa grande sœur d’Oaktier. Ce serait le véritable début de leur expansion intersolaire. Mais les juristes de la compagnie de développement de Puimro s’étaient montrés frileux. Ils craignaient que la politique de coûts planchers pratiquée par Gansu ne fût possible qu’au prix d’une baisse importante de la qualité des matériaux et du travail. Ils voulaient que la qualité fût explicitement garantie dans le contrat. C’était une demande raisonnable, mais pourquoi diable n’y avaient-ils pas pensé deux mois plus tôt, au moment des négociations préliminaires ? Il avait découvert ce sac de nœuds bureaucratique dès son arrivée, et n’avait pu s’empêcher de maudire les avocats et les comptables de sa compagnie toute la journée. Le soir, lorsqu’il se décida à rentrer, rien n’était résolu. Une équipe de juristes et de spécialistes en rédaction de contrats était à pied d’œuvre dans une salle de conférence. Si nécessaire, elle travaillerait toute la nuit pour venir à bout des problèmes soulevés par leurs homologues de Puimro. Une nouvelle réunion était prévue pour la semaine suivante, ce qui décalerait la signature du contrat d’au moins dix jours. Saloperies de fonctionnaires ! Rien d’autre à foutre que de freiner le progrès ! Son domestique l’accueillit à la sortie de l’ascenseur et attrapa au vol la veste qui lui était lancée. Morton alla directement au salon, où la lumière rasante du soleil couchant le força à plisser les yeux. Le jardin et la piscine baignaient dans une brume écarlate du plus bel effet. Mellanie était assise dans une chaise longue. Elle se tenait la tête à deux mains. Ses épaules tressautaient de façon erratique. Et merde… Manquait plus que ça. Elle releva la tête et croisa son regard interrogateur. Elle lui sourit timidement et se précipita dans le salon. — Monsieur…, dit le domestique en lui apportant son gin pétillant. — Merci, répondit Morton en prenant le verre sur le plateau d’argent. Mellanie - il en avait à présent la confirmation - avait les joues maculées de larmes. — Que se passe-t-il ? demanda-t-il froidement, car il n’avait pas réellement envie de le savoir. Elle se pressa contre lui et posa la tête sur son torse. — Je suis allée à l’entraînement ce matin, dit-elle d’une voix étouffée. Le coach m’a dit que je ne faisais pas assez d’efforts, que mes chronos étaient trop mauvais. Il a dit que je ne m’impliquais plus assez. — Ah. Il eut presque envie de lui dire : « C’est tout ? » Les sports individuels n’intéressaient pas grand monde. Les généticiens du Commonwealth étant capables de produire des athlètes parfaits, ces compétitions se résumaient aujourd’hui à une guerre des cliniques et des laboratoires. Il n’en allait pas de même des sports d’équipe. Là, l’adresse et le talent demeuraient fondamentaux. Le football, le base-ball, le hockey et le cricket passionnaient les foules parce que la tactique et l’agilité y auraient toujours leur place. La plongée de haut vol était une discipline de spécialistes dénuée d’intérêt pour le commun des mortels, même si, grâce au travail de promotion des équipementiers et des chaînes sportives, sa popularité avait augmenté dans les dernières années. Morton se contenta de dire: — C’est un connard. Ne te fais pas de mauvais sang. Elle éclata en sanglots. — Il m’a virée ! — Quoi ? — Virée de l’équipe. C’était horrible, Morty, il me l’a dit devant tout le monde. Il a déjà sélectionné deux nouvelles filles. — Ah, fit-il en lui tapotant le dos d’un air absent, avant d’avaler une gorgée de gin. Ce n’est pas grave. Il ressort toujours quelque chose de positif d’une expérience difficile. Toujours… Mellanie recula légèrement de manière à pouvoir le regarder dans les yeux. Elle n’arrivait pas à y croire. — Quoi ? Tu m’as bien entendue ? C’est terminé pour moi. — Oui. J’ai entendu. Eh bien, passe à autre chose. Il est temps, de toute façon. Tu as gâché suffisamment d’années dans cette équipe stupide. Maintenant, tu vas pouvoir commencer à vivre vraiment. Elle fit un pas en arrière, et ses lèvres pulpeuses formèrent un O incrédule. Puis elle tourna les talons et, précipitamment, gagna la chambre en sanglotant. Morton laissa échapper un soupir fatigué comme elle claquait bruyamment la porte. À quoi s’attendait-elle ? C’est ça le problème avec les jeunes, ils sont incapables de relativiser. — Non, ma journée ne s’est pas très bien passée, mais merci de t’inquiéter pour moi ! aboya-t-il. Son assistant virtuel l’informa que l’inspecteur principal Myo essayait de le joindre. Morty prit une grande gorgée de gin et dit: — Passe l’appel sur le moniteur du salon. Bien qu’il occupât l’essentiel de l’écran haut de deux mètres, le visage de Paula Myo était sans défaut. Morton s’installa confortablement dans un canapé en cuir et se surprit à l’admirer une fois de plus. C’était d’une femme comme elle dont il avait besoin. D’une femme qui serait son égale, dont le caractère compléterait le sien sans le concurrencer. En dépit de son patrimoine génétique si particulier… —Inspecteur principal Myo… Que me vaut l’honneur ? — J’ai besoin de vérifier certains documents anciens. Principalement les comptes d’AquaState. Comme vous présidez la compagnie mère, je préfère vous les demander directement, plutôt que de passer par les tribunaux. — Ah bon, fit-il, surpris. Puis-je vous demander pourquoi ? Vous cherchez quelque chose en particulier ? — L’enquête est en cours, aussi comprendrez-vous que je préfère ne pas vous en parler. — Oui, bien sûr. Je commence à bien connaître les procédures gouvernementales ! — Des soucis ? — Secret professionnel, rétorqua-t-il avec un sourire carnassier. Je ne peux pas vous en dire plus. — Mais vous pouvez me fournir les dossiers dont j’ai besoin ? — Sans aucun doute. Dois-je en conclure que votre enquête avance ? — Peut-être bien. — Je suis heureux de l’entendre, dit-il avant d’ordonner à son assistant virtuel d’envoyer les comptes d’AquaState à l’inspecteur. Paula, puis-je vous demander si vous avez un petit ami en ce moment ? — Je ne crois pas que cela concerne notre enquête… — Vous avez parfaitement raison, mais j’aimerais savoir. — Pour quelle raison ? — On a dû vous proposer cela un nombre incalculable de fois, mais je préfère être honnête avec vous dès le départ : si vous êtes libre, j’aimerais beaucoup vous inviter à dîner un soir prochain. Le plus vite possible, en fait. Paula pencha très légèrement la tête de côté, dans une attitude quasi aviaire. — Je suis très flattée, Morton, mais pour le moment, je ne puis accepter. J’espère que vous ne m’en voudrez pas. — Non, bien sûr que non. Après tout, vous n’avez pas dit « jamais ». Je vous reposerai sans doute la question lorsque vous en aurez terminé avec cette affaire. — Comme vous voudrez. — Merci, madame l’inspecteur principal. J’espère que ces dossiers vous seront utiles. — Je n’en doute pas une seconde. Puis elle raccrocha. Morton se laissa aller dans son canapé moelleux. Il ne parvenait pas à détacher son regard du moniteur gris, sur lequel il persistait à voir les traits élégants de Paula. La journée finissait mieux qu’elle n’avait débuté. Le huitième jour, Ozzie fouilla dans son sac à la recherche de vêtements plus chauds. Les arbres à feuilles caduques avaient disparu deux jours plus tôt. À présent, les sentiers serpentaient entre des conifères géants à l’écorce semblable à de la pierre. Leurs aiguilles huileuses, allant du vert sombre au marron, étaient longues et acérées, sensiblement plus épaisses que celles des arbres terriens. Sous ses semelles, l’herbe était courte et dense, sauf sous les arbres eux-mêmes, où l’acide produit par la décomposition des épines limitait sa croissance. La fraîcheur ambiante ralentissait considérablement le processus de pourrissement, et l’air était chargé d’un parfum citrique intense. Le soleil se faisait extrêmement rare. Lorsque le ciel était visible entre les arbres, il se résumait le plus souvent à un manteau de nuages uniformément gris. D’épais rubans de brume flottaient au-dessus des sentiers avant de s’élever lentement, très lentement vers la canopée. Plus Ozzie et Orion avançaient, plus ces rubans étaient larges et froids. Après avoir chevauché dans la brume durant trois longues heures, Ozzie décida qu’il en avait assez. Sa fine veste de cuir dégoulinait d’humidité et ne protégeait même pas sa chemise à carreaux. Il mit pied à terre, retira sa chemise imbibée et, tout tremblant, se hâta d’en passer une sèche. Ensuite, sans laisser à la brume le temps de s’infiltrer dans le coton, il mit une veste grise fourrée, recouverte d’une membrane imperméable. Au grand étonnement d’Orion, il portait également des jambières de cuir souple par-dessus son pantalon en velours côtelé. Après avoir lissé quelque peu ses cheveux rebelles, il se mit un bonnet sur la tête et remonta à cheval. Il compléta sa panoplie en enfilant des gants en daim. Il eut immédiatement trop chaud. Mais le changement, bien que radical, était agréable. Ce matin-là, il avait été réveillé par ses propres tremblements, tandis que son duvet commençait à se couvrir de givre. Vétéran de nombreux voyages à dos de cheval et autres randonnées, il avait une préférence pour les vêtements semi-organiques modernes, capables sur commande de réchauffer, de rafraîchir ou de sécher la personne qui les portait. Malheureusement, ils étaient inutilisables sur les mondes silfens, mais Ozzie fut agréablement surpris par l’efficacité inespérée des matériaux anciens et rustiques. À Orion, qui n’avait rien de chaud ni d’imperméable à se mettre, il avait prêté un sweat-shirt trop grand, que le gamin portait sous son coupe-vent, ainsi qu’un pantalon ciré, parfait par-dessus son jean moulant. Ils pressèrent un peu leurs animaux. Ozzie n’avait pas la moindre idée de l’endroit où ils se trouvaient. Et puis, avec cette couche nuageuse qui dissimulait perpétuellement le soleil et les étoiles, il n’avait aucun moyen de se diriger. Ils avaient rencontré tellement de fourches, pris tellement de tournants, qu’ils n’auraient même pas été capables de faire demi-tour. Pour ce qu’il en savait, Lyddington aurait très bien pu se trouver à quelques kilomètres de là, ce qui, compte tenu de la météo et de la végétation moroses, était tout de même fort peu probable. — Tu es déjà venu aussi loin ? demanda-t-il à Orion. —Non. Orion ne parlait pas beaucoup. Ce n’était pas la forêt aérée et estivale à laquelle il était habitué. Par ailleurs, le froid et la faible luminosité lui minaient le moral. Cela faisait trois jours qu’ils avaient croisé leurs derniers Silfens – les extraterrestres marchaient dans la direction opposée à la leur. Avant cela, ils avaient rencontré en moyenne un groupe de ces créatures extralucides par jour. Chaque fois, Ozzie avait engagé la conversation avec elles, mais jamais il n’était parvenu à en tirer des informations cohérentes. Il commençait à comprendre ce que l’IA avait voulu dire, lorsqu’elle lui avait expliqué que la configuration neurale des Silfens rendait impossible toute tentative de communication avec eux. Plus il y pensait, plus son admiration pour les experts culturels du Commonwealth grandissait. La patience dont ils faisaient preuve pour déchiffrer les paroles des extraterrestres était proprement phénoménale. Et infiniment supérieure à la sienne… Il n’y eut pas de crépuscule. Le gris du décor se changea brutalement en noir. Simplement. Jusque-là, Ozzie s’était fié à son antique montre Seiko pour l’avertir de l’imminence de la nuit. Mais, ce soir-là, la montre avait failli. À moins que les journées se fussent brusquement raccourcies, ou que les nuages eussent pris une teinte plus sombre que d’habitude. Quand Ozzie finit par décider de s’arrêter, ils furent obligés d’allumer les deux lampes au kérosène qu’Orion transportait consciencieusement. Elles sifflaient et bouillonnaient, mais dispensaient une chaude lumière jaune, dans laquelle les arbres les plus proches devenaient soudain menaçants, tandis que ceux qui se situaient à la limite de la zone éclairée, prenaient des allures de muraille dense et infranchissable. — Ce soir, on dresse la tente, déclara Ozzie d’une voix faussement gaie. De son côté, Orion paraissait sur le point de fondre en larmes. — Prépare un peu de nourriture pendant que je coupe du bois pour allumer un feu, continua-t-il. Laissant le garçon fouiller de façon léthargique dans leurs bagages, il prit sa machette à lame de diamant et s’attaqua à l’arbre le plus proche. La lame harmonique qu’il transportait dans son sac à dos aurait eu raison de ce bois dur en quelques secondes. La machette, dont le tranchant ne faisait pourtant que quelques atomes de largeur, montra rapidement ses limites. Mais il s’en contenta et, après quarante minutes de travail acharné, revint avec des branches grossièrement débitées. Orion regarda d’un air triste la pile de bois luisant d’humidité. — Vous allez l’allumer comment ? demanda-t-il, pitoyable. Il est beaucoup trop humide. Mais il n’y avait pas de bois sec. La brume s’était épaissie en gouttelettes visibles, qui dégoulinaient constamment des feuilles et des branches. Ozzie était occupé à fendre une bûche dans le sens de la longueur. — Si je comprends bien, dit-il, tu n’as jamais été scout ? — Scout ? C’est quoi ça ? — C’est un groupe de jeunes campeurs enthousiastes. On leur apprend à frotter entre elles des lamelles de bois pour allumer du feu. — C’est complètement débile ! Il est hors de question que je frotte ces morceaux de bois. — Je sais, je sais… Ozzie réprima un sourire et ouvrit un pot de gel inflammable, dont il enduisit deux lamelles fines. Puis il glissa ces dernières sous la pile de bois et dégaina son briquet à essence - lequel était encore plus vieux que sa montre. — Prêt ? Il alluma le briquet et, bras tendu, le rapprocha des lamelles enduites de gel bleu, qui s’enflammèrent brusquement et bruyamment. Les flammes se mirent à danser autour des bûches, les enveloppant à une vitesse étonnante. Ozzie retira son bras juste à temps. — Moi qui croyais que le napalm était interdit, murmura-t-il. Orion rit de soulagement et tapa dans ses mains gantées. Le feu brûlait intensément et bientôt, la pile entière rougeoya avec ardeur. — Alimente-le régulièrement, lui dit Ozzie. Les nouvelles bûches devront sécher un peu avant de brûler. Tandis que le jeune garçon s’occupait du feu avec enthousiasme, Ozzie entreprit de monter la tente, à quelques pas de là. Celle-ci était constituée de simples piquets, sur lesquels étaient tendues des parois parfaitement isolantes et autogonflantes, ainsi qu’une toile étanche, qu’il fixa solidement au sol. Peut-être prenait-il un peu trop de précautions, mais la météo de cette région lui paraissait par trop imprévisible. Pour une fois, il avait autorisé Orion à choisir ce qu’il avait envie de manger. Le garçon commençait à souffrir sérieusement de l’environnement et avait besoin qu’on lui remonte le moral. Aussi s’installèrent-ils sous l’auvent de la tente, face au feu où, tout en séchant leurs vêtements, ils dévorèrent saucisses, hamburgers, haricots, fromage fondu et épaisses tranches de pain. Pour finir, Orion réchauffa une part de gâteau à l’orange et à la mélasse. Après s’être occupés des bêtes, ils couvrirent le feu et entrèrent dans la tente. Ozzie avait son sac de couchage fétiche et incroyablement efficace. Celui d’Orion n’était pas aussi bien, mais le garçon disposait en plus de quelques couvertures. Il se coucha d’ailleurs en se plaignant de la chaleur. Ozzie se réveilla avec une migraine carabinée et le souffle court. Dehors, il semblait faire jour, mais la lumière était étrangement diffuse. Près de lui, Orion dormait. Lui aussi avait le souffle court et rapide. Ozzie regarda le garçon un long moment, incapable de réfléchir correctement. Alors, subitement, il comprit. — Merde ! Il se battit un instant avec la fermeture Éclair de son sac, dont il finit par jaillir. Il rampa vers la sortie. La paroi interne se scinda en deux pour le laisser passer. Mais quelque chose poussait la toile étanche vers l’intérieur. Il l’ouvrit légèrement, et un torrent de neige poudreuse se déversa silencieusement sur ses genoux. Même lorsqu’elle eut fini de tomber et de l’ensevelir, le ciel demeura invisible. Ozzie se rua en avant et se mit à creuser frénétiquement. Quelques secondes plus tard, ses mains brassaient l’air libre. Un rai de lumière jaune transperça la couche neigeuse. Il avala goulûment l’air glacial, essayant de calmer les battements de son cœur. Orion était assis derrière lui et clignait des yeux. — Qu’est-ce qui se passe ? — Rien. Tout va bien. — J’ai mal au crâne… C’est de la neige ? — Ouais. — Génial ! dit-il en avançant à quatre pattes et en ramassant un peu de poudreuse dans ses mains. C’est la première fois que j’en vois. Elle recouvre tout comme dans les films de Noël ? Ozzie, qui s’apprêtait à lui dire de s’habiller avec des vêtements imperméables, marqua un temps d’arrêt. — Eh, mec, tu n’as jamais vu de neige de ta vie ? — Ben, non ! Il ne neige pas à Lyddington. Jamais. — Ah… Bon, habille-toi. On va faire un tour dehors. Au sol, il y avait presque un demi-mètre de poudreuse. La moindre brindille supportait le poids de plusieurs centimètres de flocons blancs. Au pied des arbres, la couche était plus fine. Quant à la tente, ses flancs et son toit étaient couverts d’une masse épaisse et lisse. Heureusement qu’il n’avait pas neigé davantage, songea rétrospectivement Ozzie. Autrement, la toile se serait très certainement écroulée. Cela lui servirait de leçon. On ne se méfie jamais assez des forêts extraterrestres. Il demanda à Orion de l’aider à calmer les animaux, qui martelaient le sol de leurs sabots et tremblaient de froid. Le poney ébouriffé ne semblait pas dérangé par la neige, mais il accueillit avec joie sa ration d’avoine. Le lontrus secoua sa robe cendrée pour signifier son mécontentement. Les bêtes avaient un métabolisme étonnant, qui leur permettait de supporter des températures extrêmes. Polly, qui n’avait pas de fourrure épaisse, était la moins bien lotie. M. Stafford préférait la tondre régulièrement, car le climat de Silvergalde était tempéré. Ozzie pensa à tout cela en caressant le cou frissonnant de la jument. Le moins que l’on pût dire, c’était qu’ils n’étaient plus dans cette fameuse zone tempérée. Pourtant, ils n’avaient pas encore parcouru les milliers de kilomètres qui séparaient Lyddington des zones les plus froides de la planète… Ils avaient certes bien avancé durant ces neuf jours, mais pas à ce point-là. La seule explication rationnelle était qu’ils se trouvaient en altitude. Pourtant, il ne se rappelait pas avoir vu des montagnes sur sa carte de la région. Pas à neuf jours de marche de la ville en tout cas. Ni même à vingt, d’ailleurs. Il fit un tour sur lui-même puis leva les yeux vers le ciel d’un bleu absolument pur. Un sourire satisfait illumina lentement son visage. — On n’est manifestement plus dans le Kansas, dit-il doucement. Ils prirent un petit déjeuner froid, nettoyèrent puis replièrent la tente et se remirent en route. Il neigea légèrement toute la journée. Les flocons étaient si fins et légers qu’ils tourbillonnaient autour d’eux au moindre courant d’air. La forêt avait des allures de paysage de carte postale. Mais cela leur posa un problème considérable. En effet, le sentier avait complètement disparu. Le cheval, le poney et le lontrus avançaient avec détermination, comme s’ils connaissaient le chemin, supportant stoïquement les rigueurs du climat. De temps à autre, une cascade de neige se déversait de la canopée dans un grondement proprement sinistre. En milieu d’après-midi, la taille des flocons augmenta et la neige commença à tomber plus dru. Le ciel était redevenu parfaitement opaque. La forêt fut plongée dans une ambiance grise déprimante, et la température baissa de plusieurs degrés. La couche de neige s’épaississait ; Polly avait de plus en plus de mal à avancer. Ozzie fit une pause pour enfiler ses vêtements imperméables. Comme il n’avait pas ses habits semi-organiques, il était obligé de multiplier les couches. À défaut d’être à l’aise, il était au sec et n’avait pas froid. Engoncé comme il l’était, il eut le plus grand mal à se remettre en selle. Il prêta à Orion un sweat-shirt supplémentaire, ainsi qu’un autre pantalon à porter sous ses habits cirés. Lorsqu’ils eurent repris la route, Ozzie commença à craindre de se faire surprendre par la nuit. Avec cette neige qui tombait sans relâche, ils auraient besoin de temps et de lumière pour installer leur campement. Environ une heure plus tard, ils arrivèrent en vue d’un bouquet de buissons recouverts de neige, semblables à des dunes blanches. Seules quelques brindilles dépassaient du manteau blanc, confirmant la nature végétale des monticules. — On va s’arrêter là pour la nuit, dit-il. Orion regarda autour de lui et haussa les épaules. Il n’avait pratiquement pas dit un mot de la journée. Ozzie se débarrassa d’une couche de vêtements et grimpa dans un arbre tout proche, où il entreprit de couper les branches les plus basses à l’aide de sa machette. Cela ne lui prit pas beaucoup de temps. Bientôt, il put lâcher quatre branches de taille respectable en travers de deux buissons, formant ainsi un semblant de toit. Son corral de fortune ferait l’affaire. Le temps de redescendre délicatement de l’arbre, la neige avait déjà partiellement recouvert sa charpente improvisée. Orion couvrit le poney et le cheval, pendant qu’Ozzie dressait leur tente à l’ombre d’un tronc épais. Lorsque celui-ci eut terminé, il faisait presque nuit. Il vérifia l’heure : 16 h 45. Il faisait donc jour pendant environ dix heures. Alors que Silvergalde tournait sur elle-même en vingt-cinq heures et trente minutes. — Vous allez allumer un feu ? demanda Orion en claquant des dents. — Pas ce soir, répondit Ozzie en poussant le garçon dans la tente. Entre dans ton sac de couchage, il te tiendra chaud. Orion obéit sans se plaindre. Il avait de larges cernes noirs et, à la lumière des lampes au kérosène, sa peau laiteuse semblait avoir perdu une partie de ses taches de rousseur. Ozzie se glissa à l’intérieur de son propre duvet et se sentit immédiatement mieux. Il prit une brique chauffante dans son sac à dos et la mit en route. Elle fonctionnait grâce à une simple réaction chimique, mais était capable de dispenser une importante quantité de chaleur. Ils l’utilisèrent à tour de rôle pour chauffer leurs conserves, puis Ozzie fit bouillir deux thermos d’eau, qui seraient encore chaudes à leur réveil. — Maintenant, dors, dit-il. L’aube arrivera bien assez vite. — La neige va encore recouvrir la tente ? demanda Orion, inquiet. — Non. Tout se passera bien. Elle ne tombe presque plus. Mais je vérifierai quand même toutes les deux heures. Ne t’inquiète pas. — Je n’ai jamais eu aussi froid. — Mais ça va mieux maintenant, non ? — Mouais, répondit le garçon en remontant le sac jusqu’à son menton. Sûrement… — Bien, fit Ozzie en lui rajoutant une couverture. C’est normal de sentir le froid quand on arrête de bouger. D’après la montre d’Ozzie, le soleil se leva à quatre heures moins cinq. Son assistant virtuel l’avait réveillé à intervalles réguliers pour qu’il vérifie la tente. Il avait l’impression de n’avoir dormi qu’une dizaine de minutes en tout. Orion n’avait lui non plus pas très envie de sortir de son sac de couchage. — Il faut y aller, lui dit Ozzie. On ne peut pas rester là. — Je sais. La neige avait cessé de tomber au milieu de la nuit, mais la forêt était toute blanche et scintillante. Les flocons recouvraient tout, y compris les troncs verticaux, rendant presque incongrue la vision de quelques brindilles ou aiguilles vert foncé. La couche dépassait à présent les cinquante centimètres. Ozzie mit ses lunettes de soleil les plus sombres pour cacher son inquiétude au petit. Les animaux auraient bien du mal à avancer aujourd’hui. — M. Stafford devrait vendre des traîneaux, dit Orion. Je lui soumettrai l’idée à notre retour. Ozzie rit un peu trop fort et donna au garçon une tape sur l’épaule. Ils allèrent voir les animaux en sirotant leur thé. Le corral, bien que précaire, avait fait son office. Couvert de neige et de givre, il avait raisonnablement protégé les animaux des rafales de vent. Néanmoins, le cheval et le poney piétinaient et tremblaient de froid. Le lontrus, quant à lui, ne bougeait pas et se contentait d’expirer des nuages de vapeur. Sous les longues mèches de poils qui lui dissimulaient le museau, il semblait les regarder d’un air maussade. — Dans quelle direction ? demanda Orion, sinistre, en regardant alentour. Ozzie fronça les sourcils, car il se trouvait momentanément incapable de répondre. Il ne savait même plus par où ils étaient arrivés la veille. Tous les arbres se ressemblaient… — Essaie ton cadeau, suggéra-t-il. Le garçon se débattit avec son sweat-shirt et parvint finalement à sortir son pendentif de sous son épaisse couche de vêtements. Une faible étincelle bleue scintillait à l’intérieur de la pierre, qu’il tourna lentement en la tenant comme une boussole. Lorsqu’il la pointa à droite de la tente, l’éclat bleu se fit beaucoup plus intense. Oui, se dit Ozzie, les arbres formaient une sorte d’avenue de ce côté-là. Enfin, peut-être. — Je suppose que c’est par là… — Alors, vous êtes content que je sois venu, maintenant ? — Très, répondit Ozzie en passant son bras autour des épaules du garçon. J’ai l’impression que je te dois une fière chandelle. Je suppose que tes services ne sont pas gratuits. — Tout ce que je veux, c’est revoir papa et maman. — Oui, oui, mais à part ça ? Ma vie vaut un bon paquet de pognon, je peux te le dire. Alors, qu’est-ce que tu ferais de ta prime ? — Je ne sais pas trop. — Allez ! Je savais, moi, quand j’avais ton âge. — Ouais, fit Orion, enfin réveillé. Un bon paquet de pognon, vous avez dit ? — Absolument. Selon les standards de ta planète, en tout cas. — D’accord. Premièrement, je veux me payer un maximum de rajeunissements pour pouvoir vivre aussi longtemps que vous. — Très bonne idée, c’est la première chose à faire. — Ensuite, je veux plein de puces, de cartes mémoires. Je veux apprendre plein de trucs compliqués, comme la physique, l’art, les finances, mais sans avoir besoin d’aller à l’école pendant des années. — Excellente idée. — Et puis, je veux une voiture, une supervoiture. La plus géniale de toutes les voitures. — Ah, ça, c’est la Jaguar-Chevrolet 2251 T-bird. C’est une décapotable. — Vraiment ? La plus géniale de toutes les voitures existe donc ? — Parfaitement. J’en ai deux dans mon garage. Malheureusement, je n’ai pas trop le temps de les conduire ces derniers temps. C’est le problème quand on a énormément d’argent : on peut faire tellement de choses, qu’on a le temps pour rien. — J’en donnerai aussi un peu à des œuvres de charité, des hôpitaux, des trucs comme ça. À des gens qui en ont besoin. — Ça, c’est sympa. Ça prouvera que tu es un mec bien, pas un enfoiré de nouveau riche qui se fout de tout. — Ozzie, est-ce que vous distribuez vraiment votre argent ? Tout le monde dit que vous êtes cool… — Ouais, je le distribue. Un peu. Enfin, quand j’y pense, ajouta-t-il en serrant l’épaule du gamin. Comme Ozzie s’y attendait, leur progression fut lente, car Polly ouvrait la route. Il aurait préféré envoyer le lontrus devant, mais ses pattes étaient trop courtes. Aussi Polly avait-elle la lourde tâche de créer une piste en piétinant l’épaisse couche de neige. Il passa une bonne partie de la matinée à réfléchir, à envisager diverses possibilités. Fabriquer des chaussures pour la neige et un traîneau ? Laisser partir les animaux ? Faire demi-tour et revenir avec l’équipement idoine ? Sauf que… personne ne savait quel genre de terrain ils rencontreraient plus tard. Et puis, rien ne garantissait qu’ils seraient capables de retrouver le chemin de Lyddington. Alors, il se répétait qu’il était sur le territoire des Silfens, et que ces derniers ne laisseraient rien de fâcheux arriver à des visiteurs pacifiques. Du moins l’espérait-il. Plus la journée avançait, plus la couche de neige s’affinait. Elle n’en restait pas moins dure et collante. Quatre heures après leur départ, il tremblait sous ses multiples couches de vêtements. Le moindre centimètre carré de tissu était couvert de gelée blanche. Il ne pouvait rien y faire, à part mettre pied à terre et marcher à côté de son cheval. Cela le réchauffa un peu, mais il commença à s’inquiéter sérieusement du rythme auquel il brûlait ses calories. Sans compter que le cheval et le poney ne se portaient pas tellement mieux que lui, malgré les couvertures enroulées autour de leurs flancs. Vers le milieu de la journée, Ozzie remarqua une sorte de piste dans la neige, droit devant eux. Il retira ses lunettes de soleil pour découvrir que le ciel était devenu rose pâle. L’étrange lumière donnait à la forêt des allures de paysage de pierre, de sculpture faite dans du corail cassant. — C’est déjà le soir ? demanda Orion d’une voix étouffée. Il s’était enveloppé la tête dans une écharpe en laine, et seuls ses yeux brillants étaient visibles. Ozzie jeta un coup d’œil à sa montre. — Je ne crois pas, répondit-il en se baissant pour examiner les traces en forme de triangles allongés. Ce sont des traces de bottes, dit-il avec enthousiasme. Les Silfens sont passés par là. Une quinzaine d’extraterrestres avaient émergé de la forêt et s’étaient retrouvés ici. Certaines traces apparaissaient au pied d’un tronc. Toutes convergeaient vers cette avenue flanquée d’arbres couverts de neige. — Vous êtes sûr ? demanda Orion en martelant le sol de ses pieds et en se frappant les flancs pour se réchauffer. — Oui. Je ne vois pas qui d’autre s’amuserait à arpenter ce paysage d’apocalypse. Et puis, de toute façon, nous n’avons pas le choix. — C’est vrai… Ils se remirent en route. Orion marchait à côté de son poney, dont il tenait les rênes d’une main. Peut-être même se fait-il un peu traîner par son animal, pensa Ozzie. L’air était si froid qu’il brûlait l’intérieur de la bouche. De l’écharpe qu’Ozzie s’était nouée autour du nez et des lèvres pendaient de longs cristaux de glace, là où son souffle rencontrait la laine gelée. Avant de rechausser ses lunettes, il essaya de voir où était le soleil. Au-dessus de sa tête, les branches étaient plus fines et montraient des carrés de ciel couleur rubis. Quelque part à mi-chemin entre le zénith et l’horizon, il pensait voir une zone plus claire. Ils auraient donc plusieurs heures devant eux avant la tombée de la nuit. Cela lui paraissait peu probable. D’après ses calculs, une petite heure seulement les séparait du crépuscule. Une trentaine de minutes plus tard, Orion trébucha. Ozzie entendit un léger grognement et se retourna. Le garçon était allongé, face contre terre, au pied de son poney. Il aurait voulu se précipiter vers lui, mais ses membres lui obéissaient avec lenteur. Comme s’il se déplaçait dans un liquide. Lorsqu’il le releva, Orion ne tremblait même plus. Ozzie lui retira son écharpe pour vérifier s’il respirait encore. Les lèvres du garçon étaient sombres et craquelées, mouchetées de gouttelettes de sang glacé. — Tu m’entends ? cria Ozzie. Les paupières d’Orion firent mine de se relever. Il grogna faiblement. — Merde… Accroche-toi, je vais monter la tente. Ensuite, on attendra que le temps s’améliore. Pour toute réponse, Orion leva le bras de quelques centimètres. Ozzie appuya le gamin contre le poney et entreprit de déballer la tente. Mais sa seconde paire de gants l’empêcha de défaire les sangles. Il la retira donc, grimaçant lorsque le vent arctique transperça la laine et mordit dans sa chair. Il lutta un long moment avec les sangles, puis abandonna et dégaina sa machette à lame de diamant. Par trois fois, il dut remettre ses gants et frapper dans ses mains avant que ses doigts acceptent de bouger. Après ce qui lui parut être des heures, la section gonflable de la tente accepta enfin de se dresser, et il put enfoncer les piquets dans le sol. Il jeta deux briques chauffantes à l’intérieur avant d’y traîner le garçon à demi-conscient. Une fois correctement fermée, la tente se réchauffa rapidement. Ozzie se débarrassa de plusieurs couches de vêtements, puis il fit de même avec Orion. Les engelures de ses doigts et de ses orteils étaient assez profondes pour le faire grimacer de douleur lorsque son sang se fut remis à y circuler normalement. Le garçon commença à tousser. Il semblait sur le point d’éclater en sanglots. — Comment peut-il faire aussi froid ? demanda-t-il pitoyablement. — À mon avis, nous ne sommes plus sur Silvergalde, répondit Ozzie en appréhendant un peu la réaction du gamin. — Depuis trois jours environ, ajouta Orion. Par contre, je ne vois vraiment pas l’intérêt de visiter un monde doté d’un climat pareil. — Oh… Je n’en sais trop rien. Je ne pense pas que nous soyons dans une région polaire. À cause des arbres. Je me trompe peut-être, mais je ne crois pas que le climat puisse être aussi hostile toute l’année. Autrement, les arbres ne seraient pas aussi grands. De deux choses l’une : soit le soleil de cette planète est en train de mourir, soit son orbite elliptique est très allongée, et nous avons débarqué au beau milieu de l’hiver. Comme il recouvrait la sensibilité de ses doigts, il secoua les mains pour tenter d’en chasser la douleur. En revanche, il ne sentait plus du tout ses oreilles. — Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? — On attend en espérant que le temps sera plus clément demain. Je ne suis que très moyennement optimiste, mais nous n’avons pas le choix. Impossible d’aller plus loin pour le moment. Nous avons besoin de nous préparer. Je vais ressortir pour finir d’installer la tente et pour chercher nos affaires. Nous aurons aussi besoin de manger un bon repas bien chaud. Et puis, je crois qu’il y a de quoi soigner tes lèvres dans le kit de premiers secours. — Profitez-en pour soigner les vôtres aussi. Ozzie se toucha la bouche, qu’il avait craquelée et rugueuse. — Oui, les miennes aussi, concéda-t-il. Il priait pour ne pas avoir de gelures trop importantes aux pieds. Heureusement, ses bottes semblaient suffisamment chaudes et imperméables. Il vérifierait celles d’Orion plus tard. — Et les bêtes ? demanda le garçon. — Je ne me vois pas tailler des branches pour allumer un feu - je me sens bien trop faible. Alors je vais répandre du gel autour d’un arbre et voir si je peux l’embraser tout entier. Ça devrait suffire à les réchauffer. Il n’avait guère envie de ressortir, d’où le temps infini qu’il mit à s’y préparer. Finalement, il dut se résoudre à se replonger dans la forêt polaire. Polly et le poney étaient allongés sur le sol, ce qui était très mauvais signe. Le lontrus respirait lentement et bruyamment, et ne semblait pas plus affecté que cela. Profitant du fait que ses doigts répondaient encore à ses ordres, Ozzie enleva les bagages du dos de l’animal et les transporta jusqu’à la tente. Il mit alors vingt longues et frustrantes minutes à installer l’auvent et la toile protectrice de la tente. Pendant ce temps, ses mains se firent de plus en plus rigides. Lorsqu’il eut enfin terminé, il prit le pot de gel inflammable et choisit un arbre tout proche. Il gratta la neige qui ceignait le tronc à une trentaine de centimètres du sol, puis s’arrêta pour le regarder de plus près. Ce n’était pas de l’écorce, mais une sorte de cristal violet, semblable à de l’améthyste. Ses gants étaient trop épais pour lui permettre d’en apprécier la texture, et puis sa peau était complètement insensible. Malgré cela, il crut reconnaître du cristal. La lumière du jour se réfléchissait dans les entrailles de l’arbre. Il n’avait pas la moindre idée de ce qui avait pu transformer l’écorce d’une façon aussi radicale. Une conversion catalytique due au froid extrême ? Il brandit sa machette en espérant que le bois serait inchangé en dessous. Le cristal éclata sous l’impact, mais l’entaille faisait à peine un centimètre de profondeur. Un coup plus violent détacha un gros morceau d’améthyste. Le trou lui permit de voir le cœur du tronc, qui semblait fait de cristal pur. La lumière rose du ciel le traversait, révélant un réseau vertical de capillaires, dans lesquels circulait lentement un fluide visqueux. — Putain de merde, grogna Ozzie. Une saloperie d’arbre à bijoux. Il leva les yeux et remarqua que les branches étaient plus anguleuses que celles d’un pin ordinaire, les branchettes se multipliant en formant des motifs de géométrie fractale. Mais toutes étaient entièrement couvertes d’une neige qui dissimulait leur véritable nature. L’émerveillement qu’il aurait dû ressentir face à cette création naturelle fut noyé par la certitude nouvelle que le temps ne s’améliorerait pas le lendemain matin. Cette forme de vie cristalloïde n’était probablement pas adaptée à un climat tempéré. Il avait sous les yeux un exemple d’évolution inversée. Une flore arctique se développant au cours d’un âge de glace ultime, luttant pour survivre dans un environnement dégénéré, jusqu’à ce que ses gènes mutent et lui donnent la forme la plus adaptée à ses rudes conditions d’existence. Combien de millions d’années de chaleur déclinante pour produire quelque chose d’aussi sophistiqué ? En fait, ils avaient raté le dernier printemps de cette planète de plusieurs ères géologiques. Il se précipita vers la tente en détournant la tête pour ne pas voir le poney et le cheval. Il se sentait trop coupable pour croiser leurs regards. Orion avait commencé à faire la cuisine sur les briques chauffantes. La paroi interne de la tente dégoulinait de condensation. — Je ne vois pas de feu, dit le garçon comme Ozzie rabaissait la fermeture derrière lui. — Le bois ne brûlera pas. Désolé. — Je sens de nouveau mes orteils. — Bien. L’isolation devrait nous maintenir au chaud durant la nuit. Nous serons bien dans nos sacs de couchage. Il fit l’inventaire de leurs réserves. Il ne leur restait plus que onze briques chauffantes, soit environ trois jours de chaleur. Ce qui signifiait concrètement qu’ils pourraient continuer à avancer une journée, pas plus. Si d’ici le lendemain soir le chemin n’avait pas débouché dans un monde plus clément, ils n’auraient d’autre solution que faire demi-tour. Pas de voyons ce qu’il y a après ce virage, ni de j’ai l’impression qu’il commence à faire moins froid. Ils ne pouvaient plus se permettre de prendre le moindre risque. Ils n’avaient plus de marge d’erreur. Et il n’y aurait personne pour rapporter sa mémoire dans une clinique du Commonwealth. Combien de temps s’écoulerait avant que quelqu’un remarque seulement mon absence ? Ozzie produisit un nécessaire de couture. — Ah ! Voilà qui va nous être utile. J’ai quelques idées pour améliorer notre confort. Comment tu te débrouilles en couture ? — J’ai tout gâché, pas vrai ? dit Orion. Sans moi, vous auriez réussi. — Hé ! mec… Ozzie essaya de sourire, mais ses lèvres craquelées se fendirent et se mirent à saigner. — Ne dis pas de bêtises, reprit-il. C’est grâce à toi qu’on est arrivés jusque-là. Grâce à ton pendentif. Orion sortit le cadeau des Silfens de sous ses vêtements. La pierre était sombre, comme morte. — Tu réessaieras demain, dit Ozzie. Lorsqu’ils émergèrent de la tente, le lendemain matin, Polly et le poney étaient complètement congelés. — Ils n’ont pas souffert, dit Ozzie quand Orion s’arrêta près des cadavres pour les regarder. Sa voix était étouffée par l’épais passe-montagne de fortune qu’il avait assemblé la veille. Lui et Orion portaient tous les vêtements qu’ils avaient apportés avec eux. Le garçon semblait avoir doublé de volume. Même ses gants, enveloppés dans plusieurs couches de chaussettes, ressemblaient à des ballons. — Ils ont souffert du froid, rétorqua Orion. À cause de ses lunettes de soleil, Ozzie ne pouvait pas voir ses yeux, mais il supposait qu’il devait avoir des remords. Comme ses gants lui laissaient une plus grande liberté de mouvements, l’homme se chargea seul de démonter la tente et de la ranger sur le dos du lontrus. Le froid était tout aussi agressif que la veille, mais les couches supplémentaires de tissu dont ils s’étaient couverts l’empêchaient de mordre directement dans leur chair. La température était bien trop basse pour que la neige pût fondre, aussi ne risquaient-ils pas d’avoir les pieds mouillés - ce qu’Ozzie craignait par-dessus tout. Le vent avait un peu éparpillé la couche supérieure de neige, mais les empreintes des Silfens étaient encore visibles. Ozzie donna une tape inefficace sur la croupe du malheureux lontrus, puis finit par la frapper plus violemment. La bête lâcha un gémissement de gêne avant de s’ébranler. Le matin, en émergeant de la tente, Ozzie débordait littéralement d’optimisme. Mais son énergie s’évanouit très vite. Le lontrus, s’il ne s’arrêtait jamais, marchait lui aussi plus lentement. Le moindre pas leur demandait un effort considérable. Le poids des vêtements, la neige collante… Le peu de chaleur qui subsistait encore en lui se dissipa progressivement. Sa peau était pourtant uniformément couverte et protégée, mais le résultat était là. Chaque fois qu’il levait les yeux vers les nuages cerise dérivant dans le ciel rose, il imaginait sa chaleur corporelle qui montait inexorablement vers le vide glacial et insatiable. Après un laps de temps indéterminé, il remarqua que les arbres de cristal étaient plus petits. Leur manteau de neige était lui aussi plus fin, et les branches supérieures parfaitement visibles, qui réfléchissaient la lumière du soleil et la décomposaient comme un prisme du rose pâle au bordeaux foncé. Ils avaient également moins de neige sous les pieds. Quant aux empreintes des Silfens, elles avaient disparu depuis longtemps. Il était tellement absorbé par la contemplation des piliers de cristal, qu’il ne vit pas Orion ralentir. Le garçon s’accrochait aux poils emmêlés du Lontrus, faisant gémir la bête en signe de protestation. — Tu veux te reposer un peu ? demanda Ozzie. — Non. Il fait tellement froid, Ozzie. Vraiment froid. J’ai peur. — Je sais. Mais essaie d’avancer quand même. Les choses ne feraient qu’empirer si nous nous arrêtions. — Je vais essayer. — Tu veux t’appuyer un peu sur moi ? —Non. Ozzie agrippa la fourrure du lontrus, juste sous le cou de l’animal, le forçant à ralentir. La bête ne se fit pas prier. Ils avançaient à présent à une allure terriblement lente. Ozzie commença à réévaluer ses estimations. La nuit précédente, il avait omis de prendre en compte l’état physique d’Orion. Manifestement, ils ne parcourraient pas plus de quelques malheureux kilomètres aujourd’hui. Ce qui ne manquerait pourtant pas d’épuiser le gamin. En fait, il serait plus sensé de faire demi-tour sans attendre. Avec un peu de chance, ils pourraient revenir à leur point de départ avant la nuit. — La forêt se termine, annonça Orion. Ozzie secoua la tête, effrayé par la facilité avec laquelle il avait sombré dans son rêve éveillé. Les arbres de cristal étaient petits et dénudés. Leur armure d’améthyste se dressait fièrement, et leurs branches principales jaillissaient à angle droit. À l’extrémité des brindilles régulières pendillaient de petits triangles opalescents, qui absorbaient la faible lumière du soleil. Les troncs étaient suffisamment espacés les uns des autres, aussi voyait-il la vaste plaine qui s’étendait au-delà. D’où il se trouvait, elle ressemblait à une grande dépression circulaire, ceinte par des collines basses et vallonnées. Dans l’atmosphère raréfiée, il voyait les détails du paysage lointain aussi clairement que les arbres situés tout près de lui. Dans ces conditions et avec si peu de points de repère, il était difficile d’évaluer les distances, mais il estima le diamètre de cette cuvette peu profonde à trente-cinq kilomètres. De vives étincelles scintillaient tout autour de la vaste plaine – la forêt de cristal avait donc colonisé l’ensemble de ces collines. Le fond de la dépression était parfaitement vierge. Tout juste y voyait-on des taches mouvantes de neige poudreuse. Tout beau et exotique que fût ce paysage grandiose, Ozzie ne put s’empêcher de le maudire. Il n’y avait aucun espoir ici. Ils continueraient jusqu’à la limite de la forêt, là où les arbres se résumaient à des dendrites de cristal fichées dans un sol dur comme l’acier. Mais ils n’iraient pas plus loin. Jamais ils ne réussiraient à traverser cette vaste étendue sans vie. Voilà pourquoi ceux qui sont partis à la recherche des chemins silfens ne sont jamais revenus. Notre perception de ces extraterrestres prétendument gentils et bien intentionnés n’est que le fruit d’un anthropocentrisme stupide. Nous voulons croire aux elfes. Combien de cadavres humains dorment sous cette neige à cause de cette illusion ? — C’est un désert, dit Orion. Un désert de glace. — Je crois bien, oui. — Je me demande si maman et papa sont allés là-bas ? — Ne t’en fais pas. Ils ne sont pas bêtes. Ils ont dû faire demi-tour, tout comme nous… — C’est ce qu’on va faire ? Ozzie vit un éclair de lumière bleue au milieu de la plaine. Il releva ses lunettes de soleil, exposant sa peau à la morsure douloureuse du froid. Il y eut un autre éclair. Couleur émeraude. Le contraste, sur cette toile de fond composée d’un camaïeu de rouges, était saisissant. Une balise ! Il rabaissa ses lunettes. — Peut-être pas, dit-il. Les fusées de détresse étaient rangées dans ses sacs, dans des compartiments faciles d’accès. Il prit un des fins cylindres, dévissa le capuchon de sécurité, le brandit à bout de bras et se prépara à l’allumer. Il y eut un fort craquement, et la fusée jaillit dans le ciel. L’étoile filante rouge sang s’envola au-dessus des arbres et plana longuement sous la couche nuageuse. Orion fixait intensément le clignotement lent et régulier du signal lumineux. — Vous pensez qu’il y a des gens là-bas ? — Oui, il doit y avoir quelqu’un. Mon ordinateur de poche ne fonctionne toujours pas. Les Silfens sont donc dans les parages. Nous sommes sûrement sur un de leurs mondes. Il attendit quelques minutes, puis lança une autre fusée. — Allons jusqu’à la limite de la forêt, reprit-il. Si aucune réponse ne nous arrive d’ici là, nous ferons demi-tour. Ozzie se préparait à sortir une troisième fusée, lorsque le signal se mit à clignoter plus vite. Riant sous son masque, il leva le bras bien haut et appuya sur la détente. Comme la fusée illuminait le ciel, le signal s’alluma pour ne plus s’éteindre. — C’est un faisceau, s’exclama Orion. Ils le pointent sur nous. — Je crois que tu as raison. — À quelle distance se trouve-t-il ? — Je n’en sais trop rien. Ses implants rétiniens zoomèrent et filtrèrent la lumière émeraude. La résolution était mauvaise, mais le signal semblait venir du sommet d’une petite butte. De mystérieuses lignes noires horizontales couraient sur cette dernière. Des terrasses ? — Entre quinze et vingt kilomètres, finit-il par dire. On dirait qu’il y a une sorte de structure tout autour. — Quel genre de structure ? — Je ne sais pas. Mais nous n’allons pas plus loin. S’ils ont déjà vu des humains, ils doivent savoir que nous avons besoin d’aide. — Et dans le cas contraire ? — Je vais déballer la tente et sortir une brique chauffante. Nous avons tous les deux besoin de repos. Quand la brique aura cessé de chauffer, nous aurons pris une décision. En fait, si personne ne nous a rejoints d’ici là, nous ferons demi-tour, dit-il en commençant à défaire le nœud qui retenait la tente sur le dos du lontrus. — On ne peut pas y aller nous-mêmes ? demanda Orion d’une voix plaintive. — C’est trop loin. Vu l’état dans lequel nous sommes, cela nous prendrait deux jours supplémentaires. C’est un risque que nous ne pouvons pas prendre. Il déroula la tente et laissa les parois internes se gonfler d’elles-mêmes et prendre la forme d’un hémisphère allongé. Orion rampa à l’intérieur et Ozzie lui tendit une brique. — Mets-la en route, je te rejoins dans une minute, dit-il au gamin. Il releva ses lunettes et zooma une nouvelle fois sur la butte. Puis il lança une nouvelle fusée. Le signal clignota trois fois. Dans la langue universelle de la galaxie, cela signifiait « Message bien reçu ». Il ne parvenait toujours pas à voir de quoi était constitué ce monticule. Tout juste pouvait-il dire que ses flancs étaient plutôt abrupts. Trois heures et quatre chocolats chauds plus tard, ils furent tirés de leur demi-sommeil par des bruits étranges. Ozzie ouvrit la glissière de la tente et jeta un coup d’œil à l’extérieur. Deux grosses créatures finissaient de grimper le rebord de la cuvette pour entrer dans la forêt de cristal. Il s’agissait de quadrupèdes gros comme des rhinocéros et couverts d’une fourrure touffue, pareille à celle des lontrus. Des nuages de vapeur jaillissaient de narines situées à la base de têtes rondes et massives, hérissées de courtes aiguilles acérées. Ozzie avait vu des animaux bien plus vilains, mais les yeux de ces spécimens-ci étaient particulièrement étranges. En effet, ils ressemblaient à des pierres précieuses noires aux facettes multiples, comme si eux aussi s’étaient cristallisés dans ce climat hostile. Les deux animaux tiraient un traîneau couvert, apparemment constitué d’os et de cuir tanné. Comme il regardait fixement cet étrange attelage, un pan de peau fut soulevé, et une silhouette humanoïde descendit du véhicule. L’arrivant portait un long manteau, un bonnet, un pantalon, des mitaines, un masque en fourrure et des lunettes d’aviateur qui lui donnaient des airs de poisson. Il avança dans leur direction en leur faisant un signe amical de la main. — J’étais sûre que vous étiez des humains, dit une voix féminine d’un ton bourru. Nous sommes les seuls à être suffisamment dénués de goût pour utiliser des fusées de détresse rouges dans ce paysage. — Désolé, rétorqua Ozzie, les autres couleurs étaient en rupture de stock. Elle s’arrêta devant l’entrée de la tente. — Comment vous en sortez-vous ? Des engelures ? demanda-t-elle avec un fort accent du nord de la Méditerranée. — Non, rien de grave. Mais nous n’étions pas préparés à affronter ce genre de climat. Vous pouvez nous aider ? — Je suis là pour cela. Elle s’accroupit et retira son masque pour regarder à l’intérieur de la tente. Sur sa peau brune se croisaient des centaines de ridules. Elle devait avoir dans les soixante ans. Au bas mot. — Salut, là-dedans, dit-elle joyeusement à Orion. Il fait froid dans le coin, pas vrai ? Le garçon, emmitouflé dans son sac de couchage, se contenta de hocher la tête. La femme renifla bruyamment. — Eh ! Ça ne sentirait pas le chocolat, par hasard ? — Oui, répondit Ozzie en montrant sa thermos. Il en reste un peu si vous voulez… — Si on organisait des élections dans le coin, vous seriez élu empereur, dit-elle avant de prendre une grande lampée de breuvage brûlant. Exactement comme dans mes souvenirs, ajouta-t-elle avec un soupir satisfait. Bienvenue à la Citadelle. Je m’appelle Sara Bush, porte-parole non officielle des humains de la région. — Ozzie Isaacs. — Eh ! Mais j’ai entendu parler de vous. Vous êtes l’inventeur des portails, non ? — Euh… Oui… Le second passager descendit à son tour du traîneau. Cette fois-ci, il ne s’agissait pas d’un bipède dans un manteau de fourrure. Cela ressemblait davantage à un grand rectangle de poils bouffants, avec des yeux sombres près du sommet, à environ deux mètres quarante du sol. Sa fourrure ondulait, ce qui semblait signifier que la créature se déplaçait sur des pattes invisibles. Elle laissa échapper une sorte de hululement haut perché et grave à la fois, pareil à un chant. — D’accord, d’accord, dit Sara d’un ton irrité en agitant la main. — Qu’est-ce que c’est ? demanda Ozzie d’une voix timide. — Oh, ne vous en faites pas. C’est le vieux Bill. C’est un Korrokhi. Enfin, un genre de yéti, dit-elle avant de s’interrompre pour répondre à la créature dans sa langue. Voilà, reprit-elle, je lui ai dit que nous arrivions. Bon, préparez vos bagages et montez dans le traîneau. Je pense que vous ne seriez pas contre un bon bain chaud et un verre. C’est bientôt l’heure de l’apéro, non ? — Vous vous foutez de moi ? s’exclama Ozzie. Paula passa la majeure partie de la nuit à vérifier les comptes d’AquaState. Les informations qu’elle cherchait étaient faciles à dénicher, évidentes. Il suffisait de savoir dans quelle direction creuser. Peut-être était-ce même un peu trop facile, comme dans toutes les théories de la conspiration. Ce que la défense ne manquerait pas de mettre en avant. Lorsqu’elle arriva au bureau dans la matinée, elle fut surprise de trouver Hoshe à son poste, en train d’examiner quarante ans de dossiers. Elle n’était pourtant pas en retard, malgré sa nuit plus que courte. — C’est incroyable ce qu’il y avait comme chantiers il y a quarante ans, se plaignit-il comme elle s’installait à son bureau. Tous ces contrats de construction… Cela fait soixante ans que je vis ici, et je n’ai pas l’impression que Darklake se soit développée à ce point. Paula leva les yeux vers le grand moniteur mural qu’il venait d’activer. On y voyait un plan détaillé de la ville, constellé de points verts figurant les chantiers de l’époque, aussi bien privés que publics. — N’oubliez pas d’inclure dans vos recherches les travaux de voirie effectués dans les deux mois qui ont suivi le meurtre. Je sais que cela va vous compliquer la tâche, mais c’est une piste qu’il ne faut pas négliger. Il ne dit rien, mais son visage s’assombrit. — J’ai terminé mon analyse, reprit-elle. Je vous aiderai à finir. Divisez la ville en deux, je m’occuperai d’une moitié. — D’accord, répondit Hoshe avant de donner des consignes à son assistant virtuel. Vous avez découvert quelque chose ? — J’ai confirmé ma théorie, mais sans réellement trouver de preuves irréfutables. — Vous voulez dire qu’il nous faut absolument les corps ? — Ce serait un bon début. Une fois le meurtre prouvé, ma théorie pourrait suffire à l’inculper. Enfin, avec un peu de chance ! — Sacré champ d’investigation pour une équipe de police scientifique, dit Hoshe en examinant le plan. Ces mecs sont forts, mais pas assez nombreux. Cela prendra des mois, peut-être même plus. — Les corps attendent depuis quarante ans, alors ils ne sont pas à cela près. Une fois que les sites auront été isolés, je ferai venir des équipes du CICG. Elles nous feront gagner un peu de temps. Mel Rees frappa à la porte ouverte et entra. Paula le regarda, surprise, puis fronça les sourcils. Le sous-directeur se déplaçait toujours en personne pour lui confier une nouvelle affaire. Mais il ne se rendait sur les lieux des enquêtes qu’en cas d’extrême urgence. Il avait l’air nerveux. — L’enquête avance ? demanda-t-il. — Eh bien, disons que j’ai un suspect, répondit-elle avec circonspection. — Je suis heureux de l’apprendre. J’ai entendu de bonnes critiques sur vous, inspecteur, dit-il à Hoshe en lui serrant la main. Vous sentez-vous capable de boucler cette affaire tout seul ? Le détective jeta un coup d’œil furtif à Paula. — Eh bien, je suppose que oui… — Oui, confirma Paula. Il en est parfaitement capable. Puis-je savoir ce qui vous amène ici ? — Je crois que vous le savez déjà. Après le décollage de Seconde Chance, l’IA mit trois minutes pour contourner le dernier bouclier dressé devant le système de la salle de contrôle. Vingt minutes plus tard, Rob Tannie accepta de se rendre sans condition, et la sécurité de CST intervint. La compagnie n’avait rien promis d’autre que de ne pas les abattre tous sur-le-champ. Mais les deux collègues de Tannie choisirent de se suicider après avoir consciencieusement effacé cette mission de leur mémoire. Une nouvelle équipe se rua dans la salle alors même que Rob était emmené sans ménagement, entraves aux poignets et aux chevilles et bandeau neural autour du cou. Les techniciens mirent deux heures à vérifier l’ensemble du système, avant de rouvrir un portail sur la trajectoire hautement elliptique du vaisseau. À ce moment-là, ce qui restait du complexe était sous le contrôle des forces de CST. Les alentours étaient surveillés par les troupes du Conseil de sécurité du Commonwealth. Une escadrille d’aérorobots FTY897 patrouillait autour du périmètre. Ces machines ultramodernes, ellipsoïdes, lisses et noires, étaient équipées de la nouvelle génération d’armes de combat, capables de détruire les antiquités qu’étaient les Vengeurs d’Alamo en un rien de temps. Les survivants de la plate-forme d’assemblage furent rapatriés au sol. De nouvelles équipes furent envoyées en orbite pour faire l’inventaire des dégâts et empêcher les équipements de se dégrader davantage sous l’effet du vide. Puis on planifia la construction d’une nouvelle plate-forme autour du navire. Cinq heures après l’explosion qui avait marqué le début de l’assaut, Wilson Kime refit son apparition dans le complexe sous les applaudissements chaleureux de tout le personnel. Nigel Sheldon était également là pour le féliciter. CST diffusa en direct les images du retour du héros, images qui attirèrent autant de téléspectateurs que l’assaut lui-même. Après cela, Kime donna une demi-douzaine d’interviews, remercia tous ceux qui avaient participé au sauvetage du vaisseau, raconta quelques blagues pour détendre l’atmosphère, se garda de spéculer sur les commanditaires de l’attaque, mais dit tout de même qu’il était à peu près certain que les extraterrestres de Dyson Alpha n’y étaient pour rien, promit qu’il était plus déterminé à réussir que jamais, et ajouta qu’il avait décidé de reverser sa prime de risque à une œuvre de charité. Lorsqu’il rentra chez lui, la police d’Anshun le fit escorter par huit motards. Wilson se réveilla avec un sourire aux lèvres. Il se retourna vers Anna, dont les longs cheveux noirs lui chatouillèrent le nez. Elle était pelotonnée contre lui, un bras enroulé autour du visage, comme une petite fille essayant de se protéger d’un mauvais rêve. Une série de souvenirs délicieux - dont un particulièrement agréable - tourbillonnaient dans la tête de Wilson. Il lui embrassa l’épaule. — Bonjour. Elle s’étira avec la léthargie d’une chatte et eut une grimace ensommeillée. — Quel beau sourire béat vous arborez, monsieur. — Ah bon ? Je ne vois vraiment pas pourquoi… Elle rit sottement comme il enroulait ses bras autour de son corps. Une main glissa le long de sa colonne vertébrale et lui attrapa les fesses. — Qu’est-ce que c’est que ça ? dit-il. Puis il agrippa un petit sein délicieusement arrondi, dont il titilla le téton. — Et ça ? ajouta-t-il en l’embrassant dans le cou, puis sur la bouche, étouffant ses rires. Et ça ? La main d’Anna se faufila entre leurs corps mêlés et serra. — Ah ! — Et si c’était plutôt ça ? dit-elle en riant. — Ah oui ? Il se mit à lui chatouiller les côtes. Elle riposta. S’ensuivit un combat de catch truqué qui, bientôt, dégénéra en un sport beaucoup plus doux et intime. Quand tout fut terminé, assise sur lui à califourchon, Anna souriait victorieusement de toutes ses dents. — Tu sais quoi ? lui dit-elle. Ce qui se dit des effets du danger sur les hommes est parfaitement vrai. Il n’allait pas la contredire. Son aventure de la veille n’avait pas été un jeu, et son corps avait célébré sa victoire à sa façon. Le soulagement qu’il avait ressenti en parvenant à échapper de justesse aux vaisseaux kamikazes dépassait l’entendement - heureusement, seule Anna avait été témoin de ses conséquences. Les autres, les jeunes, s’étaient réjouis sans retenue, mais la perspective de mourir ne semblait pas les avoir affectés autant que lui. Wilson n’aurait pas cru être effrayé à ce point par la mort. De fait, c’était difficile à expliquer dans une société où presque tout le monde avait accès aux thérapies de rajeunissement et à la résurrection. Les générations post-2050 savaient qu’elles vivraient quasi éternellement. Il supposait que sa peur venait de ce qu’il était né à une époque où l’on mourait après avoir vécu une seule vie. L’idée que la mémoire pouvait être sauvegardée puis implantée dans un corps en tous points identique au sien était rassurante pour tout le monde. Sauf pour lui. Car il n’arrivait pas réellement à se convaincre que sa vie pouvait continuer dans un autre corps. Il y aurait forcément un gouffre entre ce qu’il était aujourd’hui et le Kime futur. Une différence essentielle. Une copie, même parfaite, est toujours une copie. Les gens se rassuraient en faisant une analogie vaseuse avec le sommeil. Chaque matin, disaient-ils, la seule chose qui vous raccroche à votre personnalité de la veille est votre mémoire. La résurrection n’était donc qu’un réveil de plus, après une perte de conscience un peu plus longue que d’habitude. Mais cet argument ne lui suffisait pas. Son corps, ce corps, était sa vie. Et plus il vivrait en lui, plus ce lien serait fort. Plus de trois siècles d’existence avaient forgé cette conviction inébranlable. — Je ne crois pas que je survivrai à une autre soirée de ce genre, lui dit-il, essoufflé. Elle posa les mains sur son torse et se pencha sur lui, jusqu’à ce que leurs visages ne soient séparés que de quelques centimètres. — Que prévoit le règlement intérieur lorsque le capitaine couche avec une subalterne ? — À ma connaissance, rien. Le capitaine fait le règlement intérieur. — Quel sens de l’humour, lui dit-elle en pianotant sur son sternum. — Oui, discret mais efficace. — Qu’est-ce qu’on fait ce soir, s’il n’y a pas de nouvelle attaque ? — Hum…, fit-il en se grattant la tête. On s’entraîne, juste au cas où ? — Je crois que je suis libre. — Tu n’as personne ? — Non. Cela fait un bout de temps, d’ailleurs. Mon nouveau job m’occupe à plein-temps. Et toi ? — Je ne me suis pas marié depuis mon dernier rajeunissement. J’ai eu quelques aventures, mais rien de sérieux. — Bien. Bon, dit-elle en se redressant, je ferais mieux de prendre une douche. Tu veux vraiment qu’on se revoie ce soir ? C’est ta dernière chance de te séparer de moi proprement… — Je veux vraiment qu’on se revoie ce soir. — Moi aussi, dit-elle en l’embrassant furtivement. La vie est trop incertaine pour ne pas profiter de ce qui est bon. Ce qui s’est passé hier m’en a fait prendre conscience. Personne n’avait jamais essayé de me tuer avant. — Tu as fait un boulot terrible, là-haut. Pourtant, tu n’étais pas habituée au stress du combat. Je suis fier de toi. — Tu avais déjà vécu un truc de ce genre ? — Pas exactement. J’ai été dans l’armée, mais il y a très longtemps de cela. Néanmoins, je n’ai rien oublié, malgré mes rajeunissements successifs. — Tu as déjà… tué quelqu’un ? — Honnêtement ? Je n’en suis pas sûr. En tout cas, j’ai tiré sur pas mal de monde. Mais je ne suis pas resté pour voir le résultat. On tire, on appuie sur le champignon, et on est rentré avant que le missile ait touché sa cible. — Je n’arrive pas à croire que tu sois si vieux. Je savais que tu étais un grand chef d’entreprise, mais j’ai dû faire des recherches approfondies pour retrouver la trace d’Ulysse. — C’est une vieille histoire. D’ailleurs, tu en sais probablement plus long que moi sur cette mission. J’ai oublié pas mal de détails… — Oui, mais tu y étais. Tu as voyagé dans l’espace avec un vaisseau. Tu es la preuve vivante que ce n’est pas impossible. — Mouais. Je n’irais pas jusqu’à dire que cette mission a été un succès. — Bien sûr que si, Wilson ! Tu es allé sur Mars. Tu as parcouru des millions et des millions de kilomètres. Peu importe que Sheldon et Isaacs y soient allés d’une autre manière. Ne dénigre pas ce que tu as accompli. Regarde qui fait appel à toi aujourd’hui ! — Sheldon. Ouais. Je suppose que c’est une sorte de justice poétique. Tu sais ce qu’il m’a dit hier, quand on est revenus ? Il m’a regardé en souriant comme un trou du cul et il a dit : Vous vous êtes bien amusé, pas vrai ? Et, en plus, ce fumier avait raison. J’ai adoré piloter ce vaisseau. On n’avait qu’un demi-vaisseau, mais on a réussi quand même ! J’ai l’impression que tout ce que j’ai fait depuis Ulysse n’était qu’un interlude, que j’attendais ce moment depuis trois siècles. — Tu es né pour faire ce boulot, quoi. — Exact. Elle baissa les yeux sur son propre corps, puis examina celui de Wilson. Elle eut un sourire timide. — J’aimerais te poser une question, une question que tout le monde se pose dans l’équipe. Mais tu n’es pas obligé de répondre. — Vas-y. — Tous ces mois passés sur Ulysse… C’était un équipage mixte, vous étiez tous jeunes et en pleine forme, et le voyage s’est fait en apesanteur. — Ah, désolé, mais ces informations sont classées secret défense. — Comment ça, classées ? — Oui. Tout ce que je peux te dire, c’est que, plus tu restes en apesanteur, moins tu as le mal de l’espace et plus tu es capable de supporter les mouvements brusques. Très brusques, même. — Ah bon ? On s’habitue à la longue ? — Ouais, fit-il avec un sourire concupiscent. Et ça vaut le coup d’attendre. — J’espère bien, chuchota-t-elle. Bon, il faut vraiment que j’aille me doucher. Je suis censée commencer dans dix minutes. — Prends une journée. Dis-leur que le boss est d’accord. Anna descendit du lit et regarda autour d’elle. — Cette porte, dit-il. Il n’avait pas eu le temps de lui faire visiter l’appartement. Lorsqu’ils étaient arrivés, la veille, ils étaient tous les deux à moitié déshabillés avant même de refermer la porte derrière eux. — Merci, répondit-elle en riant. L’avantage, ajouta-t-elle en se dirigeant vers la salle de bains, c’est que tu n’as pas à me demander comment je m’appelle. — C’est certain, Mary. Une de ses pantoufles vola à travers la pièce et atterrit sur sa jambe. — Aïe ! La porte se referma. Comme l’eau commençait à couler, Wilson mit les mains derrière sa tête et fixa joyeusement le plafond. Étant donné qu’il n’avait pas été tué la veille, la matinée s’annonçait particulièrement agréable. Même la vue du complexe sérieusement endommagé ne réussit pas à gâcher son humeur. Tandis qu’il roulait vers les installations de CST, il remarqua deux colonnes de fumée qui s’élevaient de la centrale détruite. L’absence de la tour administrative lui fit tout de même un léger choc. Un énorme amas de gravats marquait l’emplacement de l’ancien atrium. Les deux autres tours étaient encore debout, mais toutes leurs vitres avaient été soufflées. Des robots pompiers déambulaient dans les décombres, écrasant avec délicatesse de gros morceaux de verre, envoyant occasionnellement un jet de mousse blanche. Une équipe de sauveteurs travaillait à leurs côtés, en cherchant, à l’aide de senseurs, des corps enfouis sous les décombres. Il s’agissait de récupérer leurs mémoires afin de pouvoir lancer les procédures de résurrection. Le parking était encombré de véhicules d’urgence, aussi Wilson se gara-t-il sur une parcelle de gazon inoccupé. Oscar, entouré d’employés en costume et d’agents de sécurité en uniforme de CST, supervisait les opérations. — Bonjour, capitaine, dit-il en le saluant. Autour de lui, tout le monde se mit au garde-à-vous. — Bonjour, répondit Wilson sans le gratifier d’un salut militaire. Où en sommes-nous ? La veille au soir, il avait discuté des problèmes principaux, avant de laisser les rênes du complexe à son adjoint. — Le vaisseau est en bon état. Les équipements embarqués ont tenu le choc. Nous avions suffisamment de pièces de rechange et de systèmes auxiliaires pour tout remettre en ordre durant la nuit. Un cordon ombilical le reliera à nous jusqu’à ce que la nouvelle plate-forme soit terminée. Le fabricant de morphométal espère pouvoir nous livrer un globe terminé d’ici quatre jours. À ce moment-là, nous serons en mesure de lui faire subir un examen un peu plus poussé. — Parfait. Et le complexe ? demanda Wilson en désignant du menton les ruines fumantes d’un bâtiment tout proche. — Ce sera un peu plus long. La sécurité doit d’abord passer les lieux au peigne fin, des fois que les terroristes nous aient laissé quelque mauvaise surprise. Alors seulement le site pourra être déblayé. Le montage de Seconde Chance étant bien avancé, nous n’aurons pas besoin de tout refaire à l’identique. Un certain nombre d’installations ne seront pas reconstruites. Mais les équipes du génie de CST sont déjà là. Elles attendent notre feu vert pour commencer. — Vous avez fait du bon boulot, Oscar. Merci infiniment. — C’était la moindre des choses. J’aurais préféré être là hier. — Ça, ça m’étonnerait. Je suppose que la sécurité est à pied d’œuvre pour mettre en place un nouveau système et de nouvelles procédures ? — Parfaitement. D’ailleurs, nous aurons des décisions à prendre à ce sujet. J’attendais votre arrivée pour sortir les dossiers importants. — Bien. Je vais m’y mettre tout de suite. Au fait, est-ce que j’ai un bureau ? — Je propose d’installer l’équipe dirigeante dans le bâtiment trois de la section chimie. Avant que j’oublie, des gens de la sécurité aimeraient vous parler. — Ils attendront. Oscar le regarda longuement, mal à l’aise. — Il vaudrait peut-être mieux s’occuper de cela tout de suite. En tout cas, c’est ce que suggère M. Sheldon. — Vraiment ? Le dernier Vengeur d’Alamo avait été détruit par un FTY897 alors qu’il fonçait à travers le hangar numéro sept en direction du portail. Un laser atomique avait transpercé son champ de force et frappé son blindage avec une précision dévastatrice. La bête avait été coupée en deux. En explosant, son générateur avait séparé les deux morceaux, réduisant l’avant en une myriade de morceaux méconnaissables, projetant l’arrière dans un mur en matériau composite qui, bien entendu, n’avait pas résisté à l’impact. Une des pattes du monstre avait été arrachée et demeurait profondément fichée dans le sol en béton. Un technicien de la sécurité avait passé la nuit à examiner les différentes parties du Vengeur, afin de s’assurer qu’il ne représentait plus aucun danger. De petits drapeaux rouges posés près de chaque élément confirmaient qu’il n’y avait plus de risques. Ils étaient si nombreux qu’ils donnaient au monstre des allures de dragon de parade. Paula déambulait parmi les débris de la partie avant. Elle se pencha pour voir de plus près un senseur qui, autrefois, trônait sur la tête de la bête. Le directeur du CICG, Rafael Columbia, se tenait au milieu des ruines d’un bâtiment, à côté de Mel Rees. Tous les deux la regardaient faire sa petite inspection. Tous les deux étaient mécontents d’avoir abîmé leurs chaussures luxueuses en marchant sur les gravats et le gazon imbibé par l’eau des lances à incendies. Paula passa un doigt sur l’armure bosselée, dont la structure en carbone était devenue cassante comme du vieux papier. — Pas mal pour une arme construite il y a plus de cent cinquante ans, dit-elle. Heureusement que le capitaine Kime était en orbite pour prendre les choses en main. — Effectivement, dit Mel Rees. C’était un coup de chance. — J’aurais préféré que CST ait de la chance un peu plus tôt, intervint Rafael Columbia. Pour le moment, nous en sommes à cent sept tués et dix-huit disparus. Le coût financier n’a pas encore été évalué, mais il devrait allégrement dépasser les deux milliards… Nous n’avons rien vu venir. Vraiment rien. C’est l’action terroriste la plus destructrice que nous ayons connue depuis une bonne centaine d’années. Ajoutés les uns aux autres, les dégâts provoqués par les diverses organisations nationalistes du Commonwealth sont énormes, mais là…, dit-il en désignant d’un geste ample le hangar dévasté. Pour nous, c’est un échec retentissant. La crédibilité même du CICG en prend un sacré coup. Une catastrophe comme celle-ci ne doit pas se reproduire. — Nous les aurons, dit Mel Rees. Vous pouvez en être sûr. — Cela fait des décennies que votre équipe travaille sur ce dossier. J’attendais mieux de votre part. — Je travaille sur l’affaire Johansson depuis des décennies, pas M. Rees. J’espère que vous n’êtes pas en train de nous expliquer que nous aurions dû vous prévenir de ce qui allait se produire ? — Paula, commença Mel Rees, avant que celle-ci le réduise au silence d’un seul regard. — Deux raisons principales expliquent que Bradley Johansson ne soit toujours pas derrière les barreaux. Premièrement, le budget qui nous est annuellement alloué est ridicule. C’est le résultat d’une décision politique prise par vous-même, monsieur Columbia, et par vos prédécesseurs. Deuxièmement, Johansson bénéficie de l’aide d’une personne très haut placée dans l’establishment du Commonwealth. — Foutaises ! lâcha Columbia. — Même sans argent, j’aurais dû lui mettre la main dessus depuis longtemps. Et cela fait déjà cent trente ans que je suis sur son dos. En fait, ce n’est tout simplement pas possible. Même s’il s’était tenu à carreau, s’il était resté chez lui à vivre une vie normale, je l’aurais retrouvé. Mais Johansson n’a pas arrêté de trafiquer des armes pendant toutes ces années, de s’exposer au contrôle de senseurs et de programmes de surveillance ultra-perfectionnés. Jamais il n’aurait pu nous échapper sans l’aide d’une personne très haut placée. Oui, c’est une évidence, Johansson ne travaille pas en solitaire. — Vous vous rendez compte de ce que vous dites ? Vous savez combien de cabinets se sont succédé depuis qu’il a fondé son mouvement ridicule ? Aucun d’entre eux ne l’a jamais soutenu, ni officiellement, ni dans l’ombre. C’est complètement insensé ! — Les dirigeants se succèdent, mais les groupes de pression demeurent. — Dois-je supporter de me faire insulter plus longtemps ? Vous m’accusez donc d’être corrompu et de faire partie d’un complot machiavélique. Je me fiche de savoir qui vous êtes, quels sont vos états de service et à quel point vous êtes dévouée à votre métier ! Je dirige le CICG et j’exige que vous vous montriez plus respectueuse à mon égard ! — Le respect, monsieur Columbia, cela se mérite. — OK, OK ! fit Mel Rees en levant les mains et en s’interposant entre les deux belligérants. Une chose est certaine : Johansson jubilerait s’il vous voyait vous disputer ainsi. En fait, vous êtes en train d’œuvrer pour sa cause. — Vous vous y mettez aussi, rétorqua Columbia en jetant un regard noir à Paula, un regard qui aurait glacé n’importe lequel de ses subalternes, mais qui ne fit aucun effet à l’inspecteur principal. — Qu’est-ce qui vous fait croire qu’il est dans le coup ? demanda Paula. Columbia, irrité, se tourna vers son adjoint. —Le mode opératoire, répondit celui-ci. Ces actes portent la signature d’Adam Elvin. Nous sommes persuadés que c’est lui qui a organisé l’assaut. — Ce serait tout de même étonnant, dit Paula. Elvin n’a pas participé à une opération de ce genre depuis Abadan. Habituellement, il se contente d’approvisionner Johansson en armes. Rafael Columbia eut un ricanement méprisant. — Le temps qui s’écoule ne signifie plus rien aujourd’hui, madame l’inspecteur principal. Vous devriez le savoir mieux que n’importe qui. — Toute la propagande récente des Gardiens est tournée contre Seconde Chance et sa mission, prétendument organisée par l’Arpenteur des étoiles, dit Rees. Personne d’autre n’a intérêt à s’en prendre à ce projet. — Intérêt ? dit Paula, pensive. Jamais Johansson n’a organisé d’action de cette envergure à l’intérieur des frontières du Commonwealth. Ce serait un changement de politique particulièrement brutal. — Qui peut savoir comment fonctionne son esprit dérangé ? rétorqua Rafael Columbia. — Il n’est pas dérangé, le corrigea Paula. Dupe, certainement. Mais ne faites pas l’erreur de croire qu’il est incapable d’avoir un raisonnement rationnel. — Et ça, c’est rationnel, peut-être ? demanda Columbia en désignant du menton les restes carbonisés d’un Vengeur d’Alamo. — Nous ne sommes qu’à deux cents mètres du portail – que les deux autres Vengeurs ont d’ailleurs atteint. Puis il y a eu l’attaque cinétique de la plate-forme de montage. Ils ont failli réussir. C’était un plan remarquable. Quoi que l’on pense de lui - et je n’en pense que du mal -, force nous est d’admettre qu’il est loin d’être stupide. S’il est réellement derrière tout cela, c’est que son combat est entré dans une nouvelle phase. Est-il envisageable que Marie Céleste soit venue des Dyson ? — C’est extrêmement improbable, répondit Wilson en marchant avec circonspection sur les gravats détrempés et en saluant de la tête Rafael Columbia. Paula Myo… C’est un privilège de vous rencontrer. J’ai suivi pas mal de vos enquêtes. — Capitaine… — Nous avons discuté de cette possibilité avec le directeur de l’Institut de recherche de Far Away, reprit Wilson. Selon lui, il n’y aurait aucun rapport entre ce mystérieux vaisseau et les phénomènes d’enveloppement. Personnellement, j’aurais tendance à être de son avis. — Du point de vue des terroristes, ce genre de dénégation officielle est une confirmation de toutes les théories de la conspiration, dit Paula. En particulier lorsque le directeur de l’Institut est impliqué. Nous savons que Johansson est convaincu de l’existence de ce lien. — C’est son problème. — Désormais, c’est aussi le vôtre, rétorqua Paula en souriant gravement. — Je veux qu’on en finisse avec lui, dit Columbia. Monsieur Rees m’a convaincu que vous étiez la personne la mieux placée pour prendre en charge ce dossier. Qu’est-ce que vous en pensez ? — Disons que j’ai l’expérience requise, répondit Paula. Mais j’aurai besoin de votre coopération pleine et entière, ainsi que de ressources considérables. — Tout ce que vous voudrez. Vous avez carte blanche. Composez votre propre équipe, choisissez les meilleurs. Johansson est notre problème numéro un. — Très bien. Je commencerai avec mes collègues habituels et j’agrandirai mon équipe en fonction des besoins du moment. Toutefois, j’aurai également besoin de votre appui politique, monsieur Columbia. La sécurité de CST voudra certainement prendre les rênes de cette mission. Il serait donc bon que vous parliez à M. Sheldon pour qu’il prenne les mesures nécessaires. — Je me chargerai moi-même de rappeler la loi à CST, dit Rafael Columbia en ignorant le ricanement à peine contenu de Wilson. — Merci. Dites-moi, comment est-il possible d’introduire clandestinement trois Vengeurs d’Alamo sur une planète ? — Ils n’ont pas été importés clandestinement, répondit Rees. D’après ce que j’ai compris, il s’agissait de reliques neutralisées en route pour le musée d’Anshun. Un chargement parfaitement légal, en somme. — Un nouveau musée ? — Exact. Le terrain a été acheté il y a de cela trois mois par une compagnie figurant au registre du commerce. Mais le bâtiment n’existe toujours pas - je crois que les plans n’ont pas encore été dessinés. La compagnie a quelques milliers de dollars locaux sur son compte, des dollars virés depuis un compte à usage unique ouvert sur Bidar. Une piste très difficile, voire impossible à remonter. — Ah ! dit Paula, satisfaite. Ça, c’est du Elvin tout craché. — Absolument. Les Vengeurs ont été achetés en toute légalité une semaine après la création de la compagnie. À ce moment-là, ils n’étaient que de vulgaires épaves. Ils ont été retapés - si vous me passez l’expression - en Nouvelle République démocratique allemande. Histoire d’être présentables… L’entreprise qui s’est chargée du boulot n’existe plus, évidemment. La police de la NRDA est sur l’affaire. — Et les vaisseaux ? demanda Wilson. — Loués à une entreprise parfaitement légale, ici, sur Anshun. Les transformer en missiles cinétiques était un jeu d’enfant - une simple question de programmation. Nous avons dépêché des spécialistes sur les lieux, mais nous n’attendons pas grand-chose de leurs recherches. — Ces Gardiens risquent-ils de recommencer ? — Cela fait un siècle et demi que Johansson organise des attentats contre l’Institut, sur Far Away, dit Paula. Il est donc raisonnable de penser qu’il a déjà prévu d’autres attaques contre Seconde Chance. 12 Au-dessus du Haut Désert, le ciel couleur saphir commençait à s’assombrir. Seul sur une dune de sable gris pareille à une vague, Kazimir McFoster regardait les étoiles apparaître. C’était devenu un rituel pour lui. Il attendait que les étincelles platine s’allument une à une, et que le crépuscule doré cède la place à la puissante constellation d’Achille. Une fois la silhouette du mythique guerrier redécouverte, il suivait le contour de sa cape, et là, au niveau de son ourlet, il repérait un scintillement dont il se demandait chaque fois s’il était réel ou bien imaginaire. L’étoile de la Terre. Elle doit être là-bas, sur ce sol riche et vert, en train de scruter le même vide que moi. Six siècles nous séparent. Mais je te vois quand même, mon ange magnifique. Aide-moi à vaincre, même si tu n’as jamais cru en notre cause. Dans l’esprit de Kazimir, le visage de Justine se voilait, quand si elle comprenait enfin quel destin il avait choisi. « Suis ta propre voie », lui avait-elle chuchoté dans l’obscurité et la chaleur moite de leur tente perdue au milieu de la forêt. Puis des doigts plus légers que la brume l’avaient caressé de diverses façons. Elle avait ri avec délice en le voyant répondre au quart de tour à ses sollicitations de marionnettiste. « Sois un homme libre et non l’outil d’un autre. Promets-le-moi.» Elle lui avait donné tant de plaisir qu’il en avait pleuré, qu’il avait juré sur la tête de tous les McFoster à venir de rester fidèle à lui-même et à ses idées. Mais Justine ne pouvait pas comprendre la réalité de sa planète. Comme tous les étrangers, elle considérait l’Arpenteur comme une sorte de mythe local. Le monstre du loch Ness du coin. — Pardonne-moi, dit-il aux étoiles. Je fais cela pour toi, pour que ton monde reste l’endroit magnifique qu’il est aujourd’hui. Un minuscule ru de sable s’écoula derrière lui dans un bruit quasi imperceptible. Kazimir sourit doucement, tout en continuant à fixer les cieux du regard. Le désert était on ne peut plus aride. Il était entouré par le massif de Dessault, l’air y était immobile, et aucun nuage, pas même un filet de cirrus, n’était visible à l’horizon. Un climat statique qui asséchait la peau et siphonnait l’humidité des poumons. Très peu de plantes pouvaient pousser dans de pareilles conditions. Il y avait juste quelques cactus endogènes, semblables à des pierres et parfois encore plus durs. Les Barsoomiens eux-mêmes n’avaient jamais été capables de rendre verdoyant un endroit absolument dépourvu d’eau. Mais, bien que cette nature fût inhospitalière au possible, Kazimir s’y sentait en sécurité. — Si j’étais l’Arpenteur, dit une voix méprisante dans son dos, tu serais déjà à moi. — Si tu étais l’Arpenteur, Bruce, tu serais déjà mort, rétorqua Kazimir en piquant de la pointe de son couteau l’estomac du jeune homme. Bruce McFoster rit de soulagement et embrassa son ami. — Tu commençais à m’inquiéter, Kaz. J’avais peur que tu ne te sois complètement ramolli. —Pense plutôt à toi, dit Kazimir en rangeant son couteau dans son escarcelle de peau. Ton approche était aussi discrète que celle d’un troupeau de tyrannosaures. Je suis sûr qu’ils t’ont entendu depuis l’Institut. — Ils continueront de m’entendre même quand je serai mort. Demain soir, nous leur infligerons une sévère défaite. Tu sais que l’attaque d’Anshun a endommagé le vaisseau humain ? — Scott m’a tout raconté. — Scott ! Cette vieille femmelette ? Où est-il, d’ailleurs ? Je n’arrive pas à croire que les anciens le laissent prendre part au raid, dit Bruce. Surtout, n’oubliez pas, zézaya-t-il en boitillant, le dos courbé, autour de Kazimir. L’Arpenteur est capable de déchirer un corps humain par jeu. Jamais il n’y a eu monstre plus malfaisant dans tout l’univers. Je le sais, car j’ai combattu ses esclaves par centaines. J’en ai tué des milliers, mais ils continuaient d’affluer. — Ne te moque pas… Lui et Bruce avaient grandi ensemble. Ils avaient partagé tant de choses qu’ils étaient plus proches que des frères. Néanmoins, son ami manquait singulièrement de tact et pouvait se montrer particulièrement offensant. Parfois, Kazimir se demandait même ce que Bruce avait fait pendant les années de formation passées sous la tutelle de Harvey. — Scott a beaucoup souffert pour notre cause. Bien plus que je ne te souhaite de souffrir. — Je sais, je sais, répondit Bruce. Mais admets quand même qu’il prend trop de précautions. — Il est en vie. Je serais content de l’être encore après avoir servi ma cause pendant autant d’années que lui. — Continue de rêver à ta chère nympho, et ta contribution à la cause risque de se terminer brusquement, plus vite que tu ne le crois. Tu pensais encore à elle, pas vrai ? C’est pour cela que tu te tiens à découvert tous les soirs, à attendre que l’ennemi te descende ? Kazimir eut du mal à ne pas sourire. — J’avais juste besoin d’un peu de calme, c’est tout. N’importe qui deviendrait complètement fou en t’écoutant déblatérer à longueur de journée. Et arrête de dire que c’est une nympho. — J’en étais sûr ! Tu pensais encore à elle. — Et alors ? Moi, au moins, je pense aux autres. — Ben, voyons. Tu veux m’apprendre la vie, c’est ça ? Figure-toi que je me suis occupé de pas mal de filles ces dernières années. Bien plus que toi, en tout cas. — Bien plus, c’est vrai. Mais jamais très longtemps… — Ça n’a pas besoin d’être long, c’est l’intensité qui compte… Bon, Roméo, c’est l’heure de se préparer. —Oui. Kazimir jeta un dernier coup d’œil au ruban d’étoiles et rejoignit Bruce en bas de la dune. Droit devant eux s’élevait StOmer, le pic de taille modeste qui marquait l’extrémité nord-est du massif. Son versant visible était dépourvu de végétation. Sa roche gris-bleu et nue était juste couverte d’un fin manteau de neige quelques centaines de mètres plus haut. — Ça t’aide ? demanda Bruce, l’air sérieux. Ou alors n’était-ce qu’une apparence ? Ils avaient atteint une large arête en grès où se trouvait l’ouverture du tunnel menant au fort de Rock Dee. — Quoi ? — De penser à elle… — Oui, un peu. Je sais que notre cause vaut la peine d’être défendue. Kazimir baissa la tête pour passer sous une sorte de surplomb. Le tunnel se trouvait en dessous, invisible, à peine assez large pour laisser un homme s’y faufiler. Il glissa les épaules à l’intérieur et se mit à avancer péniblement. Les parois, autrefois abrasives, avaient été polies par le passage de milliers d’hommes au cours des décennies précédentes. Il y avait deux virages en S et, trente mètres plus loin, la première des vastes chambres qui constituaient le fort. La garde fière, vêtue de son kilt lavande et mandarine du clan McMixon, étudia brièvement son visage avant de le laisser passer. Si jamais les soldats de l’Institut venaient à découvrir l’entrée de ce tunnel, un seul garde bien armé pourrait les cueillir un à un à la sortie de cet étroit goulot. Des bandes polyphoto étaient collées au plafond et reliées les unes aux autres par un épais câble marron. Comme les deux amis s’enfonçaient dans les entrailles du fort, leur lumière calquée sur le spectre du soleil projetait des ombres noires sur les parois des tunnels de grès. — Elle a dû être phénoménale au lit, dit Bruce, pensif. Je veux dire, vous n’avez passé que deux jours ensemble, et elle t’a complètement ensorcelé. — En fait, j’aurais presque aimé que tu la rencontres. — Comment cela, presque ? — Si tu avais pu la voir, lui parler, tu saurais qu’elle n’est pas comme les filles que tu as connues. Oui, j’aurais aimé que mes deux meilleurs amis fassent connaissance. — Ah… Eh bien, merci ! —Mais je suis heureux que cela ne se soit pas passé ainsi, car tu es tellement emmerdant qu’elle aurait sûrement refusé de me revoir après cela. Bruce accéléra un peu pour le rattraper, mais Kazimir éclata de rire et se mit à courir. Tous les deux finirent par déboucher, se chamaillant et s’insultant bruyamment, dans la salle principale du fort. Des visages interrogateurs se tournèrent vers eux. Certains furent choqués par tant de légèreté et d’irrévérence. D’autres – plus jeunes – sourirent avec indulgence. Mais la plupart se contentèrent de travailler comme si de rien n’était. Kazimir et Bruce ralentirent brusquement, redevinrent sérieux et, avec courtoisie, saluèrent de la tête ceux des membres de leur clan qui les regardaient. La grotte avait la forme d’un stade de football. Elle avait été creusée naturellement par des eaux depuis longtemps taries. Autrefois, deux rivières souterraines se rencontraient ici en bouillonnant, avant de se déverser dans les plaines du Nord-Est. En plus de cette caverne principale, l’eau avait creusé de nombreux tunnels et grottes qui, pour certains, s’étaient effondrés au fil des âges. Rock Dee était l’une des plus grandes communautés de Gardiens et un refuge formidable. Les gorges les plus profondes étaient continuellement remplies d’eau pure en provenance des montagnes qui ceignaient le désert aride. Des câbles échangeurs de chaleur profondément enfoncés dans le manteau rocheux alimentaient les lieux en énergie pour l’éclairage, la cuisine et l’armurerie. Seule la nourriture, fournie par les McKratz dont les fermes et les pâturages étaient éparpillés dans tout le massif, provenait de l’extérieur. Kazimir ressentit une bouffée de fierté en voyant l’intérieur de la caverne. Si seulement il avait pu conduire Justine jusqu’ici… Elle aurait immédiatement compris. Plus de quatre-vingts combattants étaient là à préparer l’un des plus grands raids que la communauté ait organisés depuis des années. De fait, la construction du vaisseau humain avait accéléré les événements. Le plan fomenté par l’Arpenteur commençait à prendre forme et menaçait de mener le Commonwealth au désastre. Tous les clans s’étaient associés dans cette bataille. Les McFoster, bien sûr, dont douze jeunes guerriers étaient en train de vérifier le matériel. Ils avaient rangé leurs kilts émeraude et cuivre, et opté pour des tartans de chasseur bleu marine et ébène, afin de passer plus facilement inaperçus. Les McNowak, vêtus de tartans gris et brun, étaient aussi principalement des combattants. Plusieurs d’entre eux s’affairaient autour de l’armure de l’un de leurs capitaines. La combinaison bleue irradiait une lumière orangée, qui lui donnait des allures de fantôme. L’enveloppe de lumière se durcissait en produisant étincelles et crachotements chaque fois qu’un combattant tentait de la pénétrer à l’aide d’un bâton. Progressivement, l’émetteur de champ de force fut réglé de manière à n’être pas plus visible que l’aura qui entourait les saints de l’Ancien Testament. Des réglages plus fins permirent même d’inverser son spectre, enveloppant le capitaine dans une ombre mate et absorbante. Les McOnna étaient le troisième clan à former principalement des soldats. Les jeunes nomades avaient subi le même entraînement et les mêmes épreuves que Kazimir. Tous étaient des combattants de confiance, dévoués à la cause, prêts à sacrifier leur vie pour libérer l’humanité. L’escouade qu’ils avaient envoyée était vêtue de kilts bleu et vermillon, ainsi que de vestes en cuir sombre. Plutôt qu’une escarcelle en peau, ils portaient des fourreaux dissimulant pistolets ioniques et autres couteaux à lame harmonique. Les McMixon, qui avaient la charge de Rock Dee et des autres forts répartis autour de l’Institut, apprêtaient les charlemagnes, les chevaux de bataille qui participeraient au raid. Génétiquement modifiés, dépourvus de crinière et de queue, les animaux faisaient vingt et une paumes au garrot, et avaient des pattes épaisses comme des troncs. Leur cuir gris était plus dur que celui des rhinocéros. Ils avaient une corne au milieu du front, corne que les artisans du fort avaient affublée d’une pointe en titane. Une arme pareille pouvait facilement couper en deux un humain non protégé. Même un champ de force était susceptible de céder sous la charge d’un de ces monstres. Des vis en fer, fixées aux excroissances osseuses qui protégeaient leur abdomen et leur cou, permettaient d’attacher fermement la selle à l’aide de sangles de cuir et de silicone. Les charlemagnes étaient l’œuvre des Barsoomiens, qui vivaient loin, à l’est. Ces derniers ne travaillaient pas pour l’argent – en écogénéticiens radicaux, ils abhorraient cet emblème de la culture humaine –, mais pour l’amour de l’art, pour le plaisir de créer un animal qui vivrait en symbiose avec l’homme, et dont l’unique raison d’être serait de faire la guerre. Les Barsoomiens s’adonnaient probablement au profilage psychoneural, car aucun guerrier n’avait jamais vu un charlemagne apeuré se détourner de la bataille. Avec leur peau résistante, leurs trois cœurs et leur squelette conçu pour absorber les chocs, il était incroyablement difficile de les tuer, même avec des armes modernes. Les McPeierl étaient les plus voyageurs des Gardiens. Éparpillés sur toute la surface de la planète, ils réunissaient des informations sur les activités de l’Institut. Ils étaient également chargés de collecter le matériel militaire que Johansson dissimulait dans des cargaisons inoffensives. Ce soir-là, ils distribuaient aux combattants les armes nouvellement reçues dont ils auraient besoin. Les McKratz, installés dans les prairies infinies et les pâturages escarpés de Far Away, étaient agriculteurs. Eux seuls possédaient l’expérience nécessaire à l’élevage des charlemagnes, canilynx et autres animaux domestiques utilisés par les Gardiens. De plus, ils permettaient aux clans les plus nomades de s’approvisionner régulièrement en nourriture. Dans la vaste grotte s’activaient également les McSobel, armuriers et responsables techniques. Ils passaient de guerrier en guerrier, de cheval en cheval, vérifiant le bon fonctionnement des boucliers et des ordinateurs. Ils traînaient derrière eux des câbles supraconducteurs écarlates grâce auxquels ils pouvaient recharger les batteries des armes. Sept d’entre eux participeraient au raid et portaient des kilts noir mat et gris ardoise, avec des vestes noires. Parmi ces derniers, cinq combattants étaient équipés de lance-missiles et de canons au plasma de calibre moyen. Des caisses massives en titane pendaient aux flancs de leurs charlemagnes, que cette charge supplémentaire ne dérangeait pas le moins du monde. Les deux derniers McSobel, des spécialistes en guerre électronique, avaient pour mission de neutraliser les communications de l’Institut et d’ajouter à la confusion en inondant ses systèmes de données inutiles. En approchant de son cheval, Kraken, Kazimir eut la chair de poule. L’imminence de la bataille le submergeait. Le charlemagne renifla bruyamment et tourna légèrement la tête pour le suivre des yeux. Kazimir ne savait pas s’il devait rassurer cette bête, ni comment il était censé s’y prendre, car elle était totalement différente des poneys et des chevaux qu’il avait montés jusque-là. Ses crocs de carnivore étaient plus gros que ses doigts et auraient pu le décapiter en un rien de temps. Une fois de plus, il entreprit de vérifier le contenu de son sac. — Alors, les deux bons à rien sont prêts ? dit une voix grinçante. Kazimir accueillit en souriant Harvey McFoster, son vieux tuteur. L’homme avait participé à de nombreux raids contre l’Institut, comme l’attestaient ses diverses cicatrices. Des années plus tôt, un faisceau ionique avait fait exploser une batterie supraconductrice située juste à côté de lui. Les molécules chargées en énergie avaient pénétré son champ de force. Après cette grave blessure, il s’était consacré à la formation des jeunes et non plus au combat. Il avait eu beaucoup de chance de s’en tirer. Les médecins du clan avaient travaillé sans relâche pendant six mois pour réparer ses tissus endommagés. Malheureusement pour lui, un tiers de son corps était toujours couvert de peau brûlée au troisième degré. Ce qui expliquait pourquoi le vieux Harvey était si peu enclin à hausser le ton… Il n’en avait toutefois pas besoin, car sa seule présence suffisait à calmer les plus téméraires de ses élèves. Kazimir savait que c’était un privilège que d’être le protégé de Harvey McFoster. — Je fais de mon mieux, dit-il. —Bien, répondit Harvey. Et toi, Bruce, tu as la trouille ? — Moi ? Sûrement pas, monsieur, répondit ce dernier en désignant du regard son pistolet ionique. Harvey fit la moue, et ses joues couvertes de tissu cicatriciel lui donnèrent des airs de spectre de Halloween. — Si tu avais un cerveau, tu aurais la trouille… L’éternelle impertinence de Bruce s’évanouit. — Soyez nerveux, reprit Harvey. Leurs soldats vont essayer de vous tuer, voire pis. La peur est votre amie, elle vous maintient en alerte et vous sauve souvent la vie. — « Seuls les héros sont sans peur, intervint Kazimir. Et les héros meurent toujours jeunes.» — Je suis heureux que tu aies retenu quelques-unes de mes leçons, dit Harvey. Même si ce ne sont pas forcément les plus importantes. — Vous serez fier de nous, insista Bruce. Les mains de Harvey se refermèrent sur ses épaules. — Oui, je le sais. Mais je préférerais quand même que vous me reveniez en vie. Souvenez-vous : regardez toujours droit devant vous et pensez avec votre cerveau… Il fit un clin d’œil à un membre du clan McNowak et s’en alla. Kazimir et Bruce échangèrent un sourire malicieux, comme s’ils s’apprêtaient à sécher un cours. Puis Bruce souleva son sac et l’attacha à sa selle. — Il a raison, tu sais. — Je sais. Il est primordial de rester concentré jusqu’au bout. — Mais non, espèce d’idiot. Je parle des filles. — Hein ? fit Kazimir en suivant le regard de son ami. Quatre des guerriers McNowak étaient de jeunes guerrières. Kazimir avait discuté avec deux d’entre elles lorsqu’elles étaient arrivées à Rock Dee deux jours plus tôt. —Celle aux cheveux noirs… Elle n’arrête pas de te regarder. — Andria ? — Ah, ah ! Tu connais déjà son nom. Beau travail, mon ami. Et sa copine, là, tu sais comment elle s’appelle ? Je ne serais pas contre prendre un peu de bon temps avec elle après la bataille. — Elle s’appelle Bethany, mais je crois qu’elle sort déjà avec un McOnna. Et puis, tu oublies Samantha. Plus qu’un mois, et tu seras père. — Et alors ? C’est l’avantage d’être un McFoster. Nous existons pour combattre l’Arpenteur. Pour cela, nous devons engendrer beaucoup de guerriers. C’est notre devoir. Nous battre et baiser. À bien y réfléchir, il n’y a rien de plus intéressant à faire dans la vie. Crois-moi, la Bethany, là, elle pense la même chose que moi. —Grand Dieu… À mon avis, elle pense plutôt à la façon dont elle pourrait te fendre le crâne avec la crosse de son pistolet. Essaie d’être sérieux une minute. Kazimir déplia une cotte légère et la jeta sur le dos de Kraken en faisant un pas en arrière, au cas où la bête se révolterait et voudrait lui donner un coup de sabot. Le tissu noir était couvert d’un maillage en métal, auquel étaient suspendus des glands qui touchaient presque le sol. Kazimir lissa la cotte sur le cuir de l’animal, avant de la fixer à l’aide de sangles sous son abdomen. — Je suis honnête, c’est tout, reprit Bruce d’un ton offensé. Tu me connais. Après le raid, les guerrières seront particulièrement chaudes. Elles auront besoin d’évacuer un peu de pression. Alors autant célébrer notre victoire de la meilleure des façons. — Et tu ne pourrais pas faire cela d’une manière un peu plus civilisée ? — Ah ! Je me rappelle le raid d’Irral. Après, on n’a pas dessoûlé pendant une semaine entière. D’ailleurs, tu t’es tiré avec cette McSobel – comment s’appelait-elle déjà ? — Lina. Il se souvenait bien de Lina. Dans ses souvenirs embrumés par l’alcool, son visage prenait les traits de Justine. — Oui, Lina. Alors, ne fais pas l’innocent. Toi et moi, on est de la même graine. Bruce prit son ami par les épaules et le fit pivoter en direction des McNowak, qu’il salua de la main en souriant jusqu’aux oreilles. Andria lui répondit timidement en dévisageant Kazimir, avant de se retourner vers son charlemagne. Ses trois amies se regroupèrent autour d’elle et se mirent à glousser. —Et ça, c’était pas une invitation, peut-être ? insista Bruce. Regarde-la. Belle silhouette, hein ? Je suis sûr qu’elle sait y faire au lit. Et ses seins ! Tu as vu ses seins ? Ils sont énormes ! — Ferme-la, dit Kazimir en essayant de mettre la main sur la bouche de son ami. Elles vont t’entendre. — Mais quel puceau ! Mon Dieu, mais tais-toi donc, elles risquent de comprendre qu’elles nous plaisent. Réveille-toi, Kaz, tu ne vas pas vivre éternellement. La vie est belle, alors profites-en. Bordel, tu as vu ses nichons ? — Tais-toi ! dit Kazimir en regardant sous la chemise de Bruce. — Mais qu’est-ce que tu fais ? —Je cherche le bouton. Merde, si tu ne te tais pas, je vais devoir t’éteindre. Bruce éclata de rire et repoussa son ami. — Un homme normalement constitué ne peut pas ne pas penser aux femmes. Surtout dans des circonstances pareilles. La guerre réveille nos instincts les plus primitifs. — Peut-être, mais tu es le plus primitif d’entre nous. — Bon, allez, on y va ! On a assez perdu de temps, dit Bruce en faisant un pas en avant. — Non ! fit Kaz en plongeant pour rattraper son ami. Les quatre jeunes femmes assistaient à leurs bouffonneries. — Je te jure que je t’abats comme un chien si tu leur fais une scène, reprit-il. — Kaz ! Elle te plaît, c’est ça ? — Je ne veux pas qu’on nous prenne pour des pauvres types, c’est tout. Ce qui ne manquera pas d’arriver si tu leur sors ton baratin habituel. Promets-moi d’arrêter de me faire honte en public. — D’ac, à condition que tu me promettes de coucher avec elle après le raid. Marché conclu ? — Encore faut-il qu’elle soit d’accord. Kazimir espérait que sa bouche traîtresse n’était pas en train de le trahir, car il avait toutes les peines du monde à ne pas sourire. Il lui semblait que, depuis que Bruce et lui n’étaient plus des petits garçons, ils n’avaient rien fait d’autre que comploter pour embobiner des filles. Mais aujourd’hui qu’ils étaient adultes, ce petit jeu l’amusait moins. Andria était pourtant attirante, et il avait apprécié sa compagnie. Et puis, son aventure avec Lina remontait à tellement loin. Je me demande si Justine a un petit ami ? Les prétendants doivent se bousculer à sa porte. — Si tu n’en veux pas, je veux bien m’en charger à ta place. — Tu rêves, mon vieux, répondit Kazimir avec un grognement méprisant. Ta réputation t’a précédé. D’ailleurs, au cas où elle ne serait pas au courant, je vais lui parler de Samantha. — Alors, tu y vas ? demanda Bruce, l’air radieux. — Si c’est le seul moyen de te faire taire. — Merci, mon Dieu, s’exclama Bruce en le prenant dans ses bras. Ça va te faire le plus grand bien. Tu n’imagines pas à quel point tu es difficile à vivre depuis que ta nympho est rentrée chez elle. — Parfait ! Maintenant tu comprends ce que j’endure à t’écouter parler à longueur de journée. Kazimir souleva sa selle et la jeta sur le dos de Kraken. Il était convaincu que même le cheval se moquait de lui. Le commando composé de quatre-vingts guerriers quitta Rock Dee une heure après le coucher du soleil et se déversa sur les contreforts de StOmer par de nombreuses crevasses dissimulées. Ils ne purent monter leurs chevaux tout de suite, car les passages étaient étroits et escarpés, mais ils atteignirent le contrefort sud de la montagne avant minuit. Là, ils se mirent en selle pour chevaucher dans la plaine. Petit à petit, des touffes d’herbe sèche semblable à de la paille firent leur apparition dans le sable et le gravier. Puis les taches vertes se multiplièrent au fond de la vallée, formant bientôt un tapis vert uniforme. Loin du désert, fonçant en direction de l’est, les cavaliers faisaient face à un vent froid qui apportait enfin une pointe d’humidité. Comme ils perdaient régulièrement de l’altitude, la température augmentait, bien qu’il fît nuit noire. Ils n’étaient qu’à quelques degrés au sud de l’équateur. Une fine ceinture de bruyères marquait le début de la forêt qui colonisait le versant est de StOmer. Au lever du jour, ils avançaient à couvert sous les arbres luxuriants, en suivant par petits groupes une multitude de sentiers secrets. Ils s’arrêtèrent vers midi et en profitèrent pour dormir un peu, tandis qu’une pluie abondante et chaude s’abattait sur la canopée. En milieu d’après-midi, après un repas froid, ils se remirent en route. Comme la lumière saphir commençait à décliner, ils atteignirent la limite de la forêt matérialisée par une sorte de promontoire surplombant une route. Le capitaine de chaque escouade envoya un éclaireur – souvent un McSobel – neutraliser les senseurs que l’Institut avait disséminés le long de la chaussée. Sur Far Away, il n’y avait qu’une seule grande route, l’autoroute numéro un, qui partait d’Armstrong City, descendait vers le sud, coupait l’équateur à l’ouest des steppes d’Iril, et aboutissait dans la vallée de Marie Céleste, où l’Institut avait été construit pour étudier cette dernière. Cette route était le cordon ombilical qui reliait les ennemis des clans au portail de la capitale. Il s’agissait d’une double bande de béton aux enzymes dessinée par les deux seules machines excavatrices jamais importées sur la planète. Une fois ce travail terminé, les monstres de métal avaient fonctionné juste assez longtemps pour relier par des routes secondaires Armstrong City aux quelques grandes communautés du Nord. Mais comme il n’y avait aucun moyen de se procurer des pièces détachées… Du haut de leur promontoire, les éclaireurs voyaient le ruban gris ardoise contourner une colline toute proche et s’enfoncer dans la vallée du vaisseau extraterrestre. L’après-midi touchait à sa fin, et l’épaisse couche de végétation qui recouvrait la plaine fumait toujours doucement. Transportées par l’atmosphère, réverbérées par les versants de la vallée, des sonorités métalliques leur parvenaient. Cela faisait plus d’un an maintenant que les éclaireurs parlaient d’une reprise des activités autour de la carcasse de métal. D’un côté, on travaillait sur le vaisseau de l’Arpenteur, de l’autre, on bâtissait un navire interstellaire. Pour les chefs des clans, cela ne pouvait pas être une coïncidence. Pourtant, vue d’ici, la région ne semblait pas déborder d’activité. La route était déserte… Les éclaireurs se mirent à leur aise et attendirent. Ils avaient confiance. Leurs informations sur le convoi étaient forcément exactes. De fait, un convoi empruntait cette route toutes les deux ou trois semaines. Il transportait du matériel et de la nourriture pour l’Institut. Il fallait souvent une dizaine de jours pour faire le trajet depuis la capitale, car la route était régulièrement sabotée par les Gardiens, et les chantiers particulièrement nombreux. Chaque convoi était escorté par des soldats payés par l’Institut et habilités par le gouverneur. Les Gardiens surveillaient ce convoi-ci depuis son départ. Vingt gros camions transportaient des containers métalliques arrivés par le portail quinze jours plus tôt. Des FordSaab VF44s diesel, juchés sur huit paires de roues et dotés d’une boîte de vitesses manuelle – en effet, le piètre état de la route et l’absence de couverture satellite complète rendaient impossible l’usage d’un ordinateur de bord et d’un pilote automatique. L’Institut les avait choisis parce qu’ils étaient robustes et qu’ils nécessitaient peu d’entretien. Le convoi était protégé par huit Cruisers Land Rover, un véhicule communément utilisé par la police et les forces paramilitaires des régions les plus reculées du Commonwealth. Leur carrosserie noir mat était tellement grossière qu’ils ressemblaient à des briques roulantes. Grâce à leurs six roues montées sur des suspensions indépendantes et à leur garde au sol très élevée, ils s’accommodaient facilement de terrains difficiles. Un énorme camion-citerne et deux dépanneuses complétaient le dispositif. Lorsque le convoi arriva sur la portion de route qui précédait l’entrée dans la vallée, il faisait déjà presque nuit. Dans ce paysage de plaines à peine chiffonné, les phares étaient visibles à des kilomètres, aussi les éclaireurs ne furent-ils pas pris au dépourvu. Deux Cruisers ouvraient la route, accélérant à présent que l’éclairage orange sodium de l’Institut, pareil à une auréole de lumière, était visible au-dessus des collines. Le ciel noir fut déchiré par trois décharges de plasma aveuglantes. Deux d’entre elles atteignirent le camion de tête, le disloquant littéralement. La carcasse qui roulait encore, dont les containers explosaient un à un, continua sur quelques dizaines de mètres, mue par son élan, avant de s’immobiliser en plein milieu de la route. La troisième décharge toucha le camion-citerne. L’explosion fut terrible. Une boule de feu de trente mètres de diamètre se forma en une poignée de secondes, enveloppant tout le convoi. Les camions situés juste devant et derrière furent avalés par les flammes et explosèrent à leur tour, contribuant à l’atmosphère infernale. Les autres conducteurs freinèrent des deux pieds. Les roues des véhicules se bloquèrent en crissant, dessinant de longues cicatrices noires sur le béton. Plusieurs d’entre eux menacèrent sérieusement de se retourner ou de faire un têteà-queue, tandis que les systèmes qui avaient été embarqués luttaient pour compenser la brutalité du freinage. Trois décharges supplémentaires strièrent le ciel. Les deux premières trouvèrent leurs cibles, réduisant les camions en un essaim de débris fumants. Le chauffeur du troisième véhicule eut le réflexe d’activer son champ de force. Une coquille hémisphérique d’air solidifié se forma autour du camion, qui absorba la décharge dans une explosion d’étincelles bleues. Des éclairs jaillirent en tous sens. De vastes portions de béton éclatèrent, se décomposèrent en sable et en suie, alors que la décharge se propageait sur la surface de la route. De fissures béantes se mirent à couler des rus de lave rougeoyante. Les pneus du camion, qui continuait à avancer en dérapant, éclatèrent au contact de la roche fondue. Le véhicule glissa un temps sur ses jantes, avant de s’arrêter brusquement dans un nuage de fumée. Désormais, tous les engins encore indemnes étaient entourés par un champ de force. Les chauffeurs beuglaient dans leurs radios, appelant au secours, demandant des instructions, mais n’entendaient rien d’autre qu’une friture assourdissante, y compris sur les canaux codés et prétendument protégés. La route était bloquée. Pour atteindre la vallée, les camions n’auraient d’autre solution que de couper à travers la plaine en roulant à découvert. Il était déjà difficile de rouler à l’intérieur d’un champ de force sur un terrain parfaitement plat… Dans le cas présent, les chauffeurs seraient obligés de diminuer la puissance de leurs coquilles protectrices, ce que personne n’avait envie de faire. D’autres décharges de plasma jaillirent de nulle part, s’abattant contre les champs de force telles les lances de dieux courroucés. Aucune d’entre elles ne toucha sa cible, mais le déchaînement d’électrons qui s’ensuivit illumina le paysage à des kilomètres à la ronde. Enfermés dans leurs cabines, moteurs tournant, les mains jointes pour implorer le ciel, les chauffeurs virent déferler sur eux une horde de cavaliers, éclairée par les explosions successives. Kazimir avait chaussé ses lunettes à capteurs actifs depuis longtemps déjà. Grâce à elles, il voyait le monde d’une façon singulière, mais surtout extrêmement précise, même dans la lumière déclinante. Juché sur son charlemagne, comme ses camarades, il avait attendu à l’ombre de la forêt que le signal de l’assaut soit donné. Alors les McSobel avaient fait tonner leurs canons. Ses lunettes avaient filtré les rais de lumière intense, les réduisant à des persistances rétiniennes rosées. C’était le moment tant attendu. Alors que le premier camion explosait dans un vacarme épouvantable, il fit avancer Kraken jusqu’au bord du promontoire. Un coup d’œil furtif lui confirma que Bruce était à ses côtés et qu’il riait comme un démon. Puis ils furent tous alignés sur la crête. Le spectacle qui s’offrait à eux était splendide. Le convoi baignait dans une lumière couleur jade. La citerne de carburant venait d’exploser, et une boule de feu s’élevait vers le ciel. Les camions dérapaient sur la route. Leurs halos d’énergie scintillaient dans la pénombre, tandis que des débris fumants s’écrasaient contre eux avec violence. Les Cruisers étaient sortis de la route et fonçaient sur les cavaliers. Comme la distance se réduisait rapidement, les assaillants dégainèrent leurs pistolets ioniques et leurs carabines. Les champs de force des voitures parurent s’embraser, mais aucun ne céda. Le vacarme des sabots était à présent aussi intense que le bruit conjugué des multiples incendies et des armes. Les fusils cinétiques automatiques placés à l’avant des Cruisers ouvrirent le feu. De grosses mottes de terre furent soulevées du sol. Un projectile toucha Kazimir ; son bouclier résonna comme une cloche d’église, le rendant momentanément sourd. Des éclats d’énergie parcoururent toute la surface de son champ de force, puis se transmirent à la cotte de Kraken, illuminant ses anneaux et ses glands métalliques, qui se chargèrent de les évacuer dans la terre. Comme la bête chargeait, des étincelles bleues et violettes jaillirent de sous ses sabots. L’air empestait le métal brûlé. Tout autour de lui, les cavaliers du clan étaient transformés en comètes vivantes, tandis que les projectiles frappaient et se brisaient sur leurs boucliers. Les chevaux hurlaient et s’effondraient sur le sol. Sur leurs flancs s’ouvraient des blessures béantes d’où sourdait un sang épais. Des missiles passèrent au-dessus de leurs têtes. Les fusils des Cruisers se tournèrent vers le ciel, produisant un tir de barrage. Des soldats sautèrent d’une voiture en marche pour se mettre à l’abri, tout en tirant avec leurs fusils ioniques sur les assaillants. Mais les représailles ne se firent pas attendre, et leurs boucliers individuels brillèrent bientôt de mille feux. Les pertes se multipliaient et la ligne de charlemagnes était à présent discontinue. Les Cruisers étaient tout proches. De petits groupes de cavaliers se détachèrent de la horde. Kazimir et Kraken fonçaient vers l’avant du convoi. Le garçon n’avait pas le temps de réfléchir. Il se rappelait simplement que c’était là qu’il devait aller. Il avait déjà été touché cinq fois par des balles cinétiques ou des décharges ioniques. Pour le moment, son bouclier tenait bon. La terreur et l’excitation avaient pris possession de son corps, tenant à distance toute pensée rationnelle. Seuls de vagues souvenirs du plan lui permettaient d’aller dans la bonne direction. Il adora cette folle chevauchée et la manière dont lui et ses camarades se jetaient éperdument dans la bataille. La peur d’être réduit en bouillie d’une seconde à l’autre lui faisait hurler des cris de guerre inarticulés en direction de ses ennemis. C’était dément et magnifique à la fois. Même Kraken semblait partager ce sentiment, car il galopait sans hésiter vers le feu et le sang. Sang qu’il perdait lui-même par deux vilaines blessures aux flancs. Sous sa selle, la couverture était complètement imbibée. Bruce était toujours à leurs côtés, et il riait comme un damné. Il hurla quelque chose, que Kazimir n’avait aucune chance d’entendre, puis trafiqua le long canon de sa carabine ionique. Kazimir regarda devant lui. La route, qui n’était plus qu’à une cinquantaine de mètres, était aussi bien éclairée que les boulevards de la capitale, et tout aussi encombrée de véhicules à l’arrêt. Bruce désigna le deuxième camion, dont le champ de force flirtait avec les flammes du tracteur de tête entièrement déchiqueté. Kazimir hocha la tête avec enthousiasme, et ils bifurquèrent vers l’engin emprisonné. Kraken galopait sur la route, tout près des flammes ; Kazimir devait tirer sur les rênes pour contrôler sa monture déchaînée. C’est à ce moment-là qu’il vit la vallée de l’Institut pour la première fois de sa vie. L’angle était fermé, la vue bouchée. Néanmoins, il distingua quelques bâtiments bas et ordinaires agglutinés de part et d’autre de la route. Au-delà, il aperçut également la poupe du vaisseau extraterrestre. Kazimir se l’était déjà imaginé. Il connaissait ses dimensions par cœur, savait que cette chose avait voyagé d’étoile en étoile. Mais les statistiques inculquées par Harvey ne l’avaient pas préparé à une pareille expérience. Cette création diabolique était incroyablement grosse. Son fuselage était un simple cylindre de huit cents mètres de long, hérissé de saillies diverses et d’ailerons, muni au niveau de l’extrémité avant de deux générateurs de champs de force. L’arrière avait la forme d’un disque de deux cent cinquante mètres de diamètre, duquel dépassaient huit réacteurs à fusion. L’Institut avait entouré le vaisseau de projecteurs puissants, qui l’inondaient d’une lumière vive. Malheureusement, une grande partie du fuselage demeurait invisible à cause des échafaudages qui l’entouraient. Des humains et des robots minuscules se déplaçaient sur les planchers en aluminium, tels des insectes charognards se repaissant d’une bête morte. Au sommet des échafaudages trônaient des grues auxquelles étaient suspendus des containers remplis de matériel destiné à différentes parties du vaisseau. Des éclairs de lasers rouges illuminaient l’intérieur des réacteurs, signe d’une activité intense. Un frisson parcourut la peau de Kazimir, le sortant de sa torpeur. Voir enfin l’ennemi que son clan s’était juré de détruire était une expérience mortifiante. La puissance dégagée par cette masse énorme était formidable et reflétait très certainement la volonté de son maître. À côté d’elle, il se sentait minuscule, pathétique. —Allez, viens ! hurla Bruce en le dépassant. Pour la gloire et pour le cul ! Du coin de l’œil, Kazimir vit une flotte de Cruisers noirs jaillir de l’Institut et foncer sur eux. — Merde…, grogna-t-il dans sa barbe en forçant Kraken à contourner le camion intact. Il fouilla longuement dans une sacoche accrochée à sa selle et en sortit une toile. Avec dix mètres d’avance sur lui, Bruce était penché sur l’encolure de son cheval, qui galopait vers le champ de force du véhicule. Lui aussi avait sa toile à la main. Comme il se rapprochait à grande vitesse, il se mit à balancer le bras d’avant en arrière, attendant le bon moment pour effectuer son jet. Son cheval passa à un mètre à peine du champ de force, et Bruce lâcha sa toile, qui roula un peu avant de s’arrêter contre le bouclier. Kazimir n’avait pas le temps d’admirer le résultat du travail de son ami, car lui aussi devait accomplir sa mission. Estimant instinctivement la vitesse, l’angle et la distance, il activa sa toile et la lâcha juste au bon moment. L’objet rebondit deux fois sur le sol avant de percuter le champ de force. Des senseurs internes détectèrent la structure d’énergie cohérente et décidèrent du déploiement de son cœur de filaments conducteurs. Des fibres noires sortirent de l’engin et se déroulèrent sur la surface incurvée du bouclier, se propageant vers le haut comme une tache d’encre. Le filet arachnéen se mit à sucer l’énergie du champ de force et à l’évacuer vers le sol. Sous la toile, le béton aux enzymes commença à fumer. Une plainte quasi subliminale lui parvint de l’arrière du camion, là où était situé son générateur de champs de force. Celui-ci tentait de compenser la perte d’énergie et commençait à surchauffer sérieusement. Désespéré, le chauffeur assista à l’allumage successif des voyants d’alerte de son tableau de bord. Trente secondes seulement après que Kazimir eut lancé sa toile, la quantité d’énergie dont le générateur avait besoin pour continuer d’alimenter le champ de force dépassa les capacités de sa batterie. Ses circuits ne mirent pas longtemps à griller. Le bouclier s’effondra, tandis que des flammes turquoise jaillissaient des grilles d’aération rouge cerise du générateur. À plusieurs centaines de mètres d’altitude, des missiles lancés par les McSobel détectèrent cette faiblesse. Leurs senseurs se braquèrent sur le camion nu. Leurs réacteurs se mirent en route, et les fusées foncèrent vers leur cible à près de quatre fois la vitesse du son. Kazimir avait parcouru la moitié du chemin qui le séparait de la forêt lorsque le camion explosa derrière lui. Il risqua un coup d’œil furtif par-dessus son épaule et cria de joie à la vue de la carcasse embrasée. L’un des containers devait être rempli d’un produit volatil, car des gouttelettes bleu-vert tombaient en pluie tout autour du camion, illuminant le ciel comme un feu d’artifice. Un autre champ de force céda. Des réacteurs de missile s’allumèrent dans la nuit. Plusieurs cavaliers tournaient autour des camions restants, se préparant à lancer leurs toiles. Entre la route et la forêt, les échanges de tirs étaient intenses. Les fusils automatiques des Cruisers infligeaient de lourdes pertes aux charlemagnes. Les tirs de représailles transformaient les champs de force des véhicules en bulles de lumière bleue. Ils étaient toutefois peu efficaces. Kazimir tira doucement sur ses rênes, éloignant Kraken des Cruisers arrêtés. À présent, il était censé remonter vers la forêt et rallier le point de rendez-vous prévu. C’est alors que des mottes de terre et des touffes d’herbe furent soulevées juste devant son cheval. Les renforts venus de l’Institut étaient plus proches qu’il ne se l’était imaginé. La bête sursauta et, apeurée, changea brusquement de direction. Kazimir grimaça et s’accrocha de toutes ses forces à sa selle. Bruce était juste devant lui, qui galopait tête baissée. À dix mètres de là, trois soldats sortis de nulle part firent feu sur lui. Le champ de force de son ami brilla comme un rayon de soleil emprisonné et craqua comme un orage de fin d’été. Des vrilles d’électricité impressionnantes serpentaient sur la cotte de son cheval, se déchargeaient dans la terre avec violence. Kazimir tirait déjà sur les soldats pour les forcer à cesser, lorsque le charlemagne de Bruce fit volte-face et se mit à charger ses agresseurs. Des projectiles cinétiques provenant d’un Cruiser l’atteignirent à l’abdomen, déchirant son cuir et ses organes, brisant ses os dans un nuage de vapeur écarlate. Le temps parut s’arrêter, tandis que l’animal se dressait, immobile, sur ses pattes de derrière. Puis, lentement, il s’écroula. — Non ! hurla Kazimir en voyant Bruce glisser de sa selle et en imaginant l’issue de sa chute. Son ami heurta le sol le premier, son fusil ionique collé contre la poitrine. Le cheval lui tomba dessus. Kazimir assista avec horreur à la disparition de Bruce sous la carcasse massive. Le jeune homme réussit tout de même à soulever un bras, comme s’il essayait de se libérer. Puis le halo de son champ de force clignota et mourut définitivement. Le cheval roula sur lui-même, écrasant l’homme sans défense sous une avalanche de chair morte et fumante. Des missiles s’abattirent sur la route et d’autres camions explosèrent. Les renforts venus de l’Institut fonçaient tout droit sur les cavaliers en pleine manœuvre de repli, occupés à tirer sur des soldats isolés afin de venir à bout de leur armure. La bataille faisait rage tout autour d’eux, mais Kraken se tenait parfaitement immobile. Kazimir était figé, lui aussi, le regard fixé sur les restes ensanglantés du cheval de Bruce, incapable de voir autre chose. Il attendait, attendait… Un de ses camarades le dépassa en hurlant un flot de paroles incompréhensibles – des obscénités, pour la plupart. Les sons et la lumière refirent brusquement leur apparition dans l’univers de Kazimir. Le raid était terminé. Lui et les siens étaient supposés fuir désormais. De nombreux cavaliers avaient déjà entrepris de regagner la forêt. Il éperonna Kraken et chevaucha droit devant lui. À quelque vingt mètres de là, deux soldats agenouillés derrière un épais buisson tiraient dans le dos des combattants en fuite. Kazimir ne sut jamais qui de lui ou de son cheval choisit de les prendre pour cible. Quoi qu’il en fût, il se retrouva à galoper de plus en plus vite vers les deux hommes, qui eurent tout juste le temps de se retourner pour voir déferler sur eux une vision médiévale, la vengeance personnifiée. L’un tenta de fuir, l’autre de lever son fusil. Kraken baissa la tête, amenant sa corne en titane à hauteur de poitrine. Le visage de Kazimir n’était plus qu’une grimace vicieuse et triomphante. La pointe de la corne heurta le champ de force du soldat. Il y eut une brève cascade d’étincelles, comme une fleur de feu éphémère. La lame renforcée au carbone transperça l’armure, pénétra proprement dans le sternum, les organes et les tissus fragiles contenus dans la cage thoracique de l’homme. Puis Kraken leva brusquement la tête, relevant sa corne. Le corps du soldat quitta le sol, et la corne continua à mordre dans sa chair, achevant de le couper en deux d’un mouvement brusque. La silhouette déchirée tournoya lentement en l’air en déversant sur le sol une pluie de sang artériel. Kazimir sut qu’il aurait dû se réjouir, savourer le goût sucré de la vengeance. Mais sa victoire était creuse, vide de sens. Le fait que le soldat fût mort importait peu à Bruce. Celui-ci ne ferait pas la fête une fois de retour à Rock Dee, n’écluserait pas des dizaines de bières, ne tenterait jamais sa chance avec Bethany. Bruce était mort. Comme s’il sentait la confusion de son cavalier, Kraken prit seul l’initiative de remonter vers la forêt protectrice. Le point de rendez-vous était une petite clairière perdue au milieu des arbres, au bord d’un ruisseau. Douze McFoster auraient dû s’y retrouver, au lieu de quoi il n’y en avait que neuf. Un Scott McFoster à la mine sombre commença l’appel. Kazimir écouta les noms, les yeux clos, les joues mouillées de larmes. Chaque raid se terminait de cette manière. À moins d’être là le moment voulu pour répondre à l’appel, on était considéré comme mort. On ne cherchait jamais à récupérer les prisonniers ou les disparus. Trop de combattants capturés étaient ensuite asservis par l’Arpenteur. Certains étaient même renvoyés chez eux avec pour mission d’abattre les hommes et les femmes du clan dans lequel ils avaient grandi. Voilà pourquoi le rituel de l’appel était si important. — Bruce McFoster ? Mais tout le monde savait déjà. Kazimir ouvrit la bouche. Il avait envie de crier : Oui, je suis là. Je suis revenu. Mais, derrière ses paupières fermées, il persistait à ne voir que le champ de force déclinant de son ami. La terreur sur son visage, pendant sa dernière demi-seconde de lucidité. Puis cette masse de chair inerte, ce sang, ce bruit écœurant d’os brisés. — Bruce McFoster, ton nom sera inscrit sur le mémorial de ceux qui sont tombés dans notre combat contre l’Arpenteur. Nous prions pour que ton dernier sommeil soit peuplé de rêves agréables, de visions d’un monde meilleur. — Amen, murmurèrent les autres. — Kazimir McFoster ? La lumière s’éteignait pour ne plus se rallumer. Combien de temps Bruce avait-il agonisé avant que son corps soit complètement broyé ? Qui annoncerait la nouvelle à Samantha ? — Kaz, l’appela quelqu’un. — Ici, finit-il par dire d’une voix brisée. Je suis ici. Ce qui était un mensonge criant. Il n’était plus lui-même. Un morceau de lui était parti et ne reviendrait jamais. La clinique de Manby se trouvait au cœur de Little Sussex, l’un des quartiers les plus agréables de New Costa, une zone vallonnée où les espaces verts, les palmiers et les eucalyptus étaient rois. C’était là qu’habitaient la plupart des cadres supérieurs, dans de grandes maisons dotées de vastes jardins, entourées de celles, plus modestes, de leurs subordonnés. Les magasins étaient petits et luxueux, les écoles réputées et les services excellents. Il n’y avait pas une seule usine à quinze kilomètres à la ronde. La voiture de police avança jusqu’à l’entrée principale du centre. Le portail s’ouvrit pour Paula. Elle sortit du véhicule et salua Elene Castle, la sous-directrice. Comme la femme monopolisait la parole pour masquer sa nervosité, Paula eut une sensation de déjà-vu. Cela ne faisait pas si longtemps qu’elle avait rendu visite à Wyobie Cotal, à la clinique de Clayden. De fait, rares étaient les enquêtes qui pouvaient se passer d’une visite dans une clinique ou un hôpital. Côte à côte, les deux femmes dépassèrent les premiers blocs, où se trouvaient les chambres de rétablissement privées, les salons de jour et les bassins d’eau minérale. Paula avait l’habitude de ce type d’installations. Après son dernier rajeunissement, elle s’était reposée dans des bâtiments de ce type. Le décor de cette clinique était un peu plus luxueux, mais les rituels devaient y être les mêmes. Elene la conduisit au troisième bloc, où se déroulaient les premières étapes de la cure. Les longs couloirs étaient étrangement déserts. Elles dépassèrent un salon, dans lequel des jeunes gens affalés dans des fauteuils confortables assistaient au match qui opposait Augusta à StLincoln. Le personnel soignant errait discrètement dans les parages, de façon à pouvoir suivre la rencontre sans en avoir l’air. — J’ai bien peur de devoir vous faire attendre une ou deux heures, annonça la sous-directrice, alors que, dans le salon, s’élevaient des cris consternés – le buteur de l’équipe nationale venait de manquer sa cible. Le professeur Bose n’est sorti de traitement que depuis quarante minutes. Il ne sera probablement pas en mesure de répondre à vos questions dans l’immédiat. — J’attendrai, répondit Paula. Sur n’importe quel autre monde, elle aurait dû patienter des semaines avant d’obtenir d’un juge l’autorisation d’interrompre une cure de rajeunissement. Mais c’était CST qui payait pour le traitement intensif de Bose. En plus, Augusta était en grande partie contrôlée par la famille Sheldon, ce qui avait largement accéléré les choses. Paula arriva dans une salle commune, où attendaient déjà un homme et une femme. — Voici Mme Wendy Bose, annonça Elene. Et… — Professeur Truten, dit l’homme en lui serrant la main. D’âge mûr, il était vêtu d’un costume passé de mode depuis plusieurs siècles. Paula le détailla rapidement : tweed marron, revers étroits, coupe étriquée… —Cela fait très longtemps que je rêve de vous rencontrer, dit-il à l’inspecteur principal. Dommage que les circonstances ne soient pas plus heureuses. — Les circonstances… ? —Vous exercez une fascination naturelle sur mes collègues et moi. Malheureusement, je suis ici pour représenter le professeur et Mme Bose. Paula plongea son regard scrutateur dans celui de Wendy Bose, qui détourna nerveusement la tête, ce qui, selon Paula, en disait long sur son sentiment de culpabilité. Sauf que l’inspecteur ignorait encore quel forfait la femme avait commis. Le CICG avait fait ses recherches habituelles, mais Mme Bose semblait innocente comme un agneau sacrificiel. — Quelle est votre profession, monsieur ? — Ah, oui… J’enseigne le droit à l’université de Leonida City. — J’ignorais que le professeur était coupable de quelque chose, reprit Paula sans lâcher du regard une Wendy Bose désespérée. —Il ne l’est pas. Comme nous tous. À moins que le contraire soit démontré – clause 3a de la charte du Commonwealth. Mais je suppose que vous connaissez les textes. —S’il n’est pas coupable, pourquoi a-t-il besoin d’un avocat ? — Je l’ignore. Pour quelle raison souhaitez-vous l’interroger ? Elene se racla la gorge. — Je pense que je vais vous laisser, dit-elle. — Merci, répondit Paula. Prévenez-moi lorsque le professeur Bose sera prêt. — Bien sûr. — Un professeur de droit de Gralmond est-il au fait des lois d’Augusta ? demanda Paula, tandis que la porte se refermait derrière la sous-directrice. — Ma foi, il y a peu de choses à savoir. Augusta n’est pas, à proprement parler, un modèle de démocratie. — Exact. En fait, vous n’avez aucun pouvoir, ici. Contrairement à moi. Je pourrais très facilement vous faire expulser de cette planète. — Je suppose que, même pour vous, l’impartialité n’est pas un vain mot, inspecteur principal. — Je chéris certes l’impartialité – bien plus que vous, probablement. Mais je crois aussi en la justice. Et je ne supporte pas les avocats qui empêchent la justice de triompher. — Effectivement, j’oubliais que moi et mes collègues étions les méchants dans cette histoire. —Là où les gens souffrent, les avocats pullulent. La souffrance est votre fond de commerce, non ? — Je vous en prie, implora Wendy Bose. C’est moi qui ai demandé au professeur Truten de m’accompagner. Je ne connais aucun avocat sur Augusta et nous n’avons pas beaucoup d’argent. Dudley ne perçoit aucun salaire pendant sa cure. — Dudley est un collègue, dit Truten. La présence d’un témoin et conseiller ne peut porter préjudice à votre enquête. De toute façon, il aura besoin d’un avocat. — Je n’enquête pas sur Dudley Bose, rétorqua Paula. À ma connaissance, il n’est coupable de rien. Mais, dit-elle en se tournant vers l’homme, vous semblez croire le contraire. Comment cela se fait-il ? Wendy Bose lança à Truten un regard interrogateur. — Je ne comprends pas, commença ce dernier. Dudley n’a eu droit qu’à deux mois de traitement – il n’avait pas le choix, s’il voulait partir avec le vaisseau. Mais cela le laisse dans une condition physique déplorable. Votre enquête doit être terriblement importante pour que vous interrompiez sa convalescence. Votre intervention va peut-être même lui coûter sa place dans cette mission… — Ce n’est pas mon problème. —Pourquoi voulez-vous lui parler ? demanda Wendy Bose. Il y avait du désespoir dans sa voix, mais Paula sentait que la femme ne s’en faisait pas uniquement pour son mari. — Ce que je vais vous dire est strictement confidentiel, dit-elle. Vous ne devrez en aucun cas en parler à un tiers sans mon autorisation. — Je connais la loi, maugréa Truten en la regardant de travers. — Nous pensons que l’attaque contre Seconde Chance a été menée par un groupe appelé « les Gardiens de l’individualité ». C’est une organisation paramilitaire obscure basée sur Far Away, qui croit que le Commonwealth est manipulé par un extraterrestre. — J’ai entendu parler d’eux, dit Truten. Mon assistant virtuel a laissé passer plusieurs de leurs messages. — Manifestement, ils sont persuadés qu’il existe un lien entre la construction de ce vaisseau et leur ennemi supposé. Ce que j’essaie de découvrir, c’est la nature de ce lien – s’il existe réellement. Et comme toute cette histoire a commencé avec la découverte du professeur Bose, il me semblait logique de commencer par lui. — Je ne pense pas qu’il soit nécessaire pour autant d’interrompre son traitement. — C’est ce que je pensais aussi, jusqu’à ce que l’IR du CICG – lors d’une analyse standard – mette en évidence une étrange coïncidence… Dont j’aimerais m’entretenir avec le professeur. C’est tout. — Quelle coïncidence ? — Le compte de la fondation Cox à la banque Denman Manhattan a essuyé une tentative de piratage un peu avant l’attaque. Cette fondation finance en partie le département d’astronomie de votre mari, madame Bose. Apparemment, les Gardiens croient que c’est l’extraterrestre qui a poussé cette fondation à financer l’observation des Dyson ; ils ont donc essayé de trouver des « preuves » dans ses comptes. Ils ont échoué, le programme de protection de la banque ne les a pas laissés passer. À l’époque, cet incident est passé inaperçu – les tentatives de piratage sont fréquentes. Sauf que le cheval de Troie utilisé par les Gardiens était basé sur les codes du professeur Bose, ajouta-t-elle en regardant le visage de Wendy changer de couleur et se tourner vers Truten. Y a-t-il quelque chose que vous pensez devoir me dire ? Truten hocha la tête pour l’encourager et lui prit le bras d’une manière affectueuse. Oui, affectueuse, décida Paula. — Il m’a dit de vous dire quelque chose, commença Wendy Bose. Mais sur le coup, je n’ai pas compris. — Votre mari ? — Non, le journaliste. « Dites-lui d’arrêter de se focaliser sur les détails, car c’est l’image générale qui compte. » — Un journaliste vous a demandé de me dire cela ? — Oui. Il m’a demandé de dire cela à Paula. Mais je ne connaissais aucune Paula. Nous parlions du financement du département d’astronomie. Il m’interviewait… — Quand cela s’est-il passé ? — Il y a plusieurs mois. Oui, quand mon mari a obtenu le titre de professeur. Il y a eu une réception. De nombreuses personnes étaient présentes, les médias aussi. Tous voulaient nous parler. — Et ce journaliste a mentionné mon nom ? — Oui, j’en suis certaine. — Et lui, comment s’appelait-il ? — Brad, je crois. Bradley, articula Paula en silence. Elle eut la chair de poule. Pour la toute première fois, elle comprit comment un simple interrogatoire pouvait déstabiliser un suspect, comment des certitudes pouvaient s’évanouir d’un seul coup. — Vous connaissez ce monsieur ? demanda Truten d’une voix doucereuse, que Paula choisit d’ignorer. — J’aurais besoin d’une description de ce Brad. D’autres journalistes étaient-ils présents à cette soirée ? Étiez-vous filmés ? — Oui, probablement. Mais il y a autre chose… — Oui ? — Nous sommes partis plus tôt que les autres. Notre porte avait été forcée et le disque dur de mon mari copié. Ce qui expliquerait l’usage de ses codes, ajouta Wendy avec un sourire incertain. — En effet, dit doucement Paula. — Alors, Dudley est innocent, n’est-ce pas ? Il pourra partir avec le vaisseau. — Je n’ai pas l’intention de l’en empêcher. Paula choisit de ne pas commenter la manière dont la femme fidèle et le collègue loyal s’étreignirent. Ozzie était ballotté dans tous les sens, comme le traîneau glissait dans le fond irrégulier et glacé de la cuvette. L’intérieur sombre du véhicule était moins chaud que leur tente, malgré la présence au plafond d’un brasero en fer rempli de braises rougeoyantes. Néanmoins, ils étaient en route, et Ozzie se sentait soulagé. Orion aussi s’était considérablement ragaillardi. Enveloppé dans son sac de couchage comme dans un plaid, il paraissait en forme. La structure du traîneau était principalement constituée d’os, de grandes côtes couleur miel attachées ensemble comme des morceaux de bois. Les parois, le plafond et les bancs sur lesquels ils étaient installés étaient en cuir grossièrement gratté, nota Ozzie. À l’avant, un éclat de cristal – probablement issu d’un arbre local – servait de pare-brise. Mais, à part les croupes des deux gros ybnans, les passagers ne pouvaient pas voir grand-chose. Bill, le grand Korrokhi, était debout sur une plate-forme à l’arrière et tenait les rênes. Il limitait volontairement leur vitesse afin de permettre au lontrus de les suivre. — Qu’est-ce que la Citadelle de glace ? demanda Ozzie. — Originellement, je n’en sais trop rien, répondit Sara. À présent qu’ils étaient à l’abri, son masque pendait sous son bonnet. À la lumière du brasero, sa peau ridée semblait presque aussi sombre que celle d’Ozzie. — Mais nous sommes nombreux à penser qu’il s’agissait d’une sorte de pavillon silfen. Ils s’en servent toujours quand ils viennent chasser la baleine des glaces, ajouta-t-elle en tapotant la fourrure dont elle était couverte. C’est de là que viennent toutes ces peaux. D’ailleurs, il m’en faudra bientôt une neuve. Cela fait sept ans que je porte celle-ci. Si on en prend soin, c’est du solide. — Et les os ? demanda Ozzie en jetant un regard circulaire sur l’intérieur du traîneau. —Pareil ! fit-elle joyeusement. Les baleines sont notre ressource principale, comme pour certains peuples de la Terre. Nous les utilisons pour beaucoup de choses. Les Silfens se contentent de leurs défenses et nous laissent volontiers le reste. La chasse à la baleine est un sacré spectacle. Les Silfens revêtent leurs beaux vêtements d’hiver – on se croirait dans une reconstitution médiévale. Nous, on essaie de suivre comme on peut. Une fois la bête tuée, on installe un campement pour une semaine. C’est le temps qu’il nous faut pour la dépecer et la cuisiner. On utilise presque tout dans la baleine. Son sang contient une sorte d’alcool qui l’empêche de geler. Alcool qu’on ne peut pas boire, malheureusement, même si certains ont tenté de le distiller. Et puis, les baleines mâles ont une glande, que les gens d’ici font sécher avant de la réduire en poudre. Ils disent que ça rend plus endurant, si vous voyez ce que je veux dire. — Oui, je crois comprendre. — Certains organes ont des propriétés médicinales, et pas seulement pour notre espèce. Enfin, c’est ce que disent nos médecins. Bien évidemment, sa viande est comestible. C’est même notre aliment de base, ajouta-t-elle en faisant une grimace, qui accentua encore les rides de ses joues et de son front. Vous ne pouvez pas vous imaginer comme c’est ennuyeux de manger toujours la même viande. Vous êtes venus à cheval, non ? — Oui, jusqu’à il y a deux jours, nous voyagions à cheval. — Ah ! Un bon steak de cheval, un vrai plat de gourmet ! Si les gens d’ici apprennent que deux cadavres de cheval attendent dans la glace à deux jours de marche seulement, ils seront capables de monter une expédition pour aller les récupérer. — D’autant plus que nous n’avancions pas très vite. Ozzie avait déjà mangé du cheval et cette idée ne lui paraissait pas si stupide. Orion, en revanche, semblait réellement dégoûté par ce qu’il venait d’entendre. — Ils doivent quand même se trouver tout près de la limite, reprit Sara. Une telle expédition ne serait pas dénuée de risques, mais d’aucuns seraient prêts à tenter leur chance, rien que pour avoir la veine de goûter autre chose. — Quel genre de risques ? Vous me semblez bien équipés pour cette planète. — Ce n’est pas une question de matériel, mon ami, mais d’endroit. Les chemins silfens ne sont pas stables. Lorsqu’on s’enfonce dans la forêt, on n’est jamais trop certain de l’endroit où on va atterrir. — Vous voulez dire qu’il n’y a aucun moyen réellement sûr de repartir d’ici ? — Il y a des millions de routes possibles. Des millions de manières d’y rester, aussi. J’en ai vu de mes propres yeux. Des amis qui partent, parce qu’ils n’en peuvent plus de la Citadelle. Les années passent, et vous vous dites qu’ils ont dû réussir. Avant de tomber sur leurs corps raidis pendant une expédition… Orion serra davantage son sac de couchage contre lui pour empêcher son menton de trembler. Ozzie se tourna ostensiblement vers la femme. —S’il y a une porte d’entrée, dit-il, il y a forcément une porte de sortie. — Ça, c’est sûr. Mais je vous dis simplement qu’ici, personne ne l’a jamais trouvée. Ceux qui sont partis ne sont jamais repassés nous dire bonjour. — Depuis combien de temps vivez-vous ici ? demanda Orion. — Je ne sais pas trop. J’ai visité des endroits où le temps ne s’écoulait pas de la même manière qu’ici, des endroits différents. Je ne m’en rendais pas compte sur le moment. Quand on essaie de se remémorer les instants passés là-bas, tout devient flou comme dans un rêve. Et puis, il y a les chemins eux-mêmes. Vous avez probablement remarqué que le temps s’y écoule aussi d’une manière singulière, ne serait-ce que pour compenser les écarts de saisons entre les différents mondes parcourus. — Oui, mais combien de temps ? insista Orion. La vieille sourit en découvrant ses dents couleur cuivre. — Eh bien, disons que j’ai quitté la Terre vers l’année 2009. — Impossible ! lâcha Orion, bouche bée. — Et si. J’étais en vacances en Toscane. J’aimais me balader dans la campagne, visiter les villages, goûter à la nourriture locale… Les promoteurs n’avaient pas réussi à ruiner tout le paysage, et la Toscane était une région magnifique. Un jour, j’ai pris mon sac à dos et je me suis enfoncée dans la forêt. Voilà. Je suis ici depuis ce temps-là. Je n’ai jamais vraiment eu envie de repartir. Je veux dire… Pour quoi faire ? — Intéressant, commenta Ozzie. Les chemins silfens passaient déjà par la Terre en ces temps reculés. C’était à la fois fascinant et peu surprenant. — Cela vous fait environ quatre cents ans. Le rajeunissement n’existait pas encore en ce temps-là. Pas même en Europe. — Non, je n’ai jamais été rajeunie. Mais, je vous l’ai dit, le temps s’écoule différemment sur les chemins. — Vous venez de nous dire que vous ne voyagez plus beaucoup. — Certes. Mais je suis toujours en vie, et je rencontre les Silfens assez régulièrement, dit-elle en haussant les épaules. Ici, rien ne se passe sur commande, Ozzie. Les choses arrivent quand elles le veulent bien. Surtout, n’essayez pas de rationaliser tout ce que vous allez voir, ce serait vain. —Entendu. —Excusez-moi, commença Orion. Pouvez-vous me dire si ma maman et mon papa vivent ici ? — Comment s’appellent-ils ? — Maurice et Catanya. — Désolée, cela ne me dit rien. Je ne me rappelle pas non plus avoir vu un couple passer par chez nous. Le garçon baissa la tête. — Mais tous les chemins qui passent par Silvergalde ne mènent pas ici, tu sais. Ils peuvent très bien être ailleurs. Sur une belle île tropicale, par exemple. — Ouais, je sais. Elle lança un regard interrogateur à Ozzie, qui lui fit comprendre que le moment était mal choisi pour aborder ce sujet. La Citadelle de glace grandit graduellement devant eux. Ozzie avait du mal à voir quoi que ce soit par le pare-brise recouvert de givre, mais la forme pyramidale se dessina bientôt. Elle devait faire dans les soixante-dix mètres de haut, bien qu’il fût difficile d’évaluer sa taille dans ce paysage dépourvu de points de repère. Toute sa surface était recouverte de cristal. Les grandes planches minérales étaient assemblées de manière à former des alvéoles hexagonaux, si parfaitement enchâssés qu’il était impossible de voir ce qu’il y avait en dessous. Du centre de chaque hexagone sortait une sorte de tige cylindrique de cristal rose, terminé par une pierre à facettes qui ressemblait à une excroissance organique. Ozzie fronça les sourcils en essayant de deviner l’utilité d’une telle construction. Les côtés des hexagones avaient eux aussi des facettes, qui les faisaient scintiller de mille feux. On aurait dit… — Des miroirs, se murmura-t-il à lui-même. Des miroirs grossiers et légèrement concaves, qui concentraient la lumière du soleil. Peut-être pas si grossiers que cela, se dit-il, car seul un artisan expérimenté est capable de tailler le cristal selon un schéma précis. Le sommet de la pyramide était un petit pinacle circulaire. Comme il le regardait, un faisceau de lumière verte en jaillit pour balayer le paysage alentour. — On le voit de l’autre côté du cratère, dit Sara. Il m’a permis à maintes reprises de retrouver mon chemin dans la nuit. — Il fonctionne aussi la nuit ? demanda Ozzie. Je croyais que les miroirs servaient à capter la lumière du soleil. — Vous avez deviné cela tout seul ? Ce n’est pas surprenant de la part d’un intello comme vous. La majeure partie des miroirs sert à éclairer l’intérieur de la pyramide, sauf la dernière rangée, qui est exclusivement réservée au phare. Elle déverse la lumière du soleil dans une sorte de batterie. Ne me demandez pas comment ça marche. Tout ce que je peux vous dire, c’est que ça ressemble à une grosse boule de pierre. Il se trouve toujours un idiot de scientifique pour vouloir la désosser, mais nous ne le laissons pas faire. — Ne vous en faites pas, ce n’est pas dans mes projets. — Bien. Il nous est arrivé de mettre quelques personnes dehors, et il n’y a aucune autre ville sur cette fichue planète. Du moins, pas à notre connaissance. —C’est bon à savoir. Le traîneau s’arrêta doucement à la base de la pyramide. Ozzie et Orion remirent leurs gants, se couvrirent le visage et sortirent avec leurs sacs sur le dos. Deux Korrokhis faisaient la conversation à Bill tout en débarrassant les ybnans de leurs harnais. Des humains, ou simplement des humanoïdes vêtus des mêmes fourrures que Sara, firent leur apparition. Il y avait également d’autres extraterrestres : une sorte de gnome à cinq membres et deux créatures semblables à des serpents avec des jambes. Tous portaient d’épaisses couches de peau de baleine des glaces. Ozzie prit son temps pour les examiner. Jamais il n’avait vu des êtres de ce genre auparavant. Jusqu’où pouvaient bien mener les chemins des Silfens ? — Par ici, les dirigea Sara. Iusha va mettre votre lontrus à l’étable. Il y avait de nombreuses entrées voûtées à la base de la pyramide, avec des portes s’ouvrant sur de simples trappes ou sur des porches assez larges pour laisser passer deux traîneaux de front. Il y avait beaucoup d’activité tout autour, énormément d’animaux – de races inconnues – et d’extraterrestres. On était en train de préparer plusieurs traîneaux, dont deux plus petits que celui de Sara, semblables à des luges de course. Elle les précéda sous une arche, jusqu’à une antichambre aux murs de marbre noir. À une extrémité, il y avait une grande porte à tambour faite d’os et de panneaux de cristal. —C’est une sorte de sas qui empêche la déperdition de chaleur, dit-elle en poussant un des panneaux et en faisant tourner la porte. Au-delà s’étirait un long couloir tout en marbre, lui aussi. Au plafond, de longs rectangles de quartz laissaient entrer une lumière rose et vive, celle du soleil. Ozzie s’arrêta sous l’un d’entre eux et l’examina en plissant les yeux, mais ne vit rien. — Ils éclairent toute la bâtisse, reprit Sara. Il y a tout un réseau de conduits en cristal reliés aux miroirs de la pyramide. C’est la même chose que notre fibre optique, mais en beaucoup plus gros – les conduits font presque un mètre de large. Le couloir s’enfonça légèrement sous le niveau du sol, puis déboucha sur un large escalier, qui disparaissait dans les ténèbres en tournoyant. Ils commencèrent à descendre le long de cette grande spirale. Ozzie perdit rapidement le compte des virages. Il n’avait pas la moindre idée de la profondeur à laquelle ils pouvaient se trouver. Sara retira son masque et déboutonna son manteau. En dessous, elle portait un pantalon en laine et un épais pull-over bleu. Ozzie se rendit compte qu’il faisait effectivement plus chaud et ouvrit la fermeture à glissière de son manteau. — Comment chauffez-vous cet endroit ? — Grâce à des sources d’eau chaude. La pyramide a été construite juste au-dessus. Je ne plaisantais pas lorsque je vous ai parlé de prendre un bain… La descente se termina enfin. Sara se retourna pour voir l’expression ahurie de ses deux invités. Ozzie fit quelques pas et s’arrêta net. Ils venaient d’entrer dans une sorte de cathédrale extraterrestre, dont la voûte culminait à quelque quatre-vingts mètres du sol. Le long des murs, des piliers incurvés soutenaient sept balcons successifs, et donnaient à l’ensemble des allures de cage thoracique titanesque. Ce ne pouvait être qu’un monument religieux. Entre les piliers, dans des alcôves de marbre, des milliers de créatures – dont un bon tiers de Silfens – les regardaient. D’une manière singulière, l’artiste avait réussi à leur conférer une grâce divine, qui surpassait de loin les représentations des prophètes humains. Tous semblaient avoir été saisis au moment précis où leur avaient été révélés les mystères et les secrets de l’Univers. Derrière eux, des bas-reliefs représentaient des forêts majestueuses, des paysages exotiques illuminés par des lunes inconnues, des villes grandioses et même des scènes technologiques. Au sommet de la voûte, un mandala de bandeaux de cristal brillait plus intensément encore que le soleil de ce monde. — Nom de Dieu ! lâcha Ozzie. Dire que certains se demandaient encore si les Silfens avaient une culture tangible… Au centre de ce vaste espace se dressait un grand bassin alimenté par une fontaine d’eau bouillonnante. Il n’y avait ni autel ni rangées de bancs. En revanche, de longues tables en os et en peau avaient été dressées sur le sol de granite poli, craquelé. Derrière le bassin, il y avait un énorme âtre en pierre, surplombé par des fours en briques. Des flammes y dansaient autour d’une grille de métal. À en juger par l’odeur qui régnait dans la salle et par la suie dont étaient couvertes les briques, il devait s’agir d’une sorte de combustible à base de graisse. Plusieurs humains et extraterrestres s’activaient autour des tables, près de l’âtre, préparant le repas. La salle servait manifestement de cuisine et de réfectoire aux résidents de la Citadelle. On y débordait d’activité. La variété des espèces stupéfia Ozzie. Il y en avait au moins une douzaine. Des créatures à trois, quatre ou six pattes, d’autres qui se tortillaient et rampaient sur le sol, une qui bondissait, une autre qui était soit un jeune Raiel, soit un proche cousin. Grandes, petites, elles avaient des peaux de toutes les couleurs, des écailles, de la fourrure, des épines, des membranes huileuses. Celles qui s’embarrassaient de vêtements portaient le plus souvent une simple toge, ou encore un harnais auquel étaient suspendus de nombreux outils. Comme les statues, toutes ces créatures avaient maintenant les yeux, les narines, les oreilles ou les détecteurs de chaleur braqués sur Ozzie et Orion… Le jeune garçon quelque peu apeuré se rapprocha d’Ozzie, occupé à examiner leurs hôtes. — D’où viennent-ils tous ? demanda l’homme. Vous connaissez leur système solaire d’origine ? — Pour nous, cela n’a aucune importance, répondit Sara d’un ton péremptoire. La seule chose qui compte, c’est qu’ils soient là aujourd’hui. Pourquoi vouloir à tout prix les classer ? Ce serait un premier pas vers la ségrégation. — Qui parle de les classer ? Merde, c’est le plus grand rassemblement de créatures intelligentes que j’ai vu de ma vie. Il y a plus d’espèces représentées ici que chez l’Ange des hauteurs. Ça ne vous fait rien, à vous ? —Pour moi, cela signifie principalement que nos chances de survie sont multipliées. — Je dois savoir d’où ils viennent tous, s’ils savent quelque chose sur les Silfens… — On fera les présentations plus tard, dit Sara. Vos chambres sont par ici. Elle les précéda le long d’un des multiples couloirs qui débouchaient sur la salle. De là, on pouvait accéder à trois pièces circulaires, dont une meublée à la mode humaine. Il y avait un lit de camp et deux chaises en bois et en cuir. L’une d’entre elle avait un pied cassé et ne paraissait pas apte à supporter le poids d’un homme. Dans une autre pièce, une baignoire pleine d’eau fumante occupait la moitié de l’espace. Orion mit la main dans l’eau claire et sourit joyeusement. — Prenez votre temps pour vous préparer. Le repas du soir ne sera servi que dans deux heures. La tradition veut que les nouveaux arrivants nous racontent leur histoire et nous donnent des nouvelles de leur coin de galaxie d’origine. — Je m’en chargerai, dit Ozzie. — Bien, fit-elle, néanmoins troublée. Vous n’allez pas vous précipiter dehors à la recherche d’un chemin, pas vrai ? Beaucoup ont essayé avant vous. Prenez au moins le temps d’apprendre comment nous vivons ici. — Bien sûr. Nous ne sommes pas stupides. Mais nous partirons dès que nous serons prêts. — Eh bien, bonne chance. La veille du départ étaient prévus une douzaine de grands dîners, de bals et autres galas. Mais seul l’un d’entre eux comptait vraiment, à savoir celui organisé par la présidente de la Chambre d’Anshun, auquel assistaient la vice-présidente Elaine Doi, Nigel Sheldon et trois des femmes de son harem, Rafael Columbia, le sénateur Thompson Burnelli, Brewster Kumar, ainsi qu’une poignée de notables de la classe politique du Commonwealth. Le capitaine Wilson Kime était lui aussi de la partie. Sa voiture dut se soumettre à trois fouilles, dont un scan complet, avant de pouvoir accéder au palais de la Régence, qui servait de résidence à la présidente de la Chambre. Le soleil était en train de se coucher, quand lui et Anna passèrent sous le portique en pierre imposant. Ils furent accueillis par deux domestiques humains vêtus de redingotes couvertes de brocart doré. Le plus âgé des deux s’inclina. — Bienvenue, capitaine. La présidente reçoit ses invités dans la salle Livingstone. Je vous en prie, c’est tout droit. — Merci, répondit Wilson en prenant Anna par la main et en montant le grand escalier. Elle portait une longue robe de soirée bleu océan, ornée de boucles dorées asymétriques, ainsi qu’un collier de perles qui se mariait à merveille avec ses tatouages scintillants. On lui avait coupé les cheveux pour le voyage, mais le styliste était parvenu à y fixer des extensions temporaires constellées de platine et rehaussées par des mèches blond vénitien. L’ensemble était absolument désirable, d’autant que son parfum était capiteux à souhait. Wilson avait envie de déchirer ses vêtements et de lui faire l’amour ici, sur les pierres froides. Seul le fait qu’elle fût obligée de soulever légèrement sa robe pour monter les marches gâchait cette vision de beauté quasi parfaite. — Satanée architecture classique, marmonna-t-elle. Tandis qu’ils atteignaient le sommet des marches, une Ferrari Rion noire s’arrêta dans l’allée dans un grondement de moteur furieux. Une porte papillon s’ouvrit, et Oscar en sortit. — J’aurais dû m’en douter, dit Wilson. La voiture était superbe – une édition limitée. Elle lui plaisait énormément, et même si elle n’était plus trop de son âge, il ne put s’empêcher de se demander ce qu’elle donnait en conduite manuelle. Quoi qu’il en soit, d’un point de vue strictement mécanique, c’était une machine extraordinaire. Oscar leur fit un signe de la main et monta les marches quatre à quatre. Il embrassa Anna sur la joue. — Vous êtes superbe ce soir. — Merci. Vous aussi. Oscar portait un smoking blanc à la mode, quoique légèrement défraîchi, avec un œillet rouge à la boutonnière. Il semblait très à son aise, alors que Wilson, lui, se sentait oppressé, exactement comme le soir de la fête de fin d’année, en terminale. — Alors, on y va ? lança Oscar. Ils entrèrent dans une salle à la décoration pour le moins classique, pleine de portraits aux cadres dorés et de statues modernistes en bronze et en jade. La présidente Gilda Princess Marden salua Wilson d’une poignée de main de politicienne, ferme et assurée, et embrassa Anna sans lui effleurer la joue. Wilson prononça une banalité à propos de la terrible défaite de l’équipe nationale. La présidente en profita pour se plaindre et critiquer vertement leur buteur et supposé meilleur joueur. — Bien joué, murmura Anna, comme ils prenaient congé. Plus que cinq heures à tenir. Les grandes portes-fenêtres de la salle de réception avaient été ouvertes de façon que les invités puissent sortir sur la vaste terrasse. La cour et le jardin à la française étaient éclairés par des torches et des globes lumineux jaunes et verts accrochés tels des fruits aux arbres et aux buissons les plus gros. Plus d’une centaine d’invités vêtus d’habits élégants, colorés et plutôt légers, allaient et venaient dans le coucher de soleil doré. Les arrivistes du cru se mêlaient aux stars de l’unisphère et à de richissimes inconnus, tandis que les journalistes et les photographes officiels se tenaient à une distance respectueuse. Un groupe installé sur une petite scène placée juste devant une fontaine de Henry Wu animait la soirée. Tous les trois prirent un verre sur le plateau d’un serveur. Wilson repéra plusieurs autres membres de l’équipage. Chacun d’eux était un soleil autour duquel gravitaient de nombreux admirateurs. Tout comme lui, ils faisaient partie des moins chanceux des participants à cette mission. Les autres, d’un grade inférieur, avaient pu choisir l’endroit où ils passeraient leur dernière soirée. Personnellement, Wilson aurait préféré un événement moins officiel et plus chaleureux. — Je vois que notre illustre navigateur est là, lui dit doucement Anna dans l’oreille. Wilson et Oscar avisèrent Dudley Bose, qui se tenait sous un érable japonais roux. Il était revenu de son rajeunissement partiel sur Augusta avec une quinzaine d’années en moins. Malheureusement, sa charpente ne s’était pas adaptée à son âge cellulaire. Sa peau pendait autour de son cou, ses cheveux hésitaient entre le noir et le gris, et son ventre mou retombait par-dessus la ceinture de son smoking. Il racontait des histoires à un public de dignitaires locaux. Sa femme était là aussi, qui riait comme si elle entendait ces anecdotes pour la première fois. — Rappelez-moi pourquoi ce type vient avec nous, demanda Oscar. — Parce que personne ne connaît mieux les Dyson que lui, répondit modestement Anna. — Ah, oui, c’est vrai. Je me disais bien qu’il y avait une raison… Wilson fit de son mieux pour ne pas froncer les sourcils. Pour la énième fois, il regretta de n’avoir pu maintenir les politiciens à l’écart de sa mission. Bose n’avait pas passé la moitié des tests qui avaient été imposés au reste de l’équipage. Son entraînement avait été des plus sommaires. Accepter cet astronome à bord de Seconde Chance était certainement une erreur, mais au moins cela avait-il le mérite d’occuper les journalistes. Il vit Nigel Sheldon en pleine conversation avec la vice-présidente et plusieurs autres membres du Conseil de l’exoprotection. En allant les rejoindre, il se rendit compte que la jeune femme qui se tenait à côté de Sheldon, et que celui-ci tenait par l’épaule, n’était autre que Tu Lee, leur officier spécialisé dans l’hyperespace. Sa silhouette fine était drapée dans une minuscule robe noire qui, avec ses cheveux corbeau coupés très court, lui donnait des airs de lutin sexy. — Capitaine ! le salua joyeusement Nigel. Vous connaissez déjà Elaine… Wilson sourit poliment à la vice-présidente. Farndale avait choisi de soutenir la campagne de son rival, et Elaine Doi le savait pertinemment. — Aucun problème de dernière minute ? demanda Nigel. — Non. Tout se passe exactement comme prévu. — Nous avons atteint 2.5 années-lumière par heure lors de notre dernier vol d’essai, annonça Tu Lee. C’est ce que nous espérions. Nous sommes prêts pour le grand jour. — Regardez comme elle est belle ! dit Nigel en souriant fièrement. Et brillante ! — Arrête donc ! lui lança-t-elle avec un regard assassin. —Tu Lee est mon arrière-arrière-arrière-petite-fille, dit Nigel à Wilson. Quatre générations, vous vous rendez compte ? Les liens qui nous unissent sont indestructibles. Vous ne pouvez pas m’en vouloir d’être fier d’elle ! Wilson ne se rappelait pas avoir lu ce détail dans le dossier de Tu Lee. — J’espère que vous ne m’en voulez pas, lui dit-elle en le regardant de ses grands yeux noirs. Je voulais faire mes preuves comme tout le monde. —Eh bien, vous avez réussi, répondit-il, avant de se demander furtivement pourquoi aucun membre de sa famille à lui n’avait passé la première sélection. — Une Sheldon et un Kime embarqués sur le même vol ! reprit Nigel avec un sourire malicieux. La boucle est en quelque sorte bouclée. — On dirait, dit Wilson en faisant de son mieux pour dissimuler son amertume. — J’ai cru comprendre que vous seriez particulièrement bien armés, commença Thompson Burnelli. —C’est toujours le même débat, répondit Wilson d’un ton ouvertement moqueur. Risquons-nous de choquer une espèce supérieure avec notre comportement belliqueux, ou bien nous aventurons-nous dans l’inconnu en prenant quelques précautions ? C’est une simple question de point de vue… — Étant donné les risques encourus, ils doivent avoir de quoi se défendre. — Certes, admit Thompson. Quel est votre sentiment, capitaine ? Les enveloppes sont-elles des murs défensifs érigés pour se protéger d’une espèce psychopathe dotée d’armes surpuissantes ? — Nous verrons bien quand nous y serons, répondit Wilson d’un ton doucereux. En tout cas, je n’entraînerais pas un équipage dans une pareille aventure si je n’étais pas certain de pouvoir le ramener sain et sauf. —Allez, Thompson, nous sommes supposés faire la fête, alors cessez de harceler le capitaine, intervint Nigel. — Je voulais simplement connaître son avis. Je ne suis toujours pas convaincu de la nécessité d’aller là-bas. Nombreux sont ceux qui, comme moi, pensent que nous devrions laisser ces étoiles tranquilles pendant quelques siècles encore. — Oui, dit Anna. Les Gardiens de l’individualité, par exemple. Thompson lui lança un regard noir. — Des nouvelles de ces malades ? demanda Wilson à Rafael Columbia. — Nous avons procédé à plus de deux cents arrestations. Des trafiquants pour la plupart. Quelques paramilitaires aussi. Mon inspecteur principal pense que nous aurons bientôt suffisamment d’informations pour remonter la piste des commanditaires, dit-il sans avoir l’air impressionné. — Elle doit faire du bon boulot, intervint Oscar. Il n’y a pas eu le moindre incident depuis le raid. — Vous ne pensez pas plutôt que cela a quelque chose à voir avec le renforcement de la sécurité de CST ? demanda une Elaine Doi faussement innocente. Oscar, lui, leva son verre et sourit sans prêter attention à la mine déconfite de Columbia. —Oui, concéda-t-il. À quatre-vingt-dix-neuf pour cent. — Alors, nerveux ? demanda Elaine en regardant les quatre membres d’équipage. — Il serait stupide de ne pas l’être, répondit Wilson. La peur a toujours joué un rôle significatif dans les mécanismes de survie de notre espèce. L’évolution abhorre l’arrogance. — Saine attitude. J’aurais simplement aimé pouvoir communiquer avec vous. Je vais avoir du mal à supporter cette absence totale d’informations. C’est barbare, vous ne trouvez pas ? — Nos théoriciens de l’hyperespace ont encore des progrès à faire, dit Wilson avec un sourire en coin, en regardant Nigel. Nigel leva son verre mais ne mordit pas à l’hameçon. —C’est pour cela que je voulais confier cette mission à Wilson, dit-il. Comme nous ne pourrons pas nous concerter avant chaque décision, il me fallait quelqu’un de capable, un homme expérimenté, en mesure de prendre des initiatives tout seul. Mais vous auriez peut-être préféré y aller vous-même, madame la vice-présidente ? — Je suis entièrement satisfaite que cette mission vous ait été confiée, capitaine, assura Elaine Doi en se tournant vers Wilson. — Si nous avions plusieurs vaisseaux, la communication ne serait pas une question aussi cruciale, commenta Oscar. — Qui paierait ce second vaisseau ? demanda aussitôt Thompson en regardant furtivement les grands moniteurs installés au fond du jardin. On y voyait diverses images de Seconde Chance. Le vaisseau était encore fixé à la plate-forme de montage. Les parois de morphométal de cette dernière étaient ouvertes et laissaient apparaître le portail. Les échafaudages qui entouraient le navire avaient presque entièrement disparu. Seul subsistait un bras en aluminium terminé par trois griffes qui agrippaient l’arrière de l’engin. La lumière du soleil se déversait sur la section cylindrique centrale longue de quatre cents mètres. Des ombres grises s’allongeaient sur la coque immaculée, là où des trappes, des antennes, des tuyères, des grilles ou des rampes dépassaient de la mousse protectrice. La roue massive tournait lentement autour de cet axe. À l’exception de quelques rectangles noirs alignés à l’avant, elle était presque entièrement dépourvue de fenêtres. De minuscules lumières de navigation colorées clignotaient en divers points de la superstructure, seuls signes d’activité. La vue du vaisseau imposant rasséréna Wilson. Comment ne pas avoir confiance en quelque chose d’aussi massif, d’aussi solide ? — Maintenant que le navire est terminé, que les plans ont été finalisés, la construction d’un autre vaisseau reviendrait forcément moins cher, dit Nigel. CST pense effectivement mettre sur pied une flotte d’exploration. — Mais pourquoi donc ? demanda Thompson. Cette expédition-ci nous pose déjà bien assez de problèmes. Quelque chose d’étrange, voire d’extrêmement dangereux nous attend de l’autre côté. Je ne vois pas l’intérêt d’aller à la chasse aux ennuis. — Ce n’est pas ce genre d’attitude qui nous a permis d’explorer la galaxie comme nous l’avons fait, sénateur. Grâce à notre soif d’expansion et de découverte, nous sommes une société prospère. Il est de notre devoir de reculer sans cesse les barrières. —D’accord, dit simplement Thompson. Vous voulez continuer de reculer les barrières ? Faites comme bon vous semblera, mais ne comptez plus sur l’argent public. Regardez ce qui s’est produit sur Far Away. Nous avons mis des milliards dans ce projet, dans lequel le gouvernement continue de perdre des centaines de millions chaque année. Et qu’avons-nous obtenu en retour ? — Des connaissances, répondit Wilson, surpris de s’entendre prendre la défense de Far Away. — Bien peu de choses en vérité. — Dites cela aux Halgarth. Ils maîtrisent la construction des générateurs de champs de force grâce à la technologie découverte sur Marie Céleste. — Et si nous ne revenions pas ? demanda Anna. Les membres du Conseil de l’exoprotection se tournèrent vers elle et la dévisagèrent d’une façon ostensiblement scandalisée, ce qui eut pour effet de la faire sourire. —C’est une possibilité, reprit-elle. — Nous ne vous abandonnerons pas. Si nous n’avons pas d’autre choix, nous bâtirons un autre vaisseau, répondit Elaine Doi en décourageant le sénateur nord-américain d’ouvrir la bouche. — Le Conseil de l’exoprotection a prévu tous les cas de figure possibles, dit Nigel Sheldon. Plus d’autres, beaucoup moins plausibles. Comme l’a si bien précisé la vice-présidente, nous ferons tout notre possible, quelles que soient les circonstances. —Y compris s’il s’avère nécessaire d’intervenir militairement ? Cette fois-ci, même Wilson la regarda de travers. — Je ne pense pas que ce serait pertinent, répondit Rafael Columbia. — Je suis tout de même étonnée de voir que le Commonwealth fait très peu d’efforts pour renforcer ses défenses. D’autant que beaucoup pensent que les enveloppes sont en fait des barrières protectrices… — Nous y travaillons, rétorqua Columbia. La preuve, nous vous envoyons sur le terrain pour évaluer plus précisément la situation. — Et si celle-ci est mauvaise ? — Nous réagirons en conséquence. — Avec quoi ? Nous n’avons pas fait la guerre depuis trois cents ans. — Il y a dix-sept planètes isolées. Dix-sept mondes exclus du Commonwealth après une action militaire. La dernière de ces actions a eu lieu il y a vingt ans à peine. C’est triste à dire, mais notre société a l’expérience de ce genre de problème. — Vous parlez de guérillas impliquant des groupuscules nationalistes ou des fanatiques religieux. La plupart des citoyens du Commonwealth n’en ont même pas entendu parler. —Où voulez-vous en venir, exactement ? demanda Elaine Doi, qui ne parvenait plus à dissimuler son irritation. — Je dis simplement que quelques Vengeurs d’Alamo ne pourraient pas grand-chose contre une menace réellement sérieuse. — Nous le savons. Nous n’avons jamais perdu les risques de vue. Je salue d’ailleurs l’apport du capitaine Kime, dont la prudence n’a d’égal que le courage. Néanmoins, et pour être totalement réaliste, cette espèce hostile et puissante, si elle existe, ne manquera pas de s’en prendre au Commonwealth. L’orchestre se mit à jouer une valse célèbre, que Wilson ne reconnut pourtant pas. Tout le monde se tourna vers l’ouest, où une étoile particulièrement brillante se déplaçait en direction du palais. Seconde Chance avait été libéré pour décrire une orbite légèrement elliptique autour d’Anshun. Après tout, sa position exacte avait bien peu d’importance en cette époque où les trous de ver pouvaient être déplacés instantanément. Tandis que le vaisseau planait juste au-dessus de la ligne d’horizon, le soleil d’Anshun le faisait scintiller comme une pierre précieuse. Des feux d’artifice émeraude, or et carmin jaillirent bruyamment tout autour du palais pour saluer le passage du navire. Bientôt, les applaudissements des invités prestigieux retentirent dans la cour et le jardin. Un laser enveloppa Wilson d’une bulle de lumière blanche. Tous les regards se focalisèrent sur lui, et les applaudissements redoublèrent d’intensité. Il s’inclina avec élégance et invita Anna et Oscar à le rejoindre dans la lumière, tandis que les membres du Conseil et Tu Lee s’éloignaient respectueusement. À la surprise générale, Dudley Bose apparut à côté d’Oscar. L’universitaire eut un geste de victoire. Lorsque le feu d’artifice fut terminé, l’orchestre se mit à jouer une musique d’ambiance plus traditionnelle. Le buffet fut ouvert et les invités se précipitèrent à l’intérieur. Elaine Doi s’approcha de Wilson. — Capitaine, je voulais juste vous souhaiter un bon voyage 2… Même lorsque tout fut terminé, Wilson regretta d’avoir dû participer à cette cérémonie officielle. Il aurait préféré passer son dernier soir un peu plus tranquillement. Au moment – pourtant tant attendu – de l’ouverture du buffet, il en avait déjà assez. Au bout de deux heures, Oscar s’était éclipsé en compagnie d’un séduisant jeune homme. Lui-même serait volontiers parti au bras d’Anna, mais il ne pouvait pas se le permettre. Au fil des siècles, il avait oublié les désagréments de la célébrité. Il y avait néanmoins des compensations. Il était arrivé à 20 heures au complexe ; lorsqu’était venu le moment d’emprunter le portail, l’équipe dirigeante, les techniciens, l’équipe de construction, les concepteurs, le personnel médical et une centaine d’autres personnes leur faisaient une haie d’honneur. À lui ainsi qu’à ses officiers. À présent, il était assis sur le pont, prêt à partir pour un voyage qui le met-trait enfin sur un pied d’égalité avec Colomb, Armstrong, Sheldon et Isaacs. Contrairement à ce pauvre Dylan Lewis, que tout le monde avait oublié. Toutefois, force lui était d’admettre qu’il trouvait ce pont quelque peu décevant. Même le poste de pilotage d’Ulysse était plus excitant. Sans parler de ceux, pour le moins fantaisistes, des vaisseaux qui peuplaient les feuilletons de l’unisphère… Le pont de Seconde Chance se limitait à un compartiment équipé de dix consoles, dont sept seulement étaient occupées. Derrière une paroi vitrée, il pouvait voir la salle de briefing des officiers supérieurs, avec sa grande table et ses vingt chaises. Au moins y avait-il deux moniteurs holographiques haute résolution juste devant lui, moniteurs dont la partie basse était dissimulée par son petit écran personnel. D’autres erreurs de conception apparaîtraient probablement au cours du voyage… Il n’avait certes pas le temps de regarder les images transmises par les caméras extérieures. Sa vision virtuelle fonctionnait au maximum de ses capacités, et ses implants rétiniens filtraient presque toute la lumière naturelle. Aussi ne voyait-il que très indistinctement la salle derrière un mur d’icônes clignotantes. Il posa les mains sur les poignées de contact, et des doigts fantômes se matérialisèrent dans les airs, au milieu de la galaxie de graphiques et de données dans laquelle il avait l’impression de flotter. Lorsqu’il appuya sur l’icône en forme de sas avec ses doigts aux ongles chromés et jaunes, celle-ci grossit pour lui indiquer que la coque était à présent scellée. Les cuves étaient pleines, le vaisseau autonome. Il n’était relié à la plate-forme que par un câble pourvoyeur de données et un bras mécanique rétractable. —Où en est l’équipage ? demanda-t-il à Oscar. — Tout le monde est à bord et prêt. — Parfait. Pilote, veuillez activer notre champ de force et nous désengager de la plate-forme. — Oui, monsieur, répondit Jean Douvoir. Le pilote avait passé des décennies à travailler dans les usines orbitales d’Ange, guidant en apesanteur des nacelles de construction, déplaçant des sections lourdes de plusieurs centaines de tonnes avec la précision et le calme d’un oiseau de proie. Avant cela, il avait participé au développement de programmes de pilotage automatique. Son expérience et son enthousiasme faisaient de lui le candidat idéal pour ce poste. Wilson était réellement heureux d’avoir quelqu’un d’aussi compétent sous ses ordres. Une icône clignota dans son champ de vision. Un appel de Nigel Sheldon. Il accepta la communication. — Capitaine, résonna la voix de Sheldon dans toute la salle. Je suis en train de jeter un coup d’œil à votre télémétrie. Tout semble aller pour le mieux, vu d’ici. —En effet. À l’époque d’Ulysse, il avait dû subir nombre de ces conversations inutiles et stériles. Pour la postérité et pour satisfaire les médias, le plus souvent. Il voyait dans un coin de sa vision virtuelle que plus de quinze milliards de personnes s’apprêtaient à assister à leur départ. — Nous sommes prêts à partir, dit-il d’une voix sombre, pleine d’autorité, comme l’importance de l’événement le frappait enfin. Sur l’un des moniteurs holographiques, il vit les trois doigts du bras articulé lâcher l’arrière du vaisseau. Des bulles de liquide blanc argenté se dispersèrent dans le vide, scintillant dans la lumière du soleil, tandis que les soupapes se fermaient. — Avec un peu de chance, nous nous reverrons dans un an, dit Nigel Sheldon. — Alors, vivement l’année prochaine ! — Bonne chance, capitaine. Jean Douvoir alluma les petits réacteurs situés tout autour de la section arrière. Seconde Chance commença à s’éloigner du portail et de la plate-forme. L’accélération était si faible qu’elle affecta à peine le pont et sa microgravité. Les flammes turquoise qui jaillissaient des fusées se tarirent doucement. — Nous avançons à cinq mètres par seconde, annonça Jean Douvoir d’une voix manifestement amusée. — Merci, pilote, dit Wilson. Hyperréacteur, actionnez le générateur de trous de ver. —Oui, monsieur. Tu Lee non plus ne parvint pas à dissimuler son excitation. Elle donna des instructions à l’IR chargée des manipulations d’énergie complexes. Wilson demanda à son assistant de baisser l’intensité de sa vision virtuelle et lâcha les poignées de contact. Sur l’un des deux moniteurs muraux, la plate-forme rapetissait à vue d’œil. Au centre du second brillait une petite nébuleuse turquoise. Celle-ci se mit à grossir, mais aucune étoile n’y était visible. — La direction est bien programmée ? demanda-t-il. — Tu veux peut-être demander l’avis de notre astronome ? chuchota Anna. Wilson fit comme si de rien n’était et se demanda si les autres avaient entendu. — Point de sortie programmé à vingt-cinq années-lumière de Dyson Alpha, dit Oscar, dont les mains tenaient fermement les poignées de contact, tandis que ses yeux bougeaient rapidement d’une icône à l’autre. — Ouverture du trou de ver stable, capitaine, annonça Tu Lee. — Alors, allons-y ! Le nuage bleu enveloppa Seconde Chance comme des pétales se refermant pour la nuit. La liaison avec la plate-forme d’assemblage et l’unisphère s’interrompit. Les deux moniteurs muraux montraient à présent un vaisseau baigné dans un rayonnement de faibles radiations bleu nuit. Oscar désactiva les caméras et afficha le spectre gravitonique, résultat des données collectées par des senseurs placés tout autour du vaisseau et chargés de détecter les échos résonnant à l’intérieur du trou de ver. Il s’agissait en fait d’un radar de fortune, grâce auquel ils pouvaient localiser les étoiles et les planètes situées à proximité. Mais pour toute recherche approfondie, ils n’auraient d’autre solution que de sortir de l’hyperespace. Wilson se focalisa de nouveau sur sa vision virtuelle afin de vérifier l’état des systèmes primaires du vaisseau. Apparemment, tout fonctionnait à merveille. Il réduisit la puissance de ses implants rétiniens et regarda autour de lui. Les ingénieurs étaient encore en pleine communication avec l’IR, surveillant le bon déroulement des opérations, chacun se concentrant sur sa sphère de compétence. Mais tous les autres étaient déjà détendus. Wilson s’attarda un instant sur Oscar, qui s’adossa à son fauteuil d’un air satisfait. Il ne leur restait plus grand-chose à faire. À part attendre pendant cent trente jours. 13 Hoshe l’attendait dans la rue. Bien qu’on ne fût pas encore en milieu de matinée, une foule de curieux était déjà rassemblée sur le trottoir. Deux voitures de la police étaient garées à proximité. Les agents demandaient à leurs adjoints robots de dresser une barrière temporaire autour de l’immeuble de trente étages. Pendant qu’il regardait, une nouvelle camionnette officielle s’enfonça dans le parking souterrain. Son assistant virtuel l’informa de l’arrivée imminente du commissaire. Le préfet, quant à lui, avait demandé à voir le dossier. —Génial, marmonna-t-il. Cette enquête promettait de se transformer rapidement en conflit d’attributions. À présent que le gros du boulot avait été fait, tous les départements de Darklake allaient essayer d’obtenir leur part du gâteau. Une voiture banalisée s’arrêta près de lui. Paula en sortit. Elle portait une robe bleu ciel et une veste en peau. Ses cheveux noirs étaient impeccablement coiffés en arrière. Peut-être sa peau était-elle un peu plus sombre que la dernière fois qu’ils s’étaient vus, mais Treloar, la capitale d’Anshun, se trouvait sous les tropiques. Il la salua et elle lui sourit en retour. — Content de vous revoir, dit Hoshe. —De même. Désolée de vous avoir laissé vous débrouiller tout seul. — Pas de problème, mentit-il. — Je suis satisfaite de la façon dont vous avez continué l’enquête et du fait que vous m’ayez appelée. C’est très professionnel de votre part. Il désigna l’entrée du parking d’un geste de la main. — Vous allez regretter d’être venue. Pas mal de gros poissons sont déjà là, ou sur le point d’arriver. — J’ai l’habitude. En fait, dans l’état actuel des choses, j’accueille avec soulagement ces bons vieux problèmes de préséance. — Une affaire difficile ? — On pourrait penser le contraire, compte tenu du nombre impressionnant d’arrestations auquel nous avons procédé, répondit-elle en haussant les épaules. Mais oui, mon ennemi reste insaisissable. —C’est Holmes contre Moriarty, si je comprends bien… — J’ignorais que vous aviez lu les classiques. —C’était il y a très longtemps. J’adorais ce genre de bouquins. — Comparé à moi, Holmes avait la tâche facile… Bon, vous avez quelque chose d’intéressant pour moi ? Deux grandes camionnettes blanches de la police scientifique étaient garées à l’autre bout du parking. Divers senseurs gros comme des pavés avaient été collés sur le sol ou sur les murs. Des câbles épais couraient d’un boîtier à l’autre et s’enfonçaient dans le flanc des deux véhicules. Quelques robots s’occupaient de déplacer les senseurs dans divers coins du parking sous la direction d’officiers affairés. — On les a découverts ce matin, dit Hoshe, alors qu’ils montaient tous les deux à l’arrière de la camionnette principale. L’intérieur était exigu et se résumait à un étroit couloir flanqué de consoles et d’appareils divers. L’air était chaud du fait de l’abondance de circuits électriques bourdonnants. Hoshe connaissait par cœur tout ce matériel. Les équipes de scientifiques supplémentaires promises par Myo n’étaient jamais venues, aussi le commissaire avait-il accepté de lui confier deux des camionnettes de la ville. Afin d’être capable de faire fonctionner ces machines, d’interpréter les résultats de leurs recherches et d’être utile à l’équipe réduite qui travaillait sur cette affaire, Hoshe s’était fait implanter les compétences idoines. Pendant des mois terribles, ils avaient passé en revue les sites qui étaient encore en construction quarante ans plus tôt. Plus le temps passait, plus ses collaborateurs en avaient marre de cette enquête stérile, plus leur tâche les épuisait. Les dernières semaines avaient été particulièrement difficiles, et, à part lui-même, tout le monde avait envie d’arrêter, y compris le commissaire. Seuls les robots continuaient encore de travailler avec un semblant d’enthousiasme. Malgré les pressions, Hoshe s’était accroché à sa liste, examinant les sites un à un, tout en caressant ses collègues et ses supérieurs dans le sens du poil pour obtenir un peu plus de temps. Leurs recherches leur avaient permis de découvrir de nombreuses choses intéressantes enfouies sous la ville, mais aucun cadavre. Jusqu’à ce matin. Paula examina l’image 3D rose projetée par le petit moniteur holographique à faible résolution. Au centre brillait une zone plus rouge, semblable à des nœuds dans du bois. — Malgré la décomposition, on reconnaît assez clairement les formes, commenta Hoshe en suivant les silhouettes du bout du doigt. Ici, c’est une tête, et là, des bras et des jambes. Les deux corps sont enfermés dans une sorte de container. On voit distinctement qu’il y a de l’air autour d’eux. — Si vous le dites. Pour moi, cela ressemble tout au plus à un test de Rorschach. Hoshe réprima un sourire. — Celui-ci est légèrement plus petit que l’autre. Nous avons donc un homme et une femme. Ça, c’était la bonne nouvelle… La mauvaise, c’est que cette boîte est à dix mètres sous le niveau du parking. Le promoteur n’a pas regardé à la dépense, mais j’ai vérifié : les dimensions des fondations respectent les normes en vigueur. — Merci beaucoup, Hoshe. — Pour le moment, nous ne sommes sûrs de rien. Un meilleur alignement des senseurs nous donnera une image plus nette, mais seul un test ADN pourrait nous confirmer leur identité. — Ce sont eux. Vous le savez comme moi. — Oui. Sauf qu’on va avoir beaucoup de mal à les sortir de là. Il va falloir creuser tout autour. Peut-être même aurons-nous besoin d’un champ de force pour consolider les fondations pendant l’opération. Ce qui impliquera d’évacuer tous les résidents. Ensuite, il faudra faire très attention à ne pas abîmer les corps. — Ne vous en faites pas. Le CICG a des équipes très expérimentées pour cela. Elles seront ici avant l’heure du déjeuner. —C’est ce que vous m’aviez dit à propos de vos scientifiques. Elle se retourna difficilement dans l’espace exigu et le regarda froidement, l’air de l’évaluer. — Je sais et je m’en excuse. C’est la première fois que je laisse tomber quelqu’un de cette manière. Cela ne se reproduira pas. Hoshe sentit qu’il était en train de rougir. Les excuses de Paula Myo lui faisaient l’effet de confessions intimes. Il donna une tape sur le moniteur pour détourner son attention. — Êtes-vous certaine que ce truc va suffire à l’inculper ? Je vous parie tout ce que vous voudrez que leurs mémoires ont été effacées. Il n’y aura donc plus aucune trace du tueur… — Faites-moi confiance, on va l’avoir. J’ai juste besoin qu’un juge nous donne un mandat. Un vacarme indescriptible retentit dans le salon. Son assistant virtuel informa Morton de l’identité des intrus. L’homme renoua la ceinture de sa robe de chambre et sortit à leur rencontre. L’inspecteur principal Myo était en train de se disputer avec son domestique, tandis que le détective Hoshe Finn y allait de ses menaces à peine voilées. Mais le majordome ne se laissait pas démonter. Son dévouement était sans bornes, et rien n’aurait pu l’impressionner. Il avait d’ailleurs été choisi pour cela. — Tout le monde se calme et respire un bon coup, intervint Morton. Que se passe-t-il donc ? reprit-il en lissant ses cheveux ébouriffés. Madame l’inspecteur principal, vous avez un problème ? — Aucun problème, répondit-elle en brandissant un petit disque de cristal. Ceci est un mandat d’arrêt. — Que me reproche-t-on ? — Double assassinat et effacement délibéré de mémoires. Devant de telles accusations, Morton eut du mal à garder son sang-froid. —C’est une putain de plaisanterie, ou quoi ? — Non, monsieur. Je ne suis pas d’humeur à plaisanter. En tant que citoyen du Commonwealth, vous avez la possibilité de garder le silence jusqu’à l’arrivée de votre avocat. À présent, veuillez vous habiller. Nous vous conduisons au commissariat pour vous y interroger. — Qu’est-ce que c’est que ces conneries ? s’exclama Morton en croisant les bras et en bombant le torse. Qui a été assassiné ? — Tara Jennifer Shaheef, votre épouse de l’époque, ainsi que Wyobie Cotal. — Putain, mais c’est moi qui vous ai dit qu’ils avaient été liquidés ! —Effectivement, et nous vous en remercions. Maintenant, habillez-vous, ou nous vous embarquons tel que vous êtes. Une Mellanie complètement nue arriva en courant dans le salon et enroula ses bras autour de Morton. — Que se passe-t-il, Morty ? Qu’est-ce qu’ils disent ? — Rien. C’est juste une bavure. Il faillit la repousser violemment, mais se retint au dernier moment et lui rendit son étreinte. — Ne t’inquiète pas, tout ira bien, ajouta-t-il. Rassurée par le contact de son amant, la jeune fille lança un regard noir aux deux officiers de police. Hoshe Finn faisait en sorte de ne pas regarder le corps nu de la jeune femme. À ce moment, une autre fille, vêtue d’un déshabillé blanc, sortit en trombe de la chambre à coucher. Sur son visage allongé et élégant se lisait un sentiment d’incrédulité teinté d’amusement. Comme si elle assistait à une scène improbable issue d’un feuilleton bon marché. —C’est quoi ce bordel ? demanda-t-elle d’une voix éraillée en caressant ses cheveux coiffés par un styliste réputé. C’était prévu, c’est ça ? Ça te fait bander de te faire attraper par les flics et enchaîner à un mur ? — Non, répondirent à l’unisson Morton et Paula. — Oh, fit-elle, déçue. — Morty n’a tué personne, affirma Mellanie, le menton levé bien haut, comme pour les mettre au défi de prouver le contraire. — Vous n’étiez même pas née lorsque ces événements se sont produits, rétorqua Paula en la regardant froidement. Mademoiselle, je vous conseille sérieusement de ne pas faire de scandale. — Tout va bien, dit Morton en serrant tendrement la fille contre lui. Mon assistant virtuel a déjà prévenu mes avocats. Je serai de retour ce soir pour le dîner. On les attaquera pour arrestation arbitraire avant que le plat principal soit servi. Mellanie leva vers lui un regard suppliant. —S’il te plaît, Morty, ne pars pas avec eux. Je t’en prie… — Il n’a pas réellement le choix, glissa Paula. — Je vais m’habiller, dit Morton en se retournant et en se dirigeant vers la salle de bains. C’est une honte ! ajouta-t-il à l’attention de Paula. Vous et moi aurions pu faire de grandes choses ensemble. Paula regarda successivement Mellanie, la fille arrogante en déshabillé blanc, puis Morton. — Je ne vois vraiment pas quoi, finit-elle par dire. La tempête qui descendait quotidiennement de la Grande Triade était passée, laissant derrière elle une vallée rafraîchie et luisante. Il y avait bien peu d’arbres sur le versant nord-ouest du massif de Dessault. La vallée était tapissée de prairies et, près de la rivière rapide s’écoulant vers le nord, de marécages. La température augmentait lentement, comme les derniers nuages s’éloignaient en direction des grandes steppes d’Iril et le sol commençait à fumer. Kazimir était sorti dès que la pluie avait cessé. C’était là, dans le village des McFoster, sur le versant ouest de la montagne, qu’il avait passé son enfance. Il s’agissait en fait d’un petit groupe compact de maisons en pierre, aux toits tapissés d’herbe parfaitement étanches, et aux grandes fenêtres constamment ouvertes de manière à laisser l’air y circuler librement. Sous un climat pareil, on passait le moins de temps possible à l’intérieur durant la journée. C’était un simple village de fermiers, un refuge parmi d’autres, où les enfants des clans pouvaient grandir tranquillement, loin de l’Institut et de l’Arpenteur. Le bétail broutait au fond de la vallée, tandis que quelques Gardiens trop âgés pour répondre à l’appel des armes entraînaient des charlemagnes. Scott et Harvey le rattrapèrent. Ensemble, ils marchèrent vers le cimetière. En chemin, d’autres villageois se joignirent à eux, et ils furent bientôt une trentaine à remonter en silence le chemin gravillonné. Ils arrivèrent devant un portail en bois enchâssé dans un mur de pierres sèches presque totalement recouvert de capucines grimpantes colorées. Le mur ceignait un cimetière en tous points similaire à ceux que l’on trouvait sur les mondes humains du Commonwealth. Les jeunes arbres plantés tout autour du périmètre étaient à présent suffisamment grands pour dispenser un peu d’ombre. Les pierres tombales avaient été taillées dans des blocs de roche locale. On tondait l’herbe régulièrement. Il y avait plusieurs bancs. Au centre s’élevait un mémorial singulier. Un énorme socle octogonal soutenait une sphère de deux mètres de diamètre en marbre rouge parfaitement poli. Des noms étaient gravés sur la partie basse des faces de l’octogone, couvrant approximativement un tiers de la surface disponible. Tout le monde se réunit autour du monument et s’inclina. — Nous sommes ici aujourd’hui pour célébrer la vie de Bruce McFoster, dit Harvey d’une voix puissante et claire. Bien qu’il ait quitté notre clan pour toujours, il ne sera oublié ni de ses parents, ni de ses amis, ni de ses compagnons d’armes. Et quand viendra pour cette planète le temps de la vengeance, il entendra les cris de réjouissance de son peuple, car ils résonneront jusqu’aux cieux. Harvey plaça un petit graveur contre le marbre du socle. L’appareil compact se mit à bourdonner et à évacuer de la poussière de roche grise, tout en gravant des motifs programmés à l’avance. — Je me rappelle ton rire, Bruce, reprit Harvey. Kazimir fit un pas en avant. — Je me rappelle la force de ton amitié, dit-il. Tu es mon frère et le resteras à jamais. Les mots avaient du mal à sortir de sa bouche déformée. Des larmes ruisselaient sur ses joues. — Je me rappelle ton opiniâtreté, cria Scott d’une voix âpre. Surtout ne change jamais, mon garçon. Une femme s’avança vers le monument. Kazimir n’entendit pas ce qu’elle dit. Le bébé que Samantha portait dans ses bras se mit à pleurer bruyamment, comme s’il comprenait ce qui était en train de se passer, comme s’il savait qu’il ne connaîtrait jamais son père. L’hommage dura un certain temps. Lorsque le dernier des McFoster eut prononcé un mot, le petit garçon se calma en tétant le sein de sa mère. Le ronronnement du graveur cessa. Kazimir lut le nouveau nom, puis baissa la tête, incapable d’en supporter la vue plus longtemps. Les gens se dispersèrent, le laissant seul avec Samantha. — Merci, Kaz, dit-elle calmement. Parfois, je me dis que toi et moi sommes les deux seules personnes à souffrir réellement pour lui. — Tout le monde souffre, rétorqua-t-il comme un automate. Samantha avait quelques années de plus que lui, ce qui l’avait toujours impressionné. Maintenant que Bruce n’était plus là et que le bébé était né, il se sentait encore plus mal à l’aise. Elle fit un effort pour sourire. Son fils n’avait que trois semaines, et elle semblait très fatiguée. — Tu es si gentil… Mais tout le monde le connaissait. Surtout mes sœurs des autres clans. Au moins aura-t-il marqué notre monde de son empreinte. Kazimir passa un bras autour de ses épaules et, ensemble, ils quittèrent le cimetière. — Tu sais comment tu vas l’appeler ? — Pas Bruce, en tout cas. Ce serait exagéré. Non, je l’appellerai Lennox. Le grand-père de Bruce s’appelait ainsi, tout comme un de mes oncles. — Lennox. C’est très bien. Je suppose que ses amis l’appelleront Len. — Oui, fit-elle en caressant la tête de l’enfant profondément endormi. Tu devrais trouver quelqu’un, Kaz. — Hein ? —Une compagne. Personne ne mérite d’être aussi seul. — Je vais bien, je t’assure. Et ce ne sont pas les propositions qui manquent. C’était le genre de chose qu’il aurait pu dire à Bruce. Il revit alors en esprit Andria McNowak et repensa à la promesse qu’il n’avait pas tenue. Il n’avait pas essayé de la mettre dans son lit après ce terrible raid. En fait, il ne s’était guère intéressé aux filles, depuis. Heureusement, le souvenir de Justine l’aidait à supporter ses longues nuits d’insomnie. Scott et Harvey attendaient sur le chemin. Il y avait un homme avec eux, un inconnu. Harvey lui fit signe. — On se reverra avant ton départ, n’est-ce pas ? lui demanda Samantha. — Bien sûr. Je voudrais… Enfin, si tu as besoin de quelque chose, d’aide, de quelqu’un pour s’occuper du bébé, n’hésite pas à me le demander. — Tu ne dois pas te sentir obligé… — Je veux le voir, Samantha. Et je l’aurais voulu même si Bruce était encore parmi nous. — Alors, d’accord, dit-elle en se mettant sur la pointe des pieds et en lui déposant un baiser sur la joue. Merci encore, Kaz. Tu feras un oncle formidable. Il la regarda s’en aller vers le village. Un tourbillon d’émotions confuses lui embrumait l’esprit. — Chouette fille, dit Harvey. Elle a été mon élève pendant quelque temps. — Je sais… — Je te présente Stig McSobel, le coupa Scott de sa voix éraillée. Kazimir serra la main de l’étranger, dont la poigne était impressionnante. Il pouvait le regarder dans les yeux. L’homme n’était donc pas plus grand que lui, mais ses épaules larges menaçaient de déchirer sa chemise. Il avait un peu plus de trente ans. Sa peau était plus claire que celle de Kazimir, et son visage large semblait considérer le monde avec une pointe d’amusement. — J’ai beaucoup entendu parler de toi, Kaz. Ta réputation a considérablement grandi au cours des derniers raids. Méfiant, Kazimir se tourna vers Scott et Harvey. — Vais-je avoir droit à une autre leçon ? demanda-t-il. — Sur la témérité et la vengeance ? dit Harvey. Non. Je crois que nous nous sommes bien compris. Kazimir essaya de se faufiler entre les trois hommes, mais Stig tendit un bras pour l’en empêcher, démontrant une fois de plus sa force étonnante. — J’ai besoin de jeunes gens capables de contrôler leurs émotions. Harvey ne tarit pas d’éloges sur toi. Je pense que cette cérémonie t’a servi de catharsis, que tu vas enfin pouvoir accepter la mort de ton ami, pas vrai ? — J’ai vu Bruce mourir. J’ai assisté à ses derniers instants. Je n’ai rien pu faire. — Je sais ce que tu ressens. Nous le savons tous. Ta tristesse n’a malheureusement rien d’unique. Tu es un McFoster, un guerrier. Un jour, tu mourras sous les yeux d’un ami. Son existence devra-t-elle être anéantie pour autant ? Nous avons tous le droit de vivre notre vie. Nous n’avons pas été créés uniquement pour combattre l’Arpenteur. Ce village en est la preuve. Le fils de Bruce en est la preuve. — Que puis-je faire de plus ? cria Kazimir. Il était au bord des larmes, mais il n’avait aucune envie de pleurer devant les hommes qu’il respectait le plus au monde. —Je peux me battre, oui, reprit-il. C’est ma manière à moi de contribuer à la venue de ce monde nouveau, que nous attendons tous. Et si la colère fait de moi un meilleur combattant, alors parfait. Bruce serait heureux de me voir ainsi. — Écoute ce que Stig a à te dire, mon garçon, dit Scott en lui posant la main sur le bras. Ne crains rien. Nous sommes venus te voir parce que nous nous inquiétons pour toi. Tu dois continuer de te battre, bien sûr, mais, vu l’état dans lequel tu te trouves en ce moment, tu ne réussirais qu’à te faire tuer pour rien, bêtement. Il y a d’autres façons de lutter. Des façons plus subtiles, et peut-être moins dangereuses. Alors, reste calme une minute et écoute Stig. D’accord ? Kazimir haussa les épaules, conscient d’être passé pour un idiot au sang chaud, incapable de réfléchir posément. — Oui. Bien sûr. Excusez-moi. C’est juste que…, dit-il en désignant le cimetière d’un geste ample. Aujourd’hui, vous savez… — Oui, je sais, répondit Stig. Si tu ne ressentais rien pour ton ami, tu ne serais pas un vrai membre de ton clan, mais un vulgaire serviteur de l’Arpenteur. Je respecte l’épreuve que tu es en train de traverser. — Que me voulez-vous ? — Tu sais que le vaisseau est parti. — Oui, j’en ai entendu parler. — Bradley Johansson pense que cette mission marque le début de l’attaque finale de l’Arpenteur. Que la ruine du Commonwealth est programmée. — Mais comment ? Kaz n’avait jamais compris en quoi ce vaisseau était lié à leur lutte. N’était-ce pas une simple mission d’exploration ? — La barrière érigée autour de Dyson Alpha sert à contenir un mal terrible. Johansson craint que les humains ne le libèrent. Certains des membres d’équipage sont probablement des serviteurs de l’Arpenteur. — Quel genre de mal ? — Nous l’ignorons. Mais si le Commonwealth est contraint d’entrer en guerre, il risque d’en ressortir très affaibli, aussi bien économiquement que socialement. Ce qui serait une aubaine pour l’Arpenteur, qui nous grignote déjà de l’intérieur. — Mais vous venez de le dire : le vaisseau est parti, on ne peut pas l’arrêter. — Effectivement. Mais l’Arpenteur se prépare à nous assener un coup fatal, et le temps de notre revanche est proche. Il ne nous reste probablement plus que quelques années à attendre. L’Arpenteur va revenir sur Far Away, aussi devons-nous nous tenir prêts. —C’est évident. — Bien. C’est là que tu peux intervenir. Nous devons encore importer un certain nombre d’objets nécessaires à notre mission. Malheureusement, ceux qui nous soutiennent à travers le Commonwealth sont pourchassés par les autorités corrompues. Il est devenu très difficile d’acheminer du matériel clandestinement, comme nous l’avons fait jusque-là. Ce qui signifie que nous allons devoir utiliser de nouvelles voies d’accès. J’ai voyagé dans le Commonwealth et je sais comment il fonctionne. Je dois d’ailleurs y retourner afin de venir en aide à nos alliés, mais je vais emmener avec moi une petite équipe de Gardiens dévoués. J’aimerais que tu en fasses partie. — Moi ? demanda Kazimir, choqué. La simple idée de quitter Far Away était suffisamment effrayante en soi. Quant à voyager sur des mondes dont les noms étaient presque mythiques… Mais elle était là-bas. — Pourquoi moi ? reprit-il. Je ne sais rien du Commonwealth. — Tu apprendras vite. Harvey dit que tu es vif. La vie, là-bas, est très différente d’ici, du moins superficiellement. Tu devras apprendre à te fondre dans la masse. Et puis, tu es jeune. Physiquement, tu t’adapteras sans aucune difficulté. Mais tu vas devoir travailler dur, renforcer ta musculature. Il y a les médicaments, le profilage cellulaire, bien sûr, mais cela ne suffira pas. Ton investissement personnel devra être très important. — Cela ne me fait pas peur, répondit-il sans réfléchir. — Cela veut dire oui ? — Ouais ! — Tu devras également obéir aux ordres. À mes ordres. Je ne peux pas me permettre de te laisser faire n’importe quoi. S’il est une mission qu’il n’est pas permis de compromettre, c’est bien celle-ci. C’est la raison d’être des Gardiens, le but de toute notre existence. — Je comprends. Je ne vous mettrai pas dans le pétrin. — J’en suis sûr, Kaz. Mais la décision finale reviendra à Johansson. — Quelle décision ? demanda Kazimir en lançant un regard interrogateur à Scott et Harvey. — L’entraînement physique n’est pas tout, commença ce dernier. Vous allez devoir apprendre à vous comporter comme des citoyens ordinaires du Commonwealth. J’ai promis à Stig que tu en serais capable. Alors, ne me fais pas mentir. — Jamais, mais… C’est Johansson qui décidera ? — Oui, répondit Stig. Tu le verras avant le début de l’opération. Kazimir n’en crut pas ses oreilles. Pour lui, Bradley Johansson était une sorte d’icône, de référence absolue, de géant historique. Et non quelqu’un que l’on pouvait rencontrer en chair et en os. —Bien, fit-il comme si de rien n’était. Où se trouve-t-il ? — En ce moment ? Je n’en ai aucune idée. Mais nous sommes censés le rencontrer sur la Terre. Pendant sa construction, les bulletins d’informations de l’unisphère ne parlaient que de Seconde Chance. Les détails de sa conception, les discussions acharnées sur les dessous de la décision politique qui avait conduit à démarrer le projet, les ragots sur le choix des membres de l’équipage… Tout avait été bon pour gonfler l’audience. En particulier l’épisode des Vengeurs d’Alamo. Dix-sept milliards de personnes avaient suivi son départ en direct. Après cela, le silence radio avait fait retomber la pression. Toutefois, les frustrés étaient très nombreux. De fait, les citoyens du Commonwealth n’étaient pas habitués à être coupés d’un événement aussi important. Un an à attendre, c’était beaucoup trop long. Pendant ce temps, il faudrait se contenter de feuilletons IST, de chamailleries politiciennes, de rumeurs sur les célébrités et de la Coupe, qui en était aux quarts de finale. Puis la nouvelle de l’arrestation de Morton était tombée, ainsi que le nom de celle qui était chargée de l’enquête – tout le monde se moquait de savoir qui était ce Hoshe Finn. Soudain, les trains pour Oaktier furent pleins à craquer de reporters assoiffés d’informations. Cette affaire était du pain bénit pour tous les rédacteurs en chef : une enquête menée par Paula Myo sur un crime commis quatre décennies plus tôt, un riche suspect aux amis haut placés, un parfum de scandale financier. Et puis, il y avait le sexe. L’histoire de Morton attrapant dans ses filets la jeune et belle Mellanie, en ruinant au passage sa carrière sportive, passionna instantanément un public affamé. On rechercha ses anciennes conquêtes qui, contre monnaie sonnante et trébuchante, furent invitées à raconter leur histoire. Par cinq fois, des reporters peu scrupuleux tentèrent sans succès de corrompre les officiers de la police scientifique de Darklake City afin d’obtenir des images exclusives des preuves. Quant à Tara Jennifer Shaheef et Wyobie Cotal, ils furent tellement harcelés par les journalistes qu’ils durent porter plainte. Un mois après la révélation de l’affaire, les rumeurs allaient bon train. Le premier jour du procès, la cour d’assises de Darklake était protégée par un cordon de sécurité. Impossible de s’approcher à moins d’un pâté de maisons. Un long convoi de voitures de police et de robots escorta la camionnette du prisonnier jusqu’à la cour du tribunal, sous les objectifs de dizaines de caméras accrochées à des hélicoptères. Mais le véhicule s’engouffra dans un parking et Morton demeura invisible. Les autorités judiciaires avaient choisi la salle d’audience principale, car elle venait d’être refaite à neuf – ce qui avait d’ailleurs coûté une somme astronomique. Il fallait faire bonne impression devant les caméras. Les panneaux de bois qui ceignaient la salle, les bancs des jurés, tout avait été parfaitement poli. Les longues tables réservées aux avocats avaient été cirées de frais, les murs et le plafond repeints, et l’énorme symbole de la justice nettoyé et redoré. La moindre bande polyphoto avait été changée, et le système de sonorisation vérifié et réglé avec soin. Lorsqu’ils arrivèrent ce premier matin, les cinquante journalistes tirés au sort pour assister à l’audience furent réellement impressionnés par la beauté de la salle, par la solennité du décor. L’endroit inspirait immédiatement confiance. Tous se dirent qu’on devait y rendre des décisions justes et impartiales. Les apparences étaient fondamentales, y compris pour la défense. Quand il apparut dans cette salle bondée – c’était la première fois qu’on le voyait depuis son arrestation –, Morton était vêtu d’un costume de créateur violet. Parfaitement à son aise, superbement coiffé, il avait l’air sûr de lui, quoique étonné de se retrouver dans une pareille position. Il n’avait rien du coupable qui attend fébrilement le verdict de la cour. Coupable, il l’était pourtant forcément, car Paula Myo ne se trompait jamais. Une fois atteint le banc des accusés, il s’inclina respectueusement en direction de la glace sans tain incurvée qui protégeait l’identité des jurés. Juste avant de s’asseoir, il scruta le balcon surpeuplé, trouva la personne qu’il cherchait et sourit chaleureusement. Tous les journalistes se retournèrent et braquèrent leurs implants rétiniens sur Mellanie. La jeune femme, assise au premier rang, était vêtue d’un chemisier blanc élégant et d’une veste bleu marine, qui réussissaient le prodige de mettre en valeur à la fois son innocence et son corps de rêve. Elle était l’exemple typique de la femme dévouée, qui aidait son homme à traverser de terribles épreuves. Entra alors Paula Myo. Toute de gris vêtue et chaussée de cuir noir, elle paraissait formidablement calme. Une bonne centaine de journaux télévisés différents rediffusèrent les images d’une jeune Paula de seize ans, impassible et impitoyable, assistant au procès riche d’émotions de ses parents. Comme les chaînes rafraîchissaient la mémoire des téléspectateurs, l’inspecteur principal prit place entre le procureur général, Ivor Chessel, et Hoshe Finn, dont le plus beau costume faisait presque pitié à voir à côté des vêtements à la mode des personnages principaux de cette histoire. Le juge Carmichael fit son entrée et tout le monde se leva. Morton décocha à Mellanie un sourire rassurant et confiant, capté par cinquante paires d’yeux avides. Après la lecture des chefs d’accusation, l’avocat de la défense, Howard Madoc, plaida immédiatement la relaxe, sous prétexte que l’enquête avait été faussée par l’intervention des médias. Ivor Chessel rétorqua que les pièces à conviction étaient suffisamment réelles pour que le procès pût avoir lieu. Le juge Carmichael rejeta la demande de l’avocat, et le procès put enfin commencer. Du point de vue de l’accusation, l’affaire était on ne peut plus simple. Morton était assoiffé d’argent et de pouvoir. Son mariage avec Tara Jennifer Shaheef n’était que la première étape d’un plan mûrement réfléchi. L’argent de la famille de sa femme lui avait permis de créer AquaState et de grignoter toujours plus de parts de marché. Sous sa direction rigoureuse et dynamique, la compagnie avait grossi jusqu’à son introduction en bourse. L’émission d’actions participait de son plan grandiose. Elle lui avait permis de devenir riche et d’obtenir un siège au conseil d’administration de Gansu. Après quoi, son ascension avait été exponentielle. Toutefois, sa femme de l’époque, Tara Jennifer Shaheef, donc, commençait à se lasser de leur mariage. En cas de divorce, la société aurait très certainement été démantelée, vendue, et l’argent gagné partagé entre les deux époux. Morton aurait toujours été riche, bien plus riche que dans les premiers temps de leur union, mais pas assez à son goût. Malheureusement, il était encore trop tôt pour émettre des actions, car la compagnie était trop modeste pour attirer des investisseurs. Deux ou trois années de croissance étaient encore nécessaires… — Alors, dit Ivor Chessel, qui se tenait face au banc des accusés, vous l’avez tuée. Vous vous êtes débarrassé d’un obstacle gênant, de la personne qui aurait pu ruiner tous vos plans : votre femme. En l’écartant de votre chemin, en l’envoyant vivre sur Tampico, vous étiez libre de faire d’AquaState ce que bon vous semblait. Morton lança un regard désespéré à Howard Madoc – comment pouvait-on proférer des accusations aussi ridicules et improbables ? L’avocat de la défense, une personne pleine de dignité, qui se donnait beaucoup de mal pour soigner son allure d’homme mûr aux tempes grisonnantes, secoua tristement la tête devant tant d’inepties. Le premier témoin appelé par l’accusation était le chef de la police scientifique, Sharron Hoffbrand. Elle confirma que les corps retirés des fondations de cet immeuble construit quatre décennies plus tôt étaient bien ceux de Tara Jennifer Shaheef et Wyobie Cotal. Tous les deux avaient été abattus à bout portant avec une arme défensive modifiée, et leurs mémoires effacées au moyen d’impulsions électromagnétiques. Il était difficile, après une période aussi longue, de déterminer précisément à quel moment les crimes avaient été commis, mais elle croyait pouvoir affirmer que la chose s’était produite dans une fourchette de trois jours, au milieu de la semaine où Morton était supposé se trouver à Talansee. Chessel lui demanda alors si on avait trouvé des traces d’ADN étranger sur les cadavres. — Non. Cotal était entièrement habillé. Nous avons trouvé de la poussière en quantité normale pour quelqu’un qui vit en ville, mais aucune trace d’ADN. Shaheef était nue, et nous avons trouvé des traces de savon et de parfum sur sa peau. Elle venait de prendre un bain. — Pouvez-vous dire si elle a été tuée dans son bain ? demanda Chessel. — Non, pas avec certitude. — Mais elle était dans sa baignoire juste avant de mourir ? —Oui. — Elle était donc chez elle. —C’est probable. — Merci, dit Chessel en se tournant vers le juge. Plus de question, votre honneur. Howard Madoc se leva en souriant. — Chez elle ou à l’hôtel ? Êtes-vous capable de faire la différence ? —Non, évidemment. —Ou chez un ami, peut-être ? Ou dans des bains publics ? — Oui, partout où l’on peut trouver une baignoire. — Sur Oaktier ? — Impossible à dire. — Je vois… Merci. L’accusation appela Tara Jennifer Shaheef à la barre. Elle portait un tailleur couleur lavande aux grands revers blancs et une jupe un peu trop courte. Sa coiffure bouffante et un excès de maquillage accentuaient son allure nerveuse. — Vous rappelez-vous avoir eu des ennemis, il y a quarante ans ? demanda Ivor Chessel. — Non. Je ne vivais pas ce genre de vie. Et ce n’est toujours pas le cas, d’ailleurs. — Vous n’imaginiez donc pas que quelqu’un avait envie de vous tuer ? —Non. — Êtes-vous déjà allée sur Tampico ? Vous rappelez-vous y avoir séjourné ? — Non. Je n’en avais même jamais entendu parler avant ma résurrection. — Et le cabinet Broher ? — Les avocats ? Non. J’ai entendu parler d’eux pour la première fois lorsque la compagnie d’assurances a enquêté sur ma disparition. Tara se tourna vers Howard Madoc, qui avançait lentement dans sa direction. Elle n’avait pas encore réussi à regarder Morton. —L’accusation présuppose que vous vous apprêtiez à demander le divorce, dit-il. Était-ce le cas ? — Je ne pense pas. Je ne me souviens d’aucun projet de ce genre. Toutefois, nous aurions fini par nous séparer. Notre mariage touchait à sa fin. — Est-ce la raison pour laquelle vous entreteniez une relation extraconjugale ? — Une des raisons, oui. La vie était belle. Mais elle était encore plus belle avec Wyobie. — La vie était belle, répéta un Madoc pensif. Je vois. Voyez-vous toujours Morton ? — Parfois. Je n’essaie pas de l’éviter, en tout cas ! dit-elle dans un éclat de rire. — Vous êtes donc bons amis ? — Autant que faire se peut. C’est un ex, mais il m’a soutenue après ma résurrection. Cela a été un moment pénible. Se réveiller, apprendre ce qui vous est arrivé… C’est terrible. Les thérapeutes disent que l’on met parfois toute une vie à s’en remettre. — Il est donc juste de dire qu’il n’y a aucun malaise entre vous et Morton ? demanda Madoc. — En effet. Disons que je n’avais aucune raison de le suspecter avant que toute cette affaire resurgisse. — Si vous aviez effectivement les projets que vous prête l’accusation, si vous vous apprêtiez à demander le divorce, auriez-vous exigé le démantèlement d’AquaState, sa vente et le partage de votre patrimoine, comme le prévoyait votre contrat de mariage ? — Objection, intervint Chessel. Ce ne sont que des spéculations. — Aucunement, votre honneur, rétorqua Madoc avec calme. Je demande simplement au témoin de l’accusation ce qu’il aurait fait dans des circonstances très précises. Alors que l’argumentation entière de M. le procureur repose sur ce qui se serait produit si Mme Shaheef avait pensé… et cetera. Lequel de nous deux spécule, monsieur le procureur ? — Je suis d’accord avec vous, dit le juge. L’idée que se fait le témoin de sa réaction dans de pareilles circonstances n’est pas une spéculation gratuite. Madame, répondez à la question de Me Madoc, je vous prie… — Eh bien, je… Je ne sais pas trop, bégaya-t-elle. L’argent n’a jamais été un moteur pour moi. Ma famille a toujours été là, et je n’ai jamais été dans le besoin. Je suppose que j’aurais permis à AquaState de continuer. Morton m’aurait certainement convaincue de le laisser développer la compagnie. — Vous n’éprouviez donc aucune rancœur contre votre mari ? — Non. Les mariages finissent immanquablement par se désagréger – tout le monde le sait. C’est pour cette raison que nous avions signé un contrat. Howard Madoc se donna beaucoup de mal pour ne pas sourire et narguer ses adversaires, et se rassit. Le deuxième jour vit Hoshe Finn monter au créneau. Il était toujours vêtu de son unique costume, et ses cheveux soigneusement coiffés étaient retenus en arrière par sa pince en argent préférée. Paula Myo, elle, avait opté pour une veste noire et une jupe légère en tweed, qui ne ternissaient aucunement son image de professionnelle imperturbable. Morton était plus décontracté que la veille dans sa chemise blanche partiellement déboutonnée et son gilet brodé d’or. Son avocat, soucieux de paraître élégant tout en inspirant respect et confiance, portait le même costume que le premier jour. Mellanie, dont le corps était une fois de plus mis en valeur par une robe grise moulante, les regardait et leur souriait du haut de son perchoir. — Inspecteur Finn, commença Ivor Chessel, savons-nous avec certitude si Tara Jennifer Shaheef et Wyobie Cotal se sont bien rendus sur Tampico ? — Les billets ont été achetés, et le cabinet d’avocats a été contacté. Mis à part cela, rien ne prouve qu’ils s’y sont rendus. Nous avons procédé à une enquête très approfondie, mais nous n’avons trouvé aucune trace tangible de leur passage sur cette planète. Nous croyons que cette histoire de voyage sur Tampico n’est qu’un alibi inventé par le tueur. — Un alibi ? — Pour mener son projet à bien – je parle de l’entrée en bourse de sa compagnie –, Morton avait besoin que tout le monde croie que sa femme était toujours en vie. D’où cette histoire de fuite sur un autre monde avec son amant. L’intervention du cabinet d’avocats était supposée accréditer cette version. Puis on entra dans les détails. Les méthodes utilisées durant les recherches. La vérification des archives de la police. Les résultats de l’enquête menée sur la vie de Cotal, afin de déterminer s’il avait ou non des ennemis mortels. Les bilans annuels d’AquaState. Il s’agissait de montrer que cette enquête avait été conduite avec le plus grand sérieux et que les faits seuls avaient désigné Morton comme le coupable le plus plausible. La matinée s’écoula ainsi, et la défense ne put poser ses questions qu’une fois l’après-midi venu. Howard Madoc fit dire à Hoshe Finn que l’enquête menée par la compagnie d’assurances de Cotal au moment de sa résurrection était sur le point de capoter, et que seule l’intervention de Morton avait permis de la relancer. — Le tueur aurait-il fait une chose aussi curieuse ? demanda-t-il. — Oui, car le tueur ne sait pas qu’il est le tueur, répondit Hoshe. Puisqu’il a fait nettoyer sa mémoire… — Vraiment ? — Nous avons examiné sa banque de souvenirs, mais nous n’avons trouvé aucune trace des événements. —Y avait-il un enregistrement exhaustif de la semaine qui nous intéresse ? —Quasiment exhaustif. Mais il aurait très bien pu revenir à Darklake lors d’une prétendue période de sommeil. — Vous avez examiné les souvenirs de mon client. Y avez-vous trouvé une trace d’un séjour éventuel sur Tampico ? — Non, mais s’il… — Contentez-vous de répondre à ma question, inspecteur. Vous n’avez aucune preuve que mon client ait mis en place ce fameux alibi. Pourtant – corrigez-moi si je me trompe –, la ou les personnes qui ont tué Tara Shaheef auraient eu besoin de cet alibi pour se mettre à l’abri d’une enquête policière ? —Oui. — Lors de votre enquête, avez-vous trouvé d’autres assassins potentiels, des personnes susceptibles d’en vouloir à nos deux malheureuses victimes ? —Non. Nous n’avons trouvé personne. À part Morton. — Ne peut-on imaginer que Tara et Wyobie aient malencontreusement mis le nez dans une affaire louche, dans des activités criminelles ? — Nous nous sommes effectivement posé la question, mais rien n’a pu étayer cette thèse. — Bien sûr. Si ces malfrats étaient assez malins pour mettre en place un alibi qui a tenu quarante ans, on peut raisonnablement supposer qu’ils l’étaient aussi suffisamment pour effacer leurs empreintes. En fait, si mon client n’avait pas déterré cette affaire, personne n’en aurait jamais entendu parler. Il n’a donc fait que son devoir de citoyen. Et voilà comment vous le récompensez… En élaborant une théorie branlante, en le transformant en assassin impitoyable. C’est ce que vous pensez, n’est-ce pas ? — Oui, c’est ce que je pense. — Mais où sont les faits, inspecteur ? Il n’y a aucune preuve dans votre démonstration, aucune arme ensanglantée retrouvée dans un sac en plastique. En fait, votre théorie est des plus fragiles. Je vous repose la question : pouvez-vous affirmer devant cette cour que Wyobie Cotal et Tara Jennifer Shaheef n’ont pas surpris une bande de malfrats en pleine activité criminelle et qu’ils n’ont pas été tués pour cela ? Êtes-vous certain que leur mémoire n’a pas été effacée accidentellement ? Hoshe regarda droit devant lui pendant un long moment, puis se racla la gorge et dit d’une voix monocorde: — Non, rien ne nous permet d’écarter définitivement cette thèse. La séance fut suspendue. Dans les rédactions, tous les spécialistes étaient unanimes : Howard Madoc n’avait fait qu’une bouchée de Hoshe Finn. Une part non négligeable de l’argumentation de l’accusation n’était que conjectures. Dans un cas pareil, un bon avocat devrait pouvoir se mettre le jury dans la poche. Les sondages d’opinion interactifs montraient que le public soutenait Morton de plus en plus massivement. La machine médiatique était lancée, et une majorité écrasante de téléspectateurs était persuadée que l’accusé allait s’en tirer. Chose incroyable : Paula Myo allait goûter à la défaite. Après une journée aussi riche en émotions, les taux d’audience grimpèrent en flèche. Le troisième jour, plus de trois milliards de personnes assistèrent en direct au procès. Elles virent Mellanie arriver tôt et s’installer à sa place habituelle. Ce matin-là, elle était vêtue d’un pantalon et d’un long manteau taillés dans un matériau bleu scintillant. Comme le pardessus était boutonné, le public ne pouvait pas profiter de sa veste transparente. Si l’on ajoutait à cela ses cheveux ondulés coiffés en arrière, elle inspirait des pensées peu avouables. Afin de limiter les bouffées de chaleur, Hoshe Fin portait un costume plus léger. Pour une fois, ses cheveux gominés tombaient librement sur ses épaules. À côté de lui, Paula arborait un ensemble vert foncé et une coiffure particulièrement stricte. Morton fit son entrée, accompagné par un officier de police. Son costume bleu marine, taillé pour les conseils d’administration était étudié pour renforcer son autorité naturelle et son intégrité. L’accusé paraissait sobre, concentré, et non triomphant ou méprisant. Il serra la main de Howard Madoc et s’assit, puis se releva immédiatement comme le juge Carmichael entrait dans la salle d’audience. Le moment était venu pour la défense de prendre les choses en main. Morton lui-même fut appelé à la barre. Lorsqu’il posa sa première question, Howard Madoc faisait face aux jurés invisibles. — Monsieur, vous sentez-vous capable de commettre un acte aussi ignoble que ce double meurtre ? — Je serais incapable de tuer quiconque de sang-froid. Je n’ai tué ni ma femme ni son amant. —Merci. S’ensuivit alors une longue série de questions destinées à montrer son client sous son meilleur jour. Morton était certes ambitieux, mais pas impitoyable au point de tuer pour augmenter ses bénéfices. Il avait soutenu son ex-femme lors de la difficile épreuve de la résurrection. Et puis, son ascension était de toute façon inévitable – la mort de Tara n’avait fait que l’accélérer. — Le ministère public a beaucoup insisté sur votre froideur et votre nature impitoyable. Vous considérez-vous comme un homme froid ? Morton leva les yeux vers le balcon où était assise la jeune et magnifique Mellanie. — Il faudrait demander cela aux gens qui me connais-sent bien, répondit Morton. Mais je ne pense pas être quelqu’un de froid. Howard Madoc s’inclina légèrement en direction du juge et se rassit. — Le témoin est à vous, dit ce dernier à l’intention de l’accusation. Paula Myo se leva lentement, et le silence se fit instantanément. Puis elle s’inclina et se dirigea d’un pas pesant vers la barre. Un brouhaha de chuchotis excités bouillonna dans la salle d’audience. Si Paula prenait personnellement les rênes de la contre-attaque, c’était que le cas était presque désespéré. — Le meurtre n’est plus ce qu’il était, dit-elle à Morton sur le ton léger de la conversation. On ne meurt plus vraiment, plus définitivement. On parle de perte d’intégrité physique, d’effacement de mémoire, on use d’euphémismes pour décrire ce qui est essentiellement une rupture dans la conscience. Votre corps peut être tué, mais n’importe quelle clinique du Commonwealth a la possibilité de le faire revivre en démarrant une simple procédure de résurrection. Bien sûr, on perd une ou deux décennies, mais à la fin, on est de retour pour de bon, comme si de rien n’était. Psychologiquement parlant, la vie devient beaucoup plus facile. De nombreux psychiatres sont d’accord pour dire que notre société est devenue plus stable et plus sûre grâce à cela. D’aucuns parlent de maturité… » L’assassinat n’est donc plus une affaire aussi sérieuse qu’auparavant. Au bout du compte, le tueur se contente d’éloigner sa victime de la société pendant quelques années. En fait, il ne tue plus vraiment. Surtout s’il sait que l’assurance de sa victime couvre ce genre de désagrément. Alors, pourquoi ne pas tuer quelqu’un qui risque de mettre votre plan de carrière en péril ? — Non, s’exclama Morton, c’est inacceptable. Ce ne peut pas être un acte anodin. Jamais. Le meurtre est barbare. Je ne ferai jamais une chose pareille, et je ne l’aurais jamais fait il y a quarante ans. — Pourtant, votre femme et son amant ont été assassinés… — Évidemment, dit-il en fronçant les sourcils. C’est même moi qui vous ai mis sur la piste, vous vous rappelez ? — Non. Vous vous êtes contenté de remarquer la disparition de votre femme et de noter celle de son amant. Les sentiments de malaise ne sont pas uniquement dus à nos souvenirs. Ils ne peuvent être effacés aussi facilement par une procédure légale ou illégale. Ils viennent de notre subconscient. En fait, vous sentiez qu’il y avait quelque chose de louche dans cette disparition. Morton s’appuya contre son dossier et lui lança un regard suspicieux. —L’alibi de Tampico était très bien construit, n’est-ce pas ? lui demanda-t-elle. —En effet. — Oui… Admettons que vous ne vous rappeliez pas l’avoir tuée… En fait, ni vous ni ses amis ne vous êtes jamais demandé si cette histoire était crédible. — Je ne l’ai pas tuée. Mais vous avez raison : je ne me suis jamais posé de questions. Cette histoire de départ pour Tampico n’est pas moins crédible qu’une autre. D’autant plus que j’ai été contacté par un cabinet d’avocats. — Revoyons cela depuis le début : vous êtes revenu de votre conférence à Talansee, vous avez découvert votre appartement vidé de toutes les affaires ayant appartenu à votre femme, ainsi qu’un mot des avocats vous disant qu’elle était partie pour de bon… —C’est exact. — Et il n’en a pas fallu plus pour vous convaincre. — J’ai été surpris et choqué – c’était plutôt inattendu de sa part. Mais je ne me suis pas méfié. — Vous étiez au courant de ses aventures ? — Oui. Elle en a eu plusieurs. Notre contrat de mariage ne les interdisait pas. J’ai moi-même eu deux ou trois aventures extraconjugales. Je suis un homme comme les autres, pas une machine dénuée de sentiments. — Avez-vous discuté les termes du divorce ? — Non. Tout était prévu à l’avance dans notre contrat. Je savais très bien à quoi m’en tenir. — Et les objets pris dans votre appartement ? Vous ne souhaitiez pas en récupérer quelques-uns ? —Non. — Pourquoi cela ? Morton jeta un regard furtif à Madoc. — Tara n’a pris que ses affaires personnelles. — Vous saviez ce qui était à elle ? — Bien sûr. — Quelqu’un d’autre était-il capable de faire le tri entre vos biens communs et les autres ? Cette fois-ci, l’accusé se tourna ostensiblement vers son avocat. Il n’y comprenait plus rien. — Pardon ? dit-il. — J’ai lu les transcriptions de vos communications avec le cabinet Broher, reprit Paula. Pas un mot n’a été prononcé sur les objets disparus. Alors, dites-moi : dans un appartement où un couple marié a vécu pendant douze longues années, qui donc, à part ledit couple, pourrait faire la différence entre les biens communs et ceux qui appartiennent à l’un ou à l’autre ? Comment l’assassin a-t-il fait pour ne pas se tromper ? Morton était complètement déstabilisé et incrédule. Il ouvrit la bouche comme pour parler, mais rien n’en sortit. — Une organisation criminelle n’aurait pas su quoi prendre pour étayer cet alibi, dit Paula. Seul un intime était en mesure de ne pas se tromper. En fait, seules deux personnes étaient capables de faire le tri entre tous les objets qui encombraient cet appartement : votre femme et vous. Et nous savons tous que votre ex-femme était dans l’incapacité de le faire. Morton enfouit lentement son visage dans ses mains pour masquer sa douleur et sa confusion. — Nom de Dieu, je n’ai quand même pas… ? — Si, répondit Paula en lui lançant un regard compatissant, de ceux que l’on réserve habituellement aux personnes endeuillées. Vous l’avez fait. La délibération dura trois longues heures. Peut-être parce que, comme cela se racontait sur l’unisphère, les jurés en profitèrent pour avaler un repas gargantuesque offert par le contribuable. Leur décision avait été unanime, ce qui ne surprit personne dans la salle d’audience. Une voix déformée électroniquement retentit de derrière la glace sans tain incurvée pour annoncer: —Coupable. Tout le monde y alla de son commentaire, jusqu’à ce que le juge impose le silence absolu et demande à Morton de se lever. On punissait les crimes aussi ignobles de façon très sévère, expliqua-t-il. Habituellement, la peine était égale à deux fois la durée de l’interruption de conscience. — Attendu que vous avez commis ce crime dans l’unique but de vous enrichir, je ne peux qu’abonder dans le sens de l’accusation : vous êtes un individu froid et immoral, qui considérez autrui comme un obstacle à votre propre prospérité. Obstacle que vous êtes prêt à abattre sans aucun remords. À cause de votre malveillance, Tara Jennifer Shaheef et Wyobie Cotal ont souffert d’une interruption de conscience de plusieurs décennies, aussi me vois-je contraint de vous condamner à une suspension de vie de cent vingt ans. La sentence est exécutable immédiatement. Son marteau heurta violemment la table. Tara Jennifer Shaheef bondit sur ses pieds et cria à l’intention de son ex-mari: — Espèce de fumier ! De l’autre côté de la salle, sur le balcon, une Mellanie complètement hystérique hurlait des insanités et menaçait de sauter par-dessus la balustrade pour rejoindre son infortuné amant. Dans le public, d’autres préféraient applaudir joyeusement à la vue de ce spectacle déplorable. Parangon vivant et tragi-comique de la défaite, Morton, incrédule, secouait lentement la tête comme on le conduisait hors de la salle. De concert, les reporters se tournèrent vers la table du ministère public. Hoshe Finn et Ivor Chessel se congratulaient en faisant de grands sourires. Ils étaient manifestement ravis. Paula Myo, elle, semblait ne pas se rendre compte de l’agitation qui l’entourait. Elle rassemblait soigneusement des feuilles de papier, qu’elle rangeait dans une sacoche. Puis elle empocha son ordinateur et, laissant la table parfaitement dégagée, quitta la salle sans un regard pour quiconque. 14 Ils étaient partis depuis cent vingt-neuf jours et Wilson commençait à en avoir assez, comme tous les autres membres de l’équipage. On comptait les jours, les heures et les minutes avec un mélange d’irritation et de soulagement. Étrangement, le problème résidait dans l’absence totale de pépins depuis leur départ d’Anshun. Il supposait que c’était inévitable : tant d’argent avait été injecté dans le projet que chaque élément, chaque appareil avait son système de secours. Le moindre composant était capable de supporter le double du stress qui lui était imposé par les conditions de vol. Au temps de la NASA, on appelait cela « le plaquage à l’or fin ». Tout dans Ulysse devait fonctionner correctement. Si, par malheur, un appareil était tombé en panne, trois systèmes de secours auraient pu prendre la relève. Et encore cette règle s’appliquait-elle à une époque où le contact visuel avec la Terre n’était jamais rompu, où les communications ne prenaient que quelques minutes. Le lien avec le reste de l’humanité était réel, quoique ténu, et l’équipage se sentait plus en sécurité. Tout le monde était persuadé que, si la mission tournait réellement mal, la NASA entreprendrait quelque chose pour les tirer d’affaire. Aujourd’hui, la situation était très différente, le sentiment d’isolement bien plus puissant. Même Wilson, malgré son expérience, trouvait cette solitude intimidante. Si quelque chose tournait mal alors qu’ils étaient en hyperespace, personne ne pourrait rien pour eux. Dans ces conditions, la robustesse et la fiabilité du vaisseau étaient des bénédictions. Cette mission, comprit-il, avait quelque chose de plus mature que celle d’Ulysse. Il s’agissait d’un voyage civilisé. Tout d’abord, il y avait de la gravité. Un huitième de G seulement tout autour de la roue, mais cela n’était pas négligeable. Les fluides vitaux circulaient tous dans la bonne direction et son corps lui en était reconnaissant. Et puis, il y avait la nourriture. Au lieu de sachets-repas précuits, déshydratés et efficaces, la cantine de Seconde Chance servait de vrais plats : escalope panée avec risotto aux herbes aromatiques, ou filet d’agneau avec tarte aux légumes et sauce tomate parfumée au thym. Le choix des desserts était lui aussi dangereusement appétissant. Pour le temps libre, il y avait les salles de gymnastique – pas encore de piscine, même sur ce fabuleux vaisseau –, fréquentées assidûment par tout le monde. Néanmoins, la majorité de l’équipage passait le plus clair de son temps libre immergé dans des films et autres feuilletons IST, disponibles en très grand nombre. Les programmes à caractère érotique étaient bien entendu les plus populaires, juste devant les histoires de premier amour romantique et les biographies de personnages célèbres. Wilson, quant à lui, avait passé plusieurs jours plongé dans une adaptation somptueuse de Mansfield Park3. Il avait lu le livre durant sa première vie, et était particulièrement intéressé par la structure sociétale de l’époque qu’il décrivait – les scènes de sexe lesbien étaient probablement plus nombreuses dans cette version-là. Quand il ne faisait pas d’exercice, qu’il ne se restaurait pas, qu’il ne se divertissait pas avec des programmes IST et qu’il ne travaillait pas, il était avec Anna. Même après toutes ces années, il préférait ne coucher qu’avec une seule femme à la fois. Il y avait des exceptions, bien sûr, surtout lorsqu’une relation approchait inévitablement de sa fin naturelle. Le genre de mode de vie qui prévalait dans les classes aisées et moyennement aisées du Commonwealth ne l’intéressait guère. Il n’était pas comme Nigel Sheldon, qui avait des milliers d’enfants et des dizaines de harems, et il méprisait un peu les multifamilles de Kandavu. Dans le fond, il savait qu’il était aussi vieux jeu et démodé que l’époque qui l’avait vu naître. La compagnie d’Anna lui suffisait. Par ailleurs, elle ne l’accaparait pas et se montrait joyeusement légère. En fait, leurs rapports n’avaient pas réellement changé. Sauf que, désormais, tout l’équipage était au courant. Apparemment, tout le monde s’en accommodait et personne ne jasait dans leur dos. Grâce à la nature de ce voyage, probablement. Ils étaient tous adultes et responsables. Même si cela n’avait pas été explicitement dit et décidé, Wilson avait rejeté automatiquement la candidature de tous les jeunes qui n’en étaient qu’à leur première vie. Il était convaincu que leur présence aurait été néfaste, et le déroulement du voyage l’avait conforté dans son idée. Il y avait eu tellement peu d’accrochages et de « chocs de personnalités », qu’il commençait à se dire que la présence d’un psychologue était superflue. Même maintenant, tandis qu’il attendait sur le pont que le vaisseau sorte de l’hyperespace, il n’y avait pas le moindre signe de tension autour de lui. — Aucune masse significative à moins de 100 UA, annonça Oscar. — Merci, répondit Wilson. Il jeta un coup d’œil aux moniteurs et constata par lui-même que le graphique du spectre gravitonique était aussi vierge que l’œil d’un cyclone. Ils étaient sortis de l’hyperespace à 300 UA d’une naine rouge, d’où ils avaient pu confirmer leur second point de sortie, à vingt-cinq années-lumière de Dyson Alpha. — Préparez-vous à sortir de l’hyperespace. Anna, nous avons besoin du concours de tous les senseurs principaux. —Oui, monsieur. Elle ne lui sourit même pas. Sur le pont, elle prenait son travail très au sérieux. Assise à deux fauteuils de lui, les mains posées sur ses poignées de contact, les tatouages de ses avant-bras pulsant comme des veines scintillantes, elle configurait leur équipement pour la sortie imminente. —Astrophysique ? demanda Wilson. — Prêt, répondit Tunde Sutton. Celui-ci attendait à l’arrière du pont avec Bruno Seymore et Russell Sall, deux autres officiers scientifiques. Leurs consoles, qui avaient deux fois plus de moniteurs que celles des autres, étaient capables d’afficher une énorme quantité de données. De surcroît, les trois hommes étaient équipés d’implants rétiniens ultraperfectionnés, qui leur conféraient une vision virtuelle de grande qualité. S’il y avait une anomalie quelque part dans l’espace réel, ils la localiseraient et l’analyseraient instantanément. Ils partageaient également leurs données avec le département d’astrophysique installé sur le pont supérieur, où travaillaient la plupart des spécialistes, parmi lesquels Dudley Bose. — Oscar, mettez en route les champs de force et prenez le contrôle tactique. —Oui, monsieur. Dans un coin de son champ de vision, sur un schéma simplifié, Wilson constata qu’une partie de leur énergie était détournée vers les générateurs de champs de force et les lasers atomiques. Les données rassemblées par les senseurs furent directement transmises au système de visée, même si la décision de recourir ou non à leur arsenal de missiles revenait à Wilson seul. Celui-ci déplaça ses doigts virtuels pour activer le canal de communication général. — Mesdames et messieurs, nous allons voir ce qui nous attend dehors. Tu Lee, faites-nous sortir du trou de ver, mais ne laissez pas refroidir l’hyperréacteur. Nous pourrions avoir besoin de repartir illico. Tu Lee sourit jusqu’aux oreilles. —Oui, monsieur. La brume bleue qui emplissait l’intégralité des deux moniteurs haute résolution commença à s’assombrir. Une onde de choc noire naquit en leur centre et se propagea rapidement. Bientôt, de minuscules points de lumière percèrent cette toile de fond uniforme. — Tunde ? — Rien à signaler, monsieur. Spectres électromagnétique et gravitonique vierges. Densité en particules standard. État quantique immédiat stable. Aucun retour radar. Flux de neutrinos normal. Radiations cosmiques élevées, mais pas excessives. —Senseurs, montrez-moi Dyson Alpha. Anna tourna le télescope principal dans la direction idoine et le connecta au moniteur gauche. De fines parenthèses rouges indiquaient la position de l’étoile, qui apparaissait comme un petit point rose. Dyson Bêta, elle, était à peine visible. — Apparemment, dit Anna, aucun changement ne s’est produit depuis la dernière fois. Les barrières étaient toujours intactes il y a vingt-cinq ans. — Vous notez une agitation quelconque dans les parages ? — Non, aucune activité visible. Je mets en route l’hysradar ? —Pas encore. Augmentez la ligne de base de nos senseurs. Je veux une image plus claire de la région. Astrophysique, continuez votre surveillance. Pilote, maintenez notre position. — Oui, monsieur, répondit Anna en commençant à manipuler des icônes virtuelles. Je prépare le lancement des modules d’exploration. Wilson laissa échapper un bref soupir de soulagement. Son doigt virtuel cliquait sur des icônes de façon quasi inconsciente. Sur les moniteurs de sa console défilaient des images transmises par les caméras extérieures. Chaque fois, on voyait une petite portion de la structure du vaisseau : les senseurs avant, un quartier de la roue, les fusées à plasma… Mais quel que soit l’angle de vue choisi, il n’y avait rien d’autre que le vaisseau et les étoiles lointaines. Rien. Le vide était imposant. Terrifiant. Lorsqu’il était petit garçon, Wilson adorait nager. Ses parents avaient une petite piscine, dans laquelle il se baignait tous les jours. Ce qui ne l’empêchait pas de les harceler pour qu’ils l’emmènent au centre nautique le plus proche. Les bassins y étaient beaucoup plus grands. La première fois, il avait neuf ans. Il était avec un groupe d’amis. La mère d’un copain les avait accompagnés en camionnette. Avec sa technique et son expérience, il n’avait pas peur de se jeter dans le bassin le plus long et le plus profond… De fait, il prit la tête de leur petit groupe. Lorsqu’il fut dans la partie la plus profonde de la piscine, il plongea, certain de pouvoir toucher le carrelage. Il y parvint assez facilement, ses battements de pieds le poussant vers le fond, ses oreilles se bouchant deux fois en chemin pour s’adapter à la pression. Il effleura les carreaux bleus et lisses. Les sons lui parvenaient d’une manière curieusement étouffée. Le monde semblait si lointain, filtré. À commencer par la lumière du soleil. La pression l’enserrait doucement. Il commença sa remontée. Mais alors, il comprit son erreur. Il avait inspiré assez d’air pour descendre, mais, à présent, ses poumons le brûlaient. Ses muscles étaient pris de mouvements convulsifs, tandis que le besoin d’oxygène se faisait de plus en plus pressant. Il se mit à agripper désespérément l’eau, ce qui ne fit rien pour accélérer sa lente ascension. Il avait besoin d’air. Plus que tout au monde. Sa poitrine commença de se gonfler pour inspirer cet oxygène tant désiré. Wilson sentit l’eau remonter dans ses narines, telle une créature vicieuse et rampante. Il comprit aussitôt que, s’il continuait comme cela, il se noierait. Son corps redoubla d’efforts, luttant pour sa survie. Simultanément, il parvint à contrôler le réflexe de ses poumons et stoppa la contraction de son diaphragme. De façon presque miraculeuse, il creva la surface du bassin avant d’avoir rempli de liquide sa cage thoracique. Alors seulement, il inspira profondément, savourant cet air si pur et si frais, pleurant sans retenue devant l’énormité de ce qui avait failli lui arriver. Pendant un long moment, il resta accroché au bord du bassin à attendre que ses membres cessent de trembler de façon incontrôlée. Finalement, il se ressaisit et rejoignit ses amis, à qui il ne raconta jamais ce qui s’était produit. Jamais il n’avait eu aussi peur que ce jour-là. Pas même lors des combats auxquels il avait participé lorsqu’il était dans l’armée de l’air. Aucun sentiment n’avait jamais surpassé l’intensité de cette terreur. Jusqu’à aujourd’hui. Car ce même malaise moite était en train de s’emparer de lui, alors qu’il réalisait brutalement qu’il était loin de tout. Il tenta de se concentrer sur ses vieux exercices de respiration, pour calmer son corps avant l’apparition de tremblements visibles. — Modules désengagés, annonça Anna. — Bien. Merci, répliqua-t-il d’un ton un peu trop brusque. Sa main virtuelle arrêta de faire défiler les images des différentes caméras extérieures, et il se focalisa sur les résultats des modules. Il devait prendre les choses en main pour éloigner son esprit du néant qui l’entourait. Ses exercices portèrent leurs fruits, et son rythme cardiaque se calma. Malheureusement, il ne pouvait rien contre les gouttes de sueur glacée qui perlaient sur son front. Un message écrit apparut dans sa vision virtuelle : Tu te sens bien ? Il s’agissait d’Anna. Oui, répondit-il. Il ne regarda pas dans sa direction. Tout le monde était absorbé par sa tâche et, à part lui, personne ne semblait affecté par la situation. Il était apparemment le seul à être intimidé par l’espace interstellaire. Cela le froissa quelque peu et le motiva davantage. L’écran de sa console lui montrait la section avant de Seconde Chance. Huit rampes cylindriques équidistantes s’ouvrirent juste derrière l’arc dessiné par les senseurs. Des modules semblables à de gros insectes métallisés aux antennes dorées en jaillissaient à intervalles réguliers, scintillant dans les projecteurs du vaisseau. Leurs réacteurs ioniques s’allumèrent, crachant des flammes bleutées, les éloignant lentement de la superstructure. Reliés entre eux par des lasers et des micro-ondes, ils formèrent un cercle lâche et volèrent plusieurs heures avant d’atteindre la position prédéfinie. Lorsqu’ils furent à cinquante mille kilomètres, leurs réacteurs ioniques se remirent en marche pour les immobiliser. Alors, à l’unisson, les modules déployèrent leurs pétales protecteurs et exposèrent à l’espace interstellaire leurs instruments délicats. Disques, blocs et lunettes apparurent à l’extrémité de bras articulés et de tentacules d’électromuscles, scannant les alentours de Dyson Alpha. Les calculateurs situés sur le vaisseau mirent toutes ces données en corrélation, les combinant en une seule image d’une qualité de résolution extraordinaire dans tous les spectres possibles. À bord, tout le monde fut extrêmement déçu. Les senseurs n’avaient rien de particulier à révéler sur l’étoile et son enveloppe. Son diamètre de 29,7 UA fut confirmé. Sur le pont, on encaissa l’information dans un silence pesant. La surface de la barrière émettait des ondes infrarouges particulièrement courtes. La densité des particules à proximité de cette chose était légèrement plus faible que la moyenne, ce qui signifiait que le vent solaire ne pouvait pas la traverser. Et c’était tout. Après cinq jours d’observations diverses, à traquer une émission d’énergie non naturelle, Wilson et son équipe scientifique arrivèrent à la conclusion qu’il n’y avait aucun danger immédiat à cette distance. Le capitaine ordonna le retour des modules et le vaisseau put se rapprocher de quinze années-lumière. Lorsqu’ils émergèrent de leur trou de ver, ils répétèrent la même procédure. Les images transmises par les modules étaient plus précises mais rien n’avait changé. En se heurtant à l’enveloppe, les vents de particules formaient des tourbillons géants et des remous qui, sur le spectre électromagnétique, dessinaient des partitions semblables à des chants de baleines à peine perceptibles. Wilson leur fit faire plusieurs bonds d’une année-lumière. Chaque fois, les huit modules étaient envoyés en éclaireurs. Chaque fois, ils obtenaient une image plus précise de l’espace qui entourait l’enveloppe. Mais, sur cette dernière, ils n’apprirent rien de nouveau. — Conduisez-nous à un mois-lumière de l’enveloppe, ordonna Wilson à Tu Lee. — Oui, monsieur. — Tunde, cela nous donnera la possibilité d’utiliser l’hysradar… Qu’en pensez-vous ? L’astrophysicien haussa ostensiblement les épaules. — Nous en apprendrons beaucoup sur la nature de l’enveloppe, finit-il par répondre. Mais nous ne pourrons plus dissimuler notre présence. Oscar fixait les moniteurs muraux. Un voile bleu recouvrit rapidement le champ d’étoiles. — S’il y a quelqu’un là-bas, il est déjà au courant, dit-il. À cette distance, la signature quantique d’un trou de ver est très facilement détectable. — Ceux qui ont bâti cette barrière savaient probablement qu’elle attirerait des curieux dans notre genre, intervint Anna. Une énormité comme celle-là ne peut pas passer inaperçue très longtemps. — Nous commencerons par un scan passif, trancha Wilson. Si rien ne se passe, on utilisera l’hysradar. Un peu moins de quatre heures plus tard, Seconde Chance émergea de l’hyperespace. Cette fois, Wilson n’eut pas besoin d’ordonner le déploiement des modules. Le télescope principal du vaisseau leur offrait déjà une vision parfaite du disque. En infrarouge, il ressemblait à l’œil sinistre de quelque dragon ensommeillé. — Très faible densité en neutrinos, et virtuellement aucune émission en provenance de Dyson Alpha, annonça Bruno Seymore. Je dirai que la barrière est imperméable. À cette distance, nous devrions en être inondés. — Et la densité de particules ? demanda Wilson. —Habituelle. Pas de vent solaire en provenance de l’étoile. L’enveloppe doit convertir l’énergie qui frappe sa surface interne en rayons infrarouges. Le niveau d’émission de ces derniers confirme cette hypothèse. À condition, bien sûr, que la nature de l’étoile n’ait pas été altérée à l’intérieur. — Merci, dit Wilson en fixant intensément le cercle rouge – son angoisse l’avait totalement abandonné. Est-elle solide ? — Non, monsieur, répondit Tunde. Nous détectons le champ gravitationnel de l’étoile. Si cette chose était solide, sa masse serait au moins égale à celle d’une étoile moyenne, et probablement même supérieure. — Donc, si je comprends bien, elle bloque les neutrinos, les particules élémentaires et une grande part du spectre électromagnétique, mais pas la gravité. Nos champs de force fonctionnent-ils de cette manière ? — D’une manière similaire, répondit Tunde. Mais je suis certain que nous pourrions construire un générateur qui imiterait ces propriétés. Ce ne serait pas facile, mais… — Quelle quantité d’énergie faudrait-il pour en alimenter un de cette taille ? Tunde tressaillit presque, ce qui fit jubiler Bruno et Russell. — Un bon pourcentage de l’énergie de l’étoile. — Pouvez-vous nous dire si ce pourcentage manque ? — Pas vraiment. Pour cela, il faudrait faire des mesures à l’intérieur de l’enveloppe. — D’accord. Puisque vous captez le champ gravitationnel de l’étoile, pouvez-vous nous dire si des planètes gravitent autour d’elle ? — Non. Nous sommes encore trop loin. — Anna, y a-t-il un signe d’activité quelconque à l’extérieur de la barrière ? — Non, monsieur. Rien. Pas de communications micro-ondes, pas de lasers, pas d’émissions radars. Pas de traînées de plasma, ni même de panaches de réacteurs chimiques. Pas de trous de ver non plus. Si j’en crois nos senseurs, nous sommes seuls dans les parages. Wilson regarda Oscar du coin de l’œil. — Ça commence à ressembler très sérieusement à une relique, dit ce dernier, un peu déçu. — Très bien. Il est temps d’utiliser l’hysradar. Je veux que tout le monde soit bien attentif. Hyperréacteur, soyez prêt à nous sortir de là en cas de besoin. —Oui, monsieur. Le pont resta silencieux pendant quelques minutes, comme Anna et Tu Lee travaillaient en tandem, envoyant des ondes gravitationnelles hyperaccélérées depuis le générateur de trous de ver. —C’est inhabituel, dit finalement Tunde. Elle réfléchit les impulsions comme un miroir. C’est le signe d’une structure quantique très complexe. Mais, bon, on s’attendait plus ou moins à quelque chose de ce genre. — A-t-on réveillé quelqu’un ? demanda Wilson. Anna et les astrophysiciens secouèrent la tête de concert. — Toujours aucun signe d’activité. Mais, à cette distance, nos senseurs montrent rapidement leurs limites. Tout indice d’activité électromagnétique mettra des semaines à nous parvenir. — Je pensais plutôt à des champs quantiques ou à des déformations de l’espace-temps. — Rien pour le moment. — Parfait. Oscar ? — Nous sommes venus de très loin, dit celui-ci, et, pour le moment, nous n’avons rien vu de bien extraordinaire ou de menaçant. — Tout à fait d’accord. Néanmoins, préparez le vaisseau pour une éventuelle rencontre désagréable. Hyperespace, trouvez-nous un point de sortie à un million de kilomètres au-dessus de l’équateur de l’enveloppe. —Entendu, monsieur. Le trou de ver transperça l’espace réel dans une explosion de radiations de Cherenkov, son halo toroïdal azuré scintillant intensément. Puis il se dissipa, laissant Seconde Chance à un million de kilomètres de la surface de la barrière. De si près, la courbure de l’enveloppe était invisible. Celle-ci apparaissait comme un simple plan parfaitement plat, s’étendant à l’infini dans toutes les directions. Comme si le vaisseau avait atteint les limites de l’Univers. — Nous n’aurions pas pu la traverser, annonça Tu Lee dès qu’ils se furent stabilisés. — Que voulez-vous dire ? demanda Wilson. — La barrière bloque aussi les trous de ver. J’ai détecté pas mal d’échos d’énergie exotique pendant notre approche. Quelle que soit la nature de cette chose, elle s’étend à travers les champs quantiques. Impossible de passer au travers… — Il n’y a donc aucun moyen de la pénétrer ? demanda Wilson, incrédule. — Ni d’en sortir, ajouta Oscar. Wilson se tourna vers les astrophysiciens. — Alors, pourquoi pouvons-nous capter le champ gravitationnel de l’étoile ? — Aucune idée, avoua Tunde, décontenancé. — Le balayage de l’hysradar indique que la surface est plane et opaque, dit Anna. Aucune pénétration de neutrinos. Je n’ai jamais vu une activité aussi faible. — Quelle est son épaisseur ? — Ce critère ne s’applique qu’aux objets solides, répondit Tunde. Ceci est la manifestation d’une sorte de gouffre artificiel dans les champs quantiques. Techniquement parlant, elle n’a pas d’épaisseur, car elle n’a que deux dimensions. —OK, fit Wilson sans pouvoir détacher son regard du radar standard. Pas de vaisseau spatial dans les parages ? — Rien, dit Anna, quelque peu agacée de devoir constamment rassurer son supérieur. Pas d’échappements de fusée, pas de trous de ver. Il n’y a personne. — Entièrement d’accord, confirma Tunde. Néanmoins, ce machin fait dans les 30 UA de diamètre. C’est une taille difficile à appréhender pour l’esprit humain. De là où nous sommes, nous n’en voyons qu’une fraction infinitésimale. Il pourrait très bien y avoir une flotte de combat de la taille d’une lune à 5 UA d’ici, et nous n’en saurions rien. — Ne nous emportons pas, intervint Wilson. Nous sommes là pour examiner et analyser cette barrière de fond en comble. Alors… Pilote, maintenez-nous à cette distance. Défense, nos boucliers doivent rester déployés jusqu’à nouvel ordre. Hyperréacteur, nous devons être prêts à nous échapper en cas de pépin. Aux astrophysiciens de jouer. Je veux un balayage exhaustif. Utilisez tous les senseurs mis à votre disposition. Mais nous n’irons pas plus près pour le moment. Lorsque vous m’aurez confirmé qu’il n’y a aucun élément actif et dangereux dans le coin, j’autoriserai l’envoi d’un satellite afin d’examiner de plus près la structure de l’enveloppe. Jusque-là, on reste sur nos gardes. Il s’enfonça dans son fauteuil et regarda les données s’accumuler sur les moniteurs et dans sa vision virtuelle. Le flot de résultats grossissait chaque fois qu’un nouvel instrument de mesure était sorti de son fourreau, et semblait ne jamais devoir se tarir. Mais seule une fraction infime de ces informations signifiait quelque chose pour lui. Lui qui s’était toujours cru calé en physique… Tunde Sutton et le reste de l’équipe scientifique creusaient dans les données brutes avec un enthousiasme non dissimulé de gamins émerveillés. Wilson avait toujours pris soin de ne pas s’immiscer dans les affaires de Tunde. Mais le comportement de ce dernier et des siens laissait un peu à désirer. En fait de professeurs expérimentés et considérés, il avait plutôt l’impression d’avoir engagé des étudiants un peu trop turbulents. Ils se chamaillaient et riaient sans se soucier des autres et des contraintes sociales. Après tous ces mois de navigation, ils s’étaient enfin réveillés et se prenaient pour l’élite de l’espèce humaine. Wilson resta sur le pont deux heures de plus, puis confia le commandement à Oscar. Une heure plus tard, Anna le trouva dans la galerie d’observation avant. Il s’agissait d’un compartiment long et étroit situé vers le milieu de la roue, et dont le sol émettait une faible lumière bleutée. Elle franchit le pas de la porte, puis s’arrêta un long moment pour laisser à ses yeux le temps de s’habituer à l’obscurité. La galerie était dotée de trois grandes baies vitrées, faites d’un verre aux propriétés optiques parfaites. Elle reconnut les silhouettes de plusieurs personnes – l’enveloppe offrait un spectacle particulièrement couru. Elle s’avança jusqu’à lui. — Salut, chuchota-t-elle. —Salut. Leurs mains se trouvèrent dans la pénombre. Ils restèrent ainsi, l’un près de l’autre, à jouir de leur proximité. Anna distinguait le cylindre principal au-dessus d’eux, structure sombre et massive, illuminée par d’innombrables points de lumière. Il tournait lentement sur lui-même, révélant à chaque seconde de nouveaux senseurs. — Je ne sais même pas si je la vois réellement, murmura-t-il calmement. Je veux dire, quand j’éteins la vision infrarouge de mes implants… J’ai l’impression de deviner une sorte de nuage rouge sang, mais peut-être n’est-il présent que dans mon esprit. Pourtant, j’ai le sentiment qu’elle est devant mon nez. —À cette échelle, c’est effectivement le cas. Nous ne sommes qu’un vulgaire microbe à côté d’un ballon de basket. — Tu la vois ? — Je ne sais pas. C’était stupide de sa part, mais elle se pencha en avant et plissa les yeux. Ses implants étaient éteints, et elle avait bel et bien l’impression de distinguer une sorte de brume vermillon foncé, comme une bougie brillant au fond d’une cathédrale. — Il y a une sorte de lueur fantomatique, reprit-elle. — Mouais… Moi qui croyais avoir de bons yeux. Je ferai arranger ça à mon prochain rajeunissement. Il agita la main devant son visage en espérant voir ses doigts se découper contre cette émission obscure. Mais il y avait trop de lumières parasites dans la galerie. — Je ne sais pas si je la vois ou non, mais en tout cas, je peux la sentir. Cette saloperie est comme un spectre errant à la limite de notre conscience. Elle me donne la chair de poule. Elle glissa son bras autour du sien. — Allez, la journée a été longue. Tu as besoin de te reposer. Il sourit et ses dents scintillèrent dans le noir. — Je suis trop fatigué, trop à plat pour discuter, dit-il en se laissant entraîner hors de la galerie. —À plat, toi ? — Ouais. On a mis un an à construire ce vaisseau. Personnellement, j’ai attendu trois cents ans que quelque chose d’aussi important se produise dans ma vie. En sortant de ce trou de ver, je voulais découvrir quelque chose de positif, d’extraordinaire. Quand je me suis posé sur Mars, il y avait toutes ces roches étranges autour de moi. C’était mystérieux et magnifique à la fois, car on ne savait rien de ce paysage. En même temps, il était possible de casser une pierre avec un marteau pour voir de quoi elle était constituée. Nous avions la technologie nécessaire pour identifier les minéraux et même deviner les conditions dans lesquelles ils avaient été créés. J’étais moi-même capable de procéder à toutes ces analyses. Comme ils étaient seuls dans le couloir, elle se mit sur la pointe des pieds et l’embrassa. — Pauvre petit garçon, murmura-t-elle. Il sourit de nouveau d’un air penaud. — Je suppose que je me suis laissé intimider, dit-il. Mais les dimensions de ce machin sont réellement impressionnantes. Je sais que je ne devrais pas réagir comme ça, mais… — Mais tu sais que tu ne peux pas la briser avec un marteau pour voir ce qu’il y a dedans. — Voilà, dit-il avant de l’embrasser à son tour. Pourtant, je suis sûr que ça me ferait du bien. Cinq jours plus tard, Wilson accepta de s’approcher à cinquante mille kilomètres de l’enveloppe. Ils utilisèrent leurs réacteurs à plasma, accélérant à un cinquantième de G, avant de tout éteindre et de se laisser dériver lentement. Les physiciens avaient hâte de voir ce qui se passerait lorsque les réacteurs projetteraient leurs gaz contre la surface de la barrière. Mais leur déception fut à la mesure de leurs espoirs, car rien de spécial ne se produisit. Des satellites positionnés à quelques centimètres de la chose virent les résidus de gaz et les particules énergétiques rebondir, tout simplement. Il n’y eut aucun transfert de chaleur ou de force. Rien. Des gigaoctets d’informations circulèrent dans les faisceaux micro-ondes qui liaient les satellites au vaisseau, nourrissant davantage la colossale banque des données réunies sur l’enveloppe. Une quantité astronomique de fichiers d’observation – négatives pour la plupart – encombraient la mémoire de l’IR. Chacun des membres de l’équipe scientifique aurait pu expliquer à Wilson ce que cette chose n’était pas. En revanche, personne ne savait ce qui l’avait générée, ni d’où elle était générée, ni même quelle était son utilité. Après tout, avait-il expliqué à Anna une nuit, ils étaient là depuis cinq jours seulement. Ils ne devraient pas s’attendre à un miracle. Le vaisseau resta suspendu au-dessus de la barrière huit jours supplémentaires, la titillant avec divers rayons et radiations, comme un gamin muni d’un bâton fouillant dans une fourmilière. Leur générateur de trous de ver tordit l’espace-temps de manières diverses et variées, mais les déferlantes se brisèrent contre la surface quasi invisible sans produire le moindre effet, sans provoquer aucune résonance. Pendant cette période, ils furent néanmoins en mesure de confirmer la présence de planètes de l’autre côté de la barrière. Selon Tunde, les données gravitationnelles démontraient qu’il y avait deux géantes gazeuses, trois petites planètes telluriques et plusieurs gros astéroïdes en orbite autour de l’étoile. Il remonta même grandement le moral de ses collègues en leur révélant que l’une d’elles était susceptible d’abriter la vie. En effet, elle se trouvait juste assez loin de Dyson Alpha pour permettre à des formes de vie basées sur le carbone d’y prospérer, à condition bien évidemment d’être pourvue d’une atmosphère favorable et d’une bonne quantité d’eau. Finalement, sans aucune raison scientifique valable, Wilson autorisa McClain Gilbert à s’approcher tout près de l’enveloppe. Le voyage avait été très long, et l’équipage commençait à s’impatienter. Tout comme Wilson, Mac s’attendait à découvrir quelque chose d’un peu plus substantiel. Envoyer l’un des leurs là-bas pour examiner cette chose de près devrait permettre d’évacuer le tropplein de tension qui s’était accumulé ces derniers jours. Tout le vaisseau avait les yeux rivés sur la petite navette, qui sortait de son hangar situé dans un repli de la superstructure. Il s’agissait d’une simple capsule sphérique propulsée par deux fusées à plasma et capable d’accueillir une quinzaine de personnes. Avec son faible rayon d’action et son autonomie de dix jours, elle était justement destinée à ce type de sortie scientifique. Bien qu’elle ne fût pas en mesure de pénétrer une atmosphère dense, elle était suffisamment bien équipée pour se poser sur une lune ou, mieux encore, aborder un vaisseau extraterrestre, une station spatiale ou, avec un peu de chance, un générateur d’enveloppes… Presque tous les membres de l’équipage s’étaient portés volontaires pour accompagner Mac, y compris un Dudley Bose très en voix, mais Wilson avait décidé depuis longtemps que seuls un pilote supplémentaire et un ingénieur seraient de la partie. Comme la navette jouait automatiquement de ses rétrofusées chimiques pour se stabiliser à une centaine de mètres de la barrière, Mac se faufilait avec circonspection dans son sas étroit. La doublure de sa combinaison était parfaitement ajustée mais lui laissait une liberté de mouvements totale. Par-dessus, il portait un vêtement thermorégulateur tissé dans une fibre conductrice, qui évacuerait tout éventuel surplus de chaleur corporelle. Puis venait une combinaison gris pâle plus épaisse, constituée d’une protection contre les radiations et d’une couche externe censée résister aux impacts de micrométéores. Mais ce qui le rassurait réellement, c’était son générateur de champs de force individuel. D’ailleurs, si ce dernier venait à faillir, Mac était supposé foncer vers le sas le plus proche. Son casque était une bulle transparente régulatrice de chaleur, résistant aux radiations, dont le degré de transparence variait en fonction de la lumière ambiante. Grâce à des senseurs disposés tout autour de son col, il disposait d’une vision à trois cent soixante degrés. Les batteries, régulateurs de chaleur et autres systèmes de recyclage d’air étaient contenus dans un boîtier situé sur son abdomen, de même que deux ventilateurs. L’ensemble de la combinaison était contrôlable via son assistant par une série d’icônes réparties tout autour de sa vision virtuelle. Dès qu’il fut sorti du sas, il fixa un mousqueton à la grille externe du fuselage. Les cils de ses semelles adhéraient très fortement à la structure, le protégeant d’une éventuelle fausse manœuvre, potentiellement dangereuse dans le vide. Il se pencha en avant – au grand dam de son estomac – et sortit le pack de propulsion de son casier de rangement. Il s’agissait d’un sac à dos, duquel sortaient quatre becs en forme de champignon, qui crachaient du gaz froid et lui conféraient un rayon d’action de plusieurs kilomètres. Tandis qu’il fixait l’appareil sur son dos, une nouvelle série d’icônes apparut devant ses yeux. Avant de manipuler le joystick avec sa main virtuelle, il procéda à un dernier diagnostic de tous les systèmes. Maintenant qu’il était dehors et que l’ensemble de ses camarades avaient les yeux rivés sur lui, il était tenté d’appuyer sur le bouton et de foncer directement sur la barrière. Mais il se força à accomplir toutes les corvées et vérifications d’usage, actionnant ses réacteurs un à un pour rassurer tout le monde. Puis il fit le tour de la navette pour s’échauffer et annonça: — Je suis prêt. — Tout a l’air parfait. Télémétrie à cent pour cent, dit Oscar. Cette voix familière et ce ton perpétuellement amusé rassurèrent Mac. Il avait besoin d’une touche de normalité dans cette situation bizarre et intimidante. La voix l’avait accompagné sur une bonne douzaine de nouveaux mondes. Ses doigts virtuels actionnèrent le joystick, et son pack dorsal cracha de l’azote, l’éloignant de la navette. Sa vision naturelle le laissait dans l’obscurité totale. L’enveloppe aurait très bien pu se trouver à quelques centimètres ou à quelques années-lumière de lui. Son radar lui indiqua quatre-vingt-treize mètres. Il accéléra très légèrement et demanda à son assistant virtuel d’allumer les projecteurs de la navette. Instantanément, sa combinaison fut inondée de lumière et se découpa avec précision sur une toile de fond ténébreuse. Droit devant lui, les faisceaux se heurtaient à la barrière, se chevauchaient, formant un triple cercle bleu roi, se réfractant d’une manière presque trop belle pour être naturelle. Mac activa sa vision infrarouge. La moitié de l’Univers se para alors d’un habit carmin chatoyant. À présent il voyait la barrière, mais il n’avait toujours aucun moyen de juger de son éloignement. Le radar indiquait quarante mètres. Il commença à réduire sa vitesse. Les cercles dessinés par les poursuites avaient pris une teinte verdâtre sur laquelle il distingua bientôt son ombre. Il s’immobilisa à un mètre du mur et flotta un moment sans bouger. Son biomoniteur lui permettait de suivre les battements frénétiques de son cœur. L’adrénaline bourdonnait dans ses oreilles. Il leva un bras, tendit les doigts, puis se figea. Il n’avait pas demandé la permission. S’il attendait l’aval du chef pour esquisser le moindre geste, cette mission pourrait durer des semaines. S’il avait été choisi, c’était justement pour son expérience des mondes étranges. Mais c’est différent, aujourd’hui, se dit-il avec un sourire malicieux. Comme son rythme cardiaque était redevenu à peu près normal, il termina son mouvement. Ses doigts effleurèrent la surface. Pendant un instant de délire, il imagina l’enveloppe éclatant comme une vulgaire bulle de savon. Mais cela n’arriva pas, à son grand soulagement. Il s’était mis à s’éloigner imperceptiblement, repoussé par le contact. Alors il poussa son joystick vers l’avant et tendit de nouveau les bras. Cette fois-ci, ses fusées le maintinrent en place. —OK, je touche l’enveloppe. Pas de réaction apparente. On dirait une matière solide ordinaire, rien à voir avec nos champs de force. — Compris, Mac, dit Oscar. On s’attendait à moitié à ce qu’une main démoniaque jaillisse de nulle part et vous entraîne de l’autre côté. — Sympa, les mecs. — N’est-ce pas ? Ça vous dirait de faire fonctionner quelques senseurs pour nous ? — Bien sûr. Il ouvrit les étuis qui pendaient à sa ceinture et en sortit des senseurs, qu’il appliqua contre la surface mystérieuse. Malheureusement, il dut maintenir chacun d’eux en place. L’époxy qu’il avait apportée avec lui ne lui était d’aucune utilité. Les gouttelettes de colle rebondissaient simplement comme de l’eau sur du téflon. — On s’y attendait un peu, commenta Oscar. Difficile d’adhérer à du vide. Mais, bon, cela valait le coup d’essayer. — Certes. Mais j’use mes réserves de gaz un peu trop rapidement à mon goût pour plaquer ces trucs contre l’enveloppe. — On en prend note. Appliquez le détecteur mésonique. — OK. Il appliqua le cylindre court et épais sur la surface. Une fois de plus, l’idée que quelque chose se cachait peut-être derrière cette barrière lui effleura l’esprit. Il grattouillait cette enveloppe comme une souris derrière une plinthe, tandis que le chat attendait patiemment, invisible, de l’autre côté. Irrationnel, se répétait-il sans cesse. Quelque chose doit avoir noté notre présence… Il tourna la tête et regarda le champ d’étoiles par-dessus son épaule. Pendant une fraction de seconde, il eut l’impression d’être plaqué contre le mur d’un gratte-ciel, au milieu de la nuit, à une distance improbable du sol. L’horizon vertical, entre le rouge et le noir, était parfaitement droit et net. Il regarda en bas, et le même horizon s’étendait sous ses bottes. Un esprit humain n’était tout simplement pas capable d’appréhender la taille de cet artefact. Quiconque avait érigé cette barrière devait avoir un intellect infiniment supérieur au sien. Défense ? Confinement ? L’équipage était partagé. Quatre-vingts/vingt. Quoi qu’il en fût, cette équation impliquait une agression. Une agression d’une dimension inimaginable pour un vulgaire cerveau humain. — Mac, vous allez bien ? demanda Oscar. Son cœur battait de nouveau la chamade. Alors, Mac se força à respirer calmement et répondit: — Oui, pas de problème. Que dois-je faire, maintenant ? — Détecteur de formes d’ondes exotiques. Tunde voudrait savoir où se trouve exactement l’origine de l’émission infrarouge. Cela devrait nous aider à définir de quelle façon la barrière interagit avec l’espace-temps. — Ça marche. Quarante minutes plus tard, il rangea le dernier senseur dans sa ceinture et fit demi-tour. Les physiciens étaient satisfaits des résultats obtenus. Ils avaient fait un pas de plus vers la compréhension de cette chose. En revanche, personne n’était encore capable de dire ce qui l’avait générée, ni pourquoi elle se dressait là, devant eux. Deux jours après la sortie de Mac, les directeurs des différents départements décidèrent que la mission était arrivée dans une impasse. Peut-être leur point d’observation statique y était-il pour quelque chose ? Quoi qu’il en soit, Wilson avait le sentiment de piétiner, et cela ne lui plaisait pas. — On nous a envoyés ici pour découvrir la raison d’être de l’enveloppe, dit-il d’une manière un peu sèche lors de la réunion matinale quotidienne. Tunde, je sais que votre équipe fait un superboulot, mais nous avons besoin de franchir un palier. Maintenant que vous avez identifié sa structure quantique, serait-il possible de configurer l’hyperréacteur de manière qu’il nous conduise de l’autre côté ? — Non. Personnellement, je pense qu’il n’y a aucun moyen de traverser cette barrière. Nous serions bien incapables de générer une enveloppe de ce genre, mais nous connaissons ses propriétés, et je peux vous affirmer qu’il est complètement impossible de l’ouvrir avec un trou de ver. — Et si on forçait l’entrée ? proposa Oscar. On pourrait simplement la briser dans l’espace réel… — Encore une fois, non. Absolument pas. Même si nous étions capables de déverser une quantité d’énergie suffisante contre la paroi, cela n’aurait strictement aucun effet. Parce qu’elle n’est pas physique. On ne peut ni l’endommager ni altérer sa structure, car elle n’est pas matérielle. Un jour, nous serons peut-être en mesure de manipuler les champs quantiques de façon à en déstabiliser un segment, mais ce n’est pas pour demain. Si je devais résumer la situation d’une manière un peu simpliste, je dirais que nous ne sommes même pas capables de l’égratigner. — Alors, il faut continuer à chercher, intervint Wilson. Vu les dimensions de cette chose, nos efforts seront probablement vains, mais nous devons essayer. Nous en revenons à nos deux théories originelles : offensive ou défensive ? Si la barrière est défensive, nous devrions pouvoir trouver des traces de l’assaillant quelque part. — Des traces, ou une armada tout entière ? demanda Oscar d’un ton léger. —S’ils étaient là, ils nous auraient déjà trouvés depuis longtemps, rétorqua Antonia Clarke, l’ingénieur en chef. Depuis que nous sommes arrivés, nous avons généré tellement de perturbations dans tous les spectres… Même de vulgaires satellites disséminés autour de la barrière nous auraient déjà repérés. —Peut-être, dit Tunde. En tout cas, nous n’avons détecté aucun engin d’observation. L’enveloppe est en place depuis tellement longtemps que la menace n’existe peut-être même plus. — Tellement longtemps à l’échelle humaine, le corrigea Oscar. — Bien, bien, dit Wilson en levant les mains pour empêcher une dispute d’éclater. Si les assaillants sont toujours dans les parages, notre objectif est de les trouver – de préférence sans nous faire voir, ce qui, je l’admets, est un peu trop demander. S’ils sont partis, ils ont peut-être laissé des indices derrière eux. Si l’enveloppe a été érigée pour la raison contraire, à savoir pour emprisonner ceux qui vivent dans ce système, alors, il y a de grandes chances pour que nous tombions sur ses bâtisseurs. C’est pourquoi j’ai décidé de faire le tour de l’enveloppe. Nous nous éloignerons à 1 UA et utiliserons l’hyperréacteur à faible vitesse. En une semaine, l’hysradar devrait nous permettre de scanner cette zone en détail. Après cela, si nous n’avons rien découvert – ce qui serait le pire des scénarios –, nous irons faire un tour du côté des pôles. Il sera ensuite temps de réfléchir à la situation. — Capitaine, intervint Tunde. J’aimerais aborder la question des communications. — Quelles communications ? — Nos deux scénarios impliquent la présence d’une forme de vie intelligente à l’intérieur de la sphère. Nous pourrions peut-être tenter d’attirer l’attention de ces êtres, et peut-être même initier un dialogue. — Comment ? Je croyais que la barrière était imperméable ? — Oui, mais elle n’empêche pas la gravité d’agir. J’en ai beaucoup discuté avec Antonia… Il devrait être relativement aisé de modifier la configuration de l’hyperréacteur de façon à générer de simples ondes gravitationnelles. Si une civilisation prospère réellement à l’intérieur de la sphère, elle les détectera sans peine. Cette proposition surprit Wilson. Étant donné l’analyse faite par les scientifiques au moment de leur arrivée, il avait abandonné depuis longtemps l’idée d’entrer en contact avec qui que ce soit. — De quel ordre seraient ces modifications ? demanda-t-il. Il est hors de question de prendre des risques inconsidérés avec l’hyperréacteur… —C’est une simple question de programmation, répondit Antonia. Notre hysradar pourrait très bien émettre des ondes gravitationnelles standards. L’IR du vaisseau est capable de modifier le logiciel en une ou deux heures. — Vous avez mon feu vert. Si le tour de l’enveloppe ne donne rien, nous essaierons. Excellente idée. Le deuxième jour du périple autour de la sphère, l’hysradar détecta quelque chose. Les résultats du premier scan arrivèrent peu après minuit, heure du vaisseau. Oscar était en poste sur le pont. Il ordonna l’arrêt immédiat de l’hyperréacteur et fit réveiller le capitaine. Lorsque Wilson arriva sur le pont en boutonnant sa veste et en secouant sa tête ensommeillée, les senseurs du vaisseau étaient déjà tous déployés. Une image était en train de se dessiner sur les moniteurs principaux. Il plissa les yeux, incrédule. Sur la grille vert fluorescent du radar apparaissaient les contours parfaitement détaillés d’un hémisphère jaillissant de la barrière. La chose devait faire dans les vingt-cinq mille kilomètres de diamètre. Tunde Sutton et Bruno Seymore arrivèrent à leur tour. Les yeux écarquillés, ils s’arrêtèrent derrière Wilson. — Incroyable, marmonna Bruno. Tu parles d’une mouche emprisonnée dans de l’ambre… —OK, fit Wilson, réveillé pour de bon, en s’installant derrière sa console. Qu’est-ce que c’est que ce truc ? Une planète ? — Non, monsieur, répondit Russell, tandis que, sur ses moniteurs, défilait un flot de données. On dirait une extension de la barrière elle-même. Sa surface est uniformément lisse et parfaitement hémisphérique, tout comme celle de l’enveloppe. Son champ magnétique est extrêmement puissant, bien plus que celui d’une planète standard. Mais il fluctue étrangement, comme si cette chose tournait sur elle-même. Il n’y a pas de champ gravitationnel… Pourtant, les senseurs détectent des émissions d’ondes gravitationnelles. Elles sont régulières, mais pas synchronisées avec les variations magnétiques. C’est très étrange. Wilson se tourna vers Tunde, qui venait de s’asseoir derrière sa console. L’astrophysicien avait l’air complètement perdu. — Un signal ? demanda Wilson. — Je ne sais pas. — La séquence ne varie pas, reprit Russell. Si c’est un signal, il ne dit pas grand-chose. — Vous savez d’où viennent les impulsions ? — Apparemment de l’intérieur de l’hémisphère. Mais le point d’émission semble se déplacer. — Bien. Autre chose ? — Aucune émission infrarouge, dit Russel en désignant du menton les grands moniteurs, qui affichaient une surface carmin uniforme, dans laquelle avait été découpé un disque noir régulier. Attendez ! Il y a quelque chose à son sommet, reprit-il d’une voix haut perchée. Le point culminant n’est pas incurvé, mais plat. À moins que… un cratère… une ouverture ! Oui, il s’agit d’une ouverture ! — Exact, confirma Bruno avec un sourire éclatant. Légère émission de photons. De la lumière. Une longueur d’onde à peine supérieure à celle des ultraviolets. Ce ne sont pas des infrarouges comme sur le reste de la barrière. Il se pourrait que ce soit une ouverture. Wilson et Oscar échangèrent un regard interloqué. —Bon, fit le capitaine. Calmons-nous. Je veux des faits, pas des spéculations. Braquez le télescope principal sur cette zone. Oscar, à quelle distance sommes-nous de cette chose ? —À cent mille kilomètres de la barrière et soixante-dix mille de l’hémisphère. —Très bien. — On fait le point, annonça Bruno. Sur les moniteurs du pont, on voyait un anneau de lumière rouge dont la taille augmentait rapidement. Puis l’image devint noire. — Nous y sommes, dit Bruno, triomphant. Apparut alors une étincelle à peine visible, qui grandit à une vitesse exponentielle, jusqu’à prendre la forme d’un croissant couleur lavande scintillant en plein centre de l’image. — Quelle taille ? demanda Wilson. — Le trou fait dix-sept kilomètres de diamètre. — Cette longueur d’onde ne correspond pas au spectre de Dyson Alpha, dit Tunde. La lumière ne provient pas de l’étoile. Wilson ne parvenait pas à détacher son regard de cet éclat chatoyant. — Un signe quelconque d’activité, un vaisseau, des senseurs ? — Non, monsieur. — Je suppose que vous ignorez si ce trou s’est formé lorsque nous sommes sortis de notre trou de ver… — Nous savons que le sommet était plat, mais l’écho de l’hysradar ne nous dit pas s’il y avait une ouverture. — Bien. Des recommandations ? — Envoyons une sonde à l’intérieur, proposa immédiatement Russell. — Oui, mais nous devons d’abord l’observer, le tempéra Tunde. — Tout en observant, nous pourrions envoyer un satellite juste au-dessus du trou, dit Oscar. À une distance raisonnable. Notre position actuelle nous donne un angle de vue trop réduit. Wilson fut un peu surpris par cette dernière proposition. Il s’attendait à ce qu’Oscar se montre un peu plus circonspect. Mais l’envoi d’un satellite lui paraissait être une bonne idée, relativement raisonnable. S’il y avait quelqu’un à l’intérieur, il devait déjà être au courant de leur présence. — Vous avez mon aval. — Je démarre la séquence de lancement, dit Oscar en se penchant sur la console d’Anna. — Quelqu’un a-t-il une idée de ce que cette chose pourrait être ? Jean Douvoir gloussa doucement. — La Forteresse des ténèbres, où réside le Seigneur du mal, dit-il. — Merci. Quelqu’un a une autre idée ? — Peut-être, dit Bruno. Comme tout le monde se tournait vers lui, il s’empourpra. — Bon… Ce truc est actif, pas vrai ? Quelque chose, à l’intérieur, génère des ondes gravitationnelles et des champs magnétiques – c’est ce qu’on a pu détecter. Il est également positionné sur la ligne exacte de l’équateur. D’après ce que nous disent nos senseurs, il est aussi aligné avec le plan de l’ellipse. Je ne suis pas sûr que ce soit important, mais…, dit-il en jetant un regard circulaire à l’assistance. Enfin, je me disais juste que c’était peut-être un générateur, c’est tout, le truc qui génère l’enveloppe, ou en tout cas une partie de l’enveloppe. Wilson se tourna vers Tunde et leva un sourcil interrogateur. — Je vote pour, dit ce dernier. À moins que quelqu’un ait mieux à proposer ? Bien joué, ajouta-t-il à l’attention de Bruno en levant le pouce. Oscar lança le satellite de classe Moore vingt minutes plus tard. Son moteur ionique l’éloigna du vaisseau, lui faisant décrire une courbe au-dessus du sombre hémisphère. Presque tous les moniteurs du pont affichaient les images transmises par ses caméras extérieures. Le halo violet ne révéla pas grand-chose. Aucune bête fantastique ne se tapissait à l’intérieur. Un programme d’analyse décela une fluctuation régulière de son niveau de sortie, fluctuation qui ne correspondait ni aux oscillations des ondes gravitationnelles, ni à celles du champ magnétique. Quatre heures après avoir quitté Seconde Chance, le satellite se stabilisa juste au-dessus de l’ouverture. Même avec son grossissement maximum, il ne vit rien d’autre qu’une lueur bleu nuit homogène, comme si l’hémisphère contenait un nuage fluorescent. Vingt minutes plus tard, alors que la moitié de l’équipage s’était désintéressée du phénomène, la lumière disparut purement et simplement, laissant l’ouverture complètement noire. Elle réapparut dix-huit minutes plus tard. Lorsqu’on repassait les images au ralenti et qu’on les nettoyait à l’aide d’un programme spécial, on voyait clairement que quelque chose s’était déplacé pour boucher l’ouverture. — On dirait que votre Seigneur du mal vient de cligner de l’œil, dit Oscar à Jean. Après trois jours d’observation, ils savaient que la lumière disparaissait toutes les sept heures et quinze minutes – avec une marge d’erreur de huit minutes. La durée de l’éclipse, elle, était plus constante, puisqu’elle durait un peu plus de dix-huit minutes – même si, une fois, la lumière n’était réapparue qu’au bout de trente-cinq longues minutes. Comme rien n’était sorti du trou depuis sa découverte, Wilson permit que l’on s’en approchât davantage. Un gros satellite de classe Galilée quitta sa rampe de lancement avec tout un éventail de senseurs de la dernière génération. Anna ralentit sa progression et l’immobilisa à une vingtaine de kilomètres de la surface parfaitement noire de l’hémisphère. La télémétrie lui apprit que l’appareil subissait de plein fouet les déferlantes magnétiques et électromagnétiques. Bien que le satellite fût équipé pour résister à ce genre d’environnements extrêmes – du genre de ceux que l’on trouvait autour des géantes gazeuses –, elle devait constamment surveiller ses systèmes, afin d’éviter toute surchauffe. La liaison avec le vaisseau était brouillée par d’importantes interférences, qui ne facilitaient pas l’interprétation des données recueillies. À bord du vaisseau, tout l’équipage regardait le trou apparaître, jaillir du néant tel un soleil mourant couleur lavande. L’illusion s’estompa néanmoins comme le satellite s’approchait inexorablement de la source de lumière. À l’échelle de l’enveloppe, le trou était minuscule. Puis, l’engin se retrouva au-dessus du gouffre et ralentit doucement. Le flux magnétique et les ondes gravitationnelles le faisaient tanguer comme s’il flottait au milieu de l’océan. Anna s’évertuait à compenser les vibrations, afin de faciliter la tâche des senseurs. Quatre cents kilomètres sous l’ouverture, un treillage incurvé constitué d’immenses torons sombres se dessina sur la lueur bleue qui, elle, venait de beaucoup plus loin. Enfin, les senseurs parvinrent à faire le point, et le treillage se révéla être une structure en nid-d’abeilles aux alvéoles triangulaires ou hexagonaux formant des dodécaèdres qui, du fait de la courbure des torons, s’inscrivaient dans une géométrie quasi ellipsoïde. Les trous étaient grands comme de petits pays, les alvéoles mesuraient plusieurs centaines de kilomètres de côté. La courbure de la structure et son mouvement pesant l’attestaient formellement : il s’agissait d’une sphère. Mille kilomètres sous cette dernière, il y avait une autre sphère, constituée elle aussi de poutrelles sombres, mais dont la géographie, principalement constituée de triangles et de pentagones, semblait plus régulière. Elle aussi tournait sur elle-même, mais dans une direction opposée à la première. Encore plus loin, ils devinèrent une troisième grille, dont les poutrelles longues de plusieurs milliers de kilomètres émettaient une puissante lumière indigo, lumière complétée par celle, améthyste, provenant d’une quatrième sphère invisible. La troisième semblait entourée d’une vapeur chatoyante. — Putain de bordel de merde, marmonna Wilson. Il s’attendait à voir à peu près n’importe quoi dans cette Forteresse des ténèbres, mais certainement pas une sculpture cinétique plus grosse qu’une planète. L’échelle de l’enveloppe avait déjà mis à mal ses sens assiégés, mais, là, c’était encore plus incroyable. Il ne s’agissait pas d’énergie manipulée, mais de matière solide. De la matière organisée, produite en quantités inimaginables. Pourtant, l’œuvre des créateurs de la barrière avait un côté mécanique risible. Il s’attendait presque à découvrir une boîte de vitesses contenant des engrenages et des roulements à billes gros comme des lunes. — Ces poutrelles sont-elles réellement solides ? demanda-t-il. — Impossible à dire, répondit Anna. L’environnement électromagnétique brouille le radar du satellite. — Une pareille quantité de matière s’effondrerait immanquablement sous son propre poids, dit Bruno. Pour moi, ce n’est que de l’énergie. — Pas d’accord, intervint Russell. La masse de ses sphères n’est pas si importante que cela. Et puis, leur mouvement de rotation suffit à maintenir ces bulles gonflées. — Absurde. Les conditions impliqueraient une structure en hydrogène métallique. — Et alors ? Disons que c’est de l’hydrogène métallique. À part celles qui brillent. Mais c’est plus probablement une matière qui nous est étrangère. Regardez, il n’y a aucune émission d’infrarouges. — La coquille externe est-elle complète ? demanda Oscar. Je veux dire, s’agit-il réellement d’une sphère ? Y a-t-il un autre hémisphère à l’intérieur de l’enveloppe ? — Bonne question, dit Tunde. Anna, pouvez-vous braquer le télescope de l’autre côté de ces grilles ? — Non, monsieur ! Impossible ! s’exclama-t-elle. La brume qui entoure la troisième sphère est très épaisse. C’est un peu comme essayer de transpercer la couverture nuageuse d’une géante gazeuse. — Comme de l’huile, murmura Oscar. Elle lubrifie les espaces entre les sphères, ajouta-t-il avant de voir que Tunde le regardait et de s’interrompre. Euh, c’était juste une idée comme ça… — Anna, le satellite tiendra-t-il le coup dans cet environnement ? demanda Wilson. Elle laissa échapper un long soupir et se tourna vers les deux moniteurs principaux. — A priori oui. En tout cas, jusqu’à la troisième sphère. L’espace semble dégagé jusque-là. — Alors, nous n’avons plus de temps à perdre, répondit Wilson, tandis qu’un enthousiasme non feint l’envahissait. Anna lança un second satellite de classe Galilée et le guida jusqu’à l’entrée de ce que tout le monde appelait désormais la Forteresse des ténèbres. Ensuite, elle envoya le premier à l’intérieur en utilisant le second comme relais. Comme il descendait vers la structure la plus proche, l’environnement énergétique devint de plus en plus chaotique, si bien que, rapidement, Anna renonça à essayer de compenser les turbulences. À ce train-là, elle se retrouverait à court de carburant en quelques heures. Elle laissa donc le petit appareil se débrouiller par lui-même, quitte à n’obtenir que des images floues. Tous les quatre-vingts kilomètres, elle le stabilisait brièvement, histoire de vérifier l’état des systèmes, avant de laisser les vibrations reprendre. Il n’y avait rien de notable à voir en chemin. L’espace entre l’enveloppe et la première structure était vide, au sens fort du terme. Lorsqu’il fut à mi-chemin, une poutrelle massive glissa juste en dessous du trou, éclipsant la lumière qui provenait des profondeurs de la structure. Cependant l’équipage faisait de grands progrès dans la cartographie de la première sphère et avait même entrepris d’étudier la deuxième. Il ne semblait y avoir aucune logique dans les formations en nid-d’abeilles. Cependant, il lui était désormais possible de prévoir avec précision l’heure de chaque éclipse. Tandis que le satellite se rapprochait du premier enchevêtrement de poutrelles, le radar commença à donner des résultats satisfaisants. — C’est étrange, fit remarquer Anna en stabilisant l’engin une nouvelle fois. — Un problème ? demanda Tunde. — Je me sers de la parallaxe pour confirmer la distance qui nous sépare de la première poutre, mais les résultats que j’obtiens diffèrent de ceux du radar. D’après ce dernier, elle serait plus proche de trois kilomètres. — Peut-être que cette brume perturbe la mesure de la parallaxe ? — Je ne crois pas, dit-elle en secouant la tête. Il n’y a aucune brume autour de la poutrelle. Plus le satellite s’approchait, plus l’écart entre les deux résultats augmentait. Alors, ils examinèrent les flux magnétiques et constatèrent que les lignes de force s’enroulaient comme des cyclones autour de la structure. Après une conférence improvisée et houleuse avec le reste de l’équipe scientifique, Tunde dit: — Quelle que soit sa nature, la sphère externe a des propriétés électrorépulsives. Les ondes du radar ne parviennent pas jusqu’à elle. — Serait-il possible d’envoyer le satellite à l’intérieur et de tenter un atterrissage ? demanda Wilson. — Nous ne le recommandons pas. Ses systèmes électroniques ne tiendraient pas le choc. Il vaut mieux rester à distance. Le satellite Galilée resta suspendu au-dessus de la sphère tournante pendant deux jours. Tous ses senseurs étaient déployés, afin de récolter un maximum d’informations. À bord du vaisseau, les physiciens travaillaient conjointement avec les ingénieurs à l’élaboration de sondes, qu’il serait possible d’envoyer sur une des poutrelles. Leurs systèmes utiliseraient exclusivement des circuits de communication optiques à base de lasers. La portée de leurs senseurs serait extrêmement limitée. Cependant, la simple étude des alentours immédiats devrait apporter certaines réponses à des questions primordiales. Pressé de se lancer dans l’exploration de la Forteresse, Wilson autorisa leur déploiement. Deux autres satellites furent lancés. Anna et Jean Douvoir sélectionnèrent, parmi les membres d’équipage possédant un brevet de pilote, ceux qui les aideraient à contrôler les sondes à distance. Ensemble, ils pilotèrent les deux satellites jusqu’à l’entrée et les firent descendre vers le premier enchevêtrement de poutrelles. Anna visa le centre d’un pentagone géant et, tandis que Jean s’occupait de l’engin originel flottant à quelque cinquante kilomètres de là, activa ses fusées ioniques avant de foncer tout droit vers la deuxième sphère. Comme le satellite passait à côté des poutrelles sans être sérieusement endommagé, ses systèmes procédèrent automatiquement au largage des sondes. Lorsque ces dernières eurent verrouillé leur cible, Anna récupéra les commandes du satellite. Encouragée par ce succès, elle demanda à ses assistants de faire suivre le second Galilée. Ce qu’ils firent sans aucune difficulté. Les deux engins étant parfaitement opérationnels, elle décida de pousser son exploration plus loin. Pendant ce temps, les sondes fonçaient vers leur poutrelle-cible. Les données recueillies affluaient par la liaison laser, révélant la structure énergétique de l’énorme masse. Néanmoins, le contact fut perdu deux minutes avant l’impact. D’après les physiciens du bord, la force répulsive devait avoir affecté la batterie des sondes. L’équipe mise sur pied par Anna pilotait les deux Galilée en direction de la deuxième sphère. Comme ils s’éloignaient de la première, l’intensité des turbulences magnétiques et électromagnétiques diminua. L’équipage en vint à penser que la deuxième structure était inerte. Le second satellite s’arrêta à mi-chemin entre les deux structures, laissant Anna poursuivre la route seule, en direction d’un large pentagone. En l’absence de champ magnétique, d’émissions électromagnétiques et de signature infrarouge notable, les échos radar étaient précis. — Quelque chose le ralentit, annonça Anna. La vitesse du satellite chutait de manière drastique, comme s’il venait de pénétrer dans une atmosphère. Pourtant, les senseurs moléculaires continuaient de se frotter au vide. Anna réussit à s’approcher à soixante-dix kilomètres d’une poutrelle avant que l’engin soit complètement immobilisé. Et encore lui fallait-il pousser ses fusées au maximum de leur capacité pour faire du surplace. Autrement, sa trajectoire aurait été complètement inversée. — Quelque chose le repousse, reprit-elle. Après trois jours passés à tenter d’approcher la structure à des vitesses diverses, un autre satellite arriva sur les lieux, équipé d’une rampe de lancement armée de cartouches de différents éléments inertes. Il commença à faire feu. Toutes les cartouches, quelle que fût leur composition, furent stoppées avant d’atteindre leur cible, avant d’être renvoyées vers l’extérieur à une vitesse croissante. Après étude des observations fournies par les senseurs, l’équipe de physiciens annonça sa conclusion avec enthousiasme: — De la matière à masse négative, dit Tunde à la réunion du matin. Sa force gravitationnelle est opposée à la nôtre, aussi tout objet fait de matière ordinaire sera-t-il immanquablement repoussé. Mais les satellites étaient capables de passer au centre exact de chaque trou, là où la gravité inversée était la plus faible. Ainsi, Anna réussit-elle à descendre au niveau inférieur, dans les bas-fonds scintillants qui séparaient la deuxième de la troisième sphère. Les senseurs avaient des difficultés à suivre les sortes de feux follets qui peuplaient cette région. Finalement, les physiciens décidèrent qu’il devait s’agir d’un plasma ténu et froid, enrichi par les émissions de matières exotiques venues des profondeurs et confinées dans le secteur par la masse négative située au-dessus. L’analyse de cette matière exotique se révéla pour le moins complexe. Il fallut pour cela lancer un escadron de satellites de classe Armstrong dotés d’un arsenal de senseurs complet et puissant. Ils mirent deux semaines à comprendre le schéma des tempêtes photoniques qui faisaient bouillonner le plasma entre les deux sphères. Après cela, l’équipage pensait avoir accumulé suffisamment de connaissances et d’expérience pour continuer son exploration. Lorsque le premier satellite de classe Armstrong pénétra la structure suivante, il ne trouva pas une autre sphère, mais un espace creux mesurant seize mille kilomètres de diamètre, abritant une série d’anneaux concentriques parallèles au plan de l’enveloppe. Les anneaux externes, qui formaient un ensemble de mille trois cents kilomètres de large, furent baptisés « chaîne-marguerite ». En fait, il s’agissait d’une suite de disques lenticulaires reliés les uns aux autres par un câble noir. Le plus proche était constitué d’une matière verte si lisse et si parfaite, qu’il était impossible de dire s’il tournait sur lui-même ou pas. Un autre était composé d’épais torons argentés, qui tournoyaient les uns autour des autres tels des serpents huilés. Un autre encore paraissait fait de lumière écarlate. D’autres boucles avaient un aspect plus massif et solide. Des globes, des centaines de milliers de globes formant un collier de perles en constante rotation, comparé par un officier du pont à une hélice d’ADN mystérieuse. Des étincelles : une large bande de minuscules étoiles filantes ambre et émeraude, tournant dans des directions opposées sans jamais se percuter. Il y avait également un anneau d’eau, ou en tout cas d’un liquide transparent, dont la surface était déformée par des vagues. Et, au centre de ce collier, il n’y avait rien. Une portion de ténèbres dans laquelle disparaissait la lumière. C’était le planétaire de Dieu. À la cantine, tout le monde ne parlait que de cela. Certains affirmaient que les sphères alimentaient les anneaux. D’aucuns défendaient la thèse inverse. Quoi qu’il en fût, tous étaient persuadés que la Forteresse des ténèbres était le générateur de l’enveloppe. Un à un, les satellites furent envoyés vers les anneaux. Une à une, les liaisons s’interrompirent. Le centre de la Forteresse était un maelström énergétique, un environnement trop extrême pour des machines humaines. En voyant les vagues de distorsions quantiques déferler de façon chaotique sur les satellites blessés, certains physiciens clamèrent que ces anneaux n’existaient pas – ne pouvaient pas exister – dans un espace-temps normal. À présent, tout le monde voulait savoir s’il y avait une sortie de l’autre côté de la Forteresse. — Nous n’arriverons jamais à approcher ces anneaux pour passer de l’autre côté, annonça Tunde. La seule manière d’y parvenir serait de programmer un satellite autonome, qui contournerait la première sphère. Cela fait une énorme distance à parcourir, et nous n’aurions pas assez de satellites pour former une chaîne de relais. — Ce serait une perte de temps, rétorqua Oscar. Je ne pense pas qu’il y ait un trou de l’autre côté. Autrement, à quoi servirait cette satanée enveloppe ? — Je n’y crois pas non plus, dit Wilson. Mais nous n’avons pas le choix. Il faut aller voir. Anna, programmez un Galilée pour cette mission. Le vol dura trois jours. Lorsque le satellite émergea enfin, ses senseurs confirmèrent l’absence de sortie de l’autre côté. Mais il n’avait pu scruter qu’une zone de vingt mille kilomètres carrés. Alors, Wilson fit remplir les réservoirs de l’engin et l’envoya de nouveau en mission. Après sept vols, la totalité de l’hémisphère invisible fut scannée. Il n’y avait aucun trou, aucun passage vers l’étoile emprisonnée. Trois mois après la découverte de la Forteresse des ténèbres, Wilson fit venir Oscar et Tunde dans sa cabine. — J’ai besoin de savoir si nous sommes capables d’en apprendre davantage, dit-il. — Vous plaisantez ? répondit Tunde, sincèrement surpris. Il n’y a pas eu révolution plus importante en matière de physique depuis que la pomme de Newton est tombée de son arbre. — Je n’en doute pas. Mais maintenant que nous avons identifié la majeure partie de ces composants, qu’est-ce que vous et votre équipe pouvez nous apprendre de plus ? Soyons réalistes, nous ne savons même pas si cette chose est le générateur de l’enveloppe. — C’est la conclusion logique de nos recherches. — Certes. Mais pouvez-vous le prouver ? Et surtout, pouvez-vous le prouver avec les senseurs et les instruments dont nous disposons ? Tunde soutint un instant son regard, puis baissa les yeux et secoua la tête. — Non, répondit-il. C’est impossible. Comme vous venez de le dire, nous avons identifié les éléments de cette machinerie, mais de là à déterminer leur fonction, la manière dont ils sont connectés les uns aux autres… Un projet de cette envergure occuperait tous les théoriciens du Commonwealth pendant au moins deux cents ans. Il nous faudrait un vaisseau plus grand. Non, il nous faudrait un avant-poste de la taille de l’Ange des hauteurs, avec une capacité industrielle équivalente. Le Commonwealth va devoir ouvrir une chaîne de trous de ver. Les ressources nécessaires à la compréhension de cette chose sont colossales. Nous n’aurons pas d’autre possibilité. — Il ne faut pas rêver, intervint Oscar. Je suis tout à fait d’accord avec vous, mais d’un point de vue strictement politique, cette découverte ne vaut rien. Qui accepterait de financer un pareil projet ? Qui a envie de se ruiner pour la science ? — Nigel Sheldon saura nous écouter, rétorqua Tunde. — Oui, acquiesça Wilson. C’est lui qui a rendu cette mission possible. Cependant, Sheldon n’a pas le Sénat dans sa poche, et il est peu probable qu’il réussisse à convaincre les dirigeants du Commonwealth de la nécessité d’un tel sacrifice financier. Si nous avions trouvé des réponses à nos questions, si nous avions découvert le pourquoi et le comment de cette barrière, si nous y avions décelé une menace potentielle pour l’humanité, nous aurions alors pu espérer quelque chose. Mais nous sommes en présence d’une énigme. On peut très bien côtoyer une énigme pendant des siècles – nous l’avons déjà fait. Au bout d’un moment, on n’y pense même plus. Regardez les Silfens. Pourquoi nos systèmes électroniques ne fonctionnent-ils pas sur leurs mondes ? Comment diable voyagent-ils d’un système solaire à l’autre ? Il se dit qu’ils empruntent des chemins dans la forêt… C’est ce que croient les plus mystiques de nos congénères. Les autres pensent que les Silfens ont colonisé la galaxie grâce à des vaisseaux-arches il y a des millénaires de cela. Mais la vérité importe peu, car nous avons appris à vivre dans l’ignorance. » D’après ce que l’on sait, cette enveloppe, aussi impressionnante soit-elle, ne représente pas une menace pour la race humaine. Nous n’avons vu aucune armada de vaisseaux de guerre pleins d’extraterrestres belliqueux se préparant à déferler sur la Terre, à voler notre or et à violer nos femmes. Ce n’est qu’une relique de plus, un mystère que nous mettrons probablement cinq siècles à élucider. Un jour, nous nous reverrons, et nous rirons ensemble de notre ignorance passée. — Si je comprends bien, nous rentrons à la maison, dit Tunde. — Pas dans l’immédiat. Mais nous avons donné suffisamment de temps à cette Forteresse. À moins que vous ayez quelque chose de mieux à me proposer, nous allons poursuivre notre vol autour de la barrière. Après cela, si nous n’avons rien découvert d’intéressant, nous irons voir les pôles, comme cela avait été décidé originellement. Nous pourrions également poursuivre avec une exploration rapide de Dyson Bêta. J’aimerais être certain que nous avons affaire à deux enveloppes identiques avant de repartir. — Je suis d’accord avec vous, intervint Oscar. Les techniciens n’arrêtent pas de demander à leurs chefs combien de temps cela va encore durer. Personne ne s’est encore plaint, mais je pense qu’il est temps de changer d’air. Tous les deux se tournèrent vers Tunde. — Très bien, dit celui-ci. Nous avons récolté assez de données pour occuper toutes les universités du Commonwealth pendant plusieurs décennies. Mais j’espère que vous vous trompez sur l’avenir de ce projet. Comprendre la technologie de la Forteresse des ténèbres permettrait à l’espèce humaine d’atteindre des sommets insoupçonnés, inimaginables. Nous serions capables de voyager dans d’autres galaxies, il n’y aurait aucune limite à notre développement. Anna et son équipe rappelèrent les satellites, les guidant précautionneusement dans le labyrinthe mouvant constitué par les quatre sphères. Sur les trente-sept engins déployés, neuf furent définitivement perdus, principalement à cause de systèmes de communication défaillants. Quand la flotte fut de retour au bercail, Tu Lee fit entrer Seconde Chance dans l’hyperespace. Cinq jours devaient suffire à accomplir le tour de l’enveloppe. L’alarme tira Wilson d’un sommeil agréable. Il resta quelques secondes dans son lit sans comprendre, en se protégeant les yeux de la lumière vive qui s’était allumée automatiquement. Anna grogna et grimaça en serrant les paupières. — Mais qu’est-ce que…, commença-t-elle. — L’alarme a été déclenchée depuis le pont, annonça à Wilson son assistant. — Putain de merde ! Le capitaine roula de son lit et fonça vers la porte. Dans sa vision virtuelle clignotaient une douzaine d’icônes. Difficile de se concentrer à la fois sur ces dernières et sur le couloir dans lequel il courait à perdre haleine. Heureusement, les concepteurs du vaisseau avaient placé les appartements du commandant tout près du pont, conformément à la tradition maritime. D’après ses icônes, la superstructure du vaisseau n’avait subi aucun dommage, l’hyperréacteur fonctionnait correctement et l’armement était opérationnel. Pas de danger immédiat, semble-t-il. Wilson parvint à se calmer avant que s’ouvrent les portes du pont. Alors seulement il commença à vérifier les icônes des senseurs. L’hysradar avait crevé l’enveloppe. — Merde ! L’équipe réduite présente sur le pont se tourna vers lui. — Cela a commencé il y a deux minutes, annonça Oscar en se levant du fauteuil de commandement. J’ai ordonné l’arrêt de l’hyperréacteur. Wilson jeta un coup d’œil aux moniteurs muraux et prit la place de son second. — Nous sommes toujours dans le trou de ver ? — Oui, monsieur. — OK. Tu Lee, programmez une route de sortie et préparez-vous à appuyer sur le bouton à mon signal. — Oui, monsieur. Sur les moniteurs, la surface de la barrière se déformait vers l’intérieur, comme si elle subissait une pluie de projectiles. Subitement, Wilson se rappela l’échelle de cette chose. Ces projectiles, s’ils existaient, avaient la taille de géantes gazeuses. Les forces hostiles ! La raison d’être de l’enveloppe. — Astrophysique, savons-nous ce qui cause ces déformations ? — Non, monsieur, répondit joyeusement Bruno. Nous n’en avons pas la moindre idée. — Y a-t-il quelque chose à l’extérieur ? Un vaisseau ? Une arme capable de provoquer de telles perturbations ? — Rien, dit Sandy Lanier de derrière sa console dédiée au contrôle des senseurs. L’hysradar nous dit que l’espace est vierge à 1 000 UA à la ronde. Wilson fronça les sourcils et se tourna de nouveau vers les moniteurs muraux. Les fluctuations étaient de plus en plus importantes. Ils ne découvriraient rien de neuf en restant ici à regarder par-dessus le parapet. Le moment était venu de prendre une décision. — Hyperréacteur, rapprochez-vous à un million de kilomètres, ordonna Wilson. Défense, mettez en route les champs de force. Voyons ce qui va se produire… Le reste de l’équipe de jour arriva bientôt, prenant place derrière des consoles inoccupées ou se tenant aux côtés de collègues déjà installés. L’atmosphère, la nervosité ambiante, l’excitation étaient les mêmes que celles qui avaient prévalu à bord d’Eagle II juste avant l’atterrissage sur Mars. Wilson essuya gauchement ses mains sur son tee-shirt blanc froissé avant de repousser sur son front ses cheveux raides et tombants. Comme il ne portait qu’un caleçon, le cuir de son fauteuil collait à ses cuisses. Pendant une fraction de seconde, il considéra la possibilité d’aller s’habiller. On ne fait pas l’Histoire vêtu de la sorte – d’autant que les senseurs enregistraient tout pour la postérité. Mais il y renonça. Après tout, la moitié du pont était accoutrée de la même manière. Et puis merde… — Un million de kilomètres, annonça Sandy Lanier. — Alors, sortons de l’hyperespace. L’un des moniteurs afficha une image uniformément bleu-vert. Des bandes noires jaillirent de son centre, puis grossirent jusqu’à occuper tout l’écran. Cette fois-ci, ils n’eurent pas besoin de basculer en mode infrarouge pour voir la barrière. — Mon Dieu, s’exclama Tunde d’une voix rauque. Elle devient transparente. Dyson Alpha apparaissait et disparaissait successivement à une trentaine d’UA de là. Elle était à peine plus lumineuse que les étoiles qui formaient sa toile de fond. La vision des événements donnée par l’hysradar n’était pourtant pas réaliste, car l’enveloppe ne se mouvait dans aucune dimension physique. Elle perdait simplement sa cohésion. — Senseurs, défense, la barrière est-elle la cible d’un genre d’attaque ? demanda Wilson sur un ton désespéré. — Non, monsieur. Aucune trace d’énergie. L’état quantique local paraît parfaitement stable. La barrière est… Eh ! Elle n’est plus là ! Les scans de l’hysradar sont nets. L’enveloppe a disparu. Wilson scruta les deux moniteurs. Sur le premier, le scan gravitonique était vierge. Une seconde plus tard, comme sa lumière arrivait jusqu’à eux, Dyson Alpha apparut au centre de l’image, ceinte d’un cercle noir colossal. Nous la voyons toujours à l’intérieur de la barrière, comprit-il. La lumière des étoiles plus éloignées va mettre plus de quatre heures à parcourir 30 UA. — Scan passif complet, ordonna-t-il. Montrez-moi ce qu’il y a là-dedans. — Ça ne peut pas être une coïncidence, dit Oscar, choqué et peut-être un peu effrayé. Elle est là depuis plus de mille ans, et elle choisit de disparaître au moment où nous en faisons le tour. C’est impossible. Quelque chose doit savoir que nous sommes ici. Les hommes du pont échangeaient des regards anxieux. Ils avaient besoin d’être rassurés. Wilson n’était pas différent des autres. Une petite voix ne cessait de lui crier de fuir pendant qu’il était temps. Et surtout, ne te retourne pas. Le champ d’étoiles commençait à se reformer à la périphérie de Dyson Alpha. L’équipage avait l’impression désagréable de foncer tête baissée dans un piège géant. Wilson se tourna vers Tunde. — Où en est la Forteresse ? Les physiciens se penchèrent sur leurs consoles et, avec frénésie, se lancèrent dans l’analyse des scans de l’hysradar. Les résultats apparurent bientôt sur l’un des moniteurs de la console de Wilson. Le capitaine était bien incapable de comprendre les détails de leur travail, mais il en saisit sans peine le sens général. — Il y a toujours quelque chose là-bas, annonça Tunde. Mais la Forteresse semble avoir rétréci. En fait, je crois que nous avons fait le point sur la première structure sphérique. Attendez… Oui, elle tourne sur elle-même. La coquille externe a disparu. Nous détectons une signature quantique particulièrement étrange à l’intérieur. Étrange et inédite. — Un trou de ver ? demanda Wilson. — Non. C’est très bizarre… — Doit-on la considérer comme une menace ? Tunde lui lança un regard contrarié. — Impossible à dire. À vous de prendre une décision. Une image du système planétaire de Dyson Alpha était en train de se dessiner sur l’un des moniteurs muraux. Les deux géantes gazeuses étaient plus petites que Jupiter et gravitaient respectivement à 4,5 et 17 UA de leur étoile. La plus grosse des trois planètes telluriques avait un diamètre de quatorze mille kilomètres et orbitait à 1,2 UA de son soleil. Les deux autres étaient plus petites et suivaient des orbites légèrement elliptiques et bien plus éloignées. La planète la plus proche de l’étoile fut baptisée Alpha Major. Tous les senseurs du vaisseau furent immédiatement braqués sur elle. — Mon Dieu, regardez-moi ça ! s’exclama Sandy Lanier. Le spectre visuel d’Alpha Major indiquait qu’elle était couverte d’océans, et que son atmosphère était composée d’oxygène et d’azote. Elle constituait également une source importante de neutrinos. — Très haut niveau d’activité thermonucléaire, commenta Russell. À mon avis, la production d’énergie dépasse celle de tous les mondes de notre G15. — À quoi peut bien servir une telle quantité d’énergie ? marmonna Oscar. Ils découvrirent rapidement qu’un pourcentage non négligeable de ces ressources servait aux communications. Dans le spectre électromagnétique, la planète brillait comme une nova miniature. L’IR du vaisseau commença à enregistrer la multitude de signaux. Mais, en l’absence de la clé idoine, ses algorithmes de décryptage étaient inutilisables. La majeure partie de l’énergie produite était utilisée d’une manière assez évidente. Autour d’Alpha Major, l’espace ressemblait à une ruche débordant d’activité. Une légion de réacteurs à fusion formait un anneau épais d’un million de kilomètres autour de la planète. Mais les engins ne se contentaient pas de croiser dans les environs immédiats d’Alpha Major. Des flottes de vaisseaux s’éloignaient rapidement dans toutes les directions, laissant des cicatrices de plasma dans le vide, tandis que d’autres coupaient leurs réacteurs pour approcher l’essaim grouillant. Plus de cinquante petites lunes orbitaient autour de la planète à une distance d’environ deux cent mille kilomètres. Elles aussi étaient entourées d’une multitude de vaisseaux. Ces satellites étaient probablement des astéroïdes captifs, leur orbite et leur espacement étant trop réguliers pour être naturels. Chacun d’eux était au centre d’un anneau de stations industrielles massives. — Ils se moquent totalement de leur environnement, ma parole ! dit Antonia. Avoir autant de réacteurs à fusion près d’une planète habitée n’est guère recommandé. — Ces vaisseaux sont énormes, commenta Anna. Encore plus gros que Seconde Chance. Apparemment, ils rejettent de l’hélium. Ils doivent utiliser du bore. — C’est très cher, marmonna Antonia. — Cela dépend du niveau technologique, rétorqua Oscar. Nous n’avons manifestement pas affaire à une civilisation primitive. — Où vont ces vaisseaux ? demanda Wilson. Seconde Chance élargit son champ d’investigation. L’équipage découvrit un niveau d’activité technologique surprenant autour de toutes les planètes du système. Les deux astres solides les plus éloignés, originellement froids et dépourvus d’atmosphère, étaient dotés de vastes champs de force en forme de dôme, d’habitats artificiels couverts de la même végétation qu’Alpha Major. Des globes à fusion les illuminaient tous les deux, tels des soleils artificiels. Les engins spatiaux, presque aussi nombreux qu’autour de la principale planète du système, y formaient des ceintures de lumière éclatante, avec, encore une fois, des dizaines de lunes industrialisées. Le schéma était également respecté du côté des géantes gazeuses, dont les satellites étaient couverts de dômes habités et entourés de stations-usines. Les anneaux de roche étroits qui orbitaient autour des planètes massives abritaient des milliers de stations qui les digéraient lentement. Les lunes les plus éloignées – de gros astéroïdes, tout au plus – étaient entièrement recouvertes de champs de force. Des volutes dans la magnétosphère révélèrent des structures colossales en orbite équatoriale. Les senseurs de Seconde Chance se braquèrent dessus et découvrirent des câbles ou des tuyaux qui semblaient s’enfoncer dans la couche nuageuse. Comme les détails se dessinaient progressivement sur les moniteurs principaux, Wilson ressentit une pointe de nostalgie en se rappelant l’avenir qu’il avait imaginé pour l’espèce humaine en 2050. Cet âge d’or qui n’était jamais arrivé. Le genre de civilisation technologique que l’homme pourrait développer s’il était coupé des étoiles. Mais pourquoi le serait-il ? Trois heures après que l’enveloppe eut disparu, Sandy laissa le contrôle des senseurs à Anna, mais resta les deux heures suivantes sur le pont pour suivre le déroulement des événements. L’un des télescopes secondaires avait braqué sa lentille sur l’agitation qui entourait Alpha Major. — On dirait que certains vaisseaux s’apprêtent à sortir du système, dit Anna. Onze panaches de plasma étaient visibles au loin, là où la plupart des vaisseaux coupaient leurs réacteurs pour terminer leur approche en dérivant. — Cinq G d’accélération, reprit-elle. Et ce depuis trois heures. Leur vitesse est impressionnante. J’espère pour eux qu’ils ont des champs de force protecteurs. À cette allure, une simple molécule peut être fatale. — Plusieurs vols similaires ont pour point d’origine les géantes gazeuses, annonça Jean Douvoir. — Viennent-ils dans notre direction ? demanda Wilson. — Pas vraiment, monsieur. Le plus proche passera à environ 8 UA. — OK, mais ne les perdez pas de vue. Si jamais l’un de ces vaisseaux altère sa trajectoire et bifurque vers nous, faites-le moi savoir. — Oui, monsieur. — Tunde, pensez-vous qu’ils soient capables de détecter notre hysradar ? — Je pense qu’ils ont la technologie pour détecter les fluctuations quantiques. Indirectement, ils doivent donc savoir que nous sommes là. En revanche, aucun hysradar n’émet de l’intérieur du système, aussi n’ont-ils probablement pas de détecteur. D’ailleurs, ce type de technologie est parfaitement inutile dans un monde clos de 30 UA de diamètre. — Pensez-vous qu’ils soient à l’origine de l’enveloppe ? demanda sèchement Wilson. Tunde fit la grimace. Il rechignait à donner son avis sur cette question précise. — Je dirai que non… D’après ce que je vois d’ici, je les mettrais sur un pied d’égalité avec nous – enfin, si on laisse de côté les trous de ver. Alors que la Forteresse des ténèbres dépasse de très loin nos succès les plus grandioses. — Donc, la barrière a été érigée par une force extérieure ? — Il semblerait que oui. — On les a confinés à l’intérieur. Quelqu’un devait les considérer comme une menace ! Wilson se concentra de nouveau sur le paysage technologique magnifique révélé par les senseurs. Étant donné son passé, il avait du mal à ne pas admirer la civilisation développée autour de Dyson Alpha. — Mais pourquoi ? reprit-il. — Cette question est secondaire, rétorqua Oscar. Ce qui m’inquiète davantage, c’est de savoir que quelqu’un nous observe depuis le début. — C’est insensé, dit Wilson. Ce quelqu’un aurait ouvert l’enveloppe rien que pour nous laisser passer, après avoir essayé de confiner une civilisation à l’intérieur de son système ? — Il n’a pas juste « essayé », intervint Tu Lee. Il a manifestement réussi. — Ce qui rend l’ouverture de la barrière d’autant plus incompréhensible. — À quoi bon se casser la tête ? dit Anna. Il y a un moyen très facile de découvrir la vérité. Elle devint subitement le point de mire de toutes les personnes présentes sur le pont. Elle sourit, et les spirales de ses tatouages argentés scintillèrent sur ses joues. — Ben oui, il suffit de leur poser la question, ajouta-t-elle en désignant les moniteurs du menton. Trois jours après que la barrière se fut mystérieusement effondrée, l’hysradar fut braqué sur le système lui-même. Wilson avait entendu tous les arguments en faveur de, ou opposés à, une prise de contact éventuelle. La majorité de l’équipage, dont il faisait partie, se montrait circonspecte, malgré ce qu’ils avaient vu de ces extraterrestres. Dudley Bose, lui, était un partisan acharné de la prise de risques maximum, alors qu’Oscar voulait faire demi-tour et foncer vers le Commonwealth – l’ouverture subite de la barrière lui était restée en travers de la gorge. Pour la première fois, Wilson regretta de ne pas pouvoir communiquer en temps réel avec sa hiérarchie. Il aurait préféré laisser à quelqu’un d’autre le soin de prendre une décision. Anna avait raison : entrer en contact avec ces êtres pouvait être une expérience très enrichissante. Néanmoins, à présent que tout le monde était d’accord pour dire que cette civilisation avait été délibérément confinée, il était légitime de se demander pourquoi. Car, si elle était impressionnante, elle ne semblait pas tellement menaçante. Quatre-vingt-trois vaisseaux fonçaient vers les limites du système. Après trois jours de vol à cinq G, la première vague avait parcouru plus de 10 UA. Toujours plus d’appareils décollaient. Les premiers vaisseaux partis de la plus éloignée des géantes gazeuses avaient presque atteint la frontière désormais imaginaire de l’enveloppe. À bord de Seconde Chance, personne ne savait ce que ces vaisseaux feraient une fois dépassée la limite des 30 UA, d’autant qu’ils n’étaient pas équipés pour les vols interstellaires. Pendant ce temps, l’équipage continuait de rassembler des données sur Dyson Alpha. Ces êtres ne s’étaient pas contentés de coloniser les planètes du système. Deux ceintures d’astéroïdes gravitant autour d’Alpha Major étaient également habitées. De même, les points troyens des deux géantes gazeuses, avec leurs amas de planétoïdes de taille moyenne, abritaient des sociétés spatiales florissantes. Plus étonnants – surtout pour les physiciens – étaient les anneaux de cinq cents kilomètres de diamètre protégés par des champs de force, qui orbitaient à quelques millions de kilomètres de la couronne de l’étoile. Apparemment, ils absorbaient le vent solaire, siphonnant les courants de particules élémentaires qui jaillissaient des flammes et des taches solaires. Wilson autorisa donc l’usage de l’hysradar pour obtenir une vision plus claire du système solaire et de ses habitants. Personne ne fut surpris de découvrir des dizaines de milliers de vaisseaux croisant entre les planètes, les lunes, les astéroïdes et autres stations industrielles. C’était une image assez impressionnante, compte tenu de l’isolement de Seconde Chance. Ils furent cependant étonnés du nombre important d’astéroïdes, errants et habités, dissimulés derrière la seconde géante gazeuse. Trois d’entre eux n’étaient qu’à 2 UA du vaisseau… Wilson s’en prit alors à Sandy Lanier, qui n’avait pas détecté leurs émissions de neutrinos. Il le paya le soir même lorsqu’Anna lui expliqua sèchement qu’un générateur à fusion était microscopique comparé à l’espace infini. — L’aménagement de ces astéroïdes doit en être à ses balbutiements, lui dit-elle avec passion. S’il y avait quelque chose de gros et de dangereux dans les alentours du vaisseau, mon département l’aurait déjà remarqué depuis longtemps. Il finit par grommeler des excuses peu convaincantes et ajouta qu’il valait mieux garder ces rochers à l’œil. Par ailleurs, ils avaient énormément de chance de pouvoir observer d’aussi près des bribes de cette civilisation sans risquer d’être vus. Elle accepta ses excuses et le laissa l’embrasser et rattraper son erreur. Chaque jour, ils trouvaient des façons inédites de mettre à profit la faible gravité de l’anneau du vaisseau. Une fois Dyson Alpha correctement cartographiée et disséquée, l’hysradar fut braqué sur Dyson Bêta. L’angle de vue était limité, mais la barrière, intacte, n’en était pas moins parfaitement observable. Ce qui conforta Oscar dans son idée que la disparition de l’enveloppe de Dyson Alpha était directement liée à leur arrivée. En revanche, personne n’était en mesure de dire pourquoi. Et aucun des scénarios imaginés avant leur départ n’avait prévu cet événement. Il revenait donc à Wilson, et à lui seul, de prendre une décision. Il ordonna au département des senseurs de reprendre l’observation de Dyson Alpha. Tandis qu’ils scannaient les astéroïdes tout proches dans l’espoir d’obtenir des images haute résolution, une bataille éclata de l’autre côté du système solaire. Les senseurs EM furent les premiers à détecter des impulsions électromagnétiques à mi-chemin entre les deux géantes gazeuses. Il s’agissait d’explosions atomiques. Des plumets de réacteur scintillèrent dans l’espace, alors que deux escadrons composés chacun d’une trentaine de vaisseaux fonçaient l’un vers l’autre. La bataille commença lorsqu’ils furent séparés d’un petit million de kilomètres. Les engins accéléraient à près de sept G. Entre les deux flottes, l’espace toujours plus réduit n’était qu’un bouillonnement de missiles et de lasers gamma. Des vaisseaux explosèrent, ajoutant au déluge de radiations. L’hysradar scanna la zone en temps réel, identifiant un nuage de débris et de vapeur dans lequel flottaient plusieurs carcasses métalliques. À trente-deux millions de kilomètres de là, un essaim d’engins agglutinés autour de cinq astéroïdes observait ce qui restait du champ de bataille. — Je n’aurais pas aimé y être, s’exclama Oscar. Wilson fixait les moniteurs, sur lesquels flottaient des amas de débris irradiés. Cela lui rappela les explosions filmées au ralenti des films à succès de son enfance. Explosions desquelles les stars hollywoodiennes ressortaient toujours indemnes. — Défense, demanda-t-il lentement. Nos champs de force auraient-ils pu résister à un pareil assaut ? — Aux premières explosions, certainement. Mais sur la fin… — Merci. Il se tourna vers Oscar et désigna du menton la salle de briefing des officiers. Ils s’y enfermèrent et opacifièrent les parois vitrées. Autour de la longue table ovale, les moniteurs reliés aux senseurs du vaisseau diffusaient une lumière tamisée tour à tour bleu électrique et rouge sang. — Je sais à quoi vous pensez, dit Wilson en prenant place au bout de la table. — Ce n’est pas difficile à deviner. Je le répète depuis que l’enveloppe a disparu : nous devrions partir. Les derniers développements dépassent de loin ce qui était prévu dans le plan de mission initial. Nous étions supposés observer l’enveloppe. Ce qui arrive aujourd’hui va au-delà de nos prérogatives. — Je sais, je sais, dit Wilson en se passant la main dans les cheveux – qu’il avait désormais trop longs. Mais nous ne savons toujours pas pourquoi cette civilisation a été confinée. Ni même par qui… Alors qu’on nous a envoyés ici pour le découvrir. Ce qui signifie que nous n’avons pas accompli notre mission. En tout cas, pas suffisamment à mon goût. — Le combat auquel nous venons d’assister nous donne une idée précise de la raison de ce confinement. Personnellement, il ne m’en faut pas plus. — Peut-être. Mais nous ne pouvons pas nous contenter de suppositions. J’ai besoin de certitudes. — Nous ne devons pas uniquement considérer les habitants de Dyson Alpha. Il y a aussi le fait que l’enveloppe ait été ouverte pour nous… — Effectivement. Et ceux qui sont les mieux placés pour nous parler de cette barrière sont juste devant nous. — Mais nous ne pouvons pas les aborder – ce serait trop risqué. Dans toute l’histoire de l’humanité, nous n’avons jamais utilisé que cinq bombes atomiques contre un ennemi. Et ce, dans des circonstances extraordinaires, exceptionnelles. La civilisation que nous venons de découvrir vient d’en faire sauter huit cent soixante-douze en à peine une demi-heure. Ces êtres sont dangereux, Wilson. Extrêmement dangereux. — Le type d’armement utilisé dans un conflit est fonction de la nature du champ de bataille et de la technologie disponible. Si quelqu’un nous attaquait au beau milieu de l’espace, je n’hésiterais pas une seconde à utiliser nos missiles nucléaires. Ce serait une réaction appropriée. Ma volonté d’accomplir mon devoir fait-elle de l’humanité une bande de dangereux assassins ? — Vous détournez mon argument… Je le dis et je le répète, je n’aime pas cette situation. Mon opinion est que nous devrions partir. — C’est impossible. Nous ne nous attendions effectivement pas à cela, mais nous sommes venus jusqu’ici pour lever le voile sur un mystère. Exploration et découvertes, Oscar. Telle est la raison d’être de cette mission. Nous ne pouvons pas tourner le dos à l’Histoire, ce ne serait pas digne de notre espèce. C’est pourquoi j’ai décidé d’entrer en contact indirect avec cette civilisation. Oscar ferma les yeux et laissa échapper un long soupir découragé. — D’accord. C’est votre choix, et je vous soutiendrai jusqu’au bout. Je vous demande simplement de faire preuve d’une extrême prudence. — Croyez-moi, dit Wilson en souriant, je vais me montrer tellement prudent, que vous me prendrez pour un dangereux paranoïaque. Ils décidèrent des modalités de la prise de contact à la réunion des chefs de département du lendemain matin. Pour cela, ils utilisèrent le protocole établi par les spécialistes du Commonwealth, qu’ils adaptèrent à leur situation particulière. — Mon objectif est d’en apprendre un maximum sur cette civilisation sans nous faire repérer, dit Wilson. Puisque nous savons qu’ils ne sont pas pacifiques, il est hors de question de nous mettre en orbite autour d’une planète ou d’une lune. Dieu seul sait quelles sortes d’armes sont déployées autour de leurs colonies… — Dans un premier temps, une équipe sera envoyée sur un artefact déserté, quelque chose de gros. Peut-être un habitat abandonné ou une épave de vaisseau, continua Oscar. Tout ce qui pourra nous donner des indications sur leur mode de vie, leur aspect physique et leur culture nous sera utile. Avec un peu de chance, on mettra aussi la main sur une mémoire électronique quelconque. J’ignore encore quelle cible nous allons choisir, mais elle devra se trouver à au moins cinq millions de kilomètres de tout vaisseau ou colonie. Notre capacité d’accélération étant significativement inférieure à la leur – cinq G contre sept –, notre avantage tactique principal réside dans notre hyperréacteur. Cependant, j’aimerais éviter d’être pris en chasse, aussi nos communications seront-elles réduites au minimum. — Avant de nous lancer dans cette aventure, il serait utile d’avoir une vague idée de leur réaction éventuelle, au cas où la mission ne se déroulerait pas exactement comme prévu, dit Wilson. Du regard, il fit le tour de la table et s’arrêta sur Emmanuelle Verbeke, leur spécialiste en culture extraterrestre. — Que pouvez-vous nous dire sur cette société ? lui demanda-t-il — Peu de chose que vous ne sachiez déjà. Ce que nous avons vu va dans le sens des simulations que nous avons pu faire – je parle d’une société avancée n’ayant pas découvert les trous de ver. Cette civilisation s’est développée d’une façon parfaitement standard dans le cadre de son système solaire. Étant donné le succès manifeste de leur colonisation, j’ai été un peu surprise de les voir se battre. Je m’attendais à une plus grande stabilité sociale. Néanmoins, nous connaissons si peu de chose sur leur culture qu’il serait malvenu de spéculer trop longuement sur les raisons de ce conflit. — Nous ne sommes toujours pas parvenus à décrypter leurs signaux, intervint Anna. C’est inquiétant. Je ne m’attendais pas à ce que les algorithmes de l’IR nous gratifient immédiatement d’un dictionnaire exhaustif, mais j’espérais plus de réussite dans certains domaines. — Lesquels ? demanda Oscar. — Les signaux vidéo ou holographiques, pour commencer. Les données de cette nature ne peuvent être acheminées que dans un nombre réduit de formats, même si ces êtres voient uniquement les ultraviolets ou s’ils n’appréhendent le monde qu’au travers d’un sonar. Mais jusque-là, nous n’avons rien découvert. Leurs transmissions semblent totalement aléatoires et, plus étrange encore, se font uniquement en analogique. Évidemment, le fait qu’elles soient si nombreuses ne nous aide pas. Les interférences et les chevauchements sont légion. À l’heure qu’il est, j’aurais dû être capable de vous faire écouter un échantillon de leur langage, mais… — Nous ne savons même pas à quoi ils ressemblent. C’est pour le moins inhabituel, reprit Emmanuelle. Si la situation était inversée et que ces extraterrestres rôdent autour du Commonwealth, ils auraient déjà une idée très précise de notre apparence et de notre culture. — Tout est enregistré, dit Anna. Si jamais nous devions entrer en contact direct avec eux, nous ne mettrions pas longtemps à isoler les messages intelligibles. Après cela, nous pourrions commencer à traduire nos enregistrements. Cela pourrait être utile, au cas où notre présence les inhiberait. Ce que nous enregistrons maintenant nous servira certainement plus tard. — Vous voulez dire que nous les prenons par surprise ? demanda Wilson. — Essentiellement, oui. — Cela ne me pose pas de problème. — Y a-t-il un risque pour qu’ils n’apprécient pas nos méthodes et qu’ils nous attaquent sans essayer de discuter ? demanda Oscar. — À leur place, répondit Emmanuelle, je me montrerais curieuse. Mais c’est une attitude personnelle et, surtout, hautement humaine. Compte tenu du fait que nous ne savons presque rien d’eux, il est impossible de prévoir leurs réactions. — Alors, nous devrons nous préparer au pire, commenta Wilson. L’équipe chargée de la mission sera armée et autorisée à faire feu en cas de menace. Dès les limites de l’enveloppe franchies, le Seconde Chance opérera en mode combat. Pour la première fois depuis la disparition de la barrière, Oscar eut l’air satisfait. — Anna, avez-vous trouvé un bon point de départ ? demanda Wilson. — En fait, oui. Il y a pas mal d’épaves dans les parages, dit-elle en regardant Oscar du coin de l’œil. Il semblerait que ces extraterrestres se fassent assez souvent la guerre. Je pense que nous devons impérativement nous montrer circonspects. — C’est ce que nous pensons tous, rétorqua-t-il un peu sèchement. Alors, et ce point de départ ? Personne ne fit de commentaire, mais toutes les personnes présentes sur le pont avaient conscience de franchir les limites de l’enveloppe évanouie. Ne risquait-elle pas de réapparaître brusquement et de les prendre au piège ? L’hysradar montait la garde dans leur dos. Il n’y avait aucun changement dans la signature quantique de l’espace-temps. Rien ne bougeait à l’emplacement de la Forteresse des ténèbres. Une fois cette limite franchie, ils s’immobilisèrent et attendirent une heure. Puis Wilson ordonna: — OK, Tu Lee, conduisez-nous jusqu’à ce rocher. — Bien, monsieur. McClain Gilbert attendait dans le bureau opérationnel réservé à ses collaborateurs, tout près du pont. Contrairement aux autres compartiments, celui-ci n’était équipé que de deux consoles, mais bénéficiait de très nombreux moniteurs. Les quarante membres du groupe étaient installés à trois grandes tables et fixaient avec un calme olympien les écrans vierges. L’absence de toute donnée concrète alimentait l’excitation contenue, comme en attestaient le caractère laconique des rares phrases échangées entre amis, la présence de tout le monde, y compris de ceux qui étaient censés se reposer, et le chahut plus que modéré. Le moment était enfin venu pour eux d’entrer dans la danse. Jusque-là, ils avaient attendu sans rien faire d’autre que regarder, par-dessus l’épaule des physiciens, des flots de données qu’ils ne comprenaient pas. Mais, aujourd’hui, leur patience et leur professionnalisme allaient être récompensés. Oscar fit son entrée juste après que Seconde Chance fut sortie de son trou de ver. Mac lui fit signe de prendre place à côté de lui et, ensemble, ils regardèrent le bleu de l’hyperespace céder la place au rocher avec lequel ils avaient rendez-vous. Anna, qui l’avait découvert, avait eu le privilège de le baptiser. Ce serait donc la « Tour de guet », une longue tranche de roche avec une sorte de station à une extrémité. Sa forme ainsi que sa position — à 1,5 UA de la dernière géante gazeuse — l’avaient fait penser à un fort oublié, à l’avant-poste d’un empire déchu perdu au milieu de terres barbares. — Elle semble inactive, dit Oscar. Dieu merci. Les scans passifs longue distance n’avaient révélé aucune émission infrarouge, aucune trace de neutrinos ou d’ondes électromagnétiques. Du fait de sa rotation rapide – un tour toutes les vingt-six minutes –, elle semblait bel et bien abandonnée. Peut-être avait-elle été la victime d’une bataille passée ? Mac était rassuré par l’image qui se dessinait sous ses yeux et par l’accumulation de données nouvelles. Le rocher ressemblait à une lame aiguisée longue d’un kilomètre et demi et large de deux cents mètres environ. Ses faces étaient parfaitement lisses, et ses arêtes particulièrement aiguës. Il s’agissait sans doute d’un éclat arraché à quelque astéroïde plus massif détruit lors d’un conflit. — L’explosion a dû être énorme, commenta-t-il. Ils ne semblent pas avoir pour habitude de s’installer sur des rochers aussi petits. La station s’étendait à la surface de l’extrémité la plus large. Les modules pyramidaux, cubiques ou en forme de champignon étaient constitués de polytitane. Dans un passé lointain, ils avaient dû être extrêmement solides, mais une trop longue exposition au vide avait rendu leurs parois cassantes comme des gâteaux secs. De larges fissures mettaient en évidence les poutres de sa structure métallique, tandis que sa couleur, altérée par d’innombrables impacts de micrométéorites et une déperdition moléculaire constante, tendait vers le gris plomb. Des excroissances de plastique ou de métallocéramique dépassaient de la roche entre les bâtiments principaux. Elles aussi avaient subi les assauts du temps et du vide, et étaient souvent déchirées ou perforées. — Au moins, dit Oscar, vous n’aurez pas de problème pour trouver une entrée. Il y a plus de trous que de murs. — Oui, sur les portions supérieures. Les autres sont en meilleur état. Ah, voilà les résultats du scan intérieur… À l’unisson, ils se penchèrent sur le petit moniteur holographique, qui présentait une vue en trois dimensions de la station. — On dirait un labyrinthe surréaliste, commenta Oscar. Ça ressemble à un genre de raffinerie. Là, ce sont des conduits, non ? — Ou des couloirs. Ou encore un terrier. Vous vous rappelez les nids de jaromouches de Tandil ? Tout le monde croyait qu’il s’agissait d’affleurements de corail, avant que les essaims fassent leur apparition. — Qui sait ? dit Oscar avec un grand sourire. Il n’y a qu’un moyen de vérifier. — Ça marche. Mon équipe et moi, on va descendre faire le sale boulot. On ne connaît pas l’échec ! — Heureusement que vous êtes là. Moi, je vais me commander un plateau-repas et je vais vous attendre en plongeant dans un bon vieux film IST. Mais, faites-moi plaisir, profitez au maximum des instants que vous passerez dans vos combinaisons trop serrées. — Ouais, moquez-vous. Dès que j’aurai posé le pied sur ce caillou, je serai un héros. — L’orgueil est le plus vilain de tous les péchés capitaux. Mais, dites-moi, quelles paroles prononcerez-vous en posant votre pied si photogénique sur ce rocher ? Mac prit un air sérieux et fixa le plafond. — Je pensais à un truc du genre : « Putain, maintenant je sais pourquoi il ne faut pas manger un curry avant d’enfiler une combinaison spatiale. » — Pas mal. Pas mal du tout. Historique, même. J’aime beaucoup. Mac sourit de toutes ses dents et se leva. — OK, tout le monde. Ouvrez grands les yeux et les oreilles. Notre capitaine va maintenir Seconde Chance à une centaine de kilomètres de la Tour de guet, par mesure de précaution. Ce qui signifie que nous allons descendre en navette. La mission de reconnaissance préliminaire sera conduite par moi-même et l’équipe C. L’objectif principal de ce premier vol sera d’évaluer le niveau d’occupation des lieux. Si, comme nous le pensons, il n’y a personne en bas, nous poursuivrons la mission comme prévu. » En pratique, cela veut dire que trois équipes se relaieront sur le terrain. Comme vous pouvez le voir, il y a pas mal de tunnels, de couloirs, de conduits à vérifier. Pour une fois, nous allons nous transformer en archéologues – ce à quoi nous ne sommes pas habitués. Nous avons besoin de savoir à quoi ressemblent ces créatures, ce qu’elles mangent, ce qu’elles boivent, pour qui elles ont voté, si leur équipe a déjà gagné la Coupe, tout ça… Tous les artefacts pouvant nous éclairer sur leur culture et leur mode de vie devront être mis de côté. Les équipes B et F devront se concentrer sur les appareillages électroniques, optroniques, sur les machines, quelle que soit leur fonction. Si vous découvrez des enregistrements de données quelconques, faites-en une copie. Tout le monde a compris ? Des marmonnements satisfaits résonnèrent autour de la salle. — Bien. Équipe C, venez avec moi. Le moment est venu d’enfiler nos combinaisons. La navette décolle dans trente minutes. Pendant qu’on s’amusera en bas, Oscar assumera son rôle habituel de superviseur. Alors, laissez-le faire son boulot et évitez de polluer les ondes avec des messages débiles. Si quelqu’un a une idée à soumettre, un doute à émettre, qu’il en fasse part au patron. Équipe A, vous suivrez la première mission sur vos moniteurs. Équipes B, D et E, si le site est propre, vous serez les prochains à partir. Alors, je vous conseille de prendre un peu de repos. Comme il se retournait pour partir, Oscar le retint par le bras. — Je sais que tout le monde dit que je me méfie trop, mais faites attention à vous. — Pas de souci, répondit Mac. Je suis un trouillard de première. Vingt-quatre heures après l’atterrissage de Mac, l’occasion se présenta pour Dudley Bose de revenir enfin dans la lumière. En tant que membre de l’équipe de contact A, il espérait faire partie des premiers humains à rencontrer les habitants de ce système. Mais c’était sans compter sur la mauvaise volonté de McClain Gilbert. Dudley était plutôt satisfait du rôle qui lui avait été confié. Personne, pas même Wilson et ses officiers, ne pouvait nier le fait qu’il était l’expert numéro un de cette mission. Pour ce qui concernait l’astrophysique, en tout cas. Par ailleurs, si l’on ajoutait à sa carrière universitaire le diplôme d’ingénieur qu’il avait obtenu au cours de sa première vie, il ne faisait aucun doute que ni l’équipe scientifique ni l’équipe de contact ne pouvaient se passer de lui. Jusque-là pourtant, ses compétences avaient été largement et tristement inexploitées. Il ne comprenait certes pas grand-chose à l’état quantique de l’enveloppe – la direction du département d’astronomie lui laissait peu de temps pour se tenir informé des avancées de la physique théorique. De même, il était parfaitement incapable de deviner la nature du mécanisme gigantesque de la Forteresse des ténèbres. Pendant l’exploration de cette dernière, il avait d’ailleurs passé le plus clair de son temps enfermé dans sa cabine à enregistrer des notes et autres commentaires. De fait, le contrat qui le liait à Gralmond WebNews lui imposait de donner son opinion sur les informations recueillies par le vaisseau. Il était devenu une star de la science pop. Il se tenait quotidiennement au courant des découvertes faites par les satellites et les senseurs, et s’évertuait à les digérer et les recracher sous une forme simplifiée à l’extrême, compréhensible par le commun des mortels. Son expérience d’enseignant habitué à réduire des faits complexes à l’état d’informations assimilables ainsi que son exposition médiatique, faisaient de lui la personne la plus qualifiée pour ce travail. Mais la Tour de guet lui donnait l’occasion d’accomplir une tâche nettement plus prestigieuse. En mettant le pied sur ce symbole des limites de la connaissance humaine, il ferait sienne cette mission. Lui, Dudley Bose, était sur le point de devenir l’interface vivante entre l’humanité et le mystère des deux Dyson… McClain Gilbert ne l’entendait manifestement pas de cette oreille. Il lui avait d’abord demandé d’attendre un jour supplémentaire, avant de lui ordonner au dernier moment de rester dans la navette, d’où il pourrait commenter tranquillement sa glorieuse descente vers une civilisation inconnue. Ce à quoi Dudley s’était employé avec un manque d’originalité criant. — Voilà. Plus que quelques secondes… Ça y est ! Comme cette mission est différente de nos prises de contact précédentes ! Habituellement, nos techniciens traversent un trou de ver et posent le pied sur la terre ferme. Ici, nous pouvons voir mon ami Mac descendre dans un trou à la force des bras. Mais attendez… Oui, il a allumé ses projecteurs. Admirez cette structure si… extraterrestre… En vérité la progression circonspecte de Mac fut d’un ennui absolu. La station était manifestement abandonnée depuis très longtemps. La coque de polytitane était encore légèrement radioactive, ce qui leur avait permis de dater l’explosion avec précision. On savait donc qu’elle s’était produite deux cent onze ans plus tôt. — Ce rocher est désert. À moins qu’il existe des formes de vie complètement différentes de celles que nous connaissons déjà… Les compartiments n’avaient rien d’étrange. Les modes de construction étaient relativement universels. La coque externe se composait de plusieurs couches superposées : paroi exposée solide, isolation thermique, renforts métalliques, câbles et conduits. Le cube dans lequel Mac était entré semblait être une section habitable. Plusieurs parois internes étaient dotées de sas rectangulaires. — Ils font dans les deux mètres de large. Les Dysoniens pourraient donc être plus grands que nous. Au cas où vous ne l’auriez pas compris tout seuls. Il arrivait à Dudley de se haïr, tant il se rabaissait à accomplir des tâches ingrates. Presque tous les compartiments donnaient sur un des longs tunnels ou couloirs dépourvus de sas, qui serpentaient dans la structure. Les projecteurs de Mac éclairèrent des sortes de supports octogonaux fixés aux montants métalliques des compartiments. Des supports qui, autrefois, avaient accueilli des machines, comme en attestaient divers câbles et broches de raccordement. — Il ne reste plus rien. Ceux qui ont gagné cette bataille ont dépouillé l’endroit de tout ce qu’il contenait. Mac ne vit rien d’autre que des salles et des tunnels entièrement vides. La Tour de guet était totalement, absolument, abandonnée. Elle était froide, sombre, radioactive, vidée de toute information pertinente. Sa raison d’être avait été oubliée des dieux au moment de la grande catastrophe nucléaire. C’était ce que se disait Dudley le lendemain en regardant la lame de pierre grossir sur son moniteur. Là-bas, tout était gris. Le rocher, la station… Il voyait l’autre navette, éclat argenté et doré aux lumières de navigation vertes et rouges, qui flottait au-dessus du cube. Elle scintillait sur l’écran en plexiglas éraflé de son moniteur. — Casque. — Hein ? Dudley se retourna et vit Emmanuelle Verbeke qui, de l’autre côté de l’allée centrale, était en train de fixer son casque. — Il est temps de remettre votre casque, dit-elle. — Oui, bien sûr, répondit-il avec un sourire. Il décrocha son casque de son support. Il s’entendait plutôt bien avec Emmanuelle. Heureusement, d’ailleurs, puisqu’ils faisaient partie de la même équipe, même s’ils ne se fréquentaient pas vraiment en dehors des entraînements et des périodes d’astreinte. Malheureusement, il était trop conscient de sa piètre forme physique. Les autres membres de l’équipage avaient tous subi un rajeunissement complet dans la décennie passée. Ce qui faisait de lui le vieillard officiel de la mission. Au début, il s’était dit que cela lui donnerait une allure respectable et rassurante, mais il avait vite changé d’avis. Les petites fusées de la navette se déclenchaient sans arrêt pour rectifier sa trajectoire, produisant un vacarme digne d’une forge. Dudley s’accommoda du tangage et posa la bulle transparente sur sa tête. Les deux systèmes de fermeture, mécanique et chimique, s’enclenchèrent. Son assistant virtuel procéda instantanément à la vérification de toutes les fonctions de la combinaison, qui fut déclarée parfaitement opérationnelle. Il activa son champ de force et entra dans le sas. L’équipe C et trois membres de l’équipe A attendaient déjà dehors, accrochés à la grille qui recouvrait le fuselage. Dudley prit soin de s’ancrer à cette dernière avant de sortir son pack de propulsion. McClain Gilbert en personne l’aida à enfiler son matériel. L’unité s’accrocha d’elle-même à sa combinaison, les sangles de morphoplastique s’enroulant fermement autour de son torse. — Vous êtes prêt ? demanda Mac. Son casque était très près de celui de Dudley, ce qui lui permettait de voir à travers la pellicule argentée de la bulle. — Bien sûr. Quoiqu’il essayât de paraître détendu et blasé, le fait de se retrouver dans le vide, au milieu d’un système solaire inconnu lui faisait battre le cœur à tout rompre. Mac avait accès à sa télémétrie. Dudley se retourna vers la lumière de Seconde Chance. Sa silhouette rassurante se découpant sur la toile de fond du champ d’étoiles le calma quelque peu. Il se concentra et essaya de reconnaître des constellations familières parmi la multitude d’astres. L’équipe C commença sa descente vers la Tour, située à une centaine de mètres. Dudley aida Emmanuelle à enfiler son matériel. Elle leva le pouce pour le remercier. Il adorait ça. Cela lui donnait l’impression d’être un membre à part entière de la mission. — Bien, tout le monde est dehors, dit Frances Rawlins, le chef de l’équipe C. Vérifiez bien les fixations de vos packs avant de descendre. Dirigez-vous vers le signal placé sur le rocher par les équipes précédentes. On se retrouve là-bas avant d’entrer à l’intérieur de la station. Dudley vérifia que son sac cylindrique était bien accroché à sa ceinture. Les autres s’éloignaient lentement du fuselage. De fins plumets de gaz blanc, à peine visibles dans la lumière de l’étoile distante, jaillissaient de leur dos. Sa main virtuelle se saisit de son joystick, et il s’élança à la suite de ses camarades. Le gaz produisait un son sourd et faisait vibrer le pack contre ses reins. Ses bottes ne touchaient plus la grille. Il flottait dans le vide. Une fois de plus, son cœur battit la chamade, comme l’adrénaline affluait dans son système vasculaire. Il n’arrivait pas à y croire. Il se rappela des vacances prises au cours de sa première vie. Il s’était offert une initiation au parapente, prenant le risque de confier sa vie à un morceau de tissu et à un moniteur blasé. Ensemble, ils s’étaient élancés du haut d’une montagne. L’excitation qu’il avait ressentie ce jour-là, l’émotion intense qui s’était emparée de lui à la vue de la cime des arbres étaient inoubliables. Mais ce qu’il vivait à présent était encore plus fort. Comme il l’avait fait en ce jour lointain, il s’efforça de se calmer et de se concentrer sur ce qu’il avait à faire. Il mit néanmoins quelques longues secondes à convaincre son corps que tout était normal, que sa combinaison et son pack de propulsion fonctionnaient à la perfection et qu’ils prendraient soin de lui. À l’intérieur de son casque, il souriait comme un fou. Sa seconde main virtuelle cliqua sur l’icône de son micro, puis entra son code confidentiel. — J’approche l’étrange station extraterrestre baptisée « Tour de guet » par l’une des nôtres. Nous savons désormais que ce nom n’est pas approprié. En effet, il ne s’agit nullement d’un avant-poste abandonné, mais bien d’une installation industrielle détruite lors d’un conflit atomique. Comment ne pas regretter que de tels exploits de la science soient victimes d’une incapacité toute primitive à contrôler de simples émotions ? Bien que les Dysoniens soient une civilisation très évoluée – sous certains aspects, plus évoluée que la nôtre –, nous pourrions leur apprendre énormément de choses sur l’art de régler les conflits sans avoir recours à la violence. Ce serait parfait. Toujours donner à l’auditeur un sentiment de supériorité. Il constata grâce à sa vision virtuelle qu’il avait dévié de la route prévue et corrigea sa trajectoire. Un peu trop même, puisque son instinct le poussa immédiatement à tirer le joystick dans l’autre sens. Ce qui, comme on le lui avait répété à l’entraînement, n’était pas la chose à faire. Mais il n’avait pas encore intégré sa formation accélérée, aussi poursuivit-il sa route en zigzaguant de manière chaotique, tout en gardant un œil sur sa vitesse relative. Frances Rawlins était en train de se glisser à l’intérieur du trou marqué par la balise lorsqu’il arriva enfin. Les membres de l’équipe C suivirent rapidement. Dès qu’il fut à l’intérieur, Dudley regarda de tous côtés avec avidité, mais le compartiment était quelque peu décevant. Une simple boîte de métal gris-bleu inondée de lumière. Pas le moindre signe de présence extraterrestre. — Maintenant que nous sommes à l’intérieur, dit Frances, je vous rappelle que vous devez vous montrer extrêmement prudents. Le bureau des opérations nous a à l’œil, mais il est impossible de surveiller et de compenser les erreurs de tout le monde. En conséquence de quoi vous êtes priés de ne pas faire de conneries. Nous ne sommes pas pressés, alors calmez-vous. Le capitaine est prêt à rester ici le temps qu’il faudra. Les équipes B, D et E sont descendues jusqu’au niveau cinq et sont allées jusqu’aux sections A3 et A8 de vos plans. Des relais de communication ont été disposés un peu partout, mais si vous sortez du périmètre déjà exploré, vous devrez en poser vous-mêmes. Les parois de la structure bloquent efficacement nos signaux. Ne vous aventurez nulle part avant d’avoir posé un relais. Et surtout pas dans les tunnels. Le contact ne devra jamais être rompu, compris ? Bien, tout le monde sait ce qu’il a à faire. On y va ! Dudley étudia la carte 3D dans sa vision virtuelle afin de se repérer. Une ligne orange, figurant la route qu’il devait suivre, serpentait dans la structure. Il alluma son système de guidage et programma les coordonnées de son point de départ. — Vous êtes prêt ? demanda Emmanuelle. — Je crois, répondit-il en plongeant son regard dans le gouffre sombre du tunnel menant au niveau cinq. Il faisait presque trois mètres de diamètre. Les Dysoniens pourraient donc être plus grands que nous… Idiot ! Au moins n’aurait-il pas de crise de claustrophobie. Enfin, pas dans l’immédiat. De l’autre côté du compartiment, Frances se glissait déjà dans un tunnel conduisant à la section A8. Dudley avança jusqu’au couloir désigné par son itinéraire et s’appuya un instant contre la paroi pour reprendre ses esprits. Les projecteurs de sa combinaison s’allumèrent automatiquement, perçant les ténèbres et révélant des parois en carbone craquelées, fendillées. Cinq mètres plus loin, le tunnel s’enfonçait dans les profondeurs du rocher en tournant légèrement sur la gauche. À contrecœur, il fit glisser ses semelles sur le sol du compartiment et franchit le seuil imaginaire de sa Forteresse des ténèbres à lui. — À moi l’inconnu… — Monsieur, on a été repérés, s’écria Anna. Des transmissions lasers et micro-ondes sont braquées dans notre direction. Apparemment, elles viennent de l’une des petites lunes d’Alpha Major. — Merde, grogna Wilson. Vous êtes sûre ? Peut-être sont-elles alignées sur une cible plus éloignée. — Je ne pense pas. Il n’y a rien derrière nous. Nous nous situons au point d’intersection exact de trois faisceaux. Il n’y a pas d’erreur possible. Wilson fit immédiatement apparaître les signaux sur les moniteurs muraux. Même après l’intervention de l’IR, ils ressemblaient à de simples signaux sinusoïdaux et à des motifs fractals. — La même chose que dans leurs communications ? — Oui, monsieur. On dirait bien. — Ils ne se doutent donc pas que nous ne sommes pas des leurs ? — Non, ils doivent savoir que nous ne venons pas de ce système, rétorqua Tunde. La barrière n’est plus là, et ils s’attendent probablement à entrer en contact avec des visiteurs. Je suis sûr qu’ils surveillent les alentours avec beaucoup d’attention. L’un des senseurs visuels se focalisa sur un faisceau laser émis depuis une colonie située en orbite autour d’Alpha Major. Le point rubis aveuglant éclipsait à lui seul le manteau de feu et de plasma qui entourait la planète. Wilson le regardait fixement avec une inquiétude grandissante. Peut-être avait-il sous-estimé ces Dysoniens. — Ils nous attendaient depuis la disparition de la barrière, dit-il. — Oui. En tout cas, ils s’attendaient à voir arriver quelqu’un. — Mais ils n’ont pas d’hysradar. Comment diable ont-ils fait pour nous repérer ? — Notre hyperréacteur génère des perturbations gravitoniques importantes. Par ailleurs, sa signature quantique est facilement identifiable. Et je ne parle même pas des neutrinos émis par nos réacteurs à fusion… — En fait, il y en a très peu, intervint Anna. Je prends soin de faire tourner les réacteurs au minimum de leur capacité. Quant aux cuves virtuelles qui constituent notre source de carburant principale, elles sont extrêmement bien isolées. — Capitaine, le système solaire tout entier déborde de très haute technologie, dit Tunde. Si cette civilisation est aussi belliqueuse que nous le pensons, il doit y avoir des senseurs un peu partout. En fait, je ne suis aucunement surpris qu’ils nous aient repérés. Wilson se retourna vers les moniteurs principaux, qui affichaient une vue lointaine de la Tour de guet. — Anna, balayez cette zone à l’hysradar et dites-moi si vous voyez quelque chose de suspect. Après les scans initiaux, ils avaient désactivé tous leurs senseurs de manière à passer inaperçus. C’était le choix de Wilson. Rester dans l’ombre et rassembler des informations pour avoir une longueur d’avance lorsque viendrait le moment du premier contact. — Merde ! s’exclama Anna. Huit vaisseaux foncent tout droit sur nous. Dudley avait longé le tunnel jusqu’au niveau sept. Il avait croisé de nombreux boyaux secondaires. Le réseau ressemblait aux racines d’un arbre, qui s’enfonceraient dans la roche d’une manière alambiquée en décrivant des spirales. Comme il descendait toujours plus bas, les dimensions de la station le frappèrent. Son plan en 3D ne l’avait pas préparé à cela. Tandis qu’il progressait, il décida qu’il devait s’agir de conduits et non de couloirs. Il y en avait beaucoup trop à son avis, beaucoup trop pour être de simples passages. À quoi ces conduits pouvaient-ils bien servir ? Il n’avait vu ni soupapes, ni pompes, ni supports sur lesquels celles-ci auraient pu être fixées. Peut-être étaient-ils tapissés d’une sorte de membrane cellulaire ou d’électromuscles anéantis lors de l’attaque de la station ? Jusque-là, la fouille du site n’avait rien donné de probant. Il bifurqua du tunnel principal et entra dans un compartiment en forme de part de gâteau. Il n’y avait pas de sas, juste les entrées de plusieurs autres conduits. Il posa ses bottes sur le sol chiffonné, laissant aux cils de ses semelles le temps d’agripper la surface écaillée. Cet espace relativement vaste était agréable comparé aux tunnels étroits. Emmanuelle arriva derrière lui et, après une roulade élégante, atterrit fermement sur le sol. Dudley était en train de placer un relais sur un support mural. — La salle est vide, commenta Emmanuelle. Pas de connexions directes avec d’autres compartiments. — OK, dit Oscar. L’entrée numéro trois s’enfonce dans la roche elle-même. Notre plan s’arrête une vingtaine de mètres plus loin. La puissance de nos scanners a des limites. Vous voulez bien y faire un tour pour moi ? — C’est faisable, répondit Dudley, confiant et heureux d’explorer enfin un terrain inconnu. — Très bien. Faites attention, et n’oubliez pas les relais. Dudley voulut dire quelque chose comme « Bien sûr qu’on n’oubliera pas », mais se retint. Ça n’aurait pas été très professionnel. En fait, la voix posée d’Oscar était réellement rassurante. Mais tu ne peux pas te reposer sur lui. C’était un lien avec l’extérieur, un filet psychologique. Il ordonna à ses bottes de quitter le sol et flotta vers l’entrée numéro trois. Ses projecteurs illuminèrent des parois gris ardoise en tous points semblables à celles qu’il avait vues jusque-là. Le conduit s’enfonçait en tournant dans le sens contraire des aiguilles d’une montre. — Commence à enregistrer, dit-il à son assistant virtuel en s’engageant dans le conduit. Après une quinzaine de mètres, la surface en matériau composite cédait la place à un revêtement d’aluminium terne et craquelé, sous lequel apparaissait la roche nue. La courbure devint plus prononcée et plus régulière. Dudley colla un relais à la paroi. Vingt-cinq mètres plus loin, il dut en sortir un autre. — D’après mon système de guidage inertiel, dit Emmanuelle, nous sommes dans une spirale qui longe l’axe du rocher. — Oscar, y a-t-il un trou quelque part à la surface du rocher, un endroit où ce tunnel déboucherait ? demanda Dudley. — Difficile à dire. Il y a bien des fissures… C’est justement pour cela qu’on a besoin de vous. — Merci. Après quelques virages, ils rencontrèrent un autre tunnel, un tube tout droit, long de sept mètres environ. Dudley l’éclaira avec les projecteurs de sa combinaison. — C’est sûrement un raccourci. À mon avis, il mène à l’autre extrémité de la spirale, dit-il. — Je ne crois pas, rétorqua Emmanuelle. L’angle ne correspond pas. Eh ! Je vous parie que ce puits a la forme d’un morceau d’ADN – deux spirales parallèles reliées par des tiges transversales. — Peut-être bien. Oscar, j’aimerais essayer quelque chose. Si nous mettions un relais à l’extrémité de ce tunnel transversal, nous pourrions peut-être détecter la présence d’autres tunnels du même type. — Bonne idée, ça vaut le coup d’essayer. Dudley fila dans le boyau et constata avec stupéfaction qu’il n’avait plus aucune difficulté à se mouvoir dans ces conditions si inhabituelles pour lui. La mémoire qu’on lui avait implantée – ajoutée à ses aptitudes naturelles – avait eu raison de son appréhension première. Il colla un relais à l’intérieur de la seconde spirale et fit demi-tour. Les yeux rivés sur le moniteur tactique, Wilson regardait les petits triangles approcher inexorablement. Des chiffres clignotaient autour de chacun d’eux, apportant d’autres mauvaises nouvelles. Le vaisseau de tête n’était plus qu’à quatre-vingt-deux millions de kilomètres, et son accélération avoisinait les huit G. Il les aurait rejoints d’ici trois petites heures. C’était déjà assez grave comme cela, mais, pour couronner le tout, l’engin ne faisait pas du tout mine de décélérer. Les huit vaisseaux avaient décollé de lunes ou d’astéroïdes habités gravitant autour de la plus éloignée des géantes gazeuses, située à 3 UA de Seconde Chance. Si le vaisseau de tête ne commençait pas à ralentir tout de suite, sa vitesse relative dépasserait les sept mille cinq cents kilomètres par seconde lorsqu’il arriverait à leur niveau. Aucune machine humaine n’avait jamais volé à une allure aussi colossale. Sur les moniteurs principaux, il voyait la furie violette qui se déchaînait derrière le réacteur à fusion, un plumet long de plusieurs centaines de kilomètres. Les molécules de gaz et autres particules chargées entraient en collision avec le champ de force, provoquant de minuscules et splendides explosions radioactives, qui formaient une auréole autour du vaisseau. S’il percutait Seconde Chance ou la Tour de guet à cette vitesse, la déflagration aurait des allures de minisoleil. — Les vaisseaux cinq et sept décélèrent, annonça Anna. Ils sont déjà loin derrière les autres. Trois autres viennent de quitter la géante gazeuse et se dirigent également dans notre direction. Une quinzaine d’engins arrivent aussi d’Alpha Major. Il est encore un peu tôt pour en être sûr, mais les vecteurs semblent correspondre. Wilson hocha la tête en silence, le temps d’assimiler la situation tactique. Étant donné leurs vecteurs et leurs positions, les huit vaisseaux de la première flottille devaient avoir décollé de bases différentes à plusieurs heures d’écart. De fait, leur formation était très étendue. Leur destination était malheureusement connue de tous. Seules leurs intentions demeuraient mystérieuses. — Merci, finit-il par dire. Oscar, informez les équipes de contact de quitter la Tour de guet sans attendre. Je veux que tout le monde soit rentré à bord de Seconde Chance dans une demi-heure. — Oui, monsieur. — Tunde, pensez-vous que des vaisseaux arrivant à cette vitesse puissent avoir des intentions pacifiques ou une mission scientifique ? — Non, monsieur. C’est très peu probable. — C’est bien ce que je pensais. Ils viennent défendre leur territoire. Peut-être même croient-ils que nous sommes des représentants de l’espèce qui les a confinés. Auquel cas nous pouvons nous attendre au pire. S’ils ne ralentissent pas, nous quitterons immédiatement ce système. Je n’ai aucune intention de risquer nos vies et de compromettre cette mission en essayant d’entrer en contact avec ces êtres dans une situation aussi délicate. Hyperespace, préparez-nous une porte de sortie. Je veux que nous puissions rejoindre le Commonwealth à n’importe quel moment. — Oui, monsieur. — Anna, nous allons essayer d’envoyer des données à la première flottille. Contrairement à nous, ces gars sont peut-être assez malins pour nous comprendre. Commencez à émettre le dossier de contact préliminaire standard. Utilisez toutes les fréquences disponibles. Si nous pouvions leur dire que nous ne sommes pas les bâtisseurs de l’enveloppe, ce serait déjà pas mal. — Capitaine, appela Oscar. Wilson regrettait de ne pas l’avoir sur le pont, mais il admettait volontiers qu’il n’y avait pas plus compétent qu’Oscar pour diriger les missions d’exploration. Il comprit immédiatement, à la voix de son officier, que quelque chose clochait. — Oui ? — Nous avons un problème. Deux membres de l’équipe A ne sont pas joignables. — L’angle de celui-ci est différent, dit Emmanuelle. Ils s’étaient arrêtés tous les deux au niveau du cinquième couloir transversal, qu’ils éclairaient de leurs projecteurs. Une fois de plus, il s’agissait d’un conduit rectiligne débouchant sur une spirale. Les spirales étaient peut-être plus nombreuses que prévu. Ils pensaient à présent qu’il y en avait quatre, voire cinq. — Je crois que nous devrions rester dans la première, dit Dudley. Voyons où elle nous conduit. Nous nous occuperons du reste plus tard. D’après son guidage inertiel, ils étaient déjà à cent quinze mètres sous le niveau sept de la station. Cependant, ils ne recevaient les signaux d’aucun des relais placés dans les couloirs transversaux, aussi la topographie des lieux restait-elle mystérieuse. — Oscar, est-ce qu’on continue ? — Ouais, allez-y. Pour le moment, c’est le coin le plus intéressant de cette fichue station. Alors, Dudley continua. Les parois en aluminium étaient suffisamment bosselées et irrégulières pour lui permettre de s’y accrocher ou de s’y appuyer pour se propulser en avant. Il avait hâte de voir où ce tunnel menait. Il sentait d’instinct qu’il y avait quelque chose d’important là-dessous. Le conduit était différent du reste de la station. Les extraterrestres devaient s’en servir pour alimenter quelque chose. Il avait une utilité, forcément. Lorsqu’ils sauraient où débouche ce tunnel, ils pourraient commencer à comprendre cette culture si étrange. Grâce à moi. Il avançait de plus en plus vite, les projecteurs de sa combinaison éclairant le métal ancien et corrompu. Il avait soif de connaissances. — Je ne peux pas les rappeler, dit Oscar. Les relais ont lâché. On ne reçoit même pas leurs fréquences porteuses. — Merde, fit Wilson en faisant apparaître la télémétrie des équipes de contact sur ses moniteurs. Quand le contact a-t-il été rompu ? — Au moment même où vous nous avez demandé de les rappeler. Je n’arrive pas à y croire. Ces relais ne tombent jamais en panne. Ils sont bourrés de circuits auxiliaires. Un plan en 3D de la Tour de guet se dessina bientôt. Les hommes des équipes de contact y apparaissaient sous la forme de petits points verts. Tous étaient en train de converger vers la balise placée à l’entrée. — Qui manque à l’appel ? demanda Wilson. — Verbeke et Bose. Pendant un instant, le capitaine fut submergé par la colère. Cela ne pouvait être que lui. Mais la colère céda rapidement la place à la culpabilité. Il fait partie de mon équipage, et il est victime d’un matériel défaillant. — Ne sont-ils pas supposés faire demi-tour en cas de rupture de faisceau ? — C’est ce que dit le manuel. Emmanuelle le connaît sur le bout des doigts, même si Dudley a encore du mal avec la théorie. Ils devraient effectivement être sur le chemin du retour. — À quelle distance sont-ils du premier relais opérationnel ? — Je l’ignore. Ils ont disposé dix-huit relais sur leur route, et je reçois les signaux de seize d’entre eux. Ils devraient se trouver à une vingtaine de mètres du dernier relais en état de marche. — Bien, fit Wilson, laconique. Il les imaginait parfaitement. Déçus d’avoir été stoppés dans leur élan, ils avaient hésité une poignée de secondes entre obtempérer ou bien faire quelques mètres de plus pour voir ce qu’il y avait derrière le prochain virage. — Théoriquement, ils devraient réapparaître sur nos écrans d’un instant à l’autre, reprit Oscar. — Anna, Sandy, une réponse de nos amis dysoniens ? — Désolée, monsieur, pas encore, répondit Sandy Lanier. Ils continuent comme si de rien n’était. Aucun signal n’est émis dans notre direction. — Fait chier… Nous allons donc commencer à crier. Montez la puissance de notre antenne de transmission. Nous devons être sûrs de nous faire entendre. — Bien, monsieur. McClain Gilbert déboucha dans le compartiment où avait été placée la balise, tout près de la sortie. Devant lui, les membres des différentes équipes se glissaient un à un dans la déchirure de la paroi externe. Les jets de gaz de leurs packs de propulsion brillaient furtivement comme des feux follets dans la lumière de ses projecteurs. — On les a récupérés ? demanda-t-il à Oscar. — Non. Rien. — Ils devraient pourtant être couverts par les relais restants. Putain de merde, Emmanuelle connaît son métier. Ça fait combien de temps, maintenant ? — Quatorze minutes. — C’est beaucoup trop. Ce n’est pas un problème de relais. Ils ont des ennuis. — On ne peut pas le savoir. — Moi, je le sais. Il se retourna, prit appui sur la paroi et se propulsa dans le tunnel qui conduisait directement au niveau cinq. — Qu’est-ce que vous faites ? cria Oscar. — Je vais leur donner un coup de main. — Retournez à la navette ! — Je suis avec vous, Mac, dit Frances Rawlins. Mac était déjà dans le tunnel. Un faisceau de lumière venu de derrière lui perça l’obscurité. — Je m’occupe d’eux, dit-il à Frances. — Ils font partie de mon équipe, rétorqua celle-ci. — Compris. — Mac, pour l’amour du ciel, intervint Oscar. Retournez tous les deux à la navette. — Deux minutes, Oscar. Deux minutes, ce n’est presque rien. — Et merde… — Regardez, le mur change encore, dit Dudley. Il s’arrêta et éclaira un pan de paroi situé juste devant son casque. Emmanuelle se laissa dériver jusqu’à lui. L’aluminium déchiré était désormais ondulé. Dans le creux de chaque vague, il y avait une bande de céramique jaune, sur laquelle on devinait de petites marques rouges. — Intéressant… — Des écritures ? demanda Emmanuelle. — Ce n’est pas impossible. Qu’est-ce que vous en pensez, Oscar ? — Difficile à dire. Faites-en une bonne vidéo. — Ça marche. Bon, vous enregistrez, là-haut ? Dudley attendit un moment, mais n’obtint aucune réponse. — Eh ! Vous m’entendez ? — Alors, vous la faites cette satanée copie ? marmonna Emmanuelle. — Oh ! mon Dieu, dit Sandy en s’éloignant brusquement de sa console, comme si elle venait de recevoir une décharge électrique. Monsieur, des missiles. Le vaisseau de tête a fait feu. Huit, neuf, douze. Oui, douze missiles. — Nous sommes pris pour cible ? demanda Wilson, satisfait d’avoir su garder son calme. — Quatre d’entre eux foncent sur nous. Les autres se dirigent vers les vaisseaux deux, trois et six. Le doigt virtuel du capitaine s’abattit sur une icône de communication. — Mac, Frances, sortez de là immédiatement. Je rappelle la navette dans trois minutes. — Nous sommes presque au niveau sept. — Les Dysoniens nous tirent dessus. Sortez de là. C’est un ordre, et je ne le répéterai pas ! — Oui, monsieur. — Les autres vaisseaux répliquent, annonça Anna. Salves tirées par les engins trois, deux, cinq et six. Et le huit aussi. Le vaisseau de tête tire de nouveau. Plus de cent missiles d’un coup. Vingt-quatre d’entre eux nous sont destinés. Merde, ils foncent à quinze G. — Les fils de…, cracha Wilson. Pilote, rapprochez-nous de la Tour de guet. Nous devons récupérer la navette. Tu Lee, l’hyperréacteur est-il opérationnel ? — Oui, monsieur. Le trou de ver est prêt à nous accueillir à n’importe quel moment. La main virtuelle de Mac poussa son joystick aussi loin qu’elle le pouvait. L’homme jaillit de la station fantôme et se retrouva dans l’espace. Les senseurs de sa combinaison se fixèrent sur la navette, et une trajectoire rectiligne rouge apparut dans sa vision virtuelle. Mac se précipita vers l’appareil sans se soucier du message d’alerte concernant sa vitesse excessive. Frances était à ses côtés et faisait de même. Une lumière d’un blanc aveuglant apparut derrière l’astéroïde. Mac tressaillit à l’intérieur de sa combinaison. Puis il comprit. C’était le réacteur à plasma de Seconde Chance. Le vaisseau se rapprochait pour gagner du temps et permettre à la navette de se mettre à l’abri de son champ de force. Cela n’aurait jamais dû se produire. Je ne pouvais pas partir sans essayer de les aider. C’était impensable. Personne ne s’attendait à un truc pareil. Il commença à décélérer à quelques mètres seulement de la navette et tendit les jambes vers l’avant pour absorber le gros de l’impact. Mais même ainsi, le choc fut brutal. Les cils de ses semelles s’accrochèrent à la grille du fuselage, l’empêchant de rebondir. Frances heurta l’engin juste après lui. — Merde ! lâcha-t-elle dans un souffle, comme ses jambes et son cou se pliaient brutalement. — Foncez, dit Mac au pilote. — Vous n’êtes pas encore à l’intérieur. — Ne vous en faites pas. Foncez. Nous sommes à l’abri. Les fusées chimiques s’allumèrent, et l’espace s’embrasa tout autour de lui et de Frances. Oscar revint immédiatement sur le pont. D’un geste discret, Wilson l’invita à s’asseoir derrière sa console. Le capitaine attendait la navette avec impatience. Jean Douvoir et le pilote de cette dernière faisaient un boulot remarquable. Les deux engins s’étaient rencontrés en douceur à trente kilomètres de la Tour de guet. Sur un petit écran, il voyait la navette, de retour sur sa rampe de lancement, s’enfoncer lentement dans son hangar. Wilson serrait les poings, ce qui perturbait le bon fonctionnement de ses poignées de contact. — Toujours pas de nouvelles ? demanda-t-il pour la dixième fois. — Non, répondit Oscar. Mac devait avoir raison. Ils ont des ennuis. — Quel genre d’ennuis ? Cette station est abandonnée. Froide, morte ! — Je ne sais pas. — Impact, annonça Anna. Mes aïeux ! Explosions multiples. Très grande puissance. Ils utilisent des générateurs d’impulsions modifiés, des ondes électromagnétiques large bande, des rayons gamma et X… Enfin, un arsenal électronique complet. — Où ont eu lieu ces explosions ? — Vaisseau trois. Barrages offensif et défensif. Il est toujours intact et modifie légèrement sa trajectoire. Wilson leva les yeux sur les moniteurs principaux, qui montraient la progression des vingt-quatre missiles qui se dirigeaient vers eux. Leur vitesse était proprement terrifiante. — Nous devrions y aller, dit calmement Oscar. — En effet. La seconde navette était sur sa rampe de lancement, prête à décoller, au cas où Verbeke et Bose auraient donné signe de vie. — Encore des missiles, dit Anna. D’autres explosions sont à venir. Le vaisseau cinq tire une salve de barrage. — Une réponse aux signaux que nous avons envoyés ? demanda Wilson. Sandy secoua la tête. — Détonations, entonna Anna. Merde, on dirait qu’ils s’entraînent pour l’Apocalypse ! — Wilson, insista Oscar. Il est temps… Le capitaine Wilson Kime jeta un dernier coup d’œil aux missiles. Ils étaient tout près à présent, et leur pouvoir de destruction demeurait inconnu. Il était à deux doigts de mettre le vaisseau et son équipage en danger. Toutes les personnes présentes sur le pont le regardaient avec un mélange de peur, de regret et même de culpabilité. Sentiments dont il était lui aussi la proie. — Hyperespace, ordonna-t-il. Ramenez-nous à la maison. Né en 1960 en Angleterre, Peter Hamilton a débuté sa carrière d’écrivain en 1987. Il s’est très vite imposé comme l’un des piliers du renouveau de la SF britannique. Mais là où ses amis auteurs exploraient de nouveaux courants, Hamilton a préféré faire revivre l’émerveillement des grandes aventures spatiales chères à Robert Heinlein. L’ÉTOILE DE PANDORE LA SAGA SE POURSUIT AVEC : TOME 2 – PANDORE MENACÉE TOME 3 – JUDAS DÉCHAÎNÉ TOME 4 – JUDAS DÉMASQUÉ Du même auteur, aux éditions Bragelonne : Dragon déchu L’Étoile de Pandore : L’Étoile de Pandore – 1 L’Étoile de Pandore – 2 L’Étoile de Pandore – 3 : Judas déchaîné L’Étoile de Pandore – 4 : Judas démasqué La Trilogie du Vide : 1. Vide qui songe 2. Vide temporel Chez Milady, en poche : L’Étoile de Pandore : 1. Pandore abusée 2. Pandore menacée 3. Judas déchaîné 4. Judas démasqué Greg Mandel : 1. Mindstar Aux éditions Robert Laffont, collection « Ailleurs & Demain » : Rupture dans le réel – 1 : Émergence Rupture dans le réel – 2 : Expansion L’Alchimiste du neutronium – 1 : Consolidation L’Alchimiste du neutronium – 2 : Conflit Le Dieu nu – 1 : Résistance Le Dieu nu – 2 : Révélation www.milady.fr Milady est un label des éditions Bragelonne Cet ouvrage a été originellement publié en France par Bragelonne. Titre original : Pandora’s Star Copyright © Peter F. Hamilton, 2004 © Bragelonne 2005, pour la présente traduction Illustration de couverture: Manchu eISBN 9782820500908 Bragelonne – Milady 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@milady.fr Site Internet : www.milady.fr 1 Respectivement : tailleur, couvreur et fermier. (NdT ) 2 En français dans le texte. (NdT ) 3 Roman de Jane Austen (1775-1817). (NdT )