CHAPITRE PREMIER Suzi chia le cafard frankenstein dans la cuvette des toilettes puis poussa sur la poignée de la chasse d’eau, brièvement pour limiter la chute. Elle se concentra sur l’icone neural qui semblait planer à la périphérie de sa conscience et rassembla ses pensées en une séquence d’instructions distincte. >Activer lien sensoriel et contrôle directionnel, ordonna-t-elle à son bioprocesseur implanté. Lorsqu’elle ferma les yeux, l’image fantomatique transmise par les rétines sensibles à l’infrarouge du cafard s’intensifia jusqu’à sa résolution optimale. Elle ressentit un instant de désorientation alors qu’elle interprétait les données visuelles qui lui parvenaient par la fibre optique branchée dans son coccyx. C’était un fouillis confus de topologie de Möbius, de couleur rouge, rose et noire, une circonvolution à travers laquelle des lunes vertes tombaient. Le cafard s’accrochait au fond de la conduite, sous une douche de gouttes provenant de la descente des toilettes. Des graphiques directionnels se surimposèrent à l’image, comme sur l’écran de commande d’un pilote d’avion. Suzi guida le cafard sur le côté de la conduite jusqu’à ce qu’il soit loin du canal d’eau, puis l’envoya en avant. La fibre optique commença à se dérouler derrière lui, plus fine qu’un fil d’araignée. La perspective était trompeuse. Suzi se permit de croire qu’elle traversait une cathédrale baroque d’un monde souterrain. Les murs cannelés brillaient comme des miroirs noirs, creusés de glyphes abstraits fabuleux. Au-dessus d’elle, le plafond incurvé était percé de trous d’ébène elliptiques, crachant chacun des globules verts phosphorescents. Une petite rivière serpentait le long du sol concave, emportant des morceaux de matière fibreuse pâle non identifiable. Elle fut soudain ravie que Jools l’Outillé n’ait pas ajouté de récepteurs olfactifs au cafard frankenstein quand il l’avait monté pour elle. Des groupes de cellules sensibles à la pression détectèrent un courant d’air, la prévenant de l’arrivée imminente d’une vidange de chasse d’eau. Elle envoya le cafard grimper jusqu’au plafond de l’égout. Le flot bouillonna sous elle. Un étron de la taille d’un cargo surfait sur la vague, tirant derrière lui des rubans de papier à moitié désintégrés. Elle attendit que le torrent soit passé avant de faire redescendre le cafard le long de la conduite pour reprendre son chemin. Des champignons fleurissaient dans les fissures du béton, matelas lunaires de substances gluantes. Le cafard se frayait un passage entre les excroissances sans ralentir, tout en continuant à dérouler son fil de fibre optique. Devant le cafard, là où la conduite se resserrait vers un point de fuite noir, elle pensa voir quelque chose bouger. D’une certaine manière, Suzi considérait le contrat Morrel comme une justification de la façon dont elle avait vécu ces douze dernières années. Il n’impliquait aucune violence, pas même un soupçon. La violence l’avait lancée dans le jeu tech-merc après sa sortie de prison. La violence organisée, appliquée délibérément et précisément. C’était sa spécialité. C’était tout ce qu’elle savait faire. Son adolescence et ses premières années d’adulte s’étaient passées au sein des Trinities, un gang anti-PSP qui opérait depuis le quartier de Mucklands Wood à Peterborough, pendant les années où le Parti socialiste populaire avait contrôlé le pays, une longue décennie sombre de dictature quasi maoïste juste après que l’effet de serre avait explosé. Elle s’était engagée le lendemain du jour où une escouade d’encartés du PSP avait mis à sac l’hôtel de ses parents, arrachant les installations et volant l’alcool. Son père avait été fouetté au pistolet, ce qui l’avait partiellement paralysé du côté droit. Sa mère avait subi un viol collectif dont elle ne s’était jamais remise. C’étaient d’innocents banlieusards d’âge et de condition sociale moyens, des gens qui avaient réussi et ne comprenaient pas ce qui arrivait à leur verte et plaisante Angleterre, qui ne savaient pas comment l’arrêter. La seule raison de sa présence était la fermeture de l’école Welbeck, la pension des cadets officiers de l’armée anglaise, par le PSP. Elle avait toujours rêvé d’une carrière militaire. Une ambition subtilement renforcée par un grand-père maternel à la mauvaise réputation, qui racontait des histoires séduisantes de gloire et d’honneur du temps où il avait servi dans les Falklands et dans le Golfe. Obtenir une place très enviée à Welbeck, malgré sa petite stature, avait été le zénith de sa jeune vie. Elle avait eu envie de se battre cet après-midi-là, quand la milice du Parti était venue, de jeunes fiers-à-bras avec leurs brassards rouges et leurs toutes nouvelles cartes signées du président Armstrong, affirmant que tout ce qu’ils faisaient était officiel. Sortant à peine de ses quatre semestres d’apprentissage de combat sans armes, de tir et de différents exercices, elle se considérait invincible. Mais son père, plus grand et plus fort qu’elle, l’avait enfermée dans une réserve. Suzi avait tambouriné sur la porte, de rage et d’humiliation, jusqu’à ce que le bruit du pillage pénètre dans la pièce, l’explosion du verre brisé se mélangeant avec les cris d’angoisse. Alors, elle s’était recroquevillée dans un coin, bras serrés autour des genoux, dans le noir, priant pour que personne ne force la porte et ne la découvre. La police l’avait retrouvée le lendemain matin, vidée de toutes ses larmes. En voyant les débris de ce qui avait été son foyer et ses parents, la rage s’était transformée en haine. Elle aurait pu empêcher cela, elle le savait. Si on lui avait laissé sa chance, si on lui avait fourni les armes et le matériel pour compenser sa petite taille avec sa détermination. Les Trinities étaient dirigés par un ancien sergent de l’armée anglaise, Teddy La Croix, que les gamins sous ses ordres appelaient le Père. Il l’avait mise au travail en tant que coursière. En ce temps-là, Peterborough avait un petit côté ville frontière. Plus de cinquante mille personnes s’y étaient réfugiées, précédant de peu la mer montante qui dévorait lentement les Fens, et d’autres encore étaient en chemin. La fonte des calottes polaires et la montée des océans envoyaient l’eau boueuse lécher les banlieues est de la ville, transformant la riche vallée de la Nene en estuaire. Et tout ça tandis que la population indigène luttait encore pour s’adapter à la chaleur toute l’année, à l’effondrement imminent de la fourniture de gaz, d’électricité et d’eau, au rationnement de la nourriture et à une économie d’austérité. Suzi traînait dans les rues congestionnées, s’imbibant de l’esprit bourdonnant de détermination acharnée que tous semblaient posséder. Elle regardait l’ancienne végétation de zone tempérée mourir dans l’atmosphère de bain de vapeur exhalée par les marécages des Fens, pour être remplacée par de nouvelles plantes tropicales plus vigoureuses, couvertes de fleurs exotiques. Elle marchait en transe devant les étals qui étaient apparus le long de toutes les rues comme le trafic diminuait, volant fréquemment, mangeant correctement et se battant avec les marchands des quatre saisons ambulants. Personne ne la remarquait, elle n’était qu’une gamine de plus à traîner dans les rues d’une ville fourmillant d’autres du même genre. Elle prospérait dans son environnement, mais tout ce temps, elle se déplaçait avec un seul but en tête, notant l’identité des membres du Parti, surveillant qui entrait et sortait de la mairie, servant de sentinelle pour les raids sur les bureaux du PSP. La nuit, elle était toujours présente pour les émeutes organisées par les Trinities, étrange silhouette maigrichonne comparée au reste de sa section qui affectionnait les muscles gonflés et les vêtements paramilitaires en cuir. Elle avait tout appris de Greg Mandel, un autre ancien de l’armée qui travaillait avec le Père pour renverser le régime oppressif du PSP : comment fabriquer des cocktails Molotov qui n’explosaient pas au lancer, comment déployer une section pour attaquer une escouade de police, ce qu’il fallait utiliser contre les chiens d’attaque, la bonne manière de casser les boucliers anti-émeute… Toute une longue et intéressante liste de tactiques et d’armes dont personne n’avait jamais parlé à Welbeck. Elle avait tué son premier homme à seize ans, un agent populaire attiré hors d’un pub vers un chantier de construction sombre par une minijupe, un débardeur et un sourire plein de promesses. Le reste de sa section l’attendait avec des matraques et un Smith & Wesson. Ils avaient tous eu du sang sur les mains cette nuit-là. Suzi avait vomi, Greg l’avait soutenue jusqu’à ce que les spasmes cessent. — Tu peux rentrer chez toi, maintenant, avait-il dit. Tu as eu ta vengeance. Mais elle avait regardé le corps démantibulé et dit : — Non, ceci n’est que la main, pas la tête. Ils doivent tous disparaître, ou ce que nous faisons est inutile. Greg avait eu l’air terriblement triste, mais c’était toujours le cas quand il était question de vengeance ou que quelqu’un exprimait son deuil. Il avait fallu des années avant qu’elle ne découvre pourquoi la douleur d’autrui le blessait tellement. Le lendemain matin, elle avait coupé ses cheveux, en avait fait des pointes et les avait teints en violet. Une procédure standard, car un grand nombre de gens dans le pub avaient dû donner sa description aux agents. Les Trinities lui avaient appris la discipline, la confiance en soi et des tas de trucs sur les armes, comblant les vides techniques de Welbeck. Elle était assez jeune pour exceller et assez intelligente pour utiliser sa colère comme inspiration plutôt que de la laisser contrôler sa vie. Il y avait des gangs comme les Trinities dans toutes les villes du pays, luttant pour renverser le PSP. Suzi considérait qu’elle participait à une croisade, que tous ses actes œuvraient pour le bien. Puis ils avaient gagné. Le président Armstrong avait été tué, le PSP était tombé, la Seconde Restauration avait ramené la famille royale sur le trône, la première élection avait donné une large majorité aux Nouveaux conservateurs, et tout était soudain devenu compliqué. Les reliques du PSP, les agents populaires et les apparatchiks, s’étaient rassemblés sous le nom de Chemises noires, entrant dans la clandestinité et se tournant vers des actes de désobéissance civile inefficaces qui se tarissaient après quelques années. Les Trinities les combattaient, bien sûr. Mais leurs efforts dans ce sens n’étaient plus appréciés. Ils étaient trop grossiers, trop visibles, les gens voulaient juste oublier le passé. Cela s’était terminé comme cela avait perduré depuis dix ans, dans un bain de sang. Une bataille de deux jours à coup d’armes à feu entre les Trinities et les Chemises noires, qui avait laissé Mucklands Wood et Walton en ruine. Le gouvernement avait dû faire appel à l’armée pour y mettre fin. Suzi avait survécu et avait été ramassée par l’armée. Son avocat était le meilleur disponible, payé par les sympathisants de la cause anti-PSP qui restaient nombreux. Elle avait été condamnée à vingt-cinq ans de prison, parce que le gouvernement néoconservateur voulait montrer qu’il ne faisait aucun favoritisme. En appel, discrètement et sans publicité, grâce à la coopération de la presse, sa peine avait été réduite à cinq ans. Elle avait fait dix-huit mois de prison, dont quinze dans un établissement ouvert qui permettait les sorties le week-end. L’univers fermé des égouts était suffisamment familier à présent pour quelle enregistre la moindre anormalité. Suzi avait presque oublié la réalité faiblarde du dehors. Et il y avait clairement quelque chose dans la conduite avec elle. Une douce pulsation d’excitation glissa le long de la fibre optique alors que le cafard prenait de la vitesse. Devant elle, le monticule gonflé qui bloquait un quart de la conduite scintillait d’un rouge cramoisi, parsemé de taches plus claires. C’était un rat, qui grignotait un truc fétide coincé entre ses pattes. D’énormes yeux ronds vitreux se tournèrent pour regarder Suzi, le nez frémissant. Elle se souvint de toutes les quêtes de fantasy qu’elle avait lues étant enfant, des histoires de princesses, de sorciers et d’étranges bêtes. Elle sourit jaune ; aucun d’eux n’avait dû se battre contre des rongeurs de la taille de dragons. >Initialiser mode défensif. Une paire d’antennes flexibles se déploya de chaque côté de la tête du cafard, se balançant vers l’avant, de longues baguettes courbées comme des compas. Le rat n’avait pas bougé, il la regardait fixement comme s’il était surpris de voir un intrus dans son domaine. Suzi s’arrêta à vingt centimètres de lui, les antennes frémissantes, prêtes. Le rongeur se jeta sur elle avec une grâce fluide et rapide, la bouche ouverte révélant des dents pointues, pattes avant lancées pour la clouer au sol, griffes tendues. La patte rencontra les pointes dressées. La vision de Suzi éclata dans une explosion de lumières blanches tandis que les cellules d’électroplaques sous la carapace du cafard se déchargeaient à travers les antennes. Quand le brouillard violet disparut, elle ne vit que l’arrière-train du rat pompant avec fureur, la queue haute battant en tous sens. Une rapide vérification du système lui révéla qu’il lui restait suffisamment de charge dans les cellules d’électroplaques pour deux assauts supplémentaires. Les graphiques de guidage annonçaient qu’il y avait encore douze mètres à parcourir avant la jonction qu’elle visait. Suzi s’avança. Ce monde souterrain n’était pas très différent du sien ; peut-être était-il plus honnête. Ici, soit on mangeait, soit on était mangé, et tous savaient où se situer en relation avec tout le reste, ces connaissances étant inscrites dans les séquences ADN. Dans son monde à elle, rien n’était aussi simple, chacun portait un costume de caméléon ces derniers temps, statut inconnu. Après la prison, elle avait trouvé de petits boulots comme sbire pour les contrats tech-merc, participant aux missions de combats lancées lorsque les tentatives de pénétration furtive et les vols de données avaient échoué. Au début, elle avait fait partie d’une équipe, puis, lorsque sa réputation de compétence et de fiabilité s’était propagée, elle avait commandé son propre groupe. Elle avait commencé à ajouter des spécialistes des arts obscurs à son catalogue : des pirates informatiques, des procureurs de matos, des pilotes, des chirurgiens frankenstein, des psi dotés d’implants-sacs. Les entreprises à problème l’avaient engagée pour organiser des contrats entiers. Elle était l’interface entre la légitimité des grandes sociétés et les voyous dont elles avaient parfois besoin, ainsi que leur fusible en cas de pépin. Elle avait accepté le contrat Morrel quatre mois auparavant. Il était assez rudimentaire : un vol de données. Morrel était une petite boîte d’équipement micro-G à Newcastle, un sous-traitant fournissant des composants aux kombinates géants pour leurs opérations spatiales. L’espace était à la mode, un nouvel Eldorado depuis qu’Event Horizon avait capturé un astéroïde nickel-fer et l’avait conduit en orbite quarante-cinq mille kilomètres au-dessus de la Terre. Comme Event Horizon était enregistré en Angleterre, le rocher tombait sous la juridiction du Parlement anglais, qui l’avait appelé New London et avait établi une colonie de la Couronne dans le cœur creusé. New London inaugurait une ère de matériaux ultra bon marché qui étaient consumés avec empressement par un collier d’usines micro-G en orbite basse au-dessus de l’équateur, doublant leur profitabilité d’un jour sur l’autre. Il était assez facile d’extraire du roc de New London, mais raffiner les métaux et autres substances utiles à partir du minerai dans un environnement en apesanteur présentait des difficultés ; c’était là que se trouvait le vrai argent. C’était un problème qui avait mené Suzi dans un bistrot de deuxième étage dans le district New Eastfield de Peterborough un jour chaud et humide de janvier. Elle était plutôt satisfaite des vitres fumées du bistrot et de l’air conditionné ; le bâtiment de l’autre côté de la rue était en pierres blanches, décoré de balcons au fer forgé faussement victorien. Il scintillait comme de l’argent poli dans le soleil bas. La rue était un flux de gens, des hommes en costumes impeccables avec short, des femmes parfaitement pomponnées en robes légères, la plupart d’entre elles portant des chapeaux à larges bords et des lunettes de soleil. Des voitures silencieuses glissaient sur la route humide, pare-choc contre pare-choc : des Mercedes, des Jaguar et des Rolls Royce. New Eastfield était déjà prospère au temps du PSP, mais depuis qu’Event Horizon avait développé la technologie des gigaconducteurs et que la réindustrialisation s’était précipitée, le quartier était devenu un phare attirant l’argent et le style de vie qui allait avec. — Morrel a développé une solution de fusion froide pour les flux ioniques, disait l’homme assis en face d’elle. Il avait la trentaine finissante, avec des muscles sortis tout droit d’une salle de sport et une manucure professionnelle qui lui donnait une allure aussi tabloïde que son attitude de puissant. Il s’était présenté comme Taylor Faulkner. Le pirate apprivoisé de Suzi, Maurice Picklyn, l’avait tracé pour elle ; c’était son vrai nom. Il travaillait pour Johal HF dans leur division de raffineries orbitales, cadre exécutif plutôt que technique. — Fusion froide ? demanda Suzi. — Des promesses en l’air, soupira Faulkner. Trop bon pour être vrai. Mais d’une manière ou d’une autre, ils ont réussi. Ils ont augmenté l’efficacité et diminué la consommation d’énergie en même temps. C’est une vieille histoire, les petites entreprises doivent innover, elles n’ont pas les budgets de recherche qui permettent de grignoter un point de pourcentage chaque année. Elle sirota son jus d’orange. — Et vous voulez savoir de quoi ils disposent vraiment ? — Oui. Ils ont terminé la simulation de données et ils commencent à assembler le prototype. Une fois qu’ils auront démontré leur réussite, ils auront accès, de la part des banques et des sociétés de crédit, à des facilités dignes d’un kombinate. Ils ont déjà lancé des appels d’offres auprès de plusieurs cartels de brokers ; c’est comme ça que nous avons découvert la nature de leur travail. — Hmm. (Suzi utilisa son bioprocesseur implanté pour vérifier le profil assemblé par Maurice Picklyn sur Johal HF ; un cinquième de leur marge brute venait de la raffinerie du roc de New London.) Quel est mon budget ? — Quatre cent mille, nouvelles livres sterling. — Sept cents. La licence seule vous en coûterait autant, si Morrel vous l’accordait, et vous devriez leur payer des royalties sur les profits. — Très bien. Suzi prit une semaine pour vérifier les dispositions de sécurité de Morrel. L’entreprise avait installé une unité commerciale dans un ancien site de chantier naval sur la rivière Tyne. Ses labos de recherche et ses ateliers d’assemblage de prototypes étaient isolés dans un bâtiment cuboïde composite situé au centre d’un carré formé par les bureaux et les salles cybernétiques. Il y avait beaucoup d’armement de pointe dans cette cour intérieure. La seule manière de pénétrer dans cette section passait par la structure extérieure, puis par un petit pont et cinq vérifications de sécurité. Une équipe d’intercepteurs psi empêchait toute intrusion par hypersens. L’ordinateur central de la division de recherche n’était branché sur aucun réseau, aucun pirate ne pouvait y pénétrer. Elle devait admettre que la sécurité était excellente. La seule manière de l’outrepasser physiquement impliquerait un assaut aérien. Ce qui manquerait de finesse et diminuerait la probabilité de succès. Elle étudia le personnel, ce qui lui permit de découvrir le point aveugle de l’entreprise. Comme il était impossible de faire sortir des données du bâtiment de recherche, la sécurité de Morrel n’évaluait les travailleurs qu’une fois par an, par un scan complet de leurs données informatiques, plus une vérification psi de leur état d’esprit. Maurice Picklyn avait trouvé trois cibles potentielles dans l’équipe de recherche sur le flux ionique. Suzi sélectionna Chris Brimley, un programmeur spécialisé dans la simulation du stress des matériaux dû à l’exposition au vide : célibataire, vingt-neuf ans, un citoyen modèle dont l’intérêt principal était la pêche. Il vivait seul à Jesmond, louait un appartement dans une maison conventionnelle en terrasse. Le pion parfait. Suzi passa un accord avec Josh Laren, un petit voyou du coin qui tenait une boîte de nuit, L’Amici, avec une licence pour les jeux. Elle fournit à Col Charnwood, un type du Nord-est de l’Angleterre, des échantillons de narcotiques qui provoqueraient la jalousie de n’importe quel dealer. Elle paya Jools l’Outillé pour qu’il lui fabrique le cafard. Puis, pour compléter l’opération, elle appela Amanda Dunkley à Newcastle. Amanda Dunkley avait un corps spécialement reconstruit pour le péché, avec une petite poche rechargeable à la base du cerveau qui envoyait des neurohormones spécifiques dans ses synapses. Ces neurohormones produisaient une très légère perception extrasensorielle qui lui donnait un étrange degré d’empathie. Maurice Picklyn lui prépara une nouvelle identité et Suzi lui trouva un boulot de secrétaire dans le bâtiment du conseil municipal de la ville. Trois jours après que Chris Brimley avait rencontré Amanda dans son pub habituel, il avait quitté sa petite amie. Le surlendemain, Amanda s’était installée dans son appartement. Suzi avait loué la maison d’en face pour s’en servir de QG et, avec son équipe, elle s’était installée devant les écrans plats pour profiter des images photoniques amplifiées de la chambre de Chris Brimley. Il fallut une semaine et demie à Amanda pour corrompre son corps avec ses talents sexuels infatigables. Après de longues nuits durant lesquelles son corps entier semblait chanter alléluia, il lui dit qu’il voulait rester avec elle pour toujours, l’épouser et vivre heureux dans un petit cottage pittoresque d’un village rural, pour quelle lui fasse dix enfants. Corrompre son esprit prit un peu plus de temps. Chris Brimley se rendit lentement compte que sa vie n’offrait pas grand-chose d’intéressant à sa nouvelle âme sœur. Ils commencèrent à sortir le week-end, puis deux ou trois soirs pendant la semaine. Ils découvrirent L’Amici, qu’Amanda adora ; ce qui le rendit heureux. Col Charnwood se présenta à eux, tellement ravi d’être leur ami qu’il leur fit un cadeau. Nibbana, l’une des drogues de synthèse les plus chères du marché, ce que Chris Brimley ignorait. Il s’essaya au jeu, encouragé par une Amanda tout excitée. C’était amusant. Le propriétaire des lieux était étrangement arrangeant concernant le crédit. Après deux mois, Chris Brimley était accro au nibbana, avait besoin de trois prises par jour et devait cinquante mille nouvelles livres sterling à L’Amici. Ils n’avaient plus les moyens de sortir et Amanda pleurait beaucoup le soir, couvrant Chris de reproches. Il l’avait même giflée une fois quand elle l’avait découvert en train de fouiller son sac à main à la recherche d’argent. Le bureau de Josh Laren était une pièce sèche et poussiéreuse au-dessus de L’Amici, dont les seuls meubles étaient un bureau en teck, trois chaises en bois et un antique classeur en métal. Dix caisses de whisky pur malt, passées en fraude à la frontière écossaise, étaient entassées contre un mur. Col Charnwood consacra une heure à vérifier la pièce au senseur pour s’assurer qu’il n’y avait pas de micros. Ce n’était pas que Suzi n’avait pas confiance en Josh, mais à sa place, elle en aurait truffé le bureau. Le Chris Brimley tremblant qui entra dans la pièce ne ressemblait en rien au jeune homme bien propre sur lui qu’il était deux mois auparavant. Suzi en eut même une poussée de culpabilité. — Je pensais…, commença Chris Brimley, troublé. — Assieds-toi, ordonna Suzi. Chris se laissa tomber sur une chaise de l’autre côté du bureau. — Tu es venu pour parler de ta dette, n’est-ce pas ? demanda-t-elle. — Oui, mais avec Josh. — Ferme ta gueule. Pour un chrome de cette taille, Josh est venu me voir. — Qui… ? Suzi sourit sombrement. — Tu veux vraiment le savoir ? — Non, murmura-t-il. — Bien. Peut-être que tu commences à comprendre à quel point tu es dans la merde, mon gars. Laisse-moi t’expliquer, nous allons récupérer cet argent, chaque penny. Mes hommes ont beaucoup d’entraînement à ce petit jeu, ça ne rate jamais. C’est pour ça qu’on fait appel à nous. Il y a deux manières, la douce et la dure. La dure : d’abord on te prend tout, ton appartement, tes meubles, ton compte en banque, et on fait la même chose avec ta salope, avant de remonter ton arbre généalogique. On s’arrange pour le faire savoir à Morrel, ils te virent et plus personne ne t’engagera. — Oh mon Dieu ! Chris Brimley se couvrit le visage des mains en se balançant d’avant en arrière sur sa chaise. — Peut-être que je devrais te parler de la manière douce avant que tu ne te pisses dessus ? Suzi arrêta le cafard sous une conduite de toilette. La fonction temporelle de son implant lui disait qu’il était 11 h 38. Quatre-vingt-dix secondes de retard sur le plan prévu, pas si mal. Grimper le long du tuyau de décharge était un exercice plutôt lent. Elle devait se concentrer, trouver les prises pour les pattes de l’insecte. Sur deux mètres. Il y avait un rebord là où le tuyau de béton rejoignait l’acier inoxydable. Elle leva le cafard sur ses pattes arrière, le pressant contre le mur de métal lisse et vertical. Sa perspective lui donnait l’impression qu’il mesurait au moins un kilomètre de haut. Trois ventouses s’évasèrent sur le ventre du cafard et s’accrochèrent au métal argenté. Il commença à se glisser le long de la conduite. — Trouve les données sur les flux ioniques dans l’ordinateur central de Morrel et télécharge-les sur ton cybofax, dit Suzi à un Chris Brimley horrifié. — Quoi ? Je ne peux pas faire ça ! — Pourquoi ? Les codes sont trop difficiles à pirater ? — Non. Vous ne comprenez pas. Je ne peux pas faire entrer un cybofax dans le bloc de recherche. Merde, on ne nous permet même pas de porter nos propres vêtements à l’intérieur ; la sécurité nous fournit des combinaisons de l’entreprise avant qu’on n’y pénètre. On nous scanne à l’entrée et à la sortie. — Ouais. La sécurité chez Morrel fait une fixation sur l’isolement. Mais il faut bien utiliser un cybofax à l’intérieur du bâtiment de recherche, non ? — L’un de ceux de la boîte, oui, répondit Brimley. — Bien. Et tu peux sans problème télécharger dessus les données des terminaux ? persista Suzi. — Oui. J’ai un code d’accès de niveau trois. Mon travail est applicable à tous les composants de l’affineur. Charger tout ça sur un cybofax serait inhabituel, mais personne ne poserait de questions. Par contre, je ne peux pas le Faire sortir. — Je ne te le demande pas. L’important, c’est que tu puisses déplacer ces données n’importe ou dans le bâtiment de recherches. Sans les graphiques directionnels pour lui fournir un guidage constant, Suzi n’aurait jamais pu négocier le tournant. L’eau brouillait les perceptions infrarouges du cafard et il y avait beaucoup trop de courbes. Il était 11 h 40 quand l’insecte sortit de l’eau, s’accrochant aux parois d’acier inoxydable du vase des toilettes. Elle se demanda à quoi cela pouvait ressembler pour Chris Brimley, un insecte démoniaque émergeant silencieusement pour lui mordre le cul. L’infrarouge s’éteignit, la laissant au fond d’un cratère argenté géant ; un ciel uniforme de biolums rose pâle scintillait au-dessus du cafard. Elle vit quelque chose bouger, sombre et oblong, qui grandissait rapidement. Le cybofax de Brimley. Il y eut un flash de laser rouge au bord de son champ de vision. Une pulsation de réponse de la part du cafard frankenstein. >Téléchargement des données, lui indiqua son implant dont les grappes de mémoire commençaient à se remplir. Suzi savait que Chris Brimley disait quelque chose, les cellules sensibles à la pression du cafard percevaient un motif de compression rapide de l’air. Mais il n’y avait aucune manière de reconnaître les mots, pas sans un véritable programme de discrimination. Elle espérait qu’il n’y avait personne dans les toilettes voisines. >Téléchargement terminé. Elle annula la pression des ventouses sur l’acier inoxydable. Il y eut une spirale floue d’argent strié de rose pâle tandis que le cafard retombait au fond du vase. Chris Brimley tira la chasse d’eau et le monde ne fut plus qu’une vibration noire. >Initialisation procédure d’autodestruction. Les cellules électroplaques se déchargèrent directement dans le corps du cafard cybernétique, le rôtissant en une milliseconde. >Désengagement fibre optique. L’interface du coccyx de Suzi se scella. Le bout de la fibre optique tomba dans les toilettes. Elle tira violemment la chasse puis remonta sa culotte et redressa sa jupe. Quand elle sortit des toilettes, son bioprocesseur affirma qu’il ne s’était écoulé que sept minutes. À l’extérieur, elle était de nouveau Karren Naughton, l’une des candidates pleines d’espoir d’obtenir un travail à la réception de Morrel. Elle rejoignit les autres filles assises dans la salle d’attente du département du personnel. Il se trouvait dans le cercle extérieur de bâtiments, dans une zone de sécurité minimale où les visiteurs allaient et venaient toute la journée. La pause thé n’était pas terminée. Plus tôt, on avait fait passer des tests aux candidates. On en était alors aux entrevues personnelles. Suzi aurait bien voulu s’en dispenser, dire qu’elle avait mal au ventre et filer. Les données volées semblaient briller comme un diamant solaire dans son cerveau. Tout le monde aurait dû le voir. Elle reprit sa place dans la salle d’attente, la discipline étant quelque chose que le Père lui avait inculqué bien des années auparavant. À moins d’être sur le point d’être pris, il ne fallait jamais trahir sa couverture. Chris Brimley ne savait pas que c’était elle à l’autre bout de la fibre optique et il ignorait où le frankenstein avait été infiltré dans le système d’égouts. Karren Naughton fut la troisième à être appelée. Elle s’assit dans un bureau aux murs de verre et fut sincère face à une femme dont le badge sur le large revers indiquait qu’elle s’appelait Joanna. Vingt minutes plus tard, après qu’on lui eut dit qu’elle ferait une employée de première classe, Suzi passa entre les portes automatiques pour rejoindre l’humidité venant de la Tyne. Col Charnwood vint la chercher dans sa Lada Sokol basse bleu marine aux vitres fumées. — Alors, ma petite ? demanda-t-il après que la porte se fut rabattue. Suzi se permit un sourire en soupirant. — Dans le sac. — Super ! Col Charnwood appuya sur le champignon et accéléra pour rejoindre le trafic dense sur le quai du fleuve. La pente de la digue qui surplombait la route était couverte d’une épaisse couche de feuilles de faux philodendrons qui s’étaient emmêlées autour des rochers. — Je vais l’envoyer à Maurice pour qu’il vérifie d’abord, dit Suzi. — Ouais, tu crois qu’il pourra te dire si c’est kasher ? — Peut-être pas, mais il saura si c’est lié au flux ionique. Je ne suis pas un génie de la technologie. Pour ce que j’en connais, Brimley aurait pu nous fourguer les plans d’une machine à vapeur. Un serpent de feux arrière s’étirait devant eux. Col Charnwood jura tout en ralentissant. Les voies de circulation étaient réduites par une rangée de cônes posés sur la surface de cellulose thermostabilisée. Des machines peintes en jaune se mouvaient lentement le long de la digue. Elles détachaient la carapace de roc et de végétation du talus, révélant des scories de charbon. — Ils peuvent pas laisser les choses comme elles sont, grommela Col. Suzi garda le silence. Elle savait que Col faisait partie de ceux qui avaient construit la digue un quart de siècle plus tôt. Un tiers de la population de Newcastle s’était engagé dans les équipes municipales quand la calotte de l’Antarctique occidental avait fondu, et la plupart des autres avaient contribué d’une manière ou d’une autre. Des hommes, des femmes et des enfants avec des bulldozers, des brouettes, des pioches, des pics, des sacs, tout ce qu’ils avaient pu trouver pour décharger les scories des barges et les étaler sur un talus de quinze mètres de haut le long des berges de la Tyne. Ensuite, ils avaient roulé les rochers par-dessus les scories avec des cordes et des poulies pour lutter contre l’érosion. Ils avaient travaillé vingt-quatre heures sur vingt-quatre pendant neuf mois pour sauver leur ville de la montée du niveau de la mer. — On n’avait jamais vu une chose pareille, avait raconté Col à Suzi et son équipe tard un soir quand ils en avaient eu marre des délires de gymnaste d’Amanda. C’était comme si ça sortait tout droit du tiers-monde. On était des centaines, putain. Il y en avait partout, comme des mouches sur une merde. Ce qu’on était n’avait pas d’importance, pas à l’époque. On travaillait dix heures d’affilée, chacun son tour. Le salaire était le même que ce qu’on touchait au chômage. Mais c’était notre ville qu’on protégeait. Ça voulait dire quelque chose, à l’époque, vous savez ? On restaurait à présent la digue, centimètre par centimètre. Des machines télécommandées broyaient le roc, le chauffaient, le filaient pour le transformer en fibres avant de le reposer sur le talus de scories qui avait été reprofilé pour une meilleure efficacité hydrodynamique, un flot de lave vitreuse qui retiendrait la Tyne pendant un siècle. — Ils retirent le cœur de ce que nous avons fait, dit tristement Col. Suzi examina les machines de plus près lorsqu’ils passèrent à côté d’elles et remarqua le logo d’Event Horizon sur chacun des broyeurs de roc, un triangle bleu concave traversé par un V volant noir. — On arrête les frais, petite ? demanda Col. Suzi visualisa Chris Brimley, privé de toute dignité, ses yeux perdus la suppliant. Victime d’une violence psychologique délibérée. — Pas tout de suite, non. Je veux d’abord qu’Amanda aide un peu Brimley à s’en sortir. L’argent paiera ses dettes à L’Amici. Elle peut l’aider à décrocher du nibbana. Après ça, je la ferai sortir. Il aura une chance de récupérer une vie. Col lui dédia un regard incertain. — Où est passé ton sens du style, Col ? lui demanda-t-elle en souriant. On fait une sortie soft. De cette manière, Morrel ne découvrira rien avant cinq mois. Peut-être jamais. Les gens sont capables d’oublier le pire, de passer outre aux cauchemars. Les psi de la sécurité de Morrel ne remarqueront peut-être pas son sentiment de culpabilité la prochaine fois qu’ils le contrôleront. C’est mieux comme ça, non ? — Ouais. C’est toi qui paies, ma petite… — Ouais, c’est moi qui paie. Une forte somme pour effacer le souvenir de cet homme brisé à la tête baissée dans le bureau sombre de Josh Laren. Elle rachetait sa propre culpabilité. Cette fois, ce fut dans un pub à Longthorpe, une longue salle lambrissée à la devanture de verre qui avait été construite pour servir de club-house au golf de Thorpe Wood. Aujourd’hui, il donnait sur l’estuaire de Ferry Meadows où se trouvait auparavant le circuit de golf Taylor Faulkner avait choisi une table près de la fenêtre et regardait les marais de boue couleur chocolat que la marée avait dégagés. Il était habillé d’un costume tropical de bonne facture et jouait avec une demi-pinte de bière. Suzi se glissa sur le banc en face de lui. Le barman lui avait jeté un coup d’œil quand elle était entrée, alerté par sa petite taille, prêt à élever la voix contre la présence d’une écolière dans son pub avant de croiser son regard. — Nous n’avons rien entendu, dit Taylor Faulkner. Les choses sont très calmes à Newcastle. — Si vous voulez du combat, trouvez-vous un général. — Je ne voulais pas vous insulter. — Pour sept cent mille, vous pouvez m’insulter tant que vous voulez. Taylor Faulkner eut l’air peiné. Il leva une carte platine Zürich et la plaça devant l’Amex que Suzi lui présenta, utilisant son pouce pour autoriser le transfert. Elle regarda les chiffres gris de l’Amex s’élever et sourit froidement. — Puis-je voir ce que j’ai payé ? demanda-t-il. — Bien sûr. (Elle fit glisser un mince cybofax sur la table jusqu’à lui.) Le code est « Goldpan ». Sans tiret. N’importe quel autre code effacera le tout, OK ? — Oui. Il empocha le cybofax. — C’était un plaisir de vous rencontrer, monsieur Faulkner. Il se retourna vers la fenêtre et regarda les mouettes gratter la boue. Suzi se leva et se dirigea vers la porte. Apercevant une silhouette habillée en jean noir, nonchalamment appuyée au bar à siroter une bière allemande à la bouteille, elle s’arrêta. Leol Reiger, un autre commandant tech-merc. Elle avait travaillé avec lui une ou deux fois, ils ne s’étaient pas entendus. Pas du tout. Leol se prenait pour quelqu’un de très important. Il aimait foutre la merde chez les kombinates et pirater les banques japonaises. Selon la rumeur, il avait même réussi à voler des données à Event Horizon. Suzi savait que c’était faux, il était encore vivant. Et il n’était pas là quand elle était entrée dans le bar. Elle s’assit sur le tabouret à côté de lui, les pieds à cinquante centimètres du sol, leurs têtes à peu près au même niveau. Généralement, cela ne la gênait pas de devoir lever les yeux pour parler aux gens. Mais avec Leol Reiger, si. — On s’encanaille, Leol ? Il baissa sa bouteille, et ses yeux d’ambre sur sa peau pâle se fixèrent sur elle. Il avait la barbe de trois jours du dandy, il perdait ses cheveux et les portait en arrière, graisseux. — Tu n’apprends jamais rien, hein, Suzi ? Quatre mois pour une pénétration douce, c’est quatre mois de risque qu’on te découvre. — Conneries. Qu’est-ce que tu en sais ? demanda-t-elle, avec un rien de désarroi. Comment diable Leol Reiger pouvait-il savoir pour son contrat avec Johal HF ? Il ne travaillerait jamais pour une société comme Morrel, c’était trop petit, trop insignifiant. — Je sais que tu t’es adressée aux mauvaises personnes. Tu regardais vers le bas, Suzi. Mais bon, c’est de là que tu viens, du bas. Trinity une fois, Trinity toujours. Rien de plus. Tu n’as pas ce qu’il faut pour devenir un vrai tech-merc, tu ne l’as jamais eu. — J’ai obtenu les données et la cible n’est même pas au courant. Ce n’est pas comme toi. Tes contrats, tout ce qu’il en reste, ce sont des corps et des cratères fumants. Ton catalogue devient de plus en plus mince, pas vrai, Leol ? D’après ce que j’entends, il n’y a plus grand monde qui veut travailler avec toi. — Ah bon ? Leol désigna de sa bouteille la table devant la fenêtre. Deux hommes étaient assis avec Taylor Faulkner. Deux durs à cuire, des combattants, Suzi l’aurait parié. Leol prit une nouvelle gorgée. — Tu aurais dû regarder vers le haut, Suzi. Un vrai tech-merc aurait regardé vers le haut. Un vrai tech-merc aurait vu la véritable valeur de la technologie du flux ionique pour Johal HF. Elle observa Taylor Faulkner de nouveau, notant à quel point il était détendu, souriant en regardant par la fenêtre. Elle sut quelle avait été doublée, avec une certitude douloureuse, nauséeuse. — Tu as bien fait attention en regardant vers le bas, poursuivait Leol Reiger. Tu as vérifié tout le personnel de Morrel. Mais tu aurais dû regarder vers le haut, tu aurais peut-être dû demander à ton hacker de pirater quelques fichiers de Johal HF. Si tu avais fait cela, tu aurais trouvé notre ami Faulkner. Ce n’est pas un spécimen parfait de l’humanité, notre ami Faulkner. Leol termina sa bouteille et la posa sur le bar. — Cinq millions de nouvelles livres sterling, Suzi. C’est ce que mon partenaire et moi allons obtenir de Johal HF cet après-midi quand on leur livrera les données du flux ionique. Je t’ai payée avec mon argent de poche. (Il se tourna vers le barman.) Servez donc un verre à la petite dame, tout ce qu’elle veut, c’est pour moi. Elle regarda Leol Reiger se diriger vers Taylor Faulkner et lui taper sur l’épaule. Ils rirent tous les deux. La furie et l’impuissance la clouaient sur son tabouret de bar. Cette merde de Leol avait raison, et la véritable source de la douleur était là, pas l’argent. Elle aurait dû vérifier, elle aurait dû démonter Faulkner pièce par pièce, construire un véritable profil, ne pas se contenter d’une vérification à la va-vite. — Qu’est-ce que je vous sers ? demanda le barman. Suzi attrapa la bouteille vide de Leol et la lança contre l’affichage publicitaire. CHAPITRE 2 Monaco au crépuscule était baigné d’une épaisse lumière cuivrée. Le dôme diffusait les derniers rayons du soleil en lueur homogène bannissant les ombres. Les bâtiments semblaient briller d’eux-mêmes. Charlotte Fielder admirait les façades de pierre à travers la fenêtre de l’Aston Martin, avec chauffeur. L’architecture de Monaco était une copie du XIXe siècle, avec un mélange des styles français et espagnol : des haciendas, des villas, des immeubles à appartements avec leurs façades blanches élégantes, leurs balcons de fer forgé, leurs tuiles rouges, leurs vérandas décorées de géraniums écarlates en pot. C’était le genre de création sans défaut que seuls les riches oisifs pouvaient se permettre. L’essentiel de la ville n’avait pas plus de vingt ans, très peu de choses avaient survécu au pillage, quand les citoyens de Nice avaient marché sur la principauté à la recherche de nourriture. Charlotte avait trois ans quand c’était arrivé. Mais elle avait vu les enregistrements à l’école ; cela lui rappelait les villes bombardées dans les zones de guerre. Des dunes de décombres où quelques murs et arcades avaient survécu à l’assaut et s’élevaient vers le ciel comme des autels païens, des briques noircies par la suie, du bois brûlé, des colonnes de fumée qui se tordaient paresseusement. La mer Méditerranée engrossée par la chaleur s’était élevée pour engouffrer la partie de la ville construite sur des presqu’îles artificielles, ses eaux brunies par les débris avaient emporté des corps et des algues le long des rues en ruine. Même les couleurs avaient disparu des images, dans son esprit c’était une désolation en noir et blanc. La destruction avait été spectaculaire même selon les standards d’une Europe qui avait failli s’effondrer dans l’anarchie pendant les premières années de tumulte climatique engendré par le réchauffement. Charlotte ne se souvenait qu’à peine de son enfance, quand le monde était plongé dans le chaos ; il ne lui restait que des rêves de visages et de lieux, une procession illimitée de jours trop chauds où il n’y avait pas assez à manger. Elle avait passé la moitié de ses journées à fouiller les rues emplies de vélos de Londres, à voler de la nourriture sur les étals et les marchés. Elle vivait avec sa Tante Mavis, une femme à la quarantaine finissante avec un visage rond et hanté, qui portait toujours des robes à fleurs et des chaussons roses. Tante Mavis n’avait jamais eu de travail, elle avait choisi de dépendre du chômage et n’avait accepté de prendre Charlotte avec elle que pour le supplément d’allocations alimentaires. Charlotte n’en avait jamais vu le fruit ; ses cartes de rationnement étaient échangées avec des voyous contre le gin de contrebande que Tante Mavis buvait devant le grand écran plat de son salon, dont les rideaux étaient toujours fermés. Cette femme avait échangé la réalité contre les séries de Globecast où les scénarios formatés récompensaient toujours une vie difficile avec les ornements scintillants du matérialisme et des couchers de soleil dorés, de l’amour et de l’attention. Les différentes chaînes lui offraient un aperçu du salut, loin du réchauffement et du PSP, loin d’un monde transformé au-delà de la moindre reconnaissance. Elle s’offrait une religion électronique de substitution qu’elle adorait sans fin. Un soir, quand elle avait sept ans, Charlotte avait découvert sa tante collée à l’écran plat, le frappant en pleurant et suppliant les personnages souriants et beaux de la laisser entrer. On avait mis la petite fille dans un orphelinat peu de temps après. La faim s’était achevée là, remplacée par le travail dans la cuisine à peler des patates et à laver la vaisselle. C’est alors que sa vie avait vraiment commencé, dans la normalité de l’école et des autres enfants. Le seul lien avec son passé restait une solide détermination à ne plus jamais avoir faim. Puis, quand elle avait quinze ans, Dmitri Baronski était entré dans son monde et lui avait fait son offre, ouvrant une porte vers un royaume presque magique où personne ne manquait jamais de rien. L’Aston Martin atteignit la rocade extérieure de la principauté, où la coquille translucide du dôme s’élevait de la digue de béton, se courbant graduellement au-dessus d’eux, assez massive pour engouffrer le ciel. Au-dehors, quelques yachts paressaient en dodelinant à l’amarrage. De larges turbines marémotrices de corail génétiquement modifié tachetaient la mer calme jusqu’à l’horizon qui s’assombrissait. Monaco refusait toujours de se brancher sur le réseau électrique français, demeurant résolument indépendant. De l’autre côté de la route, se dressaient de dignes hôtels aux entrées de verre noir et aux longues terrasses. Elle les observa en passant, légèrement amusée qu’une ville, qui avait si méticuleusement recréé l’ambiance de l’élégance impérialiste, depuis longtemps disparue, dans son tissu et sa culture, puisse chercher refuge sous une structure aussi hypermoderne que le dôme. C’était un défaut du milieu social dans lequel elle évoluait à présent. Ses membres ne cherchaient jamais rien de nouveau. Le talent et les ressources déployés auraient pu tout aussi facilement être utilisés pour créer quelque chose d’osé et d’innovant. Ils avaient choisi le passé, se noyant dans la sécurité de leur héritage. Pourtant, pour elle, ces répliques étaient imparfaites. Elle reconnaissait la qualité contemporaine des lignes des bâtiments, une efficacité assez froide dans le bel arrangement qui trahissait la mentalité de ses créateurs. Monaco était un fouillis compact de la richesse, dont les frontières étaient jalousement gardées. C’était devenu une enclave, un château fortifié pour les nantis, il y avait même le pont-levis. Même avec son passeport plus blanc que blanc et ses réservations d’hôtel prépayées, les préposés du service d’immigration avaient pris leur temps avant de la laisser entrer. La résidence permanente dans la principauté était strictement limitée ; il fallait posséder un capital supérieur à quatre millions d’eurofrancs et le parrainage de trois résidents avant même de présenter sa requête. Charlotte s’était donc tenue dans le hall d’arrivée de l’aéroport, dans une queue de gens impatients et nerveux qui regardaient avec envie les résidents passer rapidement par le couloir réservé. Elle avait eu peur que la femme froide derrière le bureau de la douane n’ouvre le coffret de la fleur dans son sac de voyage et ne pose des questions. Mais le passage de la douane était plus un rituel qu’autre chose. L’attente et les questions faisaient comprendre aux visiteurs que Monaco était différent, que ce n’était pas une simple destination touristique ou un casino. C’était en prenant ainsi son mal en patience qu’elle avait remarqué l’homme pour la deuxième fois de la journée. Il était dans la même file, dix personnes derrière elle. Il y avait quelque chose dans la manière dont ses yeux froids ne la regardaient jamais quand elle se tournait vers lui, son indifférence flegmatique à la queue, qui le séparait légèrement des autres et qui donnait à Charlotte la chair de poule. À n’importe quel autre moment, elle l’aurait pris pour le garde du corps d’un ploutocrate monégasque rentrant chez lui après quelques vacances. Mais elle l’avait déjà vu plus tôt dans la journée, au spatioport sud-africain du Cap, mêlé à la foule des amis et des familles qui accueillaient les autres passagers de sa navette. Si elle l’avait aperçu dans la salle d’embarquement pour le vol pour Monaco, ce serait naturel qu’il se trouve dans la queue derrière elle. Mais que faisait-il dans la foule qui attendait la navette ? Finalement, son passeport était passé, son invitation et sa réservation d’hôtel avaient été validées par l’officier de douane, une matrone dans un uniforme raide et bleu. Charlotte avait obligeamment apposé son pouce sur la déclaration sur le terminal de la douanière, confirmant qu’elle avait lu et obéirait aux lois de la principauté. Elle avait reçu son visa temporaire de la femme qui ne souriait pas. Leurs yeux s’étaient rencontrés une seconde et Charlotte avait pu y lire le mépris typiquement féminin pour la millième fois. Elle avait porté une combinaison Ashmi écarlate pour le voyage de retour vers la Terre, avec des bottes de cow-boy en cuir noir, un cybofax ultramince Amstrad accroché à sa poche de poitrine et des lunettes de soleil Ferranti. C’était du cool à l’état pur, elle avait adoré se voir dans le miroir, un pilote de chasse glamour. Puis, cette salope de la douane lui avait gâché son humeur. C’était une entrée appropriée à Monaco, pensa-t-elle plus tard, le mépris et la suspicion suivaient sa trace. L’hôtel El Harhari n’était pas très différent des autres établissements à l’intérieur du dôme. Peut-être un peu plus grand. Sa façade à colonnades en marbre blanc irisé scintillait de rose dans la lumière diffuse du coucher de soleil. L’Aston Martin s’était habilement glissée le long du parvis encadré de palmiers. Il y avait beaucoup de voitures devant eux, crachant leurs passagers devant l’entrée principale de l’hôtel. Le bal annuel de Newfields avait lieu à l’El Harhari. Il s’agissait d’une soirée caritative qui sponsorisait l’éducation d’enfants défavorisés dans toute l’Europe. Cette occasion n’avait rien de remarquable. Il y avait au moins cinq fêtes du même genre à Monaco tous les soirs. Mais le Newfields était loin d’être ordinaire puisque Julia Evans était membre du conseil d’administration, faisant de ce bal l’événement mondain du mois. Les invitations se vendaient sept mille eurofrancs pièce, les revendeurs en demandaient vingt mille et maudissaient leur rareté. Dmitri Baronski, le sponsor de Charlotte, était parvenu à lui en obtenir une, mais il avait secoué la tête de consternation lorsqu’elle lui avait téléphoné pour la lui demander. — Pourquoi Dieu veux-tu aller à ce bal ? avait-il demandé. Son visage mince et ridé avait semblé plus fragile que d’habitude, ses cheveux blancs l’encadrant mollement. On pouvait voir à travers la fenêtre artificielle derrière lui la vallée qui se trouvait à l’extérieur de l’arcologie Prezda où il vivait. — Je veux juste voir Julia Evans, avait répondu Charlotte calmement. Je l’ai toujours admirée. La rencontrer me ferait vraiment plaisir. Elle n’aimait pas cacher des choses au vieil homme, mais c’était de l’amusement sans danger, très excitant, d’une certaine manière. C’était la véritable raison qui l’avait poussée à accepter de faire la livraison. Elle avait passé des années à tout maîtriser pour avoir une vie stable, oubliant que cela allait avec la monotonie. — Très bien, avait grommelé Baronski. Mais elle ne fera rien de plus que te serrer la main et te remercier de soutenir l’organisation caritative. La même chose qu’avec tout le monde. Tu ne seras pas invitée à Wilholm Manor pour prendre le thé sur la pelouse, tu sais ? — Je ne m’y attends pas. Lui serrer la main me suffira. Il avait fallu six heures au vieil homme pour lui obtenir une invitation. Elle n’avait jamais douté qu’il en soit capable. Puis, lorsqu’il l’avait appelée au spatioport du Cap pour confirmer, il lui avait aussi dit de se présenter à Jason Whitehurst dès qu’elle serait arrivée à l’El Harhari. — C’est un homme plutôt sympa, et il est anglais, vous devriez vous entendre. — D’accord. Comme Baronski le lui avait appris, elle avait gardé le visage parfaitement calme, ne lui laissant pas voir sa déception. Ç’aurait été sympa d’aller pour une fois à un bal en tant qu’invitée ordinaire. Il avait envoyé le profil de Whitehurst sur son cybofax pour qu’elle puisse l’étudier pendant le vol vers Monaco et avait raccroché, rouspétant encore. Elle avait souri tendrement à l’écran de son cybofax après que son image eut disparu. Rien ne semblait démonter le vieux bonhomme, aucune demande n’était trop difficile pour lui, son réseau de contacts rivalisait avec celui d’une agence de renseignement de superpuissance. C’était un boulot que Charlotte adorerait reprendre quand il opterait pour la retraite. Elle soupçonnait la plupart de ses filles d’avoir la même ambition. Le valet qui ouvrit la porte de l’Aston Martin était vêtu d’une livrée grise. Charlotte descendit avec grâce, faisant attention à ne pas sourire quand son regard s’attarda sur ses jambes alors que sa jupe se retroussait en glissant sur le siège de la voiture. Elle avait subi une greffe de dix centimètres d’os dans les jambes, six centimètres au-dessus du genou et quatre en dessous. Ses muscles avaient été reconstitués autour des extensions. C’était un traitement très onéreux. mais ça en valait la peine. Ses nouvelles jambes étaient athlétiques et puissantes, très joliment galbées, dessinées pour faire rêver les hommes. Cinq énormes chandeliers dorés pendaient au plafond de la réception de l’El Harhari, baignant les invités d’une lumière argentée alors qu’ils faisaient la queue pour entrer dans la salle de bal. Les hommes étaient en smoking, mais certains d’entre eux avaient préféré l’uniforme de cérémonie complété d’une épée. Les femmes portaient toutes de longues robes de soirée et scintillaient de diamants. Charlotte se déplaça facilement dans cette foule, tenant la boîte de présentation de la fleur dans sa main gauche. Sa robe était de soie bleu marine avec un profond décolleté ; avec son long cou et ses cheveux blond vénitien coupés court, on aurait dit qu’elle montrait beaucoup plus de peau qu’en réalité. Elle sentit plutôt qu’elle ne vit plusieurs hommes la détailler. Elle accepta un verre de champagne de la main du serveur et en prit une gorgée en regardant autour d’elle. La salle de bal luxueuse était presque pleine, de longues stalactites de fleurs fraîchement coupées flottaient au-dessus des invités, un grand orchestre occupait la scène surélevée. Deux coupés Mercedes étaient placés sur le côté de la piste de danse de bois poli, le grand prix de la tombola. Julia Evans se tenait au centre d’un petit groupe de membres du comité Newfields, accueillant une longue file d’invités. Un caméraman d’une chaîne de ragots couvrait chaque présentation. Charlotte étudia Julia. La propriétaire d’Event Horizon avait trente-quatre ans, elle était grande, avec un séduisant visage ovale à la peau claire, ses cheveux bruns étaient lisses et longs jusqu’au milieu du dos. Sa robe était vert émeraude, dans un tissu aussi fluide que de l’huile, stylée plutôt qu’ostentatoire. Même ses bijoux étaient modestes, uniquement quelques pièces petites et délicates, faisant paraître les rombières couvertes de diamants absurdement gauches dans la queue. On aurait dit que Julia Evans utilisait sa propre élégance naturelle pour se moquer de la flamboyance qui l’entourait. Charlotte eut du mal à détourner les yeux. La réputation de Julia Evans la fascinait. Elle avait hérité d’Event Horizon à dix-sept ans, de son tout aussi célèbre grand-père, Philip Evans, et l’avait dirigé avec une efficacité de fer bien supérieure à celle de ses rivaux. La fortune de l’entreprise était basée sur le brevet concernant les gigaconducteurs, un système universel de stockage d’énergie utile aussi bien pour l’électroménager que pour les avions spatiaux. Julia avait exploité l’argent de manière astucieuse pour agrandir Event Horizon jusqu’à ce qu’il domine l’économie anglaise dans l’époque postréchauffement. Il y avait tellement de rumeurs et de légendes, tant de ragots liés à cette femme unique, qu’il était difficile de les associer à cette silhouette mince qui se tenait à quelques mètres. À la regarder, Charlotte décida qu’il y avait quelque chose de différent chez elle, une sorte de discipline glaciale. Le petit sourire poli ne quittait jamais ses lèvres alors qu’elle était présentée à un torrent de dignitaires avides. C’était presque une qualité royale. Baronski avait un jour dit à Charlotte : « Le véritable pouvoir exerce une séduction plus fondamentale que la gravitation. Qu’importe que cette influence soit bénéfique ou au service du mal suprême, elle attire les gens et les envoûte. » L’effet que Julia Evans avait sur les gens fit comprendre à Charlotte à quel point c’était vrai. Les fragments de conversation qu’elle avait entendus jusqu’à présent n’étaient que mondanités. Tout le monde savait que Julia Evans n’aimait pas que l’on parle de travail pendant un événement social. C’était assez ridicule, puisque toute la côte méditerranéenne ne bruissait que de la nouvelle alliance entre l’Egypte et la république islamique de Turquie, s’inquiétait de la façon dont cela affecterait le commerce, se demandait si un nouveau jihad pouvait naître en Afrique du Nord. Et, ici, les invités devaient faire partie de ceux que cela intéressait le plus ; ils risquaient tous de perdre ou de faire fortune en fonction des conséquences. Mais personne n’en parlait. Charlotte se souvint d’une conversation de minuit avec l’un de ses mécènes, un financier de haut vol, deux ou trois ans auparavant. Il lui avait confessé qu’il avait délibérément conçu ses deux enfants pour qu’ils aient le même âge que ceux de Julia, dans l’espoir qu’ils pourraient devenir des compagnons de jeu acceptables. C’était une clé autrement insaisissable pour s’introduire dans la coterie intime de cette femme. À l’époque, Charlotte avait secoué la tête avec une incrédulité perplexe. À présent, elle était moins dubitative. Les yeux d’ambre de Julia Evans rencontrèrent ceux de Charlotte de l’autre côté de la salle de bal. Se sentant légèrement coupable, cette dernière se rendit compte qu’elle devait l’avoir regardée fixement bien plus d’une minute. Elle avala rapidement une gorgée de champagne pour détourner l’attention. Rester bouche bée comme une adolescente qui vient de croiser son idole… Heureusement que Baronski n’était pas là pour surprendre pareille bévue ! Elle observa brièvement les visages en arrière-plan. Avant la soirée, elle avait passé en revue le profil de Julia Evans, assemblé par Associated Press, à la recherche de quelqu’un qui lui soit proche. Elle avait analysé les informations avec attention et s’était arrêtée sur trois noms qui pourraient lui faciliter l’approche. Elle fit le tour de la queue vers le nœud de personnes qui se trouvaient derrière Julia Evans. Rachel Griffith bavardait avec l’un des membres du comité Newfields. C’était une femme d’âge moyen qui tentait de ne pas montrer qu’elle s’ennuyait. Le profil indiquait qu’elle accompagnait Julia depuis dix-neuf ans, qu’elle avait commencé comme garde du corps et était devenue son assistante personnelle quand elle s’était faite trop âgée pour une activité plus physique. Elle dédia à Charlotte un regard interrogateur. Il y eut cet instant de reconnaissance, de condescendance. — Oui ? — Pourriez-vous vous assurer que Julia Evans reçoive ceci, s’il vous plaît ? Charlotte lui tendit la boîte. Elle mesurait vingt-cinq centimètres de long, dix de large, avec un couvercle transparent qui laissait voir l’unique fleur mauve en forme de trompette. Un ruban blanc était noué autour de la tige. Rachel Griffith la prit par réflexe avant de regarder la boîte d’un air critique. — De la part de qui ? — Il y a une carte. Un message dans une enveloppe blanche coincée dans le ruban. Charlotte n’avait pas vraiment eu le courage de l’ouvrir et de le lire. En se retournant, elle ajouta, pleine de politesse sucrée pour montrer son indifférence : — Merci infiniment. Elle fut récompensée par le regard vexé de Rachel Griffith. On n’oublierait pas la boîte à présent. Charlotte se sentit fière d’avoir accompli la livraison avec autant d’aplomb. Combien de personnes pouvaient remettre en main propre un objet à la femme la plus riche du monde et être sûres qu’il atteindrait sa destination ? Baronski lui avait appris bien plus que l’étiquette et la culture. C’était tout un art de se comporter comme il fallait dans ce genre de compagnie. Peut-être était-ce pour cela qu’il l’avait sélectionnée ? Son dénicheur de talents à l’orphelinat avait dû reconnaître une qualité innée. Le caractère était plus important que la beauté dans ce jeu. Charlotte se laissa convaincre de danser deux fois avant de partir à la recherche de son nouveau mécène. Elle avait foutrement envie de s’amuser un peu à ce bal. Les jeunes gens étaient charmants, comme ils l’étaient toujours quand ils pensaient converser avec une égale, tous deux avaient la vingtaine, l’un d’eux était à l’université à Oslo. C’étaient de bons danseurs. Elle crut voir le type bizarre de l’aéroport pendant qu’elle était sur la piste de danse, habillé de la veste blanche d’un serveur. Mais il était de l’autre côté de la salle et lui tournait le dos, elle n’allait certainement pas s’arrêter de danser pour vérifier. Elle localisa Jason Whitehurst dans l’une des petites salles sur les côtés, un genre de refuge pour les personnes plus âgées, meublé de fauteuils en cuir, et un service impeccable. Le profil fourni par Baronski indiquait que Whitehurst avait soixante-six ans, trader indépendant et riche, avec un réseau d’agents de transport tout autour du globe. Elle trouvait qu’il ressemblait à un tsar russe, le dos droit, une barbe blanche et pointue, et portant l’uniforme de cérémonie des Hussards du Roi. Il y avait une rangée discrète de rubans sur sa poitrine. Elle reconnut celui qui se référait à la campagne du Mexique. Ses yeux devaient être des implants tant ils étaient clairs et étrangement bleus. Selon le profil, il avait un fils mais pas d’épouse. Cela soulageait Charlotte. Les épouses étaient une complication dont elle pouvait se passer. Certaines se contentaient de lui tourner le dos, d’autres la traitaient comme une de leurs filles, les pires étaient celles qui voulaient regarder. Jason Whitehurst était en pleine conversation avec deux de ses contemporains, ils étaient debout tous trois, un large verre de brandy à la main. Elle les rejoignit et se présenta. — Ah oui, le vieux baron m’a dit que vous seriez là, dit-il. Sa voix était parfaitement posée et précise. Il quitta ses amis avec un geste de la main. Elle aima cela, il n’y avait pas de faux-semblant, pas de mensonge la présentant comme un membre de la famille ou la fille d’un ami. Cela démontrait une confiance en soi parfaite, Jason Whitehurst n’avait pas besoin de se soucier de ce que les autres pensaient de lui. Il pouvait faire un bon mécène, pensa-t-elle, les gens comme lui l’étaient toujours. Un homme qui avait fait de sa vie un succès ne s’embarrassait pas de trivialités. L’argent n’était pourtant jamais la question. Il y avait un arrangement établi, pas besoin de vulgarité. Et Baronski n’aurait jamais toléré quelqu’un qui ne suivrait pas les règles. Tant qu’elle était avec lui, le mécène payait pour tous ses vêtements, ses déplacements, ses faux frais, et il y avait des cadeaux, généralement des bijoux, du parfum, parfois des œuvres d’art, une fois cela avait été un cheval de course : elle riait encore de la consternation de Baronski dans ce cas. Quand c’était terminé, quand le mécène en avait assez d’elle, Baronski rassemblait tous ses cadeaux et lui payait ses vingt pour cent. — Vos bagages sont-ils prêts ? demanda Whitehurst. — Oui, monsieur. — Jason, s’il vous plaît, ma chère. J’aime qu’on reste informel dans ma maison. Elle inclina la tête. — Bien, dit-il. Nous quitterons Monaco juste après ce merveilleux fandango. — Baronski m’a dit que vous voyagiez vers Odessa, intervint-elle. Toujours montrer de l’intérêt pour leurs activités, leur faire croire que tout ce qu’ils faisaient était important. Jason Whitehurst la dévisagea un bon moment. — Oui. Êtes-vous déjà allée à Odessa ? — Non. Je crains que non. — Horrible endroit. Je fais un peu de commerce là-bas, il n’y a aucune autre raison d’y aller. Dieu sait ce qui va se passer, maintenant que la Turquie s’est mise à la colle avec l’Égypte. Mais bon, ça ne vous regarde pas. Téléphonez à votre hôtel, dites-leur que mon chauffeur viendra chercher vos bagages, il les amènera à l’aéroport pour vous. — Comment ? — Quoi, maintenant ? — Je croyais que nous allions voyager sur votre yacht ? Jason Whitehurst tira sur sa barbe. Charlotte ne pouvait déterminer s’il était amusé ou furieux. — Vous devriez lire vos données avec un peu plus d’attention, ma chère petite. Bon, maintenant, je dois voir quelques personnes ici avant de partir. Alors, en attendant, je voudrais que vous trouviez Fabian, que vous fassiez connaissance. — Votre fils ? — Tout à fait. Savez-vous à quoi il ressemble ? Elle se souvint de la photo dans le profil, un garçon de quinze ans avec d’épais cheveux noirs qui recouvraient ses oreilles. — Je crois que je pourrais le reconnaître, oui. — Excellent. Allez juste à l’endroit où le bruit est le plus fort, vous devriez l’y trouver. Mais, bon, quelques mots de conseil d’abord. Le jeune homme n’a pas beaucoup de vrais amis. C’est ma faute, j’imagine, je le garde à bord du Colonel Maitland tout le temps. Il n’a pas vraiment l’habitude du monde, alors faites attention, hein ? — Certainement. — Bien. Je lui ai dit que vous alliez nous rejoindre ici. Une fille splendide comme vous est exactement ce dont il a besoin. Comme vous pouvez l’imaginer, il attend votre présence avec énormément d’impatience, alors ne le décevez pas. — Vous voulez que je… Charlotte était tellement surprise qu’elle ne termina pas sa phrase. — Vous et Fabian, oui. Ça vous pose un problème ? L’idée même la dépassait. Mais à la fin, ça ne faisait pas vraiment de différence. — Non. Mais elle ne pouvait plus regarder Whitehurst dans les yeux. — Merveilleux. Je vous rejoindrai tous les deux avec la voiture dans environ une heure. Ne soyez pas en retard. Jason Whitehurst s’éloigna, laissant Charlotte seule avec l’idée que, même quand on croyait les connaître, les ultra riches n’étaient pas vraiment humains. Fabian Whitehurst était facile à trouver. Il n’y avait qu’une quinzaine d’adolescents au bal, et ils étaient tous rassemblés du côté de l’entrée de la boîte de nuit. Ils gloussaient bruyamment, le visage rouge, en s’échangeant des blagues. Charlotte les approcha lentement en traversant la salle de bal, prenant son temps pour les étudier. Elle n’avait que trop l’habitude de l’arrogance cruelle inhérente aux enfants de riches. Trop gâtés et trop souvent négligés, ils développaient une coquille hautaine très tôt et traitaient tout le monde comme s’il s’agissait de citoyens de troisième zone. Charlotte incluse, et dans certains cas, surtout Charlotte. Sa gorge se serra à ces souvenirs. Ceux-là ne semblaient pas différents, on entendait leurs voix à dix mètres, aiguës et vulgaires. Les filles étaient passées chez le coiffeur et l’esthéticienne, leurs visages totalement maquillés, leurs coiffures très élaborées. Elles portaient presque toutes des robes blanches, mais deux d’entre elles avaient des robes plus courtes. Il y avait quelque chose d’à la fois ridicule et triste dans le nombre de bijoux qu’elles affichaient. Les garçons étaient en smoking avec des chemises de prix. Charlotte fut troublée par leur similitude, comme s’ils étaient tous cousins. Leurs joues étaient encore rondes, ils se déplaçaient maladroitement, faisaient des efforts pour paraître pleins d’entrain et turbulents. Quelqu’un avait dû leur dire que c’était la manière de se conduire pendant une fête, et ils tentaient tous de s’y conformer. Puis, elle aperçut Fabian Whitehurst, le plus grand du groupe. Son visage n’avait pas l’air dorloté des autres. Elle pouvait reconnaître certains traits de son père, l’angle de sa mâchoire, ses pommettes hautes. Elle le trouva séduisant, pensa qu’il serait irrésistible quand il aurait grandi. Fabian leva brusquement les yeux. Pour la deuxième fois de la soirée, Charlotte se sentit troublée. Il y avait quelque chose d’exigeant dans son regard. Mais il ne tint pas, il rougit et baissa les yeux rapidement. Elle attendit. Fabian leva de nouveau le regard d’un air coupable. Elle releva doucement les coins de sa bouche, un sourire de conspirateur, puis laissa son attention s’échapper. Julia Evans était sur la piste de danse avec un vieux noble portant une écharpe violette en travers de sa queue-de-pie. Peut-être y avait-il finalement une rançon à payer à être si riche ? Charlotte savait que, si elle avait eu autant d’argent, elle aurait choisi les jeunes galants les plus séduisants, ceux qui pouvaient la faire rire et se sentir légère. Que le protocole aille se faire foutre. Elle but une nouvelle gorgée de champagne. — Euh… bonsoir, vous avez vraiment l’air de vous ennuyer, dit Fabian. Il se tenait devant elle ; un énorme nœud papillon en velours gâchait l’élégance de son smoking sur mesure. Ses cheveux en bataille lui tombaient presque sur les yeux alors qu’il les levait vers elle, il les dégagea d’un mouvement de la tête. — Oh mon Dieu, ça se voit tant que ça ? demanda-t-elle pour l’encourager. Du coin de l’œil, elle apercevait les autres adolescents qui les regardaient avec des expressions d’envie. — Non, enfin, quand même un peu, genre… Je suis Fabian Whitehurst. Ses yeux se fixèrent un instant sur son décolleté avant de regarder ailleurs. Comme par défi. — Oui, je sais, votre père m’a dit que je vous trouverais ici. Charlotte Fielder. Je suis ravie de vous rencontrer. — Ben, mince alors ! (La surprise de Fabian fut presque un cri. Il rougit de nouveau de son manque d’éducation, levant les épaules par réflexe. Sa voix devint un murmure.) Vous ? Vous êtes Charlotte ? Un instant, toute sa prétention aristocratique disparut, il redevenait un adolescent de quinze ans, incrédule, qui ne savait pas quoi faire. — J’en ai bien peur. L’entraînement empêcha Charlotte d’éclater de rire, il était très amusant à voir. — Oh ! (Une étincelle de jubilation brûlait dans les yeux de Fabian.) Je me demandais si vous aviez envie de danser, dit-il, le souffle court. — Oui, merci, avec plaisir, dit-elle avant de vider son verre. Le sourire de Fabian était de triomphe arrogant. Ils entrèrent dans la boîte de nuit ensemble, dépassant les amis du garçon stupéfaits. Il leva le pouce rapidement en passant devant eux, ses lèvres retroussées en un rictus suffisant. Le sourire serein de Charlotte ne faiblit pas. CHAPITRE 3 Le bureau de Julia Evans occupait la moitié d’un étage de la tour du siège d’Event Horizon. Quand elle était assise à son bureau, la baie vitrée devant elle semblait s’éloigner, pour devenir une illusion de bande dorée entre le sol et le plafond. Le bureau était décoré en beige et crème, l’ameublement en teck était fait sur mesure ; les zones de travail, de conférence, de repos étaient séparées par des pots de grandes fougères. Des Van Gogh, des Turner et des Picasso, sélectionnés davantage pour leur prix et leur prétention que pour leur esthétique, pendaient aux murs. Ç’aurait été insupportablement formel sans les vases de cristal de fleurs coupées sur toutes les tables et autres dessertes. Leur parfum emplissait l’air, comblant la pureté sans vie de l’air conditionné. Après que son assistante personnelle eut fermement mis un terme à sa conférence avec les responsables de la division des transports de l’entreprise, Julia se servit un thé dans une tasse en argent et s’approcha de la fenêtre, en supprimant son opacité. La seule raison pour laquelle elle avait encore un bureau officiel était les rencontres en chair et en os. Même à l’époque numérique, la touche humaine était toujours un outil essentiel dans la gestion d’une société, surtout à son niveau. Quand le miroir doré s’estompa, elle regarda le vieux quartier terrestre de Peterborough sous le soleil de juillet, les murs peints en blanc lui renvoyaient une lumière vive. Le mélange de bâtiments en béton et en briques constituait un désordre presque médiéval. Elle aimait bien le chaos, cela avait quelque chose d’organique, facilement préférable à l’absence d’âme bien rangée des villes plus récentes. Les concepts civiques méticuleux comme l’urbanisme et la ceinture verte avaient été les premières victimes quand les Fens avaient débordé. Les réfugiés qui avaient envahi la ville voulaient une terre ferme et, quand ils l’avaient trouvée, ils y avaient enfoncé leurs racines avec acharnement. Leurs nouveaux lotissements et les zones industrielles avaient poussé sur tous les terrains disponibles. Vingt-cinq ans plus tard, les disputes légales autour de la propriété immobilière et les compensations surchargeaient encore les cours de justice locales. Le vieux quartier possédait une atmosphère qui dénotait l’urgence. On croisait l’excitation et l’amusement dans ses rues bordées d’arbres. D’après les nouvelles locales que Julia parvenait parfois à visionner, la contrebande était toujours une occupation majeure parmi l’armada de Stanground, une collection de bateaux de croisière, péniches, barges et autres canots à moteur – pour la plupart amarrés désormais à quai en permanence – qui avaient envahi cette banlieue à demi submergée depuis les Norfolk Broads. Les distilleries clandestines fleurissaient, des cuves à syntho étaient assemblées dans des caves oubliées, causant de sacrés problèmes aux équipes des mœurs. Des bordels étaient ouverts pour les marins de passage et les tech-mercs vivaient comme des rois dans les copropriétés de New Eastfield, comme des goules se nourrissant des rivalités entre entreprises. Cela avait un certain côté romantique qui avait attiré une part plus jeune de la personnalité de Julia, la part petite fille. Peterborough lui servait en quelque sorte de lien avec son passé et les brèves années de liberté insouciante qu’on lui avait autorisées avant qu’Event Horizon ne prenne le contrôle de sa vie. Elle aurait pu tout faire fermer, bien sûr, si elle l’avait voulu : mettre fin à la contrebande, virer les maquerelles, bannir les tech-mercs. Cette ville était la sienne, sans doute possible ; les chaînes d’info l’appelaient « la Reine de Peterborough ». Et elle faisait en sorte que la police intervienne contre les excès, mais elle renâclait à l’assainissement total. Ce n’était plus aujourd’hui une question de sentiments, c’était plutôt qu’elle reconnaissait la nécessité d’une soupape de sécurité telle que l’échappatoire que le vieux quartier offrait. Un tel laxisme n’existait pas dans les nouveaux secteurs qui s’élevaient dans le bassin des Fens. Dix-sept ans auparavant, quand Event Horizon était rentré en Angleterre après la chute du PSP, Peterborough approchait ses limites infrastructurelles. Il devenait de plus en plus évident que le projet massif de constructions que Julia et son grand-père avaient en tête ne pourrait pas exister dans l’état des choses. L’étalement vers l’ouest de la ville avait atteint les restes pourrissants des bois de Castor Hanglands et menaçait de gagner l’autoroute A1 avant dix ans, même sans les activités d’Event Horizon. Il n’y avait simplement pas de place sur la terre ferme pour les macrodistricts industriels proposés par l’entreprise. La solution était pourtant simple. Le bassin des Fens était inhabité, inutilisé et détesté et, à l’est de Peterborough, l’eau n’était profonde que de deux mètres. Alors, quinze ans auparavant, les équipes de dragage et les ingénieurs civils avaient pénétré dans le marécage et commencé à construire la première île artificielle. Du soixante-cinquième étage de la tour Event Horizon, Julia pouvait voir les vingt-neuf îles principales de l’atoll de Prior’s Fen, comme les quinze encore en construction. Event Horizon était propriétaire de douze d’entre elles : la tour de soixante-dix étages qui était le siège planétaire de la société, sept districts de cyberusines pondant des produits électroménagers, de l’informatique, de l’ingénierie légère et des cellules gigaconductrices, et quatre arcologies géantes qui offraient chacune des logements, de l’emploi, de l’éducation et des loisirs à onze mille familles. Les kombinates avaient suivi Event Horizon à Peterborough, attirés par l’offre d’une réduction sur les royalties des brevets concernant les gigaconducteurs pour quiconque installait ses établissements de production en Angleterre. La ruée avait revigoré l’économie anglaise à une vitesse qui dépassait celle du reste de l’Europe, et elle avait permis à Julia de consolider son influence sur le gouvernement néoconservateur. C’étaient les mêmes kombinates et leurs cartels de financement qui avaient construit le reste de l’atoll, y ajoutant des cyberusines cubiques, des complexes d’appartements circulaires recouverts de dômes, l’aéroport international de la ville et les arcologies pyramidales géantes. Aujourd’hui, l’atoll de Prior’s Fen accueillait trois cent cinquante mille personnes et une production industrielle qui dépassait dix fois celle des portions de la ville construites sur la terre ferme. De larges canaux d’eau profonde liaient les îles entre elles. Leurs berges vivantes de coraux génétiquement modifiés étaient couvertes de roseaux, comme si de minces lignes vertes maintenaient à l’écart le désert de boue de chaque côté. Des cargos se déplaçaient sur ces canaux, apportant les produits finis depuis les arcologies et les cyberusines pour rejoindre la Nene d’un kilomètre de large jusqu’au Wash et à la mer. Le cours du fleuve avait été élargi pour permettre au trafic maritime de fonctionner même à marée basse, l’essentiel de la vase avait servi à la construction de l’île soutenant l’aéroport. Une épaisse artère de rails de métro aérien s’élançait depuis la terre pour se séparer en différentes lignes comme les affluents d’une même rivière. Les lignes passaient par-dessus les canaux pour rejoindre chaque île. Des capsules bleues aérodynamiques glissaient le long de ces rubans délicats, s’emboîtant aux jonctions les unes dans les autres avec une précision d’horloge. Depuis le temps quelle les observait de son nid d’aigle, Julia n’avait jamais vu d’accident. Mais c’était ainsi que fonctionnait la nouvelle conglomération, sans laisser de place à l’erreur. C’est pour cette raison qu’elle préférait le vieux quartier. Les mégastructures de l’atoll avec leurs structures brillantes et lisses réfléchissaient le soleil comme des montagnes de cristaux géométriques, telles un signe de l’avenir. C’était vraiment moche. Les paranoïaques des années 1960 avaient raison, les machines prenaient le pouvoir. Elle secoua la tête, comme pour clarifier ses pensées, et termina son thé. Connaître son propre pouvoir provoquait de drôles de choses dans son cerveau. Quoi qu’elle regarde, elle savait qu’elle avait la possibilité de le changer : offrir à tel quartier de meilleures routes, de meilleurs services, améliorer les installations de telle école, empêcher la construction de tel ensemble de tours. Elle pouvait faire tant de choses et, dans le temps, elle l’avait fait sans même y réfléchir. Elle n’avait pas eu une once d’hésitation quand elle avait commencé à construire l’atoll de Prior’s Fen. Cependant, ces jours-ci, son assurance commençait à faiblir. Peut-être n’était-ce que l’âge et le cynisme. Julia retourna à son bureau, un grand truc en teck recouvert d’un panneau de cuir. Ses doigts glissèrent le long des angles gravés, sentant des parties plus rêches dans les creux les plus profonds. Il restait en Angleterre quelqu’un qui savait travailler le bois. La cybernétique n’avait pas engouffré tout le monde. Elle interrompit ses pensées en fronçant les sourcils. Quelle étrange humeur. Elle apposa son doigt sur le pad de l’intercom : — Troy est déjà arrivé ? — C’est ce que dit la réception, répondit Kirsten McAndrews, sa secrétaire particulière. Il devrait être ici dans cinq minutes. Voulez-vous qu’il entre directement ? — Non, appelez-moi d’abord. — La délégation galloise est toujours là. — Oh, Seigneur ! Je les avais oubliés. Comment est mon programme pour cet après-midi ? — Compliqué. Vous aviez dit que vous vouliez être rentrée pour 16 heures. — Oui. Bon. Si la dernière réunion ne dure pas trop longtemps, je les verrai à ce moment. — OK. Je le leur dirai. — Et, au nom du ciel, ne leur dites pas que mon coiffeur passe avant eux. S’ils voient Troy, dites-leur que c’est un président de cartel financier. — Je ferai ça. La voix de Kirsten était amusée. Julia se laissa aller dans le fauteuil ; la résignation assombrissait encore son humeur. La délégation galloise de politiciens indépendantistes faisait le siège de son bureau depuis plus d’une semaine. Ils voulaient connaître sa position sur le désir de sécession de leur pays, pour se libérer du Parlement à Westminster toujours dominé par une majorité néoconservatrice. Event Horizon réfléchissait à l’opportunité d’installer deux nouveaux complexes cybernétiques ; or le pays de Galles, sous le règne des Nouveaux conservateurs, était l’un des principaux candidats comme site. Le référendum devait avoir lieu cinq semaines plus tard et que ces politiciens préfèrent attendre dans le hall plutôt que faire campagne donnait la mesure de leur désespoir. Jusqu’à présent, Julia était parvenue à n’émettre aucune opinion, que ce soit à titre officiel ou officieux. >Ouverture canal aux blocs RN personnels, demanda-t-elle à ses implants. Son bureau fut soudain criblé de fissures mouvantes. Cela se produisait quand elle ne fermait pas les yeux à temps. Tout le monde pensait qu’elle dirigeait Event Horizon avec flair et sang-froid grâce à ses cinq nodules bioprocesseurs implantés. On se disait qu’elle se branchait tout simplement dans le grand flux de données créé par la société pour agir comme une sorte de souverain omnipotent et technophile. Sachant que les processeurs, avec leurs matrices logiques et leur capacité de stockage, lui offraient une réflexion augmentée capable d’interpréter des rapports en quelques millisecondes et de mettre des décisions en œuvre instantanément, c’était une erreur compréhensible. D’autres entreprises et kombinates offraient à leurs cadres de haut niveau des implants identiques, croyant que cela amplifierait leur propre contrôle managérial. Aucun d’entre eux n’avait approché l’efficacité d’Event Horizon. La conscience de Julia se glissa dans un univers sans dimensions, dans lequel aucune des sensations corporelles ne s’appliquait. Même son sens du temps y était différent, accéléré. Elle flottait au centre de trois réseaux de données, comme de petits amas galactiques, observant les flux de pulsations binaires entre les soleils. Il s’agissait de blocs de bioprocesseurs contenant un réseau neuronal, des cerveaux de protéines ferrédoxiniques ; le véritable directoire d’Event Horizon. Leur capacité de traitement de l’information leur permettait de surveiller chaque département, de suivre chaque projet avec une attention minutieuse et de gérer la société selon les directives de Julia. Sa confiance en eux était absolue. Elle se bornait à étudier leurs décisions les plus importantes avant de les autoriser, un circuit qui évitait véritablement l’erreur humaine. Deux de ces blocs RN avaient été conçus en épissant sa séquence ARN dans la ferrédoxine et en dupliquant sa propre structure neuronale. Ensuite, elle y avait chargé ses souvenirs. Ils faisaient écho à ses désirs, à sa détermination et à sa ruse, maniant Event Horizon avec une vigilance aimante qui n’était jamais rompue par les faiblesses de la chair. Le calme envahit sa propre conscience, comme si la rationalité qui pilotait ce domaine fuyait à travers le lien. Ici, elle ressentait une augmentation subtile de sa foi en la résolution des problèmes. Ce n’était qu’une question de logique bien appliquée. — Bonjour, dit-elle. — Tu as l’air un peu fatiguée aujourd’hui, répondit le bloc RN1. — Oui, le bal de Newfields hier soir était bien décevant. — Quelle surprise ! Je ne comprends pas pourquoi tu continues à assister à ce genre de trucs. — Il faut bien sauver les apparences, je suppose, répondit Julia. —Pour qui ? demanda le bloc RN2. Il y avait une différence entre les personnalités de ses deux blocs RN, légère mais réelle. Le bloc Deux était plus strict, plus matriarcal. Julia supposait qu’elle devait être très collet monté le jour où elle avait chargé ses souvenirs dans celui-ci. — Les illusions font tourner le monde, répliqua-t-elle. — Si tout le monde croit que tout baigne, tu pourrais commencer à y croire toi-même, intervint le bloc RN1. — Quelque chose comme ça, oui, admit-elle. — Toujours aucun signe de lui, alors ? demanda le bloc RN2. Une sensation pénétra l’univers clos sous forme d’une écharde de désarroi glacial qui griffa le dos de Julia. Royan avait disparu voilà huit mois. Son amant, son confident, son partenaire dans le crime, celui qui lui apportait la joie, celui qui détenait la clé de son cœur, son sombre génie, le père de ses enfants, une âme hantée. Il avait délibérément disparu, comme lui seul pouvait le faire. Huit mois et la douleur était toujours aussi aiguë. Et, à présent, l’inquiétude était sa jumelle. — Vous devriez le savoir, dit-elle. Mieux que personne. Leur conscience était tendue comme une toile spectrale dans le réseau mondial de données, surveillant les actions, les murmures, les commérages qui pouvaient être utilisés à l’avantage d’Event Horizon. Il existait des motifs dans le flux d’informations, ténus et confus mais lisibles pour des entités comme les blocs RN. Tout le monde se trahissait par la génération des données, on ne pouvait pas bouger, manger, se laver, aimer sans que ce soit inscrit quelque part dans une mémoire centrale. Tout le monde sauf Royan, dont la fuite n’avait laissé aucune trace dans l’univers numérique, déjouant les programmes de traque les plus sophistiqués. Que pouvait construire quelqu’un de l’intelligence de Royan en huit mois ? Et pourquoi le tenir secret, surtout vis-à-vis d’elle ? Des ailes de sympathie l’enserrèrent, une étreinte sororale de ses deux blocs RN. — Ne t’inquiètes pas, Juliet, grommela le troisième bloc RN. Il reviendra. Ce garçon a toujours aimé les farces, le petit con. — Merci, Grand-père. Le motif de pensées de Philip Evans refléta une satisfaction sèche. Il était le contrepoids idéal pour ses deux blocs RN personnels, son cynisme et sa franchise brusque équilibraient leur regard douillet. Ensemble ils formaient une équipe véritablement redoutable. Une équipe impossible à dupliquer. Elle savait que certains kombinates avaient monté une personnalité Turing gestionnaire dans un bioprocesseur, espérant recréer la formule magique d’Event Horizon. Ils avaient échoué. L’instinct et la rigueur, même la compassion n’étaient pas des concepts qu’on pouvait incorporer dans un programme. Les réseaux neuronaux pouvaient posséder ce genre de qualités, parce qu’il ne s’agissait pas de logiciels, mais de véritables personnalités. Toutefois, à soixante millions d’eurofrancs chacun, un bloc RN n’était pas le genre de projet qu’on lançait sur une base spéculative. Même si l’on s’y risquait, restait l’ARN modèle : qui choisir, quels souvenirs utiliser ? Et, si la personne sélectionnée n’avait pas l’esprit qui convenait pour diriger un kombinate, ce serait trop tard. Philip Evans avait tenté l’aventure parce qu’il était en train de mourir. Il n’avait rien à perdre. Cela avait fonctionné parce qu’il avait l’expérience de toute une vie de gestion dictatoriale. Julia avait dirigé la société pendant sept ans avant de construire son premier bloc personnel. — Tout va bien maintenant, dit-elle. L’étreinte intangible disparut. — Ça, c’est ma petite-fille ! émit fièrement son grand-père. Dans ces moments, il pouvait être absurdement sentimental. — Occupons-nous de la liste de ce matin, ordonna Julia. Elle ouvrit son esprit aux paquets de données que les trois blocs avaient préparés pendant les quarante dernières heures. Aucune pensée consciente n’intervenait, aucune analyse rigoureuse, elle laissait les questions filtrer à travers son esprit et l’instinct fournissait les réponses. Ils commencèrent par les sous-traitants ; les noms des sociétés et leurs produits, leurs procédures d’évaluation de qualité, leurs rapports avec la main-d’œuvre, leur viabilité financière, leurs propositions, et finalement les recommandations. Julia approuvait ou non et le profil disparaissait, remplacé par le suivant. Elle n’en gardait pas le souvenir ensuite, elle n’en avait pas envie. Là résidait l’intérêt. Cette procédure utilisait ses processus de pensées, pas sa mémoire, laissant ses cellules cérébrales sans encombre. Le personnel était la deuxième catégorie examinée. Elle s’occupait elle-même des promotions et des problèmes de discipline concernant toute gestionnaire au-dessus du grade 5. Si seulement les directeurs de division savaient à quel point leur patron surveillait leur carrière… Ensuite venait la vérification des divisions. Le progrès des nouvelles usines, le rééquipement des unités anciennes, l’élargissement des programmes, le design des nouveaux produits. Les flottes cargo : routières, ferroviaires, aériennes, spatiales et marines. La maintenance de la biosphère de New London. L’état d’avancement de la deuxième chambre de New London. Les modules de fabrication des matériaux en micro-G. La finance. L’énergie. La sécurité. L’ingénierie civile de l’atoll de Prior’s Fen. — Voilà, c’est tout, dit le bloc RN1. Julia consulta ses nodules. Ils avaient étudié plus de huit cents questions en six minutes et demie. Elle ne pouvait se souvenir d’une seule, son imagination ne lui offrait que la vision de dossiers s’écoulant indéfiniment à toute vitesse. — Des questions ? demanda-t-elle. — Rien que deux, répondit son grand-père. — C’est ce que tu dis, intervint le bloc RN2. Comment peux-tu penser que Mousanta est un problème ? — Qu’est-ce que c’est l’autre question, d’abord ? demanda Julia pour éviter toute dispute. — Eh bien, nous partageons tous trois une légère inquiétude concernant le pays de Galles, dit le bloc RN2. Tu vas devoir prendre une décision. — Je sais, dit-elle tristement. Je ne sais juste pas comment je peux gagner. — Alors choisis l’option qui cause le moins de dommages, offrit son grand-père. — Et c’est ? — À mon avis, les nationalistes gallois ont promis un package d’investissements très attirant pour Event Horizon, si tu décidais de construire les nouveaux cyberdistricts chez eux. Reçois la délégation, elle va sûrement améliorer leur offre. Ce serait une aubaine fantastique pour eux s’ils pouvaient annoncer qu’ils t’ont convaincue. Ces saloperies de politiciens ne ratent jamais une occasion de frimer. — Pour que leur promesse ait la moindre valeur, il leur faudrait d’abord gagner le référendum, intervint patiemment le bloc RN2. Ils sont terrifiés à l’idée que tu attendes les résultats avant de prendre une décision, bien sûr. Les gens ne vont pas voter pour la sécession s’ils ne sont pas sûrs que ça leur rapportera des bénéfices. Ce que les nationalistes leur promettent depuis le début. C’est un cercle vicieux… pour eux, en tout cas. S’ils gagnent le référendum et ne peuvent offrir les emplois que l’indépendance était censée générer, ils seront lynchés. — Des politiciens morts, ricana son grand-père. Si j’avais un cœur, il saignerait. — Notre division de projets en développement reçoit tous les jours des appels du bureau central des Nouveaux conservateurs, dit le bloc RN. Et le ministère de l’Industrie est prêt à offrir Dieu sait combien de fonds de soutien si tu construis les installations du côté de Liverpool. — Quel genre de concessions sont-ils prêts à offrir si j’opte finalement pour le pays de Galles ? — À peu près le même genre d’accord, dit son grand-père. Mais Marchant joue son rôle de vieil intermédiaire efficacement : il a précisé que l’offre ne tiendrait que si les nationalistes perdaient le référendum et que tu n’annonçais la construction du complexe au pays de Galles qu’ensuite. Cela montrerait que les Nouveaux conservateurs ne négligent pas la région. — Ce qui est précisément la raison pour laquelle les nationalistes ont reçu autant de soutiens jusqu’à présent, ajouta le bloc RN1. Parce que le pays de Galles n’est pas vraiment une priorité pour ce gouvernement. — Quelle serait la conséquence d’une sécession galloise sur la majorité que détiennent les Nouveaux conservateurs ? demanda Julia. — Elle la réduirait à dix-huit sièges. C’est pourquoi ils prennent tellement au sérieux le problème gallois. Le risque est que, avec un pays de Galles indépendant, ils perdent leur majorité aux prochaines élections. — Après dix-sept ans, réfléchit Julia. Il faudrait du temps pour s’y habituer. — Cela n’aurait pas beaucoup d’effet sur nous, dit le bloc RN2. Pas maintenant. Event Horizon est trop bien établi dans le pays comme à l’étranger. Ce n’est pas comme si un nouveau gouvernement allait introduire une politique radicalement différente. Les manifestes des partis ne sont virtuellement que des variations sur le même thème, les seules différences résidant dans les priorités. Cette nouvelle race de politiciens est entièrement fabriquée par les relations publiques, ils ne se soucient pas d’idéologie, seulement de pouvoir. — Quoi que tu fasses doit être fait rapidement, Juliet. — J’en suis consciente. — Nous recommandons l’installation de l’un des deux cyberdistricts au pays de Galles et l’autre ailleurs, vraisemblablement à Liverpool, expliqua le bloc RN2. C’est un compromis sensé et cela réduit ton influence sur le résultat du référendum. — Très bien, j’en informerai la division du développement. — Reste la date de l’annonce. Julia se massa les tempes, espérant que cela calmerait la tension qu’elle ressentait au plus profond d’elle-même. — Laissez-moi m’en occuper. J’y réfléchirai. Quelle était la seconde question ? — Une anomalie sur laquelle je suis tombé, Juliet. Le paquet de données se déploya dans son esprit. Julia l’étudia un moment. C’était une offre de rachat qu’Event Horizon avait faite pour une installation en Italie du Nord, les laboratoires Mousanta à Turin. La division de renseignements commerciaux chez Event Horizon avait noté que les études d’interactions moléculaires de Mousanta s’accorderaient bien avec l’un des programmes de recherche de leur société. La direction des finances avait fait une offre aux propriétaires, mais la corporation Globecast avait fait une offre supérieure. Julia avait refusé d’augmenter la proposition d’Event Horizon. — Et alors ? — Alors, Juliet, pourquoi Globecast, une société qui ne travaille que dans l’émission de médias de commérages, ferait-elle une offre pour un laboratoire de recherche ? — Allons, Grand-père, Clifford Jepson cherche sans doute de l’aide pour son commerce d’armes. Le patron de Globecast avait un hobby très profitable : marchand d’armes. Il organisait beaucoup de transactions officieuses, vendant, avec crédit à long terme, à des organisations que le gouvernement américain ne pouvait pas officiellement soutenir. En compensation, les déclarations d’impôts de Globecast n’étaient pas examinées de trop près. — Clifford n’est qu’un intermédiaire, Juliet, pas un producteur d’armements. — Tu penses que ça cache quelque chose ? — Quelque chose me gêne, c’est tout. — D’accord, Grand-père, demande aux renseignements de jeter un coup d’œil sur Mousanta et de découvrir ce qui le rend si intéressant. Peut-être ont-ils un programme militaire secret avec le gouvernement nord-italien ? — Ça pourrait être ça. — Occupe-toi des détails, alors. — D’accord, ma petite-fille. On ne pouvait pas ne pas entendre son désir de plaire. >Fermeture blocs personnels. Julia se retrouva dans son bureau, souriant au comportement de son grand-père. Il aimait tellement le côté secret des opérations de la société ! C’était une des raisons pour lesquelles il s’entendait si bien avec Royan : ils étaient pareils. Elle était en train de remplir sa tasse de thé quand Rachel Griffith entra. Peu de gens pouvaient débarquer dans le bureau de Julia sans être annoncés. Et ceux-ci le faisaient pour de bonnes raisons, concernant généralement un problème. À l’anxiété visible de Rachel, Julia sut immédiatement que les nouvelles étaient mauvaises. Rachel gardait d’ordinaire son aplomb. — Que se passe-t-il, Rachel ? s’inquiéta-t-elle. — Mon Dieu, je suis désolée, Julia. Je n’ai pas vraiment fait attention quand elle me l’a donnée. Rachel lui tendit une mince boîte de présentation florale. Julia la prit de ses doigts tremblants. La fleur à l’intérieur était étrange, elle n’en avait jamais vu de semblable. C’était une trompette de quinze centimètres de long, qui poussait à partir de ce qu’elle pensa être un petit bulbe. Elle était d’un violet délicat et, en regardant de plus près, Julia remarqua quelle était d’un blanc pur à l’intérieur. Il y avait une rangée complexe d’étamines avec des lobes d’anthère jaune citron. L’extérieur de la trompette lançait de courts poils soyeux. Julia envoya une requête d’identification à la section encyclopédie florale de ses nodules mémoriels. L’enveloppe avait déjà été ouverte, Julia lut le message écrit à la main. « Prends soin de toi. Fleur des neiges Je t’aimerai toujours, Royan. » Les yeux de Julia se remplirent de larmes. C’était bien son écriture et personne d’autre ne l’appelait « Fleur des neiges ». Les yeux toujours sur la carte, elle demanda : — Ça vient d’où ? — Une fille me l’a confié au bal de Newfields hier soir. (Rachel avait l’air inquiète.) J’ignore qui elle est, mais elle me connaissait. Elle ne s’est pas présentée, elle m’ajuste fourré la fleur dans les mains et m’a demandé de vous la transmettre. Julia leva les yeux. — Quelle sorte de fille ? Jolie ? — C’était une putain. — Rachel ! — C’est vrai. Je connais le genre. La petite vingtaine, absolument magnifique, impeccablement habillée, des manières qu’un saint ne pourrait reproduire, et des yeux perdus. Il n’y avait rien à redire. Rachel était douée pour ce genre de choses, ses années passées à lui servir de garde du corps, constamment sur le qui-vive, lui avaient donné un sens presque extralucide des gens. Et Julia connaissait le genre de fille dont elle parlait, les courtisanes étaient assez courantes lors des événements comme le bal de Newfields. Ses nodules mémoriels rapportèrent que la fleur n’apparaissait pas dans leur base de données. > Ouverture canal aux blocs personnels. — Trouvez-moi ce que c’est, s’il vous plaît, demanda-t-elle en silence. Il était important quelle sache ce qu’il avait choisi pour elle. Elle baissa les yeux sur la carte, avec ces lettres fières aux courbes trop grandes. Elle se souvenait bien de l’avoir vu perfectionner son écriture, assis à une table étroite dans son bungalow sur l’île, la mer caressant la plage dehors, ses sourcils froncés par la concentration. Et la fleur. La fleur était la clé. Royan adorait les fleurs et Julia les associait à lui, depuis le jour où ils s’étaient enfin rencontrés en chair et en os. >Accès Guérison Royan. Elle avait référencé ce souvenir dans ses nodules parce qu’elle savait que ce serait toujours particulier ; elle souhaitait conserver tous les détails loin de l’entropie des années. Ils étaient six à entrer dans Mucklands Wood cet après-midi-là, quatorze ans auparavant. Ils portaient tous l’uniforme de l’armée anglaise. Morgan Walshaw, à l’époque responsable de la sécurité d’Event Horizon, était calmement furieux contre elle. C’était la première – et la dernière – fois qu’elle l’avait défié dans la gestion de sa propre sécurité. Greg Mandel, qui était aussi proche de Royan quelle, avait accepté de les guider dès qu’il avait appris quelle voulait s’y rendre. Et il y avait aussi Rachel, qui était alors sa garde du corps, et deux hommes de main supplémentaires, John Lees et Martyn Oakly. Mucklands Wood était le foyer des Trinities, un ensemble de tours d’habitation sinistre que le conseil municipal avait vomi durant les premières années après l’inondation des Fens. Il s’élevait sur un terrain surélevé à l’ouest de l’A15, surplombant Walton où étaient basées les Chemises noires. Deux ennemis mortels séparés par une route de goudron en train de fondre et le district résidentiel malchanceux de Bretton. Secourir Royan était bien plus qu’une dette. Deux années auparavant, il avait sauvé Philip Evans d’un virus que les restes du PSP avaient glissé dans son bloc RN. C’était l’un des meilleurs hackers du circuit et il avait écrit l’antithèse qui avait purgé le virus. Il n’avait jamais demandé à être payé. Un étrange lien s’était depuis développé entre Julia et lui. Ils étaient tous deux des puissances dans leurs domaines respectifs, on les craignait tous deux, ils n’avaient que peu d’amis et étaient terriblement différents. L’attirance et la fascination réciproques étaient presque inévitables, l’affection ne l’était pas, mais elle était apparue malgré tout. Il n’y avait rien de sexuel dans leur relation ; vu les circonstances, c’était impossible. Aucun d’eux ne s’était attendu à jamais se rencontrer en chair et en os. Mais leur association était mutuellement bénéfique. Royan avait aidé Julia à protéger de ses pairs les données commerciales confidentielles d’Event Horizon, tandis que Julia fournissait des armes aux Trinities pour qu’ils puissent continuer leur combat contre les Chemises noires. Elle haïssait les Chemises noires presque autant que Royan. Mais ce n’était qu’à ce moment qu’elle avait découvert le véritable prix de son aide aux Trinities. Cela n’avait rien à voir avec l’exercice intellectuel qui consistait à arranger des livraisons par l’intermédiaire de Clifford Jepson. Rien à voir avec une action qui ne suscitait qu’un billet épisodique dans le journal du soir. Elle n’avait plus aucune distance. Mucklands Wood n’était plus l’aventure excitante à laquelle elle s’était attendue, le petit frisson effrayant de la visite du côté sombre. C’était une terreur qui mettait les nerfs à vif. La lutte était terminée. Il n’y avait plus de Trinities, plus de Chemises noires. Des feux brûlaient encore dans les deux districts, envoyant d’épais piliers de fumée grasse se mélanger avec le banc de nuages de pollution qui occultait le ciel au-dessus de la ville. Un demi-escadron d’aéronefs à rotors basculants de l’armée survolait la scène, prêt à intervenir en cas de problème. Le dynamisme habituel de Peterborough avait disparu, les magasins étaient fermés, les usines aussi. La ville avait peur, les citoyens se barricadaient chez eux, attendant qu’on leur dise qu’il était possible de sortir en toute sécurité. Les deux ennemis avaient su que c’était la dernière fois, le bouquet final, et ils avaient tout donné. Julia marchait sur la pierre couverte de débris. L’ensemble d’habitations était devenu une terre stérile. Il n’y avait aucun arbre, aucun buisson, même les mauvaises herbes étaient rares, une mousse grasse bleu-vert couvrait les murs de brique des ateliers sans toit à l’abandon. Le symbole des Trinities était taggué partout, défiant, un poing en sang fermé, agrippant une croix d’épines. Deux des tours de l’ensemble avaient été rasées dans la bataille, s’étant effondrées quand les missiles antichars avaient fait exploser leur base. Le petit groupe de Julia s’était frayé un passage à côté de l’une d’elles, un énorme tas de décombres tordus, avec des poutres métalliques qui en jaillissaient sous des angles étranges. Des troufions serpentaient entre les débris, aidant les pompiers avec leurs scanners thermosensibles. Ces gestes étaient futiles. Julia voyait des meubles écrasés entre les morceaux de béton, des tissus déchirés qui flottaient mollement, des éclats de verre, la poussière épaisse qui enveloppait tout. Une longue rangée de corps étaient déposés au pied de la tour, sous des couvertures. Certains avaient de larges taches humides et sombres. Morgan Walshaw la regardait. Elle se força à arborer une expression d’endurance sévère et ne ralentit pas. Une patrouille de deux hommes les arrêta. Dans leurs tenues de combat en cuir gris foncé et leurs filets d’équipement, les soldats n’avaient pas l’air humain : des silhouettes sinistres de cyborgs berçant des fusils mitrailleurs électromagnétiques, les lentilles d’amplification photonique bulbeuses donnant aux viseurs de leurs casques une apparence d’insecte, pas un centimètre de peau n’était visible. Elle ne connaissait pas la moitié de l’équipement accroché à leurs filets et ne prit pas la peine de consulter ses nodules. Elle ne voulait pas savoir. Elle n’était venue que pour Royan. Greg et Morgan Walshaw échangèrent quelques mots et les troufions les laissèrent passer. Ils gardaient les prémices d’un hôpital de campagne, trois bulles gonflables de plastique vert olive. Des Land Rover et des ambulances attendaient à l’extérieur, les infirmiers passant rapidement entre les blessés ensanglantés étendus sur des brancards. Des emballages en plastique de modules de premiers soins couvraient le sol, donnant l’impression la plus étrange de la journée, une couche de flocons de neige géants. Pour la première fois, Julia entendit le son de la fin d’une bataille. Les gémissements et les cris des victimes. La culpabilité envahit son estomac de pics glacés. — Morgan, dit-elle d’une toute petite voix. Il tourna les yeux vers elle et elle y vit toute son inquiétude. Malgré la différence de quarante ans qui les séparait, elle l’avait toujours considéré comme l’un de ses amis les plus proches. — Quoi ? demanda-t-il. Sa voix était différente, c’était un ancien militaire. Elle se demanda, peut-être un peu tard, quel genre de souvenirs le hantaient. — J’aimerais faire quelque chose pour les survivants. Ils auront besoin de véritables soins médicaux, une fois que l’armée aura fait le tri. Et d’avocats aussi, probablement. — Je m’en occuperai quand nous en aurons terminé ici. (Il ralentit pour marcher à sa hauteur.) Tout va bien ? — Je me débrouillerai. Son bras enlaça ses épaules, la serrant brièvement pour la réconforter. — C’est celui-là, dit Greg en tournant la tête vers eux. Il désignait le bâtiment juste devant eux. La tour était identique à toutes les autres encore debout. Haute de vingt étages, et couverte d’écailles grisâtres de panneaux solaires de mauvaise qualité. La plupart des vitres avaient explosé. On avait éteint le feu sur plusieurs étages, mais on pouvait encore voir les traces de suie, comme des flammes noires qui s’élevaient des fenêtres brisées, les panneaux solaires environnants ayant fondu et s’étant détachés. — Il y a eu une sacrée baston là-dedans, grommela Greg. Les restes brûlés d’un vieil hélicoptère d’assaut étaient disséminés sur le sol à cinquante mètres de la tour. Julia les contempla, perplexe. Un hélicoptère d’assaut ? Dans une guerre des gangs ? Trois ultralégers de l’armée s’étaient écrasés sur la pierre tout autour, des membranes d’ailes déchirées par le feu d’un laser. Plusieurs soldats étaient en sentinelle autour de la tour, sous le commandement d’un jeune lieutenant qui les attendait près de l’entrée. C’était un officier du renseignement, Julia le savait ; le ministère de la Défense lui avait assuré qu’il serait briefé sur la nécessité de sécurité totale. Le lieutenant salua Greg, puis ses yeux s’écarquillèrent quand il vit le badge de la brigade Mindstar sur son épaule. Il se redressa un peu plus. Julia se demanda ce qu’il ferait si elle levait sa propre visière pour dévoiler son visage. Greg lui retourna son salut. — Personne n’est entré depuis que les coups de feu ont cessé, capitaine, dit le lieutenant. Mais certaines Chemises noires ont dû pénétrer dans le bâtiment le premier jour. Il y a eu beaucoup de combats dans le coin ; ils semblaient penser que c’était important. Voulez-vous que mon équipe aille vérifier ? Morgan Walshaw leva les yeux sur la falaise grise et vide devant eux. — Non, merci. Donnez-nous quarante-cinq minutes. Puis vous pourrez commencer la procédure standard de sécurisation du périmètre. — Oui, monsieur. Le lieutenant avait vu l’insigne de brigadier sur l’uniforme de Morgan. — Repos, lieutenant, lui dit gentiment celui-ci. Greg les mena à l’intérieur de la tour, laissant le lieutenant à l’extérieur. Il se déplaçait comme un somnambule, les yeux à peine ouverts. Julia savait qu’il utilisait son implant glandulaire, les neurohormones envahissant son cerveau pour stimuler ses facultés psi, son hypersens fouillant le bâtiment à la recherche d’autres esprits, vérifiant que personne ne les attendait en embuscade. Il disait toujours qu’il ne pouvait pas lire les pensées individuelles, uniquement la composition émotionnelle, mais Julia n’avait jamais été totalement convaincue. Sa présence exacerbait toujours son sentiment de culpabilité. Savoir qu’il pouvait le voir caché dans son esprit la poussait à se concentrer d’autant plus sur les incidents dont elle n’était pas fière : s’être emportée avec l’un des domestiques de Wilholm la veille, avoir manipulé Morgan pour qu’il la laisse venir, les deux amants qu’elle menait en bateau ces jours-ci… Tout cela prenait de plus en plus d’importance dans son cerveau et augmentait l’émotion première dans une spirale ascendante imparable. L’intérieur de la tour était nu. Des cratères de balles couvraient les murs de l’entrée et aucun des panneaux biolum ne fonctionnait. Un titan avait défoncé les portes des ascenseurs, déchirant et déformant le métal. Il ne restait plus qu’un trou béant, noir. — Par ici, dit Greg à regret. Il donna un coup d’épaule dans la porte de l’escalier. John Lees et Martyn Oakley durent l’aider avant qu’ils ne puissent passer de l’autre côté. Derrière la porte, il y avait un tas de vieux meubles et deux cadavres ; des Trinities, adolescents. Julia détourna rapidement les yeux. Ils avaient tenté de sortir en tirant sur la pile de meubles. Leurs dos étaient couverts de brûlures laser. Quand ils parvinrent au onzième étage, Julia transpirait abondamment dans son lourd uniforme, elle haletait. Personne ne se plaignait, pas même Morgan qui avait plus de soixante ans, alors elle ne dit rien. Mais il savait faire la différence entre la condition physique d’un homme de main et celle de Julia, acquise en suivant les exercices d’une célébrité hollywoodienne pour garder son ventre plat et ses fesses fermes. C’était foutrement gênant, elle était la plus jeune du groupe. Greg leva le bras pour imposer le silence et désigna la porte qui s’ouvrait sur le couloir. — Il y a quelqu’un, deux mètres à l’intérieur. Il éprouve beaucoup de douleur mais il est conscient. — Que voulez-vous faire ? demanda Morgan Walshaw. — Ce serait une mauvaise tactique de laisser une personne possiblement hostile sur notre voie de sortie. Morgan grommela son accord et fit signe à John Lees d’avancer. L’homme de main leva son laser Uzi et s’aplatit contre le mur à côté de la porte. Greg vérifia la poignée, puis hocha la tête et ouvrit la porte en tirant. John Lees traversa l’ouverture d’un mouvement rapide et professionnel. Julia était toujours émerveillée par la vitesse de ses gardes du corps. C’était comme s’ils avaient deux sortes de réactions, une pour le quotidien, et des réflexes accélérés pour les situations de combat. Elle avait une fois demandé à Morgan si c’était l’effet d’une drogue, mais il avait ri de manière vexante et affirmé que c’était le contrôle de la peur. — Sous contrôle, appela John Lees. Un garçon de vingt ans, habillé d’une mauvaise copie de la tenue de combat de l’armée, était assis contre le mur. Il avait enlevé son casque. Ses deux jambes étaient cassées, le pantalon de cuir déchiré. Une épaisse couche de mousse analgésique avait été appliquée sur ses cuisses. Du sang couvrait le sol de béton sous lui. Son visage était d’un blanc de craie, en sueur. Il tremblait violemment. — Une Chemise noire, dit sombrement Greg. Les yeux du garçon rencontrèrent ceux de Julia, pleins d’incompréhension. Il avait le même âge que Patrick Browning, l’un de ses amants du moment. Elle ne s’était jamais trouvée aussi près d’un de ses ennemis jurés auparavant. Les bombes incendiaires des Chemises noires étaient courantes dans ses usines de Peterborough ; le coût de la sécurité et de l’assurance supplémentaires était une véritable malédiction. — Ne lui faites pas de mal, dit-elle sans réfléchir. Le garçon continua à la regarder fixement. — C’est ton jour de chance, lui dit Greg d’une voix blanche. J’ai combattu beaucoup des tiens de mon temps. Il pressa un tube hypodermique contre le cou du garçon dont la tête s’effondra un instant plus tard. — L’armée le ramassera quand ils passeront la tour au peigne fin, expliqua Morgan Walshaw. Il devrait survivre. Ils reprirent l’escalier jusqu’au douzième étage. Greg s’arrêta devant la porte qui menait au couloir central, les yeux fermés. Julia entendait son cœur battre la chamade. Rachel lui fit un clin d’œil d’encouragement. — Il est vivant ? demanda Julia. Les yeux de Greg s’ouvrirent. — Oui. Julia laissa échapper un sanglot de soulagement. Tout cela ne semblait plus réel, c’était tellement différent de sa vie habituelle. Elle avait pensé ressentir de l’impatience, mais il n’y avait que de la honte et du désespoir. Il y avait eu tant de morts pour en arriver là, essentiellement des gens de son âge, qui n’auraient jamais d’avenir, ni bon ni mauvais. Et tout ça pour une bataille non décisive dans une guerre qui s’était terminée quatre ans plus tôt. Rien de tout cela n’avait été stratégique, ce n’était qu’une soif de sang animale. Le couloir était un enfer. Il n’y avait plus de fenêtres, les biolums avaient été détruits. Greg et Martyn Oakly sortirent des torches électriques puissantes. Il y avait un tas informe à cinq mètres d’eux dans le couloir. D’abord, elle crut que l’un des résidents avait laissé tomber une grosse poubelle ; une odeur de viande humide flottait dans l’air. Puis elle vit que le plafond était ouvert et que trois cônes de composite sombre et lisse émergeaient du trou. Il y avait un casque défoncé sur le sol, à côté de quelques chargeurs, et une main. Il y avait toujours une montre à son poignet. Julia vomit violemment. La minute suivante ne fut que brouillard. Rachel Griffith la soutenait tant elle tremblait. Tous s’étaient rassemblés autour d’elle, la regardant avec sympathie. Elle ne voulait pas de leur pitié. Elle était furieuse contre sa propre faiblesse. Embarrassée de la montrer ainsi publiquement. Elle n’aurait jamais dû venir, c’était stupide de s’être montrée aussi macho. Morgan Walshaw avait eu raison, ce qui la rendait d’autant plus furieuse. — Ça va ? demanda Rachel Griffith. — Oui, opina-t-elle mollement. Désolée. Rachel lui fit un nouveau clin d’œil. Foutrement vexant. Julia se reprit. Greg fit tourner la poignée de l’appartement 206, la porte s’ouvrit sans un bruit. Elle donnait sur un couloir plus étroit, puis la chambre de Royan. Alors elle vit les fleurs. C’était tellement inattendu qu’elle remarqua à peine le reste. La moitié de la pièce était pleine de plantes en fleurs. Elle en reconnut certaines orchidées, fuchsias, ipomées, lys et pétunias – superbes, de couleurs vives, solides. Il n’y avait pas une seule feuille morte ni un pétale séché. Elles étaient soignées par de petits robots sur roues ressemblant à des sculptures mobiles et fabriqués avec les restes de centaines de machines d’électroménager, comme assemblés par un enfant de cinq ans à problèmes. Mais les sécateurs, les tuyaux et les pelles qu’ils brandissaient étaient immobiles. Elle ressentit une envie idiote de les voir en action. Derrière les plantes, un mur était couvert de vieux écrans de télévision à tube, dégagés de leurs boîtiers et enchâssés dans une structure métallique. Julia se pencha pour éviter des paniers de capucines et d’impatiens accrochés au plafond. Elle découvrit un grand établi avec d’énormes waldos{1} de chaque côté. Des piles de modules cybernétiques, du même genre que ceux des laboratoires expérimentaux d’Event Horizon, couvraient la moitié du sol. Une caméra sur un trépied de métal suivait chacun de ses mouvements. Ses câbles de fibre optique étaient branchés dans les boules modems noires qui remplissaient les orbites de Royan. Il était assis au milieu de la pièce dans une chaise de dentiste des années 1950. Julia lui sourit tendrement. Elle savait à quoi s’attendre. Greg le lui avait expliqué plusieurs fois. Quand il avait quinze ans, Royan était une tête brûlée des Trinities qui participait aux raids sur les installations du PSP et aux sabotages des projets du conseil municipal. Une nuit, au milieu d’une émeute de la faim organisée par les Trinities, il n’avait pas été assez rapide pour échapper aux agents populaires. L’arme favorite des agents était un fouet avec une lanière en carbone monotreillissé qui, bien utilisé, pouvait trancher un piquet de chêne de trois centimètres de diamètre. Après la chute de Royan, deux d’entre eux s’étaient acharnés sur lui, frappant ses membres, ouvrant son dos. Greg avait dirigé une contre-attaque des Trinities à coups de cocktails Molotov. Quand il était arrivé près de Royan, les jambes et les bras du garçon étaient en ruine, sa peau, ses yeux et son larynx calcinés. Le torse de Royan était corpulent, vêtu d’un tee-shirt couvert de taches de nourriture, ses bras s’arrêtaient sous le coude, ses jambes n’étaient que de courts moignons. Au bout de chaque membre amputé, des coupes en plastique le reliaient à un fouillis de fibres optiques branchées sur les terminaux de la pièce. Le mur d’écrans commença à clignoter avec une détermination laborieuse. Les mots vert fluo qui s’y matérialisèrent étaient hauts d’un mètre, sectionnés par les bords des écrans sur lesquels ils apparaissaient de la droite vers la gauche. — JULIA. PAS TOI. PAS TOI ICI. — J’ai bien peur que si, dit-elle avec légèreté. — JE NAI JAMAIS VOULU QUE TU VIENNES, QUE TU ME VOIES. HONTE HONTE HONTE. Le torse de Royan se mit à trembloter tandis qu’il se balançait, sa bouche ouverte montrant des dents noircies. Julia aurait aimé pouvoir brancher ses nodules directement sur ses terminaux. Habituellement, ils communiquaient par le réseau d’Event Horizon. Rapidement, bavardant sans inhibition sur n’importe quel sujet, se disputant, riant et ne se mentant jamais, c’était presque comme de la télépathie. Mais cette discussion-ci était douloureusement lente, et horriblement publique. — Le corps n’est qu’une coquille, dit-elle. Je sais ce qui est à l’intérieur, souviens-toi. — OH MERDE. TU AS RAISON, SALE INTELLO. — Fais attention à ton langage, lui rappela Greg, amusé. — BONJOUR, GREG. JE SAVAIS QUE TU TE POINTERAIS. TU ES VENU ME SORTIR DES FLAMMES, UNE FOIS DE PLUS ? — Ouais. — CACHE-MOI JUSQU’À CE QUE L’ARMÉE SOIT PARTIE. — Non, intervint Julia. C’est terminé, Royan. — JAMAIS. IL RESTE ENCORE DES MILLIERS DE PSP DEHORS. JE LES TROUVERAI. JE LES TRAQUERAI PERSONNE NE M’ÉCHAPPE — Ça suffit. (Elle frappa du pied sur le sol, les larmes troublant soudain sa vision.) C’est horrible, dehors. Tous les Trinities et toutes les Chemises noires sont morts. Ils ont notre âge, Royan. Ils auraient pu avoir une vraie vie, aller à l’école, avoir des enfants. — ARRÊTE ! — Je ne veux plus de ça dans ma ville. Tu m’entends ? C’est fini. Aujourd’hui. Maintenant. Avec toi. Tu es le dernier des Trinities. Je refuse que tu recommences. — JE NE PEUX PAS AVOIR UNE VIE. JE NE SUIS PAS HUMAIN. BÊTE BÊTE BÊTE. La résolution de Julia devint d’acier. — Et la première chose que tu peux faire c’est arrêter de te complaire dans l’apitoiement sur toi-même, dit-elle froidement. — APITOIEMENT. TU CROIS QUE C’EST DE L’APITOIEMENT ? SALOPE SALOPE SALOPE. QU’EST-CE QUE TU EN SAIS ? SALOPE DE MILLIARDAIRE TROP GTÉE. JE TE HAIS. INFME ! — Tu viens avec moi à la clinique d’Event Horizon. Ils vont réparer tout ça. Royan commença à se tordre sur son siège de dentiste. — NON. PAS ÇA. PAS L’HÔPITAL ENCORE ! — Ils ne te feront pas mal. Pas mes docteurs. — NON NON NON. J’IRAI PAS. NON ! — Tu ne peux pas rester ici. Julia se rendait compte du calme inhabituel de Morgan Walshaw et des autres hommes de main. Mais ils ne comprenaient pas. Au plus profond de lui, Royan voulait redevenir normal. Elle avait vu son âme, ses faiblesses qui pleuraient doucement. La barrière de la peur l’arrêtait. Après les émeutes, le temps qu’il avait passé à l’hôpital municipal avait été un enfer médiéval, où il avait été aveugle, muet, immobile. Il avait fallu longtemps aux services de santé pour dégager les fonds pour ses branchements et ses modems optiques. — ARRÊTE-LA, GREG. TU ES MON AMI. NE LA LAISSE PAS ME DÉBRANCHER. — Julia a raison, dit tristement Greg. Aujourd’hui le passé se termine. Il n’y a plus de guerre contre le PSP. Il sortit un pistolet hypodermique de sa poche. — NON NON NON S’IL TE PLAÎT, GREG. JE NE SERAI RIEN SANS MES BRANCHEMENTS. RIEN RIEN RIEN. JE T’EN SUPPLIE. SUPPLIE. Morgan Walshaw se déplaça pour faire face à la caméra sur son trépied. Royan secouait violemment la tête. Julia se pressa la main sur la bouche, échangeant un regard douloureux avec Greg. Il déchargea la dose dans le cou de Royan. Les lettres sur les écrans se transformèrent en étranges clignotements d’électricité statique. Royan remua la bouche, sifflant difficilement. — S’il te plaît, Julia, gronda-t-il d’une voix rauque. Non, s’il te plaît. Puis le produit fit son effet et sa tête bascula en avant. Julia se retrouva pleurant doucement dans les bras de Rachel Griffith. Greg et Morgan se pressèrent pour débrancher les fibres optiques de Royan de tous les terminaux. Ils foncèrent tous ensemble par l’escalier de service vers le toit. Greg et Martyn Oakly portaient Royan sur un brancard de fortune. Julia tenait sa caméra en faisant attention de ne pas emmêler les câbles dans quoi que ce soit. Peint aux couleurs de l’armée, l’un des aéronefs à rotors basculants d’Event Horizon les prit en charge. Il s’éleva lentement dans le voile de fumée grasse, loin des soldats curieux et des caméras des équipes de tournage. Julia regardait par l’un des hublots le paysage déchiré, elle était émotionnellement engourdie. Les dommages étaient atroces : les tours désolées de Mucklands Wood, les maisons rasées de Walton. Tant d’innocents se retrouvaient sans logis ; or il s’agissait des quartiers les plus pauvres de Peterborough et leurs habitants n’avaient pas beaucoup d’influence à la chambre du conseil municipal. Elle allait devoir faire quelque chose. Pas seulement reconstruire des habitations, mais apporter un nouvel espoir, seule barrière possible contre le retour miasmatique des gangs. À présent, quinze ans plus tard, elle pouvait se permettre d’être satisfaite du résultat. De son bureau, elle devinait le parc boisé et les maisons blanches et proprettes. Il y avait des écoles et des ateliers industriels, un amphithéâtre sportif en plein air, un lycée technique, une colonie d’artistes. Les résidents de Mucklands et de Walton pouvaient de nouveau croire en leur avenir. — Nous ne trouvons aucune référence à cette fleur, lui annonça le bloc RN1. Elle se concentra lentement sur la boîte de présentation dans sa main, son esprit était resté sur les fleurs qui décoraient la chambre de Royan. Plus tard, il lui avait dit qu’il les faisait pousser pour leur parfum, l’odorat étant l’un des rares sens naturels qui lui restaient. Les fleurs avaient beaucoup d’importance pour lui. — Vous êtes sûrs ? demanda-t-elle. — Totalement. Elle ne se trouve pas dans la mémoire centrale publique des jardins botaniques royaux de Kew. Et c’est la base de données la plus complète du monde. — Connectez-vous à tous les instituts botaniques. Elle doit bien être listée quelque part. Elle fronça les sourcils en regardant l’énigmatique petite trompette violette. Pourquoi, après huit mois sans nouvelles, lui envoyait-il une fleur non identifiable ? CHAPITRE 4 Dix mois de l’année, le village de Hambleton sommeillait tranquillement sous le soleil écrasant d’Angleterre, image idyllique d’un XIXe siècle qui n’existait que dans les rêves et les romans historiques apocryphes. Il était niché à l’extrémité ouest d’une longue presqu’île en forme de dos de baleine qui saillissait dans le réservoir de Rutland Water, entouré d’un patchwork de luxuriants vergers d’agrumes nés des suites du réchauffement. Pendant ces dix mois de calme, les vergers étaient soignés par quelques ouvriers agricoles vivant dans la région. Mais, deux fois par an, les arbres étaient en fruits et la presqu’île recevait la visite d’une invasion de nomades qui quadruplaient la population en un rien de temps. Un tel afflux ne pouvait qu’occasionner une grande fête exubérante que les résidents attendaient avec un mélange d’appréhension et de délice. Ce juillet, le convoi de voyageurs à la recherche d’un emploi dans les vergers s’étirait tout le long de la route qui suivait la côte de la presqu’île. Il y avait de véritables roulottes à chevaux de gitans, peintes de couleurs vives et décorées de manière élaborée ; des camionnettes du XXe siècle aux chromes étincelants, des caravanes customisées et remorquées par des Ranger à quatre roues motrices ; des autobus reconvertis et des land-cruisers ultramodernes. Des gosses criaient et couraient entre les véhicules à l’arrêt, jouant à des jeux incompréhensibles. Les chiens aboyaient et faisaient tomber les enfants. Des chèvres et des ânes ajoutaient leurs cris querelleurs au raffut. Les adultes se réunissaient en groupes autour des véhicules, parlant très doucement. Des odeurs de cuisine embaumaient la brise. De l’endroit où Greg Mandel se tenait, devant le portail du champ réservé au campement, tout cela ressemblait à une fête foraine. Il aimait particulièrement ces deux premières semaines de juillet, la chaleur étouffante, les fruits mûrs dans les vergers, les repas autour d’un feu de camp, la musique et la danse sous les étoiles. Et certains jours, on allait même jusqu’à ramasser les fruits. — Avancez ! hurla-t-il au chauffeur d’une semi-remorque. Le véhicule était un camion de l’armée reconverti, huit mètres de long et six roues. Il faisait trembler le champ et laissait de profondes traces dans la boue. — Ça fait combien, maintenant ? demanda-t-il à Christine, sa fille aînée. — Dix-neuf. Il y a encore beaucoup de place, sans blague. Elle sourit de bonheur. Les saisons de ramassage, biannuelles, étaient ensorcelantes pour les enfants Mandel. De nouveaux visages, de vieux amis, pas d’école, des soirées tardives et un peu d’argent supplémentaire si on aidait pour la récolte. — Vous voulez combien d’équipes cette année ? demanda Derek Peters. Il se tenait à côté de Greg, vieux chef de famille grisonnant portant salopette et chapeau de feutre rond. Il avait été le premier nomade à venir chercher du travail quand Greg et Eleanor s’étaient installés dans la vieille ferme délabrée, seize ans plus tôt. Depuis, il revenait chaque fois, en été pour les oranges et les citrons verts, en novembre pour la récolte de mandarines, plus petite. Il connaissait la plupart des voyageurs et conseillait Greg sur l’identité des fauteurs de troubles. — Environ trente-cinq, dit Greg. Cela devrait suffire. Il y avait beaucoup de fleurs dans le verger est cette année. — Vous finirez par arriver au niveau kombinate, plaisanta Derek. Greg haussa les épaules, touché dans son for intérieur par le compliment. La première année, lorsque Eleanor et lui avaient commencé à convertir la vieille prairie de la ferme, il avait lutté pour planter deux vergers à temps pour sa première récolte. À présent, il avait cinquante hectares couverts d’arbres à agrumes génétiquement modifiés. Ils étaient tous sur la pente sud, celle où ils recevaient le plus de soleil. Il y avait onze autres plantations d’agrumes sur la presqu’île, à profiter de l’avantage de la surabondance d’eau du réservoir pour irriguer les arbres assoiffés. Mais la plantation Mandel était la plus grande et Greg était invariablement élu président de l’association locale des planteurs d’agrumes. Sa manière de vivre tranquille, sa respectabilité était quelque chose qu’il regardait avec beaucoup d’ironie. Pas qu’il ait jamais l’intention d’abandonner les vergers, loin de là. Lorsqu’il s’était installé sur la presqu’île avec Eleanor, il n’était pas très sûr de son idée. Jusqu’à ce moment, sa vie avait été presque exclusivement remplie de combats et de conflits d’une sorte ou d’une autre. Soldat professionnel, il avait rejoint l’armée à dix-huit ans, servant dans un régiment de parachutistes jusqu’à ce que le test interservices d’aptitude psi le découvre positif. Il avait alors été transféré dans la toute nouvelle brigade Mindstar. Après l’armée, il y avait eu les Trinities et une décennie brutale à lutter contre les agents populaires dans les rues de Peterborough. Mais contrairement à la majorité des membres du gang, il s’en était libéré après la chute du PSP, vivant dans un ancien chalet en multipropriété sur les bords du réservoir, tentant de se débrouiller en tant que détective privé. Son hypersens était un atout précieux dans ce rôle. Il avait passé deux ans à faire le fouille-merde pour un salaire de misère sur des affaires ridicules et à passer des nuits solitaires de célibataire. Deux années à tenter de se construire une réputation de professionnalisme et de compétence. Et, enfin, cela avait payé. Il avait été engagé par Event Horizon pour rechercher la source d’une violation de sécurité dans l’une de leurs usines orbitales. L’affaire s’était compliquée et complexifiée jusqu’à ce qu’il se retrouve à confronter des irréductibles du PSP qui avaient réussi à fourrer un virus dans le bloc RN de Philip Evans. Au même moment, Eleanor était entrée dans sa vie. Les deux événements combinés avaient changé son existence au-delà de ce qu’il croyait possible. Une Julia Evans extrêmement reconnaissante lui avait offert une somme ridiculement élevée pour la résolution de l’affaire. Eleanor et lui auraient pu vivre confortablement rien que sur les intérêts, ce qui rendait l’idée de rester détective stupide. Mais ils devaient faire quelque chose et la vie aristocratique, à manger des lotus, à faire la fête sans fin et à voyager, n’attirait aucun des deux. Alors ils avaient acheté la ferme. Pendant les années PSP, Greg avait assez souvent participé aux récoltes comme ouvrier agricole pour se faire un peu d’argent et Eleanor avait grandi dans un kibboutz. Bon an mal an, cela avait été un bon choix. Son existence passée s’était éloignée de lui, à part pour une rechute lorsque Julia s’était livrée à ce qui ressemblait à un chantage affectif pour le pousser à aider la police dans une enquête sur un meurtre qui menaçait de ternir la réputation d’Event Horizon. Il était heureux de sa nouvelle vie. Les souvenirs de tristesse et de violence devenaient de plus en plus inaccessibles, voilés par un brouillard froid et décourageant. Le véhicule suivant approcha du portail du camp. Cette année, le convoi était le plus grand que Greg ait vu. Avec les Nouveaux conservateurs qui faisaient de la réparation des routes une priorité, le trafic en général était en augmentation. Dans une dizaine d’années, les gens commenceraient à s’inquiéter des embouteillages ; il avait dû expliquer ce mot à Christine comme une relique de sa propre jeunesse. Pour quelqu’un ayant grandi avec des routes qui n’étaient guère plus que des sentiers de caillasse et de boue, c’était un concept incroyable. Puis, trois ans auparavant, le grand véhicule de remodelage du département des Transports avait coulé une couche de cellulose thermostabilisée sur le vieux macadam craquelé de la presqu’île de Hambleton et sa fille était restée songeuse. Cela faisait partie des conséquences de l’époque postréchauffement dont il aurait pu se passer. Mais avec chacune des plantations de la presqu’île acceptant des travailleurs saisonniers, toutes les familles du convoi devraient trouver du boulot, du moins cet été. Il pensait en parler à la prochaine réunion de l’association : s’ils devaient commencer à refuser des ouvriers, cela pourrait créer des problèmes. Il griffonna une note sur son cybofax. — Oh, waouh ! s’exclama Christine. Greg leva les yeux vers les nouveaux arrivants. Deux garçons conduisaient une vieille ambulance peinte en bleu, il pouvait distinguer les mots « Autorité sanitaire de Northampton » sur le côté. — Alan et Simon, dit Derek. Des cousins. Tout le monde était un cousin ou un beau-frère, sinon ils ne passaient pas le portail. Greg n’avait jamais compris ce qui en faisait une famille, ce n’était rien d’aussi simple que la parenté génétique. — C’est la première année qu’ils travaillent seuls, ajouta Derek. Greg aurait pu le deviner, ils avaient tous deux la vingtaine, le visage frais et plein d’appréhension. Les pneus de l’ambulance étaient lisses. — Vous avez déjà participé à une récolte ? leur demanda-t-il. — Oui, monsieur, répondit le chauffeur. Depuis que je peux grimper à une échelle. Peut-être même avant. — Et vous êtes ? — Simon, monsieur. — Savez-vous faire autre chose ? demanda Christine. Il y avait un défi ronronnant dans sa voix. Simon eut un grand sourire mielleux. De sa position sur le siège passager. Alan regardait fixement par-dessus l’épaule de Simon. Greg ne put retenir une prière silencieuse. Christine avait quinze ans et développait une silhouette aussi belle que celle de sa mère. Le tee-shirt vert citron qu’elle portait le prouvait et, à présent qu’il y pensait, son short en jean était bien court et bien moulant. Aucun de ses vêtements ne la faisait plus ressembler à une petite fille. Un jour ou l’autre, il allait vraiment devoir lui parler des garçons et du sexe, même s’il avait toujours pensé qu’Eleanor s’en chargerait. Il se traita silencieusement de lâche. La bouche de Simon s’était ouverte pour lui répondre, mais il vit l’expression impassible de Greg et le froncement de sourcils de Derek et préféra ne pas tenter sa chance. — On peut aider à la cuisine. Et j’ai un permis poids lourds, offrit-il. — S’il y a un problème mécanique, je suis votre homme, ajouta Alan. J’ai un diplôme de l’institut City & Guilds de Londres pour les systèmes de transport. Greg prit une note sur son cybofax. — Si M. Mandel vous laisse entrer, vous travaillerez de l’aube au crépuscule, précisa Derek. Je lui ai dit que vous étiez de bons garçons, donc si vous déconnez, vous insultez la famille et vous faites de moi un menteur. De la part de quelqu’un d’autre, cela aurait été un peu trop. Pourtant Alan et Simon eurent soudain l’air paniqués. — Nous voulons travailler, insista Simon. Nous n’avons pas conduit deux cents kilomètres pour nous amuser. Greg ordonna une légère sécrétion de son implant glandulaire. Dans son imagination, il s’agissait d’une lentille glissante de muscle noir, pompant avec enthousiasme et gouttant de liquide laiteux. C’était une illusion dont il n’était jamais vraiment parvenu à se débarrasser. La réalité était bien plus banale. La glande était un nodule endocrinien artificiel que l’armée avait implanté dans son crâne, absorbant le sang et raffinant un cocktail dangereux de neurohormones augmentées qui exsudaient dans ses synapses. L’armée avait imaginé les adeptes psi formant une force de renseignement qui localiserait l’ennemi et devinerait les stratégies de ses généraux, ouvrant une toute nouvelle source d’informations qui permettrait d’atteindre la victoire. La brigade Mindstar n’avait jamais tenu de telles promesses, mais elle avait conservé une réputation effrayante. Ce n’était pas une véritable science, le cerveau humain était terriblement récalcitrant et certains candidats ne supportaient pas la pression psychologique. Après les résultats encourageants de ses tests d’aptitude, l’équipe du projet s’était attendue à ce que Greg développe un sixième sens phénoménal, qu’il voie à travers les murs de briques, qu’il parvienne à trouver des données tactiques à des dizaines de kilomètres. Au lieu de ça, il s’était retrouvé avec la faculté de lire les émotions des gens, leurs peurs et leurs espoirs, sachant immédiatement quand quelqu’un mentait. C’était utile pour le travail de contre-espionnage, mais cela ne valait guère les sommes investies. Son implant cultivait aussi une très forte intuition, même si l’opinion officielle était divisée à ce propos. Greg savait que c’était réel. Une fois, en Turquie, pendant le conflit avec les légions du Jihad, il avait tenté de convaincre le commandant de sa compagnie qu’il était trop risqué de traverser une vallée. Le commandant n’avait pas écouté, pensant avoir affaire à la superstition des troufions sur les terrains à découvert. Huit de ses compagnons étaient morts quand les hélicoptères d’attaque Apache avaient envahi le ciel sans nuages. Quinze autres étaient sur des brancards. Greg sentit ses perceptions s’altérer tandis que les neurohormones bouillaient dans son cerveau, le monde s’éloignait légèrement, devenant gris et ombreux. Le courant de pensées bien serré des garçons dans l’ambulance devint visible. C’était comme observer des flux de néons fluides tournoyer selon des motifs surréels, un message de sémaphore cryptique qu’il était seul à pouvoir lire. Il vérifiait toujours les nouveaux venus, s’assurant de ne pas laisser entrer une vipère dans la tranquillité rustique de Hambleton. Mais aucun des garçons ne cachait quoi que ce soit de sinistre, aucune malice ni dédain secret, il y avait juste une certaine nervosité à attendre sa réaction et un réel désir de travailler. Et, dans le cas d’Alan, une admiration de haut voltage pour Christine. La seule chose pour laquelle Greg n’utilisait pas son hypersens était l’espionnage de ses enfants. Il se l’était toujours promis. Des parents paranoïaques étaient la dernière chose dont avaient besoin les enfants pour grandir. Il s’interrompit donc avant d’examiner l’intérêt de Christine pour les deux garçons, préférant lui faire confiance. De toute façon, d’après ce qu’il savait, elle avait déjà trois petits amis sérieux. Christine joua avec ses longs cheveux vénitiens, puis les coinça derrière l’oreille. — Deux cents kilomètres ? D’où venez-vous ? demanda-t-elle. — York, répondit Alan. — Oh ! Je trouve que c’est une ville tellement merveilleuse. J’adore y aller. — On vous donne une chance, dit Greg rapidement pour reprendre le contrôle de la conversation. — Merci, monsieur, dit Simon en souriant largement. Nous vous montrerons que vous n’avez pas fait d’erreur. — Bien. Garez-vous à côté du torreya. Placez du bois sous vos roues, le sol est mouillé, d’accord ? Et ne coupez aucun arbre. (Il désigna un groupe de jeunes pins chinois au-delà des vergers.) Nous fournissons des bûches. — Oui, monsieur. Le moteur de l’ambulance démarra dans un léger gémissement. — Et ne pissez pas dans le réservoir ! leur cria Derek. Simon agita le bras par la fenêtre ouverte. — Tu n’es jamais allée à York, dit Greg à Christine. Elle pouffa. — Oh, Papa, qu’est ce que ça peut faire ? Greg abandonna. — Bon, ça fait vingt. Qui est le suivant ? Une paire de mains se plaça sur ses yeux. — Je pensais qu’on ne pouvait pas surprendre un psi, dit une voix de femme dans son oreille. Christine poussa un petit cri. — Tata julia ! Greg se retourna et vit sa fille se jeter dans les bras de Julia Evans. Il lui sourit d’un air fatigué. — Eh ben, vois-tu, quand le psi a passé une journée comme celle-ci, c’est plus que possible. — Je connais cette sensation. Julia l’embrassa, peut-être un peu plus longtemps que ne l’exigeait la politesse. Greg lui donna une tape sur les fesses. — Tiens-toi bien ! Quand Julia avait dix-sept ans, elle avait eu le béguin pour lui, le détective psi. L’ancien homme de main de la résistance était tellement éloigné de ce qu’elle connaissait qu’elle trouvait cela terriblement romantique, l’étranger mystérieux ultime. Greg se rendit soudain compte que Derek n’était pas à l’aise. Il lui présenta Julia, amusé par la consternation de son ami quand celui-ci se rendit compte que c’était bien la Julia Evans. — Tu as amené Daniella et Matthew avec toi ? lui demanda-t-il. — Oui. Je viens d’aller les chercher à l’école Oakham. Ils sont dans la maison. — Tu es allée les chercher à l’école ? rit Greg. Comme une maman travailleuse ordinaire, hein ? Julia sourit. — On dirait que tu te prépares à une bonne récolte cette année. — La meilleure jusqu’à présent. Il aperçut Victor Tyo, le chef de la sécurité d’Event Horizon, qui se tenait respectueusement deux mètres derrière Julia. C’était un Eurasien mince avec un visage d’adolescent et d’épais cheveux noirs, il tenait sa veste négligemment sur l’épaule et avait ouvert le col de sa chemise blanche. À quarante ans, il était jeune pour occuper ce poste, mais Greg avait travaillé avec lui sur l’affaire du virus et savait qu’il en avait l’étoffe. Ce visage trop jeune était une excellente diversion, le cerveau qui se cachait derrière aurait pu être fabriqué avec un bioprocesseur. Plus aucun tech-merc n’osait s’attaquer à Event Horizon ces temps-ci. Greg serra la main de Victor avec chaleur. — Où sont les gardes du corps de Julia ? Tu es bien trop vieux pour faire le boulot d’un homme de main. — Hé ! lui répondit Victor en écartant les bras, parle pour toi. Il fit un geste de la main. Une Rolls-Royce Silver Shadow de 1950 était garée sur le sentier juste au-dessus de la prairie, et deux hommes au visage fermé en costume gris se tenaient à côté. Greg leva les yeux au ciel. — Mon Dieu ! C’est le détachement camouflé ! Sur la route, en haut du sentier, un groupe d’enfants se formait, complotant quelque bêtise. Une caravane tirée par des chevaux s’était arrêtée devant le portail, peinte en rouge vif avec des dessins jaunes et bleus. Greg reconnut Mel Gainlee qui tenait les rênes, un retraité alerte qui venait à Hambleton depuis à peu près autant de temps que Derek. Il fit un signe plein d’espoir à Greg. — Christine. Elle observait le champ, suivant l’ambulance du regard. — Quoi ? demanda-t-elle un peu coupable. Greg lui tendit son cybofax, jetant un coup d’œil au logo en bas de la fine tablette. Heureusement c’était celui d’Event Horizon, sinon ça aurait pu être embarrassant. — Derek et toi vous occupez du reste des équipes pour moi, d’accord ? Son intuition lui envoyait de subtils avertissements depuis qu’il avait vu que Victor Tyo accompagnait Julia. Victor était un ami, mais il ne rendait pas de visites informelles au milieu d’une semaine de travail. Julia non plus, d’ailleurs. Christine rougit légèrement. — Bien sûr. Papa, répondit-elle sérieusement. Greg était fier d’elle. Elle était vraiment en train de grandir. — Elle devient quelqu’un de formidable ! dit Julia, tandis que, avec Greg et Victor Tyo, elle se dirigeait vers le corps de ferme. Ses gardes du corps les suivaient de manière réglementaire, dix pas derrière. Les enfants sur la route lançaient des sifflements. — Ouais, réagit Greg qui ne pouvait s’empêcher de sourire. — Désolée de vous interrompre, j’avais oublié la folie de Hambleton au moment de la récolte. — Pas de problème. Derek connaît son boulot. Je ne fais apparition que pour la forme. — D’où viennent-ils tous ? Elle regarda la file de véhicules par-dessus son épaule. — De partout, bien sûr. Le corps de ferme en forme de E avait été agrandi année après année, il y avait aussi bien de la brique que de la pierre et du composite là-dedans quelque part, caché derrière une épaisse couche de vigne vierge rouge. Le toit pentu était entièrement fait de panneaux solaires noirs polis. Deux antennes satellite étaient montées sur le pignon ouest, pointées vers le sud. La plus grande était usée et griffée et semblait être de seconde main, avec un récepteur compliqué en aluminium. Un groupe d’oies s’égailla en cacardant bruyamment quand ils entrèrent dans la cour. — C’est nouveau, ça, dit Julia en désignant les paraboles. — C’est Oliver qui les a installées, expliqua Greg. Ce garçon est complètement fou d’astronautique. Il capte les communications des vaisseaux avec ça. Il veut emménager à New London. Alors Anita a décidé d’aller vivre dans une communauté au Grœnland. Oliver et Anita, jumeaux de onze ans, s’évertuaient avec une joie sauvage à être aussi différents que possible. Greg avait planté des magnolias contre deux murs de la cour, un troisième pan était occupé par une grange de bois. Les planches provenaient de vieux arbres morts, tous à feuilles caduques, du bois de Hambleton. La grange était pleine de cagettes en composite d’algues pour la récolte, les piles atteignant le plafond. Deux tracteurs étaient garés à l’extérieur, leurs roues couvertes de boue. Julia les observa d’un air pensif. — J’aurais dû me souvenir que c’était la grande saison de récolte. — Tu n’as aucune raison de t’en souvenir. Event Horizon ne s’occupe pas précisément de cybernétiser la récolte. — Oh, toi ! Elle le frappa doucement, avec une fausse exaspération, pendant que Victor Tyo riait. Il faisait plus frais dans la maison, l’air conditionné remplissait l’air d’une légère humidité. Greg entraîna Julia et Victor dans le salon d’été, vérifiant au passage qu’aucun jouet ne traînait par terre. La pièce était carrelée de blanc, avec deux fauteuils et un canapé en rotin. Benji, le perroquet familial, grimpait délicatement les barreaux à l’extérieur de sa cage. Une large baie vitrée donnait sur le bras méridional de Rutland Water. Des canots à louer blancs dodelinaient à côté du pavillon de pêche de Normanton, des yachts et des windsurfers passaient parfois entre eux. Des cyclistes au visage rougi par l’effort pédalaient le long d’un sentier étroit juste au-dessus du rivage, suant sous le soleil tropical de l’été anglais. Greg adorait cette vue. Il avait grandi dans une petite région arable et vécu sur les rives du barrage pendant plus de vingt-cinq ans. Le lotissement de Berrybut se trouvait presque à l’opposé de la ferme. Le soir, Eleanor et lui regardaient les feux de joie entre les chalets disposés en fer à cheval et se souvenaient de temps plus simples. Eleanor entra dans le salon d’été en se déplaçant avec prudence, elle avait le dos douloureux à son septième mois de grossesse. Victor Tyo jeta un drôle de regard à Greg pendant que Julia enlaçait Eleanor. Cela renforçait son mauvais pressentiment à propos de cette visite. — Victor. (Eleanor sourit en embrassant le chef de la sécurité.) On ne te voit jamais assez ! Alors, tu as trouvé une fille avec qui t’installer ? — Eleanor ! protesta Greg. — Il y a bien quelqu’un, acquiesça Victor, sur la défensive. — Bien, tu peux nous l’amener pour dîner. Nous adorerions la rencontrer. — Tu ne m’en as jamais parlé, dit Julia. Victor adressa un regard de désarroi à Greg. — Asseyez-vous, ordonna Greg. Et vous, les filles, soyez sages, arrêtez d’embarrasser Victor. Il attrapa Eleanor par la taille et l’accompagna vers le canapé. — Oliver, Anita et Richy sont à l’écurie, dit Eleanor. J’ai envoyé Matthew et Daniella les rejoindre. L’une des juments vient de mettre bas. Julia grogna. — Maintenant ils vont vouloir la ramener à Wilholm. D’un bras, Greg entoura les épaules d’Eleanor, profitant de la sensation de son corps contre le sien. — Alors, qu’est-ce qui vous amène ? Julia eut la grâce de paraître légèrement coupable. — Royan. — Tu as des nouvelles ? demanda Eleanor. — D’une certaine manière. Julia tendit à Greg une longue boîte blanche, expliquant l’histoire de l’inconnue du bal de Newfields. La fleur en forme de trompette commençait à faner, ses cheveux légers se recourbaient. L’intuition de Greg lui envoya une vibration d’avertissement. Quelque chose de terriblement bizarre émanait de la fleur, mais il n’aurait su dire quoi. — Et il n’y avait qu’une carte ? interrogea-t-il. — Oui. Il passa la boîte à Eleanor. — Je ne reconnais pas cette fleur, dit-elle. Qu’est-ce donc ? Julia dédia un regard anxieux à Victor Tyo. Le chef de la sécurité haussa les épaules. — C’est là que commence le problème, dit Julia. Mes blocs RN ont fouillé toutes les bases de données botaniques. Rien. Ils n’ont rien trouvé. Avec les manipulations génétiques qui se pratiquent de nos jours, ce n’est pas totalement étonnant. Je l’ai donc envoyée au labo pour échantillonnage, afin de découvrir de quels gènes elle était dérivée et connaître l’espèce parente. (Elle inspira profondément, pressant ses paumes l’une contre l’autre.) Elle est extraterrestre. — E.T. ? Greg eut un frisson glacial. Qui disparut immédiatement. Avec sa sensibilité, il ne devait pas être surpris d’avoir ressenti une légère vague de xénophobie. Il regarda la fleur, son intuition lui hurlant déjà ce que Julia n’allait pas manquer de lui demander. Eleanor se pressa contre lui, lançant un regard de reproche à Julia. — Ce n’est pas possible, dit-elle. Elle n’est pas vraiment différente d’une autre fleur. Greg sentait une certaine révulsion se former dans l’esprit de sa femme, elle aurait aimé pouvoir rejeter l’existence de la fleur. — Une fleur est un organisme très simple, expliqua Julia d’une voix imperceptiblement tremblante, trahissant une peur réelle. (Greg observait ses pensées.) Elle attire les insectes pour la pollinisation et rien d’autre. Il est naturel qu’une fleur extraterrestre ressemble aux nôtres. — Alors, cette planète d’où elle vient doit avoir des abeilles, non ? — Les espèces individuelles de plantes et d’animaux ne seraient pas identiques aux nôtres, mais, sur une planète dont le climat ressemblerait même approximativement à celui de la Terre, elles seraient certainement analogues. Les facteurs d’évolution sont plutôt constants dans tout l’univers, la solution la plus simple est toujours la meilleure. Songe à toutes les plantes qui se sont développées depuis que la vie est apparue sur Terre, ce sont toutes des variantes d’un même thème central. — Quelle connerie ! — S’il te plaît, Eleanor, dit douloureusement Julia. J’aimerais que tu aies raison, vraiment. Je voulais tellement que les généticiens aient tort. Mais cette fleur ne possède rien qui s’apparente à notre ADN. Les équivalents des chromosomes sont toroïdaux, arrangés de manière concentrique. Mes généticiens disent que la sphère qu’ils forment est terriblement complexe et ne peut en aucune façon être issue du système solaire. — Quand ils disent complexe, il faut comprendre « avancé », ajouta Victor Tyo. Les généticiens estiment que la planète source pourrait posséder des milliards d’années d’avance sur l’échelle de l’évolution. La sphère génétique est bien plus grande que les fils d’ADN terrien. Greg n’écoutait pas vraiment, ces informations n’avaient aucun sens pour lui. Il ordonna une sécrétion de son implant glandulaire, se concentrant intérieurement. L’intuition n’apportait pas la vérité, uniquement le sens de ce qui pourrait être, un indice. Il chercha un signe de peur, qui laisserait supposer que cette fleur était dangereuse. Mais il n’y avait que le terrible malaise originel, amplifié par une présence mielleuse. C’était ce qu’on devait ressentir quand on était hanté. Il sortit de son état de semi-transe. — La fleur, dit-il. Elle n’est pas mortelle, mais j’éprouve une sensation de poids derrière, une pression qui augmente. — Les extraterrestres ? demanda Victor Tyo. — Non. (Greg lui décocha un regard désabusé.) Pas de vaisseau spatial, pas de flotte d’invasion martienne. Mais il y a quelque chose… qui attend. — Il y a forcément un vaisseau, car quelque chose a bien dû apporter cette fleur ici, reprit Victor. Ils sont proches, ils nous surveillent. Merde, ils sont probablement parmi nous. Comment pourrions-nous le savoir ? Nous ignorons à quoi ils ressemblent et de quoi ils sont capables. Seigneur, des entités d’une autre planète ! Peut-être n’était-ce que l’emphase sur son visage juvénile renforçant des émotions profondes, mais le désarroi de Victor semblait sur le point de l’écraser. — Des extraterrestres pourraient avoir un avantage technologique sur nous, admit Greg. Mais je serais très surpris s’ils pouvaient atterrir sans que les réseaux de défense stratégique ne les remarquent. N’est-ce pas, Julia ? Elle hocha la tête, passive. — Oui. La couverture par nos senseurs est bonne, et elle doit l’être, vu la possibilité d’un assaut cinétique. On pourrait mettre un vaisseau en orbite à deux cent mille kilomètres sans être remarqué, c’est vrai, mais les risques de détection augmentent à chaque kilomètre dès qu’on approche de la Terre. À quinze mille kilomètres, on devient visible. Quelle que soit la qualité de la furtivité, n’importe quel corps physique entrant dans la magnétosphère planétaire génère un flux que les senseurs remarquent. Nous traquons des centaines de milliers d’objets là-haut, du panneau solaire oublié au verrou composite. — Alors, d’où vient la fleur ? demanda Eleanor. Julia secoua lentement la tête. — Je l’ignore. Et c’est bien ce qui m’inquiète le plus. Je ne peux pas croire que même des extraterrestres aient la possibilité de circonvenir à ce point notre technologie. — Tu as dit que tu pouvais sentir une pression, demanda Victor. Quel genre de pression ? Greg haussa les épaules, incertain de la manière dont il pouvait transcrire sa sensation. — Quelque chose qui attend. — Ecoutez, intervint Julia. Nous savons qu’il y a eu une sorte de premier contact, qu’il y a ou qu’il y a eu une visite d’un vaisseau sur la Terre ou, au moins, dans le système solaire. Voilà ta présence, pas de grand mystère. Ce que je veux savoir c’est en quoi Royan y est lié. C’est pour ça que je suis venue, Greg. Où est-il ? — Je ne sais pas. Mais tu as raison de penser que cette fleur est un message. Ce pourrait même être un avertissement. — Alors pourquoi ne l’a-t-il pas formulé ? répondit-elle, furieuse. Greg se rendit compte que l’inquiétude et le souci se bousculaient derrière ses yeux fauves. — Mauvaise question, rétorqua-t-il. Nous devrions nous demander ; de quoi veut-il nous avertir ? Et pourquoi le faire d’une manière aussi théâtrale ? S’il a suffisamment de liberté pour expédier des fleurs, pourquoi ne t’a-t-il pas tout simplement appelée ? Au minimum, il aurait pu nous faire parvenir un paquet de données. — Rien à foutre de tes questions, Greg ! Je veux savoir ce qui arrive à Royan. — Eh bien, tu t’attendais à quoi ? À une séance de spiritisme ? Il jura dès que ces mots sortirent de sa bouche. Julia rougit. — Non, dit Eleanor très calmement en ne quittant pas Julia des yeux. Tu veux la fille, c’est ça ? Celle qui a donné la boîte à Rachel ? Julia rougit plus profondément encore. — Elle est le lien. Le seul qu’on ait. Greg regarda Eleanor, puis de nouveau Julia. — Je ne peux pas, dit-il, horrifié que ce soit si difficile à dire. Pas moi. Plus moi. Désolé. — Évidemment que tu ne peux pas, dit froidement Eleanor en dévisageant Julia. Regarde autour de toi. Quatre enfants, un cinquième en route, la ferme, la récolte. — Je sais, murmura Julia. Mais… des extraterrestres, Eleanor. Cela va bien au-delà de Royan et moi. Et pourtant, ce que j’aimerais que ce ne soit pas le cas ! En qui d’autre puis-je avoir confiance ? À qui ferais-tu confiance ? Tu veux que ces extraterrestres commencent par contacter les fondamentalistes religieux ? L’une des dictatures sud-américaines ? Nous devons trouver Royan, vite. Greg est un psi à glande, il vaut mieux que dix de ces nouveaux qui sont dotés d’implants-sacs, et il a reçu le bon entraînement. C’est le meilleur, et c’est mon ami, et l’ami de Royan. À qui d’autre pourrais-je demander de l’aide ? Greg la regarda en étrécissant les yeux. La compulsion exercée par Julia avait toujours été plus puissante que le pouvoir psi. Et combinée à la logique… — Donne-moi un nom, Greg, quelqu’un de meilleur… Seigneur ! Quelqu’un qui t’égale me suffirait. — Putain, comment pourrais-je le savoir ? répliqua-t-il. J’ai abandonné ce jeu depuis seize ans. Victor ? Tu dois avoir une mémoire centrale entière remplie de psi. — En effet, dit calmement Victor. Et j’ai examiné chacun d’entre eux. C’est pour ça que nous sommes ici. Je suis désolé. Ces psi modernes sont bons, mais ils n’ont ni ton entraînement ni ta force. Mindstar recherchait les psi avec le potentiel le plus élevé. Aujourd’hui, n’importe qui avec un brin de talent peut obtenir une neurohormone sélective et se prendre pour un sorcier. Dans la plupart des cas, les neurohormones sélectives sont un pas en arrière, et personne n’en a jamais développé qui puissent augmenter l’intuition. — Putain de merde ! — Royan est quelque part, dit Julia. Il négocie avec des extraterrestres : il les retarde ou il les mène vers nous. Seigneur, je ne sais pas lequel des deux. Mais je dois le savoir, Greg. S’il te plaît ? Greg regarda Eleanor d’un air perdu. Elle attrapa sa main et la serra. Il resserra son étreinte autour de ses épaules. — C’est un ami, dit sa femme d’une toute petite voix. Elle semblait tenter de se convaincre elle-même et ne pas y parvenir. — Ouais, ça c’est sûr. — Tu ne vas pas au combat, Gregory, dit-elle fermement. Pas à ton âge. Il gigota sous son regard, souhaitant objecter ou, au moins, pouvoir en parler en privé. Mais elle avait raison. À cinquante-deux ans, il serait dépassé par n’importe quel jeunot. La logique et son intuition étaient unanimes sur ce point, pas de chance. Et, s’il y avait une certitude dans tout cela, c’est qu’il allait y avoir des problèmes. La méthode de contact de Royan elle-même en était une preuve. Rien n’était jamais simple, rien n’était jamais facile. C’était l’histoire de sa vie. — Aucun problème, s’immisça Victor. L’une des équipes d’assaut d’Event Horizon sera en alerte permanente pour t’aider. Avec le transport hypersonique, ils peuvent être n’importe où sur le globe en une quarantaine de minutes. Et, bien sûr, tu auras autant d’hommes que tu le souhaites pour t’accompagner. Tout ce que tu auras à faire c’est poser les questions. — Non, dit Greg. Si je me lance là-dedans, je veux quelqu’un que je connais pour protéger mes arrières. Quelqu’un de sûr, quelqu’un de bon. — Bien sûr, répondit Victor. — Je veux Suzi. — Quoi ? Julia se redressa dans son fauteuil. Eleanor se raidit sous son étreinte. Greg résista à son envie de sourire. — C’est l’une des tech-mercs les plus compétentes, acquiesça Victor de mauvaise grâce. — Ouais, dit Greg. C’est normal, c’est moi qui l’ai formée. Victor esquissa un sourire. — Je crois que tu la trouveras grandie depuis cette époque. Au niveau de la réputation en tout cas. — Je suis sûr qu’Event Horizon a les moyens de se la payer, dit Greg. — Bien entendu, intervint Julia. L’un des jets privés d’Event Horizon sera ici demain matin. J’ai déjà organisé ton arrivée à Monaco. Les traits d’Eleanor se durcirent, elle regarda Julia d’un air de sorcière vaudou. — Très bien, répondit Greg avec flegme. (Y avait-il une situation où Julia n’obtenait pas ce qu’elle voulait ?) Il vaudrait alors mieux rendre visite à Suzi cet après-midi. — Tu auras peut-être besoin de plus de renfort que Suzi seule, le prévint Julia. Greg lui adressa un regard dur ; il commençait sérieusement à en avoir assez des révélations. — Pourquoi ? — La fille au bal de Newfields, ou quelqu’un d’autre, a pris un échantillon de la fleur. — Tu en es sûre ? — Oui. Le labo l’a découvert dès qu’ils ont vu la fleur. L’une des étamines a été coupée. Et c’était clairement une coupure, pas une cassure. — Une étamine serait-elle suffisante pour un test génétique ? demanda Greg. Je veux dire, celui qui l’a pris peut-il découvrir que la fleur est extraterrestre ? — Oui. Théoriquement, on a juste besoin d’une cellule. Une étamine est plus que suffisante. Greg se frotta la tempe. — Je doute que ce soit la fille qui ait prélevé l’échantillon. — Pourquoi pas ? demanda Eleanor. — Simplement parce qu’elle n’était qu’un courrier et, surtout, si, comme le pense Rachel, il s’agit d’une putain. — Une courtisane, le reprit Julia. Ne commets pas l’erreur de la prendre pour un simple et stupide intermédiaire. Crois-moi, à ce niveau, il y a une différence. Elle est intelligente, bien éduquée et cultivée. — OK, dit Victor. Mais intelligentes ou pas, les courtisanes ne possèdent pas de laboratoires génétiques. — Je suis d’accord, approuva Greg. Quelqu’un d’autre sait que cette fleur est extraterrestre. Mais, jusqu’à ce qu’on en sache plus sur la fille, on ne peut pas deviner de qui il s’agit. — Exactement, dit Julia. Alors, tu acceptes de prendre d’autres hommes ? — Peut-être deux. Mais ils restent à l’arrière-plan. — Je les brieferai moi-même, assura Victor. Eleanor posa sa tête sur le dossier du canapé, les yeux presque fermés ; pourtant elle regardait le plafond. — Qu’a dit le gouvernement à propos des extraterrestres ? Greg vit Julia frémir. Il ne l’avait jamais vue frémir en dix-sept ans. — Il n’est pas au courant, grommela-t-elle de mauvaise grâce. — Et tu as l’intention de le prévenir ? — Dès que la situation l’exigera. — Tu ne penses pas que ce soit actuellement le cas ? insista Eleanor. — Jusqu’à présent, nous n’avons que des suppositions. — Et les gènes ? Ils t’ont convaincue. — La question est : que pourrait faire le gouvernement que je ne puisse faire moi-même ? Mettre en alerte le réseau de défense stratégique ? Je ne pense pas que des armes à neutrons ou des lasers à pulsation de rayons X soient très utiles face aux détenteurs d’une technologie de déplacement interstellaire. Et imagine la panique ! — Très bien, admit Eleanor, peu sûre d’elle. Mais tout ça nécessite quelques préparations. — Event Horizon s’occupe de tout, affirma Victor. Nous assemblons des spécialistes des arts obscurs, équipés de ce qui se fait de mieux, que nous positionnons dans toutes nos installations. — Et ça sert à quoi ? s’indigna Eleanor. — Je ne peux pas croire que nous allions vers une action militaire, répondit Julia. Jusqu’à présent, ces extraterrestres se sont comportés de manière très furtive. Si ça dégénère, la Terre perdra. Un point c’est tout. Alors on se prépare : si on ne peut pas combattre une technologie interstellaire, on peut au moins l’acquérir et la retourner contre son créateur. Greg pivota pour regarder les marins sur le réservoir. Il y avait quelque chose de joyeusement rassurant dans les triangles de tissus colorés qui glissaient sur l’eau. Un contrepoids à la folie pure qui venait de s’immiscer dans sa vie. Il n’aimait pas les implications que la technologie interstellaire faisait étinceler dans son intuition. Mais il devait admettre que Julia avait le bon réflexe. Si on ne pouvait rivaliser technologiquement, il fallait recourir à la fourberie humaine. Qu’est-ce que cela révélait de leur propre espèce ? CHAPITRE 5 Jason Whitehurst avait raison, elle aurait dû faire un peu plus attention à son profil électronique. Il avait bien un yacht, enfin, en quelque sorte. Le Colonel Maitland était un vieux dirigeable qu’il avait acheté et converti en palace aérien. Après le bal de Newfields, la limousine de Whitehurst les avait conduits quasiment de l’autre côté de Monaco pour sortir du dôme. Un pont couvert le reliait à l’aéroport de la cité-État, une île de béton ronde à mille cinq cents mètres de la marina Prince-Albert. Ils avaient dépassé les bâtiments du terminal et traversé le tablier pour rejoindre un appareil hypersonique Gulfstream XX privé. L’avion avait une forme de tête de flèche, petite et blanche, dotée d’un renflement central sur toute la longueur et de deux ailerons jumeaux à l’arrière. Avec sa carlingue profilée, personnifiant le pouvoir et la vitesse, on aurait pu croire à une construction organique. Charlotte se pencha en passant sous l’aile aiguë et grimpa l’escalier d’aluminium jusqu’à l’écoutille ventrale. La cabine n’avait pas de fenêtres, une porte vers l’avant menait au cockpit, une autre à l’arrière vers les toilettes. Il y avait dix sièges. Un steward souriant, dans une veste violet foncé, lui montra comment attacher sa ceinture. Jason s’assit à l’avant et Fabian en face d’elle, son sourire avide clignotant périodiquement. C’était tout. Pas de vérification des passeports ni de douane, pas de fouille de sécurité. L’argent de Jason Whitehurst était plus fort que le protocole ordinaire, comme une vague intangible qui écartait tout sur son passage. Toutefois, Charlotte pensait qu’il aurait dû y avoir une formalité ou une autre. Au moins, cette fois-ci, elle n’avait pas vu le type bizarre aux yeux froids. Elle s’endormit pendant le vol, pourtant court, et se réveilla lorsque le steward lui toucha l’épaule. Le crâne de Fabian disparaissait par l’écoutille. Elle regarda autour d’elle, en pleine confusion lorsqu’elle descendit les marches de l’escalier. Le Gulfstream s’était posé sur une aire circulaire pour les ADAV. Une bise glaciale souleva sa robe. Ils étaient proches de la mer, elle pouvait le sentir dans la fraîcheur de l’air. Mais tout ce qu’elle voyait au-delà de la zone d’atterrissage éclairée était le ciel nocturne, des étoiles étonnamment visibles. Aucun signe, aucun bruit marin. Une lampe orange vif clignotait à deux cents mètres devant le nez du Gulfstream, comme si elle était suspendue dans l’espace. Alors elle comprit où elle se trouvait. — Bienvenue sur mon yacht, ma chère, dit Jason Whitehurst avec une touche d’ironie. Charlotte sourit. — Merci, monsieur. Il agita un doigt. — Jason, corrigea-t-elle. — Gentille fille. Ils devaient se trouver au-dessus du dirigeable. Mais il était tellement stable, malgré la bise, qu’il devait être énorme. Fabian avait disparu par une porte à l’arrière de la zone d’atterrissage. Jason la guida vers celle-ci avec courtoisie. Charlotte bâilla, se couvrant la bouche rapidement. — Excusez-moi, dit-elle. — Vous êtes fatiguée, ma chère ? Vous vous êtes rapidement endormie dans l’avion. — Je suis désolée. Vous devez me trouver terriblement mal élevée. Je suis debout depuis trente-six heures. Je viens à peine de rentrer de vacances. J’ai passé la journée dans les avions et les salles d’attente, j’en ai bien peur. Ils entrèrent dans un couloir brillamment éclairé. Fabian les attendait près d’un ascenseur. — Cela m’a l’air très intéressant, dit jason Whitehurst. J’adorerais entendre vos histoires de voyage demain au déjeuner. Charlotte n’en fut pas réconfortée. La porte de l’ascenseur s’ouvrit dans un murmure. Tout était fait de composite : les murs, le sol, le plafond. — Fabian, je crois que tu ferais mieux d’accompagner ton amie vers l’une des cabines libres, reprit Jason. Cette chère Charlotte est terriblement fatiguée. Je pense qu’elle a besoin d’une bonne nuit de sommeil. Elle pourra emménager dans ta chambre demain. Cela avait le mérite d’éliminer toute ambiguïté. C’était malin de sa part de rassurer son fils devant elle. Fabian eut l’air déçu. — Oui, père. Elle partagea l’ascenseur avec Fabian. Il n’arrêtait pas de lui jeter des regards, soudain nerveux. Elle pensait pourtant avoir réussi à le mettre à l’aise pendant qu’ils dansaient. — Quel âge avez-vous ? demanda-t-il rapidement. Je veux dire… vous n’êtes pas obligée de répondre. Pas si vous ne voulez pas. — J’ai vingt et un ans, Fabian. — Oh ! (Il gardait les yeux sur le panneau de contrôle en acier à côté de la porte.) J’ai eu quinze ans il y a quelques mois, en fait. En fait il y a près de neuf mois. Selon le profil électronique que Baronski avait préparé pour elle, Fabian avait célébré son quinzième anniversaire à peine dix jours auparavant. — C’est bien. Fabian rougit. — Pourquoi ? — Parce que les gens vous traitent encore comme un enfant alors que vous ne l’êtes plus. Donc vous pouvez faire n’importe quoi sans qu’on vous soupçonne. Un instant, il fit jouer sa mâchoire. — Ah, oui, c’est vrai. Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent sur le pont supérieur de la nacelle. Il la guida à l’intérieur d’un long couloir jusqu’à sa cabine. Elle commençait à se demander de quelle taille était le Colonel Maitland. — Merci, Fabian, dit-elle lorsque la porte de la cabine glissa pour s’ouvrir. — Dormez autant que vous le souhaitez. Rien n’est vraiment rigide à bord en ce qui concerne les repas. Les cuisiniers auront toujours quelque chose à vous servir quand vous désirerez manger. C’est pour ça qu’ils sont là. (Il dégagea ses cheveux de ses yeux.) Voulez-vous nager avec moi, demain ? — Nager ? Sur un dirigeable ? Qu’est-ce qu’on fait, on se jette dans la mer ? Un instant le sourire joyeux d’un garçon de quinze ans illumina son visage. — Pas du tout. Je vous montrerai. — Ça a l’air amusant. C’est un rendez-vous, alors. Elle s’éveilla en entendant un très léger bruissement et elle dut se concentrer pour être certaine de ne pas l’imaginer. Cela semblait s’élever puis disparaître selon un cycle étrange. Il n’y avait pas de vibrations. Ce devait être les propulseurs. Sa cabine était stylée et luxueuse, évoquant celle d’un bateau à vapeur du XIXe siècle. Garde-robe et commode en bois, tapis épais couleur saphir, des globes biolum ressemblant à des opales géantes, des tableaux de paysages d’avant le réchauffement accrochés sur les murs. Trois rideaux de couleur le long d’un mur émettaient une lueur sourde. Une télécommande reposait sur la table de chevet. Elle trouva le bouton pour les rideaux et sortit du lit pendant qu’ils s’ouvraient, révélant de longues fenêtres rectangulaires avec des encadrements en cuivre. Le Colonel Maitland se trouvait à trois ou quatre kilomètres au-dessus de la Méditerranée. L’eau brillait d’un bleu intense et les vagues scintillaient, créant un glaçage argenté. Elle n’avait jamais volé au-dessus de la mer de cette façon auparavant. Les hypersoniques se propulsaient tellement haut et tellement vite que les détails étaient invisibles, les océans se réduisant à une plaine bleue, informe. Mais cette vue-ci était hypnotique. Elle voyait des bateaux et leurs longues traînes en V, de gros cargos qui ressemblaient à des esquilles rouillées pas plus grosses que son pouce. On frappa légèrement à la porte. Charlotte regarda autour d’elle et découvrit un peignoir en éponge au pied du lit. Elle l’enfila. — Entrez. C’était une femme de chambre, la trentaine, habillée d’une simple robe noire descendant jusqu’aux genoux, ses cheveux châtains rassemblés en un chignon parfait. Elle fit la révérence. Et le fit très bien, d’ailleurs. — Madame s’est bien reposée ? Son anglais était légèrement accentué. Slave ? — En privé, vous n’avez pas besoin de me parler ainsi, dit Charlotte. — Madame ? Cela fit mal. Le formalisme était la manière qu’avait le personnel d’un mécène de lui exprimer quelle était d’un statut bien inférieur au sien, à peu près équivalent à celui d’un animal de compagnie. Stupide, trop gâté et capable de réaliser des tours de cirque. — Je me suis bien reposée. Le reste du vaisseau est éveillé ? — Il est près de 11 heures, madame. Charlotte cilla. Quand elle regarda de nouveau par la fenêtre, elle vit que le soleil était haut dans le ciel. Elle pencha la tête, trouvant son apparence vaguement déconcertante. Quelle que soit l’anomalie, elle ne pouvait la qualifier. — M. Whitehurst m’attend pour le déjeuner, reprit Charlotte. À quelle heure dois-je être prête ? — Midi cinquante, madame. Charlotte fit courir ses mains dans ses cheveux. — Je vais commencer par prendre une douche. Où sont mes vêtements ? La robe qu’elle avait portée pour le bal de Newfields était drapée sur le dossier d’un fauteuil. Elle était tellement fatiguée la nuit précédente quelle ne s’était pas préoccupée de la pendre à un cintre. À présent, le tissu était probablement chiffonné au-delà de toute espérance. La femme de chambre ouvrit un tiroir. Charlotte reconnut certains de ses vêtements parfaitement pliés. Quand cela avait-il été fait ? — Madame souhaite-t-elle que je l’assiste dans la salle de bains, je suis une manucure professionnelle. — Vous savez aussi vous occuper des cheveux ? La femme opina légèrement. — Très bien. Dans ce cas vous pouvez me donner un coup de main. Et mouiller et savonner cette jolie robe par la même occasion. La femme de chambre fit glisser une porte de pin verni qui révéla la salle de bains. Toutes les surfaces étaient en marbre et la pièce était décorée de pots de fougères extravagantes. Le marbre devait être faux. On ne pouvait certainement pas supporter un tel poids dans un dirigeable. Jason Whitehurst donnant à ses invités du faux marbre, cela la fit rire. — M. Jason m’a demandé de m’assurer que le choix de vêtements de madame soit acceptable pour une compagne de maître Fabian, dit la femme de chambre. (Son visage était parfaitement neutre.) J’ai pris la liberté de préparer une ou deux pièces parmi les plus abrégées de la garde-robe de madame. J’espère que madame approuvera, il y avait tant de choix. — Eh bien, merci. Je suis certaine que vos connaissances en la matière sont inégalables. Charlotte se glissa dans la salle de bains, bien droite. Un partout. Mais cela présageait une longue et sale guerre. Le déjeuner fut pénible. Ils le prirent dans la salle à manger arrière sur le pont supérieur. Ainsi, ils pouvaient voir la poupe du dirigeable. Charlotte découvrit qu’elle avait eu raison à propos du Colonel Maitland, il était énorme, sept cents mètres de long et cent vingt de diamètre. Son fuselage était fait de plaques de cellules solaires, une enveloppe brillante et noire reflétant les vaguelettes de lumière du soleil comme si elle imitait la mer. Jason Whitehurst était assis à la tête de la table, le dos tourné aux fenêtres incurvées. Charlotte et Fabian étaient assis de chaque côté du patriarche, face à face. Fabian faisait de son mieux pour ne pas la regarder trop fixement mais, une fois ou deux, elle remarqua l’impatience sur son visage. En enfonçant sa cuillère dans l’avocat, Charlotte regardait le flou translucide des turbines tournant à contresens à la poupe de l’appareil. Le Colonel Maitland à cent cinquante kilomètres par heure. Elle ne savait pas que les dirigeables pouvaient voler aussi vite ; dans son esprit, c’était l’équivalent de dinosaures. — Ah, mais pas du tout, dit Jason Whitehurst quand elle en fit la remarque. Même les dirigeables rigides des années 1930 atteignaient des vitesses proches de cent vingt kilomètres par heure. À fond le Colonel Maitland peut faire du cent quatre-vingt. Quand c’était un transport de passagers transpacifique, il faisait du cent cinquante. — C’était un transport de passagers ? s’intéressa-t-elle. — Oui. Les dirigeables sont revenus à la mode après le réchauffement et le crash énergétique. Terrible époque, celle-là, le monde entier était devenu complètement fou. Mais bon, j’imagine que c’était avant votre naissance, ma chère. Et vous avez de la chance de l’avoir manquée. Après que les flottes d’avions à réaction eurent été coincées à terre par le prix du fuel, des beautés comme ce vieux Colonel Maitland étaient tout ce dont on disposait, jusqu’à ce qu’Event Horizon réussisse à résoudre la structure moléculaire des gigaconducteurs. Ensuite, bien sûr, tout le monde est devenu fou de vitesse. Les hypersoniques, les avions spatiaux, rien d’autre que du bruit et de l’agitation. On ne devrait pas se plaindre, j’imagine, tout le monde dit que c’est mieux ainsi. Mais les dirigeables ont une telle classe ! Je n’ai pas pu résister à ce vieil appareil quand il est arrivé sur le marché. Charlotte sirota son vin blanc. Cette mission semblait une parfaite perte de temps. D’après ce qu’il disait, Jason Whitehurst passait l’essentiel de son temps à bord du Colonel Maitland et ne touchait terre que pour des fêtes comme le bal de Newfields et d’autres événements du même acabit, ou éventuellement une réunion professionnelle. Son empire commercial était essentiellement administré par ses agents, et quatre-vingt-dix pour cent de ses affaires étaient gérées grâce à des relais satellite privés. Cela n’augurait rien de bon. Une grande part de son arrangement avec Baronski tenait au fait qu’elle devait écouter tout ce qui se disait à table. Il était extraordinaire de voir comme les cadres supérieurs des kombinates ou les directeurs d’entreprises étaient capables de parler quand ils se sentaient détendus dans un environnement convivial, tranquilles parmi les leurs. Bien sûr, ils ne s’attendaient pas à ce qu’elle comprenne un mot de ce qu’ils racontaient. La jeunesse, un joli visage et une silhouette parfaite signifiaient l’absence totale de cerveau. Ensuite, elle appelait Baronski et il utilisait les octets de ces informations à la Bourse. Charlotte n’obtenait que deux pour cent de ses gains, mais cela lui rapportait souvent plus que les cadeaux du mécène. Sauf que, présentement, il n’y avait pas d’invités à bord, ni le moindre espoir d’en voir arriver avant qu’ils n’atteignent Odessa. Et si Fabian était censé être son mécène, les seuls cadeaux auxquels elle pouvait s’attendre étaient des billets pour des concerts de rock ou un abonnement à Playboy. L’un des serveurs apporta une salade de poulet. Charlotte attendit que Jason Whitehurst commence à manger avant de l’imiter. Ses mécènes habituels, avec leurs gros ventres et leurs multiples mentons, avaient tendance à devenir irritables, voire se sentir insultés, quand ils la voyaient picorer tandis qu’ils engouffraient des repas de cinq services. Elle avait donc fait en sorte que ses enzymes digestives soient biochimiquement modifiées pour réduire son taux digestif Quoi qu’elle mange, elle ne risquait pas de grossir. Avec cette minceur garantie, il ne lui restait qu’à pratiquer quelques exercices légers pour conserver sa musculature de ballerine. — Alors, où avez-vous pris vos vacances ? demanda Jason Whitehurst. — À New London. — Non, vraiment ? (Fabian s’arrêta de manger, la fourchette à mi-chemin de sa bouche.) Vous parlez de l’astéroïde ? — Oui. Les yeux du garçon brillaient. — C’est comment ? Charlotte s’humecta les lèvres d’un peu de vin blanc. — Remarquable ! Le vol d’aller vous en donne une impression vraiment extraordinaire ; c’est à la fois énorme et minuscule. En approche, c’est une immense montagne de roche qui flotte dans l’espace à mi-chemin de la Lune. A l’intérieur, c’est un tout petit monde, le cœur a été évidé et on a planté des arbres, de l’herbe et des semences pour la culture. Pourtant, même ça, c’est grand, parce qu’on peut tout voir et qu’on sait à quel point on est petit en comparaison. — Flûte ! J’adorerais y aller. — Quand tu seras plus âgé, Fabian, lui dit son père. — Oui, père. Jason Whitehurst tendit la main et ébouriffa les cheveux du garçon. — Ah, l’impatience de la jeunesse. Attends encore quelques années, Fabian, et tu pourras faire ce que tu veux. Tu pourras même envoyer bouler ton pauvre vieux père. Fabian gigota sous la main de son père, regardant Charlotte avec anxiété : il avait peur de la manière dont elle interpréterait ce geste. Le petit garçon de papa… — J’imagine qu’il n’y a pas grand-chose à faire, là-haut, dit Jason Whitehurst. — Oh, non ! Il y a bien plus que l’industrie micro-G et les opérations minières d’Event Horizon, réagit Charlotte. Ils tentent de développer l’astéroïde pour en faire un centre touristique et financier. — Mon Dieu ! Une sorte de Disneyland en orbite ou ce genre de chose ? — Pas vraiment, c’est un peu plus luxueux que ça. Il y a des casinos, des boîtes de nuit, ça ressemble plus à un club géant. — Ça me semble atroce, marmonna Jason. — Et il y a l’absence de pesanteur, poursuivit Charlotte. — D’après ce que j’ai cru comprendre, ça rend les gens malades. — Plus tellement, de nos jours. Les médecins ont développé des drogues antinausées qui fonctionnent plutôt bien. Ils ont bien travaillé. Le sport est une partie importante de l’attraction. Il y a beaucoup de jeux sur les différentes terrasses à micropesanteur. Le tennis, le badminton, le squash, le handball, c’est vraiment très amusant là-haut. La balle se déplace de manière totalement différente, il faut développer tout un tas de réflexes nouveaux pour s’en sortir. Et il y a le surf en chute libre, rien que ça vaut le prix du billet. Vous devez l’avoir vu sur l’une des chaînes. Jason Whitehurst se tamponna les coins de la bouche avec une serviette en lin. — Eh bien, cela me suffit. Je n’irai certainement pas. Je suis beaucoup trop âgé pour apprendre quelque chose de nouveau. — Oh, allez, père. Ça a l’air fabuleux ! — Peut-être pour tes seize ans. — Génial ! — J’ai dit peut-être. Jason Whitehurst s’adossa dans son siège tandis qu’un serveur retirait son assiette. — Vous vous êtes visiblement bien amusée, ma chère ? — Oui, et j’aimerais y retourner. Jason Whitehurst tira sur sa barbe d’un air pensif tout en la regardant. — Combien de temps êtes-vous restée ? — Dix jours. — Je vois. Et de là directement du spatioport au bal de Newfields. Vous étiez pressée ? Charlotte n’aimait pas sa manière de lui poser des questions ; ce n’était plus une conversation polie. — C’est que la soirée caritative de Newfields est très importante pour moi. — C’était pourtant très ennuyeux, intervint Fabian, avant d’ajouter rapidement : Sauf quand nous avons dansé. — Merci. Charlotte lui sourit. — Voulez-vous toujours venir nager ? C’était la troisième fois qu’il lui posait la question. Charlotte avait fini par piger pourquoi il était aussi insistant : nager voulait dire bikini. Il était bien retors, ce garçon. — Certainement, oui. — Pas avant que vous ayez digéré votre déjeuner, dit Jason Whitehurst. Pourquoi ne fais-tu pas visiter le vieux Colonel à Charlotte d’abord ? La nacelle faisait cent mètres de long et trente de large avec deux ponts contenant toutes les cabines, les salons, et les quartiers du personnel. Fabian la guida le long des couloirs, ouvrant diverses portes. Le centre de vol était à l’avant sur le pont inférieur, une grande salie avec des fenêtres panoramiques et trois officiers qui s’ennuyaient à surveiller les systèmes du dirigeable sur cinq consoles en forme de fer à cheval. Fabian les lui présenta, puis ils montèrent dans la coque principale. — C’est ici que ça devient intéressant, dit Fabian tandis qu’ils grimpaient quelques marches à l’arrière de la nacelle, juste au-dessus de la salle à manger où ils avaient déjeuné. L’escalier menait à une étroite coursive de composite avec une rambarde à hauteur de taille, illuminée par une rangée de biolums. Charlotte se tenait dans un espace de trois mètres de large, entre le ballon d’hélium sphérique et l’enveloppe de cellules solaires. De longues poutrelles faites de traverses extrêmement fines en carbone monotreillissé se recourbaient de chaque côté pour disparaître dans le noir. La coursive était une ligne de lumière courant vers l’infini à l’avant comme à l’arrière. Elle frémit de froid. L’espace vide semblait avaler le son. Fabian se dirigea vers la poupe. — Il y a neuf sacs de gaz sphériques comme celui-ci, expliqua-t-il. Et deux plus petits dans les sections coniques à chaque bout. Charlotte pressa sa main sur le plafond de plastique bleu-gris. C’était poisseux, légèrement plus frais que l’air. — Et il y en a dix en forme de beignet, espacés entre les sphères pour ne pas perdre de volume, poursuivit Fabian. Ils étaient sous une vallée incurvée où un des sacs de gaz sphériques était pressé contre un beignet, des câbles tendus l’attachant aux poutrelles. Charlotte le laissa la guider, sans écouter vraiment ses explications. Il trouva une coursive qui partait vers la droite de la galerie principale. Elle montait. Très vite, Charlotte se retrouva à grimper une échelle pour rejoindre une autre coursive à mi-hauteur du fuselage. — Je suis désolé de la manière dont le personnel vous traite, dit Fabian. C’est vraiment grossier. Charlotte le regarda dégager ses cheveux de ses yeux. Elle ne s’était pas rendu compte qu’il avait remarqué les manières froides des serveurs pendant le déjeuner. La plupart de ses mécènes ne s’en apercevaient pas. — Ils ne comptent pas, répondit-elle pour le rassurer. Il réfléchit. — Oh ! Ça vous arrive souvent ? — Parfois. Il y eut d’autres virages, un autre escalier. Ils arrivèrent devant une porte. Charlotte n’avait aucune idée d’où ils se trouvaient, sauf que le bruit des propulseurs était légèrement plus fort. — Nous y voici, dit joyeusement Fabian en passant une carte devant le verrou électronique. Des biolums protégés par des grilles s’allumèrent. La pièce avait quelque chose d’industriel, un haut plafond sinistre, des murs couverts de gros panneaux d’isolation thermique. Elle avait contenu de lourdes machines par le passé, les montants étaient toujours en place, jaillissant des murs. Deux rangées de tuyaux épais s’élevaient du sol comme des cheminées, couvertes de plaques de métal. Une toile d’araignée de conduites vides entourait la porte. Mais c’était l’antre d’un adolescent à présent. Un adolescent riche. Il y avait des écrans plats vissés aux murs, plusieurs terminaux et des cubes holo sur de vieilles tables, des piles de coussins, un appareillage pour la musique, deux guitares électriques, de grosses enceintes, des vêtements abandonnés, des cartons vides et dix grands aquariums pleins de poissons tropicaux. — Cette pièce était la salle des générateurs magnétohydrodynamiques, expliqua Fabian. Quand le Colonel Maitland était un vaisseau de transport de passagers ordinaire sur le Pacifique, il brûlait de l’hydrogène pour avoir de la puissance. L’enveloppe de cellules photoélectriques ne produit pas assez d’énergie pour les propulseurs, vous voyez. Mais quand Père l’a fait réaménager, nous sommes passés aux cellules gigaconductrices. C’est beaucoup moins lourd. — D’où vient l’énergie aujourd’hui ? demanda-t-elle. Fabian se laissa tomber dans l’un des coussins, les mains derrière la tête, en souriant. — Le Gulfstream a des cellules supplémentaires, elles se chargent sur le réseau industriel chaque fois qu’il atterrit, puis il transfère l’électricité quand il revient. — Alors c’est là que vous glandez, c’est ça ? Elle observa l’un des aquariums, admirant les couleurs vives des guppies, soupçonnant une modification génétique dans leur héritage. — Ouais. — Et vous faites quoi, exactement ? — Je vais vous montrer. Fabian se releva d’un bond, ses membres tremblaient comme s’il était électrique. Il retira son tee-shirt. — C’est vraiment le jeu le plus génial sur le marché, annonça-t-il. J’adore ça. Et je suis bon. Vraiment bon. Elle fronça les sourcils, légèrement déconcertée. Il fouilla dans son désordre, enfila une chemise sans manches tachée et déchirée, puis ajouta ce qui ressemblait à une armure : une cuirasse de métal peinte en camouflage de jungle avec une petite lumière sur une tige au-dessus de son épaule gauche. — Cet écran, lui dit-il, enthousiaste. Regardez celui-là. (Il tapait à toute vitesse sur un terminal compliqué.) S’il vous plaît, Charlotte. — D’accord Ton père me paie pour ça, après tout. Il avait acquis un casque de GI avec un petit micro radio. Il ramassa une grosse arme à feu, un mélange entre un fusil de chasse et un semi-automatique, et se tint au centre d’un tapis noir circulaire. Il y avait quelque chose d’étrangement familier dans ce costume. Puis le grand écran plat sur le mur s’alluma. Une pièce exiguë illuminée de rouge, des vestiaires métalliques formant les murs et d’étroits couloirs. Des silhouettes immobiles dans une posture attentive, chacun portant le même genre de fusil que Fabian, tous regardant vers le plafond avec une expression inquiète. Charlotte reconnut la femme au centre : Sigourney Weaver. — Je connais, dit-elle. C’est tiré d’Aliens, le retour. Fabian rit. Il fut soudain englouti par une bulle de lumière holographique de deux mètres, une perle scintillante. Des lumières colorées clignotaient autour de lui, un exosquelette dessiné en bleu, comme si Fabian se trouvait dans un cocon informatique. La scène sur l’écran plat prit vie. Fabian, un des space-marines, se mit à tirer comme un dément tandis que les aliens surgissaient par le plafond du centre de commande. Il avait visiblement perfectionné son rôle, hurlant des obscénités, faisant exploser des créatures dans des éruptions de sang vert et jaune, couvrant la retraite vers le centre médical. Puis l’un des aliens déchira le sol sous ses pieds et il tomba sans cesser de tirer, plein de défi, jusqu’à ce qu’une main squelettique noire lui couvre le visage, l’attirant dans l’oubli. Un dernier hurlement terrifié et il disparut. Charlotte rit de joie, sifflant et applaudissant. — Encore ! Elle ne faisait pas semblant. La plupart de ses mécènes tentaient de l’impressionner, lui montrant leur collection d’art sophistiquée ou leurs antiquités délicates, lui faisant de longs discours sur le prix de chaque pièce, démontrant leur grande culture et leur raffinement, espérant toujours une admiration qui ne soit pas entièrement factice. Personne n’avait tenté de la séduire avec du plaisir simple. C’était tellement merveilleusement enfantin. Elle ne pouvait s’empêcher de se demander à quoi elle ressemblerait sur le grand écran. Fabian se redressa et se leva en jetant son gros flingue sur son épaule. Son visage s’éclaira d’un grand sourire heureux. — Vous voyez, je vous avais dit que c’était cool. On peut choisir le personnage qu’on veut. J’adore jouer Hudson, c’est un vrai combattant. Il a peur la plupart du temps, mais il est dur quand il le faut. Je connais ses dialogues par cœur. — Tu étais génial ! Elle s’approcha du terminal qu’il avait activé ; il y avait trois fois plus de touches que la normale. — C’est quoi ? — Un vidéoké. Toutes les sociétés et tous les kombinates disent que ça va être la supernova des ventes pour Noël. Père me l’a offert en avance, il essaie d’en acheter un gros lot pour l’Amérique centrale. Les boîtes de logiciels n’ont encore remasterisé que cinquante films pour l’interactivité. Je les ai chargés dans le memox audiovisuel ; tous les grands classiques depuis l’invention du cinéma, même quelques-uns en noir et blanc. — C’est vraiment merveilleux, Fabian. — Tu veux essayer ? lui demanda-t-il généreusement. Tu pourrais être Ingrid Bergman dans Casablanca ou Laura Dern dans Jurassic Park, tu es suffisamment belle. — Merci, flatteur ! Je le ferai un jour, quand j’aurai appris les paroles. Si je dois le faire, je veux le faire bien, comme toi. Il faudra que je trouve les bons vêtements aussi. — Je pourrais être ton Humphrey Bogart. — Oui. Elle lut la liste des films sur l’écran du terminal vidéoké. Blanche-Neige dans le dessin animé de Disney serait certainement un défi. Et quel nain pourrait donc jouer Fabian ? Elle pouffa doucement. Fabian retira son casque. Ses cheveux, trempés de transpiration, collaient à son crâne. — Charlotte. Elle se retourna vers lui, surprise par le sérieux de son ton. — C’était la vérité quand je disais que tu es belle. — Merci, Fabian. — Je ne pouvais pas y croire la première fois que je t’ai vue. (Il perdait son assurance, les épaules tombantes dans son armure verte.) Je pensais que je rêvais. Je savais que tu serais jolie, mais… — Je vais te donner un tuyau, n’en fais jamais trop. Il leva la tête, les lèvres serrées, vexé. — Es-tu en train de te moquer de moi ? — Non, Fabian, je ne me moque pas de toi. La vie est suffisamment cruelle sans en rajouter. — Oh, tu n’es pas… Je me fous de ce que tu fais, tu sais ? — Qu’est-ce que je fais ? Fabian rougit, les câbles invisibles soulevèrent ses épaules dans un drôle de haussement. — Tu sais. Les autres, avant moi. Qui ont loué… — On loue des voitures ou des appartements, Fabian, ce sont des objets. — Tu veux dire que tu veux bien ? — Je veux dire qu’il y a des limites. J’ai le choix. Son incertitude juvénile était de retour. Il avait presque l’air fragile. — Alors tu es venue à bord du Colonel parce que tu le voulais ? demanda-t-il. — Plus ou moins, oui. — Avec moi ? Sa voix était incrédule. Charlotte était fortement tentée. Une vengeance pour la merde qu’elle avait dû manger pendant des années. Elle pouvait lui faire mal, le frapper à coups de mots, de sarcasmes, de dérision, l’estropier de l’intérieur. Il était l’un d’eux, ces riches indifférents qui flottaient sans effort dans la vie, sans jamais se soucier des autres. Tel était leur véritable crime. Les traits de Fabian hésitaient entre fierté et appréhension. Le genre d’innocence qu’elle n’avait jamais connue. Elle ne pouvait pas faire ça. Cela ne se passait pas souvent ainsi. Elle était supposée être une passade, une diversion intéressante. Pas quelqu’un qui laisserait une impression durable. Mais, avec Fabian, elle savait qu’elle lui serait un souvenir merveilleux pour le reste de sa vie. Le plus beau cadeau qu’un adolescent de quinze ans puisse recevoir, selon le point de vue d’un adolescent de quinze ans. Et, qui sait, cela pouvait même changer sa perspective de la vie. Charlotte remua les lèvres avec sensualité. — Tu ne vas pas aimer ça. — Quoi ? — Quand je t’ai vu à l’arrière du bal de Newfields, j’ai pensé que tu étais plutôt mignon. — Mignon ? laissa-t-il échapper en plein désarroi. — Je te l’ai dit. — Oh. (Fabian laissa tomber son fusil sur la pile d’objets abandonnés et se gratta la nuque.) Vraiment ? — Oui. — Alors ça veut dire que tu m’aimes bien, un peu ? — J’imagine, oui. Il sembla gonfler de motivation. — Très bien ! On peut aller nager maintenant ? Il y avait vraiment une piscine à bord. Une piscine étonnamment grande, quinze mètres de long, six de large, avec un bar et des points ensoleillés dans le ciel holographique. Des chaises longues étaient installées sur un côté de la piscine, l’autre touchait le mur, la fenêtre était à dix centimètres du bassin. Charlotte testa du pied la température de l’eau et se débarrassa de son peignoir. Elle portait un maillot de bain rouge vif avec des bretelles croisées au dos. Fabian la détailla, le visage audacieux et les yeux timides, tandis qu’elle plongeait dans la piscine. Elle nagea jusqu’à la fenêtre et regarda la Méditerranée. Flotter dans l’eau qui flottait dans l’air. C’était étrange. Elle eut alors de nouveau la sensation que quelque chose clochait. C’était le milieu de l’après-midi, le soleil plongeait vers l’horizon devant le Colonel Maitland. Elle décida qu’en arrivant à Odessa, elle appellerait Baronski pour qu’il lui trouve un nouveau mécène. Fabian était adorable, facile à manipuler et à contrôler, mais elle n’allait pas passer un mois dans un dirigeable sans aucun autre interlocuteur. — Tu veux que je branche le générateur de vagues ? demanda-t-il. — Peut-être plus tard. Je m’habitue encore à l’idée d’une piscine dans les airs. Des vagues seraient un peu trop pour moi. Il se tourna sur le dos et s’éloigna. — Tout ça est très sensé, tu sais. La piscine pèse moins lourd que l’hydrogène que le vaisseau transportait avant, et l’eau est le meilleur lest, ça s’écoule vite. — Tu es en train de me dire que, s’il y a une urgence, on va être éjectés par la bonde ? Fabian rit. — Non, bien sûr que non, idiote. Il y a une grille sur la bonde. Charlotte s’éloigna de la fenêtre d’une poussée. — Fabian, où vas-tu à l’école ? — Ici. J’utilise des programmes d’apprentissage flexibles sur mon terminal. Mais j’irai à l’université. C’est ce que dit Père. Cambridge, j’espère. C’est là qu’il a fait ses études. Je veux apprendre l’économie pour reprendre l’entreprise quand il se retirera. — Alors, quand est-ce que tu sors ? — Sortir ? — Du Colonel Maitland ? — Oh. Quand on atteint un port où Père a des affaires. Ou quand on va à une fête. — Et comment te fais-tu des amis ? La bonne humeur de Fabian disparut. Il se redressa au milieu de la piscine. — Il y a d’autres gamins dans le circuit des fêtes. Et je parle à des gens par chat. Elle nagea jusqu’à lui et se mit sur pied ; l’eau montait jusqu’à ses coudes. Il leva la tête pour la regarder. — C’est bien, dit-elle. Tu dois rencontrer toutes sortes de gens. Fabian hocha la tête. Son regard se baissa pour admirer les courbes de son maillot de bain. Elle pencha légèrement la poitrine, et le regretta immédiatement quand Fabian se figea. Le taquiner était tellement délicat. Il était au bord de la panique. — Oui ? dit-elle doucement. — Charlotte… (Il rassembla son courage.) Charlotte, est-ce que je peux t’embrasser maintenant ? Tu n’es pas obligée de dire oui. Elle fit un petit pas en avant, amusée par son expression de surprise. Ses mains se posèrent sur ses épaules et elle l’embrassa longuement, se séparant de lui en suçant sa lèvre inférieure. Fabian avait l’air encore plus troublé et perdu que d’habitude. — Tu as aimé ça ? demanda-t-elle. — Seigneur, oui ! C’est juste que… Elle lui fit un rapide baiser impersonnel sur le bout du nez. — Ne te sens pas coupable, Fabian. Jamais. Je suis là pour toi. — Je n’ai pas demandé qu’on t’amène à bord, dit-il sur la défensive. — Je sais. Alors, amis ? — Oui. Il hocha la tête, anxieux, puis tenta un sourire. — Bien. — Pourquoi voulais-tu savoir si j’avais des amis ? — Simple curiosité. — Où habites-tu ? — J’ai un appartement dans le Prezda. C’est une arcologie autrichienne. — Tu ne dois pas y passer beaucoup de temps. — Non, je suppose que non. Mais c’est agréable d’avoir un endroit à soi. Un endroit dans lequel on peut rentrer et fermer la porte sur le reste du monde. Nous avons tous besoin de ça. — Mais, si tu n’y es pas souvent, tu ne dois pas non plus avoir beaucoup d’amis. Pas de vrais amis. Charlotte ne parvint pas à sourire comme d’habitude. — Fabian, as-tu un bioprocesseur implanté ? Son expression satisfaite se transforma en perplexité. — Non. Bien sûr que non. Pourquoi ? — Parce que tu es un garçon très intelligent, voilà pourquoi. Son sourire reparut. — Vraiment ? Tu le penses vraiment ? — Oui. — Je ne voulais pas être grossier, dit-il, contrit. Je pensais… — Vas-y, je ne mords pas. — Eh bien, je pensais que c’était pour ça que tu avais décidé de venir avec moi, parce qu’on est tous les deux pareils. Nous n’avons personne de vraiment proche, ni l’un ni l’autre. Elle laissa l’eau la recouvrir, se déplaçant légèrement. — C’est possible. Après le dîner, Charlotte attendit une heure avant de frapper à la porte de Fabian. Le repas avait été un autre exercice désagréable, tandis que le crépuscule devenait nuit. Jason Whitehurst lui avait de nouveau posé des questions à propos de New London. Où elle était descendue, qui elle avait rencontré, il voulait même savoir quels vols elle avait pris. Même Fabian avait commencé à s’agiter d’inconfort sur sa chaise. — Tu es occupé ? demanda Charlotte. Fabian secoua la tête et recula. L’écran plat sur le mur diffusait un western. L’agencement de sa cabine était le même que pour la sienne, mais personnalisé, avec des vêtements abandonnés sur le sol, de vrais livres empilés sur la commode, des chaussures qui traînaient sur le tapis. Les panneaux biolum brillaient sourdement comme des braises d’un rose rougi. Charlotte ferma la porte. Fabian donnait l’impression d’avoir envie de se jeter sur elle et, en même temps, de s’enfuir. Il regardait misérablement ses pieds nus. — Je n’étais pas sûr que tu viendrais, dit-il d’une voix épaisse. Je pense toujours que tu pourrais être un rêve. Charlotte éteignit l’écran plat, augmentant l’obscurité. — Fabian ? — Oui ? — C’est tellement difficile de me regarder ? Lorsqu’il releva la tête, elle dégagea doucement la mèche sur son front, puis plaça les mains sur ses joues et l’embrassa. Sa peau était étrangement lisse sous ses doigts. Elle le lâcha, légèrement gênée par l’adoration dans son regard. — Avant que nous n’allions plus loin, je voudrais te remercier. — Moi ? Pourquoi ? — Pour n’avoir pas tenté de me donner des ordres. — Je ne ferais jamais ça, honnêtement. — Oui, je sais. Charlotte lui adressa un sourire séducteur. — Et, à présent, tu n’en as pas besoin. Elle fit glisser les bretelles de ses épaules et laissa sa robe tomber avec fluidité sur le tapis dans un bruissement soyeux. Elle faillit perdre son self-control en voyant l’étonnement ravi sur le visage de Fabien quand il découvrit ses seins. Baronski avait dit qu’ils étaient assez gros pour ne pas avoir besoin d’être augmentés, mais elle avait fait une cure d’hormones pour renforcer les ligaments de Cooper soutenant les deux globes jumeaux, les gardant hauts et fermes. Fabian écarta les cheveux de son visage et s’attaqua maladroitement aux boutons de sa chemise ; ses yeux ne la quittèrent pas. — Non, dit-elle, et le désir dans sa voix la surprit elle-même. Je m’occupe de ça. Elle commença par son col, faisant traîner ses lèvres sur sa poitrine jusqu’à son ventre. Il n’y avait aucune imperfection, aucun défaut, c’était la chair d’un bébé. Elle atteignit son caleçon et le fit glisser en même temps que son pantalon. Fabian se mordait la lèvre inférieure, haletant, quand elle se redressa. Elle se débarrassa rapidement de sa culotte. — Au lit, dit-elle en lui prenant la main. Il se coucha sur les draps froissés, une expression d’effroi sur le visage. Charlotte s’assit sur ses hanches, son regard plongeant dans le sien un long moment, puis elle se pencha lentement en avant. C’était une sensation étrange de se retrouver au lit avec quelqu’un d’aussi inexpérimenté, de devoir le guider et murmurer des encouragements. Mais elle découvrit un étrange plaisir à être pour une fois celle qui domine, plus grande et plus forte. C’était excitant de l’entendre gémir sous ses doigts, quand ils s’enfonçaient dans la chair de ses fesses, pendant que sa langue faisait l’amour à son érection. Elle le laissa jouer longuement avec ses seins. Puis il se retrouva entre ses jambes, dans un va-et-vient erratique. Cela prit fin rapidement et il s’effondra sur elle en criant. Elle le tint contre elle jusqu’à ce qu’il cesse de trembler. Embrassant son front tout en caressant doucement son dos. — J’ai été nul, n’est-ce pas ? demanda-t-il, anxieux. — Non, pas du tout. J’ai connu des gens qui étaient tellement tendus la première fois qu’ils ne pouvaient rien faire. Ce n’est pas ce qui t’est arrivé, n’est-ce pas ? Tu apprendras comment agir pour que ce soit bon pour nous deux. — Ce n’était pas très bon pour toi, alors ? Elle soupira. Même dans un moment pareil, son cerveau fonctionnait comme un ordinateur. — C’est ta nuit, Fabian. — Mais tu m’as laissé faire tout ce que je voulais. Tout. Tu ne m’as jamais arrêté. — Était-ce si terrible ? N’as-tu pas aimé ça ? — Oh Seigneur, si ! C’est déjà merveilleux de pouvoir te regarder et te toucher, mais faire l’amour avec toi c’est comme monter au paradis. Elle dut se retenir pour ne pas rire. Il était vraiment mignon. — Faire l’amour c’est faire ce dont on a envie, tant que cela ne blesse pas ta partenaire. Il se redressa sur les coudes, regardant son corps d’un air penaud et admiratif. — S’il te plaît, Charlotte, montre-moi comment te faire plaisir. Je veux te faire frissonner, je veux te rendre aussi excitée que moi, je veux être le meilleur amant que tu aies jamais eu. S’il te plaît, montre-moi comment. S’il te plaît, Charlotte. Quand lui avait-on pour la dernière fois demandé une telle chose ? Jamais ? Elle sourit paresseusement et étira ses bras au-dessus de sa tête, arquant son dos. — Sais-tu ce que sont les zones érogènes ? — Bien sûr que je sais. Elle rit. — Ah, d’accord, mais où se trouvent-elles ? Son indignation vacilla. Charlotte attrapa l’une de ses mains, embrassa doucement le bout de chaque doigt, les léchant avec une provocation féline, puis le guida sur son abdomen. CHAPITRE 6 Suzi prenait le soleil sur son balcon lorsqu’elle entendit le souffle ténu des turbines à compression. Une ombre passa au-dessus d’elle, accompagnée d’une vague de froid imaginaire, tandis que le soleil de l’après-midi était éclipsé par le petit avion en forme de tête de flèche. Suzi leva les yeux, mais il y avait trop de lumière pour qu’elle puisse voir l’insigne sur le fuselage. Andria se redressa à côté d’elle, sa longue main protégeant ses yeux du soleil pendant que l’appareil hypersonique atterrissait sur l’aire du toit de la copropriété, deux étages au-dessus d’elles. — Je ne le reconnais pas, dit la jeune femme. Suzi se retourna sur le dos, faisant jouer ses épaules jusqu’à ce que les coussins de la chaise longue deviennent confortables. — C’est un Pegasus CV-1 88D d’Event Horizon, marmonna-t-elle, les yeux fermés de nouveau. Leur dernier modèle. Andria rit. — Non, Suse, je voulais dire que je ne savais pas à qui il appartenait. Je ne pense pas que ce soit à l’un des résidents. Ce rire provoquait des choses dans le cerveau de Suzi qui ne se produisaient normalement qu’avec l’aide de substances prohibées ; il était insouciant, chaleureux et terriblement sensuel. Elle regarda la jeune femme nue sur la chaise longue à côté d’elle. Andria avait dix-neuf ans, son corps était fin, avec de longs membres, et des cheveux sombres ondulés descendaient sous ses épaules. Elle avait un visage en forme de cœur avec un nez plat et de grands yeux toujours curieux qui ne semblaient jamais pouvoir se concentrer sur quoi que ce soit plus de quelques secondes. Le monde était un plaisir constant pour Andria, elle avait envie de tout essayer, de tout voir. Et sa timidité était un aphrodisiaque puissant. Sa grossesse n’était pas encore visible. Six semaines après que la clinique londonienne spécialisée dans la parthénogenèse avait fertilisé l’ovule de Suzi et l’avait placé dans la matrice d’Andria, le ventre de la jeune femme couleur café était toujours plat et ferme. Elles s’étaient rencontrées dans une boîte de nuit de New Eastfield au mois d’octobre précédent. Suzi fêtait la réussite d’un contrat avec certains membres de son équipe, Andria sortait avec son petit ami. Il avait fallu trois semaines à Suzi pour attirer Andria dans son lit, profitant sans honte de la nature confiante et solaire de la jeune femme. Elle n’avait poursuivi personne avec une telle détermination depuis qu’elle avait quitté les Trinities, c’était comme être saoule de désir. Leur première nuit avait valu chaque seconde de patience. Elle avait utilisé le corps d’Andria pour assouvir fantasme après fantasme et découvrir qu’elle en désirait toujours plus. Pour la première fois depuis très longtemps, Suzi avait été obligée de dire à quelqu’un ce qu’elle ressentait. Andria s’était installée chez elle début décembre mais avait insisté pour conserver son boulot de brassage de données pour un agent de transport local. C’était le genre de fierté tranquille qui fascinait et troublait Suzi. Une femme qui abandonnait toute inhibition la nuit mais refusait d’être dépendante. Andria était bien plus qu’une satisfaction érotique, elle répondait aux désirs de son âme. Alors, en janvier, juste avant de commencer à travailler sur le contrat Johal HF, Suzi avait rassemblé son courage et demandé à Andria de réfléchir à la possibilité d’avoir un enfant. — Mais pourquoi ? avait demandé Andria allongée sous Suzi. Les ténèbres fraîches de la chambre du penthouse ne révélaient que des silhouettes, et pourtant Suzi savait que la jeune femme fronçait les sourcils. — Parce que, pour moi, c’est une manière d’en sortir, avait-elle répondu, frissonnante de vulnérabilité. De sortir de cette merde que je fais, je sais que c’est nul, mais je suis accro. Ça me fait planer. Je ne peux pas m’en détacher. Il n’y a rien en dehors du domaine tech-merc qui me donne la même sensation de puissance. J’ai tout vu, les connards débiles qui disent qu’ils arrêteront quand ils auront mis assez d’argent de côté. Ils ne le font jamais, ils s’offrent la belle vie pendant quelques mois, même parfois quelques années et ils y retournent, et, quand ils recommencent, ils ont perdu la main. Les doigts d’Andria glissèrent lentement le long de son menton. — Tu pourrais t’installer comme consultante en sécurité pour les grandes sociétés, dit-elle. Ton expérience serait… — Conneries, je n’approcherais pas de la sécurité des kombinates, même de loin. Et je veux arrêter complètement, totalement. J’ai l’argent, en plus. — Mais qu’est-ce que tu ferais ? — Je deviendrais conventionnelle. Merde, je sais que ça a l’air stupide, mais j’ai envie de tenter le coup. J’ai pensé à un pub ou un hôtel, peut-être un club. — Si un boulot de consultante ne t’apporte pas l’excitation que tu cherches, je ne pense pas qu’un pub satisfera tes besoins. — Je connais quelqu’un, murmura Suzi. Quelqu’un qui faisait ce genre de boulot, un véritable dur à cuire. Il en est sorti, proprement. Seigneur, une seule personne. Une parmi des milliers. Andria embrassa doucement sa gorge, tentant de la réconforter. — Et il s’en est sorti en devenant conventionnel ? — Ouais. Cette image revenait la hanter, Greg et Eleanor marchant vers l’autel de la petite église de Hambleton, souriants, ne voyant personne que l’autre. Suzi n’avait pas eu envie d’assister au mariage, n’avait pas su quoi porter, quel cadeau offrir. Comme une vraie sauvage qui essaie de comprendre un cybofax. Ça lui avait fait un sacré choc de se rendre compte à quel point elle avait régressé par rapport à la société. — Il a une femme, des gosses, une ferme, la totale. Et il n’a jamais replongé. — Était-il ton amant ? — Non. Oui. Pas vraiment. Un ami, seulement. — Et tu crois que tu peux l’imiter ? Suzi caressait les mèches mouillées sur le front d’Andria. Elle avait toujours voulu être tendre après, compenser son ardeur, montrer à quel point elle tenait à elle. Elle savait que le sexe était un autre de ses défauts, son besoin d’être dessus avec les hommes, son besoin de soumettre les femmes. Elle voulait arrêter, être normale. Elle ne savait pas comment s’y prendre, ne parvenait pas à comprendre comment d’autres manières pouvaient fonctionner, comme on disait, toutes ces conneries de don et de partage. Le sexe, c’était le pouvoir. — J’ai planté toutes mes chances de faire autre chose, dit-elle. Je veux dire, nous les tech-mercs, on se fout de la convention, délibérément. C’est ce que nous sommes. Mais ces conneries de boulot et de famille, ça marche pour des milliards de gens, ça fonctionne, merde. Si seulement j’avais un truc auquel m’accrocher, quelque chose qui me donnerait un peu de fierté. (Elle parlait plus fort sans s’en rendre compte.) Merde, peut-être que Leol Reiger avait raison quand il disait que je n’avais pas ce qu’il fallait. Parfois, je l’espère. Mais j’ai besoin de m’ancrer dans ce genre de monde. Un enfant pourrait me le permettre. — Oui, dit Andria, simplement. — Tu ferais ça pour moi ? — Bien sûr. Je t’aime, Suse. Andria regardait toujours l’hypersonique au-dessus d’elles. Les balcons du côté sud de la copropriété Soreyheath donnaient sur la marina de New Eastfield et, loin au-delà, les structures scintillantes de l’atoll de Prior’s Fen. Ils étaient disposés en gradins, du coup Suzi pouvait voir les balcons en dessous d’elle mais pas les deux au-dessus. Une déclaration de position sociale renforcée par le béton. Le bout du nez de l’hypersonique dépassait du toit, comme un rapace prêt à fondre sur sa proie. >Accès concierge. Identification propriétaire avion arrivé. Suzi avala une gorgée de jus d’orange. Elle évitait l’alcool pour être juste avec Andria. >Pegasus G-Alph enregistré chez Event Horizon. Suzi regarda le nez de l’avion d’un air pensif. Le téléphone sonna. Andria poussa le bouton de réception. — Oui ? — Des invités pour vous, miss Landon, dit la voix artificielle du service de conciergerie. Evans et Greg Mandel. Suzi entendit Andria retenir son souffle à la mention du nom de Julia et sourit à l’innocence de la jeune femme avant de fouiller alentour à la recherche de son peignoir. — Faites-les monter. Suzi n’avait pas vu Greg depuis six mois, même si elle avait fait l’effort de rester en contact. D’une certaine manière. Elle n’avait pas parlé à Julia depuis près de trois ans. La multimilliardaire avait deux ans de plus que Suzi. Lorsqu’elle franchit la porte, Suzi ne put trouver sur son visage le moindre signe de vieillissement. Julia avait toujours l’air d’avoir vingt-cinq ans. Et elle n’était pas du genre à courir chez le chirurgien. Riche et jeune, il n’y avait pas de justice. Greg la serra dans ses bras et l’embrassa. Julia semblait ne pas savoir quoi faire, l’embrasser, lui serrer la main… — Je pensais que vous autres aristos saviez toujours vous débrouiller dans n’importe quelle situation, se moqua Suzi. L’étiquette innée en même temps que toutes les autres déviances. Julia fit la grimace et lui tira la langue. Suzi fit tourner la boîte blanche entre ses mains. Les fleurs n’étaient pas son truc, même si elle devait admettre que celle-ci était un peu étrange. Mais… — Extraterrestre ? — Oui. Julia était assise dans l’un des fauteuils aux coussins de cuir blanc. À la regarder de près, on pouvait voir des rides de stress autour de ses yeux et de sa bouche. Suzi se tourna vers Greg. — Qu’est-ce que tu en dis ? Elle avait toujours été impressionnée, et même un peu envieuse, de son intuition. Si elle avait eu un truc pareil, Leol Reiger n’aurait pas pu la prendre par surprise. Ce que Greg dirait sur la fleur lui conviendrait. La possibilité d’extraterrestres était tellement éloignée de sa conception des choses qu’elle ne savait pas du tout comment réagir, à part éventuellement hurler et s’enfuir. Toutefois, si Julia avait raison et qu’ils débarquaient dans le système solaire, ils se comportaient vraiment bizarrement. Et à quoi ressemblaient-ils ? Plus important encore, que voulaient-ils ? Pourquoi tous ces secrets ? Rien que d’y penser, elle en avait mal. — La fleur est réelle, dit Greg. Mais à quoi ressemblent les extraterrestres, je n’en ai aucune idée. — Merde, c’est fou ce que tu m’aides. — Oublie les implications si ça peut te faciliter la vie, reprit-il. Concentre-toi sur le moment. Tout ce que nous allons faire demain c’est traquer le courrier, la fille, découvrir où elle a eu la fleur. Julia s’occupera de la suite. Il ne pouvait s’empêcher de regarder le balcon sur lequel Andria prenait le soleil. — Tu m’étonnes qu’elle s’occupera de la suite, marmonna Suzi. La technologie des vaisseaux interstellaires devrait rapporter gros, même selon ses standards. Julia, nerveuse, jouait avec ses doigts sur ses genoux. — Je veux juste retrouver Royan, dit-elle. C’est tout. Ce nom était un présage, mauvais. Suzi le sentait ramener son passé, la rattraper. Greg était comme elle, très tendu. Il n’était plus du tout dans le coup, pas à son âge, et cela faisait trop longtemps qu’il avait arrêté. Tout le respect avait disparu, ne laissant que la violence. Mais ils devaient tous quelque chose à Royan. Sans lui et son expertise de pirate, les Trinities auraient été effacés de la carte. — Tu vas vraiment chercher la fille ? demanda-t-elle à Greg. — Ouais. — Oh et puis merde ! Je viens ! CHAPITRE 7 Ça en plus de tout le reste. Julia descendit l’escalier de l’hypersonique d’une humeur de dogue. C’était le jour de la remise des prix à l’école de ses enfants et elle ne le manquait jamais, elle n’allait pas commencer. Le vent en haut de la tour d’Event Horizon était frais et venait des terres. Plus bas, un épais brouillard laiteux dissimulait le marécage et les canaux d’eau profonde, suffisamment élevé pour recouvrir les lignes du métro aérien. Le soleil était une nébuleuse anémique rose au-dessus du Wash. Kirsten McAndrews l’attendait sur le côté de l’aire d’atterrissage. — Le négociateur de Mutizen est déjà là ? demanda Julia. — Oui, il est arrivé par le métro juste après que vous aviez appelé pour organiser la réunion. (Kirsten s’éclaircit délicatement la voix.) La délégation galloise est là aussi. — Nom de Dieu ! Qu’est-ce qu’ils font ? Ils dorment ici ? Kirsten conserva un silence diplomatique. Julia regarda de nouveau l’atoll de Prior’s Fen où l’arcologie de Mutizen se dressait hors du brouillard huileux, des courants d’air ascendants glissant le long de ses murs arrondis et faisant des tourbillons au niveau de la base. >Ouverture canal aux blocs personnels. — Vous trois avez intérêt à avoir raison sur ce coup, leur dit-elle froidement. — Nous avons raison, répondit le bloc RN1. L’équipe du laboratoire de Cambridge est restée debout toute la nuit pour vérifier les données. Le concept est radicalement différent de toute technologie actuelle. Julia s’arrêta pour réfléchir. — Différent ou simplement plus avancé ? — Différent. Il y a tout un tas de nouveaux principes. Mutizen a découvert une véritable nouveauté, d’après nos informations. C’est pourquoi nous avons donné la priorité au message de Peter Cavendish. — D’accord. Merci. Julia se frotta les yeux de ses poings pour tenter de se débarrasser du sommeil. Le bassin de la Fen était tellement plus calme à cette heure, passif et propre, moins chargé. — J’avais oublié à quel point l’aube maritime peut être rafraîchissante, dit-elle à Kirsten alors qu’elles se dirigeaient toutes deux vers l’ascenseur. Royan avait adoré s’asseoir sur la plage et regarder l’aube se lever sur l’Atlantique. Il avait fallu vingt mois à l’équipe de la clinique d’Event Horizon à Bristol pour le reconstruire. On avait cloné ses muscles, ses vaisseaux sanguins, ses tendons, ses nerfs, sa peau et ses os, une centaine de glandes, d’organes et de groupes de cellules de tout genre, puis, méticuleusement, on avait recousu ensemble les différents éléments pour en faire des membres. C’était une procédure terriblement onéreuse, mais l’argent n’avait aucune importance pour elle. Elle avait dû acheter trente nouvelles cuves de clonage à la clinique, engager un régiment de spécialistes. Leur département « frankenstein » était déjà l’un des plus avancés d’Europe, mais il n’avait rien qui s’approchait de la capacité nécessaire. Aucun des membres de l’équipe médicale n’avait entendu parler d’un cas où les quatre membres avaient été remplacés. Normalement, les amputés utilisaient des prothèses cybernétiques, mais elle voulait qu’il redevienne entier, totalement humain. Elle savait que c’était la seule manière pour qu’il puisse ne serait-ce qu’espérer bannir le passé. Julia lui rendait visite une fois par semaine, sans jamais se dérober, fermant ses oreilles à ses plaintes, ses supplications et ses demandes de mettre fin à tout ça. Royan détestait la clinique, c’était un rappel constant du temps qu’il avait passé à l’hôpital après les émeutes, totalement dépendant, et torturé par la douleur. Au moins, à Mucklands Wood, il avait été quelqu’un, le Fils, celui dont les Trinities dépendaient pour l’information et la technologie, le gourou électronique. Il avait été vital. Vénéré. Là, elle l’avait réduit à un morceau de viande. Quand on avait commencé la procédure de greffe, la clinique l’avait maintenu dans un état de somnolence quasi permanent. Les quelques fois où elle lui avait rendu visite pendant qu’il était éveillé, il n’était pas lucide, il hurlait de douleur, enfermé dans une spirale de cauchemars de flammes et de fouets. Puis, plus d’un an après qu’ils l’avaient récupéré dans Mucklands, elle était entrée dans sa chambre et l’avait trouvé debout, ses mains maigres et blanches agrippées à un déambulateur, les veines gonflées. La fierté et l’émerveillement éclairaient son visage. Les infirmières avaient dû le rattraper presque immédiatement, mais il avait voulu que ce soit elle la première à le voir sur pieds. Elle avait dû se retourner pour qu’il ne puisse pas voir ses larmes. Ensuite, les kinésithérapeutes l’avaient fait travailler, se remuscler, apprendre la coordination. Même quelque chose d’aussi simple que de porter une cuillère jusqu’à sa bouche devait être réappris. Ils avaient encore passé deux mois à le remettre en forme avec des exercices, un régime riche en protéines, des massages et des bains de vapeur. Pendant tout ce temps, Royan s’était plaint de plus en plus et de plus en plus fort. Puis, quand la dernière équipe médicale avait terminé ses dernières vérifications, Julia l’avait emmené loin de la clinique. Ils s’étaient rendus sur une petite île dont elle était propriétaire du côté de la baie de Mahone, en Nouvelle-Écosse, son refuge loin du monde. Elle l’avait achetée deux ans plus tôt. C’était un endroit désolé et inhabité d’à peine deux kilomètres de long. L’herbe avait survécu au réchauffement, comme partout, mais tout ce qui subsistait des arbres écorchés par les vents était des branches blanches sur la terre marneuse. Elle avait obtenu l’île pour trois fois rien. Les équipes environnementales canadiennes étaient bien trop occupées à replanter la biosphère continentale, remplacer les forêts et faire revivre les prairies. Des décennies passeraient avant qu’elles ne se préoccupent de régions isolées comme la baie de Mahone. L’équipe de botanistes d’Event Horizon s’était donc installée pour donner un écosystème à l’île, la transformant en une sorte de paradis des Bahamas d’avant le réchauffement comme elle avait pu en voir à la télévision. Pour seul bâtiment, il y avait un simple chalet de bois près de la plage de sable blanc. Tous deux avaient marché sans but le long du rivage dès l’après-midi de leur arrivée, explorant les falaises basses derrière la plage. Un petit bois s’étirait depuis le centre de l’île, des arbres aux larges feuilles drapés de mousses épiphytes grises et vertes, attachés les uns aux autres par un filigrane de lianes. L’équipe d’Event Horizon avait importé des familles entières d’oiseaux colorés pour parfaire l’écosystème. Julia riait de joie en les voyant passer de branche en branche. Royan était fasciné par la profusion de fleurs en milieu naturel, reniflant leurs parfums exotiques, les ramassant et les admirant dans le soleil. Il lui avait fait penser à un enfant dans un jardin printanier, après de longs mois d’hiver. Ils avaient pris leur dîner sur la véranda, dont le bois grinçait, et étaient allés se coucher lorsque les derniers rayons de lumière avaient disparu de l’horizon. Royan avait été modelé par les désirs inconscients de Julia – grand, fort, large d’épaules –, exactement comme elle l’avait imaginé dans ses fantasmes, un physique pour rivaliser avec son intellect. Pouvoir ainsi incarner un amant selon sa volonté, s’assurer qu’aucun des deux ne serait déçu était quelque chose d’étrangement séduisant. Royan ne s’était jamais plaint du programme de rééducation qu’elle avait sélectionné. Par rapport à son état d’avant, c’était anodin. Comme elle, il souhaitait que son nouveau corps ressemble le moins possible à celui de l’estropié de Mucklands. Durant trois mois, ils n’avaient fait que paresser au soleil et faire l’amour. Royan avait appris à nager. Julia avait appris à cuisiner, ou du moins à utiliser un barbecue. Puis elle s’était rendu compte qu’elle était enceinte de Daniella. Ils étaient rentrés en Angleterre pleins d’optimisme et d’une certaine sensation d’omnipotence. Ils prenaient possession de l’avenir, riches, beaux, de jeunes dieux cybernétiques forgeant leur nouvel empire. Plus tard, elle avait souvent pensé qu’ils étaient tous deux un peu fous, pris par le genre de folie orgueilleuse qui surgissait chaque fois que construire des rêves devenait possible. Mais ils avaient été une combinaison unique : son argent à elle et ses talents de pirate à lui formaient une synergie. Elle lui avait donné accès aux machines conçues par les services de recherche chez Event Horizon, des machines tellement nouvelles que les programmeurs de sécurité ignoraient leur existence. Il l’avait remerciée en créant une persona, une micrœntité numérique capable de fonctionner sur n’importe quel processeur, autodéterminée et autocontenue, dont le but reflétait les trains de pensées de l’initiateur. Ensemble, ils avaient libéré un déluge de ces compositions féeriques dans les réseaux de données de toute la planète, envahissant les blocs de recherches des compagnies rivales, accroissant la base technologique d’Event Horizon. Puis ils étaient partis en chasse du plus grand gibier possible ; l’ogive de compression d’électrons. Leurs personas s’étaient introduites dans les processeurs principaux des laboratoires Sandia du gouvernement américain, en se faisant passer pour des administrateurs, et avaient téléchargé toutes les données qu’elles pouvaient trouver. Les différentes chaînes de télévision avaient appelé la compression d’électrons « le nucléaire des riches » : un explosif produisant une déflagration d’une mégatonne sans les conséquences radioactives des armes atomiques. Seuls les États-Unis, la République russe et la Chine maîtrisaient cette technologie, même si des rumeurs laissaient entendre que le Japon aurait réussi des tests dans les profondeurs du Pacifique. Julia avait construit des ogives de ce type dans une usine cybernétique sur un bateau en eaux internationales et les avait utilisées pour déplacer New London vers une orbite autour de la Terre. Les réserves minérales de l’astéroïde et la technologie des gigaconducteurs avaient donné à Event Horizon une suprématie financière que les kombinates ne parviendraient jamais à reproduire. Julia offrait à Royan des défis qu’il n’aurait pu relever à Mucklands Wood, et un amour qu’il n’avait jamais connu, ainsi que les plus beaux des enfants. Pourtant, elle l’avait vu perdre vite tout intérêt pour ses cadeaux les uns après les autres. Elle en avait été complètement démunie car elle n’avait rien d’autre à offrir. Quand il était parti sans explication, mue par un réflexe de défense, elle s’était raccrochée à ses enfants. Ils étaient tout ce qui lui restait des bons moments, et son seul espoir pour l’avenir. Deux hommes l’attendaient dans son bureau. L’un était Peter Cavendish, le directeur du bureau des partenariats d’Event Horizon, cinquante ans, les cheveux blancs, massif dans son costume anthracite qui avait été trop porté. L’autre, Nicholas Beswick, était un professeur de physique, dont la timidité et le désir de plaire portaient sur les nerfs de Julia. Beswick était un véritable geek, mais un geek qui comprenait mieux que quiconque la mécanique quantique, ce qui le rendait très important pour Event Horizon. C’était son équipe de recherches qui, cinq ans auparavant, avait produit un processeur utilisant un fil unidimensionnel pour transporter des électrons individuels. Cette technologie avait revigoré l’industrie informatique comme jamais depuis les années 1980. Le brevet et les puces à fils quantiques rapportaient presque autant que les royalties sur les gigaconducteurs. Nicholas Beswick s’inclina en tressaillant lorsque Julia entra dans le bureau. Elle lui accorda un sourire bienveillant en s’installant à sa table de travail et coupa l’opacité des fenêtres pour laisser entrer la lumière du matin. Il n’y avait pas encore de fleurs dans les vases, l’équipe de maintenance commençait à peine sa journée de travail. — Merci d’être venue aussi rapidement, Julia, attaqua Cavendish. Je vous ai prévenue tardivement, mais je pense que c’est assez important pour mériter votre attention personnelle. — C’est ce que j’ai compris. Pouvez-vous me résumer notre position avant l’arrivée des négociateurs de Mutizen, s’il vous plaît ? Peter Cavendish s’assit sur une chaise à haut dossier, en face du bureau. — Mutizen nous a contactés hier avec une offre plutôt standard. Ils auraient fait une percée dans le domaine de la structuration atomique et proposent un partenariat pour développer et commercialiser la technologie qui en découle. Ils nous offrent la possibilité de jeter un coup d’œil à leurs données sous couvert d’un contrat de confidentialité. Si nous décidions de ne pas nous joindre à eux, nous ne pourrions effectuer de recherches sur le procédé ni le commercialiser pendant cinq ans. Comme nous n’avons aucun programme concernant la structuration atomique, j’ai accepté. Nous n’avions rien à perdre. C’est en tout cas ce que j’ai pensé. — Par structuration atomique, vous voulez dire qu’on pourrait assembler des blocs d’atomes de n’importe quelle manière ? demanda Julia. Nicholas Beswick se balança sur sa chaise, un sourire d’écolier sur les lèvres. — C’est exactement ça. Avant de vérifier leurs données, nous n’en comprenions pas exactement les implications. Nous pensions que ce n’était qu’une méthode améliorée de notre technique d’assemblage actuelle. Comme vous le savez, la fabrication des fils quantiques est assez compliquée, même avec les positionneurs d’ions actuels. Mais nous avons découvert que Mutizen parlait d’une méthode pour fixer les atomes par une émission cohérente de gluons. Ils opèrent directement sur les quarks qui composent les neutrons et les protons. S’il est possible de manipuler l’interaction forte de cette manière, on peut littéralement solidifier l’air, le transformer en un bloc encore plus résistant que les filaments monotreillissés. (Il soupira.) Madame Evans, je ne plaisante pas, le potentiel de cette découverte me terrorise. Mon équipe travaille plus ou moins sans arrêt sur ses applications depuis que nous avons obtenu les données de Mutizen. Cela peut renforcer le métal, durcir une bulle d’air au-dessus d’une ville pour la protéger d’une attaque nucléaire, compresser le deutérium pour la fusion, manipuler les phénomènes météorologiques et, pendant qu’on y est, nous pourrions sans doute produire du neutronium en grande quantité. — Mutizen a vraiment démontré les capacités de cette découverte ? demanda-t-elle durement. — S’ils l’ont fait, ils ne nous en ont pas parlé, dit Peter Cavendish. Ce n’est qu’un avant-goût pour attirer notre pleine et entière attention. — Et croyez-moi, ça a marché, poursuivit Nicholas Beswick. Jusqu’à présent nous n’avons obtenu que les équations de comportement de la force. Rien sur la méthode de génération. — Hmm. (Julia dévisagea Nicholas jusqu’à ce qu’il commence à rougir.) Vous êtes ce que nous avons de mieux, Nicholas, voyez-vous comment construire un générateur de la force nucléaire ? Il émit un bruit de pet avec la bouche. — Non, désolé. C’est totalement hors de ma portée. En fait, l’émission de gluons du type qu’ils décrivent n’est pas explicable dans l’état actuel de nos connaissances en chromodynamique quantique. Ils doivent disposer de quelque chose de totalement, de radicalement nouveau. — Mais, selon vous, le reste est sensé ? insista-t-elle. — Absolument. Les mathématiques sont parfaitement vérifiables. Ce n’est pas difficile du tout, nous connaissons suffisamment les propriétés des quarks pour confirmer leurs prédictions. — Intéressant. Julia regarda le plafond. >Ouverture canal aux blocs personnels. — Qu’en pensez-vous, vous trois ? — Mutizen n’a pas construit un générateur de force nucléaire fonctionnel, dit son grand-père. C’est évident. Si c’était le cas, ils ne t’offriraient pas un partenariat. — D’accord, mais pourquoi m’offrir un partenariat ? Ils ont une avance dans un secteur dont personne ne soupçonnait l’existence. Pourquoi ne pas en garder l’exploitation pour eux ? — Mutizen est un kombinate d’industrie lourde, dit le bloc RN1. Leur production est concentrée sur les voitures, les vaisseaux, les usines de génie civil, la macrocybemétique, à peu près tout ce qui est mécanique, avec des divisions de fonderie et de mines. Il est intéressant de voir qu’un tel kombinate possède une équipe de recherche travaillant sur la physique fondamentale. — Je confirme, intervint le bloc RN2. — Moi aussi, Juliet. La conclusion évidente est que ces données ne leur appartiennent pas et qu’ils n’ont pas les moyens de les développer eux-mêmes, raison pour laquelle ils te demandent de l’aide. Ils n’ont rien à perdre. Si tu dis oui et tu résous le problème du générateur, ils se retrouvent impliqués dans une toute nouvelle technologie avec un minimum d’investissement. Mais, si Event Horizon investit des fonds et des équipes de recherche pour développer la technologie et qu’entre-temps le véritable propriétaire complète le système, tu es foutue. Si cette structuration atomique est aussi extraordinaire que le pense Beswick, les gigaconducteurs et New London ne vaudront plus tripette. — Tu veux dire que j’ai plus de billes qu’on ne le pensait originellement pour négocier ? — Sacrément oui, ma fille ! Pique-leur tout ce que tu peux ! Julia sourit. Ce bon vieux Grand-père, on ne fabriquait plus des hommes comme ça. — Oui, tu as probablement raison. Ce que je peux déjà faire c’est m’acheter un délai de réflexion. Pendant ce temps, nous chercherons la source de cette structuration atomique. Il faut rassembler le profil le plus complet possible sur Mutizen, examiner de fond en comble leur consortium de financement, enquêter sur leurs chercheurs et trouver celui qui est à l’origine du concept… quelqu’un comme Beswick. La totale. Puis notre division de renseignements commerciaux cherchera si d’autres kombinates rassemblent une réserve d’investissement. Si l’un d’eux travaille sur le projet, il aura besoin d’installations de production lourdes quand il l’aura peaufiné. — Ma petite-fille. — Nous nous y mettons dès maintenant, dit le bloc RN2. Julia réfléchit à la possibilité d’introduire une persona dans les processeurs gestionnaires de Mutizen, histoire de voir ce quelle pourrait trouver, et décida d’attendre jusqu’à ce que les découvertes préliminaires soient disponibles. Elle se concentra de nouveau sur Peter Cavendish et Nicholas Beswick. — Du thé, s’il vous plaît, Kirsten, autant faire les choses bien. Et faites entrer le négociateur de Mutizen. Quel est son nom, d’ailleurs ? — Edward Müller, lui dit Peter Cavendish. C’est l’un des vice-présidents de Mutizen, en charge de leur division d’ingénierie énergétique de l’atoll de Prior’s Fen. Une huile. — Ingénierie énergétique, réfléchit Julia. Ça a un certain cachet, j’imagine. Edward Müller était un professionnel typique : costume londonien, chaussures italiennes, chemise française, sourire sadique. Il avait une coupe en brosse rousse, un bronzage artificiel, des yeux verts clonés, une quarantaine indéterminée. Julia le détesta immédiatement. Ses manières étaient aussi policées que ses vêtements et son anglais dépourvu d’accent. On aurait tout aussi bien pu lui envoyer un cyborg. Il s’assit à côté de Cavendish, irradiant l’amabilité. Deux jeunes assistants se tenaient derrière lui, un mâle et une femelle aux visages vides et courtois. La femme gardait une mince mallette de cuir noir sous son bras. — J’irai droit au but, dit Julia en laissant sa grande tasse de thé refroidir sur son bureau. Comme vous vous en doutez, vu la priorité que j’ai donnée à cette réunion, je suis très intéressée par l’acquisition de la technologie de structuration atomique. Nicholas que voici ne tarit pas d’éloges sur son potentiel. Les yeux d’Edward Müller se tournèrent vers un Nicholas Beswick embarrassé avant de revenir sur Julia. — Nous ne doutions pas de votre enthousiasme. Nous sommes évidemment très intéressés par une association avec Event Horizon. Votre taille et votre expertise technique feraient de vous le partenaire idéal pour exploiter une telle technologie. Un partenariat serait très avantageux pour nos deux sociétés. — Vous envisagez une répartition 50/50 ? demanda Julia. — Oui, même si nous espérons que vous vous occuperez du développement final lorsque nous vous aurons offert le cadre théorique. Votre division de recherche sur la matière en état solide est la meilleure, alors que, et ce n’est pas un secret, nous manquons de compétences dans ce domaine. Par la suite, la production et la commercialisation seraient un effort conjoint, qui pourrait être géré par une nouvelle filiale dont Event Horizon et Mutizen posséderaient chacun cinquante pour cent. — Jusqu’à présent, vous ne nous avez montré qu’une séquence intéressante d’équations. Je demanderai des données beaucoup plus substantielles avant de prendre une décision définitive. — Vous pensez à quel type de données ? demanda Edward Müller. — La totalité de vos découvertes concernant la faisabilité d’un générateur de force nucléaire. — Ma mission me permet de vous offrir de telles données en échange d’un certain engagement de votre part. — Bien, dit Julia. Parce que, à moins d’avoir une preuve que ce générateur est théoriquement réalisable, il m’est impossible de signer un accord. — Les données que nous avons assemblées indiquent qu’il est possible de construire un générateur de force. Ces données seront disponibles quand Event Horizon aura déposé deux cents millions de nouvelles livres sterling sur un compte bloqué comme garantie de confidentialité. Comprenez bien que je ne demande pas ça à la légère. Mais je suis sûr que vous évaluez correctement les implications d’une telle technologie. Nous sommes devant une innovation qui pourrait révolutionner nos existences. Ses applications en matière de défense généreraient un revenu bien plus important que le chiffre d’affaires annuel d’Event Horizon. — Oh oui, dit lentement Julia. Je suis consciente des implications. Si consciente que je suis surprise que vous soyez prêts à en partager le fruit avec qui que ce soit. Elle devait admettre qu’Edward Müller était fort. Son visage montrait si peu d’émotions qu’il aurait pu être un masque de métal. — Comme je vous l’ai dit, nous avons des théoriciens, vous avez les installations. Nos forces et nos faiblesses se complètent ; c’est la base d’une entreprise mutuellement profitable. — Hmm. Julia sirota son thé. Elle s’attendait à ce que Müller exige quelque chose comme ce dépôt. C’était une tactique standard dans les affaires. Mutizen voulait savoir jusqu’où elle était prête à s’investir pour acquérir la technologie de la structuration atomique. — Je vous donnerai une réponse dans deux jours, répondit-elle finalement. Müller inclina la tête, premier signe d’émotion de sa part. — Bien sûr. — Si, bien entendu, vous ne faites pas une offre similaire à un concurrent pendant ce temps. Vous appliquerez l’empreinte de votre pouce à un accord sur ces termes avant de partir. — Ah ! Il eut un sourire réticent. — Cela permettra à mon équipe d’analystes de constituer un rapport sur les données déjà en notre possession. C’est acceptable, n’est-ce pas ? Deux jours ne nuiront pas à un projet de cette envergure. Et cela vous laissera le temps de préparer les clauses de confidentialité avec Peter Cavendish. Même moi, je ne mets pas deux cents millions dans la balance avant d’avoir lu les petits caractères. — Très bien, madame Evans. Je crois que Mutizen peut accepter cela. — Étrange, dit Peter Cavendish après le départ d’Edward Müller et de ses deux assistants. — Oui, acquiesça Julia. Ils produisent quelques gigas de données et nous sommes censés nous embarquer dans un projet de recherche pour eux, à durée indéterminée. Il y avait autre chose : la manière dont Müller avait tenté de forcer une décision immédiate. Même s’il l’espérait, il n’aurait pas dû le lui montrer. Soit il voulait qu’elle le sache, ce qui n’avait aucun sens, soit il était particulièrement stressé. Quelle que soit la réponse, elle avait plus de cartes en main qu’au début. Elle se leva et se dirigea vers la fenêtre. Le brouillard avait fondu sous les premiers rayons du soleil, exposant la boue couleur chocolat du marécage. Des arcs-en-ciel d’huile frémissaient à la surface. — Il avait raison sur un point, néanmoins. Je ne peux pas me permettre de ne pas être impliquée dans cette recherche. Peter Cavendish se leva à son tour. — Vous pensez qu’ils ont résolu le problème du générateur ? — Non. Du moins rien qui dépasse la théorie fondamentale, une notion de la manière dont il devrait être conçu. Voilà pourquoi ils veulent Nicholas et son équipe. — Que souhaitez-vous que je fasse ? — J’ai besoin que vous prépariez deux contrats. L’un, parce que, dans le pire des cas, nous devrons accepter les termes de Mutizen. L’autre pour que Mutizen prenne en charge la moitié des coûts de développement et qu’Event Horizon possède cinquante et un pour cent de la filiale de commercialisation. Peter Cavendish laissa échapper un sifflement. — Vous pensez pouvoir leur faire accepter ça ? Julia abandonna la vue de l’atoll de Prior’s Fen. Si elle fermait les yeux, elle pouvait voir les flux de données en couleurs holographiques comme des ponts féeriques tout autour d’elle. Elle était incluse dans ce réseau par ses nodules implantés, digérant et compulsant mais ne contrôlant jamais les informations. La topographie du réseau mondial avait depuis longtemps dépassé la compréhension des hommes. « La clé du nouveau monde est la récupération, lui avait un jour dit Royan. Toutes les réponses existent quelque part dans les blocs de données de la planète. » Elle ne savait pas quelles questions poser. Le réseau scintillant se contractait. Bouillonnait. Julia ouvrit les yeux et vit le regard inquiet de Peter Cavendish. — Nous avons deux jours pour trouver une prise, dit-elle. En attendant, j’ai une remise de prix aux écoliers. CHAPITRE 8 Greg enfila sa veste en cuir par-dessus un sweat-shirt bleu ciel. Le cuir noir était assez fin pour lui permettre de bouger facilement et assez épais pour le protéger du froid du matin. C’était un cadeau d’Eleanor deux ans auparavant, quand sa vieille veste avait rendu l’âme. — Tu vas porter ça à Monaco, alors ? lui demanda-t-elle. Elle était assise sur le bord de leur lit, emmitouflée dans un manteau d’intérieur fait maison. Ses doigts s’agitaient sur ses genoux, nouant et dénouant la ceinture. Greg se regarda dans le grand miroir ancien de la chambre. Le ventre plat, les favoris légèrement gris, un peu de chair en trop sur la nuque. Pas mal pour cinquante-deux ans. Il parvenait à descendre au club de gym d’Oakham deux fois par semaine, il avait attrapé le virus de la condition physique pendant ses années à l’armée. Après avoir survécu à la guerre en Turquie, et à la violence urbaine de Peterborough, il aurait été stupide de succomber d’artères bouchées et de muscles ramollis. — Je pensais que ce serait bien, dit-il. Ça correspond à l’image du gentleman-farmer anglais. Eleanor siffla, désapprobatrice. — Ce n’est pas comme si j’allais voir le prince. — Comme si je ne le savais pas, marmonna-t-elle. Greg alla s’asseoir près d’elle et lui entoura les épaules d’un bras. Eleanor garda la tête baissée, concentrée sur ses mains. Il n’éprouvait rien de l’excitation d’avant-mission qui mettait le feu au sang. Il avait pensé la ressentir de nouveau, une dernière fois, pour prouver qu’il en était capable. Il connaissait beaucoup d’officiers mariés dans l’armée, les missions de combat étant quelque chose que leurs femmes acceptaient. Mais sa famille s’était construite après cette période de sa vie et il n’y avait aucun moyen de concilier les deux. — Si tu ne veux pas que j’y aille, je n’irai pas, dit-il. — C’est du chantage, Greg, de me demander ça. Tu sais bien que tu dois y aller. — Ouais. Il l’embrassa sur la tempe, goûtant l’odeur de ses cheveux. — Et comporte-toi bien avec Suzi. Greg éclata de rire et l’embrassa sur les lèvres. Eleanor répondit avec passion, puis le repoussa. — Tu sais parfaitement où cela nous mène, dit-elle en regardant son ventre, son sourire en berne. — Je vais te dire, c’est bizarre…, murmura-il. Même il y a cinq ou six ans, j’aurais supplié Julia de me laisser faire ça. Je veux dire avec Royan disparu, et sans doute dans le pétrin. Qu’est-ce qui pourrait être plus important ? Mais maintenant… je déteste l’idée d’être rattrapé par mon passé. Et je pense que Suzi ressent la même chose. Elle vit avec une chouette fille, enceinte elle aussi. — Suzi ? s’exclama Eleanor. — Non, sa copine, Andria. Elles n’en ont pas parlé, mais on ne peut pas cacher ce genre de choses à un psi. — Oh ? Ce devrait être intéressant, Suzi devenant mère. — Ouais. Sur la commode, il ramassa le cybofax Event Horizon que Julia lui avait donné la veille. — Pour ta propre sécurité, avait-elle dit. Il émet un signal de localisation pour que l’équipe de sécurité sache où tu te trouves. Si tu as besoin de renforts, il suffit de crier, ils seront là en quelques minutes. Et j’y ai intégré une de mes personas. On ne sait jamais, ça pourrait t’être utile. Greg glissa la mince galette dans sa poche de poitrine. Dieu seul savait ce que la division de sécurité avait intégré dans la machine. Il ouvrit les tentures couleur miel. Le ciel frais du matin était moitié blanc, moitié gris. Sur le rivage opposé, une fine colonne de fumée s’élevait des cendres du feu de joie de Berrybut. La rosée recouvrait l’herbe du paddock. Les barres d’obstacles au saut du poney d’Anita étaient des éclaboussures de couleur au milieu des brins blanchis. Il remarqua qu’elles avaient besoin d’une nouvelle couche de peinture, et l’herbe était trop haute. — Je ferais mieux de partir, je vais avoir une longue journée. Le niveau de l’eau de Rutland Water était marqué sur une large bande de blocs de calcaire taillés, placés le long du rivage pour empêcher l’érosion quand le réservoir était plein. Mais l’été avait été chaud, les fermes et les plantations d’agrumes du district avaient siphonné beaucoup d’eau pour l’irrigation. Le niveau était déjà à deux mètres sous les blocs de pierre, et tout autour de la presqu’île de Hambleton de larges bancs de boue avaient séché au soleil pour devenir aussi durs que du béton. Greg et Eleanor descendirent jusqu’au rivage et s’arrêtèrent sur les blocs effrités. Le campement des ouvriers saisonniers commençait juste à se réveiller. Ils entendirent un cri. Christine courait vers eux. — Tu allais partir sans me dire au revoir, Papa ! l’accusa-t-elle. Greg vit le Pegasus hypersonique d’Event Horizon émerger des nuages et frôler le réservoir en s’approchant. — Je ne pars que pour deux jours, tout au plus, dit-il. Christine lui passa les bras autour du cou pour un bisou mouillé. Le baiser d’Eleanor fut plus retenu. Le Pegasus ralentit à cent mètres du rivage, son nez se redressa et des becs s’ouvrirent dans son ventre, orientant le jet des compresseurs vers le bas. Puis le train d’atterrissage se déplia et l’hypersonique se posa sur les bancs de boue dans un nuage de poussière. Un groupe de cygnes glissant sur l’eau derrière lui s’éleva dans le ciel, les ailes battant violemment. Greg donna à Eleanor un dernier baiser et descendit le long des blocs de pierre. Deux hommes de la division sécurité l’attendaient au pied de l’escalier de l’appareil. Pearse Solomons et Malcolm Ramkartra, désespérément jeunes, respectueux et en pleine forme. — Bonjour, monsieur, salua Pearse Solomons. Nous avons reçu l’ordre de vous servir de renfort si vous le demandiez. L’hypersens de Greg détecta une touche de ressentiment dans l’esprit de Solomons. Ce n’était pas totalement un cyborg, au bout du compte. Greg grimpa les marches de meilleure humeur. Dépourvue de fenêtres, la cabine comptait quinze sièges, un bar à cocktails en bois de rose à l’arrière et un écran plat à l’avant, près de la porte du cockpit. Suzi et Rachel Griffith étaient assises à la poupe. Suzi était allongée de manière léthargique sur son siège, habillée d’un survêtement violet foncé. Ses cheveux châtains étaient coupés en brosse. Au moins, elle ne les teignait plus en mauve. — Seigneur, tu as l’air content ! ironisa-t-elle. Greg s’assit à côté d’elle. — Tu me connais. — Ouais. Moi aussi. Je me sens comme si j’avais été recrutée de force. Greg haussa les épaules pour s’excuser auprès de Rachel. — J’ai renoncé à ce genre de boulot depuis des années, dit Rachel. Assistante me convient très bien. — Il faut juste que vous nous désigniez la fille, la rassura Greg. Votre boulot se terminera là. — Oui, répondit Rachel, mais elle avait l’air troublée. Pearse Solomons et Malcolm Ramkartra grimpèrent l’escalier et s’assirent à l’avant. Le sas se referma. Malcolm Ramkartra sortit un téléphone de son accoudoir et se tourna vers Greg et Suzi. — Notre destination est toujours Monaco ? — Ouais, dit Greg. Et demandez au pilote de diffuser l’image de la caméra de nez sur l’écran après le décollage. — Oui, monsieur. Ramkartra parla brièvement dans l’appareil. — On prend ce genre d’appareil quand on part en vacances avec Julia, expliqua Greg. Je ne me suis jamais habitué à l’absence de hublots. Dans les avions que je prenais avant, on pouvait regarder le paysage. Quand le Pegasus s’éleva, les propulseurs émirent un vague sifflement et la cabine se cabra légèrement. Suzi grogna. — Je ne savais pas que vous partiez en vacances ensemble. — Ben si. Les enfants s’entendent vraiment bien. Et, parfois, je pense qu’Eleanor et moi sommes les seules personnes ordinaires que connaisse Julia. — Tu es ordinaire, toi ? réagit Suzi en souriant ironiquement. — Plus que toi, ma chère, c’est un fait. Il sentit le poids de l’accélération quand le Pegasus prit de la vitesse en montant. L’écran plat s’alluma, révélant un ciel bleu, quelques nuages blancs vers le sud et un gros soleil d’or rosé s’élevant à l’horizon. — C’était difficile au début, poursuivit Greg. Les gens pensaient que nous étions un moyen facile d’approcher Julia. Les riches et les opportunistes. On nous couvrait de cadeaux et d’invitations. Leur manière de se comporter était ridicule et écœurante. On se dit bonjour et on est des amis de toujours. Ils n’ont aucune notion de honte. Lors d’un anniversaire, la route ressemblait à une chaîne de montage automobile : des Jag, des Ferrari, des Lotus, des MG. Deux d’entre elles étaient enrubannées, nom de Dieu ! Je les ai toutes renvoyées. Ces gens ne savent pas quand laisser tomber. Et je ne te dis pas combien de fois on m’a proposé de devenir actionnaire ! Suzi le regarda froidement. — La vie est dure, hein ? laissa-t-elle tomber. Le Pegasus volait à vingt mille mètres d’altitude. Il s’orienta vers le sud au-dessus de la mer du Nord, franchit la Manche à Mach 2, atteignit Mach 4 au-dessus du golfe de Gascogne et repassa en vitesse subsonique pour survoler les Pyrénées. Greg regarda leur approche de la minuscule principauté côtière sur l’écran plat. Les cercles prédominaient, comme si une étrange généalogie de créatures aquatiques symétriques faisait surface pour envahir la côte. Les anneaux roses des lagons de turbines marémotrices, les surfaces planes de l’aéroport, grises de poussière, et le dôme monégasque lui-même, un œuf doré légèrement translucide enfoncé dans les falaises. Deux tiers du dôme s’étendaient au-dessus de l’eau bleue de la Méditerranée, l’irradiant de débarcadères blancs comme les rayons d’une roue. Greg pouvait à peine deviner les formes des bâtiments à travers la coquille monotreillissée. Le Pegasus atterrit sur l’île-aéroport. Plus de la moitié des avions garés étaient des appareils privés comme le leur en forme de têtes de flèche, tandis que les avions de ligne étaient de longs cônes aplatis avec des ailes étroites. Pearse Solomons et Malcolm Ramkartra se levèrent lorsque la porte s’ouvrit. — Vous êtes outillés ? demanda Greg en s’avançant vers eux. — Oui, monsieur, dit Pearse Solomons. J’ai un pistolet laser Tokarev IRMS7. — D’accord. Prenez-en un autre de secours et venez avec nous. Malcolm, vous restez ici et maintenez le contact en permanence. — J’ai un maser Browning cinquante coups, lâcha Suzi en balançant son sac Puma sur son épaule. — Je n’en doutais pas, dit Greg. Il faisait chaud, les joints extensibles du tablier de béton gémissaient de protestation par-dessus le sifflement des turbines à compression. Greg enfila une paire de lunettes de soleil Ferranti. Le commissaire André Dubaud, chef de la police monégasque, les attendait en bas de l’escalier. — Fais-lui confiance, avait dit Victor Tyo. Il est bon dans son job et il comprend la politique des affaires commerciales. Il est aussi très bien payé de notre part, il ne devrait pas y avoir de problème. Ils se serrèrent la main et Greg lui présenta Suzi et Rachel. Le commissaire Dubaud avait la quarantaine, et portait un uniforme noir impeccable avec une casquette. — M. Tyo m’a informé que vous recherchiez une fille, dit-il. — C’est exact, répondit Greg. Nous ne connaissons pas son identité, mais elle était au bal de Newfields il y a trois jours. — Puis-je vous demander pourquoi vous la pourchassez ? (André Dubaud désigna le Pegasus du menton.) C’est une opération d’envergure pour retrouver une fille de joie. — Certainement. Elle avait en sa possession un objet qui nous intéresse. Nous aimerions lui poser quelques questions à ce propos. André Dubaud baissa les yeux sur ses chaussures parfaitement cirées. — Très bien. Avez-vous l’intention de l’extrader ? — Non. Elle répondra à toutes les questions que je lui poserai. — Vraiment ? — Sans blague. Ils entrèrent dans le dôme dans la voiture officielle d’André Dubaud, une Citroën noire avec des strapontins à l’arrière. Greg estima que c’était le genre de limousine qu’emprunterait volontiers un chef d’État. Il observa attentivement l’épais pilier blanc qui sortait de l’eau. Il était en métal, surmonté d’un segment en forme de pétale constituant un hémisphère de composite. Il y en avait un autre cinq cents mètres plus loin, la distorsion de chaleur sur la mer empêchant d’en distinguer un éventuel troisième. — Qu’est-ce donc ? demanda-t-il. — Des lasers de défense tactique, répondit André Dubaud. Si Nice revient frapper, ces salopards le regretteront. La principauté est imperméable à toute forme d’attaque à présent, des émeutiers armés de cailloux aux harpons cinétiques. Cela devait être fait, bien sûr. Nos résidents sont des cibles naturelles pour certains esprits malades. Mais ils ont le droit de vivre comme tout le monde. Sous le dôme, la civilisation est totale. Le seul endroit au monde où l’on puisse se promener dans n’importe quelle rue, à n’importe quel moment, sans devoir regarder derrière soi. — Il semble que votre département fasse un excellent travail, dit Greg. Il jeta un coup d’œil vers Suzi, mais celle-ci était enfoncée, les épaules basses, dans l’un des sièges en cuir de la Citroën et regardait le paysage par la fenêtre teintée, sa taille la faisant ressembler à un enfant boudeur. Elle n’avait pas dit un mot depuis qu’il l’avait présentée au commissaire. Ces deux-là pouvaient difficilement être plus différents, ce qui n’avait sûrement pas échappé à Dubaud. Si sa présence n’avait pas été cautionnée par Julia, il doutait que Suzi aurait obtenu l’autorisation d’atterrir dans cet aéroport. — Il y a un peu de fraude au sein de notre communauté financière, dit Dubaud. Mais les crimes physiques, vols ou actes de violence, sont inconnus. En bannissant les pauvres, majoritairement ceux qui commettent les vols et les agressions, Monaco n’avait pas résolu le problème du crime, il s’était contenté de le déléguer à d’autres. Même New Eastfield à Peterborough n’était pas allé aussi loin. Greg sentait la fierté bornée dans l’esprit d’André Dubaud, mélangée à une trace de ce qui ressemblait étrangement à de la paranoïa. Il retint une remarque sarcastique. Peut-être était-ce la raison du silence de Suzi, une reconnaissance instinctive de la futilité ? Tenter de raisonner à propos de dignité humaine avec quelqu’un comme André Dubaud équivalait à pisser dans un violon. Le pont couvert qui reliait l’île-aéroport à la cité plongea et la Citroën traversa une arche à la base du dôme, pour émerger ensuite sur la rocade extérieure. Propres, telle était l’impression de Greg devant les rangées de bâtiments blancs bien ordonnés sous le soleil mandarine, propres au point de paraître stériles. — Où est le casino ? s’anima Suzi. André Dubaud désigna un groupe de bâtiments de pierres blanches sur la falaise. Elle les regarda avec curiosité. La Citroën les conduisit directement devant la façade de marbre de l’hôtel El Harhari. Un valet ouvrit la portière pour Greg qui suivit André Dubaud vers la réception. À l’intérieur, une troupe de nettoyeurs était occupée à polir les miroirs et les meubles en bois sombre, et des drones aspirateurs se déplaçaient sur les tapis. Claude Murtand, le responsable de la sécurité de l’hôtel, les accueillit sous l’un des grands lustres. Avec son visage séduisant et ses cheveux parfaitement coiffés, il ressemblait à une star du petit écran. Suzi avait l’air d’une naine à côté de lui. — Une photo d’une fille ? demanda-t-il après qu’André Dubaud lui eut expliqué ce qu’ils voulaient. — Oui, dit Greg. Elle était ici pour le bal de Newfields. Nom inconnu, séduisante, la vingtaine, cheveux clairs, courts, portant une robe bleu foncé probablement en soie. Nous pensons que c’est une professionnelle. — Vous êtes à Monaco, murmura Claude Murtand. Qui n’en est pas ? André Dubaud fronça les sourcils. Le centre de sécurité dallé de blanc de l’El Harhari possédait une série d’écrans le long d’un mur, relayant des images de tout l’hôtel. Deux grands écrans plats montraient le plan au sol, des symboles rouges et jaunes clignotant sur des chambres et des couloirs. Il y avait deux îlots de consoles avec trois opérateurs chacune. Claude Murtand avait un petit bureau en aquarium à l’arrière. — Nous compilons un profil de chaque client, expliqua-t-il en les faisant entrer. Aussi détaillé que possible sur la base de ce qui est disponible dans les mémoires centrales publiques. Ce n’est bien sûr qu’une précaution secondaire. Les douanes et l’immigration filtrent tous ceux qui représentent potentiellement un danger. — C’est vrai ? demanda Greg à André Dubaud. — Certainement, répondit le commissaire. Notre contrôle des passeports est le plus rigoureux du monde. Personne possédant un casier judiciaire ne peut entrer. — Votre femme et vous devez vous sentir bien seuls ici, marmonna Suzi. Rachel sourit légèrement. Greg décocha à Suzi un regard d’avertissement. — Et en ce qui concerne les invités du bal de Newfields, vous avez compilé un profil pour chacun d’eux ? demanda-t-il à Claude Murtand. — Non. Nous avons une liste complète de tous ceux qui ont acheté une invitation. Malheureusement, les tickets pour ce genre d’événements changent souvent de mains, particulièrement lorsque quelqu’un comme Julia Evans est présent. Il n’y a aucun moyen de connaître à l’avance l’identité de ceux qui assistent réellement aux festivités. — D’accord, (Greg désigna les écrans.) Avez-vous enregistré le bal ? — Bien entendu. — Très bien. Nous commencerons avec les images caméra de la réception. Il y avait six caméras pour couvrir la réception. Rachel choisit celle qui donnait sur l’entrée. Greg observait par-dessus son épaule. Il reconnut certaines personnes, par la catégorie, pas par le nom. Le genre qui les avait ennuyés, Eleanor et lui, pendant leur première année de mariage. Toute personne de plus de vingt-huit ans avait une structure faciale gelée par des visites annuelles à certaines cliniques discrètes, jusqu’à ce quelle atteigne cinquante-cinq ans, âge auquel elle avait l’autorisation de vieillir avec une dignité virile et des cheveux d’argent. L’apparence n’était pas seulement importante pour ces gens, elle était tout. Julia arriva un quart d’heure avant l’ouverture officielle du bal. Dans la foule assemblée pour l’accueillir, une beauté rousse sculpturale dans une robe noire scintillante enfonça délibérément son talon aiguille dans le pied d’une rivale pour s’assurer d’être au premier rang. Les visages se mélangeaient. La beauté était une qualité qui s’amenuisait quand elle devenait monotone, et aucune de ces femmes n’en manquait. Greg se concentrait sur les robes, en cherchant une bleue. — C’est elle, dit Rachel Griffith. Greg stoppa la diffusion. La fille avait des pommettes saillantes, des épaules larges et carrées, bien droites. À en juger par sa silhouette, elle aurait pu être une athlète professionnelle sauf… Il l’examina attentivement. Une qualité indéfinie. Quelque chose, peut-être, manquait. Rachel avait raison, c’était une pro. Suzi siffla doucement. — Sacrée beauté. Greg relança l’enregistrement. La fille traversa la réception pour se rendre aux toilettes. Il arrêta de nouveau l’image quand elle se retrouva sous la caméra. La boîte blanche contenant la fleur était entre ses mains. — Bingo ! Pouvez-vous m’avoir une meilleure définition de son visage ? demanda-t-il à Claude Murtand. — Certainement. Le responsable de la sécurité se glissa sur une chaise à côté de Rachel et commença à fouiller les mémoires des autres caméras. Il trouva une image où la fille regardait presque directement l’objectif au-dessus du bureau d’accueil et la téléchargea dans le cybofax d’André Dubaud. Le commissaire la relaya à l’ordinateur central du siège de la police. — Deux minutes, dit-il fièrement. Nous aurons son nom. — Le nom sur le passeport, corrigea Suzi. — Madame, personne n’entre à Monaco avec un faux passeport. Greg fit reculer l’enregistrement, regardant la fille marcher à reculons jusqu’à la porte, puis interrompit le défilement. Elle semblait seule. — Puis-je voir l’image de la caméra extérieure deux minutes avant qu’elle n’entre, s’il vous plaît ? La fille était sortie seule d’une Aston Martin vert foncé. Le cybofax d’André Dubaud émit un bip. Il commença à lire les données sur l’écran de l’appareil. — Charlotte Diane Fielder, vingt-quatre ans, citoyenne anglaise, résidente autrichienne. Occupation : étudiante en art. Greg sentit un sourire naître sur ses lèvres. Suzi gloussa. — Elle est arrivée à l’hôtel Celestious à 16 h 30 il y a trois jours, précisa André Dubaud. Elle l’a quitté à 21 h 40 le même soir. — À quelle heure le bal de Newfields s’est-il terminé ? demanda Greg. — Julia est partie vers 1 heure, dit Rachel. La fête s’est poursuivie après son départ. — La plupart des invités sont partis vers 4 heures, précisa Claude Murtand. Un groupe d’une trentaine de personnes est resté pour le petit déjeuner. Ce qui nous amène aux environs de 7 heures. Greg ferma les yeux, ordonnant ses questions. — André, pourriez-vous vérifier si elle est toujours à Monaco, s’il vous plaît ? — Bien sûr. Le commissaire parla dans son cybofax. — Rachel, voulez-vous bien vérifier les images de l’entrée avec Pearse pour le reste de la nuit, s’il vous plaît ? J’aimerais savoir à quelle heure Charlotte Fielder a quitté l’hôtel. Et si elle était seule. — Pas de problème, répondit Rachel. — Et moi ? demanda Suzi. Greg sourit. — Tu viens avec moi au Celestious. Tu es là pour t’assurer que je ne fais pas de bêtises. — Conneries, marmonna Suzi. André Dubaud glissa son cybofax dans sa poche de poitrine. — L’immigration n’a aucune information concernant le départ de Charlotte Fielder, elle doit toujours être dans la principauté, dit-il fermement. Mais il n’y a aucune réservation à son nom dans aucun hôtel. Elle doit séjourner chez un résident. Greg ordonna à son implant glandulaire de sécréter une dose de neurohormones, mettant à l’écart le bureau de Claude Murtand et les courants turbulents de pensées autour de lui pour se concentrer. Il avait besoin de son intuition. A présent qu’il avait un visage et une identité sur lesquels se focaliser, il pouvait fouiller son crâne à la recherche d’une impression, peut-être d’un indice sur la localisation présente de Charlotte Fielder. Il n’obtint ni la certitude qu’il cherchait, ni même un léger sentiment d’espoir qui l’aurait rassuré. Il ne rencontra qu’un vide froid. Charlotte Fielder n’était pas à Monaco. Ni nulle part dans le coin. De retour dans la Citroën, Greg utilisa son cybofax pour appeler Victor Tyo et lui envoya le mince dossier sur Charlotte Fielder. — Vois quel genre de profil tu peux construire à partir de ça. Elle a bien dû atterrir quelque part. Ce serait utile de connaître ses amis et ses contacts. Son maquereau aussi, si tu le trouves. — C’est comme si c’était fait. Tu penses quelle est toujours à Monaco ? — Le commissaire Dubaud le pense. La définition de l’écran du cybofax était suffisante pour afficher le froncement de sourcils de Victor. — Oh ! D’accord. Peux-tu me donner le numéro de sa carte de crédit ? Greg se tourna vers André Dubaud, assis sur l’un des strapontins, dos au chauffeur. — Peut-on l’obtenir du Celestious ? — Oui. — Je te rappelle, Victor. Le Celestious avait quelque chose de bavarois, une façade de pierre pâle bleuâtre, haute et sans relief, avec une tour de chaque côté. Les portes et les fenêtres, équipées de poignées de cuivre brillantes, étaient en bois rouge verni. Le drapeau de la principauté flottait sur un grand mât. Greg le regarda à deux fois, il ne pouvait pas y avoir de vent sous le dôme, quelqu’un devait avoir trouvé un truc avec des câbles et un moteur. Totalement inutile. Il baissa la tête et passa la porte tournante. Avec sa politique de l’envie, Monaco commençait à lui taper sur les nerfs, il voyait des défauts partout. C’était dommageable, cela brouillait son jugement. Cela ne se serait jamais produit au mieux de sa forme. Il régnait une forte odeur de cuir dans la réception. Le décor était discret, des meubles en bois sombre et un tapis bordeaux. Les biolums étaient déguisés en globes gravés dans les murs. André Dubaud montra sa carte de police au réceptionniste et demanda à voir le gérant. — Tu crois qu’elle s’est tirée ? demanda Suzi à Greg à voix basse. — Ouais. Elle n’était là que pour livrer la fleur à Julia. Une fois sa mission accomplie, elle n’avait plus rien à faire ici. — Tuée ? — Possible. Il se gratta la nuque. — Mais tu ne le penses pas. — Je ne suis pas sûr. Ma fameuse intuition ne me dit pas que la rechercher soit une perte de temps. — Alors, comment a-t-elle fait ? Ce trou à rats plaqué or est pire qu’une république bananière, niveau sécurité. — Tu es la tech-merc, à toi de me le dire. — Non. Sérieusement, Greg, je n’accepterais jamais un contrat à Monaco. J’utiliserais éventuellement un pirate pour piquer des données dans le secteur financier, mais uniquement à partir de terminaux extérieurs. Idem pour Event Horizon. Il faut apprendre à accepter ce qui est intouchable. — Je croyais que tu laissais Event Horizon tranquille parce que Julia en est la propriétaire. Suzi changea son sac d’épaule. — Ouais, bon. Il y a de ça, mais j’ai vu ce qu’il restait des intrus après que Victor au visage d’ange en eut terminé avec eux. Parfois il y en a tout juste assez pour remplir un verre. — Il est doué, hein ? Julia et ce bon vieux Morgan Walshaw savaient ce qu’ils faisaient quand ils lui ont refilé le boulot. — Sacrément vrai. — Alors tu ne crois pas que miss Fielder aurait pu se tirer incognito ? — Je n’ai jamais entendu parler de quelqu’un qui ait réussi à le faire. Et je le saurais. Le problème, c’est le dôme. Une barrière physique à cent pour cent. Les seuls trous sont officiels. Personne n’a besoin d’une voie de contrebande vers Monaco, tu vois ? Les drogues n’y sont pas illégales. Il existe même deux compagnies pharmaceutiques locales qui produisent des narcotiques sous licence. On trouve tout ce qu’on veut. — Je l’ignorais. Mais, d’une manière ou d’une autre, il n’était pas surpris. André Dubaud les rejoignit avec le gérant, un vieil homme, grand, qui perdait ses cheveux gris et portait de vraies lunettes, rondes avec une monture argentée. Probablement pour l’effet. Et celui-ci fonctionnait : il possédait cette dignité d’antan qui inspirait la confiance. Le gérant écouta la requête de Greg et fit signe à l’un des réceptionnistes de s’approcher. Greg obtint le numéro de la carte American Express de Charlotte Fielder et l’envoya directement à Victor. Sollicité, le porteur de service le soir du bal ne leur apprit pas grand-chose. Charlotte Fielder avait appelé l’hôtel et demandé qu’on fasse ses valises, disant qu’une voiture passerait les prendre. Le porteur ne se souvenait pas des détails, une limousine, noire, peut-être une Volvo ou une Pontiac. — Pas une Aston Martin verte ? interrogea Greg. — Non, monsieur, répondit le porteur. — Vous semblez très sûr de vous, alors que vous ne vous souvenez pas de la marque. — Nous avons une flotte d’Aston Martin à la disposition de nos clients, expliqua le gérant. (Il consulta son cybofax.) L’une d’elles a emmené Miss Fielder à l’El Harhari pour le bal. Mais c’est la seule fois où elle l’a utilisée. — Bien. Pouvez-vous me montrer les enregistrements de la caméra qui couvre l’entrée de l’hôtel, s’il vous plaît ? Le gérant s’inclina légèrement. — Bien entendu. Ils les visionnèrent dans son bureau, sirotant du café dans de délicates tasses de porcelaine, et virent le portier ranger trois valises assorties en crocodile dans le coffre d’une Pontiac, le chauffeur l’aidant pour la plus grande. — On progresse, dit Greg. (Il se pencha et lut la plaque minéralogique pour André Dubaud.) Peut-on avoir une photo du chauffeur, s’il vous plaît ? — C’est une voiture de location, dit le commissaire alors que son cybofax lui donnait le registre des véhicules. Mon bureau va vérifier les archives de la société de location. L’identité du chauffeur ne prendra qu’une minute. Greg et Suzi sortirent dans la lumière mandarine filtrée du dôme. L’un des portiers du Celestious les aida à monter dans la Citroën. André Dubaud suivait lentement. — Un problème ? demanda Greg. Un muscle sur la joue d’André Dubaud frémit. — Il semble que nous ayons un bug dans le programme de reconnaissance de caractéristiques. — Ce qui veut dire ? demanda Suzi. — Identifier le chauffeur de la Pontiac prend trop de temps. Il entra un code dans le cybofax et se mit à parler rapidement. Le regard de Greg croisa celui de Suzi pendant qu’ils s’enfonçaient dans les sièges de la Citroën ; ils partagèrent un sourire. Ils savaient que Dubaud ne parviendrait pas à identifier le chauffeur, et ce n’était pas un bug, c’était trop compliqué. Il suffisait d’effacer le visage du chauffeur des ordinateurs de la police, ou de s’assurer qu’il n’y soit jamais enregistré. De toute manière c’était un travail de pro. Son cybofax émit un bip. C’était Julia, assise dans son bureau de Wilholm. Les murs derrière elle étaient couverts d’étagères vitrées remplies de livres reliés en cuir. Le bord de la fenêtre montrait un ciel ensoleillé. — Comment se passe la journée de remise des prix ? demanda Greg. Julia sourit. — Il faudra le lui demander quand elle rentrera. — OK. Il parlait avec une image générée par l’un des blocs RN de Julia. Il se demanda combien de ses affaires étaient réglées ainsi, flattant les directeurs de petites entreprises avec ce qu’ils pensaient être une attention personnelle. — Rachel avait raison pour Charlotte Fielder, dit Julia. Elle est connue, de nous au moins. C’est une des filles de Dmitri Baronski. La sécurité conserve une liste assez complète de son écurie au cas où l’un de mes cadres serait tenté. — Qui est Dmitri Baronski ? — Un maquereau de première classe, mais cela ne lui rend pas justice, il est bien plus que ça. C’est un vieux garçon intelligent qui vit en Autriche. Il tient une écurie de filles qui ne sont pas aussi stupides que leurs clients pourraient le croire. Il a fait fortune à la Bourse avec les indiscrétions quelles lui ont rapportées. — Sans blague ? (Pour la première fois, Greg commençait à ressentir une certaine excitation.) Alors, cette Fielder était un bon choix comme courrier ? — Oui. Toi-même, saurais-tu me faire livrer un cadeau et t’assurer qu’il me parvienne ? — Royan saurait, dit Greg. Mais tu as raison, la méthode est une chose, l’accomplissement une autre. Fielder doit être assez maligne pour comprendre les implications de ce qu’elle fait, du moins en partie. Rachel, Pearse Solomons et Claude Murtand buvaient du thé dans le centre de surveillance de l’El Harhari. Une assiette de biscuits était posée sur un terminal. Les écrans des moniteurs étaient noirs. — Je l’ai, annonça Rachel. Elle est partie à 22 h 55 et elle était avec quelqu’un. Greg n’aima pas l’amusement dans la voix de Rachel, qui suggérait une surprise. Sur l’enregistrement, Charlotte Fielder sortit de l’El Harhari avec un adolescent. Le gamin ne pouvait s’empêcher de loucher vers le décolleté de Charlotte, avec un sourire clignotant. Greg interrompit la vidéo et étudia le visage émerveillé du garçon. Il y avait quelque chose de faux en lui, comme s’il s’agissait d’un mannequin. Tout en lui, depuis la maladresse jusqu’à la démarche légèrement arrogante, ressemblait à l’idée que se faisait un styliste d’un adolescent. — Elle va le manger tout cru, ricana Suzi. Il ne tiendra pas la nuit. — Je n’en suis pas sûre, dit Rachel. — André, pouvez-vous m’avoir des infos sur le garçon, s’il vous plaît ? Greg savait déjà qu’on ne pourrait pas davantage identifier l’adolescent que le chauffeur. Vu la nervosité de Dubaud, le policier le pensait aussi. — Dans quelle voiture sont-ils partis ? demanda Greg à Claude Murtand. Le responsable de la sécurité de l’hôtel tapa un ordre sur le clavier de son terminal et bascula sur la caméra extérieure. Greg et Suzi grognèrent de concert. C’était la Pontiac. La Pontiac se gara devant la porte principale de l’El Harhari, le même chauffeur qui était allé chercher les bagages au Celestious ouvrit les portières. Charlotte et son compagnon grimpèrent dans la voiture. Greg demanda à revoir l’image. Son intuition avait provoqué un frisson le long de sa colonne vertébrale. — Arrêtez juste avant que Fielder ne monte dans la voiture, demanda-t-il à Murtand. OK. Maintenant, zoomez sur la partie arrière de la voiture. L’image sauta vers eux, se focalisant sur la portière ouverte et le coffre. Le pied de Charlotte Fielder était suspendu entre le sol et la Pontiac. — Plus gros, demanda Greg. L’image perdit beaucoup en définition, du métal noir et du verre fumé, des ombres rectangulaires mélangées. Greg se pencha en avant. — Suzi, observe la fenêtre arrière et dis-moi ce que tu vois. Suzi s’assit dans le fauteuil de Murtand, juste en face de l’écran, et se concentra en fronçant les sourcils. — Merde, oui ! s’exclama-t-elle. — Quoi ? demanda Rachel. Greg dessina une silhouette sur le bord gauche de la vitre arrière, un fragment encore plus sombre. — Il y a quelqu’un là-dedans. Greg sentait croître la colère d’André Dubaud, ainsi que l’inquiétude qui grignotait ses courants de pensées : il était agité. — Pour l’instant, mes bureaux ne parviennent pas à identifier le garçon, dit le commissaire. Greg savait à quel point cet aveu lui coûtait. Le saccage des Niçois était ancré dans la psyché de chaque Monégasque, tout ce qu’ils avaient bâti depuis était structuré autour de la sauvegarde de la principauté. Et des individus allaient et venaient comme ils le souhaitaient. Le mauvais genre d’individus. — Tiens donc ? ironisa Suzi, et il y avait bien trop d’insolence dans sa voix, même pour elle. — Madame, toute personne qui entre dans Monaco est fichée dans la mémoire de l’ordinateur de la police. Tout le monde. Aucune exception. — Erreur. Entrez donc ma photo dans votre programme de reconnaissance, ou celle de Greg ou de Rachel, ou même celle de Pearse. Vous n’obtiendrez rien, comme avec le chauffeur et le gosse. Nous n’avons jamais présenté nos passeports, nous n’avons donné nos empreintes à personne de l’immigration. — Évidemment pas, dit André Dubaud. Vous êtes ici en tant qu’invités de Mme Evans et je sais quelle importance elle attache à votre mission. Je m’en remets à son jugement. De plus, pour des raisons d’urgence, nous vous avons épargné les formalités. — Et c’est tout ? railla Suzi. Greg m’a demandé comment je pourrais sortir quelqu’un de votre putain de réserve. J’ai répondu que j’en étais incapable. Je travaille comme mercenaire dans des affaires secrètes, mais je n’ai pas ce qu’il faut pour ça. Pour ce genre de truc, il faut du fric. C’est comme ça qu’on tire les ficelles, commissaire, avec du fric. Vous en avez fait une religion, vous vous pâmez devant. Bon Dieu ! Julia n’a eu qu’à vous solliciter et vous vous êtes allongé. Tout ça parce qu’elle a du pognon. André Dubaud rougit, ses lèvres n’étaient plus qu’une ligne blanche, il respirait à petits coups par le nez. — Ouais, merci Suzi, dit Greg. Qu’en pensez-vous, André ? Existe-t-il quelqu’un d’autre dans votre département qui dispose de l’autorité pour contourner la douane et l’immigration ? — Quelques autres personnes pourraient offrir semblable courtoisie, répondit Dubaud de mauvaise grâce. Mais cela ne serait possible que si les circonstances le justifiaient. — Combien de personnes ? — S’il vous plaît, vous devez comprendre que l’argent n’est pas une condition suffisante. La personne qui présenterait une telle requête devrait être irréprochable. — Combien ? — Vingt-cinq, peut-être trente. Peut-être même un peu plus. — Oh ? Génial ! Le visage de Victor apparut sur le cybofax de Greg dès qu’il eut composé le code. — Charlotte Fielder a été emmenée loin d’ici, dit Greg. Je n’ai aucun doute. Et c’est un boulot de pro. Il a fallu beaucoup de fric, beaucoup de talent. La Pontiac qui l’a embarquée était louée et c’est le chauffeur qui a réglé la transaction. Aucune trace de lui dans la mémoire de l’ordinateur de la police. Même chose pour le garçon qui l’accompagnait. Quant à la personne qui était déjà dans la voiture, je ne peux même pas te dire si c’est un homme ou une femme. Rachel, Suzi et Pearse Solomons, sagement assis dans le bureau de Claude Murtand, étaient ravis que ce soit lui qui résume l’histoire. L’air conditionné bourdonnait doucement, éliminant l’humidité accumulée. Murtand et Dubaud, de l’autre côté du mur de verre, parlaient à voix basse en lançant de temps en temps un regard malheureux dans leur direction. — Je ne peux pas ajouter grand-chose, dit Victor. Fielder ne s’est pas servi de sa carte Amex ces trois derniers jours et elle ne l’avait pas utilisée les dix jours précédant sa réservation au Celestious. Aucun indice de ce côté. — Pour quoi s’en est-elle servie la dernière fois ? demanda Greg. Victor regarda quelque chose hors champ. — C’était chez Baldocks, un grand magasin de Wellington, en Nouvelle-Zélande. Une facture de quarante-trois dollars, non détaillée. — Aucune importance, dit Greg. Qu’a-t-elle bien pu faire pendant ces dix jours entre Wellington et Monaco ? — C’est ce que tu es censé me dire, répliqua Victor. — Elle a rencontré Royan, affirma Suzi. — D’accord, convint Greg, mais où ? Ce que nous avons trouvé jusqu’à présent soulève deux questions. Premièrement, pourquoi compliquer les choses à ce point pour un simple courrier ? Quelqu’un a fait beaucoup d’efforts pour la faire disparaître, alors qu’elle n’avait qu’à livrer la fleur à julia. — Parce qu’elle peut nous mener à Royan, proposa Suzi. — Assez juste. Ce qui signifie que des gens derrière elle, ceux qui ont loué la Pontiac, ne veulent pas que nous sachions où se trouve Royan. Normalement, je dirais que ça ressemble à un kidnapping. — Mais il y a la fleur, intervint Victor. — Ouais, et aussi les huit mois de disparition de Royan. Retenir quelqu’un huit mois sans demander de rançon est absurde. — Qui sait comment fonctionne l’esprit des extraterrestres ? soupira Suzi. — Pas moi, répondit Greg. Mais le chauffeur et le gamin sont humains… (Il s’interrompit, se souvenant de la perfection du garçon.) Ou alors, des humanoïdes. — Connerie ! dit Suzi. Des extraterrestres à Monaco… — Ils disposent peut-être d’une technologie pour entrer et sortir du dôme à volonté, suggéra Greg. Sauf qu’il ne pouvait pas croire une chose pareille. C’était trop compliqué, particulièrement depuis qu’ils avaient découvert que l’argent suffisait pour déjouer les sécurités monégasques. — Le fait est que quelqu’un déplace Fielder. C’est la seconde question. Pourquoi ne pas l’avoir fait entrer à Monaco de la même manière qu’on l’en a fait sortir ? La laisser arriver de façon ordinaire et passer par le contrôle des passeports, les empreintes digitales, les formalités légales et la réservation au Celestious, tout cela nous a permis de découvrir son identité. Pourquoi ? Ils auraient très bien pu livrer la fleur à Julia et nous laisser totalement dans le noir. Suzi s’étira. — Continue, on dirait que tu as une réponse. — Deux groupes différents, dit Greg. C’est Royan qui l’a envoyée pour livrer la fleur. Puis quelqu’un d’autre l’a enlevée. — S’il s’agit d’une équipe de tech-mercs, vous pourriez le découvrir, demanda Victor. — Peut-être, mais ça prendrait du temps. Une semaine, peut-être deux. Et plus encore pour trouver le commanditaire. — Ça ne suffit pas, dit Victor. — Va te faire foutre aussi. — Si vous voulez mon opinion, intervint Greg, le groupe qui s’est arrangé pour faire disparaître Fielder est le même qui a prélevé un échantillon de la fleur. Victor hocha la tête. — Ça fonctionne. Tu penses qu’ils ont déjà trouvé Royan ? — S’ils disposent d’un psi pour interroger Fielder, une minute suffit pour découvrir ce qu’elle sait. Avec des drogues et un polygraphe, cela prendrait une demi-heure. Et ils l’ont depuis trois jours. — Putain de merde ! — On peut essayer un raccourci, reprit Greg. Téléphoner au cybofax de Fielder et utiliser l’influence d’Event Horizon auprès d’English Telecom pour obtenir les coordonnées géographiques. — Bonne idée, dit Victor. Son image sur le cybofax de Greg glissa sur le côté. Julia apparut dans l’autre moitié de l’écran, assise à son bureau. Rien n’avait changé derrière elle, même le soleil brillant à travers la fenêtre faisait le même angle avec l’horizon. — Pas besoin de demande officielle, dit-elle. J’infiltre le logiciel de localisation des appels de la plate-forme d’antennes d’Intelsat. Je viens de composer le numéro de Fielder. Greg attendit. — Pas de réponse. Même pas de signal depuis le transpondeur. — Continue à essayer. — Si tout ce qu’ils espéraient de Fielder était la position de Royan, elle a probablement été éliminée, fit remarquer Victor. — Non, réagit Greg. — D’accord, accepta Victor de bonne grâce. Il avait déjà eu l’occasion de voir fonctionner l’intuition de Greg. Greg se demanda ce que le jeune Pearse Solomons comprenait de tout ça. L’agent de sécurité s’était mis au garde-à-vous dès que Victor était apparu sur l’écran du cybofax. Depuis l’apparition de julia, il n’avait plus respiré. — Cela ne nous laisse que Baronski, dit Greg. — Que pourrait-il nous révéler ? demanda Suzi. — Charlotte Fielder a quitté la fête tôt, avec un jeune homme riche, dans une voiture de luxe. Elle est sortie de l’El Harhari librement. Je dirais même joyeusement. Le garçon est soit quelqu’un qu’elle connaît, soit, plus probablement, le fils d’un client. Dans un cas comme dans l’autre, Baronski devrait pouvoir nous éclairer. CHAPITRE 9 Le soleil était encore inexplicablement étrange. Charlotte en comprit finalement la raison pendant quelle prenait un petit déjeuner tardif. Fabian était assis en face d’elle, comme d’habitude. Il semblait ahuri, presque choqué, et touchait à peine à ses céréales. Chaque fois qu’il la regardait, c’était avec une révérence gênante. Fabian était un garçon plein de désir. Il apprenait très vite, aussi. Elle avait passé des heures exténuantes la nuit précédente à répondre à son enthousiasme et à ses demandes jusqu’à ce qu’il s’endorme, épuisé, mais il était prêt à recommencer dès le matin. Ce pourquoi ils étaient arrivés en retard à table. Jason Whitehurst était déjà installé et les attendait. Il les accueillit avec un sourire imperturbable. — Je suis content que vous vous entendiez si bien, les jeunes. Fabian avait rougi. Jason Whitehurst avait choisi ses céréales et ordonné à son cybofax d’afficher le Times de Londres qu’il avait lu en mangeant. Charlotte entendait le serveur presser des oranges à la table derrière elle. Elle se mit à manger ses propres céréales. Le soleil, s’élevant juste derrière Jason Whitehurst, inondait la salle à manger d’une lumière liquide rose doré. Elle l’avait observé longuement, peut-être parce qu’elle avait froid malgré le coton épais de sa robe d’été. Jason Whitehurst leva les yeux de son cybofax. — Quelque chose ne va pas, ma chère ? — Ouest, dit-elle, engourdie. Nous allons vers l’ouest. — C’est exact. — Mais Odessa est à l’est de Monaco. Je pensais qu’on faisait le tour de l’Italie avant de rallier la mer Noire. — Non. (Jason Whitehurst inspecta un toast puis commença à le beurrer.) Mon agent s’est occupé de mon affaire à Odessa. Il n’y a plus aucune nécessité de s’y rendre. C’est un vrai soulagement, d’ailleurs, je vous ai expliqué comment c’était. Le serveur posa un verre d’oranges pressées devant Charlotte. Elle ne lui fit aucun signe. — Où allons-nous, alors ? — Aller ? (Jason Whitehurst fit semblant d’être surpris.) Voyons, ma chère, le Cohnel Maitland se contente de dériver. Selon l’envie ou la nécessité. C’est ce que je dis toujours. J’avais dans l’idée que l’Amérique du Sud serait agréable. Fabian et vous pourriez vous reposer sur la plage, ce genre de choses, quelles que soient les choses que font les garçons et les filles de nos jours. Qu’en penses-tu, jeune homme ? — C’est merveilleux. Père, dit Fabian, sur ses gardes. — Quel pays en Amérique du Sud ? demanda Charlotte. Il lui était difficile de rester polie. — Oh ? Je ne sais pas. Je n’y ai pas vraiment pensé, pour être honnête. Pourquoi, vous avez une préférence ? Pour une fois, elle n’avait pas de réponse. Une partie de son esprit pensait que Baronski secouerait la tête : questionner un mécène sur ses intentions, afficher son mécontentement, cela ne se faisait pas. Mais soit Jason Whitehurst était la personne la plus insouciante quelle ait jamais rencontrée, soit il était délibérément obtus. Elle avait entendu parler de mécènes de ce genre, heureusement rares. Ils préféraient les jeux psychologiques à la maîtrise physique. Des pièges mentaux pour perturber l’esprit d’une fille perplexe et la réduire à l’état d’épave nerveuse et désorientée. Cela leur procurait une sensation de pouvoir. Le genre d’esprit qui aimait détruire. Charlotte se souvenait d’une conversation avec l’un des professeurs féminins que Baronski lui avait octroyés pour quelle apprenne les petites choses qui la tireraient vers le haut du panier. Elle lui avait expliqué que c’était une question d’âge, de jalousie et d’amertume. Certains mécènes punissaient les filles pour leur jeunesse et leur beauté, quelque chose que leur richesse ne leur rendrait jamais. Quelqu’un possédant un empire aussi énorme que celui de Whitehurst ne pouvait posséder l’esprit négligent qu’il montrait. Elle réfléchit rapidement. — La Guyane française est censée être agréable, dit-elle d’une voix joyeuse et enthousiaste. Il y a de merveilleuses plages et un parc naturel tropical qu’on pourrait visiter. Elle possède aussi l’une des plus anciennes forêts pluviales du continent et on y découvre encore de nouvelles espèces d’insectes. La Guyane française était aussi le pays sud-américain le plus proche de l’Europe, ce qui signifiait que le voyage prendrait fin rapidement et qu’elle pourrait disparaître. — Je n’imagine pas Fabian s’intéresser aux insectes ; je me trompe, jeune homme ? Fabian regarda Charlotte puis son père. Piégé, il ne voulait décevoir ni l’un ni l’autre. Elle se sentit désolée pour lui. — N’est-ce pas en Guyane française que se trouve l’île du Diable ? demanda-t-il. Jason Whitehurst tira sur sa barbe. — Si, je crois que tu as raison. La joyeuse île du Diable. J’aurais dû deviner qu’un garçon au sang chaud s’intéresserait au macabre. C’est normal, c’est ainsi qu’on grandit. Ce sera donc la Guyane française. Charlotte plongea directement dans la piscine du Colonel Maitland et commença à faire des longueurs, d’une nage libre et souple. C’était l’une des meilleures façons qu’elle connaissait de chasser la frustration : se perdre dans la mécanique des membres, ne pas penser. Elle s’arrêta après trente longueurs ; la piscine était plus petite que celles auxquelles elle était habituée. La distance était trop courte pour permettre d’atteindre une vitesse décente, ou peut-être était-elle trop gâtée. — Mince alors ! Existe-t-il quelque chose que tu fasses mal ? demanda Fabian. Je croyais être un bon nageur, mais tu me laisses pantois. — Désolée, j’étais un peu énervée à cause de l’histoire d’Odessa. — Oh ? (Le coin de sa bouche retomba.) Père peut être un peu, disons, désinvolte, par moments. J’imagine que ce doit être agaçant, à moins d’y être habitué. Elle se laissa flotter sur le dos. Ce n’était probablement pas le bon moment pour demander ce qui était arrivé aux autres filles engagées par son père, ni si elles étaient reparties en larmes. — Maintenant que je sais où nous allons, tout va bien. (Elle commença à battre des pieds en direction de la baie vitrée.) Tu n’étais pas obligé de dire que tu voulais aller en Guyane française, tu sais, je n’aurais pas été offensée. — Non, vraiment, j’ai envie d’y aller. (Il nageait à côté d’elle.) Bon, d’accord, pas les arbres et les mille-pattes. Mais j’aimerais bien voir l’île du Diable. Et les plages, avec toi. Charlotte s’immobilisa sur le bord, près de la baie vitrée. Elle regarda l’eau en réfléchissant. — Où sommes-nous actuellement, d’après toi ? Fabian s’accrocha à la bordure, les yeux rivés sur elle. — Au-dessus de l’Atlantique, à l’ouest de l’Afrique. Je peux t’obtenir les coordonnées exactes, si tu veux. — Non, merci, Fabian, c’est très bien. C’est juste dommage qu’on ait raté Gibraltar. Tu y es déjà allé ? — Non. — Si le Colonel Maitland revient en Méditerranée, souviens-toi de demander à ton père de t’y emmener. Le torrent dû à la dénivellation dans le détroit est extraordinaire. Ce minuscule espace est le seul endroit où la Méditerranée peut se remplir. L’expansion thermique n’a pas élevé le niveau de la Méditerranée aussi haut que celui des océans, l’eau était plus chaude, déjà. Alors, après plus de vingt-cinq ans, l’Atlantique est toujours deux mètres plus haut. On n’atteindra pas le point d’équilibre avant encore longtemps. — Tu y as fait du surf ? — Non. J’avais trop peur, le torrent s’étend sur plus de cinq kilomètres. Par contre, j’ai regardé les fous machos le faire. On s’assied sur l’une des terrasses de café qui surplombent et on tremble jusqu’aux os à cause de la turbulence, le son est comme un tonnerre perpétuel. On dit que le rocher lui-même aura disparu d’ici à quelques décennies. Rien ne peut résister à ce type de pression. Elle se souvenait d’autres choses, les capsules en forme de canoë dans lesquelles les gens descendaient le détroit, comme des spots de phosphène filant devant ses yeux tandis que, à l’abri dans le café, elle observait l’incroyable vague blanche. Trois des personnes de son groupe avaient voulu essayer, sachant pertinemment que le flux prenait une ou deux vies par semaine. À l’époque, elle s’était dit qu’ils avaient peu de respect pour leur propre vie. Une certaine dégénérescence dans le monde des riches progressait de génération en génération. Ils recherchaient le frisson de l’aventure : les courses de hors-bord, les rallyes dans le désert, les treks polaires. Mais dans les risques qu’ils prenaient, le calcul était remplacé par l’insouciance. Vivre vite et mourir jeune. C’était une réaction à leur désabusement. Dans ce monde, tant de plaisirs pouvaient être achetés, pour pas cher. Cette quête autodestructrice les éloignait encore des pauvres. — Ça a l’air génial, commenta Fabian. Elle se rendit compte qu’il n’écoutait pas vraiment. Il la regardait, plein de questions et de désir dans ses yeux émerveillés. Comment serait-il quand il aurait dix-huit ans ? — Nous allons passer un marché, Fabian. — Quoi ? — Si tu m’enlèves mon bikini, je t’enlève ton maillot. La chambre de Fabian avait été décorée avec la même attention onéreuse et luxueuse que le reste du dirigeable. Une commode ancienne, des chaises nordiques rembourrées, un tapis chinois, deux natures mortes pâles dans des cadres dorés. Mais la commode était griffée et tachée d’une substance violette collante. Des tee-shirts, des serviettes et des caleçons pendaient sur les chaises, des chaussures et des rollerblades traînaient par terre, des posters paillards de groupes de bimbos ornaient les murs. Fabian était finalement un adolescent ordinaire. Son antre aussi vaste qu’un entrepôt n’était pas assez volumineux pour toutes ses affaires. Charlotte n’avait encore vu la chambre que dans la lumière tamisée ; en plein jour, c’était pire. Assise en tailleur au milieu du lit, le bikini remis, elle observait le garçon. Il était accroupi sur sa serviette devant le grand écran mural branché sur le MTV français qui diffusait un vieux morceau des Rolling Stones, sans le son. Mais il était concentré sur son cybofax. Il faisait les mots croisés du Times tout en mangeant une barre glacée au chocolat. Elle n’avait jamais vu quelqu’un résoudre des mots croisés aussi rapidement. Il prenait une bouchée de sa barre chocolatée en lisant les indices puis ses doigts valsaient sur les touches. Il n’avait jamais la moindre hésitation, il ne vérifiait jamais avec la fonction dictionnaire du cybofax. Elle fut tentée de redemander s’il était équipé d’un nodule bioprocesseur, mais il n’apprécierait pas. De toute manière, elle ne pensait pas qu’il avait menti au bord de la piscine, la veille. En fait, elle ne pensait pas que Fabian saurait comment lui mentir. Alors comment pouvait-il démolir des mots croisés avec cette aisance ? — La femme de chambre ne nettoie jamais, ici ? demanda-t-elle. Fabian regarda autour de lui, surpris et curieux. — Les domestiques ramassent mes vêtements pour les laver. Mais je perdrais tout si on rangeait mes choses. Elle ramassa une maquette d’aéronef militaire à rotor basculant d’un mètre de long, plus lourde quelle ne s’y attendait. Les missiles miniatures avaient l’air très réels. — Qu’est-ce que tu peux faire avec ça à l’intérieur ? Fabian dégagea ses cheveux de son visage. — Rien, idiote. Je le fais voler depuis la zone d’atterrissage du Colonel. Tu veux qu’on monte l’essayer ? Je te laisserai utiliser la télécommande, c’est bête comme chou. — Peut-être plus tard. Où est-ce que tu trouves ces trucs ? Tu dois faire des semaines entières de shopping quand le Colonel Maitland atteint une ville. — Oh, non. Je les choisis sur catalogue et je les fais envoyer à l’aéroport suivant. Le Gulfstream me les rapporte. — Je vois. Jason Whitehurst n’avait pas exagéré quand il disait qu’il gardait Fabian à bord la plupart du temps. Elle n’approuvait pas. Même si elle ne pouvait évidemment rien en dire. — Je vais tout faire nettoyer par les femmes de chambre si tu n’aimes pas, offrit généreusement Fabian. — Je ne crois pas que ton père pourrait se permettre de payer les heures supplémentaires nécessaires. Fabian éclata d’un rire joyeux. — Comment fais-tu ? — Quoi ? — Tout ce que tu dis est toujours juste. Les vêtements que tu portes te donnent l’air fantastique. Tu sais très bien nager. Tu danses super bien. Tu connais le monde entier, pas seulement à quoi ressemblent les pays mais aussi leur politique. Tu es comme une superwoman ou quelque chose comme ça. — C’est l’âge, Fabian. Quand tu seras aussi vieux que moi, tu auras aussi tout appris. Fabian baissa les yeux. — Tu n’es pas vieille. — Tu es gentil. — Tu avais dit que tu ne m’appellerais plus mignon ou gentil, reprocha-t-il avait pétulance. Plus maintenant que je suis ton amant. — Désolée. — Charlotte ? — Oui ? — On peut recommencer ? Il était peut-être brillant, mais il avait le cerveau d’une sauterelle. — Je crois bien, oui. Fabian chiffonna l’emballage de sa barre chocolatée et le lança dans la poubelle avant de sauter sur le lit. — J’ai oublié d’ajouter que tu es aussi incroyablement sexy, dit-il timidement comme s’il jurait à l’église. — Merci. Charlotte s’allongea sur le côté près de lui. — Tu te souviens de ce que j’aime ? (Elle l’embrassa, la main courant sur son ventre.) Comment faire pour que j’en redemande ? Observant son visage attentivement, Fabian tendit la main pour défaire le haut du bikini. Il souriait avidement tandis que les triangles de tissu libéraient ses seins et il commença à caresser sa cage thoracique comme elle le lui avait appris. — C’est comment, dans l’espace ? Charlotte grogna, son humeur était gâchée. — Oh, Seigneur, Fabian ! Je t’ai déjà dit tout ce que je pouvais. Si tu veux en savoir plus, il va falloir que tu y ailles toi-même. — Non, je voulais dire… tu sais… le sexe en chute libre. — Oh. Des plaisirs hors de ce monde… — Quoi ? Il haletait. — « Des plaisirs hors de ce monde », c’est ce que disent les gens de New London. — Sorcière ! Alors, c’est comment ? — Je ne sais pas. Je n’ai pas eu la chance d’essayer. — Non ? Elle pouvait lire en lui comme dans un livre. Il ne la croyait pas. — Non. Mais j’admets y avoir pensé. J’ai rencontré un gentil garçon du coin quand j’étais là-bas. Mais j’ai annulé les quatre derniers jours de mes vacances et je suis rentrée plus tôt. Du coup, je n’ai pas essayé. J’imagine que c’est une exagération, de la propagande pour les touristes. — Tu as annulé des vacances dans l’espace ? Pourquoi ? Charlotte jura silencieusement. Ce vol en dirigeable l’affectait, sa discipline se relâchait. — J’avais des affaires à régler et il y avait le bal de Newfields. Pourquoi ? Tu préférerais que je sois encore là-haut ? — Non ! Mince, Charlotte ! s’indigna-t-il. Ne dis pas des choses pareilles. Elle laissa courir une main sur son menton, momentanément surprise par l’absence de barbe. Fabian inspira rapidement. — Ecoute, je viens d’avoir une idée géniale. Nous pourrions aller à New London ensemble, non ? Tu as entendu ce que Père a dit, je pourrais y aller dans moins de deux ans. Je le ferai. Ce serait fabuleux. On pourrait passer tout notre temps en chute libre. Des plaisirs hors de ce monde. Il gloussa et, d’enthousiasme, frappa des mains. Charlotte dut produire un effort surhumain pour conserver son sourire. Mon Dieu ! Un adolescent amoureux qui pensait qu’elle allait rester avec lui jusqu’à ce que la mort les sépare, amen. Sexe égale amour, ils pensaient tous ça à cet âge. Comment avait-elle pu être assez stupide pour se retrouver dans cette situation ? Cela ne pouvait se terminer que par un cœur brisé. Fabian attendait, rougissant, impatient jusqu’au délire. — Quelques années, c’est long. (Elle prit ses mains et les plaqua fermement sur ses seins.) Et je connais quelques petits plaisirs qui marchent très bien dans ce bas monde… Charlotte laissa la douche chaude jouer avec son dos, l’eau savonneuse glissant le long de ses cuisses et de ses mollets. Cela faisait du bien, c’était relaxant. En frappant sa peau, les jets puissants faisaient comme un massage. La vapeur tournoyait autour d’elle. Qu’allait-elle pouvoir faire avec Fabian ? Ce n’était pas un mauvais gamin, il méritait bien mieux quelle et son père. Le plus évident était de couper court et de s’enfuir dès qu’ils atteindraient la Guyane française. Il était jeune, résilient, il l’oublierait rapidement. Mais elle savait à quel point cela lui ferait mal. Combien elle pouvait lui faire mal. Elle ne supportait pas l’idée de ce visage confiant, espiègle, transformé par la douleur. C’était très inhabituel de sa part, et dérangeant. Maudit soit Jason Whitehurst de ne pas avoir élevé son fils correctement. Et maudit soit Baronski de ne pas avoir su pourquoi Whitehurst la voulait. Le vieux était d’ordinaire tellement prudent avec ses filles. Charlotte rinça une dernière fois ses cheveux et arrêta la douche. Elle s’enroula dans une grande serviette et en utilisa une autre pour se sécher la tête. Le peignoir qu’elle avait porté par-dessus son bikini pour se déplacer sur la nacelle gisait sur les dalles mouillées, trempé par la condensation de la douche. Il pouvait rester là. La femme de chambre s’en occuperait, la chienne. Elle s’assit devant le miroir pour se coiffer. Sa cabine n’avait pas l’air renfermé et étouffant de celle de Fabian. Charlotte avait de la place pour respirer et pour bouger. Disposer de sa propre cabine était le seul plus de cette mission. Elle aimait les moments où elle se retrouvait seule, ces interludes pendant lesquels elle pouvait réfléchir, où chaque mouvement, chaque mot n’exigeait plus d’effort. Elle regarda son image dans le miroir, s’étira et fit jouer ses orteils. — Dieu nouz’aime, mon canard. T’vois comme on est riches main’nant. Elle pouffa. Étonnant comme il était à présent plus difficile de prendre cet accent que les intonations bourgeoises que lui avait patiemment enseignées Baronski. Le passé était vraiment mort. Charlotte se leva et fouilla sa table de nuit. Son cybofax Amstrad doré était dans le deuxième tiroir. Elle le sortit et s’assit sur le lit, repliant ses jambes sous elle. — Fonction téléphone, dit-elle à la galette électronique avant de lui donner le numéro de Baronski. Il ne pourrait probablement pas l’aider à se sortir de la situation, mais lui parler calmerait une bonne part de sa frustration. Il était toujours efficace pour ça, toujours prêt à offrir une épaule sur laquelle pleurer. Tout le monde avait besoin de quelqu’un comme ça, la vie serait invivable sans. Et, de toute façon, elle avait besoin d’appeler pour lui dire qu’elle n’allait pas à Odessa. Il aimait que ses filles le tiennent au courant. « IMPOSSIBLE D’OBTENIR LIEN SATELLITE », apparut sur l’écran du cybofax. Charlotte le regarda fixement. Impossible ? Elle quitta le lit et se rendit à la fenêtre. L’enveloppe solaire noire du dirigeable s’incurvait au-dessus d’elle comme une lune. Pas étonnant que le cybofax ne puisse joindre une plate-forme géostationnaire. Il y avait un terminal standard près du lit, mais elle résista à l’idée de s’en servir. Si elle devait déverser sa rage contre Whitehurst, elle ne voulait pas le faire sur un de ses appareils. Plus d’une fois ses mécènes avaient enregistré ses appels. Charlotte fouilla les tiroirs à la recherche de sa combinaison Ashmi. Elle pouvait monter sur l’aire d’atterrissage, le cybofax devrait y fonctionner. Peut-être devrait-elle prolonger sa mission d’un mois et repousser Fabian graduellement ? Cela pouvait fonctionner, pas de ressentiment d’un côté ni de l’autre et un merveilleux souvenir de premier amour pour le reste de la vie du gamin. Mais un mois supplémentaire dans ces conditions ? Au moins, en Guyane française, il y aurait des bars et une vie nocturne digne de ce nom. Charlotte fermait sa combinaison lorsqu’on frappa à la porte. La femme de chambre entra. — M. Jason voudrait vous voir, dit-elle. — OK, j’arrive dans vingt minutes. — Il a dit maintenant. La femme de chambre jubilait. Fabian avait montré à Charlotte où se trouvait le bureau de son père, au milieu du pont inférieur, mais ils n’étaient pas entrés. Charlotte le trouva équipé d’un matériel ultramoderne, le premier qu’elle voyait à bord. Les murs, le sol et le plafond étaient en composite blanc argent, des écrans plats affichaient des cartes homolographiques du monde, où les côtes scintillaient, et les villes et les ports étaient soulignés de codes à dix chiffres. Jason Whitehurst était assis à un bureau de verre fumé ressemblant à un champignon rectangulaire. De minuscules lumières rouges et vertes clignotaient comme des lucioles à l’intérieur du plateau de verre. C’était le seul meuble de la pièce. Les talons de ses bottines cliquetaient bruyamment quand elle s’approcha de lui. — Fauteuil, ordonna Jason Whitehurst. Un cercle sur le sol devant son bureau se grisa. Un cylindre lisse en jaillit et s’étala comme une tache organique sur une photographie. Charlotte s’assit prudemment sur le siège courbe ainsi formé. Sous ses ongles, c’était dur comme du roc. — Vous avez tenté d’utiliser votre cybofax pour passer un appel extérieur, dit Jason Whitehurst. — Oui. — Je dois vous demander de ne pas recommencer. Je suis au milieu de négociations délicates. — Je ne les interromprai pas. C’était juste pour appeler un ami. — Vous appeliez Baronski. Charlotte se demanda si c’était bien l’épaisseur de la coque du dirigeable qui avait bloqué son appel. — C’est exact. Il aime savoir où je me trouve, et comme nous n’allons pas à Odessa… — Il aime savoir ce que vous entendez. — Comment ? — Baronski traite l’information que vous lui fournissez. Ce ne sera pas le cas pendant ce voyage. — Je n’allais pas dire quoi que ce soit vous concernant. Je ne sais rien de vous. — Et vous ne saurez rien. Je vous ai achetée uniquement pour offrir un peu d’amusement à Fabian, rien d’autre. Ce sera tout. Il fallut un instant pour que Charlotte comprenne qu’il la congédiait. Elle se leva, les jambes tremblantes. Une fois que la porte se fut refermée derrière elle, elle se frotta les yeux. Ses articulations lui semblaient mouillées. CHAPITRE 1O Le Pegasus transportant Victor Tyo vers Duxford s’arrêta sur le toit dans un léger mouvement de balancier quand le train d’atterrissage absorba le poids de l’avion. L’hôtesse ouvrit la porte et Victor descendit l’escalier en trottant. Son garde du corps le suivait à quelques pas. La nécessité d’avoir un garde du corps était un compliment détourné concernant sa propre efficacité. La dernière génération de tech-mercs avait tendance à considérer l’échec comme une affaire personnelle, et leurs activités comme une donnée que les entreprises devraient tolérer, au même titre que les incendies et les créances douteuses. Si un contrat plantait, ce n’était pas leur faute. On aurait dit des enfants capricieux attrapés en train de voler dans un magasin. En conséquence, découvrir une opération montée contre Event Horizon ne suffisait pas. Il fallait dépister tous ceux qui y étaient impliqués. La prime actuelle pour l’assassinat de Victor Tyo était d’un demi-million d’eurofrancs, offerts par Eugene Selby après que les pirates qu’il avait envoyés pour voler des données sur les circuits logiques magnétiques avaient été abattus par deux missiles Foxhound. Le gage pour la peau de cet éventuel assassin était lui d’un million d’eurofrancs. Un quart de million récompenserait toute personne qui révélerait les coordonnées géographiques d’Eugene Selby. Ces derniers temps, la vie de Victor s’emmêlait dans des cercles aussi vicieux que dissuasifs. Il n’en était pas particulièrement gêné. Cela faisait partie du jeu auquel il avait choisi de participer il y avait bien longtemps. Quand il s’était joint à la division sécurité, Morgan Walshaw lui avait dit : — Une fois entré, tu ne ressortiras jamais. Ce boulot, c’est pour toujours. Il avait été suffisamment jeune pour hocher la tête sérieusement et dire : — Oui, monsieur, je comprends parfaitement. Il comprenait, en effet, mais n’appréciait pas forcément. Toujours, c’était sacrément long. Ces derniers temps, il avait pris l’habitude de tenir les mêmes propos aux jeunes recrues. La taille de sa division avait suivi proportionnellement la croissance commerciale d’Event Horizon. À présent, elle égalait les agences de renseignement gouvernementales et possédait une puissance de frappe tactique équivalente à celle de deux escadrons de la RAF. Les trois principaux partis d’opposition à Westminster réclamaient constamment des enquêtes autour de rumeurs lancées par des tech-mercs sur ses activités. Même les Nouveaux conservateurs commençaient à être nerveux. Si les ministres n’avaient pas besoin de Julia à leurs côtés pour ce qui concernait le pays de Galles, des incidents comme le contrat Selby auraient soulevé l’intérêt de la police. Comme si elle était capable de s’occuper des tech-mercs ! Mais essayez d’expliquer ça à un politicien… La sécurité d’Event Horizon n’était pas la cause du problème, c’en était le résultat. Son équipe surveillait en ce moment dix-huit contrats tech-mercs visant la société. Il y avait une fuite au sein de la division biochimique que même les psi ne parvenaient pas à découvrir. Et maintenant, les extraterrestres ! Je me demande ce que le vieux Walshaw aurait pensé de ça. La vie n’était pas plus facile à l’époque de son prédécesseur, mais au moins, les lignes de bataille étaient claires. Il faisait chaud hors de l’hypersonique, même si Duxford ne devait pas supporter l’humidité de Peterborough, à laquelle il ne s’était jamais habitué. L’avion s’était posé sur le toit du bâtiment 1 de l’institut astronautique d’Event Horizon. C’était typique de l’industrie spatiale d’utiliser ce genre de nomenclature, en regard du médium qu’ils traitaient. Froid, vaste et sans âme. Le bâtiment 1 était un anneau de bureaux et de laboratoires de huit cents mètres de diamètre sur trois étages, couvert par un dôme solaire qui s’élevait à côté de Victor comme une fissure dans l’espace, suçant la chaleur et la lumière tout autour. Regardant dans l’autre sens, Victor arrivait à distinguer les vieilles pierres des collèges de Cambridge qui tremblotaient dans l’air chaud. Le reste de la ville était un méli-mélo de briques rouges et de panneaux solaires noirs. Il y avait très peu de bâtiments modernes. Pour Tyo, c’était un changement agréable. Le bâtiment 2 était un clone du bâtiment 1, situé un kilomètre plus loin, sur l’ancien site du Musée impérial de la Guerre. Ses murs de verre vert argenté renvoyaient des flèches de lumière. Le bâtiment 3 était une sorte de grand frère des deux premiers, avec son anneau extérieur de seize cents mètres de diamètre sur quinze étages. Un mile, comme on disait à Birmingham où avait grandi Victor et où l’on s’accrochait encore à la véritable Angleterre : celle des pintes et des pouces. Les gens effrayés par le flux perpétuel des changements provoqués par le réchauffement au début du millénaire cherchaient encore un sanctuaire de stabilité dans les vieilles coutumes. Les avions spatiaux bourdonnaient gracieusement dans le ciel, énormes formes d’ailes delta, arrivant de l’ouest ou s’envolant vers l’est. La rangée des aires d’atterrissage avait été construite pour eux le long de la vieille piste de Duxford. La disposition des lieux lors de l’époque du Musée de la Guerre était très vague dans l’esprit de Tyo. Il pouvait à peine se souvenir du paysage avant la construction du bâtiment 1, dix-sept ans auparavant. Le changement ne s’était pas arrêté après que l’effet de serre avait atteint son palier ; au contraire, il avait redoublé de confusion. De la même taille que le bâtiment 3, le 4 était à moitié terminé, ses trois premiers étages de verre déjà en place avec leurs panneaux d’argent d’apparence organique, une croûte qui recouvrait la structure de composite et de béton nus. Et Tyo savait que Julia avait déjà entamé les discussions préliminaires avec les banquiers et les financiers pour la construction du bâtiment 5. Même après tout ce temps, après avoir pénétré la mystique Event Horizon et l’avoir vue, elle, furieuse, effrayée, triste et saoule, il trouvait toujours Julia impressionnante. Les gens étaient fascinés par elle, parce que aveuglés par son argent. Personne ne comprenait qu’elle avait contre elle des milliers de critiques, de snipers, de détracteurs. Tous prétendaient pouvoir faire mieux qu’elle. Tyo savait que ce n’était pas le cas. Julia aimait vraiment son pays et, en cela, elle était unique. Dans une ère de multinationalisme et d’érosion des frontières, elle insistait pour que les divisions clés d’Event Horizon soient installées en Angleterre. Les informaticiens, les équipes de recherche, les designers des produits, les usines qui produisaient les puces. Les chaînes d’assemblage et les filiales pouvaient être localisées dans d’autres nations, mais le cœur de tout ce que fabriquait Event Horizon était situé en Angleterre. C’était là que s’effectuait le vrai travail, que se relevait le vrai défi, que se gagnait le véritable argent, et c’est ainsi que la balance commerciale anglaise restait excédentaire. Duxford était le grand joyau de la couronne. Plus de la moitié des royalties des gigaconducteurs y avait été investie. L’Institut rassemblait toutes les disciplines d’ingénierie humaine, poussait l’ingéniosité à ses limites, permettait à l’Angleterre une prédominance technologique et économique sur le reste des nations appartenant à l’Alliance du marché européen. Tous les contrats d’Event Horizon pour le matériel spatial étaient passés exclusivement avec des entreprises anglaises. L’industrie de fournitures externes qui était née pour soutenir le programme spatial de Julia fournissait des emplois à des millions de travailleurs. L’Institut lui-même employait cent cinquante mille personnes rien qu’à Duxford, et plus encore en orbite et à New London. Les sommes qu’elle engloutissait dans les modules orbitaux de transformation des matériaux et dans le projet New London étaient effrayantes. Elle investissait dedans depuis quinze ans sans jamais montrer la moindre faiblesse ni le moindre doute. Et elle commençait à peine à en avoir des retours décents. Personne d’autre n’avait ce genre de foi dans sa propre vision, dans les scientifiques, les techniciens et les astronautes qui avaient capturé l’astéroïde. À sa place, Victor aurait abandonné l’espace aux kombinates et aux gouvernements depuis longtemps. Sans Julia Evans, le monde serait bien plus pauvre. Elle aimait les gens et personne ne l’appréciait. À part lui. Victor interrompit cette ligne de pensées. Tu es ridicule, se dit-il. Eddie Coghlan, le responsable de la sécurité de l’institut, se tenait à côté de la porte ouverte au bord du terrain d’atterrissage. Victor devinait qu’il ressassait ses performances récentes en tentant désespérément de découvrir pourquoi son patron lui rendait cette visite inattendue. Victor lui serra la main. — Tu peux te détendre maintenant, Eddie. Je ne suis pas là pour te faire la chasse. Eddie Coghlan sourit brièvement. — Tu m’as inquiété pendant une minute. Ils descendirent l’escalier en devisant amicalement. Coghlan était content d’avoir l’occasion d’aborder certains points et Victor l’écoutait avec attention, faisant des suggestions. Il n’aimait pas la manière intimidante, presque effrayante, avec laquelle certains responsables de la sécurité dirigeaient leur département, et cela ne l’impressionnait guère. La sécurité était une affaire délicate, complexe. Hurler des ordres comme un sergent-major pouvait plaire aux actionnaires mais, comme dans toute dictature, c’était toujours inefficace. >Accès plan Institut astronautique bâtiment 1, demanda-t-il à son nodule. L’image en trois dimensions se forma dans son esprit. >Afficher parcours de l’aire d’atterrissage 3 au bureau SETI. Un point rouge apparut sur le terrain d’atterrissage et traça une ligne qui descendit l’escalier. La perspective changea avec ses mouvements pour garder le bout de la ligne juste devant son point de perception réel ; des graphiques directionnels s’affichaient dans son champ de vision, nommant les sections qu’il traversait. Quand il quitta la cage d’escalier pour le couloir du cinquième étage, il se retrouva sur un tapis roulant. C’était un secteur administratif. De chaque côté, des murs de verre montraient des bureaux paysagés où des employés se penchaient sur leurs terminaux. — Pour le personnel de recherche de l’institut, il va y avoir un flot de mutations dans les prochains jours, dit-il à Eddie Coghlan tandis qu’ils passaient devant la cantine. Cela concerne les plus importants. Les vrais penseurs. Je veux que tu mettes fin vite fait aux opérations Meterski et Kellaway. — Mais nous n’avons pas encore identifié tous les membres des deux équipes. Si on ne coffre que ceux qu’on connaît, les autres vont se tirer. — On n’y peut rien. Ces mutations sont supposées être ultra secrètes, je ne veux pas que tous les tech-mercs soient au courant, d’accord ? — C’est toi le patron, dit Eddie Coghlan sombrement. Quand veux-tu que ce soit fait ? — Aujourd’hui. — Seigneur ! — Désolé, mais c’est comme ça. Je vais voir si je ne peux pas t’envoyer un empathe. Qu’il interroge les tech-mercs que tu arrives à piéger, ainsi tu auras une liste à peu près complète. Ils quittèrent le tapis roulant à un carrefour et se dirigèrent vers un escalier mécanique descendant. — Tu as raison, bien sûr. C’est pour ça que tu es venu ? Pour superviser les mutations ? Victor aimait ça, pas de questions sur les raisons de ces mutations. Eddie était bon dans son boulot. Ils empruntèrent un autre escalier, vers le troisième étage. — Non, en fait je suis ici pour voir le docteur Parnell. Eddie Coghlan fronça les sourcils. — Ce n’est pas le directeur du projet SETI ? — Si. — Ah, bon. (Eddie consulta sa montre.) Je suppose qu’il devrait être là. Le profil du docteur Rick Parnell indiquait qu’il avait trente-sept ans, ce qui surprit Victor : à part lui-même, les chefs divisionnaires d’Event Horizon avaient généralement la cinquantaine. Quand il accéda aux archives de l’institut astronautique, il comprit pourquoi. Avec seulement douze membres, SETI était le plus petit projet d’Event Horizon. Julia le finançait avec le budget des sciences pures. Le programme était presque symbolique, Julia cherchait seulement à couvrir tous les aspects de la recherche spatiale, même les moins évidents. Victor ne savait d’ailleurs pas que la division SETI existait avant que Julia ne l’envoie demander à ses membres des suggestions pour repérer un vaisseau spatial extraterrestre. Que Greg, en traquant la fille de la réception de Newfields, soit la seule option pour entrer en contact l’inquiétait. La Recherche d’intelligence extraterrestre – Search for Extra-Terrestrial Intelligence en anglais – occupait trois pièces dans l’anneau du bâtiment 1, dotées du mélange habituel de bureaux, de terminaux et de cubes holographiques sur des dalles de moquette usées. Victor fut légèrement déçu, il s’attendait à quelque chose de plus élaboré pour ce genre de projet. Son propre bureau n’était pas très différent, en plus grand, avec de meilleurs meubles. Il laissa Eddie Coghlan organiser la capture des tech-mercs et entra dans la division SETI. L’équipe les détailla, son garde du corps et lui, d’un air curieux. Victor nota qu’ils avaient tous dans la vingtaine. Une secrétaire séduisante le conduisit au bureau de Rick Parnell. La pièce donnait sur le hall d’assemblage, une miniville incompréhensible de machines cybernétiques dont les routes étaient couvertes de petits chariots blancs et de drones de transport qui suivaient des rails de guidage enterrés. Au loin, on apercevait une rangée incurvée de zones d’intégration où les capsules des charges utiles étaient préparées, chaque zone débordant d’activité. D’autres nacelles pendaient à des palans comme une série de petites lunes blanches dérivant le long d’une orbite rectangulaire. Derrière le bureau du directeur de SETI, le mur était couvert d’hologrammes de satellites. Aux yeux de Victor, ils ressemblaient aux plates-formes d’antennes géostationnaires, même s’il devinait en voyant leur grande taille et leur forme parabolique qu’il s’agissait d’observatoires radio. Il y avait même une image simulée d’une parabole grillagée à côté de l’astéroïde de New London. S’il lisait bien l’échelle, elle mesurerait vingt kilomètres de diamètre. Les pieds sur son bureau, le docteur Rick Parnell buvait une cannette de Ruddles en examinant les données sur son terminal. À Oxford, il avait été joueur de rugby universitaire, et il mesurait une demi-tête de plus que Victor, avec de larges épaules tombantes et des cheveux blonds qui commençaient à se clairsemer. On voyait qu’il faisait des efforts pour rester en forme. Ce corps n’était pas fait pour une chemise blanche et un pantalon de costume, mais plutôt pour une tenue de tennis. — Vous êtes le chef de la sécurité ? demanda-t-il à Victor quand celui-ci montra sa carte. Vous voulez dire : de toute l’entreprise ? — C’est exact. — Vous êtes venu nous virer ? — Non. J’aimerais vous parler. Rick Parnell se rendit compte soudain qu’il était en train de boire une cannette de bière aux heures de bureau. Il la vida en quelques gorgées, l’écrasa et l’expédia dans la poubelle. Tir parfait. — Vous n’êtes pas très âgé pour un directeur de la sécurité. Victor s’assit devant le bureau. — Il n’y a pas beaucoup de vieux dans la sécurité. Nous ne survivons pas assez longtemps. Rick Parnell parvint à sourire. — De quoi vouliez-vous parler ? — Permettez-moi d’abord de vous rappeler la clause de confidentialité que vous avez signée de l’empreinte de votre pouce quand vous avez intégré Event Horizon. Rick Parnell rougit légèrement. — Hé, là, écoutez-moi. On m’a dit que c’était une formalité. Ce projet peut ne pas sembler très important pour un type comme vous, mais nous accomplissons beaucoup de choses, essentiellement parce que nous sommes un centre de coordination. La moitié de notre budget consiste en des subventions aux universités et aux agences. Nous organisons des conférences internationales et nous publions des résultats. Si vous commencez à restreindre notre production de données, ce n’est pas la peine de continuer. — Je n’ai aucun intérêt à restreindre les échanges des idées. Je veux seulement que notre conversation reste confidentielle. — Sinon on me coupe la tête ? Victor s’appuya contre le dossier de sa chaise et observa Parnell d’un air inquisiteur. — Ce sont les tech-mercs qui menacent, monsieur le directeur. Je travaille de l’autre côté de la barrière. Nous essayons de faire en sorte que le travail d’un chercheur ne soit pas volé sous notre nez et que le fonds de pension pour lequel il cotise pendant quarante ans ne soit pas vidé par un pirate muni d’un bon programme de déchiffrement. Bon, vous et moi sommes employés par la même dame et celle-ci a suggéré que je vous demande professionnellement conseil concernant un problème sur lequel je travaille. C’est si difficile pour vous ? Gêné, Rick Parnell gigota. — Non, désolé. Bien sûr que non. Je n’ai simplement pas l’habitude que le chef de la sécurité d’Event Horizon entre dans mon bureau. Je ne pensais pas que vous connaissiez notre existence. (Il leva la tête comme pour renifler l’air.) Julia Evans elle-même vous a demandé de venir ici ? Julia Evans ? — Oui. — Pour un conseil d’ordre professionnel ? — Oui. — Je vous écoute. — Hypothétiquement, s’il y avait un vaisseau extraterrestre dans le système solaire, comment pourriez-vous le détecter ? Rick Parnell ouvrit la bouche, la referma puis se reprit. — Si un vaisseau spatial entrait dans le système solaire, croyez-moi, vous le sauriez. Quelque chose de ce genre serait un événement plus important que le second avènement du Messie. Victor regarda l’hologramme de la grande antenne en réfléchissant. C’était la deuxième fois qu’on lui disait que l’arrivée des extraterrestres serait un événement capital. Cela commençait à sérieusement l’inquiéter. — De quelle manière ? — Spectaculaire. Bon, écoutez. Il y a deux manières de voyager entre les étoiles. À bord d’un petit vaisseau très rapide, évoluant à trente ou cinquante pour cent de la vitesse de la lumière. Ou bien dans un grand vaisseau multi-générationnel, quelque chose de la taille de New London, se déplaçant à un ou deux pour cent de la vitesse de la lumière. De toute manière, il faut une réserve colossale d’énergie pour les mouvoir. Si quelque chose de ce genre commençait à décélérer dans le système solaire, le plasma produit par le réacteur hurlerait comme une nova sur les fréquences radio. Nous le remarquerions à moins d’une année-lumière. Cela interdirait la radioastronomie pour la moitié du ciel. — Et s’ils n’utilisaient pas de la propulsion à réaction ? S’ils allaient plus vite que la lumière comme on le voit dans les films de science-fiction ? — Seigneur ! Vous êtes vraiment sérieux, n’est-ce pas ? — Oui. Rick Parnell posa ses coudes sur le bureau et son menton sur ses mains jointes. — Vous devriez poser ces questions à Nick Beswick, parce que cela cadre avec la théorie quantique, mais… vitesse transluminique signifie création de trous de ver dans l’espace-temps, assez grands pour laisser passer un vaisseau. Bon, les trous de ver sont théoriquement possibles, mais nous n’avons aucune idée de la manière d’en ouvrir un. — Une technologie avancée pourrait le faire. — D’accord, une technologie extrêmement fantaisiste pourrait étirer l’espace jusqu’à le déchirer pour l’ouvrir. Toutefois, même en disposant de ce niveau de technologie, on ne pourrait pas pénétrer dans le système solaire sans être détecté. Si le terminus d’un trou de ver de cette échelle s’ouvrait près de la Terre, sa distorsion gravitationnelle serait de proportions épiques. À ma connaissance, il y a trois cent vingt détecteurs d’ondes gravitationnelles en fonction, dont quinze en orbite. Les astrophysiciens les utilisent pour vérifier la relativité générale. Ils l’auraient remarqué. — Et un dispositif capable d’atteindre la vitesse transluminique qui utiliserait autre chose que des trous de ver ? Rick Parnell fronça tristement les sourcils. — Vous savez, mon problème consiste généralement à convaincre les gens que les extraterrestres existent. Mais vous, vous débarquez et je dois vous persuader que ce que vous avancez n’a aucun sens. Cet univers n’est pas différent pour les extraterrestres, il obéit aux mêmes paramètres physiques à dix millions d’années-lumière d’ici que dans ce bureau. Ce qui inclut la relativité. — Je tente juste d’établir si une troisième méthode est envisageable pour des extraterrestres entrant dans le système solaire. — Si elle existe, nous ne pouvons la concevoir. Ce qui ferait d’eux à peu près l’équivalent des anges. — Très bien. Revenons à ma question originelle. Nous ignorons tout de leur technologie et nous ne les avons pas vus arriver. Comment les localiser ? — Ces extraterrestres hypothétiques sont-ils sur Terre ? — Non. Nous ne pensons pas qu’ils aient pu passer les senseurs de défense stratégique. — Bon point. Mais vous me demandez beaucoup, vous savez ? Le système solaire est vaste, même si on reste sur le plan de l’écliptique. Ils pourraient très bien être en orbite à haute inclinaison. Si vous prenez le rayon de l’orbite de Pluton comme limite et que vous étendez votre recherche pour couvrir un volume sphérique, cela fait un quart de million d’unités astronomiques cubes à filtrer. Un balayage électromagnétique serait la seule méthode pratique, en admettant qu’ils émettent dans ce spectre. Il y a une bonne chance de tomber sur des bruits aléatoires provenant de leurs systèmes de bord, surtout avec le niveau de puissance dont un vaisseau interstellaire aurait besoin. — Disposez-vous de ce type d’équipement ? Rick Parnell rit doucement. — Nous avons six récepteurs de dix millions de canaux qui fonctionnent en ce moment même et que nous partageons avec divers conseils scientifiques nationaux et agences spatiales. Mais ils sont tous attribués à des sections spécifiques du ciel. C’est le vieux cauchemar : on écoute une section pendant dix-huit mois et on n’entend qu’un silence de mort, puis, un jour, on passe à la section suivante et on rate la pulsation genèse. — Qu’est-ce qu’une « pulsation genèse » ? — Un message spécial qui dit « Nous sommes ici » à l’univers entier. On utilise une antenne comme celle d’Arecibo pour envoyer un signal fort à un groupe stellaire qui possède un bon quota d’étoiles semblables à notre soleil. On y met plein de données sur la vie locale, la culture, les coordonnées sidérales… On fait ça deux fois par an en triangulant avec les quasars connus. Laissez-nous un millénaire et nous aurons peut-être une réponse. — Alors, il n’y a pas moyen que vous fassiez une recherche pour moi ? Rick Parnell fit pivoter son fauteuil et tapota l’hologramme de l’antenne parabolique géante. — Ça, c’est Stéropès, nous y avons dépensé vingt pour cent de notre budget et trois ans à en affiner le design. Persuadez notre jolie dame de patronne de nous donner deux milliards de nouvelles livres sterling et, dans cinq ans, elle fonctionnera pour vous. Si vous avez perdu un atome d’hydrogène dans le système solaire, cette beauté vous le retrouvera. Victor se retint de hurler. — Je veux dire ; commencer aujourd’hui. — Seigneur, non ! Impossible. Désolé. — Merde ! Rick Parnell serra les mains comme s’il priait. — D’accord, j’ai été franc avec vous. Maintenant, qu’est-ce que vous avez ? Qu’est-ce qui vous a poussé à venir me demander ça ? — Nous sommes en possession d’un indice qui suggère que le premier contact a déjà eu lieu. Les lèvres de Rick Parnell bougèrent autour de ces mots, les répétant silencieusement. — Oh, mon Dieu ! Quel indice ? croassa-t-il. — Un artefact. — Quel putain d’artefact ? — Biologique. Rick Parnell se pencha sur son bureau, rouge d’excitation et trépidant. — D’ordre supérieur ? — Comment ? — Je veux dire, plus avancé qu’un microbe ? Ses mains tournoyaient avec énergie, encourageant Victor comme le ferait un entraîneur de football. Victor sentit un frisson d’avertissement. Greg lui avait une fois expliqué comment se manifestait son intuition : un froid qui n’était pas physique. Sa sensation était similaire. — Ralentissez. De quels microbes parlez-vous ? Rick Parnell laissa échapper un grognement et s’appuya contre le dossier de son fauteuil. — Au début du siècle, l’agence japonaise NASDA a envoyé une sonde non habitée nommée Matoyaii vers Jupiter. Elle était censée mesurer l’environnement de la planète, de l’ionosphère jusqu’au tore de plasma d’Io. C’est une région plutôt active, saturée de radiations et d’émissions radio planétaires, et il y a la magnétosphère, le tube de flux, les petites lunes, les anneaux. C’est fascinant de voir comment ils interagissent. Le fait est que, lorsque le contrôle de la mission a manœuvré Matoyaii près d’une particule d’anneau, le spectroscope de bord a commencé à enregistrer d’étranges motifs d’hydrocarbures. Rien de concluant, rien de précis, vous comprenez ? Une analyse intensive était impossible, les senseurs n’étaient pas faits pour un examen microscopique et les dépôts d’hydrocarbures étaient minuscules, comme des grains de poussière. S’il s’agissait de microbes, ils auraient pu être capturés par le champ gravitationnel et s’installer sur les particules d’anneau. — Ils étaient vivants ? demanda Victor. — Plus que probablement. La théorie circule depuis la moitié du XXe siècle. Des formes organiques d’ordre supérieur ne pourraient survivre à un transit interstellaire, elles ne contiendraient pas assez d’énergie, pas pour les durées ou les distances impliquées. Mais quelque chose comme un microbe ou une bactérie pourrait le faire. Voyager dans une sorte d’animation suspendue entre les étoiles, puisqu’ils sont assez petits pour supporter le gel. Les microbes étaient même mis en avant comme hypothèse de l’origine des épidémies grippales, littéralement une épidémie venant de l’espace. — Alors, il y a de la vie sur les autres planètes, dit Victor essentiellement pour lui-même. — Vous vous posez encore la question maintenant ? s’exclama Rick Parnell exaspéré. — Ce que nous avons trouvé aurait pu être une blague, une construction élaborée de bioprocesseur. Mais plus maintenant, pas avec ce que vous me dites. Rick Parnell sourit affablement. — Eh bien, nous serons certains pour les microbes quand Royan rentrera, bien sûr. Victor leva brusquement les yeux, rencontrant un regard sincère et attentif. CHAPITRE 11 L’évêque venait de l’aile la plus branchée de l’Église d’Angleterre, un badge de la Campagne pour le désarmement orbital bien visible sur le revers de sa veste. Ses cheveux gris voletaient dans la brise. Il était sur le devant de la scène, le micro à la main, et émaillait son discours d’un vocabulaire juvénile pour attirer l’attention des membres les plus jeunes de son public. Cette attitude de rupin victorien qui s’enthousiasmait pour la façon de vivre des communautés New Age était étrange pour Julia. Elle avait fréquenté l’Église du Premier salut en Arizona pendant ses jeunes années. C’était plus une secte qu’une religion, mais elle y avait trouvé une croyance simple dans l’éthique et les enseignements chrétiens dont elle ne s’était jamais débarrassée. L’évêque qui se tortillait sur scène lui donnait presque honte de sa foi. Elle avait choisi de s’asseoir parmi les autres parents, sur une chaise en plastique installée sur l’herbe brunie du terrain de sports de l’école d’Oakham. Le proviseur l’aurait préférée sur une plate-forme de fortune en bois, avec l’évêque et les autres dignitaires, ou au moins dans les premiers rangs. Elle avait refusé avec une froideur qui leur avait fait penser qu’ils l’avaient mortellement offensée. Des regards inquiets avaient volé de visage en visage, tels des moineaux apeurés. Les gens étaient tellement, bêtement, sensibles. Croyaient-ils quelle était une sorte de princesse de la Mafia qui détenait un carnet noir ? Environ cinq cents parents écoutaient les discours et attendaient qu’on remette les prix. Les hommes en costumes tropicaux gris gardaient un visage serein malgré les délires verbaux de l’évêque, leurs femmes en robes colorées et légères avec des chapeaux élaborés souriaient d’un air fragile. Elle s’était délibérément réfugiée parmi eux, recherchant l’anonymat, s’installant près d’Eleanor dans l’espoir d’être anodine. Comme si c’était possible ! À elles deux, Eleanor et elle avaient six enfants à gérer, et elle était accompagnée de ses sept gardes du corps. Son groupe occupait une rangée entière de chaises en plastique. Eleanor s’éventait avec le programme en regardant de temps en temps sa Rolex. — Il ne peut pas continuer longtemps, marmonna-t-elle du coin de la bouche. — Non, ils vont finir par le lyncher, acquiesça Julia. — Les gardes du corps vont s’en occuper ? demanda avidement Matthew, son fils de huit ans. — Ne sois pas idiot, lui dit impérieusement Anita Mandel. Tata Julia était sarcastique. Ne sais-tu pas ce que ça veut dire ? — Bien sûr que si, répliqua férocement Matthew. Julia et Eleanor les firent taire avant que la dispute ne s’envenime. Julia entoura son fils de son bras et le serra contre elle. Il ressemblait tant à son père, c’était un rappel constant de son absence. Eleanor regarda de nouveau sa Rolex. — Ils doivent être à Monaco à présent. — Je ne voulais pas demander ça à Greg, tu sais ? — Je sais, dit Eleanor avec lassitude. Elle mit la main sur son ventre et gigota sur sa chaise, mal installée. Julia ressentit la culpabilité se cristalliser autour d’elle, comme une cellule de prison quelle transportait avec elle. L’évêque s’assit et reçut de brefs applaudissements. Le proviseur se leva et commença à remettre les prix. Julia vérifia une dernière fois l’uniforme de Daniella pour s’assurer qu’il était propre. Daniella avait gagné le prix d’histoire. Julia était secrètement reconnaissante que ce ne soit pas un prix d’économie ; ça aurait donné l’impression que Daniella s’arrachait les cheveux pour un sujet sur lequel elle croyait que sa mère voulait qu’elle excelle. Elle ne serait pas malheureuse si Daniella montrait une inclinaison naturelle vers les qualités nécessaires à une carrière chez Event Horizon, mais elle ne voulait pas que sa fille s’y sente obligée. Julia se pencha vers Eleanor. — C’est stupide de ma part, d’une certaine manière. Je compte sur Royan comme sur une béquille psychologique. Si on le retrouve, le monde ira mieux de nouveau. Comme si cela changeait quelque chose. Si on le retrouve, on trouvera l’origine de la fleur. Nos problèmes ne feront que commencer. — On ne peut plus reculer, dit Eleanor. Qu’on l’aime ou pas, la race humaine n’est plus seule. — Oui, mais pourquoi ce secret ? Pourquoi ne pas atterrir devant la Maison Blanche comme ils le font dans les films ? — Les écoguerriers leur tireraient dessus à coups de laser pour avoir apporté un million d’horribles nouvelles variétés de microbes. — Ouais, dit Julia d’un air songeur. Suppose qu’on ne puisse jamais les rencontrer directement, que le risque de contamination bactériologique soit trop grand. Au mieux, nous ne pourrions qu’échanger des informations. — Voilà une explication de leur présence, alors, répondit Eleanor. Ils ne sont pas là pour échanger, ils nous écoutent, ils fouillent nos réseaux et prennent l’information. L’équivalent cosmique des pirates informatiques. Et qui pourrait mieux les aider que Royan ? pensa Julia. — Ouais, c’est possible. Espérons que c’est quelque chose d’aussi simple. Le chapiteau était plein de parents et d’élèves, verre à la main, parlant avec des voix animées. Les terminales, qui quittaient l’école, étaient occupés à échanger des adresses, se promettant éhontément de rester en contact. Ils avaient l’air légèrement craintif Julia se souvenait de cette sensation, le jour où son grand-père était mort – son corps, en tout cas – et où elle était devenue la seule propriétaire d’Event Horizon. L’avenir était plein de promesses, mais restait totalement inconnu. C’était effrayant à cet âge. La boutade d’Eleanor sur la contamination lui revenait sans cesse à l’esprit. Il y avait sûrement un risque avec des bactéries inconnues. Pourtant, Royan lui avait envoyé une fleur fraîchement coupée. Il ne s’était pas inquiété. Elle but une gorgée de son eau minérale et fit semblant d’étudier l’une des peintures alignées à l’arrière du chapiteau : un colibri en vol, les ailes floues comme si elles étaient en mouvement. Cela faisait partie de l’exposition du travail des élèves du département artistique de l’école. >Ouverture canal aux blocs personnels. — Quelle a été la réponse du labo génétique concernant la possibilité d’une infection provoquée par la fleur ? — Virtuellement zéro, répondit le bloc RN1. En fait, c’était plutôt le contraire, le problème. Il n’y avait aucun équivalent de nos bactéries dans la fleur. L’appendice quinze suggère que des bactéries symbiotiques, comme les rhizobia terrestres qui fixent l’azote, ont été incorporées au code génétique de la fleur et que la résistance naturelle aux parasites a évolué et s’est renforcée au point de les tuer. — Les parasites n’évolueraient pas en tandem ? demanda-t-elle. — Si c’était le cas, le laboratoire en aurait trouvé sur la fleur. Il n’y en avait aucun, donc ils étaient morts. — Alors, nous sommes une menace bactériologique pour les extraterrestres ? — C’est possible. Il y a trois options. Un, le contact avec nous serait extrêmement dangereux pour eux, ils n’auraient aucune immunité contre nos maladies primitives. Deux, leur système immunitaire est tellement évolué que nos microbes et nos bactéries ne seraient pas une menace. Trois, nos biochimies respectives sont si différentes qu’il ne peut y avoir d’infection croisée. Cependant, vu que la composition de la fleur est tellement similaire aux cellules terrestres, par exemple l’inclusion de cellulose et de lignine dans la membrane cellulaire, la troisième option est la moins probable. — Donc, même si nous établissons un contact, nous n’aurons peut-être pas la possibilité de nous rencontrer ? — Données insuffisantes, et tu le sais, gronda le bloc RN2. — Oui, désolée. Je déteste rester dans le noir. — Nous le savons, souviens-toi. — Deux d’entre vous le savent, contra Julia en plaisantant. — Elles savent, Juliet, mais je m’en soucie aussi. — Merci, Grand-père. — Nous avons de bonnes nouvelles, intervint le bloc RN2. — Merci, ça me ferait du bien. — Greg a découvert le nom du courrier, une certaine Charlotte Diane Fielder. C’est une des filles de Baronski. — Baronski ? C’est plutôt hors de sa portée, non ? Julia connaissait son nom et la nature de ses opérations, mais il était tellement « deuxième classe ». Ou plutôt, il s’arrangeait pour que ses affaires le restent. Il visait toujours les riches oisifs et les personnalités de la haute société. Il ne faisait jamais quoi que ce soit qui pourrait attirer l’attention de la sécurité d’un kombinate. Un homme qui avait trouvé sa niche, en se nourrissant des parasites. — Oui, s’il est impliqué. Quelqu’un a évacué Charlotte Fielder de Monaco, et c’était très professionnel. Greg suggère que les gens qui ont pris un échantillon de la fleur détiennent à présent Fielder. — Où est-il ? — Il retourne à l’aéroport de Monaco. Il va rendre une petite visite à Baronski pour voir s’il sait où se trouve Fielder. — OK, continuez à surveiller la situation. — Épouse-moi, dit une voix américaine. Épouse-moi et laisse-moi t’emmener loin de tout ça. Julia abandonna sa contemplation du colibri et vit Clifford Jepson qui se tenait à ses côtés, un grand sourire mielleux sur les lèvres. Le président de Globecast avait la quarantaine, un visage rond et brun, d’épais cheveux noirs tirés en arrière et le sourire d’une star du petit écran. Elle savait que ce n’était que de la tricherie, un visage cosmétique et des cheveux hormonaux. Comme Julia, Clifford Jepson avait hérité de sa position, et les actions de Globecast avaient doublé depuis qu’il était président, soit huit années. Il s’occupait aussi du commerce d’armes légué par son père, ce qui était une moins bonne nouvelle. Julia l’avait utilisé pour fournir les Trinities et, depuis, se demandait si cela avait été bien sage. Elle aimait vraiment son père, « Oncle Horace » pour elle. Mais Clifford Jepson semblait penser qu’il avait hérité de l’amitié en même temps que de Globecast. Ce n’était pas le cas, mais sa position en faisait un égal dont on ne pouvait pas se désintéresser. Julia regarda autour d’elle et vit Melanie Jepson qui parlait au proviseur. C’était une belle femme, la vingtaine, les cheveux blonds si fins qu’ils semblaient blancs, une silhouette spectaculaire. — Tu te trompes du tout au tout, Clifford, dit-elle sèchement. Les hommes d’affaires en pleine crise de la quarantaine sont supposés quitter leurs vieilles épouses mal fagotées pour de jeunes actrices éblouissantes, et non pas le contraire. — Il n’y a rien de mal fagoté chez toi, Julia. Tu sais que j’ai toujours eu le béguin pour toi. — Épargne-moi ces conneries, tu vas me traiter de « vraie femme » dans une minute. Il regarda la peinture du colibri. — Pas mal. Avec des couleurs un peu plus contrastées et un peu de vie dans les yeux, ce pourrait être digne d’un véritable artiste. C’est agréable de voir qu’on respecte les vieilles méthodes. Les gamins, de nos jours, se contentent normalement de parler avec leurs simulateurs graphiques. — Merde alors, escroc et critique d’art. Clifford, qu’est-ce que tu fous ici ? Il agita son verre en direction de sa femme. — On inscrit les gosses. Je suis basé en Europe plus souvent qu’avant. Alors on s’est dit qu’on pouvait les envoyer en pension ici, leur donner un peu de stabilité dans leur vie. Le problème est que la liste d’attente est plutôt pleine ces temps-ci. Je ne comprends pas pourquoi. C’était un autre aspect de la vie que Julia n’aimait pas. Elle avait choisi l’école d’Oakham parce qu’elle était bonne, proche de Wilholm et que Greg et Eleanor y envoyaient leurs enfants. Daniella et Matthew y avaient donc retrouvé des amis et elle n’avait pas été obligée de les mettre en pension, ce quelle aurait détesté. L’arrangement avait été confidentiel mais, une semaine après la rentrée de Daniella, la liste d’attente s’était remplie pour les dix prochaines années. La rumeur disait que des places pour l’année de Marthew se vendaient pour un quart de million d’eurofrancs. — Clifford, Sonnie n’a que deux ans. — Trente mois et elle est tout aussi jolie que sa maman. — Eh bien, bonne chance ! C’est une bonne école. Daniella et Matthew l’aiment bien. Elle marcha jusqu’au tableau suivant, une voiture à essence rouillée avec une bouteille de Coca poussant sur le toit. Deux parents semblaient fascinés. La femme donna un coup de coude à son mari qui leva les yeux et se figea quand il vit Julia. Elle leur accorda un petit sourire. — Julia, j’étais sérieux pour nous ! Pourquoi ne pouvait-il pas comprendre ? — Je suis mère de deux enfants, tu te souviens ? — Tu es une mère célibataire qui est seule depuis huit mois. Son visage était sobre. — Qu’en sais-tu ? — Je sais que c’est un imbécile et qu’il ne reviendra pas. — Il reviendra. — Sois sérieuse, Julia, huit mois. — Huit mois ou huit ans, cela ne fait aucune différence, j’attendrai. Clifford Jepson vida son verre d’une seule gorgée. Quand elle le regarda plus attentivement, elle vit qu’il était nerveux, presque effrayé. — Pouvons-nous discuter ? demanda-t-il. — Pas si tu me fais encore des propositions indécentes. — C’est important, Julia. La dernière chose dont elle avait envie était de parler boulot. Oliver, Anita et Richy avaient emmené Eleanor voir les expositions des divers départements. Matthew et son garde du corps les avaient accompagnés. Daniella et Christine étaient avec un groupe de filles dans un coin du chapiteau, le garde du corps de Daniella affichant une expression tolérante et lasse. — Cinq minutes, dit-elle. Le terrain de sport était presque désert. L’équipe de nettoyage avait déjà commencé à démanteler la scène, dix garçons entassaient les chaises sous la supervision d’un professeur. Devant elle, le carré de la première équipe de criquet était bien vert par rapport au reste du terrain où l’herbe était rare. Sur un côté, le panneau d’affichage montrait encore les résultats du dernier match. C’était un panneau à l’ancienne, un petit pavillon datant du siècle précédent, avec les plus jeunes qui couraient pour changer les chiffres manuellement. Matthew avait dû leur expliquer comment cela fonctionnait la première fois que Royan et elle avaient assisté à un match. Elle avait été surprise par ce côté primitif : le responsable des points utilisait même un grand cahier de papier pour garder la trace des runs marqués. Bien sûr, Royan avait adoré l’idée. Dans son souvenir, ce fut un bon après-midi. Après le match, ils avaient emmené Matthew, Daniella et quelques-uns de leurs amis prendre le thé dans un café en ville. Une fête joyeuse et bruyante pendant laquelle les enfants avaient mangé trop de gâteaux. Aucun d’eux ne se souciait de qui elle était. Julia se posa sur l’un des sièges en bois rassemblés autour du terrain, enfonçant son chapeau pour se protéger du soleil. L’air était poussiéreux, sa gorge la chatouillait. Clifford Jepson s’assit à côté d’elle, grimaçant en voyant les traces de guano sur le bois craquelé. Une rangée de leurs gardes du corps s’était installée derrière eux pour former une phalange contre l’éventuelle intrusion de l’un des autres parents. — Le mariage n’était que la moitié de la proposition, dit-il. C’est un début, une ouverture pour quelque chose de bien plus vaste. — Fusionner Event Horizon et Globecast pour que nos enfants soient les maîtres du monde. Non merci, Clifford. Tu oublies que je pourrais acheter Globecast si je le voulais vraiment. Son sourire de star se tendit. — Veux-tu bien m’écouter ? Je ne parle pas de Globecast. Pour l’instant, je tiens quelque chose qui va grandir, grandir. C’est grand, Julia, c’est énorme. Et je t’offre un partenariat. >Ouverture canal aux blocs personnels. — Je crois qu’il vaut mieux que vous entendiez ça. — Un partenariat dans quoi ? — Quelque chose de nouveau. Quelque chose d’explosif. C’est une toute nouvelle industrie, Julia. La société qui va la mettre sur le marché gagnera des milliards. — Comme c’est intéressant, dit le bloc RN1. Ce n’est pas tous les jours qu’on reçoit deux offres de partenariat révolutionnaires. — Tu penses que c’est lié ? demanda-t-elle. — Il y a une manière de le savoir, Juliet. Donne des noms et vois comment Clifford réagit. — Très bien. — Ce partenariat, commença laconiquement Julia. Laisse-moi deviner ; tu fournis les données d’une technologie fondamentale et Event Horizon les développe à un niveau commercialement viable ? C’est comme ça que tu vois les choses, Clifford ? Il leva les mains en souriant d’un air roué. — Bon Dieu, tu es voyante ou quoi ? Après toutes ces années, Julia, je ne suis toujours pas de ta classe, personne ne l’est. OK, laisse-moi être clair. Event Horizon est l’un des partenaires potentiels que je considère. Et j’aimerais que ce soit toi, Julia, j’aimerais vraiment ça. Avec toute l’opération que tu as bâtie jusqu’ici, tu laisses les kombinates loin derrière. Si on peut parvenir à un accord, si on fait bien fonctionner les chiffres, alors c’est à toi. Je serai le partenaire dormant, peut-être un intermédiaire pour des contrats militaires, mais ce sera essentiellement ton terrain. — Cet accord de partenaire dormant, j’espère que ce n’est pas littéral, Clifford. — Des gens comme nous, Julia, je veux dire, travaillant ensemble sur cet accord, passant du temps ensemble, peut-être que tu changeras d’avis à mon propos. — Mais je dois toujours faire la meilleure offre si je veux cette nouvelle technologie ? — Ouais, tu as une sacrée compétition sur ce coup. Je ne te le cache pas. Mais je te montrerai ce que j’apporte de manière confidentielle et tu pourras décider de ton offre. Je suis sûr que tu seras la meilleure. Tu comprendras ce que ça signifie, tu as le genre de vision qui manque aux actionnaires des kombinates. Et ce truc a besoin de quelqu’un de visionnaire, Julia. — Seigneur, il donne envie de vomir, dit le bloc RN2. Tellement prévisible et ennuyeux. — Tout ça est familier, dit Julia. Pensez-vous que Clifford pourrait être celui à qui Mutizen a volé les données de la structuration atomique ? — Si c’est le cas, où les a-t-il obtenues ? demanda le bloc RN1. Globecast n’emploie pas un seul physicien. — Oh que si, ma fille ! intervint Philip Evans. Je vous ai dit qu’il y avait quelque chose d’étrange dans l’acquisition de Mousanta par Globecast. — Tu l’as dit. Grand-père. Mais Globecast ne l’a pas encore acquis. Ce qui veut dire que Mousanta ne peut pas être la source. Les renseignements commerciaux ont trouvé quelque chose ? — Qu’ils aillent se faire foutre, ces nullards. Frappe ce Clifford, Juliet, frappe-le fort. Fais-lui savoir qu’il n’est personne. Derrière Clifford Jepson, deux arbitres étaient entrés sur le terrain de cricket. Ils commencèrent à installer les guichets. — Qu’est-ce qui se passe, Clifford ? demanda-t-elle. Mousanta n’a pas les ressources pour rendre la théorie de la structuration atomique exploitable ? C’est pour ça que tu te tournes vers moi et vers les kombinates ? Pour te faire construire le générateur ? — Putain de Dieu ! jura Clifford Jepson. Elle dut se retenir de rire. Sa chute de la confiance mielleuse vers la peur inquiète était un classique de la comédie. Ce manque de contrôle la surprit, en revanche, elle ne s’était pas attendue à ça, surtout de la part d’un homme d’affaires tel que lui. Encore une preuve qu’il n’avait pas ce qu’il fallait. Elle n’avait jamais compris pourquoi il avait continué dans la vente d’armes. Du temps de son père, les choses étaient différentes, le monde postréchauffement était instable, des cargaisons d’armes bien placées pouvaient changer la donne dans les petits pays. Mais, à présent, la vie était plus calme, les seules personnes qui cherchaient encore des armes sur le marché noir étaient des groupes politiques radicaux, de plus en plus amers et désespérés. Cela ne faisait de Jepson qu’une extension des terroristes qu’il fournissait. — Comment ? demanda-t-il. — On a ses contacts. — Pas pour la structuration atomique, c’est le plus grand secret qui soit. — Pas tant que ça, apparemment. — Écrase-le, Juliet, vas-y à fond. Tu peux dicter tes propres termes à présent. Je n’ai jamais aimé ce petit connard, il n’arrive pas à la cheville de son père. — Tu veux toujours m’offrir un partenariat ? demanda-t-elle. — Je considérerai ton offre. — Très bien. Que ton bureau contacte Peter Cavendish. Je suis sûre que nous pourrons trouver un arrangement. Je serai généreuse, Clifford. La personne qui livrera la théorie du générateur de force nucléaire à Event Horizon sera très riche. J’espère que ce sera toi, Clifford. Vraiment. Au nom du bon vieux temps. — Ma petite-fille, dit fièrement Philip Evans. — Demande-lui pour la source, dit le bloc RN2. — Clifford ? (Il la regarda, il n’était pas fâché. Las, par contre, se dit-elle, un animal blessé, coincé dans un coin mais prêt à se battre.) Si tu me fournis ta source et l’endroit où tu as obtenu les données, je t’offre quarante-cinq pour cent des royalties et on finalise l’accord demain. — Pas question, Julia. Si tu veux le générateur, tu passes par moi. — Comme tu veux. Elle se leva et brossa sa jupe. — Hé, attends ! — Appelle Cavendish, tu as le numéro. J’examinerai l’accord auquel vous parviendrez. Si je pense que c’est intéressant, je le signerai de mon pouce, sinon, ton opposition aura gagné. — Qui est-ce ? Qui t’a fait une offre ? Elle lui dédia un sourire très doux. — Pas question, Clifford, dit-elle avec son vieil accent de l’Arizona. Le rire de Philip Evans se répercuta dans son cerveau, ses jumelles cybernétiques émirent une satisfaction tranquille. Elle abandonna un Clifford Jepson complètement démonté sur le banc et se dirigea vers le chapiteau. Ses gardes du corps l’entourèrent pour l’escorter. Un élève farceur de fin d’année scolaire avait attaché un soutien-gorge grossier constitué de taies d’oreillers sur le mât du département artistique de l’école. Il flottait doucement dans le vent. L’évêque et les gouverneurs lui avaient fait face pendant tous les discours. Julia rit. CHAPITRE 12 L’intérêt renaissait doucement dans le cerveau de Greg, comme un shoot qui rechargerait ses neurones avec une dose d’énergie pure, laissant l’esprit propre, ses pensées coulant avec une perfection froide. Il se tenait sur le fil du rasoir entre satisfaction et désarroi. Remonter la piste de la fille et, à travers elle, celle de Royan, était supposé être un devoir, pas une partie de plaisir. Mais la façon dont il avait tout reconstitué à Monaco lui faisait du bien. L’essentiel de ce qu’ils avaient appris était des informations négatives, c’était un véritable défi d’en tirer quelque chose. Il se retrouvait directement immergé dans une affaire d’envergure après quinze ans d’inactivité et il était toujours capable de retomber sur ses pattes. Pas si mal, finalement. C’était cette réaction qu’Eleanor avait redoutée, que le bon vieux temps lui revienne en mémoire, qu’il en retrouve le goût et l’excitation du danger. Quand ils s’étaient rencontrés, elle avait été très impressionnée par son boulot de détective privé. Le temps avait balayé ce qui s’était produit avant, les années passées dans les rues de Peterborough, le mécanisme de défense de la mémoire effaçait la douleur et l’angoisse associées aux Trinities. Mais s’il y réfléchissait vraiment, ces moments étaient toujours là, cachés dans les ombres que masquait le feu. Eleanor n’avait aucune raison de s’inquiéter, pas vraiment. Poursuivre Charlotte Fielder n’allait pas déclencher une andropause. De toute manière, cette enquête avait quelque chose d’irréel, avec l’équipe transportée de lieu en lieu comme des milliardaires, et chaque découverte analysée par la division de Victor et par les blocs RN de Julia produisant une inondation de données de profils. Tout était rapide et sans douleur. En fait, l’intérêt de la mission aurait pu n’être qu’abstrait, sans ce désir brûlant de parler avec Baronski, presque de l’impatience. Le Pegasus devait voler en subsonique au-dessus des terres. Greg détestait cela, connaissant la vitesse de pointe de l’avion. Quelque chose d’autre nourrissait son humeur, quelque chose de plus sombre, son intuition lui disait que le temps était compté. Il ne l’avait pas encore avoué à Suzi. L’écran plat montrait les Alpes autrichiennes glissant sous l’avion. Cela rappelait la côte du Grœnland après la fonte des glaces, un paysage de roches sans vie, scarifié et taché. Aux endroits où les pluies torrentielles avaient balayé les forêts de pins, il restait les traces d’énormes glissements de terrain. De grosses rivières blanches serpentaient dans chaque vallée, arrachant encore plus de terre et inondant les pâturages. La reforestation progressait lentement, les équipes de régénération écologique devant construire des boucliers protecteurs autour des plantations. De l’avion, on apercevait des rectangles verts s’abritant à l’ombre des montagnes, fragiles et précaires. Mais il y avait de nouveaux projets de barrages hydroélectriques partout, des rubans d’eau bleue s’accumulaient dans les gorges les plus creusées. La plupart de l’électricité était vendue aux cyberusines des kombinates en Allemagne. L’Autriche possédait peu d’industrie lourde, même si les taxes peu élevées et les lois plutôt flexibles sur l’ingénierie génétique avaient attiré des entreprises de biotechnologies après le réchauffement. Event Horizon y possédait plusieurs centres de recherche, mais aussi sa clinique principale à Liezen. Il y avait lui-même passé du temps quand il récupérait après la traque de ceux qui avaient introduit le virus dans le bloc RN de Philip Evans. C’était là qu’il avait demandé Eleanor en mariage. Il sourit à ce souvenir puis se concentra sur son cybofax qui affichait le profil de Baronski. Dmitri Baronski, émigré russe qui avait quitté son pays à vingt-trois ans pour ses études et n’y était jamais retourné, avait soixante-sept ans. Il avait passé dix ans dans les relations publiques pour le kombinate Tuolburz avant d’être licencié pour avoir exagéré son pourcentage sur les filles et les garçons qu’il fournissait aux cadres en visite. Par la suite, il avait été plusieurs fois arrêté pour proxénétisme et une fois pour recel d’œuvre d’art volée. Puis, il y avait quinze ans de cela, il s’était mis à fournir des escortes aux nantis, préférant la qualité à la quantité. Il donnait à ses filles une éducation et un maintien égalant ceux des meilleures écoles suisses, et les présentait discrètement à la bonne société européenne. Il gérait vingt filles, et les bribes d’informations qu’elles obtenaient sur l’oreiller de leurs clients lui faisaient gagner trois quarts de million d’eurofrancs par an à la Bourse. Elles pourraient lui rapporter davantage, mais il était étrangement honnête avec les filles et leur rétrocédait un pourcentage. — Seigneur, regarde donc ça ! s’exclama Suzi. Greg abandonna les exploits de Baronski pour regarder par-dessus l’épaule de Suzi. Elle lisait le profil de Charlotte Fielder sur son propre cybofax. — Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il. — Cette fille a cumulé des factures médicales qu’un milliardaire hypocondriaque envierait. — Névrosée, plutôt. Il ne reste plus grand-chose de la Charlotte Fielder originelle, avec la biochimie qu’elle trimballe ! Sa pisse rapporterait une fortune dans la rue. (Elle fit courir son doigt sur l’écran.) Regarde ça : élargissement du vagin ! Qui est-ce quelle baise ? King Kong ? Hormones de teinte folliculaire. Adaptation de la glande sous-maxillaire pour émission de cachou. Qu’est-ce que c’est que ça ? — C’est un traitement biochimique qui altère la composition de sa salive, dit Rachel. Cela rend son haleine agréable à tout moment, même le lendemain de la veille. Particulièrement le lendemain de la veille. — Putain ! Des plus gros nichons, ouais, ça je peux comprendre, mais le reste… Greg aimait l’entendre s’emporter. Suzi ne montrait pas assez ses sentiments, elle les gardait pour elle avec l’idée incongrue qu’être imperturbable était plus professionnel. — Quoi ? Tu veux dire que ce n’est pas naturel ? Rachel éclata de rire. Suzi allait répliquer violemment, mais elle se contenta d’un petit sourire. — Bon, d’accord. Mais je ne sais pas pourquoi nous nous fatiguons à rechercher des extraterrestres venus d’ailleurs. Cette fille n’est plus humaine. — Ce n’est qu’un outil professionnel, ma chère. Julia et toi avez des nodules bioprocesseurs, j’ai un implant glandulaire. Fielder a la beauté. Suzi éteignit l’écran et rangea le cybofax dans la poche de son survêtement. — Ouais, peut-être. Mais c’est vachement bizarre, je ne ferais jamais un truc pareil. — J’espère bien ! s’exclama Greg. Le Pegasus survolait une grande ville et réduisait sa vitesse. — C’est Salzbourg ? demanda Greg à Pearse Solomons. — Oui, monsieur. Et nous avons l’autorisation d’atterrir au Prezda. — Bien. Ils perdaient rapidement de l’altitude, le Pegasus remontant le nez de façon respectable. Autour de la ville, les équipes de régénération écologique avaient triomphé. Les rivières s’étaient vu offrir des digues de corail génétiquement modifié pour arrêter l’érosion. Elles étaient flanquées de bassins d’orage, comme de petits cratères, pour supporter les inondations soudaines de la mousson européenne. Le sol de la vallée était redevenu d’un vert luxuriant, tacheté de fleurs sauvages, les lamas et les chèvres y paissant tranquillement. Des rangées vert foncé de pins s’élevaient de nouveau le long des côtes. C’était une variété génétiquement modifiée, fixant l’azote pour compenser la pauvreté du sol. Leurs racines s’étiraient comme des toiles d’araignées, s’accrochant aux rochers avec la force du lierre. Greg se demandait combien cela coûterait de réparer tout le pays de cette manière, de lui offrir un traitement de jardin d’eau japonais. L’arcologie de Prezda avait été construite dans un amphithéâtre naturel à la tête de la vallée, face au sud. C’était comme si le roc avait été taillé en surface recourbée et poli jusqu’à ressembler à un miroir. Une façade de falaise de cent mille fenêtres argentées regardait la vallée ; les montagnes et les parcs luxuriants s’y reflétaient. L’image trembla quand le Pegasus approcha, comme une vitre couverte d’ondulations. Un dôme bas abritait l’inévitable centre commercial, la communauté d’affaires et les installations de loisir entre les deux bras argentés de la section résidentielle. Les cyberusines étaient enterrées dans la roche derrière les appartements. Cette ville-bâtiment était en partie alimentée en énergie par l’hydroélectricité tirée des barrages avoisinants et, pour le reste, par des générateurs géothermiques nourris par la chaleur du manteau grâce à des puits de dix kilomètres de profondeur. — Une cité fourmilière, dit Suzi tandis que le Pegasus se dirigeait vers la plate-forme d’atterrissage au-dessus du bras occidental. — Tu vis dans une grande copropriété, rétorqua Greg. — Ouais, mais j’en sors pour travailler et jouer. Le Pegasus atterrit sur le toit et roula jusqu’à une plate-forme élévatrice. Ils glissèrent le long du mur argenté jusqu’au niveau des hangars. — Event Horizon a-t-il un contact à la sécurité du Prezda ? demanda Greg aux deux hommes de Tyo. — Personne qu’on rémunère, dit Pearse Solomons. Mais il y a un officier de liaison commercial ; il traite d’affaires comme le vol de données et le piratage. Il nous permettra d’écouter les communications d’un suspect, de monter une opération de surveillance, ce genre de choses. Vous voulez que je l’appelle ? — Non. On va le garder en réserve. Ils sentirent le Pegasus se balancer légèrement en entrant dans le hangar. Greg se leva et se dirigea vers l’avant de l’avion. — Tu penses que Baronski va coopérer ? demanda Suzi en le suivant. — D’après son profil, il évite de se mettre à dos les puissants. De plus, il est vieux et il ne va pas gâcher ses chances de retraite dorée pour un détail aussi trivial que l’identité d’un client, surtout si on le matraque avec le nom de Julia. La porte s’ouvrit, laissant pénétrer les gémissements mécaniques et les échanges des équipes au sol. — Malcolm, vous venez avec nous cette fois, dit Greg. Le hangar couvrait tout l’étage supérieur du Prezda, plus de deux cents mètres de large. La lumière du soleil s’y engouffrait par les murs de verre, transformant en silhouettes sombres les avions parqués devant. C’était bruyant et chaud. Des bouffées de vent sec faisaient claquer la veste de Greg. Des hypersoniques privés et des avions de ligne de cinquante places allaient et venaient sur la piste centrale, vers les plates-formes élévatrices. Des camions drones de marchandises roulaient lentement tout autour d’eux, leurs gyrophares jaunes allumés. L’arrière du hangar avait été creusé dans le roc, le mur du fond transformé en bureaux, salons et ateliers de maintenance. Des barres de biolums servaient à renforcer la lumière du jour faiblissant. Greg traversa un salon et appela un ascenseur. Il leva son cybofax devant la clé d’interface sur le mur, recueillant un paquet de données pour se diriger dans l’arcologie. — Baronski vit sept étages en dessous, près du puits central, dit-il en lisant l’information sur l’écran. Suzi appuya sur le bouton adéquat, la porte de l’ascenseur se ferma. Greg examina son intuition, mais il n’obtint rien de plus que l’impression que le temps était compté. Les portes s’ouvrirent sur un couloir généreusement éclairé et doté de deux tapis roulants desservant des directions opposées. Il était désert et le seul bruit qu’on pouvait entendre était celui des tapis. Ils empruntèrent celui qui se dirigeait vers le centre de l’arcologie. De profonds corridors s’ouvraient tous les cinquante mètres sur la droite, terminés par une baie vitrée qui donnait sur la vallée. La huitième section du tapis les amena au puits central. Au sommet de l’amphithéâtre, un espace cylindrique de soixante-dix mètres de largeur fourmillait d’escaliers mécaniques. Il était profond de vingt étages, son toit devait être le hangar. Chaque étage possédait un balcon circulaire dont les deux tiers étaient flanqués de petits magasins et de bistrots, l’autre tiers donnant sur un mur vitré et légèrement courbé. Les rails des ascenseurs formaient comme une cage thoracique. Il y avait beaucoup de monde à cette heure. Les tables devant les fenêtres étaient toutes occupées, des serveuses en uniforme s’affairaient autour. Les gens se pressaient dans les couloirs et sur les balcons, saturant les escaliers mécaniques. Des adolescents baguenaudaient. Des bribes de musique s’élevaient de divers niveaux, jouées par des musiciens de rue habilités. Un groupe de clowns travaillait autour des tables deux étages plus bas, les enfants riaient de joie. — L’appartement de Baronski est un peu plus loin, dit Greg en désignant un couloir. Il provoqua une sécrétion de son implant. Son hypersens se déploya, libérant ses pensées de la prison de son crâne. Les esprits s’ouvrirent à lui au fur et à mesure du déferlement de ses perceptions extrasensorielles, l’inondant d’émotions d’excitation et d’ennui, allant de la tendresse des amants à la frustration des travailleurs. Un fragment de pensée doté d’un but puissant et concentré se dégagea du tourbillon de la vie ordinaire. Greg s’immobilisa et chercha autour de lui, épiant cette volonté, sachant de manière agaçante ce que cela signifiait. — Attendez, dit-il. Suzi avait failli lui rentrer dedans quand il s’était arrêté. — Quoi, maintenant ? Une explosion d’intérêt toucha son esprit. Puis une autre à la limite de sa perception, deux étages plus haut. — Il y a une opération de surveillance en cours dans le coin, dit Greg. J’ai repéré deux personnes. Il y en a probablement d’autres hors de ma portée. Suzi changea son sac d’épaule. — C’est pour Baronski ? — Sais pas. Ils s’intéressent à nous, par contre, et surtout à la direction que nous prenons. — On fait quoi ? — Malcolm, il y en a un de l’autre côté du puits, à l’opposé de ce couloir, il ne bouge pas. Mâle. Voyez si vous pouvez le dénicher. Malcolm Ramkartra se tourna lentement et se pencha en arrière contre le tapis roulant, posant nonchalamment ses coudes sur la balustrade. — Je crois que je l’ai. Un type en chemise de sport à manches courtes bleu-gris, la vingtaine, cheveux bruns coupés court. Il est devant un marchand de légumes, les yeux sur un cybofax. Greg examina le couloir. Sur la passerelle, une femme et sa fille de dix ans se dirigeaient vers le puits. Des courants de pensées ordinaires. Personne d’autre. Deux guetteurs dans le puits signifiaient un contrat compliqué. Comme ils ne pouvaient pas rester en place tout le temps, d’autres personnes en réserve devaient assurer la rotation. Il y avait aussi probablement un disque espion audiovisuel couvrant la porte de Baronski. Et d’autres sentinelles devaient veiller à un éventuel déplacement du vieil homme s’il empruntait le couloir vers un ascenseur. Greg se rendit compte qu’il avait inconsciemment accepté que Baronski soit la cible de cette opération. Aucun doute n’avait effleuré sa conscience. La possibilité que ce soit une coïncidence était trop mince. — OK. Voici comment on va gérer ça. Malcolm, vous remontez le couloir jusqu’au premier ascenseur, vous l’appelez et vous le retenez. Dès que vous l’avez bloqué, Suzi et moi rallions l’appartement de Baronski. Si les pensées des observateurs deviennent hostiles, on se tire vite fait, sinon, on entre. Pendant ce temps, demandez à Pearse de contacter son officier de liaison, qu’il passe par Victor Tyo si nécessaire. Mais je veux savoir s’il s’agit d’une surveillance autorisée, genre opération de police contre des dealers. — Conneries ! s’exclama Suzi. — Ouais, OK, peu d’espoir. Mais il faut quand même vérifier. — Compris, dit Malcolm. Il prit le tapis roulant menant au couloir principal. — Ça fait beaucoup d’emmerdes de gros calibre pour une simple recherche de personne, marmonna Suzi. L’échappée de Monaco et, maintenant, ça… Greg regardait Malcolm parler à toute vitesse dans son cybofax. — Ouais, Julia n’y a pas très bien réfléchi. — Qu’est-ce que tu veux dire ? — Pourquoi ceux qui ont prélevé un échantillon l’ont-ils fait, pour commencer ? S’ils savaient ce qu’est la fleur, pourquoi en prendre un morceau ? La fleur est un message spécifique de Royan à Julia, il savait qu’elle serait curieuse parce que les fleurs sont importantes pour eux deux. Mais, pour n’importe qui d’autre, ça n’a aucun sens, juste une belle fille transportant une preuve d’amour. — S’ils savaient qu’elle était un courrier, ils auraient fouillé ses bagages pour trouver le message. Tout analysé. Peut-être même utilisé un psi pour renifler ce qu’elle transportait. Tu as dit que la fleur émettait des vibrations bizarres. — C’est possible, admit Greg. — Surtout s’ils savaient qu’il s’agissait d’un avertissement à propos d’extraterrestres, un exemple vivant est une manière évidente d’en apporter la preuve. Mais s’ils travaillent pour les extraterrestres, alors pourquoi laisser le message atteindre son destinataire ? Pourquoi ne pas l’éliminer ? (Suzi se frotta le front.) Putain, Greg ! Je suis juste là pour te servir de garde du corps, tu te souviens ? — Je ne m’attends pas à des réponses. Tout ce que je sais, c’est que c’est encore plus bizarre que ça en a l’air. — C’est ce que je viens de te dire, nom de Dieu ! — J’essaie de deviner quel genre d’alliés ces extraterrestres ont pu trouver. Déjà, qui est assez riche pour se permettre ce genre de contrat ? — Un kombinate, une maison financière, quelqu’un comme Julia. Putain, tu as le choix. — Personne ne ressemble à Julia. — Connard. Je veux dire, quelqu’un de riche et d’indépendant. — Mais pourquoi ? — Comme je l’ai dit à Julia hier. Toute la technologie associée aux voyages interstellaires vaudrait une fortune. Les propulseurs à antimatière, la fusion proton-bore, les boucliers contre la poussière à hautes vitesses. N’importe lequel de ces systèmes créerait instantanément un milliardaire. — D’accord. Il était amusé par sa réaction. Suzi, une fan de vaisseaux interstellaires ? Il savait que la Société interstellaire anglaise sponsorisait des conventions régulières, s’intéressant à des thèmes comme les systèmes de propulsion ou la possibilité pour des pionniers humains de vivre dans une biosphère extraterrestre. Et il y avait une grande congrégation de la société à Peterborough, naturellement, dans le fief de la haute technologie anglaise. Mais l’idée que Suzi y participe ne cadrait pas avec son image d’elle. L’observateur au-delà du puits diffusa une émotion d’énervement. Il s’éloigna de sa position ; ses courants de pensées étaient fiévreux. De l’autre côté, Greg vit Malcolm Ramkartra retenir l’ascenseur et hocher la tête à son intention. Deux nouveaux esprits se déplaçaient à portée de la perception de Greg, la même volonté de fer que l’observateur dominant leurs courants de pensées. — Merde. — Quoi ? demanda Suzi. — L’équipe de surveillance a pris conscience qu’on l’a repérée. Viens. Au moins, Baronski était chez lui. Greg pouvait sentir son esprit. Ses pensées fluctuaient normalement, bien plus détendues que celles des guetteurs dans le puits, comme toujours avec les personnes âgées. Il y avait un autre esprit tout près, plus dense, plus brillant, plein d’attente, de tension. — Il y a quelqu’un avec lui, dit Greg. Une de ses filles, je pense. Il pressa la sonnette. La suspicion et l’intérêt des observateurs augmentèrent. — Oui ? demanda Baronski. — Dmitri Baronski ? Pourrions-nous entrer s’il vous plaît ? Nous aimerions vous parler. — Je ne vois personne aujourd’hui. — C’est important. — Non. — Juste quelques questions, cela ne prendra qu’une minute. — J’ai dit non. Si vous ne partez pas, j’appelle la sécurité de l’arcologie. Greg soupira. — Baronski, si vous n’ouvrez pas cette porte tout de suite, je reviendrai avec la sécurité de l’arcologie et ils la forceront pour moi, d’accord ? — Qui êtes-vous ? Greg passa sa carte de sécurité d’Event Horizon devant la serrure, il y eut un flash presque invisible de laser rouge. — Je suis Greg Mandel. Je peux entrer maintenant ? Après tout, vous n’êtes pas sur notre liste noire… pas encore. — Vous êtes d’Event Horizon ? — Oui et l’une de vos filles a rencontré ma patronne à Monaco l’autre soir. Vous me suivez ? — Je… Oui, très bien. Le verrou cliqueta. Le salon de Baronski était immense, dans des teintes de bleu marine et pourpre royale. Les fauteuils et le canapé étaient sculptés pour ressembler à des coquillages marins. Des meubles anciens recouvraient le mur, des tables délicates présentant divers trésors artistiques, un véritable samovar, une icône de la vierge Marie assombrie par l’âge, ce qui ressemblait étrangement à un œuf de Fabergé, que Greg décida être une copie. Les tableaux avaient été choisis pour leur érotisme, de vieilles huiles et des peintures modernes aux aérosols fluo côte à côte. Ils étaient illuminés par des lampes biolum en forme de tulipes d’un verre gris fumé avec des enjolivures élaborées dorées à la feuille. Des haut-parleurs invisibles diffusaient du Vivaldi. Suzi siffla doucement lorsqu’ils entrèrent. Les bottines en daim de Greg s’enfoncèrent dans la moquette. Il était de nouveau conscient de sa veste en cuir, de la désapprobation d’Eleanor. Baronski et la fille étaient tous deux en kimono de soie. Une pile de livres d’art en papier glacé trônait sur la table basse devant le canapé. Deux grands verres remplis de glace pilée sur des sous-bocks Tuborg étaient posés à côté des livres ouverts. La fille était noire, elle devait avoir seize ans et une silhouette athlétique qui rappelait Charlotte Fielder. À l’évidence, ce serait une très belle femme ; ses joues et son nez étaient couverts d’un sceau dermatologique bleu, mais ses traits étaient tellement fins que cela n’avait pas d’importance. Elle se tenait à côté du canapé, parfaitement droite, et regardait Greg avec d’immenses yeux liquides, sans peur. Derrière Baronski, on apercevait les Alpes par la fenêtre. C’était un homme mince avec un visage fin, rien qui ressemble aux poncifs de patriarches russes aux visages rouges. Il était délicat, comme un oiseau, de longs cheveux blancs portés en arrière, ressemblant à des plumes. Toutefois, le stress avait marqué son visage, laissant de larges cercles noirs autour de ses yeux et des rides sur ses joues. Son esprit dégageait une telle lassitude qu’il inspirait une forte sympathie. Greg avait envie de lui proposer de s’asseoir. — Que voulez-vous exactement ? demanda sèchement Baronski. Je suis sûr que vous savez que je n’ai jamais tenté de contrevenir aux activités d’Event Horizon. Mes filles ont des instructions claires en ce sens. Greg claqua des doigts en regardant la fille. — Il vaudrait mieux que vous disparaissiez. Elle interrogea Baronski du regard. — Fais ce qu’on te dit, Iol. Je t’appellerai quand j’aurai terminé. Elle fit la révérence et traversa silencieusement le salon vers la porte du couloir. Suzi l’étudia pendant qu’elle sortait. — Vous lui donnez beaucoup de leçons artistiques, c’est ça ? — Miss… ? — Suzi. Baronski avait l’air de mâcher quelque chose de très mauvais. — En effet. — J’imagine que vous connaissez la routine, dit Greg. — Rappelez-la-moi, répliqua vaguement le vieil homme. — Le bon et le méchant flic. Nous ne partons pas sans les données que nous sommes venus chercher. Et je possède une glande qui fait que nous saurons si ce sont les bonnes données. C’est assez clair ? — Seigneur, suis-je vraiment aussi important ? Une glande, vous dites. Vous ne pouvez pas lire mon esprit directement. — Je suis empathe. Si vous mentez, je le saurai immédiatement. — Je vois. Et si je ne disais rien ? — Associations de mots. Je déroule une série de sujets et je détecte ceux qui vous font réagir. Mais c’est un effort et cela m’ennuie. — Et que feriez-vous si je vous agaçais ? Vous me frapperiez ? J’imagine que ce serait très douloureux à mon âge. Mes vieux os ne sont plus très solides. — Non, je ne poserais pas un doigt sur vous. C’est pour ça qu’elle est là. Il perçut un frisson d’indignation dans l’esprit de Suzi, mais elle n’en laissa rien paraître. Baronski chercha un signe de faiblesse sur son visage impassible, puis soupira et s’assit précautionneusement sur le canapé. — J’imagine que ce jour était inévitable, je l’ai toujours repoussé au fin fond de mon esprit, espérant secrètement que je me trompais. Néanmoins, je peux dire honnêtement que je n’ai jamais souhaité contrarier Julia Evans. À sa manière, c’est une femme admirable. Tant de gens auraient gaspillé ce qu’elle possède. Oui, admirable ! Vous pouvez sentir que je dis la vérité, n’est-ce pas ? — Je savais cela avant de venir, dit Greg. — Bien. Que voulez-vous savoir ? — Charlotte Diane Fielder. — Ah, oui, une très belle jeune femme, très intelligente. Je suis très fier de Charlotte. L’un de mes triomphes. Qu’a-t-elle fait ? — Où est-elle ? — Je l’ignore. Greg fronça les sourcils, se concentrant. Il y avait une trace profonde de déception dans l’esprit de Baronski. — Savez-vous avec qui elle a quitté le bal de Newfields ? — C’était censé être Jason Whitehurst. Le problème, c’est que je ne parviens pas à savoir si elle l’a fait ou non. Je n’ai pas réussi à la contacter, ni même Jason, depuis. — Ce Jason Whitehurst a-t-il quatorze ou quinze ans ? Baronski eut un air surpris. Il prit un des verres sur la table. — Seigneur non, Jason est de ma génération. Il a un fils, par contre, Fabian. Fabian a quinze ans, peut-être parlez-vous de lui ? — Possible. Greg tira le cybofax de sa poche et afficha l’image de Charlotte quittant l’El Harhari avec le garçon. — Oui, affirma Baronski. C’est bien Fabian Whitehurst. — Et celui-ci ? demanda Greg en lui montrant le chauffeur. — Je ne connais pas du tout cet homme. — OK. Que fait Jason Whitehurst ? — Il est dans le négoce, il transporte des cargaisons dans le monde entier. Pour l’essentiel, il achète des produits ou des matériaux bruts à des pays qui n’ont pas de réserve monétaire et les échange contre autre chose. Et ainsi de suite jusqu’à ce qu’il se retrouve avec une marchandise monnayable en liquide. C’est un art véritable, quand on y réfléchit. Jason est un homme qui a réussi. — J’avais dit que c’était un homme riche, dit Suzi. C’est l’argent qui lui a permis de passer la frontière, pas besoin de tech-mercs pour ça. — Ouais, acquiesça Greg. Où vit Jason Whitehurst ? Baronski but une gorgée. — À bord de son yacht aérien, le Colonel Maitland. — Qu’est-ce que c’est qu’un putain de yacht aérien ? demanda Suzi. — Un dirigeable reconverti. Jason a tendance à être excentrique, vous voyez. Il l’a acheté il y a dix ans et il passe tout son temps à voler. Je suis allé lui rendre visite une fois, cela a un certain charme, c’est élégant, mais ce n’est vraiment pas le genre de vie que je choisirais. Greg se laissa tomber lourdement dans l’un des fauteuils. Arracher la vérité à ce vieil homme le déprimait. C’était de la persécution psychologique. Dmitri Baronski prenait la confidentialité au sérieux. Il avait construit sa vie autour de ça. — Savez-vous où se rendait Whitehurst après Monaco ? — Oui. C’est pourquoi je suis tellement anxieux. Le Colonel Maitland était censé rejoindre directement Odessa. Mais il n’y en a aucune trace, et je n’ai aucune réponse à mes appels. Je doute que ce soit un accident. Les dirigeables sont la plus sûre manière de voyager, le pire qu’il puisse leur arriver est de se dégonfler graduellement. Le Colonel Maitland se contenterait de flotter jusqu’au sol. Mais ce n’est pas arrivé. Un tel événement ferait la une de tous les journaux, les services de sauvetage de toute la Méditerranée seraient alertés. Jason Whitehurst et son yacht aérien ont tout simplement disparu. Je n’aime pas ça. Je garde toujours un œil sur mes filles, monsieur Mandel, et je suis très strict avec les mécènes auxquels je les présente. Certains membres de mon cercle charmant développent, disons, des goûts désagréables. Je ne veux pas de ça. Pas pour mes filles. — Remarquable. Avez-vous essayé de contacter le bureau de Whitehurst ? — Il a des agents un peu partout dans le monde, et oui, j’en ai appelé quelques-uns. C’était la même réponse chaque fois. On ne peut pas joindre Jason Whitehurst. Greg regarda Suzi qui haussa les épaules avec indifférence. — Julia et Victor n’auront aucun problème pour localiser un truc de cette taille, dit-elle. Il ne doit pas y avoir beaucoup de dirigeables encore en l’air. — Ouais, admit Greg. Il y avait quelque chose de dérangeant dans la manière dont le monde s’exposait à Event Horizon. Un coup de téléphone et on pouvait obtenir l’historique bancaire d’une personne, une simple requête auprès de l’Agence civile européenne de vols et tous les mouvements aériens sur l’Europe se retrouvaient à Peterborough pour analyse. Si un enquêteur d’Interpol demandait ces données, il lui faudrait des heures, voire des jours, de procédures juridiques pour les obtenir. Les entreprises et les kombinates se transformaient en forces extralégales, plus puissantes que les gouvernements et motivées uniquement par la défense de leurs propres intérêts. Quand les gens devaient demander réparation à leur baron local, quand la justice du roi n’était qu’un épouvantail, c’était un retour en arrière, direct vers le féodalisme. Une loi pour les riches et une autre pour les pauvres. Rien ne changeait jamais vraiment, pas même à l’époque de la monnaie électronique. Pourquoi Greg devenait-il soudain aussi cynique ? Baronski était assis mollement sur le canapé, le visage terne. — S’il vous plaît, dites-moi ce que Charlotte a fait. — Elle n’a rien fait, répondit Greg. Il semble qu’elle se soit retrouvée coincée dans quelque chose d’énorme. Nous n’avons rien contre elle, d’accord ? Nous avons besoin de lui parler. Et c’est urgent. — Je le lui dirai si elle me téléphone. Merci, monsieur Mandel. Greg se leva. Son intuition lui soufflait qu’il se contentait de peu. Il observa durement Baronski, une silhouette recroquevillée, perdue dans sa propre angoisse. Le problème de l’intuition était son manque de clarté, il n’était jamais tout à fait certain. — Tu as d’autres questions ? demanda-t-il à Suzi. — Nan. — OK. Si Charlotte parvient à vous joindre, dites-lui de nous appeler, s’il vous plaît. Cela résoudra pas mal de problèmes. — Je le ferai, promit Baronski. Il posa son verre et ramassa un cybofax doré. Greg lui donna son numéro. — Eh bien ? demanda Suzi alors qu’ils quittaient l’appartement. — Sais pas. J’ai l’impression qu’il triche. — Pourquoi ne lui as-tu pas posé la question ? — Quelle question ? « Désolé, Dmitri, mais que nous cachez-vous ? » Cela aurait été vraiment utile… Tu sais que mon empathie ne fonctionne que sur des choses spécifiques. — Ouais. C’était un petit salaud maigrichon, n’est-ce pas ? — Ce n’est pas un crime. (Greg vit que Malcolm Ramkartra attendait toujours à côté de la porte ouverte de l’ascenseur. Son hypersens se tendit de nouveau. Il y avait à présent quatre observateurs dans le puits, et ce n’étaient que ceux qui étaient à sa portée.) Je pense qu’il est temps de s’intéresser à l’opposition. — Ça me va. Greg se dirigea vers le centre du couloir et appela Malcolm Ramkartra. — Qu’a dit l’officier de liaison ? demanda-t-il quand celui-ci les rejoignit. — Il n’était pas au courant. Il n’y a aucune opération de police à cet étage. — Tiens, tiens, dit Suzi. — D’accord. Malcolm, je veux parler à l’un des observateurs. On retourne au puits, j’en identifierai un et on le prendra en tenaille. Vous faites le tour du balcon dans le sens des aiguilles d’une montre, Suzi et moi le contournons dans l’autre sens. S’il se réfugie dans un couloir, tant mieux, il sera isolé pendant un moment. Si vous l’atteignez le premier, immobilisez-le, mais assurez-vous qu’il reste conscient. Ne vous inquiétez pas d’être vus, cette affaire est très importante. C’est clair ? — Oui, monsieur. M. Tyo nous a expliqué. — Bien, et je m’appelle Greg. Malcolm Ramkartra sourit brièvement, ses pensées se resserrèrent. Il n’avait aucune inquiétude, un vrai pro. Greg se rendit compte qu’il ne savait pas grand-chose de lui, à part qu’il était l’un des meilleurs. Cette mission filait tellement vite. — Allons-y. (Ils se dirigèrent vers le puits.) Deux d’entre eux sont à une table devant la fenêtre. Le troisième est à peu près à l’endroit où Malcolm a repéré l’autre tout à l’heure. Il y a aussi une femme sur le balcon à l’étage supérieur, à dix mètres du couloir sur notre gauche. On prend le numéro trois. — Vous voulez disposer de combien de temps avec lui ? demanda Ramkartra. — Environ une minute. — Oh. Cette fois il y eut une seconde de consternation dans son flux de pensées. — Et non, je ne peux pas lire directement dans votre esprit. Suzi ricana. Deux hommes émergèrent du puits dans le couloir. L’un avait un visage pâle, des yeux d’ambre blessés, les cheveux noirs tirés en arrière collant à son crâne. Il portait un costume gris foncé, un pantalon ample avec une ceinture noire et une boucle en forme de lion argenté. Tout en lui respirait l’homme de main. L’autre était oriental, ses cheveux rassemblés en tresses auxquelles étaient accrochés des anneaux. Il avait une assurance presque maniaque. Suzi se figea. L’homme au ceinturon l’imita et posa une main sur le bras de son partenaire. Son esprit était le jumeau de celui de Suzi. Pleins de haine et alarmés, leur réaction rebondissait entre eux, tout en gagnant de l’intensité. — Suzi, laissa-t-il tomber. Comme on se retrouve. — Leol Reiger, tu traînes derrière moi, comme d’habitude. — Ça dépend de ce que je cherche. — Baronski, dit fermement Suzi avant de se tourner vers Greg. N’est-ce pas ? La confusion initiale dans l’esprit de Leol Reiger se changea en inquiétude à la mention de Baronski. — Ouais. Il connaît Baronski. Les yeux de Reiger ne quittaient pas Suzi. — Qui est ton ami, Suzi ? demanda-t-il doucement. — Je ne l’ai jamais vu avant. — Chad ? dit Reiger. L’Oriental sourit à Greg. — Hé, sorcier vaudou, tu sais faire ça ? Greg fut surpris par la vitesse à laquelle le pouvoir psi de Chad enfla. Son esprit brumeux se mit à scintiller comme du chrome, puissant et arrogant, et son hypersens se déploya telles les ailes noires d’un démon pour engouffrer Greg dans leur étreinte. Greg eut la sensation d’une langue chaude et humide qui s’insinuait par ses tempes pour lécher son cerveau. Elle disparut avant qu’il ait songé à verrouiller son esprit. Il s’était fait avoir comme un novice. Chad devait être plein de sacs aux endroits critiques de son cerveau, des neurohormones sélectives augmentant la faculté psi dormante comme on pousse sur un bouton. — M. Greg Mandel est un psi à glande, dit Chad en souriant, moqueur. — Vraiment ? lâcha Reiger. Greg perçut l’énervement de Suzi, exaspérée qu’il la laisse tomber comme ça. Alors il renforça la sécrétion de son implant, la honte remplacée par une colère froide. Sa mémoire évoquait des jeux auxquels la brigade jouait dans les baraquements, des jeux de troufions de retour du combat, une fois que la vie et la dignité avaient été réduites à zéro. Ceux que les directeurs du projet Mindstar redoutaient comme trop dangereux pour leur personnel si précieux. — Et un vétéran de la brigade Mindstar, en plus ! poursuivait Chad. Un vrai champion à son époque. Genre il y a un siècle. — C’est quoi tout ça, Suzi ? railla Reiger. Tu t’occupes de promener les vieux, maintenant ? — Je ne voudrais surtout pas croire que tu traînes sur mon territoire, Leol, grogna Suzi. Ça me ferait vraiment chier. Greg conservait la trace émotionnelle des observateurs. Ils étalent alertes et intéressés par la confrontation. Aucun rapport avec Leol Reiger, finalement. — Recule, salope ! cracha Reiger. Et toi (il claqua des doigts en dévisageant Malcolm Ramkartra), garde ta main loin de cet étui si tu ne veux pas que je te transforme en putain de pâtée pour chien. T’as compris ? — Suffit ! ordonna Greg. Vous n’approchez pas Baronski, il nous appartient. Maintenant, tirez-vous ! — Seigneur, un autoritaire sénile ! renifla Reiger. Chad, occupe-toi de lui. Greg visualisa un couteau, le métal scintillait, la pointe ouvrait doucement dans les narines de Chad. Celui-ci se mit à rire et ses pensées explosèrent pendant que les sacs se déchargeaient de nouveau et que les neurohormones affluaient dans son sang. — Je vais t’ouvrir le cerveau comme un œuf, héros de guerre ! Greg concentra son esprit derrière la lame imaginaire et… … la réalité clignota… … et poussa. Les pensées de Chad étaient trop dures, trop denses. Le couteau glissa sur leur surface gelée. — C’est tout ? se moqua Chad. — Ouais. — Tant pis. — C’est pour ça que je ne me déplace jamais sans mon copain, ajouta Greg en désignant un point derrière l’Oriental. Des hurlements jaillirent. Les gens se bousculaient pour fuir le puits, terrorisés. Les étals s’écrasaient sur le soi, une brouette se renversa, des oranges et des nectarines roulèrent sur le sol carrelé. La bête avait la taille d’un lion, noire, couverte d’un exosquelette lisse comme la glace. Ses griffes claquaient sur les carreaux. Sa gueule était un cauchemar, les yeux enfoncés, des ailerons acérés comme des ardoises le chapeautaient, son museau était horriblement reptilien. Chad béa, paralysé par la surprise. — Putain de merde, bégaya Suzi, paniquée. Leol Reiger recula d’un pas, choqué. Le monstre beugla, un son métallique qui menaçait de faire exploser les verres. Chad se boucha les oreilles en hurlant de peur. Le beuglement s’interrompit. — Tue, ordonna Greg. — Non ! cria Chad en pivotant pour s’enfuir. L’animal bondit et, de ses antérieurs, frappa l’épaule gauche du fuyard. Les griffes déchirèrent la peau, le sang gicla. Chad fut projeté contre la balustrade du tapis roulant. Il hurla de douleur lorsque son bras blessé encaissa l’impact, et des larmes lui échappèrent. Il se plia en deux, la main droite sur l’épaule gauche. Le sang faisait des bulles entre ses doigts, maculant sa chemise. — Seigneur, rappelez cette saloperie ! Reiger tendit la main vers l’arme à l’intérieur sous sa veste. Le bras de Malcolm Ramkartra se détendit comme un piston, donnant l’impression qu’il se déplaçait en accéléré, et son Tokarev se planta dans le cou de Reiger. — Ne fais pas ça, susurra-t-il joyeusement. La gueule de l’animal se balança sous le nez de Chad, ses crocs claquèrent comme un coup de fusil. Chad gémit en reculant. — S’il vous plaît. Seigneur, ne la laissez pas… La bête le retourna et lui cogna le crâne contre les carreaux. La gueule puissante s’ouvrit à quelques centimètres du visage du psi tech-merc et poussa un hurlement stridulant. Entre ses pattes arrière, une fente de son exosquelette s’ouvrit, un appareil génital grotesque s’en extirpa. La bouche de Chad s’ouvrit silencieusement… … la réalité clignota… … il vomit. Il n’y avait ni bête, ni sang, ni bras déchiré. Chad était en boule sur le sol, les mains protégeant son crâne. Il pleurait doucement dans l’odeur de pisse et de vomi. Leol Reiger l’observait avec stupéfaction. — Qu’est ce que… Ses yeux d’ambre se tournèrent pour se river sur Greg, trahissant les flammes de consternation qui brûlaient son esprit. — On ne recule devant rien, hein, Leol ? dit Suzi. Tu t’entoures toujours des meilleurs. — Emmène-le, laissa tomber Greg d’une voix morte pour Reiger. Et ne reviens pas. — Je vous emmerde, cracha Reiger. (Il donna un coup de pied à Chad.) Debout, connard inutile. Debout ! Chad ôta les mains de son visage, cillant pour chasser les larmes de ses yeux. Il regarda autour de lui, en pleine confusion. En voyant Greg, il trembla. — Debout ! Chad attrapa la main courante du tapis roulant et se redressa, respirant difficilement. Quelque chose comme une gueule de bois vrillait les tempes de Greg. Vu la dose de neurohormones qu’il avait secrétée, ce seraient bientôt des éclairs et du métal chauffé à blanc qui crépiteraient dans son crâne. — Putain, qu’est-ce que je déteste les eidoloniques, marmonna-t-il. Reiger et Chad se dirigeaient vers le puits, Chad titubait comme un alcoolique. Plusieurs personnes s’arrêtèrent pour le dévisager. — Je ne savais pas que tu pouvais faire ça, dit Suzi. Malcolm Ramkartra le regardait étrangement, respectueux et sérieusement déconcerté. — Oh, ouais, répondit Greg. Mais ça me coûte. Les esprits des guetteurs tourbillonnaient d’excitation. L’un d’eux prit Leol Reiger en filature. — Qui était-ce ? — Leol putain de Reiger, un vrai amuseur public. Il aime croire qu’il est un tech-merc de première, mais c’est juste un homme de main avec un gros problème de comportement. — J’ai cru que vous poursuivriez votre concours de gentillesses jusqu’à la mort. Le visage de Suzi se durcit. — Écoute, c’est peut-être un connard de première bourre, mais, s’il est dans le coup, on a un sérieux problème. — Ouais. Pour commencer, il ne travaille pas avec les observateurs. — Eh merde ! Un troisième groupe. (Elle inspira profondément en laissant l’air siffler entre ses dents.) Greg, je n’aime pas ça. — Si tu veux le savoir, moi non plus. Reiger et Chad disparurent de son champ de perception. Ils avaient pris l’un des ascenseurs centraux. — Et maintenant ? demanda Suzi. — Je veux toujours parler à l’un de ces observateurs. Mais, d’abord, on ferait mieux d’utiliser notre seule piste. — Vous voulez prévenir Baronski ? demanda Malcolm Ramkartra. Greg réfléchit un instant. L’esprit de Reiger criait vengeance lorsqu’il avait disparu. — Non. Reiger est allé rejoindre ses hommes, c’est tout. On a un peu de temps devant nous. Baronski ne nous concerne pas. Si nous essayons de le protéger, Reiger se lancera après nous et j’ignore de quoi il dispose. Il tourna vers Suzi. — Dieu seul le sait, dit-elle. Mais il ne voyage pas léger. Il doit avoir du renfort et il s’arrangera pour en avoir suffisamment pour entrer chez Baronski. — Alors ; on se fout de Baronski ! Les observateurs le protégeront peut-être quand ils verront Reiger revenir. Ou peut-être pas. Notre seul avantage, c’est Whitehurst, donc exploitons-le. Greg tira son cybofax de sa poche et appela le numéro de Julia. Il fronça les sourcils quand elle apparut sur l’écran à l’arrière de sa Rolls. C’était la vraie Julia. — Comment étaient les discours ? — Ennuyeux, nous échangerons nos places la prochaine fois. — D’accord. Tu es au courant des dernières infos ? — Oui. Son nom est Charlotte Fielder et tu vas voir Baronski. — Je l’ai vu. Le problème, c’est qu’on a un tech-merc très énervé, un certain Leol Reiger, qui veut l’interroger aussi. — Tu as besoin d’aide ? — Non, il a fait demi-tour. Mais Baronski est surveillé, et pas par Reiger. Il existe donc au moins deux groupes sur les mêmes traces que nous. — Seigneur, Greg ! Qui ? — Je ne sais pas. J’espérais que tu pourrais nous le dire. Julia mordilla sa lèvre inférieure, inquiète. — Non, désolée. Je vais demander à mon équipe de s’en occuper. — Bien. Au moins on a tiré de Baronski une piste pour Fielder. Elle a quitté Monaco avec Jason Whitehurst. Tu le connais ? — Jason ? Oui, je le connais, je fais même des affaires avec lui. Il a placé certains de mes équipements en Afrique et en Orient. Il s’occupe de tractations très complexes et il est fiable. Je l’ai rencontré plusieurs fois. Plutôt quelqu’un de bien. Tu t’entendrais avec lui, Greg, c’est un ancien militaire. — Sans blague ? Eh bien, le garçon qui a quitté l’El Harhari avec Charlotte Fielder est le fils de Jason Whitehurst, Fabian. Le hic, c’est que Baronski ne parvient pas à la contacter. Apparemment, Whitehurst vit dans un dirigeable et il ne répond pas à ses appels. J’ai besoin de ses coordonnées géographiques. — Le fils de Jason ? demanda Julia. Il y avait de la surprise dans sa voix. — Ouais. — Je ne crois pas, Greg. Jason est gay. — Seigneur ! s’exclama Suzi, furieuse. Tu l’as bien dit, Greg, que ce vieux connard de Baronski trichait. Et si on y retournait pour découvrir qui est vraiment le gamin ? La gueule de bois due aux neurohormones commençait à mordre. Greg essaya de se concentrer. — Inutile. Charlotte est partie avec un garçon que Baronski croit être le fils de Jason Whitehurst. Qui que soit ce Fabian, il travaille avec Whitehurst, et Whitehurst est impliqué à un degré ou un autre. Sinon, pourquoi aurait-il disparu ? Julia, concocte-nous un profil complet de Jason Whitehurst et déniche son putain de dirigeable. — OK. C’est parti. — Appelle-moi quand tu auras quelque chose. Greg remit le cybofax dans sa poche. — Bon, allons ramasser un de ces observateurs. — Je me demande qui paie Leol, dit Suzi tandis qu’ils se dirigeaient vers le puits. — Une chose à la fois, Suzi, s’il te plaît. CHAPITRE 13 — Hanté ? (Les yeux de Fabian s’élargirent de plaisir.) Comment un astéroïde peut-il être hanté ? — Je n’en ai aucune idée, ce n’était qu’une rumeur, répliqua Charlotte. D’ailleurs, sait-on seulement comment un endroit devient hanté ? Elle serra l’un des coussins contre elle. C’était amusant de le faire sur les coussins, il y avait plein de combinaisons possibles, l’imagination et la pesanteur restaient les seules limites. Aucun de ses mécènes habituels n’aurait pu supporter son inventivité ; même avec leurs traitements onéreux en clinique, leurs articulations grinçaient, leurs muscles se fatiguaient vite. Mais Fabian en était largement capable et, grâce aux conseils de Charlotte, se perfectionnait sans cesse. Mais il faisait sinistre dans la tanière, Fabian avait éteint les biolums, ne laissant allumés que les aquariums et les écrans plats. Une scène en noir et blanc de vidéoké, qu’ils avaient enregistrée plus tôt dans la journée, montrait Charlotte imitant Charlie Chaplin sur le plus grand écran. Fabian avait emprunté pour elle un smoking dans la garde-robe de son père. Il était suffisamment grand pour compléter l’image de « petite clocharde » mais, même après cinq prises, elle ne parvenait pas à bouger correctement. L’exosquelette holographique qui chorégraphiait les mouvements de ses membres était très difficile à suivre. Elle commençait à peine à respecter la souplesse de Chaplin. — Si quelque chose de terrible arrive à quelqu’un, un meurtre ou quelque chose du genre, son esprit est si lourd de tristesse qu’il reste, dit Fabian. C’est ce que j’ai entendu en tout cas. — Hmm… Je ne crois pas qu’il y ait déjà eu un meurtre sur New London. On disait que les étoiles filantes étaient les âmes des empereurs arrivant au paradis, peut-être ont-elles toutes migré vers l’astéroïde ? Fabian pouffa. — Napoléon, César et la reine Victoria hantant la caverne habitable ensemble… Ils devraient bien s’amuser. Charlotte considéra cette remarque comme une victoire. Le Fabian qui l’avait regardée avec avidité au bal de Newfields lui aurait fait un sermon, expliquant que les étoiles filantes étaient des météorites qui se morcelaient en entrant dans l’atmosphère. Alors, idiot, comment les esprits pouvaient-ils monter au paradis ? Elle voulait que Fabian soit de son côté et elle possédait des avantages considérables. Fabian était un obsédé sexuel de quinze ans, totalement amoureux d’elle. Et, pour couronner le tout, il était fasciné par l’espace. Or elle pouvait satisfaire chacun de ses désirs. Elle le tenait par les couilles, le cœur et l’esprit. Pauvre Fabian. — La reine Victoria ? demanda-t-elle. — Bien sûr, elle était impératrice du plus grand empire qui ait jamais existé. — Ah. Je pense que je devrais m’habituer à l’idée, alors. Elle doit être particulièrement impressionnante, même en fantôme. Les Célestes ne pourraient pas se tromper sur elle. — Les Célestes ? (Fabian se retourna sur le ventre, posa son menton sur ses mains et dégagea ses cheveux de son visage.) Qui est-ce ? Allez, dis-moi. — Bon, d’accord. Mais tu ne dois en parler à personne. Même pas pour frimer devant tes copains. — Je te le promets, Charlotte, sincèrement. — Très bien. Les Apôtres célestes sont un groupe de deux cents personnes qui vivent à New London sans autorisation officielle. — Tu veux dire comme des tech-mercs ? — Non, pas du tout comme des tech-mercs. Leur nom est devenu une couverture pour tous les clandestins de là-haut. Mais les Apôtres célestes originaux étaient une communauté religieuse. D’après ce que j’ai compris, ils attendent le retour du Messie. — Pourquoi ne peuvent-ils pas l’attendre sur Terre ? — L’Apocalypse selon saint Jean, chapitre 4, verset 1 : « Une porte était ouverte dans le ciel{2}. » Probablement New London. — Oh ben, flûte alors ! râla Fabian, dégoûté. Tous les tarés mystiques citent l’Apocalypse pour justifier leurs visions. C’est de la connerie pure, comme Nostradamus. Tu peux y lire tout ce que tu veux, si tu es assez stupide. — Je sais. C’est pratique, n’est-ce pas ? (Elle lui dédia un sourire étincelant.) De toute façon, le chapitre 4 se poursuit comme ça : « Monte ici, et je te ferai voir ce qui doit arriver dans la suite{3}. » Voilà pourquoi les Célestes ont choisi de rester à New London : c’est là qu’ils pourront voir ce qui arrive. Ça a une sorte de logique interne. — J’imagine. — Ce qui a commencé comme un mouvement religieux marginal a attiré là-haut plus de gens qu’ils ne le pensaient possible, et sans la permission d’Event Horizon. Des idéalistes qui croient vraiment dans l’espace, dans le vieux rêve de la Haute Frontière. Des ouvriers essentiellement, ceux dont le contrat avec Event Horizon s’est achevé après la construction de la section principale. Tout un tas de gens bizarres se sont joints à eux – des chercheurs, des ingénieurs de maintenance licenciés pour négligence –, tous déterminés à ne pas quitter ce qu’ils considèrent comme le plus grand espoir de l’humanité. Du coup, à présent, les Apôtres célestes prêchent deux sortes de saluts. Les deux ailes du mouvement s’attendent à ce que New London devienne le pivot de l’humanité. Ils ont peut-être raison, du moins les Célestes technologiques. Il y a quatre autres missions de capture d’astéroïde en cours ; il est évident que c’est la voie de l’avenir. Un jour, il pourrait y avoir des centaines d’astéroïdes habités en orbite autour de la Terre, imagine la capacité industrielle que cela représente ! Ça pourrait faire exploser l’économie. — Mais comment font les Célestes pour demeurer là-haut alors que leurs contrats sont terminés ? Je pensais que seuls les travailleurs actifs pouvaient rester sur New London. — Comment les dénicher ? Quinze mille personnes vivent et travaillent à New London, plus quatre ou cinq mille touristes. Comment remarquer deux cents clandestins dans cette masse ? Il n’y a que soixante-dix officiers de police et peut-être le double en agents de sécurité d’Event Horizon. Ce serait un boulot à plein temps pour chacun d’entre eux. Et les Célestes savent se cacher, Fabian. La poche d’habitat de New London, la caverne de Hyde, s’étend sur vingt-trois kilomètres carrés, et il y a les tunnels, des centaines de kilomètres de tunnels, et des grottes naturelles, des fissures dans le roc qu’Event Horizon n’a pas encore cartographiées. L’expression de Fabian se fit lointaine. — Ils vivent dans des cavernes ? — La plupart d’entre eux, ou dans les appartements libres. — Comment se fait-il que tu saches tout ça ? demanda-t-il, soupçonneux. — J’en ai rencontré quelques-uns. Ils s’efforcent de convaincre les touristes de se joindre à eux. Ils sont très sérieux, presque évangéliques. Tout le monde est bienvenu, disent-ils. Mais ce n’est pas ma tasse de thé. — Flûte, tu veux dire qu’ils recrutent des gens ? — Oui. — Mais tu as dit qu’il y avait déjà deux cents Célestes. Ils n’auront jamais les moyens de nourrir autant de personnes, pas dans un environnement aussi fermé. Et les banques brûleraient leurs cartes. Qu’est-ce qu’ils mangent ? Charlotte éclata de rire. — Tout ce qu’ils veulent. La seule plante qu’on ne puisse pas manger dans la caverne de Hyde, c’est l’herbe, le reste est couvert d’arbres fruitiers et de légumes en tout genre. Un véritable paradis pour végétariens. Et c’est spectaculaire, en plus. La plupart des plantes ont été génétiquement modifiées et le conseil civil de New London a insisté pour qu’il y ait de vraies fleurs. (Elle inspira profondément à ce souvenir.) Ah, les odeurs. Fabian ! Nulle part sur Terre ça ne sent aussi bon. Frustré, il soupira. — Seigneur, je veux y aller ! Elle se pencha et l’embrassa sur la nuque. — Je suis désolée, Fabian. Je ne voulais pas te rendre jaloux. — Je ne le suis pas. C’est juste que… j’aimerais tellement que Père me fasse plus confiance. — Il est occupé pour le moment. (Elle fit glisser ses lèvres le long de sa colonne vertébrale, goûtant sa chaleur et son sel. Ses cheveux fins caressaient sa joue.) Et New London est là pour longtemps encore. — Oh, Père est toujours occupé. — Il m’a dit qu’il avait des contrats importants à régler cette semaine. — Flûte, tu ne blagues pas. Je n’ai même pas le droit d’utiliser la liaison de mon terminal vers les plates-formes de communication. Comment puis-je trouver les derniers jeux de réalité virtuelle ou les dernières sorties de vidéoké ? Charlotte stoppa ses baisers de plume au milieu du dos de Fabian. Elle comptait sur lui pour obtenir une communication avec Baronski. Jason Whitehurst y avait pensé, apparemment. Maudit soit cet homme ! — N’est-ce pas inhabituel ? — Si. Il n’y a pas une seule ligne satellite libre. Je ne sais pas ce qu’il peut faire avec toutes les données qui entrent à bord. Tous nos agents sont branchés sur le processeur principal de la société. Il doit être en train de vendre un pays entier. — Tu ne peux pas savoir ce qu’il télécharge, avec tout ton matériel ? Elle s’était arrangée pour que ça sorte comme par hasard. Fabian tourna la tête vers elle, par-dessus son épaule. — Bien sûr, je suppose que je pourrais. Techniquement, je veux dire. Mon matériel pourrait le faire. (Il regarda de nouveau devant lui.) Je n’y avais pas pensé. Elle recommença à embrasser sa colonne. — Ce pourrait être amusant. — Père me dit tout ce qui concerne les affaires. — Tout ? — Je crois. Mais le doute et la défiance se mélangeaient dans sa voix. Charlotte atteignit ses fesses. — Tourne-toi, Fabian. Charlotte enfila un débardeur blanc et un short. Ils étaient si serrés qu’on aurait dit quelle allait les exploser. Ce genre de vêtements excitait beaucoup plus les hommes que la nudité. Fabian la regardait s’habiller, le visage sérieux comme quelqu’un qui prie. — Tu es tellement belle. Elle s’agenouilla et mit sa main sur son menton. — Tu dis toujours ça. — Parce que tu l’es. — Et tu es très galant. Il dégagea la mèche devant son visage. — Je ne fais que dire ce que je pense. Je peux, n’est-ce pas ? — Les filles à Cambridge vont te sauter dessus. Un vrai gentleman, riche, jeune, intelligent et beau, et ce n’est qu’avant que tu enlèves tes vêtements… Fabian s’éloigna, regardant une saga de science-fiction sur l’un des écrans plats, un combat de vaisseaux spatiaux dans les anneaux d’une géante gazeuse. — Je ne veux pas d’autres filles, dit-il avec effronterie. Je t’ai, toi. Elle prit sa tête dans ses mains et se pencha pour l’embrasser. Il avait dévotement écouté tout ce qu’elle disait et se souvenait de tout. Si seulement il n’était pas si jeune, ou si elle n’était pas si vieille. L’un des combattants explosa dans une déflagration de flammes bleues et blanches, les inondant de lumière de phosphore. — Là, dit-elle après l’explosion. Tu vois le genre d’effet que tu fais. — Je t’aime, Charlotte. Elle l’embrassa rapidement sur le nez. — T’es-tu déjà baigné nu dans un lac de montagne glacé à la pleine lune ? — Non, jamais. — Alors on essaiera ce soir. Je ne sais pas pour la lune et la glace, mais il y a toujours la piscine. — Oui. Il tourna la tête et observa son équipement, ses terminaux et ses différents modules, soudain très déterminé. — Je vais voir ce que fait Père. Il a des contacts assez étranges, tu sais, pour les affaires, pour obtenir de bons contrats de livraison et toutes sortes de choses. Mais il n’a jamais fait quelque chose comme ça auparavant. Il tira son tee-shirt Superman trop grand de sous un coussin et se battit pour l’enfiler. — Là, je suis déjà dépassée, dit Charlotte. Je ne suis même pas capable de gérer mes cartes de crédit. Je te laisse faire. — Bien. Des graphiques multicolores s’élevaient déjà dans les cubes du terminal qu’il utilisait. Elle arrangea les coussins pour se faire un nid, s’enfonçant dans un sacco. Son cybofax affichait le Times de Londres, la une était consacrée au futur référendum gallois. Elle ne pouvait pas se concentrer. Un mirage de Fabian scintillait au-dessus du petit écran. Il lui était déjà arrivé d’avoir des liens forts avec certains mécènes. Un de ses préférés avait alors quatre-vingt-huit ans, Émile Hirchaur, un comte français. Il n’avait jamais été question de sexe entre eux, il aimait la voir marcher, nager, chevaucher. Elle avait été un corps de substitution pour lui. Il savait être très drôle et elle écoutait bien. Il avait ri de joie quand sa famille scandalisée était venue lui rendre visite. La vie devait être amusante à son âge, sinon elle perdait tout sens. Il considérait sa sénescence comme une deuxième enfance. C’était un autre véritable gentleman. Elle avait terriblement pleuré à sa mort. Il y avait eu aussi des amants plus jeunes, plus virils. Jamais rien de sérieux, juste une relation physique pour compenser le sexe tremblotant et affaibli de ses mécènes. Mais le privé et le professionnel ne s’étaient jamais mélanges. Fabian ne pouvait pas être traité de mécène, pas vraiment. Il ne comprenait pas les règles ni les obligations. Et elle ne pouvait pas lui en vouloir. Pourquoi n’était-il pas un gamin trop gâté qu’elle pourrait facilement haïr, au lieu d’être un garçon brillant, timide et seul ? Et, surtout, pourquoi devait-il être enfermé dans ce foutu dirigeable ? — Je l’ai, appela Fabian. (L’un des écrans vissés au mur affichait un tableau comptable, d’épaisses colonnes de chiffres verts défilant en séquences hachées.) Oh, ça ne sert à rien, attends. Il se remit à pianoter, rapidement. Une fine ligne rouge apparut en bas de l’écran, se déplaçant graduellement vers le haut. Lorsque les chiffres descendants l’atteignirent, certains d’entre eux se contractèrent puis s’élargirent et se séparèrent. — Programme de déchiffrement, expliqua-t-il. La ligne rouge atteignit le haut de l’écran et y demeura. Charlotte posa son cybofax et étudia les comptes soigneusement tabulés. C’était une grande société, probablement un kombinate, personne d’autre n’avait une marge brute mensuelle de deux milliards d’eurofrancs. Elle possédait des centaines de filiales, toutes liées entre elles. Un autre écran s’alluma, montrant le même genre de données. — Tout ça, c’est de la finance de kombinate, dit-elle. Regarde les sommes en jeu ! Fabian dégagea les cheveux de ses yeux et la regarda avec circonspection. — Comment le sais-tu ? — Je sais lire, merci, Fabian. Et j’ai suffisamment entendu parler d’argent dans ma vie. Il rougit. — Oh, oui, bien sûr. Elle glissa ses bras autour de son torse, posant son menton sur son épaule. — J’ai dit que je savais ce que c’était, pas que je pouvais l’interpréter. — Oh, ce n’est qu’un rapport confidentiel de performances mensuelles, rien de fascinant. — Tu veux dire que ton père ne devrait pas l’avoir ? — N’importe qui peut les obtenir s’il le veut vraiment, ce genre de données ne peut être gardé secret. Certaines entreprises de renseignements commerciaux ne produisent que des analyses de kombinates. — Alors, qu’est-ce qu’il fait avec ? Dans ses bras, Fabian haussa les épaules et tapa du doigt sur l’un des cubes du terminal. — L’un de nos ordinateurs optiques a lancé un programme de reconnaissance des schémas. Je dirais qu’il analyse leurs finances, à la recherche de sommes dépensées pour accumuler des stocks de matériaux spécifiques, ou investis dans certaines installations. Charlotte fit courir le dos de sa main sur son torse. — Pourquoi ? — Un placement. Père aura acquis une cargaison rare et il recherche le meilleur marché. (Il pencha la tête sur le côté quand un autre groupe de chiffres de performances mensuelles se déroula sur le premier écran.) Tu sais, Charlotte, ce doit être drôlement important pour lui. CHAPITRE 14 Selon Suzi, cette histoire commençait à sentir le roussi. La présence de ce putain de Reiger était une très mauvaise nouvelle. Elle s’était attendue à le revoir, bien sûr, à un moment où elle serait en armure et armée jusqu’aux dents de matériel bien lourd. Il aurait été intéressant de voir comment cette merde aurait souri. Il ne souriait plus vraiment quand il avait fui avec son petit psi apprivoisé, Chad. Elle essayait encore de digérer tout ça. C’était comme se réveiller après un mauvais rêve dont on ne se souvenait pas clairement. Son seul indice était une silhouette derrière ses yeux, jamais totalement visible, un animal sombre ressemblant à une panthère génétiquement modifiée en plus grand, plus féroce, comme une gargouille animée. Effrayant. Elle avait été doublement choquée, d’abord que Greg soit capable de réaliser un truc pareil et ensuite qu’il le fasse. Quinze années à faire pousser des fruits s’étaient envolées, comme s’il n’avait jamais quitté les rues de Peterborough. Un sacré dur à cuire. Elle ne s’était jamais retrouvée au milieu d’un duel entre psi. Et celui-ci lui suffisait largement. Cela ressemblait un peu trop à de la magie noire. Elle jeta un coup d’œil à Greg tandis qu’ils rejoignaient le puits tous les trois. Il luttait contre le mal de tête déclenché par l’usage de son implant et semblait touché par le remords. Les années tranquilles l’embrouillaient de nouveau. Pourtant le vieux Greg était toujours là, enfoui sous cette couche de civilisation. Il valait mieux se raccrocher à cette idée si les événements empiraient. Dans cette affaire, le manque de professionnalisme était ce qui l’inquiétait le plus. L’urgence ! Maudite soit Julia pour l’avoir entraînée là-dedans en usant de Royan comme d’un levier affectif. Elle était surprise de pouvoir être ainsi touchée, elle ne s’était pas rendu compte qu’il y avait de telles faiblesses dans son armure. D’abord Andria, puis les vieilles amitiés, elle pouvait tout aussi bien se pointer à poil dans la chambre de Leol Reiger ! La lumière froide et perçante du soleil dévalait le puits. Des gens au visage préoccupé se pressaient comme dans une termitière. Les habitants des arcologies étaient comme les membres d’un clan, des cyborgs avec un sourire en circuit fermé. Elle pouvait en reconnaître un dans un stade au milieu d’un concertée rock. Le puits du Prezda était à leur image, propre et bien rangé, avec ses petits magasins de franchises bien ombragés. Il n’était guère surprenant que les visiteurs lui préfèrent le centre commercial sous dôme, à l’extérieur. Greg alla jusqu’au bord du balcon, prenant le cuivre lisse à deux mains, observant l’autre côté du puits. Malcolm et elle le suivirent. — Il ne reste que deux observateurs à cet étage, dit Greg, dont un juste en face de nous qui commence à être sacrément nerveux. Mâle, la trentaine, barbe rousse, avec un pantalon gris, un polo vert menthe et un bandeau. Suzi balaya du regard le côté opposé du puits. — Je l’ai. — Moi aussi, dit Malcolm. — Bien. Ramenez-le-moi, dit Greg. Greg et Suzi tournèrent à droite, s’approchant de la baie vitrée. Malcolm prit la direction opposée. — Tu tiens le coup ? demanda Suzi à Greg. — Ça fait vraiment mal. Je n’ai pas utilisé autant de neurohormones depuis dix ans, pas depuis qu’on s’est débarrassés des équipes de braconniers qui envahissaient la presqu’île. — Quoi, des voleurs de citrons ? L’image lui semblait ridicule. — Non, des chevreuils. Il y a une belle harde dans le bois d’Armley. Il avait l’air tellement sérieux. — Ouais, bon, Greg, épargne-moi ces conneries. L’important c’est : es-tu capable de percer le cerveau de cet observateur ? — Ne t’inquiète pas. Je trouverai qui l’a engagé. Ils passèrent devant les tables installées près de la fenêtre. Les Alpes ressemblaient à des dents brunes et ridées, leurs petites coiffes de neige étaient grises. Suzi surveillait discrètement l’homme à la barbe rousse devant eux. Il se dirigeait vers l’entrée du couloir. Elle activa son cybofax. — Malcolm ? — Je vous reçois cinq sur cinq. — OK, je vérifiais. — Merde ! laissa échapper Greg. Il fit deux pas rapides et se pencha par-dessus la balustrade. Un des ascenseurs de verre s’élevait lentement de l’autre côté du puits, deux étages plus bas. Un escalier mécanique en cachait la vue. — Leol ? — Ouais. Et ils sont six avec lui. Très hostiles. L’ascenseur émergea derrière l’escalier mécanique. Suzi et Reiger s’aperçurent au même instant. Il leva le bras. — Merde ! La main de Greg cogna son épaule. En tombant, elle vit les craquellements fleurir en toile d’araignée sur le verre de l’ascenseur. Le crépitement d’un fusil électromagnétique couvrit le brouhaha du puits. Elle s’écrasa lourdement sur son épaule. Elle roulait déjà. Un voile granuleux de flammes orange s’étala sur la devanture d’un delicatessen derrière elle. Putain de projectiles explosifs ! Elle en sentit la chaleur dans son dos. La vitre renforcée du delicatessen se désintégra ; de longues échardes mortelles et cristallines pleuvaient sur la nourriture et sur le sol. Des hurlements jaillirent de partout, mélangés à un crescendo de verre cassé. Les gens terrifiés plongeaient au sol pour se protéger. Une fureur froide envahit Suzi. Putain de Leol ! Comme un rat de laboratoire bien conditionné, il la voyait et tirait sans se soucier des centaines de civils autour d’elle. Une alarme aiguë se mit à hululer. Un homme à genoux près du delicatessen tenait les mains devant son visage, l’une des échardes ayant transpercé son poignet. Du sang jaillissait de la blessure. Deux jeunes femmes en costume d’hôtesse s’accrochaient l’une à l’autre, le tissu de leurs uniformes perforé comme par de la chevrotine, chaque trou formant le centre d’une tache rouge qui s’élargissait. Suzi roula de nouveau, ses chaussures de sport tentant de trouver une prise sur les carreaux lisses. — Le couloir, rugit Greg par-dessus le chahut. Une autre volée de tirs électromagnétiques déchira l’air. L’enseigne en plastique au-dessus de la vitrine du delicatessen s’embrasa puis se détacha, douchant cette partie du balcon de fragments de plastique et de béton fumant. Une nouvelle vague de hurlements déferla. — Informe Malcolm ! cria Greg. Il était déjà en train de courir, plié en deux pour garder la tête en dessous du niveau de la balustrade. Il se déplaçait étrangement vite. — Malcolm ! hurla-t-elle dans son cybofax. Le couloir ! Va dans le couloir ! Courir était plus facile pour elle, elle ne devait pas se baisser autant que Greg. Elle commença à le rattraper. Un escalier mécanique insouciant livrait de nouveaux corps sur le balcon, des femmes, des hommes et des enfants effrayés, pleurant et se couvrant la tête des mains. Comme si cela allait changer quelque chose. Suzi plongea pour éviter cette digue de corps pétrifiés, faillit trébucher sur des jambes tendues. Un nouveau tir de fusil électromagnétique jaillit de l’ascenseur. Ils devinaient où elle et Greg se trouvaient. Les projectiles rebondissaient et gémissaient sur le béton et le métal de l’escalier, explosant en fleurs scintillantes. Vingt mètres devant elle, elle vit l’observateur roux se réfugier dans le couloir. Un peu plus loin, Malcolm se tenait contre la balustrade, son Tokarev pointé sur les rails de l’ascenseur. Un faisceau dense couleur rubis s’échappa de l’arme. Il frappa juste au-dessus de la cage. Dans une explosion d’étincelles rouges, le métal en fusion gicla. Un hurlement métallique se mêla au bruit strident de l’alarme. La vitrine du magasin derrière Malcolm se désagrégea et prit feu quand les fusils électromagnétiques le prirent pour cible. Il s’accroupit au milieu des lames de verre volantes. Des traînées de sang se dessinèrent sur son costume. Suzi risqua un coup d’œil par-dessus la balustrade. La cage d’ascenseur était coincée trois mètres en dessous du balcon. Elle aurait dû elle-même tirer sur le mécanisme, Malcolm s’était bien débrouillé. Normalement les agents de sécurité s’en tenaient aux règlements, mais Malcolm faisait partie de l’équipe de Victor. Dans l’ascenseur, quelqu’un leva son fusil vers elle. Elle plongea. Greg avait atteint l’entrée du couloir. Il regardait Malcolm couché à côté de la balustrade, le visage tordu de douleur, immobilisé. — Va le chercher ! hurla Suzi. Elle arracha la fermeture à glissière de son sac, vidant le contenu de celui-ci sur le sol. Elle saisit le Browning. Greg avançait prudemment vers Malcolm. Suzi mit le pistolet en mode pulsation rapide. Une main sur la balustrade, elle se contorsionna pour viser. Les vitres de l’ascenseur avaient été pulvérisées. Les hommes de Reiger se hissaient sur la structure dénudée pour atteindre le balcon sous elle. Deux d’entre eux avaient déjà réussi. Ils en aidaient un troisième, écartelé entre l’ascenseur et le balcon. Les quatre autres les couvraient de leurs armes. Impossible de déterminer lequel était Leol. Elle lâcha trois pulsations maser dans un arc lent, comme Greg lui avait appris à le faire avec les armes à faisceaux longtemps auparavant. L’une des silhouettes à l’intérieur de l’ascenseur s’écroula en battant des bras. Un cercle enflammé s’évasait dans le dos de l’homme qui rejoignait le balcon. Au moment où elle s’écartait de la balustrade, l’homme accroché à l’ascenseur lâcha prise. Elle courut le long de la rambarde, sous le feu des fusils électromagnétiques qui faisaient exploser les devantures des magasins. Les gens ne criaient plus, ils gémissaient. La plupart des blessures qu’elle pouvait voir étaient superficielles. Des vêtements ou des épidermes entaillés par les éclats de verre, quelques coupures plus profondes. Un bras autour de la taille de Malcolm, Greg le traînait vers le couloir. Les pieds de Malcolm patinaient sur les carreaux, comme s’il n’en avait plus tout à fait le contrôle. Suzi passa de nouveau le Browning par-dessus la balustrade. Les tech-mercs s’étaient réfugiés dans le fond de l’ascenseur. Il n’y avait plus signe de ceux qui étaient sur le balcon inférieur. Elle envoya six faisceaux sur la cage. Puis l’un des tech-mercs réapparut sur le balcon et leva son fusil vers elle. Elle s’accroupit et courut vers le couloir, des projectiles brûlants trouant les murs au-dessus d’elle. Greg et Malcolm s’effondrèrent sur le tapis roulant qui menait vers la sécurité du couloir. Suzi atterrit sur les segments de métal à quelques mètres derrière eux. Elle haletait. — Tu vas bien ? demanda Greg. — Ouais. Le tapis semblait avancer à la vitesse d’un escargot. La courbe du couloir était trop douce, ils voyaient toujours l’entrée du puits. Les gémissements et les plaintes diminuaient, mais l’alarme hurlait toujours. — Comment va Malcolm ? — Fonctionnel, lui répondit faiblement l’agent de la sécurité. — Tu peux voir si les tech-mercs nous suivent ? demanda-t-elle à Greg. — Pas encore. Malcolm sortit son cybofax et marmonna quelque chose avant d’étudier l’écran. — Une équipe d’intervention est en route pour le puits. La sécurité du Prezda pense qu’ils ont affaire à un dément solitaire. — Pouvez-vous leur dire qu’il s’agit de toute une équipe de tech-mercs ? demanda Suzi. — Oui. — Faites-le. Si la police y va sans être préparée, ces tarés vont tous les allumer. Malcolm parla dans le cybofax. — À quel point ce Reiger te déteste-t-il ? demanda Greg. — Pas mal. C’est mutuel, je peux te le dire. — Oubliera-t-il Baronski pour te prendre en chasse ? — J’en doute. Il est complètement malade, mais pas stupide. Il doit s’occuper de Baronski maintenant, sinon il rate son contrat. Je ne serai jamais bien loin, et ça il le sait. On aura notre petite discussion plus tard. Greg aida Malcolm à se relever. Derrière eux, le puits était hors de vue. Suzi se leva, sa jambe gauche la fit crier de douleur. Son pantalon était déchiré au niveau du genou et des aiguilles de verre étaient fichées dans la chair. Elle saignait abondamment. Elle prit alors conscience d’autres lacérations, aux bras et aux fesses, qui provoquaient des élans douloureux. — Putain de merde ! enragea-t-elle. Ils atteignirent le bout du tapis roulant. Plusieurs personnes s’y étaient réfugiées, abruties et blanches comme des zombies. Certains étaient entaillés ou éraflés. Ils regardèrent Suzi d’un sale œil. Elle se rendit compte qu’elle avait toujours le Browning à la main et que son indicateur de charge clignotait rouge. — Au prochain groupe d’ascenseurs, dit Greg, impassible. Malcolm s’appuyait sur lui et boitait lourdement. Le dos de sa veste était trempé de sang. Ils traversèrent le groupe silencieux jusqu’au tapis suivant. Suzi détesta les accusations dans leurs regards. Elle aurait voulu se dédouaner et dénoncer Reiger. Mais cela n’aurait servi à rien. — Et maintenant ? demanda-t-elle. Le bruit de l’alarme n’était plus qu’un sifflement distant. Les yeux de Greg étaient ailleurs. Il y avait du sang sur son visage, coulant de petites coupures sur ses joues, et une plus profonde s’ouvrait à côté d’un œil. Ils avaient eu de la chance, elle le savait. Si Leol avait réfléchi et planifié plutôt que de laisser ses instincts le contrôler… — Retraite tactique, dit Greg. Aucun d’entre nous n’est en état de faire quoi que ce soit. J’ai perdu la trace de l’observateur. Et poursuivre celui qui était dans le puits est hors de question. En plus, si tu as raison sur Reiger, notre avance sur la piste menant à Fielder s’amenuise de seconde en seconde. Merde, j’aurais bien aimé savoir qui d’autre nous risquions d’affronter. Ils prirent l’ascenseur pour l’étage supérieur et en changèrent. Malcolm se laissa aller contre la paroi de métal, haletant. Suzi s’inquiétait de tout le sang qu’il avait perdu, et il en dégoulinait encore de sa veste, trempant le sol. Malcolm marmonnait quelque chose d’une voix ralentie. Greg sortit son cybofax quand les portes de l’ascenseur se refermèrent. — Rachel, nous sommes dans le puits A17, ascenseur 5. Approchez le Pegasus autant que possible et venez nous chercher. On est dans la merde, d’accord ? — On arrive, Greg, répondit Rachel. Le cybofax de Suzi bipa. Elle l’attrapa de ses doigts raides, n’ayant aucun doute sur l’identité de celui qui l’appelait. Leol Reiger apparut sur l’écran. Son visage si pâle d’habitude était coloré, ses joues étaient rouges. Elle aperçut l’un des tableaux pornographiques de Baronski sur le mur derrière lui. — Deux mecs de mon équipe, Suzi salope. Tu as abattu deux de mes mecs. Elle entendit un hurlement de femme et imagina qu’il s’agissait d’Iol. Reiger n’y prêta aucune attention. — C’est toi qui les as mis dans ce merdier, Leol. Tu leur as ordonné d’ouvrir le feu alors qu’il y avait des civils partout autour, espèce de bite de rat paranoïaque ! C’était des pigeons d’argile dans cet ascenseur. T’as déconné, Leol. C’est ta faute. — J’ai un contrat à boucler, là, Suzi. Mais, après, toi et moi on va avoir une petite explication. Je vais d’abord te briser l’esprit en te montrant une scène qui te fera hurler, puis je casserai ton petit corps de gosse en deux. Tu m’entends, salope ? — Conneries ! Tu es du mauvais côté dans cette histoire, Leol. J’ai la putain d’armée anglaise derrière moi. (Elle savoura la surprise sur son visage avant de poursuivre.) Salue l’équipe d’intervention pour moi, Leol. Elle raccrocha. Les tremblements dans ses jambes n’avaient plus aucun rapport avec les fragments de verre. Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent sur une salle d’attente ; les chaises en plastique étaient rangées en zigzag, des hologrammes publicitaires présentaient des hypersoniques civils dans un ciel clair et bleu, des écrans affichaient des informations sur les départs, il y avait même une section de jeux pour les enfants. Une voix dans un haut-parleur annonçait un vol à l’arrivée. Rachel et Pearse se précipitaient vers eux, le Tokarev à la main. Les passagers s’écartèrent de leur chemin. Les yeux de Rachel s’arrondirent quand elle vit l’état du trio. — Seigneur, c’est sérieux ? — Malcolm est out, il ne peut pas marcher, expliqua Greg. — Je l’ai, dit Pearse. Il passa les bras de son collègue autour de sa poitrine et le chargea sur son dos. Suzi n’eut pas l’impression qu’il courait moins vite quand il regagna la porte du salon. Le Pegasus approchait la salle d’attente quand ils entrèrent dans le hangar. Greg monta le premier, puis Pearse, et Suzi suivit avec Rachel. Malcolm était allongé sur l’un des fauteuils à l’avant de la cabine. Deux armoires étaient ouvertes, des valises de premiers soins en aluminium étaient sur le sol. Pearse retirait prudemment la veste ensanglantée de son collègue. — Il faudra couper le pantalon, dit-il. Sa voix était tendue mais professionnelle. — Bien, marmonna Greg en fouillant dans une valise de premiers soins à la recherche d’un senseur de diagnostic et de l’antiseptique. Il tendit une seringue à Pearse, que celui-ci enfonça dans le cou de Malcolm. La porte se referma. — Où va-t-on ? demanda Rachel. — On se casse, répondit Suzi. Maintenant. Julia va sans doute nous envoyer des coordonnées dans peu de temps, mais nous devons nous tirer d’ici. Rachel attrapa un casque pour parler avec le pilote. Suzi commença à s’inquiéter des moyens de transport de Reiger. Lui, un psi et au moins six hommes de main… Quel que soit l’appareil qu’ils utilisaient, ce devait être grand et, connaissant Leol, bourré d’armement. — Accrochez-vous à quelque chose, lança Rachel. L’écran montrait le Pegasus en train de virer vers la plate-forme d’élévation. Suzi entendit les compresseurs. Avec délectation, comme un enfant, elle sut ce que le pilote allait faire. Elle se cala dans un fauteuil. Son genou lui faisait un mal de chien. D’une poussée d’accélération, le Pegasus prit de la vitesse vers la plate-forme. Les employés du hangar se dépêchèrent de dégager le terrain. L’estomac de Suzi ressentit la chute quand ils jaillirent à l’extérieur de l’arcologie. Le sol herbeux de la vallée avec ses lignes de chemin de fer et sa double autoroute remplit l’écran. Puis ils atteignirent leur niveau plancher et reprirent de l’altitude au-dessus du dôme du Prezda. — Cet avion est-il équipé de contre-mesures électroniques ? demanda-t-elle. Rachel leva les yeux. — Oui. — Dites au pilote de s’en servir et de franchir les montagnes selon un schéma d’évasion. On pourrait être suivis. — OK. — Suzi ! appela Greg. Remplace-moi si tu veux bien. Elle se leva, la douleur à son genou était cuisante. Malcolm était inconscient, Pearse lui avait ôté veste et chemise et enduisait ses blessures d’antiseptique. Le liquide huileux et transparent se mélangeait au sang, formant des rigoles sur les côtes de Malcolm, tachant le tissu du fauteuil. Suzi vérifia les données diagnostiques. Elle avait eu raison : il avait perdu trop de sang. Elle trouva une poche de plasma et tira le patch biosoignant. Le patch, connecté à la poche de plasma par un tube en plastique, ressemblait à un escargot écrasé, une carapace dure sur le dessus, molle et spongieuse sur le dessous. Elle le pressa sur le bras de Malcolm. Il adhéra avec un bruit de succion. La séquence de diodes jaunes et vertes sur la pompe de la poche se modifia dès que le patch enfonça ses aiguilles dans les vaisseaux sanguins, puis le plasma commença à s’écouler dans le tube. Greg s’installa dans un fauteuil et appela Victor Tyo. — Putain de merde ! Que vous est-il arrivé ? demanda Tyo. — Nous ne sommes pas les seuls à chercher Charlotte Fielder. Il fit son rapport sur les événements du Prezda. Suzi pulvérisait du cicatrisant dermique sur les lacérations de Malcolm ; la mousse grésillait au contact de la peau, puis se solidifiait pour former une membrane bleu pâle. Elle devait continuellement se tendre pour supporter les mouvements de l’avion. Le dos de Malcolm avait été salement déchiré par le verre. Elle couvrit les plus grosses coupures de bandages. Pearse travaillait sur ses jambes, utilisant une petite tablette senseur pour localiser le verre dans la chair. — Hé, dit-elle calmement. Il s’est bien débrouillé, votre collègue. Il a stoppé les tech-mercs. — C’est pour ça qu’il a été choisi, marmonna Pearse. — Ouais, bon. Quand Greg l’appela, Suzi demanda à Rachel de la remplacer. Elle boita jusqu’à Greg. L’écran montrait en continu du rocher. — Vous aussi ? remarqua Victor quand Greg lui tendit le cybofax. Suzi s’assit en grimaçant. La main qui tenait le cybofax était couverte de sang séché qui n’appartenait pas seulement à Malcolm. — Ouais, mais vous devriez voir nos opposants. — Je sais. Greg m’a dit. — Écoutez, Leol Reiger, je le connais. C’est un connard fini, mais il est fort. — Je suis en train de regarder son profil, Suzi, mais je connais son nom. Vous avez une idée de qui l’emploie ? Des rumeurs ? — Non, désolée. Ça m’a fait un putain de choc de le voir ici. Elle regarda le visage inquiet de Victor qui paraissait si jeune ; son instinct se rebellait à l’idée de se confier à lui. Un homme de la sécurité. Pourtant elle avait travaillé avec lui une fois, dix-sept ans plus tôt : une affaire étrange sur laquelle Greg enquêtait pour Julia. C’était juste quelle détestait se confier à quiconque. — Victor, il y a une fille. Son nom est Andria Landon. Elle est dans mon appartement à la copropriété Soreyheath. Ce n’est pas une tech-merc, même pas une dure. Elle ne peut pas se débrouiller toute seule. Si Leol Reiger veut m’atteindre, elle est le choix idéal. Vous auriez un endroit sûr, où elle pourrait attendre que je rentre ? — Pas de problème. J’envoie deux de mes agents, ils l’auront dégagée en vingt minutes. Ce fut dit avec froideur et efficacité, probablement pour masquer sa surprise. — Il vaut mieux qu’ils soient bons, Victor. Il regardait quelque chose hors caméra, pianotant sur un clavier. — Ils le sont. Appelez-la pour la prévenir qu’ils arrivent. Howard Lovell et Katie Sansom. Vous avez noté leurs noms ? — Ouais. Merci, Victor. CHAPITRE 15 Victor descendit du Pegasus sur la pelouse de Wilholm Manor. Il fut accueilli par un parfum de chèvrefeuille embaumant l’air humide. Les arrosoirs automatiques avaient inondé les pelouses, conservant l’herbe luxuriante et verte. Ses chaussures furent rapidement trempées par la rosée artificielle. Le manoir était un bâtiment classique de pierre grise, comportant trois étages. Il datait du XVIIIe siècle, même s’il avait subi une modernisation considérable et une restauration. Le dernier changement majeur s’était produit lorsque Julia et Philip Evans l’avaient acheté après la chute du PSP, expulsant une communauté de fermiers collectivistes et vidant totalement l’intérieur pour lui rendre l’opulence de sa jeunesse. La propriété de Wilholm était une enclave rare de quiétude, étrangère au présent et à son brouhaha électronique. Une vraie maison de campagne anglaise, baignant dans un été indien permanent. Les oiseaux chantaient toujours, les fleurs étaient toujours ouvertes. Le temps ralentissait. Rick Parnell descendit l’escalier de l’hypersonique, portant sa veste de costume sur l’épaule. Il attendit de s’être éloigné de l’avion pour se retourner et admirer les jardins tel un touriste émerveillé. — Putain de merde ! Vous voulez dire qu’il y a vraiment quelqu’un qui vit ici ? On dirait un parc à thème ! — C’est votre patronne qui vit ici. Souvenez-vous-en, répondit Victor. Rick Parnell admirait le lac en bas des jardins. À présent que les compresseurs de l’hypersonique s’étaient tus, on pouvait entendre la chute d’eau. De l’autre côté du lac, il y avait un vaste espace boisé. Les ifs chinois et les genévriers de Virginie étaient couverts de vigne vierge et de clématites avec leurs énormes fleurs rouges et violettes qui dansaient dans le vent. Ils avaient une fois de plus survécu aux ouragans de printemps, les quelques troncs qui étaient tombés ajoutant une authenticité rustique au paysage. Il était difficile d’imaginer que les jardins n’avaient que dix-huit ans. Des sentiers se croisaient sur les pelouses, soulignés par des topiaires de drimys et de cognassiers du Japon en forme de chiens, de coqs, d’ours, de sphères concentriques et d’une paire de ciseaux. Une statue de Vénus, au centre d’une grande mare pleine de nénuphars, envoyait un jet à cinq mètres au-dessus d’elle. Des drones orange rampaient le long des plates-bandes, digérant les roses fanées et arrachant les mauvaises herbes. Victor se dirigea vers le manoir, suivi par un Rick Parnell un peu déçu de ne pas pouvoir traîner plus. Daniella et Matthew jouaient dans la vaste piscine extérieure. Ils avaient attiré Brutus, leur chien de berger, dans l’eau avec eux. Matthew glissa le long du toboggan et faillit tomber sur l’animal surexcité. Qoi, leur nounou, était assise à une table dans le patio derrière la piscine, lisant son cybofax et vérifiant de temps en temps que tout se passait bien. Victor aimait bien les enfants. Julia les avait bien élevés, s’arrangeant pour qu’ils n’aient pas la prétention de leurs contemporains. Elle était peut-être allée trop loin avec Matthew, le gamin pouvait être difficile par moments. Il avait probablement besoin d’un père. Daniella grandissait pour ressembler à sa mère, grande et mince, mais ses cheveux étaient plus sombres et plus courts. C’était une chouette gosse parfois trop sérieuse, comme souffrant d’adultisme prématuré. Elle lui fit signe en souriant et cria quelque chose dans sa direction. Il devina que c’était une invitation à les rejoindre dans la piscine, mais les aboiements du chien couvraient la voix de l’enfant. Il haussa les épaules exagérément et entra dans le salon par la porte-fenêtre béante. — Maison ouverte, hein ? dit Rick. — Oh non, rien de tel ! Si vous n’étiez pas avec moi, vous ne seriez même pas parvenu en bas de l’escalier du Pegasus. Julia n’aime simplement pas que le matériel de surveillance gâche le paysage. — Je peux comprendre. Cet endroit a dû coûter une fortune. Victor ouvrit la porte. — Elle en a bien le droit. Ils entrèrent dans un vaste hall dont les murs étaient couverts de vieux tableaux et empruntèrent un grand escalier en colimaçon. Rick luttait pour enfiler sa veste. La porte du bureau de Wilholm était en teck avec une simple poignée de cuivre poli. Victor la tourna et poussa. — La tanière du lion, annonça-t-il en souriant. Rick lui adressa une mimique mécontente et entra tout en ajustant sa cravate. Le bureau était lambrissé de chêne, ses fenêtres à croisillons donnaient sur l’arrière du manoir. Au milieu de la pièce, une grande table en chêne était bordée de dix chaises de chaque côté. Julia était assise à l’une des extrémités et étudiait les données d’un terminal compliqué devant elle. Le salut de Rick mourut sur ses lèvres. Victor s’y attendait, c’était une réaction qu’il avait déjà vue un millier de fois. Julia en chair et en os faisait cet effet. Elle avait sa place sur les chaînes d’informations et de ragots, il y avait même une université qui avait inclus sa gestion d’Event Horizon dans ses cours de business. Elle n’était pas réelle. — Le docteur Rick Parnell, annonça innocemment Victor. Ton directeur SETI. Julia tendit la main. — Asseyez-vous, même si je ne comprends pas pourquoi Victor vous a amené. Victor tira une chaise et s’installa à côté de Julia. — Je l’ai amené parce que Royan a déconné avec nos mémoires centrales. Racontez à Julia pour les microbes, Rick. Rick prit place sur la chaise en face de Victor, la remplissant dangereusement, et se lança dans une explication concernant la sonde Matoyaii et sa découverte non confirmée dans les anneaux de Jupiter. La timidité de Rick avait disparu, remplacée par un enthousiasme gamin. Quand il eut fini, Julia s’appuya contre le dossier de sa chaise. — Maintenant que vous avez réveillé ma mémoire, je me souviens d’avoir entendu parler de la théorie sur la grippe, dit-elle lentement. Il y a des années, probablement quand j’étais encore à l’école. Mais pourquoi pensez-vous que ces microbes venaient des étoiles ? Jupiter serait un choix plus évident. Il y a dans son atmosphère toute la chimie et l’énergie nécessaires à une vie microbienne, des spores auraient pu fuir vers les anneaux, ou atteindre Io. Les dernières bribes d’assurance de Rick s’effondrèrent. Pour lui, une origine interstellaire était plus facile à imaginer, plus importante, plus théâtrale. Cela conférait à toutes les disciplines SETI une assurance et une respectabilité. Pour la même raison que les gens préféraient croire aux soucoupes volantes plutôt qu’aux gaz des marécages comme explication des OVNI. — Leur origine n’a pas d’importance dans notre situation, dit Victor. L’important, c’est que, lorsqu’il a appris la possible existence des microbes, Royan a fait construire une nouvelle sonde pour aller vérifier. Julia le regarda les yeux vides, comme si elle n’avait pas entendu les mots qu’il avait prononcés. — Quand ? — Il est venu me voir il y a seize mois, répondit Rick. J’imagine qu’il l’a fait parce que j’avais suggéré l’envoi d’une telle sonde pour s’assurer des découvertes de Matoyaii dès que vous m’avez engagé. On me l’a refusé. L’expression de Julia se refroidit et elle resta silencieuse. Rick déglutit et poursuivit. — Après la visite de Royan, mon bureau a conseillé l’équipe de conception pour le genre de senseurs nécessaires à la détection de microbes. — Il n’y a aucune archive sur le sujet, dit Julia. Ses yeux étaient fermés. Victor savait qu’elle était en train d’utiliser ses nodules, probablement de parler à ses blocs RN, lançant des traqueurs dans toutes les mémoires centrales d’Event Horizon. Il l’avait fait lui-même pendant le vol retour de l’institut astronautique et n’avait rien trouvé. Mais s’il y avait le moindre octet caché dans les bancs de mémoire de l’entreprise, Julia le trouverait. Il avait toujours trouvé ironique que la patronne d’Event Horizon soit l’un des meilleurs pirates informatiques de la planète. — J’ai assisté à sa construction, dit Rick sur la défensive. Elle a été assemblée dans le bâtiment 1, on pouvait la voir depuis la fenêtre de mon bureau. — Une sonde pour Jupiter ? releva Julia. Construite à la vue de tous, et personne n’en a rien dit ? — C’est le meilleur endroit pour cacher quelque chose, intervint Victor. Un projet spatial de plus dans un Institut qui envoie cinq mille tonnes de matériaux en orbite toutes les semaines. Qui le remarquerait ? Qui s’en soucierait ? — M. Tyo a raison, approuva Rick. Les vols non habités n’intéressent pas grand monde dans le personnel de l’institut. Pas depuis qu’on s’est posé sur Mars et sur Mercure. Kiley n’avait rien de spécial, les composants étaient standard hormis les senseurs de détection de microbes et les waldos de collecte d’échantillons. — Kiley ? demanda Julia. — C’est Royan qui l’a nommée ainsi. C’est une sorte de boomerang. — Un boomerang ? Vous voulez dire que Kiley devait rapporter des échantillons ? — Oui. — La sonde est revenue ? — Je ne saurais vous dire. Cela dépend de la longueur de son passage dans l’orbite de Jupiter. Toutefois elle a été conçue pour la vitesse. La sonde elle-même ne pesait que deux tonnes, la section de propulsion dépassait les quarante tonnes. Elle remplissait la soute d’une navette de classe Clarke. Elle comptait cinq étages, avec des réservoirs et des cellules gigaconductrices qui seraient jetés en cours de route. Cela a provoqué quelques réactions à l’institut. Qui a jamais entendu parler de cellules gigaconductrices jetables ? Royan était vraiment pressé. Le coin de la bouche de Julia retomba. — Rien de nouveau, il a toujours été pressé. Combien de temps faudrait-il pour y parvenir ? — Pendant une conjonction optimale, dix semaines. — Et la même chose pour le retour ? — Oui, peut-être une semaine de moins. La gravitation du soleil l’accélérerait, vous voyez. — Savez-vous quand elle a été lancée ? — Pas exactement. Mais Kiley est sortie du bâtiment 1 il y a huit mois, en novembre. Julia lui jeta un regard appuyé et dur, restant parfaitement immobile. Victor connaissait bien ses humeurs : elle était contemplative. Rick, lui, se flétrissait. — A-t-il dit pourquoi il tenait tellement à examiner ces microbes ? demanda Victor. Qu’est-ce qui était si important ? — Non, répondit Rick. Il ne s’est jamais confié à moi. Désolé. Victor se tourna vers Julia. — J’ai bien peur que non, dit-elle en secouant la tête lentement. — Tu veux essayer de deviner ? — Je ne crois pas. Je commence à me rendre compte à quel point je le connaissais peu. Rick s’éclaircit la voix prudemment. — Est-ce que l’institut aura, euh, des problèmes pour avoir assemblé cette sonde ? Royan avait toutes les autorisations financières, et nous savions qu’il était votre mari… Il s’interrompit, mal à l’aise. Julia lui sourit faiblement. — Oh, oui, il est bien mon mari. Et, non, je ne tiens pas l’institut pour responsable. Royan avait autorité pour utiliser n’importe quelle installation d’Event Horizon. — Sans qu’on puisse lui demander pourquoi, dit Victor. C’était sorti avec plus de force qu’il ne le souhaitait et Julia l’enregistra dans une étincelle de douleur. Le choix de Julia avait toujours été incompréhensible pour Victor, même si Royan et lui avaient toujours pris garde de ne montrer aucune animosité l’un envers l’autre. Ils étaient toujours restés scrupuleusement polis, à l’excès, c’était devenu un rituel. Peut-être sa méfiance ne découlait-elle que de son instinct de spécialiste de la sécurité, mais il avait toujours considéré Royan comme une faille dans la vie méticuleuse de Julia. C’était toujours sa dévotion, son argent. Royan n’avait apporté que des programmes de hacker. L’amour n’était jamais raisonnable. — Comme je ne crois pas aux coïncidences, je me demande une chose, dit Victor en évitant le regard critique de Julia. Royan a fait construire une sonde pour Jupiter afin d’enquêter sur la vie extraterrestre et, maintenant, il nous avertit qu’elle existe. Nos extraterrestres peuvent-ils utiliser cette planète comme base ? — Tu veux dire que leur vaisseau pourrait être en orbite autour de Jupiter ? demanda Julia. — Ce n’est qu’une idée. Elle lui était venue pendant le vol. Victor avait failli en parler à Rick, mais Greg avait appelé et il avait dû s’occuper d’Andria Landon. — C’est une bonne idée, affirma Rick. Aussi avancée que soit leur technologie, un vol interstellaire épuiserait les ressources de bord, surtout celles d’un vaisseau plus lent que la lumière. Jupiter serait un excellent point de réapprovisionnement. Il y a des minéraux et des métaux dans ses anneaux, de la glace sur Europe et de l’hélium 3 dans son atmosphère. — Pouvez-vous le chercher pour nous sur Jupiter ? demanda Victor. — Je ne cesse de vous le dire, s’irrita Rick. SETI n’est pas un département doté de ressources matérielles. Nous ne disposons que d’un bureau et d’un accès à l’ordinateur optique de l’institut. C’est tout. — Plus maintenant, dit Julia. Je place toutes les installations de senseurs d’espace profond d’Event Horizon sous le contrôle du département SETI. (Son regard était dans le vague.) Votre rôle consistera essentiellement à en assurer la coordination, mais c’est ce que vous avez l’habitude de faire. Demandez aux départements d’astronomie et de radioastronomie ce dont vous avez besoin, je m’arrangerai pour que vous ayez les autorisations dès votre retour à l’institut. Vous pouvez aussi demander aux astronomes du spectre de lumière visible d’interpréter les archives que nous possédons sur Jupiter. Vous disposerez aussi de notre télescope Galileo, ainsi que de l’Aldrin de la Fédération internationale d’astronautique. Victor, tu t’occupes d’acheter les images d’Aldrin. Utilise des intermédiaires, je ne veux pas qu’on sache qu’Event Horizon est derrière ça, pas tout de suite. — C’est très soudain, dit lentement Rick. (Il ne pouvait s’empêcher de regarder Victor pour que celui-ci confirme ce qu’il entendait.) C’est marrant, ça ne ressemble à aucun des scénarios de premier contact pour lesquels nous sommes prêts. Nous avons toujours envisagé un contact immatériel, presque archéologique, comme creuser dans les restes électroniques d’une culture, des signaux envoyés avant même que la race humaine n’apprenne à utiliser le silex. Et, finalement, un vaisseau spatial nous rend visite et se cache de nous. C’est fou. — Je suis sûre que vous le supporterez, lâcha Julia, de l’acier dans la voix. Rick quitta son rêve éveillé. — Oui, bien sûr, absolument aucun problème. — Bien. Vous devrez chercher deux choses : un signe de ce vaisseau extraterrestre et la sonde Kiley de Royan. Je veux savoir si elle est toujours en orbite autour de Jupiter, ou sur le chemin du retour. Compris ? — Oui, répondit Rick en hochant la tête. — Il y a une troisième option pour Kiley, leur rappela Victor. La plus vraisemblable est quelle est déjà revenue. — Comment pourrions-nous le savoir ? fit remarquer Julia. Royan a effacé ou protégé toute référence à Kiley dans les mémoires centrales de la société. Même moi je ne peux en trouver trace. — On le fait à l’ancienne, dit-il en souriant. On interroge les gens au lieu des machines. Les techniques d’investigation, l’indexation croisée et la corrélation des données faisaient partie de sa formation originelle, inutilisée depuis plus d’une décennie, la sécurité étant devenue purement une affaire de données informatiques. Cela lui ferait du bien d’utiliser de nouveau son cerveau sur un problème et ce serait satisfaisant aussi de retourner sur le terrain. — On peut commencer avec Rick. — Moi ? demanda le directeur de SETI, surpris. — Oui. — Mais je vous ai dit tout ce que je savais sur Kiley, jusqu’au moindre octet. — Pas tout à fait. Pour commencer, dans quelle zone du bâtiment 1 Kiley a-t-elle été assemblée ? — F37, je crois. — Bien. Julia, peux-tu demander à ton équipe de vérifier les données de cette zone et voir si on peut découvrir comment Royan a trompé les mémoires centrales ? — Bonne idée, approuva-t-elle. — Pendant ce temps, Rick et moi retournons à l’institut pour interroger l’équipe qui a assemblé Kiley et, plus important, localiser l’équipage de la navette qui l’a lancée. — Pourquoi ? demanda Rick. — Parce que leur familiarité avec son système fait d’elle le choix logique pour la mission de récupération au retour. CHAPITRE 16 Julia regarda la porte du bureau se refermer sur les deux hommes. Rick Parnell était plus ou moins ce à quoi elle s’attendait ; à part sa taille, c’était un intellectuel socialement paumé. La royauté n’était-elle pas censée être capable de mettre tout le monde à l’aise ? C’était un tour qu’elle n’était jamais parvenue à maîtriser. Il lui fallait toujours quatre ou cinq rencontres avant que les gens ne commencent à se détendre avec elle. Sauf Victor, bien sûr. Elle ne se rappelait pas un instant où Victor avait été réticent avec elle. Toujours honnête, c’était son grand attrait. Et loyal, ce qui allait beaucoup plus loin que l’intégrité professionnelle. — Tu ne devrais pas être malhonnête avec toi-même, Juliet, lui reprocha gentiment son grand-père. Elle ne s’était pas rendu compte que ses blocs RN étaient toujours branchés. — Je n’étais pas malhonnête, juste pratique. — Pauvre Juliet, tant de problèmes, tant d’inconnues. — Tu deviens lamentablement sentimental avec l’âge. — Écoute-moi bien, ma fille. Je sais que c’est l’immortalité, mais c’est insipide, inodore et ennuyeux, et ça ne va pas s’améliorer. Peut-être aurais-je dû tenter ma chance avec les anges et les démons, après tout… — Tu n’as pas de glandes, Grand-père, tu n’as pas besoin du monde extérieur. — Non, mais j’aime ça. — Oh, très bien, n’importe quoi pour avoir un peu de calme. >Branchement AutresYeux. Elle sentit la persona jaillir dans ses nodules, c’était un fragment de la personnalité de son grand-père formaté pour ses impulsions sensorielles à elle et les relayant vers son bloc RN. En clair, il chevauchait son système nerveux comme un touriste tactile. — Tu es content, maintenant ? lui demanda-t-elle. Elle lui donnait accès au sensorium une fois par semaine. Il prétendait qu’il avait besoin de sensations physiques pour ne pas devenir fou, mais Julia en doutait : ses deux blocs RN ne le lui demandaient jamais et son grand-père avait évité les quatre derniers mois de chacune de ses grossesses. « C’est vraiment trop bizarre, Juliet, lui avait-il dit. Souviens-toi que ce gamin a grandi dans les sixties… les Beatles, Apollo sur la Lune et la télé noir et blanc… ça c’est mon éducation, une époque simple. Quand je vois ce monde à l’esprit brisé, je me sens déjà à moitié en enfer. » — C’est mieux, merci, Juliet. Sa voix silencieuse paraissait plus proche quand AutresYeux était branché, ce qui était impossible. Elle étira ses bras, remua les doigts et inspira profondément. — Ah, merveilleux ! Cette bonne vieille odeur d’air conditionné glacial. Rien ne l’égale. Tu vis dans un putain de vaisseau spatial, ma fille. Elle rit. — Je vais faire une promenade dans les jardins pour toi plus tard. Daniella et Matthew sont dans la piscine, je pourrais les rejoindre. Une étrange bouffée de fierté sinua dans son cerveau à la mention des enfants. Ce n’était pas elle, pas sa fierté maternelle habituelle. — Ce sont de bons enfants, Julia. Mes arrière-petits-enfants. Même s’ils continuent à emmener Brutus dans la piscine. — Oh, non, pas encore ! J’ai dit à Qoi de ne pas les laisser faire. Il y eut un rire mental. — Brutus ne fait de mal à personne, ce n’est pas comme s’il avait des puces. Et je me souviens d’une petite fille qui aurait gardé son cheval dans sa chambre si je l’avais laissée faire. — Si c’est pour faire ton larmoyant, tu peux retourner d’où tu viens. — C’est tellement froid et impitoyable, Julia, ce que nous sommes devenus. Le canal de communication s’élargit pour incorporer ses deux blocs RN. — Nous avons trouvé le dirigeable de Jason Whitehurst, dit le bloc RN1 dans une brève excitation. Nous n’avons même pas eu besoin d’entrer dans l’illégalité. PLC Stratotransit détient la franchise pour le contrôle aérien de l’Agence de vol européenne, et Event Horizon détient douze pour cent de Stratotransit ; notre demande était parfaitement légitime. — Bien. Alors, où sont-ils ? — Stratotransit a suivi le Colonel Maitland depuis Monaco jusqu’au détroit de Gibraltar. La couverture radar s’arrête là. Nous l’avons ensuite pisté avec nos plates-formes d’observation de la Terre. L’un des cubes du terminal devant elle s’alluma. Julia reconnut la péninsule ibérique et le nord-ouest de l’Afrique scintillant en différentes teintes de rouge. La mer était vert clair. — C’est une image infrarouge augmentée, expliqua le bloc RN1. L’image s’élargit, se centrant sur le détroit de Gibraltar. Julia pouvait voir les récifs comme une langue émeraude qui miroitait. Un point bleu apparut sur l’image. — Les voilà. Ils ont traversé de nuit, ce qui est important. C’était le seul moment où ils étaient en vue de la Terre après avoir quitté Monaco. L’image s’élargit encore et se décala vers le sud-ouest. Le Colonel Maitland passait au nord des Canaries et survolait l’océan. — En ce moment, le Colonel Maitland fait du surplace à sept cents kilomètres à l’ouest du Cap-Vert, dit le bloc RN1. C’est le milieu de nulle part absolu. Ces dix dernières heures, il n’a fait que compenser le vent. Julia regarda le point bleu. Il était à peu près à équidistance de l’Afrique et de l’Amérique du Sud. — Tu veux dire que seul quelqu’un disposant de nos ressources pourrait localiser le dirigeable ? — Oui, Malgré sa taille, cette saloperie est minuscule à l’échelle de l’océan. À moins d’avoir accès à Stratotransit et à nos données satellite, il n’y a pas moyen de le trouver. — Et en ce qui concerne les communications habituelles ? Il suffirait d’appeler Jason Whitehurst et de le localiser à l’aide du transpondeur. — Jason est trop malin pour ça, récupérer les coordonnées du transpondeur de notre Intelsat est un vieux truc de hacker. Il n’y a aucune réponse transpondeur à son numéro. — Tu veux dire qu’il est totalement injoignahle ? — Loin de là. Un de nos satellites ELINT de renseignement électronique est sur une orbite qui passe suffisamment près pour scanner le Colonel Maitland. Nous avons attendu que les derniers résultats nous parviennent avant de t’informer que nous avions déniché Jason. Il semblerait que le Colonel Maitland opère une sorte de brouillage localisé. — Est-ce pour cela que nous ne parvenons pas à obtenir une réponse du cybofax de Charlotte Fielder ? — C’est bien possible, si elle est à bord. Mais Jason Whitehurst n’est sûrement pas devenu stupide. Il utilise son propre comsat pour échanger des données avec ses agents, et la vitesse de téléchargement frise la capacité maximale. La liaison vers l’orbite géostationnaire est très étroite, mais ELINT a pu en intercepter une partie pendant qu’il survolait le Colonel Maitland. Jason Whitehurst reçoit un grand nombre d’informations sur les finances des kombinates que ses agents ont rassemblées grâce aux sociétés de renseignements commerciaux. Julia observa le cube de nouveau, traduisant le point bleu en dirigeable dérivant au-dessus de l’océan. Qu’avait dit Victor ? Les coïncidences n’existent pas. Et Greg disait souvent la même chose. — Grand-père, tu vois la similitude ? Je suis à la recherche de Charlotte Fielder et, à la suite des offres de Mutizen et de Clifford Jepson, j’ai entamé une recherche dans les finances des kombinates. Jason Whitehurst détient Charlotte Fielder, et à quoi s’occupe-t-il ? — Dans le mille, Juliet. Tu as remarqué quelque chose d’autre ? — Quoi ? — La technologie de la structuration atomique est apparue à peu près au moment où Royan nous avertissait pour les extraterrestres. Une technologie tellement différente que ce n’est même pas une percée dans le sens habituel du terme, parce que personne n’y a jamais travaillé. Une technologie dont les origines sont vraiment difficiles à découvrir. — Merde ! dit-elle tout haut. Il voyait juste, ce qui était précisément la raison pour laquelle il était devenu indispensable, pas seulement pour son expérience mais pour ses points de vue singuliers. — Nous aurions dû nous en rendre compte, dit-elle à ses deux blocs RN. — Oui fut la réponse étrangement creuse. Un léger ressentiment. — OK, débrouillons-nous pour compenser cet oubli. L’une de vous va contacter Peter Cavendish pour lui dire de commencer à mettre la pression sur Edward Müller et Mutizen. Expliquez-lui qu’on a une contre-proposition pour un partenariat sur la structuration atomique et qu’ils doivent nous faire une nouvelle offre s’ils désirent Event Horizon comme partenaire. Ensuite, je veux qu’on reprogramme l’une de nos plates-formes de communication Atlantique pour la brancher sur les circuits satellite du Colonel Maitland. Je veux parler à Jason Whitehurst et lui faire accepter la visite de Greg et Suzi. — Aucun problème, réagit le bloc RN2. Je redirige l’une des antennes. — Bien. Et en ce qui concerne le profil de Jason Whitehurst ? — Intéressant. Je ne trouve le certificat de naissance de Fabian Whitehurst nulle part dans les mémoires publiques. La naissance n’est simplement pas enregistrée. Cependant, selon les chaînes de ragots, le garçon a assisté à plusieurs fêtes importantes durant les neuf derniers mois. Le second cube du terminal s’alluma, lui montrant un adolescent avec de longs cheveux fins. Elle pouvait voir la ressemblance avec Jason. Le garçon était vivant, brillant et joyeux, les années passées à tenter de contenir Matthew lui en avaient appris les signes. — Je me demande pourquoi Jason ne m’en a jamais parlé, songea-t-elle. — Il n’avait aucun besoin de t’en parler, lui dit son grand-père. Aucune raison que tu le saches. — Grand-père, si quiconque que je connais a un enfant, on me donne son âge, ses notes à l’école, on me dit qu’il adore les chiens et les chevaux, on me montre son hologramme, le tout en quinze secondes. N’importe quoi pour être invité à jouer avec Daniella et Matthew. Et ce Fabian a l’air d’avoir le même âge que Daniella. — Jason Whitehurst n’est pas un arriviste. — Peut-être pas. Mais pourquoi n’existe-t-il aucun enregistrement de la naissance de Fabian ? — Tu m’as eu, là, ma fille. — OK. Je veux un profil plus détaillé de Jason, centré sur sa vie il y a seize, quinze et quatorze ans. Financière, personnelle, la totale, chaque octet. Je ne sais pas exactement quel âge a ce Fabian, mais c’est à peu près ça. Cherchez des versements inexpliqués à des femmes et à des cliniques. Vu l’orientation sexuelle de Jason, j’imagine que c’est une fertilisation in vitro et une mère porteuse. — C’est comme si c’était fait, Juliet. — J’ai établi une liaison avec le Colonel Maitland, annonça le bloc RN2. Le visage de Jason Whitehurst apparut sur l’écran du téléphone du bureau. Il était assis à une table de travail, portant une chemise blanche, ouverte, au col révélant un foulard MCC. Il y avait une fenêtre derrière lui qui ne montrait que le ciel. — Julia, quel plaisir inattendu. J’ignorais que je recevais des appels entrants. — Je sais, Jason, et je te prie d’excuser mon intrusion, mais nous devons parler. — Certainement, je t’aurais appelée aujourd’hui de toute façon. Julia sentit un frisson de soulagement dans son esprit. Au moins ils n’allaient pas jouer aux euphémismes. Elle tenta d’évaluer l’humeur de Jason, ce qui n’était pas facile au téléphone. Mais il semblait en excellente disposition. Elle réfléchit un instant, ne sachant pas quoi dire. Que voulait-elle vraiment ? Charlotte Fielder, ou y avait-il autre chose ? — Je cherche quelqu’un, une demoiselle Charlotte Fielder. Apparemment, elle a quitté le bal de Newflelds avec ton fils, Fabian. Les lèvres de Jason Whitehurst se crispèrent à la mention de Fabian. — Elle est partie avec moi, en effet. [— Intéressant, dit son grand-père. On dirait que le vieux bâtard est chatouilleux, concernant le gosse. — Tu crois qu’on peut s’en servir ? demanda-t-elle. — Merde, ma fille, tu ne m’écoutes donc jamais ? Ne pose jamais une question si tu n’en connais pas déjà la réponse. Comment pourrions-nous utiliser le gamin ? Dis-le-moi. — Désolée, Grand-père. C’est juste que j’ai l’habitude de négocier en position de force. Trop gâtée.] — J’aimerais lui parler, Jason. — Comme plusieurs autres personnes, ma chère Julia. Mais je suis sûr que nous pouvons parvenir à un accord. [— Qu’il soit maudit, dit son grand-père. Juliet il faut que tu ailles chercher cette Fielder. Il ne pourra pas la vendre deux fois. Si elle sait d’où vient la fleur, alors elle sait où se trouve l’extraterrestre et, très probablement, elle connaît aussi cette technologie de structuration atomique. Il va te demander une somme folle, mais tu dois payer. Tu ne peux pas te permettre de ne pas le faire. — Peut-être, Grand-père, mais on peut aussi essayer la pression.] Jason Whitehurst la regardait poliment, attendant sa réponse. — J’aimerais que tu reçoives mon représentant, lui dit-elle. Il peut être sur le Colonel Maitland dans approximativement une heure et il a toute latitude pour négocier en mon nom. — Je ne m’attendais pas à une rencontre en chair et en os, Julia. Mon intention est de tenir une vente aux enchères. Comment pourrais-je connaître sa vraie valeur autrement ? — Peut-être ne comprends-tu pas l’importance de l’enjeu, Jason ? Je ne pense pas qu’une vente aux enchères ouverte serait à ton avantage. Reconnaître que tu détiens Fielder pourrait être dangereux. Découvrir la position du Colonel Maitland était inévitable. Les efforts que j’ai déployés pour cela devraient suffire à te faire comprendre à quel point tu es impliqué. Tu peux bien sûr compter sur moi pour ne pas exploiter cette information. Mais certaines personnes concernées par cette affaire ne se soucieront pas autant de ta sécurité physique. Jason Whitehurst tira sur sa barbe. — Juste un homme ? — Absolument, il s’appelle Greg Mandel et sera accompagné de son assistante. Ils arriveront dans un Pegasus civil tout à fait ordinaire. Ton aire d’atterrissage peut supporter cela. — Très bien, Julia, je le recevrai. (Il leva un doigt en avertissement.) Rien de plus. Si ton offre financière est acceptable, il pourra repartir avec Fielder. Sinon, tu devras te soumettre à une vente aux enchères. Julia se pencha vers l’écran, s’efforçant de conserver une expression neutre. — Merci, Jason. Mais, s’il te plaît, fais attention, il serait préférable de suspendre tes négociations avec tous les autres jusqu’à l’arrivée de Greg Mandel. Je ne voudrais pas qu’ils découvrent où tu te trouves, tu as pour l’instant bien trop de valeur pour moi. — J’apprécie ton intérêt, Julia. Ne t’inquiète pas pour moi. Son image disparut. Julia laissa échapper un long soupir, regardant autour d’elle sans vraiment voir. Quand elle travaillait à Wilholm, elle utilisait toujours le bureau. Avec ses lambris sombres, sa cheminée froide et ses livres bien rangés derrière des vitrines, il avait la sobriété nécessaire. Les décisions quelle avait prises là… — Excellent, ma fille, dit Philip Evans. Une fois que Greg et Suzi seront sur le Colonel Maitland, ce vieux Jason va découvrir que ses options diminuent rapidement. Tu as fait exactement ce qu’il fallait. — Merci, Grand-père. Il semblait toujours savoir quand elle avait besoin qu’on lui remonte le moral. Même si le mélange de tension et de dépression qui tendait ses muscles lui en avait fourni l’indice. Elle donna à son terminal le code d’une ligne sécurisée vers le cybofax de Greg. Quand le visage de celui-ci apparut sur l’écran, elle découvrit de petites coupures sur ses joues et un peu de cicatrisant bleu près d’un œil. Il essayait de ne pas froncer les sourcils. Elle se mordilla la lèvre inférieure. Ce n’était pas supposé se passer comme ça. Elle ne voulait pas que Greg se batte. Elle l’avait promis à Eleanor, elle se l’était promis. Elle ne désirait que Royan. — Seigneur ! Tout va bien ? Victor avait parlé de problèmes au Prezda avec un tech-merc nommé Leol Reiger, mais il n’avait rien dit des blessures de Greg. — Ouais, plus ou moins, je ne sais pas quel genre de décorations utilise Victor, mais Malcolm Ramkartra en a gagné une aujourd’hui. Elle se contenta de hocher la tête. Greg sembla se laisser fléchir. — J’imagine qu’on a eu de la chance, aucune blessure que le kit de premier soin ne pouvait soigner. (Il baissa la voix.) Mais tu as fourré Suzi dans une sale vendetta. Ce Reiger est un putain de taré, sans blague. Deux membres de son équipe ont été tués et il colle tout sur le dos de Suzi. C’est un vrai problème, Julia. Avec des gens comme ça, ça ne se termine qu’à la mort de quelqu’un. — Quoi quelle demande, Greg, elle l’a, tu le sais. — Ouais, mais tu connais Suzi, elle ne demandera rien. Sa voix était toujours basse, presque inaudible. — Alors Victor se débarrassera de Reiger pour elle, s’entendit-elle répliquer. — Bien. Il avait l’air bourré de remords, exactement ce qu’elle ressentait. — J’ai les coordonnées du dirigeable de Jason Whitehurst. Et plus encore, il a accepté de vous rencontrer, Suzi et toi, en tant que mes représentants. — Hé ! Bonne nouvelle ! Elle ordonna au terminal d’envoyer les coordonnées au Pegasus. — Ce n’est pas entièrement une bonne nouvelle, Greg. Quand j’ai appelé, il était prêt à vendre Charlotte Fielder au plus offrant. — Seigneur ! On joue contre combien de groupes ? — Je ne sais pas. Mais tu peux dire à Suzi que son idée sur la technologie des vaisseaux spatiaux commence à avoir l’air désagréablement valable. Je reçois des offres bizarres de la part de kombinates et d’autres joueurs importants, et toutes concernent des technologies radicales. Notre extraterrestre n’est pas exactement aussi secret que nous le croyions. Je dirais que le premier qui retrouve Royan va toucher le jackpot technologique. C’est pour ça que tu as tant de problèmes. — Génial, dit-il amèrement. Au moins je sais pourquoi on me tire dessus. — Je me fous du prix que demande Whitehurst pour Fielder, Greg. Mais il faut que tu reviennes avec elle. La carte que je t’ai donnée est liée au compte principal de la société, alors refile-lui ce qu’il demande et ne t’en inquiète pas. Je ne crois pas qu’il comprenne vraiment ce qu’il détient, ni dans quoi il a foutu les pieds. À moins que son dirigeable ne soit armé comme un destroyer, il a sérieusement sous-estimé notre envie de mettre la main sur Charlotte Fielder. — OK, Julia, c’est ton argent. Et, s’il te plaît, essaie de découvrir qui nous affrontons. Si on le savait, on pourrait les surveiller et anticiper leurs mouvements. — Je vais faire ce que je peux. — OK. Je te rappelle quand on aura trouvé Fielder. Elle ordonna au téléphone de raccrocher. >Accéder fichier sécurité : Reiger, Leol, tech-merc. Elle ferma les yeux et laissa le profil s’ouvrir dans son esprit. Victor avait rassemblé énormément d’informations sur le mercenaire, y compris un rapport psychologique. Greg avait raison, Leol Reiger était sociopathe. — Ce salaud a vraiment l’air méchant, Juliet. Que vas-tu en faire ? Les contrats de Leol Reiger brillaient comme des néons bleus sur le brouillard gris de son interface nodulaire, le nombre de morts, ceux qui étaient confirmés et les estimations. Quarante-huit dans les neuf dernières années. Des rumeurs supposaient d’autres assassinats, quand il n’était qu’un homme de main ordinaire, avant que Victor ne le remarque comme chef d’équipe. — Exactement ce que j’ai dit à Greg. Lâcher Victor sur lui. Mais ça prendra du temps. Pour le moment, je veux savoir qui l’a engagé. >Assembler persona. Elle était de retour dans l’isolement du monde électronique, le vide sans profondeur. Ses nodules intégraient la persona, suivant la formule créée par Royan, immobilisant et copiant des segments de ses schémas de pensée, les numérisant. Une fois la persona décompressée, elle pourrait accéder aux couches multiples, bien pliées les unes sur les autres, du composite, des séquences de sa mémoire, des réponses logiques, l’identité et la motivation. C’étaient des tranches de son esprit, les portions cruciales, sans les inhibitions subconscientes ni les réticences émotionnelles, une édition aérodynamique de sa propre mentalité. Julia formula ses instructions prudemment, les chargeant dans le paquet. Elle s’en retira, se laissant seule avec le profil dégueulasse de Leol Reiger. Ses yeux s’ouvrirent en cillant, réduisant le profil à une ombre fumée sur les bruns chauds de son bureau. Une représentation de la persona flottait dans l’un des cubes du terminal, une sphère vert foncé avec une surface à facettes qui évoquait un œil d’insecte. Elle pianota sur le clavier du terminal, ordonnant un transfert d’argent, puis entra le numéro de compte en banque de Reiger à Zurich en le lisant directement dans son profil. — Tu donnes dix mille eurofrancs à Leol Reiger ? demanda son grand-père. — C’est exact (Elle regarda la représentation de l’ordre de transfert se former dans le cube comme une étoile de mer bleue translucide.) C’est la manière la plus facile d’entrer dans l’ordinateur de la banque. Les bras de l’étoile se refermèrent sur la persona. — Putain de merde, je ne sais pas où va le monde ! Il n’y avait plus aucun signe de la sphère verte, sa surface avait été recouverte par une coquille bleue. Julia testa le composite ainsi assemblé avec quelques programmes-sondes de sécurité. Son intégrité tint. — Tu connais un meilleur moyen ? — Non. Un soupir mental accompagna cet aveu. — Bien, alors. Elle tapa sur la touche de chargement, le composite entra dans la banque zurichoise de Leol Reiger. Julia lui envoya un baiser. Elle ressentait un frisson de nostalgie. En matière de piratage, elle n’avait rien fait de sérieux depuis des années. Si les partisans de la théorie du complot savaient que le hobby de Julia Evans était le hacking, ils en auraient pour leur argent. Elle aurait pu recourir au département de Victor et mettre la pression sur la banque pour obtenir les données de Reiger. Les financiers coopéraient plutôt bien, particulièrement en ce qui concernait les tech-mercs, mais les banques zurichoises tenaient à leur indépendance. Il aurait fallu exercer beaucoup de pression, et cela aurait pris du temps. Un sifflement de compresseurs pénétra par la fenêtre. Elle se tourna pour voir le Pegasus de Victor Tyo et du docteur Parnell s’élever sur la pelouse. La scène était surréaliste, semblable à une publicité pour un hôtel cinq étoiles – ne manquait que le sourire d’un couple de mannequins posant à une table au bord de la piscine, en train de siroter un verre glacé. Julia se passa les mains dans les cheveux et reporta son attention sur le terminal. Il était temps de découvrir à quel point les informations sur la structuration atomique étaient connues. Avec au moins deux autres groupes à la recherche de Royan, elle se demandait combien de chemins menaient à l’extraterrestre. Dès que le terminal accéda au réseau de communication principal d’Event Horizon, elle lança un programme de déroutage. Si quelqu’un essayait de traquer son appel, il buterait sur la plate-forme d’English Telecom à Peterborough. Elle entra le numéro de Gracious Services. Ce ne fut pas un terminal qui prit la communication, le circuit des hackers anglais disposait de programmes de captages clandestins dans toutes les plates-formes du pays. Il intercepta son appel et la connecta directement. Un léger clignotement précéda un message : « BIENVENUE CHEZ GRACIOUS SERVICES NOUS ŒUVRONS POUR VOTRE SATISFACTION. REQUÊTES EXAUCÉES OU REMBOURSEMENT. AUCUNE LIMITATION D’ACCÈS. SOUVENEZ-VOUS DE NOTRE REGLE CARDINALE : PAS DE CRÉDIT !!! ENTREZ VOTRE NOM DE CODE. » Julia n’avait plus utilisé le circuit depuis que Royan, qui l’y avait enregistrée comme hacker novice, lui avait enseigné l’écriture de programmes de piratage, en affirmant que l’expérience lui ferait du bien. En compétition avec d’autres hackers, elle s’était occupée de quelques boulots contre diverses entreprises et départements gouvernementaux. C’était une course pour l’argent, celui qui obtenait les données le premier empochait tout, sauf la part de l’arbitre. La compétition avait considérablement aiguisé son esprit. Elle sourit furtivement et tapa : « MARIE ANTOINETTE ». BONJOUR, MARIE ANTOINETTE, VOTRE ARBITRE EST PRINCEBLEU. QUEL SERVICE DEMANDEZ-VOUS ? LE TABLEAU D’AFFICHAGE. TRÈS BIEN, MARIE ANTOINETTE. ONZE PIRATES SONT CONNECTÉS, CHACUN D’ENTRE EUX A UNE MÉMOIRE CENTRALE BOURRÉE D’OCTETS. QUE VOULEZ-VOUS SAVOIR ? UN) COMBIEN D’ENTREPRISES SONT BRANCHÉES SUR LA TECHNOLOGIE DE LA STRUCTURATION ATOMIQUE ? DEUX) L’UNE D’ENTRE ELLES DÉTIENT-ELLE LA THÉORIE POUR CONSTRUIRE UN GÉNÉRATEUR DE FORCE NUCLÉAIRE ? TROIS) QUELLE EST L’ORIGINE DE LA TECHNOLOGIE DE STRUCTURATION ATOMIQUE ? / ACCEPTERA DES RUMEURS SÉRIEUSES SI LES FAITS SONT INACCESSIBLES Son message resta affiché plus d’une minute avant de s’effacer. JE NE SUIS PAS SÛR DE CE QUE VOUS DEMANDEZ, MARIE ANTOINETTE. SIX HACKERS N’ONT JAMAIS ENTENDU PARLER DE STRUCTURATION ATOMIQUE ET CEUX QUI SAVENT NE SERONT PAS DONNÉS. LA STRUCTURATION ATOMIQUE EST LA TECHNOLOGIE LA PLUS SECRÈTE DEPUIS QU’EVENT HORIZON A CRAQUÉ LES GIGACONDUCTEURS — Comme si je ne le savais pas, murmura-t-elle avant de taper : JE COMPRENDS, PRINCEBLEU, ORGANISEZ L’ACCORD, S’IL VOUS PLAÎT. OK. ILS N’ONT PAS GRAND-CHOSE, JE VAIS RASSEMBLER LEURS DONNÉES ET LES COMPILER POUR VOUS, MAIS C’EST SOIXANTE MILLE LIVRES CHACUN, ET VOUS PRENEZ LE RISQUE QUE LES DONNÉES SOIENT RÉPLIQUÉES CINQ FOIS ÊTES-VOUS TOUJOURS INTÉRESSÉE ? JE SUIS INTÉRESSÉE. VOUS VOUS ÊTES TROUVÉ UN BON ALIAS, MARIE ANTOINETTE DÉPOSEZ TROIS CENT MILLE NOUVELLES LIVRES STERLING À LA BANQUE TIZZAMUND À ZURICH, NUMÉRO DE COMPTE WRU2384ASE. — Tu ne vas quand même pas les payer, Juliet ? demanda son grand-père. Ses doigts s’immobilisèrent au-dessus du clavier. — J’ai bien peur que si. J’ai besoin de savoir à quel point ces informations sont connues. Et j’ai besoin de le savoir vite. C’est la manière la plus simple. Quelle que soit l’information qui traîne, le circuit le saura. Ils sont très efficaces, tu sais. — J’aimerais avoir encore un lit. Je n’en serais pas sorti ce matin. En fait, tu paies des criminels, nom de Dieu ! De mon temps, on les aurait rassemblés et on les aurait forcés à donner les informations. C’est comme ça qu’on s’y prenait avec les voleurs de bétail. Julia rit et autorisa le transfert d’argent de l’un de ses comptes secrets dans les îles Cayman. VOTRE CRÉDIT EST STUPÉFIANT, MARIE ANTOINETTE. J’ESPÉRE QUE ÇA EN VALAIT LA PEINE. VOICI VOTRE BULLETIN : LES ENTREPRISES SUIVANTES SONT EN POSSESSION DES ÉQUATIONS COMPORTEMENTALES DE LA FORCE NUCLÉAIRE PUISSANTE : DASTEIN, JOHNA TRANHEWIT, SIEMENS, BOEING, MUTIZEN, MITSUBISHI, SPARAVIZ, RENAULT, GLOBECAST HONDA, GENERAL ELECTRIC, EVENT HORIZON, EMBRAER, SMB, MIKOYAN ET ROCKWELL DE PLUS, LES MINISTÈRES DE LA DÉFENSE DES PAYS SUIVANTS SONT AUSSI EN POSSESSION DES ÉQUATIONS COMPORTEMENTALES : AUSTRALIE, BRÉSIL, CHINE, CANADA, ANGLETERRE, FRANCE, ALLEMAGNE, JAPON RUSSIE, USA, AFRIQUE DU SUD ET TAIWAN. LES CADRES SUPÉRIEURS DE TOUTES LES ALLIANCES DE DÉFENSE ONT ÉTÉ MIS AU COURANT DE L’EXISTENCE DES ÉQUATIONS ET DE LEURS IMPLICATIONS Julia se dressa sur sa chaise, la consternation agissait comme de l’électricité statique sur sa peau. — Seigneur, tu as vu ça. Grand-père ? — Oh oui ! Je vois ça, Juliet. Que font ces connards du renseignement commercial ? Ils sont en grève ou quoi ? — Je ne sais pas, lui dit-elle, fatiguée. Nous n’avons pas entendu un murmure. Et pourquoi le ministère de la Défense anglais ne nous a-t-il pas contactés ? CONCERNANT LES ORIGINES DES ÉQUATIONS : DEUX TIERS DES ENTREPRISES LISTÉES ONT ÉTÉ CONTACTÉES PAR GLOBECAST QUI LEUR A PROPOSÉ UN PARTENARIAT DE PRODUCTION ET DE COMMERCIALISATION EN ÉCHANGE DE LA THÉORIE. LA PLUPART DES ACCORDS SUBSÉQUENTS ENTRE ENTREPRISES CONCERNENT LE PARTAGE DES COÛTS DE DÉVELOPPEMENT D’UN GÉNÉRATEUR. CELA IMPLIQUE QUE GLOBECAST EST LE SEUL DÉTENTEUR DE LA THÉORIE. J’ESPÈRE QUE CÉTAIT CE QUE VOUS VOULIEZ, MARIE ANTOINETTE. DEPUIS COMBIEN DE TEMPS GLOBECAST PROPOSE-T-IL DES PARTENARIATS ? TROIS JOURS. LES OFFRES FINALES DOIVENT ÊTRE SOUMISES DANS LES DEUX JOURS, LA MEILLEURE OFFRE SERA ANNONCÉE DOUZE HEURES PLUS TARD. MERCI, PRINCEBLEU. AVEC PLAISIR. LA PROCHAINE FOIS QUE VOUS VOUS CONNECTEREZ SUR LE CIRCUIT DEMANDEZ-MOI JE VOUS AURAI LES MEILLEURS ACCORDS. PRINCEBLEU TERMINÉ. L’écran retourna au menu. Julia se concentra sur un point juste devant lui. Elle n’avait pas besoin de faire passer les données par la fonction matrice logique de ses nodules. Globecast semblait utilisé comme un agent de distribution, presque un commissaire-priseur. Mais il n’avait pas le monopole, sans être capable de lui fournir la théorie du générateur. Deux sources. Deux extraterrestres ? Elle laissa le monde réel la reprendre. Sa persona était revenue sur le terminal. Elle la scanna et éclata de rire. Elle était sortie de l’ordinateur central de la banque en transférant neuf cent mille eurofrancs de Leol Reiger vers la direction des finances d’Event Horizon. Il ne restait que cinquante-sept eurofrancs sur son compte. — Tu as l’esprit mauvais, Juliet, même si c’est la version salami. — Et de qui l’ai-je hérité ? Elle lut les relevés de compte de Reiger. Le dernier dépôt avait été effectué deux jours auparavant, deux cent cinquante mille eurofrancs. Pas de nom du créditeur, juste un numéro de compte dans une autre banque zurichoise, l’Eienso. — Nous avons un résultat dans la mémoire centrale de la zone F37, rapporta le bloc RN1. (Il y avait une étrange confusion et une certaine joie dans le ton.) Tu vas vouloir le voir. — Attends une seconde, répondit Julia qui reprogrammait la persona pour la glisser dans l’ordinateur central de l’Eienso. Vas-y. Un paquet de données l’attendait dans l’ordinateur du manoir. Son programme de protection était solide, aucune sonde ne pouvait y pénétrer. — La plupart des fichiers de la mémoire de la zone d’assemblage sont pour la fabrication, dit le bloc RN1. Selon les archives de l’institut, la zone F37 était utilisée pour assembler un filtre pour un bassin de reproduction de poissons à New London pendant la construction de Kiley. Mais nous avons ouvert un canal directement dans le bloc de la zone pour accéder aux fichiers suspects et nous y avons trouvé la persona. Elle s’est glissée toute seule dans l’ordinateur de Wilholm, elle connaissait tous les codes d’accès. >Recherche d’identité, envoya-t-elle à la persona. >Demande accès Fleur des neiges, répondit-il. — Royan ! s’exclama tout haut Julia ; mais elle ne pouvait entendre sa propre voix. — Désolée, Grand-père, j’ai besoin de la capacité du processeur. — Bon, d’accord, grommela-t-il. Mais tu me dois encore une visite dans les jardins, et un câlin avec chacun des enfants. — Je n’oublierai pas. >Annuler AutresYeux. Elle le sentit disparaître, un spectre se glissant hors de sa conscience. Son absence la laissa avec un léger goût de regret. >Initialiser nodule 1 pour isolation de données / procédure d’examen. Charger persona. La persona se glissa dans son nodule, les interfaces se scellèrent, l’isolant à l’intérieur. Elle avait écrit elle-même le programme de protection. Si quoi que ce soit tentait de franchir la barrière, le processeur l’effacerait immédiatement. Ses trois nodules mémoire contenaient un grand nombre de données confidentielles, ainsi que toutes sortes de souvenirs personnels qu’elle conservait précieusement ; elle refusait de prendre le risque d’une attaque virale. >Ouverture lien surveillé vers nodule 1. Cela entraînerait une milliseconde de délai de communication, le temps que son deuxième nodule analyse la persona à la recherche d’un cheval de Troie. Elle lança une analyse rapide de l’agencement de gestion du processeur de son premier nodule. La persona avait pris toute la place disponible mais il n’y avait aucune tentative de s’insinuer dans les routines de gestion. — Bonjour Royan, envoya-t-elle. — Fleur des neiges ! Le sourire de Royan remplit son esprit, inondant ses synapses de chaleur et de désir, déclenchant une cascade d’associations d’idées. Elle se laissa retomber lourdement sur sa chaise en reniflant. Il était là, derrière le sourire, dans une veste d’aviateur en cuir quelle lui avait offerte. Ses bras se soulevèrent dans un geste d’impuissance, les lèvres avancées comme pour un baiser. Le mouvement, comme tout un tas de ses maniérismes, avait été copié sur l’un de ses kinésithérapeutes qui haussait toujours les épaules quand il lui demandait combien de temps il allait devoir rester à la clinique. — Eh bien, me voilà, coincé comme un insecte dans l’ambre, dit-il. Tu écris de bons programmes de protection. — J’ai eu le meilleur des professeurs. Je suis désolée de ne pas pouvoir te laisser sortir. Il y a tellement d’inconnues dans ma situation, je ne peux pas prendre le risque que tu sois un cheval de Troie. Tu ne pourrais véritablement endommager mes nodules, mais je détesterais perdre les mémoires, et je devrais consacrer du temps à écrire l’antidote pour purger le virus. Ai-je l’air paranoïaque ? — Je ne connais pas ta situation, alors je ne peux pas juger objectivement. Les choses vont mal ? — Oui, mais je me débrouille. — J’aimerais pouvoir t’aider, mais je suis dans la mémoire centrale de la zone d’assemblage depuis avril. Pas de données actualisées. — Pourquoi as-tu laissé cette persona en stock ? — Une réserve, un avertissement si quelque chose se passait mal. J’imagine que ça a été le cas, sinon tu ne serais pas venue vérifier. — Je ne sais pas. Mal comment ? Il sourit de nouveau, protecteur. — Ma Fleur des neiges chérie. J’ai tant de choses à te montrer. Là, viens voler avec moi. Il tendit une main ouverte vers elle. Une nuit impénétrable l’enveloppa, puis les étoiles apparurent, une par une. Pas d’horizon, pas de sol, juste une dérive dans l’espace. Cinq minces bras argentés s’étendirent, sondant le vide. — Ce sont les mémoires de vol de Kiley, dit Royan. La phase d’approche. Tu vois ? Devant elle, un gros point orange scintillait d’une manière maléfique. Elle pouvait entendre son cri sur les ondes radio, moitié rugissement, moitié craquement. Seul, aléatoire. — Ce sont les pleurs d’une étoile mort-née, murmura Royan, respectueux. Tu imagines ce que nous avons raté ? Tu imagines un double lever de soleil ? — Kiley est de retour, n’est-ce pas ? Elle est rentrée. — Chut, Fleur des neiges. Regarde, apprends. Jupiter grandit, devenant un disque rose saumon ; des bandes de nuages bien nettes planaient. D’abord étoiles sombres, des lunes se firent mondes tachetés et zébrés, gris et bruns. De nouvelles sensations se développèrent, magnétiques, particulaires, électromagnétiques, couvrant l’image initiale d’ombres plus contrastées. Jupiter était niché au centre d’orages d’énergie colossaux. Des pétales pellucides de lumière bleu et rose montaient en spirales protectrices autour de la géante gazeuse, le halo blanc de son tore de plasma, la neige intangible des ions soufflant vers l’intérieur. Les rafales électriques sifflaient autour d’elle, calmant ses pensées, la plongeant dans l’émerveillement. — Comment serait notre monde. Fleur des neiges, si nous pouvions le percevoir avec de tels sens ? Combien il serait coloré et excitant ! — Pourquoi es-tu venu ici ? demanda-t-elle. Pourquoi seul ? J’aurais partagé tout cela, j’en serais devenue une partie avec toi. — Parce que c’était moi qui faisais partie de toi, Fleur des neiges. Depuis le jour où tu m’as sauvé. J’imagine que je suis un mauvais prince consort. — Tu avais tout. — J’avais tout ce que tu me donnais. Ceci… Jupiter, Kiley… C’était ma chance de renverser les rôles. — De te l’approprier ? — Oui. D’être ton égal. — Tu l’as toujours été. — Non. Pas vraiment. Avec ou sans moi, tu aurais atteint ce que tu es aujourd’hui. — Tu m’as apporté les données de la compression d’électrons. — Si ce n’avait été moi, ton argent aurait trouvé le moyen de les obtenir. C’est toujours comme ça. — Qu’espérais-tu ? Comment cette sonde spatiale pouvait-elle t’offrir l’égalité ? — Les microbes. Fleur des neiges. Dès que j’ai entendu parler des résultats de Matoyaii, j’ai su que les résultats des senseurs n’étaient pas une aberration. Ils existaient. Je pouvais le sentir. Comme Greg et son intuition. Ils étaient réels, vivants, ils m’attendaient. C’était comme renaître, on avait donné un but à mon existence. Ils étaient dans l’orbite d’Io, Kiley glissait dans la pénombre, tombant vers la géante gazeuse. La perspective se modifia, Jupiter se retrouva en dessous d’eux. Quelque chose d’aussi énorme ne pouvait pas être au-dessus. Sa courbure s’aplatissait, ses bords se perdaient dans l’horizon, les nuages s’étiraient sur un plan infini. En levant les yeux, elle apercevait Io, le cône sulfureux d’un volcan vomissait au nord de l’équateur. Une flamme de dragon cascadait au ralenti dans sa faible pesanteur. La bande orageuse sous Kiley était rouille pâle, des cyclones elliptiques et des anticyclones d’hydrosulfates d’ammonium de la taille d’océans se pulvérisaient, secoués par des courants supersoniques. Des nuages blancs fleurissaient comme des vortex tournoyant, aspirant les cristaux d’ammoniac depuis les profondeurs invisibles. Ils se jetaient contre les murs des cyclones comme de la crème dans du café, se diffusant et se dispersant. Puis, le terminateur se retrouva devant eux, une ombre chevauchant l’horizon presque plat. Plus loin, des lumières clignotaient telles des lucioles. — Étais-je si difficile pour toi ? demanda Julia tristement. Je pensais que tu étais la seule personne au monde qui me voyait telle que je suis, Fleur des neiges et non chienne ploutocrate. J’étais vivante quand tu me tenais dans tes bras. — C’est ton héritage qui est lourd, la barrière qui nous sépare. Pas toi. Toi, Fleur des neiges, je t’aime. Avais-tu besoin que je te le dise ? — Je pourrais tout abandonner pour toi. — Non, non, non. — Non. — Tu es achevée, Fleur des neiges. Moi, je dois encore atteindre tes sommets. Et je le peux, je le peux. Kiley se glissa dans l’ombre. Il faisait nuit en dessous mais pas noir. Des éclairs se tordaient entre les montagnes de nuages, illuminant des milliers de kilomètres carrés à chaque décharge. Des comètes coulaient avec grâce dans les orages : des roches arrachées aux anneaux par le champ gravifique monstrueux, ralenties par l’ionosphère et suivies d’une queue d’étincelles. Kiley commença à décélérer, crachant un jet de plasma de cinq cents mètres de long. L’atmosphère se trouvait soixante-quinze kilomètres plus bas. En traversant le fin brouillard de molécules, les courants massifs brûlaient et scintillaient de veines rouges puisant avec violence. La décélération s’interrompit brutalement. L’image trembla quand les boulons explosifs libérèrent la sonde des cellules lenticulaires de gigaconducteurs et des réservoirs sphériques vides. De petits jets chimiques stabilisèrent les modules restants. Kiley s’éleva vers les anneaux. — Tu vois, maintenant, Fleur des neiges ? La sauvagerie silencieuse de ce lieu, son hostilité. Et pourtant, au milieu de tout cela, il y a la vie. — Kiley a trouvé les microbes ? — Oh oui ! — Est-ce tout ce quelle a trouvé ? — Que pourrait-il y avoir de plus ? — Un vaisseau spatial, un vaisseau interstellaire. — C’est ça, ton problème ? Un vaisseau interstellaire ? — Je ne sais pas, Royan, je ne sais vraiment pas. J’ai des gens qui y travaillent, Greg, Victor, Suzi. — La vieille équipe. C’est bien. Ils sont bons. Ils te trouveront une réponse. — Ils ont besoin de te retrouver, Royan. Où es-tu ? — Je ne sais pas. Comment pourrais-je le savoir ? — Alors pourquoi t’a-t-on laissé ? De quoi dois-tu m’avertir ? — Le potentiel. Le potentiel des microbes. Mais j’étais tellement sûr. J’avais tout préparé. — Montre-moi. Le rocher lui faisait penser à Phobos. Il avait la même couleur stérile gris-jaune et une forme patatoïde. Sauf qu’il était beaucoup plus petit, à peine cent mètres de long sur soixante de large. Kiley planait à côté, les images de ses senseurs optiques dégradées par la brume sèche de particules de l’anneau. Des tresses de poussières et d’atomes de soufre scintillaient dans la lumière crue du soleil, se déplaçant avec la lenteur d’un escargot. À cent vingt mille kilomètres, le croissant de Jupiter éclipsait les étoiles. Même à cette distance, les lumières dansantes de la partie sombre étaient visibles. Comme des villes terriennes, songea Julia. Ce rapprochement modifia momentanément l’échelle des distances. Les senseurs à courte portée de Kiley tournaient, se concentrant sur le rocher dont la surface avait été corrodée par la caresse incessante de la poussière. Des cratères et des falaises déchiquetées avaient été polis jusqu’à devenir des courbes douces. Une face était scarifiée par du givre de méthane, des rayons effilés étendaient leur lumière sur un tiers de la longueur. Les lasers balayèrent le rocher d’un bout à l’autre, enregistrant un profil topographique dans les processeurs de bord. Les propulseurs de précision à gaz froid s’enclenchèrent, rapprochant la sonde centimètre par centimètre. Un mètre au-dessus du rocher, des amplificateurs de photons à résolution macro jaillirent de leur gaine, s’alignant sur la surface. Le paysage devint celui d’une mer lunaire couverte de rochers, Julia devina qu’il s’agissait des grains de poussière s’accrochant au roc. Le processeur de Kiley lança son programme d’analyse spectrographique. L’image se modifia, comme recouverte d’un quadrillage de lentilles. Les données s’entassèrent dans le processeur au fur et à mesure que les carrés étaient examinés. Les amplificateurs photoniques de Kiley étudiaient un mètre carré de la surface, millimètre par millimètre, avant d’enclencher les propulseurs pour passer à la section suivante. Et ainsi de suite. La quatrième fois, l’une des sections du quadrillage des amplificateurs photoniques se mit à briller en rouge. Le programme spectrographique analysa de nouveau les huit qui la jouxtaient. Il enregistra du carbone, de l’hydrogène et différentes traces de minéraux. L’image du bloc de carrés s’agrandit pour occuper tout le champ de vision. — Là, dit Royan, émerveillé. Au milieu d’une désolation plus totale que Gomorrhe : la vie elle-même. Et quelle vie ! À sa résolution maximale, le foyer de l’amplificateur photonique était centré sur un groupe de microbes. On aurait dit une traînée de caviar : de minuscules sphères noires et collantes scintillaient dans la lumière rose de l’albédo de Jupiter. — Appelle ça Jésus, appelle ça Gaïa ou Allah, poursuivit Royan, quel que soit le nom que tu lui donnes, mais ne me dis pas que Dieu n’existe pas. Le véritable miracle de cet univers est la vie. Laissé au hasard et aux groupes d’acides aminés dans la soupe primordiale, cela pourrait ne jamais se produire. Jamais ! Nous pouvons évoluer, comme l’a dit Darwin, et l’homme n’a peut-être pas été créé à l’image de Dieu, mais cette étincelle, cette étincelle originelle dont nous sommes issus, ce n’était pas la nature. C’était une bénédiction. Nous ne sommes pas le produit d’un cosmos insensible, une farce cosmique. — Tu prêches une convaincue, tu te souviens ? Elle n’était pas surprise par son accès de mysticisme. Ils venaient tous deux d’un environnement quasi religieux, elle avec l’Église du Premier salut, lui avec les Trinities ; c’était un autre fil de leur lien. Le waldo d’échantillonnage de Kiley se déploya, les griffes de micromanipulation se refermèrent autour du groupe de microbes. Il se rétracta et les plaça délicatement dans la flasque de la sonde. Les propulseurs à gaz froid s’enclenchèrent de nouveau, éloignant Kiley du rocher. Le processeur commença à vérifier les systèmes de propulsion. — Tu as fait ça pour moi ? demanda Julia. — Oui. Tu vois maintenant, Fleur des neiges ? Tu vois pourquoi ? Les micropropulseurs chimiques de Kiley s’enclenchèrent, l’écartant des anneaux vers l’espace, où la propulsion plasma pouvait être utilisée. Les traqueurs d’étoiles se fixèrent sur leurs constellations cibles, orientant la sonde pour ses manœuvres. — Non, dit-elle, mortifiée par son acceptation. Elle pouvait réfléchir, faire tourner une matrice logique, démonter le problème. Les réponses ne lui échappaient jamais quand elle était dans cet état de fusion entre l’humain et l’ordinateur. Mais, d’une manière ou d’une autre, la seule idée de cet effort l’inhibait. Peut-être l’immensité effrayante de la géante gazeuse l’avait-elle engourdie ? Kiley se débarrassait de sa masse, abandonnant ses modules primaires, les waldos d’échantillonnage, les propulseurs de précision, les bras des amplificateurs de photons, le scanner laser ; tous ses instruments la quittaient comme une mue. Les éléments s’éloignèrent, boîtes oblongues, bras cybernétiques arachnéens, s’intégrant dans les anneaux de la géante gazeuse. En quelques milliers d’années, l’érosion les réduirait à des flocons, un essaim de confettis métalliques en décomposition. La mélancolie s’était installée en elle. La mémoire de Kiley agissait comme un cheval de Troie, la vidant de son énergie. — Ça va comme ça, Fleur des neiges. Les théoriciens comme Rick Parnell et sa bande de joyeux drilles disent que les microbes ont survécu entre les étoiles parce que ce sont des organismes primitifs. Ils ont tort. Je sais qu’ils ont tort. Comment pourraient-ils être primitifs ? Ils sont l’apogée de la vie, séparés des amibes par des milliards d’années d’évolution. Ces microbes, Fleur des neiges, sont venus d’un monde moribond, voyageant Dieu sait combien de temps pour s’échouer là. Il n’y a certainement pas d’étoiles éteintes dans notre secteur de la galaxie. Réfléchis-y, leur planète, leur soleil qui devient froid, une atmosphère glaciale qui s’échappe vers l’espace, les océans qui s’évaporent, les montagnes qui s’effondrent. Quelque organisme qui s’adapte et survit à un environnement aussi délétère doit être la forme de vie la plus forte, la plus menaçante, la plus impitoyable. Puis, quand ce qui a survécu, que ce soit une plante, une algue ou même une forme animale, s’est retrouvé seul, il a fait le dernier saut. Il s’est adapté à l’espace. Il a abandonné son monde et atteint l’immortalité. C’est ce que nous cherchons tous. Fleur des neiges, au plus profond de nous. La continuation, l’impératif biologique. Cela nous pousse, cela prédétermine nos mouvements avant même notre naissance, c’est universel et irréfutable. C’est en quelque sorte notre fardeau spirituel. — Je crois que je comprends, maintenant, dit-elle. Les microbes sont une forme de vie plus forte que ce que nous trouvons sur Terre, plus puissante. — Et plus encore, poursuivit-il, son enthousiasme gonflant comme une vague. Ils vivent – ils prospèrent – dans le vide. Je veux les dompter, Fleur des neiges. Je veux les rendre utiles, les faire travailler pour nous. Des bioprocesseurs extraterrestres, une forme de technologie verte pour l’espace, et tout ça à ta disposition. Mon cadeau de mariage, enfin. La propulsion plasma de Kiley s’enclencha, deux minutes de poussée, expédiant la sonde vers Jupiter. Une manœuvre à effet de fronde pour échapper à la gravitation de la géante gazeuse et la ramener sur Terre. — C’est ce que tu as fait quand la sonde est revenue ? Manipuler les microbes ? — En tout cas c’est ce quej’avais l’intention de faire quand je t’ai laissé ce paquet. — Il doit y avoir plus. — Oui, un journal. Un paquet quotidien pour suivre mes progrès. Comme ça, si quelque chose se passait mal, tu pourrais savoir sur quoi je travaillais quand cela s’est produit. — Quotidien ? — Peut-être pas. Mais il y aura des archives, des notes de labo, des analyses, des explications, des tableaux de résultats. — Où, Royan ? J’en ai besoin. Aujourd’hui. Maintenant. — Si tu me suis, tu le trouveras. — Oh, Seigneur, s’exclama-t-elle, furieuse, effrayée. Qu’as-tu fait ? Qu’es-tu en train de faire ? Le chaos que tu as causé… Le sourire reparut sur le visage de Royan. — C’est moi. Fleur des neiges, le roi du désordre. Tu sais que c’est moi. Tu aimais cet aspect de moi, cela t’excitait, comme ton pouvoir m’excitait. Opposés. — Maudit sois-tu. Tu n’as pas le droit. — Ne pleure pas, pas pour moi. Je n’en vaux pas la peine. Si j’ai déconné, tu me répareras de nouveau. Tu es tellement douée pour ça. — Quand je te retrouverai, je ne te réparerai pas, je te déchiquetterai ! — Ça c’est ma Fleur des neiges. Il éclata de rire. >Annuler lien surveillé à nodule 1. Envoyer persona au bloc RN2. Le bureau se matérialisa de nouveau autour d’elle. La lumière entrant par les fenêtres était terriblement forte après Jupiter. Elle cilla rapidement. — Qu’est-ce que je fais de lui ? demanda le bloc RN2 en ronchonnant. — Je veux une analyse totale de la mémoire des senseurs de Kiley. — Ah, oui, les volcans d’Io. Ce genre d’affinités l’avait énervée pendant une semaine, après la mise en ligne de son premier bloc RN. À présent, elle y était habituée. Le bloc RN pouvait fouiller la mémoire des senseurs de Kiley, faire des comparaisons avec des cartes d’étoiles existantes. C’est ainsi qu’on avait découvert les volcans d’Io, par accident, en analysant les vieilles photos de Voyager pour concevoir un plan de guidage. Peut-être Kiley avait-elle enregistré le vaisseau spatial ? Julia recula sa chaise et ôta ses chaussures. Elle alla à la fenêtre. Daniella et Matthew étaient toujours dans la piscine. Le chien était dans l’eau avec eux. Elle leur avait pourtant répété… Elle pressa sa joue contre la vitre, les observant. L’inquiétude, que sa fascination pour Jupiter avait éloignée, revenait. Des microbes et des vaisseaux interstellaires. Que devait-elle chercher ? Et Royan, si peu sûr de lui qu’il lui avait laissé un avertissement ! C’était peut-être l’aspect le plus glaçant de toute cette affaire : Royan était tellement sûr de lui habituellement. Et elle ne pouvait pas se débarrasser de ce fardeau, ni se confesser à quelqu’un. — Va te faire foutre, Royan, dit-elle sèchement. Le terminal sur le bureau bipa. Quoi, maintenant ? Elle prit son courage à deux mains et se retourna. Sa persona était revenue de l’ordinateur central d’Eienso. Clifford Jepson avait payé Leol Reiger. CHAPITRE 17 Le Pegasus descendait en spirales vers le Colonel Maitland. Greg observait le dirigeable sur l’écran de cabine, ses propulseurs tournant paresseusement dans le calme équatorial. Leur angle d’approche en faisait un énorme ovale noir sur le bleu profond de l’océan. C’était déconcertant. La surface noire absorbante et les angles droits n’avaient pas leur place dans le domaine passif de la nature, le Maitland était un étranger intrusif. — Pourquoi ce sourire coupable ? demanda Suzi. Greg serra les lèvres, il ne s’était pas rendu compte qu’il souriait. — Rien. Eleanor et lui avaient passé leur lune de miel à bord d’un dirigeable de classe Lakehurst, à l’époque où les vols longue distance se faisaient encore par dirigeable. Deux semaines à tourner autour du Grœnland avant de revenir vers la côte Est du Canada. Une cabine de première classe rien que pour eux, de petits séjours d’une journée dans des centres de villégiature, le brouhaha joyeux des passagers de troisième classe en chemin vers une nouvelle vie sur des fermes récemment installées grâce au recul du permagel. La forme noire était évocatrice, jouait avec son esprit, ses délicieux souvenirs qui s’échappaient de ses synapses. Le temps s’était écoulé dans la douceur, l’un contre l’autre, flottant au-dessus de nouveaux paysages, entre les levers et les couchers de soleil, les repas gastronomiques, les conversations tranquilles, le rire. Ç’avait été merveilleux. Il regrettait l’époque des dirigeables, remplacés par les avions hypersoniques grâce aux gigaconducteurs de Julia. Le dernier vol commercial transatlantique d’un dirigeable avait eu droit à une demi-colonne dans le Times. Greg avait passé le cybofax à Eleanor, par-dessus la table du petit déjeuner, elle avait serré les lèvres avec regret. Ils s’étaient toujours dit qu’ils referaient le voyage, mais il y avait eu les enfants, les vergers, les responsabilités. À présent, ce n’était plus qu’un souvenir ensoleillé. Greg ne s’était jamais habitué aux hypersoniques, le deuxième âge du voyage aérien, deux heures et quart de la Nouvelle-Zélande à l’Angleterre, le Japon à une centaine de minutes en survolant les terres détrempées du pôle Nord. Où était-il possible de s’échapper dans un monde pareil ? Jason Whitehurst avait trouvé la réponse. Le Pegasus s’était éloigné de l’Italie en passant par Gênes, atteignant Mach 8 au-dessus de la mer ligurienne. Quinze minutes plus tard, il franchissait le détroit de Gibraltar sans ralentir, virant vers l’Afrique de l’Ouest pour rejoindre le Cap-Vert. Total du temps écoulé depuis que Julia leur avait fourni les coordonnées jusqu’à l’arrivée au Colonel Maitland : quarante-sept minutes. — On vient de nous donner l’autorisation d’atterrir, appela Pearse. — Bien, dit Greg, allez-y. Il se leva pendant que Pearse parlait dans son micro. Suzi se redressa à côté de lui. Il remarqua qu’elle s’aidait de ses bras pour sortir du fauteuil. — Ça va ? Elle fit la grimace. — Putain, ouais. Je me débrouille. La jambe de son pantalon de survêtement était déchirée, tachée d’un ruban de sang, un pansement dermique bleu était visible à travers le tissu. Qu’en dirait Jason Whitehurst ? Le visage de Greg le faisait toujours souffrir, mais – il avait vérifié dans le miroir des toilettes – en ce qui concernait l’apparence, ce n’était pas trop mal. Sa veste en cuir avait dévié une bonne partie des éclats de verre. D’eux trois, il s’en sortait le mieux. Même sa gueule de bois provoquée par les neurohormones était passée. Deux lignes de lampes convergentes clignotaient au sommet du Colonel Maitland, les guidant vers le site d’atterrissage. Près de la piste, un gros bubon s’élevait du fuselage, sans doute le hangar pour l’avion de Whitehurst. Greg compensa l’inclinaison de l’appareil pour s’approcher du fauteuil couché à l’horizontale sur lequel Malcolm était étendu. Malcolm n’était plus vêtu que de son caleçon, sa peau mate était tachetée de gel dermique. Des sondes de diagnostic étaient fichées dans son torse et sa nuque, l’écran de l’unité médicale affichait une représentation écorchée de son corps, de larges sections étaient colorées d’ambre, deux points rouges brillaient près de sa colonne vertébrale. — Il va s’en tirer ? demanda Greg à Rachel. Elle quitta la poche de plasma des yeux. — Oui, rien de critique, juste une perte de sang et le traumatisme. La transfusion de plasma s’est faite à temps. Sans elle, il aurait peut-être eu besoin d’une greffe de peau dans le dos. Tout va bien. — Dieu merci. — Je n’ai jamais imaginé que je referais ce genre de trucs. — Pareil pour moi. Le Pegasus se posa dans une légère secousse. Greg retira sa veste. — Pearse, donnez-moi un Tokarev et un holster d’épaule. — D’accord. Pearse se dirigea vers une armoire. — Suzi, voulez-vous un holster pour votre Browning ? — Non, je l’ai rangé. Greg se tourna vers elle, surpris. Elle avait perdu le sac Puma dans le puits du Prezda et son survêtement n’était pourtant pas très large. Il ne posa pas de question. Pearse lui tendit le holster. — Vous voulez que je vienne avec vous ? — Non, répondit Greg en attachant les sangles Velcro. L’accord ne mentionne que Suzi et moi. Cela ne devrait pas nous prendre plus d’une demi-heure. On achète la fille et on la ramène. Après, on se tire en vitesse pour conduire Malcolm dans un service médical décent. — On achète la fille, répéta Pearse. Ça a l’air tellement… Seigneur, je ne sais pas, médiéval ? — Quelque chose comme ça. (Greg vérifia le Tokarev avant de le glisser dans le holster.) Mais c’est préférable à l’alternative, pour elle comme pour nous. Il remit sa veste et pressa le bouton d’ouverture de la porte. Deux personnes les attendaient sur le terrain d’atterrissage. Des hommes de main vêtus de pantalons sombres et de pulls en « V » jade pâle, comme s’il s’était agi de stewards. Greg ordonna une petite sécrétion de neurohormones. Les hommes de main étaient prudents mais pas hostiles. Ils empruntèrent en silence un ascenseur vers la nacelle, puis un long couloir sans fenêtres éclairé par des bandes de biolums, avec des portes de chaque côté et personne en vue. Ils ne croisèrent qu’un drone de nettoyage. Greg estimait qu’on les emmenait vers la proue, mais il était difficile d’en être certain. Il sentait le bruissement des esprits de l’équipage en arrière-plan, un murmure continu d’émotions. Il était rassurant de savoir que le Colonel Maitland n’était pas le vaisseau fantôme auquel il ressemblait. Leurs guides s’arrêtèrent devant une porte près du bout du couloir. Elle s’ouvrit sur le bureau quasi stérile de Jason Whitehurst. Il était assis à sa table de travail en verre, jouant avec un stylo à bille Parker. L’écran holographique sur le bureau était placé de manière à ce qu’il soit le seul à voir ce qu’il affichait. De là où se tenait Greg, ce n’était qu’une frise expressionniste laser. Jolie mais dénuée de sens. Un rectangle gris devant la table de travail se sculpta lentement en canapé. — Je vous en prie, dit Jason Whitehurst en le désignant de la main. Les deux hommes de main se retirèrent. Greg s’assit. Suzi se laissa tomber à côté de lui, ses pieds touchant à peine le sol. — Avez-vous besoin de soins médicaux ? demanda Whitehurst à Suzi. (Il regardait son genou et la déchirure de son pantalon.) J’ai un médecin à bord. Pour quelqu’un de mon âge, il vaut mieux… Il s’interrompit avec un geste dédaigneux. — J’ai déjà été soignée, merci, répondit Suzi. — Bien sûr. — Un accident en venant, expliqua Greg. Il étudia l’esprit de Jason Whitehurst. Derrière une apparence de calme, se cachait un mélange d’inquiétude et de patience. Greg reconnut cette configuration mentale. Jason Whitehurst était un joueur de haut niveau qui jouait son gros coup. En fait, il ne se contentait pas de jouer, il faisait partie du jeu. — Nous ne sommes pas les seuls à vous chercher, ajouta Greg. Il voulait savoir comment Whitehurst réagissait à la pression. — Je suis au courant, répondit ce dernier. La délicieuse Charlotte est très demandée et c’est une marchandise de valeur. Je me suis contenté de ce que je fais toujours avant la transaction dans ce genre d’affaire. — C’est dommage de ne pas avoir pensé à prévenir Baronski. — A-t-il des ennuis ? — À vous de juger. Suzi et moi sommes parvenus à échapper à l’équipe de tech-mercs qui partait l’interroger à propos de Fielder. C’est là que nous avons ramassé nos quelques écorchures. Jason Whitehurst tira sur sa barbe. Greg sentit les premières traces d’inquiétude dans son esprit, ses courants de pensées s’éclairaient. — Baronski connaissait les risques, dit froidement Whitehurst. — Baronski était un homme prudent. Il ne savait pas dans quoi Fielder s’était fourrée, sinon, il l’aurait arrêtée. — Vous êtes venu jusqu’ici, et pas sans de considérables efforts, simplement pour me faire une remontrance, monsieur Mandel ? — Non, je ne suis ici que pour Fielder. Je vous informe seulement que cette histoire n’est pas qu’une transaction facile et confortable. Peut-être ignorez-vous à quel point Fielder est précieuse… — Je crois avoir une assez bonne idée de son statut financier, ou, plus précisément, de la valeur des informations conservées dans sa jolie petite tête. Cette chère Charlotte est unique et, comme tout ce qui confère un monopole, elle est onéreuse. — Combien ? — Cent millions d’eurofrancs. — Conneries, renifla Suzi. Greg l’avait vu venir en sentant Whitehurst s’armer de courage. Il avait une certaine détermination, mais il tentait aussi de les tester pour découvrir à quel point Fielder était importante. Cela correspondait à la première impression de Greg. Whitehurst savait qu’il détenait quelque chose de précieux, mais il ne savait pas exactement ce que c’était. Greg augmenta sa sécrétion de neurohormones. — Saviez-vous que le premier contact avait eu lieu ? demanda-t-il. Une ombre de doute traversa l’esprit de Whitehurst. — De quoi donc parlez-vous, monsieur Mandel ? — Le premier contact avec des extraterrestres. Le visage de Whitehurst afficha de l’impatience, et la suspicion envahit son esprit. Ses courants de pensées s’accélérèrent puis, de la compréhension, naquit une peur froide. — C’est donc la source de la technologie de structuration atomique ? Des extraterrestres ? — Ouais, dit Greg. — Mon Dieu, bien sûr ! Ses vacances… (Jason fit de son mieux pour se calmer, il y parvint physiquement mais, mentalement, ses pensées jaillissaient pleines de peur phobique.) Julia Evans est-elle vraiment sûre de savoir ce qu’elle fait ? — Elle en est sûre. — Très bien. Alors, comme je l’ai déjà dit, si vous ne souhaitez pas payer le prix de réserve, cette chère Charlotte sera vendue au plus offrant. — Faux, dit Greg. Nous paierons soixante-cinq millions pour elle. — Greg ! protesta Suzi. — Julia a été particulièrement stupide de vous envoyer, dit Whitehurst. Vous n’avez fait que confirmer la valeur de Charlotte à mes yeux. Le prix de réserve ne change pas. Je dois dire que cela ne ressemble pas à Julia de commettre ce genre d’erreur. — En vous parlant des extraterrestres, je vous fais une faveur, répondit Greg. C’est la deuxième aujourd’hui. J’essaie de vous faire comprendre que vous êtes en danger. Cette affaire m’effraie vraiment, et je suis un ancien de la Mindstar ! Charlotte Fielder quittera ce dirigeable aujourd’hui, soit avec nous, soit avec une équipe de tech-mercs engagés par les kombinates. Or ils ne sont pas très loin derrière nous, quelques heures tout au plus. Si elle repart avec nous, vous recevrez soixante-cinq millions. Attendez qu’ils arrivent et vous pouvez dire adieu à bien plus que cette somme. C’est comme ça, Whitehurst. Pas de troisième faveur. Les yeux bleus étincelants se rivèrent sur Greg. — La brigade Mindstar ? releva Whitehurst avec une admiration retenue. — Ouais. Vous voulez un conseil ? Tirez-vous d’ici dès que nous aurons embarqué Fielder. Rejoignez Monaco, vous y serez en sécurité au milieu de la foule. Dites aux autres participants que Fielder a disparu. C’est le mieux que je puisse offrir. — J’ai fait partie des Hussards du Roi. — Je sais. J’ai lu votre profil. C’étaient de bons soldats, ceux du Roi. Ils étaient en Turquie. — C’était après mon époque. Le Mexique a été ma dernière campagne. (Jason Whitehurst soupira, laissa tomber le Parker sur son bureau.) J’ignorais que nous étions frères d’armes. Désolé si j’ai eu l’air méprisant. — J’aimerais vraiment que vous quittiez le Colonel Maitland après nous. — Oui, bien sûr. Bonne idée. Soixante-cinq millions vous disiez ? — Soixante-cinq. Suzi laissa échapper un soupir de dégoût en roulant des yeux. — Marché conclu, monsieur Mandel. Greg fouilla dans une poche de sa veste et en sortit la carte que lui avait donnée Julia, blanche sauf l’écran LCD et le logo d’Event Horizon en haut à droite. — Vous avez autorité pour le transfert ? demanda Whitehurst. Greg fit glisser la carte sur le bureau. — Julia et moi nous connaissons depuis un bail. Je l’aide de temps en temps. Jason Whitehurst ramassa la carte et y jeta un coup d’œil. — Le compte principal d’Event Horizon, rien que ça. Vous avez l’air d’être quelqu’un qu’il faut connaître. Greg se leva. — Charlotte Fielder est-elle à bord ? — En effet. Les doigts de Whitehurst tracèrent des hiéroglyphes sur la surface lisse de son bureau. Greg ne pouvait toujours pas distinguer l’affichage, mais celui-ci changeait sous les doigts de Jason. — Tu vas vraiment le faire ? demanda Suzi. (Elle s’était levée pour se tenir à côté de lui. Son esprit était scandalisé et fasciné.) Soixante-cinq millions ? Greg supposa que ses pensées devaient être proches de celles de Suzi. Soixante-cinq millions ! Il y avait quelque chose de magique dans sa relation avec Julia, mais ce genre de somme n’était pas rien, même pour elle. Il se demanda à qui il accorderait sa confiance pour un tel montant, pas grand monde. Il y avait des niveaux dans la confiance : Suzi était parfaitement fiable mais, si on lui refilait soixante-cinq millions, elle disparaîtrait au bout du monde. — J’ai programmé le transfert, dit Whitehurst. Le bureau laissa échapper un sifflement perçant. Greg vit toute une partie de l’image sur l’écran devenir rouge et mouvante. Son cybofax bipa, il tendit la main pour le saisir, par réflexe. Il entendit une explosion, lointaine et sourde, mais le monde brumeux et bleu derrière la fenêtre resta inchangé. Le visage de Julia emplit l’écran du cybofax, il n’y avait rien derrière elle, comme si elle était dans un espace sans étoiles. — Greg ! dit-elle. J’ai une alerte matérielle de guerre électronique. Suzi courait vers la fenêtre la plus proche. Le double coup de tonnerre d’une explosion sonique fit osciller le Colonel Maitland. Greg sentit la vibration sous ses pieds. — Rien ici, cria Suzi. (Elle se pressa contre la fenêtre, le Browning à la main.) Merde, ce doit être au-dessus de nous ! Une alarme ululait dans le couloir. Les deux hommes de main déboulèrent dans le bureau, les armes à la main. — Baissez-moi ça, ordonna sèchement Whitehurst. Ils s’exécutèrent à regret. Des fusils Racal IR, nota Greg, réservés à l’armée. — Que se passe-t-il ? demanda-t-il. — Quelqu’un a lancé un champ de brouillage autour du dirigeable. L’image de Julia dit : — C’est fluctuant, comme si la source se déplaçait. Je ne peux pas faire sortir de message. Le bureau cessa de siffler. — L’avion qui nous a survolés a attaqué votre Pegasus, annonça Jason Whitehurst, les mains pressées contre la surface de verre comme s’il communiait avec elle. L’une des cartes homolographiques sur un écran mural s’éteignit, remplacée par une vue de l’arrière du Colonel Maitland, dirigée sur le fuselage et la proue. Greg regarda l’aire d’atterrissage avec horreur. Le Pegasus était presque déchiré en deux. Il s’était effondré sur l’espace d’atterrissage, crachant par l’arrière une fumée grasse et noire. Des éclairs intenses bleus et blancs se tordaient dans le fuselage gauchi… les cellules gigaconductrices. Des flammes jaillirent par les ouvertures. Personne ne pouvait survivre à pareille explosion. Choqué, Greg ne songeait qu’à une chose : il n’avait jamais demandé le nom du pilote. — L’avion revient, dit Whitehurst en tentant de rester calme. En subsonique, et il ralentit. — Le Colonel Maitland peut-il le tenir à distance ? — Nous avons des systèmes de contre-mesures électroniques, bien sûr, répondit Whitehurst. Mais ce n’est pas un vaisseau de guerre. Je considère que mon personnel est plus que compétent pour contrer une tentative ordinaire de kidnapping. Greg regardait toujours le Pegasus quand une fine colonne d’air scintilla un instant au-dessus de l’aire d’atterrissage. Le hangar et l’avion qu’il contenait furent volatilisés par une explosion. L’onde de choc traversa le Pegasus et l’espace d’atterrissage dans un déluge de débris. La tumeur incandescente du hangar détruit transformait l’image sur l’écran en noir et blanc. Tout autour de la zone d’atterrissage, de larges panneaux de cellules solaires se recourbaient comme des feuilles d’automne, les bords carbonisés laissaient voir le fuselage. L’onde de choc roula sur les flancs du dirigeable et frappa la fenêtre du bureau quelques secondes plus tard. Cette fois, le Colonel Maitland frémit de manière perceptible. Une longue série de craquements et de gémissements se répercuta sur la structure géodésique. — Putain de Leol ! s’exclama Suzi. (Elle frémit en entendant les vibrations métalliques). Ce ne peut être que lui. — Je crois que tu as raison, dit Greg. (Il se détourna de l’écran et vit Jason Whitehurst effondré sur son fauteuil ; une veine vibrait à sa tempe.) À part depuis la zone d’atterrissage, comment pénètre-t-on à bord ? lui demanda-t-il. — Il y a des accès sur le fuselage, répondit Whitehurst. J’imagine qu’ils pourraient passer par là. Mais c’est délicat, leur avion doit rester parfaitement immobile. — Pas pour des tech-mercs. (Greg réfléchissait rapidement. Il était évident que les assaillants étaient là pour Chadotte Fielder, qu’ils feraient donc attention à leurs tirs, en tout cas jusqu’à ce qu’ils l’aient trouvée.) Et les systèmes d’urgence ? Des canots de sauvetage ? Des parachutes ? Quelque chose pour se tirer ? — Il y a une capsule de survie dans chacune des cabines du pont inférieur. — On ne devrait pas en arriver là, dit l’image de Julia. Mon équipe d’intervention est en route. — Tu en es sûre ? — Le Pegasus était en contact permanent avec la division de sécurité d’Event Horizon. Dès que le brouilleur a coupé la ligne satellite, l’équipe d’intervention a été lancée. Je te l’avais promis. — Il leur faudra combien de temps pour se pointer ? — Vingt minutes, peut-être un peu moins. — Tu entends ça, Suzi ? Évasion et diversion en vingt minutes. — Ouais. Si les mecs de Victor tiennent la route. Que vas-tu faire pour la fille en attendant ? — Où est-elle ? demanda Greg à Whitehurst. — Quelque part à bord, avec Fabian. Probablement dans sa cabine. Éloignez-la de lui, monsieur Mandel, éloignez-la bien. — Vous venez avec nous ? Jason Whitehurst regarda autour de lui, cillant difficilement. Ses courants de pensées étaient terriblement ralentis, l’attaque l’avait vraiment secoué, des fissures d’insécurité s’ouvraient dans son esprit, permettant à des peurs inconscientes de s’élever et de paralyser sa réflexion. — Aller où ? — Merde. Bon. Ordonnez à votre équipage de rejoindre les capsules d’urgence. Ils peuvent tenter de percer les réservoirs de gaz pour forcer tout le monde à sortir et récupérer Fielder. Jason en débattit avec lui-même et acquiesça. — Oui, très bien. (Il tendit la main sur son bureau, faisant tourner les motifs lumineux.) Fabian doit être seul dans une capsule, il sera en sécurité. C’est tout ce qui est important maintenant. — Greg ! hurla Suzi. Elle désignait la fenêtre. L’avion piquait sur eux. À part une forme en delta avec un long nez de balle, Greg ne voyait pas grand-chose : la peinture furtive floutait l’appareil, comme si le bleu de la mer et du ciel le recouvrait. — C’est un Messerschmitt CTV-663, affirma Suzi, lugubre. Transport de troupes hypersonique armé. Merde ! Leol peut avoir jusqu’à vingt-cinq mecs dans cette saloperie. L’avion s’immobilisa au niveau de la nacelle et se retourna pour pointer sa queue vers elle. La rampe de chargement s’abaissa. Des formes indistinctes bougeaient à l’intérieur. Quelque chose se laissa tomber, chutant de quelques mètres avant de s’arrêter lentement et de s’élever. Elle avait forme humaine mais elle était volumineuse et sombre. Une autre tomba de la rampe. — Nom de Dieu ! s’exclama Suzi. Ils ont des réacteurs dorsaux. Des réacteurs dorsaux et des armures musculaires. Ces connards vont nous aborder. — Greg, je ne vois pas ce qui se passe, intervint l’image de Julia. Branche-moi sur le processeur du Colonel Maitland. Je peux vous aider. — Contre ça ? hurla Suzi. — Où y a-t-il une clé ? demanda Greg. Jason Whitehurst le regarda sans comprendre, toujours choqué. — Une putain de clé d’interface ! Cinq silhouettes sombres planaient entre le Messerschmitt et le Colonel Maitland, prenant de la vitesse et chancelant légèrement en approche. Deux autres sortirent de l’avion. Dans le bureau, les deux hommes de main pointaient leurs fusils avec nervosité. — Ne tirez pas, nom de Dieu ! ordonna Greg. Les lasers ne transperceront pas leur armure à cette distance. Vous ne feriez que leur indiquer où nous nous trouvons. Il passa derrière le bureau et souleva son cybofax. — Essaie maintenant, dit-il à Julia. La minuscule clé lenticulaire du cybofax clignotait en rouge. Il y eut une pulsation de réponse au milieu du bureau. Quand Greg regarda de nouveau son écran, le visage de Julia avait disparu. Suzi avait l’expression hypertendue que Greg avait vue sur les visages des soldats en Turquie juste avant le combat, celle qui disait « ce ne sera pas moi, pas question ». Ses narines s’ouvrirent. — La fille ? — Ouais. La trouver et se tenir loin des tech-mercs. Vingt minutes, c’est tout, et ce vaisseau est sacrément grand. Il inspira profondément, c’était plus psychologique qu’autre chose, et ordonna une sécrétion totale. Froid et reptilien, l’implant vibra, secouant son cerveau. Son hypersens s’évasa vers l’extérieur. La silhouette spectrale du dirigeable emplit ses perceptions : une toile d’araignée de traverses entourées d’une ombre insondable. Des esprits scintillaient à l’intérieur, des pensées pures transformées en lumières qui fluctuaient avec des émotions. Greg était baigné dans la peur, la confusion et la douleur de l’équipage, comme une confession silencieuse. Cela le salissait. Il détestait les faiblesses d’autrui et il prenait garde de les filtrer, de faire comme si elles n’existaient pas. C’était pour lui la seule manière de vivre normalement. Il examina chacun de ces esprits et trouva celui qui devait appartenir à Charlotte. Il avait la brillance de la jeunesse, des courants de pensées resserrés qui exprimaient son self-control et, pour thème sous-jacent, le ressentiment et l’envie. Le bureau argenté revint brusquement à sa conscience. — Je l’ai trouvée. — Dieu merci, dit Suzi. — Allons-y. Les deux hommes de main ne tentèrent pas de les arrêter. Greg se retourna en atteignant la porte et vit dix silhouettes en armure de l’autre côté de la fenêtre. Le profil de Whitehurst se reflétait dans la vitre. — Gardez-la éloignée de mon fils, Mandel. S’il vous plaît. Cela n’a rien à voir avec lui. — Pas de problème. La porte se referma. — Par ici, indiqua-t-il avant de s’élancer vers l’arrière. Fielder est dans le fuselage, une sorte de pièce dans la queue. On doit monter. Cherche des escaliers, une écoutille d’inspection, quelque chose. — Je l’ai ! lança Suzi. Il faillit sourire. Elle combattait la peur par l’action, elle avait besoin d’ordres, d’un but. Ce n’était pas une mauvaise tactique. Il se mit à scanner les noms sur les portes. Ils couraient sous un balayage d’hypersens. Greg le percevait comme un rideau d’air froid caressant son corps. La chair de poule apparut sur ses bras. — Merde ! — Quoi ? Suzi leva son Browning, par réflexe. — Chad. Greg chercha quelque chose qu’il pourrait utiliser dans ses souvenirs d’entraînement à la Mindstar. Cette fois, Chad serait prêt, et il était costaud. Greg ne pouvait pas se permettre un duel de force pure. Il libéra les neurohormones et… … la réalité clignota… … et Chad sentit deux esprits familiers entrer dans sa sphère de conscience. Il recula, inquiet. Puis, furieux contre lui-même, il déclencha l’épanchement rapide de ses sacs neurohormonaux. La décharge de neurohormones était presque comme une secousse physique. Les sacs fonctionnaient comme des terminaux électriques, chauds et brillants, chargeant son cerveau d’énergie, faisant vibrer son corps à l’intérieur de l’armure musculaire. Son hypersens traversa la coque du dirigeable comme un radar surnaturel et se referma de nouveau sur les deux esprits. Le contact chatouilla ses paumes. Il se concentra sur les courants de pensées, associant la perception de son hypersens avec son champ de vision. Sa vue du monde extérieur était relayée par les amplificateurs photoniques intégrés à son armure. Le dirigeable et sa nacelle avaient pris une teinte bleuâtre, recouverte par les informations tactiques : distance, vitesse, puissance ; la fenêtre cible du pont inférieur se détachait en rouge. Les chiffres variaient constamment. — Chef de section, dit-il au processeur de l’armure. (Un point lumineux lui donnant le feu vert apparut dans la partie communication de l’écran tactique.) Leol. Deux de nos amis sont à bord. Suzi et le salopard de la Mindstar, Mandel. Il avait conscience de l’excitation de Reiger, une jubilation malsaine. — Ouais ? Alors ne te fais pas baiser comme la dernière fois, mon garçon, sinon je t’expédie en orbite. — Ça risque pas. Il a été rapide au Prezda, c’est tout, ça ne prendra pas deux fois. — OK, souviens-toi d’une chose, cette salope de Suzi est à moi. — C’est sûr, Leol. — Où est-elle ? — Pont supérieur, vingt mètres de la proue. — Et la Fielder ? — Une cabine sur le pont inférieur de la nacelle, à la poupe. Il entendit Reiger lancer une série d’instructions à la section. Il n’y en avait aucune pour lui, Reiger le laissait libre de s’occuper de Mandel. Les deux premiers membres de la section étaient à vingt mètres de la nacelle, juste en dessous du fuselage. Le chef leva son Lockheed et tira sur la fenêtre cible. Le faisceau ressemblait à un éclair rigide de deux mètres de long. Une section de la coque autour de la fenêtre oblongue explosa, laissant une ouverture de trois mètres de diamètre. Le premier tech-merc s’engouffra à l’intérieur sans toucher les crocs de composite autour de l’ouverture. Le reste de l’équipe, rassemblé à l’extérieur, passait par le trou un par un, comme des frelons surexcités regagnant le nid. Chad utilisa son joystick pour virer. Les propulseurs du réacteur dorsal s’inclinèrent légèrement, se réalignant avec lui. Il leva son propre fusil. L’armure musculaire facilitait les mouvements. Un graphique de visée se superposa à l’image de la nacelle. Quand le viseur fut centré sur une fenêtre à quelques mètres derrière Mandel, il tira. La fenêtre se vaporisa, enveloppée d’une boule de feu aveuglante. L’amplificateur photonique de Chad s’éteignit une seconde, protégeant ses yeux de l’explosion lumineuse. Il fut légèrement secoué. Il retrouva l’usage de la vision face à la fenêtre. Celle-ci n’était plus qu’un cratère aux bords déchiquetés. À l’intérieur, il ne restait qu’un fouillis de traverses. Il tordit le joystick pour accélérer à fond vers l’ouverture. Un autre éclair déchira le mur de la cabine. Un nuage de fragments carbonisés vola autour de lui, il se rua dans le trou qu’il venait de créer. Il tira sauvagement sur le joystick pour couper les propulseurs. Dès que ses pieds se posèrent sur le pont, il courut vers la déchirure dans le mur de la cabine. Le mur semblait constitué d’algues compressées. Son armure le traversa sans même ralentir. L’amplificateur photonique pénétra les ténèbres. De faibles biolums éclairaient le couloir, des aplats pâles de sol, de murs et de plafond s’étendaient sur une distance ambiguë. Durant un instant insupportable, il crut que cela ne s’arrêtait pas. La bête l’attendait. Chad leva son fusil en feulant, la visée se cala sur la gueule béante. L’explosion éteignit de nouveau son amplificateur photonique. C’était Suzi, allongée sur le sol du couloir, la poitrine ouverte par son faisceau. L’impact avait noirci sa chair et roussi ses côtes, expédiant son corps frêle contre le mur. Les flammes léchaient son survêtement. Mandel se tenait derrière elle, hurlant de tourment. Il dévisagea Chad puis se retourna et s’enfuit. — Ça ne sert à rien, jubila Chad. (Le haut-parleur de son armure fit tonner les mots derrière le fuyard.) Tu ne peux pas te cacher de moi, sale merde ! L’esprit de Mandel bafouillait de terreur. Il disparut par une porte au bout du couloir. Chad chargea derrière lui, faisant exploser la porte d’un tir. Elle ouvrait sur un autre couloir que Mandel avait déjà à moitié traversé. — Tu ne vas pas mourir lentement, Mandel. Ça durera longtemps. Très longtemps. — Je sais, dit Mandel en franchissant la porte au bout du couloir. De rage, Chad hurla un juron inintelligible. La réponse typique d’un putain de frimeur. Il tira dans la porte. — Je peux voir ton esprit, Mandel. Tu te chies dessus de trouille, et ça n’a même pas commencé. Un autre couloir l’attendait. Il projeta un rempart de faisceaux dans les murs et les portes. Il se délectait de ce vandalisme gratuit, de la terreur dans l’esprit de Mandel après chacun de ses tirs. Infatigables grâce à l’armure, ses pieds martelaient le sol en laissant de profondes empreintes. Mandel disparaissait par une autre porte. Quelle était la longueur de ce dirigeable ? Les informations tactiques faiblissaient, perdaient leur résolution, les couleurs se mélangeaient comme un arc-en-ciel d’huile. Traverser un autre mur. Un autre couloir. Plus court cette fois, la porte au bout se refermait déjà. Une brève image de Mandel, le visage rouge, haletant, chancelant, ne tenant que sur l’adrénaline. — Je vais t’attraper, Mandel. Très bientôt. Et quand ce sera fait, ce sera pire que ce que tu imagines. — J’y compte bien, Chad. Il sentit la voix plutôt qu’il ne l’entendit, désespérément épuisée. — Sale merde ! Chad utilisait les haut-parleurs de son armure comme un canon sonique. Il frappa la porte à pleine puissance, le composite se froissa sous l’impact. Le couloir ne faisait que quinze mètres de long. Mandel refermait la porte de l’autre côté. Chad s’élança derrière lui, l’armure gémissait doucement. Il était plus près à présent, bien plus près, et Mandel fatiguait. Passer la porte, si fine qu’elle était presque invisible. Le couloir suivant, dix mètres de long. Cinq pas rapides. L’esprit de Mandel était si près qu’il pouvait sentir sa peau suante, son cœur fatigué, ses poumons brûlants. — Il n’y a nulle part où tu pourrais te cacher de moi dans cet univers, fanfaronna Chad. — Je ne me cache pas de toi, Chad. Je suis en toi. Tu cours dans ta propre tête, une réalité virtuelle. Chad ouvrit la porte. Il y avait un couloir de cinq mètres devant lui. Une silhouette en armure ouvrait la porte de l’autre côté. Qu’est-ce que… ? Mandel essayait de le tromper. — Tu n’es plus assez bon, petite merde ! — Ça se nourrit de ta propre colère, Chad. C’est ce que tu souhaites. Je te le donne. Je me rends à toi. La porte derrière Chad se referma en même temps que celle qu’il avait en mire. Il était seul dans le couloir, les murs se resserraient, les biolums s’éteignaient. — Tu crois peut-être que ça marche ? C’est ta dernière erreur, Mandel. — Arrête de me haïr et tu seras libre. En es-tu capable, Chad ? Chad se jeta sur la porte devant lui, triomphant. — Meurs, petite merde ! — Je suis juste derrière toi. La porte se désintégra. C’était comme être coincé entre deux miroirs. Des multiples infinis d’une armure musculaire traversant la porte, les bras tendus, les jambes pliées, de longs fragments de composites tombant partout autour. La même chose devant, la même chose derrière. Ralentissant. S’immobilisant… … La réalité clignota… … Greg tituba contre un mur, laissant échapper un grognement. — Conneries ! Eh, toi, tu vas bien maintenant ? demanda Suzi. Son visage tendu et anxieux le regardait à travers une brume de sang. — Ouais, croassa-t-il. — Bien sûr, tu as l’air en pleine forme. Il balança les bras, se concentrant. Une nouvelle gueule de bois de neurohormones brûlait comme du napalm dans son crâne. Ils étaient au bout d’un couloir de la nacelle. La pancarte sur la porte disait « SALLE À MANGER ». — Où sommes-nous ? — Pont supérieur, à la poupe. Je crois. Seigneur, Greg, je crois que je vais avoir la phobie des couloirs après tout ça. Je pouvais à peine savoir ce qui était réel ou pas. Que s’est-il passé ? — J’ai coincé Chad dans un paysage eidolonique, je l’ai mis en boucle dans son propre fantasme de pouvoir. Une sorte de judo céphalique. — Ouais, c’est ça. Alors, il est où maintenant ? — Il ne représente plus un danger. C’est toi qui m’as amené ici ? — Ouais. J’ai eu l’impression de piloter un somnambule. Il y a eu des tirs en dessous. Forts. — Des fusils à neutrons, ils ont des putains de fusils à neutrons, des Lockheed, je crois. — Ce bon vieux Leol est tout ce dont on peut avoir besoin pour semer le bordel, pire qu’une pute sans arme. Elle attrapa la poignée d’une porte marquée « FUSELAGE ». Greg remarqua l’hésitation de ses mains lorsqu’elle tourna la poignée, elle avait peur de ce qui pouvait se trouver derrière, une porte sur l’éternité. C’était un escalier étroit qui montait. Une tresse de tuyaux épais et côtelés courait le long du mur de composite nu, un unique biolum couvrait le plafond. Le noir devant eux semblait étouffer les sons. Une bouffée d’air froid et sec les enveloppa. Suzi pointa son Browning vers le haut. — C’est ça ? demanda-t-elle sans enthousiasme. Fielder est là-haut ? — Je crois, oui. Au moins Reiger ne sait pas qu’elle est là. (Il s’interrompit un instant.) J’espère que c’est là-haut. — Tu ne peux pas vérifier ? — Donne-moi cinq minutes, Suzi, d’accord ? — Bien sûr. Elle commença à monter les marches. Greg sortit son Tokarev, ôta la sécurité et la suivit. CHAPITRE 18 Finalement, Fabian jouait assez bien de la guitare. Ce genre de découverte ne surprenait plus Charlotte. Tout ce qui attirait l’attention de Fabian assez longtemps pour l’intéresser finissait par être pratiqué à un haut niveau. Le truc, c’était de faire en sorte qu’il s’intéresse. Après le déjeuner, il avait mis un jean, une veste en cuir cloutée et un bandeau de soie blanche avec des idéogrammes japonais dans ses cheveux. Il souriait avec une certaine assurance. La chaîne hi-fi de son antre était programmée pour lui offrir un accompagnement, basse, guitare et batterie. Ce n’était pas une surprise. Fabian préférait le hard rock et une ou deux chansons de glam. Heureusement, il ne chantait pas. Elle l’écouta interpréter deux morceaux puis s’installa au piano Yamaha. — Je ne savais pas que tu jouais, dit Fabian. Elle lui dédia un sourire dédaigneux et joua l’introduction de Last Elvis Song des Sonic Energy Authority. — N’est-ce pas le cas de tout le monde ? L’un de ses premiers mécènes avait dépensé une petite fortune en leçons pour elle. Il aimait ce qu’il appelait les soirées traditionnelles, pas de télévision, pas de jeux RV, pas de boîtes de nuit, juste des récitals de musique, des lectures de poésie, parfois une pièce ou un ballet. Elle avait adoré les leçons de piano, un talent que Baronski n’avait pas pu lui greffer dans la clinique du Prezda. Néanmoins, ses articulations avaient été reconfigurées pour donner à ses doigts une plus grande dextérité, ce qui était utile. Charlotte entama les premières mesures du classique Dream Day High de Bil Yi Somanzer. Elle gardait de bons souvenirs de Bil Yi, ses albums étaient ce quelle avait entendu en premier à l’orphelinat. Il était alors déjà sur le déclin, mais il était toujours le meilleur, quoi qu’on en dise. Fabian prit le rythme, grattant les cordes le long de ce petit paradis privé. Ils poussèrent le volume de la chaîne et commencèrent à taper un bœuf sur les Beatles, les Stones, et encore Bil Yi, se hurlant les paroles par-dessus les riffs qui faisaient trembler les panneaux d’isolation et vibrer le gosier de Charlotte. Les poissons devenaient fous dans leur aquarium. Elle ne s’était pas lâchée comme ça depuis des années. Ils interprétaient une version trash de Bloody Honey quand Charlotte entendit la détonation et pensa qu’ils avaient fait exploser un haut-parleur. Fabian mit une minute à se rendre compte qu’elle s’était arrêtée de jouer. — Quoi ? demanda-t-il. Son visage était rouge et en sueur. Elle ne pensait pas l’avoir déjà vu aussi souriant, comme s’il était naturellement shooté. C’était agréable. — On a pété une enceinte, répondit-elle en riant. Son haut en coton était trempé, un peu trop serré. Il n’y avait pas vraiment d’air conditionné dans l’antre. Mais, d’une manière ou d’une autre, elle s’en foutait. — Aargh ! (Fabian fit la grimace et bondit vers la chaîne, la guitare toujours en bandoulière. Les LED clignotèrent vert et orange quand il en manipula les boutons.) Non, tout va bien. — J’ai entendu quelque chose faire « pop ». — Ce n’est pas ça. Non coupable. La voix de Fabian était cassée et euphorique. — Ah ? Bon, j’avais besoin de souffler. — Mince, tu étais fantastique, Charlotte. (Ses yeux brillaient.) Je n’avais jamais joué avec quelqu’un avant, juste avec la chaîne. Le souffle de Charlotte s’échappait par courtes bouffées. — Jamais ? — Non. — Tu es sacrément bon. — Vraiment ? Tu es sûre ? — Ouais. Tu as vraiment du talent, Fabian. Son expression devint distante. — Tu sais de quoi je rêve ? D’avoir un accès au « garage » de MTV. Charlotte sourit. Elle avait déjà vu l’émission. Deux fois par semaine, MTV offrait quatre-vingt-dix minutes de ses heures mortes, entre 2 et 4 heures du matin, à des groupes inconnus. N’importe quelle bande de jeunes avec un ampli et une caméra pouvait se brancher sur la chaîne. La rumeur disait que les découvreurs des majors étaient scotchés à l’écran pendant ces moments, à la recherche de nouveaux talents. Charlotte pensait que c’était des conneries. Soudain, elle eut une vision de Baronski la regardant massacrer Your Coolin’ Heart avec Fabian. Elle explosa de rire en imaginant la mâchoire du vieil homme stupéfait se décrocher, sa précieuse sensibilité à la torture. — Quoi ? demanda Fabian. Elle agita les mains. — Un de mes amis me regardant sur MTV. Le nez de Fabian frémit. — Mon père nous voyant à la télé ! Charlotte poussa des cris de joie extatique, frappant les touches au hasard, tandis que Fabian éclatait de rire. La porte s’ouvrit. Charlotte vit la silhouette de la femme de chambre se découper dans la lumière lugubre du fuselage. — Que voulez-vous ? haleta Fabian. À moins que vous ne veniez auditionner pour les percus ? Charlotte rit, ravie de voir la grosse vache complètement dépassée, ce qui redoubla le rire de Fabian. Mais la femme de chambre avait une expression bizarre sur le visage, comme si elle était saoule. Charlotte ne parvenait pas à se souvenir où elle avait déjà vu cette expression. La femme de chambre fit deux pas dans la pièce. Deux pas rapides. — Hé ! s’offusqua Fabian. La femme de chambre le gifla du dos de la main, puis elle l’attrapa par la joue et l’arracha du sol. Il retomba sur la pile de coussins dans un silence de mort. Puis sa guitare se fracassa sur le pont et il laissa échapper un grognement sourd. Charlotte cria : — Fabian ! Elle se précipita vers lui. Du sang gouttait de ses lèvres et sa joue était très rouge. Il cillait de confusion et ses bras luttaient mollement. Son œil commençait à gonfler, sa peau à se décolorer. Charlotte s’agenouilla sur les coussins, attrapa son poignet d’une main et posa l’autre sur son front. — Ne bouge pas, murmura-t-elle. Le manche de la guitare était pressé inconfortablement contre le ventre de Charlotte. — Je… Il toussa. Du sang éclaboussa son menton. Charlotte inspira rapidement. Des gouttes de sang tachaient son haut de coton blanc. Elle lui caressa les cheveux, angoissée, les larmes aux yeux. — Ne… Fabian aperçut la femme de chambre derrière elle. Son visage se tordit de rage, il se leva d’un bond. — Non ! (Charlotte se jeta sur lui, le clouant aux coussins.) Non, Fabian, elle est défoncée à la claire-poussière. C’était ça, le souvenir : le strabisme, l’air à moitié fou et abruti. Elle avait vu certains gardes du corps de mécènes prendre ce truc. La claire-poussière était un dérivé synthétique de la phéncyclidine, ou PCP, décuplant la force et éliminant la douleur sans effets hallucinogènes. — Très bien, dit la femme de chambre. Tu n’es pas si conne, pour une pute. Sur le visage de Fabian, Charlotte lisait la douleur et en voyait le reflet dans ses yeux. Une main d’acier se referma sur son biceps et la releva, lui arrachant un cri perçant. Elle vacilla mais s’efforça de ne pas perdre l’équilibre. — S’il te plaît, Fabian, s’il te plaît, reste où tu es. S’il te plaît. Elle ne pensait à rien d’autre. Il ne pouvait pas comprendre. La femme de chambre le tuerait. Il lui lança un regard furieux, les lèvres ouvertes ensanglantées. — S’il te plaît, pour moi, plaida-t-elle. — D’accord, dit-il d’une voix déformée comme s’il mâchait quelque chose. La pression sur le bras de Charlotte s’accrut, la faisant béer de douleur. La femme de chambre la retourna pour quelle lui fasse face. Ses yeux vitreux firent frissonner Charlotte. Ils ne voyaient rien de cet univers. — Je vais te poser des questions, dit la femme, et tu y répondras, sinon je commence à briser tous ces os hors de prix. Tu as compris, pute ? — Laissez-le partir. Je vous dirai tout ce que vous voulez. Mais ne lui faites pas de mal. Il y eut un crépitement aigu, étouffé, quelque part à l’extérieur de l’antre, que Charlotte pensa être le bruit d’une arme. La femme de chambre lui décocha un regard de cyborg. — Tu es une fille très populaire tout à coup. Plein de gens veulent te parler. Mais je suis la première. Et la dernière. Le crépitement se reproduisit, deux fois. — Qui t’a donné la fleur ? Il fallut un moment à l’esprit désespéré de Charlotte pour comprendre à quelle fleur la femme de chambre faisait allusion. — Laissez partir Fabian. — La fleur ? — J’ignore de qui il s’agit, je ne connais pas son nom. S’il vous plaît. — Menteuse ! Elle saisit la main de Charlotte. Celle-ci hurla quand elle lui retourna deux doigts. Il y eut un bruit de coup de feu. Étrangement, elle ne ressentit d’abord rien – elle n’avait aucune sensation au-dessus du poignet –, puis une douleur acérée partit de ses doigts et lui mordit les muscles. La bile monta dans sa gorge. Sa tête se mit à tourner, elle crut qu’elle allait s’évanouir. Elle vit avec horreur Fabian se jeter vers elle et la femme de chambre. Celle-ci le frappa de son bras libre, le rejetant en arrière. Le visage du garçon était un masque de désespoir et de douleur. — Oh, Seigneur, non ! cria-t-elle, les larmes aux yeux. Fabian retrouvait son équilibre, il allait réessayer. — ÇA SUFFIT, FABIAN, RESTE OÙ TU ES. La voix était un grondement inhumain, suffisamment puissante pour être douloureuse. Elle sortait des haut-parleurs de la chaîne. Fabian baissa la tête par réflexe, les mains se levant vers ses oreilles. Même la femme de chambre s’était figée. Les écrans s’allumèrent, chacun d’eux affichant un visage féminin. Charlotte laissa échapper un cri étouffé en le reconnaissant. — Julia Evans, souffla-t-elle. C’était elle. Vraiment elle. Exactement comme au bal de Newfields. Ce même visage ovale et séduisant. Julia Evans sourit froidement. — Bonjour Charlotte. Je crois qu’il est temps que nous ayons une petite conversation. — Hors de question, dit la femme de chambre. CHAPITRE 19 La persona de Julia était codée comme un résumé de renseignement commercial, afin que le programme de gestion de réseau du Colonel Maitland lui assigne automatiquement une place de stockage dans l’ordinateur optique que Jason Whitehurst utilisait pour analyser les finances des kombinates. Une fois chargée, la persona reformata immédiatement les routines de commande de la structure du processeur, s’isolant des programmes d’exploitation et des protections antivirales. Après avoir confirmé son autonomie, elle envoya une série d’instructions aux bus de données, s’attribuant leurs procédures, interrompant le flux. Une fois les opérations suspendues dans l’ordinateur, la persona commença à effacer tous les programmes et les fichiers qu’elle trouvait dans la mémoire de l’unité. Elle modifia les codes d’accès et chargea une nouvelle séquence de routines d’exploitation. La persona compressa fortement les plans de données dans le processeur vide. La mentalité reconstituée de Julia se mit en ligne. Elle commença par analyser l’architecture informatique, puis répandit sa présence dans tout le réseau de données, s’insinuant dans les blocs processeurs auxiliaires. Le processeur du pont était sa priorité, obtenir la commande complète de son nouveau domaine. De nouveaux canaux furent ouverts et sauvegardés, les données s’engouffrèrent de nouveau dans l’ordinateur. Les systèmes de contrôle de vol du Colonel Maitland étaient connectés à un grand nombre de senseurs et de caméras distribués dans tout le fuselage. Les radars et les liens satellites étaient inutiles, submergés par le brouilleur des tech-mercs. Elle étudia les circuits optiques, trouvant leurs codes dans les mémoires centrales, puis en usa pour visiter le dirigeable. Caméra extérieure, fuselage bâbord. Le Messerschmitt faisait du surplace au niveau de la nacelle. Un télémètre laser clignotait toutes les secondes, lui permettant de conserver sa position. Huit silhouettes en armure voletaient entre l’avion et le dirigeable. Ils étaient identiques, comme moulés en usine, la main gauche sur le joystick, la main droite sur le fusil à neutrons. Deux colonnes d’air chaud compressé s’échappaient des réacteurs dorsaux, légèrement en dessous des épaules. L’un d’eux disparut par un trou dans la nacelle. Caméra intérieure, pont inférieur nacelle, salon de l’équipage. Le salon avait été ravagé par l’explosion, les fauteuils projetés contre les murs, les parois de composite fissurées et gauchies, les tapis roussis. Il y avait du verre partout sur le sol, la porte était tordue dans son encadrement. Deux des silhouettes en armure se tenaient dedans, le Lockheed prudemment levé, ils couvraient la porte ouverte. Un troisième les rejoignit par le trou, le dégagement du réacteur dorsal souleva un petit ouragan de débris quand il se posa sur le pont gondolé. Caméra extérieure, aileron arrière. La zone d’atterrissage était détruite, les restes pitoyables du Pegasus dégageaient de fins nuages de fumée. Deux membres d’équipage du Colonel Maitland en costume argent et feu examinaient le terrain. Ils restaient près du bord, loin du Pegasus, testant la solidité du fuselage avant chaque pas. Julia chargea un schéma structurel et une analyse du statut des systèmes du processeur de contrôle du pont. Le réservoir de gaz principal sous la zone d’atterrissage avait été lacéré. L’hélium s’en échappait de manière critique. L’équipe de pont avait ordonné un délestage quasi total du ballast pour compenser. L’eau des cuves et de la piscine quittait la nacelle aussi rapidement que possible. La structure géodésique du Colonel Maitland était dessinée en fines lignes bleues, les suspensions des réservoirs de gaz formaient une toile d’araignée verte. Une large zone presque ovale de traverses du fuselage autour de la section d’atterrissage et du hangar était rouge, cernée de jaune. La zone d’atterrissage elle-même était noire, un grand nombre des câbles optiques des senseurs de pression avaient été sectionnés par l’explosion, laissant des vides dans l’image. Les drones de maintenance rampaient le long des structures longitudinales, inspectant chaque traverse à la recherche de fractures, remplaçant et affinant les données des senseurs, donnant le véritable statut des zones noires. L’analyse des dommages était rassurante. La structure de base tenait le coup sous le poids redistribué du chargement. La puissance des propulseurs avait été réduite, diminuant la pression en attendant que le fuselage supérieur puisse être réparé. Elle accéda aux mémoires des processeurs de pont et découvrit que les drones de maintenance communiquaient avec le contrôleur de vol par des liens laser. La totalité de la structure géodésique était parsemée de clés d’interface. Caméra intérieure, escalier nacelle. Greg et Suzi grimpaient vers le pont supérieur. Suzi brandissait son Browning d’une main et tirait Greg de l’autre. Elle semblait se diriger directement vers le lieu d’une explosion, le visage tordu par la concentration, les dents serrées, chaque pas représentant un effort. Greg se mouvait comme un junky débranché. Julia reconnut son regard, son implant glandulaire était activé, dissolvant le réel. Schéma structurel. Un morceau de la coque du pont supérieur de la nacelle vira soudainement au rouge, projetant une onde circulaire jaune. Le centre rouge devint noir. Un autre éclair de fusil à neutrons. Les lignes électriques étaient coupées, les liens en fibre optique déchirés. Les programmes de compensation assignèrent des priorités et déroutèrent les données et l’électricité. Caméra externe, fuselage bâbord. L’un des tech-mercs en armure s’était éloigné de ses collègues, il chargeait vers la nacelle, beaucoup trop vite. Il entra dans une cabine comme un boulet de canon à travers le trou qu’il venait de faire dans le fuselage. Caméra intérieure, cabine pont supérieur nacelle. La silhouette en armure tournoyait, rebondissant sur les murs et le plafond. Ses bras et ses jambes partaient dans tous les sens, abîmant le composite. Il finit par s’écraser dans un coin, le réacteur dorsal toujours en marche, les bottes à un mètre du sol. Le fusil Lockheed lui échappa. Il se mit à courir en l’air, les pieds martelant la cloison. Julia augmenta la puissance du processeur. Défaut de l’armure ? Phobie du vol ? Il n’y avait aucune explication rationnelle. Caméra intérieure, salon de l’équipage, pont inférieur nacelle. Les neuf tech-mercs restants étaient rassemblés dans le salon. Leurs mouvements étaient ralentis, forcés, comme ceux de Suzi. L’un d’eux pointa son fusil sur la porte défoncée et tira. Les alarmes d’incendie hurlèrent dans toute la nacelle. L’équipe se rassembla dans le couloir central du pont inférieur, se dirigeant vers la proue. Deux membres de l’équipage de cabine du Colonel Maitland étaient dans le couloir : un steward et une femme de chambre. Les deux étaient apathiques et somnolents. Ils regardaient les tech-mercs approcher, bouche bée. — Où est Charlotte Fielder ? demanda l’un des hommes en armure. Dans l’espace confiné du couloir, sa voix amplifiée était très forte et menaçante. Le steward regarda autour de lui, le visage blanc comme un linge. — Elle doit être avec Fabian Whitehurst, dans sa cabine, ou dans la sienne. Je ne suis pas sûr. Il y eut un instant de silence. — Où est Jason Whitehurst ? — Dans son bureau. (Le steward pointa un doigt tremblant vers le bout la proue.) Par là. Deux membres de l’équipe s’avancèrent. — Vous allez montrer à ces quatre-là où se trouve la cabine de Fabian Whitehurst. Le steward hocha la tête, terrorisé. L’un des tech-mercs tendit la main vers la femme de chambre et l’agrippa. Elle cria. — On se calme. Vous venez avec nous au bureau. Elle commença à pleurnicher. La silhouette en armure la tira derrière lui, la soulevant presque du sol. Julia accéda au matériel radio du dirigeable, laissant les signaux entrer directement dans l’ordinateur. Le bruit blanc du brouilleur du Messerschmitt dominait toutes les fréquences. Elle inséra des programmes de filtrage. L’équipe tech-merc devait bien disposer d’un moyen de communication. Elle trouva une suite de pulsations sur une longueur d’ondes ultra haute fréquence et raffina les logiciels de filtrage pour se débarrasser des interférences du brouilleur. Elle chargea un programme de déchiffrage dans le circuit. Section tech-merc communication interne. Tech-merc 1 : — … sait ce qui est arrivé à Chad. Ces tarés de psi se battent comme des chiffonniers. Tu sais comment ça se passe avec eux. Tech-merc 2 : — Seigneur, c’est comme si ma tête était en feu. Il y a des couloirs partout, on dirait un putain de labyrinthe. Tech-merc 1 : — Non, ce n’est pas vrai. Lutte ! Augmente la visibilité de ton amplificateur photonique. Il n’y a qu’un seul couloir. Tech-merc 2 : — OK, Leol. Julia identifia Tech-merc 1 comme étant Leol Reiger. Ses propres souvenirs tronqués contenaient un fichier de sécurité concis le concernant. Elle décida que l’accident du tech-merc solitaire était dû aux émanations psi de Greg. Tech-merc 3 : — Ne devrait-on pas essayer de trouver Mandel et Suzi d’abord ? Leol Reiger : — Et tu vas me dire où ils sont, maintenant que Chad est out ? Tech-merc 3 : — Et si on essayait d’aider Chad ? Leol Reiger : — Et comment, crétin ? Tech-merc 3 : — Désolé, Leol, je n’arrive pas à penser avec toute cette merde psi qui m’embrouille l’esprit. Leol Reiger : — Concentre-toi pour trouver la Fielder. Et oublie les psi, cette connerie d’histoire de couloir ne durera plus très longtemps. Ils vont finir par se brûler le crâne s’ils continuent. Caméra intérieure. Bureau. Jason Whitehurst était assis à sa table de travail, la tête dans les mains, se balançant lentement d’avant en arrière, gémissant ; de la salive formait des bulles aux coins de ses lèvres. Les deux gardes du corps couvraient la porte avec leurs carabines laser Racal, le visage fermé. Analyse caméras intérieures, nacelle. L’ordinateur optique fit défiler des images que Julia vérifiait, à la recherche de Charlotte Fielder. Le pont avec son équipage, les visages tirés, penchés sur leurs ordinateurs, criant pour s’entendre malgré le bruit, avec des voix cassées. Le couloir du pont inférieur avec les deux groupes de tech-mercs qui se séparaient, les visages effrayés du steward et de la femme de chambre. Les cabines, salons, salle de gym, un sauna du pont inférieur, tout était désert. Une cabine assignée provisoirement à Fabian, un mélange de jouets et de vêtements désordonnés. Les quartiers de l’équipage à la proue, leurs petites cabines doubles décorées d’hologrammes de pin-up, un grand mess avec un écran plat neigeux, la salle de bains commune, la buanderie. Les membres de l’équipage étaient roulés en boule dans leurs fauteuils ou sur leurs couchettes, hébétés, affligés par les visions transmises par Greg. Greg et Suzi dans le couloir du pont supérieur, au-dessus des quartiers de l’équipage. Les cabines du pont supérieur, luxueuses, une salle à manger à la poupe, une piscine presque vide avec un tourbillon terrible en son centre. Analyse caméras intérieures, fuselage. Les caméras fixées à la structure géodésique étaient toutes en noir et blanc, lui fournissant des images des passerelles longitudinales étroites et peu éclairées ; les sacs de gaz étaient menaçants, oppressants. Puis vinrent des images des échelles et des escaliers accrochés aux structures transversales. Des drones de maintenance cylindriques glissaient le long de leurs rails, des waldos repliés de chaque côté, comme des mandibules cybernétiques. Quelqu’un montait une échelle près de la poupe. Une femme dans une robe de femme de chambre, totalement insensible à l’émanation psi. Leur effet était localisé, centré autour de la nacelle. À trois cents mètres, elle était trop loin de Greg. Julia accéda aux archives du personnel, associant un nom au visage. Elle s’appelait Nia Korovilla et faisait partie de l’équipage depuis huit ans. Russe, avec de bonnes références de trois hôtels, une excellente employée. Il n’y avait aucune raison pour qu’elle se trouve sur l’échelle. Julia créa une sous-routine pour la surveiller. Caméra intérieure, pont inférieur de la nacelle, cabine de Fabian. Les tech-mercs forçaient la porte. Elle s’ouvrit vers l’intérieur, gauchie par un coup de pied. Ils entrèrent tous les quatre, fusil levé, prêts à tirer. Section tech-merc communication interne. Tech-merc 4 : — Leol, c’est Frank, il n’y a personne dans la cabine du gamin, Leol Reiger : — OK, Frank, essaie celle de la fille. Et demande au steward s’il n’y a pas un autre endroit où ils pourraient être. Trouve-la ! Tech-merc 4, identifié : Frank : — D’accord. Tech-merc 5 : — Hé ! Vous sentez ça ? Ça s’est arrêté. Tech-merc 6 : — Oh, ouais. Tech-merc 7 : — Il était temps. Leol Reiger : — Chad ! Chad, au rapport. Tech-merc 6 ; — Il a dû gagner. Ce mec, il a un putain de pouvoir, il te retourne la tête à un demi-kilomètre. Leol Reiger : — Chad, réponds, fils de pute ! Tech-merc 2 : — Allez, Chad ! Leol Reiger. — Ouais, bon, qu’il aille se faire foutre. S’il n’est pas capable de buter une relique militaire de classe gériatrique, on se passe de lui. Ça ne fait aucune différence pour nous, c’était juste pour notre confort. On fouille toutes les cabines jusqu’à ce qu’on trouve la pute. Comme dans le manuel. Maintenant, montrez-moi un peu d’action, les gars ! Caméra intérieure, cabine pont supérieur de la nacelle. Le réacteur dorsal de Chad le pressait toujours dans un coin de la cabine, le casque poussant contre le plafond. Ses jambes avaient cessé de bouger, ses bras pendaient mollement. Un micro reprenait le sifflement strident du réacteur. Le couvre-lit, pris dans le souffle, s’était envolé vers le trou et était resté accroché contre un des bords, il flottait vigoureusement. Caméra intérieure, fuselage, quille. Suzi était en haut de l’escalier, le Browning pointé vers l’avant. Greg suivait. Il avait l’air faible, la peau autour de ses yeux était gonflée et sombre, mais il était vivant. Julia était soulagée qu’il ait vaincu Chad. Logiquement, si Charlotte Fielder n’était pas dans la nacelle, et que Greg et Suzi se dirigeaient vers le fuselage, Charlotte devait se trouver quelque part dans le fuselage. Julia examina de nouveau le schéma structurel du dirigeable. Derrière le dernier réservoir, existait une zone où se trouvaient les cellules gigaconductrices et les échangeurs de chaleur. Au centre, une chambre inutilisée avait contenu les unités nucléaires. Elle tirait de l’électricité du bus principal. Julia se brancha sur les fibres optiques de la pièce. Caméra intérieure, cabine pont inférieur nacelle, provisoirement assignée à la résidente Charlotte Fielder. Les quatre tech-mercs étaient dans la cabine. L’un d’eux arrachait la porte coulissante de la salle de bains. Deux autres vidaient les tiroirs et la garde-robe. Le quatrième pointait son arme sur le steward qui avait les bras croisés, cramponnés à sa poitrine, et les mâchoires serrées. — Où d’autre pourrait-elle être ? demanda le tech-merc. Il enfonça le canon de son fusil dans le ventre du steward. L’homme gonfla les joues. — La piscine, elle utilise beaucoup la piscine, ou l’antre de Fabian. Il est toujours là-haut. — J’ai la localisation de la piscine chargée dans mon armure, mais c’est quoi l’antre du gamin ? — Elle n’est pas dans la nacelle, répondit le steward. Elle se trouve dans le fuselage, tout à l’arrière. Une sorte de vieille salle des machines ; il écoute de la musique là-bas, des trucs comme ça. Section tech-merc communication interne. Frank : — Leol, je crois que je l’ai. Le petit Whitehurst traîne dans la queue du dirigeable, il a une sorte de refuge là-haut. On va d’abord vérifier la piscine et on tentera la proue ensuite. Ce doit être dans la salle des machines. Leol Reiger : — OK. Je vais faire pression sur le vieux. Fais-moi savoir dès que tu trouves quelque chose. Frank : — Et si on tombe sur le psi ? Il doit savoir où est Fielder, lui et Suzi doivent être en train de la rejoindre. Leol Reiger : — Élimine le psi, mais garde-moi Suzi. Frank : — Putain, Leol, je ne sais pas, cette gonzesse est vraiment dangereuse. J’ai vu ce qu’elle a fait à Nathe et Jœly au Prezda. Juste en deux tirs. La prendre vivante n’est pas une bonne idée. C’est compliqué, Leol. On n’a pas besoin de ça. Leol Reiger : — Ferme un peu ta gueule. Tu as une armure. Tu as un flingue incapacitant pour la pute Fielder, n’est-ce pas ? Sers-t’en. Triple bonus à celui qui me ramène cette salope de Suzi. Frank : — OK, Leol, c’est toi qui vois. Leol Reiger : — Eh oui. Caméra intérieure, passerelle fuselage arrière, quille. Greg et Suzi s’approchaient de la queue, progressant avec régularité. Greg semblait se remettre de sa léthargie glandulaire, ses membres fonctionnaient sur un rythme plus fluide. Julia utilisa une clé d’interface dans la structure transversale pour se brancher sur le cybofax de Greg. Quand l’appareil bipa, Greg le sortit de sa poche. — Je me demandais où tu en étais, dit-il. Suzi aussi regarda l’écran du cybofax. — J’imagine que vous essayez de trouver Charlotte Fielder, dit Julia. — Ouais, elle est quelque part dans le coin. Je l’ai sentie il n’y a pas longtemps. J’allais justement faire une nouvelle vérification. — Je crois qu’elle est dans une vieille salle de réacteur, avec Fabian Whitehurst. C’est au milieu de la salle des machines, j’ai préparé un itinéraire pour vous. (Elle envoya les données au cybofax, signalant en rouge les passerelles et les échelles qu’ils devaient emprunter.) Vous feriez mieux d’y aller. Quelqu’un vous précède : Nia Korovilla, une femme de chambre. Et quatre des tech-mercs sont derrière vous, ils se dirigent aussi vers la salle du réacteur. — Oh, super ! s’exclama Suzi. — Une fois que vous aurez Fielder, je peux vous tenir informés des mouvements des tech-mercs, dit Julia. Je les surveille. — Merci Julia, répondit Greg. On y est presque. Caméra intérieure, bureau. Les deux gardes du corps de Jason Whitehurst étaient morts. Ils gisaient au sol, le corps ouvert en deux par les Lockheed, et du sang inondait le parquet autour d’eux. La femme de chambre que Leol Reiger avait tirée derrière lui était en choc catatonique, en position fœtale sur le canapé, les yeux fermés. Reiger ne s’était pas donné la peine d’utiliser la porte. Un trou béait dans le mur, les bords pliés vers l’intérieur. Reiger se tenait devant le bureau, les quatre tech-mercs étaient derrière lui. Jason Whitehurst conservait une certaine fierté, vaincu mais pas brisé. — Appelez votre fils, et je lui demanderai où est Fielder, dit la voix amplifiée de Leol Reiger. C’est tout ce qu’on veut : Fielder. Ensuite, on se tire. Plus de danger pour vous et votre équipage. — Quelle est l’alternative ? demanda Jason Whitehurst. Vous n’allez pas me menacer ? — Pourquoi ? Vous savez déjà comment ça se passe. On vous élimine, vous, votre équipage, votre dirigeable, et votre fils, surtout votre fils. Jason regarda la silhouette en armure avec un air mauvais. — J’avais accepté une offre de votre commanditaire. Leol Reiger fit un pas en avant. — Je détesterais penser que vous essayez de gagner du temps. Julia décida d’intervenir. Elle se connecta sur l’écran du bureau, utilisant un logiciel synthétiseur d’images pour reproduire son visage. L’écran afficha soudain cinq Julia Evans observant la scène, et un autre visage d’elle était encadré sur la surface de la table de travail. — Jason n’essaie pas de gagner du temps, dit-elle à travers les haut-parleurs. Les fusils se levèrent, prêts à tirer, les tech-mercs se retournèrent avec des mouvements saccadés. — Seigneur ! C’est Julia Evans ! bégaya l’un d’eux. — Ah ouais ? La belle affaire ! ricana Leol Reiger. Il essayait d’être méprisant, mais les micros laissèrent échapper un tremblement dans sa voix. — Bonjour, monsieur Leol Reiger, salua Julia. — Comment… Qu’est-ce que c’est ? Reiger pointa son fusil sur Jason Whitehurst. Un sourire moqueur apparut sur les lèvres de Whitehurst. — J’ai trouvé à qui parler. À votre tour. — Charlotte Fielder m’appartient, Leol Reiger, reprit Julia. Mon équipe est en route pour la récupérer. Si vous dégagez maintenant, nous ne vous poursuivrons pas. — C’est du bluff, affirma Reiger. S’ils étaient en route, vous n’essaieriez pas de trouver un accord. — Comment vous figurez-vous que nous puissions discuter ? La technologie d’Event Horizon est capable de traverser le brouilleur de votre Messerschmitt, bien que ce soit un équipement militaire de premier ordre. Et je vous rappelle que vous parlez à une femme qui possède ses propres ogives de compression d’électrons. Pensez-y. — Super technologie mon cul ! Je parie que ce n’est pas aussi efficace que la structuration atomique. Je parie que c’en est même loin. N’est-ce pas ? — Hors sujet. La structuration atomique est l’avenir mais, pour l’instant, vous êtes face à moi. — Je suis face à un écran plat. Vous n’êtes pas ici. Fielder est à moi. Alors allez vous faire foutre, salope de riche ! — Erreur, dit gravement Jason Whitehurst. Ça, mon ami, c’est une erreur. Personne ne parle ainsi à Julia Evans. — Ouais ? Ben, j’ai pas été foudroyé par un éclair, non ? Alors, maintenant, je vais prendre Fielder. Où est-elle ? — Jason ne le sait pas, intervint Julia. Et il ne pourra pas le savoir. Mes programmeurs de sécurité ont pris le contrôle total du Colonel Maitland. — Leol, dit l’un des tech-mercs, une voix de femme. Peut-être qu’on devrait écouter… — Ferme-la ! Reiger pointa son arme sur l’un des écrans muraux et tira. L’écran explosa et de petits éclats roses rebondirent sur le sol. Jason Whitehurst baissa les épaules, les mains sur les oreilles. Reiger pivota vers un autre écran et tira de nouveau. La lumière du jour pénétra dans le bureau à travers un trou dans la nacelle. — Vous êtes vraiment idiot, n’est-ce pas ? rit Julia. Reiger démolit un troisième écran. Il se retourna vers Jason Whitehurst, le canon du fusil dirigé vers le bureau. — Il est temps. Choisissez. Vous pensez que cette salope de riche va vous sauver, ou vous me donnez Fielder ? Whitehurst se leva lentement, redressant les épaules, regardant directement le casque de Leol Reiger. Le fusil le suivit. — Julia ? demanda Whitehurst. — Je suis toujours là, Jason. Dis-lui ce que tu sais, ça ne fera aucune différence. Je ne veux pas qu’il t’arrive quelque chose, et mon équipe récupérera Fielder. — Julia, ma chère, Jason n’est pas mon fils, c’est mon clone, génétiquement modifié. Une version améliorée, en fait. C’est un peu prétentieux, j’imagine, mais c’est la nature humaine. S’il te plaît, occupe-toi de lui pour moi, tu seras gentille. (Il sourit à Leol Reiger.) Vous avez perdu, mon vieux. Les gens de votre sorte perdent toujours. — Sale merde ! hurla Leol Reiger. — Non ! cria julia. Leol Reiger tira. Le canon était à moins d’un mètre de Jason Whitehurst. — Je me souviendrai de toi, Leol Reiger, menaça Julia. Tu m’entends ? Reiger fit exploser les deux derniers écrans plats. — On sort et on fouille toutes les cabines. Avec tous ces coups de feu, Fielder se sera planquée. La routine surveillant Nia Korovilla rapporta qu’elle venait d’entrer dans la salle du réacteur. Section tech-merc communication interne. Julia : — Ne pense pas pouvoir m’échapper, Leol Reiger. La vie n’est pas simple, crois-moi. Leol Reiger : — Seigneur ! Julia : — Jason Whitehurst était un ami et un collègue. Leol Reiger : — Va te faire foutre, salope. Tech-merc 8, femme : — Comment peut-elle se brancher sur nos communications ? Julia : — Cinq millions d’eurofrancs pour celui qui tue Leol Reiger. Leol Reiger : — Tu es morte, Evans. C’est la seule solution maintenant. Toi et moi, face à face. Vous autres, fouillez-moi ces cabines. Et si l’un de vous pense seulement à sa proposition, il ferait mieux de me descendre du premier coup. Sinon, il est mort. Tech-merc 5 : — Hé, ça va, Leol, réfléchis. Personne ne va te tirer dessus. Le câblage dans la chambre du réacteur surnuméraire était un fouillis à démêler – deux terminaux ordinaires avec des modules customisés d’augmentation, une chaîne hi-fi, un équipement de jeu RV – et tout cela était relié ensemble par un réseau non standard de fibres optiques. Julia reconnut de vieux logiciels de piratage protégeant les blocs de données. Il lui fallut du temps pour s’y glisser et lancer ses propres procédures. La première donnée cohérente qu’elle obtint vint des caméras. Charlotte Fielder, habillée d’un haut et d’un short en coton blanc était maintenue par Nia Korovilla. Cette dernière cassait deux doigts à la jeune femme. La bouche de Charlotte s’ouvrit pour hurler. Julia n’entendit rien, elle ne trouvait pas les circuits micro. Fabian Whitehurst chargeait les deux femmes. Julia utilisa toute la capacité disponible de l’ordinateur pour interpréter le câblage de l’antre. Elle ordonna à l’une des caméras de zoomer sur le visage de Korovilla – ses pupilles étaient dilatées, sa prise sur Fielder ne semblait lui demander aucun effort. Elle était droguée. D’après ses corrélations mémorielles, probablement à la claire-poussière. Korovilla était tout à fait capable de tuer Fabian Whitehurst et Charlotte Fielder à mains nues. Korovilla stoppa Fabian. Il tituba en arrière, tentant de retrouver l’équilibre. Les circuits de l’antre étaient définis, les codes opérationnels récupérés. Julia brancha les micros, les écrans plats, les haut-parleurs de la chaîne. — Oh, Seigneur, non ! cria Charlotte Fielder. Fabian s’apprêtait à charger de nouveau. Du sang coulait sur son menton. Julia poussa le volume des enceintes au maximum. — Ça suffit. Fabian, reste où tu es. Les trois silhouettes se figèrent, stupéfaites. Julia activa le logiciel synthétiseur d’images, se connecta aux écrans. — Julia Evans, souffla Charlotte Fielder. — Bonjour, Charlotte, je crois qu’il est temps que nous ayons une petite conversation, toutes les deux. — Hors de question, dit Nia Korovilla. — Votre position n’est pas très solide, Nia, répliqua Julia. Il y a une équipe de tech-mercs dans la nacelle, deux de mes agents ont survécu à l’attaque du Messerschmitt et une équipe d’intervention d’Event Horizon est en route. Qui que soit votre commanditaire, il devra combattre tous ces groupes. — Que se passe-t-il ? implora Charlotte Fielder. (Son visage magnifique était tordu de douleur.) Quelle attaque ? — Le Colonel Maitland est assiégé par des tech-mercs, l’informa Julia. Vous en êtes la cible, vous possédez des informations uniques que plusieurs personnes souhaiteraient obtenir. — Pas moi, non. La jeune femme était en train de craquer. — S’il vous plaît, madame Evans, implora Fabian Whitehurst. Dites à Nia de laisser partir Charlotte. S’il vous plaît. Des larmes coulaient sur ses joues, se mélangeant au sang sur son menton, des gouttes tachaient sa veste. La main libre de Nia Korovilla agrippa la nuque de Charlotte Fielder. — Ce n’est pas une option. Caméra intérieure, fuselage de la quille. Les quatre tech-mercs sous le commandement de Frank avaient pris l’escalier de la nacelle. Ils avançaient d’un pas lourd, l’un derrière l’autre, leurs casques frottaient contre les réservoirs de gaz. La passerelle n’avait pas été conçue pour des armures, leurs bras se cognaient contre la balustrade, la malmenaient. Le grillage pliait sous leur poids. Julia donna une série d’instructions aux drones de maintenance, les envoyant vers la queue du fuselage. Ils se mirent à glisser le long des rails. Caméra intérieure, salle des machines, fuselage. Greg et Suzi descendaient de l’échelle et prenaient pied sur la passerelle qui menait à la chambre du réacteur. L’un des côtés de la passerelle donnait sur la salle des machines, un treillage circulaire de poutrelles comme une toile d’araignée de métal. D’énormes échangeurs de chaleur cylindriques et des cellules gigaconductrices chromées y étaient installés comme dans un cocon, tels des anneaux concentriques d’œufs métalliques. Des câbles et des tuyaux épais s’enroulaient autour des poutrelles, il y avait un ronronnement continu de machines. De l’autre côté de la passerelle, le principal réservoir de gaz sphérique était entouré d’un sac en forme de beignet. Greg consulta son cybofax. — C’est là, dit-il. Tout droit. — Bien. La réponse de Suzi était tendue. Julia les appela. — Mauvaise nouvelle : la femme de chambre, Nia Korovilla, est une sorte de mercenaire. — Merde ! s’exclama Suzi. C’est la dernière fois que je bosse pour Event Horizon. — Je suis désolée, s’excusa Julia. Je ne comprenais pas tout ce que cette opération impliquait. La situation devient très fluide. — Fluide ? renifla Suzi. — Et la femme de chambre ? demanda Greg. — Elle est sous claire-poussière et elle utilise Charlotte Fielder comme bouclier. — Que veux-tu que nous fassions ? — La seule option est de l’éliminer. Nous ne pouvons pas risquer la vie de Fielder, et Korovilla a les mains autour de son cou, prête à le briser. Julia redirigea les images de la caméra de la tanière vers le cybofax de Greg. Suzi se tordit le cou pour les voir. — Pas bon, dit-elle. Il va falloir entrer et tirer directement pour prendre Korovilla par surprise. Elle ne s’attendra pas à ce qu’on l’allume instantanément. Tout le monde prend son temps pour analyser une situation nouvelle. — Très bien, laissa tomber Greg à regret. — Je m’en occupe, dit Suzi fermement. — Ah ouais ? — Ouais. C’est pour ça que tu m’as emmenée. Je vise juste, j’ai l’habitude du Browning… et tu pourrais hésiter parce que c’est une femme. Greg eut une grimace amère. — D’accord. — Julia, elle est armée ? — Pas d’après ce que je vois. — C’est déjà ça. — Je négocie, poursuivit Julia. Mais je ne peux pas la tenir très longtemps et les tech-mercs sont deux minutes derrière vous. Je me suis arrangée pour les ralentir, mais je ne peux pas garantir que ça tiendra longtemps. — On y va, dit Suzi. Elle courut avec légèreté le long de la passerelle vers la chambre du réacteur, cinquante mètres devant elle. La caméra montrait de la lumière grise s’échappant de la porte. Caméra intérieure, salle du réacteur. Charlotte Fielder ferma les mâchoires, la prise de Nia Korovilla se resserrait. La peau de son cou était blanche autour des doigts de la femme de chambre. — Soyez logique, suppliait Julia. Notre infiltration informatique des systèmes du Colonel Maitland est totale. Quelles que soient les réponses de Charlotte à vos questions, quoi qu’elle dise, où qu’elle soit dans le dirigeable, nous l’entendrons. Votre commanditaire n’a plus aucun avantage. Si vous la laissez partir, mon équipe vous laissera tranquille, vous pourrez même obtenir un passage gratuit vers la destination de votre choix. Nia Korovilla éclata d’un rire guttural. — Cette pute a trop de valeur pour que quiconque risque de lui faire du mal. Sauf pour moi. Je n’ai rien à perdre. Si qui que ce soit, vous ou les tech-mercs, tente d’intervenir, je briserai son cou si élégamment modifié. Julia prit une voix austère. — Il ne vous sera pas permis de vous enfuir avec elle. — Vous ne l’aurez pas, gronda Korovilla. — Arrêtez, gémit Fabian. Arrêtez. Laissez-la partir. Laissez-la juste partir. Les rides sur ses joues le vieillissaient. — Ne te mets pas dans le chemin, Fabian, intervint Charlotte Fielder d’une voix faible. Ces gens ne te remarqueront même pas. — Je révise mon offre, dit Julia. — J’écoute, dit Korovilla. — Contactez vos commanditaires, nous leur expliquerons la situation et je leur offrirai un partenariat pour la fabrication de la structuration atomique avec Event Horizon. Pour la première fois, Nia Korovilla n’eut plus l’air aussi sûre d’elle. Suzi surgit. Son Browning était à hauteur de son visage, un œil fermé. — Si vous…, commença Nia Korovilla. Au-dessus de son oreille gauche, un cercle de cheveux prit feu, roussissant les mèches tout autour. Elle bascula en arrière. La prise autour de son cou et de son bras disparue, Charlotte Fielder tituba vers l’avant. Elle se tourna pour examiner le corps de la femme de chambre, les membres écartés sur le sol. Ses yeux étaient révulsés, on n’en voyait plus que le blanc. Charlotte Fielder eut un gargouillement, comme si elle allait être malade. Puis elle vit Fabian Whitehurst qui regardait le cadavre d’un air abruti. Ils s’étreignirent, attirés comme des aimants. Caméra intérieure, accès au fuselage arrière. Les quatre tech-mercs sous la direction de Frank grimpaient l’échelle vers la salle des machines. Dix-huit drones de maintenance étaient alignés le long de l’échelle. Deux autres qui glissaient sur leurs rails s’arrêtèrent. Julia organisa les sous-routines de vingt drones dans l’ordinateur, chargea ses instructions et les envoya aux appareils en question. Le dernier tech-merc commença à monter sur l’échelle. Le premier était à vingt barreaux de la passerelle. Section tech-merc communication interne. Tech-merc 3 : — Qu'est-ce qui se passe avec ces drones ? Tech-merc 7 : — Lacey, hé, Lacey, ils sont amoureux de toi. Bruit de baiser. Tech-merc 3, identifié, Lacey : — Va te faire foutre. Frank : — Allez, un peu de discipline, là. Tech-merc 7 : — Hé, celui-là bouge ! Les routines de Julia initialisèrent l’attaque, donnant la direction des drones aux sous-routines quelle avait assemblées. Les lasers de découpage tirèrent sur les amplificateurs photoniques des armures musculaires. Les waldos de réparation se tendirent et attaquèrent les armures avec des forets au carbone, aux jointures des poignets, des coudes, des chevilles et des genoux. Les pistolets à rivets projetèrent leurs clous dans les réacteurs dorsaux. Caméra intérieure, accès au fuselage arrière. Une scène de chaos, machines contre machines. Des humanoïdes métalliques combattant des insectes robotiques. Les tech-mercs gigotaient et donnaient des coups de pied, tout en s’accrochant désespérément à l’échelle, tandis que les forets pénétraient. Chaque fois qu’une botte frappait un drone, il brisait la coque, écrasait les composants et les systèmes hydrauliques. Des mouvements violents délogeaient les waldos, mais ils se tendaient de nouveau, les pointes monotreillissées se voilant de rapidité. Du sang commença à jaillir des trous percés par les drones, inondant les armures. Il se mélangeait aux fluides hydrauliques, rendant l’échelle glissante. Le tech-merc juste derrière le meneur lâcha sa prise et chuta d’un mètre. Il fut momentanément arrêté par trois waldos qui avaient percé son armure, mais son poids libéra leurs forets. Il tomba, rebondissant sur la structure du fuselage, bras et jambes s’agitant violemment. Puis il percuta tête la première une section de l’enveloppe de cellules solaires et passa au travers. Caméra extérieure, fuselage de la quille extérieure. Le tech-merc n’était plus qu’une poupée tournoyant au-dessus du calme de l’océan. Il rétrécissait rapidement. Il avait dû tenter d’actionner son réacteur dorsal. Les dommages infligés par les drones avaient rendu la tentative sans espoir. Le réacteur dorsal explosa, démembrant le reste de l’armure musculaire. Section tech-merc communication interne. Tech-merc 7 : Cri inintelligible. Frank : — Leol ! Les drones, les putains de drones. Ils sont devenus fous ! Leol Reiger : — Que se passe-t-il ? Frank : Cris. Hurlements. — Aide-nous, putain ! C’est les drones. Ils sont en train de nous tuer. Aveugle. Ils m’ont aveuglé. Je ne… Oh, Seigneur, mes mains… Hurlements. Tech-merc 5 : — Putain de merde ! Écoutez-les, c’est comme s’ils étaient mangés vivants. Leol Reiger. — Vos gueules ! Pour tout le monde : les drones sont dangereux, tirez à vue. Même chose pour tout matériel mobile. Ian, Keith, Denny, foncez vers cette chambre de réacteur. Quelqu’un veut nous empêcher d’y entrer. Aidez Frank si vous pouvez. Tech-merc 8 : — Seigneur, Leol… ! Leol Reiger : — Faites-le ! D’accord ? Tirez sur tout ce qui bouge, mais faites-le. Maintenant, bougez ! CHAPITRE 20 Charlotte Fielder était vraiment très belle et c’est elle que Greg vit en premier en entrant dans la chambre du réacteur après Suzi, tout en bronzage doré et coton blanc moulant. Rien ne s’enregistra dans son esprit avec la même intensité, comme si l’arrière-plan était soudainement devenu monochrome. Fabian Whitehurst et elle étaient serrés l’un contre l’autre. Greg se dit qu’une armure musculaire ne suffirait pas pour les séparer. Ils regardaient tous deux Suzi avec appréhension. — Ne vous pissez pas dessus, dit cette dernière en baissant son Browning. Je fais partie des gentils. N’est-ce pas, Julia ? — Exact, répondit Julia dont la voix augmentée sortait des enceintes. Greg et Suzi ne feront de mal à aucun de vous deux, Charlotte, ils travaillent pour moi. Greg baissa les yeux sur le corps de Nia Korovilla. Elle avait l’air si tranquille dans son uniforme impeccable de femme de chambre. Il était difficile d’imaginer qu’elle ait pu être dangereuse. Peut-être Suzi avait-elle eu raison après tout. Cela l’agaçait qu’elle le connaisse mieux que lui-même. En tout cas, elle n’avait pas hésité à tirer. La présence de Nia Korovilla avait déclenché toute une cascade d’appréhension. Julia avait fait passer son profil sur le cybofax de Greg. Korovilla servait sur le Colonel Maitland depuis huit ans. C’était donc un agent dormant, une observatrice qui espionnait Jason Whitehurst. Ce qui n’avait aucun sens : si elle avait fait passer des informations à quelqu’un sur les accords commerciaux de Whitehurst pendant huit ans, l’homme l’aurait su. Si ce n’était pas le cas, que faisait-elle à bord ? — Leol Reiger a envoyé deux tech-mercs supplémentaires, annonça Julia. (Son visage était répliqué sur les six écrans ornant l’un des murs du repaire de Fabian.) Je ne pourrai pas les ralentir, pas maintenant qu’ils ont été prévenus pour les drones sous mon commandement. Greg examina rapidement la pièce. Elle lui rappelait la maison, le genre de mélange grotesque de matériel électronique et d’animaux domestiques que les gamins rassemblaient à mesure que les différents centres d’intérêt passaient de la dévotion intense à l’abandon, une semaine ou un mois plus tard. C’était la phase archéologique du développement d’un jeune garçon. Et son intuition qui lui avait fait croire qu’il y avait quelque chose d’étrange chez Fabian Whitehurst ! Il analysa la tanière d’un point de vue tactique. Il n’y avait qu’une porte, et les murs derrière les panneaux étaient en alolithum solide. Les faisceaux des tech-mercs pouvaient facilement les traverser. Suzi marchait de long en large près des consoles sous les écrans plats. — On ne peut pas rester ici, lâcha Greg. Tu nous as trouvé une bonne planque, Julia ? — Pas exactement, mais je crois que je peux vous tenir loin des tech-mercs jusqu’à l’arrivée de mon équipe. Il y a pas mal de volume dans ce dirigeable. Greg jeta un regard à Suzi qui haussa les épaules. — Très bien, dit-elle, tout cela est tellement fluide… — Charlotte, dit Greg. On va vous sortir d’ici. Charlotte et Fabian parvinrent à se serrer encore plus fort l’un contre l’autre. — Non, répondit Charlotte. Elle transpirait abondamment. Greg remarqua la décoloration de sa main. Deux de ses doigts gonflaient, bouffis de sang. — Charlotte, s’il vous plaît, les tech-mercs feraient passer Nia pour une gentille fille. Elle caressa les cheveux de Fabian de sa main valide. Les yeux du garçon étaient gonflés et fermés, du sang séchait sur ses lèvres et son menton. — Que se passe-t-il ? demanda-t-elle. S’il vous plaît, je ne comprends rien à cette histoire. — Julia ? appela Greg. Le visage de Julia disparut du plus grand des écrans, remplacé par une vue de la zone d’atterrissage du Colonel Maitland sur laquelle l’épave du Pegasus fumait toujours. — Voici l’avion dans lequel nous sommes arrivés, expliqua Greg. Il y avait quatre personnes à bord quand il a été touché par les tech-mercs. C’est le sort qui vous attend si vous restez ici. Maintenant, s’il vous plaît, venez avec nous. — Je ne quitterai pas Fabian. Pas avec les tech-mercs qui arrivent. Fabian leva les yeux sur elle avec une adoration totale. Greg se rendit compte qu’on ne pouvait pas les séparer. Il l’avait pourtant promis à Jason Whitehurst. Merveilleux ! — Nous ne vous demandons pas de le laisser, dit doucement Julia. Un instant. Il y eut un saut statique sur l’écran. La voix de Jason Whitehurst sortit des haut-parleurs. — Fabian ? — Oui, Père ? Le cybofax de Greg bipa. Il baissa les yeux sur l’écran. — Tu restes avec Charlotte et M. Mandel, poursuivait Jason. Tu seras en sécurité avec eux. Ces putains de tech-mercs sont partout dans le Colonel Maitland. De vraies brutes à la gâchette facile. Je te rejoindrai plus tard, je dois vérifier que l’équipage va bien, noblesse oblige{4} et tout ça. Tu comprends, n’est-ce pas ? — Oui, Père. Greg montra le cybofax à Suzi. Son visage resta imperturbable en lisant le message sur l’écran. — Merveilleux, mon garçon, ce sera une aventure pour toi. Charlotte, ma chère, que puis-je vous dire ? Je suis profondément désolé de tout cela. Julia vous expliquera. Prenez soin de Fabian en attendant, vous voulez bien ? — Oui, monsieur. — Merci. Greg trouva une boîte de premiers secours et une seringue d’anesthésique local. Charlotte ne résista pas quand il lui prit la main. Il pressa l’aiguille contre son poignet. Elle laissa échapper un petit soupir quand l’anesthésie commença à agir. — Faites attention à ne pas cogner cette main, la prévint-il. Elle hocha faiblement la tête. Suzi essuyait le menton de Fabian avec une lingette désinfectante. — OK, dit Greg. Allons-y. Julia, par où ? — Tournez à droite en sortant, vers la coque, puis montez vers la proue. J’ai chargé un itinéraire dans ton cybofax. Il jeta un coup d’œil à la machine, mémorisant l’itinéraire en rouge sur le plan du Colonel Maitland. Il faisait frais à l’extérieur de la chambre du réacteur. Les échangeurs de chaleur de la salle des machines faisaient circuler l’air dans l’espace entre la coque et les réservoirs à gaz, empêchant l’hélium de surchauffer. Pour Greg, ça sentait vaguement le chlore et cela lui laissait un goût désagréable au fond de la gorge. Il les guida sur la passerelle dans la direction opposée à celle par laquelle Suzi et lui étaient arrivés. Charlotte et Fabian le suivaient, en se tenant la main. Suzi fermait la marche. Le pire de sa gueule de bois de neurohormones était passé, mais il ne pourrait plus utiliser son implant aujourd’hui, pas après deux décharges comme celles-là. — Greg, un peu plus vite, s’il te plaît, l’encouragea Julia par le cybofax. Sa voix était tendue. — Bien. Il allongea le pas. Il y eut un coup de feu derrière eux, qui se répercuta dans toute la salle des machines. C’était le signal d’un véritable barrage de tirs. — Qu’est-ce que c’est ? demanda Charlotte en élevant la voix pour couvrir le bruit. — Un fusil à neutrons. — Mince alors ! s’exclama Fabian. (Il regarda Greg avec son œil valide.) Vous voulez dire une arme à faisceau neutre ? — Sans blague. Ils atteignirent la coque. Des drones étaient alignés à côté de l’échelle de la structure transversale. Greg n’avait pas le temps de poser des questions. Il choisit la passerelle qui menait vers la proue, coincée entre les réservoirs à gaz et l’enveloppe de cellules solaires. Elle s’incurvait plus loin, disparaissant dans un espace gris. Les fusils se turent. — Poursuivez, dit Julia. Les drones se déplacèrent vers les poutrelles de la salle des machines. Fabian les regardait avec curiosité. — Vous avez des hackers qui travaillent pour Event Horizon ? demanda-t-il. — Un ou deux, répondit Julia. — Fabian, ce n’est pas le moment, intervint Charlotte. — Désolé. En observant la passerelle, Greg pensait à la boucle eidolonique dans laquelle il avait laissé Chad. La salle des machines avait disparu derrière eux et la passerelle se déroulait devant eux, paraissant sans fin. Ils trottaient à présent, Charlotte haletait bruyamment. La respiration de Greg n’était pas parfaite non plus. Il y eut une succession rapide de cinq nouveaux coups de feu. Le bruit était à peine audible. — C’était le dernier de mes drones, dit julia. (Le cybofax était de nouveau dans la poche de Greg, cognant sa poitrine.) Les trois tech-mercs couvrent toutes les options. L’un d’entre eux a descendu l’échelle de la structure transversale, un autre la grimpe. — Et le troisième nous suit, acheva Suzi. — Tout à fait, répondit Julia. — On accélère ? suggéra Greg. — Il sera toujours capable de vous rattraper. Vous n’avez que cent quatre-vingts mètres d’avance. — La prochaine échelle de traverse ? — Non, vous y seriez trop visibles. — On ne bouge pas et on se bat. Le Tokarev pourrait bien pénétrer une armure musculaire. — Non, répliqua Julia. Je vous ai préparé un itinéraire pour vous échapper. Continuez encore vingt mètres. Stoppez au prochain réservoir en forme de beignet. Greg le trouva grâce au pli profond et concave dans le plastique où les deux réservoirs se touchaient. Il s’arrêta, haletant. Charlotte fit de même derrière lui, le visage épuisé. — Tu vas bien ? demanda-t-elle à Fabian. Le garçon dégagea ses cheveux de ses yeux. — Oui. Ils ne s’étaient toujours pas lâchés. — Et maintenant ? demanda Greg. Il restait en alerte, épiant le tech-merc et se demandant s’il ne devait pas tenter une nouvelle sécrétion de neurohormones. — Commencez à hyperventiler, dit Julia. — Qu’est-ce que c’est que ces conneries ? Tu nous as fait courir jusqu’ici pour qu’on fasse de l’exercice ? râla Suzi. Tu as pété un câble ? Suzi était la seule à ne pas respirer bruyamment. — Non, écoutez, poursuivit Julia. Greg va ouvrir le réservoir à gaz avec son Tokarev. Vous retenez votre respiration et vous entrez dedans. Juste au-dessus de la passerelle de quille, Greg crèvera le plastique et vous sortirez. Suzi jeta un regard implorant à Greg. — Si on tire tous les deux en même temps, on peut éliminer ce tech-merc. Greg n’en était pas si sûr. Question de chance. La suggestion de Julia avait plus de logique. Une logique de machine, il fallait bien l’admettre. Et, bien sûr, elle ne devait pas la produire elle-même. — Le tech-merc pourrait nous suivre dans le beignet, objecta-t-il. — Non, répondit Julia. Sous le poids de l’armure, l’enveloppe se déchirerait comme du papier. Il tomberait carrément du dirigeable. — D’accord, on tente le coup. — Merde ! s’exclama Suzi. Fluide, hein ? Greg regarda Charlotte et Fabian. — Vous avez compris, tous les deux ? Ils hochèrent la tête, effrayés. — Quoi que vous fassiez, ne respirez pas pendant que vous êtes dans le beignet, reprit Julia. L’hélium n’est pas toxique, mais il n’y a pas d’oxygène. Vous vous asphyxieriez. Greg reprit son souffle et sortit le Tokarev. — Tout le monde est prêt ? — Vas-y, dit Suzi. Il visa un point à hauteur de sa tête. — Maintenant, inspirez profondément et suivez-moi. Il espérait que les deux gamins feraient ce qu’il leur disait, Suzi ne pourrait pas les y contraindre. Ou peut-être que si. Le faisceau rouge vif perça le plastique. En tirant dessus, Greg dégagea une ouverture de deux mètres de haut. Le Tokarev dans la main droite, il s’assit sur le grillage de la passerelle et glissa ses pieds dans l’ouverture. À l’intérieur du beignet, la noirceur était impénétrable et semblait se vider sur la passerelle. Il fit passer sa tête sous le garde-corps et poussa. Le Messerschmitt explosa sans avertissement. Julia dut repasser les images de la caméra extérieure pour comprendre la séquence des événements. Deux avions de combat Typhoon arrivaient du nord comme des flèches, deux aiguilles argentées avec les ailes rétractées, utilisant le dirigeable comme écran radar. Le Messerschmitt n’aurait pas eu d’option même s’il les avait détectés, pas avec des avions volant à Mach 11. L’un passa au-dessus du Colonel Maitland, l’autre en dessous. Trois missiles cinétiques frappèrent le Messerschmitt à Mach 17. Puis les chasseurs disparurent. Une boule de feu enveloppa le Messerschmitt, s’évasant vers l’extérieur. Il fut en plus frappé par le souffle des chasseurs supersoniques comme des mains invisibles le compressant sous forme lenticulaire. Des fragments de débris en flammes s’échappèrent de l’épave, tournoyant dans les airs, plongeant vers l’océan. Le Colonel Maitland fut violemment secoué par le passage des Typhoon. Julia étudia le choc qu’ils avaient infligé à la structure déjà fragilisée du dirigeable. Les senseurs rapportèrent un affaiblissement dangereux de la section centrale. Elle déclencha l’alarme d’évacuation avant que l’équipe de pont n’ait le temps d’évaluer la situation, et les hurlements de sirènes se répercutèrent dans tout le dirigeable. Les écoutilles des capsules de survie s’ouvrirent. Le halo de flammes ionisées du Messerschmitt se contracta autour du fuselage brisé. L’avion tangua paresseusement, puis, lentement, bascula vers l’océan. Caméra extérieure, fuselage tribord. Deux hypersoniques furtifs de transport d’Event Horizon décéléraient rapidement, de grands XCV-77 Titan en forme de triangle. Ils étaient presque debout sur leur aileron arrière, leur ventre devenait rouge cerise, les vortex de souffle créaient des traînées de spirales de vapeur qui s’échappaient de leurs ailes comme s’ils tractaient des torrents. Grâce à la disparition du brouilleur, Julia put ouvrir un canal de communication avec le Titan de tête. La Julia réelle était branchée sur les senseurs des transporteurs, impatiente d’obtenir des informations. Elle compila un résumé des événements depuis l’attaque du Messerschmitt et l’envoya directement à l’avion. — Envoie Greg et les autres dans la nacelle, ordonna la Julia de chair, Je dirai à. l’équipe d’intervention d’aller les chercher. — OK Section tech-merc communication interne. Tech-Merc 8, une femme : — Oh, Seigneur. On est foutus. Des avions d’Event Horizon. Et des gros. Leol Reiger : — Ian, Keith, Danny, retournez à la nacelle. Et vite. Tech-merc 5 : — On arrive, Leol. Julia : — C’est ta dernière chance, Leol. Déposez vos armes, désactivez vos armures. C’est terminé. Leol Reiger : — Va te faire foutre ! Tout le monde, il faut éliminer Charlotte Fielder. Si vous la voyez, tuez-la. Qu’est-ce que tu penses de ça, salope de riche ? Dis à tes gens de s’écarter et je la laisserai vivre. Julia : — Hors de question. Caméras extérieures, vérification générale. Les deux Titan faisaient des cercles autour du Colonel Maitland, comme des loups en chasse, dégorgeant l’équipe d’intervention par la rampe de chargement ouverte. Les silhouettes en armure formaient un collier autour du dirigeable, leurs sens électroniques à la recherche d’activités tech-mercs. Quand la manœuvre de déploiement fut achevée, ils se rapprochèrent de la nacelle. Les capsules de survie chutaient de la nacelle, de petites sphères blanches dont les feux d’urgence clignotaient. Deux cents mètres sous le dirigeable, leurs parachutes rayés s’ouvrirent, les portant lentement vers l’océan. Tiré de la nacelle, un faisceau de Lockheed frappa l’une des armures en approche. L’homme de la sécurité disparut dans un panache de flammes bleu-blanc. Un autre éclair partit du dirigeable. L’équipe d’intervention mitrailla d’éclairs plasma la fenêtre de la nacelle depuis laquelle on lui tirait dessus. Caméra intérieure, cabine pont inférieur, nacelle. Leol Reiger fuyait la cabine, forçant la porte pour rejoindre le couloir central. Des éclairs de plasma frappèrent derrière lui, mettant le feu aux meubles et à l’équipement. En une seconde, ce fut un véritable enfer. Le haut-parleur intégré à l’armure laissa échapper un rire dément pendant que Reiger courait vers la poupe. Suzi avait envie de hurler. Elle était en chute libre, tournoyant pour l’éternité. La surface du beignet avait disparu dès qu’elle avait sauté à l’intérieur et le rai de lumière filtrant du trou s’était éteint. Elle n’avait aucun point de référence pour s’orienter. Le temps semblait en expansion, comme si elle était immergée en privation sensorielle. Leol Reiger mourrait de rire s’il pouvait la voir paniquer ainsi. Rester et combattre aurait été plus sensé. Ils auraient pu faire exploser la passerelle sous les pieds du tech-merc. Pas besoin de pénétrer l’armure musculaire, il suffisait de le faire tomber du dirigeable. Trop tard à présent. Et qu’est-ce qu’une putain de persona pouvait bien connaître à la tactique ? Un coup de tonnerre pénétra l’univers clos du beignet réservoir. Le son se répercuta autour d’elle, comme un rugissement torturé. Une explosion. Puis il y eut de multiples déflagrations et le bruit discordant du fuselage qui pliait. Indubitablement des craquements de structure brisée. Seigneur ! Quelque chose frôla son dos. Elle voulut se tourner, cogna la paroi de plastique et commença à glisser, perdant totalement le contrôle. Son genou blessé se tordit douloureusement quand elle se contorsionna, elle faillit crier. Il lui fallut toute son énergie pour garder la bouche fermée. Il y avait une lueur électrique vermillon juste devant elle. La scène en rouge et noir qu’elle éclairait était étrange. Une énorme caverne cylindrique avec un motif hexagonal de toile d’araignée, noire, palpitant doucement. Jonas avait dû voir quelque chose comme ça dans la baleine. Elle avait toujours aimé cette histoire. À l’époque des Trinities, leur pasteur, Goldfinch, parvenait à la rendre réelle quand il faisait son sermon. Fabian Whitehurst se trouvait dix mètres devant elle, glissant vers le fond du réservoir et rebondissant. Elle écarta les bras pour se ralentir. La lumière s’éteignit. Elle entendait toujours les protestations du fuselage. L’angle du réservoir commença à diminuer, réduisant sa vitesse. Il y avait une tranche de lumière vive dans le sol quinze mètres plus bas. À quatre pattes, Fabian s’en approchait à tâtons. Il disparut soudain, comme s’il avait été aspiré. Suzi s’arrêta trois mètres avant l’ouverture et se mit à ramper. Son cœur battait la chamade, elle avait besoin de respirer. Son genou, frottant sur le plastique, n’était plus que spasmes de douleur. Elle atteignit la déchirure et attrapa le bord fondu à deux mains pour se tracter. Un demi-saut périlleux et elle fut sur la passerelle. Fabian était à genoux, toussant péniblement. Charlotte Fielder était derrière lui, les bras autour de ses épaules, elle avait l’air inquiète. Suzi laissa l’air merveilleusement sain entrer dans ses poumons. Trois mètres plus loin, trois drones travaillaient sur les panneaux de composites qui formaient le plafond de la nacelle. Greg se tenait au-dessus d’eux et les observait avec intérêt. — Ils nous ouvrent un chemin vers les cabines, expliqua-t-il quand Suzi le rejoignit. — Mon équipe est arrivée, annonça Julia par le cybofax qui dépassait de la poche de Greg. Ils seront à l’intérieur d’une minute à l’autre. Le fuselage émit un autre gémissement. Suzi pensa voir une vaguelette secouer la passerelle. Les drones soulevèrent une poutrelle qu’ils avaient dessoudée et braquèrent leurs lasers sur le composite. — Il reste deux tech-mercs dans la nacelle, tous les deux sur le pont inférieur, ils fouillent les cabines, et trois autres dans le fuselage, leur apprit Julia. À présent, ils tirent à vue. — Où est Leol ? demanda Suzi. — Dans la nacelle. — Oublie ça, ordonna fermement Greg. Elle voulait lui dire où se la mettre. Toutefois, son genou palpitait dangereusement et, par ses craquements et ondulations, le fuselage lui fichait une frousse de tous les diables, même si elle ne l’aurait admis devant personne. En outre, Leol Reiger était armé et en armure. Et elle avait couru dans ces ténèbres effrayantes et cet air froid et humide pendant ce qui lui semblait des heures. — Ouais, soupira-t-elle. Mais c’était une concession qui lui coûtait cher. Le cercle de composite que les drones avaient taillé tomba bruyamment. Une lumière étonnamment vive s’en échappa, provenant de la cabine en dessous. Suzi entendit un tir, suivi du zip d’une carabine à pulsations plasma. Beaucoup de pulsations plasma, en fait. — Passe la première, lui dit Greg. Fabian, tu es le suivant. Elle se glissa dans le trou et se laissa tomber sur le sol. Sa jambe faillit lâcher et, cette fois, elle ne put s’empêcher de crier tant la douleur fut violente. C’était une suite, des draps antipoussière sur tous les meubles. Les tennis et le jean de Fabian apparurent au-dessus d’elle. Elle vit des silhouettes en armure passer devant la fenêtre à toute vitesse. Un peu plus loin, elle aperçut un transporteur Titan. Fabian se laissa tomber dans la cabine, atterrissant maladroitement. Suzi boita pour le rejoindre et l’aider à se relever. Quelqu’un dans la nacelle tirait continuellement avec un fusil à neutrons. Le vacarme était de plus en plus fort. Les longues jambes fuselées de Charlotte apparurent. Elle atterrit comme une pro, roulant en frappant le sol. Suzi se demanda où elle avait appris ça. Sa tenue blanche était couverte de poussière. Fabian attrapa sa main dès qu’elle se releva, elle lui sourit avec gratitude. Deux membres de l’équipe d’intervention d’Event Horizon regardèrent par la fenêtre, le souffle de leurs réacteurs dorsaux était régulier. L’un d’entre eux pressa une lame vibrante contre le verre. Elle traversa facilement et la silhouette en armure joua du joystick, se dirigeant vers la poupe et faisant glisser la lame derrière lui. Greg atterrit dans la cabine avec fracas, s’étalant sans grâce sur le flanc. — Ah, l’entraînement des paras est toujours utile, rit Suzi. La tension dans ses muscles se calmait. Son genou n’était plus qu’un nœud de douleur. Greg se redressa, secouant la tête comme un chien sortant de l’eau. — Putain de merde ! — Ouais, acquiesça-t-elle. Elle était surprise de la joie quelle ressentait. Il était passé. OK. Chaque octet du manuel de combat lui avait été jeté à la figure et il tenait toujours. Elle n’avait jamais douté qu’il en serait autrement. Pas avec Greg. Un grand rectangle de verre tomba à l’intérieur, laissant pénétrer la fureur des réacteurs dorsaux. L’équipe d’intervention entra en volant dans la cabine. Suzi se mit à rire, exaltée, tandis que les draps s’envolaient, que ses cheveux se soulevaient, que son pantalon de survêtement claquait autour de ses jambes. C’était toujours pareil, le soulagement d’être encore vivante à la fin de la journée était plus puissant que n’importe quel syntho. Et créait une dépendance dangereusement forte… Fabian et Charlotte furent exfiltrés les premiers. Suzi sentit un bras d’armure se refermer autour d’elle et l’homme de la sécurité la souleva avec une précision qu’elle ne pouvait qu’envier. Puis il n’y eut plus que les bleus de la mer et du ciel, et le vertige de l’altitude. Leol Reiger était vraiment bon. Julia ne s’était pas attendue à ça. Les éclairs de son fusil explosaient les caméras et les canaux de fibres optiques. Ses accès au pont inférieur étaient détruits de manière systématique. Le feu se propageait depuis la cabine sur laquelle son équipe d’intervention avait tiré. Les extincteurs dans les plafonds s’enclenchèrent, envoyant d’épaisses colonnes de vapeur blanche dans le couloir central, dégradant encore davantage les images transmises par les caméras. Elle communiqua les coordonnées exactes de Leol Reiger à l’équipe d’intervention. Caméra intérieure, couloir central, pont inférieur, nacelle. Une fumée noire suintait du plafond, enveloppant les biolums. Les flammes donnaient aux halogènes une couleur d’ambre. Une des équipes d’intervention sortait du bureau de Jason Whitehurst pour entrer dans le cyclone de flammes, prête à faire feu. Leol Reiger se retourna à une vitesse telle qu’elle n’en crut pas ses yeux. Il visa incroyablement bien, directement dans la poitrine de l’homme de main d’Event Horizon. Si elle avait eu un estomac, elle aurait vomi. Leol Reiger s’immobilisa au milieu du brouillard halogène, les jambes légèrement écartées, et pointa son fusil vers le plafond. Il fit un grand trou dans le composite et continua à tirer. Le joystick de son armure était déployé, se mettant en place sous son bras gauche. Le compresseur du réacteur dorsal s’enclencha. Il se lança comme une bonne vieille roquette, droit vers le haut. Caméra intérieure, couloir central, pont supérieur, nacelle. Leol Reiger traversa le sol et disparut par un trou dans le plafond. Caméra intérieure, quille du fuselage. Les éclairs des fusils avaient désintégré une section de trois mètres de la passerelle, laissant des plaques fumantes tomber sur le plafond de la nacelle. Il y avait un grand trou dans le réservoir à gaz sphérique. Leol Reiger se dirigea droit dedans. Ce fut tout ce que Julia put voir, les seuls senseurs dont elle disposait à l’intérieur du réservoir étant ceux qui détectaient la température, la contamination et le niveau de pression. Les systèmes de contrôle de vol du Colonel Maitland l’informèrent d’une grosse perte d’hélium dans le réservoir où Leol Reiger avait trouvé refuge. Les caméras extérieures montraient des éclairs tirés depuis le fuselage supérieur, laissant de grandes ouvertures dans l’enveloppe de cellules solaires. Section tech-merc communication interne. Leol Reiger : — Sabordez-le. Déchirez-moi tout ça. Tech-merc 5 : — Tu es fou, Leol. Leol Reiger : Rire. — Pas du tout. Ils ont tout bousillé. Les signaux de détresse de bord hurlent tellement fort que tous les services d’urgence de la planète peuvent les entendre. Il n’y a plus de brouilleur. Les secours seront là d’une minute à l’autre. Tech-merc 8, femme : — Merde, il a raison. Leol Reiger. — Bien sûr que j’ai raison, putain ! Utilisez vos Lockheed, tirez dans les réservoirs, entrez dedans et videz-les. On descendra jusqu’à la mer. Tech-merc 2 : — Je suis avec toi, Leol. Julia vit les tech-mercs entrer dans les réservoirs. D’autres éclairs traversèrent les panneaux solaires, laissant derrière eux une électricité statique qui grésillait le long de la structure géodésique, s’abattait sur les systèmes électriques et faisait fondre les processeurs. Julia commençait à perdre ses circuits périphériques. — Vas-tu envoyer l’équipe d’intervention dans le fuselage pour les rattraper ? demanda-t-elle à son alter ego vivant. — Non. Reiger a raison à propos des garde-côtes, les blocs RN disent que trois hypersoniques de secours sont en route depuis le Nigeria. Reiger est un véritable problème qu’il faudra régler à un moment ou à un autre, mais notre priorité est Charlotte Fielder. Je dirai à Victor Tyo de s’en occuper plus tard. Charlotte savait quelle rêvait. Sa vie n’était pas comme ça, pleine de douleur, d’horreur, de ténèbres et de peur. De mort. Cette petite dure à cuire avait tué la femme de chambre. Elle n’avait rien dit, n’avait pas demandé ce qui se passait, elle était juste entrée dans l’antre et elle l’avait abattue. S’agissait-il vraiment d’un rêve ? C’était tellement réel. Elle reposait, engourdie, dans l’étreinte métallique et puissante de l’homme-machine au milieu du ciel bleu. Le froid mordait sa peau nue. Des éclairs et des coups de tonnerre roulaient derrière elle. Elle était de nouveau dans les rues désertes de Londres, elle avait froid sous la pluie, elle avait peur des éclairs qui dansaient sur les toits. Petite, affamée, perdue. Peut-être que toute son existence était un rêve ? Le raffinement, le vin, les rires et les couleurs si vives. Rien que des fragments tournoyant dans son esprit. Elle voulait retrouver cette vie. Le grand avion sifflait comme un serpent lorsqu’on la glissa dedans. Elle s’immobilisa dans un gros tube de métallocéramique bordé de sièges en nylon. Deux barres de biolums couraient sur le plafond nu. Des câbles épais et des tubes renforcés serpentaient sur le sol, fichés dans la paroi à côté de chaque siège par de grosses prises. Du personnel en salopette blanche se tenait près de la rampe d’accès, agitant les bras comme des policiers s’occupant du trafic routier. Les bras de métal la lâchèrent, elle fut accueillie par une paire de mains qui l’attendaient. Ces mains étaient douces, de chair et de sang. Des voix impatientes s’élevaient tout autour d’elle, posant des questions rapides. Elle ne pouvait que fixer les gens des yeux, sans rien voir. On enveloppa ses épaules d’un châle argenté et on la déposa sur un siège. Des boîtes en plastique furent pressées contre ses bras, son cou, son ventre, de minuscules lumières colorées clignotaient. Un petit tube perça son cou comme une piqûre d’abeille, du froid qui s’évapora. Le monde perdit toute cohésion, devenant un point lointain de lumière glaciale. Elle se laissa porter un moment, permettant à ses pensées de se rassembler lentement. Puis le point de lumière s’élargit, ramenant les bruits et les sensations, essentiellement celle d’une peau glaciale. Elle avait la tête qui tournait, à cause du calmant. Les réacteurs dorsaux gémissaient bruyamment quand les membres de l’équipe d’intervention se posaient, deux par deux, sur la rampe de chargement. Des grondements liquides arrivaient du Colonel Maitland, à un kilomètre de distance. — Ça va maintenant ? cria une jeune femme très sérieuse dans sa salopette blanche. Son visage était proche du sien. Il y avait une croix rouge sur chacun de ses bras. Charlotte hocha la tête. — J’ai froid. La jeune femme sourit. — Je vais vous apporter une polaire. Et nous allons fermer et pressuriser dans une minute. Vous sentirez bientôt la différence. — Merci. L’homme appelé Greg était assis en face d’elle, se livrant à des exercices respiratoires de yoga. Il lui sourit d’un air triste. Longtemps avant que le son ne leur parvienne, elle vit le Colonel Maitland s’écrouler sur lui-même : la proue et la poupe s’élevaient, le centre s’ouvrait en deux. De longues flammes jaillissaient des fenêtres de la nacelle. — Père ! hurla Fabian d’une voix cassée. Il était assis à côté d’elle, elle ne l’avait même pas remarqué. Le Colonel Maitland commença à disparaître. Il ne tombait pas, il descendait lentement vers l’eau si loin en dessous. Ceux qui se tenaient sur la rampe le regardaient couler. Parmi eux, la petite dure à cuire levait le poing, souriante. — Père ! Elle prit Fabian dans ses bras tandis que deux membres de l’équipe médicale s’approchaient. L’un d’eux tenait une seringue. — Éloignez-vous de lui ! hurla-t-elle. Sanglotant, le garçon enfonça sa tête entre ses seins. — Laissez-le tranquille, répéta-t-elle en le berçant doucement, les larmes remplissant ses yeux. La rampe se referma. CHAPITRE 21 Le bureau SETI revivait. Le personnel originel de douze personnes avait été complété par vingt membres du département astronomie de l’institut astronautique. Les deux équipes travaillaient ensemble pour réaligner les télescopes optiques et les radiotélescopes d’Event Horizon sur Jupiter. Les gens de SETI étaient excités à l’idée de travailler sur du concret, alors que les astronomes étaient frustrés de devoir interrompre leurs observations. Les humeurs se heurtaient. Que Victor ait appelé les programmeurs de sécurité d’Eddie Coghlan à la rescousse, pour éviter la moindre fuite entre les observatoires et le bureau SETI, n’aidait pas. Victor se tenait dans l’encadrement de la porte du bureau de Rick Parnell, à côté de son garde du corps, et regardait l’équipe en bras de chemise se mettre au travail. Avec la tension, le bruissement d’activités commençait à ressembler à la salle d’échanges de la Bourse. C’était toujours la même chose, l’un des opérateurs de terminaux se redressait et agitait la main dans un langage des signes inconnu, puis des techniciens et des cadres s’amassaient en nœud autour de lui et se disputaient. Des équipes de tigres, pleines d’autorité et de connaissance pratique… en théorie. Des requêtes de données étaient envoyées dans les terminaux, des dossiers épais étaient ouverts et consultés, on usait des cybofax pour les calculs simples. Quand une décision était enfin prise, le nœud se défaisait et un autre se formait autour d’un autre terminal. Victor avait malheureusement une grande habitude de ce genre de scènes ; la gestion de crise, et plus souvent encore l’analyse et la limitation des dommages. Ce serait un long après-midi au bureau SETI, et une nuit encore plus longue. Que quelque chose d’aussi outrancier qu’une recherche sur Jupiter s’organise aussi rapidement démontrait les mérites de la gestion de Julia. Elle connectait les divisions appropriées dans la structure de commande de l’entreprise et obtenait des résultats. Il n’était même pas surpris de la manière dont Rick s’était débrouillé avec ce fardeau inattendu. Il fallait reconnaître la valeur de cet homme, qui ne s’était pas mis à parader comme un Napoléon miniature. Rick était assis à son bureau, sa veste sur le dossier de sa chaise, le col de plus en plus fripé à mesure qu’il s’appuyait dessus. Ses deux cubes de terminal étaient allumés, couverts de graphiques tournoyants. De temps en temps, il hochait la tête d’un air encourageant. — Que deviennent les données du radiotélescope quand vous les avez reçues ? demanda Victor. Rick leva les yeux. — Elles sont envoyées directement dans l’un des ordinateurs les plus sophistiqués de l’institut. Nous avons sponsorisé des groupes universitaires pour qu’ils écrivent des logiciels d’analyse de signaux, en préparation de Stéropès. Nous n’avons qu’à les sortir de nos mémoires centrales, les charger dans l’ordinateur et faire tourner les données concernant les signaux. Bien sûr, vérifier ainsi leur intégrité prend du temps, mais mon équipe s’en occupe en priorité. Nous devrions être prêts dans deux heures. — Et les données optiques ? — Technique standard de comparaison d’images. On étudie deux images de la même portion du ciel à une semaine d’intervalle et on examine ce qui a changé, si quelque chose de nouveau est apparu. On a de la chance : Aldrin a fait sa dernière étude de Jupiter il y a cinq ans et le fichier est dans la bibliothèque de l’institut. Le contrôle de la mission Galileo va refaire cette étude pour moi, ils commencent dans trois heures et demie. Alors si votre extraterrestre est arrivé pendant ces cinq dernières années, on devrait pouvoir le trouver… si le vaisseau fait plus de cent mètres de diamètre. — La comparaison va prendre combien de temps ? — Vu la puissance de calcul dont on dispose ces derniers temps, c’est quasiment instantané. (Il leva une main, la paume vers le haut.) Mais l’étude elle-même devrait prendre deux jours. Victor s’était attendu à ce que cela prenne au moins une semaine. L’astronomie lui avait toujours semblé être une science froide ; des machines impressionnantes et incompréhensibles se concentrant sur des morceaux inconnus du ciel, fournissant des informations pour des articles abstrus sur la cosmologie. Les polémiques sur l’origine de l’univers lui passaient invariablement au-dessus de la tête, mais Julia pensait que c’était suffisamment important pour qu’elle finance des recherches à l’échelle de cinquante millions de nouvelles livres sterling par an. — Ils n’étaient pas très contents, laissa tomber Rick. Victor se redressa. — Qui ? — L’équipe de contrôle de Galileo. J’ai foutu le bordel dans leur programme d’observation. Certaines choses avaient été demandées il y a cinq ans dans ce programme. — C’est dur. Nous travaillons tous pour la même dame, les départements de science pure ne sont pas différents des autres. C’est son télescope et il regarde ce qu’elle veut. Rick se frappa dans les mains en souriant. — Que Dieu nous protège de ces hordes barbares. Victor s’assit devant le bureau, contemplant le grand hologramme de Stéropès. — Les données des radiotélescopes vous arrivent normalement ? Mon équipe n’a pas vraiment l’habitude de réquisitionner des signaux astronomiques. — Oui, tout fonctionne. Il mit les cubes en attente et se pencha pour ouvrir un tiroir. — Vous voulez une bière ? — Non merci. Rick sorti une cannette de Ruddles Bitter. — Cette Julia Evans, c’est vraiment quelque chose. — Oui. — Je veux dire, pas seulement intelligente, séduisante aussi. Il ouvrit la cannette. — Oui. Rick but une gorgée, il avait l’air de réfléchir. — Pensez-vous que Royan soit toujours en vie ? — Il l’était encore il y a une semaine. — Ouais. (Il prit une nouvelle gorgée.) Je voudrais vous demander quelque chose. Je voulais le demander à Julia Evans mais, bon… je ne savais pas très bien par où la prendre. Le fait est, j’imagine, qu’elle rassemble une équipe pour prendre contact avec cet extraterrestre quand nous l’aurons trouvé. — Je n’en sais rien, mais dit comme ça, quelqu’un devra bien le rencontrer. — Je veux en faire partie, dit rapidement Rick. (Il se pencha sur son bureau, les jointures blanchies autour de la cannette.) Putain, je suis loyal, je suis prêt à ne rien dire, même après si besoin est. Mais je veux y être. — Je l’en informerai. Je pense qu’elle vous inclura dans la mission de toute façon. Qui d’autre a passé sa vie à penser aux extraterrestres ? Victor se demanda s’il n’avait pas été trop sarcastique, il ne le souhaitait pas. Rick étudia attentivement son visage puis se renfonça dans son fauteuil. — Merci. >Demande d’accès. Julia Evans, annonça le nodule de Victor. >Activer canal. — Bonjour Victor, comment ça se passe ? demanda Julia. — Étonnamment bien. Le département d’astronomie ne vous invitera pas à sa fête de Noël, leur programme a été chamboulé, mais les données radio commencent à arriver. Rick et son équipe se préparent à les fourrer dans une sorte de logiciel d’analyse spécialisé. La vérification optique prendra plus de temps, deux jours, d’après Rick. — Bien, très bien. D’abord les bonnes nouvelles. La sonde Kiley de Royan est revenue et elle a rapporté les microbes. — Comment l’as-tu découvert ? — Ton idée. Une persona attendait dans la mémoire centrale de la zone F37. — De Royan ? — Oui. — Que disait-il ? — Qu’il allait modifier les microbes pour les transformer en quelque chose d’utile. Une forme avancée de bioprocesseur. Et qu’il n’était pas tout à fait confiant dans les résultats, raison pour laquelle il avait laissé la persona, pour qu’on puisse comprendre le problème si quelque chose ne se passait pas comme prévu. — Il y a d’autres personas ? — Oui, mais il n’a pas dit où. As-tu retrouvé l’équipage de la navette ? — Non, je me suis occupé d’organiser la sécurité pour le bureau SETI, mais je m’y mets. Royan a-t-il dit s’il y avait un vaisseau spatial en orbite autour de Jupiter ? — Non, mais les senseurs de Kiley n’auraient probablement rien vu, ils étaient branchés en micro. Mes blocs RN vérifient les mémoires du traqueur d’étoiles. Je n’ai pas beaucoup d’espoir. — Ça n’a pas encore beaucoup de sens. À quel moment Royan a-t-il pris contact avec le vaisseau extraterrestre ? — Je l’ignore, mais on devrait le découvrir assez vite. J’ai localisé Jason Whitehurst et il a accepté de recevoir Greg et Suzi. Écoute ça, ils peuvent faire une offre pour Charlotte Fielder. — Une offre ? — Oui. Jason est prêt à la vendre au plus offrant. Heureusement, la vente aux enchères n’a pas commencé. — Seigneur ! Autre chose ? — Leol Reiger est payé par Clifford Jepson. Et je pense qu’il y a un lien entre l’extraterrestre et la structuration atomique. Que ces deux choses apparaissent en même temps, quasiment le même jour, est une trop grosse coïncidence. — Je peux croire ça. Alors, on fait la course ? — Ça commence à y ressembler. — D’accord, Julia, je vais te trouver l’équipage de la navette, et tes blocs RN pourront accéder à toutes les mémoires centrales auxquelles ils se sont connectés. — Bien. Fais-moi savoir quand tu les auras trouvés. — Immédiatement, tu peux compter là-dessus. — Toujours, Victor. >Fermeture canal Julia Evans. Rick écrasait sa cannette de Ruddles, la tête penchée de côté en regardant Victor. Ce dernier se leva et alla à la fenêtre pour regarder le hall d’assemblage du bâtiment 1. — Laquelle est la zone F37 ? demanda-t-il. La cannette tomba dans la poubelle. — Celle-là, répondit Rick en tendant le doigt. — Bien. Connaissez-vous les membres de l’équipe qui a assemblé Kiley ? — Quelques-uns, oui. — Vous feriez bien de me les présenter alors. William Terrel, le responsable de la zone d’assemblage F37, leur dit que c’était le Pomme de Newton qui avait envoyé Kiley en orbite. Victor accéda aux processeurs de l’institut et y traqua le Pomme de Newton jusqu’au département de préparation des avions spatiaux du bâtiment 2 où il était apprêté pour son prochain vol. Rick et lui empruntèrent un chariot du personnel jusqu’à la grande structure en forme de hangar. La zone de vol 12, où l’on s’occupait du Pomme de Newton, était une grande salle aux murs blancs avec des palans et cinq berceaux à capsule de transport au centre. Le Pomme de Newton était une navette de classe Clarke, un grand triangle d’une envergure de cinquante mètres et une longueur de soixante. Le fuselage était en métallocéramique à friction basse, blanc irisé sous l’éclairage des grands panneaux biolum. Les équipes de maintenance en salopette bleue vérifiaient le train d’atterrissage. Des câbles rouges aussi épais que les bras de Victor étaient branchés à des écoutilles sous l’avion, alimentant les gigaconducteurs. Les portes arrière étaient déjà fermées, les capsules de transport chargées. La cabine était petite, avec de la place pour cinq personnes. Ils trouvèrent le capitaine, Irving Diwan, à la console de pilotage en train de faire les vérifications d’avant vol. Les gens regardaient toujours Victor d’un air méfiant quand ils lui étaient présentés. La noblesse avait droit aux révérences, les stars aux autographes, les amants aux baisers, les hommes de la sécurité à la défiance. Il avait appris à l’accepter, cela faisait partie de la routine. Il n’en alla pas ainsi avec Irving Diwan. Le capitaine avait une peau noire tirant sur le violet, un crâne rasé avec un unique dreadlock en spirale plate sur le sommet. Quand il se leva, il se révéla plus grand que Victor de quinze centimètres, ses yeux étaient au même niveau que ceux de Rick. Il sourit, ravi, quand Victor lui montra sa carte. — Chef de la sécurité ? Pourquoi nous a-t-on remarqués ? Des sympathies pour les séparatistes gallois ? Meg Knowles, la responsable du chargement, lui lança un regard accusateur. Diwan se contenta de hausser les épaules. — Je suis ici pour poser des questions sur la sonde Kiley, répondit Victor. Vous vous en souvenez ? Je voudrais savoir si elle a été récupérée par le Pomme de Newton. — Bien sûr, intervint Meg Knowles. (Elle était assise à la console de vérification de chargement en forme de fer à cheval, derrière le siège du pilote.) Je me souviens de la récupération de Kiley, c’était début avril. J’ai dû l’accrocher avec le bras. Je n’avais jamais vu de matériel spatial dans un tel état. Sa mousse de protection antiparticules avait reçu de sacrés coups, dans les anneaux de Jupiter. — Et le déchargement ? demanda Victor. Vous souvenez-vous dans quelle zone il a été effectué ? — Il n’y en a que cinq qui soient équipées pour les sondes spatiales. Je crois que nous avons utilisé le numéro dix-sept, répondit-elle. — Super. >Ouverture canal Julia Evans, — Et après ça ? Vous savez où Kiley a été emmenée ? Meg Knowles s’interrompit, les yeux dans le vague. — Bloc RN1 en ligne. Désolée, Victor, mon alter ego de chair et de sang s’occupe de Michael Harcourt pour l’instant. Je peux interrompre si c’est important. — Non, non, ne vous dérangez pas. C’est plus pour vous de toute manière. J’ai découvert que Kiley avait été récupérée en avril par une navette de classe Clarke appelée le Pomme de Newton ; ils l’ont déchargée dans la zone dix-sept. — Bon boulot, Victor, je vais me connecter sur la navette et sur le processeur de la zone pour voir s’il n’y aurait pas une autre persona de Royan en attente. — Bien. Et je vais vérifier si quelque chose lui est arrivé depuis le déchargement. >Fermeture canal Julia Evans. — Hé, protesta Irving Diwan. (La console de vérification de chargement s’était allumée toute seule, les données traversaient ses quatre cubes si vite que c’en était invisible.) Qu’est-ce qui se passe ? — Laissez ça, ordonna Victor quand Diwan tendit la main vers le clavier. — Mais le processeur de vol ne répond pas aux ordres de mon nodule. Il y a un problème. — Non. Laissez ça. Le pilote échangea un regard avec Meg Knowles dont l’expression s’était renfrognée. — C’est vous qui avez fait ça ? demanda Rick, plus amusé qu’autre chose. — D’une certaine manière. (Victor se tourna vers Meg Knowles.) Le déchargement ? Ouais, c’est vrai. Je dois rester dans le coin, vous savez. Pas comme ces pilotes glamour. Tant qu’un chargement est à bord, j’en suis responsable. Ce qui signifie que je suis présente pour le chargement et le déchargement. J’étais intéressée par Kiley… les premiers échantillons d’une géante gazeuse ! Alors j’ai été surprise par la manière dont ça a été traité : pas d’équipes de journalistes, pas de planétologues de l’institut. Je pensais qu’il y aurait quelqu’un. Mais il n’y avait que Royan et l’équipe habituelle de déchargement. Je suis restée près de Kiley jusqu’à ce qu’on l’emmène dans la salle de déchargement. Ils ont vidé la masse réactive et déchargé les cellules gigaconductrices, puis on l’a enfermée dans un conteneur commercial ordinaire et on l’a emportée. Les données des cubes s’immobilisèrent, une sphère vert foncé était suspendue dans l’un d’entre eux, un rayon de miel de minuscules plis en sillonnait la surface. Elle clignota et disparut. La console s’éteignit. Irving Diwan jura doucement et secoua la tête. — Royan a-t-il dit où il l’expédiait ? demanda Victor. — Non mais le conteneur venait de la société North Sea Farm, le logo était sur l’un des côtés. Vous savez ce truc avec l’hippocampe. C’est pour ça que je m’en souviens. J’ai trouvé ça plutôt bizarre, envoyer une sonde spatiale à une ferme maritime. — Ouais, dit Victor. Le choix évident aurait été un conteneur anonyme. Donc, Royan voulait qu’on le remarque. Il avait laissé des traces en néon rouge. Ce n’était qu’un jeu, même quelque chose d’aussi capital que des microbes extraterrestres, un nouveau jeu fascinant. Victor ressentit une véritable colère. Royan risquait tout ce que Julia avait construit et, qu’il gagne ou qu’il perde, ne s’en souciait pas. Il se contentait d’avancer vers ce qui était suffisamment brillant pour attirer son attention, laissant les autres nettoyer sa merde. Son cybofax sonna bruyamment. Code d’urgence. Victor tira l’appareil de la poche de sa veste et scanna le statut de la division de sécurité sur l’écran. Les équipes d’intervention avaient été lancées pour récupérer Greg et Suzi. — Venez, dit-il à Rick, et il dévala l’escalier de métal, trois marches à la fois. CHAPITRE 22 Les nodules de Julia fermèrent le canal avec Victor après qu’il eut terminé de la briefer sur les progrès du bureau SETI. Le patio de Wilholm reparut, un grand rectangle de dalles jaunes de York de l’autre côté des portes-fenêtres de la bibliothèque. Un toit de verre fortement teinté était soutenu par d’épais piliers de pierre étouffés par les branches d’un fuchsia grimpant. De grosses fleurs orange et blanches scintillaient comme des lanternes chinoises en réfléchissant le soleil de l’après-midi. Matthew buvait son jus de citron dans un grand verre givré et la regardait avec exaspération. — Tu parlais avec quelqu’un, l’accusa-t-il. — J’en ai bien peur. Elle sirota son thé. Cela lui avait semblé une bonne idée de prendre le thé dans le patio avec les enfants. Un après-midi chaud, des boissons fraîches, des bavardages excités et du gâteau au chocolat. Au fond d’elle, elle savait qu’elle profitait de l’occasion pour elle-même. Charlotte Fielder pouvait être ramenée à Peterborough dans la soirée, Julia devait prendre une décision concernant les partenariats dans la guerre des offres pour la structuration atomique et Victor ne tarderait pas à trouver la navette qui avait récupéré Kiley. Il n’allait pas lui rester beaucoup de temps libre dans les jours à venir. — C’est un peu compliqué pour l’instant, tu sais. Mais quand n’était-ce pas le cas ? — C’est pour ça que Victor est passé ? demanda Daniella. — Oui. — J’aime bien Victor. — Moi aussi, dit Matthew. — Ça fait trois personnes, avec moi, alors. — C’est à cause de Papa ? demanda Matthew. — Matthew ! s’exclama Daniella. Tu avais dit que tu ne le ferais pas. Il fronça les sourcils, rebelle. Julia tapota la main de sa fille. — Pas de problème. Oui, c’est à cause de Papa. J’ai plein de gens qui le cherchent. — Oncle Greg va le trouver, déclara Matthew, buté. — Eh bien, rien ne t’échappe, on dirait. Daniella haussa maladroitement les épaules. — Christine a dit qu’il faisait un boulot de recherche. Il n’a pas fait ça depuis des années. — Papa et Oncle Greg ont combattu ensemble pendant la guerre, tu vois, dit Matthew, impatient. Après ça, les gens feraient n’importe quoi l’un pour l’autre. Julia soupira. — Ce n’était pas exactement une guerre, mon chéri. — C’était quoi, alors ? — Une époque très triste. Les choses étaient très compliquées après le réchauffement, c’était chaotique et désagréable. Quelques personnes au pouvoir ont posé des problèmes pour tout le monde. — Papa dit toujours… — On peut changer de sujet, s’il te plaît ? — Tu vois ? dit Daniella, triomphante. Matthew aspira bruyamment son jus de citron. — Oncle Greg va le retrouver, n’est-ce pas ? demanda Daniella qui perdait sa confiance en elle. — Votre Oncle Greg est le meilleur, répondit Julia. Elle aurait aimé répondre oui, bien sûr, mais elle aurait alors été obligée de leur montrer Royan. Elle se demanda si elle leur faisait vraiment du bien en les protégeant. Quand la présence de l’extraterrestre apparaîtrait au journal – et cela ne saurait tarder – il y aurait des crises de nerfs et des caprices parce qu’elle ne leur avait rien dit. En attendant, ils disposaient de quelques jours de plus pour faire les fous dans les jardins de Wilholm, quelques jours d’enfance supplémentaires, comme elle n’en avait jamais eu, avec plein d’amis et peu de soucis. Son cybofax bipa, elle s’affala dans son fauteuil. Une demi-heure avec ses enfants, était-ce trop demander ? — Vas-y, Maman, dit Daniella. Réponds. Les seules personnes qui ont ton numéro sont vraiment importantes. C’est probablement le roi. — Je ne pense pas que même William pourrait m’aider dans cette histoire, marmonna-t-elle pour elle-même en sortant son appareil. >Ouverture canal aux blocs personnels. — Qui est-ce ? — Michael Harcourt, répondit le bloc RN1. C’est un appel officiel du ministre de l’industrie, c’est pourquoi nous avons laissé Kirsten te passer l’appel. Le gouvernement a finalement décidé de te contacter. Apparemment, le Conseil des ministres a été en session de crise toute la matinée, depuis que le ministre de la Défense a informé le Premier ministre de la structuration atomique. — Vraiment ? Restez en ligne, s’il vous plaît, j’aurai peut-être besoin d’analyses de données. — Bien sûr. — C’est le roi ? demanda Matthew en essayant d’avoir l’air sérieux. Julia éclata de rire. — Non. Pourquoi n’allez-vous pas finir votre thé dans la maison d’été pendant que je prends cet appel ? Matthew souleva l’assiette du gâteau au chocolat des deux mains. Daniella prit le plateau avec la carafe de jus et les verres. — Ce n’est pas grave, Maman, pas vraiment, dit-elle. Julia se força à sourire malgré son sentiment de culpabilité, dérangée par l’idée que c’était si dur pour les enfants. — Et ne donnez pas de gâteau à Brutus, leur rappela-t-elle. Michael Harcourt était un clone du bureau central des Nouveaux conservateurs, tous les ministres de ce gouvernement semblaient avoir été fabriqués dans la même cuve, avec quasiment les mêmes chromosomes. Il avait la cinquantaine, suffisamment âgé pour inspirer confiance mais pas trop, parfaitement présentable ; son costume n’était pas trop cher, ses cheveux argentés, son visage autoritaire, sa voix entretenue pour ne laisser échapper aucune intonation de classe. Des dents parfaitement blanches lui sourirent sur le petit écran du cybofax. — Madame Evans, je vous suis très reconnaissant de me répondre si rapidement. Malin, le connard, pensa-t-elle. Le journal télévisé avait laissé entendre qu’il y avait eu récemment une bataille de leadership : les représentants du parti n’étaient pas satisfaits de la manière dont Joshua Wheaton traitait le problème gallois. Michael Harcourt était un des principaux candidats pour le remplacer. Encore une chose qu’elle aurait dû suivre de plus près. Ses blocs RN devaient avoir les informations. — Mon bureau a codé votre appel comme prioritaire, lui répondit Julia. — C’est comme ça que nous le considérons, en effet. Le fait est, Julia, que, ce matin, le gouvernement a été informé qu’une nouvelle technologie de grande valeur arriverait sur le marché. — Oui, la structuration atomique. — Ah. (Les sourcils de Michael Harcourt se levèrent.) Vous êtes au courant. Excellent. Le ministre de la Défense a été contacté aussi bien par l’Alliance de Défense de la Grande Europe que par Globecast, qui lui annonçaient que cette structuration atomique était disponible pour le développement. Selon notre analyse, et je ne travaille qu’avec des gens de haut niveau, Julia, cela va faire beaucoup de bruit. En fait, on a même utilisé le terme « révolutionnaire » et ce n’était pas vraiment une blague. — Mes gens disent la même chose, répondit-elle. — Bien, je suis content d’entendre une confirmation indépendante, c’est toujours un soulagement. Puis-je considérer qu’Event Horizon va faire une offre solide pour un partenariat avec Clifford Jepson ? — Nous ferons bien entendu une offre. Le sourire de façade de Michael Harcourt perdit de son enthousiasme. — Ah, bien. Il y a un désaccord au sein du Conseil des ministres, Julia. Vous voyez. Event Horizon est dans une position tellement prédominante dans l’industrie anglaise que nous pensons qu’il est essentiel que vous fassiez la meilleure offre. — Si vous connaissez une manière de garantir que mon offre sera la meilleure, monsieur le ministre, je serais ravie de l’entendre. — Eh bien, il est clair que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour m’assurer qu’Event Horizon l’emporte. Nous ne pouvions nous permettre de vous voir prendre du retard dans ce domaine. — Nous ? — La nation, Julia. Comme vous le savez, les Nouveaux conservateurs vous ont toujours soutenue. Event Horizon est une inspiration et un exemple pour tous les industriels. Vous incarnez notre politique et le succès qu’on peut en attendre. Nous voulons être sûrs que cela continue. — Monsieur le ministre ? — Oui, Julia ? — Voudriez-vous avoir l’obligeance de réduire le QC et d’aller droit au but ? Michael Harcourt fronça les sourcils. — QC ? — Quota de conneries. [— C’est ça, ma petite-fille, toujours remettre les politiciens à leur place. Et leur place est en bas. — Soit tu contribues de manière constructive, soit tu te tais, Grand-père.] — Ah, oui. Eh bien, pour être parfaitement franc, Julia, j’aimerais offrir mes services en tant que négociateur entre Event Horizon et Clifford Jepson. Je n’ai peut-être pas beaucoup de poids dans les cercles industriels mais, pour ce que ça vaut, j’aimerais que vous considériez ma proposition. Ce n’était pas ce à quoi Julia s’était attendue. Elle prit une gorgée de thé pour couvrir son embarras. Trahie par son propre cynisme. Bien sûr, les politiciens faisaient toujours tout pour se mettre en avant. — C’est une offre très aimable, Michael, dit-elle. En avez-vous parlé à Clifford Jepson ? — Certainement. Je ne voudrais pas vous faire perdre du temps avec des solutions impraticables. — Comment voyez-vous l’accord ? — J’agirais de manière tout à fait officieuse. Clifford Jepson m’a fait savoir qu’il me laisserait voir les autres offres. Il me suffirait d’un coup de téléphone et vous seriez en position de faire la meilleure. Leur meilleure offre plus le pourcentage que vous pensez pouvoir ajouter. — Cela m’a l’air… possible, admit-elle. Si tout le reste ne fonctionnait pas, elle devrait quand même obtenir les données du générateur de Clifford. Étrange que Michael Harcourt n’ait pas mentionné Mutizen, en revanche. — Je suis ravi de l’entendre. C’est toujours gratifiant de savoir qu’on peut aider. — Bien sûr. — Et, bien entendu, le gouvernement vous soutiendra, une fois que le partenariat avec Globecast sera établi. Mon département a pour tradition d’encourager les nouvelles technologies, et entretient une relation forte avec Event Horizon pour cela. J’aimerais que cela continue. — Vraiment ? Et comment envisagez-vous l’évolution de cette relation ? [— Ça a l’air de tourner à l’échange de faveurs. Faites une vérification immédiate sur lui, trouvez ce qu’il cherche. — OK, Juliet. Je te l’avais dit. Un rire fantôme et satisfait éclata dans son esprit.] Michael Harcourt ne montra aucune conscience de son ironie. — Évidemment, il y aura une motivation : zéro impôts pour la mise en route des usines qui produiront cette technologie. — Vous et tous les autres gouvernements nationaux. — J’ai la possibilité d’étendre la période de « mise en route » sur une durée que nous trouverons mutuellement satisfaisante, cela pourrait même se mesurer en décennies. Il y aurait aussi une assistance considérable sous forme de contrats de recherche et développement pour les projets aussi bien civils que militaires. — Vous avez pensé à tout, je suis impressionnée. — Cela pourrait même régler notre malheureux problème de site. — De quoi parlez-vous ? — Vos nouvelles installations cybernétiques. — Ah ? Elle éprouvait presque du contentement. — Absolument, poursuivit Michael Harcourt, enthousiaste. Le pays de Galles pourrait accueillir les deux installations. Ce serait au bénéfice de tous. — Je ne vois pas vraiment comment ce serait possible… Elle fit semblant de ne pas comprendre. — Les Gallois auraient les installations, leur apportant des emplois nécessaires et augmentant leur économie locale, bien plus qu’ils ne s’y attendent, et l’Angleterre aurait les usines de structuration atomique, ce qui serait sûrement un avantage. — Je croyais que les Nouveaux conservateurs étaient hésitants quant à l’implantation des nouvelles installations cybernétiques au pays de Galles. — Pas si cela faisait partie de notre politique et que notre effort permettait de finaliser l’accord. — Mais cela dépendrait du fait que le pays de Galles reste au sein de l’union. — C’est la meilleure solution pour tout le monde, ne pensez-vous pas ? Ces sécessionnistes sont aveugles. Plus le pays est grand, plus il offre de possibilités et garantit la sécurité, plus il est intéressant pour des organisations comme Event Horizon de s’y baser. L’indépendance galloise serait un désastre aussi bien pour les Anglais que pour les Gallois. — Le Nord et le Sud de l’Italie semblent prospérer depuis la séparation, et l’Allemagne se débrouille très bien depuis que le pouvoir a été transféré aux gouvernements régionaux. Il y a aussi les trois Californies. Et je pourrais continuer. — Oui, mais c’est une question d’échelle, Julia. Les deux Italies sont de grandes entités. Nous avons perdu l’Irlande et l’Écosse ; si Westminster devait perdre le contrôle du pays de Galles, où cela se terminerait-il ? Est-ce que la Cornouaille déclarerait l’indépendance ? Nous ne pouvons nous permettre de nouvelles réductions territoriales, c’est inconcevable. De plus, ces micronations ridicules pourraient ne pas suivre le même genre de politique de marché que les Nouveaux conservateurs. Pouvez-vous vous permettre cela ? [— Seigneur, c’est vraiment ce dont j’ai besoin maintenant. Ces emmerdeurs de Gallois. — C’est malin de sa part de lier sa proposition avec le pays de Galles, dit son grand-père. Or nous avons besoin de lui pour connaître les autres offres. Tu ne vas pas refuser, Juliet. Il n’est pas stupide et c’est sa chance pour atteindre le sommet, si elle rate, il n’en aura pas d’autre. — Je refuse qu’on me presse ou qu’on me manipule pour l’affaire galloise. Pas maintenant. — Tu n’as peut-être pas le temps en l’occurrence, intervint le bloc RN1. Je crois que j’ai trouvé la raison du soudain altruisme de Michael Harcourt. — C’est plutôt banal, en fait. Le plus grand employeur de sa circonscription de West Kent est Globecast. Leur échangeur de réseau européen est situé là-bas. Et c’est Harcourt lui-même qui a été briefé sur la structuration atomique par Clifford Jepson, il avait un rendez-vous à 8 heures ce matin, j’ai trouvé ça dans les processeurs du ministère. — Ce connard est le cyborg de Clifford Jepson, dit amèrement son grand-père. — Et, bien sûr, obtenir qu’Event Horizon devienne le partenaire de Globecast pour la structuration atomique, en plus de ton aide concernant la question galloise, lui garantirait la présidence du parti des Nouveaux conservateurs, ajouta le bloc RN2. — De plus, Clifford Jepson s’assure qu’Event Horizon paie le maximum, intervint Julia. Il se met dans une situation où il peut quasiment dicter le prix qu’il souhaite. — Parfait, concéda Philip Evans. Clifford s’en tire vraiment bien dans cette histoire. Il te fait danser à sa convenance et il aura son homme au numéro 10{5}. — Le pire, c’est que je ne peux pas le blâmer, réagit Julia. Je ferais exactement la même chose. Elle était glacée à l’idée que son analyse était valable. Michael Harcourt n’était pas différent des autres. Personne n’agissait honorablement, tout le monde avait un but. — Pourquoi fais-je tout ça ? demanda-t-elle. — Quelqu’un doit le faire, Juliet. — Mais pourquoi moi ? — Mon héritage, ma fille. Event Horizon te donne du pouvoir. — Alors, c’est ta faute. Grand-père ? — Si tu veux. Tu peux toujours vendre… refiler le fardeau à quelqu’un d’autre. — À des gens comme Clifford Jepson et Michael Harcourt, tu veux dire ? Non merci, le monde est déjà en assez mauvais état. — Voilà ta réponse, ma fille. — Ouais.] Elle offrit à Michael Harcourt son sourire de femme de glace, s’amusant de la manière dont il reculait. Même au téléphone, les gens avaient peur d’elle. C’était stupide mais parfois utile. — Très bien, monsieur le ministre, je serais votre obligée si vous vouliez bien servir d’intermédiaire officieux. Je vais demander à Peter Cavendish de vous contacter pour les détails, quand il faudra faire l’offre et tout le reste. — Excellent, alors nous pouvons nous attendre à une déclaration d’Event Horizon concernant les installations cybernétiques, qui seront situées au pays de Galles si la région reste anglaise ? — Oui, dès qu’une telle déclaration sera appropriée. — Je vais contacter Clifford Jepson tout de suite. — Merci, monsieur le ministre. C’est toujours un plaisir de savoir sur qui je peux compter, et je n’oublierai pas ce que vous avez fait aujourd’hui. Michael Harcourt s’inclina légèrement. Il n’y avait plus la moindre trace de sourire sur son visage. — Tout ce que je peux faire, Julia, vous le savez. Toujours ! — Au revoir, monsieur le ministre. Elle fit en sorte que cela ressemble à une déclaration et fut récompensée par un signe d’inquiétude avant que l’image de Harcourt ne disparaisse de son cybofax. Elle n’aurait jamais dû permettre cette situation, c’était sa faute ; si elle s’était tenue au courant de la scène politique, si elle avait été plus décisive concernant le pays de Galles, la perspective d’une bataille pour le leadership du parti n’aurait jamais existé, n’aurait jamais permis à quelqu’un comme Michael Harcourt de faire une ouverture. En fait, elle n’aurait jamais dû laisser la marionnette de Globecast devenir ministre de l’industrie. « Fais attention aux détails » ; autrefois, elle appliquait toujours cette maxime. Mais elle avait été tellement occupée ces derniers temps, l’inquiétude l’envahissait comme un orage de printemps. C’était amusant que ses blocs RN ne se soient pas intéressés à Harcourt avant. Pouvaient-ils être affectés par l’absence de Royan ? Ils reflétaient ses pensées, après tout, les amplifiaient. Cela voulait-il dire que la perte qu’ils ressentaient était un millier de fois plus intense que pour elle ? — Arrangez-moi une entrevue avec David Marchant, demanda-t-elle. Je sais que nous avons pris du retard pour la limitation des dommages, mais voyons ce qu’il peut faire. Nous ne pouvons pas nous retrouver avec Harcourt comme Premier ministre. — Qui a pris du retard ? demanda sèchement son grand-père. — Ne l’écoute pas. On s’en occupe, l’informa le bloc RN2. Victor a appelé pendant que tu parlais à Harcourt. Il a trouvé la navette et l’installation de déchargement qui s’est occupée de Kiley. Je travaille sur leur mémoire centrale en ce moment. — Bien. Les fuchsias du patio dodelinaient dans le vent, superbes, quelque origami que l’artiste de Dieu avait plié lui-même. Plusieurs abeilles les avaient trouvés et rampaient dans les pétales. Julia les observa en attendant les résultats de la recherche, se souvenant d’autres fleurs derrière le bungalow. Elles étaient artificielles, pas génétiquement modifiées mais placées là, organisées. Tout son environnement était organisé. L’atoll de Prior’s Fen, Wilholm, l’île de la baie de Mahonne, les lieux de villégiature. Elle passait son temps dans des bulles de perfection. Elle imagina soudain des fleurs extraterrestres dans les plates-bandes de Wilholm. Elle les voyait, l’impression était presque réelle, cristalline. — On l’a trouvé annonça le bloc RN2. Cette fois, la bouffée d’émotion n’était pas au rendez-vous lorsque Royan se matérialisa dans son esprit. L’adoration aurait été trop douloureuse. — Bonjour, Fleur des neiges. J’imagine que ça commence à être difficile. Trouver cette persona en tout cas. J’ai merdé, hein ? — Je ne sais pas. Je cherche un vaisseau interstellaire extraterrestre. Son image avait l’air pensif. — Tu crois que je peux t’aider ? — Tu m’as envoyé un avertissement. — Désolé. Je n’en ai aucun souvenir. Ce doit être dans mon avenir. — Quand as-tu été enregistré ? — En juin. — Qu’as-tu fait depuis le retour de la sonde ? — J’ai fait des progrès. Une fois que j’ai confirmé que Kiley avait rapporté les microbes, je me suis fait implanter trois nodules bioprocesseurs supplémentaires. — Oh, Royan, dit-elle avec désespoir. Combien de fois s’étaient-ils disputés à propos des implants ? Il en avait tellement envie après sa guérison et il désirait tellement l’aider pour Event Horizon. Elle avait payé à regret pour quatre nodules : deux processeurs, et deux mémoires. — Je peux m’en débrouiller, répliqua-t-il calmement. Je savais que cela ne te plairait pas. — Je ne vais pas me fâcher avec une persona. Qu’est-il arrivé aux microbes ? — J’ai chargé mes implants avec des données génétiques et biochimiques et j’ai commencé à cartographier leurs chromosomes. Le paquet lui montra une image de la structure génétique des microbes. Ça ressemblait à une boule de Noël, une sphère violette métallique légèrement scintillante, suspendue dans le non-espace de l’univers des nodules. Sa surface était parsemée de minuscules anneaux ; en s’agrandissant elle se mit à ressembler à une sphère de chaînes entortillées. La familiarité l’envahit. — Seigneur, c’est la même structure génétique que la fleur ! — Quelle fleur. Fleur des neiges ? — Tu m’as envoyé une fleur, une fleur extraterrestre. Elle a des équivalents chromosomiques toroïdaux assemblés en coquilles concentriques. Exactement comme ça. — Je ne comprends pas. La fleur vient d’un vaisseau interstellaire. — Je… Oui, non, quelque chose. Greg a dit qu’il y avait quelque chose derrière la fleur qui attendait. Il a dû sentir le vaisseau interstellaire. Qu’est-ce que ça pourrait être d’autre ? — Et je t’ai avertie ? — C’est ça. Elle réfléchit intensément, recourant à une matrice logique dans ses nodules processeurs. Le problème était suffisamment simple pour suggérer une corrélation entre les microbes que Kiley avait rapportés et un vaisseau interstellaire, cela ne pouvait pas être une coïncidence. Son processeur réduisit la question en équations, des chiffres nus, les chargeant dans la matrice. La construction n’était pas le genre d’image prismatique qu’un cube pourrait projeter, plutôt une conscience instinctive des mathématiques, les véritables propriétés des chiffres. Incolore, quasiment informe, elle avait besoin d’un bioprocesseur pour constituer une analogie. Les équations coulaient dans le canal de la matrice, fusionnant, interagissant, offrant des solutions. — Les microbes pourraient-ils faire partie d’un dépôt de déchets ? demanda-t-elle. Si un vaisseau interstellaire était en orbite autour de Jupiter depuis un temps respectable, tous les anneaux et les systèmes lunaires seraient aujourd’hui contaminés. — Non, je ne crois pas que ce soit la bonne réponse, Fleur des neiges. — Pourquoi pas ? — Je suis parvenu à identifier certaines des séquences toroïdales. Je vais te montrer. La sphère violette pivota. La chaîne commença à se dérouler. C’était comme un truc de magicien qui tire des mouchoirs noués d’un chapeau, indéfiniment. La chaîne s’élargit en spirale, formant autour du point de vue de Julia un mur cylindrique presque solide, gravé de cannelures noires. — Ce n’est que la coquille externe. Fleur des neiges. — Seigneur ! (Le cylindre s’étendit au-dessus et en dessous d’elle, il n’avait pas de fin.) Et tu pensais apprivoiser ça ? — Ce n’est qu’une question de temps de calcul. On peut tout résoudre si on a le temps. Je te l’ai appris, tu t’en souviens ? — Alors, qu’as-tu résolu ? En dessous de Julia, la couleur commença à changer. Des éventails de lumière pâle brillaient dans le cylindre, comme si des fentes étaient apparues dans le mur de chaînes, laissant passer la lumière de l’aube. Ils grandirent, montant vers elle. Quand ils furent à son niveau, elle vit que c’était la longueur de la chaîne elle-même qui s’éclaircissait. Des toroïdaux individuels scintillaient. Dans certains cas, il n’y en avait que vingt ou trente accrochés ensemble ; dans d’autres, il y en avait plus de cent. Ils étaient remplis de codes alphanumériques. — C’est drôle, dit Royan. Seule la coquille externe était active. — Qu’est-ce que tu veux dire ? — Les gènes qui dictent la structure des microbes sont tous contenus dans la coquille externe. Le reste, les coquilles internes, est inactif. Ce n’est qu’un espacement. Absurde, des toroïdaux inutiles. — Elles n’ont pas de but ? — Les coquilles internes ne font pas partie du microbe. En ce sens, cette structure génétique est similaire à l’ADN humain. Quatre-vingt-dix pour cent de notre ADN ne sert à rien, il occupe juste de la place entre les gènes actifs, ceux qui font de nous ce que nous sommes, notre couleur de cheveux, notre taille, notre groupe sanguin, toutes nos caractéristiques. Mais nos gènes actifs sont répartis le long de l’hélice ADN. Alors que, dans les microbes extraterrestres, ils ne sont qu’à l’extérieur. J’ignore pourquoi. — Est-ce important ? — Je n’en suis pas sûr. Ça n’affecte pas les microbes. — Quelle est la signification de la séquence que tu es parvenu à identifier ? En quoi cela démontre-il qu’ils ne font pas partie d’un dépôt de déchets ? — Ce n’est pas impossible, Fleur des neiges, je n’ai pas dit ça, c’est juste hautement improbable. Tu vois, j’ai trouvé les séquences du mécanisme qui sépare les minéraux de la roche. Le filon génétique principal. Un grand nombre de toroïdaux scintillants redevinrent violets, la majorité de ceux qui restaient se situait dans une large bande du cylindre au-dessus du point de perception de Julia. — Ceux-là, poursuivit Royan. C’est comme un processus osmotique, mais sec. L’enveloppe du microbe peut devenir poreuse pour certaines molécules, et les diffuser graduellement. Et ceux-là… (les toroïdaux scintillants commencèrent à s’effacer, d’autres les remplacèrent, disséminés tout le long du cylindre) ceux-là contrôlent son mécanisme d’absorption thermique. Les microbes deviennent fonctionnels à une certaine température, un côté plus chaud que l’autre. Utilisation parfaite de l’énergie dans un environnement spatial. Elle observa en silence les toroïdaux identifiés qui clignotaient comme les lumières folles d’une boîte de nuit. Royan débitait leurs fonctions, fier et possessif. — Le fait est, expliqua-t-il, que ces choses vivent dans le vide. Elles sont parfaitement adaptées pour la survie pendant le transit interstellaire, avant de se multiplier sur les astéroïdes et la poussière interplanétaire en orbite autour d’une étoile. Ce ne sont pas des parasites fécaux. Fleur des neiges. Ce n’est pas quelque chose qu’on trouve dans un vaisseau spatial. — Je te l’accorde, mais il doit bien y avoir un lien. Pourraient-ils vivre sur la coque d’un vaisseau ? — Ah oui. C’est possible. Dans le mille, Fleur des neiges, comme toujours. Le cylindre se désagrégea autour d’elle, laissant uniquement la sphère violette. — Bon, pourquoi as-tu enregistré cette persona ? Qu’es-tu venu me dire ? — Que je l’ai craqué. Tout est là, comme je l’avais dit. Fleur des neiges. Le potentiel. Penses-y : un groupe de cellules qu’on peut étaler sur un astéroïde, qui croit et couvre tout le roc d’une membrane photosynthétique. À l’intérieur, elles brouteraient le minerai, fabriqueraient des capsules de minéraux solides et de métaux. Tu pourrais ensemencer une centaine de cailloux, un millier, transformer toute la ceinture d’astéroïdes en mine vivante. Puis nous lancerions une flotte de cargos Dragon pour ramasser les capsules et les rapporter sur Terre. Imagine ça, Fleur des neiges. — Ouais, imagine ça. >Annuler lien surveillé à nodule 1. Envoyer persona au bloc RN2. Le patio réapparut. La serviette trempée de Matthew avait été jetée sur les dalles, elle la ramassa et la drapa autour d’une chaise. — Même chose que la dernière fois, dit-elle à son bloc RN. Vérifie les mémoires de la persona, mais cette fois je veux qu’on compare la structure génétique des microbes avec celle de la fleur, ils viennent manifestement de la même planète. Vois si tu peux trouver à quel point la relation est proche. — D’accord. >Fermeture canal aux blocs personnels. Se libérer des voix électroniques et des images dans sa tête était comme sortir de prison. Elle entendait les enfants rire et crier, Brutus aboyer. Quand elle regarda dans leur direction, après le pilier de pierre, elle les vit jouer sur la pelouse avec une grosse balle gonflable. Cela semblait être un chouette jeu. Son cybofax se mit à sonner. CHAPITRE 23 Listœl n’avait pas changé depuis la dernière fois que Greg y était passé, dix-sept ans plus tôt, lors de sa première enquête pour Event Horizon. Assis derrière le pilote du Titan, il profitait de leur approche par le pare-brise du cockpit. Ils volaient à vitesse subsonique à l’ouest de l’Irlande et descendaient lentement. Au-dessous, l’océan était totalement vert, parcelle irrégulière de plus de cent kilomètres de large dont la forme variait selon les courants et le vent. Aujourd’hui, on aurait dit une comète gonflée, avec une queue qui fumait vers le sud, s’élargissant et se diluant trois cents kilomètres plus loin. Des taches jaune sale flottaient au centre de la décoloration, en formation carrée, chacune à deux kilomètres de sa voisine. Ce qui leur donnait l’air énormes. Des lumières clignotaient sur chacune d’elles, le soleil se couchait à l’horizon. Philip Evans avait entamé l’ancrage au milieu de l’Atlantique vingt-cinq ans plus tôt, un refuge pour ses vaisseaux-usines cybernétiques. Le vieil homme avait assemblé une flotte disparate de supertankers et de transporteurs de minerais reconvertis, voire un ancien porte-avions des Marines américains, qui couraient ensemble les eaux internationales en toute impunité pendant toute la décennie PSP. Le matériel domestique qu’ils fabriquaient entrait illégalement en Angleterre pour appuyer le marché noir du pays, aggravant la situation économique et affaiblissant le PSP. Les kombinates avaient rapidement reconnu le potentiel de l’ancrage, exempt de taxes, et de nouvelles cyberusines étaient apparues. Les investissements fleurissaient, les banques et les sociétés financières avaient peur des turbulences physiques et politiques sur le continent européen. Pendant quelques brèves années de gloire, Listœl avait été le centre de l’innovation technologique, rivalisant avec la Silicon Valley et la zone économique spéciale de Shanghai. Les vaisseaux-usines cybernétiques, équipés de générateurs thermiques aspirant l’eau fraîche du fond de l’océan et lui faisant traverser un échangeur de chaleur, possédaient un circuit producteur d’électricité quasiment éternel. D’après les souvenirs de Greg, des mineurs pirates ramassaient les nodules de minerais du lit de l’océan pour fournir les cyberusines. Des moissonneurs marins exploitaient la vie aquatique nourrie par l’océan. Mais le plus mémorable avait été le spatioport : une piste d’atterrissage flottante en béton pour les navettes à hydrogène Sanger qui rapportaient les puces des parcs industriels en orbite pour les incorporer aux produits des cyberusines. À sa grande époque, Listœl produisait l’équivalent d’une petite nation européenne et exportait ses équipements dans le monde entier. Tout cela avait changé avec la chute du PSP. Philip Evans avait ramené ses cyberusines à terre, amorçant ainsi le réveil industriel de l’Angleterre. Une nouvelle génération de navettes, fonctionnant aux gigaconducteurs, avait transformé les Sanger en pièces de musée. L’économie mondiale avait commencé à lutter pour sortir de la récession qui avait suivi le réchauffement, et les kombinates avaient découvert qu’ils pouvaient dicter leurs conditions en matière de taxes aux gouvernements en échange de leurs investissements, rendant la production exonationale redondante. Listœl aurait été abandonné si Julia Evans n’avait pas anticipé l’énorme demande en électricité que les nouvelles industries terrestres imposeraient aux réseaux nationaux. Les toitures en panneaux solaires pouvaient alimenter le marché domestique, mais étaient tout à fait inadéquates pour les installations cybernétiques et les arcologies. Elle faisait aussi face au problème de fourniture d’énergie pour le réseau revitalisé de transports en commun. Event Horizon comptait sur le fait que ses nouveaux gigaconducteurs seraient incorporés dans les voitures, les avions, les navettes, les vaisseaux et les camions. Tous avaient besoin d’électricité pour fonctionner. Mais aucun politicien, qu’il soit honnête ou pas, n’allait lui permettre de brûler du pétrole ou du charbon pour la générer et la fusion restait trop onéreuse. Un retour à la fission nucléaire était hors de question, de trop nombreuses centrales situées sur la côte avaient été inondées par la mer. Le sauvetage et la décontamination avaient coûté une fortune aux gouvernements à une époque où il était difficile de nourrir tout le monde. Une grande proportion des revenus de Dragon, la filiale aérospatiale d’Event Horizon, provenait toujours des opérations « Bon débarras » ; ils plaçaient en orbite des blocs vitrifiés de déchets radioactifs que des roquettes expédiaient dans le soleil. Le Titan enclencha le mode VTOL pour atterrir sur l’une des plates-formes de Listœl, un triangle de deux cent cinquante mètres de côté, composé de sections flottantes de béton soudées ensemble. Sur chaque côté, dans des bâtiments de composite nacrés, étaient installés trois générateurs thermiques océaniques. Le centre était parsemé d’une collection irrégulière de hangars, de bureaux, de baraques de maintenance, de quartiers pour l’équipage, et d’une piscine. Neuf grosses conduites d’égout renvoyaient de l’eau brune dans l’Atlantique depuis chacun des générateurs ; d’autres, invisibles, à des kilomètres sous la plate-forme, pompaient l’eau glaciale du fond pour refroidir les générateurs. Une source d’énergie non polluante et parfaitement renouvelable tant que le soleil brillait. Listœl fournissait des gigawatts d’électricité bon marché à l’Angleterre et au continent par des câbles supraconducteurs à haute température au fond de l’océan. Malgré son industrie électrique légale, Listœl restait hors de la juridiction des gouvernements nationaux. L’une des plates-formes soutenait la chaîne de production des ogives de compression d’électrons de Julia. Une autre, ou la même, était la base principale des hommes de main de Victor. Toutes les installations étaient lourdement protégées, Greg avait vu les Typhoon escorter les deux Titan de l’équipe d’intervention, des psi intercepteurs leur servaient indubitablement de bouclier. La rumeur voulait qu’il y ait aussi des sous-marins, des lasers de défense stratégique, des laboratoires secrets de production d’armement et des réserves d’or. Il avait ri quand il avait entendu cela sur une chaîne tabloïde. Peut-être n’aurait-il pas dû. L’équipe d’intervention était tellement organisée – les Titan, les Typhoon, les armures et des armes de haut niveau et tout cela en alerte permanente – et si Julia et Victor en faisaient tant… Le Titan se posa facilement sur son train d’atterrissage et une section du bâtiment de générateur s’ouvrit devant eux. Ils roulèrent vers la porte. Melvyn Ambler, le capitaine de l’équipe d’intervention, tapa sur l’épaule de Greg. Il avait retiré son armure musculaire pendant le vol et ne portait plus qu’une salopette vert olive avec le logo d’Event Horizon sur la poitrine. — La clinique de la plate-forme a été prévenue, tout est près pour vous, monsieur. — Bien, merci. Comment vont Fielder et Whitehurst ? — Les toubibs ont donné un autre anesthésiant et un anti-inflammatoire à la fille. Elle est épuisée mais, physiquement, elle est en bonne condition, rien que la clinique ne puisse réparer. Le garçon est toujours sous le choc de la mort de son père. Greg hocha la tête. Il avait laissé croire à Fabian que son père était mort dans le crash du dirigeable, c’était plus supportable que la vérité. — Et Suzi ? Melvyn Ambler ne put conserver un visage impassible. — Tout va bien, même si le toubib dit qu’il y aura du boulot sur son genou. Elle raconte à tout le monde à quel point c’était dur au bon vieux temps. Greg laissa échapper un grognement. — Quand les hommes de main étaient de vrais durs à cuire ? — Oui, monsieur. — Je m’appelle Greg, merci. « Monsieur » lui rappelait l’armée. — Bien. Greg se leva lentement, content de découvrir que sa gueule de bois aux neurohormones était passée. Il remercia le pilote et suivit Melvyn Ambler. On aidait Charlotte Fielder à descendre la rampe, elle était emmitouflée dans un costume rembourré orange vif, comme si elle portait un sac de couchage polaire. Fabian Whitehurst marchait devant elle, le regard dans le vide. Deux des membres de l’équipe d’intervention aidaient Suzi à s’installer dans une chaise roulante. Elle serrait les dents. — Ce n’est qu’une égratignure ? demanda innocemment Greg. — Conneries, lui retourna-t-elle avant de hausser les épaules. Je me suis mal réceptionnée dans le dirigeable. — Pas grave, Julia te paiera un nouveau genou, pas de doute là-dessus. Suzi sourit. — Tu en as terminé avec moi pour aujourd’hui ? J’ai un rendez-vous avec ce bon vieux Leol Reiger. — Je pense que tu devrais retarder ça d’un jour ou deux. — Allez, Greg, on a eu la Fielder. — Oui, et c’est l’endroit où elle va conduire Julia qui m’inquiète, sans blague. — Ouais. Alors je devrais peut-être rester dans le coin. Mais, Greg, ça ne va pas durer éternellement. Le bâtiment du générateur servait de hangar à plusieurs chasseurs Typhoon et à trois Titan. Un Pegasus était parqué au fond. Julia et Victor attendaient Greg près d’un grand blond en veste chiffonnée. Julia le serra dans ses bras et posa sa tête sur son épaule. — Je ne savais pas que ça tournerait comme ça, Greg. — Tout va bien. (Il caressa ses longs cheveux.) Je suis surtout désolé pour Rachel et les trois autres. Julia hocha silencieusement la tête, avec un sourire triste. — Rachel est restée vingt ans avec moi. Je connais son père et son frère. Ils étaient tellement fiers d’elle. Assistante personnelle de la grande Julia Evans. Maintenant, je vais devoir leur dire qu’elle est morte. Elle avait arrêté le combat, Greg, vraiment. Et je l’ai forcée à recommencer. — Ce n’était pas un combat, pas vraiment. C’était juste dément et ce n’était pas nécessaire, le Pegasus n’était pas armé. — On a vraiment foutu le bordel aujourd’hui, hein ? — Je t’ai trouvé Charlotte Fielder. Rien de ce qui est important n’est bon marché. — Cette fille a sacrément intérêt à me dire ce que je veux savoir. — Demain, dit Greg. Même sans son hypersens, il savait que Julia ressentait la pression malgré la protection de ses blocs RN. Fielder n’était pas le seul objectif, semblait-il. — Elle a eu un après-midi très difficile. Et le jeune Fabian aussi. Julia recula. — Je sais, j’y étais. — En effet. (Greg se tourna vers Victor.) Reiger a-t-il survécu ? — Nous l’ignorons. Nous surveillons le trafic autour du sauvetage. Les gardes-côtes nigériens ont récupéré quelques membres de l’équipage du Colonel Maitland dans les capsules de survie. Je n’en ai pas encore la liste, mon bureau de Lagos me l’enverra dans quelques heures. — Et Baronski ? — Abattu avec la fille qui était avec lui. Trois personnes ont été tuées quand les tech-mercs de Reiger ont ouvert le feu sur vous au Prezda, trente-huit blessées dont sept sérieusement. Je n’ai jamais connu quelqu’un comme ce Reiger, c’est un vrai chien fou. J’ai été en contact avec le chef de la sécurité de Tricheni, c’est le kombinate qui est propriétaire du Prezda, nous lançons un contrat conjoint de recherche et destruction. Le grand homme derrière Victor semblait de plus en plus mal à l’aise. — Bien, répondit Greg, surpris par sa propre colère. Avez-vous découvert qui est derrière Reiger ? — Oui, dit Victor. On a plein de choses à te dire là-dessus. Dans la salle de conférence, une grande baie vitrée argentée donnait sur le reste du champ énergétique océanique, les silhouettes oblongues et ocre des autres plates-formes de générateurs et les lumières de navigation qui clignotaient. Greg, Julia, Victor et Rick Parnell étaient assis autour d’une longue table de composite. Victor expliqua ce qui concernait la sonde Kiley de Royan et les personas. Les trois écrans plats de téléconférence étaient allumés, permettant aux trois blocs RN de participer à la conversation, deux d’entre eux montrant Julia, le troisième Philip Evans. Le grand-père de Julia avait synthétisé une image de lui-même à cinquante ans, en pleine santé, bronzé, les traits fins et les cheveux argentés. Rick Parnell avait du mal à supporter l’idée des blocs RN, il jetait un coup d’œil aux écrans puis baissait la tête. La conversation franche sur Leol Reiger ne l’aidait pas. Il n’était pas complètement dépassé mais, aujourd’hui, son monde avait changé. — Si Clifford Jepson avait réellement les données du générateur de force nucléaire, pourquoi chercherait-il Royan ? demanda Greg quand Julia eut terminé d’expliquer les deux offres de partenariat qu’elle avait reçues. Et, surtout, pourquoi pousser aussi loin pour le retrouver ? Engager Leol Reiger ressemble à un acte de désespoir. — Pour s’assurer que Royan ne me branche pas avec l’extraterrestre pour un accord direct. Clifford se serait retrouvé sans rien, Globecast ne peut pas développer le générateur tout seul. — Pourtant Globecast n’a pas le monopole sur le générateur, insista Greg. Mutizen t’offre le même accord. Julia leva les yeux sur les écrans, dressant un sourcil. — J’en sais foutrement rien, ma fille, marmonna Philip Evans. — C’est étrange, dit l’image Julia du bloc RN1. Greg se tourna vers Rick. — Sommes-nous sûrs que l’extraterrestre de Royan est la source de la technologie de structuration atomique ? — Aucune idée, répondit le directeur de SETI. Il est concevable que les microbes puissent avoir vécu à l’extérieur d’un vaisseau, qu’ils aient été transportés ici plutôt qu’avoir dérivé à travers l’espace interstellaire, mais cela signifierait que l’extraterrestre est là depuis longtemps, au moins deux siècles avant le lancement de la sonde Matoyaii. Souvenez-vous, nous venons d’inspecter deux rochers parmi les millions qui composent les anneaux de Jupiter, et les deux avaient des colonies de microbes. Quelle que soit leur vigueur, il faut longtemps pour venir d’aussi loin. — Est-ce significatif ? demanda Victor. — Je pense que ça doit l’être, répondit Rick. Si les extraterrestres sont passés par là, s’ils nous regardent depuis si longtemps, pourquoi attendre aujourd’hui pour nous contacter ? — Parce que nous les avons découverts, proposa Julia. — Ce n’est pas exact, réagit Rick. Sans tous ces hommes de main et la structuration atomique, nous aurions joyeusement cru que ces microbes étaient des vagabonds interstellaires. Rien ne nous permettrait de suspecter qu’ils sont arrivés avec un vaisseau. Et, de toute façon, tout extraterrestre disposant d’une technologie interstellaire aurait facilement trompé Matoyaii. Une sonde robot ultra simple opérant seule à six cents millions de kilomètres du contrôle de la mission, même nous possédons la technologie pour la leurrer. S’il s’agit d’un vaisseau interstellaire, alors on nous a délibérément permis de découvrir les microbes. Mais ne me demandez pas pourquoi. — Je crois que nous devons partir du fait que l’extraterrestre de Royan est la source, intervint Victor. Royan attire beaucoup trop d’attention, de beaucoup trop de monde, pour conclure différemment. — Sans blague ! s’exclama Greg. (Il prit un sandwich au saumon dans une assiette sur la table, étonné d’avoir aussi faim.) Avez-vous pu dresser un profil solide de cette femme de chambre. Nia Korovilla ? — Rien, répondit l’un des blocs RN figurant Julia. Les seules infos que nous ayons proviennent de ce que ma persona a piqué dans le processeur du Colonel Maitland. Tu l’as vu, ce n’est pas grand-chose. Greg termina son sandwich et en attrapa un autre. Un fouillis d’impressions nées de ce qu’il avait appris aujourd’hui encombrait son cerveau. Rien ne s’ordonnait là-dedans, pas encore, mais c’était possible. Il en était sûr. Intuition. Quelque chose allait tout lier, une clé, un facteur de connexion, un mot ou une phrase. Ce n’était qu’une question d’angle, après, ce serait évident. Bien sûr, il pouvait le forcer en utilisant son implant glandulaire. Un psychologue de la Mindstar impliqué dans son entraînement avait comparé son intuition au recul que pouvait avoir une tierce personne. Il avala une dernière bouchée de sandwich au saumon et en attaqua un au bœuf. Il faisait totalement noir dehors, les plates-formes avaient allumé les projecteurs pour en éclairer les superstructures. — Et l’équipe d’observation au Prezda ? demanda-t-il. — J’ai bien peur que Suzi et toi ayez été les seuls à les voir, répondit Victor. La sécurité du Prezda n’était pas au courant. — Alors nous n’avons aucune idée de qui est le troisième acteur ? — Aucune, acquiesça Victor. — Quelqu’un qui a les moyens de garder un agent dormant sur le Colonel Maitland pendant huit ans, observa Greg d’un air pensif. — C’est cher. Je me demande si son contrôleur était derrière les observateurs du Prezda. — Si ce n’est pas le cas, il y a une quatrième organisation dans le coup. — Cela en fait trop. Tu penses que Nia Korovilla était liée aux observateurs du Prezda plutôt qu’à Reiger et Jepson ? — Je dirais que oui, intervint Julia. Elle ne voulait pas avoir de contact avec l’équipe de tech-mercs de Reiger. — Alors, pour qui travaillait-elle ? demanda Greg. — L’organisation qui a pris un échantillon de la fleur ? suggéra Julia. — Bien vu, répondit Greg. Cela pourrait facilement être la même organisation. Dans ce cas, où se situait Jason Whitehurst ? Il travaillait indépendamment, d’accord. Pourtant, il connaissait la valeur de Fielder et savait qu’elle était liée à la structuration atomique, mais il ignorait la nature de ce lien. Et il n’avait assurément pas entendu parler de l’extraterrestre. Alors, comment a-t-il découvert l’importance de Fielder ? — Seigneur ! (Le mot sortit de la bouche de Rick comme un aboiement. Il regarda autour de la table, son cou tressautant mécaniquement.) Je suis désolé mais vous autres… vous compliquez tout. Pour qui travaille ce type, ces deux-là sont liés, où se situe-t-elle ? Cela n’a pas d’importance ! Il y a un extraterrestre là, dans notre système solaire, qui nous contacte. Dieu sait que c’est une drôle de façon de s’y prendre, mais il veut nous parler. Demandez à cette Fielder où est Royan et allez-y. Où est le problème ? — Vas-y, mon gars, dit Philip Evans. Dis-leur ! Julia à table et les deux Julia sur les écrans froncèrent les sourcils simultanément. — Sois sage, Grand-père, s’exclamèrent-elles. Les yeux synthétiques de Philip Evans roulèrent. Greg regarda Rick, sachant exactement ce qu’il ressentait. Agir, voir un peu d’action, le démangeait. Lui-même avait été ainsi quand il s’était engagé dans l’armée. L’action physique résolvait tout et on pouvait la sentir. Il lui avait fallu longtemps et beaucoup de douleurs pour désapprendre cette illusion. — C’est comme ça, expliqua-t-il avec sympathie. Charlotte Fielder n’est pas en état. C’est une fille de vingt-trois ans qui, ces cinq dernières années, n’a rien connu d’autre que la vie facile. Tout s’est écroulé aujourd’hui. Elle a été menacée, poursuivie, on lui a tiré dessus, on lui a fracturé les doigts, elle a vu son client se faire tuer et a découvert que quelqu’un avait abattu son sponsor. Là, elle veut simplement se rouler en boule et oublier le monde extérieur. Si nous l’interrogions maintenant, elle ne coopérerait pas, son esprit se fermerait comme une fleur nocturne, et je raterais des choses. Aussi bon que je sois, je ne suis pas infaillible. Mais si on attend demain, elle aura commencé à rebondir. Elle voudra aider, elle voudra se venger de ceux qui l’ont terrorisée, elle s’ouvrira rien que pour nous. Alors j’aurai besoin de savoir quelles questions lui poser. — Écoute-le, Rick, intervint Philip Evans. Il connaît mieux le fonctionnement de l’esprit humain qu’un pub bourré de psychiatres. Julia lança un regard espiègle à Greg. — Et qu’elle soit extraordinairement belle n’influe en rien sur le temps dont elle a besoin. Greg lui retourna un sourire félin et attrapa un nouveau sandwich. Victor riait. La veste de Rick frissonna lorsqu’il haussa les épaules. — Désolé, je n’ai pas l’habitude de ça. — Il faut en passer par là, Rick, dit Julia. J’ai besoin d’un horizon complet avant de décider comment agir. Pour l’instant, il y a trop d’inconnues. Il doit exister un lien entre toutes ces organisations sans visage. Si nous corrélons les données que nous avons amassées, nous devrions le trouver. Greg sourit intérieurement. Julia faisait la même chose que lui. Elle examinait toutes les facettes du problème avant de trouver une solution. La seule différence, c’est qu’elle utilisait la logique de ses nodules tandis qu’il utilisait son intuition. Il provoqua une minuscule sécrétion de neurohormones, pas assez pour l’hypersens mais suffisante pour animer un peu plus que d’ordinaire ses cellules grises. Un calme rêveur s’empara de lui, comme un voile l’enveloppant, tamisant les lumières de la salle de conférence, atténuant les sons. Il laissa les images de la journée défiler dans son esprit. Des visages, des lieux, un collage vaporeux. Une certitude écrasante s’imposa à lui. — La Russie ! s’exclama-t-il. La Russie est le lien. — Comment ? demanda Julia. — Selon moi, l’intuition est toujours plus efficace que la logique. Il annula la sécrétion. — Greg ! dit-elle d’un ton sec. — Crache le morceau, mon garçon, intervint Philip Evans. — Nia Korovilla et Dmitri Baronski. Victor claqua des doigts. — Putain de merde, ce sont tous les deux des émigrés russes ! — Sans blague ! Greg fit pivoter sa chaise pour faire face aux trois écrans. — Faites tourner un logiciel de recherche, s’adressa-t-il aux blocs RN. Tous les profils que vous avez assemblés aujourd’hui, toutes les personnes, les lieux, les entreprises impliquées. Je veux savoir quel lien ils ont avec la Russie, aussi ténu soit-il. — On est dessus, affirma le bloc RN2. L’image de Philip Evans et cette Julia se figèrent. — Merci, Greg, dit Julia. — Je veux retrouver Royan, moi aussi. Une ligne horizontale et clignotante traversa les écrans. Les images reprirent vie. — Greg avait raison, il existe deux autres références, peut-être trois. — Allez-y, engagea Julia. — Trente-deux pour cent de Mutizen appartiennent à la banque moscovite Narodny. Et près de vingt-cinq pour cent des affaires de Jason Whitehurst impliquaient la Fédération d’Europe de l’Est, dont la moitié avec la Russie elle-même. — Et le troisième lien ? s’enquit Victor. — C’est quelque chose de plus théorique, mais le plan de vol originel du Colonel Maitland allait de Monaco à Odessa. Il a été modifié la nuit où Charlotte Fielder a quitté la principauté. Odessa est en Ukraine, qui fait aussi partie de la Fédération d’Europe de l’Est. — Ça colle, dit Greg. J’aurais pu penser à celle-ci moi-même, Baronski en a parlé. — Ça colle comment exactement ? demanda Julia. — Nous faisons face à une organisation russe de haut niveau, n’est-ce pas ? — Oui. — D’une manière ou d’une autre, elle a découvert que Fielder était une sorte de courrier, elle prélève un échantillon de la fleur et s’aperçoit que celle-ci est extraterrestre. Supposons que Jason Whitehurst était en affaires avec cette organisation… Dieu sait le genre de tractations que conduisait Jason, suffisamment complexes pour nécessiter des contacts douteux… et supposons qu’il lui devait quelque faveur. L’organisation demande à Whitehurst de sortir Charlotte Fielder de Monaco après qu’elle t’a livré la fleur et de la ramener à Odessa pour s’occuper directement de la suite. C’est à Odessa que Baronski croyait qu’on emmenait Charlotte, parce que c’était lui l’intermédiaire. Sauf que Jason Whitehurst prend conscience de l’enjeu, décide de la jouer perso et met Charlotte Fielder aux enchères. Voilà pourquoi il y avait des observateurs au Prezda ; notre organisation russe ne savait pas non plus où était Charlotte. Baronski était le lien évident, nous nous sommes donc tous retrouvés à lui rendre visite car, si quelqu’un savait où elle était, ce devait être lui. Un proxénète garde toujours la trace de ses filles. — Ça a l’air jouable, dit Victor. — Et Mutizen ? demanda Julia. — Sais pas. Peut-être que c’est là que notre organisation russe a entendu parler de l’extraterrestre. — Possible, accorda Julia. — Nia Korovilla me gêne toujours, dit Victor. Huit ans, c’est une éternité dans ce business. N’importe quel contrat de plus d’un an est vraiment long pour nous. — Tu penses qu’elle était un agent dormant d’une agence de renseignement gouvernementale ? demanda Greg. — Saloperie de rouges ! jura Philip Evans. Je ne leur ai jamais fait confiance. Reagan avait raison. — Grand-père, ne sois pas aussi paranoïaque. La Russie n’a même plus de parti socialiste fort dans son Parlement, elle ne représente pas non plus une menace militaire. Les Russes sont surtout des entrepreneurs, aujourd’hui. — Voilà ce qui se produit quand on a des routines de pensées coincées au XXe siècle, s’amusa le bloc RN2. — Merde, ma fille. Ce ne sont peut-être plus des communistes, mais ils ont toujours l’esprit de clan et ils gardent une place dans leur cœur pour la mère patrie. Jusqu’où penses-tu qu’ils iraient pour se procurer la technologie de la structuration atomique et la garder rien que pour eux, hein ? Ils utiliseraient tous les moyens, commerciaux et étatiques. Y compris des agents dormants pendant huit ans. Julia inspira profondément, indécise. Elle se tourna vers Greg. — Alors ? — Ce pourrait être l’un ou l’autre. Tout est lié aux affaires de Jason Whitehurst. Quelqu’un en Russie voulait garder un œil sur lui. Qu’exportait-il ? — L’argent, l’or et le bois étaient les cargaisons principales en provenance de la Fédération, plus certains produits chimiques et des minerais, répondit le bloc RN1. Il avait tendance à les échanger contre de la cybernétique. — Qui fournissait les matériaux à l’exportation ? — Quinze sociétés minières et chimiques étaient ses fournisseurs principaux, trois à Moscou, deux à Odessa, le reste éparpillé dans les républiques de la Fédération. Mais il ne se limitait pas à celles-là. Tu connais Jason, n’importe quelle cargaison l’intéressait. Notre liste n’est pas exhaustive. Je doute qu’il existe des archives officielles de la moitié de ses transactions. Greg sortit son cybofax. — Envoie-moi une liste de ces sociétés et autant d’informations financières que possible, s’il te plaît. L’appareil s’alluma et commença à charger les données. — Croisez les sociétés exportatrices avec Mutizen, demanda Julia à ses blocs RN. Voyez si elles lui fournissent des matériaux. — La banque Narodny n’appartient-elle pas à l’État ? s’enquit Greg. Julia hocha brièvement la tête. — Oui, après le démantèlement de l’URSS, les industries ont été privatisées, mais le Parlement russe a gardé le contrôle de Narodny. Il l’utilisait comme les Japonais utilisaient MITI après la Deuxième Guerre mondiale, pour fournir de l’argent aux industries cibles, des subsides officieux en fait. Ça a bien fonctionné, ça a même fait des miracles pour leurs usines automobiles et leur industrie lourde. — Tu avais raison, intervint le bloc RN2. Douze de ces sociétés d’exportation fournissent du matériel à Mutizen. Julia absorba la nouvelle silencieusement. Mais elle semblait inquiète. — Cette organisation hypothétique pourrait-elle être le gouvernement russe lui-même ? demanda-t-elle. — C’est une possibilité, concéda Greg. — Je n’ai pas beaucoup de contacts en Russie, dit Victor. Il me faudrait du temps pour les activer et découvrir ce qui se passe. — Je ne vois toujours pas comment Mutizen intervient, lâcha Julia. Quelle qu’elle soit, l’organisation russe était au courant de l’existence de l’extraterrestre avant moi, et pourtant Mutizen a été le premier à m’informer de la structuration atomique. Normalement, ils auraient dû tout faire pour que je ne sache rien. — Un détail, écarta Greg, en partie pour lui-même. Nous n’en savons pas assez sur l’organisation russe pour découvrir quel genre de gag elle nous prépare. — Elle tente d’empêcher Event Horizon de développer un générateur de force nucléaire, rétorqua Julia. C’est évident. — Peut-être, mais elle le fait de manière très étrange, ne serait-ce qu’en te laissant découvrir son existence. Nous savons qu’elle a utilisé Mutizen pour te faire une offre. Y répondras-tu ? Je veux dire, ton partenaire ne doit pas obligatoirement être Clifford Jepson, non ? — Certainement pas. — OK. Je vais peut-être pouvoir éclaircir les choses. Je connais quelqu’un dans l’armée, je peux lui demander si le gouvernement russe est derrière tout ça. Si c’est le cas, peut-être pourra-t-il négocier un accord pour qu’ils te laissent tranquille. N’oublie pas qu’ils doivent désespérément vouloir cette technologie. Nous sommes proches de Royan maintenant, cela signifie que tu as une chance d’acquérir les données du générateur sans partenaire. Dans ce cas, trois équipes travailleront dessus : Clifford Jepson et son allié, Mutizen et le sien, et Event Horizon tout seul. Ce sera une véritable course pour transformer ces octets en matériel utilisable et déposer un brevet. Avec tes ressources, tu as une assez bonne chance de gagner, de toute façon, mais si tu peux arranger une combinaison avec Mutizen et obtenir le soutien des gouvernements anglais et russe, selon tes propres termes, tu enterres Clifford Jepson, et ce n’est pas une blague. Julia croisa les mains et posa son menton sur ses jointures blanchies. — Cet ami militaire, il te dira la vérité ? — Il sera honnête. Soit il me parlera, soit il me dira qu’il ne peut pas. Il ne mentira pas. S’il ne veut pas parler, tu devras utiliser le Foreign Office pour découvrir ce qui se passe en Russie. — Je ferais mieux d’utiliser Associated Press, grommela-t-elle. — Mais, et l’extraterrestre ? s’enquit Rick. Si vous passez la journée de demain à poursuivre quelqu’un en Russie, quand puis-je partir à la recherche du visiteur ? Je veux dire ; une fois qu’on l’aura rencontré, vous pourrez vous acheter le plan d’un générateur et vous épargner tout ce qui est recherche et développement. — Ce garçon n’a pas tort, Juliet, intercéda Philip Evans. Si cet extraterrestre distribue des données, tu pourrais t’épargner un paquet de pognon. — À moins que l’extraterrestre ne dépose le brevet lui-même, répliqua Julia. — Intéressante question légale, intervint le bloc RN2. L’extraterrestre aurait-il légalement la possibilité de déposer un brevet ? — Et pourquoi voudrait-il de notre argent, de toute façon ? interrompit Victor. Des réparations ? Installer une base dans le système solaire ? Quoi ? C’est vous l’expert, Rick. — Seigneur ! (Rick ferma et ouvrit les poings.) Je ne sais pas. Peut-être que si on y va et qu’on le lui demande… — Ça ne prendra que quelques heures, demain, dit Greg tout en douceur. Je rencontrerai mon contact à la première heure et, ensuite, on verra où Charlotte Fielder a reçu la fleur. CHAPITRE 24 Greg regardait la côte du Grœnland glisser sur l’écran de la cabine, une ligne escarpée couleur ardoise de falaises rocheuses avec une eau sale battant leur pied. Au nord, une rivière en crue se jetait dans la mer, crachant des morceaux de glace translucides irréguliers. Le Pegasus aurait pu être celui qu’il avait utilisé la veille, la cabine avait le même genre de sièges, les mêmes couleurs, le même air insipide, et le logo d’Event Horizon gravé sur chacun des verres de cristal du bar en bois de rose. Sauf qu’aujourd’hui, il n’était accompagné que de Melvyn Ambler, au lieu de Malcolm Ramkartra et Pearse Solomons. Il avait cru avoir appris à se débrouiller avec le souvenir des défunts. Il en avait vu assez en Turquie et dans les rues de Peterborough. S’accrocher à leurs noms, les traiter avec respect et se rappeler qu’ils vous soutenaient. Mais il avait dû perdre l’habitude, ou il s’était ramolli au cours des années. Il avait fallu douze minutes au Pegasus pour rejoindre le Grœnland depuis Listœl, et chacune de ces minutes solitaires avait été passée à penser aux deux hommes de Victor et à Rachel, à la soudaine explosion de lumière et de chaleur autour d’eux, envahissant la cabine. Peut-être pas même ça. Ça s’était passé si vite. Le soleil ne s’était pas encore levé, les plaines sombres et ondulantes qu’ils survolaient n’en étaient que plus sinistres – une étendue stérile de cailloux et de rochers couverte de rosée. Les détails se mélangeaient à mesure qu’ils perdaient de l’altitude. Cette rencontre ne l’enthousiasmait pas. Ce serait sympa de revoir Vassili, mais parler d’Event Horizon et de l’extraterrestre rendait les choses amères. Le casque sur l’accoudoir sonna. Il le ramassa. — Nous venons de perdre notre escorte, annonça Catherine Rushton, le pilote. La première chose que Greg avait faite en entrant dans l’avion était d’aller la saluer dans le cockpit. C’était une réaction presque infantile, mais cela l’apaisait de pouvoir mettre un nom et un visage sur elle. — Nous sommes en sécurité, alors ? ironisa-t-il. Trois chasseurs Typhoon les avaient escortés depuis Listœl. Il ne devait pas être le seul, ce matin, à avoir des réactions exagérées. Julia s’inquiétait de l’armement que Clifford Jepson pouvait fournir à Leol Reiger. Un marchand d’armes et un tech-merc constituaient un mélange sacrément redoutable. — Oui, répondit le pilote. Le régiment de défense aérienne russe nous suit. Nous atterrirons à Nova Kirov dans deux minutes. — Bien. Il enleva sa veste en cuir de son siège. L’écran montrait une étendue de terre vert émeraude, morcelée en champs carrés par des clôtures en fil de fer. Même à cette altitude et dans la lumière anémique, il pouvait voir que la végétation n’était pas de l’herbe, c’était trop ras et trop uniforme, presque comme un terrain de golf. Et c’était bosselé. Quelle que soit la plante, elle envahissait les rochers comme un liquide. Pourtant, des moutons s’en nourrissaient. Nova Kirov était une ville frontalière d’aluminium et de composite nacré, et le nouveau Far West, sauvage, réinventé pour le XXIe siècle. Aucun arbre, pas de bois pour la construction. Les pionniers du cru n’étaient pas aussi indépendants que ceux qui avaient pris le chemin de l’Oregon quelque deux cents ans plus tôt. Pour s’installer au Grœnland, il fallait soit être riche, soit avoir un riche sponsor. La ville s’étalait sur plus d’un kilomètre le long de la berge sud d’une rivière d’eau blanche. De gros morceaux de glace flottaient dans les rapides. Un pont à travée unique reliait la ville à une route de terre battue qui courait sur la berge nord. À l’est de la ville, un vaste espace de terre restait désertique. Cinq avions cargos subsoniques AN-995 y étaient parqués, de gros appareils cylindriques avec un aileron arrière et une configuration de canard, tous arborant les couleurs bleu et blanc d’Air Russia. Un long bâtiment de deux étages s’élevait sur le bord de cet aéroport de fortune. Des antennes satellites, pointées vers le sud, étaient disséminées sur son toit recouvert de panneaux solaires et une tour à antenne micro-ondes le surplombait sur un côté. Tout autour, on pouvait voir des champs de maïs. Le Pegasus vira au-dessus de la ville et frôla les AN-995 pour atterrir près du bâtiment. Greg aperçut un petit comité d’accueil qui l’attendait. Une poussière grise s’élevait en tourbillons, obscurcissant les images des caméras. La porte s’ouvrit, Melvyn Ambler se leva, fermant sa veste en laine écossaise jusqu’au cou. — Le général Kamoskin et moi aurons probablement une conversation privée dans son bureau, annonça Greg. Vous devriez rester dehors. Ça vous va ? — Pas de problème, répondit le capitaine. Greg descendit l’escalier avec légèreté. Du sable gris crissait sous ses bottines. Il faisait frais, la gelée blanche entraînant une humidité froide. Greg savoura cette météo comme on déguste une nouveauté. Son souffle se transformait en vapeur. Un jour, il faudrait qu’il emmène les enfants dans la région, pour leur donner un aperçu du vent d’autrefois et du monde tel qu’il était avant le réchauffement. Ce serait terrible s’ils n’en faisaient jamais l’expérience. Le général Vassili Kamoskin marchait en tête des cinq personnes du comité d’accueil, souriant largement, bras écartés. C’était un grand Russe stéréotypé, les cheveux noirs dégarnis aux tempes, le visage large, le cou épais. Il portait son uniforme de l’armée, vert foncé avec des épaulettes rouges, parfaitement repassé, orné de cinq rubans de médailles. Et ce n’étaient pas des décorations de pacotille, Greg le savait, Vassili les avait gagnées ; trois d’entre elles pendant la guerre de Turquie où ils avaient servi ensemble. Il s’avança entre les bras de son ami. Vassili rit dans son oreille. — Comme toujours, Gregory, ça fait trop longtemps. Comment va Eleanor ? Greg se libéra. Vassili avait moins de cheveux que dans son souvenir. Cela devait faire cinq ans qu’il était venu leur rendre visite à Hambleton, juste avant la naissance de Richy. Ils restaient en contact parce que les amitiés formées au combat n’étaient pas du genre qu’on oublie. Trop de douleur, trop d’efforts partagés. — Elle est de nouveau enceinte. Vassili lui frappa l’épaule joyeusement. — Tu ne m’as pas prévenu, accusa-t-il. Ça t’en fait combien maintenant ? — Ce sera le cinquième. — Espèce de démon ! Tu donnes des leçons ? — Comment se porte Natalia ? — Bah… (Vassili agita la main vers la ville.) C’est une femme de militaire, elle ne se plaint pas. Parfois, je pense quelle devrait. Greg regarda Nova Kirov. Il y avait un groupe de hangars derrière le bloc de l’aéroport. Les tracteurs étaient déjà en mouvement, traînant des camions chargés de balles de laine. Les immeubles de la ville ne possédaient qu’un étage, ils étaient bien espacés, faits de panneaux standardisés plaqués sur une structure simple. Une église d’aluminium s’élevait, seule sur un plateau au-dessus de la rivière. Les rues étaient faites de boue grise tassée par les roues des véhicules. Il y avait quelques chiens qui couraient. Même sans son hypersens, Greg détectait l’optimisme qui imprégnait les lieux. La colonie créait son propre avenir, c’était toujours extraordinaire. — Ça a l’air joli, dit-il. — Greg, c’est un poste de retraité. Ils m’ont mis au pâturage, ces salauds. — Ne me dis pas que tu préférerais traiter des données à Moscou ? Vassili grogna. — Non, tu as raison. J’ai des responsabilités ici, et une certaine indépendance par rapport à nos glorieux maréchaux si cultivés. Je ne serai jamais ministre de la Défense, de toute façon, je ne suis pas un homme politique. Alors me voilà, tsar de soixante mille kilomètres carrés, même si les trois cinquièmes sont encore sous la glace. Le glacier était visible à l’ouest, sur l’horizon, une ligne blanc pur qui perturbait la fusion entre le ciel et la terre. Reflétant le soleil levant, il commençait à avoir des reflets orangés. L’image évoquait un rêve, que Greg observait, fasciné. — Tu as de quoi t’occuper, Vassili ? — Bah ! Nous sommes ici pour protéger les limites du zemstvo jusqu’à ce que l’ONU lui accorde l’indépendance. On a la zone indienne au nord et la française au sud. Je ne crois pas qu’ils vont nous envahir, et toi, Gregory ? — Non. — Nous ne sommes qu’une vulgaire force de police, cela permet au zemstvo de ne pas s’en payer une. De toute manière, les colons n’auraient pas les moyens. Mes troupes passent leurs soirées à empêcher des ivrognes de se battre. C’est tout ce que font les fermiers, Gregory. La journée, ils plantent leur mousse arable génétiquement modifiée sur ces terres désolées et, le soir, ils boivent. Ils arrivent ici avec tant d’espoirs, des étoiles dans les yeux. Puis ils découvrent la réalité du Grœnland. Un désert de glace et de rivières stériles plus froides que le sang d’un yeti. Il faudra un siècle pour transformer la terre qu’ils ont achetée en jardin, malgré ce qu’on leur a promis. Ils s’attendaient à la liberté, et ils comprennent qu’ils ont endetté leurs enfants. Bien sûr qu’ils boivent, mais je leur pardonne. Que puis-je faire d’autre ? — Les rêves ne sont jamais bon marché, Vassili. — Je sais. Mais ça m’attriste de voir tant de cœurs brisés. Ils sont tellement naïfs. Ne fais jamais confiance à un homme qui a des étoiles dans les yeux, Gregory. Jamais. Greg regardait toujours le glacier au loin. Un vent frais en venait, ébouriffant ses cheveux. L’air était tellement limpide. Il savait qu’Event Horizon avait financé plusieurs colonies dans la zone anglaise, mais Julia ne lui avait jamais dit qu’il y avait des problèmes. Peut-être ses colons étaient-ils équipés de drones agricoles ? Elle préférait toujours les solutions technologiques. Pourtant la colonisation du Grœnland était une affaire très technique. En l’ouvrant aux colons, l’idée de l’ONU était de transformer les glaciers en pays arable géant. Aucun écosystème ne serait détruit par les semences génétiquement modifiées, aucune espèce indigène ne risquait de disparaître. Les fermiers pouvaient utiliser des techniques de culture intensive en toute impunité. Greg se frotta les bras. — Il fait froid. J’avais oublié le véritable air de la montagne. — Vous autres Anglais êtes des lopettes. Il fait trop chaud, il fait trop froid, il fait trop humide. Vous n’êtes jamais satisfaits. — Ouais, c’est ça. (Greg se tourna vers Vassili.) Au moins on a le droit de se plaindre. Vassili émit un bruit de pet. — Maintenant que nous avons découvert les bienfaits de la démocratie, les Russes ne font rien d’autre. Greg jeta un coup d’œil aux quatre jeunes officiers qui se tenaient, impassibles, derrière Vassili. — J’ai besoin de te parler, Vassili. — Bah ! Un coup de téléphone pour me prévenir que tu arrives, puis un autre du ministre de la Défense en personne pour me demander d’être particulièrement vigilant ce matin et de m’assurer qu’il n’y ait pas d’accident inexpliqué dans mon espace aérien. Alors je me demande : tout ça pour mon vieux copain qui fait pousser des oranges ? — Je ne suis pas à la ferme pour l’instant. On est en plein milieu de la saison des récoltes et on m’en a éloigné. — On ne nous laisse jamais tranquilles, hein ? — Ce n’est pas l’armée ni le gouvernement anglais, Vassili. Je fais ça pour un autre de mes amis. Vassili leva ses sourcils fournis. — Ce doit être une sacrée amitié ! Greg désigna le Pegasus du pouce. — Julia Evans, la propriétaire d’Event Horizon. — La Reine de Peterborough elle-même ? On se déplace dans de drôles de cercles pour deux vieux soldats, Gregory. Viens, alors. Viens me dire comment un simple général russe peut aider la femme la plus riche du monde. Le bureau de Vassili était au deuxième étage du bâtiment de l’aéroport, il occupait toute l’aile ouest, lui offrant trois baies vitrées sur Nova Kirov, les fermes embryonnaires et le glacier. Il était équipé d’un bureau, de chaises à haut dossier, de plusieurs bibliothèques et d’une longue table pour les réunions d’état-major. Tous les meubles étaient en pin de Sibérie, un bois particulièrement dur, avec de simples gravures géométriques. L’ensemble était vieux, craquelé et usé, ciré un millier de fois. Un samovar bosselé bouillonnait sur une table dans un coin, son charbon rougeoyait, emplissant l’air de bouffées d’air sec. Des obus d’artillerie étaient exposés sur les bibliothèques et le bureau. Un mur présentait une rangée de photographies encadrées, des généraux décorés que Greg ne reconnut pas, Eltsine, Evgeniy Schitov, le ministre de la Défense. Une lame d’hélicoptère d’un mètre de long, dont il manquait un morceau, comme si un animal avait mordu dedans, était exposée sous cadre. Elle provenait d’un Mi-24 Hind K. Servant de liaison avec les troupes de Vassili, Greg était dedans, quand l’hélicoptère avait été touché par un tir anti-aérien des légions du Jihad. Heureusement, la maîtrise du pilote avait été parfaite. Vassili leur versa une tasse de thé pendant que Greg s’installait à la longue table. Le bec verseur grinçait chaque fois qu’il l’utilisait. — Il était déjà dans ma famille avant la révolution bolchevique, expliqua-t-il. Les gars de la force aérienne me rapportent du charbon. Un général a quelques privilèges. (Il posa une tasse devant Greg.) Tu t’es coupé en te rasant, Gregory ? La main de Greg effleura la cicatrice près de son œil. La membrane du sceau dermique s’était détachée pendant la nuit et la nouvelle peau était rose et fragile. — Tu as entendu parler du crash du Colonel Maitland ? Vassili s’assit en face de lui, sourcils froncés. — Le dirigeable ? Certainement, c’était à la une hier soir. Il a pris feu quelque part au-dessus de l’Atlantique. La plupart de l’équipage s’en est sorti. Tu étais à bord ? — Ouais. Je vais te dire : il n’a pas pris feu par accident. — Gregory, mon ami, tu es trop vieux et trop lent pour penser au combat. Laisse ça aux braves comme ce sympathique jeune homme qui t’accompagne, s’il te plaît. — Seigneur ! Ne commence pas. Vassili rit et souffla sur sa tasse de thé. — Alors, que souhaite donc savoir Julia Evans ? — Le gouvernement russe est-il en train de monter une attaque secrète contre Event Horizon ? Et si oui, elle aimerait négocier une solution pacifique. Vassili posa sa tasse sans boire. — Tu es sérieux ? — Ouais. Greg n’aimait pas la manière dont Vassili le regardait, comme s’il était blessé. Il n’avait pas aimé poser la question non plus. Peut-être que venir à Nova Kirov n’avait pas été une si bonne idée. — Tu penses sérieusement que mon gouvernement ferait une chose pareille ? — Je ne crois pas que tu le ferais, Vassili. Mais quelqu’un dans la République russe s’attaque bel et bien à Julia et je veux savoir qui. — Gregory, commence par le début et raconte-moi tout. Greg prit une gorgée de thé et se lança. Quand il en eut fini, le visage rond de Vassili était pensif. — Non, ce n’est pas le gouvernement russe, dit-il. Je le saurais. J’ai été informé pour ce qui concerne la technologie de structuration atomique. Il y a deux jours, ce Clifford Jepson dont tu parles a approché Mikoyan, avec une proposition de coopération. Bien entendu, en bons Russes, les gens de Mikoyan ont informé le ministère de la Défense. Tu verras que je dis la vérité, Gregory. Greg poussa sa tasse vide vers Vassili, rencontrant son regard. — Je n’ai pas besoin de mon implant avec toi, Vassili. — Bah, tu es tellement sérieux. J’ai pu t’aider, n’est-ce pas ? Tu ne ferais pas la même chose pour moi ? — Tu as mon adresse et mon téléphone. Par contre, je ne peux pas t’offrir de couverture aérienne. Vassili frappa la table en riant. — Bon, maintenant, nous devons découvrir qui traîne le nom de mon pays dans la boue, non ? — Ouais. (Greg réfléchit un instant.) Tu dis que c’est Mikoyan qui a informé ton gouvernement. Mutizen n’a pas approché le ministère de la Défense avec ses données sur le générateur ? — Non. Je ne me rendais pas compte que nous étions propriétaires d’un kombinate. — Seulement trente-deux pour cent. Mais oui, c’est aussi valable que la propriété pleine et entière. — Si le gouvernement avait la minorité de blocage, il aurait fait en sorte d’utiliser les données du générateur à son avantage. Elles n’auraient jamais été offertes à Event Horizon. (Vassili se leva et emporta les tasses au samovar.) Je n’aime pas ça, Gregory. L’officier qui m’a briefé a expliqué certaines des applications militaires de la structuration atomique. Ce sera la ruée pour son acquisition. Tout ou rien, Gregory. Quel pays pourrait se permettre de s’en passer ? Un bouclier capable de protéger des villes entières contre les armes nucléaires et les ogives de compression d’électrons… les citoyens du monde entier ne demandent rien de moins à leurs gouvernements. Et je te parie que les applications offensives suivront bientôt. Les gens sont tellement bons pour ce genre de choses. Maintenant tu me dis que des joueurs inconnus cherchent à obtenir le monopole ? Non, ce n’est pas bon, et pas seulement pour Julia Evans. Greg se passa une main sur le front. La nuit précédente, il avait été trop épuisé pour réfléchir à la structuration atomique, mais les commentaires de Vassili ouvraient son esprit aux différentes possibilités, et peu d’entre elles étaient bonnes. — Tu penses que cela provoquera une nouvelle course aux armements ? Vassili remplit les tasses et revint à la table. — Une course aux armements, une crise économique. (Il eut un sourire triste.) Juste au moment où on commence à se relever du réchauffement… — Ouais. L’Angleterre est de nouveau un pays agréable à vivre, Vassili. On ne dirait pas que c’est le même qui a tant souffert sous le PSP. — As-tu les noms des entreprises d’exportation russes avec lesquelles traitait Jason Whitehurst ? — Bien sûr. (Greg sortit son cybofax, afficha les données et le tendit à Vassili.) Ça te dit quelque chose ? — Peut-être. Vassili activa le terminal sur son bureau et entra les profils des entreprises exportatrices dans la machine. — J’ai une liaison cryptée avec les mémoires centrales du renseignement militaire à Moscou. Avec ça je peux accéder aux mémoires du Directorat du crime fédéral. Cela ne prendra qu’une minute. Il s’assit à son bureau. Les obus brillants empêchaient Greg de voir les données dans les cubes. Il avala une gorgée de thé. Vassili laissa soudain échapper un grognement méprisant. — Quoi ? demanda Greg. — Tu me surprends, Gregory. La Mindstar ne t’a-t-elle pas entraîné à la corrélation des renseignements ? — Trois mois de conférences et d’exercices, pourquoi ? — Tu devrais avoir honte, alors. Tu ne t’es pas rendu compte que tu te trouvais en territoire connu avec ce soi-disant Russe ? Tu n’as pas eu un sentiment de déjà-vu ? — En territoire connu ? — Des organisations privées qui constituent un puissant cartel national, influençant les départements gouvernementaux. Qui, à ta connaissance, correspond à ce schéma, Gregory ? — Merde ! Julia ! Tu veux dire que nous combattons l’équivalent russe de Julia Evans ? Vassili soupira et éteignit son terminal. — Non, Gregory. La Russie envie Julia Evans et Event Horizon. Comment ne pas le faire ? Une femme qui utilise sa richesse et son pouvoir pour entretenir son propre pays et qui n’abuse pas de sa position. Une personne honorable. Non, Gregory, nous n’avons pas d’équivalent de Julia Evans. Par contre, ça, c’est quelque chose dont les Russes ont honte. Le mauvais côté de la démocratie. — Qu’est-ce que c’est ? Vassili revint à la table et s’assit lourdement. — Dolgoprudnenskaya, cracha-t-il. — Je n’en ai jamais entendu parler, quoi que ce soit. — Bah ! Ça me fait plaisir. J’aimerais que tu n’aies que de bons souvenirs de la Russie. Mais elle existe. Ces membres sont nos mafieux, nos yakuza, nos triades. Le crime organisé, Gregory. Ces quinze entreprises exportatrices appartiennent à des membres connus de la Dolgoprudnenskaya. Chacune d’entre elles. Qu’est-ce que tu disais tout le temps en Turquie ? Les coïncidences n’existent pas. — Ouais. Et cette Dolgoprudnenskaya est suffisamment puissante pour influencer ton gouvernement ? — Influencer est un bien grand mot. Ils ne pourraient pas acheter les membres du Parlement, pas directement. Mais bon, Julia Evans sort-elle du liquide pour que les Nouveaux conservateurs fassent ce quelle veut ? — Compris. — Ils sont partout, Gregory, notre bureaucratie en est pourrie. C’est naturel, ce sont les successeurs du Parti communiste. Ils ont grandi à l’ombre du Parti dans les années 1980 et 1990. Il y en avait déjà huit ou neuf à Moscou à l’époque, les Podolsk, Tchétchènes, Solntsevo et d’autres, mais la Dolgoprudnenskaya était la plus puissante, il était inévitable qu’elle absorbe les autres. Maintenant, il ne reste plus que les Dolgoprudnensky dans toute la République. Il y a eu des criminels en Union soviétique avant eux, mais jamais aussi bien organisés, ni aussi impudents. L’Afghanistan, c’était le début, les jeunes qui en sont revenus étaient une espèce que les autorités n’avaient jamais rencontrée. Les Afgansri. Ils n’avaient aucun respect, aucune morale, aucune conscience. La guerre les en avait privés, ils voyaient bien qu’ils combattaient pour rien, et pis, pour un mensonge. Pas tous, bien sûr, mais un grand nombre s’est tourné vers le crime. Puis, les communistes sont tombés et les gangs ont commencé à remplir le vide qu’ils avaient laissé. La corruption, Gregory, le mauvais usage du pouvoir. Les Occidentaux n’ont toujours pas idée de la façon dont les communistes ont pillé le pays pour conserver leur statut. La Dolgoprudnenskaya n’a pas leur stature, mais elle est tout aussi insidieuse : racket, cuves de syntho, prostituées, entreprises légales qui escroquent les usines et les fermiers et, bien sûr, les officiels corrompus. Nous les combattons avec l’aide de la police et du ministère de la Justice, Gregory, combat sur combat jusqu’à ce que les bâtiments brûlent et que le sang soit versé. Le mieux que nous pouvons faire est de protéger le peu qu’on a. — Je ne savais pas. Je suis désolé. — Non, c’est moi qui ai honte. C’est terrible de devoir raconter une chose pareille à un étranger, alors que c’est le pays que j’ai juré de défendre, les gens pour lesquels je suis prêt à mourir. — Le crime organisé nous touche tous, Vassili. Le nombre d’individus impliqués est si fou qu’on ne peut même pas les traiter de minorité. Vassili rendit son cybofax à Greg. — Mais les problèmes et la misère dont ils sont responsables sont immenses. Vois ce qu’ils ont fait à un vieil homme, le rendre incapable de regarder un ami dans les yeux. — Pouvons-nous aider ? demanda Greg. Donner les informations en notre possession à votre ministère de la Justice ? — Qu’avez-vous, Gregory ? Quinze entreprises ont traité avec quelqu’un dont le dirigeable a été attaqué par des tech-mercs ? Les kombinates manœuvrent pour obtenir un avantage dans l’exploitation d’une nouvelle technologie. Comment cela pourrait-il nous aider ? Greg jouait avec sa tasse vide, il se sentait stupide. — Ouais, tu as raison. Pour Victor Tyo, ç’aurait été suffisant, pour un tech-merc, ç’aurait été suffisant. Des preuves circonstancielles qui condamnaient définitivement. Comme il était étrange que l’illégalité puisse accepter ce que la légalité ne pouvait pas reconnaître. — Je vais te dire quelque chose, Gregory. Si un jour tu rencontres un de ces Dolgoprudnensky face à face, tire. C’est le mieux que je puisse faire pour toi. Tire ! Abats-le comme un animal enragé. — Tu as un nom ? Un chef ? J’aime pouvoir nommer ce contre quoi je me bats. Comme ça je peux m’en faire une idée. — Kirilov. Pavel Kirilov. Ce salaud vit comme un marchand du temps de l’empire décadent, il fait étalage de sa richesse, de son luxe, et il a beaucoup de jeunes filles pour l’amuser. Mais il est intelligent et malin. Rien ne tient jamais contre lui au tribunal, il rit de ce que nos meilleurs procureurs peuvent faire. Greg se leva. Le soleil avait quitté l’horizon, les ombres s’étaient allongées. Une épaisse couverture de brouillard, que la lumière rosissait, tournoyait au-dessus des terres cultivées et se répandait dans les rues de Nova Kirov. Les gens et les chevaux paraissaient faire des efforts pour la pénétrer. — Que vas-tu faire ? demanda Vassili. — Découvrir où Charlotte Fielder a trouvé la fleur, puis aller à la rencontre de l’extraterrestre. Vassili lui agrippa les mains. — Gregory, si cet extraterrestre se révèle être une menace, ne garde pas ça pour toi. Ne fais pas comme les kombinates qui chercheraient à en tirer avantage. Cela concerne tous les peuples du monde. — Si c’est dangereux, je préviendrai tout le monde, promis. Quoi qu’en diront Julia ou Royan. — Bien. Je t’avoue que ce que tu m’as appris sur cet extraterrestre me fait peur. C’est un comportement très étrange de la part d’une créature intelligente. Je devrais dire, suspect. Se cacher comme ça, contacter les marchands d’armes avant les gouvernements. Ce n’est pas bon signe. Écoute bien : mon réseau de commandement est connecté aux plates-formes de la Ligue chinoise et orientale de défense stratégique et je suis autorisé à les utiliser. J’ai les codes et je suis prêt à activer les systèmes, Gregory, ça dépend de toi. — C’est… une sacrée responsabilité. — Tu es un soldat, Gregory, un vrai soldat. Tu feras ce qu’il faut, je le sais. (Vassili lui lâcha les mains et le frappa de nouveau sur l’épaule en souriant.) En plus, depuis quand vas-tu au combat sans couverture, hein ? C’est la maxime la plus importante d’un soldat. Des renforts, Gregory. Je serai ton renfort, une fois de plus. (Il secoua la tête, son sourire se transformant en grimace.) Bah ! Regarde-nous. Deux guerriers vieillissants perdus dans le passé. On est pompeux, hein ? — Très, mais au moins, personne d’autre ne le sait. Vassili éclata de rire. — Une dernière chose, ajouta Greg. Peux-tu vérifier un autre nom dans la mémoire centrale du Directorat du crime fédéral ? — Bien sûr. Quel criminel souhaites-tu exposer ? — Dmitri Baronski. CHAPITRE 25 Ils informèrent Charlotte pour Baronski après son réveil. Sa mort annula enfin tous les liens quelle avait avec son passé. Elle avait tellement dépendu de lui, ce dont elle ne s’était pas rendu compte avant. Mais, à présent, il ne lui restait plus rien, personne à appeler, nulle part où aller. Elle décida de s’occuper de Fabian. La dernière promesse faite à un homme mort. Et Fabian avait besoin qu’on s’occupe de lui. Son existence n’avait été que luxe, grâce aux soins d’un personnel qui s’échinait à lui faciliter la vie. Quoi qu’il désire, il lui suffisait d’un coup de téléphone, et il boudait si ses repas n’étaient pas servis à temps. Il ne connaissait rien d’autre. Et il venait de voir son foyer et son père tomber du ciel, en flammes. Elle était convaincue que les médecins d’Event Horizon ne se rendaient pas compte de la profondeur du problème. Ils attribuaient tout au choc. Des calmants, une thérapie de quelques semaines, quelques mois pour rebondir et ce serait fini. Ils avaient l’habitude de soigner des blessures contractées au combat, pas des adolescents perdus et traumatisés. Fabian ne pleurait même plus. On leur avait donné une chambre dans la clinique de la plate-forme. Quand elle s’était réveillée, un peu après minuit, il regardait le plafond. Il avait passé le reste de la nuit niché dans ses bras et ne s’était endormi qu’au petit jour. Après le petit déjeuner, l’infirmière de service lui avait trouvé des vêtements, un Levi’s délavé, des tennis et un sweat-shirt orné du logo du groupe Organic Flux Capacity. Elle avait retroussé les jambes du jean pour qu’elles ne tombent pas sur ses tennis et demandé une ceinture. Charlotte se regarda dans le miroir de la salle de bains et haussa les épaules. Une disciple du grunge mal habillée. Personne de sa connaissance ne pouvait la voir, Dieu merci. Puis il fallut attendre, de nouveau. Le personnel de la clinique ne savait pas quoi faire d’eux, se demandant s’ils étaient invités ou prisonniers. Suzi était dans la chambre voisine, le genou enveloppé de membranes bio-intelligentes connectées aux processeurs médicaux par un fouillis d’épais câbles de fibre optique. Charlotte l’avait remerciée de les avoir sortis du Colonel Maitland, elles avaient bavardé mais Suzi ne savait pas non plus ce qui se passait. — Greg va bientôt rentrer, lui avait-elle dit. Alors on saura. Et tu auras ton grand moment. La manière dont elle avait dit ça avait glacé Charlotte, comme si elle n’avait d’autre choix que leur dire ce qu’elle savait, réduite au rôle de cyborg. Sa vie était programmée par les autres. Ce n’était pas nouveau, mais maintenant c’était différent. Livrer cette putain de fleur. Son seul acte d’indépendance depuis des années. Elle savait qu’elle n’aurait pas dû le faire. Mais livrer une fleur de la part d’un amoureux, c’était seulement amusant. Sans danger. Comment cela avait-il pu se terminer ainsi ? Baronski aurait su quoi faire. En fait, il l’aurait prévenue dès le départ si elle s’était confiée à lui. Finalement, l’apathie de Fabian était trop lourde pour elle. Elle demanda à prendre l’air. Ils avaient même prévu un garde pour les accompagner. Dehors, il faisait chaud, le bruit et l’odeur étaient insupportables. Ils marchèrent le long de la plate-forme, regardant les tuyaux de décharge du générateur pisser de l’eau brune dans l’océan, ça puait le sel et le soufre. Le tonnerre de la cascade la mettait mal à l’aise. — De la merde de requin pure, dit Josh Bailey, le membre de l’équipe d’intervention qui marchait avec eux. On doit vivre avec tout le temps. Je suis presque immunisé maintenant. — Vous avez de la chance. Charlotte savait qu’elle devait montrer de l’intérêt. « Établis une relation avec toute personne que tu rencontres », lui avait appris Baronski. « Essaie de comprendre où elle se situe, comment elle te considère. » Ça semblait assez inutile à présent. Fabian se penchait au-dessus du garde-corps et fixait du regard les trois chutes d’eau qui plongeaient dans l’océan verdi par les minuscules particules d’algues qui y flottaient. Comme une soupe épaisse. Elle mit sa main sur la sienne. — Il n’a rien senti, Fabian. — Tu as vu la nacelle ! Il a brûlé vif. C’est une façon horrible de mourir. — Il devait être inconscient bien avant que les flammes n’atteignent son bureau, à cause de la fumée. Fabian tourna la tête, les yeux affolés, il voulait y croire. — Tu le penses vraiment ? — Quand une maison prend feu, c’est toujours ce qui empêche les victimes de s’échapper, elles sont asphyxiées par la fumée. — Oh. (Il baissa de nouveau la tête pour fixer l’eau sale.) Je n’ai jamais habité dans une maison. — Tu t’y habitueras. — Oui, j’imagine. (Il se raidit, il parlait avec une dignité fragile.) Je suppose que tu vas me laisser, maintenant. — Non, à moins que tu le souhaites. Il leva les yeux, trop effrayé pour y croire. — Mais tu n’es plus payée et je les ai entendus te dire que Baronski était mort. — Fabian ! (Elle lui prit la tête pour le contraindre à la regarder, enveloppant son visage de ses mains pour qu’il ne puisse détourner les yeux.) L’argent de ton père n’a jamais acheté le temps que nous avons passé ensemble. Il se mit à pleurer, mais il souriait derrière ses larmes. — Oh, Fabian ! Elle le berça contre elle, l’embrassant sur le crâne. Ses bras se resserrèrent autour d’elle avec la force du désespoir. — J’ai peur, hoqueta-t-il. — Moi aussi. Mais c’est moins terrible quand on a quelqu’un avec qui partager les choses. Ils restèrent longtemps enlacés. Elle ne souhaitait pas interrompre cette proximité, muette mais réelle. Elle lui avait dit la vérité, la peur était plus facile à affronter ainsi. Le Pegasus apparut dans le ciel, trois chasseurs pointus l’encadrant en formation serrée. Il se dirigeait droit sur la plate-forme. Charlotte sentit la tension monter. Le cybofax de Josh Bailey sonna. — Ne vous dérangez pas, lui dit-elle. Ce doit être pour moi. Fabian la suivit automatiquement, ce qui pouvait être un problème quand ils atteignirent la salle de conférence. Josh Bailey sembla sur le point de protester, mais Charlotte lui adressa une prière muette et il haussa les épaules avant de les faire entrer. Alors, enfin, elle rencontra Julia Evans en chair et en os et lui serra la main, la saluant d’une voix tremblante. Ses jambes frissonnaient, comme si elle avait couru un marathon. Julia Evans se contenta de sourire, murmurant quelques mots d’encouragement. Ce fut quasiment une fuite quand Charlotte, soulagée, rejoignit un siège derrière la table. Aucune allégation d’aucune sorte, aucune hostilité, Julia Evans ne la rendait pas responsable de ses problèmes. Julia dit quelques mots à Fabian, ses doigts caressant l’hématome autour de l’œil que la femme de chambre avait frappé et qui, grâce aux soins médicaux, commençait à dégonfler. Fabian rougit et baissa les yeux. Charlotte s’assit à côté de Suzi, arrivée avant eux. La petite dure à cuire portait une salopette de la sécurité d’Event Horizon. Le tissu faisait une bosse au niveau de son genou, mais elle ne claudiquait pas. Rick Parnell se présenta et s’assit promptement en bout de table, précédant Greg qui parut momentanément ennuyé avant de s’asseoir à côté de Parnell. Victor Tyo s’installa en face de Charlotte, activant le terminal devant lui. Fabian prit un siège à côté d’elle et fouilla sous la table pour attraper sa main. Elle la serra rapidement pour le rassurer. Les trois écrans plats sur le mur s’allumèrent tandis que Julia s’asseyait en tête de table. L’un des écrans affichait le visage d’un vieil homme, les deux autres Julia elle-même, aucun n’avait d’arrière-plan. — Ce sont des images synthétisées, expliqua Julia. Mon grand-père et moi avons stocké nos souvenirs dans des blocs abritant des réseaux neuronaux. Philip Evans, le fondateur d’Event Horizon. Charlotte se souvenait de lui. Elle avait souvent entendu ses mécènes l’évoquer et savait qu’il avait joué un rôle important dans la chute du PSP. Le concept était extraordinaire. Julia pouvait être à deux, trois, quatre endroits à la fois. Pas étonnant qu’Event Horizon fonctionne aussi bien. Charlotte sentit un sourire d’admiration se former sur ses lèvres. C’était vrai, personne ne pouvait battre Julia Evans. La réalité était plus étonnante que la légende. — C’est comme ça que vous êtes entrée dans le réseau du Colonel Maitland ! s’exclama Fabian. Il était impressionné. — Oui. Et je vous serais obligée de garder pour vous l’existence de mes blocs RN, ainsi que ce dont nous allons discuter aujourd’hui, s’il vous plaît. — Bien sûr, répondit Charlotte. Elle donna un coup de coude à Fabian. — Oui, acquiesça-t-il. — Bien. J’ai cru comprendre que Nia Korovilla vous posait des questions à propos de la fleur, Charlotte… — Elle voulait savoir qui me l’avait donnée. — Beaucoup de gens le souhaitent, intervint doucement Greg. Nous le révélerez-vous ? Charlotte avait l’intention de marchander : de l’argent, une garantie pour sa sécurité. Mais elle ignorait quelle somme demander et une part d’elle, pleine de colère, voulait que justice soit faite pour Baronski. Elle se doutait que les assassins du vieil homme n’étaient pas du genre à payer pour leurs crimes. Et il fallait aussi protéger Fabian. Julia Evans était la seule personne qui pourrait accomplir ce genre de choses. Il valait mieux ne pas se la mettre à dos. — Oui, dit finalement Charlotte. Il ne m’a jamais donné son nom. Il m’a simplement dit qu’il était prêtre. — Décrivez-le, s’il vous plaît, demanda Greg. — Je crois qu’il avait cinquante-cinq, peut-être soixante ans, taille moyenne, quatre ou cinq centimètres de moins que moi, un visage très pâle, le cou flasque, les cheveux grisonnants avec une queue-de-cheval. Il avait un sourire merveilleux, il suffisait de le regarder pour lui faire confiance. Elle s’interrompit. Prononcé à voix haute, cela paraissait stupide, mais son sourire était ce qui l’avait poussée à accepter de livrer la fleur. — Ce n’est pas Royan, dit Julia. — Le reconnaîtriez-vous si vous le revoyiez ? demanda Greg. — Absolument. Il portait une salopette grise, vieille mais propre. Tous les Célestes sont propres. Victor leva les yeux de son terminal. — Vous voulez dire que ça s’est passé à New London ? — Désolée, je ne l’ai pas précisé ? Oui, c’était pendant mes vacances. Julia et Greg se souriaient. — Vous vous êtes rendue à New London après la Nouvelle-Zélande ? s’enquit Greg. — Comment avez-vous… — Vous êtes quelqu’un de très important. Victor, que vous voyez ici, a sur vous un dossier très épais. — Oui. J’ai pris un vol au spatioport de Mangonui. — Avec votre client ? — Non. J’ai dit que c’était des vacances. J’y suis allée seule. — Comment les avez-vous payées ? — Je ne les ai pas payées. C’était un cadeau d’adieu de mon dernier mécène, tous frais compris. Baronski me l’a laissé. Normalement, je lui donne tous les cadeaux que je reçois, mais il pouvait difficilement revendre ces vacances, alors il m’a laissée partir. Victor laissa échapper un grognement. — Je ne risquais pas de retracer vos déplacements avec votre carte Amex. Quel était le nom de ce client ? — Ali Murdad. — Vous a-t-il envoyée à New London pour récupérer la fleur ? demanda Greg. Ou pour une autre faveur ? — Non, il s’agissait vraiment de vacances. — J’ai la confirmation pour le billet, intervint l’une des Julia. Un package royal chez Thomas Cook, réservé par Aflaj Industrial Cybernetics dont Ali Murdad est un des directeurs. Une dizaine de jours au High Savoy avec une carte d’accès universel pour le club et les installations de loisirs. — C’est ça, confirma Charlotte. — Parlez-nous du prêtre, engagea Greg. Êtes-vous certaine que c’était un Apôtre céleste ? — Oui. Il y avait un groupe de Célestes qui faisait le tour des touristes sur la plage de surf en chute libre. Deux d’entre eux m’ont abordée, ils avaient à peu près mon âge, ils m’ont expliqué ce qu’étaient les Célestes. Ils étaient très dévots, je ne veux pas dire idiots comme les Hare Krishna ou mortellement ennuyeux comme les Témoins de Jéhovah. Ils avaient le sens de l’humour, mais ils croyaient vraiment que notre destin est dans les étoiles. Ils m’ont demandé si je voulais rester à New London de manière permanente. Ils ont précisé que ce n’était pas une vie à la dure, pas comme les sectes qui exploitent les enfants sur Terre, mais plutôt basique. Ça ne les dérange pas, ils croient que ce n’est que temporaire, que lorsque l’événement divin se produira tout changera. Je pense qu’ils espèrent une plus grande bénédiction que les autres ou l’admission au paradis, quelque chose de ce genre. Un Apôtre céleste est supposé occuper une position plus proche de Dieu. — Mais vous avez refusé. — Bien sûr. Je peux me rendre à New London quand je veux. Je ne tiens pas à passer le reste de ma vie à ennuyer les touristes avec un dogme foldingue. Et ils avaient l’air un peu simples, vous voyez ? Le genre rêveurs. — Ce prêtre faisait-il partie du duo avec lequel vous avez parlé ? — Non. Il m’a approchée quand ils sont partis. Il connaissait mon nom, c’était étrange. J’ai eu l’impression qu’il attendait que les deux autres aient fini. Il m’a dit être désolé que les Célestes ne soient pas parvenus à me montrer la lumière, puis il m’a demandé si je pouvais rendre un service à l’un de ses amis. — Quel était le nom de cet ami ? l’interrompit Victor. — Il a affirmé ne pas pouvoir me le révéler pour des raisons évidentes. Julia sourit comme si elle savait déjà. — Poursuivez. — Il m’a demandé de vous remettre un cadeau de votre amant, sans que personne ne l’apprenne. J’ai pensé… eh bien, vous avez déjà un mari, alors un autre homme dans votre vie… c’était excitant et romantique de faire l’intermédiaire entre vous deux. Je n’ai pas pu refuser. Vous êtes… eh bien, vous êtes Julia Evans, n’est-ce pas ? J’aurais été impliquée dans un secret délicieux, on aurait même pu me demander de recommencer. J’ai interrompu mes vacances et je suis rentrée. Dmitri m’a obtenu une invitation pour le bal de Newfields. Elle regarda ses ongles, mortifiée. Que penserait Fabian de son comportement d’écolière ? — Il connaissait votre nom, dit Greg dans le silence qui suivit. Il savait que vous aviez les contacts nécessaires pour être invitée au dernier moment au bal le plus important de Monaco, et que vous possédiez le savoir-faire pour remettre la fleur. Ça, c’est de l’Apôtre céleste ! — Tu penses que c’est l’un d’eux, mon garçon ? demanda Philip Evans. L’extraterrestre ? — Un extraterrestre ? déglutit Charlotte. Fabian se redressa et dévisagea l’image de Philip Evans. Personne ne réagit. Tous regardaient Greg, s’en remettant à lui, comme s’il était une sorte de gourou. Il cilla lentement et se concentra sur elle. Charlotte s’agita, mal à l’aise, sentant la main moite de Fabian dans la sienne serrer un peu plus, silencieusement. Greg ne se contentait pas de la regarder, il la jaugeait. Un psi ! Cela ne la décontracta pas. Il y avait des rumeurs… — Vous dites que vous avez écourté vos vacances pour livrer la fleur ? demanda-t-il. — Oui. Sa gorge se serrait. — De combien de temps ? — Quatre jours. Le package d’Ali était pour dix jours, mais j’ai échangé mon billet. L’agent m’a dit qu’il n’y avait aucun problème. J’ai atterri au Cap et j’ai pris un avion pour Monaco. — Ah. (Un sourire éclaira son visage.) Je crois qu’il faut qu’on vous explique quelques petites choses. CHAPITRE 26 Suzi était restée silencieuse pendant que tout le monde parlait. D’abord Charlotte racontant qu’un Apôtre céleste lui avait donné la fleur extraterrestre. Qu’est-ce que c’était qu’un putain d’Apôtre céleste, de toute façon ? Puis Greg avec son pote le général russe et l’implication de la Dolgoprudnenskaya. Au moins elle connaissait les connards de la Dolgoprudnenskaya, c’étaient des vrais durs. Ensuite Julia avait commencé à délirer avec son vaisseau interstellaire et sa supertechnologie, la pression qu’elle subissait de la part des kombinates, des microbes, et Royan qui se comportait en monomaniaque, comme d’habitude. Royan devait toujours démonter les choses, les ouvrir, les comprendre et les remonter pour que ça fonctionne mieux. Si Julia ne savait pas ça, ils n’étaient pas aussi proches qu’elle le pensait. Un sacré paquet de merde. Charlotte et Fabian étaient assis côte à côte, bien droits, comme des gamins à l’école qui se concentrent sur une leçon compliquée, pendus aux lèvres de leur professeur. Le visage magnifique de Charlotte était tordu de concentration. Suzi regardait le profil de la fille. Pas mal du tout. Ce qui lui évoquait Andria, qu’elle n’avait pas encore appelée. Les discussions se poursuivaient autour d’elle. C’était quelque chose qu’elle détestait, et elle ne pouvait pas le leur faire savoir. Le silence impliquait la sagesse, ce genre de conneries. Qu’ils croient qu’elle était perdue dans ses pensées, complètement concentrée. C’était le truc de Greg, pas le sien. Elle pouvait planifier à l’avance, préparer un accord dans les moindres détails. Elle était bonne pour ce genre de choses. Mais elle ne pouvait pas assembler les pièces comme le faisait Greg. Il écoutait les gens raconter ce qu’ils croyaient être arrivé, il y réfléchissait puis il expliquait ce qui s’était vraiment passé. Et tout cela était sensé, comme s’il rassemblait les pièces d’un énorme puzzle dans sa tête, une carte de ce qui avait été. Lui et son intuition de sorcier. Elle lui sourit. Il lui lança un regard qui en disait long, puis se remit en marche : — Vous voyez, Charlotte, sans le savoir, vous avez travaillé pour la Dolgoprudnenskaya depuis que vous avez quitté l’orphelinat. Selon le général Kamoskin, Baronski était lié à l’organisation à un haut niveau. C’est pour elle qu’ils vous envoyaient toujours, vous et les autres filles, à la recherche de ragots financiers. Il se faisait de l’argent, c’est sûr, mais les données les plus intéressantes allaient à ce Pavel Kirilov. Lui occupe une position qui lui permet de les utiliser beaucoup mieux que Baronski. La fille avait l’air abattue. La main de Fabian tenait la sienne sous la table, son pouce la caressait doucement. — Et tu penses que c’est la Dolgoprudnenskaya qui a demandé à Jason Whitehurst de sortir Charlotte de Monaco ? demanda Victor. — Ouais. — Père faisait des affaires avec eux, dit Fabian de manière inattendue. C’étaient des trucs secrets, ça nous rapportait beaucoup. — Tu en es sûr ? demanda Julia. Le garçon fit la grimace. — Absolument. Père me l’a expliqué. (Il sourit à Charlotte et dégagea une mèche de cheveux de ses yeux.) Je te l’ai dit, Père me racontait tout. — Oui, tu me l’as dit, répondit Charlotte. Alors, comment ça fonctionne ? — C’est la Dolgoprudnenskaya qui s’assurait qu’on ait toutes les licences d’import-export avec les nations de la Fédération d’Europe de l’Est. Ces licences sont vraiment difficiles à obtenir, à moins de connaître les bonnes personnes. Les États d’Europe de l’Est sont toujours alourdis par une bureaucratie très puissante. En échange, nous utilisions les bateaux de la Dolgoprudnenskaya pour nos cargaisons à partir de ou vers Odessa. C’est très simple, en fait, l’essentiel de notre commerce avec la Russie se résume à des échanges de bois contre des appareils ménagers et de la cybernétique industrielle. Disons qu’une entreprise russe nous demande une pièce particulière de matériel étranger, on vérifie l’état du marché et on demande un chargement de bois correspondant au prix du matériel. Puis, le Directorat d’exportation de bois du gouvernement russe autorise le transfert du chargement depuis ses propres réserves. Ils ont des millions de tonnes d’arbres à feuilles caduques morts qui datent d’avant le réchauffement, c’est une importante ressource pour eux. Le bois est transporté depuis Odessa pour un coût dix pour cent plus élevé que le tarif normal et, en retour, l’entreprise obtient son matériel. Personne ne pose de questions sur ces transactions parce que la Dolgoprudnenskaya contrôle le Directorat d’exportation de bois. Depuis le directeur jusqu’aux femmes de ménage, tout le personnel fait partie de l’organisation et les seuls marchands qui sont agréés sont ceux qui ont son autorisation. Comme mon père. — Or le bois occupe beaucoup de place, intervint Julia. Il faut de nombreux cargos pour le transporter. — Exact. Sauf que Père ne se contentait pas de fournir des pièces à la Russie, il envoyait des usines entières. Charlotte le recoiffa de la main. Ils se sourirent. — OK, reprit Greg. Cela confirme ce que nous soupçonnions. Jason Whitehurst travaillait avec la Dolgoprudnenskaya, au moins au début. Quand il s’est rendu compte de la valeur de Charlotte, il a décidé de se passer de l’organisation. Ce qui explique la présence de Nia Korovilla à bord, pour surveiller le partenaire le plus précieux de la Dolgoprudnenskaya concernant le bois. Plus ceux qui surveillaient l’appartement de Baronski après que le Colonel Maitland n’eut pas rallié Odessa. — Comment savaient-ils que je transportais la fleur pour Julia ? demanda Charlotte. — Ils ne pouvaient pas savoir que c’était la fleur, répondit Greg qui serra les lèvres en regardant le plafond. Voyons. Depuis combien de temps n’avez-vous pas pris de vacances vraiment seule ? — Je n’en suis pas sûre, deux ans au moins, peut-être plus. — OK. Où étiez-vous quand vous avez demandé une invitation au bal de Newfields à Baronski ? — J’étais encore à New London. S’il n’avait pas pu m’obtenir une invitation, je n’aurais pas écourté mes vacances. — Et vous lui avez dit que vous vouliez voir Julia Evans ? — Oui. — Baronski a dû avoir des soupçons. Vous raccourcissez des vacances extraordinaires, prépayées, parce que vous souhaitez rencontrer la femme qui possède la plus grande entreprise du monde. C’était forcément pour une raison importante. Or vous ne lui en avez pas parlé, ce qui ne vous ressemble pas et qui va totalement à l’encontre de votre arrangement avec lui. Si j’étais quelqu’un vivant des miettes de données que vous et les autres filles lui fournissaient, j’aimerais connaître vos intentions exactes. » Je dirais que ça s’est passé comme ça : après que Baronski vous a obtenu une invitation pour le Newfields, il a appelé la Dolgoprudnenskaya et a expliqué qu’il se passait quelque chose de bizarre. Soit vous saviez quelque chose sur Julia, soit vous transportiez quelque chose pour elle. L’organisation vous aura immédiatement fait suivre, probablement avant que vous ne quittiez New London. Vos bagages ont dû être fouillés, et je devine que c’est à ce moment qu’on a prélevé un échantillon. Il s’agissait inévitablement de quelque chose que vous rapportiez de New London. Un psi empathique se sera immédiatement concentré sur la fleur. Elle dégage des vibrations très étranges. Et n’importe quelle équipe de tech-mercs se sert d’un psi pour les missions d’observation. Suzi peut vous le confirmer. Suzi hocha la tête à l’intention de Charlotte. — C’est clair ! Quand on suit un courrier, tout ce qu’il transporte est suspect jusqu’à ce qu’on ait pu prouver le contraire. Les vêtements, les cheveux, les bagages. On ramasse même les emballages de bonbons dans les poubelles, les hamburgers à moitié mangés, n’importe quoi. Recourir à un empathe, c’est de la routine, et c’est le moins qu’on puisse dire. Moi, je préfère un précog si je peux en trouver un. Ils sont souvent plus fiables. Elle soutint le regard de Greg, provocante. — L’homme de l’aéroport ! s’exclama Charlotte, effrayée. — Quel homme ? demanda doucement Suzi. — Je l’ai vu deux, peut-être trois fois. Il attendait au Cap quand j’ai atterri, il était aussi à l’aéroport de Monaco et je crois que je l’ai aperçu au bal, mais je n’en suis pas certaine. Il était habillé en serveur. — Intéressant, dit Greg. — Les coïncidences n’existent pas, appuya Victor. — Sans blague ? (Greg se tourna vers Charlotte.) Quand Baronski vous a-t-il demandé de rejoindre Jason Whitehurst ? — Il ma appelée juste après que mon vol avait atterri au Cap. J’étais encore au spatioport. — Un jour après vous avoir obtenu une invitation pour le bal. Cela laissait largement le temps à l’agent de la Dolgoprudnenskaya de trouver la fleur. Ensuite, après qu’elle a été analysée et qu’on a découvert qu’elle était extraterrestre, l’organisation aura voulu savoir où vous l’aviez obtenue à New London, et de qui. Elle vous a permis d’aller au bal pour confirmer que c’était bien à Julia que vous deviez la remettre. Et Jason Whitehurst était supposé vous ramener directement pour interrogatoire. (Il eut une moue aussi admirative qu’amusée.) Ils ont dû s’affoler quand vous avez disparu. J’imagine qu’ils ont envoyé leurs agents fouiller New London pendant au moins quatre jours. — Si la Dolgoprudnenskaya n’a pas contacté l’extraterrestre, pourquoi Mutizen m’a-t-il fait une offre ? s’enquit Julia. — Ce n’était pas une véritable offre, répondit Greg. D’après ce que nous savons, Event Horizon est la seule entreprise approchée par Mutizen. Toutes les autres ont reçu une proposition de Clifford Jepson, y compris Mikoyan qui a loyalement informé le ministère russe de la Défense. Regarde le timing. Il y a trois ou quatre jours, la Dolgoprudnenskaya entend parler de la structuration atomique, soit par des contacts chez Mikoyan, soit par le ministère. Une technologie tellement originale qu’elle effraie toutes les entreprises et les gouvernements qui en ont connaissance. À peu près au même moment, l’organisation découvre qu’il y a peut-être un extraterrestre dans le système solaire. Comme toi, Julia, et elle en arrive aux mêmes conclusions. Les deux doivent être liés. Depuis, la Dolgoprudnenskaya fait la même chose que tous les autres, elle cherche la source de la structuration atomique, le propriétaire des données du générateur. Elle a l’avantage d’avoir été la première informée, aussi bien de la structuration atomique que de l’extraterrestre de Royan. Elle estime qu’il suffit d’interroger Charlotte pour être le premier à rencontrer le visiteur. Sauf que Jason Whitehurst joue son joker et isole Charlotte. L’organisation commence à paniquer car il y a une date limite : demain, Clifford Jepson finalise le partenariat. Si l’organisation veut participer, il lui faut d’abord dénicher l’extraterrestre. Elle essaie de faire en sorte que Clifford Jepson et toi fassiez le boulot à sa place. » On a ordonné à Mutizen de te faire une offre de développement et de production conjoints. C’est un bluff, mais ça permet de t’informer de la structuration atomique après que tu as reçu la fleur. Ainsi, tu es obligée de monter une grosse opération pour retrouver Royan, une opération rapidement organisée, c’est-à-dire une opération bâclée qui sera facile à surveiller. L’offre de Mutizen sert aussi à aiguillonner Jepson, peut-être pour le forcer à rendre visite à l’extraterrestre, inquiet de ce que Mutizen offre les mêmes données. On l’a certainement aussi informé pour Charlotte et peut-être pour Royan. Voilà pourquoi Leol Reiger entre en scène. La Dolgoprudnenskaya ne peut pas perdre, elle dispose de ses propres agents qui fouillent New London, d’Event Horizon et de Clifford Jepson, trois pistes à suivre. Vassili avait raison, ce Kirilov est un salaud très malin. — J’ai été utilisée ? s’exclama Julia. Suzi aurait aimé que le ton glacial ne la dérange pas. Mais Julia avait l’art et la manière de s’adresser directement à l’esprit. Et l’entendre aussi furieuse était intimidant. Tout ce pouvoir, caché sous les convictions et les conventions de Julia, tout ce que cette femme pouvait faire si elle se lâchait… — Oui, toi, dit Creg avec légèreté. Et moi, et Suzi, Victor, Clifford. La Dolgoprudnenskaya a programmé nos logiciels et nous dansons comme des cyborgs. Le seul qui lui ait échappé est Jason Whitehurst. Le visage de Julia était parfaitement impassible, elle regardait la fenêtre, pensive. — Le synopsis que suggère Greg correspond au profil rassemblé sur Mutizen, dit l’une des images de Julia. Nous avons été incapables de trouver la moindre référence à la technologie de structuration atomique antérieure à deux jours. Pas davantage de financement de recherches en physique, et l’entreprise n’emploie aucun scientifique capable de faire ce genre de travail. Ton idée de départ semble être la plus logique : ils ont obtenu les données de quelqu’un d’autre. — Hmm… (Julia se tourna vers Greg.) Est-il toujours vivant ? — Tu sais que je ne peux pas répondre, mais… (Le visage de Greg se ramollit.) Je ne ressens aucune mauvaise vibration concernant la poursuite de la recherche. Peut-être que ça en vaudra la peine. Je continue. (Il regarda Suzi d’un air vague.) Et toi ? — Prochain arrêt : New London, répondit-elle tranquillement. Et après, Leol Reiger. — Je n’ai pas dit que je voulais arrêter, dit Julia avec un air vexé. — Bien, dit Greg. New London est vaste, et les agents de la Dolgoprudnenskaya ne sauraient même pas par où commencer. — Et toi, si ? demanda Julia. — Non. Mais Charlotte, oui. Qu’en pensez-vous, Charlotte ? Viendrez-vous avec nous pour identifier le prêtre ? Charlotte opina prudemment. — Oui. Si vous pensez que je peux aider. — Merci, Charlotte. Julia lui accorda un sourire chaleureux. La tension de la fille sembla disparaître. — Tu es sûr que la source est à New London ? demanda Victor. Selon Suzi, il était le seul autour de la table à ne pas être totalement convaincu par Royan et l’extraterrestre. Ce qui était étrange ; il avait déjà vu Greg travailler. — C’est la seule piste qu’on ait, dit Greg. À moins que l’équipe de SETI n’ait trouvé quelque chose sur Jupiter. — Désolé, nous n’avons rien trouvé, répliqua Rick. J’ai pris des nouvelles ce matin : aucun signal électromagnétique détectable. Quelque chose apparaîtra peut-être en recherche visuelle, mais il est trop tôt pour le savoir. Victor grogna. Il était tendu. — Je veux mes hommes avec moi, annonça Suzi pour Julia. On s’en est sortis hier, mais dans un sale état. Si on avait eu assez de puissance de feu, ç’aurait été une autre histoire. Et si la Dolgoprudnenskaya a des gens à New London, on peut être sûrs qu’ils sont armés. — New London est une ville-dortoir et un lieu de villégiature pour touristes, rétorqua Julia. Je refuse que vous emmeniez une armée privée là-haut. — Prenez l’équipe d’intervention avec vous, dit doucement Victor. Vous savez qu’ils sont bons, non ? Nous ne pouvons pas permettre la présence de tech-mercs armés à New London, même s’ils te sont loyaux et disciplinés. C’est ma meilleure offre, Suzi. Elle sourit. — Vendu. Ça m’a l’air suffisamment fluide. L’équipe d’intervention était valable. Suzi avait parlé à ses membres, la bonne vieille routine pro, et elle avait été surprise de ce quelle avait découvert. — J’espère que vous me laisserez accompagner Greg et l’équipe de sécurité à New London, intervint Rick Parnell. Suzi n’avait pas tellement fait attention à lui, un étalon dans un méchant costume. Il avait vraiment eu envie de s’asseoir près de Julia. Un universitaire qui cherchait des extraterrestres dans les étoiles, sa conversation devait être stratosphérique. — Je veux qu’on supervise correctement la recherche sur Jupiter, dit Julia. — Et ce sera fait, insista Rick. Mais je ne suis pas astronome, je ne pourrai rien faire. Vous dites toujours que ce sont les experts qui doivent faire le boulot. Je serais mieux employé à contacter l’extraterrestre. Il a une étrange psychologie. Je ne dis pas que je pourrais comprendre ses schémas comportementaux ou ses motivations mais, bon, le département SETI a fait des recherches dans… — Très bien, l’interrompit Julia. Si Greg ne s’y oppose pas. — Je ne m’y oppose pas. Rick laissa échapper un soupir de soulagement. — Victor, tu cherches la prochaine persona de Royan, dit Julia. Il devrait être à la North Sea Farm. — On a déjà vérifié les mémoires centrales de la ferme, intervint l’une des Julia synthétisées. Ils sont propres. — Raison de plus pour que Victor y aille en personne, répliqua Julia. Il trouvera ce que vous avez raté. (Elle fit le tour de la table du regard.) Bon, si tout est OK, on y va. Greg, ta navette sera là dans une heure. — Tu viens avec nous à New London ? demanda Suzi. — Non, pas tout de suite. Je dois d’abord débrouiller cette histoire de structuration atomique avec les kombinates et Clifford. Mais dès que vous aurez localisé le prêtre, je vous rejoindrai. — Bien. Suzi se leva. Elle ne ressentait plus la moindre douleur au genou. Les bandages biosoignants de la clinique étaient les meilleurs qu’elle ait jamais utilisés. — Et la Dolgoprudnenskaya ? demanda Fabian. — Fabian…, commença Charlotte. — Non, dit le garçon, buté. Je ne me tairai pas. La Dolgoprudnenskaya a provoqué tout ça, elle nous a contraints à nous battre les uns contre les autres. C’est pour ça que mon père est mort. (Il se tourna pour faire face à Julia Evans, le regard accusateur.) Pourquoi ne faites-vous rien contre eux ? — Je vais faire quelque chose, mais cette situation requiert toute mon attention pour le moment. Dans une semaine, quand tout sera terminé, l’organisation sera toujours là. Et tu auras un grand rôle à jouer dans sa disparition. Nous pouvons transmettre tout ce que tu sais sur eux au ministère russe de la Justice. (Elle lui sourit humblement.) Ça te va ? Il baissa les épaules, l’air belliqueux. — Oui. Ça me va. — Merci, Fabian, je sais que c’est dur pour toi en ce moment. — Est-ce que je peux aller à New London avec Charlotte ? — Je ne crois pas. Tu es bien plus en sécurité ici et Charlotte sera de retour dans deux jours. L’expression maussade de Fabian s’assombrit, mais il ne dit rien. Charlotte l’enlaça pour le rassurer. Suzi avait envie de féliciter le garçon, quelqu’un qui n’était pas totalement intimidé par Julia. Dieu sait qu’il y en avait peu. CHAPITRE 27 Le soleil n’était pas encore suffisamment haut dans le ciel pour sécher la rosée sur les pelouses de Wilholm. Le Pegasus de Julia envoya voler les gouttelettes en atterrissant. Elle fut accueillie par les baisers et les cris de ses enfants surexcités. Brutus lui aboya dessus puis commença à renifler ses pieds. — Tu es partie toute la nuit. — Où es-tu allée ? — Tu étais avec Oncle Greg ? — Est-ce que tu sais où est Papa maintenant ? Elle les enlaça tous les deux et les serra très fort. Ils se dirigèrent vers le manoir, Daniella gambadait. Julia prit une profonde inspiration. — Je suis désolée d’avoir disparu comme ça. J’étais à Listœl. Oui. Et je crois que nous savons maintenant. Elle rit en voyant Matthew tenter de faire correspondre les réponses aux questions, bouche bée. — Où crois-tu que se trouve Papa ? demanda Daniella. — À New London. Votre Oncle Greg s’y rend pour vérifier. Nous devrions le savoir d’ici à ce soir. Je devrai peut-être repartir. — On peut venir ? — Non. Si je trouve Papa, je promets de le ramener directement à la maison. Matthew et Daniella échangèrent un regard, à la fois ennuyés et soulagés. Julia leur sourit. — Venez. J’ai une téléconférence dans une minute, mais on a le temps de manger quelque chose ensemble avant. — Sans interruption ? demanda Matthew, suspicieux. — Aucune ! David Marchant avait été le premier Premier ministre des Nouveaux conservateurs ; élu à la chute du PSP, il avait gardé son poste douze ans après deux élections, avant de se retirer en faveur de son successeur, Joshua Wheaton. Depuis cinq ans, Julia regrettait de plus en plus cette décision. Wheaton ressemblait trop à Harcourt, un marchand d’image, cherchant désespérément l’appui du public, le cyborg d’un conseiller en communication. Au moins Marchant avait eu les tripes de prendre à l’occasion des décisions impopulaires. À présent, il se prélassait dans son rôle d’ancien chef d’État et de grand sage du parti, toujours prêt à donner son opinion ou à faire un bon mot à la télévision. On le percevait comme le pouvoir derrière le siège de Wheaton. C’était une estimation assez correcte. Quand son visage apparut sur l’écran plat de son bureau, Julia se détendit. Dans le temps, à leur avantage mutuel, ils avaient souvent discuté en tête à tête pour parvenir à des accords. Aujourd’hui, cela se pratiquait à travers une armée d’assistants ou d’avocats, les interfaces départementales, les groupes de travail industriels ou gouvernementaux, les comités de conseillers… Une des raisons pour lesquelles le problème Harcourt était apparu. Personne ne contrôlait plus la politique. — Bonjour Julia, salua Marchant. Sa voix puissante et riche inspirait immédiatement confiance. — Bonjour David. J’ai un problème. — Je ferai mon possible, Julia, tu le sais. — Pour commencer, tu aurais pu choisir un meilleur successeur. David Marchant sourit avec sagesse. — Joshua est parfait pour son époque, comme je l’ai été pour la mienne. Nous avions besoin d’un leadership fort pour nous en sortir après le réchauffement et le PSP, maintenant nous devons nous détendre un peu, consolider. — Il y a une différence entre se détendre et tomber en pièces. Wheaton a perdu quasiment toute son autorité, sur le pays comme sur le parti. Et j’ai Michael Harcourt sur le dos à cause de ça. — Michael est un homme ambitieux, il faut bien l’admettre. — Michael est un homme corrompu. David Marchant éclata de rire. — Tu es furieuse parce que ce n’est pas toi qui l’as acheté. — Il ne fait pas partie de la même aile du parti que toi. Et s’il réussit à piquer le pouvoir à Wheaton, il purgera le Conseil des ministres. Tu devrais devenir un présentateur du JT si tu veux qu’on entende encore ta voix après ça. Le problème c’est que Jepson dirige aussi Globecast. Tu serais viré de partout. Ça te donnerait une chance d’améliorer ton handicap au golf, dit-elle malicieusement. Marchant détestait le sport. Quand Peterborough United avait gagné la coupe de la Football Association anglaise, elle était assise à côté de lui dans la loge royale à Wembley. Il avait vidé deux flasques de whisky. D’ennui, avait-il dit. — Si tu avais soutenu Wheaton pour le pays de Galles, rien de tout cela ne serait arrivé, Julia. — La vie ne se décline pas en noir et blanc comme à ton époque, David. La politique n’est plus aussi simple. Rien n’est plus aussi simple. Ce qui est une bonne chose. — Pas vraiment, Julia. La complexité mène au chaos. — Et la simplicité rend le contrôle facile, répliqua-t-elle sournoisement. C’est de l’oppression. — Le PSP fabriquait de l’oppression, Julia, nous jamais. Nous avons créé l’environnement économique dans lequel tu prospères, tu devrais en être reconnaissante. Tant que nous restons à Westminster, Event Horizon peut continuer à s’agrandir. Tu as carte blanche, tu le sais. — Event Horizon est déjà suffisamment grand, merci. De plus, le capitalisme pur est aussi peu recommandable que le communisme pur. Je n’ai jamais aimé les extrêmes. Il doit exister un certain degré de régulation et de responsabilité, et un marché social quelque part au milieu. — C’est fort, de ta part. Tu sais ce que tu as à gagner avec notre politique. Sans notre tandem, ce pays ne serait qu’un État européen de seconde zone, pas la puissance qu’il est devenu. — Vous êtes tellement limités par la géographie ! Cela fout en l’air votre manière de penser. Le reste de l’Europe, le reste du monde d’ailleurs, a besoin de développer son économie au même niveau que l’Angleterre. Ne serait-ce que parce que, pauvres, ils ne peuvent pas acheter nos produits. — C’est bien joli dans la théorie, Julia, mais tu ne verras jamais ça dans la pratique. Les gouvernements sont trop bornés et protecteurs. Ils le doivent, c’est grâce à ça qu’ils se font élire. Elle sourit avec indolence. — À moins que ce ne soit un gouvernement gallois. — Touché ! Bon, qu’est-ce que cette petite merde de Harcourt t’a proposé ? — Il a une ligne directe chez Jepson qu’il utilisera pour me tenir informée des autres offres. C’est son petit avantage. Et il propose les aménagements fiscaux habituels. — Hmm. (David Marchant se frotta le nez, songeur.) Bien sûr, l’offre gouvernementale sera la même, c’est évident. Après tout, mes successeurs sont aussi bien placés à l’Échiquier{6} qu’au 10. Reste le problème de l’offre. Heureusement, le Premier ministre peut t’apporter le soutien du Trésor pour toute offre que tu feras à Jepson. Dans ce cas, tout ce que pourra te dire Harcourt n’a pas d’importance. Wheaton lui fournira un meilleur statut, le portefeuille de ministre des Embouteillages ou quelque chose du même acabit. J’imagine que tu prépares la somme appropriée avec ton consortium financier, pour Jepson ? — Oui, répondit-elle à contrecœur. Encore un problème. Le chef de la division financière l’avait briefée pendant le vol du matin, les banques et les financiers étaient terrifiés par la structuration atomique, ils couraient dans toutes les directions comme des poulets sans tête. Cela rendait les affaires extrêmement difficiles sur le marché financier. — Bien. Contente-toi de proposer une somme sur laquelle tu sais que les kombinates ne peuvent pas renchérir. On comblera la différence avec ce que les banques sont prêtes à t’avancer. Un chèque en blanc, Julia. Sans intérêt. — Ce sera des dizaines de milliards, peut-être des centaines. — Et alors ? Les contribuables sont une source de fonds illimitée pour les gouvernements. Et ils ne vont nulle part. — En tant que contribuable, je ne suis pas d’accord. — Pourtant tu ne paies que peu d’impôts, Julia, n’est-ce pas ? La politique des Nouveaux conservateurs est là pour ça. — Et en ce qui concerne le pays de Galles ? — Je suis sûr que, si tu avais une petite conversation avec Joshua Wheaton, il te convaincrait de notre point de vue. Peut-être pourrais-tu en toucher un mot quand tu quitteras Downing Street, il y a toujours beaucoup de journalistes devant le numéro 10. — Dis-moi une chose, David. Pourquoi les Nouveaux conservateurs sont-ils tellement attachés au pays de Galles ? — Une grande nation est une nation stable et forte. Sans le pays de Galles, nous serions affaiblis, peut-être même condamnés. Je n’ai aucune intention de laisser gaspiller ce que nous avons construit en dix-sept ans. Ce serait un suicide national. — Et le parti perdrait la majorité à Westminster. David Marchant haussa délicatement les épaules. — Si nous perdons, Julia, tu perds. L’écran s’éteignit. — Ça va être une sale journée, je crois, Juliet, lui dit son grand-père. — Oui, et si je ne fais pas extrêmement attention, ce pourrait être la dernière. — Tu aurais dû lui parler de l’extraterrestre. — Non. Je ne veux pas que des gens comme lui s’octroient le premier contact, et il faut considérer la première impression. — Et Royan est le choix idéal pour ça, ma fille ? Elle ne put répondre. Julia monta à l’étage pour prendre une douche. La chambre de maître de Wilholm était vaste, avec un plafond haut et des fenêtres donnant sur le lac. Une société parisienne s’était occupée de la décoration, les murs étaient violet royal et émeraude, le tapis vert mousse, les accessoires dorés, de lourdes tentures recouvraient les fenêtres du plafond jusqu’au sol. Le grand lit de chêne était équipé d’un baldaquin en soie blanche. Elle s’assit du côté Royan du lit, par impulsion, et ouvrit la porte de sa table de chevet. À l’intérieur, elle trouva deux bouteilles d’après-rasage, un peigne, un coffret relié du Seigneur des Anneaux, des cristaux memox de films en noir et blanc des années 1940 et 1950, un cybofax qui devait bien avoir dix ans tant il était gros. Elle sortit tous les objets et les disposa sur le lit, les alignant selon leur taille. Pas grand-chose comme héritage. Elle lui avait offert le cybofax et aussi les romans de Tolkien. Vêtements ? Elle ouvrit la porte de son dressing-room. Les biolums s’allumèrent automatiquement. Des filtres à poussière gardaient l’air propre. Elle avança entre deux tringles, caressant les chemises, les vestes et les manteaux, les faisant doucement osciller. L’étagère à chaussures au fond était bien remplie : des santiags, des bottines en daim, des tennis, des chaussures en croco, des chaussures de marche. Certaines n’avaient jamais été portées. Et il y avait les cravates, les ceintures, les chapeaux. Elle laissa les styles et les couleurs imprégner son esprit, se souvenant de Royan dans différentes combinaisons. Il était devenu un véritable dandy. Mais que portait-il le jour où il avait disparu ? Elle n’arrivait pas à s’en souvenir. Aucun cintre n’était libre. La garde-robe, la table de nuit, cela lui rappelait des souvenirs. Pas ceux qu’elle avait indexés dans ses nodules, de véritables souvenirs, humains. Ils étaient liés à des réponses émotionnelles. Dangereux. Elle abandonna la petite pièce silencieuse et ferma la porte derrière elle. Il ne tenait pas assez à ces vêtements pour les emporter avec lui. Ils lui appartenaient à elle, comme le manoir et l’entreprise. Il les portait pour elle, quand il était avec elle. Quand il jouait le rôle qu’elle lui avait donné. Kirsten McAndrews l’attendait dans son bureau, assise devant le terminal de la grande table centrale. Un vase africain sombre avait été placé au milieu, fleuri de boutons de roses pâles. Le parfum en était divin. Julia s’installa à sa place. >Ouverture canal aux blocs personnels. — Je veux lancer une recherche dans les mémoires centrales du bureau des brevets pour voir si Clifford Jepson en a déjà déposé un pour le générateur. — Il ne l’avait pas fait hier, nous avons vérifié, répondit le bloc RN1. — Alors vérifiez encore et installez une routine de recherche pour me tenir au courant. Je veux savoir dès qu’il en aura déposé un. — Je vois, dit le bloc RN2. Pourquoi ne l’a-t-il pas encore fait ? — Exactement. En disant à tout le monde qu’il met en vente les données du générateur, il s’est exposé à tous les pirates et à tous les tech-mercs du monde, sans parler de la sécurité des kombinates et probablement de certains ministères de la Défense. Pour se couvrir, il lui suffit de déposer le brevet. — Il n’a pas les données, intervint Philip Evans. — C’est ce que je commence à penser. Grand-père. Ce qui veut dire qu’il joue gros. Il doit savoir que, si je rencontre l’extraterrestre avant qu’il ne lui transfère les données, je lui ferai une offre difficile à refuser. Event Horizon a des intérêts dans toutes les disciplines humaines. Quoi qu’il veuille, nous pouvons le lui offrir. — Alors, pourquoi ne t’a-t-il pas contactée dès le début, ma fille ? — Je ne sais pas. Plus important, s’il est à New London, comment a-t-il contacté Clifford ? C’est quelque chose que nous avons oublié de vérifier. Et ce ne pouvait pas être par un message envoyé depuis l’astéroïde. — Nous ne connaissons pas les limites technologiques de l’extraterrestre, rétorqua le bloc RN1. Comment a-t-il pu pénétrer à New London sans être remarqué ? Les senseurs de défense stratégique sont aussi bons que le réseau terrien en orbite basse. — Demande à Royan, répliqua amèrement Julia. C’est lui l’expert. — D’accord. On te tiendra au courant. >Fermeture canal aux blocs personnels. — Comment Peter Cavendish progresse-t-il avec Mutizen ? demanda-t-elle. Kirsten tapa rapidement sur le clavier de son terminal. — Il y a des problèmes. J’ai organisé une réunion pour dix heures et demie. Il dit qu’ils semblent reculer. Dans cette mauvaise journée, Julia se permit un instant de satisfaction. Greg avait raison, l’offre de Mutizen était un piège. Maudite Dolgoprudnenskaya ! >Demande accès des blocs personnels. >Activé. — Désolé, ma fille, mauvaise nouvelle. — Que se passe-t-il, Grand-père ? — Le bureau nigérian de Victor vient d’appeler. Trois des survivants du Colonel Maitland ramassés par les gardes-côtes ont disparu. Ils ont quitté l’hôpital durant la nuit. Deux infirmières ont été blessées et un brancardier a disparu. — Merde. — Un des manquants correspond à la description de Leol Reiger. — Je m’en doutais. — Victor a déjà organisé une chasse à l’homme. Reiger ne sera plus un danger très longtemps, Juliet. — Ce n’est pas vraiment nécessaire, cette situation se résoudra d’une manière ou d’une autre dans les vingt-quatre heures. — Tu as probablement raison. Pourquoi n’appelles-tu pas Clifford pour régler vos problèmes pacifiquement ? — Je ferai peut-être ça. — Parler n’a jamais fait de mal à personne. — Oui, merci. Grand-père. — Je suis toujours là pour toi, Juliet. Et les analyses de l’état de l’entreprise attendent toujours. — Oh, Seigneur ! Très bien, allons-y. Les arroseurs automatiques s’étaient élevés à plus d’un mètre au-dessus de la pelouse, ils ressemblaient à de très fins champignons entourés d’une spirale de tuyaux projetant de longues giclées. Julia se tenait près de la fenêtre du bureau, elle écoutait le bruit de l’eau sous pression. Des flaques se formaient dans les trous creusés par le train d’atterrissage du Pegasus, dont les ailes dégoulinaient. Matthew était de nouveau dans la piscine, s’entraînant à plonger sous la surveillance de Qoi. Il réalisait déjà des sauts périlleux avant. Julia le vit tenter un flip arrière et frapper l’eau sur le flanc dans une grande éclaboussure. À peine sorti de l’eau, il réessaya. Daniella était à peine visible sur son cheval dans le paddock près du lac, Brutus traînait derrière elle, queue basse à cause de la chaleur. Normalement, pendant les vacances, ils invitaient des amis. Julia adorait le bruit des enfants dans le manoir, ils réveillaient la vieille maison, le rire remplaçant la solennité. Et les jeux qu’ils organisaient dans les jardins donnaient mal à la tête aux gardes de la sécurité. Le matériel de défense et les sentinelles génétiquement modifiées devaient être reprogrammés pour l’occasion. Julia refusait d’imposer des restrictions aux enfants, l’enfance était trop précieuse pour ça. Les bois et les champs retournés à l’état sauvage étaient un véritable royaume magique à cet âge. Mais aujourd’hui ils n’avaient invité personne, ou, plus probablement, Daniella avait empêché son frère d’inviter des amis, croyant que ça aiderait leur mère. On frappa à la porte et Peter Cavendish entra, essuyant son front avec un mouchoir en soie bleue. Son visage était rouge, ses cheveux blancs humides de transpiration. Julia s’écarta de la fenêtre et lui sourit. S’il n’avait pas porté un costume différent de la veille, elle aurait juré qu’il n’était pas rentré chez lui : il avait l’air de ne pas avoir dormi. — Asseyez-vous, Peter. On dirait que je vous fais travailler trop dur. Il s’installa sur l’une des chaises noires autour de la table, soupirant avec gratitude. — Je ne comprends pas, Julia. Négocier avec Mutizen c’est comme lutter avec une grenouille. Notre équipe a discuté avec la leur pendant dix-huit heures sans interruption et, chaque fois qu’on croyait trouver un accord, ils bloquaient. Je dirais que c’est délibéré, mais cela n’a aucun sens. Ce sont eux qui sont venus nous voir, n’est-ce pas ? — Oui, mais j’ai bien peur que vous ayez raison. Ils gagnent du temps. Ils ne sont pas en possession des données du générateur et ne l’ont jamais été. L’offre n’avait pour but que de me forcer à agir rapidement. — Nom de Dieu ! — Je suis désolée. Je n’ai découvert cela que ce matin. — Génial. Et maintenant ? — On en revient à Clifford Jepson et Globecast. Comment se passe cette négociation-là ? Peter Cavendish rangea son mouchoir dans sa poche. — Deuxième désastre. On a obtenu un contrat plus ou moins satisfaisant avec les avocats de Globecast, mais on n’a toujours pas décidé du montant. Et on n’aura rien avant de faire officiellement une offre. On attend des nouvelles de Michael Harcourt et des offres concurrentes, comme vous l’avez dit. — Oh, Seigneur ! Navrée, je n’ai pas encore décidé si j’acceptais l’offre de Harcourt. En fait, c’est le cyborg de Jepson, alors on ne devrait pas se fier à ses chiffres. Mais David Marchant m’a fait une contre-proposition pour notre coopération, assez bonne, je dois dire. Il la regarda longuement puis s’enfonça dans son siège. — Seigneur, Julia, je ne suis pas sûr d’avoir encore ma place ici. Rien ne reste stable assez longtemps pour qu’on puisse se faire une idée claire. Je veux dire ; on établit un contrat parfaitement ordinaire, et ce ne sont pas les objectifs qui changent, mais nous ne jouons pas le même jeu que lorsque nous avons commencé. J’ai besoin de repères sur lesquels je puisse compter, Julia. Elle lui rendit son regard sombre. — Cela ne vient pas de nous, Peter. Ce n’est pas notre faute. — Oui, bien sûr. Dans un monde parfait… — Quelque chose comme ça, oui. — Mais en attendant… — Nous faisons ce que nous pouvons. — OK, Julia, vous avez gagné. — Pensez à ce que doivent ressentir les autres. — Pas très rassurant. Vous voulez que je persiste avec le partenariat Jepson alors ? — Oui. — OK. Jusqu’où pouvons-nous monter ? — Jusqu’où ? murmura-t-elle. Je vais demander à la division financière de vérifier ce qu’on peut se permettre, et les renseignements commerciaux nous fourniront des estimations pour les offres concurrentes. Ce soir, nous déciderons de ce qu’on va proposer à Clifford. J’ai au moins une bonne nouvelle. Cette fois, à ma demande, le Trésor nous apportera son soutien. Elle ne mentionna pas le prix à payer pour ledit soutien, Peter n’avait pas besoin de le savoir. Et qu’en avait-il à faire, du pays de Galles ? — Bien, répondit-il. Au moins c’est du concret. — Êtes-vous parvenu à convaincre d’autres kombinates de faire avec nous une offre conjointe ? Il secoua la tête. — Aucune chance. Pas d’alliance possible dans cette guerre. Tout le monde veut la structuration atomique et tout le monde la veut de manière exclusive. Vous auriez dû voir la Bourse ce matin. Pas une action n’a été échangée. Ils attendent de voir ce qui va se passer après les enchères. — Peut-être rien. Je dois encore me convaincre que Clifford Jepson possède bien les données du générateur. Peter Cavendish leva une main. — Non. Non, je ne veux pas savoir. (Il lui adressa un sourire plaintif.) Qu’on gagne ou qu’on perde, je serai content quand ce sera fini. — Oui. Pourtant, avec inquiétude, elle avait l’intuition que cela ne se terminerait jamais, que cet extraterrestre n’était que le commencement. Il y avait cent milliards d’étoiles dans la galaxie, chacune d’elles attendait de frapper. Elle se souvint d’un reportage qu’elle avait vu à la télévision, des années auparavant, un village souffrant de la sécheresse en Afrique, en Éthiopie ou au Soudan, quelque endroit où le cercle infernal de la pauvreté et de la sécheresse n’avait jamais été brisé, même au XXe siècle. Or quand le nouveau millénaire était arrivé, il n’avait aucune chance de s’en sortir. Un endroit où le réchauffement avait tué même le rêve d’une fin aux souffrances. Le village avait été équipé de tapis condensateurs pompant l’humidité nocturne. Donation d’une église américaine, ils étaient rivés au toit de chaque hutte, comme les panneaux solaires sur les habitations européennes. Les habitants avaient été mourants, mais l’écran montrait des enfants en bonne santé, du bétail bien gras, des légumes cultivés dans des cuves hydroponiques. C’était une oasis entourée de terres arides, de terres si sèches qu’il n’en restait plus que poussière. L’air y était totalement immobile et cela durait depuis des années, plus d’une décennie de sécheresse. Au-delà des huttes, il y avait toujours les ossements d’animaux – vaches, chèvres, poulets – dans ce désert, blanchis, à moitié enterrés dans les nouvelles dunes, encerclés par des squelettes de vautours. Les reporters s’étaient déplacés parce que le chef du village avait tué le technicien qui avait installé les tapis. C’était un centenaire avec une peau de cuir ridé, des os protubérants, un vieux pagne en lambeaux, la personnification de la sagesse locale. Il regardait directement la caméra de ses yeux noirs clonés, impassible et méprisant. « Pourquoi avez-vous fait ça ?, demandait-il. D’abord vous avez tué l’air avec votre avidité, maintenant, vous nous envoyez des machines qui fabriquent de l’eau à partir de rien. Vous avez prolongé notre agonie. Nous vivons au prix de votre pitié, de l’argent dont vous vous êtes débarrassés. Nous sommes des mendiants misérables, la pitié et le malheur sont nos seules armes. Nous sommes les victimes éternelles de votre compassion. Si vous avez vraiment pitié de nous, rendez-nous notre dépendance au climat. Ramenez-nous la pluie et le vent. Alors tous les hommes seront égaux. » Elle avait compris ce qu’il voulait dire, comment il se sentait. L’humiliation insultante de la dépendance à une technologie qu’il ne pouvait pas comprendre, envoyée en cadeau par des gens qu’il ne connaissait pas, les réduisant, lui et son peuple, à l’état de bétail. Une culture primitive préservée par une science quasi divine, un acte de charité et de gaspillage. Il avait perdu toute dignité, son existence entière était sujette à des caprices qu’il ne contrôlait pas, ceux d’une culture qui avait détruit sa terre pour son propre confort. Impardonnable. Les cultures primitives étaient toujours assimilées par les cultures avancées. Leurs valeurs supplantées et finalement abandonnées. Une loi fondamentale de la nature. Et ses propres laboratoires génétiques avaient dit que les extraterrestres avaient des milliards d’années d’avance sur les humains. La structuration atomique était le retour du tapis condensateur et la Terre était un village de paysans. Le général russe de Greg avait raison, comme le chef du village. Le Pegasus descendit lentement sur les marais de la presqu’île de Hambleton, atterrissant nez pointé vers la maison des Mandel. Julia attrapa Matthew avant l’ouverture de la porte. — Écoute-moi bien, Tata Eleanor est enceinte, ça veut dire que tu ne feras pas de bêtises, que tu feras exactement ce qu’on te demande et que tu le feras sans te plaindre ni discuter. Compris ? Le visage du petit garçon s’emplit d’innocence outragée. — Maman ! — C’est compris ? — Oui. Elle étrécit les yeux. — Vraiment, insista-t-il. — Bien. Les vergers bruissaient d’activité, des gens avec des brouettes, des tracteurs, des enfants courant au milieu des arbres. Cris et chansons se répercutaient jusqu’à la pente qu’ils montaient. Des odeurs de cuisine et d’herbe coupée se mélangeaient à l’air parfumé. L’humidité à côté du réservoir était terrible. Les gens du voyage portaient tous des casquettes ou des chapeaux, les hommes étaient torse nu. Julia attirait les regards. Oliver et Anita descendirent pour les accueillir, accompagnés de cinq autres enfants. Daniella et Matthew se joignirent à eux et tous partirent vers le champ où étaient garées les voitures et les camionnettes. Deux hommes de la sécurité les suivirent tranquillement. Trois autres accompagnèrent Julia jusqu’à la ferme, deux d’entre eux portaient les sacs des enfants. Un semi-remorque était garé devant la maison. Deux hommes étaient occupés à le charger de cagettes blanches en algues compressées pleines d’oranges. Ils jetèrent un coup d’œil dans sa direction quand elle passa le portail. Christine arrivait avec un tracteur dont la remorque était pleine de cagettes. Elle fit de grands signes à Julia, mais ne descendit pas. La récolte était une affaire sérieuse. La jeune fille commença à faire reculer le tracteur vers le camion, faisant grincer la boîte de vitesses. En entrant, Julia fit rouler ses jointures contre la porte de la cuisine. Eleanor était assise dans le fauteuil à la tête de la longue table, trois cybofax étalés devant elle. Elle leva les yeux. — Entre. Tu ne me déranges pas. J’essaie juste de jongler avec les comptes. On dirait que c’est vraiment une bonne année. — Merci de t’occuper des enfants, dit Julia. Je détestais l’idée que mes problèmes leur gâchent les vacances. — Pas de problème. (Eleanor leva un verre vers son amie.) Sers-toi. Ce n’est que du Perrier, je ne peux pas toucher à l’alcool, alors tu dois souffrir avec moi. — Un verre de vin de temps en temps ne te ferait pas de mal. La main d’Eleanor s’agita avec irritation. — Tu sais comment est Greg. Ah, les hommes ! Une visite prénatale à la clinique et ils se prennent pour des obstétriciens. Julia tira une chaise et se servit du Perrier. — Royan était pareil. Je suppose que c’est excusable dans son cas. Après que je m’étais démenée pour le réparer, il est devenu très « santé »… De l’exercice, une bonne alimentation, de la crème solaire, la totale. — Il te manque ? — Bien sûr qu’il me manque. (Elle fit rouler le verre entre ses paumes.) C’est bien le problème, je crois. La manière dont je l’ai traité. Je l’ai fait, Eleanor, je l’ai sorti de Mucklands Wood et je l’ai transformé en homme idéal. C’est tellement stupide. — Ne sois pas idiote, il devait quitter Mucklands. Tu le savais, je le savais, Greg le savait. Royan aussi, après. — Oui, mais je ne lui ai jamais permis d’être libre, n’est-ce pas ? J’ai planifié son rôle dans ma vie. Nous étions de tellement bons amis, tu vois, après qu’il eut sauvé le bloc RN de grand-père du virus. C’était un rêve pour moi. Je devais me présenter en public et être la ? Julia Evans, parler de contrats, discuter avec des politiciens, arranger des histoires financières avec les banquiers. Seigneur, je n’avais que dix-huit ans ! Puis, quand la journée était terminée, je pouvais m’échapper dans mon esprit, et il m’attendait là. C’était comme un de ces amis imaginaires que les enfants s’inventent pour ne pas être seuls. Personne ne savait qu’il était là, personne d’autre ne pouvait le voir. Il était tout à moi. On parlait et il me soutenait, et j’avais pitié de lui. Ce que nous avions était précieux. Je pensais que ce serait pareil après Mucklands. Je voulais que ce soit pareil. — Lui aussi. — Peut-être. Mais il ne savait pas qu’il pouvait exister autre chose, pas au début. Il a vraiment vécu une nouvelle naissance. Un tout nouveau monde. Mais je continuais à lui demander des trucs pour moi, pirater pour moi, me faire des enfants. Depuis le début, c’était ça la chose qui se mettait toujours entre nous. Je ne pouvais pas changer, pas avec Event Horizon à diriger. Alors il devait se trouver une place dans ma vie. Nous n’avons jamais été à égalité. Eleanor se leva, pressa son poing contre son dos en se redressant et ouvrit un des placards de bois sous le plan de travail. C’était un réfrigérateur. Elle sortit une bouteille de vin blanc avec une étiquette du Kent. — Donc il s’est senti étouffé, dit-elle. Les hommes font toujours ça avec les femmes comme toi. — Peut-être. Comment se débrouille Greg ? Tu n’es pas exactement la bonne petite femme au foyer, obéissante et silencieuse. Eleanor versa un verre de vin et le tendit à Julia, un léger sourire jouant sur ses lèvres tandis que de vieux souvenirs lui revenaient. — On s’est débrouillés. Le problème n’était pas le même qu’entre Royan et toi, il faut dire. — Ouais. Tu sais comment Royan se nommait ? « Le prince consort ». Ça en dit beaucoup sur la manière dont je le traitais. — Oh, allez, Julia, le monde entier vit dans ton ombre. Il savait cela dès le départ, ce n’était pas entièrement ta faute. Julia goûta le vin, il était sec et bon. Eleanor comprenait. Dieu merci, elle était une des rares personnes avec lesquelles Julia pouvait se montrer elle-même. Elles se connaissaient depuis assez longtemps et Julia avait été son témoin quand elle avait épousé Greg. — Il voulait être mon égal, c’est ce qu’il a dit. Eleanor renifla son vin et but une gorgée. — Et s’il n’y parvient pas ? Y a-t-il seulement pensé ? Que fera-t-il ? Il trouvera d’autres extraterrestres ? — Dieu seul le sait. Il pose suffisamment de problèmes comme ça. Comme un enfant, en fait. Il n’a jamais appris à accepter l’échec. Des semaines de retard, c’est tout ce qu’il n’a jamais accepté. Tout le reste est réparable à la fin. — Oh merde ! — Oui. Elles sourirent et burent un peu plus de vin. CHAPITRE 28 Les vagues se déplaçaient en motifs irréguliers sur la mer du Nord, comme de petits chevaux blancs trottant rapidement, fouettés par les obstacles submergés. La société North Sea Farm n’était pas aussi grande que Listœl, elle ne comptait qu’une centaine de champs, mais les fruits marins qu’on y récoltait étaient vendus beaucoup plus cher que du krill. Et avaient bien meilleur goût, estimait Victor, mais c’était facile. Les fruits marins ressemblaient à des potirons, une écorce épaisse, jaunâtre et ridée sur une chair ressemblant à celle de la pomme. Victor leur avait toujours trouvé le goût d’un melon salé. Mais ils étaient riches en protéines et très populaires dans toute l’Europe. De nouvelles variétés apparaissaient chaque année, à mesure que les généticiens les raffinaient. C’était devenu une industrie assez importante. La plupart des pays possédaient des plantations sur leurs côtes. Et la partie la moins profonde de la mer du Nord, avec sa chaleur et sa basse salinité, offrait les conditions de production idéales. Julia avait lancé North Sea Farm trois ans auparavant, aidée par d’importants subsides du ministère de la Pêche. Le département n’était pas aussi grand que certaines des fermes combinées qui étaient apparues dans la mer du Nord, mais le profit était raisonnable. Quand les nodules de Victor lui avaient fourni un profil de la ferme, il avait découvert que l’organisation employait beaucoup de chercheurs et qu’un grand nombre de champs expérimentaient de nouvelles techniques. Comme il le suspectait, Julia couvrait ses options. C’étaient certainement ces installations de recherches qui avaient attiré Royan. Les laboratoires de la station étaient équipés pour des opérations de modification génétique très sophistiquées. Quand le Pegasus commença sa manœuvre d’approche, Victor devina les champs sous la surface. Des murs de corail génétiquement modifié d’un kilomètre de longueur dessinaient un énorme plateau d’échecs. De nouveaux murs poussaient sur les côtés, telles des lignes sortant du sable. Les couleurs des fruits marins plantés à l’intérieur des murs couvraient toutes les teintes de bruns. Diverses tours et plates-formes dépassaient de l’eau à intervalles réguliers. Certaines étaient d’anciennes plates-formes pétrolières du XXe siècle. Pas de gaspillage. Mais la majorité avait été construite avec les mêmes sections de béton que les plates-formes de générateurs thermiques de Listœl, produites massivement par Event Horizon au bord de la Nene. Des cargos étaient amarrés aux plates-formes pour le chargement. D’énormes barges traversaient les champs, de petits sous-marins jaunes étaient visibles sous l’eau. Quand le Pegasus se fut posé sur une plate-forme, Victor quitta rapidement l’hypersonique. Eliot Haydon, le directeur de la ferme, l’attendait, vêtu d’un short bleu marine et d’une casquette de baseball avec le logo d’Event Horizon. Victor accéda à son profil dans les dossiers du personnel : quarante-sept ans, ancien de l’université de Norwich où il avait obtenu un diplôme en biologie marine. Il travaillait depuis dix-neuf ans pour l’entreprise, dont les cinq derniers comme directeur, responsable des profits de la ferme. Un autre de ces cadres très professionnels d’Event Horizon. Victor se demanda si Julia le classait dans la même catégorie. Probablement. Eliot Haydon serra la main de Victor, d’une poigne chaude et sèche. — Monsieur Tyo, nous n’avons pas souvent droit à une visite de votre division. — Judy Tobandi est un bon officier, répondit Victor. La ferme ne pose aucun problème de sécurité. Quand tout se passe bien, il n’y a aucune raison d’intervenir. Eliot Haydon sourit, montrant quatre dents en or. — Tiens, tiens, une administration éclairée… et au plus haut niveau ! Vous devez avoir glissé dans le filet de captage du personnel. Que puis-je faire pour vous ? — Je cherche Royan. Le connaissez-vous ? — Oui, bien sûr. Mais, si vous vouliez lui parler, j’ai bien peur que vous arriviez trop tard, il nous a quittés il y a trois semaines. N’avez-vous pas vérifié les mémoires centrales de notre gestion ? — Cela fait partie de mon problème. Nous avons bien vérifié. Il n’y a aucune mention de son passage. — Quoi ? — C’est plutôt compliqué, mais il couvre très efficacement ses traces. Pouvez-vous me dire ce qu’il faisait ici ? — Il faisait des recherches sur la génétique des coraux, il tentait d’améliorer le ratio d’absorption minérale. (Une trace de malaise assombrit le large visage solaire d’Eliot Haydon.) C’est ce qu’il disait en tout cas. C’était un poste temporaire, bien sûr. Nous recevons souvent des scientifiques d’autres fermes et des instituts marins nationaux. Maintenant que l’effet de compétition s’est calmé, nous trouvons tous que la coopération est très utile. — Avez-vous assigné un laboratoire de génétique à Royan ? — Oui. Il en voulait un pour lui tout seul. C’est assez inhabituel, mais son niveau d’autorité le lui permettait. Il y a eu quelques plaintes quand nous avons redistribué les places. — Que s’est-il passé après ? — Après quoi ? — Après son départ. A-t-il laissé des équipements ? Qui a repris le laboratoire ? Que sont devenues ses recherches ? Eliot Haydon tira son cybofax de la poche de son short et lui posa quelques questions. Il consulta l’écran puis regarda Victor attentivement. — Selon nos dossiers, son laboratoire est toujours inoccupé. C’est anormal, l’espace de travail est très important dans cette station. Les blocs de gestion sont programmés pour redistribuer l’espace dès qu’un labo devient disponible. Victor s’attendait à quelque chose de ce genre, et il détestait être manipulé comme un cyborg. — J’aimerais le voir, s’il vous plaît. Le petit sous-marin cylindrique possédait un nez transparent hémisphérique. Victor était assis à l’avant à côté d’Eliot Haydon qui les emmenait loin de la plate-forme, utilisant un volant qui aurait pu provenir d’une voiture. L’appareil était conçu pour transporter vingt personnes vers la station sous-marine principale de la ferme, mais il n’y avait que lui et son garde du corps à bord. L’eau était étrangement claire. Eliot Haydon expliqua que le fruit marin lui-même était responsable de cette limpidité, ses racines retenant le sable. C’était une variété développée par les généticiens d’Event Horizon. Des globes bien mûrs pendaient à un mètre du lit de la mer, suspendus sur une corde épaisse comme un escadron de ballons. Ils se balançaient en rythme dans la pulsation lente des courants. Trente dauphins frankenstein, dotés de longues nageoires agiles, nageaient entre les rangées de fruits. L’un d’entre eux se plaça sous un globe, le détacha de la corde à l’aide son nez puissant, l’attrapa avec ses nageoires et l’emporta jusqu’à un énorme filet en bout du champ, le laissant tomber dans l’ouverture avec la dextérité et le panache d’un joueur de basket-ball. La station principale s’étalait sous les champs, une grosse soucoupe jaune de soixante mètres de diamètre avec des hublots sur les côtés. Elle s’élevait à quinze mètres au-dessus du fond sur trois solides piliers cylindriques. Eliot Haydon pilota le sous-marin sous le bâtiment, manœuvrant pour le placer contre un sas au niveau de la quille. Ils s’y amarrèrent dans un grand bruit. Les pompes commencèrent à siffler. — Nous gardons la pression interne de la station à une atmosphère, expliqua Haydon en éteignant les machines du sous-marin. Comme ça, une fois accroché, on y reste. L’inverse d’un vaisseau spatial. — Que fait-on exactement dans cette station ? demanda Victor. Eliot Haydon se leva et traversa le sous-marin vers le sas au plafond. Il vérifia l’écran du sceau avant de tourner la roue. — Du travail pratique, des recherches sur les techniques de culture dans les fonds marins, des méthodes de ramassage. Plusieurs fermes combinées utilisent des drones pour récolter les fruits, nous avons découvert que les dauphins frankenstein étaient tout aussi efficaces. Mais c’est essentiellement une installation de recherche génétique. Nous améliorons les espèces de fruits marins, nous modifions des poissons. Une équipe travaille sur le corail, nous voulions installer de petites cavernes dans les murs, un peu comme pour du gruyère, pour y élever des crustacés. Le projet pilote est assez réussi. Le sas circulaire s’ouvrit dans un sifflement. Un peu d’eau dégoulina sur la tête d’Eliot Haydon. Il s’engagea sur l’échelle métallique. Le laboratoire GD7 occupait une pièce rectangulaire sur un bord de la station. Trois hublots donnaient sur les champs et les récifs, la constitution chimique de la vitre épaisse les teintait en vert-bleu. Des éventails de lumière jade s’y infiltraient, dansant sur les plans de travail blancs le long des murs. Le GD7 paraissait standard. Les plans de travail étaient couverts de matériel spécialisé, de modules d’équipement en composite, de longues rangées de bocaux en verre cristallin et de cuves de culture. Une série d’aquariums vides couvrait le mur du fond. Une section entière était consacrée au microscope électronique. Tout était propre, inutilisé et éteint. En attente, pensa Victor. Kiley était installée sur un piédestal au centre de la pièce, une structure octogonale de deux mètres de diamètre sur cinquante centimètres de hauteur dont les panneaux extérieurs étaient couverts de mousse de protection thermique. Des tuyères de gaz froid de la taille de dés à coudre traversaient la mousse, ainsi que trois séries de senseurs, deux antennes omnidirectionnelles coniques, des prises électriques ombilicales et une clé d’interface. Sept des arêtes possédaient un aileron thermique. La huitième était équipée d’une poignée pour que le bras télécommandé du Pomme de Newton puisse l’agripper au moment du retour. Au sommet de la sonde, une structure en grappe d’un mètre de haut avait contenu la cuve de ramassage. Elle était à présent vide et ses montants traînaient un fouillis de fils électriques et de câbles en fibre optique. Au-dessus, une antenne de communication – une ombrelle de papier argent ultra fin – était méchamment froissée et déchirée. Victor chercha autour de lui et repéra la cuve de ramassage sur l’un des plans de travail, un ballon de rugby en titane, coupé en deux. Vide. Une carte blanche y était accrochée. Il la ramassa. « Je parie que c’est toi, Victor… » L’écriture était celle de Royan. Victor chiffonna la carte en boule serrée. C’était un laboratoire superbement équipé. Qu’est-ce que Royan avait bien pu y faire ? — Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Eliot Haydon qui faisait prudemment le tour de Kiley. Une sonde spatiale ? — Oui. Des échantillons en provenance de Jupiter. — Seigneur, qu’est-ce que ça fout là ? — C’est une putain de bonne question. >Ouverture canal aux blocs RN Julia Evans. — J’ai trouvé Kiley, ou du moins ce qu’il en reste. — Génial. Où ? — Elle est dans la station sous-marine principale de la ferme, le laboratoire GD7. Mais rien d’autre, il a tout nettoyé. — Reste en ligne, je vais revérifier les mémoires centrales du laboratoire. Victor pensa détecter une trace de ressentiment dans la voix silencieuse. — Royan a-t-il emporté quelque chose en partant ? demanda-t-il. Eliot Haydon observait toujours Kiley, la main gauche caressant les panneaux du radiateur thermique. — Juste une capsule de cargo standard. (Il éloigna ses mains de la sonde et se frotta les doigts.) Oh, et une plante. Une drôle de chose, moitié cactée, moitié palmier. Il la portait quand il est monté dans l’avion, c’est pour ça que je m’en souviens. Victor eut un frisson. — Cette plante était-elle en fleur ? — Était-elle… Eliot s’interrompit, troublé. — En fleur. Avait-elle des fleurs ? — Je ne crois pas, non. — Je ne peux toujours rien trouver, Victor, dit le bloc RN1. Victor se retourna. La persona devait être là. Royan s’attendait à ce qu’il la trouve. Commence par le plus simple, se dit-il. Une construction de données devait se trouver dans un processeur, et ce devait être évident, Royan n’essayait pas de cacher, c’était supposé être un avertissement. Un endroit où on ne pouvait pas tomber sur lui par accident, mais pas trop obscur non plus. Il aurait aimé avoir Greg et son intuition dans le labo. Greg aurait trouvé tout de suite. Victor se tourna lentement et détailla Kiley. Le minuscule œil de verre de la clé d’interface lui retourna son regard. Il tira le cybofax de sa poche intérieure et le leva. L’armurerie était une longue pièce de béton sans fenêtres, des armoires métalliques contre un mur, des rangées d’armes sur l’autre, et dix tables au milieu avec du matériel de vérification et les différents outils cybernétiques utilisés par les armuriers. Cette vue et l’odeur chaude de l’huile ramenèrent Greg à ses années d’armée. Même le bavardage de l’équipe d’intervention était le même, bravache, émaillé de l’humour si particulier d’avant-mission. Il était assis sur un banc et regardait Alex Lahey, l’un des armuriers, équiper Suzi. Il avait trouvé une armure musculaire assez petite pour elle et la programmait pour accepter les impulsions neuronales de son implant. Un épais fouillis de fibres optiques partait de la prise d’interface de la poitrine de l’armure vers le terminal qu’il utilisait. Seul le casque n’était pas en place, laissant la tête de Suzi dépasser du torse en forme de tonneau. — D’un côté, il y a la saine paranoïa, expliquait Greg. Et de l’autre la psychose obsessionnelle. La frontière entre les deux est plutôt fine. — Conneries ! Leol est sorti de ce putain d’hôpital nigérian. Tu crois vraiment qu’il va laisser tomber Charlotte ? — Non. Mais comment va-t-il la trouver maintenant ? Suzi laissa échapper un grognement découragé. — Ce connard est bon, Greg. Il faut bien l’admettre. Et il a tout le pognon de Jepson derrière lui. — Victor est encore meilleur et on a l’argent de Julia. — Ouais, bien sûr. Alex Lahey leva la tête du terminal qu’il avait branché sur l’armure de Suzi. — Pouvez-vous lever le bras gauche, s’il vous plaît ? Elle le leva lentement jusqu’à ce qu’il soit au niveau de son épaule puis il pointa soudain vers le plafond. — Merde ! — Désolé, réagit Alex Lahey. Il étudia le cube du terminal, marmonnant. — Hé ! Je peux le baisser ou pas ? L’interpellé ne leva pas les yeux. — Oui, oui. — Ce tank personnalisé est un peu exagéré, hein ? La main gantée de Suzi frappa son torse, produisant un choc creux. — Je peux le battre maintenant, Greg. Plus de fuite, plus de diversion. Seigneur, c’était vraiment humiliant. Tu devrais essayer une armure, c’est un véritable orgasme pour la confiance en soi. — Non merci, les armures musculaires sont apparues après mon époque. Je garde ce que j’ai. Cette bonne vieille intuition mystique. Elle m’a maintenu en vie jusqu’à présent. — Ouais ? Et elle te dit quoi à propos de Royan ? — Il est là-haut. Il fut le premier surpris. Les mots étaient sortis sans conscience préalable, et sans sécrétion glandulaire. — Ouais, grogna Suzi. — Pourriez-vous toucher vos orteils, s’il vous plaît ? demanda Alex Lahey. Greg garda son amusement pour lui, mais la gymnastique à laquelle se livrait l’armure, pendant que Suzi testait les articulations de ses membres, était légèrement ridicule. Le reste de l’équipe d’intervention choisissait ses armes. L’armure de Suzi s’ouvrit en deux par le torse et elle en sortit ses jambes. Le tissu de sa salopette était très fripé aux endroits où la doublure de l’armure s’était contractée. Alex Lahey débrancha les câbles. — Votre genou ne devrait pas poser de problème, dit-il. L’armure le soutiendra. — Super ! Elle se laissa tomber légèrement sur le sol et étira immédiatement sa jambe, frottant le bandage. — Pouvez-vous apposer votre pouce ici, s’il vous plaît ? (Il lui tendit un cybofax.) C’est l’autorisation de sortie pour l’armure. Greg perdit son regard dans le béton nu du plafond et prononça une vague prière. — Affirmatif ! (Suzi souriait amèrement en pressant son pouce contre la surface sensible de l’appareil. Elle se tourna vers le râtelier.) Je vais prendre une de ces carabines Honeywell à pulsations plasma, un fusil Konica et huit magasins, cinq missiles Loral quinze centimètres, programmables par mon implant, et dix charges directionnelles avec détonateur. Avez-vous rechargé mon Browning ? Alex Lahey se laissa aller dans son siège, soupirant en regardant Suzi d’un air incrédule. — Qu’est-ce qui se passe ? Vous avez encore besoin de mon pouce ? — Tout ce que madame veut, Alex, déclara Melvyn Ambler d’une voix peinée. Mettez ça avec le reste de notre équipement. — Vous êtes un vrai gentleman, sourit Suzi. Greg se retourna pour faire face au capitaine de l’équipe d’intervention. — La navette sera là dans cinq minutes, expliqua Melvyn. On charge le matériel et on décolle. (Il souleva deux sacs bordeaux.) J’ai des tenues de vol pour vous. Mettez vos vêtements dans le sac, vous pourrez les porter à New London. L’un d’entre vous a-t-il besoin d’un antinausée avant le vol ? — Pas moi, répondit Greg. J’ai déjà testé la chute libre et ça ne m’a rien fait. — J’en veux bien un, dit joyeusement Suzi. — Bien. (Melvyn Ambler hésita.) Risquons-nous du grabuge là-haut ? — Je vous brieferai à bord, dit Greg. Mais vous êtes surtout une force de dissuasion. — Merci. M. Tyo a précisé que vous aviez le contrôle total de l’opération. — Il devait plaisanter, marmonna Suzi. Les tenues de vol des avions spatiaux s’étaient améliorées. Lors de son dernier séjour en orbite, le vêtement en caoutchouc de Greg était vraiment trop serré. Il fallait être mésomorphe pour en porter un avec dignité. Cette fois, Melvyn lui avait fourni un costume une pièce confortable, plutôt flottant, avec des élastiques aux poignets et aux chevilles. Les revers boutonnés ressemblaient à ce qu’aurait porté un as de la voltige des années 1930. Une tablette multifonction était attachée à une poche sur le biceps droit, surveillant ses fonctions physiologiques, la pression atmosphérique, la température, la composition gazeuse et les niveaux de radiations. Il porta son sac bordeaux jusqu’à l’Anastasia, la navette de classe Orion qui avait atterri au centre de la plate-forme du générateur. Les vingt hommes de l’équipe d’intervention s’étaient rassemblés dans le sas. Ils portaient tous le même costume rouille, une véritable armée de cyborgs. Charlotte et Fabian suivaient, chuchotant. L’Anastasia était un appareil triangulaire de vingt-six mètres de long assemblé autour d’une paire de collecteurs à induction, des tubes convergents qui compressaient l’air entrant, le réchauffaient grâce à une batterie de tubes à induction d’ondes radio et le renvoyaient sous forte pression par les tuyères d’expansion. Un système de propulsion simple et propre qui remplaçait les rotors à Mach 7 et poussait l’avion jusqu’à la vitesse de libération. Un moteur auxiliaire lui permettait d’emporter vingt-cinq tonnes de chargement directement jusqu’à New London. Son fuselage nacré antifriction scintillait dans le soleil. De grands écussons représentant des dragons écarlates étaient peints sur les ailerons. Depuis cinq camions drones placés sous l’avion, les armuriers chargeaient les capsules d’équipement dans la zone de cargaison arrière par des écoutilles dans le cône de la queue. Greg ordonna une petite sécrétion de neurohormones en attendant au pied de l’avion. Son intuition ne lui disait pas grand-chose, mais un certain sens d’inévitabilité s’imposait à lui. Il pensait toujours que cette capacité était liée au temps, comme une sorte de précognition. Cela devait vouloir dire que la mort était inévitable. — Quelque chose ? demanda Suzi. Elle savait à quel point il comptait sur son intuition. — Non, rien. (Il se tourna vers Charlotte et Fabian. La salopette rouille était magnifique sur la jeune femme.) Il est temps d’y aller. Charlotte se pencha et embrassa longuement Fabian. Greg se détourna, mal à l’aise. Suzi ricana et monta les marches de l’escalier, faisant balancer son sac de vol. Charlotte finit pas se détacher de Fabian. — Ça ne prendra pas longtemps, murmura-t-elle d’une voix si basse que Greg put à peine reconnaître les mots. Fabian et elle avaient l’air de se séparer pour l’éternité. Fabian dégagea une mèche de cheveux de son visage. — Reviens-moi, plaida-t-il tristement. — Tu sais bien que oui ! Charlotte planta un dernier baiser sur son front et grimpa l’escalier à toute vitesse. Greg mit sa casquette, un dôme serré matelassé qui descendait sur ses oreilles et servait de protection pendant la chute libre. Il suivit Charlotte. Quand il regarda en arrière, Fabian courait vers les quartiers de l’équipage, un garde du corps à sa poursuite. L’Anastasia pouvait transporter quarante passagers. C’était compact mais pas exigu. Les murs étaient couverts de capitonnage écossais gris, même le sol était légèrement élastique comme le découvrit Greg en traversant la cabine. Une bande de biolums courait au centre du plafond, des anneaux en tissu pendaient de chaque côté, lui rappelant les poignées pour les passagers d’un bus. À l’arrière de la cabine, il y avait une coquerie et deux cabines de toilette. Il les regarda avec méfiance, une série de mauvais souvenirs remontant à la surface de son esprit, des tubes douloureusement serrés et des trous de succion qui pinçaient. Mieux valait attendre New London. Le cockpit n’était pas séparé de la cabine. Le pilote était assis devant un pare-brise étroit, vêtu du même genre de costume que les autres mais gris argent. Il n’avait ni console de vol, ni matériel de contrôle. Assis, bras repliés sur les genoux, les yeux fermés comme en méditation zen. Des motifs en forme de toile d’araignée, géométriques et multicolores, roulaient sur le pare-brise. Il devait utiliser un nodule d’interface avec le processeur de vol. Greg n’aimait pas cette idée. À l’armée, il volait sur des appareils superlégers, des voiles à contrôle direct, il suffisait de déplacer son centre de gravité et la voile virait. C’était une sensation directe, solide et fiable. Un vrai vol. Les navettes disposaient certainement d’un système manuel en cas de problème, mais le pilote éclaterait probablement de rire si Greg le lui demandait. Il avait la vingtaine, une génération qui a grandi avec le numérique et en est dépendante. L’équipe d’intervention choisissait ses sièges bruyamment, comme le club de rugby d’une petite ville en partance pour un match, tout en blagues et en rires. Deux stewards les aidaient à ranger leurs sacs dans les tiroirs sous les sièges. Suzi était assise derrière le pilote. Greg s’installa à côté d’elle, pour observer les motifs sur le pare-brise. Il activa un bouton sur son accoudoir et les coussins du siège se refermèrent délicatement sur ses jambes. Charlotte et Melvyn Ambler étaient assis de l’autre côté du couloir, Rick dans la rangée derrière. Le capitaine de la sécurité se pencha en avant. — Tout le monde est là, annonça-t-il au pilote. — OK. Le vol durera approximativement trois heures et demie. Nous devrions atteindre New London quelque part au-dessus de l’Amérique du Sud. Le sas se referma, atténuant le vacarme des générateurs de la plate-forme. Les compresseurs se mirent en marche. L’avion frémit et le bâtiment du générateur s’éloigna. — Tu as dit à Eleanor où tu allais ? demanda Suzi. — Ouais. Elle va s’inquiéter, mais elle s’inquiéterait encore plus si elle le découvrait toute seule. J’ai bien précisé que l’équipe d’intervention nous protégeait. Ça devrait aider. — Tu veux dire quelle sera heureuse d’apprendre que tu ne dépends pas que de moi. L’assiette de l’Anastasia prit un angle de 15°. Ils se dirigeaient vers l’est, en direction du golfe de Gascogne. Greg renifla, l’odeur de soufre des générateurs thermiques avait disparu, filtrée par les équipements d’épuration. L’air conditionné de l’avion spatial était curieusement insipide. — Pourquoi toutes les femmes de ma vie me mènent-elles la vie dure ? se plaignit Greg. Suzi éclata de rire. — Eleanor n’est pas un problème. Vous avez une putain de chance, tous les deux. — De quoi te plains-tu ? Andria a l’air d’être une chouette fille. Suzi jeta un coup d’œil vers Charlotte et Melvyn Ambler et baissa la voix. — La meilleure, Greg. Vraiment. Elle et moi, ça marche. Rigolo, hein ? Vu ce que je suis, qui voudrait de moi ? Mais elle, oui. Il n’avait pas besoin de son implant pour savoir qu’elle était sérieuse. Il lui faudrait du temps pour s’habituer à une Suzi prenant la vie au sérieux. — Il faudra que tu l’amènes à la ferme, un jour. — Elle est enceinte. — Eleanor aussi. Elles s’entendraient bien. — Ouais. (Elle siffla entre ses dents.) Greg ? Après ça, j’arrête. Pour l’enfant, tu sais ? Alors, euh, si tu entends parler d’une affaire à reprendre, un pub ou autre chose, fais-le-moi savoir. — Bien sûr. Il en parlerait à Julia, elle devrait pouvoir trouver un club qui conviendrait et le vendre à Suzi par un intermédiaire. Il s’appuya contre le dossier de son siège. L’attention aux détails, c’était ce qui était le plus important. Il le noterait dans son cybofax, plus tard, dès que Suzi ne pourrait plus le voir. Trois cents kilomètres au sud des îles Sorlingues, l’Anastasia passa au vol sous induction. Cela provoqua un tel rugissement qu’on ne put bientôt plus s’entendre dans la navette. Cloué à son siège, Greg estima l’accélération à 1,75 G. Il ressentit une certaine désorientation quand l’assiette de la navette commença à se redresser, vers trente-cinq kilomètres d’altitude, mais que les effets de l’accélération lui donnaient toujours l’impression de grimper. Il aurait peut-être dû accepter l’antinausée. Le ciel pâle commença à s’assombrir. Après le déclenchement de l’induction, il leur fallut sept minutes pour atteindre leur trajectoire de transfert orbital, traversant proprement la mésosphère jusqu’à la thermosphère raréfiée où le ratio puissance/poussée diminua drastiquement. L’induction se coupa au-dessus de l’Égypte. L’Anastasia était à Mach 29 et grimpait toujours. Les étoiles étaient visibles dans le ciel nocturne. La Terre n’était plus qu’une frange de lumière bleu-blanc en limite de pare-brise. Greg laissa échapper un rot dangereusement humide quand la sensation presque oubliée de la chute libre fit remonter son estomac vers son sternum. — Nous serons sur notre trajectoire vers New London dans huit secondes, annonça le pilote. Le silence auquel s’attendait Greg fut ponctué de craquements quand les tuyères à induction se contractèrent en perdant leur charge thermique. Les actionneurs électrohydrostatiques gémirent faiblement. Suzi fit la grimace. — Merde ! Encore trois heures comme ça. — La piqûre ne fonctionne pas ? demanda Greg. — Si, mais ça ne fait que calmer l’estomac, ça n’empêche pas le pire. Flotter comme ça n’est pas bien, Greg. Je ne suis pas un putain de poisson ! Une portion de son esprit était secrètement contente qu’il existe quelque chose qu’il supportait mieux quelle. Bien sûr, il avait beaucoup volé à l’armée et s’était débarrassé de la nausée. — Il m’a fallu une journée pour atteindre New London, la dernière fois, intervint Charlotte. J’ai pris une navette commerciale. — J’ai passé une semaine sur une des stations en orbite basse, dit Rick. Je vérifiais le radiotélescope avant qu’on ne l’envoie au point de Lagrange L2 derrière la Lune. C’est plus efficace que le meilleur des régimes. Je crois que j’ai perdu deux kilos. — Et vous, Melvyn ? demanda Greg. Vous êtes déjà monté aussi haut ? — Bien sûr. Victor Tyo aime qu’on se familiarise avec les environnements dans lesquels on pourrait être amenés à intervenir. On m’expédie à New London un mois tous les deux ans. — C’est bien du Victor, commenta Greg. Les micropropulseurs de l’Anastasia se mirent soudain en marche, comme un tir rapide de pistolet. Greg vit la silhouette de la Terre disparaître du pare-brise. — En attente, appela le pilote. Greg tenta de comprendre les images sur le pare-brise, des trous de vers holographiques en vert et bleu, des cubes rouges en rotation, un quadrillage de lignes jaunes oscillant. Rien n’était sous-titré. Les moteurs auxiliaires s’enclenchèrent. Une paire de tuyères en forme de cloche à l’arrière de l’Anastasia. L’eau était pompée dans les chambres de vaporisation où elle était énergisée par les cellules gigaconductrices. Elle sortait des tuyères dans une grande flamme d’ions. Greg fut plaqué à son siège une fois de plus. L’Anastasia semblait à la verticale. La pression était moins forte cette fois, d’à peu près un tiers. New London suivait une orbite légèrement elliptique autour de la Terre, son apogée à quarante-cinq mille kilomètres et son périgée à quarante-deux mille. L’Anastasia s’éleva vers elle dans un long arc plat. New London était visible de la Terre même pendant la journée, une tache de lumière brumeuse et ovale, bien plus brillante que la Lune. En approche, c’était une nébuleuse pointue qui gagnait en taille et en magnitude. Greg passa la dernière heure à observer le rocher et son archipel se préciser. Quasiment vertical, leur angle d’approche permettait de voir l’archipel s’étirer dans l’orbite du rocher. Au début, le rocher paraissait être la tête d’une comète étrangement stable, avec une queue en strass, puis les orbes individuelles devenaient distinctes. L’astéroïde que Julia avait choisi pour le lancement de son nouvel ordre industriel mondial mesurait seize kilomètres de long sur cinq à huit kilomètres de large, bosselé et asymétrique. Une sonde Merlin l’avait approché quatorze ans plus tôt, alors qu’il n’était qu’une tache de lumière dans un télescope et un numéro de catalogue : 2040BA. Une flotte de petits vaisseaux robots de prospection avait amassé des informations sur la composition des astéroïdes Apollon et Amor pendant près d’une décennie. Le projet avait été initié par Philip Evans avant même la chute du PSP ; il avait prédit le développement de l’industrie spatiale et voulait utiliser les sondes pour doter Event Horizon d’un monopole d’informations. Julia avait poursuivi le projet Merlin après sa mort, allant jusqu’à quinze lancements par an. 2040BA était sa récompense pour sa persistance : un astéroïde nickel-fer, orbitant à deux cents millions de kilomètres du soleil, semblable à la centaine d’autres que les Merlin avaient examiné. Sauf que, dans un passé lointain, il avait rencontré un astéroïde carbonochondritique. La collision avait déposé une épaisse couche de schiste argileux de huit kilomètres de long sur le flanc de 2040BA : un goudron visqueux riche en azote, carbone et hydrogène, par millions de tonnes. Ces éléments avaient rendu possible la conception de New London. À lui seul, l’astéroïde nickel-fer valait des trillions, mais le coût d’entretien des équipes de mineurs et des ouvriers de la raffinerie était prohibitif Même avec des navettes fonctionnant aux gigaconducteurs pour assurer le transport des consommables, l’exploitation serait restée marginale. Pour que l’investissement soit intéressant, il fallait que l’opération minière soit autosuffisante. Au niveau le plus bas, cela signifiait cultures hydroponiques et viande de cuve. Parallèlement, des activistes spatiaux rêvaient de capturer des astéroïdes fer-nickel ou carbono-chondritiques pour construire des colonies O’Neill de vingt kilomètres de long et des jardins d’Éden orbitaux, revitalisant la Terre aussi bien physiquement que spirituellement. 2040BA avait permis à Julia de trouver un compromis. Les différentes équipes d’astronautes qui se relayèrent mirent deux ans à capturer 2040BA. Des charges de compression d’électrons de dix mégatonnes modifièrent son orbite et augmentèrent sa vitesse de rotation. — Je voulais utiliser tout ce qu’il restait de l’arsenal nucléaire des grandes puissances, avait confié Julia à Greg et Eleanor une fois la mission en cours. Un symbole que les gens auraient pu apprécier et comprendre : les temps anciens partant glorieusement en fumée pour céder la place au nouveau monde. Ç’aurait été quelque chose, non ? Elle n’aurait pas dû s’inquiéter. Les gens avaient interprété l’arrivée de l’astéroïde comme celle d’un nouvel âge, faisant naître l’espoir dans un monde psychologiquement abattu. Un coup d’État technophile annonçant la fin des pires aspects du réchauffement. En levant les yeux, on pouvait voir que quelqu’un avait eu les tripes et la puissance pour innover alors que le monde se traînait depuis deux décennies. Ce quelqu’un, c’était Julia. Plus que son héritage, le monopole sur les gigaconducteurs et l’incroyable renouveau de Peterborough, c’était cette capture qui l’avait catapultée devant les projecteurs. Les trois derniers mois du voyage de 2040BA avaient été le plus grand spectacle de l’histoire de l’humanité. Greg s’était toujours demandé si c’était une coïncidence que la dernière charge explose de nuit juste au-dessus de l’Europe. Julia avait-elle lancé une opération de relations publiques, ou Royan avait-il couronné leur réussite d’un geste typique de technophile ? Quoi qu’il en soit, après cela, la réputation de Julia avait crevé la stratosphère. Il se souvenait encore des festivités lors de cette Dernière Explosion, dans tout le pays. Comme un nouvel an au milieu d’une nuit d’août sans nuage. À Hambleton, tout le village s’était installé pour un barbecue autour de tables de fortune devant l’église. Christine avait cinq ans, mais ils lui avaient permis de rester avec eux jusque tard dans la nuit. 23 h 37, l’heure était tatouée dans son esprit. 2040BA était un astre plus brillant que Vénus, puis la dernière charge avait explosé, stabilisant son orbite. Une explosion de dix mégatonnes envoyant voler une grande giclée de rochers vaporisés. La déflagration avait duré une minute, s’évasant jusqu’à devenir aussi grosse qu’une pleine lune avant de disparaître et de se disperser dans un nuage violet. Enfants, adultes, retraités, tous l’avaient observée en silence, les yeux dans les étoiles ; Greg s’était stupidement attendu à un coup de tonnerre. Les excavatrices expédiées par Julia sur le nouveau satellite de la Terre avaient creusé une chambre cylindrique de cinq kilomètres sur trois, la caverne de Hyde. La rotation lui donnait une pesanteur comparable à celle de la Terre. Des fourneaux solaires avaient libéré l’oxygène de la roche de New London. Les équipes d’Event Horizon avaient ramassé la traînée de schiste argileux, la fourrant dans d’énormes modules de distillation, poduisant tous les éléments nécessaires à une biosphère fonctionnelle. On dota la caverne d’une atmosphère, d’eau, de lumière, de chaleur, de plantes comestibles génétiquement modifiées, d’insectes et de bactéries pour nourrir le sol. Des équipes d’ingénieurs d’Event Horizon et des divisions spatiales de divers kombinates s’y étaient installés pour raffiner les minéraux. Des usines de transformation orbitales avaient été déplacées pour se rapprocher de l’astéroïde : il était moins cher de loger les ouvriers sur New London que de construire des stations d’habitation. Greg voyait New London à travers le pare-brise de l’Anastasia, tête sombre d’un archipel d’orbes à fort rayonnement. L’axe du rocher était orienté nord-sud pour orbiter. Tournant dans le sens inverse sur un axe d’un kilomètre et demi, une roue d’amarrage s’étirait depuis le moyeu sud, soutenant un dispositif de panneaux solaires en forme de diamant de quatre kilomètres carrés. Le moyeu nord possédait un axe similaire qui portait un miroir solaire concave de cinq kilomètres de diamètre, constitué de sections hexagonales de cent mètres carrés constellées de minuscules taches noires, les trous formés par les micrométéores au long des années. Un miroir directionnel pendait à deux kilomètres de son centre, concentrant les rayons collectés vers une ouverture. Pendant que Greg l’observait, l’un des orbes s’éleva lentement au-dessus du miroir, comme un petit soleil au bord de l’horizon. L’orbe faisait partie de l’excavation en cours de la deuxième chambre. Une grotte plus grande encore que Hyde : huit kilomètres de long. Les machines creusaient le minerai et le broyaient en sable fin, constitué de poudre de métal et de poussière de roche. On le charriait le long du moyeu nord jusqu’à une fonderie vers laquelle le miroir directionnel était orienté. La chaleur intense fusionnait la roche et le métal en magma glutineux que les fondeurs appelaient le molargent. En chute libre, n’importe quel liquide était plus facile à contrôler qu’une rivière de sable, puis venait le problème du stockage. On pompait le molargent à travers des tuyaux d’extrusion qui l’envoyaient dans l’espace, dans l’ombre du miroir, où on lui permettait de s’agréger jusqu’à former un globe de cinquante mètres de diamètre. Quand la coquille extérieure avait refroidi et s’était solidifiée, le tuyau se détachait et libérait la sphère. La fonderie produisait cent quarante orbes par jour. Julia n’avait pas d’autre option pour stocker les détritus de la deuxième caverne, les raffineries et les modules de production ne pouvaient consommer qu’une fraction de ce que les machines excavaient. Les orbes s’accumulaient donc dans l’archipel, par dizaines de milliers, comme une longue traîne globulaire derrière l’astéroïde. Certains étaient presque d’argent pur, d’autres présentaient des spirales abstraites, arc-en-ciel, gelés en surface où des sels et des minéraux exotiques s’étaient coagulés et avaient réagi à la chaleur. Des complexes de raffineries flottaient aux abords de l’archipel, de grands modules cylindriques de deux cents mètres de long pour quarante de large, accrochés à des miroirs solaires d’un kilomètre. La perspective donnait à Greg l’impression que les raffineries étaient des nénuphars chromés dérivant sur un océan de velours. C’était presque une peinture op-art. Le matériel spatial avait quelque chose de froid à son goût : quand chaque centimètre carré était fonctionnel, n’existaient de couleurs que le blanc et l’argent. Un remorqueur quittait l’une des raffineries, un anneau ouvert de trois cents mètres de diamètre, avec un moteur au centre, qui commençait sa spirale de trois mois vers l’orbite basse de la Terre. Dix corps de levage étaient accrochés à l’anneau, des triangles au nez émoussé de trois mille tonnes avec une densité plus faible que celle de l’eau. Des oiseaux nés dans l’espace qui allaient être jetés dans l’atmosphère pour plonger vers l’une des deux flottes de récupération dans le Pacifique, ou l’unique de l’Atlantique. L’Anastasia se dirigeait vers le moyeu sud de New London. Cette partie de l’astéroïde était couverte de longs panneaux thermiques rayonnant depuis un cratère central. Deux navettes sphériques de transfert interorbital de la ligne Dragon étaient amarrées au milieu de l’axe. Un flux constant de petits remorqueurs et de transports de personnel faisait l’aller-retour entre New London et les modules micro-G au sud du panneau solaire principal. Greg tenta de se représenter mentalement New London, de capturer son essence, croquant la surface poussiéreuse et froissée, les petits cratères profonds. La caverne de Hyde : un vide grand ouvert entouré de plissements rocheux ; la deuxième chambre, en forme de champignon, inachevée. Des tuyaux et des tunnels reliaient les chambres entre elles, des lignes noires ultrafines traversant deux kilomètres de roche, formant des boucles sous les vallées selon des nœuds complexes ; il y avait des réservoirs d’eau douce enterrés et des chambres à haute tension, des grottes pour les réserves d’oxygène et d’azote. L’image fantôme tournait derrière ses paupières fermées, pleine de pulsations de vie. La caverne était un cœur calme, un noyau d’espoir et de promesses. Il en ressentait la force et la détermination, l’aura brumeuse des psychés mélangées de ses habitants. L’astéroïde était niché au centre d’un tourbillon spectral de rêves humains. Il sentit alors un fil solitaire et contradictoire qui empêchait la communion, non pas un contaminant mais quelque chose d’étranger au consensus, de différent. Extraterrestre. La cabine de l’Anastasia revint à son esprit, laissant le spectre s’échapper doucement. — C’est là, dit-il. L’extrémité sud de l’astéroïde glissait sous ses yeux, des panneaux thermiques côtelés cloués au roc par d’énormes pylônes, un labyrinthe de conduits de dérivation thermique jaunes et bleus s’étalant en dessous. Suzi pencha la tête sur le côté, sa casquette la faisant étrangement ressembler à un squelette. — Quoi ? — L’extraterrestre, il est à l’intérieur de New London. — Merde ! Où ? Greg tenta de hausser les épaules, mais le mouvement ne fit qu’éloigner ses épaules du siège. — Si tu veux des précisions, utilise une boule de cristal. Mon hypersens est encore efficace à cinq cents mètres, si je le pousse vraiment, et la roche le bloque complètement. — Alors, comment sais-tu qu’il est là ? — Intuition. Elle ouvrit la bouche pour crier, changea d’avis. — Et Royan ? Il est là aussi ? — Sais pas. — Super. Alors, qu’est-ce qu’on fait ? — On suit le scénario. On trouve le prêtre de Charlotte. — Hmm… (Suzi lui montra son cybofax.) Je me suis renseignée sur les Apôtres célestes. Je me demande pourquoi Victor ne les jette pas dans le vide. Des putains de tarés ! — Je crois que je détecte la main de Julia là-dessous. Elle autorise toujours un certain laxisme dans les systèmes humains. Les Célestes sont inoffensifs et ils soutiennent ses projets à long terme, sinon ses méthodes. Tant qu’ils ne sont pas hors de contrôle, pourquoi se déranger ? — Tu crois que ce sont eux qui sont en contact avec l’extraterrestre ? — C’est possible. Leur psychologie convient. Ils le traiteraient comme un messie. C’est le seul groupe humain qui n’en parlerait pas si on le leur demandait. Ce qui soulève une question ; comment l’ont-ils rencontré ? Le cratère du moyeu sud de New London était large d’un kilomètre et profond de trois cents mètres, ses parois étaient parfaitement droites. Il avait été creusé par les machines, les charges de compression d’électrons avaient toutes été placées côté nord. L’Anastasia glissa sur le pourtour et son anneau de radars. Le sol était un disque de métal, des paliers circulaires massifs en son centre soutenaient l’axe de trois cents mètres de diamètre ; autour, il y avait des cuves, des rails de levage, des galeries d’observation, des sas, trois anneaux concentriques de lumières éclairant les murs, et des machineries volumineuses et incompréhensibles. Les micropropulseurs de l’Anastasia se mirent en marche. Le champ de vision de Greg changea en même temps que l’avion tournait. Le sol du cratère s’éleva lentement pour devenir un immense mur latéral, tandis que sa paroi prit l’aspect d’une vallée dont le versant montait vertigineusement devant l’appareil. Les propulseurs émirent une nouvelle séquence de coups de tambour quand le pilote modifia encore le régime de l’Anastasia. Greg entendit le roulement caractéristique du train d’atterrissage. Le mur du cratère décrivait une courbe qui grimpait devant le nez de l’appareil ; il était en mouvement, et on voyait la bande de petites lumières blanches du pourtour qui, sous l’action de la rotation de New London, fuyaient sous l’avion spatial. On aurait dit que l’Anastasia survolait une plaine couverte de rochers lisses. Il y eut une dernière détonation et l’avion spatial entama sa descente, un peu comme vers une piste d’atterrissage sauf que l’Anastasia était immobile tandis que le pourtour du cratère se déplaçait. Ils se posèrent dans un choc léger. Les moteurs électriques accéléraient les roues du train d’atterrissage pour compenser la rotation de New London. Les mâchoires de Suzi étaient serrées, ses joues pâles, elle regardait fixement devant elle. Greg sentit l’avion spatial accélérer ; pourtant, par rapport au pourtour, il ralentissait nettement. Les étoiles et l’axe commencèrent à tourner. — Nous y sommes, annonça le pilote. Greg prit alors conscience du champ gravitationnel, faible. Le sang s’éloignait de son visage, le gonflement s’apaisait. L’Anastasia roula vers le mur de métal circulaire et le sas. Ils quittèrent le sas pour une salle de réception aux parois rocheuses. Greg marchait prudemment dans la faible pesanteur, très conscient de l’inertie, chaque pas le faisant progresser d’un mètre et demi. Le gouverneur de New London l’attendait, flanqué de deux assistants. C’était un homme grand et austère qui souriait en tendant la main, espérant manifestement une réaction. Greg l’observa intensément et tenta de mettre un nom sur ce visage familier. — Greg Mandel, quel plaisir de vous revoir. Cela fait quinze ans, non ? Le souvenir lui revint. Sean Francis, l’un des jeunes cadres d’Event Horizon, terriblement ambitieux si sa mémoire ne lui faisait pas défaut. Il était aussi superbement efficace, et enthousiaste, accordant son attention à tout problème ou requête, aucun détail n’étant trop petit pour ne pas mériter une analyse. C’était une attitude que Greg avait immédiatement appréciée. Sean Francis inspirait la confiance. Puis, après cinq minutes, son enthousiasme obstiné devenait irritant. Greg lui serra la main. — Dix-sept ans, le croiriez-vous ? On dirait que vous vous êtes bien débrouillé. Je suis surpris qu’Event Horizon vous ait laissé partir. Sean Francis sourit. — Je ne suis pas parti. J’ai pris une année sabbatique. Vous voyez, le gouvernement anglais avait besoin d’un cadre compétent qui soit parfaitement au courant de l’industrie spatiale, alors Julia Evans m’a prêté. C’est simple, non ? — Ouais. Même après tout ce temps, l’opportunisme politique de Julia Evans ne cessait de forcer son admiration. Sur le papier, New London était peut-être une colonie de la Couronne, mais, dans la realpolltik, le caillou appartenait à Julia. Sean Francis présenta ses assistants. Lloyd McDonald, un Afro-Caribéen : un homme de Victor qui s’occupait de la sécurité commerciale de New London, mais Greg suspectait que sa responsabilité allait beaucoup plus loin, vu la hiérarchie administrative. Et Michele Waddington, la secrétaire du gouverneur, une autre transfuge d’Event Horizon. — Nous avons préparé des logements pour votre équipe dans les quartiers de la sécurité, annonça Lloyd McDonald. Mon personnel va s’occuper de décharger votre équipement. — Très bien, répondit Melvyn. — Vous attendez-vous à des problèmes ? demanda Sean. — Il y a une possibilité, admit Greg. J’aimerais que Lloyd McDonald renforce ses procédures de contrôle pour les nouveaux arrivants. En particulier pour un homme, Leol Reiger. C’est un tech-merc, très dangereux. Il pourrait bien être assez stupide pour nous avoir suivis jusqu’ici. — Le contrôle des visiteurs est de la responsabilité du bureau de l’immigration, intervint Sean. Mais je peux envoyer la sécurité de l’entreprise en renfort, cela fait partie de mon boulot. (Il se tourna vers Michele Waddington.) Préparez l’autorisation, s’il vous plaît. — Oui, monsieur. Elle entra un ordre dans son cybofax. — Vous avez un dossier sur Reiger ? demanda Lloyd McDonald. Greg leva son cybofax et fit glisser les données dans celui de McDonald. Le chef de la sécurité y jeta un coup d’œil. — Trois vols supplémentaires sont prévus aujourd’hui. Je vais m’assurer que les passagers soient isolés et identifiés avant qu’on ne leur permette d’entrer dans la colonie. — Si Reiger se présente, il ne sera pas seul, ajouta Melvyn. Assurez-vous que votre personnel soit armé. — Autre chose ? demanda Sean. Greg se tourna vers Melvyn qui secoua la tête. — Juste un endroit pour nous changer, dit Greg. Nous nous mettrons en chasse juste après. — Certainement, répondit Sean. Je vous ai fait préparer des chambres dans la résidence du gouverneur. — Je vais installer mon équipe dans leurs quartiers et je me joins à vous, dit Melvyn. — Bien. Prenez deux personnes avec vous, précisa Greg. Armées mais rien de trop lourd, les Tokarev seront suffisants. — Pas de problème. Greg prit son sac de vol et suivit Sean dans l’ascenseur circulaire, accompagné de Charlotte, Suzi, Rick et Michele Waddington. L’appareil descendit lentement, les pieds de Greg faillirent quitter le sol. La pesanteur augmentait régulièrement. Les portes s’ouvrirent sur un autre tunnel creusé dans le roc, une paire de tapis roulants circulait au milieu, deux larges bandes de biolums étaient fixées au plafond, plus lumineuses que d’habitude. La pesanteur semblait normale. Le sol devait être légèrement recourbé mais c’était difficile à dire. Ils empruntèrent un tapis roulant, puis un autre. La disposition des lieux lui rappelait le Prezda, les gens rangés dans des espaces de logement parfaitement régulés. Une mentalité de ruche. Un policier en uniforme était assis à un bureau métallique devant la porte de la résidence du gouverneur. Il se leva et salua tandis que Sean montrait sa carte à la porte. Greg changea d’avis à propos de la conformité locale. L’intérieur de la résidence semblait avoir été importé d’un manoir colonial du XVIIIe siècle, un arrangement typiquement européen avec des meubles asiatiques et orientaux. Les pièces étaient spacieuses, aérées, et hautes de plafond, les murs étaient blancs, les piliers et les arches dominaient l’architecture du lieu. Greg se demanda combien avait coûté l’importation de tout ce bois depuis la Terre. À l’entrée du hall parqueté, Suzi siffla d’admiration. — Pas si mal. Vous payez un loyer ? — Non. C’est ma résidence officielle. Ça va avec le boulot. Le roi et la reine ont dormi ici. Le Premier ministre aussi. — C’est vrai ? Et maintenant, nous. Elle donna un coup de coude joyeux à Greg. — Parlez-moi des Apôtres célestes, engagea celui-ci tandis que Sean les conduisait à l’étage. Sean eut un sourire peu convaincu. — Un groupe de fanatiques religieux, avec quelques techniciens dans le tas. Leur credo veut que l’espace soit le point nodal de la destinée humaine. Pas de détails, surprise, surprise. Rien que des généralités, l’espace nous sauvera, augmentera notre horizon spirituel. Même genre de salades que d’autres sectes. Une différence toutefois, les guides ne vivent pas aux dépens des acolytes. D’après ce qu’on sait, ils croient vraiment à ce qu’ils racontent. Ils habitent dans des tunnels inutilisés et des chambres de stockage vides. Je ne dirais pas qu’ils sont dangereux, pas vraiment, mais, personnellement, je préférerais que la police et les équipes de sécurité les rassemblent et les déportent, vous voyez ? Je veux dire : que se passerait-il s’il y avait une véritable urgence ? Une chute de pression ou une épidémie ? Comment les vacciner ? Je devrais risquer la vie de mes équipes pour leur porter secours. Mais, bien sûr, personne n’y a pensé. — Pourquoi ne les virez-vous pas ? demanda Greg. — La police en attrape quelques-uns, mais Julia Evans exige qu’on les laisse tranquilles, donc aucune opération d’envergure. Ce n’est pourtant pas comme si on allait épuiser le budget policier de la colonie… Greg adressa un sourire satisfait à Suzi, lui savait que cette sentimentalité faisait partie de la personnalité de Julia. Suzi se contenta de lever les yeux au ciel. La chambre était décorée de rouge et or, les meubles étaient de bois massif marqueté. La salle de bains et le jacuzzi étaient séparés du reste de la pièce par des paravents peints de scènes forestières sur un arrière-fond noir avec de jeunes arbres aux feuilles pâles. Des portes-fenêtres aux encadrements métalliques ouvraient sur un balcon au garde-corps en fer forgé, des fougères en pot étaient alignées sur le rebord. Greg laissa tomber son sac sur le lit et ouvrit la fenêtre. L’air chaud, humide et riche en ozone de la caverne de Hyde sentait les fleurs fraîches. Le balcon donnait sur une vallée profonde avec un massif de rochers sombres et émoussés barrant l’horizon. Un mince soleil tubulaire brûlait d’une virulence bleu-blanc, masquant tout ce qui se trouvait derrière. Les bords de la vallée s’élevaient comme deux vagues vertes géantes prêtes à s’abattre. En se protégeant les yeux du soleil tubulaire, Greg pouvait deviner le paysage au-dessus. Il était prêt à l’impossible, il s’y était préparé intellectuellement, mais voir le ciel comme un sol était difficile à admettre. La masse physique, la pression. Il n’était pas sûr du nom qu’il pouvait donner au frisson phobique qui lui parcourut le dos, mais c’était comme si ce petit monde cylindrique allait se resserrer et l’écraser. Il baissa le regard. Sur quatre ou cinq kilomètres la caverne était un parc luxuriant. Le sol rocheux avait été aménagé en douces ondulations, des ruisseaux d’argent serpentaient dans les combes, de petites chutes d’eau nourrissaient des lacs calmes. De jeunes arbres bordant des allées de cailloux jaunes sinuaient comme des serpents dans l’herbe. Des bâtiments blancs de type hellénistique parsemaient la vallée, chacun était le centre de son propre jardin. C’était le cœur de la vie sociale de New London – théâtres, restaurants, boîtes de nuit, pubs, salles de réception, églises, deux amphithéâtres sportifs. Les gens ne vivaient pas à la surface de la caverne, l’espace était trop précieux, la partie inférieure de la calotte sud avait été transformée pour accueillir une ruche de logements, de bureaux, d’usines et d’hôtels. Le fond de la caverne était une mer miniature, une bande d’eau salée au pied de la calotte nord, agrémentée de plages de sable blanc et de criques isolées. De minuscules îles émergeaient au milieu de la mer, couvertes d’une végétation dense. Cette seule vue donnait à Greg l’envie de courir et de plonger. Il se pencha par la balustrade. Vingt mètres plus bas, des gens en vêtements légers se promenaient sur une large avenue qui suivait la paroi de la calotte sud. Au-delà, il y avait une piste cyclable et de petits nids de tables de café équipées de parasols. Des balcons s’étendaient de chaque côté, de la vigne vierge aux grandes feuilles en forme de cœur s’accrochait sur les colonnes de fer forgé qui les soutenaient, de longues fleurs mauves formaient une frise au-dessus de sa tête, des grappes de raisins verts les encadraient. Il en ramassa une et la goûta, c’était délicieux, doux et sans pépins. Suzi, Rick et Charlotte l’avaient rejoint. Même Suzi resta silencieuse. — Où étiez-vous quand vous avez rencontré le prêtre céleste ? demanda Greg à Charlotte. La jeune femme n’avait pas desserré les lèvres depuis qu’ils avaient quitté Listœl. Ses courants de pensées étaient tendus, lents mais concentrés, inquiétude et sentiment de culpabilité s’accumulaient dans son esprit. Elle fronça légèrement les sourcils, détaillant le bord de mer. — Là ! (Elle désigna un point haut sur la droite.) La plage de surf près de la station Kenton. — La zone touristique, intervint Sean. Les plages y sont toutes équipées de bars, de chaises longues, de terrains de jeu et ce genre de choses. C’est assez populaire chez les jeunes. Il sourit à Charlotte. — Les Célestes essaient-ils souvent d’y recruter ? demanda Greg. — Cela dépend. La routine est un piège pour eux, n’est-ce pas ? Mais ils ont tendance à préférer les zones touristiques. Greg tourna le dos au paysage distrayant, rassemblant ses pensées. — OK. Que tous les policiers soient assignés à la patrouille à pied. Qu’ils couvrent les zones publiques où les Célestes se baladent. Ce sont leurs activités qui m’intéressent, recrutement, récolte de fruits, n’importe quoi. Qu’ils se concentrent plus spécifiquement sur les hommes un peu âgés. S’ils repèrent quoi que ce soit, ils font un rapport, mais ils n’interpellent pas, quelles que soient les circonstances. Je ne veux pas qu’ils se cachent. — Très bien, dit Sean. Il faudra toutefois un peu de temps pour organiser ça. — Pas de problème, mais qu’ils commencent cet après-midi. Nous ferons à peu près la même chose nous aussi. — J’aimerais manger, s’il vous plaît, demanda Charlotte. — Bonne idée, approuva Greg. On se change et on va manger quelque chose. (Il vérifia sa montre.) On se retrouve ici dans une heure, à trois heures et demie. D’accord ? — Oui, merci. Charlotte lui accorda un sourire courtois. — Je vais demander au cuisinier de vous préparer quelque chose, dit Sean. — Envoyez-nous Melvyn Ambler et Lloyd McDonald dès qu’ils arriveront, demanda Greg. Et, Charlotte… (Elle se retourna, les yeux exorbités et tristes.) N’allez nulle part sans garde du corps. Vous êtes la personne la plus importante de New London pour le moment. Il obtint un bref hochement de tête. — Je vais vous montrer votre chambre, annonça Michele Waddington en ouvrant la porte. Suzi fit un clin d’œil à Greg. — Je reste avec elle jusqu’à ce que les durs arrivent. — Merci, Suzi. Il se passa la main dans les cheveux. Après quatre heures sous la casquette, ils étaient humides de transpiration et emmêlés. Sur son ordre vocal, le jacuzzi se mit en marche, et Greg ôta sa tenue de vol. CHAPITRE 30 Dès que Royan émergea des programmes de protection de l’implant de Julia, elle vit qu’il était excité, son visage était tendu et rouge. — Fleur des neiges, comment ça se passe ? — Pas très bien. Tu t’amuses avec tes microbes. Event Horizon est menacé par une technologie supérieure. Ma relation avec les Nouveaux conservateurs n’est plus ce qu’elle était. Greg est à la poursuite d’un extraterrestre. Et Victor est furieux que tu aies planqué cette persona dans le processeur de Kiley. Il a dû se rendre personnellement à la ferme. Une partie de son agaçante bonhomie disparut, l’image devint translucide le temps que ses traits se reconfigurent en mimique plus sérieuse. Son expression de sympathie s’entachait d’inquiétude. C’était exactement lui, il savait sur quels boutons appuyer. Et elle le laissait faire. — Je suis désolé, Fleur des neiges. En fait, je suis surpris que tu aies eu besoin de cette persona. Tout se passait si bien. J’avais raison pour les microbes, c’est la plus grande découverte depuis l’Amérique, depuis… la roue. Seigneur ! Ils sont magnifiques. Vraiment Grâce à eux, tu seras mienne de nouveau, Fleur des neiges. Ils nous ramèneront l’un à l’autre. Egaux et amants. (Il lui proposa un sourire tordu.) C’est écrit dans les étoiles. À une époque, il avait su la faire danser, sourire et rougir avec son romantisme. Quinze ans plus tôt, dans la paix, sur la plage près du bungalow, faire l’amour des jours entiers était plus important que tout. Quand le moindre contact allumait un feu dans son sang. — La seule chose que je vois dans les étoiles ces derniers temps est ce que m’a coûté New London, des chiffres en rouge de mille kilomètres de haut. Seuls les handicapés mentaux vivant une existence bien tranquille croient en l’astrologie, comme tu me l’as souvent dit. Maintenant, qu’est-ce que tu fous, bordel ? As-tu fini de construire cette plante de l’espace ? Des mouvements de pixels recomposaient son visage sans aucune douleur, ce qui rendait les choses pires encore. Julia leur opposa sa propre obstination, refusant d’être manipulée. — J’ai découvert quelque chose dans la génétique des microbes. Mes enregistrements t’ont-ils expliqué que la coquille toroïdale intérieure était inerte ? — Oui. — Eh bien, j’ai travaillé là-dessus. Un deuxième projet en plus de mon projet d’insémination d’astéroïdes. J’étais surpris que seule la coquille extérieure contienne des gènes actifs, alors j’ai enlevé la coquille d’une des sphères et j’ai utilisé le reste comme base pour un clone. — Tu as fait quoi ? — Je l’ai clonée. Son image se désagrégea, remplacée par une cellule, un sac d’ombre blanche, brumeux à l’intérieur, semblable à une méduse. Le noyau était un cœur ovoïde, entouré d’un blizzard d’organites pâles. Le point de vue se modifia, et Julia traversa la paroi de la cellule jusqu’au noyau, dont la membrane fumeuse donnait à la structure interne une teinte rouille. Dans le noyau, il y avait une sphère de chromosomes extraterrestres. Elle se sentit comme un petit enfant devant une vitrine de magasin, rêveur et content de lui. — Comme base, j’ai utilisé une cellule de mousse ordinaire, expliqua Royan. J’en ai enlevé l’ADN terrien et je l’ai remplacé par une sphère génétique extraterrestre modifiée. J’ai étudié le processus de reproduction de la sphère, il est très similaire à la réplication de l’ADN. La division cellulaire débute avec la génération de fils en forme d’anneaux, équivalente au chromonème, qui se fondent avec les toroïdaux, puis deux groupes de toroïdaux se séparent et se regroupent aux coins opposés de la cellule, prêts pour la division. Des anneaux chromés traversèrent le noyau, plongeant vers la sphère toroïdale. Ils se rassemblèrent sur la surface, se laissant tomber pour s’accoupler avec un toroïdal. Un duvet de molécules commença à pousser autour de chaque toroïdal. La coquille extérieure du gène se sépara en treize segments en forme de croissants et s’ouvrit comme une fleur. Des anneaux tombèrent vers la deuxième coquille. Le processus se répéta avec chaque cellule, s’accélérant à chaque niveau. Alors que les segments continuaient à s’ouvrir, la membrane du noyau se désagrégea, leur permettant de s’étendre comme les ailes d’un oiseau noir. Les toroïdaux dupliqués croissaient à l’extérieur des anneaux qui s’accrochaient aux originaux. La dernière coquille s’ouvrit sur un unique globe moléculaire, ses atomes disposés en structure géodésique. Tous les toroïdaux enroulés se détachèrent. Deux groupes complets de gènes dépliés remplissaient à présent la cellule, comme si deux taches d’huile, incapables de se mélanger, serpentaient l’une autour de l’autre. Puis, ils se contractèrent. Tout se repliait. Les segments de coquille se recombinaient à une vitesse incroyable, tournant l’un autour de l’autre dans une danse parfaitement synchronisée, se refermant. Tout se déroula sans que Julia ne proteste, absorbée par la dynamique et la complexité du processus. La vie réduite à ses fondamentaux, son tissu plus grandiose qu’une cathédrale humaine. Royan avait raison, c’était difficile à croire que la nature, la chance pouvaient produire un tel mécanisme chimique sans assistance. Quand il resta deux sphères de gènes avec des membranes de noyau s’épaississant graduellement, la cellule commença à s’allonger, les noyaux à s’éloigner l’un de l’autre. Un pincement se forma entre eux, en naquirent deux cellules qui se touchaient à peine. — C’est fascinant, n’est-ce pas ? demanda Royan d’un ton neutre. — Je connaissais la duplication de cellules terrestres. Ce n’est pas différent. L’évolution choisit la solution la plus simple à chaque problème. Une constante galactique. Elle observa les deux cellules, leurs organites semblaient plus fermes, plus compactes. Des anneaux noirs envahissaient de nouveau les noyaux. — Tu es devenue bien cynique, commenta Royan. L’important, c’est que le motif de la deuxième coquille est viable. Je n’ai initié que la première division. Comme tu as pu le voir, le mécanisme de reproduction s’est poursuivi seul. — Et c’est devenu une plante qui ressemble à un mélange entre une cactée et une fougère. — Comment le sais-tu ? — Tu l’as emportée avec toi quand tu as quitté la North Sea Farm. — Oh. Cette découverte, c’est du Victor tout craché. C’est un malin, celui-ci. — Qu’est ce que tout cela est censé prouver ? — Mais enfin. Fleur des neiges ! La deuxième coquille est une espèce totalement nouvelle. Ça ne te semble pas incroyablement génial ? Les gènes extraterrestres sont arrangés selon une séquence numérique. Depuis quand les mathématiques gouvernent-elles la nature ? — La vie est une chimie. Tout peut être réduit à des chiffres et à des formules. C’est ce que sont les gènes, en fin de compte, des chiffres chimiques. La structure génétique des microbes est meilleure que la nôtre, il fallait s’y attendre avec une biologie plus avancée de quelques milliards d’années que celle qui nous constitue. La deuxième coquille de la plante est probablement la forme vers laquelle les microbes ont évolué. L’ADN humain contient toutes sortes de vestiges – une queue, une fourrure – et nous ne nous sommes toujours pas débarrassés de notre appendice. — C’est impossible. Fleur des neiges. Rien d’aussi complexe qu’une plante ne pourrait régresser en microbe en une génération. — Et tous ces déchets dans la séquence toroïdale de la coquille extérieure ? Combien disais-tu ? Quatre-vingt-dix pour cent ? Cela représenterait le stade intermédiaire, le processus de régression. Les déchets viennent forcément de quelque part. — C’est envisageable, mais c’est toujours très étrange. — Et la troisième coquille ? demanda-t-elle. As-tu tenté de la cloner ? — Pas quand cet enregistrement a été fait, je n’en ai pas eu le temps. Peut-être avais-je un peu peur ? La plante m’a déconcerté. Fleur des neiges. Elle ne devrait pas exister, vraiment pas. — A-t-elle fleuri, Royan ? La fleur t’a-t-elle fait penser à nous, à ce que nous étions ? — Il y avait un bouton quand j’ai quitté la ferme, c’est tout ce que je sais. — Tu m’as envoyé une fleur. — Parce que je t’aime. — Non, c’est un avertissement, comme toutes tes personas. De quoi veux-tu me prévenir ? Le projet d’insémination d’astéroïdes ? Qu’est-il arrivé à ce projet ? — Le succès, j’imagine. J’ai utilisé les microbes modifiés en symbioses avec du corail génétiquement modifié. Il changea l’image de nouveau. Julia commençait à en avoir marre de ses démonstrations de virtuose des pixels. Quelque part en dehors de cet univers généré par les nodules, ses dents étaient serrées. La patience faisait partie de ses qualités préférées ; comme l’eau, elle pouvait éroder toute résistance, une arme sur laquelle elle pouvait toujours compter. Mais, là, elle aurait aimé que tout cela soit réglé, terminé, fini. C’était encore le microbe, le même globe noir poisseux que Kiley avait ramassé. Mais différent. Légèrement aplati. Et la texture de la surface était plus soyeuse, elle en était sûre. Un autre apparut à côté du premier, ovoïde. Celui-ci était plus sombre. Ils pivotèrent lentement, lui offrant une vue globale. — C’est ça que je voulais dès le départ. Fleur des neiges. La capacité d’absorption minière du plus plat est augmentée. Tandis que la capacité de conversion thermique de l’ovoïde a été décuplée. Je les ai combinés au corail terrestre dans un arrangement en sandwich. Le corail agit comme base organique, formant une croûte sur l’astéroide qui fournit un squelette pour que se développent les microbes. Sa surface externe soutiendra une couche de microbes à thermoconversion pour fournir de l’énergie aux nutriments des polypes, remplaçant la photosynthèse, alors que, du côté interne, les autres microbes grignotent la roche. J’ai dû séquencer un deuxième réseau capillaire pour transférer les composés dissous vers les pores de décharge. Plus tard, j’ajouterai des capsules de récupération, et, je l’espère, un mécanisme filtrant pour obtenir un dépôt pur dans chaque capsule. Les gaz peuvent être un problème, mais ça marchera. — Cet arrangement symbiotique est un peu grossier, non ? Le féliciter de tout son cœur aurait un peu trop ressemblé à une capitulation. — Ce n’est qu’un prototype conceptuel. Fleur des neiges. La première génération. Je ne suis même pas sûr que ça fonctionnerait exposé au vide. Peut-être faudra-t-il creuser les astéroïdes de l’intérieur. Une fois que j’aurai démontré sa viabilité, nous pourrons demander aux divisions de recherche de les affiner. De grands scientifiques devraient être capables d’assembler une unique structure génétique. Les divisions de recherche d’Event Horizon, pensa Julia. Elle étudia de nouveau l’arrangement, ses implications se ruant dans son esprit. Si Royan avait raison, si les caractéristiques des microbes pouvaient être chargées dans du corail, comme il le prétendait, produisant un organisme adapté à l’espace, alors couleraient des rivières de métal pour l’économie mondiale. Assez pour soutenir un niveau de consommation occidental dans le monde entier. Belle idée. Non, belle théorie, se corrigea-t-elle sèchement. Un trop grand nombre de ses rêves avaient dégénéré vers la médiocrité pour qu’elle puisse croire à un idéal technologique. Malgré sa détermination, Royan n’était pas ancré dans le monde réel. Le concept avait l’air solide, mais les industries auxiliaires – les cargos spatiaux nécessaires au transport des métaux et des minéraux, les modules industriels indispensables à la conversion en corps de métal-mousse capables d’atterrir, les flottes maritimes de récupération, les usines pour les transformer, l’énergie à fournir – tout ça était onéreux en temps et en argent. De plus, New London possédait des réserves de minerais de plusieurs kilomètres cubes, et quatre missions de capture d’astéroïde étaient en cours. Ensemble, les cinq astéroïdes pouvaient produire suffisamment de métal exotique et de matériaux pour répondre à la demande globale pendant encore vingt ans. — C’est trop beau pour être vrai, dit-elle prudemment. As-tu considéré ce qu’il faut pour mettre ton projet en œuvre ? — Rien d’autre, répondit-il comme elle s’y attendait. Ne vois-tu pas, Fleur des neiges ? Le projet d’insémination d’astéroïdes est une machine vivante. La toute première. J’y suis presque. Je construis le premier nanoprocesseur, la technologie la plus puissante qui existe. Une fois qu’on aura résussi ça, on pourra faire n’importe quoi ; c’est du pur Van Neumann, autorépliquant, et capable de tout produire si tu lui fournis les plans. Correctement développées, les cellules peuvent être programmées pour démanteler un astéroïde, creuser une chambre comme la caverne de Hyde, devenir une colonie O’Neill ou une cuillère, ou n’importe quoi. On pourra assembler des groupes spécialisés qui flotteront dans les vaisseaux sanguins humains et répareront n’importe quel dommage, des spores aériens qui briseront le CO2 et inverseront le réchauffement. Les nanoprocesseurs régnent sur le micro et sur le macro. Fleur des neiges. Et ce n’est que le début. Elle se demanda ce que ce serait comparé à la structuration atomique. Les deux étaient-ils complémentaires ou antagonistes ? Si elle n’obtenait pas les données du générateur de force nucléaire pour Event Horizon, pourrait-elle résister avec l’insémination des astéroïdes ? Sauver l’entreprise ? Des questions supplémentaires, des problèmes supplémentaires… Et qui en bénéficierait ? La guerre pour une technologie révolutionnaire était déjà violente, en introduire deux aussi radicales produirait un véritable chaos. Elle se souvenait de ce qu’avait entraîné le succès d’Event Horizon avec les gigaconducteurs : des entreprises entières étaient devenues obsolètes du jour au lendemain, des ouvriers avaient été précipités au chômage, l’économie de toute la planète avait été redéfinie, à une époque où les industries de transport et d’électricité étaient déjà en plein déclin. Aujourd’hui, l’économie était en pleine forme, la croissance mondiale était de neuf pour cent et la confiance comme la stabilité favorisaient l’investissement. La planète était en meilleur état qu’elle ne l’avait été depuis des décennies. De toute manière, la cybernétique actuelle était déjà une forme de Von-Neumannisme à grande échelle. Au moins, la cybernétique laissait de la place aux designers, aux équipes de maintenance, aux ingénieurs qui construisaient les usines. Leur hiérarchie était peut-être un peu trop dominée par les experts en numérique, mais il y avait du travail pour les semi-spécialisés, les semi-cultivés et une certaine dignité, car ils n’étaient pas au chômage. Que feraient-ils dans un monde où on obtiendrait un manoir de dix pièces en plantant un noyau nanoprocesseur et en le regardant pousser comme une fleur ? Dois-je l’empêcher ? Ai-je le droit voire la sagesse nécessaire ? Cela se réduisait à ça. Une autre putain de décision à prendre. Toujours moi. Elle se sentit rougir. — D’accord, tu as modifié les microbes en laboratoire. Cela fonctionnera-t-il sur le terrain ? — Ça marchait au moment où j’ai été enregistré, j’ai fait pousser un petit prototype dans une cuve de clonage de la ferme, j’ai vérifié que les deux microbes modifiés fonctionnaient comme ils étaient censés le faire, j’ai dû faire des ajustements, mais l’étape pénultième était complète. Voilà pourquoi cet enregistrement existe, parce que je suis prêt à vérifier que l’inséminateur d’astéroïdes fonctionne, que les polypes et les microbes peuvent opérer en tant qu’unité intégrée, je vais à New London pour faire quelques expériences pratiques. — Alors quelque chose s’est produit, dit-elle. Le microbe disparut, Royan se tenait devant elle. — Fleur des neiges, si c’est le cas, si j’ai déconné, fais ce que tu dois faire. — Ouais. — Je t’aime, Fleur des neiges. — Je m’en souviendrai. Il baissa la tête et disparut. C’était calculé, se rappela-t-elle sévèrement, une émotion logique et froide. CHAPITRE 31 Le centre commercial s’étendait sur soixante-dix mètres de profondeur, creusé dans la calotte sud de la caverne de Hyde. Il ne possédait pas de tapis roulant, on circulait à pied sur un dallage rouge et vert. La lumière vive de la caverne traversait une rosace de verre teinté au-dessus de l’entrée, projetant des taches colorées sur les clients. Au plafond, de grands ventilateurs de cuivre tournaient lentement autour des globes biolum pour faire circuler l’air. Il faisait frais, calme, c’était relaxant. Les petits commerces rappelaient à Charlotte ceux de Rodeo Drive à Los Angeles, exquis et luxueux. Leur seul défaut était l’excès de bon goût, toutes les formes et les couleurs se mélangeaient. Il était facile de se laisser aspirer. Les grandes marques avaient construit leur réputation sur ces intérieurs. Certaines enseignes étaient familières à Charlotte. Les entreprises mères utilisaient New London comme vitrine de prestige. Une forte proportion de leur clientèle y séjournait pour les casinos et les hôtels en faible pesanteur. Néanmoins, acheter une Commodore Lotus atteignant 300 kilomètres-heure dans une colonie spatiale qui ne possédait aucune route amusait son sens du ridicule. Elle passa devant la vitrine du concessionnaire automobile en souriant. Teresa Farrow, sa garde du corps, jeta un coup d’œil à la voiture de sport bleu roi avant de secouer la tête. Il y avait une espèce de flou en elle. Charlotte était persuadée quelle était psi. Sa vigilance était phénoménale, prête au moindre problème. Pourtant elle n’avait fait aucune remarque quand Charlotte l’avait informée qu’elle voulait se rendre au centre commercial… pratiquement juste en dessous de la résidence du gouverneur, de toute manière. Charlotte ouvrit la porte en verre du bureau d’American Express et se dirigea directement vers la réception. Ç’aurait pu être une ancienne agence d’avocats, avec des lambris de bois sombre et des fauteuils en cuir rouge. — Vous allez me croire complètement idiote, mais j’ai laissé ma carte sur Terre, lança-elle d’une voix exubérante à la fille en uniforme derrière le bureau. J’ai dû l’oublier quand je me suis changée pour mettre ma tenue de vol. La fille sourit. — Aucun problème, madame, nous sommes là pour vous aider. Obtenir une carte de rechange ne prit pas longtemps. Un formulaire numérique à remplir. Une vérification de l’empreinte du pouce, la confirmation de son identité et de la réalité de son compte Amex par la mémoire centrale de la compagnie sur Terre, l’annulation de sa carte originelle, où quelle soit, certainement grignotée par des poissons perplexes. Deux minutes plus tard, elle entrait dans le magasin Toska qu’elle avait remarqué plus tôt, avec ses tapis blancs épais, ses piliers de marbre violet, ses énormes miroirs encadrés de dorures et un millier de choix. Et, surtout, ici, les vendeuses savaient ce qui convenait le mieux pour son âge, ses cheveux et sa silhouette. Elle s’assit dans un fauteuil Ashgrove, sirota de l’eau minérale et regarda un hologramme grandeur nature d’elle-même passer par différentes permutations : des hauts, des pantalons, des shorts, des jupes. Les vendeuses faisaient des suggestions concernant les couleurs et les accessoires. Elle finit par choisir un haut moulant en peau de serpent clonée avec un décolleté modeste. Le matériau était sec et fin, mais il était doux et aussi élastique que du caoutchouc, ses écailles blanches et grises brillaient merveilleusement. Elle opta pour une jupe bleue mi-cuisse. L’ensemble formait une combinaison sportive, suffisamment légère pour la caverne de Hyde, qui la mettait en valeur sans en faire trop. Baronski aurait été fier d’elle, qu’il repose en paix. Le simple fait de se regarder dans le miroir lui faisait du bien. Sa vie se remettait en ordre. C’était dommage de devoir porter des collants, la jupe était merveilleuse pour les jambes, mais ses aventures dans le Colonel Maitland avaient laissé des tas d’égratignures et le gel dermique n’avait pas encore pelé. Elle paya avec sa nouvelle carte, ajoutant au dernier moment une paire de lunettes de soleil Ferranti. Elle résista à la tentation de laisser derrière elle l’immonde salopette et la fourra dans le sac Toska. Plus loin, elle lorgna sur la vitrine d’un salon Arden avec regrets. Elle aurait aimé avoir le temps de faire quelque chose pour ses cheveux, la casquette en avait fait une horreur. Demain, se promit-elle. Il était 14 h 50 quand Charlotte rentra dans sa chambre, entre celle de Suzi et celle de Rick Parnell. Heureusement, personne ne pouvait la voir. Ce n’était pas que Greg lui avait interdit de sortir, mais il l’avait laissé entendre. Quand la porte se referma sur Teresa Earrow, elle eut la même sensation que lorsqu’elle parvenait à s’échapper de l’orphelinat, un soulagement vertigineux. Les murs de sa chambre figuraient une jungle, un dessin élaboré tout en vert et noir, les meubles Scandinaves étaient de bois rouge non verni. Les oiseaux de paradis dans une grande cage blanche près du balcon se mirent à gazouiller. Charlotte leur envoya un baiser et ramassa son sac de vol sur le lit. — Je vais juste me rafraîchir, dit-elle à Teresa en se glissant dans la salle de bains. Elle hésitait à appeler Fabian. Elle avait l’impression de l’exploiter, d’abuser de sa douleur pour obtenir réparation. Mais quand, seuls dans leur chambre de la clinique de la plate-forme, elle avait suggéré de se venger de la Dolgoprudnenskaya, elle avait vu l’étincelle d’insouciance se rallumer dans ses yeux. L’espoir de la rétribution l’avait ranimé. Ce n’était pas le genre d’espoir qu’elle voulait voir en lui, mais c’était un espoir. Et son cerveau calculateur avait rapidement élaboré plusieurs scénarios. Elle avait fait ses propres suggestions, l’aidant à raffiner et à ordonner ses idées. À présent, alors qu’elle devait s’impliquer, elle avait des doutes. Aucun plan de bataille ne survit au contact avec l’ennemi. Plus d’un mécène le lui avait répété : il était surprenant qu’autant d’entre eux soient d’anciens militaires. Or Fabian et elle n’auraient pas de deuxième chance. Cela devait fonctionner du premier coup. C’était risqué. Charlotte leva la main, le fourreau biosoignant ressemblait à un gant à deux doigts, couleur chair ; à l’intérieur, elle ressentait un chatouillis constant et de la chaleur. Non, elle ne pouvait pas oublier ce qu’avait fait Nia Korovilla, ce qu’on lui avait ordonné de faire, ni qui. Elle baissa la lunette des toilettes, s’assit et ouvrit son sac. Sous le jean et le sweat-shirt à régulation thermique, il y avait son cybofax Amstrad doré. Dieu seul savait comment la tablette était restée dans la poche de son short pendant qu’elle s’échappait du Colonel Maitland, mais il était là, la seule chose qui lui appartenait vraiment. Elle entra le numéro de Fabian puis enclencha le brouilleur. L’écran de l’Amstrad vibra, neigeux, puis se stabilisa pour afficher le visage de Fabian qui souriait avec nervosité. — Mince, Charlotte ! Je croyais que tu n’allais jamais appeler. L’Anastasia s’est posée il y a une heure. — J’étais occupée. — Aucun signe de l’extraterrestre ? — Non, aucun. Nous partons à la recherche de mon prêtre céleste dans un quart d’heure. — Ah ? Bien, bonne chance. — Merci. — Tu vas le faire ? — Oui, Fabian, allons le faire. — Super ! Passe en mode conférence et appelle Kirilov. Tu as toujours le numéro ? — Oui ! s’exclama-t-elle, exaspérée. Elle entra le numéro qu’il lui avait donné. L’écran de l’Amstrad se scinda en deux, Fabian d’un côté, l’autre restant vide. — Oui, dit une voix masculine avec un lourd accent slave. — Nous voulons parler à M. Kirilov, dit Fabian. — Il n’y a personne de ce nom ici. Fabian joua avec une mèche de cheveux, impatiemment. — Conneries. Dites à Pavel Kirilov que Fabian Whitehurst et Charlotte Fielder veulent lui parler. Entendre leurs noms glaça Charlotte, ils ne pouvaient plus faire marche arrière. Et elle était sûre que Pavel Kirilov ne serait pas ravi que son identité soit brandie de la sorte. Un visage masculin apparut sur l’écran du cybofax. Elle l’étudia. Il n’avait rien d’exceptionnel. Entre la quarantaine et la cinquantaine, il perdait ses cheveux et ses joues étaient creuses. Elle faillit sourire : il ressemblait vaguement à Lénine. Le sourire de Pavel Kirilov était tendu. — Alors c’est vous, jeune Fabian. Vous avez grandi, je crois, depuis la dernière fois que je vous ai vu. Et Miss Fielder, bien sûr, je vous reconnais d’après votre photo. Puis-je vous dire à quel point je suis content que vous ayez survécu au crash du Colonel Maitland. Les rapports que j’ai reçus concernant l’incident étaient plutôt confus. — Mon père est mort, dit Fabian. — Je sais. Je suis désolé. C’était un client de valeur. — Et j’hérite de tout. Pavel Kirilov inclina la tête. — Bien sûr. — Je souhaite poursuivre notre collaboration concernant le bois et Odessa. Comme avant. Les agents de ma compagnie s’occuperont des détails. — C’est très astucieux de votre part, Fabian. Je suis sûr que nous pouvons arriver à un arrangement avec les biens de votre père. — Bien. — Puis-je vous demander comment vous vous êtes échappé du Colonel Maitland ? — J’ai des amis. Fabian sourit avec suffisance. Charlotte espéra que la confiance de Fabian n’allait pas l’empêcher d’être prudent. Peut-être aurait-elle dû insister pour s’occuper elle-même de Kirilov ? Mais il était trop tard. — Je vois. (Pavel Kirilov tira sur sa lèvre inférieure.) L’essentiel étant que vous soyez en sécurité maintenant. — Je veux passer un accord, annonça Fabian. — Quel genre d’accord, Fabian ? — Nous savons où se trouve l’extraterrestre. — Quel extraterrestre ? — Nia Korovilla est morte elle aussi, intervint Charlotte. Kirilov lança un regard à quelqu’un hors du champ de la caméra. — Vous semblez remarquablement bien informée, Miss Fielder. — J’ai beaucoup appris durant toutes ces années à travailler pour vous, monsieur Kirilov. Elle fut surprise que Kirilov se contente de rire. — J’ai bien peur de savoir aussi où se trouve l’extraterrestre. Mais je vous remercie de l’offre. — Vous savez seulement que le point de contact est sur New London, fit remarquer Fabian. Seule Charlotte sait exactement d’où vient la fleur. — J’ai toutes les informations dont j’ai besoin, affirma Pave ! Kirilov. — En êtes-vous sûr ? demanda Charlotte. Vraiment sûr ? Souvenez-vous, nous n’ignorions pas que vous saviez que la fleur m’avait été donnée à New London. Pourquoi vous appellerions-nous si nous n’étions pas certains que vous avez besoin d’autres données ? Pavel Kirilov hésita. — Ces données additionnelles, vous souhaitez les vendre ? — Non, nous vous offrons un partenariat. — Dans quoi ? — Dans la technologie de la structuration atomique. Nous récupérons les données de construction pour le générateur de force nucléaire, vous les vendez à un kombinate comme vous souhaitiez le faire, et nous prenons un pourcentage. C’est simple. Pavel Kirilov serra ses paumes devant son nez. — Mon Dieu, un enfant de votre âge et… Vous savez vraiment de quoi vous parlez, n’est-ce pas ? — Tout à fait, déclara Fabian, triomphant. — Êtes-vous intéressé ? demanda Charlotte. (Elle serrait les jambes pour ne pas trembler.) Sinon, nous pouvons discuter avec Event Horizon ou Clifford Jepson et leur offrir les données du générateur. — Quel genre de pourcentage ? demanda Pavel Kirilov, impassible. — Cinq. Et une garantie. Fabian et moi devons figurer sur le brevet qui sera déposé. — Je suis intéressé. Je ne doute pas que vous ayez préparé une méthode de transfert à toute épreuve. — Oui. Nous sommes à New London. Pavel Kirilov haussa les sourcils. — Vous avez déjà les données du générateur ? — Nous vous les fournirons, se contenta de dire Charlotte. Mais uniquement à vous et en personne. Je ne vous demande évidemment pas de venir seul. — Comme c’est gratifiant. — Nous avons nos propres gardes du corps. Nous nous rencontrerons ici, en territoire neutre, et nous vous expliquerons comment nous souhaitons effectuer le transfert. Elle retint sa respiration. Pavel Kirilov hocha la tête à contrecœur. — Baronski aurait été heureux de voir ce que vous êtes devenue. Vous lui faites honneur, Miss Fielder, si pas à moi. Où souhaitez-vous me rencontrer exactement à New London ? Devrai-je porter un œillet à la boutonnière, nouer ma cravate d’une certaine manière ? Elle essaya de ne pas prêter attention à son sarcasme, mais c’était difficile : l’un des seigneurs du crime les plus importants d’Europe était focalisé sur elle, et mécontent. « Plus ils se sentent importants, plus grand doit être le dédain qu’ils montrent, lui avait appris Baronski. Ils ne peuvent t’intimider que si tu crois à leur mascarade. Rien de tout cela n’est réel, ils jouent la comédie. Imagine que tu es critique de télévision et cherche les défauts de leur représentation. » Charlotte resta silencieuse. — Eh bien ? insista Kirilov. Il voulait savoir ! Il avait besoin d’eux. Sois béni, Dmitri. — Appelez-moi exactement une heure avant votre amarrage, répondit-elle. Je vous dirai où attendre. Vous pouvez emmener quatre de vos hommes. Mais si vous passez un autre coup de téléphone qu’à moi après votre arrivée, si vous envoyez quelqu’un d’autre et s’il y a plus de quatre gorilles, il n’y aura pas d’accord. — Très bien. Miss Fielder, Fabian, je marche. — Très bien ! s’exclama Fabian en souriant. — Mais, si vous ne pouvez pas me fournir les données, ou si vous tentez de les vendre à mes rivaux, alors vous regretterez de ne pas être restés à bord du Colonel Maitland. Suis-je clair ? Si vous savez vraiment ce qui se passe, vous comprenez cela. — Nous comprenons, déclara Charlotte. — Tant mieux. Je vais m’occuper des arrangements pour un vol, attendez-moi dans six heures. Son image s’effaça de l’écran de l’Amstrad. Les muscles de Charlotte tremblaient, ses paumes étaient humides et poisseuses. Fabian riait comme un fou. — Quelle équipe ! Quelle équipe ! On l’a fait, on a coincé ce salaud. Son visage gigotait sur l’écran. — Oh, Seigneur, murmura-t-elle. L’énormité de ce qu’elle venait de faire l’effrayait. — Que se passe-t-il ? C’est terminé. On l’a fait. On a gagné. — Ce n’est que le début, Fabian ! — Conneries, idiote ! Il est en route. C’est tout ce dont on avait besoin. Une fois qu’il t’aura téléphoné et confirmé son amarrage, on le balancera à Julia Evans. (Ses lèvres se recourbèrent.) Elle agira. Elle ne permettra jamais que Kirilov se balade sur New London, pas avec toi, l’extraterrestre et ce Royan. Et Kirilov sera là, dans une navette, tout seul. Un vrai pigeon d’argile. Sais-tu de quel genre d’armes on dispose ici ? — Non, Fabian, je ne sais pas. — Des centaines et des centaines. Des masers, des lasers, des faisceaux de particules, et tout le monde sait que Julia Evans a ses propres ogives de compression d’électrons. Dix mégatonnes la pièce. « Crack ». Elle va le disséquer. On pouvait compter sur Fabian pour connaître ce genre de choses, les armes attiraient tous les mâles. Les petits garçons et les petits avions de chasse allaient bien ensemble, les grands garçons aussi, d’ailleurs. — Et après, elle s’occupera de nous, dit-elle rapidement. — Oh, allez, Charlotte. Nous lui rendons service. Tu l’as entendue dire quelle pourchasserait Kirilov après. Eh bien, on lui a facilité les choses. On le lui offre sur un plateau. Et elle ne pourra pas reculer cette fois. Elle n’aura qu’à donner un ordre et Kirilov ne sera plus qu’un nuage d’atomes. CHAPITRE 32 Ils étaient sept à sortir de la salle de réception publique de la résidence du gouverneur. Ne sachant pas par où commencer, ils marchaient groupés sur l’avenue, dont le revêtement ressemblait à de la lave et qui faisait le tour de la calotte méridionale de la caverne, face au parc. De vrais touristes, pensa Greg, mais il ne se sentait pas tellement concerné par ce genre de furtivité. Néanmoins, ils donnaient vraiment l’impression d’être un groupe en voyage organisé. Pas besoin d’attirer inutilement l’attention. Il était accompagné de Charlotte, Suzi, Rick, Melvyn, Teresa Farrow et Jim Sharman. Lloyd McDonald avait été envoyé au centre de sécurité pour coordonner la mission et vérifier les rapports de police et de son propre personnel. — Où allons-nous ? demanda Suzi. — Je ne suis pas sûr. Lloyd nous informera dès qu’un Apôtre céleste aura été repéré. (Il inspira profondément en regardant autour de lui. Une petite sécrétion de son implant avait déclenché une certaine agitation, mais rien ne l’attirait vers un endroit particulier.) En attendant, on va essayer la plage… celle où vous avez rencontré le prêtre, Charlotte. Charlotte opina. — Très bien. Les piétons la détaillaient, et Greg devait admettre quelle était sensationnelle. Il aurait peut-être dû lui demander de porter quelque chose de moins voyant. Ce ne sont pas les vêtements, se morigéna-t-il, ce sont tes hormones. Rick était resté à côté d’elle en descendant de la résidence, bavardant, et ne regardant surtout pas son décolleté bénitier. Elle gérait l’attention qu’on lui portait en étant un mur de politesse lisse, rien d’encourageant, rien de désobligeant. C’était parfait. Pauvre Rick. Greg sortit son cybofax et y afficha une carte du réseau ferroviaire récupérée dans les mémoires centrales de la colonie. Il y avait une station tous les deux cents mètres autour de la paroi. Il se dirigea vers la plus proche. — Je viens d’avoir des nouvelles de Sean Francis, annonça Melvyn. Julia Evans arrive. — Quand sera-t-elle ici ? — Dans trois heures. — Que se passe-t-il ? Elle ne nous fait pas confiance ? râla Suzi. — Laisse-la tranquille, la rabroua Greg d’une manière plus sèche qu’il ne le souhaitait. Elle a besoin de cette technologie de structuration atomique. Dès que j’ai confirmé la présence de l’extraterrestre, elle n’a plus eu le choix. — Ouais, répliqua Suzi. Ce truc extraterrestre quelque part dans le coin, ça ne m’aide pas à rester calme. Pourquoi ne se montre-t-il pas ? — Il n’a fait preuve d’aucune hostilité, intervint Rick. — Pas encore, rétorqua Suzi en tapotant son Browning dans son holster d’épaule. Rick soupira. Les balcons recouverts de vigne vierge laissaient la place à des falaises de pierre tandis que la route s’éloignait de leur base. Ils traversèrent un pont en fausses pierres au-dessus du lac. Une chute d’eau jaillissait de la roche quelques kilomètres plus haut. Greg dut pencher la tête pour apercevoir la pierre froissée, couverte d’algues visqueuses et de plantes grimpantes, d’où elle émergeait pour plonger dans le lac à vingt mètres de lui. L’air était saturé de bruine, le pont était glissant. — Monde de dingues ! cria Suzi par-dessus le vacarme de la chute d’eau. — Ouais, laissa tomber Greg. Le mur s’élevait verticalement sur les cent premiers mètres, puis formait un surplomb de roche nue, d’où jaillissaient les tubes de lumière. On apercevait cinq autres chutes d’eau tout aussi exotiques. La gare était en sous-sol de l’autre côté du pont. Un escalier mécanique les descendit jusqu’à une plate-forme parfaitement propre aux murs blancs. Greg demanda un wagon privé au processeur de la station. Un souffle d’air sec jaillit du tunnel, précédant un cylindre en aluminium au nez de balle qui glissa vers eux sur coussin d’air, suspendu quelques centimètres au-dessus du rail unique. Ils grimpèrent dedans et Greg montra sa carte Event Horizon au panneau pilote, demandant la station Kenton. La plage de surf en chute occupait un bout de crique en forme de fer à cheval au pied de la calotte nord. Ici, ni falaise ni balcon, la paroi n’était qu’un hémisphère creusé dans le roc. Les six chutes d’eau se répliquaient, mais il leur manquait la puissance de leurs contreparties sud. Elles glissaient le long de canaux creusés dans la roche, plaquées à la courbure. L’une d’elles atteignait la crique dans un nuage théâtral d’écume et d’éclaboussures. De fins arcs-en-ciel y tourbillonnaient. Greg admira, émerveillé, une femme sur une planche de surf qui jaillissait de la brume et s’élevait au-dessus de la crique. Une autre la suivit. Greg leva les yeux. Les surfeurs de chute se suivaient à cinquante mètres d’intervalle sur toute la cascade. Un kilomètre au-dessus de Greg, à l’endroit où l’eau jaillissait, il devinait à peine une petite plate-forme de métal, comme un large plongeoir d’où une silhouette minuscule sauta. Au début, elle descendit presque verticalement ; la faible pesanteur lui permettant juste assez de stabilité pour un glissement paresseux. La queue de la longue planche effleurait à peine l’eau. Puis la gravitation reprit le pouvoir, augmentant à mesure que la courbe de la paroi s’affirmait. Sa vitesse augmenta. Quand il atteignit le fond, il avait une vélocité d’enfer. Lorsqu’il jaillit du nuage de mousse, il hurla de joie en s’envolant, suivi d’une longue traîne crémeuse. Il atteignit presque le bout de la crique avant de ralentir, s’arrêter et pagayer vers la plage. — Alors, ça, c’est quelque chose ! s’exclama Suzi, admirative. Greg savait ce qu’elle voulait dire, sa première réaction avait été : Je veux essayer ça ! Charlotte regardait la cascade avec un sourire tendre. — Il faut beaucoup de courage pour sauter la première fois. Mais après on devient accro. — Vous avez essayé ? demanda Suzi, légèrement envieuse. — Oh, oui ! Le surf de chute est un véritable piège à touristes, ici. Ça a l’air terrible mais, en fait, c’est très sécurisé. — J’en suis sûr, dit Greg. Mais ce n’est pas au programme aujourd’hui. Il les entraîna sur le sentier longeant la crique. Suzi ronchonnait derrière lui. La plage elle-même avait un petit côté côte d’Azur, organisée, colorée et pleine de monde. Des bars qui n’étaient guère plus que des paillotes étaient alignés le long du promontoire. Derrière, il y avait des rangées de restaurants. Des carrés de chaises longues bien compartimentés occupaient le haut de la plage, ainsi que des installations de jeux. Le sable fin était d’un blanc éblouissant. Des serveurs en chemise blanche et nœud papillon vert faisaient l’aller-retour avec des plateaux de verres entre les bars et les chaises longues. Greg marchait le long du promontoire sablonneux. Il y avait un flux constant de familles remontant les marches de la plage avec leurs sacs et leurs serviettes, les enfants traînant derrière, épuisés. À côté de lui, le regard de Suzi se perdait au-dessus des corps allongés sur les chaises longues. Rick et Charlotte étaient toujours ensemble, coincés par le triangle protecteur des trois gardes du corps. Greg était satisfait du professionnalisme discret de ceux-ci. Teresa Farrow était une psi avec des implants-sacs, Greg percevait son hypersens flottant entre la plage et les bars, paré à tout danger. Elle lui avait dit qu’elle possédait une empathie similaire à la sienne mais pas d’intuition. Jim Sharman était l’un des spécialistes techniques de l’équipe d’intervention, mais tous avaient un ou deux champs d’expertise. — Vous le voyez ? demanda Greg à Charlotte. Elle se tenait en haut de l’escalier menant à la plage. — Non, il n’est pas là. Désolée. — Je ne m’attendais pas à le trouver dès la première sortie, la rassura-t-il. Ils se remirent en route. Le cybofax de Greg bipa. C’était Lloyd McDonald. — Je crois que j’ai quelque chose pour vous. Deux bobbies ont vu trois personnes distribuer des prospectus devant le casino Trump Nugget. Deux hommes et une fille. L’un des hommes a la cinquantaine. — Très bien, dit Greg. Dites aux bobbies de continuer à les surveiller, on arrive. Gene Learmount, l’un des policiers, les attendait à la station, à peine capable de contenir son excitation. Il avait des taches de rousseur et des cheveux roux, Greg estima qu’il avait vingt ans. Il était terriblement naïf. Apercevant les Apôtres célestes suspects, son partenaire et lui avaient immédiatement pris une table à la terrasse à bières du casino pour les surveiller sans être repérés. Pour la police de New London, la traque des Célestes était l’événement le plus important depuis des mois. Le gouverneur allait-il finalement faire quelque chose ? Greg haussa les épaules. Ils empruntèrent l’escalier mécanique menant au parc. Victor lui avait dit que la police s’occupait essentiellement des touristes, la sécurité de l’entreprise se chargeant des ouvriers et des contrats tech-mercs. Il se demanda comment les policiers le prenaient, mais le gamin avait l’air content d’obéir aux ordres de Greg, muni de sa carte Event Horizon. C’était son efficacité, ou plutôt son manque d’efficacité, qui l’inquiétait. Les Célestes devaient avoir organisé une routine de surveillance. L’escalier les déposa sous une petite rotonde de marbre. Le Trump Nugget était à cinquante mètres, un château féerique très Disneyland : trois étages, de hautes tours circulaires, des douves, un pont-levis et une herse. Des drapeaux claquaient au sommet des tours. Il était entouré de jeunes pommiers en fleur, dont les pétales roses et blancs couvraient l’herbe comme de la neige sèche. Gene Learmount murmura dans le système de communication de sa casquette. — Ils sont toujours dans la cour carrée, déclara-t-il. — Comment s’y prend-on ? demanda Melvyn. Greg examina le pont-levis et la herse, libérant son hypersens. Quelques personnes entraient et sortaient, ce n’était pas une heure d’affluence pour le casino. Il était trop tôt. Il sentit l’éveil de l’observateur, totalement hors de phase avec les courants de pensées passifs autour de lui. En cherchant, il repéra un jeune homme en short écarlate qui ramassait les petits fruits jaunes d’un buisson au-dessus des douves. — Merde ! jura-t-il. L’observateur pouvait avoir vu Learmount quitter le casino et se diriger vers la station. — Y a-t-il un autre moyen de quitter la cour ? demanda-t-il au bobby. — Oui, bien sûr ; si vous entrez dans le casino, il y a un souterrain pour la livraison des marchandises et plusieurs ponts sur les douves. — OK. Charlotte, Teresa, Suzi, vous venez avec moi. Les autres, vous restez ici, mais soyez prêts à bouger. Ils sortirent à découvert. Greg maintint son hypersens concentré sur la sentinelle, attentif au moindre signe d’alerte, mais le jeune homme ne montra qu’un vague intérêt pour leur approche. Il continuait à remplir son sac de fruits. — On nous surveille, dit Greg à Suzi. — Ouais, je sais. Le beau mec en short rouge. Je l’ai remarqué quand on a quitté l’escalier mécanique. — Ah ? Bien. (Il se tourna vers Charlotte qui observait la sentinelle.) Ne vous faites pas trop remarquer. Elle fit la grimace et détourna rapidement le regard. — Désolée. — Voilà comment je veux que ça se passe, lui expliqua Greg. Une fois dans la cour, regardez autour de vous et cherchez-le. Prenez votre temps, assurez-vous que c’est bien lui. S’il est là, désignez-le-nous et dirigez-vous vers lui pour le saluer. Nous serons tout le temps avec vous. S’il s’enfuit, n’essayez pas de le suivre. Suzi et moi nous en chargerons. — Merci, marmonna Suzi. — Teresa, vous ne lâchez pas Charlotte. — Oui, monsieur. Le cybofax de Greg bipa à vingt mètres du pont-levis. — J’en ai un autre pour vous, l’informa Lloyd McDonald. — Oh merde ! Où cette fois ? — L’arène de sport. Il y a un tournoi de tennis cette semaine. Un match entre Jerome Merril et Lemark Pampa. L’un de mes hommes a vu deux Célestes parler aux spectateurs. — OK, même procédure. Gardez-les sous surveillance jusqu’à ce qu’on arrive. — Affirmatif. Le château était véritablement en pierre, des blocs bruns d’un mètre cube qui avaient été découpés quelque part sur l’astéroïde. Greg s’était attendu à du composite. La cour possédait trois niveaux. Un coin enfoncé organisé en jardin d’eau, la pelouse principale avec plusieurs sculptures monumentales en bronze de l’école organique, et la terrasse à bières sur le côté, surmontant les deux autres jardins. Greg retint un grognement quand il vit le deuxième bobby assis à une table, regardant les gens se promener entre les sculptures. Greg repéra l’une des filles immédiatement, une blonde en débardeur avec une longue jupe évasée. Teresa Farrow donna un coup de coude à Charlotte et désigna du menton un homme quittant le jardin d’eau. Il devait avoir la soixantaine, une pile de prospectus dépassait d’une de ses poches ouvertes. Greg le palpa de son hypersens, découvrant un étrange mélange de satisfaction et de prudence. — Ce n’est pas lui, dit Charlotte. — Merde ! s’exclama Suzi. Vous en êtes sûre ? — Absolument. Greg sentit qu’on lui fourrait quelque chose dans la main, sec et léger, cylindrique. Il referma ses doigts autour, instinctivement. Quand il se retourna, il vit une jeune femme orientale derrière lui, mince, portant un gilet noir enfoncé dans un jean coupé. — Votre avenir est dans les étoiles. J’espère que vous vous joindrez à nous demain, déclara-t-elle très sérieusement, puis elle sourit et s’éloigna. Il suivit des yeux son derrière en denim qui se dirigeait vers le pont-levis. — Pile ton type, hein ? l’asticota Suzi. Son sourire était lubrique. — Je la garde en mémoire, c’est tout. Il examina ce qu’elle lui avait donné. C’était un prospectus, roulé. « Demain, une aube nouvelle se lèvera. Demain, la route des étoiles sera ouverte. Demain, l’homme ne sera plus à l’image de Dieu. Demain, nos peurs et nos souffrances connaîtront la fin. Demain, nous ne serons plus seuls. Demain, la Terre sera guérie. Demain, nous serons libres. Demain est maintenant. Joignez-vous à demain. Les Apôtres célestes organisent une bénédiction. Inaugurant l’âge de la Rédemption. L’Église de Tous les Saints, la caverne de Hyde. Midi, demain. Tout le monde est bienvenu. » Greg le montra à Suzi. — Ouais, vraiment profond. Je ne savais pas que les scénaristes devenaient des Célestes en grandissant. — Demain, Clifford Jepson annoncera la structuration atomique au monde entier, dit Greg. Elle renifla et relut le prospectus. — Certaines corrélations sont flagrantes, précisa Greg. — Possible, admit-elle à contrecœur. Tu veux en attraper un et essayer ton truc d’association de mots sur lui ? — Non. Ils se planqueraient tous et, si j’ai tort, nous ne pouvons pas nous le permettre. (Il plia le prospectus et le glissa dans la poche de sa veste.) Allons voir ce match de tennis. Greg quitta l’escalier mécanique de la station Slatebridge Park dans une autre rotonde. Bernard Kemp, un sergent de police, dont la bedaine débordait de la ceinture qui soutenait son short, l’y attendait. Greg était content de tomber sur un vieux de la vieille. Son salut flegmatique changeait agréablement de l’enthousiasme essoufflé de ses collègues. Slatebridge Park était la neuvième visite de l’après-midi. Après le casino, il y avait eu le match de tennis, un verger, une plage, un centre commercial, une autre plage et une galerie. La caverne de Hyde semblait souffrir d’une épidémie d’Apôtres célestes qui distribuaient tous les mêmes prospectus pour la cérémonie de bénédiction. — Ils n’ont jamais été aussi visibles, lui avait dit Lloyd McDonald. C’est comme s’ils ne se souciaient plus de discrétion. Et après Slatebridge Park, il y avait encore deux sites à vérifier. La visibilité des Apôtres célestes l’inquiétait. Il était sûr que la Dolgoprudnenskaya avait des agents sur place. Feraient-ils le lien entre le prospectus et l’extraterrestre ? Son intuition était heureusement silencieuse. Ils ne pouvaient pas encore avoir découvert l’extraterrestre et Royan. Mais même Royan ne pouvait se cacher éternellement. Greg se rendait de plus en plus compte des limites de New London. Et la Dolgoprudnenskaya avait quatre jours d’avance. Greg observa le Globe par-dessus l’épaule de Bernard Kemp. C’était un amphithéâtre en plein air, creusé dans une butte, encerclé de piliers grecs. Des gradins en pierre donnaient sur une scène circulaire dont le seul décor était un lac calme au pied de la vallée. Un quart des places étaient occupées. Trois acteurs en toge blanche occupaient la scène. Greg était trop loin pour entendre leur dialogue, mais il devina Jules César. Bernard Kemp utilisa son cybofax de police pour vérifier la carte de Greg, ce qu’aucun des bobbies n’avait fait. — Agent de l’entreprise ? demanda amèrement le sergent. Greg reconnut le ton, fatigué et plein de ressentiment. Bernard Kemp n’était pas un homme qui appréciait d’être interrompu dans son travail pour des raisons politiques. Greg en éprouva de la sympathie. En tant que policier, Bernard Kemp était de loin préférable à André Dubaud. Il regrettait d’être celui qui l’irritait. — Pas vraiment, non, répliqua Greg. Mais c’est une assez bonne description. Alors, où est notre homme ? Bernard Kemp désigna le Globe du pouce. — Il emmerde le public. Il y en a deux là-dedans. Mon partenaire les surveille. (Son pouce bougea pour s’aligner sur les piliers au sommet des gradins.) Leur sentinelle s’ennuie là-haut, elle aussi. Une Noire en poncho indien était adossée contre un pilier. Sa position lui donnait un excellent point de vue sur le parc. Greg n’était pas surpris que Bernard Kemp soit le premier policier à remarquer une sentinelle. Ils marchèrent vers l’amphithéâtre. Greg détecta l’inquiétude dans l’esprit de la vigie noire quand elle les aperçut. Elle se leva, époussetant l’herbe de son poncho. Charlotte se plaça du côté des sièges et observa le public. Elle cilla en se penchant en avant. — C’est lui. (Elle avait l’air de douter.) Vraiment. Greg détailla l’homme qui remontait les gradins. Charlotte avait été généreuse quand elle avait dit qu’il approchait la soixantaine, il devait bien avoir soixante-cinq ans. Sinon, la description était bonne : rond, perdant ses cheveux attachés en queue-de-cheval, peau albinos. Il jouait le clown en tendant les prospectus, tout en s’inclinant avec un grand sourire qui se moquait de lui-même. La technique était bonne, les gens prenaient le prospectus sans protester. — Très bien, dit Greg. Charlotte, c’est vous qui menez. Allez vers lui. Teresa, gardez un œil sur la sentinelle. Charlotte se fraya un chemin entre les sièges. Ce n’était pas vraiment l’approche discrète qu’aurait souhaitée Greg, trop de têtes se retournaient sur son passage. Quand ils furent à mi-chemin, le Céleste la remarqua. Greg vit les émotions se succéder dans son esprit, la surprise quand il la reconnut, l’intérêt, puis l’inquiétude. Quand il aperçut Greg, l’inquiétude se transforma en agitation. La résignation fut sa dernière émotion, quand il regarda autour de lui pour voir s’il pouvait s’échapper. Il haussa les épaules et rangea les prospectus dans une sacoche. Quand Charlotte atteignit le prêtre, la femme près du pilier avait disparu. — Bonjour Charlotte, dit le vieil homme. Je ne m’attendais pas à vous revoir si vite. Charlotte fit un geste maladroit, ne dit rien. — Bonjour, reprit-il en voyant Greg s’approcher. Vous voulez un prospectus ? Greg sourit. — Merci, j’en ai déjà un. Charlotte avait raison sur la chaleur de son sourire. — Ah, bien. Je vais y aller alors. — J’ai fait le voyage depuis la Terre pour vous rencontrer, dit Greg. — Quoi, ce petit sac de chair et d’os ? — Ouais. — Je suis sûr que vous vous trompez de personne. — Non. (Les gens autour le regardaient.) Si nous allions là où nous ne dérangerons personne ? Il désigna le haut de l’amphithéâtre. Le vieil homme regarda autour de lui très lentement. — Qu’en dites-vous, Charlotte ? Devrions-nous cesser de distraire les gens de ce spectacle médiocre ? Je n’ai jamais pu résister à la sagesse d’une jolie fille. — S’il vous plaît, plaida doucement Charlotte. — Ah, ça c’est le bon mot : s’il vous plaît. Il commença à remonter l’amphithéâtre. Greg vit Rick, Teresa Farrow, Jim Sharman et Bernard Kemp se rapprocher pour les rejoindre au sommet. — Est-ce bien un membre de la police que je vois ? demanda le vieil homme. — Oui, répondit Greg. — Va-t-il m’emmener enchaîné ? — Pas à moins que je le lui demande. Le Céleste lui jeta un bref regard, le jaugeant, puis redressa les épaules et continua à monter. Suzi laissa échapper un rire cruel. — La sentinelle s’est enfuie, annonça Teresa quand Greg atteignit le haut de la butte. Vous voulez la récupérer ? — Non. Ce n’est pas important. — Tous ces efforts, s’exclama le Céleste. Je suis flatté. — Voulez-vous nous donner votre nom ? demanda Greg. — Je vous montrerai le mien si vous me montrez le vôtre. — Greg Mandel, capitaine de la Mindstar, à la retraite. — Par tout ce qui est sacré ! Un homme à glande ! — Sans blague. — Mon nom est Sinclair, pour mes péchés. Heureux de vous rencontrer, capitaine Greg. Il tendit la main. Greg se tourna vers Bernard Kemp. — Merci beaucoup de votre aide. Nous nous occupons de lui à présent. — Je m’y attendais un peu, avoua le sergent. Il s’interrompit et ajouta : — Monsieur. Puis il ajusta sa casquette en prenant son temps et redescendit dans l’amphithéâtre. Greg l’entendit à peine marmonner : — Frimeurs. Le sourire de Sinclair disparut sous leurs regards à tous, il laissa retomber sa main. — Bon ben, je me suis bien amusé pendant ma cavale. Cela n’a plus vraiment d’importance. Pas après demain. Greg se rendit compte que la lumière baissait. Cela le perturbait, elle était restée constante tout le temps qu’ils avaient fouillé la caverne de Hyde à la recherche des Célestes, un midi éternel sans la moindre ombre. Il leva les yeux, chercha autour de lui, son instinct lui désignait la calotte sud, à deux kilomètres. Les chutes d’eau avaient disparu, remplacées par six énormes jets de vapeur qui jaillissaient du rocher. Ils balayaient le ciel en direction de la calotte nord, mesurant déjà plusieurs centaines de mètres de long, tourbillonnant autour du tube de lumière comme les traînées de condensation d’un avion à réacteur. — Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-il. — Le système d’irrigation de la caverne, expliqua Melvyn. Il fonctionne deux fois par jour, le soir et tôt le matin. — Tu veux dire qu’il pleut, ici ? s’enquit Suzi. — Oui. Les émissions infrarouges du tube de lumière s’éteignent et le nuage se condense, comme sur Terre. C’est bien moins cher que d’installer des arrosages automatiques et ça nous débarrasse de la poussière. Suzi fronça les sourcils vers les nuages. — Merde alors ! La tête de chaque jet de vapeur se transforma en champignon, ils se rassemblèrent en un grand anneau bouffi. La lumière de la caverne avait subtilement changé, Greg le sentait sur son visage. Elle était toujours vive mais la chaleur avait quitté ses rayons. Une seconde bande de nuages s’étendait depuis le mur nord. Il secoua la tête et se tourna vers Sinclair. — Je dois savoir pour la fleur que vous avez donnée à Charlotte. — Eh bien, c’est une affaire privée, capitaine Greg. Une affaire très délicate pour être honnête. Ce serait trahir la confiance de quelqu’un. — Parlez, lui dit Suzi. Sinon il l’arrachera à votre esprit en sang. Ce qui restait du sourire de Sinclair se figea. — Julia Evans et moi savons que c’est Royan qui l’a envoyée, reprit Greg. Nous voulons juste savoir qui vous l’a donnée. — C’est vrai ce que vient de dire votre charmante compagne ? demanda Sinclair. Sur l’esprit, le sang et les autres choses que les dames ne devraient pas savoir ? — Je le ferai si je le dois, répondit Greg. Ce sera indolore. Mais je préférerais ne pas en venir là. Et vous ? — Julia Evans ? répéta Sinclair. Julia Evans vous a envoyés pour me chercher ? — C’est exact. La même Julia Evans qui tolère que vos copains et vous vous baladiez tranquilles comme des souris et chapardiez de la nourriture. Je pense qu’il est temps que vous lui retourniez la gentillesse. Sans parler de Charlotte qui a failli être tuée parce quelle a transporté la fleur sur Terre. — Est-ce vrai, jeune Charlotte ? Celle-ci se mordit la lèvre inférieure d’un air malheureux. — Oui. — On ne m’avait pas dit ça, laissa tomber Sinclair, songeur. Je ne vous aurais rien demandé si j’avais su que c’était dangereux. — Je vous crois, le rassura-t-elle. Ils se retrouvèrent soudain dans l’ombre, la tête du nuage sud était au-dessus d’eux, masquant la lumière du tube. La couche inférieure était descendue à trois cents mètres, elle avait l’air terriblement solide. De petits vortex de ténèbres se formaient à sa surface. Le nuage du nord allait bientôt le rejoindre. Seule une étroite bande de lumière était encore visible au centre de la caverne. Le public du Globe leva la tête, certains sortirent des parapluies. — Royan, rappela Greg. — Ah, c’est vraiment un garçon étrange, déclara Sinclair. Nous l’avons trouvé. Ou je pourrais dire que nous nous sommes trouvés, en fait. C’était notre destinée. Des proscrits, mais très différents. Il est resté avec nous quelques jours. — Quand ? — Il y a environ un mois, peut-être trois semaines. Nous ne nous soucions pas du temps comme vous autres, pour qui tout est organisé. Cela fait partie de ce que nous sommes, vous voyez, on se débarrasse de tout ça, on a une vie calme. Je ne crois pas que Royan était vraiment fait pour ce genre d’existence. Il était très tendu, vous savez ? Un peu comme vous, en fait, capitaine Greg. Greg ne releva pas la provocation. — Il était avec vous, puis il est parti ? — Ah, aussi précis qu’un couteau, n’est-ce pas ? Je ne peux garder aucun de mes sombres secrets, avec vous. — A-t-il dit où il allait ? — Non, il ne l’a pas fait, j’en ai bien peur. — Très bien. Et la fleur ? — Croyez-vous aux fantômes, capitaine Greg ? Moi, j’y crois. Les esprits qui possèdent, les esprits qui vous poussent. Il y a un esprit à New London. — Il y a un extraterrestre à New London, l’interrompit Rick. Greg lui décocha un regard ennuyé. — Est-ce vrai ? demanda Sinclair amusé. Eh bien, ça alors ! — Vous n’êtes pas surpris, remarqua Greg. — Non, capitaine Greg. — Non. (Il n’était pas surpris. Greg sentait ses courants de pensées se remplir de satisfaction.) Vous voulez que je descende plus profond ? — Merci beaucoup mais non. Vous voyez, ce grand gaillard… — Rick. — Ravi de vous connaître, Rick. Vous voyez, Rick appelle ça un extraterrestre, j’appelle ça une présence. Un guide lumineux, capitaine Greg. Un être angélique venu nous offrir la vision. Il nous montrera notre âme dans toute sa nudité. Croyez-vous pouvoir l’éviter, vous qui êtes enterrés dans le monde physique ? Une intuition envahit Greg, comme cela se produisait parfois, telles des cartes retournées sur une table, tout était visible. — Vous avez fondé les Apôtres célestes, Sinclair. Vous êtes leur prêtre et leur chef. — Et maintenant, capitaine Greg, vous me décevez. Vous m’aviez dit que vous ne regarderiez pas. Pourtant vous êtes un officier, un gentleman et tout ça. — Je n’ai pas regardé, se défendit Greg. Ça arrive de temps en temps. — Peut-être était-ce l’esprit qui lui a montré la vérité, intervint Suzi, feignant l’innocence. Sinclair lui sourit. — Vous pourriez avoir raison. De toute manière, cette fleur qui vous intéresse tant, on me l’a apportée. — Qui l’a apportée ? demanda Greg. — Eh bien, l’un des petits, capitaine Greg. (Sinclair eut un sourire satisfait.) Ils ont à peu près cette taille. (Sa main s’immobilisa à cinquante centimètres du sol.) Tout en orange et noir, très malin, ses petites antennes gigotaient. — Un drone, conclut Greg. — C’est vous qui le dites, capitaine Greg. Tellement fonctionnel et tellement pratique. Cela va avec ce que vous êtes. — Je cultive des agrumes, déclara Greg qui eut le plaisir de lire la perplexité sur le visage de Sinclair. (Il tira le prospectus de sa poche et le tapota de l’index.) Et ça ? Que se passe-t-il demain ? — La simple vérité, annonça Sinclair. Oh, capitaine Greg, tant qu’on en parle, vous ne le sentez pas ? Pourtant, vous, avec ce merveilleux don de seconde vue. C’est comme un orage envoyé par le Créateur en personne : un qui grandit, qui grandit sur le flanc de la montagne. Vous ne pouvez pas le voir, pas avec vos yeux, mais, oh, Seigneur, vous savez qu’il est là, et vous savez qu’il va tout balayer sur son passage pour vous rappeler le pouvoir de la nature. Un orage pour laver notre perception archaïque du monde. Tout nous apparaîtra dans une lumière claire et dorée. La Révélation ! Comme s’il l’avait prévu, la pluie se mit à tomber. CHAPITRE 33 Nous avons une alerte, annonça le bloc RN1. >Annuler paquet coût prise de risque. Le tableau de comptes en trois dimensions disparut de l’esprit de Julia. La division financière d’Event Horizon avait assemblé une estimation préliminaire du coût de l’offre pour les données du générateur. Les chiffres étaient déments. À ce niveau, ce n’était plus de l’argent, juste des chiffres dans une banque de données. Des risques et des estimations, on ne vaut que ce que les gens pensent qu’on vaut, que ce qu’on a prouvé comme valeur. C’était tellement cynique. Pourtant cela faisait tourner le monde. À une époque, elle pensait que la richesse se comptait en lingots d’or, bien réels. À présent, elle faisait réaliser des tableaux pour Event Horizon, bien définis, presque créatifs. Les banques et les maisons financières revoyaient leurs positions, finalisaient leurs chiffres, se joignaient en consortium pour la soutenir. Les rumeurs du marché disaient qu’il n’y avait que trois concurrents sérieux : Event Horizon, un partenariat Mitsubishi-General Electric et Jonathan-Hewit, ainsi qu’un outsider, Bœing-SAAB. Les membres du consortium financier avaient une grande confiance dans le potentiel d’Event Horizon. Et bien sûr, il y avait les intangibles. Essentiellement elle-même et ce qu’elle ferait si on la laissait tomber. Elle remerciait sa réputation pour la deuxième fois de la journée. Ce devait être un record. — Quel est le problème ? — Charlotte Fielder s’est fait refaire une carte Amex. — Oh, Seigneur ! — N’est-ce pas ? Nous vérifions constamment les unités critiques de cette affaire pour voir s’il y a le moindre mouvement. Charlotte a demandé une nouvelle carte à New London et son identité a été vérifiée par la mémoire centrale de la compagnie sur Terre. Elle a ensuite acheté des vêtements chez Toska. — Des vêtements ? À un moment pareil ? — Oui. — Quelle idiote ! Et si nous sommes au courant… — Tout à fait. Leol Reiger, la Dolgoprudnenskaya et Clifford Jepson sont tous à sa recherche. Les pirates exercent la même surveillance que nous. Nous devons donc partir du principe que l’un d’entre eux au moins est au courant, si ce n’est tous. — Merde ! Qu’en pense Greg ? — Peut-être ne le sait-il pas. — Eh bien, il devrait. Elle ouvrit les yeux. Sa pièce de travail était sobre au point d’en être déprimante, comme d’habitude. Wilholm sans les enfants n’avait que peu d’attrait. Elle aurait tout aussi bien pu être au bureau. >Ouverture canal Victor Tyo. — Où es-tu ? — J’atterris à Prior’s Fen dans cinq minutes. — Oublie ça. Rejoins-moi directement à Wilholm, nous allons à New London. — Je suis sûr que Greg et Melvyn Ambler peuvent se débrouiller tout seuls. — Ha ! (Elle lui expliqua la situation.) Ce qui nous fait trois raisons de les rejoindre. Greg dit que l’extraterrestre est là-haut. Royan s’y est rendu pour tester son prototype de nanoprocesseur. Et, maintenant, tout le monde et sa mère savent que Charlotte Fielder s’y trouve aussi. Je devrais y aller de toute manière, ça peut tout aussi bien se faire maintenant. — Très bien, Julia. Mais je ne vois toujours pas comment Royan et l’extraterrestre peuvent être liés. Pas maintenant que nous avons établi que Royan a fait pousser cette fleur lui-même et quelle n’est pas arrivée telle quelle à bord d’un vaisseau interstellaire. Je ne suis plus vraiment convaincu de l’existence d’un extraterrestre. — Greg l’a senti. — Je sais, Julia, et je le connais depuis aussi longtemps que toi, tu te souviens ? Je veux bien admettre que son hypersens est parfait. Seigneur, j’aimerais avoir des psi à moitié aussi bons que lui ! C’est juste son intuition qui… — Tu ne le crois pas. — Je suis sceptique, c’est tout. Particulièrement quand tu devrais te concentrer sur l’offre pour le générateur. — Les coïncidences n’existent pas. — C’est un putain de bon mot pour jouer tout ton avenir. Elle soupira et ajouta un sourire en coin. Heureusement que Victor était là ! Il donnait toujours son opinion sans fard. — Qu’en pensez-vous, vous trois ? demanda-t-elle à ses blocs RN. — Je crois que Greg sait de quoi il parle, Juliet, répondit son grand-père. La structuration atomique n’est que trop bizarre. — Oui, nous confirmons, dit le bloc RN2. — Unanimité, donc. Désolée, Victor, selon notre vote, tu as perdu. — Tous les quatre ? — J’en ai bien peur — OK, Julia. Je serai à Wilholm dans sept minutes. — Bien. En attendant, je vais appeler Clifford Jepson. — Pourquoi donc ? — Une trêve. Je veux que ces histoires de tech-mercs cessent. Il y en a déjà eu trop. Clifford Jepson était à son bureau chez Globecast, vêtu d’un costume allemand onéreux et gris. Son visage rond chirurgicalement modifié lui offrit un sourire vicieux. — Julia ! Tu vas faire ton offre ? — Non, Clifford. Je voulais te demander un service. Il s’enfonça dans son fauteuil en cuir, jouant avec un crayon de lumière texturée. — Un service ? Tu as changé d’avis ? Tu redescends sur Terre avec nous autres ? [— Brûle cette petite merde prétentieuse, Juliet, enragea Philip Evans. — Non, Grand-père. Et, s’il te plaît, ne m’interromps que si c’est important. — C’était important selon moi, ma fille. — Sois sage, lui intima le bloc RN2.] — Je ferai mon offre ce soir, Clifford. Mais tu n’as pas encore déposé de brevet pour le générateur de force nucléaire. — Ce sera fait, ne t’inquiète pas. — Si tu le dis. En attendant, j’apprécierais que tu mettes un frein aux conneries de Leol Reiger. Il pointa le crayon lumineux vers le plafond. — Putain, Julia, c’étaient donc tes hommes sur le Colonel Maitland. — Uniquement après que Reiger a disjoncté. Je crois que ton jugement a été exécrable quand tu l’as choisi, Clifford. — Ce n’est pas ton genre, hein ? Un peu trop direct pour toi ? Je ne m’en plains pas. — Eh bien, tu devrais. Après tout, qu’a-t-il accompli jusqu’ici ? Et Jason Whitehurst était un ami. — Ouais. (Un muscle frémit sous l’œil de Jepson.) Je n’y peux rien. Reiger n’aurait rien fait si Whitehurst avait été raisonnable. Ce vieillard a ordonné à ses gardes du corps de tirer sur son équipe. Il n’a laissé aucun choix à Leol. — J’y étais, Clifford, et ce que tu racontes est de la pure foutaise. Tu n’as aucun contrôle sur Reiger, il est aussi dangereux pour toi que pour le reste du monde. — Qu’est-ce que tu veux dire ? Tu étais là-bas ? Julia le toisa d’un air impassible et lui envoya les enregistrements de la caméra du bureau de Jason Whitehurst. Il vit Leol Reiger tirer sur Jason Whitehurst. — Fils de pute ! cracha Jepson en serrant les dents. — Je sais que Reiger s’est enfui de l’hôpital à Lagos, dit Julia. Rappelle-le, paie-le et vire-le. Clifford Jepson leva les yeux vers un point au-dessus de la caméra. Julia vit l’ombre du doute passer sur son visage, elle imagina les roues tourner derrière son front trop lisse. — Et après ? demanda-t-il faiblement. — Quoi ? — Qu’est-ce qui va se passer après ? Je veux dire… Ne jouons pas, Julia. Je sais que tu as Fielder, c’est vrai ? — Elle est sous ma protection. Je ne laisserai personne lui faire de mal, et surtout pas toi ou Reiger. — C’est ça. Tu as ce putain d’enregistrement, tu as sorti Fielder du dirigeable sous le nez de l’équipe de Reiger, et maintenant on me dit que Harcourt ne fera bientôt plus partie du gouvernement. Seigneur, comment fais-tu ? Tu te moques de moi. Reiger était l’un des meilleurs et il s’en est a peine tiré vivant. Personne ne peut être aussi bon. C’est effrayant cette manière que tu as d’opérer. Je me bats pour ma vie, là, Julia. Tu sais ce que je veux dire : la Fielder m’a baisée. Mon contact joue à un jeu très évasif je ne te le cache pas. Discute avec Fielder et ce taré de Royan et je suis foutu. Je ne vais pas me laisser faire. Hors de question. Julia regarda le crayon lumineux tapoter le bureau, c’était presque hypnotique. La pression commençait à écraser Clifford Jepson. Et il n’était pas le seul. — Il faut prendre des risques quand on joue à ce niveau, Clifford. Alors je vais te faire une offre. En échange de la source et du licenciement de Reiger, je t’offre quarante pour cent des profits de la structuration atomique. — Non. Il secoua la tête. C’était du bluff, elle le savait. — Si je trouve la source la première, tu n’auras pas un centime. — Je joue pour gagner, Julia. Je ne vais pas reculer maintenant. Tu es aussi inquiète que moi, sinon tu n’aurais pas appelé. — Ne compte pas là-dessus, dit-elle avant de raccrocher. — Il n’a pas encore les données du générateur, intervint son grand-père. Si on s’en sort, on le tient par les couilles. — Uniquement si nous obtenons les données avant lui, modéra le bloc RN2. Clifford sait qu’il va devoir les présenter demain pour satisfaire les enchérisseurs. Il doit être raisonnablement confiant. Cela ne nous laisse pas beaucoup de temps. — Sommes-nous tous persuadés que l’extraterrestre est la source ? demanda Julia. — Oui. — Ça y ressemble, ma fille. — Et qu’il est à New London ? — Toujours d’accord. — Très bien. Voyons si nous pouvons l’empêcher de fournir les données à Clifford. Le visage de Sean Francis apparut sur l’écran du bureau. Ses épaules se redressèrent quand il vit qui appelait. — Bonjour, madame, salua-t-il respectueusement. Elle sourit, lui montrant qu’il était en faveur. Sean Francis prenait la vie un peu trop sérieusement, mais c’était le meilleur cadre de l’entreprise. Néanmoins, elle considérait que quarante-cinq mille kilomètres était une distance idéale. — Bonjour Sean. Greg Mandel et son équipe se sont bien installés ? — Très bien, aucun problème. Ils viennent de quitter la résidence à la recherche de l’Apôtre céleste de Miss Fielder. — Excellent. Je me joindrai à vous dans à peu près trois heures. Pendant ce temps, je voudrais que vous coupiez toute communication entre New London et la Terre. Sean Francis eut l’air de ne pas avoir bien entendu. — Couper nos communications ? — Totalement. Je veux que New London soit isolé de la Terre. Gardez la ligne de la sécurité mais coupez tous les liens privés, financiers et autres. Et tous les canaux des chaînes média aussi, s’il vous plaît. Nous avons la franchise d’English Telecom, ça ne devrait pas être trop difficile. — Mais… quelle raison puis-je invoquer ? On aura besoin des informations de guidage pour le contrôle de vols. — J’y viens. Refusez tous les véhicules qui arrivent de la Terre, leur permission d’amarrage est révoquée à partir de maintenant. Gardez les fréquences de communication locales ouvertes, évidemment… nous ne voulons pas d’accidents avec les remorqueurs et les capsules de personnel… mais les liens directs aux plates-formes géostationnaires de relais doivent rester éteints. Dites que c’est à cause de l’activité solaire, ou que le processeur d’échanges a planté. Personne ne le croira, mais cela vous couvrira. Ce n’est que jusqu’à demain. — Je suppose que je peux faire ça, répondit-il d’un air malheureux. — Vous êtes mon représentant là-haut, vous en avez l’autorité. Je prendrai toutes les responsabilités, mais débranchez New London maintenant ! Victor attendait dehors, devant les portes-fenêtres de la bibliothèque, quand elle sortit en fermant sa tenue de vol couleur topaze. — Comment ça s’est passé ? demanda-t-il. — Inutile. Clifford a peur de moi. Mais il a encore plus peur de perdre la structuration atomique. — Dommage. Ils traversèrent la pelouse jusqu’à la navette Falcon CHO-808 parquée entre deux hypersoniques Pegasus. Elle ressemblait à une version allongée des jets, en un peu plus gros, de couleur ardoise avec un unique collecteur à induction dépassant du ventre. Il y avait quelque chose de froid et d’intimidant dans sa ligne, une sensation de puissance cachée. Event Horizon la produisait. C’était un véhicule à réponse rapide pour la RAF et l’Alliance de Défense de la Grande Europe. On l’utilisait essentiellement pour inspecter les nouveaux satellites et vérifier qu’il ne s’agissait pas de harpons cinétiques. Elle pouvait transporter six techniciens et un chargement de deux tonnes jusqu’à l’orbite géostationnaire. Je devrais bétonner ces pelouses, se dit Julia en montant les marches du Falcon. On les utilise beaucoup plus pour l’atterrissage que pour autre chose. La cabine comptait sept places, celle du pilote comprise. Maria Garrick était un ancien officier de la RAF qui pilotait pour Julia depuis huit ans, terriblement compétente et loyale. Julia l’aimait bien. Elle, comme Victor, faisait partie de cette espèce rare qui donnait honnêtement son opinion. Le plafond était bas, Julia baissa la tête pour rejoindre le siège derrière Maria. Le Falcon ne possédait aucun des capitonnages et des décorations des appareils commerciaux, à part les sièges actifs. C’était une grotte fonctionnelle en composite. — Emmenez-nous directement à New London, ordonna Julia. Les coussins du siège enfermèrent ses jambes comme un étau en éponge. Maria se retourna avec un regard brillant. — À quel point, directement ? — Aussi vite que possible, s’il vous plaît. — OK. Couloir violet ! Maria se retourna vers le pare-brise lourdement protégé. Les pilotes étaient décidément tous les mêmes, incapables de résister à une course théâtrale contre le temps. La porte de la cabine se referma, tous les sons furent noyés par le vacarme des compresseurs. Ils s’élevèrent d’un coup, à 30°. L’accélération cloua Julia à son siège, atteignant rapidement deux G. Le Falcon était déjà à Mach 2 quand ils survolèrent Yaxley et foncèrent sur le bassin des Fens. Julia eut une bouffée de vertige lorsque le moteur à induction s’éteignit, l’envoyant en chute libre. Les yeux fermés, elle pouvait croire qu’elle plongeait dans l’espace. À travers le pare-brise incurvé, on ne voyait que quelques étoiles et la lueur rose du nez chauffé par la friction. Tout cela disparut sous ses yeux. — Je ne peux pas établir de communication avec New London, annonça Maria. Immarsat dit que les antennes micro-ondes sont éteintes. Activité solaire. (Elle tourna la tête par-dessus son épaule.) C’est de la foutaise, vous savez. — Oui, répondit Julia. Utilisez le lien sécurité d’Event Horizon, la communication passera. — C’est vous le patron. — Tu as débranché New London ? demanda Victor. — Oui. Je veux que l’extraterrestre soit isolé tant qu’on n’a pas établi le contact. — Il pourrait ne pas aimer ça. — Je pensais que tu n’y croyais pas… — S’il existe, il pourrait ne pas aimer ça. Julia ne parvint pas à sourire. — Je n’aime pas la manière dont tout ça m’embrouille. À vingt-cinq mille kilomètres d’altitude, la Terre n’était plus qu’une proéminence blanc et bleu dans le pare-brise. Julia regarda le terminateur ramper au-dessus de l’Italie et de l’Afrique, allumant une multitude de lampes urbaines, à part sur la bande équatoriale qui resta sombre. — Nous avons de la compagnie, annonça Maria. — Quel genre ? demanda sèchement Victor. — Des navettes. Une à trois mille kilomètres derrière nous, l’autre à dix derrière lui. Elles suivent toutes deux une trajectoire d’interception de New London. Je n’en parlerais pas normalement, mais aucune des deux n’a reçu d’autorisation d’amarrage, pas avec le lien par Immarsat éteint. >Ouverture canal au circuit commande Falcon. Accès senseurs externes. Les étoiles se refermèrent sur elle, la Terre dominait l’un des quadrants, la tache argentée de New London se trouvait à l’opposé. Elle apercevait un léger collier d’objets en orbite géostationnaire, des sequins scintillants pendus à une chaîne fragmentée, les énormes antennes de communication espacées par des plates-formes de défense stratégique des cinq réseaux principaux d’alliance défensive. Les plates-formes en orbite haute étaient le reflet d’une paranoïa politique qui l’énervait toujours, même si Event Horizon avait encaissé une fortune en fournissant des plates-formes à l’Alliance de la Grande Europe et des composants à tous les autres réseaux. Pour se protéger des attaques furtives, plus de la moitié du budget mondial de l’armement avait été englouti dans ces plates-formes de défense stratégique. Depuis la guerre éclair en Afrique de l’Ouest, les bombardements cinétiques depuis l’espace étaient devenus le croquemitaine public numéro un. N’importe qui possédant une navette pouvait harponner n’importe quelle cible sur la planète. Un projectile de dix tonnes se déplaçant à vitesse orbitale coûtait mille fois moins cher qu’un missile nucléaire ou à compression d’électrons. Et nul besoin de s’inquiéter des retombées radioactives si la victime était un pays voisin ! Les cinq réseaux indépendants de défense en avaient résulté, assemblés plus ou moins par groupements géographiques, plutôt que par affinités politiques comme cela avait été le cas au siècle précédent. Le triomphe du pratique sur l’idéologique entre voisins hostiles qui coopéraient. Cela avait beaucoup réconforté Julia à l’époque, et les commentateurs politiques y voyaient les prémices d’un ordre mondial plus stable. On parlait même de combiner tous les réseaux en un système mondial de défense sous contrôle de l’ONU. Mais, jusqu’à présent, l’ONU n’avait rien amorcé. Les plates-formes géostationnaires reflétaient assez bien les progrès réalisés pour venir à bout des pires tensions internationales, mais il restait encore un long chemin à parcourir. En plus des satellites militaires de communication, il y avait tellement de matériel commercial en orbite géostationnaire que les généraux de la force aérospatiale s’inquiétaient qu’on puisse y cacher des harpons. Des escadrons de satellites senseurs du Pacte asiato-africain et de l’Alliance de la Grande Europe avaient été positionnés pour surveiller les lancements clandestins. Ils avaient rapidement été suivis par des satellites espions de la Ligue de Co-défense sino-orientale et des pays du Traité du Pacifique. Le partenariat de défense d’Amérique du Sud et centrale avait suivi l’exemple quelques mois plus tard. Après les senseurs, étaient arrivées les plates-formes armées. Les responsables des réseaux avaient expliqué qu’elles n’avaient que vocation défensive d’interception. En les voyant scintiller dans la lumière crue, Julia eut un accès de haine brute. Les politiciens ne changeaient pas. « Je vous regarde me regarder. » Le vieux slogan de la guerre froide était ressuscité et avait une nouvelle respectabilité. On le brandissait dans de nombreuses occasions. Du machisme gouvernemental pur. En plus de leur capacité d’attaquer d’autres systèmes en orbite géostationnaire, les plates-formes en orbite haute pouvaient lancer un assaut sur New London. Julia avait vu les analyses confidentielles concernant New London et les quatre autres astéroïdes en remorquage vers la Terre. Les renseignements militaires se définissaient toujours en termes de potentiel, et ce qui inquiétait les généraux était la masse de rocher disponible, suffisante pour écraser des milliers de fois chaque ville de la planète. Potentiel. Risque potentiel. Capacité théorique. Elle avait eu raison de ne pas informer les gouvernements à propos de l’extraterrestre de Royan. >Surimposer retour radar. Deux étoiles devinrent rouges, et le processeur leur assigna des codes à cinq chiffres, suivis par des informations sur la vélocité, la taille et les vecteurs de trajectoire. >Réponse transpondeur négative, l’informa en surimpression le processeur du Falcon. — Toutes deux cachent leur identité, lança Maria. >Fermeture circuit commande Falcon. Julia se tourna vers Victor. — Une coïncidence ? demanda-t-elle d’un air malicieux. — Tu n’as pas besoin de faire la méchante. La question est : de quels deux s’agit-il ? — Clifford Jepson et Leol Reiger sont liés, donc l’un d’entre eux doit transporter Reiger. Je ne sais pas si Clifford l’accompagnerait. Il était plutôt désespéré au téléphone. — Je refuse que Leol Reiger entre à New London, déclara platement Victor. — Non, bien sûr, acquiesça-t-elle. Maria, puis-je avoir un canal de communication avec Sean Francis, s’il vous plaît ? Maria détacha le set de communication de son siège et le tendit à Julia. — Oui, madame, répondit Sean Francis. — Il y a deux navettes sur une trajectoire de rendez-vous avec New London. — Je sais. Nous les surveillons. — Ouvrez une ligne et ordonnez-leur de s’arrêter en dehors de votre zone de contrôle. Si elles ne s’exécutent pas, utilisez les systèmes de défense pour les abattre. Elles ne doivent ni l’une ni l’autre s’amarrer à New London, quelles que soient les circonstances. — Oui, madame. — Ça te va ? demanda-t-elle à Victor. — Oui. J’aimerais qu’on puisse vérifier que Leol Reiger est bien dans l’un de ces avions. — Impossible sans rayons X. — Pouvez-vous identifier de quel type d’avions il s’agit ? demanda Victor à Maria. — Je vais faire tourner un programme de comparaison sur le plus proche et voir ce que le processeur en dit. Mais le plus éloigné est hors de portée. Le set de communication bipa. — Oui ? demanda Julia. — Pas de réponse, j’en ai peur, l’informa Sean Francis. — Répétez le message et continuez à l’envoyer jusqu’à ce qu’ils violent la zone de contrôle aérien. — Oui, madame. — Ce n’est pas bon, annonça Maria. Elle brouille mes senseurs. Je ne peux pas traverser ses contre-mesures électroniques à cette distance. — Eh bien, ça confirme qu’elles ne sont pas légitimes ! réagit Victor avec mordant. — Oui, il y a ça, dit Julia. Au moins, cela élimina ses doutes quant à l’utilisation des défenses de New London. CHAPITRE 34 Le pas prudent de Julia n’était pas uniquement dû à la faible pesanteur. Victor la connaissait suffisamment pour savoir qu’elle avait été secouée par les deux navettes qui les suivaient vers New London. À présent, tous les intéressés devaient être au courant de la présence de l’extraterrestre sur l’astéroïde. Isoler New London permettait de gagner du temps, mais restait la question de ce qu’allait faire l’opposition. Le tunnel confiné du sas donnait sur la salle de réception VIP : du bruit, de la lumière, des odeurs, et des gens. C’était une transition difficile après l’isolation de la cabine du Falcon. Sean Francis, Lloyd McDonald et trois gardes du corps les attendaient. — Tout va bien, madame ? demanda Sean Francis. Il était encore plus hypertendu que d’habitude, pâle et angoissé. — Oui, merci Sean. Julia lui offrit un sourire fatigué. — Que font les navettes ? s’enquit Victor auprès de Lloyd McDonald. — La première a changé sa trajectoire dès que nos radars d’acquisition de cible ont traversé ses ECM. Elle est sur la même orbite que New London, à cinq mille cinq cents kilomètres devant nous. Hors du périmètre de défense, notez bien. Nous avons identifié le modèle, c’est un Alena COV-325, elle peut transporter jusqu’à trente passagers. L’autre est encore à quinze mille kilomètres et se rapproche. En outre, tous les réseaux de défense stratégique ont mis leurs plates-formes géostationnaires en alerte orange dès que nous avons verrouillé l’Alena et ils ont ciblé nos plates-formes armées. — Y a-t-il eu des communications avec les navettes ? — Aucune. Nous surveillons en permanence, bien sûr. — Bien, j’ai besoin de savoir qui est à bord. Si Leol Reiger est dans l’une de ces navettes, il doit être abattu sur-le-champ. — Difficile, répliqua Lloyd. Nous n’avons aucun harpon cinétique, nos plates-formes sont toutes équipées d’armes énergétiques. C’est vraiment un système de défense. — C’était politiquement opportun de ne pas baser d’armes offensives ici, regretta Julia. Désolée, Victor. — Cinq mille kilomètres au-delà de notre périmètre de défense, réfléchit Victor. Ce n’est pas une très bonne marge pour eux. — Nous sommes équipés pour arrêter les entrants hostiles, déclara Lloyd. Si on tire hors du périmètre, on tombe dans la loi du carré inverse. La plate-forme la plus proche de la COV-325 est à plus de mille kilomètres ; à cette distance, les lasers ne pourraient même pas faire fondre le plastique. — Alors déplacez une des plates-formes pour qu’elle soit à portée, répliqua automatiquement Victor. Lloyd regarda Sean qui opina, songeur. — Ça pourrait marcher, non ? — OK, dit Lloyd. Mais les plates-formes ne sont pas équipées de moteurs puissants. Il faudra du temps. — Du temps, on n’en manque pas, dit Victor. — Tant qu’ils ne peuvent pas entrer, précisa Julia. — Ils ne le pourront pas, affirma Sean. On a le meilleur matériel, non ? (Il désigna l’ascenseur.) Greg et son équipe sont au centre de sécurité. Ils viennent juste de rentrer. — Ont-ils trouvé le prêtre céleste de Charlotte ? demanda Julia. — Absolument. C’est un drôle d’oiseau, par contre. Je ne sais pas ce que vous pourrez en faire. Julia entra dans l’ascenseur. Ils se pressèrent tous autour d’elle, Lloyd parlait dans son cybofax, organisant le réalignement de la plate-forme. — Vous tenez le coup, Sean ? s’enquit-elle quand l’ascenseur commença à bouger. — Assez bien, vu les circonstances. J’ai officiellement déclaré une alerte biohazard, ce qui a ajouté aux angoisses du commandant de la défense stratégique. Mais cela me donne l’autorité pour mettre légalement la colonie en quarantaine. Couper les communications, c’était déjà pousser le bouchon un peu loin, je pense… — Mais nos avocats peuvent s’en occuper si quelqu’un se plaint, finit-elle pour lui. Bon boulot. Victor songea que, s’il se perdait dans le complexe sud de New London, son nodule bioprocesseur était la seule chose qui le sauverait de l’errance à vie dans le labyrinthe de couloirs. Il y avait un kilomètre et demi de roche entre la caverne de Hyde et le moyeu d’amarrage, un nid de termites de logements, de bureaux, de tunnels, de couloirs, de fermes hydroponiques, d’installations de pisciculture, d’industries légères et de chambres pleines de matériel de soutien environnemental. Ce n’était pas qu’il était claustrophobe, mais il y avait tant de roche lisse et si peu de fenêtres. Sean Francis les conduisit au centre de sécurité sans une seule hésitation. Mais, bien sûr, tout ce qu’il faisait était parfait. Une des raisons pour lesquelles personne ne se sentait à l’aise avec lui, même Julia, et, ça, c’était extraordinaire. La salle de briefing possédait une baie vitrée donnant sur la caverne. La pluie glissait sur le verre. On ne voyait de l’extérieur qu’un épais voile de brume teinté d’orange fluo. Les murs étaient couverts d’hologrammes actifs de paysages d’avant le réchauffement. Une table circulaire de verre brun occupait le centre de la pièce. L’essentiel de l’ameublement de New London semblait fait de verre et de métal. Les zones touristiques pouvaient se permettre d’importer du bois, le budget de la sécurité n’allait pas aussi loin. Suzi et Melvyn se tenaient devant la fenêtre, ils parlaient tranquillement. Greg, Rick et Charlotte étaient assis sur des chaises en aluminium autour de la table, deux gardes du corps de l’équipe d’intervention – que Victor ne reconnut pas – étaient installés contre le mur. Julia ôta sa casquette de vol, libérant ses cheveux. Greg lui donna un baiser rapide sur la joue. — Vous l’avez trouvé ? demanda-t-elle. — Le contact de Charlotte, oui, il s’appelle Sinclair. Royan est un peu plus discret, soupira Greg. J’avais espéré qu’il me contacterait. Il doit savoir que je suis là, il doit avoir des programmes de surveillance dans tous les processeurs de New London. Je connais Royan. — Il saura que je suis là aussi, laissa tomber Julia. Elle se tourna et dévisagea Charlotte. Charlotte baissa la tête, regardant les dalles du tapis. Victor se sentait presque désolé pour la fille, une Julia Evans dans toute sa froideur était toujours intimidante. Et Charlotte ignorait quelle ne devait pas se brancher sur les réseaux, même indirectement comme avec le bureau d’American Express. Ce n’était pas vraiment sa faute, elle aurait dû être briefée. — Pouvons-nous nous occuper du problème principal ? demanda Victor. Il tira une chaise pour Julia. Elle se détourna de Charlotte et s’assit, décochant à Victor un sourire sournois. — Ah, le cœur des hommes et les anges déchus, murmura-t-elle. Victor rougit. — Royan a utilisé un drone pour livrer la fleur à Sinclair, expliqua Greg. Il est quelque part dans les tunnels et les grottes que les Célestes utilisent. — Intuition ? demanda Victor. — Pas vraiment. Royan a passé quelques jours avec les Célestes. En d’autres termes, il a tout appris de leurs installations, de ce qu’ils connaissent des grottes, de celles qu’ils utilisent. Après avoir comparé ça avec les procédures de police et de sécurité, il se sera trouvé un lieu parfaitement sûr pour effectuer ses essais sans que personne ne l’interrompe, au cas où quelque chose tournerait mal. C’est aussi probablement là qu’on trouvera l’extraterrestre. — Alors que fait-on ? demanda Lloyd. Une fouille générale ? Je n’aimerais pas qu’un de mes hommes tombe sur cet extraterrestre. Si vous dites qu’il existe, madame, je vous crois. Mais vous ne convaincrez pas tout le monde. — Une fouille ne sera pas nécessaire, reprit Greg. Sinclair va nous conduire dans les grottes et nous montrer où le drone lui a donné la fleur. On verra alors ce qu’on peut trouver. Une autre persona, peut-être. Royan a dû laisser quelque chose pour guider Julia. — Sinclair, grogna Suzi. Tu comptes sur ce taré ? Seigneur, Greg, il est totalement frappé. L’amusement et la contrariété se bousculaient sur le visage de Greg. — Sinclair n’est pas tout à fait rationnel, admit-il. Mais il n’est pas fou non plus. Je pense qu’il est simplement déphasé. — Et on peut compter sur toi pour le défendre, railla Suzi. — Tu crois que Sinclair est un précog ? demanda Julia. — Il a un certain talent, certainement, même si cela semble erratique. Il est très conscient qu’il y a une grande concentration d’intérêts et d’événements sur New London pour l’instant. Or c’est ce qu’il a toujours prédit. Une vision presciente assez formidable, je dois dire. Vu qu’il est là depuis sept ans. — D’accord, dit Julia. Si tu penses que Sinclair est fiable, on tente le coup. Victor grogna intérieurement. Il avait su qu’ils en arriveraient là. Une bouffée de Royan et elle chargeait sans réfléchir. Elle qui était tellement méthodique et prudente… cet homme était dangereux pour elle. — Julia. Son calme et sa détermination firent que tout le monde se tourna vers lui. Julia plissa les yeux, méfiante. — Oui ? — Si tu vas dans les grottes, il te faut l’équipement approprié… et l’équipe d’intervention doit t’accompagner. Sinon, tu n’y vas pas. Dans le silence de mort qui suivit, Suzi ricana. — Sinclair acceptera ça ? demanda Julia à Greg. — Ce n’est pas à lui de décider, s’interposa Victor. — Victor a raison, j’en ai peur, s’excusa Greg. Cette fleur était un avertissement. Or je sais que l’extraterrestre est ici, même si personne ne me croit. Julia leva une main, elle capitulait avec bonne humeur. — OK, je prends l’équipe d’intervention. Charlotte resta avec Victor. Cela tombait sous le sens, son rôle était terminé et Greg ne voulait pas quelle aille dans les grottes, où elle pourrait être en danger. Elle n’aimait pas l’idée de passer la nuit à la résidence du gouverneur avec un garde du corps et il était hors de question qu’il la laisse sortir seule de nouveau, ils étaient donc restés au centre de sécurité. De plus, elle était très facile à regarder. Ils étaient dans le bureau de Lloyd McDonald, un cube standardisé impersonnel avec deux murs de verre et deux en roche. L’un des murs de verre donnait sur la caverne, l’autre sur le bureau de la secrétaire. Le garde du corps que Lloyd lui avait assigné se reposait dans la zone de réception. Roulée en boule sur un canapé de cuir noir, le menton dans les mains, Charlotte regardait la caverne de Hyde d’un air malheureux. Elle semblait nerveuse, l’œil revenant sans cesse sur sa montre. Il s’était arrêté de pleuvoir, la brume s’était dissipée. Le tube était moins lumineux, limité à un clair-obscur sylvestre, un unique rayon de lune filtrant par les galeries. Les bâtiments dans le parc étaient éclairés par des projecteurs, un curieux mélange de styles architecturaux, les meilleures représentations de chaque époque disséminées sans discernement. New London mettait toujours Victor d’une humeur contemplative. La géométrie étrange et la détermination des résidents poussaient à l’introspection. Assis devant le terminal du bureau, il étudiait les mouvements compliqués de la plate-forme de défense qui se rapprochait de l’Alena COV-325. Les satellites de brouillage électronique de New London bloquaient les senseurs de la navette, l’empêchant d’observer la manœuvre. Elle serait à portée de laser dans quatre-vingt-dix minutes. Le pilote de la navette devait le savoir : c’était la tactique évidente. Il allait devoir reculer. Les caractéristiques de la COV-325 défilaient dans le nodule de Victor. Dans trente-deux heures la survie des passagers serait très compromise, elle allait devoir retourner sur Terre avant. Les Typhoon de Listœl pourraient l’intercepter. Une navette traversant l’atmosphère serait sans défense contre les chasseurs. Charlotte gigota sur le canapé. Cela perturba Victor. Ses jambes auraient dû appartenir à quelqu’un mesurant trois mètres. Il allait entrer le code pour Listœl quand l’alarme se déclencha. — Qu’est-ce que c’est ? s’inquiéta Charlotte. — Alerte de sécurité de niveau un, répondit-il. >Accéder circuit centre de commande sécurité. Enquête alarme. Violation chambre des opérations de défense stratégique. Possibilité cinq agents de pénétration. Activation procédures isolation secteur. — Merde alors ! laissa échapper Victor. Il se dirigea vers la porte. Charlotte se leva pour le suivre. — Restez ici, lui ordonna-t-il. Et vous, dit-il au garde du corps, restez avec elle. La force dans sa voix empêcha Charlotte de protester. Elle baissa les épaules. >Afficher plan centre de sécurité. Pendant que le plan se dessinait dans son esprit, il sortit le Tokarev de son holster et ôta la sécurité. L’adrénaline envahit ses veines quand il entra dans le grand couloir. Délaissant les tapis roulants, le personnel de sécurité courait en passant devant lui, l’air sombre. Ils semblaient tous savoir quoi faire et où se rendre. L’alarme sonnait toujours. Victor se précipita dans un ascenseur dont la porte s’ouvrait. Il y avait beaucoup de monde à la jonction des couloirs. Deux drones civières glissèrent devant Victor quand il arriva, transportant des sacs mortuaires noirs refermés. Deux techniciens médicaux en salopettes blanches les suivaient. Lloyd McDonald les regardait s’éloigner avec une fureur contenue. — Des tech-mercs. Des putains de tech-mercs à New London, s’exclama-t-il. Seigneur, Victor, je suis désolé, c’est une putain de foirade. — Estimation des dommages ? demanda Victor. Le boulot d’abord, c’était la meilleure façon de procéder, on gueule et on fait son deuil après. — Ils sont à l’intérieur. (Lloyd secoua la tête, incrédule.) Ils sont entrés dans la salle d’opération de défense stratégique. Ils ont chargé un virus de première classe dans le processeur de vérification et ont tiré pour entrer. Maintenant, ils y sont bien installés. Mes hommes pensent qu’ils en ont eu deux, un mort possible. Mais trois sont toujours actifs. Le couloir mesurait quatre mètres de large et trois de haut, les murs, le plafond, le sol étaient en roche, une unique bande de biolums courait sur le plafond. Un bloc d’alliage titane-carbone s’était élevé du sol à dix mètres de la jonction, indestructible. Les hommes de Lloyd travaillaient bien. Un fouillis de câbles colorés pendait du panneau dévissé du digicode. Une boîte contenant un terminal et plusieurs modules d’augmentation gisait sur le sol, leurs câbles branchés dans le panneau. Des senseurs de succion étaient plaqués sur la porte. Autour de la boîte, trois techniciens inquiets discutaient à voix basse, sans s’attarder sur les données affichées sur le petit écran. Victor s’approcha du bloc de sécurité, estimant la pesanteur dans le couloir à deux tiers de G. — Ils ont forcé tout le système de verrouillage, expliqua l’un des techniciens. Nous pensons qu’ils ont brûlé le processeur. Si on veut entrer, la porte devra être abattue. — Pouvez-vous utiliser un fusil à faisceau ? demanda Victor. — Non, monsieur, elle est épaisse d’un mètre. Nous allons devoir utiliser un faisceau de découpage et ça prendra du temps. — Combien de temps ? — Longtemps. — Soyez plus précis, ordonna Victor. — Quatre-vingt-dix minutes, peut-être deux heures avant de commencer. Il faut ramener et installer l’équipement pour supporter la chaleur et bloquer la contamination atmosphérique que générera le faisceau. Et tout devra être raccordé au système de survie de la colonie. — Et ce n’est que la première de trois portes, ajouta Lloyd. Toutes identiques. — Si on la faisait exploser ? s’enquit Victor. — Il faudrait utiliser des charges étudiées pour traverser la roche autour de la porte, répondit le technicien. Comme elles sont toutes fraisées, il en faudrait trois ou quatre par porte. Ce serait aussi long que la découpe, et le contrecoup bousillerait le sol de tout le centre de sécurité, le dommage environnemental ne serait pas facile à limiter. — Putain de merde ! (Victor frappa l’alliage de ses jointures.) Qu’est-ce qu’ils peuvent faire exactement là-dedans ? La plate-forme peut-elle être reprogrammée pour tirer sur les panneaux solaires et les modules industriels ? — Pas du tout, répondit Lloyd. Ils ne peuvent pas activer la moindre plate-forme, pas sans les codes d’autorité. Et Sean Francis est la seule personne qui les possède. Victor envoya un regard acéré à Lloyd McDonald. — Il n’est pas là-dedans, n’est-ce pas ? — Non. C’est la première chose que j’ai vérifiée, il prenait son repas à la résidence. Il devrait être ici d’une minute à l’autre. Victor se tourna vers la porte, tentant de visualiser ce qui se passait derrière. — Disposez-vous d’un psi qui pourrait voir à l’intérieur ? — Je crains que non. Il y a deux cents mètres de roche entre nous et la salle des opérations, et le couloir fait des zigzags. Elle a été conçue ainsi justement pour empêcher des facultés psi de l’atteindre. Même un génie comme Mandel n’y pourrait rien. — Alors, qu’est-ce qu’ils foutent là-dedans, bordel ? (Il trouva la réponse en posant la question.) Merde ! Avec les plates-formes inactives, rien ne peut empêcher les avions spatiaux de s’amarrer. Lloyd se frappa la paume du poing. — Bien sûr ! Mais, qui sont-ils ? Ils sont forcément ici depuis un moment. — Dolgoprudnenskaya, répondit automatiquement Victor. Ça fonctionnait. Dès le début, ils avaient deviné que Charlotte reviendrait à New London. Greg avait suggéré que Kirilov avait envoyé des agents pour chercher l’extraterrestre. Ceux-ci avaient attaqué la salle des opérations pour permettre à leur navette de s’amarrer. Mais pourquoi ? Il ne voyait pas ce que l’avion pouvait transporter de si important qu’ils abandonnent leur couverture et leurs recherches. — On ferait mieux de vérifier ces navettes, dit Lloyd. Ils arrivèrent au poste de commande en même temps que Sean Francis. Victor présenta sa carte à la porte et entra, Lloyd était derrière lui et donnait les dernières informations au gouverneur. Le poste de commande était au fond du centre de sécurité, là où la pesanteur était à peu près normale. C’était une grotte circulaire creusée dans la roche, vingt mètres de diamètre avec un dôme comme plafond. Il possédait trois anneaux concentriques de terminaux et de bureaux de communication, branchés sur toute la colonie. Les opérateurs en manches de chemise se comportaient avec compétence et sans chichis dans un brouhaha constant de bavardages. Victor était heureux de constater qu’il ne régnait aucune panique, juste une réponse coordonnée à l’alerte. Les équipes d’intervention et les techniciens se préparaient, les priorités de transport étaient redistribuées, la police et le personnel de sécurité étaient prêts à tenir les résidents et les touristes hors de portée de la crise, les services de secours étaient en attente. Victor se souvenait des longues heures passées à concocter les plans d’urgence pour l’astéroïde, juste après qu’il avait été nommé chef de la sécurité d’Event Horizon. Ils avaient tout prévu, des risques biologiques jusqu’à l’évacuation à grande échelle. Sur les murs, des écrans plats de la taille d’écrans de cinéma montraient des images vertes et bleues, granuleuses, issues des amplificateurs photoniques disséminés tout autour de la caverne de Hyde. Victor les balaya du regard, un collage d’images de parcs verdoyants, de sentiers cachés, de petites créatures pressées, de lacs noirs, de couples enlacés, de bâtiments éclairés. C’était New London sur son rythme normal, une vie nocturne classieuse offrant des satisfactions artificielles. Aucun signe d’autres tech-mercs. Un gros cube pendait au plafond, comme une stalactite d’obsidienne carrée. New London flottait en son centre, tournant doucement, sans ombres, chaque fissure dans la roche était parfaitement détaillée, avec les granulés d’argent de l’archipel en forme de flamme. Un banc de vaisseaux spatiaux glissait à l’extérieur, des sphères d’un bleu froid projetant des lignes vectorielles vertes qui drapaient la colonie d’un filet ondoyant. Les quatre couches des plates-formes de défense stratégique clignotaient d’un orange urgent, comme les satellites senseurs ELINT à l’extérieur. — Où sont les navettes ? demanda-t-il à Lloyd. — Bernie Parkin le saura, expliqua Lloyd. Il est le commandant de service ce soir. Il traversa la pièce jusqu’à l’anneau de consoles externe et tapa sur l’épaule d’un opérateur qui jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. C’était un homme de cinquante ans à la peau épaisse et tannée, aux lèvres charnues, au regard ridé d’inquiétude. — Quelle est la situation ? demanda Lloyd. Des mouvements ? — Bien sûr, répondit Bernie Parkin. Il tendit la main vers l’un des trois claviers de sa console et tapa une séquence d’instructions. L’image dans le cube s’étrécit. Un point rouge apparut, d’où partait une ligne vectorielle verte rejoignant la face sud de New London. — Le pilote de la COV-325 connaît son boulot, reprit-il. Dès que notre radar de visée s’est éteint, il a envoyé deux missiles pour tester le périmètre de défense. Comme les plates-formes n’ont pas répondu, il a lancé les propulseurs afin de décélérer. Il se dirige sur nous. — Donc il est armé. — Oui, monsieur. — Quand sera-t-il ici ? s’enquit Victor. — En tablant sur une décélération à quatre G, dans huit minutes. Le temps de manœuvrer et il se posera dans le cratère sud dans un quart d’heure. — Disposons-nous de quelque chose dans le cratère que nous pourrions utiliser pour l’intercepter ? demanda Victor. — Rien du tout, répondit Lloyd. — OK. Partons du principe quelle se posera dans le cratère. Les tech-mercs entreront dans la colonie, probablement à la recherche de l’extraterrestre. Ils seront donc armés et certainement en armure. — Seigneur ! Victor, nous ne sommes pas équipés pour affronter des armures musculaires. Je ne dispose que de cinq fusils à neutrons. Les tech-mercs n’auront qu’à mitrailler nos snipers jusqu’à les faire exploser. Tu devrais rappeler l’équipe d’intervention et l’envoyer au complexe d’amarrage pour tendre une embuscade. — Je ne sais pas, réfléchit Victor. Clifford Jepson doit savoir comment entrer en contact avec l’extraterrestre et il doit le faire ce soir s’il veut signer ses accords de partenariat demain. — Tu veux qu’on les laisse entrer sans opposition ? s’inquiéta Lloyd, en haussant le ton d’un octave. — L’équipe d’intervention devra affronter les tech-mercs, certes, mais pourquoi pas dans les grottes, où le danger est minimal pour le reste de la colonie ? Là, elle aura l’élément de surprise. — Si la navette transporte bien des tech-mercs et s’ils pénètrent dans les grottes. Ça fait beaucoup de « si ». — Alors nous allons attendre et espérer, parce que l’une de ces navettes transporte Leol Reiger. Je le sais. Et permettre à son équipe d’entrer dans les grottes est la seule chance que nous ayons de les affronter selon nos propres termes. Sinon, ce sera la guerre dans la caverne de Hyde, et ça c’est vraiment mauvais, Lloyd. — Ouais. (Lloyd se massa la nuque d’une main, ses traits n’étaient qu’indécision.) Peut-être, Victor. Seigneur, je n’ai aucune alternative. Mais comment savoir lequel transporte Reiger ? — Je ne sais pas. Je me demande si Greg ne pourrait pas l’identifier pour nous ? C’était caractéristique : il n’avait pas confiance dans l’intuition de Greg, mais, là, il avait besoin d’un miracle. — Où est la seconde navette ? demanda-t-il à Bernie Parkin. — Elle atteint à l’instant le périmètre de défense, cinq mille kilomètres. Toujours en approche standard. Temps estimé avant rendez-vous : vingt-cinq minutes. Ils ne sont pas aussi pressés que la COV-325. Ce timing est intéressant. — Oh ? — La COV-325 est restée coincée soixante-quinze minutes avant que les agents de la Dolgoprudnenskaya n’investissent la salle des opérations. De notre côté, nous avons initié les procédures de quarantaine quatre heures avant. Les agents de la Dolgoprudnenskaya auraient pu lancer leur assaut n’importe quand à partir de ce moment. Or ils ont attendu que la seconde navette soit près du périmètre. Ce que je veux dire est simple : les plates-formes ont été éteintes pour laisser passer la deuxième navette. — Et les agents de la Dolgoprudnenskaya dans la salle des opérations ne pouvaient pas arrêter la première, ajouta Victor. — Clair. Reiger devait être dans la première navette. Mais il ne voyait toujours pas qui était dans celle de la Dolgoprudnenskaya. — Faites évacuer le complexe d’amarrage du cratère sud, ordonna-t-il à Sean. Je ne veux personne sur le chemin de ces salopards quand ils débarqueront. — Absolument, approuva Sean. — Lloyd, tes équipes et la police vont devoir éloigner les civils des tech-mercs. Nous surveillerons leurs progrès d’ici et nous vous tiendrons au courant. — Bien. Victor aurait de loin préféré se concentrer sur Reiger et l’abattre. Tuez le cerveau, et le corps ne sert plus à rien. Cela justifiait presque le risque d’exposer les snipers, mais il fallait penser aux résidents et aux touristes. C’était à ça que servait la sécurité et, maintenant, dans cette situation, il se découvrait trop dévoué à son idéal pour le contourner. L’équipe d’intervention allait devoir s’occuper de Reiger. Suzi aurait sa chance, finalement. — Monsieur ! L’un des opérateurs de communication faisait des gestes pour attirer l’attention de Victor. — Qu’y a-t-il ? — Un appel pour vous de Listœl sur la ligne sécurisée de la compagnie. C’est prioritaire. — Passez-le-moi. Victor sortit son cybofax. Le visage qui se forma sur l’écran était familier, l’un des membres de l’équipe d’intervention. — Qu’y a-t-il, Bailey ? Et faites vite. L’homme était nerveux. — Désolé, monsieur, mais Fabian Whitehurst vient de découvrir que New London était débranché des circuits de communication commerciaux et il en est très inquiet. Il dit qu’il doit vous parler, à vous ou à la patronne. Il dit qu’une navette, sur laquelle vous devriez avoir des informations, est en route pour New London. CHAPITRE 35 Greg sentait sa peau se refroidir lentement. Le costume dissipateur d’énergie qu’il portait était en fibres thermiques conçues pour absorber et dévier l’énergie maser et laser, et elles pompaient continuellement la chaleur générée par son corps. C’était un flux à sens unique à travers la couche interne d’isolation du costume qui s’assurait qu’il ne cuise pas dans son propre jus. Mais cela devenait inconfortablement frisquet quand il ne bougeait pas. La capuche, avec ses filtres à gaz et son amplificateur photonique intégral, reposait sur ses épaules. Un chapeau avec un micro de gorge et des écouteurs le connectait au processeur du costume et aux circuits de communication. La bande biolum glissait sur la paroi du tunnel de métro, projetant des pulsations rosées dans le wagon. Assis à l’avant, Sinclair était toujours le premier à être éclairé, son visage pâle soudain couvert d’ombres profondes comme une poupée de croque-mort. Julia était la suivante, et ses rides de fatigue n’étaient pas généreuses avec son visage. Elle aussi portait un costume de dissipation d’énergie, sans la capuche. Elle avait les yeux dans le vague, perdue dans ses pensées. Rick gigotait continuellement, il n’avait pas l’habitude d’être serré dans le costume de dissipation. La tension faisait apparaître le doute sur son visage, contrastant avec l’excitation qui brillait dans ses yeux. Ensuite les bandes lumineuses se contentaient de balayer les rangées de silhouettes en armure musculaire debout dans le couloir. Neuf humanoïdes de métallocéramique noire. Dans le wagon, le bruissement de leurs systèmes internes, évoquant la puissance des armures, était oppressant. La seule silhouette que Greg reconnaissait était celle de Suzi. La plus petite, en tête de file, avec une carabine Honeywell et un fusil à neutrons Konica accrochés à la taille de l’armure, ainsi que quatre missiles Loral dans de fins tubes de lancement attachés dans son dos. Les douze autres membres de l’équipe d’intervention étaient dans le wagon derrière eux. Sinclair n’avait pas aimé ça. — Je refuse de voir ces démons païens dans les grottes, capitaine Greg, ils vont faire peur aux enfants, s’était-il plaint quand les hommes en armure étaient entrés dans la station du centre de sécurité. — Ennuyeux, avait répliqué Greg. Nous avons besoin d’eux. Et vous pourriez être content de les avoir avec nous. Nous ne savons pas comment l’extraterrestre va réagir à notre contact. — Oh, allez, capitaine Greg. J’ai seulement dit que je vous conduirais à l’endroit où on m’à donné la fleur. Vous n’avez jamais parlé d’une armée d’invasion. — Ils ne poseront pas un doigt sur vos ouailles, avait promis Julia. Vous avez ma parole. Sinclair était resté bouche bée, ses traits s’étaient teintés de stupéfaction ravie. — C’est vraiment vous ! — Oui, c’est moi. — Eh bien, ma chérie, je peux difficilement douter de votre parole, n’est-ce pas ? Il s’était incliné autant que son ventre le lui permettait. Quand le métro s’arrêta à la station Moorgate, au pied de la calotte nord, Greg sortit du wagon pour se retrouver dans un hall rocheux et oblong avec six quais parallèles. C’était manifestement une zone d’organisation pour les équipes qui creusaient la deuxième chambre. Les rails disparaissaient dans quatre tunnels plus petits. Après le dernier quai, une série de machines lourdes étaient disposées comme une petite ville : des transformateurs électriques de la taille d’un camion, de grandes cuves sphériques et les cylindres côtelés de turbopompes. Un fatras de tuyaux de deux mètres, de lourds tubes de plastique et d’épais câbles électriques menaient aux huit tunnels de service. À l’exception de Bernard Kemp et d’une jeune policière en uniforme qui les attendaient sur la plate-forme, la station Moorgate était déserte. L’humeur de Bernard Kemp s’était améliorée. Le sergent jeta un regard méprisant à Sinclair puis sursauta en voyant Julia émerger du wagon. La policière salua militairement. Julia agita la main. — Ce n’est pas nécessaire, dit-elle à la jeune femme. — Nous avons sécurisé la station, monsieur, annonça Kemp à Greg tandis que l’équipe d’intervention sortait du wagon. Et le contrôleur des transports a annulé le trafic sur cette ligne. Les équipes de construction et de forage utiliseront la station Lancaster Gâte quand ils auront terminé leur service. Que se passe-t-il exactement ? — Comme l’a dit le gouverneur, une alerte biohazard, répondit Greg. — Biohazard ? — Oui, mais pas une biologie qu’on connaît bien, OK ? Greg aurait dû s’abstenir de cette précision – Dieu seul savait ce que ce genre de rumeurs pouvait déclencher – mais il pensait devoir quelque chose au sergent pour son travail. — Oui, monsieur, accepta Bernard Kemp à contrecœur. Ses yeux se rivèrent de nouveau sur Julia. — Maintenant, vous prenez tous deux un de ces wagons pour faire votre rapport au quartier général, lui ordonna Greg. Il attendit que la porte se soit refermée sur eux avant de se tourner vers Sinclair. — Bien. Et maintenant ? Sinclair jeta un regard vers l’équipe d’intervention et soupira. — Nous, les Apôtres célestes, avions quelque chose de… bien. Rien de grandiose, je l’avoue, et pas une utopie, mais on s’entendait bien. Nos seules querelles étaient ordinaires, de petites choses. Nous croyions tous ensemble, vous voyez, c’était suffisant pour nous lier. — Mais tout cela devait changer demain, c’est ça ? demanda Greg. — Ah, capitaine Greg ! Vous gâchez mes effets une fois de plus, juste quand j’arrivais à mon indignation… Vous êtes un homme dur, sans aucun respect. (Il sourit à Julia, moqueur.) Vous me surprenez. Une dame avec une vision qui dépasse la mienne ne devrait pas s’associer à des gens pareils. C’est terriblement mauvais pour vous. — En aucune manière, répliqua Julia. Greg est l’un de mes vrais amis. — Oh, sainte Marie mère de Dieu ! Et c’est à vos tendres mains que je dois livrer mes ouailles ? Que le Seigneur me pardonne. Il sauta de la plate-forme avec une aisance surprenante et se mit à longer les rails vers le mur nord. Greg sauta derrière lui et se tourna pour aider Julia. L’équipe d’intervention suivit, le martèlement de leurs bottes résonna dans la station silencieuse. Sinclair se retourna et se lamenta : — Seigneur ! Greg en tête, Sinclair les guida vers les machines au bout de la salle. Une petite sécrétion éveilla l’intuition de Greg et lui permit d’étendre son hypersens. Les trois psi de l’équipe d’intervention avaient fait de même avec leurs sacs. Ils échangèrent des sourires de connivence. Ce devait être l’un des tunnels de service pour transporter les tuyaux et les câbles vers la deuxième chambre. Dans son micro de gorge, Greg murmura une requête de communication avec Melvyn Ambler. — Melvyn, j’emboîte le pas à Sinclair, mais je veux que deux de vos spécialistes tech se tiennent derrière moi. Je saurai si on approche quoi que ce soit de mortel ou si Sinclair nous prépare une embrouille, mais je peux avoir besoin de senseurs. — Roger, répondit Melvyn. Carlos, Lesley, à l’avant. Madame Evans, pourriez-vous vous placer au centre de l’équipe, avec Rick, s’il vous plaît ? Greg sentit le début d’un ressentiment naître dans l’esprit de Julia. Il coupa le circuit de communication. — C’est la place la plus sûre, lui dit-il en la regardant dans les yeux. — Ouais, d’accord. Sinclair pénétra dans un des tunnels de service, un simple tube de trois mètres de diamètre. Le monde du tunnel était fruste : des parois éraflées par les lames des machines qui l’avaient creusé, un tuyau d’un mètre de diamètre plaqué à la roche par des fixations métalliques à un mètre du sol, des câbles distendus au plafond qui faisaient des vagues contraignant à baisser la tête régulièrement. La roche était froide et pompait la chaleur de l’air, de petites gouttes de condensation se formaient sur toutes les surfaces. Des grillages aplanissaient le sol, de l’eau ruisselait dessous. Des panneaux de biolums pâlichons étaient fixés aux murs tous les cinq mètres. Ils avaient parcouru soixante-dix mètres quand Sinclair s’arrêta. — Auriez-vous la gentillesse de m’aider, capitaine Greg ? demanda-t-il en se penchant. Mon dos n’est plus ce qu’il était. (Il passa deux doigts dans le grillage et pécha un crochet en fil de fer.) Voilà. Il suffit de tirer là-dessus. Ça s’ouvre comme une trappe. Greg perçut une bouffée de satisfaction dans les pensées de Sinclair, rien de négatif. — Pulsions magnétiques, annonça Carlos. Ça a commencé quand Sinclair a ramassé le crochet. Cette section est câblée. Quelque chose au-dessus de vous, monsieur, petit et délicat. Probablement un amplificateur photonique et un micro. Je brouille le processeur. — Ils le sauront ? demanda Greg. — Pas à moins que ce soit du matériel militaire de pointe ; ça ressemblera à une panne. Greg doutait que les Apôtres célestes emploient du matériel militaire. Ils sauraient que quelqu’un arrivait, mais pas qui. Il tira sur le crochet. C’était plus lourd que ce à quoi il s’était attendu. Le grillage se souleva dans un gémissement, révélant un trou noir. Greg releva la capuche du costume de dispersion d’énergie, sentant l’amplificateur photonique lui lécher la peau quand il adhéra autour de ses yeux. L’univers prit une teinte bleue et grise, les ténèbres s’éloignèrent. Une fissure courait sous le sol du tunnel, élargie avec un outillage puissant. D’une largeur d’un mètre, des marches de fortune descendaient dans le trou. Greg bascula en infrarouge, teintant sa perception de rose. Il ne distingua aucune source de chaleur, aucun signe de vie. — Personne n’est de service là-dessous ? demanda-t-il. — Certainement pas, capitaine Greg. Pourquoi nous dérangerions-nous pour des voyeurs ? Nous ne sommes pas des criminels, nous sommes des croyants. Greg sauta par-dessus le trou, vers Sinclair. Deux personnes ne tenaient pas de front dans le tunnel. Il fouilla les environs avec son hypersens. L’équipe d’intervention envahit sa conscience, un mélange compliqué d’émotions. Personne d’autre. — Melvyn, tout est clair pour les quinze premiers mètres. — Roger. Carlos, Lesley, sécurisez l’entrée, s’il vous plaît. La première silhouette en armure se dandina sans grâce jusqu’à l’entrée du trou, trop massive dans le tunnel réduit. En infrarouge, de petits scintillements au niveau des jointures fluctuaient à chaque mouvement. Greg se demanda si les gorilles allaient pouvoir entrer dans la « cage » d’escalier. Carlos leva un bras et laissa tomber un disque de reconnaissance dans le trou. Greg suivit du regard la soucoupe volante miniature quand elle se glissa dans le conduit, son moteur scintillant et traçant une ligne écadate qui traversait les airs comme un faisceau laser tordu. — Aucun danger visible, annonça Carlos. Il commença à descendre les marches. Ses bras frottaient de chaque côté, envoyant des étincelles orange. Greg frissonna. Lesley suivit. — Je vois que vous n’avez pas l’intention de surprendre mes amis, déclara Sinclair. — C’est toujours aussi étroit ? demanda Greg. — Non et, pour ça, vous remercierez le Seigneur dimanche prochain. Peut-être bien. Ça ne ressemblait à aucune grotte que Greg ait vue sur Terre. La roche avait été brisée le long des crevasses naturelles, des faiblesses cristallines, des lignes de stress et des veines de minerais métalliques. Greg imagina les minuscules fissures provoquées par les explosions de compression d’électrons, des ombres cancéreuses dévorant la roche. Chaque onde de choc avait engendré des différences de pression qui s’étaient entrecroisées. Autour des fractures, une partie des matériaux s’étaient compactés, tandis que d’autres s’étaient distendus dans une parodie de failles tectoniques, créant d’immenses crevasses. Pour chaque relief il y en avait un autre, correspondant et inversé, au-dessus. Des arêtes aiguisées comme des rasoirs avaient laissé des gouges déchirées. Les motifs angulaires des veines de métal étaient parfaitement jumelés. C’était le puzzle en trois dimensions le plus complexe jamais créé. Pour la première fois de sa vie, Greg ressentit de la claustrophobie. Le sol et le plafond allaient si bien ensemble qu’ils auraient dû le rester. Comme les mâchoires d’un étau, en attente. Sinclair attendit que tous les membres de l’équipe d’intervention soient descendus avant de sortir une torche électrique de sa poche. — Maintenant, vous seriez gentils de bien vouloir refermer la grille derrière vous. Le faible faisceau de Sinclair se répercuta sur l’amplificateur photonique de Greg, illuminant la grotte comme un miroir solaire. Deux câbles électriques jaillissaient d’une fissure à côté des marches, serpentant vers les ténèbres. Les Célestes avaient dû les brancher sur les lignes du tunnel de service. — On déroulera un câble optique en avançant, dit Melvyn tandis que le dernier membre de l’équipe refermait le grillage. Gardons nos communications avec le centre de sécurité ouvertes. — OK, acquiesça Greg. (Il désigna les câbles électriques rouges.) C’est votre source d’électricité ? demanda-t-il à Sinclair. — L’une d’entre elles, capitaine Greg. L’espace est rempli de sources d’énergie. La lumière, les radiations, les vents solaires. Il est généreux. Et je suis sûr que Miss Julia ne nous en veut pas d’en récupérer si peu. — Bien sûr. Alors, où vous a-t-on donné la fleur ? — Par là. Il suivit les câbles rouges, marchant avec légèreté sur les cailloux écroulés. La grotte mesurait cinquante mètres de long, le sol était légèrement incliné. Il n’y avait pas de poussière, aucun de ces mouvements de sol ou crottes de chauves-souris qu’on trouvait dans les grottes naturelles. Sinclair se dirigea vers une crevasse en forme de goulot en face de l’escalier. La claustrophobie de Greg avait disparu, remplacée par une certaine impatience qui le rendait presque joyeux. Ce n’était pas son intuition habituelle, plutôt l’instinct. Il était sur le bon chemin et il se rapprochait. La même compulsion qu’éprouvait un saumon quand l’eau fraîche d’une source s’étalait enfin autour de lui. L’extraterrestre. Était-ce cet ensorcellement que ressentait Sinclair ? Dieu seul le savait, mais c’était assez puissant pour être considéré comme un guidage divin. Greg sourit. Tu t’amuses, hein, espèce d’idiot ! Une lueur traversait la crevasse devant lui. Il enleva la capuche et fut surpris par le crépuscule monochrome qui l’entourait. Un tourbillon d’air rafraîchit son visage en sueur. Sinclair bloqua la lumière en entrant dans la crevasse. Greg s’empressa de le suivre. C’était un passage ovale horizontal. Des globes biolum pendaient sur de fines chaînes au plafond. Leur lueur dégénérait en bleu verdâtre, donnant au passage ridé une apparence biologique, comme s’il avait poussé, comme l’intérieur d’une racine géante. Le son s’y répercutait, le bruit des bottes de l’équipe d’intervention faisait écho devant eux. — Ça en vaut la peine ? demanda-t-il à Sinclair. De vivre comme ça ? De se cacher dans des grottes ? — Eh bien, capitaine Greg, nous nous promenons dans les parcs pendant la journée, nous prenons le soleil, nous dansons sous la pluie, nous emmenons nos enfants à la plage. Personne ne meurt de faim, c’est clair. Moi-même j’ai pris un peu de poids. Et maintenant. Miss Julia Evans vient voir en personne ce qui nous attire ici. Ce n’est qu’à cause de gens comme vous que nous ne pouvons pas vivre dans la calotte sud. Les hommes et les femmes ont le droit d’habiter dans l’espace. Nous ne devrions pas être persécutés pour ce droit. Greg grogna et abandonna. Il y avait une autre grotte au bout du passage, une grande bulle d’air lenticulaire. Ils émergèrent au milieu d’une paroi surplombant une forêt d’affleurements coniques. Quelqu’un avait laissé un groupe de globes biolum au sommet des spires. Sinclair les guida vers le fond par un sentier creusé dans la roche, puis vers un autre passage. — Putain, Julia, c’est un vrai bordel, cet astéroïde, s’exclama Suzi. Toutes ces catacombes, l’air doit fuir partout. Tu savais que tu avais autant de fissures ? — L’analyse sismique a montré qu’il y avait huit failles majeures, répondit Julia. Elles sont toutes aux endroits où différentes strates se rejoignent. Il y en avait cinq profondément enfoncées à l’intérieur, on en a creusé deux pour faire de la place pour la caverne de Hyde. Celle-ci est la troisième, la quatrième sera creusée pour former la deuxième chambre, et la dernière est du côté nord de la seconde caverne. Nous avons dû vitrifier un kilomètre carré du sol de la caverne, parce qu’il était au bord d’une zone de faille externe. Et il faudra qu’on recommence avec la deuxième caverne. Mais l’intégrité de New London est solide. Et Royan devait être au courant des analyses sismiques et des zones de failles, pensa Greg, il en savait certainement plus que les Célestes. À vingt mètres de la sortie, il entendit de l’eau, un bruit de succion qui augmentait à chaque pas. Le passage ouvrait sur une grotte de cinquante ou soixante mètres de longueur. Greg estima qu’elle devait être particulièrement concave, la surface du lac noir qui la remplissait possédait le genre d’immobilité qu’il associait à la profondeur. En face, une source jaillissait d’une fissure sous le plafond, sinuant le long du mur et produisant les bruits qu’il avait entendus. Des ridules se formaient à la base, séchant avant même d’atteindre le milieu du lac. — Nous sommes en dessous de la caverne, annonça Melvyn. Il doit y avoir une fuite dans les canaux d’eau douce. — Intégrité, hein ? grinça Suzi. Greg suivait Sinclair sur un promontoire en croissant qui tenait lieu de rivage sur les trois quarts de la caverne. Une rangée de panneaux biolum sur le mur projetait des faisceaux rose vif sur le lac. Des serpentins de lumière se répercutaient sur les parois humides et noires. Un mouvement attira son attention, il se tourna à temps pour voir un anneau de ridules autour de l’eau qui se refermait. — Hé, il y a des poissons, là-dedans ! s’exclama-t-il. — En effet, capitaine Greg, certaines des meilleures truites arc-en-ciel de ce côté du paradis. Je remercie le Seigneur pour sa providence tous les soirs. (Sinclair se signa au bord de l’eau. Les ténèbres dans ses courants de pensées exprimaient à quel point il était sérieux.) J’ai trouvé ce lac, capitaine Greg. On me l’a montré, comme Moïse et son buisson ardent. J’ai entendu l’appel et j’ai conduit mes amis ici pour attendre la nouvelle aube dans l’isolement et la piété. — Demain ? — Ne vous moquez pas, capitaine Greg. Vous connaissez la vérité aussi bien que moi. Nous sommes tous guidés, d’une manière ou d’une autre. (Il éleva la voix.) N’est-ce pas. Miss Julia ? L’équipe d’intervention remplissait le passage derrière eux. Rick et Julia émergèrent et enlevèrent leurs capuches. Julia examina la grotte d’un air stoïque. — Je suis venu chercher mon mari, répondit-elle. Rien d’autre. — Pourtant, cet édifice que vous appelez New London vous coûte des milliards. Plus de milliards que vous n’en récupérerez jamais. Pourquoi donc, je me le demande ? Voyez-vous au-delà du monde physique, Julia Evans ? Elle haussa les épaules. Sinclair longea le rivage en direction d’une arche brillamment éclairée. Cette fois, le passage était beaucoup plus court et s’achevait par un angle droit. Un souffle chaud d’air humide, chargé d’une épaisse odeur de végétation, frappa le visage de Greg quand il franchit le coude. Des lumières rouges l’aveuglèrent. Quand il se fut débarrassé de l’humidité dans ses yeux, il se découvrit en haut d’un large escalier donnant sur la plus grande grotte qu’ils aient vue : facilement quatre-vingts mètres de long sur vingt mètres de haut. Des huttes de roseaux étaient groupées dans un coin. Un anneau de points Solaris brillait au plafond d’une lumière rose dorée, rendant la vapeur d’eau fluorescente. Un coucher de soleil hollywoodien, songea Greg. Comme au Grœnland, le sol avait été égalisé et recouvert de mousse arable génétiquement modifiée. Des rangées de jeunes arbres fruitiers fleurissaient autour des huttes, un treillage soutenait des ceps de vigne, des melons jaunes pendaient à côté. Un réseau en épis de tuyaux d’irrigation alimentait le sol, à peine visible. Un piédestal carré soutenait six grands écrans plats arrangés en nid d’abeille au centre du village. Les deux qui faisaient face à Greg étaient presque noirs même s’il pouvait deviner de petites taches argentées. Des enfants jouaient autour du piédestal. Les adultes circulaient dans le village, s’occupant de leurs plantations, travaillant dans une zone qui semblait être la cuisine commune, avec des tables et des bancs en aluminium. Greg évalua la population à cent cinquante personnes. Il n’était pas préparé à cette mentalité communautaire. Il envisageait plutôt des gens équipés de sacs de couchage, des chandelles et des feux de camp, rassemblés dans des fissures sombres et qui mâchaient des fruits froids, des pures zombies. Mais cela ressemblait plutôt à une version chic du prolétariat. Ou peut-être pas. Peut-être que la perfection inhérente à New London était descendue jusque-là, comme une extension de la philosophie qui avait conçu la caverne de Hyde. Le principe de succès, le style cher à Julia. Même loin de la norme, les Apôtres célestes croyaient en l’avenir, finalement. Et certains d’entre eux étaient des techniciens. Sinclair s’engagea dans l’escalier, bras écartés, riant follement. — Je suis de retour, je suis de retour. Je vous reviens ! Les Célestes les plus proches de l’escalier se retournèrent, leurs sourires se muèrent en inquiétude quand ils virent les armures remplir le passage. Des cris s’élevèrent. — Non, non, les rassura Sinclair. Vous n’avez rien à craindre. Demain est venu. Je vous l’ai apporté. Il atteignit le sol de la caverne et rassembla les Célestes autour de lui, ébouriffant les enfants, embrassant les adultes. Le père archétypal de la tribu. — Regardez, disait-il. Regardez ! Et il désigna Julia, encore dans l’escalier, provoquant un murmure d’étonnement qui se répandit comme une vague. Les Célestes se rapprochèrent de l’escalier, sans prêter attention à Greg et aux autres. Les enfants étaient timides et curieux, les adultes incrédules. Deux des membres de l’équipe d’intervention encadrèrent Julia. — Elle sait que l’aube que nous attendons est réelle, déclara Sinclair. Elle est venue vers nous parce que notre chemin est le bon. — Tu ferais mieux de fermer sa vieille gueule, cracha Suzi dans les oreillettes de Greg. Ce vieux fou va réclamer un miracle et nous n’avons rien à lui proposer. — Trop tard, murmura-t-il. Sinclair croisa les bras et fit face à Julia. — Voyez mon royaume. Il est vôtre. Elle étudia les visages devant elle, tous silencieux, attendant qu’elle parle. Greg sentit un calme curieux envahir l’esprit de Julia. — Vous avez longtemps attendu ce jour, déclama-t-elle. Et cela ne s’est pas passé sans difficultés. Mais, demain, le changement que nous espérons tous se produira. Elle sourit chaleureusement. — Oh, merde ! jura Suzi quand les Célestes commencèrent à applaudir. Elle a pété un câble. Elle a complètement pété un câble. Des larmes se formaient dans les yeux de Sinclair. Des appels fusaient dans la foule : — Comment ? Greg traversa la caverne jusqu’au centre du village pour examiner les écrans de plus près, à l’intuition. Les écrans affichaient des images prises par les caméras extérieures de New London : l’archipel, la Terre, la Lune, les fleurs argentées des modules industriels. — Je ne savais pas qui vous étiez, entendit-il derrière lui. C’était la jeune Orientale qui lui avait donné le prospectus dans le carré du Trump Nugget. Elle portait un bébé d’environ dix-huit mois qui regardait Greg de ses grands yeux bruns. — On est nombreux à vous avoir vu dans la caverne cet après-midi, poursuivit-elle. Nous pensions que vous nous aviez volé Sinclair. — Je ne faisais que le chercher. Julia Evans voulait le voir. La fille sourit. — Je n’arrive pas à me rendre compte que c’est vraiment elle. Même si je crois en Sinclair. Toutes les choses dont il nous a parlé sont vraiment en train de se produire, n’est-ce pas ? Comment va-t-elle nous sauver ? — C’est un peu compliqué. Tout est lié à une technologie extraterrestre. Il tourna autour des écrans. Il y avait quelque chose à voir, quelque chose à trouver. L’impulsion était irrésistible. — Extraterrestre ? demanda la fille, intriguée. Vous vous moquez de nous ? — Non, je suis parfaitement sérieux. — Sinclair nous a toujours dit que nos âmes seraient libérées par un ange céleste et que nous serions en sécurité ici quand les étoiles tomberaient sur la Terre et l’écraseraient. Et qu’il y aurait des épidémies aussi. Je n’en ai jamais été très sûre. Votre extraterrestre pourrait être l’ange de Sinclair, vous pensez ? Il regarda de biais la fille doucement farfelue. — Je n’en ai aucune idée, la théologie et rexobiologie ne sont pas mes points forts. À quoi servent les écrans ? — C’est pour que nous puissions voir l’aube du changement se lever dans les étoiles. (Le ton n’était pas exactement moqueur mais presque.) Peut-être l’étoile de votre extraterrestre. — C’est une transmission en temps réel ? — Oui. Toi a branché les écrans sur le réseau de la colonie. — Qui est Toi ? — Un frère. Greg s’immobilisa devant un écran montrant une vue du cratère sud ; l’axe d’amarrage couvrait un tiers de l’écran. — Ce doit être un bon technicien. — Oh oui ! Il sait tout ce qu’il faut savoir sur les réseaux de communication de l’astéroïde, il faisait partie d’une des grosses compagnies de télévision. (Elle pouffa.) Il est avec Sinclair depuis le début, ou presque. Je ne pense pas qu’il croie vraiment dans la Révélation céleste, mais il contribue autant que les autres. Cinq des enfants sont les siens, y compris Zena. Elle balança le bébé gazouillant sur sa hanche. — C’est un homme occupé, commenta Greg. Une étoile devenait de plus en plus brillante, traversant lentement l’écran. Il l’observa et comprit. — Melvyn, appela-t-il. — Greg ! (La voix de Melvyn était aussi pressante que la sienne.) Victor est en ligne. Il pense qu’une équipe de tech-mercs est en approche. Les Apôtres célestes n’aimaient pas ça. — Le temps de la fuite est terminé, protesta Sinclair plaintivement. — Personne ne vous demande de fuir, rétorqua Melvyn d’une voix forte et métallique à travers les haut-parleurs de son armure. Nous souhaitons seulement vous mettre hors de danger. — C’est notre foyer, monsieur Ambler, nous vivons ici. Nous avons construit cet endroit à la sueur de notre front. — Après cela, vous pourrez vivre n’importe où à New London, intervint Julia. N’est-ce pas ce que vous désirez ? — En effet. Mais pourquoi devons-nous attendre que ces criminels monstrueux descendent ici ? Pourquoi ne pas les combattre ailleurs ? Greg écoutait la dispute d’une demi-oreille. Le ton collectif de l’esprit des Célestes était nerveux. Une bonne proportion d’entre eux étaient des gens pratiques. Ils partiraient. Julia et lui souhaitaient seulement que Sinclair leur montre où le drone lui avait donné la fleur. Greg suspectait Sinclair de les faire attendre pour obtenir davantage. — Ils feraient bien de se bouger, marmonna Suzi. Ils suivaient l’approche de la navette sur l’écran. — Ouais. Tu restes ici avec l’équipe d’embuscade ? — C’est sûr, putain ! — N’ennuie pas Melvyn, d’accord ? Il n’a pas besoin de ça. — Merci pour la confiance ! Je suis assez souple pour obéir aux ordres quand je le dois. — C’est évident ! Je lis les esprits, tu te souviens ? — Conneries ! Tout ce que tu sais, c’est que je suis furieuse contre ce putain de Leol. Il ne faut pas être un génie pour ça. — L’équipe de Reiger sera en armures musculaires. Comment vas-tu le reconnaître ? — Ce connard a une démarche arrogante. Même en armure, Greg, il a une démarche arrogante. Je le reconnaîtrai dès que je le verrai. Le moteur de la navette s’était mis en marche, une traînée blanche de plasma s’étirait sur la moitié du ciel. Aiguillonné par cette vision, Sinclair commença à hurler des ordres. Les Célestes couraient dans tous les sens, rassemblant les enfants, ramassant des sacs de vêtements. Sinclair attrapa une des filles. — Où est Toi ? demanda-t-il. — Je ne l’ai pas vu. — Sainte Marie mère de Dieu, ce garçon est probablement dans une des grottes avec une fille. Il ne pense qu’à ça, vous savez ? informa-t-il Julia. C’est terrible mais son cœur est au bon endroit. — Vous devez demander à quelqu’un d’autre de les diriger, lui retourna-t-elle. — Vous avez raison. Marcus ! hurla-t-il. Pour l’amour de la Vierge, Marcus, où es-tu ? Un Céleste courut vers lui. Greg le reconnut, il faisait partie des distributeurs de prospectus de l’après-midi. — Je vais envoyer deux membres de l’équipe d’intervention avec eux pour être sûre qu’ils s’en sortent bien, dit Julia. — C’est très gentil de votre part, remercia Sinclair. Greg sourit. Même ici, Julia prenait immédiatement les décisions. Finalement, les Célestes furent rassemblés. Le groupe était agité. Certains, parmi les enfants les plus jeunes, pleuraient. Sinclair monta sur l’escalier pour leur parler, Julia à ses côtés. — Vous ne pouvez pas utiliser la station Moorgate, conduis-les à Whitechapel, dit-il à Marcus. C’est plus rapide par là. — Des membres de mon équipe de sécurité vous accompagneront, les informa Julia. Pas la police, d’accord ? Vous serez hébergés dans un hôtel ce soir. Ensuite, nous déciderons où vous allez vivre de manière permanente. La poussée plasma de la navette se coupa, révélant un petit triangle gris flottant au bout de l’axe d’amarrage. De minuscules points de lumière bleue clignotaient sur son nez, elle commença à s’orienter vers le cratère. — C’est ça, venez nous chercher ! exhorta Suzi. L’intuition de Greg semblait avoir disparu. Il observait les manœuvres de l’avion autour du moyeu sans aucun pressentiment. Rick se joignit à eux sur le piédestal, jetant un rapide coup d’œil à la navette. — Vous venez avec nous ? demanda Greg. — Oui. C’est pour ça que je suis ici. Et je n’ai pas été très utile jusqu’à présent. — Personne ne s’attend à ce que vous combattiez, Rick. Votre boulot débutera avec la prise de contact. La fissure s’ouvrait selon un angle de 20 °, il y en avait d’autres autour du village. Sinclair dut se hisser à un mètre au-dessus du sol avant de pouvoir s’y glisser. — Par là ? demanda Greg. Sinclair avait l’air embarrassé. — C’est exact, capitaine Greg. Euh… Les jeunes l’utilisent assez souvent, si vous me comprenez. Les murs des huttes ne sont pas très épais. — Compris. — Ça s’élargit un peu plus bas, expliqua Sinclair, encourageant. Vos hommes de fer n’auront plus de problème ensuite. — Bien. (Trois membres de l’équipe d’intervention les accompagnaient, Teresa Farrow, Jim Sharman et Carlos Monetti. Il jeta un nouveau coup d’œil à la crevasse étroite. S’ils rencontraient quoi que ce soit de dangereux là-dedans, viser serait très difficile.) Attendez, Sinclair. Carlos, descendez le premier. J’ai besoin d’une puissance de feu en cas de problème. — Oui, monsieur, répondit joyeusement Carlos. Il agrippa les bords de la crevasse et se tracta. De petits débris tombèrent derrière lui. Quelqu’un avait trouvé les contrôles des points Solaris. Ils brillaient blanc, éliminant toutes les ombres. Melvyn organisait son équipe, envoyant certains de ses hommes fouiller le village, d’autres vérifier les fissures. — Hé, Greg, appela Suzi. Donne un coup de pied au cul à Royan de ma part, d’accord ? — Compte sur moi ! Sinclair se glissa dans la crevasse à la suite de Carlos. Greg se hissa. La présence extraterrestre était une étoile froide devant lui, exerçant une force gravitationnelle qui attirait son esprit. Il rentra son ventre et se coula dans la fissure. CHAPITRE 36 Les couloirs vides étaient légèrement énervants. Avant que l’alarme ne se mette en marche, le centre de sécurité était un lieu vivant, plein d’agitation. Pendant que le garde du corps escortait Charlotte vers le poste de commande, les tapis roulants cliquetaient dans le couloir central désert. Ils arrivèrent devant une série de sept ascenseurs dont deux étaient d’énormes monte-charge. Le personnel de sécurité luttait avec de grands drones portant du matériel lourd pour les faire entrer dans l’un de ceux-ci. C’étaient les premières personnes que Charlotte rencontrait depuis qu’elle avait quitté le bureau de Lloyd McDonald. — C’est pour quoi, tout ça ? demanda-t-elle au garde du corps pendant qu’ils attendaient leur ascenseur. — D’après ce que je vois, pour couper du métal, répliqua-t-il. Il était resté poli tout le temps. Naturellement. Ses yeux naviguaient entre ses jambes et son visage. Néanmoins, il ne savait pas plus qu’elle ce qui se passait. Rien de bon, estimait-elle, pas avec toutes ces alarmes. À la sortie de l’ascenseur, il y avait trois gardes devant la porte du centre de commande, tous armés. Le garde du corps dut montrer sa carte à un cybofax avant qu’on ne leur permette d’entrer. Elle sentit l’inquiétude qui infectait toutes les personnes devant les consoles du centre de commande. Les visages étaient tendus, les voix fatiguées. — Par ici. Le garde désignait un bureau aux murs de verre. Elle y vit Victor, Sean et Lloyd. Juste au moment où elle entrait, elle aperçut le visage de Fabian sur l’écran d’un téléphone, ses jambes faillirent se dérober sous elle. Puis elle comprit l’expression de Victor. Elle avait envie de s’enfuir. — Fabian vient de nous dire que vous êtes parvenus à convaincre Pavel Kirilov de venir à New London, annonça Victor. — Oui, murmura-t-elle. — Je n’y crois pas ! Non seulement vous lui faites savoir que vous avez survécu au crash du Colonel Maitland, mais vous l’invitez ici ? Il ferait n’importe quoi pour obtenir les données du générateur, même vous les arracher par la force. Et je dis bien arracher ! — C’est Kirilov qui a commencé, hurla Fabian sur l’écran. Mon père est mort à cause de lui. — Et Julia Evans vous a dit qu’elle allait s’en occuper. — Oui, bien sûr, un jour, rétorqua Fabian, furieux. — Qu’est-ce que ça veut dire ? — Nous l’avons contacté pour nous assurer que ce serait fait, répondit Charlotte. — Que voulez-vous dire ? — Vous n’aviez pas l’air très intéressés. J’ai pensé… Eh bien, je voulais être absolument sûre qu’on s’occuperait de Pavel Kirilov. Dmitri Baronski a été tué aussi, ajouta-t-elle faiblement. — Avez-vous seulement écouté ce qui s’est dit à Listœl ? Nous avons d’autres problèmes plus urgents. Les seigneurs du crime de troisième zone devront attendre. Mais nous nous serions occupés de Kirilov, personne ne baise Event Horizon comme il l’a fait. Julia Evans vous a donné sa parole. Que voulez-vous de plus, un contrat avec l’empreinte de son pouce ? Charlotte frotta ses bras nus, elle avait soudain froid dans l’air conditionné. Le dégoût et le mépris dans la voix de Victor étaient presque insupportables. — Rien qu’un tir de la plate-forme de défense stratégique, plaida-t-elle. C’est tout. Pavel Kirilov m’appellera juste avant l’amarrage de sa navette, nous saurons quand il sera à portée. — Non, il ne va pas vous appeler, répliqua Lloyd. Et nous n’allons tirer sur personne. Nous ne le pouvons pas, grâce à vous. Elle eut un regard apeuré. — Écran six, demanda-t-il avant de le désigner à travers le mur de verre. La navette triangulaire était au bord du cratère sud, juste en dessous de l’axe d’amarrage. De petites flammes bleues s’échappaient des réacteurs, l’alignant pour atterrir. Deux séries de portes s’étaient ouvertes de chaque côté de la crête dorsale. Des panneaux thermiques s’étaient dépliés et repliés, parallèles aux ailes, laissant de la place pour que des antennes argentées et des râteliers s’élèvent. Charlotte se pencha pour mieux voir. Il y avait des cylindres nichés dans les râteliers, dont la bouche ressemblait à des yeux d’insectes, des hémisphères à facettes de lentilles noires chromées, et un bec en forme de cloche dépassait à l’arrière. À présent qu’elle savait quoi chercher, elle voyait les boîtes de laser sur les bras télescopiques dépassant des antennes. — C’est Kirilov ? croassa-t-elle. — Non, répondit Victor. Kirilov est toujours en approche. Ça, c’est Leol Reiger. Vous vous souvenez de lui ? Vous avez failli vous rencontrer sur le Colonel Maitland. Elle se mordit la lèvre inférieure, luttant pour ne pas pleurer. Rien. Rien de ce quelle faisait ne finissait bien. Le terminal du bureau bipa. Lloyd décrocha et écouta quelques secondes. — C’est Leol Reiger, annonça-t-il. Il dit qu’il veut parler à Julia. — Parlez-lui, Sean, demanda Victor. Retenez-le si vous pouvez. Lloyd ouvrit le circuit de communication. L’écran resta vide. Charlotte s’éloigna autant que possible de la caméra. — Ici le gouverneur Francis, déclara Sean. — Où est Julia Evans ? exigea Reiger. — Elle n’est pas disponible. Vous n’aurez personne d’autre que moi. — OK, monsieur le gouverneur, vous et moi devons parvenir à un arrangement. — Vous n’avez pas l’autorisation de vous amarrer, et je n’ai pas l’autorité pour convenir d’arrangements. — Vous n’apprenez donc jamais ? Vos plates-formes de DS sont foutues, sinon vous nous auriez abattus il y a dix minutes. Nous allons entrer. Maintenant, les dommages que nous allons causer à votre délicate biosphère dépendent de vous. — Comment ? — Je veux Charlotte Fielder. Charlotte laissa échapper un gémissement, son cœur battait la chamade, tous les murs de verre du bureau semblaient se refermer sur elle. Des mains agrippèrent ses bras et la guidèrent jusqu’à une chaise quand ses jambes se dérobèrent. — Amenez-la à la zone d’amarrage, poursuivit Leol Reiger. — Jamais entendu parler d’elle, affirma Scan. — Faux. Elle a fait les magasins aujourd’hui. Elle est là. Trouvez-la et amenez-la-moi. — Sinon ? — Nous venons la chercher. Et vous me connaissez, ça va être très moche. Garanti sur facture. — Pourquoi la voulez-vous ? — Elle sait où trouver ce que je cherche. — Non, déglutit Charlotte. Je ne sais pas. Lloyd s’agenouilla devant elle. — Chut, dit-il doucement. Tout va bien. Il mit son bras autour de ses épaules. Elle se détestait pour cette faiblesse, surtout devant Fabian. — Elle me dit où et je viens le chercher, ajouta Leol Reiger. Puis je m’en vais. Ainsi personne ne sera blessé. C’est simple. Sean regarda Victor d’un air perdu. Le chef de la sécurité leva les bras au ciel. — Nous ne livrons personne aux tech-mercs, dit Sean. Si vous voulez savoir où se trouve la source de la structuration atomique, je vous suggère d’en parler à Clifford Jepson, d’accord ? Il y eut un bref silence. — Il faut bien le reconnaître, reprit finalement Reiger, vous êtes très au courant. Alors vous devez savoir ce qui se passera si vous ne me donnez pas cette putain de poupée gonflable. Pensez-y. Vous avez cinq minutes. Le poing de Victor s’abattit sur le bureau. — Putain de merde ! Pourquoi Jepson ne l’a-t-il pas briefé sur la manière de contacter l’extraterrestre ? — Vous voulez que je rappelle l’équipe d’intervention ? demanda anxieusement Lloyd. — On dirait qu’on n’a pas le choix. La navette de Reiger possède-t-elle une ligne vers les plates-formes de communication géostationnaires ? — Je vais demander à Bernie de vérifier leur trafic de communication, répondit Lloyd. — Fais donc ça. À défaut, nous lui offrirons de le brancher directement sur Jepson. — Il voudra savoir pourquoi, non ? demanda Sean. — Ouais, grogna Victor. Peut-être pourrons-nous lui faire croire que nous ne parvenons pas à retrouver Charlotte. Putain, il faut bien lui donner quelque chose ! Lloyd décrocha un téléphone et fronça les sourcils. — Quoi, maintenant ? Charlotte se tourna vers le poste de commande. Il y avait de l’agitation autour d’une des consoles, son opérateur hurlait dans son micro. Deux superviseurs se tenaient derrière lui, penchés sur son épaule. — Bernie, que se passe-t-il ? demanda Lloyd. Instinctivement, Charlotte vérifia la navette. Le train d’atterrissage était sorti, elle se posa sur la paroi du cratère. Les roues étaient invisibles tellement elles tournaient vite. — Il y a quelqu’un dans le complexe d’amarrage, laissa échapper Lloyd. — Pas un des mes hommes, déclara Sean. Ils ont tous été rappelés. — Je me demande…, commença Victor, songeur. Lloyd, affiche l’intrus sur l’écran. Lloyd donna un ordre. L’écran du terminal s’alluma. C’était encore un de ces couloirs interminables de la calotte sud. Quelqu’un les traversait, habillé d’une combinaison bleue de la division maintenance. — Fais une vérification d’identité, demanda Victor. Lloyd tapa à toute vitesse sur le clavier. La navette avait terminé d’accorder sa vitesse avec celle de l’astéroïde. Son nez s’orienta vers le fond du cratère. — Je l’ai, annonça Lloyd. Victor se pencha pour vérifier les données sur l’écran. — « Talbot Lombard, lut Lloyd. Quarante et un ans, un diplôme de technologies de la communication de l’université de Hambourg. Arrivé à New London il y a huit ans, employé de Globecast, il a travaillé à monter leur franchise au sud. Licencié il y a sept ans parce qu’il avait piraté des programmes. Son billet de retour n’a jamais été utilisé, nous n’avons aucune information concernant un éventuel emploi à New London depuis. » — Un Apôtre céleste ! s’exclama Victor. Et aussi quelqu’un qui sait tout des ventes d’armes de Clifford Jepson et comment prendre contact avec lui. — Tu penses que c’est lui l’interface ? — Ce doit être lui. Et il guidera Reiger dans les grottes. — Si Reiger ne l’abat pas avant, dit Scan. — Tellement cynique, marmonna Victor en souriant. (Il se redressa et, de ses doigts en pistolet, il mima un tir sur l’écran.) Je t’ai, Reiger ! — Et en ce qui concerne la navette de la Dolgoprudnenskaya ? demanda Sean. Elle est censée nous atteindre dans dix minutes. — Si vous voulez, j’appelle Kirilov, intervint Charlotte. Et je lui explique que nous n’avons pas les données du générateur. Elle était sûre d’écoper d’un nouveau regard glacial, mais elle voulait désespérément faire quelque chose pour réparer les dommages qu’elle avait causés. — C’est un peu tard pour ça, laissa tomber Victor. — Et ce n’est de toute façon pas la réaction adéquate, assena Fabian. Charlotte entendit le mépris dans sa voix. — Non ? demanda Victor. — Bien sûr que non. C’est d’une simplicité enfantine. La deuxième navette va prendre New London d’assaut, il a déjà détruit vos défenses, donc le gouverneur demande officiellement de l’aide pour gérer ça. Vous appelez le général russe de Greg, celui qui a l’autorité pour utiliser les plates-formes de la Ligue de Co-défense, et vous lui expliquez qui est dans cette navette. Charlotte vit Lloyd et Victor échanger un regard déconcerté, puis elle déglutit. Sur le grand écran derrière eux, des silhouettes en armure noire émergeaient de la navette et progressaient par bonds à travers le cratère vers le complexe d’amarrage. CHAPITRE 37 Le village des Célestes foutait la trouille à Suzi. Un village de jungle enfoui dans un astéroïde, la sophistication mégaprimitive. De vraies vacances pour les sens. Vingt milliards de tonnes de roche au-dessus et l’infinité du vide en dessous. Nul. Elle s’efforçait à ne pas y penser. Melvyn faisait son boulot correctement. Il avait envoyé des éclaireurs dans les catacombes et il se faisait une véritable image de la zone. Une zone de faille majeure : pourquoi diable Julia avait-elle dû l’appeler comme ça ? Et combien de zones mineures existait-il précisément ? Elle marchait en crabe le long d’une crevasse quittant la caverne. Au moins, le petit armurier de Listœl avait eu raison pour son genou : l’armure le soutenait bien. La crevasse s’ouvrait sur une grotte sèche avec une longue fissure dans son sol en pente. La roche scintillait dans le faisceau infrarouge de son casque. De petites taches de métal gelé dans la silice. Elle ne pouvait pas voir la base de la fissure, c’était bien trop fin pour grimper dessus. Les Célestes évitaient cette grotte. Elle utilisa son laser de portée pour cartographier correctement la salle et sauvegarda le résultat dans ses données de guidage inertiel. Quand elle revint à la caverne principale, ce paquet fut ajouté à la composition que Melvyn assemblait. Il mit ensuite le processeur de Suzi à jour. La carte des catacombes se surimposait sur l’image de son amplificateur photonique. Des cumulus de lumière pure, rouge, verte et bleue, des cavernes, des passages assez grands pour être traversés en armure, des crevasses dangereuses, le lac. Peut-être que le terme « zone de faille » était correct après tout. Tout était pourri de cavités, comme si la roche avait moisi. Elle devait compter sur Dennis Naverro, l’un des deux derniers psi à sacs de l’équipe d’intervention. Melvyn avait voulu élargir certaines des crevasses de la caverne pour permettre à l’équipe de disposer de meilleures positions tactiques. Elle avait travaillé avec Dennis, ils avaient fait exploser du caillou avec leurs fusils Konica, donnant des coups de pied aux débris pour les disperser, transformant la crevasse en un couloir assez large pour une armure. Dennis ne le savait pas encore, mais, plus tard, elle allait avoir besoin de lui pour lui désigner Leol Reiger. Les écrans du village leur permettaient d’observer les progrès de la navette. Une équipe de tech-mercs avait débarqué, pénétrant dans le secteur du sas. Victor et Lloyd McDonald leur envoyaient des images du complexe d’amarrage dans la calotte sud. Suzi les surveillait de l’œil droit, gardant le gauche sur les débris qu’elle dégageait de la crevasse. Les images se mélangeaient, fantomatiques, transparentes, son attention passait de l’une à l’autre. La concentration donnait de la solidité à l’une, bannissant l’autre. Elle vit Talbot Lombard dans le couloir, mains levées au-dessus de la tête alors que les tech-mercs investissaient la salle de réception, leurs fusils Lockheed braqués sur lui. — Hé, qu’est-ce que c’est que ça ? Le visage séduisant semblait vraiment surpris. Il fut cloué au mur, deux tech-mercs lui tenaient les bras, ses pieds gigotaient à vingt centimètres du sol. Une silhouette en armure descendit le couloir pour se planter sous son nez. Leol Reiger. Ce devait être lui. Toujours en train de frimer. Putain d’escroc. — Écoutez-moi, les mecs, criait désespérément Talbot Lombard. Où est Jepson ? Lequel d’entre vous est Jepson ? J’ai un accord, les mecs. — Félicitations, vous venez de poser la bonne question, dit Leol. Vous pouvez vivre encore quelques minutes. — C’est Jepson qui vous envoie ? — Exact. Qui êtes-vous ? — Tol, on m’appelle Tol. — Alors, On-m’appelle-Tol, où puis-je trouver les données du générateur de force nucléaire ? — Dans les grottes. Il vous les amènera, il a dit qu’il le ferait. Je devais y conduire Jepson ce soir, après qu’il aurait passé un accord pour vendre la technologie de structuration atomique. — Tu es l’interface ? — Oui. — Entre Jepson et qui ? — Je ne sais pas. Il a un drone, un drone vraiment malin. Je n’ai pas pu craquer son processeur. — Alors tu ne l’as jamais rencontré ? — Non, jamais. Leol Reiger fit un pas en arrière pour céder la place à un autre tech-merc. Celui-ci s’avança si près de Talbot que son casque lui touchait presque le nez. Talbot ferma les yeux et commença à gémir, ses doigts agrippant la roche. Suzi sentit son ventre gargouiller. Le type en armure devait être un psi. Elle n’était pas spécialement scrupuleuse quand il fallait en utiliser un au cours d’une opération, et c’était fréquent, mais il n’y avait aucun moyen de les combattre, rien à attraper, rien à frapper. C’était vraiment effrayant, ce pouvoir de se balader dans l’esprit des autres. Les deux tech-mercs qui tenaient Talbot le lâchèrent, ses jambes se dérobèrent, il tomba au sol, haletant. — La vérité. Bien, dit Leol Reiger. Où sont ces grottes ? Sa botte jouait avec le corps de Lombard. — Au nord. Elles sont sous la calotte nord. Je le jure. — Montre-nous. (Un gantelet attrapa le biceps de Lombard et remit celui-ci sur ses pieds. Il était flasque comme une poupée de chiffon.) Maintenant. L’équipe de tech-mercs se mit en marche. Lombard titubait pour les suivre. Il y avait vingt-cinq de ces petites merdes. Suzi se demanda si elle connaissait certains d’entre eux. Certainement. — Quatre wagons les attendent à la station du complexe d’amarrage, émit Victor. Sa voix était merveilleusement lisse, comme de la soie audio. Lui et Leol étaient des hommes miroirs, les mêmes en opposés. — Les Célestes sont-ils partis ? demanda Melvyn. — Oui, nous les avons récupérés à Whitechapel. On les colle dans différents hôtels. Les tech-mercs sont à vous. Je ne veux pas qu’ils se promènent dans la caverne de Hyde, Melvyn. Abattez-les ! — Oui, monsieur. — Suzi ? appela Victor. — Ici. — C’est le show de Melvyn, d’accord ? Je sais que tu veux Reiger. Moi aussi. Mais c’est du travail d’équipe. Mort, c’est mort. — Qu’est-ce que c’est que ça ? Tu t’es entraîné avec Greg ? — Je te connais, Suzi. Elle sourit, invisible sous son casque. — Conneries ! Je ne vais pas foutre en l’air le truc de Melvyn. Merde, je vais même lui faire une offre quand ce sera terminé, le mettre sur mon catalogue. Il est trop bon pour qu’on le gaspille chez Event Horizon. — Fais attention à toi, Suzi. — C’est bien mon intention. Il fallait bien l’admettre, Melvyn s’y connaissait en tactique. Elle donna des conseils quand on lui demanda son opinion, sachant comment fonctionnaient Reiger et son équipe – pour Leol, tout le monde pouvait être sacrifié –, mais la stratégie était du ressort de Melvyn. Reiger se dirigeait vers la station Moorgate avec trois wagons. Ils allaient entrer par la grotte du lac. Deux des membres de l’équipe d’intervention installaient des senseurs et des charges pour la sceller une fois que les tech-mercs seraient à l’intérieur. Les tech-mercs n’auraient pas d’autre choix que rejoindre la caverne du village, et c’était là que Melvyn concentrait sa puissance de feu, créant un terrain d’abattage. Le capitaine se tenait en haut de l’escalier, dirigeant ses hommes pour qu’ils se mettent en position. Certains combattants s’installèrent dans des saillies près du plafond, d’autres dans les crevasses ou derrière un tas de débris. Deux hommes étaient même couchés dans une petite grotte au-dessus des points Solaris. Ils avaient grimpé comme des araignées. Suzi et Dennis Naverro étaient dans une crevasse menant vers trois grottes profondes. — Suzi, Dennis, reculez d’un mètre. (Elle fit deux pas en arrière.) OK, comme ça on ne voit pas votre signature infrarouge. — Compris. (Elle chargea les coordonnées dans le processeur de guidage, puis du pouce dessina une ligne dans la roche.) Hé, Dennis, tu as de l’intuition dans ton crâne ? — Non, désolé, Suzi, répliqua-t-il. Je n’ai que de l’hypersens, tu vois ? Assez utile dans notre boulot. — Ouais. Son accent gallois était très doux, presque un ronronnement. Elle n’arrivait pas à se souvenir de son visage, pourtant elle devait l’avoir vu, à Listœl ou à bord de l’Anastasia. Elle entendit des cris d’encouragement dans son casque. Dans la caverne, un chien couleur rouille courait autour des huttes. Trois hommes en armure le poursuivaient, leurs bottes déchirant le tapis de mousse. Elle se serait contentée d’abattre l’animal. Un des hommes en armure rattrapa le chien, qui hurla quand le gantelet se referma sur sa patte arrière. — Enfermez-le dans une hutte, ordonna Melvyn. Suzi demanda les images du centre de sécurité à son processeur. Une caméra au plafond de la station Moorgate montrait les deux derniers tech-mercs disparaissant dans le tunnel de service. Un quart d’heure à attendre, maximum. Elle sentit le calme et la chaleur de l’excitation augmenter. Elle vérifia la grotte. Les deux techniciens qui avaient installé les charges près du lac étaient revenus et descendaient l’escalier avec Melvyn. Melvyn ordonna qu’on éteigne les points Solaris. Ils furent réduits à une vague lueur orangée, emplissant la caverne d’ombres. Son amplificateur photonique se mit en marche, transformant les ombres en silhouettes opalescentes bleues et vertes. Elle entendit les pas de Melvyn effectuant son dernier tour d’inspection. — Silence radio jusqu’à ce que les charges explosent, ordonna-il. Vous savez comment agir quand ils seront sur notre terrain. Faites votre boulot. — Amen, marmonna Suzi. Elle brancha l’interface de son armure sur une ligne optique que les techniciens avaient tirée, faisant attention de ne pas déchirer la fibre avec ses gantelets. Le processeur de l’armure cadra les images des senseurs du lac dans son amplificateur photonique. Tout semblait fonctionner correctement. On ne percevait plus que le gargouillis régulier d’une pompe près de l’escalier. L’eau du lac se glissait par de minuscules fissures dans la roche, coulant sur le mur pour finir dans une mare que les Célestes avaient creusée. La pompe alimentait les tuyaux d’irrigation et la salle de bains commune. Suzi n’entendait plus le chien, même avec le micro extérieur de l’armure réglé au maximum. Dennis tapota son bras et désigna le bas de la crevasse. Elle leva le pouce et recula le long des éraflures sur le mur. Les images de la grotte du lac n’étaient pas vraiment nettes, les senseurs installés derrière l’un des panneaux biolum surveillaient l’entrée par laquelle l’équipe de Leol allait passer. Douze minutes. Le connard prenait son temps. >Vérification armes. Des symboles défilèrent dans son esprit. Tout était en ligne, le fusil à neutrons chargé, le matériel fonctionnel, les senseurs de visée en marche. Comme les huit dernières fois. Quelque chose remua dans la grotte du lac. Un disque de reconnaissance, rebondissant dans les airs comme une chauve-souris électrique. Les senseurs répercutèrent ses émissions sonores, très aiguës. Le premier tech-merc entra, son fusil fit le tour de la caverne. S’ensuivit une explosion de pulsations radio codées. Le reste de l’équipe suivit. Suzi se signa et compta les tech-mercs. Talbot Lombard était tiré par le huitième membre de l’équipe. Il avait l’air en mauvais état, pâle, en sueur, et de petits spasmes secouaient sa colonne vertébrale. Il y eut d’autres échanges radio codés. Le disque de reconnaissance continua vers le passage qui menait à la caverne du village. Quinze, seize… Suzi se rendit compte qu’elle prononçait les nombres et serra les dents. Les tech-mercs émergeaient. Elle se brancha sur les senseurs du village. Le disque de reconnaissance jaillit du passage avec précipitation et s’immobilisa au-dessus de la première marche. Deux membres de l’escouade le suivaient avec des gestes précis, s’accroupissant, les fusils à neutrons effectuant un grand arc. Les écrans du village devinrent soudain blancs, projetant une lumière hivernale sur les huttes encerclant le podium. Une étoile explosait en nébuleuse phosphorescente avec un cœur dense en brillant. Il semblait que les missiles cinétiques de la Ligue de Co-défense aient abattu la navette de la Dolgoprudnenskaya. Huit tech-mercs étaient entrés dans la caverne. Quatre descendaient les marches. Talbot Lombard se tenait en haut de l’escalier, regardant autour de lui avec angoisse. Suzi entendit les premières charges exploser dans la grotte du lac par les haut-parleurs de son armure. Le sol trembla. Un tech-merc fut soufflé du passage par l’explosion. La paire qui soutenait Talbot Lombard perdit pied et tomba. Lombard atterrit lourdement, la bouche ouverte hurlant silencieusement. — On y va, ordonna Melvyn. Suzi annula les entrées des senseurs optiques et avança. Le deuxième groupe de charges se déclencha. Elle aurait aimé qu’ils aient apporté assez d’explosifs pour faire tomber le plafond sur ces connards. Cela leur aurait simplifié la vie. Elle atteignait l’entrée de la crevasse quand les premiers éblouisseurs s’allumèrent. Semblables à des novas, de petites sphères jaillirent des lanceurs des armures des tech-mercs, grouillant comme une galaxie miniature au-dessus du village. Des points de surcharge noirs traversèrent l’image de son amplificateur photonique. Les tech-mercs jaillissaient du passage si vite qu’elle les crut un instant dotés de réacteurs dorsaux. Ils plongeaient à couvert, dans les fentes du sol. L’équipe d’intervention ouvrit le feu. Les éclairs des fusils à neutrons provoquaient des traînées furieuses qui augmentaient l’intensité de la lumière jusqu’à la rendre aveuglante. L’image de son amplificateur photonique diminua de manière inquiétante, se grisant pour protéger sa rétine. Les huttes sèches prirent feu sous la pluie de braises des éblouisseurs. Un tech-merc fut transpercé par deux éclairs, se désintégrant en couronne violette de molécules ionisées. Son micro était éteint, mais Suzi sentait l’armure vibrer sous l’attaque sonique. L’énergie saturant la caverne transformait l’air en brouillard orange, des rafales fusaient à côté d’elle, la pression augmentait et s’échappait vers des coins plus froids. L’alarme température clignotait. Elle était partiellement protégée, et pourtant l’échangeur de chaleur de son armure atteignait sa marge de sécurité. Il ne faudrait plus longtemps avant que la chaleur n’abatte les tech-mercs. >Activer armes. Des graphiques de visée se matérialisèrent au-dessus des huttes en feu, formant des cercles écarlates. Elle leva le fusil. Une silhouette humanoïde courant à une vitesse inhumaine crachait des étoiles d’une luminosité intolérable. Les cercles rouges l’enveloppèrent. Le fusil de Suzi déchargea de courts faisceaux de lumière pure, son armure musculaire trembla pour compenser le recul. Sa cible s’effondra. Puis ses réflexes la clouèrent au mur. « Tire et bouge, lui avait expliqué Greg à Peterborough, il y avait très longtemps. L’immobilité c’est la mort. » Les tech-mercs arrachèrent l’entrée de la crevasse d’une fusillade d’éclairs. De la roche fondue s’en échappa. — Dennis, où est Reiger ? Dennis était accroupi, mitraillant l’escalier. — Je ne peux… Sa voix disparut dans un rugissement statique quand les tech-mercs augmentèrent leurs contre-mesures électroniques. Il fit un bond en arrière lorsque des scories s’écrasèrent sur son armure. — Merde ! hurla-t-elle. Il y eut une accalmie. La caverne étouffait sous les éblouisseurs. Il leur suffisait d’attendre que les tech-mercs soient à court de munitions. Au-dessus des points Solaris, l’un des membres de l’équipe d’intervention ouvrit le feu avec sa carabine à plasma, lâchant des pulsations qui se répandirent en ridules violettes en atteignant le sol. Deux pulsations frappèrent une armure, l’envoyant tournoyer follement, sans jambes. Les tech-mercs ripostèrent par un déluge d’éclairs. Cela amorça une réaction en chaîne. Chaque éclair révélait la position de quelqu’un. L’équipe d’intervention tirait sur les tech-mercs exposés, qui répliquaient aussitôt. Melvyn ordonna de lancer les grenades à plasma. Elles explosèrent à cinq mètres du sol et foudroyèrent tout ce qui était en dessous de vrilles énergétiques qui traversaient les armures des tech-mercs. Suzi lâcha encore deux éclairs de son fusil. L’un toucha un tech-merc à la tête. Détonation totale. Cette fois, il n’y eut pas de réplique. Le brouillage électromagnétique disparut. — Suzi, ça va, ma fille ? demanda Dennis. — Ouais, pas de problème. J’en ai eu deux. Tu peux me dire où est Reiger ? — Je vais essayer. — Certains d’entre eux ont-ils réussi à s’échapper ? demanda Melvyn. — Ici Isaac, chef. Je crois que j’en ai vu deux se diriger vers la grotte de Dean. — Dean ? Dean ? Réponds s’il te plaît ! — Et l’un d’entre eux se dirigeait vers celle de Neil, chef. — Je l’ai eu, rassura Neil. — Dean, réponds ! La densité des éblouisseurs s’amenuisait. Suzi put voir des explosions de l’autre côté de la caverne, des boules de feu orange qui frappaient la roche. — Robbie, Lillian, lancez un disque de reconnaissance dans la grotte de Dean, ordonna Melvyn. Une autre série d’éclairs ricocha dans la caverne, puis il y eut d’autres explosions. Cette fois, elle vit les fléchettes noires fendre l’air avant d’entendre la détonation. — Ces connards utilisent des missiles ! cria-t-elle. La pompe d’irrigation fut éventrée, des fragments de métal incandescents tourbillonnèrent. Un jet d’eau fusa de la paroi au-dessus de la mare, des rochers s’échappèrent du trou qui venait de s’ouvrir, se dispersant sur la mousse roussie. Les crevasses se multiplièrent sur le mur à une vitesse ahurissante. — Abattez les lance-missiles ! hurla Melvyn. Les fusils à neutrons des tech-mercs déchiquetaient la roche et les secousses ouvraient des fissures. Deux nouveaux jets d’eau apparurent dans la paroi. Une troisième volée de missiles la frappa. Suzi savait que la paroi allait s’effondrer sous cet assaut. — Dennis, où est ce salaud ? Elle devait lutter afin de ne pas écraser la crosse de son fusil sous l’effet de la tension. — À gauche de l’escalier, derrière une plantation. Elle se tourna mécaniquement. Il y avait cinq plantations. La caverne étant saturée d’énergie, la vision infrarouge ne lui était d’aucune utilité. Le fusil à neutrons détruisit la première plantation. Il n’y avait personne derrière. Puis le mur de roche s’effondra. CHAPITRE 38 La première caverne était petite, avec un globe biolum teinté de rouge au plafond. La lumière rosée lui donnait l’air plus chaude quelle n’était. Quelqu’un avait creusé une dépression circulaire dans le sol, de quatre mètres de diamètre ; elle était pleine de gel transparent avec un couvercle en plastique. Greg le testa et vit une ridule se former. Eleanor aurait aimé, elle adorait les lits à eau. Il sourit, se demandant ce qu’elle était en train de faire. New London était à l’heure de Greenwich, donc la journée de récolte devait être achevée. Elle était probablement dehors, près d’un barbecue, supervisant la préparation du repas. Le bruit des bottes de Teresa brisa ses pensées. — Toi, appela Sinclair. Toi, mon garçon. Tout va bien, ce n’est que nous. (Il regarda les deux autres ouvertures dans la paroi et fit la grimace.) J’espérais qu’il serait là. Vos hommes de métal ne vont pas tirer sur les civils, n’est-ce pas ? — Non, répondit Greg. S’il retourne à la caverne du village, tout ira bien. — Tant mieux, c’est un bon garçon. Julia et Rick étaient déjà dans, la grotte. Jim Sharman suivait. Julia refusa de regarder le lit de gel. — Et maintenant ? demanda-t-elle. Sinclair désigna l’une des ouvertures. — Celle-là. Elle donne dans une de nos grottes de réserves. — Carlos, dit Greg. Tu passes le premier. Il entendait des bruits venant de la caverne du village. Melvyn préparait ses hommes. Il aurait préféré que Suzi vienne avec eux. Le passage descendait. La roche s’assombrit, de l’ocre brûlée au gris ardoise. Elle était plus dure aussi, mais plus fragile, presque comme du silex. Quand ils atteignirent la grotte des réserves, leur souffle était devenu buée. Il y avait du givre sur les murs. C’était une petite salle, à péine plus grande que les parties les plus larges du passage, avec un sol inégal. Des étagères métalliques couvraient l’un des murs, à côté de capsules de composite sur lesquelles les noms de divers magasins et de départements civils de l’administration étaient inscrits au pochoir au-dessus des codes-barres. Les pommes et les prunes sur les étagères dégageaient une faible odeur de vinaigre. Les fruits étaient gros, génétiquement modifiés, leur peau ridée. Carlos passa devant les étagères, les lumières de son casque montraient la couche de givre sur les murs. — C’est là ? demanda Greg. Le drone était là ? — C’est exact, capitaine Greg. — C’est sans issue. — Vous le saviez, accusa Julia. Pourtant vous nous avez baladés jusqu’ici. Son esprit bouillonnait de frustration et de fatigue. — C’est ce que vous vouliez, affirma Sinclair, maussade. — Tout va bien, dit Greg. Ils étaient au bon endroit, sinon il l’aurait su. Il y avait des niveaux d’intuition et celui-ci semblait le plus intangible, mais, de manière perverse, le plus résolu. Il avait l’impression qu’en fermant les yeux et en faisant quelques pas, il se retrouverait près de Royan et de l’extraterrestre. Ce dernier n’était plus très loin. — Attendez ici, ordonna-t-il à Carlos. Il provoqua une sécrétion. Les neurohormones agirent comme une goulée d’eau glaciale dans son cerveau. Ses pensées semblaient s’élever hors du temps. Il traversa la grotte vers Carlos ; son esprit passait en revue les impressions de son sensorium, cherchant des signes de Royan, de l’empreinte spectrale unique de son âme. La paroi derrière les étagères était constellée de trous et de lézardes. De minuscules fragments s’étaient détachés là où l’eau avait pénétré les fissures les plus minces, qui s’étaient élargies avec le gel. C’était comme si le mur avait été gravé de millions de cicatrices. Il y avait une fente horizontale de quatre mètres de long, dont la largeur variait entre cinquante centimètres et un mètre, à hauteur de visage. Greg s’immobilisa, se projetant au-delà, écoutant le silence qui en émanait. Le chant de sirène de l’extraterrestre. — Apportez des capsules par ici, demanda-t-il. — Vous ne vous attendez tout de même pas à ce que je monte là-dedans ! s’exclama Sinclair tandis que Greg grimpait sur les capsules et glissait sa torche dans la fente. C’était plat sur cinq mètres environ, avant de s’incliner vers le haut. — Je le crains. Ça doit s’élargir plus loin. Carlos, est-ce qu’une armure peut passer ? Du module senseur de son épaule, Carlos projeta un triangle de lumière laser verte dans la crevasse. — C’est étroit, mais ça devrait le faire. — Activité électronique là-dedans ? — Non. Les nerfs de Greg frémirent quand il se glissa dans la fente. Cela ressemblait désagréablement à une paire de lèvres, une bouche qui attendait de se refermer pour mordre. Arrête ça ! Couché sur le dos, il remua son bassin pour progresser. Son souffle se transformait en givre sur la roche au-dessus de lui, de minuscules perles d’eau huileuse devenaient gouttes sur le visage. Quand le sol commença à s’élever, il fit une halte et pointa la torche. C’était comme si la fente avait subi une torsion, s’élevant de deux mètres avant de s’aplatir. En revanche, le passage devenait plus étroit. En soupirant, il se mit à grimper. Il sentait qu’il y avait une grotte après le coude. L’air dégageait une impression d’espace vide, il aspirait les sons. L’effort laissait une couche de sueur sur sa peau, qui serait bientôt froide, quand les fibres thermiques en pomperaient la chaleur. L’instabilité de la température était irritante. La côte donnait sur une corniche. Il s’y reposa et éclaira la grotte de sa torche. La corniche mesurait deux mètres, s’achevant abruptement. Il ne pouvait voir que des courbes, des angles et encore de la roche grise. Il lui était difficile de remonter sa capuche afin d’utiliser son amplificateur photonique, alors il s’approcha du bord et pointa sa torche vers le bas. Le sol était à un mètre en dessous. Il fit basculer ses jambes par-dessus le bord. La grotte était bien plus petite que celles des Célestes. Il en fit le tour pendant que les autres se frayaient un chemin jusqu’à lui. Il y avait très peu de givre sur les parois. — Et maintenant ? demanda Rick. Il n’y avait aucun scepticisme dans la voix du géant. Il avait accepté le talent de Greg. Jim et Carlos non plus ne doutaient pas, mais trois des membres de leur équipe étaient psi. Greg les conduisit dans un passage dont les parois étaient inclinées à 30°. La sélection du chemin était automatique. Des murmures séducteurs résonnaient dans son esprit. Ils marchèrent deux cents mètres et durent ramper sur cinq. Puis Carlos annonça que ses senseurs avaient détecté une structure magnétique devant eux. — Pouvez-vous l’identifier ? demanda Greg. — C’est une structure unique contenant plusieurs processeurs, des circuits électriques et une cellule gigaconductrice. — Le drone. — Peut-être. Il les attendait dans la grotte suivante. Une boîte oblongue orange avec une tête d’un mètre et demi sur soixante-dix centimètres. Il possédait un groupe de senseurs et deux waldos noirs repliés sur les côtés. Il arborait le logo d’Event Horizon. — Ses senseurs sont actifs, annonça Carlos. Il nous a vus. — Aucune transmission ? — Si. — Bonjour, Fleur des neiges, dit le drone. C’était bien la voix de Royan, ou au moins une synthèse fidèle. Julia laissa échapper un hoquet étouffé. Il y eut une grosse poussée d’émotions dans son esprit, de la colère mais surtout de l’inquiétude. — Greg, merci d’être venu, poursuivit Royan. Je savais que tu ne me laisserais pas tomber. Tu ne le fais jamais. Bon boulot, d’ailleurs. L’alternative aurait été terrible. — Quelle alternative ? demanda Greg. — Clifford Jepson. — Tu es donc au courant de la structuration atomique, s’exclama Julia. — Oui. Ça n’existe pas. — Quoi ? — J’ai beaucoup à dire, beaucoup de choses à montrer. Et tu ne vas pas me remercier, Fleur des neiges. Pas pour ce que j’ai fait. Désolé. Les six roues motrices du drone facilitaient le passage sur le sol inégal. Greg et Julia le suivirent, les autres étaient juste derrière eux. Greg était douloureusement conscient des courants de pensées conflictuels de Julia, la culpabilité, le soulagement et cette trace de colère tellement compacte qu’elle ressemblait presque à de la haine. L’autre côté de l’amour. Il savait qu’il n’y pouvait rien. Ils devaient se débrouiller tout seuls. Eleanor et lui les aimaient tous les deux, Julia et Royan. Ils avaient traversé ensemble l’enfer et les années dorées. Ce ne serait pas la réunion heureuse qu’il avait espérée. Ils tournèrent et aperçurent une lumière bleu-vert au bout du passage. L’air était nettement plus chaud. De longues langues de moisissures glauques recouvraient les murs. Ce n’étaient pas de vrais champignons, comprit Greg en s’approchant des incrustations, c’était trop humide, trop solide. — C’est ta plante de dissémination ? demanda-t-il au drone. — Une version. Sa structure interne était plutôt réussie. C’est flexible et ça pousse vite, mais ça ne fonctionne pas dans le vide. Je pensais l’utiliser pour forer des logements similaires au complexe dans la calotte sud. La grotte sur laquelle s’ouvrait le passage était un hémisphère parfait, complètement recouvert par la plante. Cinq galeries équidistantes perçaient les parois. Une ligne de poignées en forme de bulbes sortait du mur à un mètre du sol, scintillant d’une lueur douce. Quand Greg toucha la surface, il sentit la plante s’enfoncer légèrement sous ses doigts, elle avait la texture d’un matelas de caoutchouc. Pourtant, on aurait dit un polype, elle avait la même lueur cristalline. Entre le végétal et le minéral. Elle possédait l’essence psychique la plus étrange qu’il ait rencontrée. L’attente. Une attente sans fin, éternelle. Il avait la sensation d’un âge qui rendait insignifiants les siècles d’histoire humaine. — Quand as-tu planté ça ? demanda-t-il. — Il y a une dizaine de jours. Il reconnut alors l’affinité avec le microbe originel traversant la galaxie en stase, connaissant une seconde éternité en orbite de Jupiter, une vie étirée au-delà de toute endurance. Greg frémit dans son costume de dissipation. Le drone s’engagea dans l’un des tunnels. Là, la plante était légèrement différente. Une bande marbrée courait à son sommet, rayonnant d’une lumière bleue phosphorescente, et de larges boursouflures tachetaient les murs. Après vingt mètres, le tunnel s’incurva, s’élevant en spirale. — Regardez-moi ça ! s’exclama Sinclair. C’était juste en dessous de nous et nous ne le savions pas. Tu as été bien occupé, Royan, mon garçon. Julia baissa brusquement la tête, ses lèvres étaient exsangues. Que Dieu vienne en aide à toute chose qui oserait se dresser sur son chemin en ce moment, pensa Greg. — Les espaces existaient déjà, dit Royan. L’inséminateur a modifié cette section de la zone de faille pour moi. Mais comme il ne pouvait pas se débarrasser de la roche excavée, il s’est contenté de redistribuer l’espace disponible. Il a vidé le centre et rempli les bords, si on peut dire. — Es-tu parvenu à raffiner les métaux et les minéraux ? demanda Greg. — Certains, oui. Les boursouflures devenaient plus sombres, plus fragiles aussi, elles auraient tout aussi bien pu être mortes. De légères veines noires étaient visibles sous leur peau délicate couleur cannelle. — Il y a une source d’électricité plus loin, annonça Carlos dans les oreillettes de Greg. Emissions électromagnétiques, motifs magnétiques, la totale. Greg hocha la tête sans se retourner. Son esprit l’avait déjà senti, un relâchement de la pression psi. L’œil du cyclone. Des tumeurs rouges saillaient des murs du tunnel, de la taille d’un poing, comme si l’inséminateur souffrait d’une crise de ruches. Certaines avaient traversé les boursouflures, perçant la peau, un liquide jaune cireux avait coulé sur le mur, formant une flaque au sol. Le drone s’arrêta et tendit un bras waldo. Des doigts métalliques flexibles se refermèrent autour d’une tumeur, des ongles de céramique noire chromée traversant la chair de la plante. Arrachée du mur, la tumeur ressemblait à une pomme mûre. Greg faillit la laisser tomber quand le drone la lui donna. C’était terriblement lourd. Il pela la chair blette et révéla un noyau de métal blanchâtre. — Titane pur, dit Royan. Greg passa le noyau à Rick qui siffla. — Ça vaut beaucoup d’argent ? demanda Sinclair, plein d’espoir. — Il en faudrait beaucoup plus pour que tu puisses t’acheter une île déserte pleine de geishas, répondit Royan. Mais le système qui le produit est hors de prix… pas en termes monétaires ; la valeur vient de ce qu’il peut fournir. — Une plante, c’est comme ça que tu l’appelles ? demanda Sinclair en regardant autour de lui d’un air sceptique. — C’est ce que c’était au début. Le drone se retourna brusquement et reprit sa progression dans le tunnel. Sinclair mit le noyau dans sa poche et regarda longuement les tumeurs d’un air dubitatif. Ils se retrouvèrent dans une nouvelle grotte hémisphérique avec un seul tunnel. Sur les parois, la plante avait des écailles d’écorce brunes, seul le sol était nu. Un épais fouillis de pousses chevelues s’accrochait à l’écorce, comme une vigne retournée à l’état sauvage. Certaines boucles oscillaient doucement, mais il n’y avait aucun mouvement d’air. Elle devait posséder une sorte de sève. Des lumières verdâtres au plafond s’échappaient d’un cercle de boules qui manquaient de symétrie, comme si elles avaient fondu et s’étaient effondrées sous la pesanteur. De très fines vrilles s’étaient étalées dessus ; comme si elles pendaient d’un filet. Deux capsules hexagonales attendaient, ouvertes, au milieu de la grotte. L’une d’elles soutenait une plante dans un pot de terre rouge. Le tronc était agrémenté de cinq hautes feuilles plates aux bouts effilés, leurs bords étaient dentelés avec de petits boutons velus, dont certains avaient fleuri en longues trompettes d’un violet délicat. Greg et Julia échangèrent un regard. — Où es-tu ? demanda Julia. Un craquement se produisit quand une partie du mur d’écorce s’ouvrit pour révéler un tunnel. — Juste Greg et toi. Fleur des neiges. — Hé, protesta Rick, malgré le regard furieux de Julia. Vous ne pouvez pas me refuser ça, Royan. Pas si l’extraterrestre est là. Je vous ai aidé pour Kiley. Merde, je veux le rencontrer. Vous me devez ça. — Je ne suis pas sûr de supporter votre déception, Rick, répondit Royan. — Il n’est pas là ? demanda Rick, dégoûté. — Oh que si. — Alors je viens. — OK, mais je vous aurai prévenu. Greg se tourna vers les membres de l’équipe d’intervention. — Continuez à surveiller. Si je crie, accourez. — Oui, monsieur, répondit Jim Sharman. — Ce n’est pas nécessaire, affirma Royan. — Tu sais bien que si. Je ne t’ai rien appris ? demanda Greg. — Si, bien sûr. Désolé. Greg passa le premier, laissant son hypersens le précéder. Royan était bien là, ses courants de pensées tendus formaient une sphère astrale compacte. Greg perçut tous les thèmes familiers, la psychose de la blessure, l’assurance enthousiaste, des notes d’arrogance et de mépris. Tout cela était enveloppé d’une aura grise de résignation, le parfum de l’échec. Et il y avait l’autre, l’extraterrestre. Pas un esprit comme Greg les connaissait, rien d’humain, aucune concentration, seulement une présence brumeuse entourant l’esprit de Royan. Pourtant, malgré sa qualité éthérée, il possédait une identité définie. Et il faisait la tête. Le tunnel était circulaire, suffisamment haut pour que Greg puisse y tenir debout et, cette fois, il était facile de croire qu’il était à l’intérieur d’une créature vivante. Le tunnel était constitué de segments d’anneaux convexes attachés les uns aux autres, de couleur ambre translucide, aussi lisse et dur que de la pierre polie. Un fluide circulait de l’autre côté, une gélatine transparente avec des bancs de taches orangées dérivant comme des méduses rêveuses. Soit les parois soit le fluide avait une phosphorescence reposante, il n’y avait aucune ombre. Le tunnel ouvrait sur une simple chambre de roche. La plante y avait fait son travail, mais quelque chose l’avait arrêtée au milieu de sa conversion. De longs fils de végétation caoutchouteuse s’enroulaient sur les murs et le plafond, ancrés sur une racine qui ressemblait à du lichen. Des filons arbustifs blancs fleurissaient dans les interstices. Un tissage solide de fibres ultrafines argentées recouvrait le bas de la paroi, en dessous, des saillies avaient été digérées, lissées, tandis que des cavités avaient été remplies par une pâte ressemblant à du ciment. On pouvait y voir le début de la courbure qui formait le dôme du plafond. Il y avait des nœuds denses de végétation en haut du tissage, de petites boules lumineuses y germaient, des imagos nichés dans la soie, projetant des sillons d’ombres tout autour. Le sol avait été aplani, recouvert de l’habituel tapis de cellules vert-de-gris. Divers modules électroniques traînaient un peu partout, liés aux câbles électriques et à la fibre optique : un terminal customisé, deux globes de mémoire, des cellules gigaconductrices domestiques, un projecteur d’hologrammes, des cylindres blancs indéfinis, des râteliers de circuits bien remplis. Tout était de première catégorie, sophistiqué et onéreux. Une chose était certaine : les quatre bulbes argentés fixés au plafond étaient des mines à pulsations gamma. L’armée les utilisait pendant les insurrections urbaines : l’énergie libérée, convertie en rayons gamma stérilisait une zone de deux cents mètres de diamètre. Elles éliminaient toute vie, y compris les bactéries de l’humus, jusqu’à deux mètres de profondeur. Elles étaient sur la liste des dix armes prohibées par l’ONU, producteurs et vendeurs risquaient la perpétuité. Quatre d’entre elles dans une grotte de vingt mètres de long, c’était typique de Royan, il en faisait toujours trop. Mais quand il vit ce qui était devant lui, Greg fut submergé par une conviction absolue : cette fois, elles seraient peut-être nécessaires. Le froid du costume de dissipation vrilla son estomac. Royan et l’extraterrestre se tenaient au milieu de la chambre. Quatre mètres de hauteur, trois de largeur, l’extraterrestre avait la forme d’un œuf gigantesque et elliptique. Sa coquille pellucide semblait vibrer, des motifs de réfraction aqueux serpentaient autour, se rencontrant et se mélangeant. La première couche, le blanc, était une bande transparente de cytoplasme d’un mètre d’épaisseur. À l’intérieur, une membrane ovoïde ridée contenait le noyau, bleu glacier. Royan était enfermé dans le noyau. Comme un fœtus adulte, nu, jambes écartées, bras pendants, tête penchée en arrière. Greg détailla la silhouette. Royan n’avait plus ni pieds ni mains, ses membres se terminaient dans le vide. La matière du noyau autour d’eux était épaisse, brumeuse, empêchant le regard de les atteindre. Quelque chose sonnait faux dans son visage, les yeux et les narines étaient trop grands, il n’avait plus de cheveux. De larges portions de peau manquaient ainsi que la couche sous-cutanée. Plusieurs côtes étaient absentes, et la majeure partie du crâne. — Seigneur ! gémit Rick, choqué. Une plainte s’échappa des lèvres de Julia, un son d’angoisse et d’horreur qui venait du plus profond de sa poitrine. Ses mains s’élevèrent, impuissantes, elle se précipita vers l’extraterrestre. — Ne tentez aucun contact physique, émit une voix par le terminal sur le sol. Elle était parfaitement claire, sans le moindre accent, une synthèse neutre. Julia se figea. — Que s’est-il passé, gémit-elle. Oh, mon amour, que… — Arrogance et négligence, déclara Royan – sa voix sortait aussi du terminal. Ou, pour dire les choses franchement, l’orgueil. Un bon mot pour définir ma vie. — Es-tu blessé ? demanda Julia. — Uniquement ma fierté. Le terminal ricana. Julia se tourna vers Greg. — C’est vraiment lui qui parle ? Greg hocha silencieusement la tête. L’activité mentale correspondait, ainsi que l’humour amer. — Laissez-le sortir, supplia Julia. — Vous ne connaissez pas les implications inhérentes à cette déclaration, répliqua la voix neutre. — Royan, plaida-t-elle. — L’Hexaëmeron a raison, répondit Royan. C’est pourquoi vous avez été appelés. Rick pencha la tête de côté, fronçant les sourcils. — « L’Hexaëmeron » ? C’est un terme humain, biblique, les six jours qu’il a fallu à Dieu pour créer la Terre. — Je ne possède pas de langage propre. J’utilise donc des termes humains. Royan semblait penser que c’était approprié. — Qu’êtes-vous ? demanda Rick en haussant la voix. — Le terminus de l’évolution de ma planète, et le géniteur, répondit l’Hexaëmeron. — Et c’est bien le problème, intervint Royan. — Êtes-vous venu avec un vaisseau interstellaire ? s’enquit Rick. — Non. Rick laissa échapper un sifflement. — Alors comment êtes-vous arrivé ici ? C’était presque un cri. — Par mon erreur, répliqua Royan. As-tu vu les personas que j’ai laissées pour toi. Fleur des neiges ? — Oui. — Alors tu sais que mon idée première pour l’inséminateur était un arrangement symbiotique, le corail terrestre et le microbe extraterrestre fonctionnant en tandem. — Tu m’as dit que c’était un prototype et que les généticiens pouvaient assembler une structure génétique unique une fois que tu aurais prouvé le concept. — Ouais. Le prototype fonctionnait très bien au début. Tu as vu ce que j’ai fait avec la zone de faille. Et puis quelque chose s’est produit. — L’initiation de la conscience, intervint l’Hexaëmeron. — Bien trop vrai, rétorqua Royan. Les microbes extraterrestres ont atteint une conscience rudimentaire. J’ai dit que rien de semblable à la sphère génétique ne pouvait exister naturellement, et j’avais raison. C’était conçu délibérément. Le noyau de la sphère n’a rien à voir avec la génétique, c’est un circuit moléculaire avec une fonction similaire à un neurone, mais considérablement plus sophistiqué. Et il y a un seuil à un certain niveau ; en assemblant assez de microbes, ils développent une capacité de processeur. En l’absence d’une meilleure définition, ils commencent à penser seuls. Or j’en ai fait pousser des milliards pour l’insémination. — Seigneur, s’exclama Julia en regardant l’extraterrestre. Alors c’est l’assemblage de microbes conscients ? — Non, malheureusement. L’organisme pensant n’en est que le premier stade. C’est là que commence le vrai problème. Ces extraterrestres ont la capacité de contrôler leur propre héritage génétique, ils peuvent consciemment modifier les gènes. Dieu sait d’où ça vient. Qui a jamais entendu parler d’évolution instantanée ? — Je suis protéiforme par nature, affirma l’Hexaëmeron. La modification cellulaire interne pour remplir une fonction spécifique est ce que je suis. — Ouais, c’est ça, grommela Royan. De toute manière, ceci est la chambre où les microbes ont atteint le stade critique. Après cela, l’Hexaëmeron a commencé à faire pousser de nouveaux types de cellules pour lui-même et les a remplies de sa conscience. C’est ce que vous regardez, une entité capable de se concevoir elle-même pour opérer dans n’importe quel environnement. » Au début, j’ai cru que l’inséminateur mutait, une sorte de processus transgénique pendant lequel les microbes infectent le corail, ce qui était assez réaliste. On obtient parfois ce genre de complexité biologique, la disparition ou la translocation d’un chromosome, le motif est tordu au-delà de ce qu’on peut reconnaître. Voilà pourquoi j’ai installé les mines gamma, c’est le dernier recours. Seigneur, des cellules extraterrestres avec une capacité de reproduction exponentielle, qui sait comment cela se serait terminé ? Un cancer de la taille d’une arcologie dévorant un passage jusqu’à la caverne de Hyde. Je me voyais déjà tenter de t’expliquer ça. Fleur des neiges. J’essayais de trouver la nature de la mutation pour l’isoler, quand ce salaud s’est attaqué à moi. — Tu m’aurais détruit, expliqua impassiblement l’Hexaëmeron. — Peut-être, répondit Royan. Mais pas tout de suite. Je veux apprendre, comprendre. Les barbares détruisent sans raison. Nous ne sommes peut-être pas très loin sur l’échelle de l’évolution, mais j’aime à penser que nous sommes au-dessus de ça. — Que veux-tu dire, « quand il s’est attaqué à toi » ? demanda Greg. — Exactement ce que tu vois, Greg. Chaque cellule que cette nouvelle conscience a produite s’est coagulée comme une amibe et m’a avalé. Il allait m’écraser et me digérer, m’utiliser pour nourrir les nouvelles cellules. Greg jeta un coup d’œil à Julia. Elle était très pâle et regardait fixement le visage de Royan. Des vagues de culpabilité et de dégoût punissaient son esprit. L’idée le rendait assez mal à l’aise aussi. — Comment lavez-vous arrêté ? demanda Rick. — Hé, n’oubliez pas que vous parlez au Fils, répondit Royan avec son vieil accent de Mucklands. J’étais l’un des meilleurs putains de hackers qui se soient jamais branchés sur le circuit. Quand l’Hexaëmeron m’a fait le coup de Jonas, j’ai piraté ses procédures de commande. Vous voyez, n’importe quelle entité intelligente, quelque tarée qu’elle soit, fonctionne de la même manière : observation, analyse, réponse. L’intelligence est l’analyse des données, ce qui signifie des réseaux et des routines. » Ce qui veut aussi dire qu’on peut la perturber par la désinformation. Avec l’électronique, c’est facile, les virus existent depuis aussi longtemps que les circuits intégrés. Les cerveaux organiques sont un peu plus compliqués à briser, la lumière à haute fréquence peut provoquer l’épilepsie, mais c’est un peu grossier. Les psi utilisent l’eidolonique pour corrompre la mémoire et la perception, et l’armée a développé toute une batterie de techniques de désorientation. Il suffisait de trouver quelque chose d’approprié. » L’Hexaëmeron analyse les données d’une manière cellulaire et homogène, à mi-chemin entre un bioprocesseur et un réseau neuronal. J’ai chargé mon virus à basse tension et j’ai bloqué les cellules qui tentaient de me tuer. Puis je leur ai substitué mes propres routines de gestion et j’ai pris le contrôle. Malheureusement, je n’ai pas eu toutes les cellules à temps. La conscience principale de l’Hexaëmeron a vu ce que je faisais et a isolé les cellules que j’avais usurpées, les déconnectant de ses procédures de commandement. Je contrôle les cellules qui sont autour de moi, je les ai organisées pour ma survie, elles me nourrissent en substances nutritives et en oxygène, elles siphonnent la pisse et le CO2. Mais l’Hexaëmeron conserve son intégrité à travers les autres cellules. Nous sommes parvenus à un statu quo très délicatement équilibré. — Que tu espères briser, intervint Greg. Il avait étudié l’Hexaëmeron. Il serait facile de le tuer avec les fusils à neutrons, le plus dur serait d’en extraire Royan vivant. Peut-être pourraient-ils mettre les lasers Tokarev en feu long et carboniser les couches supérieures de cellules. Il se demanda comment l’Hexaëmeron réagirait s’ils faisaient ça. — Tu as déjà brisé notre stase, déclara l’Hexaëmeron. Comme nous voulions que tu le fasses. — Appelés, murmura Julia. Tu as dit que nous avions été appelés. — Vous et Clifford Jepson, répliqua l’Hexaëmeron. C’est exact. Notre situation est simple ; Royan peut faire exploser les mines gamma, détruisant toute vie dans cette chambre, et je conserve la capacité d’ingérer physiquement les cellules sous son autorité. Aucun de nous n’est capable de dominer l’autre. Le suicide mutuel est tout ce que nous pouvons faire seuls. Évidemment, cela ne doit pas continuer. — Evidemment, répéta Julia. — Nous sommes parvenus à un arrangement, reprit Royan. Chacun de nous pouvait appeler quelqu’un pour rompre le statu quo. Je t’ai choisie et j’ai utilisé Charlotte Fielder pour livrer mon avertissement. — Comment l’as-tu trouvée ? demanda Greg. — Je suis toujours branché sur le réseau de New London. Alors je savais qui était là et elle a un dossier chez Event Horizon qui la décrit comme une des filles de Baronski. Une simple vérification m’a fourni son nom. — Si tu es branché sur le réseau de l’astéroïde, pourquoi ne nous as-tu pas appelés, nom de Dieu ? s’exclama Greg. — Je ne l’aurais pas laissé faire, intervint l’Hexaëmeron. Je ne permettrais pas qu’on connaisse mon existence avant négociation. Les humains ont une nature dangereusement xénophobe et vos dirigeants auraient du mal à résister à la pression publique. Si Royan avait tenté une communication directe avec ses alliés, j’aurais été contraint d’initialiser ma routine de consommation. — Et si cela était arrivé, j’aurais été contraint d’utiliser les mines gamma, ajouta Royan. Nous avions besoin d’un lancer de dés, une méthode pour briser le statu quo qui nous donnerait des chances égales. Logiquement, un tel statu quo devait être interrompu par un facteur extérieur. Alors nous nous sommes accordé à chacun une chance d’appeler à l’aide. Un jeu difficile, mais le seul possible. Je croyais en toi. Fleur des neiges, je savais que tu me chercherais dès que tu recevrais la fleur. L’Hexaëmeron pensait que Clifford Jepson aurait l’avantage, ce qui en fait un étrange juge en matière de caractère : le dossier de Victor sur Clifford n’est pas très flatteur, une vraie sous-merde. Talbot Lombard a reçu les données de la structuration atomique et on lui a promis plus pour ce soir. Si les gens de Jepson étaient arrivés avant vous, l’Hexaëmeron aurait passé un accord avec eux. — Mais tu as dit que la technologie de structuration atomique n’existait pas, demanda Greg. — Elle n’existe pas sous forme matérielle. Les équations sont correctes, mais elles ne sont que le fruit d’une expérience de pensée, problématique : ce qui pourrait être fait si un générateur de force nucléaire existait. C’était un appât, le trésor mythique du dragon. Conçu pour être irrésistible. Clifford Jepson aurait fait n’importe quoi pour obtenir les données du générateur, y compris libérer l’Hexaëmeron. C’était l’amour contre l’avidité. Les deux fondamentaux humains. J’ai fait confiance à l’amour. Fleur des neiges. — Pourquoi ne pas l’avoir simplement libéré ? demanda Rick. Êtes-vous tellement xénophobe ? — L’Hexaëmeron aurait dû vous contacter, Rick, répliqua Royan. Confiant et naïf. Il n’y a rien que les gens ne puissent résoudre autour d’une table, rationnellement, n’est-ce pas ? Je ne peux pas le libérer, il faut penser au troisième stade. — La fleur, répondit automatiquement Rick. — Exactement. L’Hexaëmeron peut modifier ses propres gènes, décider quelles séquences toroïdales activer. Vous comprenez, maintenant, Rick ? Pourquoi je l’appelle l’Hexaëmeron ? La raison pour laquelle la sphère génétique extraterrestre est si grosse comparée à l’ADN terrien est que les coquilles contiennent le code génétique pour plus de six mille espèces différentes de plantes, d’insectes, d’animaux, de créatures conscientes. Les survivants du jeu de la vie. L’Hexaëmeron est le stade intermédiaire, une véritable sage-femme artificielle. À lui seul, il peut engendrer l’écosystème de toute une planète. C’est son seul but, ce pourquoi il a été conçu. Où le mettriez-vous, Rick ? Où lui laisseriez-vous la possibilité de se reproduire ? La Terre ? Cambridge peut-être ? Mars ? Mettez-le sur Mars et qu’arrivera-t-il dans un millier d’années, quand la planète aura été transformée à sa guise ? Quand les extraterrestres n’auront plus assez d’espace vital ? Et ça arrivera, Rick. Leur métabolisme est bien supérieur au nôtre, efficace, fort, puissant. Nous n’aurions aucune chance. Greg n’aimait pas les implications soulevées par son subconscient. Des images effrayantes, tous les films d’horreur de troisième zone qu’il avait jamais vus. La conviction et la détermination dans l’esprit de Royan renforçaient sa propre paranoïa. Lorsqu’il analysa les pensées vaporeuses de l’Hexaëmeron, il n’y trouva qu’une sérénité détachée. Longtemps auparavant, quand les pensées de Philip Evans avaient été transférées dans son bloc RN, Greg avait tenté d’utiliser son hypersens sur la nouvelle entité bioprocesseur. Il avait ressenti la même distance, une incapacité à s’engager, pas émotionnellement en tout cas. Les problèmes étaient abstraits. Il n’était pas sûr que l’Hexaëmeron puisse être qualifié d’être vivant. — Si on en était arrivés là, commença lentement Greg. Si Clifford Jepson et les siens vous avaient atteints en premier, tu aurais certainement utilisé les mines gamma. Il t’aurait tué pour libérer l’Hexaëmeron, les mines t’auraient permis de t’en débarrasser et d’en emmener quelques-uns avec toi. — Peut-être. C’est une des raisons pour lesquelles je suis tellement content que tu sois arrivé le premier avec Fleur des neiges. Tu vois, il suffit d’une seule cellule, non, d’une seule sphère génétique complète, et tout recommence. C’est ce que vous devez comprendre avant de prendre votre décision. — Décision ? demanda Julia d’une voix morte. — Oui, Fleur des neiges, c’est tout ou rien. Si vous choisissez d’éliminer l’Hexaëmeron, toute la plante doit être détruite. Chaque cellule et chaque microbe. Sinon l’Hexaëmeron ressuscitera un jour. Peut-être pas intentionnellement, mais ça arrivera. C’est pourquoi les mines gamma sont le dernier recours ; elles ne résoudraient pas le problème, seulement la partie la plus immédiate. Bien sûr, si je les avais déclenchées, j’aurais espéré que tu te demanderais pourquoi. De cette manière, tu aurais été beaucoup plus prudente avec les cellules qui restaient. Après tout, seule la stupidité de mon one-man show a mis le monde dans une situation ridicule. — Oui, approuva Julia. Ce n’était pas la réponse que Royan attendait, il cherchait de la sympathie. Greg sentit l’angoisse envahir son esprit. Soudain, il fut conscient d’une autre voix mentale, un cri de douleur et de rage, victime d’un grave choc. Suzi. CHAPITRE 39 Suzi vit la paroi s’effondrer avant de se désintégrer en un millier de débris volants. La vague que cela déclencha atteignit le milieu de la caverne. Suzi se coucha dès la première ondulation, agrippant le bord de la crevasse. Son amplificateur photonique lui offrit un aperçu des débris soulevés par la vague, une ligne d’écume, des pierres, des armures musculaires, de jeunes arbres déracinés et les restes brûlés des huttes et de leurs meubles, le tout arrivant sur elle à une vitesse terrifiante. La vague frappa, aveuglant ses senseurs. Elle fut soudain confinée dans une vierge de fer rembourrée, incapable de voir, de sentir, d’entendre. Quelque chose de solide la heurta avec un bruit étouffé. L’armure changea légèrement de position. Des symboles verts et jaunes apparurent, la silhouette de l’armure lui montrant les dommages sur son côté gauche : la métallocéramique avait été affaiblie par l’impact, il y avait une bosse, certaines des bandes protégeant les muscles de la poitrine étaient inopérantes. Son implant entama une analyse des systèmes de l’armure. Elle s’accrocha aux détails, les utilisant pour lutter contre la panique claustrophobe qui envahissait son esprit. Un minuteur comptait les secondes. Cinq seulement jusqu’ici, ce ne pouvait pas être aussi court. Une minute, au moins. Elle sentit un mouvement, quelque chose qui bougeait sous ses bras et qui se développa en glissement de terrain. La roche autour de la crevasse s’effondrait. Elle perdit sa prise. L’instinct lui suggéra de se rouler en boule, de mettre sa tête contre sa poitrine, mais l’armure l’en empêcha. Elle finit par plier les genoux, autant que les bandes musculaires le permettaient, et croisa les bras sur son torse. Ses informations de guidage inertiel lui apprirent qu’elle rebondissait dans la crevasse, les impacts maltraitant sa denture et sa colonne. Les images de l’amplificateur photonique devinrent grises, comme si elle était enveloppée d’une brume d’avant l’aurore, puis il y eut des flashs bleus et des traînées rouges lorsque l’eau la renversa. Elle s’immobilisa contre une arête et l’eau redescendit, noire et rapide. Luttant contre le courant, elle parvint à se mettre à quatre pattes. L’eau ruisselait sur sa jambe gauche, dans l’armure. Le processeur fit défiler une séquence rapide de symboles indiquant le statut de l’armure. Suzi toussa, sentant un liquide amer et crémeux dans son gosier. Des élancements dans sa poitrine l’empêchaient de se concentrer sur les symboles. Son genou lui faisait un mal de chien, elle pensa que le fourreau biosoignant avait lâché. — Répondez, émit Melvyn. Il y eut une série de réponses, des noms et des jurons. — Ouais, Melvyn. — OK. Tout le monde dans la caverne. Il reste encore des tech-mercs. Elle parvint à se lever. Il y avait très peu de lumière dans la crevasse. Le faisceau infrarouge de son casque se déclencha, lui révélant cinq centimètres d’eau autour de ses chevilles. Où donc était passé le reste ? On aurait dit qu’une petite mer s’était abattue sur le village. Greg devait en avoir jusqu’au cou. Où qu’il soit. Les symboles devinrent plus précis. Rien de vraiment grave, en tout cas en ce qui concernait l’armure, trois bandes musculaires étaient mortes, les réserves électriques correctes, deux séries de senseurs de secours. Le processeur de l’exosquelette calculait déjà de nouveaux routages pour les bandes musculaires restantes. Elle pouvait bouger, elle pouvait se battre. Son micro lui transmit une explosion provoquée par un fusil. — Ils sont trois, annonça la radio (on aurait dit Robbie). Grotte 3B, hostiles et actifs. — Je les ai. — Isaac, envoyons-leur des grenades. — Ça vient. — Lillian, lance un disque de reconnaissance vers 4C, Isaac a cru y voir un hostile. — Ce pourrait être un des nôtres. — Pas de réponse de Harris. Suzi se rendit compte qu’elle avait perdu son fusil à neutrons. Elle avança vers la caverne du village. L’armure répondit d’abord avec raideur, comme si elle en portait le poids elle-même, puis le processeur acheva de reprogrammer ses bandes musculaires et elle prit de la vitesse. C’était beaucoup plus facile pour son genou. — Dennis ? — Pas de réponse de Dennis encore, Suzi, répliqua Melvyn. Tu l’as vu ? — Je n’ai rien pu voir après la chute de ce putain de mur. La vague avait nettoyé la caverne. La seule chose qu’elle reconnut immédiatement fut l’escalier de pierre. Il y avait un gros tas de rochers à la place de la paroi. On aurait dit que la moitié de la grotte s’était effondrée. Deux points Solaris étaient intacts, l’un pendait au bout de son câble, balançant des ombres sur les murs. Du village, il ne restait qu’une ligne de bois brûlé et de roseaux trempés à l’opposé du lac. Partout il y avait deux centimètres d’eau dans lesquels tressautaient des poissons et sur lesquels flottaient des plaques de mousse déchirées. Melvyn rassemblait ce qu’il restait de ses troupes. Suzi compta treize autres survivants. Et deux blessés. L’un d’eux avait déjà enlevé son armure, Neil, couvert de bleus et de sang. Trois membres de l’équipe travaillaient à extraire le deuxième blessé d’un tas de débris qui écrasait ses jambes. Huit tech-mercs gisaient, morts, comme tabassés par la vague, leur armure inerte, la métallocéramique griffée et bosselée. Talbot Lombard était étendu, le visage dans l’eau, la salopette roussie, la chair noircie. Suzi se dirigea vers Neil. — Que s’est-il passé ? — Un rocher, répondit-il. Cette merde m’est tombée dessus. Elle devina qu’il avait reçu une piqûre, sa bouche avait cet air ramolli, son visage était gris de douleur. — Je peux utiliser ton fusil à neutrons ? — Vas-y. Il traînait à côté de son armure bosselée. Elle le ramassa. >Intégration arme ; fusil à faisceau neutre Konica. La clé sur son épaule gauche s’interfaça avec le processeur du fusil. Des symboles de ciblage rouges apparurent. Elle était de nouveau complète, sa taille et sa force n’étaient plus un désavantage, elle était l’égale du reste du monde. Il était temps de s’occuper de ce putain de Leol. Melvyn donnait ses ordres, envoyant les membres de l’équipe d’intervention dans les grottes et les crevasses à la recherche des tech-mercs. Suzi activa la suite de guidage de son armure et l’utilisa pour situer les cinq plantations. Il n’en restait pas le moindre signe, même quand elle se déplaça pour vérifier, ses bottes clapotant dans la petite couche d’eau. Il ne restait que de la roche. Elle se plaça où s’était trouvée la troisième plantation, au milieu des contorsions de poissons mourants, et regarda vers la grotte du lac, évaluant sous quel angle la vague avait frappé les plantations. En prolongeant la trajectoire, elle en déduisit que Reiger avait été projeté contre la paroi, à trente mètres. Il y avait deux grottes possibles ; 6B et 7B. Selon le processeur de son armure, elles se rejoignaient dans une grande caverne cinquante mètres plus loin, et une autre grotte s’ouvrait à cette jonction. — Melvyn, je vais vérifier la 6B, d’accord ? s’empressa-t-elle de dire avant qu’il ne lui indique où aller. — Roger, Suzi. Tu veux quelqu’un avec toi ? Son ton suggérait qu’il avait compris ses motivations. — Non. Je vais faire ça en solo. 6B était un passage ovale de moins de deux mètres de haut sur cinq de large, couvert de veines de cuivre terni. Son casque frôlait le plafond. La roche était glissante, une pluie constante de grosses gouttes tombait du plafond. La lumière de la caverne du village en éclairait l’entrée, mais, après dix mètres, le passage s’incurvait, et elle dut activer l’infrarouge. Le niveau de l’eau remontait le long de ses jambes, des poissons fuyaient sur son passage. Elle enclencha la cartographie des grottes et la coupla à son logiciel de guidage. À quinze mètres de la jonction, elle éteignit les faisceaux infrarouges, utilisant l’amplificateur photonique comme senseur passif. Il rendait les murs noirs et l’eau d’un léger bleu néon, même les poissons étaient des taches bleues. Pas de point de chaleur, mais son champ de vision était très limité. Si Reiger était dans la caverne à la jonction, cette petite merde se serait assurée de ne pas être détectable depuis la galerie. Elle sortit une grenade de sa ceinture, un cylindre de quinze centimètres de long sur six de large, avec une crête de verrouillage sur la longueur. Elle l’accrocha au loquet de son avant-bras gauche dans un cliquetis. >Activation programme lance-grenades. Les cercles de visée rouges devinrent blancs. Elle leva le bras jusqu’à ce que les cercles se superposent sur l’entrée de la caverne. Des gouttes grisâtres tombaient toujours du plafond, brouillant l’image de l’amplificateur photonique. >Désenclencher sécurité. Envoyer grenade à vingt mètres. Les cibles devinrent violettes et clignotèrent. >Feu. La grenade fusa, explosant dans un nuage d’énergie un mètre sous le plafond de la caverne. Une lumière blanche et vive pénétra dans le passage. Des éclairs zébrèrent la roche au-dessus de l’eau. La douille de la grenade se dégagea de son avant-bras et tomba. Elle entra dans la caverne en courant, forçant sa jambe gauche récalcitrante. Personne à l’intérieur. De petites colonnes de vapeur s’élevaient de l’eau. Des poissons morts y flottaient. — Ce n’est pas si facile, Suzi salope, cracha Leol Reiger. Elle sursauta. Il utilisait la fréquence générale. Son matériel électronique ne pouvait pas localiser la source de la transmission, la roche provoquait des effets bizarres, faisant rebondir et absorbant les sons. Mais Leol ne devait pas être bien loin. Elle vérifia rapidement le passage 7B. Vide. Leol s’était donc réfugié dans la grotte au fond de la caverne de jonction. — Je sais que c’est toi, Suzi salope. Simplement parce que tu sais que je suis là. Voilà pourquoi tu as envoyé ta grenade. Elle agrafa une nouvelle grenade sur son avant-bras. D’après la carte, la grotte du fond s’incurvait à gauche après quinze mètres. Aucune donnée plus loin. Elle régla la grenade pour douze mètres, puis chercha un caillou. — Tu es toujours en train de te cacher, Leol, cria-t-elle. Mais, bon, tu es un vrai spécialiste de la fuite. Elle s’accroupit et lança le caillou vers l’entrée de la grotte. Deux éclairs le pulvérisèrent en vol. Mais elle avait déjà plongé. >Feu. Elle atterrit sur le flanc. L’élan la fit rouler, lui coupant le souffle. Puis elle se remit debout et courut vers la grotte, ses bottes soulevant de l’écume. Le nuage d’énergie s’évasait, des doigts de lumière vive envahissaient l’entrée. Tandis que l’éclairage diminuait, elle tira dans la grotte, au hasard, jusqu’à ce que le chargeur soit vide. Leol Reiger ne riposta pas. Elle enclencha un nouveau chargeur dans le fusil à neutrons et avança. Les parois de la grotte étaient couvertes de cicatrices infrarouges, là où les éclairs avaient frappé. Des ruisselets de lave plongeaient dans l’eau, frémissant bruyamment. De longues traînées de vapeur s’élevaient tout autour d’elle, léchant le plafond. Elle pouvait s’y prendre de deux manières. Soit tirer jusqu’à ce que les parois s’effondrent, déclenchant les mines antipersonnelles qu’il avait dû placer un peu partout, soit agir plus calmement. Mais puisqu’il savait qu’elle arrivait, il avait l’avantage. — Julia Evans a-elle obtenu les données du générateur, Suzi ? Ou est-il toujours sur le marché ? — Ne me dis rien : tu crois que nous pouvons arriver à un accord et les récupérer, c’est ça ? La grotte se terminait dix mètres devant elle par un passage étroit et déchiqueté vers une autre caverne. Son amplificateur photonique ne lui fournissait qu’une image noire, comme si l’univers s’achevait après cette ouverture. Reiger était là-dedans, en attente, et il savait qu’elle avait des grenades. Elle tenta d’analyser la situation selon sa position à lui. Se cacher sous l’eau ? Elle atteignait presque les genoux et devenait de plus en plus profonde. Une grotte sur le côté lui offrant un bon poste de quand elle approcherait ? — Tu vois quelque chose de mal à ça, Suzi ? Ça vaut des milliards et nous n’avons pas vraiment de querelle, toi et moi. Nous avons juste été engagés par des adversaires, c’est tout. On a fait ce pour quoi on a été payés, on s’est tiré dessus comme des malades. On n’est pas obligés de continuer, on peut les acheter avec la structuration atomique. Evans et Jepson, on peut se les approprier, Suzi ! Le plafond ? Etait-il accroché au plafond ? Une armure musculaire pouvait le soutenir sans effort. >Armer missiles Loral. Image cible : armure musculaire. Elle sourit. Les Loral pouvaient lui donner l’avantage, il s’attendrait à une autre grenade. — Qui a dit que j’étais payée ? demanda-t-elle. — Quoi ? Tu fais ça gratos ? C’est une connerie, Suzi ! Elle programma une trajectoire de vol pour les missiles, puis une manœuvre de surveillance pendant que le processeur dans la tête chercheuse acquerrait la cible, scannant en micro-ondes et infrarouge. Une fois la cible acquise, Reiger devrait abattre les missiles, donc révéler sa position. S’il ne le faisait pas, il était mort. De toute façon elle allait le coincer. — Putain, Leol, non, pas gratos ! Quelque chose que tu ne connais pas. — Ah ouais ? Comme quoi ? — L’amitié. — Des conneries, Suzi. Tout ce qu’obtiennent les tech-mercs, ce sont des accords. Tu es une vraie tech-merc, Suzi ? Tu veux passer un accord pour la structuration atomique ? Ou tu veux mourir ? — Conneries toi-même, Leol. >Lancement deux missiles. Une poussée d’air comprimé propulsa les missiles hors de leur tube, de petits ailerons triangulaires se déplièrent, puis les moteurs se mirent en marche. Son imagerie infrarouge fut momentanément submergée par les deux panaches. — Merde, salope ! hurla Reiger. Suzi entra dans la grotte deux secondes derrière ses missiles. La lueur infrarouge des missiles éclairait l’intérieur comme deux feux. Elle découvrit un espace semi-circulaire de dix mètres de profondeur dont le plafond se composait de blocs de pierre cubiques énormes, comme si on avait creusé un escalier sous un angle fou. L’eau lui montait jusqu’aux cuisses, ralentissant ses mouvements. Les missiles s’orientèrent vers le haut. Derrière l’un des cubes apparaissait une couronne rouge, la signature infrarouge de Reiger. L’amplificateur photonique lui montra un cylindre noir qui tombait. Une grenade. Idiote ! L’amertume et la fureur l’envahirent. Elle plia les genoux et se jeta à plat ventre ; l’eau la protégerait du pire. La grenade explosa au moment où elle touchait la surface. Sa vision vira du bleu et rouge au blanc, puis au noir. Pas de douleur, aucune sensation réelle. Ses pensées étaient ralenties, pleines d’inquiétude : pour Reiger qu’il fallait abattre, pour Greg, qui avait trouvé l’extraterrestre – ou pas –, pour Andria qui était bien trop innocente pour se débrouiller toute seule. Tout cela se mélangeait, les visages se tordaient dans un kaléidoscope dément jusqu’à ce qu’elle ne soit plus sûre de qui était qui. Merde mais cette grenade devait avoir foutu son cerveau en l’air. — Suzi ? Elle savait que c’était Greg. Il lui ramenait la douleur, la souffrance. Greg pleurait dans son esprit. — J’ai merdé, lui expliqua-t-elle. Reiger ma eue avec une grenade. — Suzi, Suzi, je t’ai enseigné mieux que ça. — Désolée, Greg. (Elle apercevait un œuf des plus étranges, translucide, bleu et blanc avec une forme sombre à l’intérieur. Le visage de Julia, effrayé et furieux.) C’est l’extraterrestre, Greg ? — Ouais. — Ça a l’air de rien comme ça. — Julia s’en occupe, sans blague. — Super. Puis l’image commença à disparaître. >Armement missiles Loral. C’était étrange. Elle n’avait pas la force mentale pour donner des ordres à son implant, mais, d’une manière ou d’une autre, on poussait ses pensées vers le nodule le long d’une colline très pentue. Image cible : armure musculaire. — Greg, c’est toi ? — Bien sûr. On va l’avoir ce Reiger, toi et moi, sans blague. >Lancement deux missiles. Elle ne savait pas s’ils avaient été lancés ou pas. Même les fantômes de ses souvenirs avaient disparu. Il n’y avait que le noir, sans forme. — Greg, ne laisse pas mon gosse grandir comme moi ! — Oh, Suzi. — Promets-le-moi, Greg. Greg ? — Conneries ! CHAPITRE 40 Le tissu biologique gothique de la caverne semblait être un décor approprié, pensait Julia en écoutant Royan. Ni une chose ni une autre, la roche et la plante avaient toutes deux mal tourné, empêtrées et inachevées. Sa colère était épuisée, c’était toujours le cas quand elle se concentrait pour assimiler les détails d’un problème. Pourtant, cette fois, cet état froid et logique de raisonnement, la célèbre rationalité Evans, était au bord de s’effondrer. Ses yeux ne pouvaient pas se poser sur Royan plus de quelques secondes. Royan, coincé à l’intérieur de cette créature, de cette chimère grotesque. La ruine délibérée de son corps, une fois de plus. Elle savait exactement comment cela tyrannisait son esprit. Et toute sa culpabilité venait de ce gouffre entre eux, qui l’avait conduit là, à cette ignominie. S’ils ne s’étaient jamais rencontrés, si elle n’avait pas tenté de le lier à elle, si… Son esprit travaillait à un niveau quasi subconscient, ses bioprocesseurs analysaient les données qu’elle entendait, les codaient, leur donnant un espace de stockage dans ses nodules de mémoire. Tout était prêt à subir le crible d’une matrice logique, quand le temps serait venu. Pourtant, elle n’avait pour envie que celle de prendre Royan dans ses bras et le serrer. Être débarrassée de toute pression et vivre. Echapper pour une fois à ce qu’ils étaient tous les deux. Dieu ou le destin ne semblait jamais offrir cette option à une Evans. Greg gémit, ses yeux s’agrandirent et ses jambes se dérobèrent sous lui. Rick le rattrapa de justesse. — Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle. — Suzi, répondit-il. Sa voix semblait venir de sa gorge. Ses traits étaient tendus par l’effort. — Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Rick. — On attend, expliqua-t-elle. C’est tout ce qu’on peut faire. Greg gémit de nouveau. Julia jeta un coup d’œil à l’Hexaëmeron, se demandant si elle devait appeler l’équipe d’intervention. Mais il n’avait pas l’air de faire quoi que ce soit, sa surface était couverte de motifs de réfraction scintillants. Elle avait compté sur Greg pour la prévenir au cas où l’extraterrestre deviendrait hostile. — Morte, déclara Greg, engourdi. Suzi est morte. — Comment ? demanda Julia. — Elle a suivi Reiger, ils se sont retrouvés dans une grotte, quelque part. — Reiger est mort ? — Je ne sais pas. On a lancé les missiles de Suzi. On l’a peut-être eu. Il se stabilisa contre Rick et se redressa lentement. — Reiger, dit Royan. J’ai entendu parler de lui. C’est un tech-merc particulièrement meurtrier. C’est l’agent de Jepson ? — Oui, c’est l’homme de Jepson. (Elle regarda longuement l’Hexaëmeron.) Celui que vous avez appelé. Avez-vous une raison pour que je vous permette de vivre ? — Je ne suis pas un danger, Julia Evans, pour vous ni votre monde, répondit l’Hexaëmeron d’une voix soyeuse. Je suis, comme on l’a dit, simplement une sage-femme. Quand les espèces que je contiens seront nées, mon temps aura pris fin. Royan est coupable de m’avoir jugé selon des critères humains. La vie de ma planète est résistante, oui, mais nous sommes aussi hautement organisés. Nous ne sommes pas aussi compétitifs que les organismes terrestres. — Que voulez-vous dire par « organisés » ? — Les plantes fournissent aux animaux la nourriture dont ils ont besoin. Les animaux ne sont pas carnivores, ils ne se chassent pas entre eux comme on le voit sur Terre. Nos vies s’harmonisent. — Un monde de Gaïa fasciste, intervint Royan. Chaque chose connaît sa place et y reste. Mais où serait la nôtre ? — C’est donc ça ? demanda Julia. Une sorte de conscience partagée ? Une mentalité d’insecte ? — Pas du tout. L’organisation n’est pas l’obéissance. Les formes animales et insectoïdes se sont développées à un haut niveau social, comme des clans si vous préférez. Une fois établis sur un territoire, ils n’en sortent pas. — Cela me semble nuisible. Il faut un certain métissage pour assurer la viabilité d’une espèce. — Naturellement, chaque clan reste en contact avec ses voisins, et les espèces majeures ont le contrôle conscient de leur génétique. — Je continue à trouver ça incroyable et effrayant. Même si vous vous portez garant de la non-violence des espèces que vous contenez, qu’est-ce qui les empêche d’évoluer jusqu’à être méconnaissables en quelques générations ? Si elles réagissent et s’adaptent à leur environnement, elles devront passer par des changements drastiques, physiques et mentaux. Et comment réagiront-elles aux humains ? Car nous ne sommes pas des saints. Sur Terre, les extraterrestres devraient se protéger contre les ignorants et ceux qui en auront peur… sans parler des fanatiques. Pouvez-vous garantir que ces espèces ne vont pas se faire pousser des cornes et des crocs pour se défendre ? — Non, bien sûr que non. Pas dans ce genre de circonstances. C’est pourquoi j’ai suggéré Mars à Royan. C’est à considérer, j’offre d’acheter Mars à la race humaine. Vous pourriez être mon agent et en tirer profit. Négociez pour moi, Julia Evans, je n’ai pas ce talent et vous êtes l’expert reconnu de votre monde. Vous avez les moyens politiques et matériels pour parvenir à un arrangement. En retour, je me multiplierai et je fonctionnerai comme un inséminateur opérationnel des astéroïdes. Un inséminateur qui ne répondrait qu’à vous. De plus, nous pourrions terraformer Vénus. J’ai les codes génétiques d’une algue qui pourrait digérer le CO2 de l’atmosphère vénusienne. Avec les ressources et la richesse que vous apporterait l’insémination d’astéroïdes, la production de l’algue en quantité suffisante ne poserait pas de problème. Accélérer la rotation de Vénus à une période de vingt-quatre heures est probablement au-delà de mes possibilités, mais je peux fournir à Event Horizon des semences compatibles qui se développeraient pendant des jours qui durent quatre mois terrestres. Je peux fleurir, Julia Evans, si vous me le permettez. Julia hésita un instant. Elle ne doutait pas que l’Hexaëmeron tiendrait parole et lui offrirait le matériel biologique promis : un matériel biologique extraterrestre. Mais si la moindre information concernant cette offre était connue, cela déclencherait un effet boule de neige. Les politiciens accueilleraient l’Hexaëmeron à bras ouverts, les richesses qu’il pouvait fournir seraient suffisantes pour n’importe quel programme. Elle devait soit l’arrêter soit le tuer, maintenant, ou les événements échapperaient à son contrôle. De gentils extraterrestres sur Mars, des astéroïdes convertis en cavernes d’Ali Baba, Vénus apprivoisée. C’était tentant, elle pouvait jouer le Midas du Dionysos Hexaëmeron. Mais, qu’était-il arrivé à Midas ? Elle regarda autour d’elle. Rick était fasciné. Greg était abruti, perdu dans sa douleur pour Suzi. Consulter Royan était impossible, elle savait qu’il ne lui donnerait aucun conseil sur le sujet. « Regarde où mon expertise nous a menés. » Même si elle avait été aveugle à tout le reste entre eux, elle était sûre de ça. Elle avait peur de ce qui se passerait après. Que l’Hexaëmeron se retrouve en liberté ou qu’il soit détruit, leurs problèmes de couple devraient toujours être résolus. Et Royan allait être dévasté, non seulement à cause de son échec à être son égal, mais aussi d’avoir créé un danger et un dilemme, de l’avoir déçue, de l’avoir mise en colère, de l’avoir stressée au point de la briser. Cela pousserait peut-être son amour pour lui trop loin. Elle avait peur de ça. L’instinct et l’inquiétude l’avaient conduite jusqu’ici, mais que restait-il ? — Si vous pouvez faire tout ça, commença-t-elle prudemment, si vous pouvez fournir autant, pourquoi avez-vous appelé Clifford Jepson ? Pourquoi ne pas m’avoir contactée dès le départ ? — Mais je l’ai fait, répliqua l’Hexaëmeron. Vous et Clifford Jepson êtes similaires. Vous avez tous deux les bons contacts politiques, vous avez tous deux des positions d’influence. Vous prenez vos propres décisions, sans consultation, et vous n’avez pas peur de les prendre contre ce qui ressemble à l’intérêt public. Si Clifford Jepson était arrivé le premier, je lui aurais offert la même chose. De toute manière, je gagne. — Le monde entier déteste les petits malins, intervint Royan. Julia avança jusqu’à la coquille tremblotante et s’arrêta quand son nez la toucha presque. — Dit-il la vérité, Greg ? — Autant que je peux le voir. En tout cas, il est très sérieux. À présent quelle était proche, elle pouvait voir que le nez de Royan avait été dévoré, il n’avait plus de lèvres et ses yeux… elle était sûre qu’il n’en avait plus. L’Hexaëmeron avait fait cela pendant un moment de panique, selon Royan. Quelque chose qui était quasiment une intelligence machinique pouvait-il réellement ressentir la peur et la panique ? — Continue à le scanner, j’ai une question à poser. Je dois savoir si la réponse est honnête. — OK. — Les microbes ont-ils été assemblés ou sont-ils naturels ? Elle retint son souffle. Avaient-ils été délibérément fabriqués et lâchés sur l’univers dans une intention de conquête ? — C’est une question inappropriée, répondit l’extraterrestre. Aucun laboratoire n’a été impliqué, aucun instrument ni aucune machine. Tout ce qui était encore vivant s’est contracté en cela. Ce que je suis. La molécule de coordination consciente au centre de la sphère génétique était le produit de la nécessité. Conçue, peut-être, mais vous diriez déterminée. Aucun libre arbitre n’était impliqué. La vie primordiale est née d’un microbe, comme la première fois, comme cette dernière fois. La différence réside dans les codes génétiques. Six milliards d’années d’histoire. Vous pensez avoir le droit d’éliminer cela, Julia Evans ? — Personne ne devrait prendre une décision pareille, déclara-t-elle, presque pour elle-même. Pas pour quelque chose comme ça. — Quiconque a la faculté de décider décidera. C’est inévitable. Si vous étiez incapable de prendre une décision, vous ne seriez pas ici, Event Horizon n’existerait pas sous sa forme actuelle. Il ne peut y avoir aucune abrogation de votre position. — Royan ? supplia-t-elle. Son visage déliquescent resta sans émotion. — Tu connais déjà la réponse, n’est-ce pas, Fleur des neiges ? L’Hexaëmeron est la créature de Dieu. Je ne prétends pas comprendre pourquoi il est là et je suis désolé de ne pas avoir été assez fort pour décider à ta place, j’aurais fait n’importe quoi pour t’en préserver. Mais je crois que c’est Son test pour toi. Elle lança un regard malheureux à Greg. Il lui retourna un sourire triste. — Julia, ceci, toi, c’est hors de ma portée, dit Greg. Pourtant, si l’extraterrestre a raison, si quelqu’un doit prendre une décision, ce doit être toi. Je préfère que ce soit toi. — Il y a une chose que je peux ajouter, intervint Rick. Il y a une troisième option. — Continue. — Renvoyez-le. Il n’y avait pas de bloc RN à consulter et cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas pris une décision sans une deuxième voire une troisième opinion. Elle annula prudemment la matrice logique en attente dans son nodule bioprocesseur. Il ne restait plus qu’elle, seule. Julia fit son choix. C’était une persona standard, configurée pour prendre le contrôle de n’importe quel système dans lequel elle se retrouverait. Elle n’avait qu’à ajouter quelques modifications. Quand ce fut terminé, la persona vérifia sa propre intégrité, puis commença à reformater ses routines de commandes dans l’ensemble cellulaire dans lequel elle était stockée. Cette fois, il y avait une différence. En plus d’altérer les structures du programme, elle pouvait changer la nature physique du réseau. Les cellules s’allongèrent et se rejoignirent, formant une nouvelle topologie complexe, la perméabilité de leurs membranes se transforma. La mentalité de Julia se déplia dans le nouveau réseau neuronal. Satisfaite de pouvoir contrôler totalement un groupe de cellules de plus d’un mètre de diamètre, elle envoya un feu vert à son alter ego en chair et en os. Les souvenirs s’engouffrèrent, de Peterborough, de Wilholm et d’Event Horizon, des enfants et de Royan. Ils régressèrent. Grand-père vivant, l’école en Suisse, Mère et Père – elle n’avait pas pensé à eux depuis plus d’une décennie – l’enfance dans les dédales du désert. Pas seulement les images mais les sons, les goûts, les textures, les émotions brutes. Elle grandit du présent vers le passé. Complète. Son sensorium était différent, 360° sphériques, la réception optique s’étendant de l’infrarouge aux ultraviolets ; la perception des vibrations était tellement sensible qu’elle pouvait entendre les machines creusant la deuxième chambre de New London. Les spectres magnétiques et électromagnétiques étaient étranges, comme la réception chimique. Elle commença à modifier les cellules et à composer des programmes de filtrage. La réception chimique fut facile à transformer en odeur, une fois qu’elle eut étiqueté la formule moléculaire. Elle traduisit le magnétique et l’électromagnétique en noir et blanc, voyant les cellules gigaconductrices dans le Tokarev de Greg briller doucement. C’était le panorama vers toutes les directions à la fois qui était le plus difficile ; elle adapta sa réception sensorielle et ses routines d’interprétation, élargissant la structure neuronale correspondante. Son attention cessa de fuir dans toutes les directions et se mit à accommoder sa vision entière. — Avez-vous confirmé votre opérabilité ? demanda l’Hexaëmeron. — Oui. — Très bien, Julia Evans, je m’incline devant votre autorité. Cette idée va à l’encontre de tous mes instincts. Je suis le micro, destiné à l’étreinte éternelle avec le cosmos. Ce voyage s’oppose à la nature. Tout jouer sur un seul vol risqué. Quelle étrange créature impatiente vous êtes. — C’est l’enthousiasme de la jeunesse, l’incapacité à résister au défi. Nous rêvons, c’est notre défaut et notre beauté. Votre force est physique, la nôtre est dans la conviction de soi. Elle sentit la conscience de l’Hexaëmeron s’endormir. Ses routines de contrôle s’étendirent dans les cellules restantes pendant qu’il se retirait. — Royan, mon chéri, je suis avec toi, maintenant, dit-elle sans une trace d’appréhension. Le mécanisme émotionnel était toujours là, mais elle l’avait détrôné, devenant la Julia Evans que tout le monde pensait qu’elle était. Une petite pulsation d’amusement franchit la barrière, elle lui envoya l’image d’un sourire. — Tu en es sûre. Fleur des neiges ? Son ton était un accueil prudent, sceptique plutôt que méprisant. — Oui, regarde ! Les cellules se mirent en mouvement. Un pseudopode jaillit de la coquille ovoïde, son extrémité s’aplatit. Des doigts et un pouce en naquirent, une main humaine prit forme et leva le pouce pour les trois personnes dans la grotte. — Très bien. Fleur des neiges, je te crois. Elle œuvra en tandem avec Royan pour transférer la section de cellules qu’il commandait dans le réseau neuronal. — Comme avant, Fleur des neiges, toi et moi travaillant ensemble. — Ouais, comme avant. Sa perception interne traqua la formation du réseau neuronal. Quand il fut achevé, Royan y transféra sa persona. — Es-tu opérationnel ? demanda-t-elle à la mini-entité. — Ouais. Royan se mit à charger ses souvenirs. Julia reprit le contrôle des cellules que Royan avait converties en système de survie et commença à digérer le reste de son corps. Elle garda le cerveau pour la fin, le fournissant en sang ré-oxygéné à partir d’une petite hématopoïèse sacciforme. — Prêt ? demanda-t-elle. — Les mémoires sont intactes, répondit Royan. C’est plus amusant de voyager que d’arriver, alors allons-y. Les cellules changeantes déchirèrent son cerveau, se gorgeant des produits chimiques quelles libéraient, se reproduisant en mangeant. Julia vérifia qu’il n’y avait plus d’intrusion puis ouvrit un canal vers le terminal de la grotte. — Vous feriez mieux de partir, maintenant, dit-elle aux autres, y compris son alter ego. Retournez dans la caverne où vous avez rencontré le drone et attendez que je passe. Il y a peut-être des tech-mercs dans le coin. Elle regarda son alter ego serrer les lèvres pour acquiescer. Une partie de la fatigue semblait avoir disparu. Elle était contente, le corps et l’esprit avaient dû supporter tellement de pressions ces trois derniers jours, presque trop. — Ça a fonctionné, alors, répondit Greg d’une voix ralentie par la migraine des neurohormones. — Oui, répliqua-t-elle. L’Hexaëmeron ne reviendra pas. — Bon voyage{7} à vous deux. Julia commença à envoyer des vrilles d’elle-même vers le sol, détruisant et ingérant la plante. Elle regarda Rick, Greg et son alter ego se presser vers le passage tandis qu’une excroissance circulaire s’échappait de sa base. Le cœur de cellules protéiformes de ses vrilles absorba les produits chimiques que la couche extérieure avait fondus et les ingéra. Des vrilles se rencontraient et se mélangeaient en une seule vague de faim. Elle atteignit les murs et s’éleva, avide de consommer. Une fois que les derniers fils caoutchouteux de la grotte eurent été convertis, Julia rappela les cellules protéiformes et altéra son aspect, devenant plus flexible. Elle se dirigea vers le passage ; ses mouvements étaient un mélange de roulades et d’ondulations. Quand elle atteignit l’entrée, elle étira un anneau d’elle-même qui se mélangea avec les murs translucides et commença à les digérer. Elle envoya un autre anneau de cellules vers le haut du premier, puis un troisième. Sa forme principale s’avança, aspirant les anneaux engorgés au passage. De nouveaux anneaux se formaient et étaient envoyés vers l’avant. Des aspirateurs spécialement formatés s’accrochèrent à la roche en dessous de la plante de dissémination et se mirent à extraire les différents minéraux dont les cellules avaient besoin. Quand elle parvint à la fin du passage, elle était devenue un globe de sept mètres de diamètre qui touchait presque le sommet de la grotte hémisphérique. Son poids écrasa les capsules. Elle recouvrit toute la grotte d’une couche digestive et se déplaça vers le passage suivant, poussant un tube de cellules devant elle tandis qu’elle suivait la spirale vers le bas. Les noyaux de titane dans les tumeurs furent ingérés et pulvérisés, les particules restèrent en suspension. Elle aurait besoin plus tard de tout le métal qu’elle pouvait trouver. Au fond de la grotte, elle attendit que les nouvelles cellules la rattrapent tout en envoyant d’autres vrilles vers les quatre passages restants pour absorber encore plus de matière organique. Elle percevait Greg et son alter ego au bout du passage, consternés. Les trois gorilles de l’équipe d’intervention avaient tiré leur fusil à neutrons Konica de leur ceinture. — On doit courir ? cria Rick. — Non, répondit Greg. Mais ce serait une bonne idée de se coller aux parois quand elle arrivera. — C’est toujours elle ? — Ouais. — Seigneur ! — Vous vouliez venir, lui rétorqua son alter ego avec un rire dans la voix qu’on n’avait pas entendu depuis longtemps. Vous avez même beaucoup insisté. Rick grogna de désarroi. Ils s’aplatirent contre les parois. Le corps extraterrestre de Julia commença à coaguler. La grotte n’était pas assez grande pour elle, la plante de Royan était plus vaste qu’elle ne s’y était attendue : encore cinq chambres hémisphériques, presque un kilomètre de passages. Elle prit la forme d’un serpent de deux mètres de diamètre, durcit et renforça sa couche externe pour la traction, puis se jeta dans le passage. — Seigneur, hurla Sinclair. La Bête ! La Bête est venue. (Il tomba à genoux, joignant les mains en prière.) « Et quand ils auront achevé leur témoignage, la Bête qui monte de l’abîme leur fera la guerre, les vaincra et les tuera{8}. » — Oh, ta gueule ! s’exclama Rick. Les fusils à explosifs des gorilles étaient dirigés sur elle, ils étaient terrorisés de la voir serpenter ainsi. — Baissez vos armes, ordonna son alter ego d’une voix d’acier. Elle ne nous touchera pas. Cela n’avait pas d’importance, même s’ils tiraient. Elle pouvait absorber les éclairs sans subir de dommages véritables, et arracher leurs fusils comme le ferait une mère à son enfant. Oui, Royan avait eu raison d’avoir peur de l’Hexaëmeron. Elle couva du regard avec tendresse le nœud de cellules qui soutenait la conscience endormie de son amant. Ils seraient de nouveau ensemble, un jour, et vraiment libres. Sa pointe se sépara en deux quand elle émergea dans les catacombes, puis se reforma. Elle entreprit de fouiller les fissures et les passages de la zone de faille. Une vague d’huile pénétrant chaque trou, certaines de ses extrémités plus fines que des feuilles, à peine cinq cellules en épaisseur. Elle examina les cavernes et les passages pleins de miasmes oppressants dans l’infrarouge. Des formations rocheuses révélèrent leur composition et leurs faiblesses, elle vérifia les minerais. Elle observa les ruisselets courir dans les cavités déchiquetées ; plusieurs cascades s’étaient formées, leur volume diminuait et elle devina que le lac près de la caverne du village avait rompu. Elle siphonna l’eau en elle-même, ouvrant un plexus de capillaires pour la redistribuer. Des corps en armure musculaire flottaient, écrasés ou empalés sur des crocs de roche. De petits objets dodelinaient sur l’eau. Dans un passage, elle découvrit un chien dont le pelage était roussi et la chair brûlée. Elle envoya un pseudopode et le digéra. Suzi flottait, la tête dans l’eau, dans une grotte en forme de croissant, il y avait de longues brûlures sur les jambes et dans le dos de son armure. Des éclairs de fusil à explosif avaient brûlé des cicatrices dans la roche, et des perles translucides gouttaient le long des parois comme de la cire. Julia ingéra l’eau puis poussa un gros morceau d’elle-même dans la caverne, le gonflant comme une bulle jusqu’à ce que chaque centimètre carré de la surface rocheuse soit couvert d’une fine couche de cellules. Quatre missiles avaient explosé, elle sentait le goût amer des ogives chimiques. De minuscules particules de métallocéramique et des fragments de composite flottaient dans l’air, Leol Reiger avait été touché. Elle retira son corps dans une partie plus lointaine de la faille et se concentra sur la zone autour de la grotte de Suzi. Elle sentait l’équipe d’intervention tâtonner tout autour de la caverne du village, mais les procédures de discrimination les éliminèrent rapidement. Elle l’entendit alors, un pas monotone, un pied se déplaçant lentement, difficilement. Ses pas le trahissaient. Elle infiltra le passage derrière lui, envoyant des tentacules d’exploration dans les crevasses, qui découvrirent un labyrinthe de fissures, des veines de minerais délogées, de la roche et du métal déchiquetés. Son corps s’y glissa, remplissant chaque volume. Des parties d’elle le contournèrent en silence, serpentant pour le dépasser. Dix mètres devant lui, elle déboucha du passage, formant un caillot solide comme du soufre froid. L’armure musculaire boitait, la jambe gauche traînait lourdement à chaque pas. Un faisceau infrarouge luisait faiblement sur son casque, passant d’un côté à l’autre. Deux des panneaux thermiques sur son dos étaient morts, le troisième brillait intensément. Ses cellules sentirent des frissons d’énergie dans les bandes musculaires. Le filtre à air de son casque ahanait comme un asthmatique. Reiger s’arrêta, fusil levé vers la barrière de protoplasme. Julia sculpta un relief de son propre visage et l’étendit hors du tégument. Un faisceau laser des senseurs de l’armure passa sur elle. Julia ouvrit la bouche et utilisa ses cellules comme diaphragme. — Je vous avais prévenu, Leol Reiger, que je ne vous oublierais pas. Les haut-parleurs de l’armure se mirent en marche. — Julia Evans. Je dois le reconnaître, c’est spectaculaire. Vous cherchez un accord ? — Non, je voulais juste que vous sachiez que c’était moi. — Ah ouais ? Alors tu ferais mieux d’être bonne, salope de riche ! Tu ferais bien d’être extraordinaire. Parce que, je te l’ai déjà dit, il n’y a qu’une solution entre nous, le corps à corps. — En effet. Reiger tira en avançant. Les éclairs déchirèrent son visage extérieur, le transformant en cendres. De la vapeur et des particules de carbone s’envolèrent, tandis que des dizaines de milliards de cellules mouraient. Julia étendit son corps, remplissant toutes les cavités autour. L’osmose contraignait l’eau à la traverser, gonflant tous les capillaires. Elle le sentit comme une contraction péristaltique, les muscles poussés à l’extrême. La roche gémit quand la pression hydrostatique ferma le passage. Un tremblement violent mit Reiger à genoux. Le fusil lui échappa. Il roula sur le dos et leva le bras pour repousser le plafond qui se refermait sur lui. L’armure de métallocéramique rompit. Julia continua à broyer bien après que c’était nécessaire, chassant chaque molécule d’air de la roche compactée. CHAPITRE 41 Greg se colla contre la surface rugueuse de la paroi tandis que le Béhémoth extraterrestre passait. Il pouvait presque croire que l’abus de neurohormones le faisait halluciner, l’abandonnant dans l’univers fou de l’esprit. D’une certaine manière, il aurait aimé que ce soit vrai, cela signifierait que l’extraterrestre n’était pas réel. Deux mètres de diamètre, une peau comme du cuir épais, noir, terriblement souple et possédant plus d’inertie qu’un dinosaure rampant. Des courants de pensées ténébreux se déroulaient dans la bête, des expressions humaines tordues, n’offrant rien de rassurant dans leur métamorphose. Humaines sans humanité. — Un serpent de nuit, s’exclama Sinclair. Satan incarné. De forts courants d’air frappèrent le visage de Greg, apportant une odeur de corruption, de fruits blets pourrissant sur la branche. Il toussa, ses paupières cillèrent contre l’acidité. — Je vous salue Marie pour tous mes péchés, je vous demande pardon, suppliait Sinclair les yeux fermés. — Elle ne te fera aucun mal, intervint Julia. Ses courants de pensées étaient tranquilles et assurés. Greg l’enviait. — Pas cela, pleurait Sinclair. Je n’ai pas voulu cela. Vous avez libéré la Bête. Je voulais la fin de la folie, le commencement de la justice. — C’est sans danger, assura Rick. Croyez-moi. Nous l’avons neutralisé. Vous ne le verrez plus jamais. Sinclair ouvrit un œil et frissonna. Greg se demandait quelle taille avait à présent l’extraterrestre. Il devait y avoir eu beaucoup de plante de dissémination pour lui donner une telle masse. — Est-ce un ange ou un démon ? demanda Sinclair. — Ni l’un ni l’autre, répliqua Julia. C’est un espoir. Un très noble espoir. — Pour qui ? — Peut-être pour beaucoup de gens. Toute la Terre va avoir la preuve que nous ne sommes pas seuls dans la galaxie et que nous ne l’avons jamais été. On le verra inscrit dans le ciel ce soir. Et Dieu sait que ce monde a besoin d’une touche d’émerveillement. — Etes-vous une femme de foi, miss Julia ? — Oui, je suppose que oui. La queue de l’extraterrestre les dépassa à toute vitesse, engloutie par l’obscurité en une seconde. Greg n’avait pas vraiment apprécié la vitesse de ce truc. Ses muscles se dénouèrent, ses jambes tremblaient. Les cercles de lumière projetés par les casques des hommes de la sécurité éclairaient le mur opposé. Il s’avança au centre du passage. Au fond de son esprit, la présence de l’extraterrestre diminuait, comme une étoile chassée par l’aurore. Julia regardait les ténèbres derrière lui. — Des regrets ? demanda-t-il. — Non, aucun. C’était tout ce que je pouvais faire. Il lui entoura les épaules du bras et la serra doucement. Les doutes étaient toujours présents à la périphérie de son esprit. — Je t’avais dit que, question décisions, tu étais la meilleure, la rassura-t-il. Elle lui sourit. — Merci Greg. Et à vous aussi, Rick. Je vous dois beaucoup, je n’y aurais jamais pensé toute seule. — Non, répliqua Rick. Il n’y a aucune raison de me remercier. Ceci est le zénith de ma vie professionnelle. Je viens de justifier quinze ans de travail et de rêves, et vous avez rendu cela possible. Il était très solennel, presque suppliant. Le sourire de Julia faiblit un peu. — Eh bien, il faudrait mieux qu’on y aille, dit Greg. — Oui, approuva Julia. Je dois parler à Victor et à Sean. Ce sera une véritable panique si je ne les informe pas de ce qui va se passer. Greg s’était attendu à rencontrer l’extraterrestre de nouveau dans les grottes. Deux ou trois fois, il crut entendre quelque chose, un bruit de rochers qu’on moud. Mais le seul signe de sa présence était un tunnel ovale creusé dans la caverne des réserves qui leur permit de ne pas avoir à se glisser dans la crevasse étroite. La roche avait été polie, on aurait dit du marbre. — Il est devant nous ? demanda-t-il à Julia. — Non. Je veux atteindre la caverne de Hyde rapidement. — Alors il a créé cette ouverture pour toi ? — Oui. Les étagères et les capsules avaient été écrasées contre la paroi et du sol au plafond tout était trempé. Il n’y avait plus aucun signe de fruits. — L’équipe d’intervention a certainement fait exploser le lac, annonça Greg. — Mais où est passée l’eau ? demanda Rick. Nous n’en avons pas vu et nous étions en dessous. — Elle a été utilisée, affirma Julia sans hésitation. — Es-tu en contact avec cette chose ? s’enquit Greg. — Pas exactement, mais j’ai reçu un retour quand j’ai transféré mes souvenirs. Je sais ce qu’il peut faire et je sais comment je l’utiliserai. L’eau n’est qu’un début. Il a besoin de nombreux produits. (Elle soupira.) J’espère qu’il laissera assez d’hydrocarbures pour la germination de la biosphère de la seconde chambre. L’étendue des dommages dans la caverne du village surprit Greg. La bataille avait dû être terrible. Les membres de l’équipe d’interverition barbotaient dans l’eau qui leur arrivait aux chevilles. Il compta dix-sept armures étendues sur le sol. L’une d’entre elles était petite, salement amochée. Suzi était si jeune la première fois qu’ils s’étaient rencontrés, à peine une adolescente, effrayée et déterminée, émotionnellement blessée. L’une des meilleures Trinities qu’il ait entraînées, elle buvait ses paroles, brillante et rapide. Elle n’avait jamais eu d’enfance, et sûrement pas le genre d’enfance qu’il offrait à ses gosses à Hambleton. Au lieu de cela, il lui avait appris à tuer avant de la balancer en première ligne. Elle n’avait rien connu d’autre. Toute sa vie avait été modelée par un groupe de miliciens du Parti, saouls, un coup du sort. S’ils avaient choisi une autre rue, s’ils avaient saccagé un autre hôtel, les choses auraient été tellement différentes. Suzi était suffisamment intelligente, elle se serait débrouillée dans n’importe quelle profession. Elle n’avait jamais eu la possibilité d’essayer. C’était ce qu’ils avaient combattu ensemble dans les rues de Peterborough, pour que la génération suivante puisse avoir une vraie vie, et un choix. Et ils avaient eu raison, Julia et ses réalisations le démontraient. Il se tourna vers Julia qui se frayait un chemin entre les poissons morts, le nez retroussé de dégoût. Elle recula devant la fureur sur son visage. — Tu es vraiment sûre que l’extraterrestre s’est occupé de Reiger ? demanda-t-il. Elle acquiesça rapidement, les yeux assombris par l’émotion. Il ne l’avait pas vue si vulnérable depuis dix-sept ans. L’oreillette de Greg crachota, puis il entendit la voix haletante de Melvyn : — J’allais envoyer des éclaireurs à votre recherche. J’avais peur que l’eau vous ait engloutis. Trois silhouettes en armure se dirigeaient vers eux. Julia fouilla dans sa capuche et trouva le petit micro. — Avez-vous une ligne de communication avec Victor ? demanda-t-elle. — Impossible. Nos fibres optiques sont tombées au combat. (Il s’interrompit.) Greg… — Je sais. — Nous partons maintenant, annonça Julia. Rassemblez l’équipe. Elle se dirigea vers l’escalier. — Il y a encore cinq tech-mercs quelque part, protesta Melvyn. — Tous tes hommes sont là ? — J’en ai renvoyé quatre pour porter nos blessés, mais le reste est là, oui. — Alors on les sort d’ici. — Oui, madame. Et les tech-mercs ? — Laissez-les à l’extraterrestre, ils ne s’échapperont pas. — Vous l’avez trouvé ? Greg entendit des milliers de questions dans sa voix. — Oui, répondit Julia. — Seigneur, mon garçon, vous auriez dû voir la bestiole, dit Sinclair. Un kilomètre de long, je vous dis, et noir comme l’enfer. — Où est Royan ? demanda Melvyn. Julia trébucha. — Parti. Des morceaux de trafic de données rebondissaient le long du tunnel de service tandis que Greg les guidait vers la station Moorgate. Son oreillette percevait des fragments de voix qui criaient. La moitié du personnel de sécurité de New London les attendait. Les équipes médicales portaient les blessés dans un wagon, les quatre hommes qui les avaient amenés se tenaient tout près. Victor se précipita vers eux lorsqu’ils émergèrent du tunnel de service. Il s’arrêta net, à cinquante centimètres de Julia, la détaillant de haut en bas. — Tu vas bien ! s’exclama-t-il. Il avait l’air effrayé. Julia sourit. — Oui, Victor, je vais bien. Victor s’éclaircit la voix et fouilla le tunnel du regard. — Et Royan, vous l’avez trouvé ? — Ouais, répondit Greg. Mais il ne revient pas avec nous. Il s’assit sur l’un des gros tuyaux à côté des turbopompes. À présent que la tension et l’adrénaline se calmaient, l’épuisement des deux derniers jours se faisait sentir. C’était toujours pareil après le combat, et c’était ce qu’il venait de vivre, même sans l’engagement physique. La gueule de bois des neurohormones jouait avec lui, le coupant des émotions du personnel de sécurité, de Victor et Julia, de Rick ou des délires de Sinclair. Et il s’en foutait. Il voulait sortir de ce costume de dissipation, prendre un bain et un verre et appeler Eleanor. Peut-être pas dans cet ordre. — Et l’extraterrestre ? s’enquit Victor. — Il a accepté de partir, répondit Julia. Tu as ton cybofax avec toi ? Victor le lui tendit. — Fais sortir tous ces gens, ordonna Julia en entrant un code dans la tablette. Et vide toutes les stations du côté nord aussi. — Pourquoi ? Qu’est-ce qui se passe ? Les yeux de Julia brillaient de défi. — Il va y avoir un léger ajustement à New London. Victor en appela à Greg. — Ne me regarde pas, c’est elle qui a passé l’accord. — Quoi ? Avec l’extraterrestre ? — Ouais. Victor se tourna vers Julia. Comme un adolescent frappé par le blues du premier amour. Le visage de Sean Francis apparut sur l’écran du cybofax. — Madame. Tout va bien ? Julia aspira ses joues. — Oui, il semblerait bien. Sean, ordonnez une évacuation complète de tout le personnel de la seconde chambre, les mineurs, les techniciens, les superviseurs. Absolument tout le monde, ils doivent utiliser les capsules d’urgence. Je veux qu’ils sortent vite. Sean eut l’air choqué. — Que se passe-t-il ? — L’extraterrestre va bientôt entrer dans la seconde chambre. Et tant que j’y pense, assurez-vous que la fonderie d’orbes soit évacuée aussi. Puis éloignez tous les vaisseaux dans un rayon de cinq cents kilomètres autour de New London, remorqueurs et transports de personnel inclus. Tout, compris ? — Mon Dieu ! Si c’est tellement dangereux, ne devrais-je pas ordonner une évacuation complète ? — Ce n’est pas dangereux, affirma Julia. Juste très, très gros. — Gros, répéta Sean. Très bien, j’initialise les procédures immédiatement. — Merci, Sean. Et demandez à Maria de préparer mon Falcon. Nous serons au moyeu sud dans cinq minutes. — Vous partez ? demanda. Sean, presque accusateur. — Certainement pas. Je me réserve une place de choix. Après tout ce que nous avons traversé, je crois que nous l’avons bien mérité. — Oui, madame. Julia s’assit à côté de Greg et passa son bras sous le sien. Elle était en pleine effervescence. C’était ravissant, pensa-t-il en regardant l’âge reculer, son visage se lisser. — Et vous, les garçons, dit-elle en levant la tête vers Rick et Victor, le bout de là langue entre ses lèvres, vous venez ? Victor et Rick échangèrent un regard nerveux, ils ne savaient pas comment réagir à cette Julia rajeunie. Greg rit et permit à Julia de l’aider à se relever. Ses muscles protestèrent, mais elle avait raison : il ne raterait ça pour rien au monde. Au moins quelqu’un avait obtenu ce qu’il voulait, malgré tout. L’espace était plein d’étincelles orange vif, formant un large cercle cyclonique qui tournoyait autour du moyeu nord comme un feu d’artifice géant. Le Falcon glissa lentement vers lui, gardant une distance prudente de deux kilomètres. — Vous avez combien de personnes dans cette seconde chambre ? demanda Rick. Il flottait parallèlement au plafond de la cabine, admirant l’armada pyrotechnique des capsules d’urgence. Julia se mordit la langue, concentrée sur les données que ses nodules processeurs lui envoyaient. — Environ trois mille cinq cents. Les capsules peuvent transporter jusqu’à huit personnes. Ils en ont lancé la plupart. Maria renifla. — Un millier de capsules pleines de vomi, ça laisse rêveur. Greg se raccrocha à son siège. Maria était de mauvaise humeur depuis qu’ils avaient quitté le cratère d’atterrissage de New London. Il avait l’impression qu’elle n’aimait pas avoir autant de monde avec elle. Ils étaient quatre derrière elle à regarder à travers le pare-brise couvert de symboles. — Comment ça se passe, Sean ? demanda Julia. — Les capsules d’urgence sont toutes sorties, mais il y a quinze fractures et plusieurs blessures mineures. On a failli avoir une situation de panique avec toutes les rumeurs qui circulent. Le programme pour la seconde chambre a été complètement chamboulé. Il faudra des semaines pour retrouver l’efficacité optimale. Certains des équipements ne sont pas faits pour être arrêtés comme ça. — Il n’y a plus de programme, Sean. Alors ne vous inquiétez pas. — Si vous le dites, madame, dit-il d’une voix fatiguée. Nous avons suspendu le trafic autour de l’astéroïde sauf pour vous. Quand pouvons-nous commencer à récupérer les capsules ? — Dès qu’elles auront franchi la limite des cinq cents kilomètres. — Bien, madame. Les étincelles autour du cercle en expansion disparaissaient. — Où nous postons-nous ? demanda Maria. — Emmenez-nous près du cratère nord, répondit Julia. Mais pas trop près. Une rafale de lignes violettes traversa le pare-brise. Les propulseurs se mirent en marche. Le Falcon glissait au même niveau que le banc de capsules d’urgence, le miroir de l’axe éclairé par le soleil apparut au nord de l’astéroïde. — J’ai des rapports de dommages aux sections de maintenance environnementale de la seconde chambre, annonça Sean. Cinq cuves de stockage d’hydrocarbures ont été ouvertes, avec des grosses fuites de fluides. — N’envoyez personne pour réparer, ordonna Julia. — Mais… — Personne, Sean. — Trois autres cuves ont disparu. (Une note de frustration colorait la voix de Sean) Nous allons toutes les perdre. — Mais non, répondit Julia, imperturbable. — Seigneur ! Le centre de commande rapporte une instabilité rotationnelle. Le centre de gravité de la seconde chambre change. — Sean, s’il vous plaît. Rien ne va endommager New London. — Oui, madame. — Julia…, commença Victor. Elle mit sa main sur la sienne. — Tout va bien, Victor, vraiment. — OK. Il hocha la tête à contrecœur. Greg voulait dire quelque chose, faire quelque chose pour rassurer Victor et les gens dans l’astéroïde. La foi de Julia était inébranlable, mais elle était tout à fait intérieure, elle ne la communiquait pas. Il y avait cru, lui aussi, bien sûr, quand l’extraterrestre avait glissé à côté de lui, même s’il n’y avait aucune manière de partager cette conviction. Il suffisait d’attendre et de prier. Julia avait raison, une fois de plus. Les fusées des capsules d’urgence étaient éteintes, et seules les balises stroboscopiques blanches et vertes dans le décor plein d’étoiles indiquaient leur position alors quelles désertaient New London. Une nouvelle giclée des moteurs immobilisa le Falcon. Ils restaient à quinze cents mètres du miroir de l’axe. Celui-ci coupait le ciel étoilé en deux, comme un quadrillage argenté de six kilomètres de long avec des conduites tubulaires en son centre. La fonderie à son extrémité n’était qu’un profil obscur, perdu dans son ombre, des lumières rouges clignotaient silencieusement autour de ses écoutilles vides. En vue du cratère nord, le Falcon pivota sur son axe. — Maintenant, annonça Julia qui serrait toujours la main de Victor, ses jointures blanchissant. On voyait directement dans le cratère, il était plus grand que son homologue du sud, quelques kilomètres de diamètre, un grand trou conique dans la roche. Les parois étaient de verre noir, lisse, avec des traînées grises. Il était inerte à présent, mais cela avait dû être une bonne approximation de l’enfer quand les charges de compression d’électrons l’avaient creusé. Une bande de lumière réfléchie par le miroir en éclairait les parois en pente. Le sol concave mesurait trois cent cinquante mètres de large, côtelés de longerons de métal qui maintenaient le palier de l’axe en place. Un gros anneau couvert d’une feuille d’or contenait les aimants supraconducteurs qui soutenaient et faisaient tourner l’axe. Les conduites passaient au centre de l’anneau et disparaissaient dans un grand trou noir au fond du cratère. — Nous avons perdu tout contact avec la seconde chambre, annonça Sean. Et cela inclut la fonderie. Mais quelque chose se sert des lignes de courant à cent pour cent de leur capacité. Nous avons dû diminuer l’alimentation de la caverne de Hyde. — Merci, Sean, chantonna Julia. Il est important de conserver la fourniture d’électricité. Cela ne durera que quelques heures. Greg ne parvenait pas à détourner son attention de l’axe. Une attente intuitive montait en lui, malgré les vestiges de sa gueule de bois, comme la lueur rosée d’avant l’aube. Sinclair n’était peut-être pas si taré après tout. Un petit cercle au fond du cratère s’ouvrit en craquelant, juste à côté du soutènement de l’axe, palpitant comme un tremblement de terre, puis s’enfonça. Le cri de Greg mourut dans sa gorge, sa vision était inversée, ce qui le surprit un instant, mais le sol du cratère était à la verticale par rapport à la rotation gravitationnelle de l’astéroïde. Les débris auraient dû rouler vers les parois du cratère et retomber en dehors, mais ils étaient tombés horizontalement. — Ça commence, déclara-t-il faiblement. — Où ? siffla Julia. — À la base de l’axe. Un ver blanc de chair extraterrestre s’élevait hors du trou, cireux et pellucide, oscillant doucement comme s’il cherchait quelque chose. Greg pensa à une larve sortant d’une pomme, puis l’échelle le frappa. — Nom de Dieu ! s’exclama Victor. Julia se contenta de pouffer. Un second trou se forma vers l’intérieur. Des crevasses s’évasaient dans le cratère. La tête du ver se déploya, engouffrant toute une section de l’anneau de soutènement. De nouvelles têtes sortaient aveuglément de la roche. — Qu’est-ce qu’il fait ? demanda Maria. — Il termine la seconde chambre pour moi, expliqua Julia. Ça faisait partie de notre accord. Je devrai importer pas mal d’hydrocarbures pour remplacer ce qu’il a ingéré, mais je ferai des économies sur les opérations d’extraction. Finalement, ce sera un profit. La masse de l’extraterrestre recouvrait tout l’anneau de soutènement de l’axe. En fait, tout le sol du cratère n’était plus que des ondulations serpentines et blanches. Il n’y avait plus le moindre signe des longerons. Un tremblement traversait l’axe. — J’espère qu’il ne va pas se déformer, s’exclama Julia, inquiète. Greg avait l’impression que l’extraterrestre remontait le long de l’axe, jusqu’à ce qu’il se rende compte que c’était l’axe lui-même qui bougeait. Il secoua la tête, incrédule. Inexorablement, les poutrelles dépassèrent le Falcon. L’extraterrestre poussait l’axe en dehors du cratère. Lumière et ombres variaient dans la cabine tandis que l’énorme miroir de la fonderie se détachait de l’astéroïde. Personne n’avait parlé depuis un certain temps, même Sean Francis ne disait rien. Greg commença à se détendre, réfléchissant. Il n’aurait plus jamais à payer un verre, à Hambleton. « J’y étais. » Une colonne blanche de chair extraterrestre se dressait sous la base de l’axe, le guidant. Elle mesurait trois cents mètres de hauteur quand la tête s’ouvrit, révélant l’anneau d’or de soutènement. Il devait avoir donné un dernier coup, car l’axe prenait de la vitesse. La colonne blanche retomba. Un instant, le cratère fut recouvert d’un lac de chair blanche, puis une ondulation se forma en son centre et commença à s’approfondir. — Vous avez dit qu’il allait creuser la seconde chambre pour vous ? demanda Rick. — Oui, extraire la roche et la raffiner. Exactement ce dont rêvait Royan. Vous voyez qu’il avait raison, finalement. Le sourire quitta son visage et elle regarda Victor pour se rassurer. Il lui dédia un petit sourire. De l’extraterrestre, on ne voyait plus que de minces anneaux blancs autour de la base de la paroi du cratère, le reste avait disparu à l’intérieur, laissant une hampe béante. Un globe gris tourterelle de trois cents mètres de diamètre lévita au centre. Greg songea au poster holographique actif qu’il avait offert à Oliver pour son huitième anniversaire, un lever de Terre en accéléré depuis un appareil en orbite lunaire. Irrésistible et posé. Ils regardaient tous en silence. — Je me demande ce que c’est que celui-là, dit Julia après que le globe eut quitté l’axe. Ce ne peut pas être du métal, pas avec cet albédo. L’anneau de soutènement de l’axe avait quitté le haut du cratère, le globe était un kilomètre plus loin. Un deuxième globe émergea de la hampe, bleu métallique cette fois. — Tu veux dire qu’ils vont tous être différents ? demanda Greg. — Absolument. Les minéraux et les métaux sont séparés avec un niveau de pureté que les plus grandes raffineries ne peuvent atteindre. C’est une autre de ces choses qui vont me permettre de faire des économies. Un troisième globe sortit, encore métallique, sa surface miroir reflétant les constellations inversées. L’extraterrestre régurgita des globes pendant plus de trois heures. La fatigue de Greg n’affectait que son corps. Son esprit restait alerte, fasciné par le spectacle des éléments se déplaçant. La majorité des globes étaient en fer ou en silice, de trois cents mètres de diamètre. Mais il y avait des globes plus petits, des minéraux plus rares, vert foncé, jaunes ou bleus. Huit groupes s’étaient échappés du cratère en même temps que les globes ordinaires, comme des lunes grouillant autour d’une géante gazeuse. Il leur fallut longtemps pour comprendre que c’était fini. Le dernier globe, rouge brique, dont Julia disait que c’était probablement du zircon, était à mi-chemin lorsque Greg se rendit compte que la chair extraterrestre se dilatait hors du cratère pour récupérer la hampe. — C’est fini ? demanda Maria. — C’est la dernière phase, répondit Julia. Les cellules vont se regrouper, elles se sont déployées dans la seconde chambre pour l’extraction et le raffinage. C’est une grande zone à couvrir. Je suis contente qu’elle ait déjà été à moitié creusée quand l’extraterrestre a commencé. — La dernière phase ? s’enquit Victor. — Le départ. Greg se demandait si c’était encore le destin qui plaçait New London au-dessus de l’Atlantique pendant que l’Europe était toujours dans le noir, attendant l’aurore. L’astéroïde serait visible de quatre continents, l’Europe, l’Afrique, et les deux Amériques. Ils avaient tous des conditions de vue parfaites. Étaient-ce les gens qui faisaient une époque ou était-ce la nécessité de l’époque qui choisissait ses émissaires ? De toute manière, pensait-il. Dieu avait choisi Julia Evans. Sans blague. Ils avaient écouté la radio pendant que les globes s’élevaient. Le monde entier savait que quelque chose se passait à New London, que la plate-forme géostationnaire de la Ligue de Co-défense avait été utilisée pour la première fois, que Julia Evans elle-même était là-haut et qu’elle avait ordonné une évacuation. Elle avait demandé à Sean de rebrancher les communications de l’astéroïde, essentiellement pour rassurer les gens et leur faire comprendre que cette urgence n’était pas dangereuse. Le bureau local de Globecast sur l’astéroïde avait transmis des images des globes raffinés vers la Terre. Greg en goûtait l’ironie. Que devait penser Clifford Jepson ? Maria fit pivoter le Falcon de nouveau, pointant sa queue vers le nord. Une ligne quasi infinie de globes scintillants s’élevait vers Polaris, comme des étoiles multicolores tombant du paradis. Une excroissance naquit dans la chair extraterrestre, s’étendant rapidement, s’allongeant. Elle forma un pic conique de six cents mètres de haut puis s’immobilisa. Son extrémité se pencha, traçant une spirale qui s’élargissait avec la rotation de l’astéroïde. Greg sentait l’anticipation s’intensifier chez l’extraterrestre, mélange d’excitation et de crainte. La personnalité de Julia lui avait offert des émotions, il pouvait sentir, et il avait peur, cherchant le courage de passer à l’acte. Rien ne dure toujours, lui dit-il tristement. L’extraterrestre bondit. Un grand spasme secoua ses flancs, frappant la base de la paroi du cratère, et le grand ver lâcha. Il prenait une nouvelle forme, se contractant en sphère de quatre cent cinquante mètres de diamètre. Sa trajectoire l’éloignait de l’axe de rotation de New London. Quand il s’échappa du cratère, il se retrouva en pleine lumière et changea de couleur, devenant d’un noir d’ébène. — Voulez-vous le suivre ? demanda Maria. — Non, répondit Julia. On peut le voir d’ici. New London était sept kilomètres derrière lui quand l’extraterrestre commença sa métamorphose. La chair s’aplatit. Une tache circulaire émergea de son centre et se sépara en six bras. — On dirait du métal, dit Greg. — C’en est, répliqua Julia. Les particules de titane ne font que quelques atomes de diamètre. Les cellules peuvent les manipuler pour former une couche de surface assez facilement. Greg lui jeta un regard gêné, il se demandait jusqu’où allait l’union entre elle et l’extraterrestre. L’extraterrestre grandissait toujours, il formait à présent un disque de deux kilomètres, le titane recouvrant tout un côté, face au soleil, aveuglant. — J’ai fait ce qu’il fallait, n’est-ce pas, Greg ? demanda Julia. — Ouais. J’ai dû endurer ce qui se passait entre Royan et toi, qui êtes mes amis, sans rien faire. Ça fait mal, Julia. Et ce truc… Il désigna le pare-brise de la main. L’extraterrestre s’éloignait de New London et grandissait toujours, dix à quinze kilomètres de diamètre, au moins. Il était difficile de croire qu’il partait. C’était une présence tellement importante que cela ébranlait sa conviction d’un accord bien résolu. — Regarde-moi ça ! Nous n’aurions pas pu le lâcher dans le système solaire. Il est trop puissant. Impossible de rester indifférents à sa présence, d’ailleurs : soit il nous aurait dévorés, soit nous l’aurions utilisé pour servir nos égoïsmes, comme le font les petits. Et il y a beaucoup de gens petits dans le monde, Julia. Peut-être est-ce pourquoi on te remarque autant. — Peut-être. La taille le forçait à accepter sa propre insignifiance. New London était grand, mais l’astéroïde avait été apprivoisé, il pouvait admirer cela. Et il pouvait enfin apprécier la défaite intérieure de Royan, son âme brisée. Royan savait ce qui était en jeu, voilà pourquoi il était prêt à utiliser les mines gamma. L’extraterrestre ne possédait plus que deux dimensions, un voile d’atomes de titane qui n’avait même pas la substance d’un mirage. Greg devina qu’il devait y avoir un réseau de câbles pour soutenir la voile et permettre un certain contrôle. Mais les câbles n’étaient probablement pas plus épais qu’un fil d’araignée. Invisibles et hors de propos. Cent vingt kilomètres de diamètre et il ne semblait pas ralentir. Une éruption plate. Maria écarta le Falcon de quatre-vingt kilomètres, une manœuvre paresseuse de trente minutes. Quand l’appareil s’immobilisa de nouveau, l’extraterrestre mesurait deux cent soixante kilomètres de diamètre. Les dimensions provenaient des senseurs du Falcon, elles étaient trop importantes pour l’esprit humain. Une telle immensité perturbait les références visuelles de Greg, lui donnant l’impression que la voile était en dessous de lui. Dans son esprit, c’était devenu un paysage désert argenté, pas un artefact ni une créature vivante. La logique combattait la foi. Il était vraiment en territoire inconnu. Quatre cents kilomètres de diamètre. La voile engouffrait la moitié de l’univers, de puissantes vagues de lumière s’y reflétaient, aveuglant Greg avant que les filtres électrochromatiques du pare-brise ne s’enclenchent. Il eut la sensation d’un baiser quand la voile atteignit cinq cents kilomètres de diamètre. Un fragment de pensée s’échappa du nœud de cellules en son centre, celles qu’il ne pouvait pas voir mais qu’il savait être là. Les lèvres de Julia frôlèrent les siennes. Et il se retrouva sur une plage de sable blanc, sur le rivage d’un océan profondément bleu, écartant les bras pour accueillir le soleil comme un primitif, baignant son corps nu dans sa chaleur. Il plongea dans l’eau, s’éloigna du rivage vers l’horizon, abandonnant le passé avec une joie vertigineuse. La brume fantôme des ions solaires frappa la voile extraterrestre, initiant son long voyage vers les étoiles. CHAPITRE 42 La guêpe frankenstein rampa autour de la barre métallique du grillage et s’immobilisa face au bureau. Greg ne comprenait pas vraiment ce qu’il voyait, des silhouettes vagues, comme s’il portait un amplificateur photonique en mauvais état. Mais la guêpe était consciente de l’espace vide devant elle et du fait que, là-dehors, il y avait des fleurs, du pollen. Le sucre l’attirait avec la force de la marée. Greg utilisa son hypersens pour localiser l’esprit qui l’intéressait, à quatre mètres de la guêpe, légèrement plus bas. Il instilla le souhait dans le cerveau gouverné par l’instinct de l’insecte. Le besoin de voler vers l’homme assis au bureau. Les ailes battirent furieusement. — Vous voulez juste changer le dard ? avait demandé Jools l’Outillé avec curiosité. C’était un petit homme habillé tout en noir. Les verres rosés de ses lunettes rondes et dorées protégeaient ses yeux humides. Sa peau très blanche lui donnait l’air en mauvaise santé, mais ce pouvait être en rapport avec l’heure matinale : le soleil ne s’était pas encore levé quand Greg avait appuyé sur la sonnette de l’animalerie. — Ouais, avait répondu Greg. C’est tout. — Et comment allez-vous la contrôler ? — Je suis un psi à glande. Jools l’Outillé avait hoché la tête avec scepticisme et l’avait fait passer devant les cages d’animaux endormis jusqu’à son petit labo de chirurgie à l’arrière du magasin. L’opération n’avait pas duré longtemps. Greg était resté derrière le petit chirurgien frankenstein, observant par-dessus son épaule l’écran du microscope, dans lequel la guêpe, maintenue par des liens de soie, paraissait mesurer trente centimètres. Les instruments microchirurgicaux l’amputèrent délicatement de son dard et le remplacèrent par une méchante dague creuse. Les lames et les crochets, pilotés par les poignées du waldo que Jools l’Outillé caressait, dansaient avec une agilité hypnotique autour de l’abdomen rayé jaune et noir. — Je l’ai amélioré avec une goutte d’AMRE7D, avait-il informé Greg en remplissant le dard artificiel d’un liquide transparent. C’est l’une des meilleures neurotoxines. Une fois inoculée, elle tue en vingt secondes. Le crâne de l’homme était visible à présent, des cheveux comme des brindilles, une mer lunaire pour peau. Greg guida la guêpe vers la nuque, permettant aux réflexes de l’insecte de reprendre le pouvoir pour l’atterrissage. Son cerveau hurla de dégoût au contact tiède de la peau. La guêpe enfonça son dard composite et recracha l’AMRE7D d’un seul jet. La main de Clifford Jepson frappa l’insecte, son cri de surprise et de douleur retentit dans tout le bureau. Greg se concentra sur son flux de pensées bouillonnant. — Je veux que tu saches quelque chose avant de mourir, Jepson, lui murmura-t-il d’esprit à esprit. Je veux que tu saches pourquoi. Les muscles de Clifford Jepson s’étaient rigidifiés, peut-être à cause de la terreur, peut-être à cause de la neurotoxine. Greg regarda à travers ses yeux exorbités, sentant les muscles de la gorge se durcir comme un bandeau d’acier et les mains agripper les accoudoirs de cuir. — On t’a offert une chance honorable de mettre un terme à la folie autour de la structuration atomique. Tu as refusé parce que tu pensais pouvoir t’enrichir encore. Tu es avide, Jepson. Et cette avidité a tué mon amie. C’est peut-être Leol Reiger, ton cyborg psychopathe, qui a tiré, mais c’est toi qui l’as programmé pour ça. Voilà pourquoi tu vas mourir, maintenant. Et je te hais d’autant plus que je m’en délecte. Greg annula sa sécrétion glandulaire et ouvrit les yeux. Il était dans le siège passager d’une Lada Sokol bleu marine, garée à l’ombre d’un pin parasol japonais dans un grand parking en plein air. Cinquante mètres devant lui, les pierres gravées ornant la maison de maître qui servait de siège européen à Globecast brûlaient dans le soleil du matin. Un vol d’oiseaux traversait le ciel sans nuages du Kent. — Avez-vous rempli le contrat ? demanda Col Charnwood. — Ouais. — Bien. Col Charnwood démarra la Lada et sortit du parking. Peu après minuit, Charlotte enfila une robe de chambre en soie et sortit sur le balcon pour profiter de la brise qui soufflait depuis le bassin des Fens. Après la chaleur étouffante de la journée, c’était rafraîchissant. Elle observa le ciel étoilé, ses cheveux au vent. La voile solaire extraterrestre était plus petite cette nuit. Elle s’éloignait de New London depuis quelques jours, apparaissant à présent au sud-est tandis que l’archipel de l’astéroïde scintillait à l’ouest. Selon les journalistes, la pression du soleil l’accélérait constamment. Elle ignorait que la lumière pouvait exercer une pression. Une minuscule pression, mais la surface de la voile avait la taille d’un petit pays, transformant cette force en quelque chose de colossal. Dans vingt jours, elle atteindrait la vitesse de libération solaire et pourrait aller n’importe où dans la galaxie. Depuis son retour de New London, Charlotte avait plusieurs fois réfléchi à ce que représentait cette liberté. Quelle merveille de pouvoir traverser l’univers à volonté, de découvrir des choses magiques et des horreurs, et de voyager avec autant de majesté. Voguant sur un rayon de soleil. Elle n’avait jamais vu d’étoile aussi lumineuse. Un astre suffisamment brillant pour créer des ombres la nuit, mais la pollution lumineuse de Peterborough l’empêchait de s’en assurer. Ils avaient une bonne vue de la ville depuis leur appartement-terrasse dans la copropriété Castlewood, particulièrement sur la futuropole de l’atoll de Prior’s Fen. Le jour où ils s’y étaient installés, elle avait passé des heures sur le balcon à regarder les structures géantes qui semblaient flotter sur le marécage. Elle trouvait étrange de n’avoir jamais visité Peterborough auparavant ; c’était un point focal pour la richesse. Mais après son arrivée, elle s’était rendu compte que c’était une autre sorte d’argent que celui duquel elle était coutumière. L’argent de Peterborough était actif, il était les muscles des consortiums financiers, du pouvoir commercial, de l’influence politique. Le seul jeu local était le financement à risque des laboratoires de recherche. Personne ne constituait de réserves à Peterborough, l’argent travaillait. Les trusts statiques et émasculés qui permettaient à ses mécènes de traverser la vie dans le luxe n’avaient aucunement la vitalité de cette ville. Prior’s Fen incarnait la nouvelle culture, avec une architecture aventureuse, utile, faisant un bras d’honneur au passé. L’antithèse de Monaco. Le voyage avait été long entre les deux villes, et la distance physique était peu de chose en regard du gouffre qui la séparait de son passé. À présent qu’elle avait trouvé Peterborough, elle savait quelle n’en partirait pas. Elle rencontrait des agents de change le lendemain matin. Un nouveau chapitre de sa vie commençait. Victor Tyo avait rapporté les mémoires centrales privées de Dmitri Baronski quand il était revenu du Prezda avec les meubles et les vêtements de Charlotte. — Je me suis dit que vous étiez la personne idéale pour mettre de l’ordre dans ces octets, avait-il commenté. Les autres filles devraient savoir où elles en sont et, d’une certaine manière, je ne crois pas qu’elles apprécieraient que ce soit moi qui le leur explique. Elle avait offert tous ses vêtements à une association caritative de Stanground, ainsi que ses bijoux les moins précieux. Elle avait appelé les filles l’une après l’autre, leur avait expliqué comment cela se passait désormais et s’était arrangée avec elles pour que chacune récupère sa part du compte suisse de Dmitri. Mais le reste des données, les ragots financiers et industriels que le vieil homme était censé transmettre à la Dolgoprudnenskaya, ça, c’était intéressant. Elle voyait déjà les possibilités qui s’offriraient à elle si ces informations étaient correctement exploitées par les agents de Fabian. La brise devenait plus fraîche. Elle rentra dans la chambre, fermant la fenêtre coulissante derrière elle. Les lumières de la ville contournaient les rideaux, donnant une teinte légèrement phosphorescente aux meubles blancs de la pièce. Fabian dormait, sur le ventre, membres écartés, au centre du grand lit où elle l’avait laissé. Elle se demanda s’il était illégal pour un tuteur de coucher avec son pupille. Probablement. Si seulement il n’était pas si jeune ! Mais il était sous sa tutelle pour trois ans. Rien n’avait jamais duré trois ans dans sa vie. Ensuite… Les rêves aussi faisaient partie de Peterborough. Elle sourit à son adresse et fit glisser la robe de chambre de ses épaules. Il bougea quand elle se glissa dans le lit à côté de lui. — Fabian, chuchota-t-elle. Il ouvrit les yeux, engourdi, et sourit. — Je rêve ? Elle l’embrassa sur le front. — Qu’en penses-tu ? Julia écarta de son front ses cheveux trempés de sueur, tandis qu’il reposait sur l’oreiller. Il était vraiment très beau. C’était étrange qu’elle ne l’ait jamais remarqué. Ou peut-être n’avait-elle jamais voulu le remarquer ? Cela aurait été compliqué. Puis elle fronça les sourcils et examina son visage. — Je n’en reviens pas ! Tu as déjà l’air coupable. — Certainement pas, protesta Victor. Ce que tu vois est du soulagement pur. Je pensais… — Quoi ? demanda-t-elle avidement. Elle aimait bien le taquiner, elle n’avait plus été libre de taquiner un homme depuis très longtemps. C’était aussi très agréable de l’avoir dans son lit. Rien d’extraordinaire, mais cela pouvait venir. Elle avait l’intention d’y passer beaucoup de temps. Victor haussa les épaules. — Rick. — Oh, lui. Non. Il est gentil, et bien foutu aussi, bien sûr. — Merci beaucoup, madame. Elle pouffa. — Pas mon type, par contre. En dehors de son travail, il n’a rien d’intéressant. Triste, en fait. — Mon cœur saigne. Elle attendit un instant. — Je lui suis extrêmement reconnaissante, par contre. Je n’aurais jamais pensé à renvoyer l’Hexaëmeron dans l’espace. Seigneur, avoir fait ce choix me fait toujours froid dans le dos. — Cela n’arrivera plus. — Dieu merci ! (Elle posa la tête sur sa poitrine.) Je vais récompenser Rick, lui montrer à quel point je suis reconnaissante. — Comment ? — Je vais lui donner son radiotélescope, ce Stéropès qui le fait tant baver. — Tu es sérieuse ? — Oui. Nous savons à présent que ses recherches ne sont pas inutiles. Cela donne une tout autre perspective au projet SETI. Maintenant que les gens sont convaincus que la vie existe ailleurs dans la galaxie, ils s’attendront à un suivi. Je tiens à ce qu’Event Horizon reste leader en la matière. — Aucun doute là-dessus, j’en ai peur. Greg ne va certainement pas demander qu’on étale au grand jour sa participation aux événements de New London. Et Sinclair est déjà une célébrité avec son émission religieuse. Il raconte au monde entier comment tu as dressé la Bête et libéré la Nouvelle Jérusalem. Ce n’est qu’une nouvelle brique dans le mur de la légende : Julia Evans, superwoman ! — Foutaises ! (Elle n’avait pas pensé à cet aspect des choses. Peut-être que Greg… Non, ce ne serait pas juste.) Ah, bien. Au moins, maintenant, Stéropès ne va pas me ruiner. — Très vrai. Cette seconde chambre, c’est vraiment quelque chose, même si les mineurs n’ont pas apprécié de perdre leur boulot cinq ans plus tôt que prévu. Ils avaient visité la seconde chambre le lendemain du départ de l’extraterrestre, leurs bottes soulevant des nuages de poussière aride. C’était un paysage de pitons rocheux et de canyons, d’arches délicates renforcées par des filons de fer. Une géologie instantanée. Elle avait vu les courbes dessinées par l’eau, passé sa main gantée sur les monticules de pierre rouge. Pourtant, malgré son état immaculé, ce cyclorama avait un côté déjà vu. C’était le paysage de son enfance, une composition créée par sa mémoire. Elle avait passé quelques nuits sur les rochers au-dessus de l’Église du Premier salut en Arizona et regardé le soleil se coucher sur le désert. — Ça faisait partie de notre accord, dit-elle. L’extraterrestre, c’était moi, tu te souviens ? Une deuxième chambre pouvait donner une poussée financière à Event Horizon. À quoi t’attendais-tu ? — Etait-il vraiment nécessaire d’offrir tes souvenirs à cette chose ? demanda-t-il doucement. — C’était prévu aussi par notre pacte, Victor. Comment aurions-nous pu nous assurer autrement que l’Hexaëmeron allait partir ? Et pas seulement partir, mais voyager loin avant de ressusciter les espèces de sa planète. Le système du Centaure serait inutile. Nos propres vaisseaux-arches y seront dans moins d’un siècle, peut-être plus tôt si Beswick trouve le moyen d’ouvrir un trou de ver. Mais, avec ma personnalité, je peux garantir que cet extraterrestre ne s’arrêtera pas à moins de cinquante-six années-lumière. C’est suffisant, je trouve. — Drôle d’accord pour l’extraterrestre. Nous en sommes débarrassés et tu en tires profit. Qu’a-t-il obtenu, lui ? — Il vit, Victor. La mort était la seule autre option. Et ç’aurait été un crime monumental. Un génocide planétaire. Je ne suis pas sûre que je l’aurais supporté. Alors qu’il peut attendre plusieurs millénaires avant de trouver un système solaire stérile à coloniser. Il a déjà attendu des milliards d’années. — Si tu le dis ! admit-il à contrecœur. Et nous ? Quelle sorte de combinaison formons-nous ? Tu construis et je protège ? Il y avait un tremblement dans sa voix, léger, bien caché, que peu de gens auraient perçu. Le connaissait-elle déjà si bien, ou l’avait-elle toujours connu ? — Quelque chose comme ça. Je ne pense pas que tu sois fait pour être un homme au foyer. — C’est assez vrai. (Son bras se glissa dans son dos et lui caressa les flancs.) C’est amusant que l’Hexaëmeron nous connaisse si bien qu’il soit allé directement au cœur de notre société. J’ai toujours su que des gens comme toi et Jepson détenaient le véritable pouvoir dans ce pays. — J’y ai réfléchi. Et c’était faux. Jepson et moi étions simplement les personnes les plus appropriées, pas les plus puissantes. C’est ainsi que fonctionne le monde aujourd’hui. Un million d’intérêts différents, en compétition, cherchant tous une voix. J’ai dit à Marchant que le monde devenait plus complexe et l’Hexaëmeron me l’avait prouvé au-delà de tout doute. Les systèmes politiques simples ne fonctionnent plus. La confrontation entre deux partis, deux idéologies, est derrière nous. Nous avons besoin d’un système adapté à l’âge des données, dans un monde où l’information totale est disponible et où deux endroits ne sont qu’à quatre-vingt-dix minutes de distance. L’esprit de clocher est mort, longue vie à l’esprit de clocher. Il l’étudia longuement. — Je ne comprends pas. — Pense au pays de Galles. En restant uni à l’Angleterre, il était en faillite, avec un chômage supérieur à la norme, des services et des infrastructures sociales médiocres. Pour les Nouveaux conservateurs de Westminster, ce n’est qu’un autre groupe d’intérêt, comme pour la politique d’éducation et le taux des impôts. Ils investissent un minimum de ressources pour un maximum de voix, or s’ils doublaient l’investissement ils ne doubleraient pas les voix. Le pays de Galles est automatiquement marginalisé. C’est de ça que naissent les mouvements de sécession régionaux. Pas seulement ici, mais tout autour de la planète : les Californies, l’Italie, l’Allemagne, jusqu’à la décentralisation en Chine, même si le mot est différent. Des gouvernements régionaux solides bien que petits, si ce sont des démocraties, peuvent s’occuper plus efficacement de leur peuple. La force et la stabilité leur manquaient par le passé, à cause de la petite taille, et c’est ce qui inquiétait Marchant pour l’Angleterre. À présent, l’accès aux organisations internationales est profondément simplifié, les nations disposent de tous les choix. Certaines régions autonomes deviendront des points nodaux dans le réseau mondial, et il y en a des centaines, des milliers, chacune séparée des autres, mais toutes liées au niveau financier, commercial, stratégique, informationnel, boursier, tout est réseau. Event Horizon est un réseau. Mes usines sont tellement disséminées que n’importe quel produit se constitue de composants venant de partout, il n’y a plus de source unique. — Alors tu vas soutenir les indépendantistes gallois ? — Oui. Mais, d’abord, je vais laisser tomber les Nouveaux conservateurs. Pas de manière théâtrale, mais ils ne recevront plus aucune donation ou soutien de ma part. Après la chute du PSP, ils étaient nécessaires. Le capitalisme rampant est une bonne manière de reconstruire rapidement et nous avions besoin de ça, nous étions tombés si bas. Pourtant, à moins de faire très attention, ce type d’économie devient un requin qui doit toujours se déplacer pour manger, pour survivre. On fabrique le chômage au nom de l’efficacité, la douleur au nom du marché. C’est fini. Nous avons reconstruit, nous avons rassemblé ce que nous avions perdu ; maintenant, il est temps de consolider. Si les Nouveaux conservateurs ne peuvent l’accepter, alors ils méritent de disparaître. S’ils sont malins, ils adapteront leur politique. Quoi qu’ils fassent, cela m’est égal. Ils n’ont plus d’importance. L’Angleterre bénéficiera de la sécession galloise autant que les Gallois. — Donc c’est toi qui décides du destin des Gallois. Cela ne te place-t-il pas en dehors de ces réseaux dans lesquels tu as tellement foi ? Cela ne fait-il pas de toi le contrôleur que l’Hexaëmeron pensait que tu étais ? — Je ne contrôle ni ne dicte. Je vois les tendances qui évoluent. Je suis douée pour ça, vraiment douée, et ça me permet de marcher avec le flux. Voilà pourquoi Event Horizon fonctionne aussi bien et c’est ce qui en fait un réseau aussi puissant. Dans ce cas précis, j’interviens, un peu. Mais, même si je ne le faisais pas, si le référendum maintenait le pays de Galles sous le contrôle de Westminster, le prochain ou le suivant le libérerait. C’est en train de se produire, Victor. Le séparatisme évolue et devient le mouvement politique le plus puissant de ce siècle. Et l’évolution est toujours plus forte que les solutions imposées. — Tu penses vraiment que c’est vers ça qu’on va ? — Oui, et c’est ce qu’il nous faut. Ça va fonctionner. Pas pour toujours, mais cela durera jusqu’à ce que nos enfants aient envie de changer le monde. Il recommença à lui caresser les flancs. Elle se rapprocha et, par-dessus sa poitrine, regarda par la fenêtre. Les jardins de Wilholm baignaient dans un mélange de lumière lunaire et de la lueur de la voile. Ainsi embrassés par la magie, les forêts et les lacs étaient enchanteurs. C’était pareil dans le monde entier, la race humaine retenait son souffle, émerveillée. La police avait annoncé une baisse du crime, les politiciens restaient silencieux de crainte d’avoir l’air complètement stupides. Tout le monde regardait vers les étoiles. Il était dommage que cela ne doive pas durer. Greg se frayait encore un passage dans les rochers quand le Pegasus quitta le réservoir. L’avion s’éleva d’une centaine de mètres puis s’éloigna vers l’est. Greg le regarda disparaître avant de tendre une main pour aider Andria à grimper les derniers mètres. De l’autre côté du réservoir, un feu de joie flamboyait au milieu du lotissement de Berrybut, son reflet dansait sur l’eau grise. En se dirigeant vers la maison, il aperçut la lueur des braises dans le barbecue des ouvriers, de fines colonnes de fumée s’élevaient tandis que les jus de viande traversaient la grille noircie. Les gens grouillaient dans le campement. De petits groupes de cinq ou six personnes étaient assis dans l’herbe, se passant une bouteille en attendant le repas. Quelques silhouettes se déplaçaient encore dans les vergers, dressant des tas de cagettes blanches pour la récolte du lendemain. Greg ne s’était pas rendu compte à quel point cela lui avait manqué. Ces trois jours d’absence avaient été tellement étranges par rapport à ça, comme quelque chose qu’il aurait vu à la télévision. Si cela n’avait pas été pour Suzi… — Ils ne mordent pas, dit-il lorsque Andria hésita sur le pas de la porte. Elle lui retourna un sourire nerveux. Ses yeux étaient encore rouges de larmes. Les biolums du hall étaient allumés. Greg entra et son regard s’attarda sur la vieille commode en chêne, le portemanteau, le miroir d’église, les dalles anciennes avec des traces boueuses toutes fraîches. De la musique rock descendait de l’étage, les bruits mécaniques et les voix aiguës d’un dessin animé traversaient la porte du salon. — Papa ! cria Christine en dévalant les marches. Eleanor passa la tête par la porte de la cuisine et sourit. Christine se jeta dans les bras de son père avant qu’il n’atteigne sa femme et l’embrassa. Oliver, Anita et Richy sortirent du salon en hurlant de joie. — Tu y étais vraiment, papa ? demanda Oliver dont les yeux étaient écarquillés et incrédules. Je veux dire : dans l’espace quand la voile s’est dépliée ? Greg cilla quand Christine le lâcha. — Pourquoi es-tu en chemise de nuit ? Elle rit et tournoya devant lui. — Tu aimes ? C’est ma nouvelle robe de fête. — Les journaux ont dit que Tata Julia était là-haut, insista Oliver. Mais ils n’ont pas parlé de toi. La robe noire scintillante de Christine était maintenue par deux minuscules bretelles sur les épaules, le décolleté dans son dos descendait jusqu’aux fesses, la jupe s’arrêtait loin au-dessus des genoux. — Voici Andria, dit-il de façon distraite à ses trois plus jeunes enfants. Elle va rester avec nous quelque temps. Richy mâchouillait une de ses petites voitures. Il pencha la tête de côté et regarda Andria. — Pourquoi ? demanda-t-il. — Parce que c’est une amie et qu’on est bien ici. Ce qui était assez vrai, la ferme était le meilleur endroit pour élever un enfant, mais il allait devoir trouver une meilleure raison. Il essaierait d’expliquer ça le lendemain. Mais ce serait peut-être mieux que ce soit Eleanor qui le fasse. Oui, c’était une excellente idée. — Ça t’ennuie ? demanda doucement Andria. Richy secoua timidement la tête. Greg parvint à embrasser Anita. — Tu m’as manqué, papa, murmura-t-elle. — Greg nous a dit que tu travaillais dans un bureau de transport, s’approcha Eleanor. — Oui, acquiesça Andria. — Tu t’y connais en comptabilité ? — J’ai un peu joué avec les chiffres quand j’y étais. — Bien. (Eleanor embrassa rapidement Greg et entraîna Andria dans la cuisine.) Tu pourras m’aider. J’ai peur d’être très en retard dans la comptabilité de cette année. Greg serra fort Oliver dans ses bras. — Oui, j’étais là-haut et Tata Julia aussi. — La voile est un aspect de Gaïa, n’est-ce pas. Papa ? demanda Anita. (Elle décocha un regard méprisant à Oliver.) Un de ses anges est descendu pour nous montrer le chemin de la rédemption. Christine lissa sa robe. — Je vais la porter à la fête à Victoria Hall samedi prochain. Graham voudrait m’accompagner. Maman a dit que je devais te demander. Mais je peux y aller, hein. Papa ? — Qui est Graham ? Eleanor sourit avec douceur. — Le dîner aura du retard, désolée. Elle disparut dans la cuisine avec Andria. — C’est un monstre extraterrestre et Papa l’a empêché de manger New London, se rebella Oliver en fusillant sa jumelle du regard. C’est ça, hein, Papa ? Greg souleva Richy qui souriait comme un ange et qui entoura de ses bras le cou de son père. — Papa ! Est-ce que je peux aller danser avec Graham, ou pas ? ÉPILOGUE Julia ouvrit les yeux sur le blanc pur d’un matériau lisse et translucide à quelques centimètres de son nez, qui laissait passer la lumière. Elle le contempla pendant que ses pensées se solidifiaient, comme si elle se réveillait. Mais il n’y avait pas eu de sommeil, elle en était certaine. Ses souvenirs lui revinrent, froidement, chaque aspect de sa vie décliné méthodiquement, les joies et les peines inchangées par le temps. C’était injuste. Le temps était censé guérir les angoisses. Et tant de temps avait passé. Des siècles. Le matériau blanc brilla davantage, s’ouvrant en deux pour lui révéler un ciel sans nuages. Elle était allongée dans un cocon ovale qui avait la texture du caoutchouc à mémoire de forme. Le soleil réchauffait sa peau, un vent humide soufflait. Elle entendait le bruit caractéristique des vagues sur une plage. Elle s’assit. C’était une plage, une longue crique de sable roux bordant une eau très claire. Elle devinait la silhouette d’un rocher, quatre kilomètres sur sa gauche. De l’autre côté, une ligne sombre de falaises s’étendait à l’infini. Derrière elle, le promontoire était couvert de rochers que le sable porté par le vent maintenait en place. En haut, des brins d’herbe luttaient pour devenir un véritable tapis. Au-delà, la végétation était dense. Les arbres étaient insolites, ils possédaient cinq troncs gris qui se courbaient vers l’intérieur, leurs sommets se rencontrant au centre du pentacle. Un feuillage indigo mousseux jaillissait de cette conjonction, formant de longs rubans qui tombaient jusqu’au sol. Elle frémit devant l’étrangeté de ce monde. Cinq mètres plus loin, un autre cocon se dilata, puis Royan se redressa. Ils s’enlacèrent dans le sable, prenant le temps de se regarder, de se toucher, de se caresser pour se rassurer. Finalement, elle retint son regard et fit une grimace. — C’était vraiment idiot. Tu n’as jamais lu La Guerre des mondes ? Il sourit. — Oui, mais ça nous a rapprochés à la fin, n’est-ce pas. Fleur des neiges ? Elle gronda, faussement outragée, et le serra plus fort. Il tendit le cou pour fouiller le ciel. — Là ! Il désigna la jungle. Une étoile brillante était suspendue au-dessus des arbres. — Où va-t-il aller maintenant ? — Il se trouvera un monde, c’est l’accord que nous avons passé. La division SETI a compilé une longue liste d’étoiles possédant un système planétaire. J’ai eu accès aux dossiers avant de quitter New London. — Ce bon vieux Rick. — Oui. (Elle examina de nouveau la plage et se frotta les mains.) Il va faire froid, la nuit. — Les nanoprocesseurs te fabriqueront des vêtements, et tout ce que tu veux tant qu’ils ont les matériaux nécessaires. Elle regarda les organismes blancs. Tous deux s’étaient refermés, légèrement amincis à présent qu’il n’y avait plus de corps à l’intérieur. En se concentrant, elle sentait leur présence dans son esprit, une conscience animale, obéissante, qui attendait ses ordres. — Je me demande ce qui m’est arrivé, après… — Nous pouvons toujours retourner voir. — Non, soupira-t-elle. Ce n’était qu’un rêve. Ce monde est notre monde à présent. Royan glissa un bras autour de sa taille. — On va faire un tour ? L’image d’une planète vue de l’espace s’imposa à son esprit, d’étranges continents, des océans profonds constellés d’archipels et de grandes calottes polaires aveuglantes. Elle avait toujours adoré les vidéos de l’Antarctique sous la glace et déploré de n’avoir jamais pu le visiter. Explorer cette planète prendrait une vie entière. Ils feraient ça à deux, seuls et sans la moindre obligation. Comme cela n’aurait jamais été possible sur Terre. — Bonne idée. Ils marchèrent le long de la plage en direction des rochers. Les organismes nanoprocesseurs se réveillèrent et glissèrent derrière eux. {1} Nom donné aux manipulateurs à distance, d’après la nouvelle Waldo (1942, non traduit en français) de Robert A. Heinlein, qui raconte l’histoire d'un personnage du même nom qui invente des dispositifs de ce type. (NdT) {2} L’Apocalypse, 4:1, traduction Louis Segond, 1910. (NdT) {3} L’Apocalypse, 4:1, traduction Louis Segond, 1910. (NdT) {4} En français dans le texte (NdT) {5} Le Premier ministre britannique a sa résidence au numéro 10, Downing Street à Londres. {6} L’Échiquier est le ministère des Finances anglais. (NdT) {7} En français dans le texte. (NdT) {8} L’Apocalypse, 11:7, traduction Louis Segond, 1910. (NdT)