CHAPITRE PREMIER Des météorites striaient le ciel nocturne comme une averse de neige fondue incandescente, et leur scintillement intense créait des traits éblouissants sur l’image que l’amplificateur photonique envoyait aux nerfs optiques de Greg Mandel. Il était suspendu à une aile furtive Westland, à cinq cents mètres au-dessus de Purser’s Hill, à l’ouest de Kettering. Et il descendait en lentes spirales. Le vent qui tambourinait contre la membrane produisait des harmoniques graves à peine audibles. L’objectif au sol était la maison d’un petit fermier : des murs de pierres non taillées envahis par de la végétation grimpante d’un vert olive, avec de grosses fleurs écarlates ici et là. Le toit de chaume était à moitié pourri et dévoré par les ondulations bleuâtres de la moisissure. Un panneau solaire de deux mètres carrés y avait été fixé. Greg atterrit à une centaine de mètres en contrebas du cottage, et le rétropropulseur donna son maximum pour freiner l’élan naturel de l’aile. Il mit moins de trois mètres pour s’immobiliser. La Westland était un des équipements microlégers les plus performants des anciennes forces armées : poids ridicule, maniabilité extrême, silencieuse, et avec un risque de détection radar presque nul. Greg l’avait utilisée pour quinze missions en Turquie, et sa fiabilité avait toujours été totale. Toutes les unités spéciales d’intervention de l’armée britannique l’avaient eue en dotation standard. Il n’aurait pas voulu utiliser un autre matériel. On en avait interrompu la production quand le Parti socialiste populaire était arrivé au pouvoir, douze ans plus tôt. Cette merveille avait été victime du programme de désarmement, du krach financier, du réchauffement planétaire, du plan de nationalisations et de l’effondrement industriel. Son exemplaire avait quinze ans d’âge et il fonctionnait toujours parfaitement. L’heure s’afficha en chiffres d’un jaune spectral, dans le coin inférieur droit de l’image photonique amplifiée : « 21 h 17 min 08 sec ». Greg actionna la manette de rétraction et la voile translucide se replia dans un froissement soyeux. Il l’ancra à l’aide d’un harpon. Aucun risque qu’elle soit emportée, à présent. Ces collines étaient balayées par des tornades fréquentes et l’on était au mois de mai, la saison des pluies en Angleterre : les coups de vent soudains abondaient. Gabrielle ne l’avait pas mis en garde à ce sujet lors du briefing, mais Greg suivait toujours la routine imposée par ses formateurs et par une très longue expérience. Il étudia le terrain dans l’image amplifiée aux teintes fumeuses grises et bleues. Pas de surprise : les images satellite piratées pour lui par Royan dataient de trois mois, mais rien n’avait changé depuis. La zone était isolée, occupée surtout par des pâturages, et à peine viable sur le plan agricole. Par ici, personne ne dépensait son argent pour entretenir les fermes et les routes. C’était un coin perdu, l’endroit idéal pour quelqu’un désireux de disparaître. Greg perçut le tintement aigrelet d’une clochette, qui provenait de la direction du cottage. Il fit passer l’ampli sur infrarouge et accentua le grossissement. Une grosse tache rosâtre prit la forme d’une chèvre portant un large collier auquel pendait ladite clochette. Il marcha vers son objectif. Le bombardement de météorites s’était déplacé vers l’est. Ce n’étaient donc pas de véritables étoiles filantes, mais plutôt les détritus d’une quelconque station orbitale ou les débris d’un étage de fusée arraché de son orbite de stationnement par l’atmosphère surchauffée et en expansion de la Terre. « À 21 h 19 min, heure de Greenwich, le chien va s’élancer vers toi, lui avait dit Gabrielle pendant son exposé. Tu l’apercevras au moment où il dépassera le mur sur la gauche du cottage. » Greg observa le mur. Le délabrement qui régnait sur la petite ferme était visible là aussi, qui le réduisait à une crête basse recouverte de mousse et bordant une petite cour envahie par la boue. Un clignotement jaune. « 21 h 09 min 00 sec ». Le chien était un rottweiler sérieusement modifié pour servir dans les forces de police anti-émeute, ce qui représentait un investissement considérable. Un fermier avec un troupeau de vingt-cinq lamas ne pouvait certainement pas s’en offrir un, d’ailleurs il n’en avait pas le droit. Les dents de l’animal avaient été remplacées par des crocs en silicium monotreillissé de huit centimètres de long, et ses mâchoires avaient été redessinées pour les supporter. Les deux yeux étaient des implants, leur rétine avait été améliorée pour obtenir une vision nocturne acérée. Gabrielle avait omis de mentionner une particularité de cette créature infernale : sa vitesse. Greg releva son Walther 8 coups, et la visée laser fusa tel un éclair rectiligne dans l’image photonique amplifiée. Il tira deux fois, très vite. Les impulsions maser transpercèrent le cerveau du rottweiler, ses pattes puissantes cédèrent sous le poids du corps et l’animal roula au sol, entraîné par son élan. Dans les soubresauts de l’agonie, il claqua des mâchoires vers l’homme, et de ses yeux exorbités coulèrent des larmes de sang. Greg passa à côté de lui sans lui accorder plus d’attention. Les condensateurs du Walther émirent un chuintement à peine audible en se rechargeant. « À 21 h 20 min 30 sec, heure de Greenwich, la porte du cottage va s’ouvrir. Edwards regardera à droite puis à gauche avant de sortir. Il sera armé d’un fusil à pompe, mais avec seulement trois cartouches. » Greg se plaqua contre le mur de la maison et sentit les feuilles rêches des plantes grimpantes comprimées contre son dos. Les fleurs écarlates dégageaient un parfum suave qui rappelait le chèvrefeuille. « 21 h 20 min 13 sec. » La porte au bois délavé grinça. L’hypersens de Greg perçut Edwards, qui hésitait sur le seuil. Son esprit n’était qu’une vague lueur rubis, avec des courants mentaux qui s’écoulaient lentement, chargés d’une méfiance et d’une inquiétude croissantes. « Il tournera à droite et s’éloignera de toi. » Les bottes d’Edwards produisirent un bruit de succion dans la boue de la cour quand il s’y avança de deux pas. Il tenait le fusil à pompe pointé devant lui, l’index posé sur la détente. Greg s’écarta du mur et régla le Walther en mode « tir rapproché » tout en visant. Edwards n’était qu’une silhouette massive vêtue d’un jean crasseux et d’un pull en grosse laine. Il tendait le cou en avant et scrutait la pénombre laiteuse. Il avait braqué son arme sur l’abri en pierre à demi écroulé, à l’autre bout de la cour. La chèvre bêla et tira sur sa corde. Edwards sentit la présence derrière lui. Son dos se raidit, et son esprit trahit une soudaine bouffée de peur que décela l’hypersens de Greg. Il crispa les mains sur le fusil à pompe, prêt à faire volte-face et décharger son arme au jugé. — Lâchez ça, dit Greg à mi-voix. Edwards soupira et ses épaules s’affaissèrent. Il se pencha en avant et déposa le fusil au sol, le canon sur une pierre pour lui épargner la boue. Cet homme connaissait les armes. — Bien. Vous pouvez vous retourner, maintenant. Il avait le visage allongé et barbu, des yeux noisette au blanc jauni. Il regarda Greg, contempla la tenue de combat en cuir mat, la fine bande argentée en travers des yeux, le Walther pointé sur lui. Il savait qu’il allait mourir, mais l’incompréhension le disputait à la terreur sur ses traits. — Pourquoi ? demanda-t-il. — L’absolution. Il ne comprit pas. Ils ne comprenaient jamais. Sa mort était un devoir ordonné par la culpabilité. Greg avait tout appris du devoir à l’armée, quand il avait compté sur ses camarades de section comme ils dépendaient de lui. C’était un lien plus fort que celui de la famille, qui l’emportait sur tout le reste – lois, conventions, sens moral. Les civils tels qu’Edwards ne le comprendraient jamais. Quand toutes les autres valeurs humaines n’existaient plus parce qu’elles avaient été anéanties par la violence, le devoir demeurait. La confiance implicite en la vie. Et Greg avait failli à son devoir envers Royan. Misérablement. Greg tira. Edwards ouvrit la bouche quand la décharge maser l’atteignit à la tempe, ses yeux se révulsèrent et il s’écroula en avant, d’une pièce, dans la boue. Mort avant d’avoir touché le sol. Greg rengaina le Walther. Entre ses dents serrées, sa respiration était sifflante. Il redescendit la colline vers la Westland sans un regard pour le cadavre. Derrière lui, la clochette de la chèvre se mit à tinter. Il refusa de penser au meurtre pendant que la Westland filait au-dessus de la campagne. Son esprit devint une extension du guideur en silicium qui relevait les points de repère successifs et indiquait à son corps quand modifier l’assiette. Dans ce segment isolé de l’univers que formait l’aile furtive, il aurait été trop facile de ruminer son acte, et la culpabilité et la dépression auraient été inévitables. Rutland Water s’étendait devant lui, un réservoir long de six kilomètres et demi, en forme de « Y », niché dans les vallées sombres du relief turbulent de la région. La flamme pâle et tremblotante d’un clair de lune morne dansait à la surface. Greg arriva par le barrage et sa longue pente herbue, à l’ouest. Il resta très bas, au ras de l’eau. Droit devant lui, le village, de grands radeaux supportant chacun une cabane, un peu comme un camp de trappeurs dans l’Ouest. Ils étaient reliés par un réseau de câbles et disposés en cercle autour de la vieille tour limnologique, une épaisse cheminée de béton érigée là avant que le réservoir se remplisse. Il infléchit sa trajectoire en direction de la plus grande des habitations, en compensant les coups de vent légers sans même s’en rendre compte. À cinq mètres de la cible, il déploya l’aile au maximum, subitement. Le choc avec l’air tira sur sa tenue de combat. Ses pieds entrèrent en contact avec le bois rugueux des planches qui constituaient le toit, et il accompagna le mouvement en courant vers le faîte jusqu’à ce que l’élan s’estompe. Il s’arrêta à un mètre du sommet. L’odeur aigre et proche de celle du cidre des fruits d’eau mis à sécher imprégnait l’air de sa familiarité rassurante. La membrane de la Westland se replia. — Greg ? Il regarda le crâne rasé de Nicole qui apparaissait en haut du pignon. — Je suis ici, fit-il en se débarrassant du harnais. Elle gravit les derniers barreaux de l’échelle. C’était une Noire, ancienne de la Navy devenue mariner. Elle portait un bikini de plongée mauve, et il ne se souvenait pas l’avoir vue dans une autre tenue. Même à la lueur du clair de lune, sa peau imperméable luisait de la tête aux pieds. Elle avait l’air un peu dodue, mais sans excès, ce qui était dû à la couche de graisse calorifuge sous-cutanée qui enveloppait tout son corps et la protégeait des températures basses qu’on rencontre en eaux profondes. — Comment ça s’est passé ? — Sans accroc, répondit-il brièvement. Elle accepta la réponse d’un hochement de tête. Deux autres mariners gravirent rapidement l’échelle et s’occupèrent de la Westland. Greg appréciait leur façon de faire efficace, sans paroles inutiles. La plupart des mariners du village flottant étaient des anciens de la Navy. Ils comprenaient. Ils avaient colonisé le réservoir à peu près à l’époque où Greg s’installait dans son chalet, sur la berge, et ils s’étaient mis à planter et récolter leurs fruits d’eau génétiquement modifiés. Leur seule concession aux années agitées du PSP avait consisté à accepter de conserver l’équipement militaire de Greg pour lui et, très occasionnellement, de procurer un abri à un activiste fuyant les agents populaires du Parti. — Je reviendrai demain, dit Greg à Nicole pendant qu’il s’installait dans son vieux bateau à rames. Quand la migraine neurohormonale se serait dissipée, ainsi que le souvenir d’Edwards, et qu’il se sentirait de nouveau humain. Elle détacha la sacoche et la lança dans l’embarcation. — Bien sûr, Greg. Prends soin de toi. De retour sur la terre ferme, il se dirigea vers le pub, avec l’intention d’oublier l’assassinat. L’armée lui avait également appris comment gérer ce genre de situation. Comment faire abstraction de tout sentiment humain pendant le combat, et refuser d’endosser la culpabilité d’avoir causé des morts, de la souffrance, de l’horreur. Jamais il ne s’était réveillé en hurlant au cœur de la nuit, comme c’était arrivé à bien d’autres dans son unité. Il savait ce dont il avait besoin, la délivrance qu’il trouvait avec l’alcool et les femmes, l’immersion dans l’excès pour vidanger le souvenir d’Edwards dans un torrent de normalité basique. Quand il entra au Wheatsheaf, dans le village d’Edith Weston, il eut une bonne impression. Qu’elle soit due à son intuition hypersensible ou au bon vieil instinct humain, peu lui importait, le résultat était le même : une forme d’impatience chargée d’électricité statique. Le sourire aux lèvres, il poussa la porte de la salle. Angus, le tenancier du pub, s’était trouvé un atout. Sa nouvelle serveuse était un beau brin de fille d’une vingtaine d’années au visage en forme de cœur qui coiffait sa crinière rousse en arrière. Elle portait une longue jupe bleu marine et un tee-shirt pourpre dont l’échancrure révélait bon nombre des taches de rousseur qui constellaient sa poitrine généreuse. Eleanor Broady. Greg enregistra le nom quand elle lui apporta une pinte de Ruddles County avec un verre du whisky qu’Angus distillait lui-même. La combinaison des deux boissons lui durerait plus longtemps, il ne voulait quand même pas avaler pinte sur pinte toute la nuit. Il se laissa aller au fond de son siège et admira la jeune beauté à la lumière vacillante des lampes à huile. Le Wheatsheaf était un pub rural ordinaire qui était revenu à l’idéal des débuts du XXe siècle depuis la mort des grandes entreprises de brasserie. L’éclairage électrique clinquant avait disparu à une vitesse surprenante quand le réseau s’était éteint et qu’il avait fallu de nouveau servir la bière au tonnelet. Selon la sensibilité de chacun, l’endroit était très apaisant ou très ennuyeux. Greg aimait bien cette ambiance. Ici, on n’exigeait rien de lui. Il était installé entre un groupe d’ouvriers agricoles du coin et quelques-uns des gars de la scierie qui logeaient sur l’ancienne base de la Royal Air Force. Les deux braconniers de la région faisaient leur tournée du soir et essayaient de fourguer des truites arc-en-ciel pêchées dans le réservoir. Eleanor attirait tous les regards masculins. Bien qu’encore un peu timide dans son nouvel emploi, elle s’en tirait très bien pour un endroit pareil. Greg évalua sa personnalité et réfléchit à la meilleure manière de jouer sa partition. Il ne doutait pas d’arriver à ses fins. Il avait dix-sept ans de plus qu’elle, bien sûr, mais, avec l’avantage que lui conférait son hypersens, ce ne serait pas un problème. Ce qui amusait Eleanor, les sujets qu’il valait mieux éviter avec elle, il sentait tout à des kilomètres. Avant la fin de la nuit, elle croirait qu’ils étaient des âmes sœurs. Son père entra dans le pub à onze heures et demie. Les conversations cessèrent instantanément. L’homme portait un bleu de travail sur le devant duquel avait été grossièrement cousu un gros crucifix. Dans la salle, tout le monde le regarda fixement. Les kibboutzniks ne venaient pas dans les pubs. Jamais. Derrière le comptoir, Eleanor pâlit, mais elle tint bon. Son père marcha vers elle sans faire attention aux autres, et la lumière irrégulière souligna ses traits anguleux. — Tu vas rentrer à la maison avec moi, dit-il d’un ton déterminé. Sans faire d’esclandre. Elle secoua la tête sans répondre. — Maintenant. Angus vint se camper derrière la jeune femme. — La demoiselle n’a pas envie de partir. Il avait parlé d’une voix lasse mais calme. Il avait déjà tout vu, et il savait comment agir face à chaque situation. Un expert en désamorçage. — Ta place est parmi nous, reprit le père. Tu partages notre pain. Nous ne t’avons pas élevée pour ça. — Écoutez…, commença Angus. — Non. Elle vient avec moi. À moins que vous vouliez nous dédommager pour son éducation ? Elle possède un diplôme de catégorie quatre en matière d’élevage. Elle ne vous l’a pas dit ? Vous pouvez vous offrir de tels talents ? — J’ai travaillé dur pour y arriver, répondit Eleanor. Chaque jour. Sans jamais m’arrêter. Greg sentit à quel point elle était près de fondre en larmes. D’une certaine façon, il trouvait la scène fascinante, surréaliste, ou peut-être shakespearienne, victorienne… Mais la logique et le désir le poussèrent à se lever. Angus le vit approcher du comptoir et réprima une grimace. D’une ombre de sourire, Greg le rassura. Pas de violence, promis. En imagination, il vit son implant glandulaire, une lentille noire visqueuse nichée au centre de son cerveau, qui se contractait rythmiquement et produisait un liquide laiteux. En réalité, ce n’était rien de tel, mais la psychose était légère, sans danger. D’autres vétérans de la brigade Mindstar souffraient d’hallucinations bien plus étranges. Les neurohormones se mirent à se répandre dans ses synapses dont ils altérèrent les fonctions naturelles en les améliorant. Sa perception de la salle commença à se modifier, et tout ce qui n’était pas vivant en disparut. Les gens eux-mêmes n’étaient plus que leurs pensées, des flux denses d’idées, de souvenirs et d’émotions en interaction, qui fusionnaient et bourgeonnaient. Le tout était d’une beauté glaciale. — Rentrez chez vous, dit-il au père d’Eleanor. L’homme était une fournaise de colère indignée qui doubla d’intensité devant l’impudence de ce non-croyant. — Ça ne vous regarde pas, répliqua-t-il. — Pas plus qu’elle vous appartient. Plus maintenant. Elle n’est plus votre petite fille soumise. Aujourd’hui, elle est en droit de faire ses propres choix. — Elle est enfant du Seigneur ! Il aurait été si simple de cogner cet abruti arrogant. L’envie de violence cascada dans l’esprit de Greg, tout le manuel du combat à mains nues surgit de quelque recoin surexcité de sa mémoire, immensément tentant. Il se concentra sur l’esprit intransigeant face à lui, car la domination mentale n’était pas ce qu’il préférait. Trop difficile, et douloureuse. — Rentrez chez vous, assena-t-il, les mâchoires crispées sous l’effort. Les pensées de l’homme se recroquevillèrent devant cette ingérence brutale, et toute cohésion déserta son esprit. Les réactions qu’endiguait sa foi en temps normal, l’envie animale de frapper des poings et des pieds bouillait juste sous la surface. Greg les repoussa au fond du subconscient. Il savait que sous l’effet de la concentration ses ongles s’étaient enfoncés dans ses paumes. Le père lança un dernier regard implorant à sa fille qu’il aimait sincèrement, d’une manière contenue, dissimulée. Le rejet de la jeune femme déclencha l’humiliation ultime et il s’enfuit, son âme en déroute, jurant une haine éternelle. Greg sentit le reflet de son propre visage dans ce tourbillon de pensées, et il le vit déformé par les idées préconçues. L’homme sortit en hâte. La salle du pub se rematérialisa lentement autour de Greg. Les neurohormones de l’implant punissaient son cerveau. Il dut se tenir au comptoir. Il répondit aux regards admiratifs d’un sourire un peu gêné quand il retourna s’asseoir. Les conversations reprirent crescendo, entrecoupées de petits rires. Personne n’oublierait cette nuit. Eleanor tremblait en réaction à ce qui venait de se passer, et Angus avait entouré ses épaules d’un bras, dans un geste strictement protecteur. Elle lui affirma qu’elle allait bien et insista pour reprendre son service. Pour la première fois, Greg eut droit à son sourire radieux, un mélange séduisant de gratitude et de timidité. Il ne paya pas un seul autre verre de toute la soirée. — Ces kibboutz m’ont toujours paru représenter une contradiction, dit Greg. Des marxistes chrétiens. Une philosophie religieuse de la dignité de l’individualité, accolée à l’oppression du groupe. Une association qui n’a rien d’évident, pour moi. Eleanor et lui descendaient le chemin poussiéreux en direction de son chalet de Berrybut Spinney, situé sur le rivage à quelque deux kilomètres d’Edith Weston. Le feu allumé toutes les nuits dans le vieux lotissement brillait entre les arbres devant eux et envoyait des gerbes d’étincelles haut dans le ciel sans nuages. Un vent nocturne froissait la surface de Rutland Water, et des vaguelettes venaient clapoter sur les hauts-fonds boueux. Il percevait le son assourdi de l’eau qui chutait des tuyaux de décharge pendant que le réservoir s’emplissait grâce aux stations de pompage installées sur la Welland et la Nene pour siphonner les eaux de l’inondation de mars. Le niveau avait été bas à Noël, car les fermes étaient très gourmandes en irrigation pour leurs terres desséchées. Les milliers de mètres carrés d’herbe disparaissaient lentement sous son retour. En se décomposant, la végétation fermentait et produisait des émanations gazeuses qui avaient l’odeur d’œuf pourri et de bouse de vache. Le phénomène durait six semaines chaque année. — Il n’y a pas grand-chose de ce que vous venez de décrire dans un kibboutz, répondit Eleanor. Seulement le travail. La saleté y est repoussante, on se croirait au Moyen ge. On était traités plus comme des machines que comme des êtres humains, et pourtant toutes les tâches devaient être effectuées à la main… Leur idée de la technologie n’allait pas plus loin que le soc que tirait le cheval de trait. La volonté de Dieu. Du diable, plutôt ! Greg approuva d’un petit hochement de tête. Il comprenait. Il avait déjà vu l’intérieur d’un kibboutz. La jeune fille parlait plus aisément, maintenant, quoique avec toujours une pointe de nervosité. La doctrine restrictive qui avait écrasé son enfance avait imprimé en elle le schéma habituel du comportement social, avec ce léger manque d’assurance et cette excitation diffuse à présent qu’elle avait retrouvé la liberté. De son côté, il se sentait très impatient de se retrouver dans le chalet et au lit avec ce corps d’exception. Le visage d’Edwards lui était maintenant indistinct, monochrome, et s’effaçait graduellement. Même la migraine neurohormonale s’était évaporée. Les grands frênes et chênes de Berrybut Spinney étaient morts des années plus tôt, victimes du réchauffement. Ils avaient été transformés en gigantesques belvédères pour les cobées que Greg et les autres habitants du lotissement avaient plantés autour de leurs énormes racines saillantes, et des cascades de fleurs pourpres et blanches pendaient à leurs branches squelettiques. Pendant ses trois premières années de présence ici, il avait passé un grand nombre d’heures à rénover le domaine et avait multiplié les plantations : figuiers, ficus, palmiers, lys, chênes verts, cèdres, et même une petite orangeraie à l’arrière. Le tout formait un patchwork de couleurs qui recouvrait le marron de la pourriture. Les deux premières années, la température avait atteint des records. L’herbe avait survécu, bien sûr, ainsi que certains arbres à feuilles persistantes, mais l’avènement soudain de cette canicule continue avait balayé des systèmes écologiques entiers dans tout le pays. Les terres arables avaient moins souffert. Les fermes et les kibboutz nés tout récemment s’étaient adaptés sans trop de mal en se tournant vers d’autres cultures et l’élevage d’un bétail plus résistant. Néanmoins de grandes portions de la campagne, des forêts et des espaces verts citadins ressemblaient maintenant à des champs de bataille dévastés par une quelconque arme chimique aux effets apocalyptiques. Les efforts de remise en état de la flore et de la faune s’étaient effectués sans aucune coordination et avaient eu pour résultat des contrastes violents dans le paysage, lesquels rendaient toutefois très intéressants les voyages. Greg et Eleanor émergèrent du petit bois et découvrirent un vaste espace dégagé rectangulaire qui s’étendait en pente douce jusqu’à l’eau. Le bûcher mourant révélait une vingtaine de petits chalets disposés en demi-cercle, que surplombait une structure massive en pierre perchée sur la crête. — C’est ici que vous vivez ? demanda la jeune femme d’un ton parfaitement neutre. — Oui, répondit-il simplement. Une société ambitieuse spécialisée dans la multipropriété avait construit ces résidences secondaires en même temps qu’un parcours de golf derrière le bois et un grandiose club-house dominant le tout. Mais tout le projet avait capoté brutalement avec la promulgation par le PSP de la loi sur le foyer unique. Les chalets avaient été réquisitionnés, le golf était retourné à l’état sauvage et on avait transformé l’hôtel en une résidence de trente appartements. Greg l’avait toujours pensé, le pays avait eu beaucoup de chance que le PSP n’impose pas la pièce unique. La fonte de la calotte polaire avait fini par se stabiliser, mais pas avant que deux millions de personnes aient été déplacées, rien qu’en Angleterre. — Je ne vous ai jamais demandé, fit-elle. Qu’est-ce que vous faites ? — Agence d’investigation Greg Mandel, à votre service, dit-il d’un ton goguenard. — Agence d’investigation ? Vous voulez dire, comme un détective privé ? Angus m’a dit que vous aviez un implant. — C’est exact. Bien sûr, ça n’avait rien d’officiel pendant la décennie du PSP. Ce n’est devenu légal qu’après la Seconde Restauration. — Pourquoi ? — Arrêté public numéro 5759/92. Par ordre du président : aucun individu porteur d’un implant glandulaire ne peut utiliser ses aptitudes psi pour obtenir des gains financiers. Mais de toute façon, il n’y avait pas grand monde en mesure de s’offrir les services d’un privé. Pas avec l’idéologie de Leopold Armstrong, qui a foutu l’économie par terre. Quel connard ! Il m’était aussi interdit de travailler pour toute agence gouvernementale. Et je ne parle même pas de la Sécurité sociale, c’était une blague quand j’ai été démobilisé : les apparatchiks du PSP l’avaient déjà complètement démantelée. En fait, ils n’aimaient pas les militaires, et les vétérans de la Mindstar étaient les plus mal vus. Le Parti avait peur de nous. Et il avait bien raison. — Comment avez-vous survécu ? — J’ai touché ma pension de l’armée pendant deux ans, après ma démobilisation, fit-il avant de réprimer une grimace agacée. Mais le PSP l’a annulée. Cinquième plan de la rigueur, si je me souviens bien. Je me suis débrouillé. Rutland a toujours été un coin s’appuyant sur l’économie agricole. Il y a un tas de boulots simples qu’on vous propose dans les fermes, et les vergers de citron étaient une aubaine. Ce genre de trucs plus quelques contrats d’enquête payés uniquement en cash chaque année, et je m’en suis sorti. Le visage d’Eleanor s’était empreint de gravité. — Je n’ai jamais vu d’argent liquide avant d’avoir treize ans. Il passa un bras autour de ses épaules et appliqua une petite pression pour la réconforter. — C’est fini, tout ça, maintenant. Elle voulait le croire et elle répondit d’un sourire, mais son regard restait voilé. — Nous y voilà, annonça-t-il. Chalet numéro 6. Il déverrouilla la porte avec son bip. On pouvait deviner dans le style de la petite maison un vague hommage à ces anciens pavillons de chasse des Alpes, avec le toit qui débordait sur toute la façade et créait ainsi une sorte de véranda étroite. Mais l’ensemble n’avait pas la robustesse de son modèle. Les éléments en préfabriqué qui à l’extérieur offraient l’aspect de rondins à l’écorce rougeâtre pourrissaient, les fenêtres s’étaient faussées sous les assauts incessants de l’humidité et de la chaleur qui témoignaient du nouveau climat, il n’y avait pas d’air conditionné et les ardoises étaient emportées en nombre à chaque tempête. Le panneau solaire que Greg avait installé sur le toit constituait l’unique source d’approvisionnement en électricité. Malgré tout, la structure était encore saine : poutres de dix centimètres sur dix, d’un bois dur séché comme il convenait. L’éclairage biolum se déclencha et révéla un coin salon avec un petit bar au comptoir de chêne qui isolait cette partie de l’alcôve contenant la kitchenette, à l’arrière. La cuisine intégrée était compacte, tout en pin clair. Le tout accusait un manque de fraîcheur certain, comme le reconnut Greg en voyant le regard scrutateur de la jeune femme. Il se laissait déjà aller à l’entropie. L’ombre d’un sourire releva les coins de la bouche d’Eleanor. — C’est joli. À Égletons, nous serions cinq à occuper une pièce de cette taille. Vous vivez ici seul ? — Oui. C’est la Légion des anciens combattants qui me l’a dégotté. Des types bien, des volontaires. Eux au moins se sont démenés, et ils ont fait ce qu’ils ont pu pour nous autres. Et tout est payé, même si aujourd’hui le chalet tombe en ruine autour de moi. — Ça a été une époque difficile, n’est-ce pas, Greg ? Je n’en ai jamais vu grand-chose. Mais il y a eu des rumeurs, même dans les kibboutz. — Nous avons quand même survécu. Ce pays s’en tire toujours, d’une façon ou d’une autre. C’est notre force, et c’est dans nos gènes. Si bas que nous tombions, nous nous relevons toujours. — Et ça ne vous dérange pas ? — Quoi donc ? — Moi. J’étais dans un kibboutz, ce qui fait de moi un membre du Parti. Il l’entoura de ses deux bras, et ses mains se posèrent légèrement sur le bas de ses reins. Leurs visages n’étaient qu’à quelques centimètres l’un de l’autre. Elle avait le nez fin et pointu. — Seulement par défaut. Personne ne choisit ses parents, et je dirais que tu l’as prouvé de façon très convaincante, ce soir. Elle eut ce même sourire timide. La chambre se trouvait sur leur droite, derrière une porte coulissante. C’était une pièce tout en lambris de pin qu’occupait presque entièrement le grand lit, séparé de seulement cinquante centimètres des murs. Eleanor lança un coup d’œil à Greg pour le jauger, et ses lèvres prirent une expression nettement plus espiègle. Greg se pencha en avant et l’embrassa. Il trichait avec elle, comme il l’avait fait avec toutes les autres. Son hypersens s’était mis en alerte au moment opportun. Il dirigea ses mains vers le bas de son tee-shirt pour le saisir et le remonter par-dessus la tête de la jeune femme, ce qui étouffa son rire gêné. La jupe longue et la culotte en soie suivirent rapidement. Son corps était aussi spectaculaire qu’il se l’était imaginé. Les années passées au kibboutz avaient endurci Eleanor plus que la plupart des femmes qu’il avait connues. Il trouva la chose érotique : un ventre plat et musclé, des hanches larges, des épaules fermes, avec cette promesse athlétique qui se dégageait du tout. Il se débarrassa de ses propres vêtements en hâte, et ils allèrent jusqu’au lit. Cela dura une éternité, en un lent crescendo. Il observait les ombres bleues et noires qui coulaient sur sa peau humide tandis qu’elle s’étirait et se tordait sous ses mains. Son esprit sentait les étoiles filantes froides qu’allumait la trace luisante laissée par la pointe de sa langue, avant qu’elles enflamment ses nerfs et viennent exploser dans son cerveau pour ajouter à son excitation. Il vit ce qu’elle attendait, sut quels mots elle voulait l’entendre prononcer. Il exploita ces découvertes et lui murmura les fantasmes attendus à l’oreille, la guidant dans les itinéraires sensuels qu’elle n’avait encore jamais osé emprunter avec un partenaire. Après l’étonnement initial de faire l’amour avec quelqu’un qui non seulement partageait ses désirs, mais aussi s’en délectait, Eleanor abandonna toute retenue. Greg rit de plaisir quand elle se laissa totalement aller, et il lui indiqua comment lui rendre la pareille. À sa demande, elle prit la position qu’il préférait, immobile sur lui, et la lumière du feu mourant à l’extérieur vint lécher ses chairs et rehausser la perfection de sa plastique. Les mains de l’homme trouvèrent enfin les seins de son amante. Elle sourit en découvrant sa faiblesse, en joua et eut un mouvement de retrait du buste avant de l’enserrer entre ses jambes et de s’asseoir sur lui. L’esprit d’Eleanor devint d’une brillance éblouissante quand elle se servit de lui pour atteindre l’orgasme. Elle n’était plus qu’instinct animal. Greg oublia Edwards, le devoir et la culpabilité, et se concentra uniquement sur ce qu’il fallait faire pour incendier un peu plus le corps d’Eleanor. CHAPITRE 2 Julia Evans était assise devant sa coiffeuse dans sa chambre pendant que la domestique démêlait avec une brosse les nœuds quotidiens qui s’étaient formés dans ses longs cheveux auburn. Ils n’avaient pas été coupés depuis des années, et aujourd’hui ils atteignaient presque sa taille. L’élément le plus frappant de son apparence, tout le monde s’accordait sur ce point. Elle observa son reflet dans le miroir, ce visage insipide aux joues trop rebondies, qui affichait une expression de tristesse évanescente. Ce n’était pas un visage ingrat, non, mais à dix-sept ans son charme personnel aurait dû commencer à percer. > Accès Vanité n° 12, dit-elle silencieusement à son bioprocesseur implanté. Au moins avait-elle fait preuve d’un peu d’humour quand elle avait commencé cette séquence mémorielle. Un mirage de son propre visage, de six mois plus jeune, apparut devant ses yeux. Elle le compara avec celui dans le miroir. Il y avait quelques changements. Ses joues de bébé avaient un peu perdu de leur rondeur. Un peu. Deux mois plus tôt, elle avait sérieusement envisagé de recourir à la chirurgie plastique, mais elle n’avait pas osé franchir le pas. Modifier son aspect afin de ressembler à un vague idéal de starlette de télévision reviendrait à admettre irrémédiablement la défaite. Tant qu’elle n’avait pas terminé sa croissance, il restait de l’espoir. Peut-être se montrait-elle trop impatiente. Mais quel plaisir ce serait de faire baver les garçons rien qu’à sa vue… > Sauvegarde Vanité n° 25. L’image du miroir, avec toute sa mélancolie. — Merci, Adela, dit-elle. Avec un petit hochement de tête, la domestique donna un dernier coup de brosse avant de se retirer. Julia la regarda partir dans le miroir et, au fond d’elle-même, son instinct s’insurgea contre son aptitude à diriger les gens qui l’entouraient comme du bétail. Mais cet instinct était moribond, le pensionnat suisse y avait veillé. Par ailleurs, Adela n’était pas du genre à lui en vouloir. À vingt-deux ans, elle était assez proche en âge de Julia pour se sentir à l’aise avec elle, et certainement assez loyale pour lui rapporter tous les ragots qui s’échangeaient dans les escaliers de Wilholm Manor. Julia se glissa hors de sa robe et s’affala sur le grand lit circulaire, où elle s’étira langoureusement sur les draps de soie couleur abricot. La chambre était énorme, très peu meublée, et uniquement réservée à sa personne. Complètement différente du petit terrier de pierre dans lequel elle avait passé les dix premières années de sa vie, dans la garenne de l’Église du Premier salut. L’espace était indéniablement un des aspects les plus agréables qu’offrait la richesse. Cette pièce était dédiée à la décadence opulente, avec son plafond rose satiné, sa moquette épaisse, sa vaste penderie et la salle de bains tout en marbre. C’était une pièce féminine, un boudoir exotique. Elle avait consacré quinze jours avec un décorateur d’intérieur de plus en plus tourmenté à définir le style exact qu’elle désirait. Un vieux souvenir d’une cassette vidéo, un film d’époque, l’histoire d’amour de ducs altiers et d’héroïnes sveltes, en des temps plus raffinés. Son grand-père était entré dans la chambre une fois celle-ci terminée, et il avait roulé des yeux sans pour autant se départir de sa tolérance. « Bah, tant que ça te plaît, Juliet… » Il n’était revenu ici qu’en de rares occasions. Non que ses visites l’auraient embêtée. Mais elle se délectait de la solitude, qui était encore pour elle un luxe nouveau. À l’extérieur de la propriété, des gardes du corps intraitables l’escortaient partout. Ils étaient trop professionnels pour la pousser du coude, mais ils la serraient toujours de près, aux aguets. Et dès qu’on pénétrait dans le périmètre très surveillé de Wilholm, plus rien ne pouvait passer inaperçu. Par nature, Julia se rebellait en partie contre ce statut de princesse choyée qu’on traitait comme une œuvre d’art très précieuse et trop délicate. Elle avait conscience de sa valeur, bien sûr, mais elle n’était pas fragile. Il existait néanmoins des stratagèmes subtils pour tromper la surveillance et se faire plaisir en évitant la censure muette qu’imposait le regard toujours vigilant de ses cerbères. Ainsi, elle conservait quelques secrets. > Ouverture canal au centre de sécurité du manoir. La connexion s’établit aussitôt, sous la forme d’un menu incolore des circuits de surveillance et du système de défense qui défila dans son esprit. Tout était classé confidentiel. Elle formula son code personnel et tous les obstacles furent levés. > Accès caméra de surveillance Aile ouest, couloir premier étage. Envoi images à la chambre 3. Elle roula sur le ventre et posa le menton sur ses deux poignets, mains en coupe sur les joues, tandis que ses jambes brassaient lentement l’air. Une image se forma sur l’écran plat surdimensionné accroché au mur en face d’elle. Elle montrait le couloir à l’extérieur de la chambre, dans une résolution un peu floue. Adrian parcourait justement l’épaisse bande du tapis bleu marine. Il avait passé une robe de chambre longue, en tissu éponge bordeaux. Elle nota qu’il allait pieds nus et qu’il ne portait pas non plus de pantalon de pyjama. Tu joues à la voyeuse…, songea-t-elle avec une pointe d’amusement. Brusquement ses joues étaient très chaudes contre ses paumes, mais la boîte de Pandore était ouverte, à présent. Adrian fit halte devant une des portes et lança un regard furtif devant et derrière lui avant de l’ouvrir sans frapper. Pendant un instant délicieux, Julia se laissa aller à croire que c’était dans sa chambre qu’il entrait, et elle tourna même la tête pour regarder en arrière. Mais, bien sûr, sa porte demeura obstinément close. > Accès caméra de surveillance Aile ouest, chambre d’invités 7. La chambre de Katerina, qui baignait dans une lumière d’un vert doux. Pendant la journée, c’était Adrian qui dirigeait leur petit groupe. Julia et Katerina l’écoutaient, riaient de ses plaisanteries, le suivaient quand il voulait aller nager, faire du cheval ou jouer au tennis. Mais ici, dans l’intimité, les rôles étaient inversés, et il faisait tout ce que Kats désirait. Julia observait son amie autant que le lui permettait l’image au grain irritant. Kats avait perdu un peu de sa frivolité enfantine et était devenue plus sûre d’elle, au point de frôler parfois l’arrogance. > Ouverture fichier, code : AmourKats. Ainsi, elle pourrait conserver tout ce qu’elle voyait sur l’écran et revoir ces images plus tard, pour y réfléchir. AmourKats allait devenir une étude objective de l’art de la séduction. Kats était agenouillée sur son lit lorsque Adrian entra. Elle portait un caraco gris provocant et un short en soie. Sa chevelure blonde cascadait sur ses épaules. Une véritable bombe sexuelle, en chair et en os. Elle dit à Adrian d’ôter sa robe de chambre. C’était plus un ordre qu’une requête, pensa Julia. Son cœur bondit dans sa poitrine à l’idée de le voir enfin nu. Elle était partagée entre l’excitation et la jalousie. Le voir dans son maillot de bain toute la journée avait été un vrai ravissement. À dix-neuf ans, Adrian possédait un charme viril indéniable, et un corps de rêve aux muscles parfaitement proportionnés, sans rien de l’excès hideux des culturistes. Mésomorphe, lui indiqua le dictionnaire de son implant. La robe de chambre formait à présent un petit tas autour des chevilles du jeune homme. Julia se mit lentement sur le flanc et détourna les yeux de l’écran. La honte supplantait l’avidité. > Fermeture caméra de surveillance. Adrian s’était montré si gentil avec elle, et il ne la traitait pas différemment de Kats dans la journée, quand ils sillonnaient la vaste propriété entourant Wilholm. Elle avait sincèrement espéré que l’attirance serait mutuelle, cette fois. Elle ne semblait jamais capable d’attirer et encore moins de retenir un garçon aussi désirable qu’Adrian. Le souvenir du Primat Marcus, le dirigeant de l’Église du Premier salut, surgit de ce recoin sombre de sa mémoire où étaient tapies ses angoisses pour venir la hanter une nouvelle fois. Il avait été très proche de sa mère alors que Julia n’avait que huit ans. Ce parrainage avait permis à l’enfant de se promener telle une reine dans le réseau de tunnels souterrains de la commune déserte, et elle avait connu la période la plus heureuse de sa jeune existence. La fille de l’élue du Primat. Le Primat Marcus était un obèse de cinquante ans toujours enveloppé d’une toge épaisse qui dissimulait son corps boursouflé. Elle ferma les yeux et revit en pensée son lourd visage rond mangé d’une barbe grise qui se penchait sur elle. Les doigts boudinés surchargés de bagues en or lui chatouillaient les côtes, et elle poussait des petits cris de joie. L’air empestait de l’odeur de la marijuana qu’il fumait. « Un jour, bientôt, je t’emplirai de l’amour de Jésus, avait-il dit d’une voix basse et pâteuse. » Elle avait ri. Aujourd’hui, elle frémissait à ce souvenir. Mais elle devait bien se rendre à l’évidence : c’était toujours ainsi quand il s’agissait des hommes – des garçons. Il semblait qu’elle n’avait jamais eu de chance. Jusqu’ici, ils avaient appartenu à deux catégories. Ceux de la première, elle ignorait leur existence avant de croiser le chemin d’un d’entre eux. Plus séduisant encore qu’Adrian, avec l’esprit vif d’un comédien, la culture et les manières d’un membre de la famille royale. Mais la plupart d’entre eux n’avaient pas de fortune réelle. C’étaient des assistants de cadres, des artistes au goût du jour, des aristocrates désargentés, des hommes prêts à tout pour s’assurer une retraite. Ils hantaient les franges de la société, tels des requins qui accouraient à cause de son nom et de son argent comme si c’était de la chair fraîche, ce qui d’une certaine façon était l’exacte réalité. Elle avait été trop jeune, trop stupidement aveuglée par le tourbillon des amours de vacances. Et au lit, ce garçon l’avait fait hurler de plaisir. C’est seulement plus tard qu’elle avait compris n’être qu’une étape dans le grand plan d’enrichissement de son amant. Elle était alors passée d’un extrême à l’autre. De retour au pensionnat suisse, elle était tombée dans les bras de Joël, un interne de l’école de garçons située un peu plus loin. Il avait le même âge qu’elle, était sensible, doux, attentionné, parfait pour être son premier grand amour, et elle savait que jamais il ne chercherait à tirer profit d’elle. Au lit, Joël était aussi une catastrophe intégrale. Sous ses tâtonnements malhabiles, elle se rappelait à quel point le sexe pouvait être sensationnel avec quelqu’un d’autre que lui. Par chance, leur liaison n’avait pas duré. Elle avait quitté le pensionnat, il était retourné en France, et aucun des deux n’avait fait beaucoup d’efforts pour rester en contact avec l’autre. Ces déceptions avaient érigé en elle une barrière, une retenue psychologique. Et les garçons paraissaient conscients de sa méfiance qu’ils avaient les plus grandes difficultés à vaincre. Ceux qui y parvenaient étaient trop doux, ceux qui échouaient ressemblaient à Joël. Ce qu’elle désirait plus que tout, c’était rencontrer un garçon ignorant son identité qui la regarderait et penserait : wouah ! Et puis Kats s’était installée à Wilholm, et sa présence avait injecté une dose bienvenue de rire dans le cours chaud, humide et ennuyeux des journées. Et elle avait amené Adrian avec elle. Adrian, qui correspondait à ce que Julia recherchait comme s’il était né pour elle : mûr, athlétique, sans aucun doute très expérimenté en matière de sexe, drôle, intelligent, sans une once d’arrogance. Et quand il lui avait souri et dit bonjour, il n’y avait pas eu de barrière, aucune hésitation. Tout aurait été absolument merveilleux si Kats ne l’avait pas ensorcelé la première. Julia eut un léger frisson au souvenir involontaire du Primat Marcus et du culte. Elle avait dix ans au moment du bouleversement, quand le grand Texan, connu plus tard sous le nom d’Oncle Horace, était venu la chercher. Il l’avait emmenée de l’autre côté de la mer, dans une Europe quasi mythique et auprès d’un grand-père dont elle ignorait jusqu’à l’existence. Les autres enfants de la commune l’avaient surnommée « Lady Fauntleroy » et, pour plaisanter, s’étaient mis à faire la révérence sur son passage. Elle s’était amusée avec eux de ces singeries, mais en secret elle était terrifiée par la perspective de quitter les souterrains aux courbes douces, avec leurs grands puits de lumière et le désert immuable et magnifique à la surface. Sa mère était restée avec le culte, son père l’avait accompagnée. Les bioprocesseurs aidèrent Julia à supprimer le mot, le concept entier de père, en le repoussant loin de tout examen conscient, en un exorcisme radical et presque instantané. Le terme évoquait trop de souffrances. L’ignorance de l’enfance est un stade heureux de l’existence, se dit-elle. L’Europe et Philip Evans, son grand-père. Et la révélation ahurissante qu’avait été Event Horizon. Une entreprise de la taille d’un kombinate, qui combattait héroïquement le PSP britannique, ce qui faisait très certainement de Grand-père une sorte de saint. Pour lui, le socialisme était l’Antéchrist ultime. Son grand-père l’avait envoyée dans une école suisse où des professeurs guindés lui avaient enseigné le droit des sociétés, la gestion, la finance. Des grandes dames trop bavardes lui avaient inculqué toutes les finesses de l’étiquette et du comportement en société. Elle avait abandonné son accent américain et adopté un phrasé anglais net pour se donner le vernis de la classe. Une vraie lady. Pour son seizième anniversaire, elle avait quitté le pensionnat et passé un mois dans une clinique autrichienne très privée qui appartenait à Event Horizon. Là elle avait reçu cinq bio-implants, des nodules de protéine ferrédoxinique tressés sur ses fissures synaptiques. Trois grappes de cellules mémorielles, deux microprocesseurs. En résumé, tout un cerveau complémentaire afin d’accueillir les vastes flots de données générés par Event Horizon. Cette mentalité parallèle ne faisait pas d’elle un génie, mais elle décuplait ses facultés analytiques et objectives. Fusionnant logique et inspiration humaine, elle était capable de considérer un problème sous tous les angles concevables jusqu’à trouver une solution appropriée. Un ordinateur irrationnel. « C’est la seule solution, Juliet, lui avait dit Philip. Je ne suis plus au courant de ce qui se passe dans l’entreprise, elle m’échappe. Je ne reçois que des résumés de résumés, et c’est une vision trop superficielle. Insuffisante. L’inertie et le gaspillage s’accroissent. C’était inévitable, je suppose. Les chefs de départements ne sont pas assez motivés. Pour eux, c’est un boulot, pas leur vie. Peut-être que ces nodules te permettront de contrôler correctement le tout. » Julia laissa le désir entrer en conflit ouvert avec sa conscience. Comment s’y prendre pour ensorceler un garçon tel qu’Adrian ? > Accès caméra de surveillance Aile ouest, chambre d’invités 7. Une Kats riante chevauchait Adrian, jouait avec lui, le caressait de ses mains, passait lentement sa langue sur sa poitrine, en descendant. Il était allongé sur le dos, bras et jambes écartés, et agrippait des deux mains les colonnes de lit en laiton avec une force telle qu’il aurait pu les tordre. Son visage était crispé par l’extase, et il la suppliait. > Sauvegarde AmourKats. Julia n’avait jamais rien connu de comparable. Jamais elle n’avait mené les ébats amoureux, jamais elle n’avait tout fait. Elle n’était d’ailleurs pas certaine d’avoir assez d’assurance pour s’y risquer. Kats semblait si totalement dépourvue d’inhibition, de retenue. Était-ce là la clé ? Les garçons aimaient-ils qu’on s’abandonne ainsi ? Kats se rassit sur le ventre d’Adrian, croisa les bras et saisit le bas de son caraco. Elle s’en dépouilla dans un mouvement langoureux, puis secoua sa chevelure. Julia éprouva un petit spasme de jalousie en découvrant les formes sensuelles de son amie. C’était une des raisons pour lesquelles elle avait Adrian, se dit-elle avec amertume : tous deux ressemblaient à de jeunes dieux. Mais au moins, elle avait les jambes plus longues que Kats. Un peu trop maigres, cependant. Rien de commun avec ces membres fuselés. > Fermeture caméra de surveillance. Elle oscillait entre la colère et le dégoût. Espionner les amants lui avait paru n’être qu’un amusement sans conséquence. L’utilisation des caméras de sécurité pour épier les domestiques du manoir lui avait déjà appris bien des choses, mais ce n’était pas l’étreinte romantique et douce à laquelle elle s’était attendue. Tout au contraire. La boîte de Pandore. Et seuls les fous osent l’ouvrir. La colère se dissipa dans la tristesse. Elle était seule, une fois encore, plus seule que jamais maintenant qu’elle connaissait la vérité. Le sujet des garçons était un des rares qu’elle n’abordait jamais avec son grand-père. Cela ne semblait pas convenable, d’une certaine façon. Il avait pris en charge tous les autres devoirs parentaux, et il était pour elle un pilier solide de réconfort, de soutien, et d’amour. Elle ne pouvait pas l’importuner davantage. Pas maintenant. Évidemment pas maintenant. Elle était à Wilholm en partie parce qu’ainsi elle pouvait endosser le rôle de sa secrétaire. Philip Evans avait autant besoin d’une secrétaire que d’un autre découvert bancaire, mais l’idée était de donner à la jeune fille une expérience professionnelle et de lui faire connaître en détail le fonctionnement d’Event Horizon, pour la préparer à le remplacer. Une perspective à la fois terrifiante et exaltante. Le matin même, au petit déjeuner, il lui avait fait une révélation d’importance. Il avait les traits encore plus tirés qu’à l’accoutumée. « Quelqu’un mène une opération de sabotage contre Event Horizon, avait-il dit. Trente-sept pour cent de nos cristaux memox sont contaminés dans les fours. — Walshaw a découvert qui était derrière tout ça ? avait-elle demandé, car elle supposait qu’il lui en parlait après que le chef de la division de sécurité avait mis un terme à l’opération. » C’était leur manière habituelle de discuter de l’entreprise. Son grand-père lui expliquait un problème récent, et ils étudiaient la solution en détail, jusqu’à ce qu’elle comprenne pourquoi ils avaient réagi de la sorte. Un entraînement à distance, comme il disait en plaisantant. « Walshaw n’en sait rien, avait répondu Philip Evans, la mine lugubre. Personne n’est au courant, à part moi. J’ai remarqué que les réserves en liquide avaient baissé sérieusement dans les derniers bilans trimestriels. De quarante-huit millions d’eurofrancs, Juliet, ce qui fait cinquante-sept millions de nouvelles livres sterling. Alors j’ai effectué quelques vérifications. L’argent sert à couvrir un déficit des fours à cristaux micro-G, sur Zanthus. C’est la procédure comptable standard : les pertes passent à la direction financière pour compenser notre échéancier de remboursement de prêts. Ils ne font que leur boulot. La responsabilité se trouve à l’intérieur de la division micro-G, et eux se sont payé ma tête. » Perplexe, Julia avait fait la moue. « Mais quelqu’un s’en est sûrement rendu compte, à la division micro-G, non ? Trente-sept pour cent ! Et les systèmes de sécurité ? — Rien. Ils ne se sont pas déclenchés. Selon les données issues de Zanthus, ces trente-sept pour cent sortent des fours comme autant de détritus, emplis d’impuretés. Ils les ont mis au rebut comme s’il s’agissait là d’une perte opérationnelle normale. C’est n’importe quoi ! Les fours ne fonctionnaient pas aussi mal au démarrage et, depuis le temps, nous connaissons parfaitement leur maniement. Dans le pire des cas, les pertes ne devraient pas excéder cinq pour cent de la production. J’ai vérifié auprès du consortium Boeing Marietta qui produit les fours, aucun autre de leurs clients ne connaît un tel taux de rejet. La plupart ont des pertes inférieures à deux pour cent. — Alors nous ne pouvons pas faire confiance à la sécurité ? avait-elle demandé. — Qui peut dire ? Je prie pour qu’un petit malin ait trouvé le moyen de craquer les codes d’accès du moniteur central, même si c’est très improbable. L’autre explication est très désagréable. — Que vas-tu faire ? — Prendre le temps de réfléchir. Ils minent la production depuis déjà huit mois, quelques jours de plus ne nous tueront pas. Mais nous perdons un quart de million d’eurofrancs par jour, et il faut arrêter l’hémorragie, définitivement. Je dois avoir l’assurance que les gens qui travaillent sur ces unités sont fiables. » Ils ne pouvaient s’offrir le luxe de telles pertes, et Julia le savait. Les plans d’expansion post-Seconde Restauration anglaise engageaient les ressources de l’entreprise à leur limite. Les produits à base de micro-G étaient les plus rentables de tous ceux fabriqués par Event Horizon, mais les modules de la station spatiale immobilisaient une grande partie du capital. Même avec les navettes Sanger, atteindre l’orbite représentait toujours un coût faramineux. Ils avaient besoin des recettes que généraient les cristaux memox pour continuer à verser les règlements au consortium de financement de l’entreprise. Le fait qu’il ait admis le problème devant elle, et devant elle seulement, procura à la jeune fille une sensation merveilleuse de satisfaction. Ils avaient toujours été proches, mais cet aveu rendait leur lien incassable. Elle était l’unique personne au monde en qui il avait réellement confiance. En même temps, c’était un peu effrayant. Elle avait donné sa parole de conduire pour lui une analyse des programmes du moniteur de la sécurité, en recourant à ses propres bioprocesseurs implantés. De la sorte, elle vérifierait si les codes pouvaient être craqués, ou peut-être corrompus. Mais elle avait remis la chose à plus tard pour faire une promenade à cheval avec Adrian et Kats, puis de nouveau quand ils étaient allés nager tous les trois, et à présent elle piratait les circuits de surveillance du manoir. La culpabilité s’ajouta à la honte qu’elle ressentait d’avoir espionné les deux amants. Elle s’était montrée horriblement égoïste, au point de laisser un engouement juvénile la distraire. Et elle avait trahi la confiance que Grand-père mettait en elle. > Accès HautVol. Sa vision, son ouïe et ses sensations s’estompèrent, l’isolant au cœur d’un vide, en suspension. Les nombres emplirent son esprit, des données brutes de mathématiques élémentaires. Les nodules du processeur les insérèrent docilement dans une matrice logique, un réseau tridimensionnel avec des ensembles d’informations dans sa partie supérieure, filtrés ensuite à travers une topographie vertigineuse de canaux interactifs qui s’entrecroisaient et établissaient des renvois. Avec un peu de chance, la réponse apparaîtrait à la base du tout. Elle réfléchit pendant un moment à la définition des paramètres des canaux de la matrice et permit aux idées de prendre forme et d’émerger. Toutes les idées, aussi échevelées soient-elles. Certaines s’épanouirent, d’autres se racornirent. Mais si elle partait de l’hypothèse que les moniteurs étaient impossibles à craquer, comment s’y prendrait-elle pour dissimuler les pertes ? Un problème inversé, hors de toute logique informatique normale, avec des facteurs beaucoup trop aléatoires. Les nodules de son processeur chargèrent les résultats dans les structures des canaux. Les colonnes de chiffres commencèrent à défiler. Elle injecta des programmes traceurs, ajouta des modifications en cours de route, sonda les points faibles. À un stade profond, son cerveau reconnaissait que la matrice métaphysique l’effrayait, avec cette sensation étrange d’appréhension que dégageait sa nature inhumaine. Elle avait peur d’elle-même, de ce qu’elle était devenue. Était-ce pour cette raison que les gens gardaient leurs distances ? Pouvaient-ils voir qu’elle était différente ? Une phobie instinctive, peut-être. Elle maudit l’invention des bioprocesseurs. Le visage grimaçant de Philip Evans emplit l’écran du téléphone posé sur la table de chevet. — Juliet ? fit-il, et la grimace disparut. Pour l’amour du ciel, ma petite, il est plus de minuit. Elle trouva qu’il n’avait jamais semblé aussi fragile. Elle garda un sourire espiègle. Une chance que le pensionnat l’ait aussi bien entraînée. — Alors que fais-tu encore debout, toi aussi ? — Tu sais très bien ce que je fais, ma petite. — Oui, et toi aussi. Écoute, je pense avoir réussi à dédouaner la sécurité sur les programmes du moniteur. Il se pencha vers l’écran et une lueur apparut dans ses yeux. — Comment ? — Enfin, les niveaux supérieurs, au moins, dut-elle concéder. Nous fabriquons dix-huit produits différents sur Zanthus, et chacun des modules de production micro-G balance ses données au centre de contrôle. Ensuite le centre de contrôle traite ces données avant de les rediriger dans le réseau de l’entreprise afin que chaque division concernée reçoive les données nécessaires : les demandes d’entretien au service des achats, les consommables à la logistique, et les résultats de rendement au service financier. Mais le contrôle de la sécurité s’effectue à Zanthus, avec les données brutes. Et c’est là que les programmes du moniteur ont été contournés, ils n’ont pas du tout été altérés. — Comment les a-t-on contournés ? — En effaçant le streaming pour les flux de données des modules micro-G, afin de les réunir tous. Les moniteurs sont programmés pour se déclencher quand les pertes de la production franchissent le cap des quatorze pour cent. En dessous, c’est considéré comme un simple problème de maintenance. Pour l’instant, les pertes totales de toute notre production orbitale sont à treize pour cent virgule deux, donc il n’y a pas eu d’alerte. Julia observa son grand-père qui se passait une main sur le front. — Juliet, tu es un ange. Elle ne répondit rien, mais sourit benoîtement à l’écran. Elle se sentait très, très bien. — Et je le pense, ajouta-t-il. Saisie d’une gêne délicieuse, elle haussa les épaules. — Simple question de programmation. Il faut bien que toute cette éducation hors de prix dont j’ai bénéficié serve à quelque chose. N’importe qui aurait fait la même chose. Que vas-tu faire, maintenant ? — Sais-tu qui a autorisé qu’on efface le streaming ? — Non, désolée. Ça a commencé il y a neuf mois, et c’est enregistré comme un aspect d’un de nos fameux plans de simplification-économie. — Tu pourrais le découvrir ? — Difficilement. Mais j’ai vérifié le personnel, et aucun des directeurs de Zanthus n’est parti depuis ces douze derniers mois, donc le coupable est toujours chez nous. Trois possibilités. Je peux essayer de me glisser discrètement dans le système de Zanthus et tenter de voir s’il a laissé des traces, par exemple de quel terminal le programme a été chargé, quelle carte d’accès a été utilisée, ce genre de choses. Ou bien je me rends sur Zanthus et je bloque leurs dossiers. — Pas question, Juliet, dit-il doucement. Désolé. — C’est ce que je me disais aussi. La dernière option serait de nous servir de notre code privilégié pour transférer l’ensemble des données dans le système de stockage de la division de sécurité, et ensuite de passer tous les dossiers en revue depuis là. Le problème, c’est que tout le monde saurait ce qu’on fait. — Et le coupable se ferait la malle, conclut-il pour elle. Oui. Ce qui ne nous laisse qu’une solution : pirater Zanthus. Merveilleux… J’en suis à m’introduire en douce dans mes propres systèmes informatiques. Dis-moi, pourquoi les cadres supérieurs ne sont pas suspects ? — Ils ne sont pas au-dessus de tout soupçon, mais la situation signifie qu’ils ne sont plus le groupe le plus suspect, puisque nous savons que les codes du moniteur n’ont pas été altérés. Quant à savoir si des gens de la sécurité sont impliqués, tout dépend de la qualité du système de contrôle d’origine. Mais il est probable que le coupable soit une personne familiarisée avec nos procédures de gestion des données. — Ce qui ne me surprend pas. Il y a toujours une pomme pourrie dans le panier, Juliet, n’oublie jamais ça. Tout ce qu’on peut faire, c’est espérer les empêcher d’atteindre des positions hiérarchiques importantes. — Et maintenant ? Son grand-père se frotta le front de la main. — Je vais mettre Walshaw au courant, pour commencer. Si nous ne pouvons pas lui faire confiance, autant plier bagage aujourd’hui. Ensuite je vais faire appel à un indépendant et lui demander de vérifier tout ça pour moi : la sécurité, l’encadrement sur Zanthus, les opérateurs de fours memox, tout le monde y passera. — Quel genre d’indépendant ? Il sourit. — À toi de trouver, Juliet. Exercice d’entraînement à la direction. — Combien d’essais ? répliqua-t-elle, ravie qu’il la mette une nouvelle fois au défi. — Trois. — C’est cruel. — Bonne nuit, ma petite. Dors bien. — Je t’aime, Grand-père. Il effleura deux doigts de ses lèvres et les colla sur l’écran. Son visage se dilua dans un gris uniforme. Julia remonta le drap sous son menton et éteignit les appliques murales en laiton. Elle referma les deux bras sur son torse, dans la tiédeur de la nuit. Elle était trop excitée pour céder au sommeil. > Accès caméra de surveillance Aile ouest, chambre d’invités 7. CHAPITRE 3 Eleanor vivait avec Greg depuis exactement deux semaines le jour où la Rolls-Royce descendit lentement le chemin poussiéreux qui menait au lotissement de Berrybut. Il était 2 heures de l’après-midi, et le ciel était un désert turquoise sans le moindre nuage. Eleanor et Greg avaient disposé des serviettes, des coussins et des boissons dans le petit patio du chalet pour profiter du changement de temps exceptionnel. Habituellement le mois de mars n’était qu’une succession d’averses violentes et chaudes qui laissaient dans l’air une humidité très éprouvante. Greg revoyait ses parents lui racontant les chutes de neige tourbillonnantes et la grêle, mais ses propres souvenirs d’enfance se limitaient à des journées poisseuses et misérables jusqu’en mai. Par chance, les typhons n’étaient pas encore remontés plus haut que Gibraltar. D’ici dix ans, disaient ces prophètes de malheur qu’étaient devenus les météorologues. Eleanor ne portait qu’un bas de bikini écarlate à pois, cadeau de Greg quand il avait découvert qu’elle ne savait pas nager et avait promis de lui apprendre. Il étala de la crème solaire sur son dos nu. C’était agréablement érotique, même si la chaleur les dissuadait d’aller plus loin. Ils s’installèrent ensuite pour observer les oiseaux qui traversaient les bancs de boue fumante au bas de la clairière en pente. Presque chaque mois, de nouvelles espèces exotiques arrivaient au réservoir après avoir fui les tempêtes furieuses qui faisaient rage autour des zones équatoriales. Cette année, il avait déjà aperçu plusieurs spatules, des hérons pourpres, et même un héron garde-bœuf. Allongé sur la serviette, les paupières lourdes, il laissait le soleil réchauffer ses membres et en chasser peu à peu la raideur avec une sensualité qu’aucun massage n’aurait pu égaler. Eleanor était étendue auprès de lui sur le ventre et elle avait chargé un memox du Seigneur des Anneaux dans son cybofax. De temps en temps, elle prenait une petite gorgée de jus d’orange dans un verre rafraîchi par de la glace pilée. En règle générale, les filles qu’il fréquentait s’éloignaient de lui après quelques jours, parfois une semaine, parce qu’elles étaient incapables de supporter ses changements d’humeur. Mais cette fois, il n’avait pas eu ce travers. Il n’avait aucune raison d’être déprimé, et le corps d’Eleanor lui évitait tout accès de cafard. Ses bonnes dispositions aussi, il devait le reconnaître. Elle trouvait rarement matière à critiquer. Probablement un vestige de son éducation claustrophobe au kibboutz. Dans un tel environnement, vous n’aviez d’autre choix qu’apprendre la tolérance. Il n’aurait pu dire qui des deux débauchait l’autre. Elle se montrait enthousiaste au lit, et chaque nuit ils faisaient l’amour comme des adolescents en rut. Et il n’avait pas pris la peine de contacter une seule de ses vieilles connaissances depuis qu’elle s’était installée au chalet, sans pour autant les avoir rayées de son existence. Mais la compagnie d’Eleanor semblait tout aussi satisfaisante. Il serait bien agréable de penser – de rêver, soyons justes – qu’il était capable de se couper des souffrances et des obligations héritées du passé. Le reste du pays subissait une sorte de flux électrique qu’il imaginait se calmer d’ici un an ou deux. En certaines occasions, il s’était surpris à se demander si lui aussi saurait exécuter cette transition. Commencer à avoir un domicile permanent, se limiter à des affaires ordinaires, gagner sa vie de façon normale. Mais il lui faudrait avant tout exorciser une grande partie de ce qui constituait son passé. Des sifflets et des cris leur parvenaient de derrière la rangée de chalets, là où les enfants du lotissement s’adonnaient à leur match de football interminable. Plus haut, vers Edith Weston, les voiles aux couleurs éclatantes des véliplanchistes filaient dans tous les sens. L’équipe de canoë du comté était sortie en force et s’acheminait avec énergie vers un coup de chaleur tandis que leur entraîneur grassouillet les houspillait à l’aide d’un porte-voix. Des embarcations de location pleines de pêcheurs amateurs avec leur attirail onéreux dérivaient doucement dans la brise. Greg n’était pas très loin de s’assoupir quand il entendit la voiture qui approchait. Eleanor se redressa sur les coudes et releva ses lunettes de soleil sur son front. — Alors ça, c’est dingue, murmura-t-elle, sourcils froncés. Greg acquiesça. Le véhicule était ancien, une Silver Shadow des années 1950, et ses lignes au classicisme stylé inspiraient instantanément l’envie. Le genre de dévotion fanatique investie dans son design comme dans son assemblage n’était plus maintenant qu’un souvenir, un héritage perdu. Le plus étonnant était peut-être que la Rolls fonctionnait encore avec son moteur à combustion d’origine, avec l’aide d’une cellule de recombinaison, ce qui lui permettait de consommer de l’essence. Deux sphères à pression emmagasinaient les gaz d’échappement sous le châssis, qui pouvaient être reconvertis en hydrocarbure dès que la cellule était branchée sur une source d’énergie. Le système était ridiculement coûteux. Il observa la Rolls en silence tandis qu’elle gravissait le chemin vers le chalet, et au passage faisait honte à sa Fiat Austin Duo deux portes électriques. Du coin de l’œil, il apercevait ses voisins qui regardaient avec ahurissement la majestueuse apparition. Même la partie de football s’était interrompue. Le chauffeur qui descendit de la Rolls était au diapason du véhicule : en uniforme gris strict, avec bien sûr la casquette à visière de rigueur. Il dédaigna la porte d’entrée et contourna le petit potager de Greg en direction du patio, dispersant les poulets trop maigres dans son sillage. Sa façon de marcher lui conférait une autorité naturelle. Il allait à grandes foulées souples. L’homme était jeune, dans les vingt-cinq ans, sûr de lui et énergique. Il avait les épaules larges et la poitrine profonde. Il regardait autour de lui avec curiosité tout en avançant. Greg pouvait le comprendre. Le petit lotissement ressemblait de plus en plus à celui d’une communauté hippie haut de gamme. Désordonné, pour le moins. Eleanor enveloppa sa poitrine d’une serviette qu’elle noua sur le côté. À contrecœur, Greg se mit debout. Le chauffeur salua la jeune femme d’une petite inclinaison du buste, mais son regard s’attarda un peu sur les formes généreuses. Il se reprit et se tourna vers Greg. — Monsieur Mandel ? — Oui. — Mon employeur aimerait s’entretenir avec vous au sujet d’un travail. — J’ai un téléphone. — Il aimerait le faire en personne, et aujourd’hui. — Quel genre de travail ? — Je n’en ai aucune idée, dit le chauffeur, qui sortit de sa veste une enveloppe. Voilà pour votre temps. C’étaient deux mille nouvelles livres sterling, en coupures de cinquante, neuves. Greg confia l’argent à Eleanor, qui considéra la liasse avec incrédulité. — Qui est votre employeur ? demanda-t-il. — Il souhaite se présenter lui-même. Greg haussa les épaules. Ces détails pouvaient attendre. Les gens fortunés avaient appris à devenir circonspects. La discrétion était une coutume nationale, à présent, et même la Seconde Restauration n’y avait rien changé. Les comités locaux du PSP étaient devenus très doués pour détourner les ressources privées au bénéfice de la communauté. Et ils avaient une interprétation très particulière de ce qu’était la « communauté ». Greg tenta d’obtenir une impression de son intuition. Peine perdue. Et il y avait l’argent. Deux mille livres pour un simple entretien. C’était dingue. Eleanor attendait, le regard troublé. Il baissa les yeux sur le bas effrangé de son short en jean. — J’ai le temps de me changer ? La mécanique archaïque et sublime de la Rolls-Royce faisait encore moins de bruit qu’une voiture électrique. Un panneau de verre gravé de roses sur les bords séparait Greg du chauffeur. Il resta relevé pendant tout le trajet, ce qui interdit tout échange. Le passager se laissa aller sur la banquette en cuir moelleux et regarda le monde extérieur défiler à travers les vitres teintées. Dans la fraîcheur de la climatisation, il se félicita d’avoir enfilé son costume. Ils traversèrent Edith Weston et s’engagèrent sur l’A1 en direction du sud. L’empattement de la grosse voiture occupait complètement les routes secondaires. Plus d’une décennie de négligence du PSP avait permis à l’herbe et aux véroniques de déborder des trottoirs, et une mousse spongieuse formait une ligne émeraude continue là où s’étaient trouvées les lignes blanches. C’était seulement grâce à la circulation entre les fermes et les bicyclettes que les routes étaient restées ouvertes pendant le pire des années sinistres. Les chevaux et les cyclistes s’écartaient sur les côtés pour les laisser passer, et des visages curieux se tournaient vers l’excentrique relique roulante. Greg avait du mal à résister à l’envie de saluer d’un petit geste royal de la main. Il y avait un peu de circulation sur les quatre voies de l’A1, des haquets, des véhicules électriques et des fourgonnettes fonctionnant au méthane. La Rolls-Royce les dépassait sans effort. Sa suspension absorbait les cahots que créaient les ornières dans le macadam défoncé. La partie nord du pont de Welland s’était écroulée, ne laissant qu’un alignement de piliers en béton qui jaillissaient selon un angle précaire de l’eau boueuse grossie par cinq semaines de fortes pluies. Le pont avait été emporté quatre ans plus tôt lors de l’inondation annuelle qui avait depuis longtemps balayé les villages et les fermes de la vallée. Pendant la saison sèche, la rivière revenait à son niveau habituel et l’on pouvait alors voir les grandes balafres livides d’argile gris-bleu parsemées de briques et de madriers brisés, la couture d’un marécage qui s’étendait en serpentant du bord du bassin des Fens. Le chauffeur quitta l’A1 à Wansford et bifurqua vers l’ouest et l’intérieur des terres, loin des marécages salés qui s’étendaient au fond de la vallée de la Nene sous le pont. Greg détestait ce gâchis, l’héritage laissé par le président Armstrong. Tout cela était tellement inutile, les digues étant parmi les plus anciens types d’ouvrages de génie civil. La Rolls tourna sur un chemin en terre. Il ressemblait à n’importe quel chemin de ferme tracé entre les champs de cannes à sucre naines, et aboutissait à un petit bois de chênes après trois quarts de kilomètre. Il n’y avait aucun portail, juste une large grille destinée à empêcher le passage du bétail mais non des voitures, et une pancarte délavée par les intempéries qui promettait aux éventuels intrus de très sérieux ennuis. Le chauffeur s’arrêta devant la grille et appuya sur un bouton du tableau de bord avant de repartir. Il n’y avait rien entre les bandes de métal, pas d’herbe ni de flaques, seulement une pénombre profonde. Ils roulèrent entre les arbres et arrivèrent à une arche en pierre surplombant des grilles en fer forgé ouvertes, en excellent état. Des sculptures de griffons toisèrent la Rolls de leurs yeux piqués de mousse. Au-delà, une longue allée de gravier menait à la façade d’un magnifique manoir du XVIIIe siècle. L’argenture des fenêtres renvoyait des reflets du soleil. Une masse de roses grimpantes, jaunes et roses, assaillait la maçonnerie, et ses ramifications venaient caresser le rebord des fenêtres, au deuxième étage. Deux globes géodésiques gris apparaissaient parmi la forêt de cheminées. Des antennes satellite de très forte puissance. La Rolls s’arrêta en douceur au niveau du portique en pierre grise. — Wilholm Manor, annonça le chauffeur quand il lui ouvrit la portière. Deux jardiniers entretenaient les parterres de fleurs déjà impeccables qui bordaient l’allée de gravier, et ils s’interrompirent pour observer Greg quand celui-ci descendit de voiture. Quelque chose se déplaçait dans les épais buissons qui délimitaient la pelouse, une créature sombre, indistincte, plus grosse qu’un chien, qui se glissait dans les plumbagos chargés de fleurs avec une grâce coulée. À vous donner la chair de poule. Greg se servit de son hypersens et détecta un unique train de pensées, aussi rigide que l’acier trempé. Il s’en détourna aussitôt, car l’identification s’associait pour lui avec des souvenirs qu’il préférait ne pas ranimer. Il s’était concentré sur une panthère génétiquement modifiée qui remplissait son rôle de sentinelle. Elle suivait son itinéraire de patrouille avec une précision de robot, et tous ses biohypersens étaient en alerte, à l’affût de tout intrus. Les abdominaux de Greg se contractèrent sous l’effet de la tension. Les légions du Jihad avaient utilisé des animaux similaires en Turquie, un progrès énorme en comparaison des rottweilers modifiés. Il avait vu une de ces sentinelles déchiqueter un soldat complètement cuirassé après avoir été quasiment coupée en deux par une rafale. Ces bestioles étaient redoutables. La façade élégante du manoir lui parut soudain moins lumineuse, comme prise dans le brouillard. Il franchit la grande porte à la suite d’un vieil homme en tenue de majordome. L’intérieur était aussi immaculé qu’il s’y était attendu. De grandes huiles sombres représentant des scènes champêtres ornaient les murs, le mobilier ancien était raffiné, à la limite du décadent, et les lustres pareils à des galaxies miniatures illuminaient un plafond cintré. Mais tout était neuf, superposé à cette vieille coquille par un décorateur ayant disposé d’un budget illimité. La peinture était brillante, le papier mural vert et or récent, les tapis sans la moindre trace d’usure. Greg ignorait qu’une telle opulence existe encore en Angleterre. Certes, ses clients étaient généralement aisés, mais au mieux cela signifiait une maison individuelle avec peut-être trois ou quatre chambres, ou un appartement en copropriété financé à l’étranger et bourré des souvenirs de famille hérités, sauvés de la fièvre avide des apparatchiks du centre des impôts. En temps normal, le comité local du PSP aurait transformé le manoir en petits appartements pour une quarantaine de familles, lesquelles auraient cultivé les terres alentour pour les transformer en une sorte de ferme commune, soit en coopérative, soit en kibboutz. La rénovation de Wilholm datait d’après la Seconde Restauration. Le majordome précéda Greg dans un grand escalier courbe jusqu’au palier, et le visiteur aperçut les jardins à l’arrière de la demeure. Les buissons y étaient taillés à l’image d’animaux et montaient la garde au bord de larges allées. Au centre d’un bassin envahi par les nénuphars, une statue de Vénus projetait haut dans l’air un plumet blanc d’eau. Des arcs-en-ciel sphériques scintillaient dans le nuage de fines gouttelettes qui retombaient. L’inévitable piscine était ovale et mesurait au moins vingt mètres. Une haute tour à plongeoirs dominait l’extrémité la plus éloignée, et un toboggan sinueux zigzaguait sur un des côtés. Deux gros ballons gonflables flottaient à la surface. Trois jeunes gens s’amusaient dans l’eau. Deux filles et un garçon. Leur présence ici semblait déplacée, de même que leurs exclamations joyeuses et leurs plongeons bruyants dans la solennité funéraire qui planait sur le reste du manoir. Greg fut introduit dans le bureau lambrissé de Wilholm, et la journée commença enfin à trouver un peu de sens. Philip Evans l’attendait dans cette pièce. Il y avait eu cette fille dont le nom échappait maintenant à Greg, mais tous deux s’étaient enivrés avec enthousiasme tout en assistant au couronnement. Le triomphe de la Seconde Restauration resterait à jamais nimbé de ces vapeurs d’alcool, mais il conservait le souvenir très net de Philip Evans assis parmi les fidèles, dans l’abbaye. Les caméras revenaient sans cesse sur sa personne. Un homme de petite taille, dans les soixante-quinze ans, le dos très droit, qui se servait d’une canne pour marcher lentement, sans pour autant se départir d’un sourire éclatant. Evans était la bête noire du PSP. Leur service de communication, à Whitehall, s’était ingénié à le présenter comme un personnage détestable et avait déclenché une campagne de diffamation à grande échelle. La manœuvre avait eu l’effet inverse de celui escompté, en faisant d’Evans une sorte de pirate romantique pour le reste du pays. Une légende vivante. Les usines cybernétiques d’Event Horizon flottaient dans l’impunité bienheureuse des eaux internationales et produisaient chaque année des millions de systèmes contrefaits. Des écrans plats moléculaires coréens parfaits, des lecteurs de cristaux memox français, des cybofax brésiliens, une longue, très longue liste de biens de consommation durables que les usines d’État privées de bureaux d’études ne pouvaient égaler, et dont la politique économique du PSP interdisait l’importation. Sa flotte d’avions de transport furtifs effectuait des vols de nuit au-dessus de l’Angleterre et distribuait ces produits sur tout le territoire, par l’intermédiaire d’un réseau de contrebandiers pareils à des Pères Noël démoniaques. Il était impossible d’empêcher ces livraisons aériennes. Une des premières mesures prises par le PSP à son arrivée au gouvernement avait été de démanteler en grande partie la Royal Air Force. Ce marché noir était très dommageable à l’économie du pays. Elle sapait les industries locales et les gens se tournaient toujours plus nombreux vers les revendeurs. Une spirale descendante impitoyable, chaque jour plus importante. Evans avait beaucoup changé dans les deux ans qui s’étaient écoulés depuis le couronnement, et dans le mauvais sens. Les chairs de son visage s’étaient affaissées, le teint était devenu terreux, soulignant les cernes sombres autour des yeux. De sa chevelure il ne restait que quelques mèches trop fines, d’un argent terne. Et même les manches amples de sa robe de chambre en soie ne parvenaient pas à dissimuler l’inquiétante maigreur de ses bras. Il était assis à une des extrémités d’une longue table en chêne massif. Deux cubes holo le flanquaient, et les reflets multicolores de leurs graphiques en cascade dansaient tels des arcs-en-ciel déformés sur le bois ciré. Greg huma discrètement l’air frais et sec. Il y planait une odeur aigre et poivrée. Philip Evans était gravement malade. Le milliardaire vieillissant congédia son majordome d’un geste impatient de la main. — Entrez donc, Mandel. Je ne peux pas vous voir très bien d’ici, mon garçon, mes foutus yeux me lâchent avec le reste. Un autre homme était présent dans le bureau, et se tenait face à la fenêtre, mains jointes dans le dos. Il ne se retourna pas. Greg longea la table et se rendit très vite compte qu’Evans n’était plus autonome qu’au-dessus de la taille. Ses hanches et ses jambes avaient été englouties dans la base cylindrique d’un fauteuil électrique blanc perle et son torse se terminait dans une sorte de ceinture en chrome élastique. C’était en fait une unité mobile d’assistance médicale constituée d’organes biomécaniques qui garantissaient le fonctionnement du corps défaillant. Mais l’esprit de l’homme était toujours intact, et très aiguisé. Greg lui serra la main. Il eut l’impression de tenir entre ses doigts un gant empli d’eau tiède. — Comment vous appelle-t-on, mon garçon ? Greg, c’est bien ça ? Son accent était du pur Lincolnshire, autant une attitude qu’une prononciation naturelle. — Oui, monsieur. — Eh bien, moi, c’est Philip, Greg. Asseyez-vous, j’ai mal au cou à lever la tête pour vous regarder. (Mandel s’exécuta, en laissant un siège vide entre lui et Evans.) Je vous présente mon chef de la sécurité, Morgan Walshaw. L’autre pivota enfin vers eux. Il approchait de la soixantaine. Les cheveux gris coupés court, le costume bleu strict, les épaules carrées, tout en lui disait l’ex-militaire. L’identification fut immédiate et réciproque. Un miroir. Chacun se jaugea comme un boxeur face à son adversaire. Un peu ridicule, songea Greg. — M. Walshaw n’approuve pas que je vous aie fait venir ici, expliqua Evans. — Je ne désapprouve pas cette décision, s’empressa de préciser Walshaw. Je considère simplement qu’il s’agit d’une affaire interne à l’entreprise. Désolé, rien de personnel. Greg se tourna vers Evans, son programme de politesse à plein régime, pour montrer le respect idoine. — Puis-je vous demander pourquoi vous m’avez choisi pour ce travail ? Une sélection au hasard me semble peu crédible. — Mon garçon, je n’ai pas encore décidé si vous alliez travailler pour moi. Il vous faudra d’abord démontrer que vous êtes bien celui que je recherche. Je crois savoir que vous avez résolu un petit problème pour Simon White, l’année dernière. Une affaire délicate, un vrai casse-tête. Je me trompe ? — Je connais M. White, en effet. — D’accord, ne prenez pas cet air formel. Je fais des affaires avec Simon et il m’a recommandé vos services. Il m’a dit que vous ne travailliez qu’avec le patron, et que vous saviez fermer votre gueule une fois le boulot terminé. Est-ce exact ? — C’est exact, répondit Greg. Naturellement, je garantis une totale confidentialité. Mais quand j’accepte de travailler pour une entreprise, je ne le fais qu’avec l’aval du conseil d’administration, ou du président. Les politiques internes aux compagnies créent souvent des complications dont je préfère me passer. — Vous voulez dire que je ne pourrais pas vous engager ? demanda Walshaw. — Seulement avec l’approbation du P. D. G. — Vous êtes ancien militaire ? insista le chef de la sécurité. Brigade Mindstar ? — Oui. — C’est donc à l’armée que vous devez votre implant glandulaire, dit Evans. Comment se fait-il que vous n’ayez pas signé avec le service de sécurité d’un kombinate après votre démobilisation, ou même que vous ne soyez pas devenu un de ces tech-mercs ? — J’avais autre chose à faire, monsieur. — Vous auriez pu gagner une fortune. — Pas vraiment, fit Greg. L’idée que les médiums ayant un implant glandulaire sont une sorte de super-race est une pure invention des journaux à sensation. Si vous cherchez quelqu’un capable de voir à travers un mur en briques, alors je ne suis pas votre homme. L’implantation glandulaire n’a jamais été une science exacte. J’ai été testé psi-positif, avec la note maximale en intuition, et c’est pourquoi l’armée m’a porté volontaire pour un implant, en pensant que je développerais un sixième sens, un « hypersens » me rendant capable de localiser les positions ennemies, de définir leur armement et leur stock de munitions. Mais l’esprit humain ne fonctionne pas selon une logique rectiligne. J’ai déçu l’armée, ainsi que quelques centaines de mes camarades. Les gens tels que moi ont représenté un des principaux facteurs qui ont poussé à l’abandon du programme Mindstar, et ce bien avant que le PSP sabre le budget de la Défense. — Alors, de quoi êtes-vous capable ? demanda Evans. — En gros, je peux dire si vous mentez. C’est une sorte de superempathie, ou d’intuition très affinée, ou un mélange des deux. Pas très utile sur le champ de bataille. Les projectiles mentent rarement. — Ne vous dévalorisez pas, mon garçon. On dirait que vous avez ce qu’il me faut. Voyons… Est-ce que j’ai apprécié mon jus d’orange, au petit déjeuner ? Greg vit l’implant qui luisait d’un éclat ébène et battait plus fort. Sur le plan physique, c’était un patchwork horriblement complexe de cellules neurosécrétrices. Il avait fallu dix ans de recherches au bureau américain du DARPA pour développer la matrice originale. Un nodule endocrinien implanté dans le cortex prélevait certaines substances chimiques dans le système sanguin et déversait un mélange de neurohormones en retour. La réponse fut pure intuition : — Vous n’avez pas pris de jus d’orange au petit déjeuner. Morgan Walshaw cligna des yeux. Son intérêt venait de s’éveiller. Evans grogna une approbation. — Lors du dernier trimestre, les profits tirés de mes fours à cristaux memox orbitaux ont été mauvais. Vrai ou faux ? — Ils ont été catastrophiques. — Vous n’êtes pas un plaisantin, à ce que je vois, mon garçon. Il recula le fauteuil roulant de la table et le dirigea vers une fenêtre. Après avoir contemplé d’un regard mélancolique la splendeur des jardins, le milliardaire déclara : — Ce travail n’est pas pour mon bénéfice au premier chef. Je suis mourant, je suppose que vous le savez ? — J’ai deviné que c’était sérieux, oui. — Troubles lymphatiques, mon garçon, aggravés par ce vieux pacte avec le diable qui consiste à recourir aux hormones pour conserver l’épaisseur de la peau et maintenir la pousse de mes cheveux. Je paie ma vanité. Cette chose que j’ai, elle est très rare, de ce qu’on m’a raconté. Mais après tout, je m’en voudrais presque de mourir d’une pathologie banale. (Il renifla avec dédain devant sa propre amertume.) Tout reviendra à Julia, ma petite-fille. C’est la jeune femme brune, dans la piscine. Celle qui est jolie. — Et ses parents ? Ils ne devraient pas hériter ? — Ah ! Vous appelez ça des parents ? Vous voulez rire. Si je n’avais pas payé sa mère, Julia serait toujours dans cette communauté du Midwest, à fumer des joints et se faire culbuter par les leaders au nom du Seigneur. Quant à mon fils, il serait bien incapable de prendre la direction d’Event Horizon, même s’il en avait le désir : il a été déclaré légalement incompétent. » Les meilleures cliniques de désintoxication ont essayé de lui remettre la tête à l’endroit. Trop tard. Il prend du syntho depuis si longtemps, et je parle là de dizaines d’années, que sa dépendance est impossible à briser. Il a fait tout le parcours – aide psychologique, analyse en groupe, motivation au sevrage, thérapie par le travail –, et tout ça n’a strictement rien donné. Les seules fois où il prend seulement conscience qu’il existe un monde autour de lui, c’est quand il est en plein trip. La colère monta de nouveau dans la voix du vieil homme. — C’est foutrement humiliant. Je m’attendais à une forme de rébellion, un certain antagonisme entre nous. C’est toujours comme ça, entre un père et son fils. Mais pas avec lui ! Nous n’avons rien partagé, pas plus l’amour que la haine. C’était comme s’il ne voyait pas tout ce que j’ai accompli. Il a pris la porte le jour de son vingtième anniversaire. C’était il y a vingt-cinq ans, et depuis, plus rien. Pas un mot. La seule raison pour laquelle j’ai découvert que j’avais une petite-fille, c’est parce que ce culte de tarés où il a échoué a voulu me soutirer des donations. » C’est pourquoi je dois protéger l’entreprise. Pour elle. Je n’en ai plus pour très longtemps, et elle ne possède pas l’expérience nécessaire pour prendre les rênes maintenant. — Mais vous allez sûrement laisser Event Horizon entre les mains d’administrateurs, non ? demanda Greg. Des gens que vous savez capables de gérer vos affaires. — Tout à fait exact, dit Evans, et une étincelle subite d’exaltation illumina son esprit. Event Horizon a le potentiel pour devenir leader mondial dans le secteur de la fabrication de matériel high-tech. Alors que d’autres compagnies anglaises basées exclusivement ici ont périclité sous l’intervention du PSP, j’ai acheté les derniers équipements en cyberproduction pour mes navires-usines, et j’ai continué à investir dans mes unités de recherche externes. À présent, je veux tout ramener ici et consolider mes positions. Le potentiel de croissance de l’entreprise est phénoménal. Elle créera des emplois, des échanges avec l’étranger, construira et soutiendra une industrie nationale d’approvisionnement, et enraiera le retour à une économie agraire. Nous pouvons faire jeu égal avec ces satanés kombinate allemands et même avec les meilleurs du Marché du bassin du Pacifique. Eux, de nouvelles superpuissances économiques ? Quelle rigolade ! Je vais leur montrer que l’Angleterre n’est pas encore morte. — Tout ça m’a l’air très bien. Et moi, que puis-je pour vous ? Evans grimaça. — Désolé, je parle, je parle… La maladie des vieillards. Le temps que vous ayez rassemblé les ressources pour accomplir quelque chose qui vaille le coup, vous n’en avez plus le temps. » Le problème, mon garçon, concerne mon opération orbitale de Zanthus. Quelqu’un y sabote la production. On a retourné les opérateurs de mes fours à micro-G, et trente-sept pour cent de mes cristaux memox sont délibérément rendus défectueux. L’addition s’élève à sept millions d’eurofrancs par mois. Involontairement, Greg laissa échapper un petit sifflement. Il ignorait qu’Event Horizon était aussi colossal. — Comme vous dites, enchaîna Evans. Et je ne pourrai pas supporter ce genre de pertes encore très longtemps. Une chance que je m’en sois rendu compte à temps… Dans sa voix transparaissait une note de fierté. Il était toujours aux commandes, sur le qui-vive. — L’organisateur de tout ça a également contourné certains systèmes de sécurité très élaborés. Ces types sont malins, et organisés. — Ils sont intelligents, cela ne fait aucun doute, approuva Walshaw, qui tira une chaise face à Greg et s’assit. — Et même la division de sécurité est soupçonnée, ajouta le milliardaire. Y compris Morgan ici présent, ce qui explique pourquoi il m’en veut tellement. Greg glissa un regard vers Walshaw, et ne vit sur son visage qu’une courtoisie impénétrable. Cet homme n’était pas passé à l’ennemi, et il ne trahirait jamais. Mandel connaissait par cœur ce genre d’individu, ses motivations. Il n’avait aucune grande vision personnelle, et c’était le lieutenant parfait qui, en Event Horizon et Philip Evans, avait trouvé une cause idéale à servir. Walshaw acquiesça avec une réticence manifeste. — La nature même du sabotage implique un certain degré de complicités internes, et certainement une connaissance approfondie des procédures de sécurité. — Il veut dire que des salopards ont été achetés, grommela Evans. Et je veux que vous les démasquiez pour moi, mon garçon. Vous êtes ce qu’il y a de plus proche d’un intervenant indépendant, dans ce foutu monde. Digne de confiance, pour ce que nous en savons. Donc : quatre cents nouvelles livres sterling par jour, plus tous vos frais, sans limitation. Qu’est-ce que vous en dites ? — Je dois signer un contrat avec mon propre sang ? — Évitez de vous payer ma tête, mon garçon. J’ai passé près de vingt ans à combattre cette merde de président Armstrong et ses brutes de gauchistes. Aujourd’hui il n’est plus là, et je ne compte pas perdre par forfait. Event Horizon sera mon mémorial. L’entreprise pionnière de la renaissance industrielle de l’Angleterre. Greg ne pouvait s’empêcher de l’admirer. Le vieux lion se mourait, mais il faisait toujours des projets, il avait toujours des rêves. Peu de gens auraient eu cette attitude dans sa situation. — Par où voulez-vous que je commence ? — Nous allons nous rendre ensemble à Stansted, intervint Walshaw. Si toutefois je suis digne de confiance. — Cessez donc d’être aussi foutrement sarcastique, aboya Evans. — Stansted est le principal terminal de fret aérien dont dispose Event Horizon en Angleterre, précisa le chef de la sécurité, que l’éclat de son supérieur semblait amuser, quoique très discrètement. Tous nos avions en partance pour Listoel décollent de là. — Listoel ? fit Greg. — C’est le point de mouillage pour tous mes navires-usines cybernétiques dans l’Atlantique, expliqua Philip Evans. Une grande part du matériel utilisé par Event Horizon est fabriquée là-bas, et c’est aussi la base de Dragonflight, ma ligne spatiale. Quiconque travaille sur Zanthus part de Listoel. — Faire venir le personnel d’encadrement et les opérateurs de fours memox en congé actuellement n’apparaîtra pas comme particulièrement inhabituel, enchaîna Walshaw. Une fois que nous serons arrivés, vous pourrez vous servir de votre implant glandulaire pour déterminer lesquels parmi eux tous ont été retournés. Ensuite, vous vous rendrez sur Zanthus, accompagné d’une petite équipe de la sécurité, et vous arrêterez quiconque a contourné les systèmes de sécurité, ainsi que tous les opérateurs de fours coupables. Nous enverrons des remplaçants choisis parmi ceux que vous aurez préalablement examinés. — Vous voulez que je me rende sur Zanthus ? demanda Greg. Il avait une sensation bizarre dans la gorge, comme s’il venait d’avaler cul sec et à la suite quelques cognacs. — Exact, mon garçon. Pourquoi, ça vous pose un problème ? Il ne put s’empêcher de sourire. — Non. Aucun problème. — Vous ne partez pas en vacances, dit Evans d’un ton sec. Vous allez là-bas et vous les arrêtez, Greg. Vite fait, bien fait, et sans fioritures. Il faut que je puisse montrer du concret à mon consortium de financement. Dans six semaines, je devrai leur transmettre les chiffres, alors il me faut quelque chose de positif. Ils peuvent comprendre une intrusion et un sabotage, Dieu sait qu’un tas de kombinate passent leur temps à essayer de s’étrangler entre eux. Ce qu’ils n’accepteront pas, c’est que je lambine en pleurnichant au lieu d’écraser les intrus. (Il se calma d’un coup et se laissa aller contre le haut dossier de son fauteuil.) Ce qui ne laisse que ce soir. — Que doit-il se passer, ce soir ? voulut savoir Greg. — Je donne un petit dîner, quelques amis proches, des associés, une ou deux célébrités et les invités de Juliet. Parmi ces gens, quelques personnes que j’aimerais bien que vous sondiez pour moi. J’ai invité le Dr Ranasfari. Il est à la tête d’une des principales équipes de recherche d’Event Horizon. C’est un véritable génie. Je l’ai mis à travailler sur un projet que je considère crucial pour l’avenir de l’entreprise. Alors allez-y en douceur. Evans s’interrompit. Il paraissait plus mal à l’aise que Greg ne l’avait jamais vu. La maladie, peut-être ? Mais l’esprit du vieil homme était balayé par une émotion proche de la culpabilité. Walshaw s’était désintéressé de la conversation et regardait ailleurs. Très diplomate. — Et il y a…, fit Evans avec un mouvement de menton en direction de la fenêtre. Ce jeune gars, dehors… Adrian, je crois. Juliet me semble s’être entichée de lui. Du moins, elle ne parle presque plus que de lui. Ne vous méprenez pas, je ne vois rien à y redire, pour peu qu’il la rende heureuse. Je ne désire rien plus que la voir sourire. Elle est tout ce qui compte pour moi. Mais je ne veux pas qu’elle souffre. Je sais bien qu’on ne peut pas exiger un amour éternel, pas à cet âge, mais il m’a l’air bien. Vérifiez quand même qu’elle n’est pas une autre conquête sur sa liste. Juliet est mon héritière, et la vie va devenir bien assez dure pour elle sans que des peines de cœur s’y ajoutent. CHAPITRE 4 Après son bain, il découvrit un smoking déposé dans la chambre d’amis qu’on lui avait réservée. Le vêtement lui allait à la perfection. Il le mit, pas très à l’aise dans cette tenue, et sortit pour rejoindre son hôte. Par chance, il s’était rappelé comment faire un nœud papillon acceptable. Dans la majorité des pièces de Wilholm, l’éclairage était assuré par des ampoules électriques à l’ancienne qu’alimentaient des panneaux solaires plaqués sur les magnifiques ardoises de Collyweston. Il devait reconnaître que la lumière d’un blanc rosé des biolums n’aurait pas rendu justice à ce décor classique. Evans s’était manifestement donné beaucoup de mal pour recréer la gloire d’origine du manoir. Le milliardaire étouffa un petit rire à la vue de Greg qui tripotait son col amidonné en attendant l’arrivée du fauteuil médicalisé sur le palier de l’aile ouest. Evans s’arrêta devant lui, inclina la tête de côté et observa longuement son invité. — Vous avez presque l’air respectable, mon garçon, fit-il. Mais j’espère que vous savez quels couverts utiliser selon les mets. J’aurai du mal à vous faire passer pour mon assistant personnel si vous vous mettez à massacrer votre avocat avec une cuiller à soupe, vous ne pensez pas ? Greg n’aurait pu dire si le vieil homme se moquait de lui ou de ces raffinements ridicules régissant la manière de bien se tenir à table auxquels les classes anglaises moyennes et supérieures vouaient une sorte de culte. Les deux, probablement. — J’ai été officier, répliqua-t-il. En vérité, il n’était pas sorti de Sandhurst. Il avait bénéficié de ce que l’armée appelait une « promotion de nécessité », car tous les candidats à la Mindstar devaient être des capitaines, selon les règlements concernant les renseignements militaires. Une semaine passée à apprendre comment saluer et répondre aux saluts, et trois mois bien remplis pour maîtriser l’interprétation des données et les exercices en corrélation. — C’est évident, mon garçon. Et vous êtes un gentleman aussi, ça ne fait aucun doute. — Eh bien, je retirais toujours mes chaussettes dans les bonnes occasions, si c’est ce que vous voulez dire. Evans eut un rire approbateur. — J’aimerais vous avoir dans mon équipe permanente. Il y a tant de béni-oui-oui… Le fauteuil repartit vers l’escalier principal à une vitesse de marche rapide. Le vieillard semblait aller beaucoup mieux que dans l’après-midi. Greg se demanda comment il paierait cette débauche d’énergie plus tard. Les trois jeunes gens venaient de l’aile ouest du manoir et se dirigeaient aussi vers l’escalier. Evans les attendit. La plus grande des deux jeunes filles se pencha en avant et lui effleura la joue d’un baiser en le dévisageant. Elle ne cherchait pas à dissimuler l’inquiétude sur son visage. — Ce soir, tu ne te couches pas tard, déclara-t-elle d’un ton un peu pincé. Ce n’était pas une question. — Non, fit Evans, qui essaya de prendre un air bougon sans y parvenir, et son esprit s’embrasa du feu de la fierté. Greg, je vous présente Julia, ma petite-fille et la tête de mule dont je vous ai déjà parlé. Julia Evans le salua d’un léger hochement de tête poli, mais ne lui tendit pas la main. Apparemment, les employés de son grand-père ne méritaient pas plus qu’une simple reconnaissance de leur existence. Greg décida que c’était l’archétype de la gamine trop gâtée. Mais c’était aussi une jolie fille, il ne pouvait le nier. Grande et mince, avec une poitrine modeste et de longs cheveux bouclés qui mettaient en valeur l’ovale d’un visage agréable. Elle portait une mince tiare en argent massif sur le front, et une petite médaille en or de saint Christophe pendait à son cou au bout d’une chaîne. Il estima tout à fait judicieux son choix d’une robe en soie pourpre sans bretelles. Elle avait le port assuré indispensable pour porter ce genre de tenue, et peu de filles de son âge l’auraient fait aussi bien qu’elle. Elle devait attirer le regard des garçons. Parce qu’elle possédait cet éclat propre à son âge. Mais elle n’avait développé aucun trait marquant qui l’aurait vraiment fait sortir du lot. Et pour le moment, c’était là son principal problème. Elle était pareille à un satellite effacé par une éclipse. La fille à côté de qui elle se tenait était absolument éblouissante. Elle s’appelait Katerina Cawthorp et avait lié connaissance avec Julia dans le pensionnat suisse. Une bombe à la peau satinée et cuivrée. Sa crinière blonde cascadait sur des épaules bien dessinées. Son corps était un assemblage de courbes idéalement tracées que rehaussait encore sa robe bronze moulante. Le décolleté plongeant révélait plus que la naissance de seins fermes, et le bas de sa robe dévoilait des jambes tout aussi parfaites. Le visage était sensuel, avec des lèvres pulpeuses, un nez mutin et des yeux d’un bleu nordique qui contemplaient Greg avec un soupçon de condescendance. Il l’avait regardée fixement un peu trop longtemps. Katerina devait être habituée à cette réaction, comme le prouva l’ombre de sourire qui ourla ses lèvres. Julia poussa le fauteuil de son grand-père sur une petite plate-forme qui pouvait descendre et monter le long de rails installés sur le côté de l’escalier. — Et ton père, il va descendre ? demanda Evans d’un ton aigre. — Vous n’allez pas vous quereller, ce soir. — Il boude sûrement dans sa chambre, tout en se défonçant. Elle lui donna une tape assez sèche sur le poignet. — Sois sage. Nous avons des invités à dîner, ce soir. Il poussa un grognement irrité, et la plate-forme se mit à glisser vers le rez-de-chaussée. Julia descendait les marches d’un pas léger pour rester au niveau du vieil homme. Naturellement, Katerina se déplaçait avec beaucoup plus de dignité. Elle glissait sans effort telle une star des anciens temps arrivant en majesté à la première de son film. Ce qui laissait Greg libre de bavarder avec le jeune homme. Il n’eut pas à le solliciter, car Adrian Marier était très exubérant. Il lança la conversation en racontant à Greg comment il venait de commencer des études de médecine à Cambridge, ses espoirs d’entrer dans l’équipe de rugby à la place d’ailier, sa déception devant la bourse d’études d’un montant ridicule que lui avait allouée le gouvernement néoconservateur, et il lui confia que sa propre famille était certes aisée, mais sans aucune comparaison avec l’opulence de la dynastie Evans. Adrian mesurait un peu plus d’un mètre quatre-vingts, avait la musculature d’un champion de surf, des cheveux blonds bouclés coupés court, les pommettes hautes et un sourire malicieux qui devait faire des ravages chez les jeunes femmes, et même les femmes moins jeunes. Il se montrait également intelligent, respectueux et plein d’humour. Greg éprouva une brève aversion envieuse pour une sorte d’adolescence qu’il n’avait jamais connue, mais il réprima cette réaction aussitôt. — Comment avez-vous rencontré Julia ? demanda-t-il. — C’est Katey qui nous a présentés, répondit Adrian. Eh, écoutez, je n’allais quand même pas rater l’occasion de passer quelques jours dans ce palace et de rencontrer le célèbre Philip Evans. Et je ne parle pas de la cuisine de premier choix, de l’alcool à volonté, des draps changés chaque jour, du service de pressing… Il se pencha vers Greg et lui adressa une œillade très « on-se-comprend-entre-hommes » avant d’ajouter : — Et nos chambres sont proches l’une de l’autre, par chance. — Elle a l’air d’une gentille fille, éluda Greg. Le regard du jeune homme suivit les ondulations de la robe bronze devant eux avec la précision d’un radar. — Vous n’avez pas idée à quel point vous êtes dans le vrai en disant ça. Son esprit était un tourbillon d’exaltation charnelle. — Nous parlons de Julia, ou de Katerina ? À contrecœur, Adrian cessa d’admirer l’objet de son désir. — Katey, bien sûr. Je veux dire, Julia est bien, malgré son vieux qui est une loque humaine. Mais elle ne peut pas se mesurer à Katey. Personne ne le peut. (Il baissa la voix et adopta le ton de la confidence :) Si j’avais assez d’argent, je demanderais Katey en mariage tout de suite. Je sais que ça a l’air idiot, si l’on pense à son âge. Mais ses parents ne s’occupent pas d’elle. C’est scandaleux, parce que s’ils avaient été pauvres les services sociaux leur auraient retiré sa garde. Mais ils sont riches, et ils restent planqués dans leur petit paradis fiscal, en Autriche, où ils la traitent comme un bibelot de prix. Dans leur milieu social, c’est bien vu d’avoir un enfant, et un qui soit précoce, de préférence. C’est sûrement pourquoi elle et Julia sont si proches. Elles ont connu quasiment la même chose. Toutes les deux ont été délaissées par leurs parents dès leur plus jeune âge. Greg ressentit soudain un élan de sympathie qui venait en droite ligne de son intuition. La franchise de ce garçon était agréable. Il méritait mieux que Katerina. Il ne le savait pas, mais son flirt était voué à une fin catastrophique. Son charme viril et son manque d’argent le rangeaient dans la catégorie des passades. Et sa naïveté l’empêchait de voir que la déesse sexy qu’il adulait allait le dévorer et le recracher dès que son regard lascif aurait remarqué une autre proie plus appétissante. Quoi qu’il en soit, cela signifiait que Greg pourrait commencer la soirée en donnant à Evans une information qu’il voulait entendre. Que ce soit là une bonne ou une mauvaise nouvelle, on pouvait en débattre. Pour lui, Julia aurait du mal à trouver meilleure proposition de prince charmant. Le milliardaire accueillit l’ensemble de ses invités dans le salon de réception. Les fenêtres cintrées de la pièce donnaient sur les pelouses impeccablement tondues, où des cygnes allaient en se dandinant entre les massifs de fleurs bordant les allées. Des servantes en uniforme blanc et noir apparurent avec des plateaux chargés de flûtes de champagne et de canapés. Au fond de la pièce, un quatuor à cordes se mit à jouer en sourdine. Greg eut l’impression d’avoir fait un bond dans le temps et de se trouver dans un club de Mayfair, dans les années 1930. Tous les hommes portaient des smokings blancs de coupe irréprochable, tandis que les femmes avaient opté pour des robes longues discrètes, dans des teintes pastel. Katerina n’en était que plus remarquable, et remarquée, même si elle n’avait pas besoin d’un tel contraste pour cela. En dépit de ses airs bourrus, Philip Evans faisait un hôte très correct. Il se coulait dans le rôle avec aisance. Une vie entière d’immersion dans les relations publiques lui avait appris comment s’y prendre. Julia restait à son côté. Officiellement, elle était l’hôtesse des lieux, puisque la femme la plus âgée de la famille. Les invités la traitaient avec un respect formel qu’on accorde rarement à une jeune fille. Ils savaient sans doute qu’elle était la protégée du vieux lion. Elle acceptait ces égards sans une once de prétention. Greg se tenait en retrait, avec au visage un sourire figé tandis qu’on le présentait comme le nouvel assistant personnel de Philip Evans. Celui-ci avait réuni un aréopage impressionnant de sommités pour le dîner, deux ministres du gouvernement néoconservateur et le premier ministre adjoint, cinq ambassadeurs, des financiers, quelques représentants de l’aristocratie, ainsi qu’une poignée d’incontournables du show-biz, sans doute à l’intention de Julia. Lady Adélaïde et lord Justin Windsor, les enfants de la princesse Beatrice, comptaient également parmi les invités, et deux cercles étroits les entouraient constamment. Greg avait réussi à échanger quelques mots avec lady Adélaïde. Elle avait à peine plus de vingt ans et affichait déjà ce naturel policé que seule la royauté peut conférer en pareilles circonstances. Il céda bientôt sa place aux arrivistes plus acharnés mais était content de lui ; Eleanor serait ravie d’entendre les détails. Alors qu’il battait en retraite, il vit Katerina qui avançait avec la ténacité d’un brise-glace vers lord Justin. Elle dut se contorsionner un peu afin de contourner une matrone, ce qu’elle fit avec l’agilité d’une gymnaste, et vint enfin se placer face à lui. Pendant un instant, en voyant un sourire coupable mais passager sur le visage du jeune prince, Greg se sentit gagné par le cynisme. Se pouvait-il que lord Justin soit la raison du mécontentement de Philip Evans envers Adrian ? Il n’avait que cinq ans de plus que Julia, et une union entre les deux aurait été pour un Anglais aussi traditionaliste que le milliardaire un événement dont il aurait savouré les répercussions. Mais il écarta cette hypothèse. Evans était peut-être retors, mais certainement pas sordide. Les gens continuaient d’arriver. Greg mourait d’envie de desserrer l’étau de son col, auquel il n’était pas habitué. Mais il devait se limiter à sourire à tous ces visages sans commettre d’impair. Ces invités n’étaient pas des fêtards comme ceux qui hantaient les bouges clandestins à la recherche de partenaires d’un soir ou d’un peu d’action. Ici régnait la classe, la vraie. Les conversations tournaient autour des cours de la Bourse, des potentiels d’investissement ou de la dernière production de Fernando au National Theatre. Personne ne guetterait le moment propice pour se glisser à l’étage avec une personne déjà accompagnée. Greg se résigna à devoir affronter quelques heures d’ennui abyssal. Il y eut un invité pour lequel Julia abandonna sa bienséance de circonstance. Elle se précipita vers lui et passa les bras autour du cou de l’Américain. — Oncle Horace, tu es venu ! Elle sourit de plaisir quand il lui tapota gentiment le dos, et il reçut en échange un baiser des plus généreux sur la joue. L’homme approchait de la soixantaine, et son visage rougeaud aux traits charnus affichait un sourire qui semblait permanent. Ce seul prénom permit à Greg de le situer : Horace Jepson, le magnat des médias. Il était le président de Globecast, une compagnie de diffusion par satellite qui détenait les concessions de multiples chaînes télévisées dans presque chaque pays du globe. Globecast diffusait de tout, depuis les soap-opéras les plus affligeants jusqu’aux documentaires animaliers, en passant par les clips de rock et les infos en continu. Quand il était au pouvoir, le PSP avait refusé de délivrer une licence à Globecast, quand bien même les chaînes que la compagnie diffusait sur le continent européen pouvaient être captées avec les écrans plats vendus au marché noir par Event Horizon, avec un doublage intégral en anglais. Le PSP avait tempêté contre ce qu’il considérait être un acte de piraterie électronique impérialiste, tandis que Globecast évoquait simplement une surpuissance de son matériel et continuait à émettre comme si de rien n’était. Greg n’avait jamais regardé autre chose pendant les dix années de gouvernance du PSP. Horace Jepson salua Philip Evans avec chaleur, Julia toujours accrochée à lui. Puis la jeune fille lui fit adroitement esquiver un petit groupe de célébrités qui commençaient à lorgner dans sa direction avec envie, pour le présenter à un des ministres néoconservateurs. La manœuvre ne manquait pas d’à-propos. Si ces stars spécialistes de l’autopromotion avaient enfoncé leurs griffes vernies dans la peau de Jepson, il n’aurait pas eu la moindre chance de leur échapper pendant toute la soirée. Ainsi donc, Julia Evans n’était pas l’écervelée que Greg avait un peu trop vite vue en elle. En réalité, sa pensée semblait extraordinairement concentrée et rapide. Il ne se rappelait d’ailleurs pas avoir rencontré sa pareille auparavant. Elle se retourna et saisit la main de son grand-père. Ils échangèrent un petit sourire de connivence. Ce moment d’intimité prit aussitôt fin quand Philip Evans aperçut le couple qui s’avançait vers eux. Il jura à voix basse, et Julia posa sur lui un regard inquiet, avant de presser sa main pour le rassurer. Greg observa le couple avec intérêt. Il était curieux de savoir ce qui avait déclenché cette mauvaise humeur et cette antipathie soudaine chez le vieillard et la jeune fille. L’homme et la femme ne passaient pas inaperçus, elle avec une parure de diamants qui devait bien coûter un demi-million de nouvelles livres, et une robe presque aussi courte et décolletée que celle de Katerina. Lui avait la quarantaine, le teint méditerranéen, et il se donnait visiblement du mal pour conserver une forme d’athlète. Chaque mèche de ses cheveux d’un noir de jais était parfaitement en place. L’hypersens de Greg lui délivra une sensation de fourmillement froid le long de sa colonne vertébrale à leur approche. Derrière cette façade mondaine, quelque chose de très déplaisant était tapi. — Philip. Magnifique réception, dit l’homme avec un accent continental léger. Merci mille fois de nous avoir invités. Evans lui retourna son sourire, quoique Greg le connaisse maintenant assez bien pour voir l’effort fourni, sans même recourir à son hypersens. — Kendric, heureux que vous ayez pu venir. J’aimerais vous présenter mon nouvel assistant personnel, Greg Mandel. Greg, voici Kendric Di Girolamo, un bon ami et un collègue en affaires. Di Girolamo afficha un sourire d’un snobisme reptilien. — Ah, ces Anglais. Toujours prêts à dire du mal du démon étranger. En réalité, Greg, je suis le partenaire financier de Philip. Sans moi, Event Horizon ne serait qu’un atelier clandestin produisant des vêtements de cinquième ordre dans un quelconque chalutier mouillé en mer du Nord. — Ne vous donnez pas trop d’importance, dit Evans un peu sèchement. Je peux trouver vingt financiers disponibles chaque fois que je regarde dans un égout. — Vous voyez, fit Kendric à l’adresse de Greg. Un socialiste de cœur. Il a cette pure détestation des Rouges pour les banquiers. Les articulations de la main de Julia avaient blanchi tant elle la crispait sur l’épaule de son grand-père pour retenir le vieil homme. La vue de quelqu’un d’aussi malade qu’Evans délibérément provoqué était pour le moins exaspérante. Greg laissa les neurohormones se déverser de l’implant et concentra son esprit sur l’image de la glace, dure, coupante, froide comme l’hélium. Une fine lame à la pointe aussi acérée qu’une aiguille vint se placer sur le front de Kendric, juste au-dessus de son nez. — Et si nous évitions de gâcher l’atmosphère de la soirée ? dit-il aimablement. Kendric parut d’abord agacé par cette intervention d’un simple pion dans son grand jeu. Greg enfonça son couteau psychique, et la pénétration vit le gel s’épanouir et figer le cerveau de l’autre en une masse noire de fer. Tout semblait si juste, si facile. Le pouvoir était là, alimenté par les pulsations de la colère. Di Girolamo eut soudain l’air désorienté et apeuré, et il vacilla sur place, comme s’il venait d’essuyer une bourrasque violente. La morgue qui tourbillonnait triomphalement dans ses pensées s’évanouit en une fraction de seconde. Ses jambes flageolèrent et il recula d’un pas chancelant avant de recouvrer son équilibre. La propre fureur inattendue de Greg se replia sur elle-même et fut aspirée dans l’endroit secret d’où elle avait jailli. Son départ lui laissa un goût de cuivre dans sa gorge subitement sèche. Il se tourna vers la femme. — Je ne crois pas que nous ayons été présentés. — Ma femme, Hermione, dit Kendric d’un ton méfiant. Elle tendit une main gantée et parée de bagues étincelantes. Son regard jaugea Greg avec un intérêt charnel évident. Elle parut un peu contrariée qu’il se contente de lui serrer la main. Il se surprit à la comparer à Eleanor. Elles n’avaient que quelques années d’écart et, dans une tenue similaire, Eleanor aurait été superbe, elle aussi. Mais elle trouvait ridicule la seule notion de haute couture, et elle n’aurait jamais été à l’aise dans ce genre de soirée. Honteux, il mit un terme à ce curieux train de pensées. — Marié, monsieur Mandel ? demanda Hermione. Sa voix était l’équivalent audio de la robe de Katerina, sensuelle et pleine de promesses interdites. Pourquoi cette comparaison, maintenant ? — Non. — Dommage. Les hommes mariés sont tellement plus amusants… Le désir ne l’avait jamais étreint aussi fortement. C’était une femme superbe, mais il y avait quelque chose de diantrement désagréable juste derrière cette façade magnifique. — Nous discuterons plus tard, déclara Kendric à l’adresse de Philip, d’une voix blanche. Notre affaire en Écosse a besoin d’être finalisée. D’accord ? — Oui, lui concéda Evans. Satisfait de cette victoire mineure, il s’approcha de Julia et lui donna un baiser léger sur la joue. Hermione l’imita avant de s’éloigner d’un pas léger sur un « Ciao » désinvolte, non sans avoir décoché un clin d’œil à Greg avant de se détourner. Julia était restée aussi stoïque qu’une statue pendant l’embrassade. L’hypersens de Greg l’informa qu’intérieurement elle était très troublée. Elle avait de bonnes raisons à cela : il avait détecté une excitation subite et perverse chez Hermione quand leurs joues s’étaient touchées. — Qui sont ces deux-là ? demanda-t-il quand le couple fut hors de portée. Inquiète, Julia s’était accroupie près du fauteuil de son grand-père. Le vieil homme s’était affaissé mentalement. Son esprit était gris. Elle leva un regard interrogateur vers Greg. — Merci d’avoir fait reculer Kendric, dit-elle. Il décela une cascade très rapide de pensées, le tout d’une rare cohérence. Étrange. Unique, en fait. — Vous avez un implant, ajouta-t-elle après quelques secondes. Philip eut un rire bas et malicieux. — Trop tard, Juliet, fit-il, Sherlock Holmes s’en serait rendu compte plus tôt. — Oh, toi ! ronchonna-t-elle en lui tapotant le creux de l’épaule d’un doigt dans un geste d’irritation feinte, même s’il y avait en elle une très légère exaspération. — Di Girolamo est un aristocrate européen fortuné, expliqua le vieil homme. Et il dit vrai, nous sommes en affaires. En revanche, il raconte n’importe quoi quand il prétend que nous sommes partenaires. Avez-vous déjà acheté un de mes produits à l’époque où le PSP était au pouvoir ? — Oui. Un écran plat, et un micro-ondes aussi, je crois. Qui ne l’a pas fait ? — Et comment avez-vous payé ces équipements ? — Avec du poisson, en grande partie, et des légumes. — C’est là où je voulais en venir : au niveau local, tout se faisait par troc. Il n’y avait pas de monnaie. J’importais mes équipements par avion, et mes revendeurs l’écoulaient, parfois au moyen du marché noir, parfois grâce aux bureaux de répartition du Parti. Jusque-là, un système production/distribution normal pour une entreprise, n’est-ce pas ? Mais vos fruits et vos légumes ne me sont d’aucune utilité, et je ne peux pas payer les banquiers avec dix tonnes d’oranges. C’est là que Kendric et ses sbires entrent en scène : il fait en sorte que je sois payé en bon argent. Ses lieutenants prennent les denrées périssables issues du troc et les échangent contre de l’or, de l’argent ou des diamants, bref une matière précieuse acceptable internationalement, d’autant que la nouvelle livre sterling ne convenait pas puisque, du temps du PSP, c’était une devise non reconnue en dehors du pays. Donc, ils les prennent dans le pays, et Kendric les convertit en eurofrancs pour moi. À la fin, c’était devenu une opération d’envergure qui faisait travailler près de deux cent mille personnes. C’est une des raisons pour lesquelles le PSP n’a jamais pu nous démanteler, il lui aurait fallu une centaine de nouvelles prisons rien pour cela. Depuis la Seconde Restauration, je me suis consacré à transformer mes revendeurs en un réseau commercial légal de détaillants. Ils le méritaient bien, pour la loyauté qu’ils ont montrée envers moi. Mais maintenant que la nouvelle livre sterling est de nouveau acceptée ailleurs, je n’ai plus besoin des gens de Kendric, pas dans ce pays. — Quand il s’occupait de ces échanges, Kendric en tirait un joli profit, ajouta Julia d’un ton froid. — J’aurais pensé que vous étiez en mesure d’arranger ces échanges vous-mêmes, dit Greg. — Rien n’est jamais simple, mon garçon, répliqua Philip. Dans le marché passé à l’origine avec mes financiers, Kendric devait s’occuper des échanges. J’ai eu besoin d’une somme énorme en liquide pour créer Listoel et, à cette époque, je n’avais pas encore les contacts nécessaires avec les cartels de courtiers, du moins pas pour une entreprise aussi risquée. Kendric, oui. Et il m’a proposé les taux les plus bas, un point inférieur aux intérêts habituels. En ce temps-là, tout se passait très bien entre nous. Malgré ses défauts, c’est un excellent financier. Le problème, c’est qu’il est devenu un tantinet arrogant, ces derniers temps. Il pense qu’il devrait avoir son mot à dire dans la gestion d’Event Horizon, qu’il faut impliquer le consortium de financement dans le processus décisionnaire de l’entreprise. Foutaises. Je ne tiens pas à avoir une centaine de vice-présidents qui ramènent leur fraise pour tout et rien. — Alors pourquoi conserver des liens avec lui ? Votre entreprise est légale, aujourd’hui. — L’Ecosse, dit Julia avec amertume. — J’ai bien peur que oui, confirma Philip. Le PSP est toujours aux commandes au nord de la frontière, et là-bas mon marché avec Kendric reste d’actualité. Nos revendeurs respectifs travaillent ensemble depuis si longtemps qu’ils forment quasiment une seule entité, maintenant. Il serait très difficile de les séparer, ça ne vaudrait ni l’effort ni le coût, surtout que les encartés écossais ne tiendront pas vingt mois de plus. » Et bien sûr les Di Girolamo détiennent huit pour cent du consortium de financement d’Event Horizon. Et vous pouvez deviner qui les représente au conseil d’administration. Greg soupira. — Je ne saisis toujours pas. Tout d’abord, pourquoi un banquier installé comme lui propose un taux d’intérêt bas pour une opération illégale telle que la vôtre ? Il aurait pu exiger le taux commercial habituel, au minimum. Par ailleurs, il y a assez d’entreprises solides dans le Marché du bassin du Pacifique pour ne pas avoir à prendre de tels risques ici. — C’est comme ça, mon garçon, répondit Philip calmement. Il n’a pas vraiment besoin de travailler dans quoi que ce soit. Le trust familial lui procure plus d’argent qu’il pourrait en dépenser. Mais c’est un malin. Il voit bien ce qui arrive à d’autres personnes dans sa situation : ils font la fête, ils vont au ski, s’amusent avec leurs voitures de course et leurs hors-bord, s’offrent des vacances de neuf mois sur leur yacht, et ils sont saouls ou défoncés tous les soirs. Et lorsqu’ils atteignent l’âge de trente-cinq ans, la police repêche leur cadavre dans la marina. La moitié du temps, c’est un suicide, sinon c’est parce que le corps a lâché. Alors, au lieu de rechercher ces frissons faciles, Kendric joue le grand jeu en s’acoquinant avec des contrebandiers comme moi, des rachats d’entreprises financés par l’endettement, mais aussi en corrompant des hommes politiques, en s’adonnant au piratage de programmes informatiques et aux contrefaçons de luxe. C’est à lui que j’ai acheté les modèles pour les écrans plats qu’Event Horizon utilise. C’est argent contre argent. Son ingéniosité et sa détermination sont mises à l’épreuve, mais il ne peut vraiment pas lui arriver quoi que ce soit. En tant que personne, je ne peux pas dire qu’il me plaise beaucoup, mais je dois bien reconnaître qu’il m’est très utile. Et il s’est servi de cette position pour prendre des intérêts dans Event Horizon. Très malin de sa part. J’aime à penser que j’aurais fait exactement la même chose. — Je me débarrasserai de lui, dit Julia dans un murmure féroce. Ses yeux étaient braqués comme des lasers sur la nuque de Kendric, qui faisait son numéro de charme à deux starlettes. Philip tapota tendrement la main de sa petite-fille. — Sois très prudente quand il s’agit de lui, Juliet. Il mange les jeunes filles comme toi à son petit déjeuner. Greg pouvait sentir l’hostilité brute de Julia, que l’avertissement de son grand-père contenait à peine. Durant le repas, il se trouva assis à côté du Dr Ranasfari. Une épreuve de résistance à l’ennui. L’homme semblait évoluer dans une zone où l’humour était totalement inconnu. Il était spécialiste de la physique des solides, et sa conversation demeurait avant tout professionnelle. Ce verbiage passait bien au-dessus de la tête de son interlocuteur. Curieusement, Ranasfari se montra plus agréable quand il parla avec le toujours jovial Horace Jepson. En fait, un peu de persévérance permit à Greg de constater que le scientifique ne cachait rien de suspect. Il était même possible que Ranasfari ignore le sens du mot « duplicité ». Il était parfaitement heureux dans les limites de son univers synthétique. Un spécimen rare du chercheur avec la tête dans les nuages. De quelque nature qu’il soit, le projet sur lequel il travaillait pour le compte de Philip Evans n’avait rien à craindre. CHAPITRE 5 La bibliothèque de Wilholm était une longue pièce claire et spacieuse située au rez-de-chaussée, avec un plafond en voûte décoré de peintures quasi religieuses dans des tons riches de rouges, verts, bleus et marron. Sous ce panthéon païen, des rayonnages vitrés couraient le long des murs, illuminés de l’intérieur par de fines bandes de biolum. Deux cheminées identiques, en marbre, se faisaient face à l’un et l’autre bout de la pièce, et un oriel offrait une vue des pelouses qui s’étendaient à l’arrière du manoir. Trois tables disposées au centre, à intervalles réguliers, étaient éclairées par de véritables lampes de bureau du XIXe siècle pour chaque place. La climatisation était réglée de façon à maintenir une température inférieure de quelques degrés à celle qui régnait dans le reste de la bâtisse. C’était l’endroit préféré de Julia, quand elle voulait travailler. Faire venir les données d’Event Horizon dans sa chambre ressemblait pour elle à une sorte d’intrusion. Il lui fallait créer une certaine distinction entre la vie privée et la vie professionnelle, d’autant que la première était très réduite, chez elle. Assise dans un fauteuil derrière une table en bois de rose ciré, en cardigan bleu-violet et robe boutonnée en chambray pêche, elle observait les entretiens sur un grand écran plat fixé au mur. Les images lui parvenaient de Stansted par le réseau de l’entreprise. Morgan Walshaw avait réquisitionné tout un niveau des locaux administratifs jouxtant l’aéroport de la compagnie, dans l’unique objectif de garder les opérateurs de fours à l’isolement pendant les interrogatoires. Lui et Greg menaient les entrevues dans une pièce moderne dont la baie vitrée donnait sur le nouveau hangar à fret géant qu’Event Horizon utilisait. Les deux hommes étaient installés derrière un bureau tout en chrome et verre, Morgan Walshaw dans son costume habituel, Greg vêtu d’une chemise rayée blanc et rouge avec un galon sur la patte de boutonnage, et d’une cravate à motif mosaïque noir et blanc. C’était une manière assez ennuyeuse de passer la journée, mais elle s’entêta. Une pénitence pour son écart de conduite et un refuge qui occupait son esprit et empêchait les souvenirs d’Adrian de s’y glisser comme ils le faisaient dès qu’elle avait un moment de libre. Il était parti ce matin, en compagnie de Kats, tous deux chevauchant sa Vickers, les chromes de la moto enveloppés de transferts de flammes holographiques. Julia les avait vus foncer sur l’allée dans un nuage de poussière et de graviers tandis qu’un morceau de hard rock hurlait dans les haut-parleurs. Apparemment, ils s’amusaient déjà beaucoup. À présent, la chape de la monotonie et des responsabilités s’était de nouveau appesantie sur elle, seule dans une pièce, entourée d’un millier de livres à reliure de cuir qu’elle ne lirait jamais. Son grand-père non plus, d’ailleurs. Cela faisait partie du rituel accompagnant la richesse. Les ouvrages étaient soigneusement rangés dans un entrepôt du continent pendant tout le temps où le PSP dirigeait les affaires du pays, et avaient été rapportés ici pour décorer les étagères vitrées. Le côté tangible et respectable de la fortune. Une stupidité. Greg et Morgan Walshaw s’étiraient sur leurs fauteuils pivotants en attendant l’entrée de l’opérateur de fours suivant. Julia se servit une autre tasse de thé dans le service en argent posé sur la table et grignota un Cadbury fourré à l’orange. Elle ne s’était jamais particulièrement intéressée au service de sécurité d’Event Horizon ; c’était pour elle quelque chose comme une sous-culture étrangère, avec son propre langage, ses propres codes, et une bonne dose de brutalité. Cela ressemblait trop à un jeu mortel complexe, avec des mercenaires spécialisés en technologie et des agents secrets au service des compagnies qui jouaient les uns contre les autres, aux frais de leurs employeurs. Steven, l’un de ses gardes du corps, lui avait dit un jour qu’une fois entré à la sécurité on n’en ressortait jamais. En secret, elle avait espéré voir un peu d’action, quelques étincelles qui voleraient, et pas seulement apprendre les procédures d’enquête qu’appliquait Morgan Walshaw. Mais les entretiens menés par Greg semblaient plutôt basiques : « Nom. Désolé de vous déranger durant vos congés, mais c’est urgent. Nous enquêtons sur les pertes dues à la contamination des cristaux memox. Avez-vous une idée de la raison pour laquelle elles sont aussi élevées ? Avez-vous déjà été approché par quelqu’un qui voulait que vous agissiez contre les intérêts de l’entreprise ? » Sept ou huit questions, puis il remerciait l’individu, que Walshaw laissait ressortir. Jusqu’à maintenant, ils n’avaient démasqué personne impliqué dans l’opération de sabotage. La scène à l’écran donnait à Julia une impression de distance. Greg ne souriait jamais, il demeurait impassible, le ton parfaitement neutre, et il paraissait à peine conscient de la présence des personnes interviewées. Elle se demandait ce qu’elle aurait ressenti si elle s’était trouvée assise dans ce bureau, face à lui. Un léger fourmillement dans la tête quand l’hypersens de l’homme étudierait ses émotions ? Son grand-père lui avait affirmé qu’il était incapable de déchiffrer les pensées individuelles. Elle n’en était pas si certaine. Julia buvait une gorgée de thé quand l’opérateur suivant entra. Cette femme était la quinzième personne interrogée. gée de quarante-trois ans, Angie Kirkpatrick portait une chemise de sport kaki et un pantalon de survêtement bleu clair. Taille moyenne, l’air en forme, sûre d’elle ; mais tous l’étaient. Elle s’assit de l’autre côté du bureau, face à Greg et Morgan Walshaw, avec une expression d’attente polie. Julia sut que quelque chose n’allait pas dès cet instant. Kirkpatrick n’en était probablement pas consciente puisqu’elle ne pouvait comparer les conditions de son entrevue avec aucune des précédentes, mais Julia remarqua que Greg s’était légèrement redressé et semblait plus attentif. Walshaw avait lui aussi noté ces modifications dans le comportement de son partenaire. Julia observa Kirkpatrick avec attention, sans parvenir à déceler un indice de sa culpabilité. — Nous enquêtons sur le taux élevé de contamination des cristaux memox produits sur Zanthus, déclara Greg. Mais vous l’aviez deviné, n’est-ce pas ? — La contamination a été élevée, en effet, dit Angie. — Mauvaise réponse. Depuis combien de temps participez-vous au sabotage ? — Quoi ? — Les huit mois entiers ? — Je ne sais pas de quoi… — Sept mois ? — Écoutez… — Six ? — Eh, vous n’avez pas le droit de… — Cinq ? — M’accuser de cette façon… Greg se renversa dans son fauteuil et sourit. Julia était très heureuse que ce sourire ne lui soit pas destiné, car c’était plutôt le rictus d’un prédateur. — Cinq mois, dit-il. C’était une simple constatation. — Tout ce… qu’est-ce que ça signifie ? fit Angie en regardant Morgan Walshaw. — Association d’idées par les mots, expliqua Greg. Je dis un mot, et je guette la réaction de votre esprit. Tension et culpabilité, ou simple perplexité innocente ? Peu importe votre réponse verbale, vos pensées ne mentent pas. Julia ressentit presque un élan de sympathie pour la femme. Trahie par son propre esprit. L’aptitude de Greg donnait la chair de poule : silencieuse, indétectable et terriblement juste. Une atmosphère de peur ancestrale enveloppait les gens capables de deviner les pensées d’autrui. Chacun avait le droit de protéger un peu de son intimité. La jeune fille resserra les pans de son cardigan sur son torse. — Tension et culpabilité, c’est ce qui a atteint son maximum à cinq mois. — Vous avez un implant, dit Angie, toute attitude de défi l’ayant désertée. — Exact. Elle rougit violemment. — Je… Je n’avais pas le choix. Ils savaient. Des choses. Sur moi. Seigneur, j’ignore comment ils ont découvert ça. — Contentez-vous de nous donner les détails, intervint Walshaw d’un ton traduisant l’ennui, ou peut-être la lassitude. — Que va-t-il se passer ? demanda l’opératrice. — Pour vous ? Nous ne vous poursuivrons sans doute pas si vous nous dites tout ce que vous savez sur ceux qui vous ont forcée à agir sous la menace du chantage. Mais vous ne travaillerez plus jamais en orbite, nous nous en assurerons. — Je n’avais pas le choix ! — Vous auriez pu venir nous parler, nous aurions alors pris les mesures adéquates. — Je ne sais pas. Il n’y a pas de différence entre vous, aucun de vous. Pour les gens comme moi… bah, ce n’est pas juste. — Ça ne l’est jamais, soupira Walshaw. À voir Angie qui se tassait sur son siège, Julia comprit que la femme avait déjà rendu les armes. Elle allait faire très exactement ce qu’on exigeait d’elle. Quelle horrible réputation que celle des médiums pour que leur seule présence sape ainsi une volonté… Rien d’étonnant à ce que le PSP ait été aussi troublé par l’animosité des vétérans de la Mindstar à son égard. — Comment vous ont-ils retournée ? demanda Greg. Au son de sa voix, Angie tressaillit. — Vous sondez encore mon esprit ? — Oui. Elle hocha la tête à contrecœur. — Très bien. Je prenais des amphés. Zanthus, ça vous tape sur le système, vous savez ça ? Quatre mois dans un dortoir minuscule, entassés tous ensemble la nuit, avec de l’urine recyclée pour vous laver et de la nourriture sans goût. Tout ça vous démolit. Ce n’est pas l’aventure, ça n’en a l’air que vu d’ici. Bref, on en arrive au stade où il faut vraiment se faire violence pour revenir à Stansted à la fin d’un congé. J’ai deux filles, vous comprenez, deux gamines adorables, vraiment. Intelligentes, pleines de joie de vivre. Je m’en occupe quand je suis en congé, et mon ex les prend quand je suis en mission. Je déteste l’idée qu’il soit avec elles, mais quel autre choix ai-je, hein ? Alors, sept ans de cette merde, ça a fini par faire trop. Mon aînée a quinze ans, un petit ami, ses examens cette année. Je devrais être là-bas, auprès d’elle. Rien que lui dire au revoir m’a fait souffrir. Alors, il y a six mois, il a fallu que je prenne quelque chose pour aller mieux. — Et les tests médicaux obligatoires avant le vol ? fit Walshaw. Vous auriez dû savoir que la drogue allait être décelée. — C’est peut-être ce que je voulais, au fond, dit Angie. Vous savez à quel point Event Horizon est strict sur l’usage des stupéfiants. Philip Evans tient à ce que nous soyons en bonne santé, il faut lui reconnaître ça. D’autres se sont fait prendre, ils ont été transférés, soumis à des thérapies, sans perdre leur niveau de rémunération. Nous avons un accord de couverture médicale, vous comprenez ? Mais ils m’ont trouvée avant la fin de mes congés. — Les noms ? dit Greg. — Kurt Schimel. Mais il n’avait pas l’accent allemand. — C’est tout ? — Non, il y en avait deux autres avec lui, un homme et une femme. Je ne connais pas leurs noms. Elle se mit à les décrire. > Accès dossier personnel de l’entreprise : Kirkpatrick, Angie. Opératrice fours micro-G, Zanthus. Julia cessa d’écouter l’échange, car le dossier d’Angie s’ouvrait dans son esprit. Un profil fait de noms, dates, chiffres, promotions, stages d’entraînement, biographie personnelle, rapports médicaux, enquêtes semestrielles de sécurité, renseignements sur son ex-mari. Ses filles s’appelaient Jennifer et Diana, et il y avait même des photos d’elles. Tout cela était ordinaire, tellement ordinaire… C’est ce qui frappa le plus Julia. C’était là une grosse déception, elle avait voulu comprendre cette femme, ses motivations. Connaître l’ennemi. Et maintenant elle ne savait plus si elle devait détester celle qui avait tenté de détruire tout ce que son grand-père avait bâti, ou prendre en pitié la femme pathétique qui avait ruiné sa vie au-delà de toute rédemption. — Ils ont proposé de me nettoyer complètement le système sanguin, disait Angie. Il n’y aurait plus aucune trace de drogue quand je me présenterais pour les examens médicaux avant l’embarquement. Ils ont aussi trafiqué l’historique de mon compte en banque pour que tous les retraits effectués n’apparaissent pas quand la sécurité effectuerait ses contrôles semestriels. Et ils me demandaient seulement de berner le système du four à cristaux pendant un an, après quoi leur argent m’aurait permis de filer. Rien que moi et les filles, nous aurions pu partir vivre tranquilles quelque part. Seigneur, vous ne savez pas ce que cette proposition représentait pour moi. — Mais si, lâcha Greg. Angie frissonna et s’étreignit le torse des deux bras. Il regardait le vide au-dessus de la tête de la femme. — Vous avez parlé de berner le système du four. J’entrevois des éléments intéressants. Pourriez-vous être plus précise, je vous prie ? Julia reporta son attention sur l’échange. Jamais elle n’aurait relevé ce détail. Quelle sorte d’impression Mandel avait-il eue ? Elle aurait aimé lui demander : « À quoi ressemblent les esprits ? » Mais elle doutait d’en avoir un jour le courage. — Oh, c’était assez simple, répondit Angie. Schimel m’a donné un programme à charger dans le système du four, qui modifiait les données relevées par les senseurs pour la qualité de la production. — Les cristaux memox n’étaient donc pas contaminés, dit Greg pensivement. — Non. Ça n’aurait pas marché. Les systèmes de sécurité se seraient déclenchés si plus de trente-sept pour cent de la production étaient sortis non conformes, vous comprenez ? Impossible pour nous de dépasser cette limite sans vendre la mèche. Quant à reconfigurer le mécanisme de l’injecteur pour chaque lot, ce n’était pas d’actualité parce qu’on ne pouvait être certains d’obtenir un contrôle assez précis sur la puissance. Ce n’est pas comme actionner un commutateur, vous savez. Il faut du temps pour reconstituer le mélange parfait, et le temps dont on dispose est très variable. Certains de ces fours sont extrêmement compliqués à utiliser. De plus, il fallait tenir compte des lots naturellement ratés. Le programme de Schimel a commencé avec le pourcentage d’origine des échecs, pour inventer ensuite le reste. Julia s’était redressée et ne pensait plus du tout à son thé. La frustration faisait bouillir son sang. Elle aurait voulu saisir cette femme à la gorge et la secouer jusqu’à ce que ses os cliquettent. Des cristaux memox d’une valeur totale de quarante-huit millions d’eurofrancs délibérément expulsés dans l’espace, où ils s’étaient aussitôt consumés. L’image était épouvantable. La réserve de liquidités d’Event Horizon réduites à des molécules incandescentes dans l’ionosphère. Walshaw contemplait l’opératrice avec un regard d’entomologiste. Manifestement, il était en train d’évaluer à quel point elle était nulle. Et il en fallait beaucoup pour énerver ainsi le chef de la sécurité. De son côté, Greg secoua légèrement la tête, l’air déconcerté. — Vous voulez dire que vous avez tout simplement balancé des cristaux viables ? — Oui, répondit-elle dans un murmure. Walshaw ouvrit son cybofax. — Je veux le nom de tous les autres opérateurs que vous savez impliqués dans cette opération. — Il faut vraiment que je vous les donne ? demanda-t-elle. Je veux dire, vous les découvrirez vous-mêmes de toute façon, non ? — Ne me mettez pas plus en rogne que je le suis déjà, fit Walshaw avec lassitude. Les noms. Julia entendit un raclement métallique dans son dos et se tourna sur son siège. Les domestiques du manoir étaient censés ne pas la déranger quand elle se trouvait ici. Mais c’était son père, Dillan, qui venait d’ouvrir la porte de la bibliothèque. Elle regarda l’épave humaine se déplacer d’un pas de somnambule dans la pièce, et elle se détesta pour le chagrin qu’elle ressentait à ce spectacle. Il portait un jean et un sweat-shirt jaune vif, était chaussé de tennis élastiques. Au moins, il avait pensé à se raser, ou bien quelqu’un le lui avait rappelé. Il y avait deux infirmiers de permanence au manoir, pour les moments où il devenait difficile et quand il faisait des cauchemars. Il ne posait pas trop de problèmes, pas physiquement en tout cas, car il passait le plus clair de son temps dans le petit jardin entouré de murs de briques qui s’étendait au-dehors des cuisines. Il disposait d’un banc près du bassin et d’un pavillon de style victorien s’il pleuvait. Il lisait de la poésie des heures durant, s’occupait des massifs de fleurs ou jetait des miettes de pain aux poissons rouges. Et c’était tout, se dit-elle en prenant soin d’afficher un masque inexpressif, tout ce qu’il était capable de faire. Lire et arracher les mauvaises herbes. Les infirmiers lui administraient trois injections de syntho par jour. Si nous étions pauvres, ils nous enfermeraient tous pour folie, songea-t-elle, toute la famille Evans, les trois générations. Un homme mourant qui rêve toujours de grands projets, un accro au syntho et une fille avec un cerveau supplémentaire qui n’arrive pas à se faire d’amis. Nous le mériterions sans doute. Dillan Evans sourit en l’apercevant. — Julie, tu es là. Elle se leva tranquillement, éteignit l’écran plat avec ses images de trahison. Son père marcha vers elle avec lenteur. Il s’efforçait de dissimuler un bouquet de fleurs derrière son dos. Elle n’avait jamais éprouvé de mépris pour lui, seulement une sorte de perplexité mêlée à un sentiment de honte déchirant. Malgré sa dépendance totale au syntho, elle était son seul centre d’intérêt dans le monde extérieur, son dernier point de contact avec la réalité. Il était venu avec elle en Europe, sans se soucier du lieu ni même du fait qu’il devait vivre de nouveau avec son propre père, tant qu’elle était là. L’Église du Premier salut avait été heureuse de se débarrasser de lui, et pourtant ils recrutaient avec la ferveur de sergents médiévaux. — Pour toi, dit-il, et il fit apparaître le bouquet de fleurs. Elles étaient magnifiques, de la taille d’un poing, mauves, écarlates et rose saumon. Julia huma leur parfum avec précaution, et savoura sa fraîcheur. Puis elle déposa un baiser sur la joue de son père. — Merci, Papa. Je vais les mettre dans un vase et je les placerai là, sur la table, pour pouvoir les admirer pendant que je travaille. — Oh, Julie, tu ne devrais pas travailler, pas toi, et pas par une journée si ensoleillée. Ne te laisse pas entraîner dans les manigances de ce vieux salopard. Elles suceront ta vie comme des vampires. Ce sont des créatures desséchées et poussiéreuses. Il n’y a aucune vie dans les buts qu’il cherche à atteindre, Julie. Rien que de la souffrance. Elle lui prit la main. — Du calme. Tu as déjà déjeuné ? Dillan Evans cligna des yeux en se concentrant. — Je ne me souviens pas. Oh, mon Dieu, Julie, je ne m’en souviens pas. Ses yeux s’emplirent de larmes. — Tout va bien, dit-elle très vite. Tout va bien, Papa, vraiment. Je vais prendre mon déjeuner tout à l’heure. Tu peux venir t’asseoir avec moi. — Je peux ? Son sourire revint. Elle leva les fleurs devant elle. — Bien sûr, ça me ferait très plaisir. C’est toi qui les as fait pousser ? — Oui. Oui, c’est moi, à partir de petites graines. Comme toi, Julie, je t’ai fait pousser aussi. Tu es ma fleur des neiges à moi, l’unique preuve de beauté dans le désert gelé de mon existence. Elle accrocha son bras avec le sien et l’entraîna vers la porte de la bibliothèque. — Je cherchais ton amie, reprit Dillan Evans. Celle qui est mignonne. J’avais des fleurs pour elle aussi. L’air désemparé, il se mit à regarder autour de lui. — Katerina ? — C’est son prénom ? Elle a des cheveux qui brillent d’un éclat incroyable, au soleil. Je lui ai fait visiter mon jardin. Et nous avons parlé, et parlé… Il y a si peu de gens qui font ça avec moi… Tu savais qu’elle est capable d’attirer les papillons sur le bout de son doigt ? Julia tressaillit à l’idée que Kats avait discuté avec son père. Adrian avait-il été présent, lui aussi ? Elle referma la porte de la bibliothèque derrière eux et, par ce geste, elle tourna le dos aux soucis du présent. Mais seulement pour pouvoir souffrir d’une autre façon, se dit-elle tristement. Caractéristique. — Comme un ange, dit son père sur un ton rêveur. Radieuse et dorée comme un ange. CHAPITRE 6 Greg n’était encore jamais monté à bord d’un dirigeable. À dire vrai, la dernière fois qu’il avait voyagé par les airs avec autre chose qu’une aile furtive, c’était lors de la retraite de Turquie, avec l’Alliance nord-européenne. L’expérience lui avait laissé des souvenirs plus que mitigés quant à ce mode de déplacement. Comme toute retraite, celle-ci s’était déroulée dans un chaos proche du désastre intégral. Seule la RAF s’en était tirée à son avantage en réquisitionnant tout ce qui avait des ailes fixes, dans un effort extrême pour rapatrier les soldats avant que s’abatte la nuit éternelle. Greg s’était retrouvé coincé entre deux soldats blessés et trempés de sang, dans un Antonov 74M surchargé, à observer les leurres scintillants qui flottaient sereinement dans l’air dans l’espoir de détourner des tuyères de l’avion les missiles Kukri des légions du Jihad. Aujourd’hui, c’était totalement différent. L’Alabama Spirit était un vaisseau de classe Lakehurst opérant sur les lignes atlantiques. Un léviathan qui offrait à ses passagers de première classe des cabines individuelles, trois salons, une salle à manger avec tables sur réservation, un casino et un service personnalisé vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il avait pris le Dornier à décollage vertical qui assurait la navette depuis Stansted le soir précédent, après avoir terminé d’interroger les opérateurs de fours et les directeurs de Zanthus. Il faisait nuit quand ils avaient embarqué au-dessus de la Manche, et tout ce qu’il avait vu à travers le hublot de sa cabine s’était limité à un énorme ovale sombre qui se découpait sur les nuages filandreux qu’esquissait le clair de lune. L’enveloppe externe du dirigeable était un collecteur solaire géant qui fournissait en électricité tous les systèmes internes. Des générateurs magnétohydrodynamiques à hydrogène activaient deux grandes hélices à l’arrière. Il était impatient d’atteindre Listoel à la lumière du jour et de découvrir l’Alabama Spirit dans toute sa splendeur. Morgan Walshaw lui avait adjoint six membres de la sécurité. Cinq étaient des hommes de main : Bruce Parwez, Evan Hains, Jerry Masefield, Isabel Curtis et Glen Ditchett, qui s’occuperaient des arrestations et étaient déjà venus sur Zanthus, donc ils savaient comment s’accommoder de l’apesanteur. Il les avait testés et avait été satisfait de leurs réactions. C’étaient tous des professionnels bien entraînés, de vrais durs. Le lieutenant en charge, un Eurasien de vingt-cinq ans nommé Victor Tyo, avait un visage tellement juvénile qu’il aurait pu se faire passer pour un adolescent. C’était sa troisième mission sur le terrain, la première avec un commandement, et il était déterminé à ce qu’elle soit couronnée de succès. Greg contempla l’approche de Listoel depuis le salon pullman de la nacelle d’observation, à la proue. Deux kilomètres sous les parois vitrées du salon, les rouleaux bleu sombre de l’Atlantique s’étiraient jusqu’à se fondre avec le ciel, à une distance indéfinissable. Le trajet s’effectuait dans un calme incroyable. — Vous êtes déjà allé sur Zanthus ? demanda-t-il à Victor Tyo. — Oui, l’année dernière. L’entreprise avait lancé un nouveau module micro-G, un labo pour les vaccins. J’ai aidé à établir l’interface entre nos programmes de contrôle de la sécurité et son système général. C’est ma connaissance des programmes de contrôle qui m’a valu d’être assigné à cette mission. Elle consiste pour partie à les mettre à niveau. — Ça et le fait que vous êtes vous-même innocenté. Je suis censé vérifier toute l’équipe de la sécurité de Listoel et Zanthus. Jusqu’à ce que ce soit fait, ils sont sur la liste des suspects, avec les opérateurs de fours et les directeurs. Victor Tyo dissimula mal sa gêne. — C’est du vaudou très puissant, votre truc. Est-ce que vous avez lu dans mes pensées pour m’innocenter ? — Relax, je ne peux pas lire les pensées directement. Je sens les humeurs assez facilement, mais ça ne suffit pas. Par exemple, je peux détecter la culpabilité, mais la plupart des gens ont une bonne raison de culpabiliser. Les personnes ayant commis des petits actes délictueux sont les pires, pour ça : le type qui falsifie ses notes de frais, ou qui accepte des pots-de-vin. Leur méfait les ronge de l’intérieur et devient une obsession dominante. L’esprit de Victor commença à se détendre. Il était soulagé d’apprendre que Greg ne pouvait pas lire en lui comme dans un livre ouvert. — Et j’ai beaucoup de culpabilité en moi ? — C’est plutôt de l’anxiété, le rassura Greg. Et c’est parfaitement normal : la tension qui précède une mission. Vous devez mener une vie sans péché. Il reporta son attention vers la baie vitrée. En contrebas, l’océan avait viré au vert. Depuis quelques minutes, la majorité des passagers de première classe s’étaient peu à peu rassemblés dans le salon pullman. Une nuée de stewards apparut pour proposer des boissons gratuites aux adultes et expliquer la procédure d’arrimage aux enfants excités. Le vert de l’eau s’assombrissait, prenant une teinte qui rappela à Greg celle de la soupe de pois trop cuite. Même l’écume des moutons avait des reflets émeraude sale. Listoel se trouvait droit devant, avec sa flottille statique forte de quelque quarante navires-cyberusines qui mouillaient hors des eaux territoriales, là où la rhétorique idéologique la plus stricte ne valait pas d’être copiée sur papier et où aucun homme politique n’exigeait de dessous-de-table. C’étaient presque tous des supertankers reconvertis qui formaient un groupe s’étendant sur une vingtaine de kilomètres, avec entre eux la piste de la navette spatiale, une bande de béton de trois kilomètres et demi de long. Les stroboscopes d’approche dansaient à la surface et envoyaient une série convergente de pulsations rouges et blanches à un bout de la piste. Quatre grandes barges servant de support à des hangars de la taille de cathédrales occupaient l’autre extrémité. Treize autres étaient ancrées aux alentours. Greg en repéra cinq qui portaient sur leur superstructure le logo d’Event Horizon, un triangle concave bleu traversé par un « V » volant d’un noir de jais. Chacun des navires-usines recrachait des torrents d’une eau couleur café par des tuyaux situés à l’arrière. C’étaient les écoulements des générateurs d’échange thermique. Chaque navire laissait pendre un tuyau d’aspiration jusqu’au fond de l’océan, là où l’eau était glacée et épaissie de nutriments sédimentaires. Le carburant du générateur était chauffé jusqu’à l’état de vapeur par la tiédeur de la surface avant de passer dans des turbines et d’être refroidi et condensé par l’eau venue du fond de la mer. Ce système fonctionnait avec un différentiel de températures de plus de quinze degrés, bien que son efficacité s’élève en proportion de cet écart. Entre les navires-cyberusines, l’eau enrichie de substances nutritives bouillonnait d’activité. Près d’une centaine de bateaux éleveurs et moissonneurs se suivaient en une progression circulaire sans fin. Le poisson naissait, se gorgeait d’algues et était tué. Le cycle complet de la vie était coincé entre deux coques rouillées. Les mineurs pirates étaient arrimés à certaines usines flottantes et ne se distinguaient de cargos ordinaires que par leur forêt de grues à portique qui abaissaient leurs bennes preneuses télécommandées jusqu’au fond de l’océan pour y collecter la multitude de nodules de minerai qui gisaient là. Au-dessus de cette effervescence planait une escadrille de dirigeables attachés aux navires par de longs câbles, et ce spectacle lui évoqua certaines images de Londres pendant la Seconde Guerre mondiale. Immobile à l’avant de la nacelle, parmi la foule silencieuse et fascinée d’enfants et d’adultes, il vit un long tuyau sortir du nez pointu de l’Alabama Spirit. Le gémissement de plus en plus frénétique des hélices orientables pénétra la nacelle quand ils manœuvrèrent pour que la sonde bulbeuse se fiche dans le collier d’arrimage monté à l’arrière du dirigeable captif. Ils étaient maintenant assez proches pour que Greg distingue les minces câbles de retenue monotreillissés du ballon. Un tuyau flexible clair s’enroulait autour de l’un d’eux, réfléchissant des arcs-en-ciel scintillants sur toute sa longueur. L’hydrogène électrolysé tiré de l’eau de mer par les générateurs d’échange thermique y était pompé pour aller remplir les compartiments MHD à gaz de l’Alabama Spirit. La sonde frémit et le collier se referma sur elle avec un claquement sonore qui se répercuta dans les supports de fuselage du dirigeable. Greg avait eu l’occasion de voir ces supports avant d’embarquer. Ils étaient disposés en une grille géodésique et n’étaient pas plus épais que son petit doigt. Les fibres étaient en un de ces composites monotreillissés et ultrarésistants qu’on extrayait des nodules micro-G sur Zanthus ou une autre des stations industrielles orbitales. C’est seulement quand ce genre de matériaux fut utilisé que les dirigeables redevinrent une option viable. Greg et Victor Tyo prirent un ascenseur pour rejoindre le pont d’envol de l’Alabama Spirit, une surface ronde située au centre de la partie supérieure du fuselage. Les cinq autres membres de la sécurité les y attendaient, en compagnie d’un groupe d’employés d’Event Horizon qui s’apprêtaient à entamer leur rotation de trois mois sur Listoel. Une équipe de manœuvres chargeait une capsule de protection environnementale d’un noir mat dans la soute de l’appareil à décollage vertical posé au centre du pont d’envol. Greg remarqua les sigles de mise en garde contre les radiations sur le cylindre. Celui-ci contenait un Merlin, il le savait, une petite sonde spatiale propulsée par une unité à ions conçue pour prospecter les astéroïdes. Philip Evans en lançait une tous les mois depuis trois ans. Lors de la soirée au manoir, Greg l’avait écouté expliquer le programme. Le vieil homme était manifestement dans son champ de compétence, et l’assistance buvait chacune de ses paroles. « C’est un investissement dans l’avenir, avait dit le milliardaire en sirotant son cognac à la fin du dîner. Je ne verrai jamais la couleur de l’argent qu’elles rapporteront, mais Juliet en profitera. J’envie sa génération, vous savez. Nous sommes à la veille d’une époque extraordinaire. Notre technologie est enfin assez sophistiquée pour commencer l’exploitation réelle de l’espace. Ma génération a été désavantagée. Nous avons été désespérément retardés par les crises qui se sont succédé à la fin du siècle – la crise de l’énergie, le krach financier, le réchauffement, le désastre du PSP. Tout a concouru à ne s’occuper que du jour présent. Mais maintenant que les choses se sont stabilisées, nous pouvons planifier au-delà de la semaine prochaine et définir des objectifs à long terme, ceux qui seront vraiment payants. Des matériaux bruts et de l’énergie à foison n’attendent que notre sonde. Imaginez ce qu’on peut accomplir avec un tel trésor. La richesse que cela créera, qui profitera jusqu’aux plus humbles. Une époque fantastique. » La stratégie d’entreprise de Philip Evans avait permis à Event Horizon de se développer pour devenir un des leaders dans l’industrie spatiale. Et les Merlins constituaient une part importante de ces préparatifs pour prospecter les astéroïdes d’Apollo Amor, une classe de rochers à l’intérieur de la ceinture principale et les plus facilement accessibles depuis la Terre. Les Merlins en renvoyaient un flux régulier et ininterrompu d’informations codées sur les minerais qu’ils contenaient. Quand le consortium des compagnies aérospatiales allemandes, américaines et japonaises aurait mis au point son vaisseau, équipé de superstatoréacteurs, le coût d’exploitation dégringolerait d’un coup. Le lanceur à un seul étage rendrait possible toute une panoplie d’opérations auparavant inenvisageables économiquement. Dont les missions vers les astéroïdes. Et avec ses renseignements soigneusement accumulés sur les ressources extraterrestres, Event Horizon se retrouverait à l’avant-garde des projets miniers, selon Philip Evans. Dans une position excellente pour fournir des produits chimiques raffinés à la multitude de modules micro-G qui pulluleraient en orbite de la Terre. Greg avait senti un humour pince-sans-rire dans l’esprit du vieillard quand celui-ci avait exposé son rêve, comme s’il faisait une plaisanterie gigantesque à ses invités. Mais les Merlins étaient bien réels. Simplement toute l’entreprise paraissait farfelue, ou au mieux prématurée. Des rumeurs avaient circulé concernant le vaisseau du consortium, à présent en retard de onze ans. On prétendait que la technologie du superstato n’aboutirait jamais, et que dans le cas contraire les gains de coût seraient minimaux. Le statut de Greg lui valut un siège à l’avant de la cabine, juste derrière le pilote. L’appareil s’éleva verticalement d’une cinquantaine de mètres avant d’abaisser ses rotors à l’horizontale et de virer brusquement à tribord. Il avait vu juste. À la lumière du jour, l’Alabama Spirit était spectaculaire. Un énorme ovale noir qui se découpait sur le ciel tel un trou taillé directement dans la nuit intergalactique. Il mesurait quatre cents mètres de long pour quatre-vingts de haut et soixante de large. Deux hélices à pas inversé tournaient lentement à l’arrière pour maintenir son nez pressé dans le dirigeable de ravitaillement. Leur descente s’effectua selon une longue glissade. Même ici, où le manque d’énergie était une expression totalement redondante, la pilote rechignait à brûler le carburant. Sans doute une Européenne, se dit Greg, car la notion d’économie était une obsession inscrite dans les gènes des citoyens continentaux. Ils approchèrent un des navires-cyberusines par sa proue, et le nez de l’appareil se redressa quand ses rotors repassèrent à la verticale. Greg lut le nom « Oscot » peint en grandes lettres blanches sur la coque rouillée. Le Dornier se posa en douceur au milieu du navire, et son train d’atterrissage absorba le contact. Greg tapota l’épaule de la pilote. — Un vol impeccable. Merci. Elle se retourna et lui lança un regard déconcerté. Avec un petit rictus d’excuse, il sortit de l’appareil. Sean Francis, le directeur de l’Oscot, et donc nominalement son capitaine, les attendait au pied de l’escalier. Il était grand et mince, vêtu d’une chemise et d’un short en treillis, avec des tennis en toile, et de grandes lunettes de soleil sur le nez. Greg avait lu son nom dans le dossier de briefing de Morgan Walshaw. Trente-deux ans, un diplôme d’administration dans l’ingénierie, avec une autorisation de niveau 11 pour les données confidentielles de l’entreprise, ascension rapide, réputation de compétence sans tache. L’homme lui rappelait Victor Tyo. La ressemblance n’était pas physique, mais tous deux partageaient cette même concentration polie et déterminée. L’équipe de la sécurité descendit de l’avion et se rangea derrière Greg pour attendre la suite d’un air impassible. En les voyant, Sean Francis se rembrunit. — On a dit à mon bureau que vous étiez ici pour vérifier nos opérations de vol spatial, c’est bien ça ? dit-il. Je crains de ne pas comprendre. Les Sangers sont un système éprouvé. Je doute qu’on puisse améliorer leurs procédures de vol, après tout ce temps. Greg lui montra la carte que Walshaw lui avait donnée. Francis eut un geste de refus. — Ce n’est pas votre identité que je remets en question, mais la raison de votre venue. D’accord ? — Ce n’est pas l’endroit, répondit Mandel avec calme. Et maintenant, veuillez vérifier ma carte, je vous prie. Francis sortit son cybofax et Greg inséra la carte dans la fente prévue à cet effet. Il y eut un éclair presque subliminal de lumière rubis quand les deux échangèrent des photons polarisés. Il prit le temps de vérifier l’autorisation avant d’acquiescer tristement. — Je vois. Mon bureau serait peut-être un lieu plus indiqué. Tous les sept se mirent à arpenter le pont en direction de la superstructure, s’attirant au passage des regards curieux de la part des membres de l’équipage de l’Oscot. D’instinct, Greg regarda en direction du sud-ouest. Un point noir grossissait rapidement dans le ciel sans nuages en perdant de l’altitude. C’était un orbiteur Sanger sur le chemin du retour, qui décrivait une longue courbe, nez redressé, de sorte qu’on voyait le bouclier thermique noir sur son ventre. Greg suivit son approche et calcula qu’il atteindrait l’altitude zéro à l’extrémité de la piste flottante. Il retint son souffle. L’orbiteur s’aligna dans l’axe à trois cents mètres de son objectif, ailes à l’horizontale. Il toucha le béton, et des panaches de fumée bleutée jaillirent du train d’atterrissage. De petites fusées s’allumèrent dans son nez pour le ralentir. — Et s’il ratait ? demanda Greg. Les orbiteurs n’avaient pas de réacteur et ne pouvaient donc pas avorter la manœuvre pour la reprendre. — Ils ne ratent pas, répondit Sean Francis. CHAPITRE 7 — C’est impressionnant, admit Morgan Walshaw. Un des plus gros contrats de technomercenaires depuis un certain temps. Nous estimons que trente à trente-cinq d’entre eux ont été réunis pour retourner nos opérateurs de fours à cristaux memox. D’après ce que nous savons, ils ont commencé en juin dernier, et ils recrutaient encore en novembre. Ce genre d’opération nécessiterait des ressources dignes d’un kombinate. Il y avait dans sa voix une note de respect, voire d’admiration, même si elle n’était présente qu’à contrecœur. Julia n’aimait pas cela. Le chef de la sécurité était censé les protéger, son grand-père et elle, et non faire des compliments à l’ennemi. C’était encore et toujours cette satanée ligne de partage entre le légal et l’illégal, une ligne bien trop fine à son goût. — Bon, c’est impressionnant, soit, grogna Philip Evans. Tout comme le budget de votre service, Morgan. La question est : qu’allez-vous en faire ? Il était assis à la tête de la table, dans le bureau, Julia et Morgan Walshaw de chaque côté, face à face. La jeune fille aurait aimé exprimer ses propres critiques, mais elle ne s’en sentait pas le courage. Walshaw était un personnage sévère, il lui avait toujours montré une froideur certaine, comme si elle ne correspondait pas à ses attentes. — Pour le moment, ma priorité est de mettre un terme au sabotage, dit-il. Grâce à Greg Mandel nous avons ramassé tous les opérateurs de fours coupables qui étaient en congé. Malheureusement aucun des membres du personnel de la direction de Zanthus qu’il a interrogés n’était responsable du contournement des contrôles de sécurité, et nous devons donc en conclure que le coupable est là-haut. Mandel devrait le démasquer sans problème. — Je vous l’avais bien dit, ce garçon est la personne dont nous avions besoin, commenta Philip Evans. Walshaw resta imperméable à la critique implicite. — Oui. Il nous faudra envisager sérieusement l’emploi de médiums implantés à la sécurité, après cette affaire. Les technomercenaires paraissent savoir très bien les utiliser. Julia eut une grimace fugitive que son grand-père aperçut. Le vieil homme lui serra la main affectueusement. — Il est très probable que l’équipe de tech-mercs responsable du sabotage ait recouru à eux à cette occasion, poursuivit Walshaw. Nous avons conduit des analyses en profondeur de nos opérateurs de fours, et tout indique que les tech-mercs ont constitué un profil détaillé de chacun d’eux. Comptes en banque, dossiers médicaux, archives du personnel de leurs anciens employeurs, tout a été passé au crible par leurs experts. Je pense que nous pouvons supposer, sans grand risque de nous tromper, que les candidats potentiels ont été également sondés par un médium pour voir s’ils risquaient de flancher au dernier moment. Il est très significatif qu’aucun des opérateurs approchés ne nous ait alertés. — Combien en ont-ils retournés ? demanda Philip Evans. — Jusqu’ici nous en avons pincé quatorze sur un total de quatre-vingt-trois en congé. Greg Mandel et Victor Tyo doivent arriver sur Zanthus cette nuit. Selon les probabilités, il y a quatre à six opérateurs en orbite actuellement qui ont été retournés. Nous avons fait de notre mieux pour garder secrètes les arrestations. Non qu’ils puissent s’enfuir, mais un sabotage n’est pas à exclure. Sur les quatorze que nous avons coincés, deux ont avoué qu’ils se seraient livrés à une action-suicide s’ils avaient été pris sur Zanthus. — Nom de Dieu ! s’exclama Philip. Mais quel genre de personnes employons-nous ? Ça fait près de vingt pour cent d’entre eux qui sont prêts à nous vendre sans hésiter ! — C’est fini, maintenant, Grand-père, dit Julia d’une petite voix. S’il te plaît… Elle baissa la tête pour qu’il ne voie pas combien elle était contrariée. La matinée avait été plutôt bonne pour lui, il avait bien mangé et il ne transpirait pas comme c’était si souvent le cas. Jusqu’à son teint qui était presque normal. Mais maintenant elle voyait les taches roses apparaître sur ses joues, trahissant son énervement, ce qui ne ferait aucun bien à son cœur. Certains jours, elle aurait voulu que tout soit fini, que cette longue lutte douloureuse pour se raccrocher à la vie arrive à son terme. Et ce souhait ne faisait qu’ajouter à son sentiment de culpabilité. Des médiums le verraient clairement. Peut-être Walshaw attendrait-il la fin avant de recourir à leurs services. Il faudrait qu’elle lui en parle. Quand elle releva les yeux, le chef de la sécurité regardait avec candeur par la fenêtre. — D’accord, Juliet, dit son grand-père d’une voix plus calme. Je serai sage, promis. Elle le remercia d’un sourire hésitant. — Je ne crois pas que les opérateurs de fours à cristaux soient représentatifs de l’intégralité du personnel d’Event Horizon, pas plus que les autres employés travaillant sur Zanthus, d’ailleurs, dit Walshaw. Ils se trouvent dans une situation de très grand stress. Il y a une moyenne de trois morts par an, des risques significatifs d’empoisonnement par radiations, sans parler de la pression psychologique inhérente à la vie dans un environnement aussi confiné. Ces facteurs ont été cités par la plupart des personnes interrogées. — Bon, d’accord, grommela Philip Evans. Je suis un vaurien d’employeur qui exploite ses travailleurs opprimés. Et quoi encore ? Avez-vous des bonnes nouvelles à m’annoncer ? — D’ici demain à la même heure, Greg aura déniché les derniers opérateurs de fours coupables. Nous enverrons les remplaçants sur un vol cet après-midi et, dès demain soir, le sabotage sera terminé. De plus, les cristaux memox classés contaminés la semaine dernière n’ont pas encore été jetés. Ce qui nous fait près de deux millions d’eurofrancs à récupérer. — Mais bon sang, se débarrasser de cristaux parfaitement viables, ça me dépasse… Il adressa un sourire triste à Julia. — C’était la seule façon pour eux d’y arriver, dit Walshaw en haussant les épaules. — Et ceux qui ont organisé ce sabotage ? demanda-t-elle. Walshaw n’avait pas abordé le sujet des commanditaires, comme s’ils n’avaient pas d’importance. Il vivait pour le jeu, pas pour les joueurs, elle en avait la certitude. — Difficile, dit-il. — Pourquoi ? Elle avait parlé avec froideur, et tant pis si cela lui déplaisait. — C’est ce que nous appelons un « bouquet final ». Tout a été compartimenté, vous comprenez ? Ces technomercenaires qui ont exécuté l’opération de retournement de nos employés, ils ont été réunis par un pro, quelqu’un jouissant d’une solide réputation auprès d’eux. Cette personne est le seul point de contact entre l’équipe et les commanditaires, ceux qui veulent saboter Event Horizon. Tout d’abord, il nous faudrait dénicher un de ces technomercenaires. Bon, nous y parviendrions peut-être : tous se sont terrés, à l’heure qu’il est, mais une opération de cette envergure laisse forcément des traces, et nous disposons de descriptions très détaillées. Une fois que nous aurions mis la main sur l’un d’eux, nous pourrions lui faire cracher le nom du chef de leur équipe. — De quelle manière ? dit-elle, et elle s’en voulut instantanément d’avoir posé cette question. C’était pourquoi elle n’avait jamais cherché à en savoir plus sur la division de sécurité. L’horreur secrète, et la fascination. Derrière toutes ces stratégies élaborées, il y avait des gens qui infligeaient délibérément des souffrances à d’autres, des gens qui avaient choisi ce métier. — Ce n’est pas ce que vous imaginez, répondit Morgan Walshaw placidement. Plus de nos jours. Il existe des drogues, des techniques qui permettent de surmener les sens, les médiums avec un implant glandulaire. Il suffirait à Greg Mandel de lire une liste de noms au technomercenaire et de guetter laquelle déclenche une réaction mentale. Mais même si nous obtenions l’identité du chef, cela ne nous serait pas très utile. Ce chef a déjà disparu de la surface de la Terre. C’était un bouquet final, souvenez-vous. Il n’a pas monté cette opération pour rien, on l’a grassement payé. Il s’est déjà offert une nouvelle identité, une nouvelle apparence par chirurgie plastique, et même un changement de sexe, pourquoi pas, la chose a déjà eu lieu. Voyez-vous, ce n’est pas seulement de nous qu’il doit se cacher, à présent. Ses ex-employeurs savent qu’il est le seul lien avec eux et que je vais le traquer. Ils voudront l’éliminer. — Alors pourquoi a-t-il accepté de monter cette opération ? demanda Julia. Morgan Walshaw sourit aimablement. — La gloire. Un bouquet final, c’est le sommet pour ces gens-là. Si vous êtes assez fort pour qu’on vous propose de mener une telle opération, vous êtes assez fort pour y survivre. Aucun technomercenaire ne refuserait. Prenons celui-ci : désormais, il est celui qui a fait perdre à Event Horizon quarante-huit millions d’eurofrancs. Il m’a battu, il a battu votre grand-père. Et même si je mets la main sur lui, ou s’ils le coincent avant moi, personne n’en saura jamais rien. Sa réputation restera sans tache. — Foutu monde, hein, Juliet ? Elle se tourna vers le vieil homme et fut surprise par son regard paisible. — Tu approuves tout ça, dit-elle. — Non, Juliet, je n’approuve pas. Pour moi, les technomercenaires sont de la vermine, dangereuse et impossible à éradiquer. Tu peux en écraser autant que tu veux, il y en aura toujours plus. Tout ce que j’espère, c’est que tu as appris quelque chose de ce petit épisode regrettable. Ne baisse jamais ta garde, Juliet, pas un seul instant. Elle regarda la table devant elle. — Vous allez essayer, n’est-ce pas ? dit-elle à Walshaw. — Oui, Julia, je vais essayer. — Moi aussi. La détermination lui fit serrer les lèvres en une ligne fine. — Tu ne feras rien, ma petite. — Mais ils ont failli nous ruiner, Grand-père ! Tout ce que tu as bâti. Il faut que nous sachions qui est derrière ce sabotage. Il faut que je le sache. Si je veux avoir mes chances, il me faut ce nom. — Ce qui ne signifie pas que tu doives partir chasser des feux follets. — Je ferai tout ce que je peux, répliqua-t-elle avec un entêtement plein de dignité. Elle se réfugia dans la bouderie, certaine que Walshaw la blâmait en silence pour cet éclat. Grand bien lui fasse, songea-t-elle. La colère était préférable à l’ennui. Si seulement elle n’avait pas de telles appréhensions… CHAPITRE 8 La grille laser balaya lentement le corps de Greg, de haut en bas, tel un filet de fine lumière bleue qui épousait les courbes et les creux. Il se félicita d’être toujours en excellente forme physique : cette sorte d’épreuve clinique était déjà assez humiliante, il imaginait ce qu’il aurait éprouvé s’il avait eu du ventre. Il avait passé une heure dans le centre d’équipage de Dragonflight, sur une des barges. Une annexe de la salle de chargement, avec des cellules à parois en composite emplies de rayonnages pour les modules de matériel, en majorité médical. On avait tenu à lui faire subir des tests pour déterminer s’il avait une susceptibilité particulière au mouvement. Ils appelaient cela le syndrome d’adaptation spatiale. — Si vous en souffrez, nous avons des médicaments qui peuvent le supprimer pendant deux ou trois jours, avait dit le médecin principal. Mais pas plus d’une semaine. — Je ne resterai là-haut qu’un jour, au plus, avait répondu Greg. Il en avait la quasi-certitude. Les interrogatoires à Stansted s’étaient bien déroulés. Après qu’Angie Kirkpatrick eut craqué, il avait suffi de vérifier les noms et de croiser les sources. La grille laser atteignit ses pieds et s’éteignit. Greg sortit de la cabine, et un Bruce Parwez tout sourires lui tendit ses vêtements. C’était un homme au visage en lame de couteau éclairé par des yeux très noirs, comme ses cheveux qui commençaient à se retirer des tempes. Sa carrure trahissait son rôle comme homme de main. — Votre combinaison de vol sera prête cet après-midi, déclara le technicien derrière la console de la cabine, sans même lui accorder un regard. Greg le remercia et sortit, heureux d’en avoir fini avec cette corvée. Sean Francis les attendait à l’extérieur. — Les toubibs ont donné leur feu vert, annonça-t-il. Mais je crois que nous n’avons encore jamais envoyé là-haut quelqu’un avec si peu d’entraînement à l’apesanteur. Francis n’avait pas dissimulé son soulagement lorsque Greg avait sondé sans résultat négatif la petite équipe de sécurité de son vaisseau, et il avait tenu à l’accompagner dans toutes les procédures précédant le décollage. Mandel avait été heureux de cette aide, mais après un temps il avait trouvé l’homme quelque peu exaspérant. Sans doute à cause de leurs différences culturelles. Ils avaient sensiblement le même âge, mais c’était leur seul point commun. Francis était un brave type, un fonceur. Sa seule présence poussait Greg à se demander ce que lui-même aurait pu devenir si les circonstances avaient été différentes. — J’ai plusieurs centaines d’heures de vol en ultraléger, dit-il. — Il faudra s’en contenter alors, mmh ? — Nous prendrons soin de vous, affirma Bruce Parwez. C’est simple : pas de mouvements brusques, et tout ira bien. — Vous avez fait beaucoup de rotations sur Zanthus ? demanda Greg. — En tout, seize mois. — Il y a souvent des problèmes, là-haut ? — Les gens ont une certaine tendance à la nervosité. C’est inévitable, dans ces conditions. En général, nous les séparons jusqu’à ce qu’ils se calment. Il n’y a pas de violence réelle, ce qui n’est pas plus mal. Nous n’avons droit qu’à des matraques paralysantes, pas d’armes à projectile ou à faisceau, elles risqueraient de percer la coque de notre boîte de conserve. Ils parcoururent un couloir fait du même matériau composite que le centre d’équipage et éclairé par des biolums. Des gaines rectangulaires pour câbles couraient le long des deux murs. Ils débouchèrent sur un balcon vitré qui faisait tout le tour de la grande baie du hangar, à mi-hauteur. Greg regarda en contrebas l’étage de lancement du Sanger qu’on préparait. C’était un appareil à ailes delta et double empennage de quatre-vingt-quatre mètres de long pour quarante et un d’envergure. Le fuselage était recouvert d’un composite métallocéramique bleu-gris, à l’exception des deux dragons en écusson qui frappaient les ailes. La propulsion était assurée par une paire de statoréacteurs à hydrogène qui permettait d’atteindre Mach 6 pour le largage. Greg n’avait vu l’appareil qu’à la télévision. De si près, il avait tout d’un monstre, un mélange de beauté aérodynamique et d’énergie brute. Fantastique. — Combien de Sangers sont utilisés par Dragonflight ? demanda-t-il quand tous trois parcoururent la galerie afin de voir la lampe de lancement. — Quatre statoréacteurs et sept orbiteurs, dit Francis. Et ils tournent au maximum, actuellement. Le boss a commandé un autre stato et deux orbiteurs à MBB, qui devraient être livrés avant la fin de l’année. Ce qui ne sera pas du luxe. À proprement parler, nous ne pouvons pas nous permettre d’ôter un orbiteur aux programmes commerciaux pour le lancement d’un Merlin, même si j’apprécie à sa juste mesure le raisonnement qui est le sien, derrière le programme d’exploration. Tout ça me semble un peu chimérique, c’est tout. Mais bon, c’est son argent, n’est-ce pas ? Accroché à l’appareil de lancement jusqu’au moment du largage, l’orbiteur était une version plus petite et moins élégante de son grand frère. Long de trente-cinq mètres et propulsé par une fusée, il était capable d’emporter quatre tonnes et demie de matériel en orbite, ainsi que dix passagers. Des techniciens vêtus de blouses blanches étaient perchés sur des plates-formes mobiles devant les portes ouvertes de la partie supérieure du fuselage. Le Merlin avait été retiré de sa capsule pendant la nuit et on l’abaissait maintenant millimètre par millimètre dans la baie de chargement de l’orbiteur. La sonde était étonnamment compacte, sous la forme d’un cylindre d’un mètre et demi de diamètre pour quatre de long. Son premier quart abritait les groupes de senseurs dont les flèches extensibles étaient rétractées pour le décollage. Deux antennes paraboliques étaient collées sur les flancs, telles de fines ailes dorées. La partie propulsion comportait trois sections : un gros réservoir de cadmium, la source isotope d’énergie, protégé par un épais bouclier en carbone, et six micropropulseurs ioniques à l’arrière. L’ensemble était gainé dans une enveloppe thermique d’un blanc argenté. Greg laissa son implant glandulaire sécréter de nouveau pour obtenir une réponse sur l’état émotionnel des techniciens. C’était la première fois qu’il rencontrait des membres de l’industrie spatiale. Ces gens-là étaient dévoués à leur métier. Cela allait bien plus loin que la satisfaction du travail bien fait. Ils partageaient un sentiment immense de fierté qui n’était pas très éloigné d’un élan religieux. Le Merlin était enfin en place dans la baie de chargement de l’orbiteur. Pendant que le harnais de descente était ôté, les plates-formes mobiles convergèrent afin que les techniciens effectuent la procédure de mise en interface. La palette qui enverrait l’engin spatial en orbite fut amorcée, les supports de fixation attachés aux points de chargement, les câbles par où transiteraient l’énergie et les données raccordées. Les moniteurs étaient des ruches bruissant d’une activité intense. D’un mouvement de tête, Greg désigna la petite sonde robotisée et son groupe de fidèles en blouse blanche. — Que se passe-t-il, ensuite ? — Nous accouplons l’orbiteur au sommet de l’étage de lancement. Après quoi, la barge ira s’arrimer à la piste d’envol. Votre fenêtre de tir commence à 8 h 30 min et dure six minutes. Les portes de la baie de chargement se refermèrent, amenant Greg un peu plus près de Zanthus. Et rien de tout cela ne lui semblait encore réel. Du pont de l’Oscot, l’horizon à l’ouest était un badigeon de pastel rose moucheté d’or, à l’est une entaille dans l’infini, non pas noire mais sombre, sans consistance, défiant toute perception, un abîme où l’on aurait pu tomber à jamais. Greg observa le croissant d’obscurité s’étendre à mesure que l’Atlantique roulait dans la pénombre. L’ombre gagna le ciel et donna naissance aux étoiles. Il n’y avait pas le moindre courant d’air, et le crépuscule semblait charrier avec lui sa propre immobilité. Le monde retenait son souffle alors qu’il glissait à travers l’espace entre jour et nuit. Greg avait enfilé un bleu de travail trop grand sur sa combinaison de vol flambant neuve. Le vêtement couleur cuivre lui allait à la perfection, une seule pièce d’un tissu moiré et doux comme la soie, avec les genoux et les coudes fortement rembourrés. Il était muni d’une multitude de poches à fermeture Velcro. Du matériel miniaturisé adhérait à sa poitrine par le même mode de fixation – un senseur de composition/pression atmosphérique, un moniteur médical, un compteur Geiger, un ensemble de communication. On lui avait même donné le dernier modèle de cybofax en usage dans l’entreprise, capable d’établir une interface avec le matériel de Zanthus. Il l’avait placé dans la grande poche sur le côté de sa cuisse. Il était également équipé d’un casque léger, mais il se sentait trop intimidé pour le mettre avant d’être à bord du Sanger. Il sentit les premiers signes d’excitation monter en lui quand il mena l’équipe de la sécurité vers l’appareil à décollage vertical qui attendait à la proue et qu’il se rendit enfin compte de son départ imminent pour l’espace. Le pont de l’Oscot était le théâtre d’une débauche d’activité très contrôlée. Le grondement continu de l’eau de refroidissement des générateurs thermiques était souligné par le bruit plus discret des unités mobiles. Cinq Lockheed YC-55 Prowlers étaient déjà sur le pont. C’étaient des anciens transports furtifs de troupes et de matériel utilisés jadis par la Canadian Air Force. Leur silhouette rappelait celle du bombardier B2, avec son revêtement noir mat qui le rendait indétectable au radar. Ils ne portaient ni cocarde ni code d’immatriculation. De vrais appareils de contrebandiers. Greg regarda le sixième sortir au ralenti de son antre diurne, une vieille citerne à essence reconvertie en hangar à deux niveaux. La plate-forme massive de l’ascenseur s’arrêta à la hauteur du pont avec une série de claquements métalliques sourds qui se répercutèrent dans le crépuscule. Les transports furtifs semblaient déployer un voile épais d’ombres autour d’eux, et donnaient l’impression étrange de venir d’un autre univers. Sean Francis remarqua l’intérêt qu’il portait aux avions. — Chouettes joujoux, hein ? — J’ignorais que vous vous en serviez toujours, dit Mandel. — Bien sûr. Aujourd’hui, leur avionique est un peu dépassée, mais ils sont plus qu’efficaces pour s’infiltrer dans l’espace aérien écossais. C’est notre cible principale, là-bas le PSP est très affaibli. Il ne faudrait qu’un petit coup de pouce pour qu’il s’effondre. Greg observa les grandes palettes de matériel domestique qu’on chargeait par l’arrière dans les Prowlers. — Vous fabriquez tout ça ici ? — Oui. C’est une production très diversifiée : jeux à cristaux, terminaux individuels, micro-ondes, frigos, albums memox pirates, ce genre de choses. Notre sister-ship, le Parnell, recrache plus ou moins les mêmes produits, ainsi que plusieurs produits chimiques spécifiques pour nos modules micro-G sur Zanthus. — Donc Event Horizon ne maintient plus ici que ces deux navires-cyberusines ? demanda Greg. — C’est exact. Il y a deux ou trois ans, on en comptait neuf ici, mais les autres sont partis. Ils mouillent dans le Wash, au large de Peterborough. Leurs cybersystèmes sont démontés et réinstallés dans les usines terrestres. Tout ça fait partie de la politique de légitimation d’Event Horizon. C’étaient toutes des usines de matériel, à l’exception du Kenton et du Costellow. Ces deux-là s’étaient spécialisés dans la production des cybersystèmes eux-mêmes. De la très haute qualité, et faite maison. Le vieux a gardé des équipes de recherche au boulot, en Autriche, qui nous ont procuré les modèles. Du matos assez pointu pour rivaliser avec ce que produit le bassin du Pacifique. Très malin de sa part. — Oh ? — Vous ne comprenez pas ? Philip Evans a donné à l’entreprise une capacité d’expansion qui suit un rythme exponentiel. Les cybersystèmes sont sophistiqués à ce point, oui. Tout ce dont il a besoin, c’est des matériaux bruts et d’un soutien financier. Les usines vont se multiplier comme des amibes, vous saisissez ? — Vous paraissez heureux de travailler pour Event Horizon. — Absolument ! Philip Evans est un génie. Event Horizon a un potentiel quasi illimité. Et j’ai accompli ma pénitence ici, dix années à trimer comme un dingue. Quand l’Oscot accostera, je vais me mettre sur les rangs pour un poste de directeur de division. Le Sanger intégré était posé à l’extrémité de la piste, et les vapeurs qui s’échappaient doucement des conduits d’aération sur l’orbiteur et le lanceur luisaient d’un éclat rosé dans le jour mourant. Alors qu’il parcourait le portique en direction de l’écoutille de l’orbiteur, Greg sentit son intuition s’éveiller. Ce n’était pas grand-chose, une impression fantomatique qui l’empêchait de se concentrer, mais sans réellement l’inquiéter. L’espace d’un instant, il craignit que ce puisse être l’orbiteur. C’était arrivé par le passé, en Turquie, avec un Mi-24 Hind-G qui devait les emmener, sa section et lui, pour une mission de kidnapping derrière les lignes des légions du Jihad, et il a rechigné alors qu’il montait à bord. C’était comme une odeur dans son esprit, l’hélico sentait mauvais. Le pilote russe avait râlé tout son saoul jusqu’à ce qu’un sergent de la maintenance remarque que le détecteur de température du boîtier de l’hélico était hors service. Quand ils avaient ouvert l’appareil, ils s’étaient rendu compte que les roulements à bille de la transmission principale étaient devenus si chauds qu’ils avaient fait fondre le détecteur. Mais cette fois-ci, son sentiment d’incertitude était différent, il ne laissait pas présager un danger physique. Il connaissait cette impression pour en avoir souvent fait l’expérience en Turquie. Il marqua un instant d’hésitation, ce qui lui valut un regard interrogateur de Sean Francis. — Nous n’avons eu que huit morts en douze ans d’opérations, dit le capitaine de l’Oscot. — Ce n’est pas le vaisseau spatial, répondit Greg. La part que son implant jouait dans ses présages, il n’aurait pu la quantifier mais, quand il éprouvait une sensation aussi forte, elle finissait généralement par s’avérer. Avant même l’implant, Greg croyait à l’intuition. Chaque soldat était dans le même cas, à un degré ou un autre, et ce depuis les fantassins de César. Et à présent, il avait l’appui rationnel des neurohormones pour étayer cette croyance, ce qui lui donnait une crédibilité presque intégrale. Les autres membres de la sécurité le regardaient. Il se fendit d’un sourire rapide et se remit en marche. L’écoutille circulaire de l’orbiteur avait un mètre de diamètre, avec un système de verrouillage complexe autour de sa bordure. Des instructions de sécurité étaient peintes en lettre orange vif sur le fuselage tout autour de ce point d’accès. Greg ôta son bleu de travail et mit son casque avant que l’équipe de lancement l’aide à grimper dans l’orbiteur. L’intérieur était exigu, comme il s’y attendait, bas de plafond, avec des parois légèrement courbes à peine éclairées par deux bandes de biolums. Au centre de la cloison arrière, une autre écoutille circulaire donnait sur le sas d’arrimage. — C’est vous, pour le bizutage ? demanda le pilote. Il s’était contorsionné sur son siège pour regarder en arrière, et un disque rétinien d’interface recouvrait l’un de ses yeux comme un monocle en argent. Le nom figurant sur la poche de poitrine de sa combinaison était Jeff Graham. — Oui, répondit Greg en prenant place juste derrière lui. Le rembourrage moelleux ondula sous ses fesses comme de la gelée épaisse. — Bon, une seule chose à ne pas oublier. Ceci est votre sucette à nausée. Jeff Graham lui désignait un tube souple à nervures attaché à la paroi devant Greg. Son embout était large d’environ deux centimètres, et il était raccordé à un cylindre de plastique détachable marqué en noir de la mention « REMPLACER APRÈS USAGE ». — Vous sentez un rot un peu humide arriver, vous sucez l’embout. Compris ? La pompe se déclenche automatiquement. — Merci. Les autres membres de l’équipe de la sécurité s’attachaient à leur siège. Ils étaient seuls à bord. Greg boucla lui aussi son harnais. Jeff Graham reporta son attention sur le tableau de bord en fer à cheval. L’écoutille se referma avec des cliquètements d’insecte quand le verrouillage s’enclencha. — Il y a un compte à rebours ? demanda Greg à Isabel Curtis, qui était assise de l’autre côté de l’allée. La jeune femme, une blonde non dénuée de charme, au corps mince et dur, lui sourit. Il remarqua le trait rose d’une vieille cicatrice qui commençait sous son oreille gauche pour disparaître sous le col de sa combinaison de vol bleue. — Non. Si vous voulez écouter le contrôle en vol, c’est sur le canal 4. Ça vous donnera une idée de la manœuvre. Greg examina son ensemble de communication, devina l’usage des touches et le régla sur le canal 4. Les voix qui murmuraient dans le casque étaient d’un calme professionnel rassurant. Il suivit la procédure : escamotage du bras du portique, passage au courant interne, augmentation de la pression du carburant, déconnexion des câbles, allumage du groupe auxiliaire de puissance. L’élan pour décoller fut une accélération progressive, avec les statoréacteurs qu’on sentait plus qu’on les entendait et cette trépidation désagréable dans son sternum. La montée en vitesse, d’un Mach au suivant, le ciel sans aucun point de référence, le plancher incliné selon un angle léger. — Largage, annonça la voix du contrôleur de vol. Les fusées de l’orbiteur s’allumèrent dans un grondement bas, et les vibrations troublèrent la vision de Greg. Il y eut une vague lueur blanche sur le pourtour du pare-brise. L’accélération s’accentua brusquement, et il fut plaqué un peu plus fort contre le rembourrage de son siège. L’éclat des étoiles devint plus vif. Le Merlin fut déployé cent trente minutes après le décollage, sur la deuxième orbite. Le Sanger se trouvait cinq cent cinquante-cinq kilomètres à la verticale du Mexique. Greg avait passé tout ce temps à regarder par le pare-brise, fasciné par le globe sous eux, le reflet éblouissant des océans, le saupoudrage de lumières qui signalaient les grandes cités européennes encore en pleine nuit, les terres vertes et brunes qui semblaient en parfait état, la frange boueuse de mer qui bordait les côtes. Il n’éprouvait aucun des symptômes physiques qu’on lui avait conseillé de guetter, seulement l’étrangeté de ses bras qui flottaient comme des algues, et un début d’étourdissement s’il tournait la tête trop vite. Sur le tableau de bord de Jeff Graham, un petit écran montrait les portes de chargement du Sanger qui s’ouvraient. La petite sonde sortit de son berceau, et les câbles se détachèrent et s’enroulèrent automatiquement sur leurs bobines. L’engin parut flotter au-dessus du Sanger tandis que ses antennes paraboliques s’ouvraient. — Nous restons avec lui jusqu’à ce que Cambridge ait terminé de vérifier les systèmes, expliqua Jeff Graham à ses passagers. On ne sait jamais, on pourrait devoir le ramener. Mais le babillage des voix dans les écouteurs confirma le bon fonctionnement du Merlin quelque part au-dessus de la Méditerranée, et le pilote mit en marche les fusées de manœuvre pour élever l’orbite du Sanger. La dernière vision que Greg eut du Merlin fut une forme grise de plus en plus petite sur la mer éclairée par la lune. Ils rejoignirent Zanthus au-dessus des îles Fidji, suivant une orbite de dix kilomètres plus basse. Zanthus sortit de la pénombre et passa dans la lumière directe du soleil. Greg vit un groupe globulaire de diamants se matérialiser devant ses yeux. Des éclairs silencieux fusaient ici et là de sa masse quand le soleil se reflétait sur une de ses surfaces plates argentées. — C’est quelque chose, pas vrai ? fit Jeff Graham. — Sans blague, souffla Greg d’une voix rauque. C’était la plus grande des huit stations spatiales industrielles en orbite autour de la Terre. Le soleil s’éleva au-dessus du Pacifique et inonda la cabine du Sanger. Les filtres électrochromiques entrèrent en action et neutralisèrent l’éblouissement. Très impressionné, Greg observa la façon dont le Sanger se glissait lentement sous Zanthus. Jeff Graham actionna les fusées de manœuvre pour prendre de l’altitude, afin de synchroniser les orbites de l’appareil et de la station. Zanthus gagnait en netteté, et les points lumineux grossirent jusqu’à prendre leur forme définitive. Le plus grand était le dortoir, au centre de la structure. Dix cylindres d’habitation longs de cinquante mètres et larges de huit, assemblés à l’extrémité d’un bras de cinq cents mètres. À l’autre bout, un vaste arrangement de panneaux solaires traquait le soleil. Le tout avec un gradient de gravitation stabilisé, de sorte que les dortoirs pointaient en permanence vers la Terre. Autour d’eux flottaient les modules micro-G, cent cinquante-six usines de traitement de la matière disposés en cinq sphères concentriques. La formation n’était pas standardisée et évoquait une nuée d’insectes protégeant sa reine métallique. Les modules variaient en taille, des petites boîtes fabriquées par dépôt de vapeur sur des moules à mailles apportées par les Sangers aux cylindres de cinquante mètres pour deux cents tonnes lancés par Energia-5. Tous exhibaient une collection de panneaux solaires, de radiateurs à réservoir thermique et de paraboles, et certains étaient équipés de grands miroirs collecteurs, des fleurs d’argent qui suivaient inlassablement la course du soleil. Les feux de navigation verts et rouges clignotaient sur toutes les surfaces. Les logos d’entreprises peu familières s’étalaient en travers des boucliers thermiques, comme si un graffiteur minutieux avait eu carte blanche. Greg ignorait qu’un si grand nombre de compagnies utilisaient Zanthus. Trois plates-formes d’assemblage étaient placées sur le bord extérieur du groupe, des rectangles de poutrelles armées, où on voyait des systèmes d’antennes prendre forme sous de longs bras robotisés, avant d’être hissés en orbite géostationnaire. Greg reconnut le logo de Globecast sur le flanc d’une parabole arachnéenne. Des navettes pour transport du personnel, des capsules de manipulation et des remorqueurs de fret évoluaient autour des modules en des courants tridimensionnels qui s’enroulaient et se tordaient les uns autour des autres au ralenti, dans une danse rythmée par l’éclat de leurs stroboscopes blancs et orange. Il y avait aussi des navires spatiaux dans ce flot, qui cherchaient à rejoindre les cinq quais de desserte, des grandes structures à trois quilles qui contenaient des dépôts de carburant, des stations de maintenance et des centres de stockage pour le matériel. Les vaisseaux déchargeaient leur cargaison de matières brutes et recevaient, en échange des modules micro-G, les produits finis. Greg dénombra neuf Sangers arrimés à un seul quai. Evans avait évoqué la valeur énorme de la production journalière de Zanthus mais, sur le moment, Mandel n’avait pas compris son ampleur. Il regarda le complexe spatial qui s’étendait autour d’eux quand Jeff Graham inséra le Sanger dans une des lignes de circulation. Une image dévoyée de son implant libérant des fluides laiteux s’imposa à lui. Les neurohormones envahissaient son cerveau, et il se concentra délibérément pour rentrer en lui-même et laisser son esprit aller où il le désirait. C’était un état différent de celui qu’il adoptait pour saisir les émotions des autres personnes. Une phase d’introspection. Il s’isolait des pensées de l’équipe de la sécurité, dans une sérénité singulière. Si cette poussée d’intuition dont il avait fait l’expérience ne concernait pas le Sanger, se dit-il, alors c’était Zanthus elle-même qui en était la cause. Il plongea au plus profond de son esprit et y découvrit de nouveau cette sensation de malaise. Elle était trop minime, trop faible pour représenter le moindre danger, mais elle était toujours là, obstinée, inébranlable. Frustré, il se retira. Quelque chose qui n’allait pas mais qui ne menaçait pas la vie. Cette situation l’irritait. Il savait qu’il négligeait sans doute un élément, un aspect du sabotage qui n’était pas ce qu’il semblait être. Pourtant, l’opération était tellement claire… Comme s’il avait honte de son échec, son implant s’assécha. Le Sanger remontait lentement vers les dortoirs, dont les grands cylindres emplissaient maintenant le pare-brise. Event Horizon en utilisait trois pour loger ses cent vingt employés, soit un tiers de la population totale de Zanthus. Greg vit une navette Swearingen s’écarter de l’un d’eux. C’était un cylindre aveugle avec des réservoirs sphériques attachés à chaque extrémité. De petites pointes de flammes blanches frémissaient à l’extrémité de ses tuyères groupées. Jeff Graham fit rouler le Sanger avec une soudaine poussée des micropropulseurs. Un grand logo d’Event Horizon glissa devant le pare-brise. La pointe du « V » volant manquait, recouverte par un carré de mousse thermique blanche. L’allumage des propulseurs était désormais presque continu. Sur la console, un écran afficha une image de la baie de chargement, avec le tube du sas déployé. Un autre conduit sortit du cylindre du dortoir et s’étira à moins de cinquante centimètres de l’autre. Le contact fut accompagné d’un léger tremblement quand les actionneurs électrohydrostatiques verrouillèrent les deux sas ensemble. Jerry Masefield ouvrit son harnais et s’éleva en planant au-dessus de son siège. Il utilisa les prises du plafond pour progresser jusqu’à la cloison arrière. Greg pressa le cliquet de sa ceinture et poussa avec précaution de ses mains à plat sur son siège. Victor Tyo et Isabel Curtis le surveillaient de près. Il leur lança une grimace et agrippa une des prises au plafond. Ses jambes développèrent un mouvement de balancier sans qu’il le veuille, et il se retrouva couché à plat au plafond. Il lui sembla que la ceinture abdominale avait un rôle prépondérant à jouer. Il garda le corps bien droit et se servit de ses bras pour se diriger vers la cloison arrière, sans oublier de tenir compte de l’inertie quand il s’arrêta. Il y eut quelques applaudissements brefs. Les autres quittaient eux aussi leur siège. Jerry Masefield avait ouvert l’écoutille du sas avant de disparaître à l’intérieur. Greg oscilla doucement autour du passage et le suivit dans le cylindre. Il n’aurait pu dire dans quelle partie du dortoir il venait d’émerger. C’était un tunnel à section hexagonale de trois mètres cinquante de large, éclairé vivement par des bandes de biolum disposées tous les cinq mètres, avec des arceaux qui dépassaient un peu partout. En toute logique, il aurait dû s’agir d’un simple couloir, sauf que l’endroit grouillait de monde. Ils traînaient près des parois, alignés, un pied ou une main passée dans un arceau. Tous portaient une combinaison de vol et un casque. Bon nombre d’entre eux mangeaient, et leur menu ressemblait à des pizzas, avec ce même aspect spongieux et cette garniture poisseuse. Pas de miette, constata Greg, et pas besoin d’assiette ou de couverts. À vingt mètres de lui, quatre personnes pédalaient furieusement sur des vélos d’appartement fixés aux parois. Il y avait une pancarte en face du sas, qui dans un temps reculé avait décoré une station du métro londonien : « Piccadilly Circus ». Mais c’est le bruit qu’il remarqua avant tout. Les conversations étaient criées, la climatisation émettait un bourdonnement constant, les sonneries des cybofax retentissaient ici et là, et les haut-parleurs diffusaient un flot régulier de directives. Puis il prit conscience de la qualité de l’air : tiède, humide et vicié. Il commençait à mieux comprendre le point de vue d’Angie Kirkpatrick. Le commandant du dortoir, Lewis Pelhan, et le capitaine de la sécurité de Zanthus pour Event Horizon, Don Howarth, attendaient son arrivée. Pelham ne proposa pas de poignée de main et resta fermement accroché à l’un des arceaux pendant que le reste de l’équipe de la sécurité franchissait le sas. — J’ai pour ordre de pleinement coopérer avec vous, annonça-t-il. Il faisait preuve du même professionnalisme millimétré que Victor Tyo et Sean Francis. Greg se demanda si Philip Evans les sortait tous d’une cuve à clones. — Un endroit plus tranquille, suggéra-t-il en élevant la voix pour se faire entendre dans le brouhaha ambiant. Pelham sourit, et ses lèvres épaisses s’étirèrent sur son visage rond. — Bien sûr. — C’est le changement d’équipe, expliqua Howarth. Ne vous inquiétez pas, ce n’est pas comme ça tout le temps. Lui aussi avait les traits rebondis et le teint rougeaud. Ils frappèrent les arceaux de la main et avancèrent ainsi dans le tunnel, sans effort. Greg les suivit tant bien que mal, un arceau après l’autre. Des acclamations et des huées saluèrent sa progression. — Cinq jours et vous volerez plus vite qu’un oiseau-mouche, dit Howarth, qui l’attendait à côté d’une écoutille ouverte. C’est par ici. C’était un compartiment en forme de tore qui s’enroulait autour du tunnel central. Une station spatiale comme Greg se l’imaginait, avec des consoles d’écrans plats et des cubes affichant des graphiques et des colonnes de données, des engins massifs rivés aux parois, des casiers à porte transparente. Cinq lits étaient dispersés sur ce qui devait être le plancher, ce qui signifiait donc que l’écoutille ouvrait dans le plafond. Lewis Pelham avait pris la même direction que Greg et se tenait au montant d’un lit. Le reste de l’équipe de la sécurité arriva à leur suite. — C’est l’infirmerie, dit Pelham. Personne ici, aujourd’hui. Ça vous ira ? — Vous avez une prison ? s’enquit Greg. Pelham et Howarth se regardèrent. — Nous pouvons débarrasser le compartiment de stockage des combinaisons s’il y a vraiment urgence, répondit le capitaine. — Ça fera l’affaire, dit Mandel, et il sentit son implant qui commençait à sécréter. Fermez l’écoutille, Bruce. Parwez s’éleva et fit ce qui lui était demandé. Lewis Pelham considérait Greg sans la moindre trace d’humour. Mandel ferma les yeux au moment où le compartiment perdait toute substance. Des esprits rôdaient derrière les voiles ombreux à la limite de sa perception, une nuée de perles pâles et translucides, des émotions étroitement entremêlées pour former des noyaux de pénombre. Il se concentra sur les deux étrangers devant lui. — Pour commencer, l’un de vous sait-il quoi que ce soit concernant la contamination excessive des cristaux memox ? CHAPITRE 9 Julia s’attaqua au problème alors qu’elle sortait son cheval Tobias pour leur promenade matinale. Un fort sentiment d’urgence la poussait à trouver une solution au plus vite, même si c’était une solution désespérée. Sur Zanthus, Greg Mandel avait démasqué la personne qui avait contourné les contrôles de sécurité ainsi que les cinq opérateurs de fours memox coupables. Leurs remplaçants décollaient aujourd’hui, en même temps que le Sanger ramenait sur Terre l’équipe de la sécurité et les prisonniers. Tout serait bientôt terminé, tout le monde s’en féliciterait, et une petite antenne de la sécurité serait maintenue pour traquer un des technomercenaires. L’espoir de réussite était mince, et encore plus faible celui de coincer leur chef et par lui d’atteindre les commanditaires du sabotage. Une fois en selle, Julia ne prit même pas la peine de garder les yeux ouverts. Tobias connaissait le circuit. Ils longeraient le bord des jardins à l’arrière du manoir, le petit bois après le lac à truites, puis s’engageraient dans les prés au-delà. Le pas lourd de sa monture était apaisant, et elle oscillait doucement d’avant en arrière sur son dos. En temps normal, elle appréciait de parcourir les terres de Wilholm. Les paysagistes n’avaient pas eu beaucoup de temps après le déménagement des fermiers communautaires, mais ils avaient réussi à recréer un paysage qui ressemblait assez à celui entourant une grande maison de campagne traditionnelle en Angleterre. Les pelouses étaient tondues ras et on y voyait des terrains de cricket. De jeunes arbres tuteurés étaient plantés à intervalles réguliers, entourés de plates-bandes de bégonias. Les agrumes remplaçaient les pommes et les poires dans le vieux verger clos. De longues allées serpentaient entre les rosiers, sous la surveillance de statues d’aspect ancien. Son grand-père lui-même s’était avoué impressionné. Quand ils avaient inspecté les lieux ensemble pour la première fois, il était en bonne forme physique, plein d’entrain et affable. C’était un jour ou deux après qu’ils se furent installés, un court répit dont elle chérissait le souvenir, avant que la maladie l’étreigne vraiment. Il ne parlait jamais à personne comme il le faisait avec elle, il ne se confiait jamais. « Ces plantes ne sont pas les mêmes, évidemment, avait-il dit. On n’en aurait trouvé aucune dans les jardins de l’époque victorienne, pas en dehors des jardins d’hiver. C’était une véritable œuvre d’art, Juliet. Mais tout ça constitue une sacrée bonne copie, et je peux presque me croire revenu au temps de ma jeunesse. J’aimerais que tu aies pu voir l’Angleterre telle qu’elle était alors. Nous répétions tout le temps que nous la détestions, avec son humidité, et le froid. Foutaises. Il était aussi impossible de détester ce pays que sa propre mère. C’est ce temps pluvieux et froid qui a façonné l’âme anglaise. » La manière dont il dépeignait le pays avant le réchauffement avait presque rendu la jeune fille jalouse de ces souvenirs. Elle avait beau mobiliser toute son imagination, elle était incapable de voir Wilholm sous un mètre de neige. Mais son grand-père paraissait raisonnablement satisfait de la copie. Et il avait toujours les roses et le chèvrefeuille, immortels. À présent, elle ignorait les deux variétés odorantes de fleurs, car des tourbillons de données se mouvaient paresseusement dans la matrice logique ouverte que son esprit augmenté avait assemblée. C’était un simulacre des opérations d’Event Horizon sur Zanthus, un vaste réseau de canaux de données qui incorporait toutes les activités, programmé pour passer en revue les douze mois écoulés, les trois premiers lui donnant un point de comparaison pour le reste. Des paquets d’octets glissaient en douceur le long des canaux de la matrice, entraient en interaction avec les nœuds, divisaient, recombinaient. Le fantasme complexe lui rappelait une pendule en cuivre qu’elle avait vue à Londres, posée sur un petit piédestal dans la vitrine d’un antiquaire de Fulham Road. Une véritable pendule sous un dôme de verre, dont chaque pièce était visible. Fascinée, elle était restée pendant dix minutes plantée là, à observer les minuscules rouages qui tournaient, le dispositif d’encliquetage magnifiquement équilibré, toute cette machinerie délicate. Puis l’aiguille des minutes avait atteint l’heure juste, et la pendule s’était mise à émettre des sons de corde pincée, comme un ressort brisé qui se déroule. Les roues dentées situées à l’extérieur du mécanisme avaient jailli sur des axes télescopiques qui tournoyaient follement. Il semblait que l’ensemble était sur le point d’exploser. Julia avait battu des mains et eu un rire ravi quand le tout s’était refermé, dans l’attente du quart d’heure suivant à marquer. Il y avait la même élégance et la même précision sans effort apparent dans le fonctionnement de la matrice. Elle avait besoin des renseignements qu’elle produirait. Le fait que quelqu’un puisse blesser aussi gravement Event Horizon l’avait effrayée plus qu’elle voulait bien le reconnaître. Le choc avait été plus profond qu’un simple dommage infligé à l’entreprise. Le peu de contrôle qu’elle avait sur sa vie avait été manipulé, amputé. Son avenir se décidait maintenant selon que d’autres personnes sauraient défendre son grand-père et elle-même d’ennemis invisibles. Ils combattaient des ombres. Le pire, c’était cette sensation d’impuissance proche de la claustrophobie. Si seulement elle savait. Elle allait commencer par le commencement, les fours, pour remonter dans l’entreprise, croiser les données, examiner chaque lien, si ténu soit-il. Quelque part dans ce labyrinthe de faits répertoriés, d’une horriblement complexité, il y aurait une anomalie, une erreur, un indice sur l’origine du saboteur. Personne n’était parfait au point de couvrir complètement ses traces. Elle le trouverait. Les données étaient son champ d’expertise, un univers sur lequel elle régnait. La puissance de traitement ne lui coûtait rien, seul le temps était un défi pour elle. De nouveaux canaux se raccordèrent au fond de la matrice : comment les produits micro-G étaient utilisés, les ventes, la maintenance, le personnel, les montages financiers, les rapports avec d’autres compagnies. La matrice de Zanthus devint la pointe d’une pyramide en expansion rapide. Des questions ne tardèrent pas à faire surface. Une opératrice de fours qui était partie subitement, à peu près à l’époque où le sabotage avait commencé. Julia se brancha sur la base de données d’Event Horizon et y inséra un programme traceur. La femme était enceinte de quatre mois, elle n’avait pas pris son contraceptif quand elle se trouvait en orbite. Les médecins s’étaient inquiétés pour la structure osseuse du bébé, lequel s’était développé deux mois durant en apesanteur. Des ioniseurs défectueux dans les fours memox avaient ralenti la production trois mois plus tôt. Mais le lot avait affecté aussi d’autres entreprises, et Boeing Marietta avait versé des dédommagements. Il y avait une fluctuation légère mais régulière dans la production de filament monotreillissé qui avait débuté neuf mois auparavant. Un manque mensuel de trois pour cent, toujours dans un seul lot. Selon les archives de production, le taux d’extrusion du filament était erroné chaque fois. Julia croisa ces points avec les données du memox. Tout correspondait, comme s’emboîtent les pièces d’un puzzle. Chaque fois que la production de filament monotreillissé baissait, la production de cristaux memox s’accroissait, maintenant ainsi les pertes de la production totale à treize pour cent et deux dixième. Elle avait trouvé. Même si elle n’avait pas la moindre idée de ce que cela signifiait. > Fermeture HautVol n° 2. Les nodules de son processeur aspirèrent le mirage des données qui retourna au néant. Elle eut brièvement l’impression d’une chute libre avant de retomber dans le monde des sensations primaires : la chaleur lourde de la fin mars, le chemisier qui collait à son dos, son jean trop serré aux cuisses, l’odeur du souffle de sa monture, les trilles des oiseaux, la pression rouge sur ses paupières closes. Elle cligna des yeux et sa vision se rajusta lentement. Un nuage de moucherons tournait autour du bord de son canotier défraîchi. Elle était dans ce qu’ils appelaient le champ des cratères. Un hectare de creux et de monticules, comme si l’endroit avait été bombardé. Les boutons d’or recouvraient l’émeraude de l’herbe sur les pentes alentour. Un petit coup sec sur les rênes de Tobias et le cheval prit la direction de la plantation de thé abandonnée. Les fermiers communautaires avaient essayé d’en faire pousser avec l’accord du PSP : Le thé atteignait un bon prix après que la famine au Sri Lanka eut réduit d’un tiers la production globale, et le nouveau climat en Angleterre offrait des conditions presque idéales pour sa culture. Mais ils avaient employé une variété génétiquement modifiée par un quelconque labo officiel de l’État, une expérience ratée. Les pousses croissaient correctement, mais il se formait sur les feuilles des cloques bulbeuses rouge cerise qui éclataient avant d’être arrivées à maturité pour la récolte. La plantation avait connu le sort de maintes autres initiatives du PSP, elle avait été abandonnée et laissée à pourrir. Julia descendit de cheval et permit à Tobias de se régaler de trèfle. Le vieux shire était pris de flatulences malheureuses. Le pauvre. C’était un autre héritage de la ferme communautaire, trop âgé pour tirer encore la charrue. Les fermiers l’avaient confié à Philip Evans au cas où celui-ci voudrait le faire équarrir, une dépense anodine pour un multimilliardaire. Julia avait découvert l’animal seul dans les écuries, quand elle avait exploré Wilholm le jour de leur emménagement. Dès le premier coup d’œil, elle s’était prise d’affection pour le grand cheval à longs poils durs. Il était d’une maigreur effrayante, sa robe couverte de boue séchée et de plaies laissées par le harnais. Et il avait posé sur elle un regard d’une infinie tristesse, comme s’il savait ce que l’avenir lui réservait. À partir de ce jour-là, plus personne à Wilholm n’avait osé mentionner les équarrisseurs. Depuis, elle refusait toute autre monture et faisait mine de ne pas voir les ricanements et les clins d’œil moqueurs du personnel quand elle était perchée sur le dos du lourd animal. « Il faudra que tu te gardes de ce genre de sentimentalisme, ma petite, l’avait raillé Philip Evans. On ne peut pas diriger Event Horizon comme ça. » Mais elle savait pertinemment qu’il aurait fait la même chose. Les théiers avaient été plantés en rangées d’une rectitude surnaturelle. Un tiers d’entre eux environ étaient morts, mais ceux qui restaient s’étaient développés de façon anarchique, comblant les trous et s’élevant au-dessus des squelettes décharnés pour se faire une place au soleil. Julia laissa Tobias derrière elle et s’engagea dans un des longs tunnels de branches noires. Ses baskets crissaient sur les feuilles mortes qui tapissaient le sol. L’espace d’un instant, elle crut presque qu’elles annonçaient l’automne disparu, un terme à l’éternel été indien anglais, quand le gel reviendrait et alourdirait les feuilles de son glacis blanc. La neige lui manquait. Bien du temps s’était écoulé depuis qu’un flocon était tombé dans sa paume tendue. En Suisse, même les Alpes avaient connu des périodes durant lesquelles les sommets perdaient leur chapeau d’un blanc étincelant. Elle s’assit dos contre le tronc lisse d’un des arbres vivants. Dans l’ombre teintée d’orange, la température tombait à un niveau appréciable. Elle s’éventa avec son canotier puis sortit son cybofax. Le visage de Greg se forma sur le petit écran, mais il ne correspondait pas au souvenir qu’elle avait de cet homme. L’apesanteur lui avait gonflé les joues, ses yeux semblaient agrandis et, malgré ces légères distorsions, son abattement était patent. Quelque chose qu’elle n’aurait jamais imaginé. L’autre nuit, il lui avait fait un peu peur. Il n’était pas doté d’un physique particulièrement impressionnant – il faisait à peu près la même taille qu’Adrian –, mais il se dégageait de sa personne une impression de force. Et puis il avait cette façon particulière de se mouvoir, sans hâte, avec détermination, sachant que rien ne viendrait lui barrer le chemin. Et il n’avait jamais souri, pas intentionnellement, en tout cas. Comme s’il feignait seulement un comportement civilisé. Il lui avait paru être un type très froid et dur. Ce qui, à la réflexion, était une sorte de défi plutôt intéressant. Qu’est-ce qui le pousserait à remarquer quelqu’un, et à répondre avec gentillesse ? S’il le faisait, la personne concernée se sentirait pleinement en sécurité, avec un tel ange gardien. — Miss Evans ? fit-il. Elle coinça le cybofax dans une fourche devant elle et recoiffa son canotier. — Je vous en prie : Julia. — Julia. Que puis-je pour vous ? — Je vous appelle à propos de l’opération de sabotage. — Vous pouvez dire à votre grand-père que j’ai tous les opérateurs de fours coupables en garde à vue, ainsi que la personne qui a abaissé le taux de production des modules micro-G. Le dire à son grand-père, bien sûr. Comme si elle n’était qu’un grouillot de bureau. — Ah, oui. Vous avez mis Norman Knowles sous sédation ? Le rapport de M. Tyo précise qu’il a opposé une certaine résistance. — Comment diable le savez-vous ? — Mon code prioritaire me donne accès à toutes les communications de la division de sécurité. Elle regretta instantanément cette phrase, avec un frisson intérieur. Elle avait dû sonner atrocement pompeuse. — Oh. Bah, de toute façon, Knowles ne causera plus de problèmes. Tout est terminé, et nous devrions atterrir dans six heures. — Ce n’est pas terminé, Greg. Il fronça les sourcils et attendit la suite. Elle entreprit de lui relater les découvertes de ses recherches, en priant qu’il n’ait pas l’impression qu’elle lui faisait la leçon. Les autres filles à l’école disaient toujours qu’elle s’exprimait comme si elle faisait un cours magistral. Mais il l’écouta avec attention, sans l’interrompre, à la différence de la plupart des gens. — Vous avez découvert ça toute seule ? demanda-t-il quand elle eut fini. Il ne cachait pas le respect que lui inspirait cette prouesse. — Oui. Les données étaient toutes là, il suffisait d’activer le bon programme de recherche. Elle sentait qu’elle avait rougi, mais elle n’en avait cure. — Combien vaut ce filament monotreillissé ? demanda-t-il. — Tout ça n’a pas de sens, reconnut-elle. Le total des pertes s’élève seulement à neuf cent mille eurofrancs. — Et ça vous ennuie ? — Oui ! C’est ridicule. Pourquoi prendre toute cette peine ? Le sabotage du memox fonctionnait parfaitement, il était inutile d’y ajouter cette histoire de filament. Greg n’eut pas exactement un sourire, mais elle vit sur son visage qu’une partie de la tension le désertait. — Je vais vous dire, fit-il. Je savais que quelque chose dans cette opération de sabotage était bizarre. Vous croyez à l’intuition ? La question était directe, à croire que la réponse lui importait réellement. Julia oublia la plantation de thé, l’écorce contre son dos, l’air lourd et humide. Elle se sentait vraiment bien à parler avec lui ainsi, traitée en égale et non avec paternalisme comme la petite-fille du boss ou une gosse de riche écervelée. À cet instant précis, elle était une personne réelle, et c’était la première fois depuis longtemps. Ce moment s’étirerait peut-être, encore et encore. > Sauvegarde sous Greg. À savourer quand elle n’aurait pas le moral. — Il a fallu que je continue à travailler sur les données de Zanthus, dit-elle avec prudence. Comme si elles ne voulaient pas que je les lâche. Il acquiesça, satisfait de sa réponse. — C’est ici, en haut, je peux le sentir, et je ne blague pas. C’était très étrange. Était-ce ce qu’il avait voulu dire en parlant d’intuition ? — Qu’est-ce qu’il y a, là-haut ? — L’arnaque. Nous négligeons quelque chose, Julia. (Il s’interrompit, yeux clos, donnant l’impression de fournir un gros effort, puis :) À quoi devait servir le filament monotreillissé ? à quelque chose d’important ? Allez-vous être saignés à blanc par les clauses pénales pour non-livraison ? Julia utilisa les nodules pour se connecter à la base de données de l’entreprise tout en se morigénant de n’avoir pas vu cet aspect des choses, tant la question était évidente. Elle remonta jusqu’aux contrats pour les filaments monotreillissés et les soumit à une analyse rapide. — Rien que je puisse trouver, dit-elle. Mais je vais demander à nos avocats de revérifier pour en être bien sûre. — Bonne idée. Pendant ce temps, je commencerai les interrogatoires des personnes qui travaillent sur le module du filament. (Il poussa un long soupir et se frotta le nez.) Bon sang, combien sont-ils ? — Sept. Nous ne produisons pas le filament monotreillissé en très grosse quantité. — C’est quand même quelque chose. Vous feriez mieux de contacter Morgan Walshaw. Mettez-le au courant des derniers développements et demandez-lui de ramasser ceux qui sont en congé. Il faudra que je les passe sur le gril une fois revenu sur Terre. — Entendu. — Vous avez fait un magnifique boulot, Julia. C’est exactement le genre de preuve dont j’avais besoin. Julia scruta l’image de son visage. Cet air détaché émotionnellement qui lui servait de camouflage s’était en partie dissipé, et il était maintenant animé, enthousiaste. Elle le trouvait beaucoup plus mignon comme ça. — Quelle preuve ? — Que le sabotage ne colle pas. — Mais comment le simple fait de le savoir peut-il nous être utile ? Pour moi, ça ne fait qu’embrouiller un peu plus les choses. Il lui fit un clin d’œil. — Ayez confiance. Maintenant que je sais, je vais continuer à chercher. Et je peux chercher dans les endroits les plus improbables. — Où ? voulut-elle savoir. — Jusqu’au fond de mon propre cœur. Maintenant, vous allez devoir m’excuser, il faut que je supervise l’organisation de Victor Tyo. — Oui, bien sûr. > Fermeture Greg. Son image disparut sur l’ombre de ce qui était peut-être un sourire. Elle tendit la main et décrocha le cybofax de l’arbre. Elle affichait elle-même un sourire stupide et se sentait merveilleusement bien. À cinq mètres de distance, une des panthères servant de sentinelles à Wilholm la regardait de ses yeux violets qui ne cillaient pas. La jeune Fille claqua des doigts et la bête s’approcha. Son souffle chaud lui frôla la joue. — Bonne fille. Elle caressa le fauve derrière ses oreilles aplaties. La panthère bâilla longuement pour la remercier, et sa langue rose lécha sa double rangée de dents de requin. Tobias s’ébroua pour signifier sa désapprobation, puis rabaissa la tête dans l’herbe. Jusqu’au fond de son propre cœur ? CHAPITRE 1O Alexius McNamara se glissa dans l’écoutille de l’infirmerie. Comme tous ceux qui travaillaient sur le module micro-G, il était vêtu d’une combinaison de vol bleue. Ses bajoues débordaient de la jugulaire de son casque et ses doigts ressemblaient à des saucisses. Il en était à la dernière semaine de sa rotation. — Saisissez-le, dit simplement Greg. Il avait très vite appris à s’exprimer en criant à moitié, car les sons ne portaient pas loin en apesanteur. Victor Tyo et Isabel Curtis étaient déjà accrochés à la paroi de chaque côté de l’écoutille. Ils l’agrippèrent entre eux et lui immobilisèrent bras et jambes avec l’aisance de catcheurs professionnels. Don Howard appliqua l’extrémité d’une matraque paralysante sur son cou. Greg avait identifié le génotype mental dès l’apparition de l’homme : fissures de lassitude, dégoût de soi-même. Un des kamikazes. Il n’avait pas l’intention de prendre de risques, avec qui que ce soit. Son entrevue avec Norman Knowles s’était mal terminée. Greg avait senti que Knowles était celui qui avait contourné les contrôles de sécurité et, au même moment, Knowles devinait que l’homme devant lui avait un implant glandulaire. Malheureusement, Mandel ne s’était pas rendu compte à temps que c’était un des kamikazes. Jerry Masefield avait pris le plus fort de l’attaque avant que le traître soit neutralisé. Il y avait quelque chose de très dérangeant à voir de petites billes de sang voler dans toutes les directions en apesanteur. — Allez-vous faire foutre ! cria McNamara. Nouvelle application de la matraque. Don Howard était un homme qui s’inquiétait pour sa situation et sa retraite. McNamara rugit de rage. Greg se détacha de la cloison et s’arrêta à dix centimètres de l’autre. Ils étaient à l’envers l’un par rapport à l’autre, et Mandel sentait à quel point cela irritait McNamara. L’équipage du Zanthus faisait grand cas de s’orienter vers un horizon visuel universel. — Crache-moi dessus et je t’enfonce ce paralyseur dans le cul. Je suis sérieux, déclara Greg avec calme. McNamara amorça le mouvement, se ravisa et déglutit. — C’est bien. Ils m’ont envoyé ici parce que j’ai un implant glandulaire. (Du fond de puits de chair flasque, deux yeux effrayés se fixèrent sur lui.) Tu as déglingué le système d’extrusion du filament monotreillissé, McNamara. Tu as mis au rebut des fibres parfaitement viables. Depuis combien de temps ? — Hé, le monstre, cette glande va te filer le cancer, tu savais ça ? Tu vas mourir en pourrissant de l’intérieur. — Pas de ça, fit Greg. Depuis neuf mois ? huit ? sept ? (Un soupir.) Ah, sept mois, donc. — Fumier. — Comment ont-ils fait pression sur toi ? — Va te faire mettre, pédale. — Nous avons ce pari entre nous, tu sais. Cinq billets de mise chacun, alors tu peux comprendre que nous soyons impatients de savoir. Avec beaucoup, c’est par le sexe. La drogue fonctionne bien aussi. Et puis il y a les courses de chevaux. Certains finissent simplement par craquer parce qu’ils ne supportent plus la pression. Mais toi, McNamara, je crois que c’est l’argent. L’appât du gain, c’est ton truc, pas vrai ? Le pognon, et rien d’autre. (Greg détectait des parfums d’herbes aromatiques dans le souffle court de l’autre.) Ils t’ont dit pourquoi ? — Quoi ? McNamara raidissait tous ses muscles. Il tremblait et son visage s’était empourpré. — Pourquoi n’ont-ils voulu que ces trois pour cent de fausses pertes ? Pourquoi ne pas avoir décidé de s’offrir le jackpot, comme pour les fours memox ? Il n’y avait rien dans son esprit, pas d’indication qu’il connaissait une quelconque réponse, et même la référence aux fours memox l’avait surpris. L’équipe des technomercenaires avait bien travaillé, Greg devait l’admettre. Les opérateurs de fours ignoraient qui avait contourné les contrôles de sécurité, McNamara ne savait rien de ce que faisaient les opérateurs de fours. Une mise en place impeccable. Il interrompit les sécrétions de son implant et se tourna vers Bruce Parwez. — Bon, j’en ai fini avec celui-là. Bouclez-le dans le compartiment à combinaisons. Parwez ligota McNamara avec des bandes d’immobilisation en nylon, aux chevilles, aux poignets et aux genoux. Puis l’homme toujours furieux fut sorti de l’infirmerie par Isabel Curtis et Lewis Pelham. — Ils doivent commencer à être à l’étroit, dit Greg. Cinq opérateurs de fours et maintenant deux qui s’occupaient des modules de filaments. — Dur, oui, approuva Victor Tyo. — Mouais. Combien d’autres encore ? — McNamara était le dernier. À moins que vous vouliez vous intéresser aux autres lignes de production micro-G. — Oh non… Morgan Walshaw ou Julia Evans nous auraient contactés si un autre produit était touché par le sabotage. — Oui, aux dernières nouvelles, Walshaw rassemblait une équipe pour analyser la production de chaque module, dit Victor en réprimant un sourire. Je ne l’ai pas senti très heureux que Julia Evans ait découvert une autre brèche dans la sécurité. Greg coinça son pied sous un des lits. Sa première impulsion fut de s’asseoir, mais la position lui nouait le ventre. Tout dans l’apesanteur était anormal. Il y avait un aquarium sur un mur près du lit, un globe de un mètre de diamètre scellé avec un filtre à eau spécial fixé sur un côté. Dix guppys y nageaient lentement en rond. Les poissons eux-mêmes gardaient constamment le ventre tourné vers la cloison, alors que l’angle donnait l’impression qu’ils étaient dressés sur leur grande queue arc-en-ciel. — Qu’est-ce qui lui a déplu ? demanda Greg. Qu’il y ait une autre brèche ou que Julia Evans l’ait découverte ? — Les deux, je crois. — Qu’est-ce qui ne va pas avec Julia ? — Rien. Je l’ai rencontrée une fois, une gentille fille. (Du pouce, Victor fit jaillir une pastille de menthe d’un tube. Il attrapa au vol le disque blanc qui tournoyait dans le vide avec sa langue.) Sauf que nous nous faisons tous du souci pour son grand-père. Elle est un peu jeune pour reprendre une entreprise aussi importante. Nous sommes quatre-vingt mille, vous savez. La plupart d’entre nous ont des personnes à charge. C’est beaucoup de responsabilités pour une fille de son âge. — Pourtant elle s’est montrée plus finaude que l’ensemble de la division de sécurité. Victor sourit comme un enfant. Ses traits semblaient à peine affectés par l’apesanteur. — Ce n’est pas faux. L’infirmerie résonna soudain comme si on l’avait frappée avec une masse. Greg grimaça. Il savait que c’était un phénomène auquel il ne parviendrait jamais à s’habituer. La stabilisation thermique durait quinze minutes chaque fois que le dortoir traversait le terminateur, et la peau métallique du compartiment se dilatait et se contractait en protestant contre ces ajustements par des grognements et des crissements très dérangeants. — Dois-je dire au pilote que nous sommes toujours d’accord pour l’heure de départ fixée ? demanda Victor. — Oui. Le premier vol de toute façon, et nous veillerons à ce que McNamara en soit. Ce n’est pas un type que je veux savoir ici plus longtemps qu’absolument nécessaire. Vous et moi redescendrons par le deuxième vol. — McNamara est si dangereux que ça ? — Il est complètement cinglé, je peux vous le garantir. — Bon, alors j’assigne tous mes gars à l’accompagnement sur ce premier vol. Les cinq. Knowles peut descendre avec eux aussi. Nous emprunterons deux hommes à Howarth pour nous escorter. — Combien de temps pouvons-nous retarder le deuxième vol ? — C’est vous le chef. Aussi longtemps que vous le désirerez. Sur le plan physique, le Sanger peut rester ici pendant trente-six heures, mais il serait moins coûteux de le renvoyer sur Terre et d’attendre l’arrivée d’un autre. — Prenez les dispositions en ce sens, alors. Si quelqu’un a une objection, qu’il contacte Walshaw. Et si cette personne veut savoir de quoi il retourne, dites-lui de m’appeler. — Vous pensez qu’il y a d’autres technomercenaires infiltrés ici ? — Improbable. — Pourquoi restons-nous, en ce cas ? — Pour découvrir pourquoi la production du filament monotreillissé a été altérée. Greg n’avait pas très envie d’expliquer à Victor ce que son instinct lui dictait. Le lieutenant de la sécurité était un programmeur confiné dans un univers où tout était à sa place, avec des réponses logiques, noir ou blanc. Peut-être était-il injuste envers Tyo. Mais l’empathie représentait la moitié tangible des dons psi qu’augmentait l’implant glandulaire. L’intuition, d’un autre côté, était une piste qui menait au bas d’une pente noire et glacée, dans les contrées incertaines de la magie, de la sorcellerie. Le domaine des prophètes et des démons. Si Julia Evans était assez jeune pour se laisser impressionner, il ne doutait pas que Victor se montrerait un rien plus sceptique. — Je pensais que les technomercenaires gardaient les extrudeurs de filaments en réserve, et que c’est seulement après le retrait par nous des opérateurs de fours qu’ils les auraient mis en place. — Non. Les tech-mercs auraient su que nous finirions par vérifier les autres modules micro-G. Et vous avez vous-même resserré les contrôles de sécurité. La chose ne se reproduira pas. Ils ne peuvent espérer réitérer le même coup deux fois de suite. Ils sont trop professionnels pour ça. — Exact. Victor alluma son système de communication et se mit à parler au pilote du Sanger arrimé au dortoir. Les guppys chassaient de minuscules grains de nourriture que le filtre envoyait dans leur globe. Greg se frotta les yeux et bâilla. Il sentait à l’arrière du crâne les élancements légers d’un début de migraine due aux neurohormones. Le dernier repos digne de ce nom dont il avait pu profiter remontait à deux, non, trois jours, à bord de l’Alabama Spirit. Mais le sommeil n’était toujours pas une priorité pour lui, il connaissait assez bien son corps pour savoir quand il aurait besoin de s’étendre. Depuis leur arrivée sur Zanthus, il était sur le pont, et ici le temps s’étirait et bouleversait les biorythmes comme le reste de la normalité. C’était son esprit qui avait besoin de récupérer, à cause du stress qu’engendrait cet ensemble de souvenirs accumulés sur Zanthus. Des voix résonnèrent à travers l’écoutille de l’infirmerie, entre les craquements de la coque. Piccadilly Circus se remplissait pour un nouveau changement d’équipe. Greg se rendit compte que son implant s’était remis en activité, bien qu’il ne se rappelle pas l’avoir sollicité consciemment. Les sécrétions apportèrent une impression inhabituelle de langueur. Il se sentait bien, la chaleur et l’assurance l’envahissaient et gommaient la dépression qu’Alexius McNamara avait laissée derrière lui. La réponse était toute proche à présent, c’était une certitude. Il perçut un long bruit métallique quand une des navettes Swearingen s’arrima au dortoir, puis des bourdonnements et des chuintements prirent la suite. Une autre vague de voix s’imposa, celle plus forte et animée de gens qui viennent de quitter leur poste. La réponse se manifesta. CHAPITRE 11 Julia sortit en courant de la salle de bains juste au moment où Adela allait ramasser son cybofax. — Je vais répondre ! cria-t-elle pour se faire entendre malgré les sonneries perçantes de l’appareil. Elle noua la ceinture de son peignoir et lança au loin la grande serviette jaune avec laquelle elle se séchait les cheveux. Avec un haussement d’épaules, Adela alla fermer les rideaux. Une pluie torrentielle crépitait contre les vitres épaisses des fenêtres. Julia se laissa tomber sur le lit et prit le cybofax. Le visage de Greg apparut sur l’écran. Elle devint écarlate. — Laissez-moi un moment, Adela, s’il vous plaît. La domestique pécha la serviette sur la moquette, lui adressa un regard lourd de reproches et referma la porte de la salle de bains sur elle. — Nous sommes seuls ? demanda Mandel. Julia repoussa de son visage les mèches encore mouillées pareilles à des queues de rat. Pourquoi fallait-il qu’il l’appelle dans un moment pareil ? — Oui. — Très bien. Je sais où est l’arnaque. Elle le regarda fixement, abasourdie. — Et c’est moi que vous contactez en premier ? — Oui. Voyez-vous, j’ai besoin d’une confirmation avant d’aller voir Walshaw ou votre grand-père. Et je me suis dit que vous pourriez effectuer quelques recherches pour moi. — Moi ? — C’est vous qui avez découvert la contradiction concernant le filament monotreillissé. C’est tout autant votre découverte que la mienne. J’ai pensé que vous aimeriez aller jusqu’au bout de cette affaire. — Bien sûr, répondit-elle très vite. > Sauvegarde Greg n° 2. — Eh bien, c’est une société enregistrée au Luxembourg qu’il faudrait vérifier. Vous pourriez faire ça pour moi ? — Bien sûr. Mais, Greg, quelle est cette arnaque ? Il sourit, et elle nota la fatigue sur ses traits. — Je pense que les cristaux memox sont expédiés sur Terre. — Oh, fut tout ce qu’elle trouva à dire, car la révélation l’avait déjà lancée dans un raisonnement effréné. Greg, nous disposons de beaucoup de renseignements sur les vols des Sangers. Leurs manifestes de chargement sont finalisés des semaines à l’avance. Il serait terriblement difficile d’introduire quelque chose à bord, surtout de façon régulière. Elle n’aimait pas démolir son hypothèse ainsi, tant il semblait enthousiasmé par sa trouvaille. Mais le sourire de Greg s’agrandit. — Quarante-huit millions d’eurofrancs, Julia. Quand j’ai pris l’affaire, nous pensions que les cristaux étaient contaminés et détruits. Mais ils ne sont pas contaminés, n’est-ce pas ? Ils sont parfaits. Pour quarante-huit millions, ça vaudrait le coup de tenter leur rapatriement sur Terre, même si les chances de réussir étaient minces. Je vais vous dire : à leur place, moi, je n’aurais pas hésité. Si c’est possible, ces tech-mercs l’auront fait. Peut-être ont-ils trouvé un médium qui peut téléporter les cristaux sur Terre pour eux. — Téléporter ? fit-elle d’une voix aiguë. — Une vieille blague dans la Mindstar, désolé. — Ah. La chair de poule disparut peu à peu des avant-bras de la jeune fille. — Mais pour trouver sur quels appareils les cristaux sont passés, Event Horizon devrait lancer une recherche informatique concernant tous les vols à destination de Zanthus qui ont eu lieu sur, disons, une période de deux mois. — Seigneur, Greg, savez-vous combien de vols spatiaux il y a pour Zanthus en une seule journée, sans même parler d’un mois ? — Aujourd’hui, vingt-trois. C’est là que réside mon plus gros problème. Je suis convaincu que c’est ce qui se passe, mais il me sera difficile de persuader Morgan Walshaw de monter une enquête de cette envergure sur la seule foi d’une intuition non étayée. Et cela même si les compagnies spatiales acceptaient de coopérer et de vous ouvrir leurs centres de données, ce qui est peu probable. Et pour autant que les tech-mercs n’aient pas effacé les dossiers, évidemment. — Alors quelle est cette société sur laquelle vous désirez que j’enquête ? — Le maillon faible. Il y en a toujours un. — Je sais, murmura-t-elle, et elle voulait le croire. — Ah oui ? Bon, de toute façon, les cristaux memox, bons ou mauvais, sont transportés des modules de four jusqu’aux quais de desserte. De là, soit ils sont chargés dans un Sanger de Dragonflight, soit ils sont balancés dans une benne à ordures, selon le code du lot. Et là, il y a possibilité d’entourloupettes. > Accès HautVol n° 2. Elle lança un programme traceur dès que le simulacre se matérialisa. — Il s’agit d’une entreprise de transports sous contrat ! s’exclama-t-elle, tout excitée. — Exact. Event Horizon ne possède aucun appareil interorbital. Il y a trois compagnies spécialisées dans le transport basées sur Zanthus afin de desservir les usines. Vous payez High Shunt pour déplacer vos chargements et pour s’occuper de vos déchets. — Ce ne peut être qu’eux. — Forcément. Maintenant, si vous vouliez bien le prouver pour moi… Il lui souriait. Elle rayonna de joie devant ce qui ressemblait à une sorte d’affinité ou de lien entre eux. Et c’est vers elle qu’il s’était tourné en premier. Pas vers Morgan Walshaw, pas vers son grand-père. Elle. — Ça arrive, dit-elle. Ce ne fut même pas difficile. La division du renseignement commercial d’Event Horizon tenait à jour une surveillance de chaque compagnie avec laquelle ils étaient en affaire. Grande ou petite, chacune était examinée très attentivement avant la finalisation du contrat. Le code prioritaire de Julia lui donna un accès immédiat. Les aspects labyrinthiques de High Shunt se déployèrent dans son esprit, un compte-rendu exhaustif de son histoire, sa structure de gestion, ses performances, ses avoirs, son personnel. C’était une entreprise respectable, créée huit ans plus tôt, avec un bon niveau de sécurité, et qui se développait en parallèle de Zanthus. > Liste des propriétaires. Une cascade de banques, de fonds de pension, de fonds en fidéicommis se déversa en elle, avec les pourcentages et les dates d’acquisition. L’un des noms lui sauta aux yeux comme s’il était surligné par un néon rouge vif. Trente-deux pour cent de High Shunt étaient détenus par la famille Di Girolamo. — Je t’ai eu, Kendric, murmura-t-elle. CHAPITRE 12 L’atmosphère à l’aéroport de Stansted était subtilement déprimante. De nouveaux développements faisaient éruption tels des cancers volcaniques luisants au milieu des structures à l’abandon datant de l’époque des jets. Mais les occasions d’inspiration que procuraient les nouveaux appareils et les technologies innovantes, de même que la possibilité d’apprendre du passé et de construire une entreprise commerciale en accord avec l’environnement, tout cela avait été perdu. Les structures en acier et composite adoraient la taille, pas la Terre. Elles n’avaient ni grâce ni esthétique, c’était simplement l’histoire qui se répétait. À l’origine, Stansted avait été construit sur les promesses que générait le rêve de l’après-guerre, pour se retrouver trahi par les événements, comme le reste du pays. Greg contemplait cette pagaille architecturale depuis un bureau situé au dernier étage du bloc administratif en verre d’Event Horizon, et il se demandait combien de fois ce cycle se répéterait au fil des siècles. Les espoirs et les aspirations de chaque nouvelle époque se perdaient sous le poids écrasant des fragilités humaines et de l’entêtement dans l’erreur. Les anciens hangars de l’aéroport n’étaient plus que des monstruosités délabrées, et des panneaux claquaient dangereusement au vent en attendant les équipes de récupération. Près d’eux, six terminaux de fret modernes en composite blanc perle s’alignaient. Un ballet incessant de Dorniers à décollage vertical occupait les aires d’atterrissage. L’ovale noir des dirigeables planait très haut dans le ciel. Il pouvait voir un vieil An-225 Mriya à l’extrémité de la piste à peine utilisable. L’orbiteur Sanger avec lequel Greg était revenu la veille avait été attaché sur son dos par deux grosses grues. L’ensemble était l’objet d’une dernière inspection avant de s’envoler pour Listoel. Il entendit la voix plaintive de Philip Evans derrière lui, et il ferma les persiennes de la baie vitrée, coupant le spectacle des appareils à l’extérieur. Le verre traité permettait d’insonoriser la pièce et de leur éviter le sifflement incessant des turbines. Seuls Morgan Walshaw et Victor Tyo étaient présents dans la pièce avec lui, assis dans des chaises profilées en composite de silicium, à une énorme table de conférence. Un écran plat géant occupait un pan de mur et montrait Julia et Philip Evans dans le bureau de Wilholm. Les cheveux de la jeune fille étaient tirés en arrière dans une coiffure stricte, et elle avait choisi une veste croisée pourpre sur un chemisier crème. Elle essayait de se donner une image de femme d’affaires. La tentative n’était pas totalement réussie, car son visage, en dépit de sa solennité actuelle, était toujours beaucoup trop jeune. Les gens la sous-estimeraient à cause de son apparence, il le savait. Il avait lui-même commis cette erreur. Mais c’était Philip qui l’inquiétait. Le vieil homme avait une mine épouvantable. Un lourd châle de laine emmaillotait ses épaules trop frêles, ses yeux étaient jaunes et vitreux. La détérioration physique dans les cinq jours écoulés depuis le dîner était manifeste. Il paraissait éprouver les plus grandes difficultés à suivre la conversation, et son attention était très fluctuante. À en juger par son expression, Julia partageait l’opinion de Greg. Son joli visage était pâle, elle avait les traits tirés et l’air accablé. On aurait pu croire qu’elle n’avait pas dormi depuis plusieurs jours, car ses grands yeux noisette qui ne quittaient jamais son grand-père étaient bordés de rouge. Mandel craignait d’avoir trop exigé d’elle, en particulier dans les circonstances présentes. — C’est Kendric Di Girolamo qui a mis sur pied toute cette opération de sabotage, commença-t-il. Les preuves révélées par Julia ne laissent aucun doute. Les coins de la bouche de la jeune fille se redressèrent un peu, en signe d’approbation. — Ma petite-fille, gargouilla Philip. — Nous avons été confrontés à deux problèmes, après cette découverte, continua Greg, mais qui s’annulent quand ils sont pris ensemble. Nous savions déjà que, avec son contrôle sur High Shunt, Kendric pouvait retirer les cristaux memox des rebuts. Restait la question de la façon dont il pouvait s’assurer la maîtrise d’un Sanger pour les rapporter sur Terre. À cinq cents millions de francs l’unité, l’appareil est trop cher pour qu’il puisse s’en offrir un, et d’autre part nous aurions su si la famille Di Girolamo faisait une telle acquisition. Pour en louer un auprès d’une compagnie spatiale régulière, il aurait dû figurer sur le manifeste de bord, à la fois pour l’opérateur et pour les autorités du port spatial. Il lui aurait été impossible d’expliquer d’où venaient les cristaux memox. Oh, il a peut-être réussi à le faire une fois, ou même deux. Mais pas de façon aussi régulière. L’industrie spatiale est un milieu très fermé, où tout le monde sait ce que tout le monde fait. S’il faisait atterrir trois chargements de cristaux memox par mois, les pilotes et les employés au chargement auraient commencé à poser des questions. » Ensuite, nous avons le second problème : pourquoi avoir pris la peine de s’intéresser au filament monotreillissé alors qu’il avait déjà corrompu des opérateurs de fours memox ? C’est Julia qui a trouvé la réponse à cette énigme. — Après avoir découvert que High Shunt était la propriété de la famille Di Girolamo, enchaîna la jeune fille en lisant sur son cube, je me suis penchée sur toutes les autres sociétés qui travaillent sur Zanthus. (Elle parlait d’une voix posée, ferme et monocorde.) L’élément clé est une société du nom de Siebruk Orbital. C’est la plus petite ayant un contrat sur Zanthus, et elle n’y a qu’un unique module micro-G standard, avec seulement deux techniciens pour s’en occuper. Ils sont listés comme équipe de recherche travaillant sur les nouvelles techniques de fabrication dans le vide. — Et alors ? dit Philip. — Des techniques de fabrication, insista Greg. Je pense qu’ils transforment le filament monotreillissé en de petites capsules de rentrée dans l’atmosphère à l’intérieur de ce module. Ensuite ils les emplissent de cristaux memox et les confient à High Shunt pour destruction des rebuts. De la sorte, elles sont brûlées dans l’atmosphère. — Siebruk Orbital appartient à Kendric ? — Siebruk Orbital est enregistrée à Zurich, ce qui confire un anonymat total à son propriétaire, expliqua Julia. Mais le Sanger qui a lancé le module était un charter de la Lufthansa. Il a été lancé il y a dix mois, ce qui, soit dit en passant, colle exactement au déroulement des événements. Le règlement pour le vol vient d’un compte de la société Siebruk Orbital à la banque du Crédit Corato, en Italie. Tout est parfaitement légal. Quoi qu’il en soit, la famille Di Girolamo possède trente-cinq pour cent de Crédit Corato. Ce n’est qu’une supposition, bien sûr. — Bien entendu, dit Philip dans un souffle. Il contemplait quelque chose en dehors de l’écran, d’un air mélancolique. Victor Tyo mit en marche le terminal sur la table devant lui, et les cubes s’illuminèrent. — Après que Greg est venu me raconter tout ça, j’ai ordonné un passage au crible des données de nos plates-formes d’observation de la Terre, et plus particulièrement des océans qui se trouvent sous la trajectoire orbitale de Zanthus. Il existe trois zones assez vastes réservées à la réception des rebuts, toutes situées en mer, au cas où les débris ne se seraient pas totalement consumés. Deux dans le Pacifique, une dans l’Atlantique. Une image se forma dans un des cubes, un point blanc sur un fond bleuté. Le point commença à se déplacer, en laissant une ligne blanche derrière lui. Après une minute, le centre de l’image était une tache blanche presque homogène. — Ce que vous voyez là est un enregistrement réalisé sur les deux derniers mois des déplacements d’un navire dans l’Atlantique, à deux cents kilomètres à l’est de la zone de largage des rebuts. Comme vous pouvez le constater, il restreint ses déplacements à une zone d’un diamètre de cinquante kilomètres. Nous avons effectué une simulation sur ordinateur du profil de descente d’un corps non propulsé, et deux cents kilomètres sont largement dans le cadre des critères retenus. Je crois que ce navire est l’unité de récupération affrétée par M. Di Girolamo. (L’image dans le cube était maintenant celle d’une vue aérienne d’un bâtiment en mer.) Cette photo a été prise au point du jour, aujourd’hui, grâce à un amplificateur photonique haute définition. L’angle de la prise de vue dans le cube bascula peu à peu jusqu’à ce que le navire semble être penché à quarante-cinq degrés. Le nom « Weslin » était visible sur le flanc. — Selon les données centralisées par la Lloyd’s, le Weslin est la propriété de MDL Maritime, dit Julia. MDL Maritime est encore une société enregistrée à Zurich. Ses comptes sont à la banque du Crédit Corato. — Là, on fait carton plein, dit calmement Morgan Walshaw. Le regard de Philip trouva la caméra et se braqua sur Greg. La perplexité tordait ses traits amollis. — Pourquoi fait-il cela ? demanda-t-il. — Le sabotage lui a rapporté quarante-huit millions d’eurofrancs. Et quant aux pertes d’Event Horizon, il n’en souffrira pas, pas à long terme, dit Mandel. Voyez-vous, il ne cherchait pas à vous faire tomber directement avec les cristaux, ils ne représentaient qu’un moyen. Si les profits d’Event Horizon déclinent, et avec vos problèmes de santé, il aurait gagné assez de poids auprès des autres membres du consortium qui vous soutient financièrement pour être nommé au conseil d’administration que vous avez décidé de placer à la tête d’Event Horizon en attendant que Julia ait atteint l’âge légal de prendre votre suite. — Et la requête aurait été assez raisonnable, intervint Julia à contrecœur. Le consortium est en droit d’avoir un représentant. Je doute que nous ayons pu refuser leur candidat. Pas légalement. Philip hocha la tête très lentement. — Le consortium y a déjà fait allusion… Quelqu’un… pour veiller sur leurs intérêts. Sa voix était terriblement faible. Julia le regardait et souffrait presque physiquement du spectacle qu’il offrait. Le vieillard se tourna de nouveau vers les caméras. Greg crut qu’il regardait par les fenêtres du bureau. — Et ensuite, que se passera-t-il ? souffla-t-il. — Comprenez bien qu’il ne s’agit que d’une théorie fondée sur ce que vous m’avez dit de Kendric, qui tentait de s’introduire de force dans la direction d’Event Horizon. Mais une fois acquis son siège au conseil d’administration, je dirais qu’il avait simplement prévu d’arrêter le sabotage, et de ramener les comptes d’Event Horizon à leur niveau de profit habituel. Il aurait bien sûr déguisé le lien, et il en aurait fait un argument de poids pour lui. Il lui aurait suffi d’orchestrer quelques changements dans le personnel, de diriger des ressources à la division de maintenance des fours. Les résultats obtenus pour de toutes autres raisons lui auraient assuré l’accès au poste de président. Parce qu’Event Horizon est une entreprise familiale, il ne pourra jamais la posséder. Mais, en sa qualité de président, il pourrait superviser un dépeçage en règle de ses principaux atouts, sans doute au bénéfice de ses principales sociétés. C’est ce genre d’argent qui l’intéresse. Julia et le consortium se seraient retrouvés sans rien. La jeune fille avait écouté cet exposé avec fascination la nuit précédente, après qu’elle eut rapporté à Mandel les informations sur Siebruk Orbital. « C’était si simple, avait-elle dit quand il s’était tu. J’ai mis toutes les pièces devant vous, mais je n’ai pas su les assembler. Si vous n’aviez pas eu ces soupçons sur le rapatriement sur Terre des cristaux memox, nous n’aurions jamais mis au jour l’implication de Kendric. » C’était son intuition, bien sûr. Un décryptage de ce qui allait arriver égal aux conclusions acquises après coup par n’importe qui d’autre. Il ne le lui avait pas dit. Qu’elle pense qu’il était une sorte de magicien. Event Horizon aurait peut-être d’autres missions à proposer, et cette boîte payait très bien. — Je vois, dit Philip. D’une façon comme d’une autre, Di Girolamo est gagnant. Typique de cet escroc. — Qu’allons-nous faire, le concernant ? demanda Victor. — Les options sont hélas limitées, répondit Walshaw. Nos opérations écossaises respectives sont presque totalement intégrées. Nous ne pouvons guère les stopper maintenant, certainement pas avec le PSP écossais qui est au bord de l’effondrement. Il serait difficile de trouver quelqu’un pour remplacer Kendric. Julia se racla la gorge. — Le navire dans l’Atlantique… — Oui, dit Walshaw. Je peux organiser un assaut de nos forces spéciales. Nous pourrions même récupérer une partie de nos cristaux memox. — Voyez ça, ordonna Philip. Vous, Greg, vous avez fait du bon boulot pour moi sur cette affaire, et je ne l’oublierai pas. Vous aussi, mon garçon. Victor remercia en inclinant la tête. Julia prit la main du vieillard et réprima le tremblement des doigts entre les siens. — C’est assez pour aujourd’hui, Grand-père. — Je vous recontacterai plus tard, dit Walshaw. Julia lui adressa un hochement de tête qui traduisait ses regrets avant que l’image disparaisse. Greg consacra les dix minutes suivantes à donner des détails à Walshaw, avant de prendre congé. Il avait délaissé Eleanor depuis trop longtemps. — Il y a une place permanente chez Event Horizon pour vous, si vous la voulez, lui dit le chef de la sécurité alors qu’il atteignait la porte. — Non, merci. Il n’avait même pas eu à réfléchir. Horaires de bureau, costume-cravate obligatoire, les mêmes personnes autour de soi jour après jour. Il souhaitait quelque chose de plus régulier, mais pas d’aussi strict. — Je ne suis pas encore prêt pour ce genre d’activité. La Rolls-Royce années 1950 l’attendait sur le tarmac de Stansted quand il sortit de l’immeuble administratif, et le chauffeur lui avait déjà ouvert la portière. Philip Evans mourut deux jours plus tard. Ses funérailles furent le plus grand événement civil à Peterborough depuis deux générations. Le Premier ministre et deux membres éminents de la famille royale assistèrent à la cérémonie. Son testament désignait Julia Hazel Snowflower Evans comme sa légataire universelle. CHAPITRE 13 À travers les vitres teintées de la Rolls-Royce, Julia contemplait la débauche d’énergie de la vie nocturne dans la ville. Elle était impatiente d’arriver à destination, et que le drame qu’elle avait conçu se déroule. Elle aurait presque pu croire qu’ils roulaient dans quelque métropole allemande. Le district de New Eastfield, dans Peterborough, étalait la même puissance et le même rythme frénétique, l’ostentation qui découle d’être en tête des classements. Les bâtiments dataient d’après le réchauffement, et ils étaient disposés selon un plan géométrique précis, comme Manhattan avant les manifs anarchistes. Ils devaient leur existence à des fonds étrangers, et c’était une source d’irritation constante pour le PSP, la preuve physique que le Parti ne pouvait pas tenir ses promesses. Tous adoptaient le même standard paléo-espagnol, six étages en marbre ou pierre de taille, avec de longs balcons décorés d’une profusion de plantes et de fleurs. Des portiers en uniforme se tenaient à l’extérieur de halls d’entrée aux vitres fumées. L’opulence était visible partout, dans les vêtements, les bijoux, les salons de beauté, dans l’absence de bicyclettes et de graffitis. La route était encombrée par les véhicules, BMW et Mercedes hybrides, fonctionnant au gaz et à l’électricité, leurs phares et leurs feux arrière créant des rubans jumeaux de lumière. Les tables des terrasses de café étaient dispersées sous des auvents rayés de couleurs vives, et alternaient avec les porches en arche des boutiques de luxe. Des vitrines pleines des dernières créations vestimentaires et autres éclairaient les piétons pressés et peignaient leurs visages de teintes douces. Une pluie fine était tombée plus tôt dans la soirée, et son lustre résiduel reflétait les publicités criardes au biolum en longues flammes ondulantes sur les murs et les trottoirs. Mais la prospérité ne s’étendait que sur quelques pâtés d’immeubles. C’était là un ghetto pour les riches. Julia se remémora ce que son grand-père lui avait dit. New Eastfield était un commencement et, au sein d’une économie saine, ce genre de style de vie se répandrait comme une culture microbienne, contaminant et transformant les quartiers avoisinants jusqu’aux limites de la ville. Il avait voulu que les Nouveaux conservateurs créent des centres pareils à celui-ci dans chaque cité anglaise, des vitrines pour une société bien dirigée, la face acceptable du capitalisme. Ce bon vieux Grand-père. Un optimiste indécrottable. Mais il y avait vraiment beaucoup de gens qui profitaient de l’ambiance excitée de la rue, aujourd’hui. — Tu es sûre que Bil sera là ? interrogea Kats. Julia reporta son attention sur les ombres douces qui régnaient dans l’habitacle de la Rolls. Son amie portait une robe moulante noire. Une échancrure sur le devant à peine tenue par un lacet formait un décolleté profond. Audacieux, mais Julia devait bien admettre qu’elle était magnifique. Sa chevelure était un nuage doré et cotonneux. — Il a été invité, répondit Julia d’une voix plate. Bil Yi Somanzer, le rocker le plus sexy et le plus sauvage de l’histoire. Kats elle-même semblait ordinaire quand elle se trouvait parmi ses groupies. Elle sourit dans la pénombre. Kats n’avait accepté de venir qu’après avoir eu l’assurance de la présence de Bil. — Allons, Julie, ma chérie, n’importe qui peut l’inviter. Qu’il vienne, c’est autre chose. — Il sera là. Les stars et les médias ont besoin les uns des autres. Ils se nourrissent mutuellement. Et il n’y a pas plus important dans les médias qu’Oncle Horace. Kats n’était pas convaincue, et ses lèvres fuchsia s’ourlèrent sur une moue boudeuse, mais Adrian lui donna un petit coup de coude pour la calmer. Il était en veste blanche, nœud papillon noir, et une rose rouge décorait sa boutonnière. Incroyablement élégant. Et il avait empêché Kats de débiter ses plaintes stupides parce qu’il savait Julia certainement encore secouée par la disparition de son grand-père. Il était à son écoute, discrètement attentionné. La Rolls descendit la rampe conduisant au garage géant du Castlewood. Horace Jepson disposait de son propre parking privé au deuxième niveau souterrain. D’épaisses portes de métal s’ouvrirent quand le chauffeur appliqua sa carte magnétique sur le lecteur. Steven Welbourn et Rachel Griffith, les deux gardes du corps attitrés de Julia, sortirent en hâte de la voiture suiveuse dès que le petit convoi fit halte. Tous deux étaient en habit de soirée, lui en smoking, elle dans une robe longue bleu marine. Leurs regards alertes scrutèrent la caverne de béton brillamment éclairée. Ils n’avaient pourtant pas à s’inquiéter, deux membres de la sécurité personnelle d’Horace les attendaient. Toute cette scène tenait franchement de la farce. Mais Julia prit soin de ne pas montrer sa désapprobation. Steven et Rachel faisaient seulement leur travail, et elle s’entendait très bien avec eux. Steven l’accompagnait depuis des années, presque depuis son arrivée en Europe. Vingt-sept ans, et des cheveux blonds qui commençaient à se raréfier. Il compatissait à sa situation, et sa discrétion n’était plus à prouver, surtout si l’on pensait aux nombreux cours séchés par l’élève dont il aurait pu parler à son grand-père. Rachel était à ses côtés depuis un an. Elle avait vingt-deux ans et, avec ses cheveux coupés court, elle remplissait un rôle entre la grande sœur et la tante célibataire. Elle savait se montrer courtoise mais demeurait intraitable sur l’application des protocoles de sécurité, et elle vérifiait toujours les toilettes la première, ce qui parfois était quelque peu embarrassant. Un jour, bien sûr, Julia leur devrait peut-être une fière chandelle. Par ailleurs, tout motif de plainte serait aussitôt rapporté à Morgan Walshaw, et la jeune fille devrait supporter un autre sermon. Ils se serrèrent tous les cinq dans l’ascenseur privé. Perdus dans leur univers intime de sourires furtifs et de regards enamourés, Kats et Adrian étaient ailleurs. Julia serra les mâchoires. L’ascenseur les déposa directement dans le vestibule de la suite qu’occupait Horace Jepson. La musique et les conversations les frappèrent dès que les portes de la cabine coulissèrent. Lors de ses précédentes visites, le centre de l’appartement avait été divisé en zones correspondant à diverses fonctions par des paravents japonais peints à la main qui représentaient des scènes de batailles mythologiques, des samouraïs et des créatures fantastiques. À présent, les paravents étaient repliés et placés contre les murs, pour dégager un unique et vaste espace central. Les bulles colorées de lumière holographique voletaient dans l’air au rythme d’une version acid-trash plutôt lourde de « Brown Sugar ». Les invités occupaient en masse le dallage noir de la piste de danse dans une émeute bariolée de mouvements. Des hommes mûrs et transpirants côtoyaient des jeunes filles pleines d’énergie. D’autres gens s’alignaient sous un parasol de fougères, dans le vestibule, et bavardaient avec animation, un verre à la main. Elle reconnut de nombreuses célébrités de différentes chaînes. On pouvait faire confiance à Oncle Horace. Il n’y avait rien de raffiné dans cette soirée, c’était un excès dionysiaque délibéré et sans échappatoire, où tout le monde devait s’amuser. Elle se demanda s’il avait prévu qu’une beauté plantureuse et seins nus surgisse d’un gâteau géant, à un moment ou un autre. C’était plus que probable. Horace Jepson fendit la foule et chassa une jeune femme qui avait la sensualité envahissante et la moue ravageuse d’une playmate. Il sourit chaleureusement à Julia. Un sourire sincère, songea-t-elle. Puis il vacilla un peu tandis qu’il la détaillait du regard, comme si elle n’était pas venue dans la robe appropriée, ou quelque chose de ce genre. Elle avait pourtant choisi un modèle de chez Dermani à cinq mille livres, en soie rose pâle avec une queue de sirène. Rien d’aussi vulgairement aguichant que toutes ces filles autour d’elle. Ce n’était donc pas ça. Quand elle le rejoignit, son sourire s’était adouci. Il lui prit les deux mains et déposa un baiser rapide sur sa joue. C’était presque attristant. Avant, il la gratifiait de son étreinte d’ours et d’un baiser sonore. Bizarre, elle avait toujours détesté ça, à l’époque. Aujourd’hui, ces détails appartenaient à un vieux monde familier perdu à jamais. — Je craignais que tu ne viennes pas, dit-il. — Essaie donc de m’empêcher de venir à une soirée ! — Ah, je te reconnais bien là. Écoute, je suis vraiment désolé, pour Phil. Un des meilleurs, tu sais ? > Réponse comportementale : tristesse. Elle avait chargé le programme dans le nodule du processeur pour ne pas oublier, et il se déclenchait à chaque mention de son grand-père. Il aurait été inconvenant qu’elle rie alors qu’on prononçait le nom du disparu avec sympathie pour son chagrin. — Merci. Tu veux bien faire quelque chose pour moi, Oncle Horace ? — Bien sûr, ma chérie. — Ne me traite pas comme si j’étais en porcelaine. Je ne vais pas me briser. Et ça ne fait qu’aggraver les choses. — Tu as raison. Il sourit à Katerina et Adrian. — Approchez donc, les amis. Nous n’en sommes qu’à réchauffement. Il va se passer un tas de choses ici ce soir. Julia eut l’impression que son regard s’attardait sur le décolleté de Kats. L’instant suivant, il regardait par-dessus l’épaule de la bombe sexuelle, en direction de Steven et Rachel, et une expression de déception passa sur son visage tandis que Kats entraînait Adrian dans la masse des invités. — Pas de cavalier, Julia ? — J’ai bien peur que non. — Eh, ma chérie, pourquoi ne m’as-tu rien dit ? Cindy aurait pu arranger quelque chose pour toi. Cette fille tient une liste de garçons plus longue que celle d’un bureau de recensement. — La prochaine fois, peut-être. — Bon sang, et Clifford qui ne revient pas avant la fin de la semaine. Il aurait convenu à merveille. Tu l’as déjà rencontré ? C’est mon fils, de mon premier mariage. — Tu m’as déjà parlé de lui, dit-elle d’un ton un peu sec. — Oh, eh bien… viens, je vais te présenter à quelques personnes. Eh, peut-être que tu me feras l’honneur de m’accorder une danse ? Tu rendrais un vieil homme très heureux. — Je pense que ton amie m’arracherait les yeux avant, dit-elle en désignant la playmate d’un mouvement de menton. — Aïe. Julia, il y a beaucoup de Philip en toi, dit-il avec admiration. Elle ravala le rire avant qu’il monte trop haut dans sa gorge. > Tristesse. — C’est bien. Parce que j’aimerais parler affaires avec toi. Horace Jepson fut instantanément sur ses gardes. — La majorité des contrats de Globecast avec Event Horizon sont plutôt verrouillés. — Enfin, pas des affaires officielles. C’est plutôt une faveur que j’ai à te demander. — Continue. — Il y a un programme que j’aimerais diffuser. C’est important pour moi, Oncle Horace. — Quel genre de programme ? fit-il, méfiant. — Des révélations destinées à toute la planète. Sur toutes les chaînes d’infos que Globecast possède. Il avait maintenant le visage sombre. — Julia, ma chérie, sais-tu les problèmes légaux que tu risques de rencontrer ? Je veux dire, si tu as vraiment l’intention d’éreinter quelqu’un, alors les rumeurs ne servent à rien. — J’ai des preuves. Tout ce dont nous avons besoin. — Bon sang, comme j’aimerais que tu n’aies pas grandi aussi vite… Kendric Di Girolamo participait à la soirée, ainsi que Hermione. Julia ne savait pas quand ils étaient arrivés. Kendric était dans son rôle habituel, suave et huileux, et il dansait avec une fille à côté de qui la playmate ressemblait à une harpie. Leurs regards se croisèrent, s’aimantèrent. Elle le considéra calmement, et fut discrètement satisfaite de la lueur étonnée dans ses prunelles. Qu’il dissimula prestement. Il savait très bien qu’elle ne pouvait pas le voir en peinture. Il s’était attendu à une attitude furieuse de gamine, un mouvement de tête hautain, ou qu’elle se détourne. Au lieu de quoi, il était l’objet d’une évaluation froide de la part d’une multimilliardaire. Rien de surprenant à ce qu’il soit désarçonné. Et elle l’espérait, inquiet. Vas-y, angoisse-toi, souhaita-t-elle silencieusement. Ses yeux le quittèrent lentement, pour lui montrer combien il importait peu. Elle lutta contre l’envie de pousser un cri de joie. Le combat était engagé. Horace Jepson avait loué les services tonitruants d’un groupe de rock de cinq musiciens pour la soirée, The Fifth Horseman, et leurs guitaristes étaient équipés de copies de Fender assez ressemblantes. Ils étaient vêtus de tee-shirts déchirés, de cuirs cloutés et de cuissardes. Propres, quand même, remarqua Julia. Mais ils se démenaient, et leur musique cognait dur et vite. Le chanteur avait un maquillage à la Ziggy Stardust en travers du visage, avec de la peinture 3D. Elle dansa avec Bil Yi Somanzer sur une chanson qui était peut-être « Five Years ». Oncle Horace les avait présentés, et l’intérêt pour son nom et sa fortune avait fini par percer le voile de stupeur induite par le syntho qui enveloppait la mégastar. Ils avaient évolué dans les vagues de jalousie perceptible qui émanaient des autres filles. Il avait la peau douce et luisante à cause de la chirurgie plastique, et la voix pâteuse. Il lui agrippa les fesses à pleines mains et lui demanda si elle serait partante pour une petite expédition dans une des chambres. Le groupe termina son morceau, et ils se séparèrent. Somanzer était digne de sa réputation. Elle vit Kats debout sur une table, qui tentait de boire une longue flûte de champagne au pied posé sur le creux de son bras. Elle était entourée de jeunes gens admiratifs qui l’encourageaient bruyamment. Les bulles holographiques colorées vinrent s’agréger sur ses jambes en un essaim vert et rouge, puis remontèrent le long de sa robe. Adrian restait en retrait, avec un sourire figé. Elle discuta avec un jeune directeur financier français qui aidait Oncle Horace à développer Globecast en Europe. Il se montra nerveux face à elle, et il bégaya en lui parlant taux d’investissement, valeurs de premier ordre et nouveaux marchés pour les obligations à haut risque en Amérique du Sud. Elle déclina son invitation à danser. Il était trop ennuyeux. Très gentleman, Kendric offrit sa main à Kats, qui descendit de la table, les joues colorées. Il lui tendit un verre. Hermione les rejoignit avec une excitation évidente. Les faisceaux laser balayaient le trio et faisaient étinceler bijoux, dents, lèvres, et transformaient la coiffure de Kats en un halo d’un rose électrique. Une danse avec Adrian. Il accomplissait son devoir. C’était un morceau sentimental, il dut donc la serrer de près. Elle se balança doucement et sentit le corps musclé du jeune homme pressé contre le sien, ses mains sur son dos. — Tu danses bien, lui dit-elle. — Ah, oui. Merci. Distrait. Elle frissonna sous ses mains. Kendric et Kats qui dansaient ensemble. Elle buvait chaque mot qu’il susurrait, et tous deux riaient avec exubérance, ravis du moment. Le corps de Kats ondulait avec la musique, s’abandonnait au rythme, sauvage et sensuel. Une demi-danse avec Oncle Horace. Quand il eut le visage empourpré et le souffle court, il déclara forfait et la mena vers le buffet de fruits de mer. Ils firent leur choix, et Horace avait un commentaire pour chaque mets qu’il l’incitait à goûter. Sa propre assiette croula très vite sous la nourriture. Les crabes étaient divins. Un cocktail qui demanda trois minutes d’élaboration acharnée au barman. Mais le résultat évoquait du jus d’orange dans lequel on aurait versé du vinaigre. Elle lui sourit et lui affirma que c’était délicieux. Quand elle vit que personne ne la regardait, elle versa le tout, y compris le glaçon vert taillé en forme de cygne, dans le bol à punch. Kendric et Kats presque seuls sur la piste de danse. Dansant la lambada. De l’adoration dans les yeux de la jeune femme. Elle bavarda avec la playmate, qui s’appelait Cindy, et était en fait experte en compression de données. Autant pour les premières impressions. Elle était exubérante et expérimentée, et elle avait beaucoup d’histoires drôles à raconter sur les hommes en général. Une existence vécue à cent à l’heure, sans regrets. Julia ne perdit pas une miette de ces anecdotes. La playmate lui ouvrait une fenêtre sur un monde qu’elle n’entrevoyait que très rarement. Cindy s’était lancée dans une narration complètement incroyable de ses récentes vacances en Espagne quand elles prirent conscience toutes deux des cris. The Fifth Horseman cessa de jouer dans un chaos de dissonances. Adrian, Kendric et Kats se tenaient au centre de la piste de danse, deux contre un. Kats était auprès de Kendric. Elle avait la respiration lourde, et la transpiration collait la pointe de ses cheveux à ses épaules. Les bulles holographiques tournaient lentement en orbite autour du trio. — Ça suffit ! s’écria Adrian. Di Girolamo agita l’index devant lui, en guise d’avertissement. — Rentre à la maison, gamin, tu es en train de te rendre ridicule. — Je vais partir, oui, parce que vous me donnez envie de vomir. Et toi, tu viens avec moi. Il voulut saisir le poignet de Kats, mais elle esquiva son geste et se rapprocha du bellâtre. — Pas question ! lança-t-elle d’une voix aiguë. Je m’amuse vraiment. Et c’est la première fois depuis très longtemps que ça m’arrive ! Julia connaissait assez son amie pour savoir qu’elle adorait l’instant et s’en régalait. Elle était le centre d’attention. Tous ces gens huppés qu’elle vénérait avaient le regard braqué sur elle. Ils se demandaient qui était cette fille si désirable qu’on n’hésitait pas à se disputer en public. Kendric sourit. — Ça me semble assez clair, gamin. Va jouer ailleurs. — Allons, implora Adrian à l’adresse de Kats. Il avait les poings serrés et son visage n’était plus qu’un masque de haine pour son rival. Kendric enroula un bras protecteur autour de Kats, et sa main se pressa sur un des seins. — Je déteste vraiment ces paysans… Et si nous allions dans un endroit plus calme pour continuer la soirée ? Mon yacht est ancré dans la marina. Le triomphe rosissait les joues de Katerina. Elle rejeta la tête en arrière. — Ç’a l’air bien. Mieux que tout ce que Monsieur Dix Centimètres ci-devant m’a jamais proposé. Di Girolamo éclata d’un rire méprisant. Des ricanements parcoururent la foule des invités. Adrian pâlit. Il regardait Katerina avec une incompréhension totale. Une voix dans le crâne de Julia la suppliait de courir se jeter au cou du jeune homme. Il était trop honnête, trop décent pour subir cet affront. Mais elle réussit à garder ses pieds immobiles, collés magnétiquement au dallage noir. Kendric et Kats firent demi-tour à l’unisson et s’éloignèrent. Adrian les regarda fixement qui partaient. Ses mains étaient retombées mollement à ses côtés. — Katey, la héla-t-il. Elle laissa échapper un couinement provocateur quand Kendric lui pinça une fesse, sans regarder en arrière. — Katey ! Julia ferma ses yeux, qui étaient un peu humides. La musique tonna de nouveau. Elle attendit cinq jours après la soirée pour s’asseoir à la tête de la table, dans le bureau, et appeler Di Girolamo. Les arrangements avec Globecast avaient pris quelque temps, mais Oncle Horace avait fait ce qu’elle attendait de lui, grâces lui soient rendues. Et puis elle devait trouver le courage pour cette confrontation. Quand l’écran plat s’activa, Kendric était assis à l’arrière de son yacht, et la marina formait un arrière-plan très esthétique, quoique légèrement flou. La vue de cet homme renforça la détermination de Julia. Il portait une chemise jaune citron en soie au col ouvert et donnait une impression de décontraction suprême. Des lunettes à verres noirs impénétrables cachaient ses yeux, son menton était ombré d’une barbe naissante de la longueur qui convenait pour souligner sa masculinité. C’était une mise en scène calculée, se dit-elle, destinée à démontrer son aisance dans la vie, son autorité et son influence. L’exemple même d’un magouilleur international. Et ça marchait, car l’effet voulu traversait l’écran et venait saper l’assurance de la jeune fille. Elle serra les accoudoirs de son siège pour résister à l’envie de se passer la main dans les cheveux. Elle regretta de ne pas avoir pris le temps de travailler sa propre apparence. Son chemisier était anodin, un modèle de chez Malkham à cent cinquante livres, qu’elle avait déjà porté deux ou trois fois. Elle aurait dû opter pour un ensemble Chanel. — Hermione me disait justement l’autre jour que nous ne vous voyions pas assez, Julia, dit Kendric. C’est bien dommage. Nous organisons une soirée sur le Mirriam, demain soir, rien d’officiel. Pourquoi ne pas venir ? Une jolie fille comme vous devrait se montrer davantage en société. Katerina m’a dit que vous aviez peu d’amis, et ça m’attriste beaucoup. Julia ne se faisait pas assez confiance pour répondre immédiatement. Ce petit chameau de Kats lui avait raconté ça ! Lui et cette gouine de Hermione avaient sans doute bien ri ! Seigneur, que leur avait-elle dit d’autre ? — J’ai peur d’être une personne très occupée, monsieur Di Girolamo. Je suis dans l’industrie, voyez-vous, pas dans la finance. Ce qui signifie que je dois travailler pour gagner ma vie. — Allons, Julia, pourquoi ce « monsieur Di Girolamo » ? Moi, c’est Kendric, l’ami de votre grand-père. — Foutaises. Grand-père vous tolérait. Je ne le ferai pas. N’allez pas croire que je ne sais pas ce que vous cherchez. — Ce que je cherche, Julia ? — Le projet de Ranasfari. C’est le cœur de l’affaire, non ? Il eut un sourire blessé. — Vous avez hérité beaucoup de votre défunt grand-père. Vous parlez sans détour. Je respecte cette franchise, Julia. C’est une attitude rare, agréable dans ce monde de faux-semblants. Aussi, en retour, je parlerai moi aussi sans détour. Vous êtes obligée de me tolérer, ou du moins ma famille. C’est dans notre contrat. Incontournable. (Son sourire se durcit.) Mais c’est un arrangement profitable pour tous. — J’ai demandé à ma direction des finances de rédiger un accord de désistement et le rachat de vos parts. Votre maison recevra une compensation correcte. — Et vous avez espéré que notre maison l’accepterait ? Julia, vous êtes plus naïve que je le pensais. On ne déchire pas des contrats de plusieurs milliards d’eurofrancs à cause des accès de mauvaise humeur d’une étudiante. — Vous êtes le représentant de la maison dans le consortium. Votre famille acceptera votre opinion sur le sujet. — Et mon opinion est : « non ». — Vous n’allez pas aimer l’autre solution. — Des menaces, Julia ? On en est à ce stade ? Et avec quoi allez-vous me menacer ? — Un scandale. Elle fut déçue de l’aspect superficiel qu’avait sa réponse. Les doutes surgissaient en rangs serrés. Elle avait tellement compté sur sa capacité à forcer Kendric à accepter le rachat de ses parts qu’elle n’avait même pas imaginé un refus. Il lui serait maintenant impossible d’atténuer un échec. Il se permit un petit rire ravi. — Un scandale ? dans ce monde ? à notre époque ? La notion de scandale est une question de perspective, Julia. Chaque nuit, vous acheminez en Écosse du matériel de contrebande pour trois millions et demi d’eurofrancs. Est-ce que ce n’est pas un scandale ? Tout le monde sait que je traficote, à l’occasion. Votre grand-père le savait certainement, lui aussi. Après tout, c’est à moi qu’Event Horizon a acheté tous ces gabarits et ces plans. — Le sabotage des cristaux memox. — Ah oui, j’ai entendu dire que vos fours orbitaux produisaient une quantité alarmante de cristaux non viables. C’est très malheureux pour vous. — Le reste du consortium serait très agacé d’apprendre que vous avez planifié de voler les biens d’Event Horizon, vous ne pensez pas ? Après une telle révélation, la maison Di Girolamo risquerait de rencontrer quelques difficultés à trouver des partenaires. — Pure invention, dit-il. Mais il ne souriait plus du tout. Elle lâcha les accoudoirs et plaça les mains sur la table. Elle constata avec plaisir qu’elles ne tremblaient pas. — Tout dépend des preuves, bien sûr. Même si je pouvais prouver votre implication, votre famille se contenterait de vous désavouer, affirmerait qu’elle n’était pas dans le coup, ce qui est d’ailleurs possible. La maison survivrait à votre chute. Ce que la maison ne tolérerait pas, ce serait que vous l’entraîniez dans votre chute. — Ah, voilà un résumé admirable, ironisa-t-il. Eh bien, où sont ces prétendues preuves ? Elle pianota sur le clavier du terminal et transmit les données aux cubes holo du yacht. — Tout d’abord, comprenez que je ne bluffe pas. Vous voyez ça ? C’est le planning des chaînes européennes de Globecast pour mardi prochain. Le reportage des Chroniques de l’Enquêteur sera consacré à votre personne. Je vais faire de vous une star. Toutes les données que mes experts de la sécurité ont dénichées sur votre opération de sabotage des cristaux memox ont été transmises aux documentalistes de ce programme. Nous leur avons même trouvé une capsule de rentrée à montrer, elle dansait à la surface de l’eau, parmi les débris du Weslin. Vous êtes au courant pour ces capsules, bien sûr, elles sont exactement du même type que celles assemblées par Siebruk Orbital sur Zanthus. — Non, Julia, je ne suis pas au courant. — Faux. Elle sortit sa carte maîtresse de la mémoire du terminal. — Regardez bien. C’est un ordre de virement d’une valeur de huit millions d’eurofrancs. La somme doit être versée sur le compte de la société Siebruk Orbital nouvellement créée, et cet ordre provient de votre famille, il y a onze mois. Et c’est votre code d’autorisation qui figure sur ce document. Vous possédez Siebruk Orbital. Et la maison Di Girolamo l’a créée. (Elle montra le deuxième ordre de virement.) Cinq mois plus tard, vous avez remboursé la somme, sans intérêt. L’argent que vous aviez récupéré en vendant les cristaux memox. Mon argent. Votre famille était-elle au courant ? Leur avez-vous dit que vous leur empruntiez de l’argent pour financer vos propres magouilles ? Il était penché sur son cube holo et étudiait les deux ordres de virement. Plus aucune trace d’humour sur son visage. — Où les avez-vous eus ? dit-il. Des ridules s’étiraient des coins de ses lèvres pincées. — À la banque du Crédit Corato, bien sûr. — Impossible. Ce sont des faux. Julia sentit la tension la quitter. Elle se renversa contre le dossier du fauteuil et adressa un sourire malicieux à l’écran. — Aucun faux ici. L’accès aux archives de la banque est une des prérogatives de la présidence. Tout comme la dérogation à la confidentialité du client, même si je n’ai pas l’intention d’en faire une habitude. — La présidence ? La stupéfaction avait fait grimper sa voix d’une octave. — J’ai acheté le Crédit Corato. Enfin, à hauteur de trente-cinq pour cent. Un très bon investissement, d’ailleurs, d’après mes experts-comptables. Je suis donc le nouveau partenaire financier de la maison Di Girolamo. Qu’est-ce que vous dites de ça ? — Salope, souffla-t-il. — Doucement… Je pourrais très bien baisser mon offre. Les humeurs d’une étudiante, vous savez… — Vous avez acheté la banque ? fit-il encore, incrédule. — Oui. — Vous avez acheté cette banque uniquement pour me forcer à autoriser le rachat ? — Oui. Le regard effaré de Di Girolamo alla du cube holo à l’écran du visiophone. — Combien ça vous a coûté ? — Une jolie somme, mais ça valait le coup. — Je n’arrive pas à le croire. Vous me détestez donc à ce point ? — À votre avis ? rétorqua-t-elle d’une voix dangereusement tendue. — À mon avis, vous êtes une impulsive, ma chère Julia. Si vous continuez à gaspiller les avoirs d’Event Horizon de cette façon, il n’en restera plus rien d’ici quelques années. Qu’aurait pensé votre grand-père de tout ça ? > Réponse comportementale : tristesse. Mais elle n’avait plus besoin qu’on le lui rappelle, plus maintenant. — Il partageait mon avis quant à votre personne, murmura-t-elle. — Vraiment ? Et si je n’autorise pas l’offre de rachat ? Elle haussa les épaules. — Les gens des Chroniques recevront une copie des ordres de virement. En ce cas, ils iront plus loin et diffuseront le reportage. Sans ces documents, l’émission déboucherait évidemment sur un procès en diffamation. Mais avec eux… Kendric se redressa, se racla la gorge et rassembla tout ce qui lui restait de dignité. — Très bien, Julia. Si c’est ce que vous voulez. La capitulation de Di Girolamo la laissa avec un sentiment de toute-puissance. Dès que son image disparut, elle appela Adrian. C’était une pure formalité. Elle savait qu’elle était en période de chance. Reprends-toi, ma petite, se dit-elle, tu dois avoir l’air dérangée, avec ce sourire idiot en travers du visage. Les gens traverseraient la rue pour éviter de te croiser de trop près. Mais le sourire ne voulait pas s’effacer. Puis Adrian apparut sur l’écran, et elle redescendit brusquement sur terre, le cœur gelé. Il avait perdu toute verve, le sourire joyeux et l’éclat malicieux dans les yeux étaient absents. Il avait le cœur brisé. À quel point s’était-il entiché de Kats ? — Salut, Julia, content de te voir. Le ton employé, funèbre, démentait les paroles. Avait-elle appelé trop tôt ? — Désolée de te déranger, Adrian. Je peux rappeler plus tard, si je tombe mal. — Non, je t’en prie. Je suis plongé dans la composition cellulaire, en ce moment. C’est d’un barbant… — Oh, eh bien, c’est déjà quelque chose. Au moins, je suis plus intéressante qu’une amibe. Il parut interloqué un moment, puis il sourit d’un air penaud. — J’ai gaffé, hein ? — Pas de problème. Écoute, je n’aurais pas appelé, mais j’ai besoin qu’on me rende un énorme service, et je ne sais pas vers qui d’autre me tourner. — Quoi ? Une étincelle d’intérêt. — Eh bien, il y a cette maison d’édition qui donne une grande soirée, en fin de semaine. Et il faut que j’y aille, c’est une obligation sociale. Event Horizon a gagné un contrat pour les fournir en memox, tu comprends. L’ennuyeux, c’est que je n’ai personne pour me rendre à cette soirée. Le travail me prend tellement de temps en ce moment que je n’ai pas l’occasion de rencontrer des gens de mon âge. Il se gratta la nuque en regardant le sol. Il n’avait pas l’air emballé du tout. — Je ne sais pas, Julia… — Il faut que je trouve quelqu’un, Adrian. Sinon les gens vont penser que je suis un peu bizarre de toujours participer seule à ces événements. Ce sera seulement pour le week-end. Je pourrais envoyer la voiture te prendre, et tu ne manquerais aucun cours magistral. — Oh, je vois, dit-il, et un sourire naquit sur son visage. Eh bien, on ne peut pas permettre que les gens pensent ça de toi, pas vrai ? Je suis très honoré. Ils réglèrent les détails et, quand elle coupa la communication, elle resplendissait. Oui. Il avait dit « oui » ! Honoré. CHAPITRE 14 Greg était confortablement installé dans sa routine matinale quand le visiophone sonna. Il était assis à califourchon sur le banc en bois, dans le salon, le dos bien à plat contre le mur du chalet, et il levait la barre sans à-coup, la rabaissait, la relevait. L’exercice n’exigeait aucune réflexion et lui permettait de glisser dans un état proche du sommeil. Rien à penser. Il avait raccordé la poulie à une pompe branchée sur la citerne du chalet. Vingt minutes chaque matin suffisaient à remplir à ras bord le réservoir. Il alimentait les toilettes et la douche dans la salle de bains. Le jacuzzi ne fonctionnait plus, car il n’y avait pas assez de panneaux solaires sur le toit pour chauffer une telle quantité d’eau. Mais cela ne le dérangeait pas. Les douches avec Eleanor compensaient largement ce petit inconvénient. Elle s’était admirablement épanouie durant les six dernières semaines, et l’indépendance nouvellement acquise lui conférait une assurance éprouvée. Il ne restait plus grand-chose de la fille timide et incertaine qu’il avait séduite cette nuit-là au Wheatsheaf. Les enthousiasmes faciles de la jeunesse avaient cédé la place à des positions mesurées. À présent, elle exprimait ses opinions au lieu d’accepter passivement celles d’autrui, et elle ne regardait plus par dessus son épaule par crainte des ombres du passé. Si son père se présentait une nouvelle fois, il aurait droit au choc de sa vie. Greg aurait presque aimé que cela se produise. Le socle réel de leur relation était le niveau de confiance, qui entre eux était au maximum. Pour lui, c’était une expérience unique. Il n’avait jamais réussi à se départir de cette habitude de laisser son hypersens renifler les défauts et les incertitudes de quiconque se trouvait en sa présence. C’était un réflexe comportemental, lui avait expliqué un des psychologues assignés à la brigade Mindstar, une sorte de défense naturelle qui lui permettait d’établir sa supériorité sur l’autre personne pour sa propre sécurité et sa satisfaction. « Ne vous culpabilisez pas pour ça, nous ferions tous la même chose si nous le pouvions. » Avec Eleanor, ce n’était pas nécessaire. Il la connaissait trop bien. La sonnerie arracha son esprit à cette phase d’introspection. Il n’y prêta pas attention. Lève la barre, relâche, détends-toi. Peut-être que la personne qui appelait finirait par renoncer. Son ventre était à présent plat et dur comme l’acier, ses jambes solides, ses bras puissants. Il n’avait jamais été en meilleure condition physique, pas même à l’armée. Cet état lui donnait du plaisir, de l’assurance, et il se sentait capable d’affronter n’importe quelle situation. Les sonneries se succédaient toujours. Il y avait une messagerie sur le terminal, mais celui qui appelait ne l’utilisait pas. Lève, relâche, détends-toi. Quelqu’un semblait vouloir entrer en contact avec lui de toute urgence. Il lâcha la barre et alla se placer devant le terminal d’Event Horizon. Tout dans le chalet était estampillé Event Horizon, à présent. Et il avait laissé encore plus d’équipements dans le camion de livraison, parce qu’il n’y avait tout simplement pas assez de place ici pour caser tout ce que Julia avait envoyé. Eleanor s’était beaucoup amusée à choisir ce dont ils pourraient se servir. Le paiement avait été tout aussi généreux. Greg s’était acquitté des mensualités restantes sur le Duo, puis s’était rendu en ville pour refaire l’intérieur du chalet : nouvelles moquettes, rideaux, restauration du mobilier. Il avait aussi réparé le toit, où il avait installé un deuxième panneau solaire pour alimenter la climatisation neuve. Il avait manqué un peu de liquidités pour remplacer les murs branlants, mais l’argent qu’il gagnait avec les affaires ordinaires devrait autoriser cette amélioration avant la fin de l’année. Il en avait déjà réglé deux depuis l’histoire des memox, toutes deux dans des entreprises où il avait sondé le personnel douteux. Le visiophone s’éclaircit et le visage de Philip Evans apparut. — Bonjour, Greg. J’ai besoin de votre aide de nouveau, mon garçon. Quelqu’un cherche à me tuer. Mandel réprima un sourire. Dix années dans la partie, et personne ne lui avait encore récité un tel cliché. — Les services de gardes du corps ne sont pas trop de mon domaine, monsieur ; est-ce que vos propres experts en sécurité… Il laissa la phrase en suspens et regarda fixement l’écran. Encore et encore. Les petits muscles à l’arrière de ses genoux se mirent à tressauter, menaçant de le faire chuter. À bien y réfléchir, il aurait pu accuser la léthargie induite par ses exercices d’avoir provoqué un délai de réaction de dix secondes par rapport à la réalité et à son intuition. Ce n’étaient pas seulement la voix et l’image qui le convainquirent, car tout synthétiseur d’animation aurait pu créer un clone parfait de Philip Evans. Mais c’était lui, le vrai Philip Evans, qui souriait à l’autre bout de la connexion. Dans son cerveau, les facultés naturelles et celles boostées par les neurohormones l’obligèrent à accepter cette évidence. La procession funéraire de gens en noir parcourant les rues de Peterborough glissantes de pluie envahit son champ de vision mentale. — Vous êtes mort, dit-il à l’image. — Je suis parti, mais on ne m’a pas oublié. Ce rire. Aucun doute. Lui. — Désolé de vous avoir causé un choc, mon garçon, mais je ne vous aurais jamais contacté si ça n’avait été absolument vital. Pouvez-vous venir à Wilholm ? Je n’ai pas trop envie de vous expliquer par visiophone. Je suis sûr que vous comprenez. Ce ton moqueur… Les nerfs susceptibles de Greg commençaient à revenir à une sorte d’équilibre. L’engourdissement suivant le choc, probablement. — Je… je pense que je devrais pouvoir faire ça, oui. Quand ? — Dès que possible, Greg. S’il vous plaît. L’image n’était pas parfaite, il s’en rendait maintenant compte. C’était un Philip Evans qu’il n’avait pas vu auparavant, aux chairs plus fermes, au teint sain. Plus fort. Et plus jeune d’une dizaine d’années. — D’accord. Courez-vous un danger quelconque en ce moment même ? Sur un plan très abstrait, il s’émerveilla de sa propre réaction. Il traitait la situation comme n’importe quel autre problème prosaïque. Voilà qui en disait long sur l’empreinte de la formation que l’armée donnait à certains. — Rien de nature physique. Le manoir est bien protégé. Physique. Mais de quoi un fantôme pouvait-il avoir peur ? d’un exorcisme ? Devait-il s’arrêter en chemin pour acheter un chapelet d’ail, un crucifix, un grimoire ? — Je pars tout de suite. Il enfila son seul costume noir décent, s’écorcha un tibia sur ce lit stupidement trop grand quand il s’évertua à chausser des souliers en cuir noir, envisagea d’emporter le Walther, puis y renonça. Le Duo brinquebala sur l’allée en gravier du lotissement pour rejoindre la route. Il prit la direction de Wilholm Manor à une moyenne de cinquante-cinq kilomètres par heure, pour ne pas être trop secoué. La voiture était équipée de pneus ballons épais faits de caoutchouc très résistant. Ils étaient conçus pour supporter les chaussées défoncées du réseau routier en campagne sans être déchiquetés. Un biais classique des planificateurs du PSP, se dit-il, adapter les véhicules pour qu’ils survivent à leur échec dans le maintien en bon état des routes. Il y avait une colonne blanche de gardien devant l’étrange grille à bétail de Wilholm. Il abaissa la vitre de sa portière et montra sa carte. — Votre visite a été autorisée, monsieur Mandel, dit une voix synthétique. Veuillez ne pas quitter la route. Merci. Les massifs de fleurs étaient en pleine floraison et formaient un patchwork de couleurs primaires spectaculaire. De grands jets d’eau arrosaient les pelouses desséchées. Il vit au loin les deux jardiniers qui travaillaient dans les parterres de roses. Ils prirent appui sur leurs binettes pour le regarder qui gravissait l’escalier menant à la porte principale du manoir. Comment parvenaient-ils à garder ces espaces verts aussi bien entretenus, à eux seuls ? Le majordome lui ouvrit. Les traits tirés, Morgan Walshaw se tenait derrière lui. Un rapide sondage de son esprit démontra à Greg que le chef de la sécurité peinait sous le poids d’une anxiété prodigieuse. — Mandel, fit-il simplement en le saluant d’un hochement de tête. Par ici. Greg le suivit dans l’ascension du grand escalier courbe. Dans leur dos, le majordome referma la porte d’entrée. — Qu’est-ce qui se passe, bordel ? demanda Greg à voix basse. Il a mis en scène sa mort, ou quoi ? Une grimace tordit le visage de Walshaw. — Vous aurez tous les éclaircissements dans un moment. Ne flanchez pas, d’accord ? Ils arrivèrent devant le bureau, dont Morgan ouvrit la porte. Avec une mimique d’excuse, il le précéda à l’intérieur. La pièce était presque identique à celle dans laquelle il était entré lors de sa dernière visite. Même grande table au centre, la cheminée en pierre, les lambris sombres, les rayons dorés du soleil qui filtraient à travers les petits carreaux cerclés de plomb, les poussières qui étincelaient sur les poutres. Au centre de la table se trouvait une colonne noire et circulaire. Totalement lisse, de un mètre de haut et de soixante-quinze centimètres de diamètre. Elle était posée sur un socle étroit duquel partaient en éventail des câbles de fibre optique, dans un ensemble qui évoquait les rayons d’une roue. Ils tombaient du bord de la table et serpentaient en masse à travers le tapis persan jusqu’à une série compacte de consoles installées contre un mur. Julia était assise à la tête de la table, à la place qu’occupait auparavant son grand-père. Sa robe de coton léger était dans les tons orange brun, et un mince bandeau de cuir rouge à son front retenait ses longs cheveux. Un des deux cubes devant elle montrait des versions miniatures de lui et Walshaw en train de gravir ensemble l’escalier, l’autre son Duo qui remontait l’allée vers le manoir. Elle avait l’esprit magnifiquement calme. Greg identifia cet état. La sorte de sérénité qui suit parfois un choc émotionnel sévère. Des frissons parcoururent sa peau quand une méfiance animale s’éveilla en lui. Il y avait quelque chose de profondément troublant au seul fait d’entrer dans ce bureau. Les yeux noisette de Julia ne le quittaient pas. Il contempla la colonne, et des images macabres s’infiltrèrent dans son esprit. Frankenstein, des zombies, des cerveaux conservés dans des containers en verre… — Merci d’être venu, dit la voix de Philip Evans. Elle semblait provenir de partout et de nulle part à la fois. Les yeux de Greg restèrent rivés sur la colonne. — Cessez de me faire perdre mon temps. Où êtes-vous ? — Bonne question. Malheureusement la philosophie n’a jamais été mon point fort. Je me suis débarrassé de mon enveloppe charnelle, c’est une certitude, mais mon esprit a été sauvegardé. Vous êtes en train de me regarder, mon garçon. Ce que vous avez devant vous est un bloc de biostockage contenant un réseau neuronal. Un exemplaire unique, sur mesure, pourrait-on dire. L’équipe du labo a collé mon ARN mis en séquence dans les nodules de ferrédoxine pour créer une réplique de ma structure neuronale. Ensuite, quand j’étais en train de mourir, ils ont utilisé une technique de couplage neuronal afin d’opérer un transfert de mes souvenirs. Ce n’est pas une copie, pas une quelconque machine de Turing pour offrir des réponses personnalisées, mais mon train de pensées présent. Des stimulateurs d’axone m’ont littéralement exprimé de mon crâne pour me transférer dans ce bloc RN. Il n’y a eu aucune rupture de continuité, mes facultés sont intactes, voire accrues. Le système de recherche mémorielle est instantané, il n’y a pas de risque d’oublier le nom d’une personne ou son visage. J’ai également accès à toutes les données d’Event Horizon. La localisation de ce sabotage des cristaux memox m’avait pris dix jours quand j’étais de chair et de sang. Il ne me faudrait pas dix secondes pour arriver au même résultat, maintenant. Et il n’y a pas de douleur. J’en suis libéré. Je ne parle pas de celles qui accompagnent l’agonie, mais toutes ces souffrances qui s’accumulent avec les ans, celles dont on apprend à ne pas tenir compte sans jamais y parvenir totalement. Elles n’existent plus, pour moi. Greg tira une des chaises en bois massif et se laissa choir dessus. — Nom de Dieu… La colonne devait être un vrai concentré de biotechnologie. Il tenta d’évaluer son coût. Quinze, vingt millions ? Ce genre de matériel était horriblement cher. L’immortalité réservée aux milliardaires. Il ne savait pas s’il était fasciné ou complètement écœuré. Le concept était difficile à accepter. — Je peux de nouveau créer une image de moi-même dans un cube holo, si ça vous facilite la discussion avec moi, mon garçon. Mandel frissonna. — Non, merci. Morgan Walshaw s’assit à côté de lui et posa les mains sur la table. Son visage demeurait impassible. — Pourquoi suis-je ici ? demanda Greg. — Parce que nous avons un problème, dit Julia. Quelqu’un tente de détruire l’avenir d’Event Horizon. Il eut l’impression très nette qu’elle savourait sa gêne. — Voyez-vous, poursuivit-elle, le Dr Ranasfari a réussi à développer de façon viable un gigaconducteur à température ambiante. Le regard de Greg la transperça. — Vous plaisantez ! Il se souvenait de ce qu’en avaient dit des officiers du génie militaire avec il avait été stationné pendant un temps. Une panacée, d’après eux. La réponse à la pénurie d’énergie, à la pollution par le gaz carbonique. Avant le krach financier, toutes les universités, tous les kombinate du monde possédaient leur propre équipe de recherche qui travaillait sur la mise au point d’un gigaconducteur. Sans parler des programmes militaires à budget quasi illimité : un mégaconducteur aurait permis de produire une nouvelle génération d’armes. — Je vous ai dit que c’était un génie, mon garçon. Le Thomas Edison de notre temps. Et il se donne à fond. Il lui a fallu plus de dix ans de travail acharné pour décrocher le gros lot. — Du calme, Grand-père. C’est une avancée phénoménale, Greg. Sa densité de stockage d’énergie est incroyable. Il remplacera tous les autres systèmes de stockage que nous connaissons : pour les machines, les voitures, les bateaux, les avions, les dirigeables, les vaisseaux spatiaux. Et c’est peu coûteux, propre et relativement facile à produire. Notre façon de vivre en sera complètement transformée, c’est une révolution comparable à celle qui a accompagné l’apparition de la machine à vapeur. — Et Event Horizon détient le brevet, ricana sauvagement Philip. Nous allons balayer toute opposition, je vais m’en assurer quand j’introduirai ce produit sur le marché. Greg examina la masse de câbles à fibres optiques qui s’échappaient du socle, et il essaya d’estimer la puissance de la colonne. — Vous dirigez toujours Event Horizon, fit-il. Tout ce discours de Philip Evans sur les mesures à prendre pour nommer des administrateurs en qui il aurait confiance, et cette sensation fugitive de ruse qu’il avait eue à l’époque, tout lui revint d’un coup à l’esprit. — Absolument, mon garçon. Il n’y a pas d’administrateurs, il n’y en a jamais eu. Les noms ne sont que des façades à Zurich. Event Horizon est ma vie. Aucun individu au monde ne peut diriger une entreprise aussi bien que moi. Je parle de ce que valent cinquante ans d’expérience accumulée. C’est là l’efficacité de la dictature. Un conseil d’administration serait pire qu’inutile, avec tous ces avocats et ces comptables sans cervelle. Ils ne lanceraient pas le gigaconducteur avec le genre de vigueur nécessaire pour parvenir à la domination totale du marché. Groupes de discussion, rapports, retards pour consultations diverses… Foutaises que tout ça. Event Horizon dirigé par un conseil d’administration se ratatinerait et mourrait d’une mort ignominieuse. La solution présente est idéale. » Avant aujourd’hui, quand une entreprise familiale se développait trop pour qu’un seul individu puisse s’occuper de tous les détails, elle calait. C’était inévitable. On devait déléguer les responsabilités, et l’élan individuel initial s’en trouvait dilué. Mais le bloc RN résout même cet inconvénient. Je peux me consacrer à cent pour cent à chaque problème, quelle que soit sa taille, coordonner les actions, superviser tous les services. Aucun kombinate ne sera en mesure d’égaler une compagnie dirigée de la sorte. — Tu te débrouillais très bien avant, intervint Julia d’un ton acide. Une personne ordinaire, et malade qui plus est. Avec les personnes qu’il faut aux postes clés, Event Horizon prospérera. Tout ce qu’il faut, c’est une direction, une détermination ferme, que les décisions importantes soient prises rapidement et mises en œuvre sans délai. — Et tu peux remplir ce rôle, Juliet, n’est-ce pas ? — Oui. — Foutaises. Tu n’as rien qui ressemble à de l’expérience. Elle était en colère, à présent. Le dos droit et rigide, elle agrippait les accoudoirs de son siège. — Si. — Les bioprocesseurs ne te donnent pas l’expérience, ma fille, seulement la théorie. Tout cet argent que tu as dépensé pour te débarrasser de Kendric, c’était une pure folie. Intrigué, Greg observait Julia à la dérobée. Le rouge qui était subitement monté à ses joues devait plus à son embarras qu’à la colère. Les implants nodaux avaient été interdits par le PSP sous l’habituel prétexte que c’était un crime odieux d’élitisme, et les Nouveaux conservateurs n’avaient pas encore abrogé cette disposition. En tout cas, la révélation expliquait enfin le train de pensées remarquablement ordonné de Julia, et sa merveilleuse aptitude à pêcher des données obscures dans les systèmes mémoriels. — C’est comme les échecs, expliqua Philip Evans. Tu sais comment chaque pièce se déplace, mais tu ne connais pas les règles, la stratégie. Tu apprendras, Juliet, cela ne fait aucun doute. C’est simplement quelque chose qui exige du temps. Et je suis ici pour combler le manque à ta place. — Mais le bloc RN n’a jamais été testé, répondit-elle en s’efforçant de conserver un ton neutre. Comment pouvons-nous avoir la certitude que l’intégralité de ta mémoire a été transférée correctement ? Imagine que tes miraculeux raisonnements soient faussés. Et tu fondes ton jugement sur l’avenir de l’entreprise entièrement sur eux. Greg comprit enfin ce qui la terrorisait : tout perdre. Ce merveilleux édifice qu’était Event Horizon tombant en ruine parce qu’il tenait à une seule hypothèse. Et elle n’avait aucun moyen de vérifier l’intégrité du bloc RN. Aucun contrôle de la situation. — Si je puis me permettre, revenons au problème actuel, fit Morgan Walshaw. À moins que quelque chose soit fait pour le résoudre, nous risquons de perdre le bloc de toute façon. — Vous m’avez dit que quelqu’un avait tenté de vous tuer, dit Greg à Philip. — Et c’est la vérité, mon garçon. Hier soir, les entrées du bloc ont été l’objet d’une attaque éclair. On les a saturées d’un flot de données de priorité absolue. Chaque canal, simultanément, les connexions au sol et les circuits par satellite. C’était malin, l’agresseur essayait de m’expulser du bloc avec la quantité d’entrées. Avec toutes ces données prioritaires en réception, le programme de gestion du bloc aurait dû dégager un espace pour les stocker, et finalement remplacer mes souvenirs. J’aurais été effacé, nom de Dieu ! Pour moi, c’est une tentative de meurtre. — Alors qu’est-ce qui n’a pas marché ? — Je ne suis pas un programme rationnel, purement mathématique. J’ai riposté, je me suis mis à effacer les données à mesure qu’elles arrivaient, j’ai changé les codes de priorité, fermé la base de données d’Event Horizon ; et vous ne me croiriez pas si je vous disais ce que ça va nous coûter. Mais ils ont bien failli réussir. Si j’avais été un programme de Turing, tout aurait été foutu. Greg émergeait rapidement de sa perplexité. Il se remémora son interrogatoire d’un membre des légions du Jihad que sa section avait capturé en Turquie, un fondamentaliste fanatique si dévot qu’il ne reconnaissait même pas le droit d’exister aux infidèles. Le coup de l’association de mots n’avait servi à rien. Cette sensation de déplacement était familière. Il s’efforça de dresser mentalement une liste de priorités. — Vous êtes-vous prémuni de cette méthode d’attaque, si elle venait à se reproduire ? — Oui. Tout est une question de chiffrage des codes. J’ai modifié mes filtres d’acceptabilité de sorte que seule la moitié de mes circuits d’entrée accepteront l’arrivée de données prioritaires. Bien entendu, rien ne peut les empêcher de trouver de nouvelles méthodes. — Donc le problème est maintenant centré sur la recherche de la source de l’attaque, n’est-ce pas ? — Et son élimination, dit Walshaw. Greg se tourna vers lui. — Votre domaine. (Le chef de la sécurité acquiesça.) D’où provenaient les données ? Walshaw passa une main dans ce qui lui restait de cheveux. — Nous n’avons pas de piste, je le crains. Il y avait au moins huit attaquants qui se sont introduits dans le réseau de données d’Event Horizon, probablement plus, mais avec la fermeture nous avons perdu beaucoup de données. L’attaque était bien organisée. Chacun des huit hackers a utilisé de multiples coupe-circuits pour nous empêcher de les tracer. — Je suis surpris qu’ils soient entrés aussi facilement. — L’entrée dans le système ne pose pas de problème, dit Philip Evans. C’est quand vous tentez d’accéder à notre compte principal pour transférer un million d’eurofrancs vers votre banque à Zurich, ou que vous voulez farfouiller dans les dossiers archivés de nos équipes de recherche que vous rencontrez des problèmes. Personne n’avait jamais reçu une demande pour repousser ce type d’infiltration. C’est le caractère rudimentaire de l’attaque qui lui a assuré une telle réussite. — Rudimentaire ? — Relativement, disons. — J’essaie d’éliminer les différentes éventualités, dit Greg. Ce n’était pas une attaque globale, n’est-ce pas ? Ce que je veux dire, c’est qu’elle était intentionnellement dirigée contre vous. Ils savaient donc que vous étiez là ? — Oui. À mon avis, c’est l’œuvre d’un de salopards de kombinate. Ils ont découvert que Ranasfari avait réussi à créer un gigaconducteur, et ils s’inquiètent beaucoup. N’importe qui avec un peu de bon sens peut pressentir le bouleversement que cette invention va entraîner. Le problème, c’est qu’ils ne peuvent pas le détruire, impossible de revenir en arrière. Alors ils se retournent vers une autre solution, votre serviteur. Sans moi, Event Horizon ne réussira pas aussi bien la commercialisation de notre bijou. Ils n’auraient plus qu’à affronter Julia et des administrateurs inexistants. — Ce qui écarte donc les plaisantins, dit Greg. De toute façon, ils n’agissent pas en groupe. Le secret de votre existence est bien gardé ? — Douze personnes seulement sont au courant, répondit Morgan Walshaw. Treize avec vous. C’est-à-dire Julia, Ranasfari, moi et l’équipe qui a développé le bloc RN. — Ils ne sont que neuf ? s’étonna Mandel. — Le procédé n’a rien de compliqué, expliqua Philip. Nous pratiquons le couplage neuronal depuis huit ans maintenant, et le collage de l’ARN en séquence est une procédure standard. C’est seulement le coût de cette biotechnologie qui l’empêche de se répandre. — OK, question suivante : est-ce que l’équipe de hackers qui a lancé l’attaque concertée était informée auparavant que vous êtes désormais dans le système, ou auraient-ils pu le découvrir en analysant le flux des données dans le réseau d’Event Horizon ? — Ils auraient su que le bloc RN était une partie importante du réseau en étudiant ses flux, mais c’est tout. À moins qu’on leur ait expliqué ce qu’est vraiment ce bloc, ils l’auraient prise pour un programme de réponses d’une personnalité Turing, au mieux. — En d’autres termes, ils connaissent votre petit secret. — On dirait bien, mon garçon. — Avec seulement douze personnes au courant, je peux trouver la taupe pour vous, pas de problème, affirma Greg. Alors d’où l’autre fuite peut-elle provenir ? — Du ministère de la Défense, je l’espère, dit Walshaw. — C’est plus que probable, ajouta Evans. Morgan ici présent a établi un cordon de sécurité très serré autour du projet du gigaconducteur, mais nous avons été obligés de coopérer avec la Défense. C’était sur des bases confidentielles, bien sûr, mais les fuites sont inévitables sur un projet aussi important. Il faut simplement équilibrer les risques et les profits. — Deux fuites distinctes, dit Morgan. C’est une faute inexcusable. Je pourrais en accepter une, mais mettre en danger le bloc RN et le gigaconducteur en même temps, ça fait mal. Greg prit le temps de la réflexion. Ce que venait de dire Walshaw le troublait, et son intuition produisait une nouvelle fois ce fourmillement intérieur irritant. Deux fuites à un haut niveau, séparées et simultanées, voilà qui était difficilement explicable par une simple coïncidence. — Avez-vous jamais découvert comment l’équipe de tech-mercs de Kendric s’est procuré les données sur les paramètres du contrôle de sécurité de Zanthus ? Il lui fallait des copies pour mettre en place cette manœuvre. Walshaw fronça les sourcils et glissa un regard en direction de la colonne noire. — Nous les traquons toujours. Ils ont pris beaucoup de peine pour couvrir leurs traces. — Donc aucun des employés retournés que j’ai démasqués n’a transmis ces données ? — Non. — Un hacker ? Julia se racla la gorge et posa sur Walshaw un regard interrogateur. À contrecœur, le chef de la sécurité hocha la tête. — Pour atteindre les programmes du contrôle, il faut soit s’introduire dans le centre de données de la division de sécurité, soit repiquer les programmes en direct sur le matériel présent dans la station. Cette dernière solution serait sans doute la plus facile, mais il faudrait évidemment se trouver là-haut à Zanthus pour l’effectuer. — Seulement si c’était un hacker. — Bon Dieu, mon garçon, vous ne cherchez pas à me dire que nous avons toujours un Judas à l’intérieur de l’entreprise ? fit Evans. — Ce n’est pas une coïncidence, répondit simplement Greg. Deux fuites concernant les deux projets ultrasecrets d’Event Horizon, plus une inconnue sur les programmes de contrôle de la sécurité. À vous de tirer vos conclusions. — J’ai dit que c’était forcément quelqu’un familier de nos procédures de sécurité, intervint Julia. — Tu l’as dit, Juliet, tu l’as dit. Lèvres serrées, désemparé, Walshaw secoua la tête. — En clair, nous allons devoir élargir notre enquête à tous les membres du quartier général de la division de sécurité, soit deux cent quatre-vingts personnes. (Un sourcil levé, il regarda Mandel.) Combien d’entrevues pouvez-vous supporter ? — Pas autant, pas sur la période de temps dont nous disposons pour être réactifs. N’oubliez pas que, si une taupe existe bien, elle saura que nous la recherchons, et elle se tiendra sur ses gardes. Au premier signe qu’une quelconque opération de sécurité risque de la démasquer, elle disparaîtra, si ce n’est déjà fait. À mon avis, mieux vaut prendre le problème par l’autre bout. De cette façon nous pourrons maintenir l’opération à un niveau gérable. Traquons les hackers auteurs de l’attaque et les gens qui les ont payés, et ensuite nous verrons s’il y a une taupe au quartier général de la sécurité. — Mais vous venez de dire qu’il y en avait une ! s’exclama Philip, qui ne cherchait pas à cacher son agacement. — Je ne fais qu’envisager toutes les options. — Bon sang… — S’il s’agit d’une seule personne, alors ce sera quelqu’un de haut placé, dit Walshaw. La sécurité autour du bloc RN était maximale, nom de nom. — Un membre de l’état-major ou un directeur assistant, dit Greg. Quelqu’un qui avait accès aux dossiers financiers et qui a remarqué les sommes d’argent dépensées pour un projet de biotechnologie ultrasecret. Walshaw inspira sèchement. — Possible, lâcha-t-il. L’hypersens de Greg le renseigna sur ce que lui coûtait de seulement admettre cette hypothèse. — Bon, revenons aux hackers. Le ministère de la Défense est-il la seule institution extérieure à laquelle vous avez parlé du gigaconducteur ? — Oui, dit Julia. Ça faisait partie intégrante de la campagne de Grand-père. — La plus vieille des combines, commenta Philip. Offrez aux militaires une nouvelle technologie qui vaut le coup et ils financeront son développement du premier prototype bancal jusqu’au modèle fini. Ensuite vous ajoutez quelques applications civiles pour un coût minimal. La pompe à finances pour l’usine de production a déjà été amorcée avec du bon argent des contribuables. — Ils ont sauté sur la proposition, confirma Julia. Toutes les forces de défense du pays doivent être reconstruites après que le PSP les aura virtuellement démantelées. Et nous pouvons leur fournir une nouvelle génération d’armes à haute énergie et rayon d’action planétaire. Des concepts que les Allemands et les Américains eux-mêmes n’ont pas encore. — Le monde entier viendra frapper à notre porte, s’enthousiasma Philip Evans. Les droits pour l’exploitation du brevet atteindront les deux milliards d’eurofrancs chaque année, au minimum. Et il y aura nos propres bénéfices. Imaginez la croissance d’Event Horizon avec ce genre d’investissement dans son infrastructure. — Le ministère de la Défense conduira sa propre enquête, bien sûr, dit Morgan Walshaw. Pour voir si c’est un des membres de son personnel qui est à l’origine de la fuite. Et si tel est le cas, à qui les données ont été transmises. Nous leur avons raconté que l’attaque éclair avait pour cible les systèmes de traitement à très grande vitesse que nous utilisons dans le projet gigaconducteur. Ils n’ont pas besoin de connaître l’existence du bloc RN. — Bien vu, mon garçon. Si ça s’ébruitait, tous les cinglés sortiraient du bois et voudraient être chargés dans un tel bloc. — Il n’empêche que quelqu’un d’extérieur à Event Horizon est déjà au courant, Grand-père. — Pas la peine de me le rappeler, ma petite. Au moins cette personne n’a pas diffusé la nouvelle, pour quelque raison que ce soit. Probablement parce qu’elle a peur de perdre son avantage sur les autres kombinate. C’est quelque chose qu’il te faudra surveiller, Juliet, s’ils parviennent à m’avoir. Le premier salopard qui te met la pression pour obtenir une licence d’exploitation à bas coût, c’est lui. — Ne parle pas comme ça, dit-elle avec une insistance tranquille. Personne ne parviendra à « t’avoir ». — Vos programmeurs de la sécurité essaient-ils de remonter jusqu’aux hackers qui sont derrière l’attaque éclair ? demanda Greg à Walshaw. — Oui, quoique je n’aie pas grand espoir de réussite. La communauté des hackers est très difficile à infiltrer, et notre meilleure chance est qu’une rumeur s’en échappe. L’un d’entre eux qui se vantera de son exploit quand il est ivre, ou défoncé. — Je vais voir ce que je peux faire, j’ai un contact dans ce milieu. — Qui ? voulut savoir Evans. — Écoutez, vous me payez pour les résultats, et c’est ce que vous aurez. Mais votre argent ne vous autorise pas à connaître mes sources. Sans confidentialité, je n’en aurais plus aucune. — Oh, toutes mes excuses… — On croirait entendre un reporteur, marmonna Julia avec aigreur. — Je réunis les membres de l’équipe qui a travaillé sur le bloc RN pour que vous puissiez les interroger, dit Walshaw à Greg. Nous avons dissous le groupe après que M. Evans a été transféré avec succès. Il ne devrait pas me falloir plus d’un jour ou deux. Ils sont encore tous chez nous. — Très bien, en attendant je vais interroger ceux de l’équipe de Ranasfari, fit Greg d’un ton bref. Oh, à propos, Julia ? Elle le regarda, un demi-sourire aux lèvres, impatiente de la suite. — À qui avez-vous dit que votre grand-père était toujours vivant ? — À personne ! C’était une exclamation indignée. Sous l’outrage, son esprit s’embrasa comme une explosion solaire. Pas de culpabilité, pas de subterfuge. — Comment osez-vous ! — Désolé, je vérifiais simplement que… — C’est mon grand-père ! — Juliet, calme-toi. Greg fait très exactement ce pour quoi je lui ai demandé de venir ici. Elle obéit, mais lança à Mandel un regard venimeux. Il se tourna vers Walshaw. — Je n’ai jamais dit que la mémoire de Philip Evans est intacte à qui que ce soit, pas plus qu’Event Horizon a mis au point un gigaconducteur. Le ton était solennel. Et sincère. — Vous n’allez pas me poser la question, mon garçon ? demanda Philip. Julia devint soudain très attentive, en jetant vers Greg un regard intense, saisie par un mélange de curiosité et d’effroi. Les petits poils sur la nuque de Greg se hérissèrent. Il se concentra. À la limite de sa perception rôdait une lueur nébuleuse. Les détails étaient inexistants. À demi vivant ? à demi mort ? Pas un esprit comme ceux qu’il connaissait. Et pourtant, pourtant… — Non, répondit-il après un moment. — Ah. Bah, je me devais d’essayer. La voix désincarnée était totalement dépourvue d’émotion. La fenêtre du bureau laissait voir la pelouse verte et le ciel bleu. La réalité. Greg se concentra sur elle. Une nuée d’oiseaux noirs passa. Ils étaient infiniment rassurants dans leur normalité. — Nous avons quatre axes d’enquête, résuma-t-il. Le groupe de hackers qui a lancé l’attaque éclair, l’équipe qui a conçu le bloc RN, celle de Ranasfari qui a travaillé sur le gigaconducteur, et une éventuelle taupe qui appartiendrait aux cadres supérieurs de l’entreprise. Tout ça fait beaucoup de terrain à couvrir pour moi. Je vais avoir besoin d’argent, sans parler d’aide. J’ai quelqu’un que j’aimerais mettre sur le coup, pour alléger un peu ma charge. Walshaw sortit de sa poche une carte portant en relief le triangle d’Event Horizon et l’emblème du « V » volant. — Elle vous donnera un accès illimité à tous les secteurs d’Event Horizon, ainsi qu’un crédit direct sur le compte principal de l’entreprise. Veuillez essayer de ne pas dépenser plus d’un demi-million. Le petit rectangle de plastique fut déposé dans la paume de Greg. Un demi-million. En eurofrancs ou en nouvelles livres sterling ? Il ne posa pas la question. Ces gens étaient sérieux. — Qui est votre collègue ? demanda Julia, le visage éclairé par l’intérêt. — Un autre médium. Un vétéran de Mindstar, comme moi. — Et quelle est la spécialité de ce collègue ? — Cette collègue. Elle peut voir dans l’avenir. Elle ne le traita pas de menteur en face, mais son hypersens lui dit qu’elle se retenait tout juste de le faire. CHAPITRE 15 Julia referma la porte du bureau et regarda autour d’elle avec un désespoir soudain. Elle ne pouvait pas laisser partir Greg sans au moins essayer d’expliquer. Elle en voulait à son grand-père d’avoir vendu la mèche de cette façon. Quand il était vivant, en chair et en os, il n’aurait jamais rien dit qui puisse la blesser. Il descendait l’escalier, et sa tête était seule visible au-dessus de la rambarde. — Greg ! Attendez. Il fit halte, se retourna. Elle parcourut le palier au pas de course et sa jupe longue battit autour de ses chevilles. Une fois devant lui, sa détermination fléchit. Que pensait-il réellement d’elle ? Il n’avait jamais envoyé le moindre mot de remerciement pour le camion de matériel qu’elle avait fait livrer à son domicile. Mais quel avis un homme de ce genre pouvait avoir concernant les mots de remerciement ? Maudite soit cette satanée école suisse pour snobs. Elle avait déformé sa vision de la vraie vie. Comme si, à cette époque et dans ces circonstances, quelqu’un se souciait encore d’appliquer l’étiquette en vogue chez les anciens aristocrates britanniques. Il l’observait avec un respect teinté d’ironie. Mais était-ce l’argent qui avait acheté ce respect ? Oh, et puis zut ! Elle scruta son visage à la recherche d’une trace de sympathie, n’importe quel signe de ce moment inoubliable où ils avaient semblé penser comme un seul être. — Ils ne m’ont pas modifiée, vous savez. Voilà, elle l’avait dit. Elle avait trahi son manque d’assurance. Allait-il rire d’elle ? — Qu’est-ce qui ne vous a pas modifiée ? demanda-t-il. Elle resta interdite devant cette réponse qu’elle n’attendait pas. — Les bioprocesseurs qu’on m’a implantés. Les gens croient qu’ils vous transforment en une sorte de monstruosité mentale. Mais c’est juste comme d’avoir une encyclopédie en ligne disponible en permanence, c’est tout. Je suis un as pour répondre aux questions d’ordre général. Elle lui décocha un sourire implorant. — De tous les gens, je suis le moins susceptible d’avoir des idées préconçues sur vous, fit-il. — Euh… oui, bien sûr. Elle sentait une rougeur subite envahir ses joues. Seigneur, quelle idiote. Elle était en train de se ridiculiser. Pourquoi la conversation ne pouvait-elle s’écouler naturellement de ses lèvres ? Kats n’avait jamais aucun problème pour parler aux hommes, et quoi qu’elle puisse dire ils approuvaient toujours en souriant. — C’est comment ? Je voulais un implant glandulaire, mais Grand-père a refusé. — Et c’est heureux pour vous, fit Greg avec douceur. Le prix à payer est bien trop élevé. Prenons mon cas. Je dois me cuirasser contre les gens, construire une haute muraille pour m’isoler d’eux. Chaque esprit est inondé de peurs, d’intolérances et de frayeurs, tous les défauts humains. Nous apprenons à les dissimuler, pour qu’ils ne transparaissent pas dans notre voix et nos expressions, mais pour moi chaque esprit est un livre ouvert. Si je baisse la garde, je suis submergé. Et il y a la douleur, aussi. Une douleur physique réelle, due aux neurohormones, qui peut me paralyser si je ne conserve pas une maîtrise totale sur le niveau de leurs sécrétions. > Sauvegarde Greg n° 3. Personne ne s’était jamais montré aussi franc sur lui-même avec elle. Certainement parce qu’il éprouvait quelque chose, même si ce n’était qu’une variante d’intérêt parental. — Pourquoi ne l’avez-vous pas fait extraire, si c’est aussi douloureux ? — Je suis accro, Julia. Je ne peux pas plus y renoncer que vous à vos yeux. Une fois que c’est en vous, vous êtes piégé. Mais si je pouvais recommencer ma vie, je préférerais courir un million de kilomètres plutôt qu’accepter un implant. Elle acquiesça car elle comprenait très bien ce qu’il voulait dire. — Je ne m’étais pas rendu compte. J’avais pensé qu’un implant pourrait m’aider à diriger Event Horizon, me montrer par exemple qui est déloyal envers l’entreprise. J’ai passé les tests de compatibilité et on m’a déclarée psi-positive. Grand-père était furieux. — Vous vous seriez beaucoup trop dispersée. Dirigez avec vos atouts, Julia. Event Horizon va exiger toute votre attention. Vous pourrez toujours engager des spécialistes comme moi pour combattre certains problèmes spécifiques. — Mais comment saurai-je en qui je peux avoir confiance ? insista-t-elle dans un murmure. Les doigts de Greg trouvèrent le menton de la jeune fille, le relevèrent pour qu’elle le regarde droit dans les yeux. — Tout le monde rencontre ce problème, Julia, pas seulement vous. C’est une question sans fin. Les gens changent, quelqu’un à qui vous confieriez les joyaux de la Couronne un jour vous trahira pour une livre le lendemain. Vous voulez mon conseil ? Faites confiance à Morgan Walshaw. Aussi étrange que cela puisse paraître, les gens comme lui ont besoin d’avoir quelqu’un pour qui se dévouer. Tant que vous ne vous métamorphoserez pas en une sorte de jeune femme irresponsable, il vous sera loyal. Elle fit la grimace. — Morgan ? Seigneur ! — Souvenez-vous d’une chose : la loyauté n’est pas une obéissance servile. S’il a une divergence avec vous sur un sujet, ce ne sera pas pour vous contrarier. Demandez-lui pourquoi il a cette position, et écoutez sa réponse. — Vous êtes pire que Grand-père, gémit-elle. — Chienne de vie, hein, et puis on meurt. C’est comme ça, fit-il avec un petit sourire avant de recommencer à descendre les marches. Elle l’accompagna en silence jusqu’à ce qu’ils atteignent le hall d’entrée. Ici, sous la haute voûte de ce large espace, l’air était plus frais. Le marbre du dallage noir et blanc atténuait la chaleur sèche d’avril. — Greg… il y a autre chose. — Eh, pour qui me prenez-vous ? un confesseur ? — Non, c’est à propos de l’attaque éclair. Elle sentit qu’il avait changé en une fraction de seconde, que d’une certaine façon il s’était durci. Comme si elle venait de prononcer un mot de passe qui avait fait basculer son esprit de la légèreté à une attention totale. Elle lui parla de Kendric Di Girolamo, du rachat de ses parts, de sa menace. Elle le fit rationnellement, sans rancœur, et elle fut d’autant plus mortifiée par son apparente mesquinerie. Comment avait dit Kendric ? Les sautes d’humeur d’une étudiante… — Je ne pouvais pas le laisser s’en sortir impuni, expliqua-t-elle. Il voulait détruire tout ce que Grand-père a mis cinquante ans de sa vie à construire, sans parler de l’avenir. Greg semblait troublé. Il contemplait un paysage de Turner sans le voir. — Vous pensez que j’ai eu raison ? demanda-t-elle nerveusement. — Oui, c’est probable. J’aurais fait la même chose, je crois. — Donc, l’attaque éclair pourrait être la vendetta de Kendric contre Grand-père et moi ? Rien à voir avec le gigaconducteur. — Possible. Mais je pense raisonnable de supposer que Kendric est dans tout ça jusqu’au cou. Il est mon candidat préféré. Cette taupe éventuelle l’implique directement. — Vous n’arrêtez pas de lui apposer le qualificatif « éventuel ». — Oui. Il est presque trop facile de tout mettre sur le dos d’un personnage de cet acabit. Mais les preuves sont très convaincantes. Qui sait ? Et maintenant que j’y pense, toute cette affaire de gigaconducteur donne une nouvelle dimension à l’opération de sabotage du memox. Kendric en avait très certainement après le brevet dès le début, c’était ce qu’il cherchait réellement à vous dérober. — C’est ce que j’ai pensé. Mais je ne pouvais pas vous le dire, à ce moment. Désolée. — Pas de problème. Je n’avais pas besoin de savoir. Dites-moi, à quelle date précise le Dr Ranasfari a-t-il finalisé le gigaconducteur ? — Le 10 novembre. Elle n’avait pas eu à solliciter ses bioprocesseurs tant la date était présente à son esprit. C’était la dernière fois qu’elle avait vu son grand-père réellement heureux. Greg s’assit lentement sur un vieux banc de monastère et se plongea dans ses réflexions. Elle attendit devant lui, avec une fébrilité certaine. Elle voulait savoir sur quoi il se concentrait ainsi, mais elle ne pouvait pas l’interrompre. Elle ne tenait pas en place, et le silence régnant dans le hall amplifiait chaque son qu’elle produisait. — À la moitié de l’opération de sabotage du memox, fit-il d’un air songeur. C’était donc en train depuis plusieurs mois. Et si la taupe, ou quelqu’un d’autre, avait déjà franchi le cordon de sécurité autour de Ranasfari, alors il y a gros à parier que c’était Kendric, ou que Kendric en a eu vent. Le trafic de données piratées est une de ses spécialités, après tout. Dites-moi, aurait-il pu savoir à l’avance que Ranasfari allait réussir la mise au point du gigaconducteur ? Je veux dire, la découverte finale a-t-elle été soudaine ? — Pas vraiment. Ranasfari travaillait depuis dix ans sur le projet, et il était confiant en une issue positive depuis près d’un an. Il a créé un gigaconducteur cryogénique en mai dernier. Après cette étape, une version à température ambiante n’était qu’une question de temps. C’était un calcul de haute vitesse, pour résoudre la constitution chimique, plutôt qu’une révélation de physique fondamentale. — Oui, j’avais imaginé quelque chose d’approchant. Voyez-vous, dix ans, c’est très long quand on veut garder un projet secret. Si la taupe a informé Kendric de la création du prototype cryogénique, il a eu le temps de mettre sur pied le sabotage des cristaux memox. Les dates concordent. — Mais vous ne le pensez pas ? — Je n’en suis pas sûr. — Pourquoi ? — Si Kendric était au courant pour le gigaconducteur, pourquoi a-t-il autorisé votre rachat des parts de la maison Di Girolamo ? — Je vous l’ai dit, j’ai exercé un chantage sur lui. — Les royalties sur le brevet du gigaconducteur devraient rapporter dans les deux milliards d’eurofrancs par an, c’est bien ce que votre grand-père a estimé ? — Oui, mais en fait c’est le bas de la fourchette. — Alors répondez à cette question : avec huit pour cent dans Event Horizon, que légalement vous n’auriez jamais pu l’obliger à céder, pourquoi Kendric se serait-il inquiété que sa famille soit traînée dans la boue ? D’ailleurs vous auriez eu l’air sacrément godiche s’il n’avait pas plié. Vous révéliez qu’un de vos propres financiers est un requin, mais vous deviez quand même continuer à lui verser une part de vos profits tirés du gigaconducteur. Les bioprocesseurs transformèrent le problème en groupes définis d’équations pour elle. Greg et le hall s’éloignèrent quand elle les agença dans une matrice logique. Ils commencèrent à développer une évolution indépendante, les canaux furent incapables de les contenir et ils rompirent l’alignement. L’instabilité se mit à absorber de plus en plus de la puissance de traitement. Elle s’évertua à maintenir la cohérence de l’ensemble, élargit les paramètres, ajouta des canaux. Mais son esprit ne donnait naissance à rien d’assez ingénieux pour empêcher le chaos imminent. Impuissante, elle observa les canaux qui se repliaient sur eux-mêmes, se contractaient en courbes de plus en plus serrées et enfermaient les groupes de données dans des nœuds. L’édifice généré s’écroula totalement. Son imagination investit la scène avec une bande sonore. À une très grande distance, elle perçut le bruit d’une cathédrale de verre qui s’effondrait lentement sur elle-même. — Kendric ne pouvait pas savoir, pour le gigaconducteur, dit-elle après un temps. — Vous le pensez ? — Oui. Non. Pas vraiment. C’est un paradoxe, vous voyez, il doit avoir su, et pourtant il ne pouvait pas savoir. — C’est précisément ma vision des choses, fit-il d’un ton qui parut ridiculement joyeux à la jeune fille. Vous savez ce que nous allons faire, Julia ? — Quoi ? — Placer Kendric en tête de liste des suspects, et puis l’oublier. Nous concentrer sur la source des fuites. Quand je l’aurai trouvée, je verrai où ça nous mène. Ensuite seulement nous serons peut-être en mesure de commencer à comprendre quel jeu il joue. Elle n’avait plus aucune certitude. Les problèmes devraient toujours être logiques, leurs solutions facilement disponibles. La fierté qu’elle tirait de ses propres aptitudes s’en trouvait sérieusement entamée. Les bioprocesseurs avaient toujours constitué une sorte de rempart qui la préservait des autres et exaltait son esprit. Quelles que soient les apparences et son embarras en société, elle s’était toujours sue supérieure. Et maintenant… pour la première fois, ils étaient incapables de lui fournir une réponse. Une réponse qui revêtait une importance cruciale. Mais Greg ne semblait pas trop ennuyé, ce qui lui redonna un peu confiance. L’idée culpabilisante que tout ça était peut-être sa faute se dissipa. Qu’avait-elle attendu de plus de lui ? Il se leva du banc. — D’ici deux ou trois jours, une semaine au plus, tout sera fini, c’est sûr. Alors vous pourrez repenser à tout ça et en rire. — Merci, Greg. — Vous n’avez pas encore vu la facture. Vous m’accompagnez jusqu’à ma voiture ? Si vous n’acceptez pas, je risque de me perdre. En général, quand je suis dans des endroits comme celui-ci, il y a des hordes de gens qui font la queue pour prendre leur train. Elle rit. Une plaisanterie. Il plaisantait avec elle. Puis son père apparut dans le hall, et ce bourgeon de joie fut anéanti comme s’il n’avait jamais existé. Dillan Evans portait un jean fatigué et un pull marron informe élimé aux manches. Il marchait d’un pas hésitant d’ivrogne, et s’ingéniait à ne poser les pieds que sur les dalles noires. — Bonjour, Papa, dit Julia. Il la salua d’un hochement de tête mécanique, et d’un regard voilé détailla Greg de la tête aux pieds. Julia avait envie de pleurer. Il lui était déjà assez douloureux de voir l’état de son père en privé, mais le spectacle présent ne faisait que redoubler son chagrin. Désemparée, elle le vit se redresser de toute sa taille, avec effort. — Un peu âgé pour elle, non ? dit-il à Greg. — Papa, non, je t’en prie… Sa voix était soudain beaucoup trop aiguë, et tendue. Elle accrocha le regard de Mandel et d’un petit mouvement de tête l’implora de ne rien dire. Il répondit tout aussi discrètement, grâce au ciel. — « Reste à l’écart, grommela Dillan, ne nous gêne pas, ne parle pas, on ne sait jamais ce qui pourrait sortir de ta bouche. » Tu veux que je la ferme, c’est ça, Julie ? Tu veux que ton père la boucle. Tu as donc si peur de ce que ce vieux fou pourrait dire ? Mais je ne me soucie que de ton bien-être, moi. Et j’ai le droit de faire la connaissance des petits amis de ma fille adorée. — Greg n’est pas un petit ami, Papa. Il travaille pour nous. Une expression de roublardise passa sur ses traits amollis. — Il travaille, hein ? Tu es allé voir le vieux salopard là-haut, pas vrai ? — Quoi ? lâcha Julia, subitement inquiète. — Le vieux salopard. Là-haut, dans le bureau. — Grand-père est mort, Papa. Tu as vu les funérailles à la télé. Elle avait parlé avec lenteur, comme si elle tentait d’expliquer un fait particulièrement difficile à un enfant. — Oh, Julie, Julie… Tu me détestes tellement, comme père je suis une honte, un échec. Même pas digne de mépris. Considéré comme perdu. Mais je suis un Evans, moi aussi, ne l’oublie pas. Un foutu Evans. Et je vois des choses, j’écoute ce qui se passe autour de moi. Je sais. Il se tourna vers l’escalier tout proche et d’une main agrippa la rambarde. Son pied glissa et il faillit tomber. Il regarda en arrière et ses yeux se posèrent sur le visage muet de Julia, qui l’observait. — J’aurais pu le faire. S’il m’avait donné ma chance, j’aurais pu diriger l’entreprise. Mais ce salopard ne m’a jamais donné ma chance. Il m’a fait ça, à moi, son propre fils ! Pas à toi, pourtant, Julie. Toi, tout le monde t’aime. Il t’aime, je t’aime. Tout le monde t’aime. Les mots s’entrechoquaient au seuil de l’incohérence. Il lança un regard nerveux alentour, soudain dérouté par l’endroit où il se trouvait, ce qu’il venait de dire. S’aidant de sa main crispée sur la rampe, il se hissa dans l’escalier. Il se mit à marmonner des bouts de phrases sans suite tout en gravissant les marches. Julia enfouit son visage dans ses mains. Après un moment, elle sentit le bras de Greg autour de ses épaules. Sa tristesse redoubla quand elle se rendit compte qu’elle tremblait de tout son corps. — Désolée, murmura-t-elle. Elle abaissa les mains. Elle se refusait absolument à pleurer. C’est seulement alors que le sens des paroles de son père lui apparut. — Oh, mon Dieu, vous pensez que c’est lui ? — Pas délibérément, si c’est ce que vous voulez dire, fit Greg. Peut-être qu’il a laissé échapper quelque chose. Mais ça ne servirait à rien de le lui demander. Je doute qu’il s’en souvienne. Et je ne saurais pas s’il dit ou non la vérité. S’il ne pouvait comprendre ce qui se passait dans la tête de son père, en dépit de son implant… — Il a perdu l’esprit, c’est ça ? Je veux dire, son cerveau est détruit ? Il la prit fermement par les épaules. — Julia, vous ne pensez pas qu’il est temps de le placer dans une clinique spécialisée ? — C’est mon père, plaida-t-elle d’un ton plaintif. Il a besoin de moi. — Il vous fait du mal, Julia. Beaucoup trop. Vous ne pouvez pas me cacher ce genre de choses, vous vous souvenez ? Une clinique prendra soin de lui comme il le faut. Vous pourrez lui rendre visite. Bon sang, vous pouvez même vous permettre de faire construire une clinique rien que pour lui. À l’intérieur d’une maison comme celle-ci, il ne fera même pas la différence. Elle regarda par-dessus son épaule, et après un moment elle déglutit avec difficulté. — Peut-être, murmura-t-elle. Il élargit le sujet d’un ton enjoué, pour casser l’ambiance sombre qui s’installait : — Vous devriez sortir davantage. Une fille comme vous devrait repousser les garçons à coups de cravache, et rester debout jusqu’au petit matin dans des soirées peu recommandables. Ce genre de choses. Ça vous ferait le plus grand bien. Wilholm est un endroit très impressionnant à regarder, mais ce n’est pas vraiment très animé, ni très amusant, vous ne trouvez pas ? Elle réussit à ébaucher un sourire. — Non, c’est vrai. Je pars le week-end prochain, en fait. Le lancement d’un livre. — Le quoi ? — Le lancement d’un livre. C’est une grosse opération de relations publiques, étalée sur deux jours. Naturellement, ils ont invité l’héritière Evans. — Bien. C’est un début. Et pour le chevalier servant ? — Euh… je connais quelqu’un. Et cette simple pensée ralluma en elle une délicieuse chaleur. Ils sortirent dans la fournaise d’un jour sans nuages. L’éclat du soleil jaunissait la moitié du ciel. — Au revoir, Greg, et merci encore. Elle se tenait très près de lui quand il déverrouilla le Duo avec son bip. Allait-il l’embrasser ? Il ouvrit la portière et lui sourit affectueusement, comme un oncle compréhensif. — À votre service. Ah, d’accord… Elle agita la main jusqu’à ce que la courbe de l’allée lui cache la voiture. > Fermeture Greg n° 3. Il faudrait qu’elle pense à supprimer la partie de l’enregistrement avec son père. CHAPITRE 16 Le soleil brûlant d’avril avait métamorphosé l’A1 en un ruban d’asphalte cloqué, repoussant pour une fois l’envahissement de la végétation. Aspirées sous la surface par des tourbillons mous, orties et herbes folles s’étaient fossilisées dans la chaussée. Le Duo roulait en direction du nord, et Greg conduisait par automatisme tout en essayant de débrouiller l’affaire. Il n’avait pas voulu l’avouer devant Julia, mais Kendric Di Girolamo l’inquiétait sérieusement. « Un paradoxe », avait-elle dit. Et elle avait raison. Son intuition lui affirmait que Kendric était partie prenante dans l’attaque éclair, à un moment ou un autre, et ce n’était pas un picotement vague, cette fois. Mais pourquoi cet homme avait-il accepté qu’elle rachète ses parts ? Gabrielle aurait peut-être la réponse. Il traversa Edith Weston, alla jusqu’à Manton et bifurqua sur la droite pour descendre en roue libre la colline en direction d’Oakham, afin d’économiser la batterie. Une rangée dense de buissons de rhododendrons plantés le long de la voie ferrée parallèle à la route était en pleine floraison et, dans l’éclat du soleil, l’écarlate de leurs fleurs projetait une brume rosée. Greg y prêta à peine attention. Il était accaparé par l’idée qu’une taupe se cachait parmi les hauts dirigeants d’Event Horizon. La dernière chose dont il avait besoin était un adversaire qui profitait de ses propres rapports. Peut-être vaudrait-il mieux ne pas tenir Walshaw à cent pour cent au courant des progrès de son enquête. Un subterfuge de plus, un peu plus de complexité. Dillan Evans le troublait également. Pas tant pour son état que par le fait qu’il avait déduit le pari sur l’immortalité de son père à partir de lambeaux de conversations saisis dans le manoir. Si Dillan Evans était capable d’en arriver à cette conclusion, n’importe qui le pouvait. Il faudrait donc qu’il interroge tout le personnel de Wilholm. Une autre migraine due aux neurohormones en perspective. À moins que Dillan Evans ait tout compris parce qu’il savait très précisément à quel point son père était cupide et égotiste. Et qu’avec les avancées de la biotechnologie il était presque inévitable que Philip dépense une fortune à créer un bloc RN. Dans un cas comme dans l’autre, cela faisait de Dillan une inconnue de taille. Il avait été surpris de la façon courageuse dont Julia s’était comportée face à son père. L’étincelle dynamique de son esprit avait sévèrement faibli en sa présence, mais elle avait su garder son calme de façade. Il admirait ce genre de dignité. Il éprouvait même de la pitié pour Dillan, à un certain degré. Il aurait été si facile de le condamner, mais Greg n’en avait pas envie. Plus que tout, l’homme méritait de la compassion. Ce n’était plus qu’une ruine humaine qui se cachait dans l’ombre de son père et de sa fille. Cet état dramatique rendait Julia d’autant plus remarquable, ou peut-être pas. On dit que les plus belles roses s’épanouissent sur les tas de fumier. Et bien qu’elle soit la dernière d’une lignée très perturbée, elle rayonnait comme le soleil. De façon gênante quand il était là, d’ailleurs. Avec un soupir résigné à ce souvenir, il entra dans Oakham et réduisit sa vitesse car la circulation des vélos s’intensifiait autour de sa voiture. Quand il n’était encore qu’un gamin, cet endroit n’était qu’un bourg assoupi de neuf mille âmes. Puis le réchauffement avait fait fondre la calotte glaciaire, et Oakham avait accueilli une avalanche de réfugiés chassés des Fens inondés. Sa population avait atteint le cap des quinze mille, et sans que le comité local du PSP autorise la construction d’une seule nouvelle habitation. La ville était devenue un microcosme de la vie anglaise, confinée, concentrée, qui cherchait frénétiquement à s’adapter aux révolutions sociale et environnementale du nouveau siècle. Greg roula au pas devant la bibliothèque située au bout de High Street. Les gens descendaient de leur bicyclette et les poussaient dans la foule dense au-delà de ce point. High Street était encombrée d’étals de marché, et il restait juste assez d’espace au Duo pour passer entre les piles de cartons qui avaient envahi la chaussée. Greg progressait à grands coups de klaxon derrière un berger menant ses bêtes obèses, d’animaux génétiquement modifiés pour donner le plus de viande possible. Les roues de la voiture clapotaient en sourdine sur le tapis de bouses gris-brun qu’elles laissaient sur le goudron défoncé. De ce côté de la rue, les bâtiments appartenaient pour la plupart à des sociétés et des agents immobiliers. Ils avaient tous fermé durant le krach financier, et le PSP avait réquisitionné les locaux vides en application de la loi sur le foyer unique pour tout convertir en unités de logement. Aujourd’hui encore, il y avait peu d’amélioration dans la crise du logement. La municipalité et le gouvernement étaient au point mort à cause d’une querelle sur des fonds pour créer un nouveau lotissement à la limite sud de la ville. Des familles entières s’entassaient dans des installations de fortune derrière les grandes vitrines des commerces, et les plus âgés y restaient assis tels des bouddhas observant le monde extérieur. Tout l’ancien secteur de la vente au détail n’avait pas périclité. Il subsistait encore un hôtel, deux boucheries, une banque récemment dénationalisée et un commerce familial vieux de cent ans qui s’était spécialisé dans la vente d’outils. Mais la grande majorité du commerce local avait été usurpée par le marché de High Street, qui se portait fort bien. Les éventaires bricolés avec quatre bouts de bois et des tréteaux étaient surmontés d’auvents en toile épaisse bariolée, pour les préserver du soleil. Les animaux bêlaient lugubrement dans leur enclos, les oiseaux piaillaient dans des cages en osier surpeuplées. Des pyramides de fruits s’élevaient haut, de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Des rangées de lapins écorchés pendaient à des cordes tendues entre deux perches, et de temps à autre les propriétaires des étals feignaient de les gifler pour chasser les mouches. Il y avait là des stands de vêtements, des cordonniers, des rétameurs, des réparateurs de matériel, des distillateurs proposant une gamme étonnamment étendue d’alcools et de liqueurs, des menuisiers, des potiers, tout le répertoire de l’artisanat qui cherchait à attirer l’attention du chaland. Trois cents mètres plus loin et dix minutes plus tard, Greg sortit du marché et tourna à droite dans Church Street, pour se garer bientôt devant une petite boulangerie. De l’autre côté de la rue, un mur de la hauteur d’un homme disparaissait presque entièrement sous une avalanche de lierre luisant. Au-delà se trouvait un jardin surélevé entouré de bâtisses sur deux côtés et d’une chapelle sur le troisième. Il franchit la porte en bois ouverte et gravit les marches deux par deux. L’ensemble avait jadis fait partie du campus de l’Oakham School, mais les établissements d’éducation privée n’avaient pas tenu six mois après l’arrivée du PSP au pouvoir. La croisade pour l’égalité menée par les membres du Parti les avait balayés. Et ensuite les réfugiés avaient déferlé sur la ville en exigeant un toit. Le campus avait été réquisitionné aussi vite que les commerces, et les terrains de sport s’étaient transformés en jardins ouvriers. La Rotonde de l’école était un bâtiment de trois étages parfaitement circulaire posé dans le coin sud d’un jardin surélevé et construit en briques pâles de Stamford. Sa porte était fermée et verrouillée. Greg fit halte devant elle et attendit, immobile. C’était un jeu auquel Gabrielle et lui s’étaient souvent adonnés. Après trente secondes, il dut admettre sa défaite une fois de plus et se tourna vers le petit clavier encastré dans la brique. Il composa le code à six chiffres pour appeler la chambre 17. — Monte, fit la voix de Gabrielle dans l’interphone avant même qu’il ait terminé. La serrure électrique bourdonna comme un frelon enragé. Gabrielle Thompson avait été major dans la brigade Mindstar, avec pour atout personnel la faculté de précognition la plus sûre jamais enregistrée. Elle avait trente-neuf ans, soit deux ans seulement de plus que Mandel, mais on lui en aurait donné vingt de plus. Ses cheveux blonds s’étaient décolorés pour prendre une teinte blanc perle de jeune vierge, et la graisse s’accumulait sur tout son corps. Elle portait un cardigan ocre en laine et une jupe en tweed qui masquaient ses formes. Il fut peiné de la voir dans cet état, vieille fille prématurée. D’autant que son esprit insistait pour garder d’elle le souvenir du jeune officier efficace qu’il avait connu en Turquie. Une jeune femme séduisante à l’époque, que tous idolâtraient comme une sœur aînée. Il fut gratifié d’un regard maussade à son entrée dans la pièce du deuxième niveau. Une des trente chambres de la Rotonde, conçue à l’origine pour accueillir deux internes. Comme résidence permanente, c’était terriblement exigu. — Classique, commenta-t-elle. Tu ne me rends visite que lorsque tu as besoin de quelque chose. Son fond de teint mal appliqué faisait luire sa peau dans le soleil de l’après-midi qui filtrait par la fenêtre. — Ce n’est pas vrai. Oh, Eleanor t’envoie le bonjour. — J’en doute fort. Gabrielle entreprit de verser du thé dans deux tasses en porcelaine. La boisson était déjà chaude et le service prêt. Le rythme de la musique rock venue d’une des chambres voisines battait sourdement et éveillait des échos feutrés dans la cage d’escalier. — Bon, qu’est-ce que tu veux, cette fois ? demanda-t-elle. — Philip Evans. — Il est mort. Elle se figea un instant, et la surprise agrandit ses yeux. — Bon Dieu ! Elle n’avait besoin que d’un mot, d’une phrase, pour extrapoler l’avenir. Les événements les plus proches d’elle lui parvenaient plus distinctement. Il aurait été vain de l’interroger sur ce qui allait arriver à quelqu’un passé de l’autre côté, elle n’aurait rien vu. Un jour, alors qu’ils combattaient les légions du Jihad, elle lui avait décrit les probabilités et expliqué ses limitations, après qu’il lui eut demandé un renseignement impossible. « Je me tiens à l’embouchure d’un fleuve très large, avait-elle dit, au moment où l’avenir devient le présent. Et je regarde à travers les terres le lieu d’où l’eau a jailli, je vois la première fourche, et au-delà les affluents qui se scindent encore, puis les affluents de ces affluents qui se multiplient à l’infini. Au loin, l’horizon donne naissance à des milliards de ruisselets qui tous convergent vers l’embouchure, et chacun est la source d’une destinée possible. Ils forment l’histoire future. Tandis qu’ils coulent vers moi, ils se heurtent et se mêlent, gagnant en puissance, en probabilité, éradiquant les franges les plus folles de la faisabilité à mesure qu’ils approchent de la confluence, jusqu’à ce qu’ils atteignent l’embouchure : le point de certitude irrévocable. » Elle pouvait envoyer son esprit remonter ces ruisseaux, pour sonder ce qui se produirait. Cette perspective la terrorisait, il le savait. Elle l’avait caché à l’armée, mais il l’avait vu dès le premier instant, bien sûr. Ce secret partagé lui coûtait. Étant la seule personne qui par son don d’empathie voyait l’ampleur réelle de cette terreur, il avait envie de la protéger. Il était son confesseur involontaire et obligé. Loin devant elle, à l’extrémité ultime de chacun de ces ruisseaux, là où ils n’étaient que des ruissellements dans la poussière, sa mort attendait Gabrielle. Elle se refusait à laisser son esprit vagabonder aussi loin dans un de ces futurs possibles. Mais même avec cette proscription qu’elle s’imposait, elle vivait dans la peur que les ruisseaux s’assèchent, un à un, et que cette sécheresse s’oriente vers elle. C’était une réalité tellement flagrante qu’elle n’avait jamais été capable d’en protéger son don. Greg se vit assis dans un avion qui entamait sa très longue chute du haut du ciel, ou paralysé par la peur au milieu d’une route avec un énorme camion qui fonçait sur lui, ses freins hurlant mais incapable de s’arrêter à temps. Elle devait vivre avec l’éventualité de voir cette horreur dresser sa tête à n’importe quel instant de chaque jour. En sachant qu’inévitablement cet instant arriverait. C’est pourquoi il lui pardonnait volontiers de se laisser aller. Son propre hypersens était une croix très lourde. Jamais il n’aurait eu la force de porter celle de Gabrielle. — C’est exactement ça, dit-il. Philip Evans est revenu d’entre les morts. Peux-tu voir qui est derrière l’attaque éclair qui visait son bloc RN ? — Hmm… (Greg lut dans l’esprit de la jeune femme l’intensité de sa curiosité.) Je vais voir. Elle se coupa une tranche de cake aux amandes, en mordit un coin et se mit à mastiquer en fixant le plafond d’un regard vague. Il but une gorgée de thé et tenta d’identifier le parfum. Du romarin, peut-être. Les commerçants du marché n’étaient pas particulièrement pointilleux sur ce qu’ils faisaient pousser et sous quel nom ils le revendaient. — Rien du tout, dit enfin Gabrielle. Il ne montra aucune déception. Y avait-il un univers alternatif où Greg Mandel s’emportait en ce moment même de cet échec ? La réponse existait bel et bien. Le long d’un de ces ruisselets courait un futur dans lequel Gabrielle et lui faisaient équipe et traquaient avec succès la personne qui avait attaqué Philip Evans. Mais pour le moment la distance était trop grande. Elle ne voulait pas aller aussi loin, pas même par amitié. — Tu m’aideras ? Elle avait l’air affreusement malheureuse. — Pas de grosses visions, précisa-t-il pour la rassurer. Seulement croiser les probabilités pour moi, éliminer des suspects et des culs-de-sac. Ce genre de choses. Demain, je dois interroger toute l’équipe d’Event Horizon qui a travaillé sur la conception du gigaconducteur, ce qui fait deux cents personnes. Ensuite il faudra probablement que je fasse de même avec le personnel du quartier général de la sécurité, pour démasquer la taupe. Mon hypersens ne peut tenir aussi longtemps. Vingt personnes, c’est ma limite. Et c’est déjà assez douloureux. — D’accord, fit-elle dans un murmure. Il lui tendit la carte que Morgan Walshaw lui avait donnée. Comme hypnotisée, Gabrielle la regarda fixement pendant un long moment. Il sentait l’agitation qui croissait dans son esprit. Elle avait envie de s’élancer dans le futur et de découvrir ce que cela signifiait. Mais la menace omniprésente la retint. — Ensuite, dit-il, succès ou échec, je vais te payer ton opération. C’est ton salaire, Gabrielle, l’ablation de cet implant glandulaire. Elle le dévisagea avec incrédulité, et son esprit s’emplit d’espoir. Ses yeux larmoyèrent. — Je ne peux pas, gémit-elle. — Connerie, fit-il doucement. C’est moi celui qui ne peut pas, mais je peux combattre mes démons. Pas toi. Tu crois que je suis aveugle à ce que l’implant t’a fait ? Tu vas t’en sortir, Gabrielle, plus question que tu vives sous le pendule. Les larmes roulèrent sur ses joues et parachevèrent la destruction de son maquillage. Elle détourna la tête et regarda par la fenêtre. Il posa les mains sur la base de sa nuque, sentit les faisceaux tétanisés des muscles, les massa. — Je déteste te voir dans cet état. Tu ne vis pas, tu te traînes d’un jour à l’autre. C’est une existence misérable. Tu es trop timide pour marcher sous le ciel, au cas où un éclair te frapperait. Il faut que ça cesse, Gabrielle. Je ne plaisante pas. — Mandel, espèce de salopard. Je ne serai rien sans l’implant. Rien. Au dehors, de l’autre côté du jardin, le soleil illuminait la vieille chapelle de l’école, et sa pierre pâle luisait telle de la topaze jaune polie. — Tu serais humaine. — Tu n’es qu’un salopard. Un parfait salopard. — Un salopard qui dit la vérité. Il la fit pivoter vers lui. Soudain elle s’affairait avec un mouchoir en dentelle et essuyait ses larmes. Son maquillage ne ressemblait plus à rien. — Demain, dit-il. Nous commencerons par l’Institut aéronautique d’Event Horizon, d’accord ? Elle parut déconcertée un instant, puis rassembla ses esprits et retomba dans cette transe familière pendant quelques secondes. — Oui, c’est un bon début. — Très bien. Je passerai te prendre à 9 heures. — Entendu. Elle renifla bruyamment avant de se moucher. Greg se pencha en avant et déposa un baiser sur son front. CHAPITRE 17 Deux dauphins décrivaient des cercles autour d’Eleanor, et les grappes de bulles argentées suivant leur aileron arrière l’entouraient comme si elle se trouvait au centre d’une hélice d’ADN éphémère. Durant les dernières semaines, elle avait appris à aimer le sentiment de liberté qu’offre l’eau. Ici, dans cette lumière pastel, la tranquillité régnait. Les soucis ordinaires de la vie n’existaient tout bonnement plus. Parfois elle passait des heures à nager au fond de Rutland Water. Une partie de son esprit vérifiait les longs alignements de fruits d’eau enracinés dans la vase, tandis que sa mémoire et son imagination vagabondaient. Elle rêvassait, en réalité, mais cet univers de douceur comprenait et pardonnait. Les mariners l’avaient mise en garde contre cet état particulier, « l’égarement bleu », ainsi qu’ils l’appelaient. Mais elle ne pouvait croire qu’il y avait là un danger. Par ailleurs, le réservoir n’était pas infini comme les océans dont ils parlaient et d’où certains d’entre eux n’étaient jamais revenus. Ils avaient nagé jusqu’aux limites du monde. Trois ou quatre jours par semaine, elle les aidait à entretenir leurs cultures. Avec l’inflation actuelle, l’argent que rapportaient les fruits d’eau constituait un apport bienvenu. Et elle pouvait consacrer ce temps à penser à l’existence, au monde, à Greg, tout en tressant les brins en figures fantaisistes. Quand elle ressortait du réservoir, son esprit était revigoré et de nouveau impatient de retrouver le spectacle, les sons et les sensations de la terre. Ses batteries mentales s’étaient rechargées. Le monde extérieur à ce maudit kibboutz était trop énorme pour qu’elle le supporte en continu. Elle sentit un dauphin lui donner un petit coup dans les jambes avec son nez. C’était Rusty, le vieux mâle. Elle le connaissait bien, maintenant, à la différence d’autres de ses congénères qu’elle avait du mal à identifier. Rusty avait une petite crête de tissus cicatriciels qui courait de sa tête, juste derrière les yeux, jusqu’à sa nageoire dorsale. Les mariners n’en parlaient jamais, et elle ne leur avait pas posé la question. Mais quelque chose avait été greffé sur lui à une certaine époque. Elle préférait ne pas penser à ce que cela pouvait être. Ils avaient amené huit dauphins avec eux dans le réservoir, afin d’aider à la récolte des fruits d’eau. Le museau long et puissant du cétacé pouvait couper la racine visqueuse d’un fruit. Tous ces animaux avaient autrefois été utilisés par la Marine, leur biochimie subtilement modifiée pour leur permettre de vivre aussi bien dans l’eau douce que dans l’eau salée. D’après Greg, cette adaptation était nécessaire quand ils devaient remonter le cours d’un fleuve ou d’une rivière lors d’une mission. Mais quoi que Rusty ait été capable de faire alors, cela n’avait pas affecté sa personnalité. Quand il en avait envie, il pouvait se montrer très taquin. Comme en ce moment. Elle se retrouva renversée et les tourbillons que créait la queue du dauphin la culbutèrent un peu plus. Les restes de Middle Hambleton basculèrent devant ses yeux. Les silhouettes sombres et géométriques des bâtiments rasés jaillissaient de la boue alluviale gris vert. Un jour, s’était-elle promis, elle explorerait ces ruines. Elle étendit les bras sur les côtés, pour ralentir le mouvement, puis replia les jambes afin de modifier son centre de gravité et se redresser. Une ombre passa au-dessus d’elle. Rusty filait à toute allure, hors de portée de sa vengeance. Elle se laissa flotter jusqu’à la surface. Sans vraiment s’en rendre compte, elle s’émerveillait du plaisir qu’elle prenait aujourd’hui. Six semaines plus tôt, elle ne savait pas nager, alors que le kibboutz d’Égletons se trouvait juste à côté du réservoir. Les mariners avaient jugé la chose hilarante. Après son emménagement dans le chalet de Greg, pendant les premières semaines, elle avait eu l’impression d’avoir divorcé de certaines parties bien définies de sa vie passée. À l’exception des habitants d’Edith Weston, il ne connaissait que d’anciens militaires : les mariners, Gabrielle, ce groupe mystérieux de gens à Peterborough auquel il avait fait allusion de manière indirecte deux ou trois fois, et même les dauphins. Ils formaient une coterie pure et dure, aux membres soudés par des expériences similaires au combat. Jamais elle ne pourrait y être admise. Et les mariners faisaient preuve d’une réticence naturelle envers les gens autres qu’eux. Ce n’était pas tout à fait racial, mais ils offraient une apparence singulière, jusqu’à ce que vous vous soyez habitué à eux. Ils ne quittaient le réservoir que pour une chose : transporter par la route leur récolte de fruits d’eau à Oakham. Il lui avait fallu du temps pour vaincre leur méfiance. Le moment décisif s’était présenté quand Nicole avait fini par assurer ses leçons de natation, plus par exaspération que par gentillesse, avait-elle pensé sur le moment. Mais un lien s’était formé lorsque la mariner avait constaté combien Eleanor était passionnée, et le reste des résidents du village flottant l’avait peu à peu acceptée. Un triomphe qu’elle considérait égal à sa sortie volontaire du kibboutz. Elle ne pouvait espérer rivaliser un jour avec les mariners dans l’eau. Ils possédaient des pieds palmés qui leur permettaient de se mouvoir dans l’élément liquide avec la grâce des dauphins et, grâce à leur taux d’hémoglobine accru, ils pouvaient rester en immersion jusqu’à un quart d’heure. Mais avec des palmes et un poumon biotechnique qui recyclait son souffle, elle était très capable de les aider dans les tâches laborieuses de l’entretien des fruits d’eau. Elle plantait profondément les amandes dans la vase, recherchait les traces de pourriture par parasites sur les jeunes pousses, arrachait les vrilles des plantes omniprésentes pour éviter qu’elles étouffent les globes mous semblables à des citrouilles. Les mariners avaient délimité huit parcelles distinctes dans le réservoir, et celles-ci leur rapportaient de quoi vivre correctement. Son seul échec réel parmi les amis de Greg avait été avec Gabrielle Thompson. Cette femme lui paraissait tellement hautaine et irascible qu’Eleanor avait décidé de simplement ne pas lui prêter attention. Elle soupçonnait Gabrielle d’avoir un problème de jalousie. Et de toujours materner Greg, d’une certaine façon. Elle émergea à cinq cents mètres du rivage et à un kilomètre du lotissement de Berrybut. Le soleil était bas dans le ciel, et elle apercevait les flammes qui montaient du bûcher. Le caquètement de Rusty déchira l’air à dix mètres derrière elle. Il frappa l’eau trois fois de sa queue et disparut de nouveau. Sur certains dauphins de la Marine, on avait été greffé un bioprocesseur nodulaire afin qu’ils obéissent totalement aux ordres des humains. Mais Nicole affirmait que la Marine n’avait pas touché au cerveau de Rusty. Les mariners recouraient à un langage des signes pour communiquer avec les cétacés du réservoir. Eleanor le pratiquait maintenant avec une certaine aisance, et Rusty faisait presque toujours ce qu’elle lui demandait. Mais la petite incertitude qui demeurait toujours quant à ses réactions le rendait d’autant plus amusant à côtoyer. Elle sentit un changement dans la pression de l’eau environnante quand il remonta sous elle et, l’instant suivant, elle le chevauchait et s’accrochait désespérément à sa nageoire dorsale. Ils refirent surface et il fonça. Dans leurs bateaux de location de couleur blanche, les pêcheurs sur le chemin du retour la regardèrent avec stupéfaction fendre les eaux, laissant derrière elle un arc d’écume crémeuse. Rusty la laissa à quinze mètres du bord, là où le fond commençait à remonter. Un groupe de flamants roses paniqués prit son envol dans une débauche de battements d’ailes qui fit bruisser l’air au-dessus d’elle. Elle donna une petite tape affectueuse à sa monture et regagna la terre ferme. Ses bras étaient douloureux d’avoir tant résisté à l’eau. Des impressions familières l’assaillirent tandis qu’elle gravissait la pente en direction du chalet numéro 6. De la viande qui rôtissait sur le bûcher, du porc d’après l’odeur. Les tourbillons de poussière soulevés par le vent sur le terrain de football, qui allaient se déchaîner le long du petit bois. L’échange de saluts amicaux avec les quelques adultes qu’elle croisa. Des chiens qui se mettaient joyeusement en travers de son chemin, des labradors, les meilleurs chasseurs de lapins. Deux ou trois sifflets admiratifs après son passage, ce qui la fit sourire. Auparavant, elle l’aurait très mal pris. Désormais elle portait toujours un maillot une pièce pour aller nager. Le bikini à pois que Greg lui avait acheté était beaucoup trop petit pour faire sérieusement de la plongée. Un choix typique de mâle lubrique. Non qu’elle veuille le changer. Les nuits avec lui n’étaient que les épisodes successifs d’une orgie continue, enfiévrée, épuisante, moite et formidablement excitante. Un autre fruit qui lui était défendu dans le kibboutz. Le Duo était garé à sa place habituelle. Elle avait hâte d’apprendre ce qui l’avait éloigné d’elle, car le message qu’il avait laissé sur le terminal était d’une brièveté inaccoutumée. Elle se défit du poumon biotechnique et brancha son raccord à l’unité nutritive sur la véranda. Greg était à l’intérieur. Dans un vieux sweat-shirt rouge et un short, il s’affairait avec les ustensiles de cuisine. Quoi que ce soit, ce qu’il préparait sentait bon. — Mon sauveur, dit-elle avec un sourire radieux. Après ton message, je ne savais pas si tu reviendrais, et je n’avais plus assez d’énergie pour cuisiner. Il lapa bruyamment une cuillerée de la sauce qui mijotait. — De la béarnaise. C’est bon, goûte. Il lui tendit la cuiller. Elle en prit une petite gorgée tandis qu’il passait son bras libre autour de sa taille et posait la main sur son postérieur. — Tu as raison, ce n’est pas mal. L’espace d’un instant, elle crut qu’il allait abandonner la préparation du repas pour l’entraîner dans la chambre. La voir dans un maillot de bain humide l’avait toujours excité. Et elle disposait de beaucoup de temps libre avant de devoir se rendre derrière le comptoir du Wheatsheaf. Mais quand elle regarda son visage de près elle ne put réprimer une grimace. — Tu as une mine épouvantable. — Merci. — Excuse-moi… mais qu’est-ce que tu as fait ? — Fais-moi plaisir, dit-il d’un ton implorant. — Quoi ? — Ne me dis pas que j’ai la tête de quelqu’un qui vient de voir un fantôme. — Tout ça ne me plaît pas, murmura Eleanor. Minuit était passé depuis longtemps, et l’heure était à une conversation sans détour. Ils étaient étendus sur le grand lit, le duvet en boule sur le plancher. S’ils avaient fait l’amour sous la couette, la chaleur aurait été insupportable. En fait, ils avaient laissé la fenêtre ouverte, ainsi que les rideaux, pour que l’air parfumé de la nuit vienne caresser leur corps. Haut dans le ciel, un quartier de lune baignait la pièce dans une phosphorescence spectrale. Elle se mit sur le flanc à côté de lui, les deux mains sous sa joue. — Pourquoi donc ? Il y avait une certaine tension dans sa voix. — N’accepte pas cette mission, c’est tout, dit-elle. — Intuition féminine ? — Quelque chose comme ça. Il mouilla de salive le bout de son index et se mit à tracer une ligne qui allait de l’épaule au creux de sa hanche, avec une curiosité innocente. — Je suis censé être celui qui a les hypersens, rappela-t-il. — Tu veux de la logique ? D’accord. C’est une affaire trop importante. Tu es tout seul, et tu affrontes des armées entières. Ils sont prêts à s’entre-tuer, Greg. C’est ce qu’a dit le type de la sécurité, ce Walshaw. Cette histoire de gigaconducteur met la barre trop haut. Tu ne sais pas qui est de l’autre côté, tu ne sais pas de qui tu dois te méfier. Il y a tout un tas de kombinate qui vont souffrir à cause du gigaconducteur. N’importe lequel d’entre eux pourrait décider qu’il ne veut pas que tu t’immisces dans leurs affaires. — Premièrement, je partage la conviction de Julia : Kendric Di Girolamo est impliqué, à un stade ou un autre, et la taupe travaille pour lui. Je connais donc un risque d’attaque dont je peux me prémunir. Et deuxièmement, je ne suis pas sûr que le gigaconducteur soit le mobile de l’attaque éclair. Si la mémoire de Philip Evans avait été effacée, ça n’aurait pas empêché son introduction sur le marché, pas avec le ministère de la Défense derrière le projet. Evans est important, mais pas à ce point, quoi qu’il aime penser. Je suppose que c’est partiellement de la vanité. En soutenant qu’Event Horizon ne peut pas se passer de lui, il justifie les dépenses engagées dans la création du bloc RN. Je n’en suis pas si sûr. Julia a hérité de son dynamisme, voire elle en possède plus. Et elle est intelligente, elle apprend vite. Elle est simplement très jeune, c’est tout. Ce n’est pas un crime. L’entreprise n’ira pas à sa ruine avec elle aux commandes. — Une vendetta personnelle déployée pour effacer un programme de personnalité Turing ? Allons donc, personne n’est obsessionnel à ce point… — Ne crois pas ça. Philip Evans a écrasé pas mal de pieds pour construire Event Horizon. Et quoi qu’il en soit… — Quoi ? Elle scruta son visage éclairé par la lune et y vit de la confusion. — Les souvenirs de Philip Evans ne sont pas un simple programme de personnalité Turing. Il n’est pas vivant, je te l’accorde. Mais il n’est pas non plus totalement mort. J’ai vu quelque chose avec mon hypersens. Eleanor caressa légèrement ses muscles abdominaux et ses doigts dansèrent sur la peau pendant qu’elle réfléchissait à ce qu’il venait de dire. Elle ne savait jamais comment interpréter son aptitude psi, tout cela lui semblait vague et comme teinté d’une forme de mysticisme, à l’instar de la divination par le tarot ou la lecture dans les feuilles de thé. Pourtant il possédait bien un don, elle ne pouvait le nier. Elle repensait parfois à l’horreur et à la peur que son père avait ressenties. — D’accord, dit-elle. Si c’est Di Girolamo, ou quelqu’un d’autre qui cherche à se venger, il appréciera encore moins que tu viennes t’interposer entre lui et la famille Evans. — Je me limiterai à interroger le personnel d’Event Horizon pour débusquer la taupe, et voir si mes propres contacts ont des tuyaux concernant l’attaque éclair. Aucun danger. (Il prit la main d’Eleanor et la leva à sa bouche pour en embrasser les articulations.) Écoute, c’est ce que j’attends depuis des années. C’est une affaire ordinaire, avec des entrevues et le croisement de données, et je suis bien payé pour ça. Je ne m’aventurerai pas plus loin. Pas de prise de risques. — Comment, ce que tu attends ? Je croyais que c’était ce que tu faisais. — À temps partiel. Mais c’est la deuxième fois en quelques mois qu’Event Horizon fait appel à mes services pour résoudre un problème. Aucune campagne de publicité, aucun conseil en communication ne pourrait générer ce genre de réputation. Il se pourrait que ce soit ce dont j’ai besoin pour changer de vie. Je pourrais peut-être m’installer, avoir un bureau, une secrétaire, quelques assistants. Payer des impôts, pourquoi pas ? Je pense que j’aimerais assez ça. Elle se rapprocha de lui et sentit sa peau tiède qui pressait contre son ventre. Il était d’humeur bizarre. Indécis, ce qui ne lui ressemblait pas du tout. — Je ne veux pas te changer, Greg. Il sourit et lui tapota doucement les fesses. — Trop tard, tu l’as déjà fait. Tu ne veux pas que j’aie un boulot régulier ? — J’aimerais bien, oui. Mais je ne veux pas que tu risques ta peau pour établir une réputation impossible. — Je vais te dire une chose, tu n’as pas à t’inquiéter pour ça. Je ne courrai aucun risque, Gabrielle va venir avec moi. — Je vois. Il ne pouvait évidemment emmener que Gabrielle. Pour Eleanor, l’aptitude psi de la jeune femme était à la limite du farfelu. Mais si elle se mettait à protester maintenant il n’y verrait qu’une manifestation un peu puérile de mauvaise humeur. Et elle imaginait mal que ces deux-là partent ensemble, Gabrielle ayant au moins dix ans de plus que Greg. Quel que soit le lien qui existait entre eux, il venait d’un passé révolu. — Je suis simplement pragmatique, dit-il. Gabrielle peut repérer les ennuis longtemps avant qu’ils se produisent. Et puisque nous sommes sur le sujet du pragmatisme, jette un œil aux murs du chalet. Nous hébergeons plus d’insectes qu’on peut en trouver dans un musée d’histoire naturelle. Il faut qu’on s’en occupe un de ces jours. — L’argent, soupira-t-elle avec dégoût. On en revient toujours à l’argent. — C’est ainsi que le monde est fait. Je n’y peux rien. Elle posa la tête sur sa poitrine et écouta les battements de son cœur. — Je sais. Je ne t’en voulais pas. — Il y a un autre problème, fit-il. Je n’arrive pas à croire qu’une taupe, si haut placée soit-elle, ait pu franchir un cordon de sécurité établi par Morgan Walshaw. Et encore moins un cordon de sécurité autour d’un projet aussi ultraconfidentiel que le gigaconducteur. Il représente tout l’avenir d’Event Horizon. Tu n’as jamais rencontré Walshaw, mais tu peux me faire confiance, il est aussi compétent dans sa partie qu’il est possible de l’être. Il est fiable, intelligent, expérimenté, et je ne le vois pas commettre des erreurs élémentaires. S’il y avait eu une brèche dans la sécurité ces dix dernières années, il s’en serait rendu compte. Eleanor songea qu’il disait cela mécaniquement, comme s’il essayait de se convaincre lui-même en répétant ces arguments. — Donc la taupe ne serait pas un haut cadre, elle serait à l’intérieur du cordon. Il remua les épaules avec nervosité. — C’est douteux, Walshaw a pris toutes les mesures pour que tous les membres de l’équipe de recherche de Ranasfari soient l’objet d’une enquête approfondie, et ils sont sous surveillance constante. Et puis, si la taupe est à l’intérieur, comment se fait-il qu’elle connaisse l’existence du bloc RN d’Evans ? — Ah, oui, en effet. Eh, et si c’était un médium ? Quelqu’un avec un implant glandulaire pourrait certainement savoir ce qui se passe dans le labo où est mis au point le gigaconducteur et dans la clinique où ils ont conçu le bloc, non ? — C’est peu probable, mais j’admets que ce n’est pas totalement impossible. Nous ne sommes pas nombreux dans le monde. Et les premiers grades, ceux dont l’aptitude est assez puissante pour atteindre les locaux de recherche d’Event Horizon à distance, on les compte sur les doigts d’une main. Et on ne les utilise pas pour une mission aussi ordinaire qu’aller à la pêche aux renseignements sans savoir lesquels. C’est comme ça : pour mettre un médium de premier grade sur un coup, il faut déjà avoir eu vent qu’il y a quelque chose qui vaut le coup. C’est presque un scénario qui se mord la queue. En temps normal, les premiers grades travaillent à l’acquisition de données spécifiques, comme une formule ou des plans. Et Event Horizon ayant déjà déposé le brevet de son gigaconducteur, il n’y a pas vraiment besoin d’un médium. Si un kombinate s’était procuré la formule de la structure moléculaire du gigaconducteur, il aurait déposé le brevet avant Event Horizon. Et l’attaque éclair ne se serait jamais produite. — Un prescient comme Gabrielle, alors. L’un d’eux a vu dans le futur qu’Event Horizon allait lancer le gigaconducteur et a revendu cette information à un kombinate. — Gabrielle est le meilleur prescient qui existe, et elle n’était pas au courant, pas même alors que son propre avenir est lié au gigaconducteur. Eleanor faillit répliquer qu’il pouvait s’agir d’un prescient un peu moins névrosé que Gabrielle, mais elle se retint. Greg pouvait se montrer très susceptible quand il était question de cette folle. Leur passé militaire commun, une fois encore. Elle savait que jamais elle ne comprendrait les traumatismes qu’ils avaient partagés au combat, en Turquie. — Alors qu’essaies-tu de dire ? fit-elle. — Simplement que tout ça ne colle pas. Une attaque éclair sur le bloc RN ne cadre pas avec le comportement d’un kombinate. — C’était une vendetta, en ce cas. Il poussa un long soupir de lassitude. — J’aimerais le savoir. — Pauvre Greg. Elle se pelotonna tout contre lui et frotta ses seins sur son torse de façon provocante quand elle glissa sur lui. Greg aimait les poitrines opulentes, et elle exploitait cet atout sans vergogne quand ils faisaient l’amour. Il contempla son corps d’un regard soudain intense, et son air maussade se dissipa. — Je pensais à une chose, dit-il. Je dois rendre visite à mes contacts, pourquoi tu ne m’accompagnerais pas ? Il y en a un que je dois justement voir, à Peterborough. Elle s’efforça de ne montrer aucune surprise. À plusieurs reprises, Nicole avait laissé entendre qu’il avait pris une part active dans les événements ayant mené à la Seconde Restauration, et elle avait deviné que c’était en rapport avec ses anciens camarades de l’armée à Peterborough. Mais il n’avait encore jamais proposé de les lui présenter. — J’aimerais bien, fit-elle puis, après un court silence Est-ce que Gabrielle viendra avec nous ? — Euh, non. Le contact auquel je pense n’aime pas recevoir trop de visiteurs. Nous pouvons y aller après-demain. J’ai prévu d’amener Gabrielle à Duxford le matin, pour interroger les types de Ranasfari. Tout ça ne devrait pas prendre très longtemps. — D’accord. Elle estima qu’il était temps d’alléger l’atmosphère et de le détourner des intrigues et des défauts humains. D’un ongle, elle lui tapota le sternum. — Et cette Julia, au fait ? Elle a l’air de t’avoir donné du fil à retordre. — Oh oui. Tu ne devineras jamais ce qu’elle a voulu que je fasse. — Quoi donc ? dit-elle, sans parvenir à réprimer la note de curiosité dans sa voix. — Je vais te montrer. CHAPITRE 18 « MOINS DE CHOIX, MOINS DE PRIX » Les pancartes sommaires bordaient la M11 sur des kilomètres de chaque côté de Cambridge. De grands carrés en algue compressée, éclaboussés de lettres rose fluorescent qui bavaient comme la condensation sur une vitre. Ils claquaient sous les solides panneaux de signalisation cloqués par le soleil, eux-mêmes si vieux que les rares noms lisibles étaient suivis de la distance en miles. « LE BEURRE ET L’ARGENT DU BEURRE MAINTENANT ! » — Qu’est-ce qu’ils ont, par ici ? s’exclama Gabrielle quand le Duo dépassa Little Shelford. Ils veulent que ces maudits encartés du Parti reviennent au pouvoir ? « LE KRILL N’A PAS DE COUILLES SEULEMENT LE MÊME GOÛT » — Nous sommes en pleine région estudiantine, répondit Greg, que sa réaction outrée amusait. À quoi t’attendais-tu ? Ils n’aiment pas le gouvernement, point final. N’importe quelle sorte de gouvernement. Ils ne l’ont jamais aimé, et ils ne l’aimeront jamais. Et ils pensent que montrer leur conscience politique est excitant. Tu devrais encourager ces esprits rebelles. « LA DIGNITÉ, PAS LA THÉORIE ÉCONOMIQUE » Le refroidisseur du Duo fonctionnait à plein régime et crachait des bouffées désagréables d’air trop froid. Le grognement de Gabrielle se perdit dans le bruit des ventilateurs. — Ils ne peuvent pas tout avoir, dit-elle. Il y a deux ans, on ne trouvait de nourriture nulle part. L’inflation est le prix à payer pour l’économie de marché. Les salaires augmentent pour suivre, c’est cyclique. — Mais est-ce que les bourses d’études augmentent au même rythme ? — Seigneur, mais de quel côté es-tu ? S’ils sont si foutrement conscients, ils devraient savoir que la liberté n’est pas parfaite. S’ils avaient tenté de protester quand Armstrong dirigeait ce pays, ils auraient disparu avant que tu aies eu le temps de dire les mots « responsabilité collective ». — Eh bien, brandis tes propres bannières et dis-le-leur, pas à moi. L’autoroute était en bon état, ce qui constituait une surprise. Les sycomores desséchés avec leurs troncs pelés d’un rose délavé se dressaient au-dessus des buissons enchevêtrés qui frangeaient la bande d’arrêt d’urgence. Greg ralentit alors qu’ils abordaient une vaste zone recouverte d’un tapis de fleurs écarlates à l’éclat vif sous le soleil implacable. Il crut qu’il s’agissait de coquelicots, mais les corolles étaient trop grandes. Un seul pétale cireux, de la taille d’une feuille de palmier. Ils étaient des milliers à osciller dans la brise. — Quelqu’un partage ton avis, dit-il d’un ton sec en inclinant la tête. Deux jeunes hommes en sombrero et jean sales mettaient en pièces une des pancartes. Leurs bicyclettes gisaient au bord du tapis de fleurs. Il remarqua les badges accrochés à leur tee-shirt, frappés de la couronne bleu sombre qui était l’emblème du parti néoconservateur. Gabrielle hocha la tête d’un air mauvais devant cet acte de vandalisme contre des graffitis. Greg reporta son attention sur la route devant lui. Monde de dingues. Il bifurqua et emprunta la sortie 10 pour se lancer sur l’A505 quasi déserte. Il y avait un panneau peint en vert vif et or au bout de la bretelle d’accès. « DUXFORD Institut astronautique d’Event Horizon » Des lambeaux d’algue compressée fraîchement arrachés jonchaient l’herbe à son pied et frémissaient comme des papillons aux ailes brisées dans le vent chaud et sec. L’Institut astronautique était une construction flambant neuve qui avait éclos sur les ruines du Musée impérial de la Guerre. Dès l’accession du PSP au pouvoir, les disciples extrémistes d’Armstrong avaient entrepris avec une joie féroce d’anéantir les expositions du musée et la collection d’aéroplanes, sous prétexte que c’était là un monument glorifiant cette pornographie qu’était la guerre. Le gouvernement avait déclaré que Duxford devait devenir le « Centre national de récupération des ressources », en appui de la politique d’autosuffisance du PSP. Ils prétendaient démonter les engins de guerre réquisitionnés sous leur programme de désarmement, pour les transformer en matériaux bruts destinés à l’industrie. Greg se remémorait les centaines de transports de troupes et de tanks Challenger IV rangés dans le centre de triage à la sortie du tunnel sous la Manche, après son retour de Turquie. Tous étaient destinés à Duxford et à l’ignominie. Mais Duxford n’avait réussi qu’à détruire la magnifique exposition d’avions restaurés et les premiers trains chargés de véhicules de l’armée. Les hauts-fourneaux promis n’avaient jamais vu le jour, et les sans-emploi enrôlés de force avaient fini par se mutiner. Huit années durant, les carcasses défoncées sur la piste s’étaient délabrées et avaient empoisonné le sol avec les coulées de rouille, de carburant et de fluides hydrauliques. Après la chute du PSP, Philip Evans avait choisi ce site pour y installer les fondations de son rêve. L’Institut astronautique était visible sous l’apparence d’une cloque brillante posée sur l’horizon depuis que le Duo avait dépassé la sortie 11 à l’extérieur de Cambridge. À mesure qu’ils en approchaient, Greg revoyait sa perspective pour évaluer la taille du bâtiment. Celui-ci était énorme. La veille au soir, il avait consacré quelques minutes à passer en revue les données qu’on lui avait transmises à Wilholm. Mais cela ne pouvait le préparer à ce qu’il découvrait maintenant. Le bâtiment principal était un anneau de huit cents mètres de diamètres et haut de cinq niveaux qui abritait bureaux, laboratoires et services techniques divers. Il présentait au monde extérieur une façade aveugle de verre argenté. La zone centrale qu’il ceignait avait été coiffée d’un toit en panneaux solaires, ce qui offrait au personnel un hall d’assemblage immense pour les engins spatiaux. Les équipes de construction étaient encore à l’œuvre pour terminer les finitions. Deux grues immobiles se dressaient de chaque côté de la structure, et des tas d’éléments d’échafaudage s’entassaient partout sur le sol calcaire. Des alignements de véhicules appartenant aux ouvriers occupaient les parkings. Des conteneurs bourrés du matériel cybernétique d’Event Horizon étaient empilés près des grandes portes coulissantes du hall d’assemblage, en attendant leur installation. Un hélistat McDonnell Douglas planait au-dessus de la scène, ses cinq rotors générant un courant d’air descendant très agressif comme il luttait pour maintenir sa position contre le vent venu du nord-est. Un conteneur débarqué de sa cale oscillait au bout de son câble tel un pendule. Deux autres hélistats attendaient leur tour, plus haut dans le ciel. Greg observa le matériel et les machines qu’on déménageait de leur entrepôt temporaire dans les locaux du musée pour les amener à l’intérieur de l’institut. Le bâtiment était maintenant habitable et des équipes entières de chercheurs, de designers et de cadres commençaient à s’installer de façon permanente. Un essaim de ferrailleurs avait été lâché sur l’ancien aéroport. Ils avaient chargé leurs camionnettes et leurs charrettes avec tous les morceaux tordus de métal qui parsemaient la piste d’envol et les chemins de roulement. Un des ferrailleurs avait modifié une vieille balayeuse pour nettoyer le sol de l’épaisse couche de rouille, et un nuage dense de poussière orange s’élevait derrière lui pendant qu’il parcourait dans un sens puis l’autre la bande de ciment. Philip Evans avait édifié son temple en pensant au futur. Sa proximité avec l’université de Cambridge l’avait rendu incontournable car il proposait les financements et des installations de recherche dernier cri à des facultés dont le budget était très insuffisant. Ainsi, cet emplacement judicieux lui avait permis d’avoir à sa disposition l’élite intellectuelle du pays. L’Institut était un complexe totalement autonome qui appliquait le concept de centralisation jusqu’à l’extrême. On pouvait y créer et fabriquer le matériel pour les missions spatiales, depuis les tournevis dynamométriques pour les foreurs travaillant en orbite jusqu’à des raffineries entières qu’on arrimerait sur des astéroïdes pour en extraire divers minerais. Indépendance et efficacité. Et avec l’argent que rapporteraient les royalties du gigaconducteur, le rêve de l’activiste de l’espace pourrait très bien se réaliser : l’exploitation des richesses du système solaire. C’est également ici que se trouvait l’équipe responsable de la mise au point du gigaconducteur. Après la Seconde Restauration, Philip Evans avait ramené le Dr Ranasfari en Angleterre, car il voulait surveiller de près le génie attitré de l’entreprise. C’était Morgan Walshaw qui avait eu l’idée de l’installer à l’Institut aéronautique. Avec tant d’équipes de recherche et de création récemment formées qui étaient dispersées dans les bâtiments de l’ancien musée en attendant que les nouveaux locaux puissent les accueillir, l’endroit était soumis à un flot continuel de déplacements. Le groupe de Ranasfari pouvait prendre ses quartiers dans un bureau et un laboratoire situés au centre sans être remarqués dans cette agitation générale. Cette stratégie avait bien marché pendant deux ans. — Pas étonnant qu’Evans ait été aussi irrité quand le sabotage du memox a commencé à affecter la marge bénéficiaire d’Event Horizon, dit Greg alors que le Duo arrivait devant l’entrée de l’Institut. Combien lui a coûté cette folie ? Les données envoyées du bloc RN de Philip Evans dans son cybofax ne lui avaient fourni que des généralités, un habillage voulu par les relations publiques. Aucun chiffrage des dépenses engagées. Gabrielle répondit d’un simple haussement d’épaules. Il sentit que ses pensées étaient douchées parce qu’elle était intimidée. L’Institut était encerclé par un anneau de dix sphères géodésiques qui contenaient les récepteurs de liaison terre-satellite. Sur le côté est, il aperçut une antenne à la forme singulière de corne, non protégée des éléments. Son état actuel semblait temporaire. Des gens se déplaçaient entre les préfabriqués à sa base. Ils paraissaient avoir la taille de fourmis. Cette satanée antenne devait mesurer au moins trente mètres de haut. Ici, la taille des installations donnait le vertige. Greg avait une idée précise de ce qui mettait Gabrielle dans un tel état de désarroi. Elle avait saisi la portée de l’Institut dès le premier instant. Pour lui, l’impression d’être insignifiant face à une telle réalisation prenait plus de temps. Un grillage de quatre mètres de haut surmonté de barbelés délimitait le périmètre. Plus loin, il y avait un grillage plus petit, et des gravillons de granité entre les deux. Un chemin de ronde pour des chiens de garde ou un autre animal tout aussi dangereux. La route de l’entrée était séparée en cinq voies, chacune avec une barrière. Greg choisi la première. Le Duo dut passer sur des clous crénelés avant d’atteindre la barrière striée de bandes rouges et blanches. — Qu’est-ce qu’ils gardent là-dedans ? marmonna Gabrielle. Les joyaux de la Couronne ? — Oh non, quelque chose qui a beaucoup plus de valeur. La connaissance. Un bus de l’entreprise s’engagea sur la voie 2. Il était bondé de jeunes gens au physique aseptisé, sans doute des techniciens, tous vêtus de chemises claires et de cravates bien nouées. Greg montra sa nouvelle carte au pilier muni du lecteur de sécurité, et la barrière se releva docilement. — Mais pourra-t-on ressortir aussi facilement ? demanda Gabrielle. — À toi de me le dire. Il y avait trois aires de stationnement. Il trouva une place libre dans la première, à l’ombre d’une grosse tracto-pelle. Gabrielle descendit en triturant ses perles d’un air gêné. L’air était suffocant, et Greg balança son blouson en cuir par-dessus son épaule. — Notre place n’est pas ici, déclara Gabrielle. Elle pivota sur elle-même et décrivit un cercle complet pour englober du regard l’étrange fusion de vieux bâtiments, le chaos des épaves et la masse monstrueuse de la nouvelle structure. Elle affichait une expression de crainte presque enfantine. — Toi et moi. Notre place n’est pas ici. Son esprit menaçait de verser dans la dépression. — Allons, ne sois donc pas aussi farouchement ennemie du progrès, fit-il. Elle lui décocha un sourire de pitié. — Tu ne comprends pas, cet endroit est porteur d’un destin. Je peux le sentir, présage après présage, et leur poids additionné m’écrase, m’étouffe. L’histoire future, impatiente de prendre forme, les moments glorieux qui attendent de naître. Ces paroles réveillèrent le propre instinct de Greg, et cette réaction renforça ses appréhensions. Une autre raison pour laquelle Gabrielle vivait seule, et c’était aussi pourquoi il ne la supportait qu’à petites doses. Ses visions, ses divagations, il ne pouvait nier leur véracité. Et si elle devait un jour faire allusion à sa propre mort ? Un groupe de travailleurs posait les dernières dalles entre la cour et le bâtiment principal. Un bouquet de jonquilles ébouriffées jaillissait d’un des abreuvoirs en béton placés près de l’entrée. — Prête ? dit-il juste avant qu’ils franchissent le seuil. Ça ne devrait pas prendre très longtemps. — C’est toi qui me dis ça ? Il grimaça face à la Gabrielle grognonne qu’il connaissait si bien et brandit la carte magique devant le lecteur électronique de l’entrée. Dix minutes plus tard, Greg se tenait à côté du premier des dix rangs de sièges de la tribune de presse et observait le contrôle des missions des sondes Merlin. C’était l’humiliation ultime, il n’était qu’un petit enfant stupéfait à qui on accordait le privilège insigne de jeter un coup d’œil à des adultes engagés dans un jeu merveilleusement complexe alors qu’il ne comprenait rien des règles. De l’autre côté de la vitre teintée, des consoles disposées en demi-cercles concentriques faisaient face à des écrans plats montés sur un mur qui retransmettaient les images de mondes extraterrestres. De jeunes contrôleurs en bras de chemise étaient assis devant les consoles et étudiaient des cubes parcourus de graphiques ondulants tout en murmurant dans des laryngophones. L’écran central affichait une carte du système solaire dans un enchevêtrement de lignes vectorielles colorées qui signalaient la position de la flotte de Merlins. La scène aurait dû provoquer un flot d’excitation et d’impatience. Greg n’avait pas oublié l’émotion présente dans l’équipage du Sanger à Listoel. Mais il percevait une impression de tension, et son hypersens confirmait l’anxiété générale. Des groupes nerveux de contrôleurs se formaient ici et là entre les consoles. Ils parlaient à voix basse, avec inquiétude, puis se séparaient pour aller voir d’autres collègues. — C’est un peu la panique, en ce moment, je le crains, dit Martin Wallace. C’était l’officier de la sécurité de l’Institut que la carte de Greg avait appelé en urgence auprès des deux visiteurs. Un Afro-Antillais massif, avoisinant la quarantaine, qui ne cachait pas le malaise que lui causait l’arrivée de Greg et Gabrielle, et ce qu’elle impliquait. — Un problème en orbite. Un des Merlins est tombé en panne sans raison apparente. Les équipes de gestion des vols chient dans leur froc. (Il s’interrompit subitement et tressaillit.) Toutes mes excuses, madame. Gabrielle réprima un sourire. Greg regardait à travers la vitre et il reconnut une des personnes rassemblées autour du bureau du chef de vol. — Combien de temps avant que nous puissions voir le Dr Ranasfari ? demanda-t-il en tapotant du poing fermé contre le verre épais. — Ça ne devrait plus être long. Wallace se tenait au garde-à-vous, dans une pose raidie par son irritation en présence d’un tel manquement aux usages. Greg frappa de nouveau la vitre, plus fort cette fois. Des visages agacés se tournèrent vers eux. Greg fît signe à Sean Francis. Ce dernier sursauta, puis acquiesça et se dirigea vers la porte de la tribune de presse sans se soucier des protestations qu’émit le groupe de contrôleurs supérieurs avec qui il était en conversation. — L’endroit en vaut un autre, décida Greg. Nous effectuerons nos entrevues ici. Veillez à ce qu’on ne nous dérange pas. — Très bien, fit Wallace, qui sortit à reculons avec quelque chose qui ressemblait à une vague courbette. — Macho, railla Gabrielle. Des ordres pour moi, capitaine ? — Oui, maintenant que vous m’en parlez, major, commencez donc à vous intéresser à l’équipe du gigaconducteur. Toutes les entrevues que je pourrais avoir avec eux, vois lequel a laissé fuir l’info, s’il y en a un. La bonne humeur de la jeune femme se dissipa fortement. — Tu ne veux pas trop, n’est-ce pas ? — Je ne te demande pas de pousser trop loin. Trouve simplement ce que tu peux trouver. Je me satisferai des résultats, même s’ils sont tous négatifs. — Entendu. Sean Francis fit irruption dans la pièce. Toujours le même, aimable, ferme, efficace, disponible. Énervant. — Qu’est-ce qui vous amène ici ? demanda-t-il après que Greg l’eut présenté à Gabrielle. — J’enquête sur l’attaque des hackers sur le réseau de données d’Event Horizon. — Vraiment ? Vous croyez que quelqu’un ici est impliqué, c’est ça ? — C’est possible. Que faites-vous ici ? Je pensais que vous étiez destiné à des tâches plus gratifiantes. Julia m’a dit que vous aviez accédé à la direction. La familiarité de Greg avec sa patronne n’échappa pas à Francis, et une pointe aiguë d’intérêt s’éleva dans son esprit quand il entendit son prénom. Extérieurement, son enthousiasme s’accrut. — Ah, mais c’est justement une tâche gratifiante. Miss Evans m’a nommé examinateur indépendant de la direction après que l’Oscot se fut ancré dans le Wash pour être mis hors service. Je visite les installations de l’entreprise et je fais mes rapports directement aux administrateurs. De cette manière, j’acquiers une connaissance d’Event Horizon sans équivalent. Ce qui m’autorisera à être sur les rangs pour un poste de direction d’ici deux ou trois ans, vous comprenez ? Une chance pareille ne se présente pas deux fois dans une vie. Je ne l’ai pas laissé passer. Et voilà, je suis donc là. — Et vous faites ? — Du dépannage. Miss Evans estime que le projet Merlin est une des priorités de la compagnie. Je suis ici pour motiver le personnel. — Alors quel est le problème ? demanda Greg. Son implant commençait à libérer les neurohormones. L’esprit de Sean devint mieux défini. — Défaillance du Merlin. Le numéro 18, premier de la quatrième génération. On a mis beaucoup d’espoirs dans cette dernière version. Mais ce salopard a calé en orbite, à trois mille cinq cents kilomètres d’altitude. Il ne répond plus du tout. C’est un désastre. C’est une question de réputation, rien de moins. — Celle de Ranasfari ? intervint Gabrielle. Francis pencha la tête de côté et la regarda. — Pourquoi cette question ? — Faites-nous plaisir, Sean, dit Greg en exhibant sa nouvelle carte. Cela ne démonta pas Francis autant que Wallace, mais il se concentra quand même de manière appréciable. — Oh. Je suis impressionné. Cette attaque de la base de données est prise au sérieux, c’est ça ? — Les administrateurs lui accordent une certaine importance, dit Greg. Alors, et Ranasfari ? — Savez-vous sur quoi il travaille ? contra Sean Francis avec prudence. — Un gigaconducteur fonctionnant à température ambiante. — Ah, d’accord, mais il fallait que je sois sûr, vous comprenez ? Je ne peux pas parler de ces choses à la légère, n’est-ce pas ? — Nous comprenons, affirma Gabrielle. Francis saisit la note d’ironie sous-jacente. — Le Merlin série 4 est équipé de cellules d’énergie alimentées par un gigaconducteur. Le problème, c’est qu’Event Horizon a fait une offre pour équiper les intercepteurs exosphériques Matador AGM-404 de la RAF avec la même marque de cellules. Si c’est le gigaconducteur qui a flanché, alors nous sommes vraiment dans le pétrin, vous comprenez ? — Et c’est le cas ? demanda Greg. — Il est encore trop tôt pour le dire. Ils n’ont pas terminé l’analyse des erreurs. L’esprit de Sean Francis trahissait une grande appréhension. Greg l’attribua à la pression du moment. Un échec si peu de temps après sa promotion risquait de le renvoyer dans l’obscurité dont il avait réussi à se sortir. — Pourquoi une sonde spatiale à propulsion nucléaire nécessite-t-elle des cellules d’énergie alimentées par un gigaconducteur ? — Les isotopes n’alimentent les propulseurs que durant la phase de vol, pour arracher le Merlin à l’orbite de la Terre et le placer sur sa trajectoire d’interception. Une fois qu’il a atteint la même vélocité que son astéroïde cible, les isotopes sont largués avec le bouclier, ce qui réduit la masse totale à un peu plus de une tonne. La manœuvre devient alors beaucoup plus simple et rapide. Les cellules du gigaconducteur se chargent sur les panneaux solaires et alimentent en énergie les propulseurs pour la phase finale d’approche, puis permettent de déplacer le Merlin à la surface après l’arrimage. Certains de ces rocs d’Apollo Amor sont très imposants, et nous avons besoin de quarante à cinquante points d’échantillonnage pour nous faire une idée précise de leur composition en minerais. Greg vit que les contrôleurs entourant le bureau du chef avaient tourné la tête vers eux, et il lut de l’impatience chez tous. — Vous feriez mieux de retourner là-bas, dit-il à Francis. Content de voir que vous vous débrouillez aussi bien. Une dernière chose : saviez-vous que Philip Evans est toujours en vie ? D’un point de vue purement académique, la réaction de Francis décrivit une évolution émotionnelle fascinante. Son regard initial n’exprimait que le dégoût. Puis l’hypersens de Greg le vit passer de l’incrédulité au mépris, avant de revenir à l’inquiétude, pour finir en pleine confusion. — J’ai vu le corps, dit-il après un long silence. — Bon, eh bien, merci de nous avoir consacré tout ce temps. — J’espère que vous ne montrerez pas un tel manque de tact envers Miss Evans. Elle était très proche de son grand-père. — Non, bien sûr. Un jour je vous dirai pourquoi j’ai posé cette question, fit-il en affectant autant de bonhomie qu’il en était capable, ce qui ne fit qu’accroître la perplexité de Francis. Celui-ci lança un regard incertain à Gabrielle puis sortit. Il était complètement perdu. — Bravo, lâcha Gabrielle. Tu viens de ruiner sa journée entière. Il ne pourra plus se concentrer sur quoi que ce soit, maintenant, tellement il est dérouté par ta petite blague. — Dur pour lui. Mais la vie au sommet n’est pas toujours rose. Plus vite il l’apprendra, et mieux il se portera. — Il faut vraiment que tu sois si brutal avec tout le monde ? — Nous n’avons pas le temps pour les ronds de jambe. Que cet arriviste m’apprécie ou pas, ce n’est pas quelque chose qui m’empêchera de dormir. Je fais mon boulot de la seule façon que je connaisse. Sentant l’antagonisme monter en elle, il se résigna à ajouter : — D’ailleurs, c’est Philip Evans qui m’a rendu comme ça. — Philip Evans ? — Ouais. Ce bloc RN est un truc foutrement bizarre qui met très mal à l’aise. Pour commencer, je n’arrête pas de me demander si je transférerais mes pensées, dans les mêmes circonstances. Je veux dire, c’est une sorte d’immortalité, non ? — Et suppose qu’un gros malin de hacker s’introduise dans ton bloc, tes secrets les plus sombres lui seront exposés. De quoi faire un roman à succès, s’il le publie. — Mmh, tu as raison. Oublions ça. Qu’as-tu vu dans l’avenir de Monsieur Dynamisme, ce Francis ? — Pas grand-chose. Une débauche d’activité ici, dans les prochains jours, plusieurs consultations avec la jeune Julia Evans au sujet du Merlin. En fait, il semble s’être entiché de notre Miss Evans. — Sean Francis ? Il n’avait pu s’empêcher d’adopter un ton réprobateur, et il s’en voulut aussitôt. — Mais il est nettement plus âgé qu’elle… — Il a trois ans de moins que toi, répondit Gabrielle avec un sourire malicieux. Et elle n’a pas l’air d’estimer que tu es intouchable, ou bien je me trompe ? Des années d’expérience lui évitèrent de trahir la moindre irritation. — C’est vrai, elle a le béguin pour moi. C’est idiot, mais c’est tout. Je peux gérer. Mais Sean Francis qui épouserait la petite-fille du big boss, eh bien, ce serait… — Choquant ? Mais Julia n’est plus l’héritière, désormais, elle est le nouveau patron. (Posant une main sur sa poitrine, Gabrielle poussa un soupir très exagéré.) Pour ma part, je trouve ça très romantique. — Vraiment ? Non, ça va, ne réponds pas, je ne veux pas savoir. — Julia t’a mis dans tous tes états, pas vrai ? — On ne pourrait pas plutôt revenir à notre affaire, s’il te plaît ? Elle s’esclaffa. — Mais certainement, Gregory. Tu peux rayer Sean Francis de la liste, il est sans tache, son seul défaut est son ambition. Il étudie chaque problème pour voir comment il peut en tirer avantage. — Ce n’est pas un crime. On frappa à la porte. Martin Wallace l’entrouvrit et passa la tête à l’intérieur. — Le Dr Ranasfari est là. — Faites-le entrer, dit Greg qui se tourna vers Gabrielle et articula « En douceur… » en regrettant de ne pas l’avoir prévenue avant. Le Dr Ranasfari était de fort méchante humeur. Il donnait l’impression de ne pas avoir fermé l’œil depuis plusieurs jours. Il avait les yeux rougis, la chevelure flasque et des pellicules constellaient son col. Sa chemise blanche était toute fripée. Pas de cravate. Jusqu’au badge de sécurité de l’Institut qui manquait. Son esprit était le reflet de son apparence physique : maussade, émoussé, traversé par des frissons d’agitation. La perspective d’un échec de sa création ajoutée à l’attaque éclair dirigée contre son patron avait été un choc sévère, se dit Greg. Le monde éthéré dans lequel il se mouvait en avait été bouleversé. Et maintenant il allait devoir répondre à des questions impertinentes. Il portait son hostilité comme un manteau en peaux de hérissons. — Nous ferons aussi vite que possible, dit Greg. Je suis sûr que vous devez retourner vous occuper du Merlin. (Pas de réponse.) Avez-vous jamais parlé à qui que ce soit du bloc RN de Philip Evans ? — Certainement pas. — Et le gigaconducteur ? — Non. Ranasfari semblait se désintéresser complètement de l’échange. — Sans le vouloir, peut-être ? Ça aurait pu vous échapper. Il aurait suffi d’une toute petite erreur. Les gens donnent beaucoup de poids à vos propos. — Je vous en prie, monsieur Mandel. Posez vos questions, si ça peut vous rassurer. Mais n’essayez pas de vous faire bien voir de moi. Je sais quelle importance Philip Evans accorde à votre enquête, j’en ai déjà discuté avec lui. C’est pourquoi j’ai accepté de vous voir. Vos conclusions tirées d’une source de données réduite pendant votre premier emploi prouvent votre compétence professionnelle. Cependant je soupçonne que votre intuition a joué un rôle non négligeable. — En effet. — Intéressant. Cela fait-il partie de votre développement psi ? — Il semble que ce soit le cas, bien que ce ne soit là qu’une facette très secondaire de l’ensemble. Alors, un mot qui vous aurait échappé ? — Non. Je ne commets pas ce genre d’erreur. — Vous mieux que quiconque devez comprendre la logique qui implique une fuite sérieuse à l’intérieur d’Event Horizon. Selon cette même logique, que vous soyez évidemment au courant du gigaconducteur et du bloc RN fait de vous un suspect potentiel. Toutefois je sais maintenant que vous n’êtes à l’origine d’aucune fuite. (Ranasfari eut l’ombre d’un sourire.) Ce qui ne laisse plus que l’équipe qui a développé le bloc RN, et les chercheurs qui vous ont assisté pour la mise au point du gigaconducteur. Un sentiment de réticence pinça un peu plus les lèvres déjà minces du physicien. — Je m’en rends bien compte. Il m’est… difficile d’accepter la possibilité qu’un de mes assistants soit responsable de cette fuite. J’ose espérer que vous n’allez pas me demander d’en accuser un ? — Non. Mais j’apprécierais toute autre piste envisageable dans votre secteur. Par exemple, l’ordinateur que vous avez utilisé pour créer le premier gigaconducteur cryogénique aurait-il pu être piraté ? — Non, il est isolé du réseau de données d’Event Horizon. Greg marqua un temps d’arrêt en espérant que d’autres idées surgiraient de son subconscient. Il était conscient d’une douleur sourde à l’arrière de sa tempe. Les options convergeaient à une vitesse alarmante, et il avait le sentiment croissant qu’aucun des assistants ne se révélerait être la source de la fuite. Peut-être avait-il pris cette hypothèse chez Gabrielle. Elle était assise sur la rangée de siège la plus basse, les yeux clos. Perdue parmi les multiples possibilités des rivières. — Quelle est la gravité exacte de cette avarie du Merlin ? demanda-t-il par intuition. — À moins que la cause puisse être déterminée avec précision, ce sera un revers majeur pour les deux programmes, répondit Ranasfari. — Les deux ? — Oui, les missions de prospection des Merlins et la production commerciale du gigaconducteur. — Quand le Merlin est-il tombé en panne ? Ranasfari nota la tension dans sa voix. — Je crois savoir où vous voulez en venir. Oui. Le Merlin est tombé en panne hier matin, à 8 h 28 min pour être précis. — Donc après l’attaque éclair. — Exact. Environ dix heures plus tard. Vous pensez que les deux événements sont liés ? Greg en était certain. Mais il restait un élément qui ne s’accordait pas avec ce qui, autrement, aurait été une fusion parfaite de deux trains de pensée distincts. L’implication que ce n’était pas une union évidente. Et pourtant cela semblait clair. Il étouffa un grognement de mécontentement. C’était aussi embrouillé que l’affaire du sabotage des cristaux memox. — L’attaque contre Philip Evans pourrait n’avoir été qu’une feinte, se risqua-t-il à dire. Souvenez-vous, l’attaque éclair a été perpétrée contre tout le réseau d’Event Horizon. Un des hackers aurait pu aisément altérer les programmes de contrôle du Merlin pendant ce temps. — Mais pourquoi attendre dix heures ? — Une tentative pour dissocier les deux événements ? Non, attendez une minute, quelle altitude peut atteindre un Merlin en dix heures ? Est-ce que la distance rendrait la réparation plus difficile ? — En dix heures, l’altitude croît d’approximativement mille cinq cents kilomètres. Il ne faut pas oublier qu’au décollage le Merlin a une masse quatre fois supérieure à ce qu’elle sera lors du rendez-vous avec l’astéroïde cible. Ce qui implique une accélération initiale lente. Mais il est certain que quinze cents kilomètres de plus ajouteront beaucoup au coût de la récupération. Son orbite actuelle à trois mille cinq cents kilomètres est bien au-dessus du plafond que peut atteindre le Sanger. Il faudrait équiper spécialement un remorqueur interorbital, ce qui est une solution beaucoup trop coûteuse. La récupération physique de l’engin figure en bas de notre liste d’options. À dire vrai, dans des circonstances normales, elle ne serait pas envisagée, à moins qu’un second Merlin souffre d’une panne similaire. Il existe tout un éventail d’explications à l’arrêt du Merlin. La cellule du gigaconducteur n’est pas le seul composant nouveau dans les modèles de la série 4. Peu de composants sont communs à chaque Merlin, et le développement de celui-ci est un processus en continuelle évolution. Et, bien sûr, les cellules du gigaconducteur ont parfaitement fonctionné lors des tests de simulation d’un environnement spatial, lesquels ont été particulièrement nombreux. — Mais en attendant, un point d’interrogation marque l’introduction de la cellule du gigaconducteur. — Oui, malheureusement. Une équipe du ministère de la Défense venue de Boscombe Down est déjà arrivée pour vérifier nos données d’analyses d’erreurs. — Qu’est-il arrivé au Merlin ? Est-ce qu’il s’agit d’une panne définitive ? demanda Greg. — Cela y ressemble fort. Le système de propulsion s’est arrêté et les communications ont été interrompues. Il ne répond même pas aux signaux envoyés à ses antennes omnidirectionnelles. — Son état actuel pourrait-il résulter de la transmission d’instructions pirates ordonnant l’arrêt total de son fonctionnement ? — Oui, dit Ranasfari. Mais pour cela il faudrait disposer des codes. — Lesquels, je suppose, sont stockés dans les dossiers informatiques de l’Institut. — Oui. — Et ces codes sont isolés de la base de données d’Event Horizon ? — Non. — Donc l’attaque éclair pourrait être une tentative de discréditer le gigaconducteur d’Event Horizon, ce qui à tout le moins aurait pour effet de retarder le financement par les militaires de vos chaînes de fabrication et donnerait ainsi à vos concurrents la possibilité de rattraper leur retard. — C’est une possibilité théorique, certes, fit le scientifique, dont la voix paraissait moins inquiète à présent. Je vous félicite, monsieur Mandel. Greg se sentit soudain soulagé d’un grand poids. — J’aimerais être gardé au courant de vos progrès dans l’analyse de la panne du Merlin. — Aucun problème. — Et si vous ne parvenez pas à découvrir quelque chose de concret, puis-je suggérer l’envoi d’un remorqueur interorbital pour le récupérer ? — Je doute qu’une telle dépense soit autorisée. — La planification de cette mission ne coûtera rien. Et si je ne trouve aucune piste sérieuse, je ferai pression sur Philip Evans pour qu’il crache l’argent. — Je suis sûr que quelqu’un d’aussi persuasif que vous n’aura aucune difficulté pour y réussir. Bonne journée, monsieur Mandel. Le Dr Ranasfari sortit de la pièce avec aux lèvres ce qui aurait pu être l’ombre d’un sourire. Gabrielle battit lentement des mains, et le son résonna curieusement dans la salle de presse déserte. La médium avait toujours les yeux fermés. — Je suis impressionnée. C’était un des exercices de séduction les plus brillants auxquels il m’ait été donné d’assister depuis des années. Cette pauvre Eleanor n’a pas eu la plus petite chance, c’est évident. Greg ne réagit pas au trait d’humour. — Simple logique. Si tu veux qu’ils coopèrent à plein, mets-les dans ta poche. Et l’empathie n’est pas sans utilité. C’est comme le charme. Certains d’entre nous en possèdent un peu. Il se laissa choir sur le siège voisin de celui qu’elle occupait et laissa la mousse sous le faux cuir noir épouser la forme de son postérieur avant d’étendre les jambes. De l’autre côté de la vitre, le désarroi semblait s’accentuer. — Ça donne quoi, avec l’équipe de Ranasfari ? — Fiasco total, dit-elle en rouvrant enfin les yeux. Si tu interrogeais chacun d’entre eux tu découvrirais que deux se livrent à la revente en douce de petits matériels d’Event Horizon et que cinq sont accros au syntho. Tu avais raison, Morgan Walshaw sait ce qu’est la sécurité. — En ce cas c’est une taupe, ou ça vient du ministère de la Défense. — C’est ce qui semble se dessiner, approuva-t-elle. Et maintenant ? — On procède par élimination. Mon intuition me dit que la panne du Merlin et l’attaque éclair sont liées d’une façon ou d’une autre. Pour l’instant, la seule manière de raccorder les deux est de supposer que l’attaque dirigée contre Philip Evans avait pour objectif de détourner son attention pendant que le Merlin était bousillé, le tout afin de discréditer la fiabilité du gigaconducteur. — C’est très mince, Greg. Quelques cellules de gigaconducteur qui tombent en panne ou pas ne vont pas faire sombrer toute l’entreprise. L’arrêt pourrait n’être qu’une retombée aléatoire de l’attaque contre le bloc RN. Ce serait un lien, mais faible. — Non, l’arrêt du Merlin n’était pas un accident. Gabrielle ne répondit pas. Elle ne mettait jamais en question son intuition. — Peux-tu voir le résultat de l’analyse d’erreurs ? demanda-t-il. — Désolée. Trop éloignée dans le futur. — Bah, inutile de s’inquiéter, nous le saurons le moment venu. Tout ça peut se révéler n’être qu’une hypothèse complètement creuse. Dieu sait que l’intuition psi n’est pas infaillible. Mais je parierais un joli paquet sur ce lien. J’en aurai le cœur net après que nous aurons vu l’équipe du bloc RN. Walshaw devrait les avoir tous ramenés ici d’ici après-demain. Au fait, qu’as-tu vu pour Ranasfari ? — Oh, Seigneur, fit-elle avec un long soupir affligé. Il est sur les rangs pour le titre d’humain le plus ennuyeux au monde. En dehors de son travail, il n’a tout simplement pas d’autre centre d’intérêt. À mon avis, ce n’est pas sain. — Ce qui le rendrait sensible à une forme de chantage ? — Je ne pense pas. Avec quoi corrompre ce genre d’individu ? En tout cas, il ne fera rien qui soit un tant soit peu compromettant dans les quelques jours à venir. Disons une semaine. Et puis tu l’as déjà rayé de la liste. — C’est vrai. Il chassa de son esprit tous les soupçons qui émanaient de son intuition, réprima les sécrétions glandulaires et s’efforça de définir un plan d’action. — Je veux t’emmener à Wilholm pour que tu rencontres Philip Evans, finit-il par proposer. — Dans quel but ? — Il y en a deux. D’abord sonder le personnel du manoir pour voir si l’existence du bloc RN était connue de quelqu’un. Si oui, ça signifierait que je me trompe en croyant que c’est le gigaconducteur qui est visé. On en reviendrait à une histoire de vengeance, Kendric Di Girolamo, et la taupe. — C’est assez logique. Quand ? — Demain après-midi. Le matin, je suis occupé. — Je te crois. Impossible pour lui de dire si ce ton soigneusement neutre dissimulait de la colère ou de l’amusement. L’esprit de la médium dégageait une impression d’indifférence totale. Un mélange des deux, peut-être ? — Julia sera présente à Wilholm, l’après-midi ? demanda-t-il. Un grand sourire s’étala sur le visage rond de Gabrielle. — Tu sais quoi ? Je crois bien que oui. CHAPITRE 19 Quatre-vingt-dix pour cent du réseau routier anglais avaient été laissés à l’abandon pendant les dix ans de gouvernement du PSP. La crise de l’énergie avait anéanti la plupart des déplacements privés, et le soleil incendiaire s’était chargé de réduire le macadam à un résidu impraticable. Un programme d’entretien comme il en existait avant le réchauffement était hors de question, économiquement infaisable et risqué sur le plan environnemental. Les autoroutes et les axes indispensables étaient toujours ouverts, mais personne ne s’occupait du reste. Les gens qui pouvaient s’offrir le luxe d’une automobile privilégiaient les modèles capables de s’adapter à ces conditions précaires. L’A47 était une des routes que le PSP avait été obligé de remettre à neuf, car c’était une artère essentielle entre Peterborough et l’A1, or le Parti avait un besoin désespéré des biens produits dans la ville. De ce fait, la circulation sur l’A47 était dense, et les véhicules en majorité commerciaux. Pour Eleanor, ce trajet était une expérience inédite. Elle commençait à se rendre compte de la différence qui s’était creusée en Angleterre entre la vie citadine et l’existence dans les campagnes et les bourgs. C’était presque comme si le pays avait développé un dédoublement de la personnalité. Et bien sûr, le gouffre était plus criant ici que n’importe où ailleurs. Peterborough lui parut être une Babylone scindée en trois parties, l’ancienne, la nouvelle et la lacustre, toutes trois condamnées par des circonstances défavorables à vivre ensemble, telles des sœurs rivales enfermées dans la même maison. La ville s’étendait au bord du gigantesque marécage salin qui avait été le bassin le plus fertile de toute l’Europe. À l’origine, les Fens du Lincolnshire étaient des marais qu’on avait asséchés au fil des siècles pour dédier le riche terreau noir à la production de toutes les cultures imaginables. Ils étaient parfaitement plats, comme la Hollande. Par temps clair, on pouvait voir à quarante ou cinquante kilomètres de distance, c’est du moins ce que des réfugiés à Oakham lui avaient affirmé. Le problème était que certains endroits comme l’île d’Ely se trouvaient en fait sous le niveau de la mer. Quand les glaces de l’Antarctique avaient fondu, ils n’avaient pas eu la moindre chance. Peterborough absorbait près des deux tiers de la population déplacée par la montée des eaux. La ville n’avait pas eu le choix, elle était située entre les nouvelles étendues boueuses à l’est et une série de villages de tentes qui occupaient les hautes terres à l’ouest. Aucun de ces réfugiés n’avait l’intention de déménager. Ils avaient perdu leur foyer et trouvé une administration urbaine en état de fonctionnement, et ils étaient las de courir. C’est pourquoi ils s’étaient installés là et attendaient que le gouvernement se bouge un peu et fasse quelque chose pour eux. Les trois opérations montées par le PSP pour les déloger s’étaient soldées par des émeutes. Le Parti s’était donc résigné à dépenser des sommes énormes dans des projets de logements permanents, et il avait autorisé les investissements étrangers afin de soulager un peu le Trésor, de sorte que c’était devenu l’une des villes les plus prospères d’Angleterre. De vastes ensembles immobiliers étaient nés près des grandes zones industrielles, dans une frénésie de développement incohérent qui submergeait de son venin la ceinture verte. Un port en eau profonde avait été creusé sur la cathédrale engloutie. Des dragues avaient rouvert la Nene et creusé un canal aussi rectiligne qu’un faisceau laser jusqu’au Wash. Les rapports commerciaux, la détermination et l’argent, beaucoup d’argent : telle était la synergie de ce mélange étourdissant. Peterborough était devenu la Hongkong anglaise, une cité-État sans équivalent, peuplée de réfugiés décidés à se créer coûte que coûte une nouvelle vie. Il y régnait cette énergie particulière qui électrifie les nouvelles frontières. Tout le monde en voulait davantage et cherchait à se remplir les poches par tous les moyens, souvent illégaux. Si vous ne parveniez pas à trouver ce que vous cherchiez à Peterborough, c’est que cela n’existait nulle part. Une philosophie en complet déphasage avec la léthargie qui noyait le reste du pays. À la mairie, les apparatchiks du PSP étaient débordés par le chaos des constructions qui germaient partout dans les banlieues. La moitié de l’économie était souterraine et ne s’effectuait qu’en eurofrancs. La contrebande était florissante, et les seigneurs du marché noir s’achetaient des appartements chics à New Eastfield. « La renaissance de Gomorrhe », pour reprendre la formule de son père. Eleanor suivit un gros semi-remorque à méthane qui descendait la pente douce en direction de l’estuaire de Ferry Meadows, et la suspension du Duo vibra doucement sur la surface rugueuse en cellulose thermotraitée. Plus bas, l’A47 tournait à gauche et courait sur une large digue, en surplomb des eaux sales et tourbillonnantes. Lorsque le camion eut négocié le virage, la jeune femme aperçut un alignement de dix barges ancrées en travers de l’estuaire large d’un kilomètre et demi, entre la base de la digue et Orron Winstow. Des îles artificielles en roche et béton se dressaient de chaque côté des barges. Elle vit une grue soulever son chargement de rocs d’une barge pour ensuite pivoter et le larguer au centre d’une des îles dans un grondement sourd. Un nuage de poussière s’éleva puis se dissipa, révélant les hommes qui s’affairaient sur le monticule pour charger des charrettes et aller entasser les rocs derrière le mur d’enceinte en béton. L’idée d’un barrage à turbines sur le principe des courants de Foucault datait de l’époque où le PSP était encore au pouvoir. Il y avait là des générateurs qui ressemblaient à des pales d’hélices, montés dans des nacelles étroites et fixés entre les îles, là où le courant les faisait tourner. Après le réchauffement, l’industrie à Peterborough s’était concentrée sur la production de matériel léger et de petite mécanique. L’électricité fournie par la ville grâce au réseau national réservé aux commerces et l’apport des panneaux solaires pourvoyaient aux besoins. Mais l’explosion de la fabrication n’avait pas tardé à attirer des industries plus lourdes, et la demande en énergie avait très vite dépassé les capacités locales. Ensuite, après la Seconde Restauration, Event Horizon était arrivé. Avec ses industries à la pointe de la modernité, Peterborough était l’endroit évident pour alimenter en composants divers les cyberusines de Philip Evans quand ce dernier les fit revenir en Angleterre. La cité déjà vigoureuse mit les bouchées doubles. Mais son expansion se heurta bientôt aux limites de ses infrastructures. Les turbines de ce barrage devaient aider à réduire le déficit énergétique à présent chronique, et ce n’était là qu’un chantier parmi une dizaine lancés en hâte pour satisfaire aux exigences toujours plus grandes d’Event Horizon. Devant le Duo, la circulation était bloquée. Eleanor ralentit et vit un bus devant le camion, qui s’était arrêté pour laisser descendre des passagers. Tous étaient des hommes en tenue de travail, coiffés d’un casque ou le tenant à la main. Ils rejoignirent un groupe d’environ soixante-dix autres qui attendaient sur la digue, en contrebas de la route, au niveau de la ligne des barges. Il y avait là un petit embarcadère qu’un bateau venait de quitter pour transporter une partie des ouvriers sur les îles. Elle remarqua des hommes restés sur l’embarcadère qui se disputaient avec deux chefs d’équipe. — Pas de chance pour eux, murmura Greg alors que le Duo passait devant la foule qui traînait sur la digue. — Pourquoi ? — C’est simple, le barrage est un projet du conseil municipal et, à moins d’être sur ses listes, ils n’ont aucune chance d’être embauchés pour y travailler. — Alors pourquoi ne vont-ils pas se faire enregistrer ? demanda-t-elle. — Beaucoup de gens actuellement au chômage sont des ex-apparatchiks. Et les enquêteurs du parti néoconservateur ont entrepris de purger l’administration de tous ceux qui y sont restés après la chute du PSP. Le gouvernement est très méfiant à leur égard. Avec l’inflation et la crise du logement, quelques anciens du PSP bien placés pourraient faire de sérieux dégâts. C’est pourquoi la dernière chose que souhaite le conseil, c’est bien les embaucher, surtout sur un projet aussi important. — Pourquoi ne postules-tu pas comme enquêteur ? fit-elle d’un ton ironique. Ce serait un emploi stable. Greg sourit. — Ils n’auraient pas les moyens de s’offrir mes services. Tourne à la prochaine, nous allons nous garer dans Bretton et marcher le restant du chemin. Elle obliqua à gauche et franchit l’entrée de l’ancien club de golf de Milton Park. Le Duo accéléra sur les pistes cendrées bordées d’immeubles d’habitation hémisphériques qui remplaçaient maintenant les greens et les bunkers. Ces constructions sur trois niveaux étaient des préfabriqués finlandais, autosuffisants sur le plan énergétique, de couleur gris étain pour un meilleur contrôle thermique. Des arbres à croissance rapide dominaient le lotissement, et leurs longues branches incurvées au-dessus des pistes procuraient une ombre bienvenue. De petits jardins ouvriers entouraient chacun des hémisphères, tous très bien entretenus. — C’est très propre, remarqua Eleanor. Ils ont une attitude différente, ici. — Tu n’es pas juste. Imagine comment ce que ce sera dans une vingtaine d’années. Exactement comme à Berrybut. — Peut-être, mais peut-être pas. Ces gens sont plus en phase avec l’avenir, ils croient en lui. Ils passèrent devant un bouquet de manguiers aux fruits mûrs. Des enfants jouaient entre les arbres sans paraître se soucier de la tentation qui pendait au-dessus de leur tête. — Le chapardage est donc passé de mode ? — Tu veux que nous emménagions ici ? demanda Greg. — Non, dit-elle avec un sourire. Tu ne pourrais pas vivre dans ce genre d’endroit. Ils laissèrent derrière eux l’éloquence rustique du lotissement de Milton et ralentirent pour se glisser dans la file de camionnettes et de carrioles tirées par des vélos qui roulaient au pas dans le dédale de la zone de Park Farm. Ici on ne voyait que des usines pareilles à des morceaux de sucre géants, surmontées de toits noircis par les collecteurs solaires. La moitié portaient le triangle et le « V » volant, emblème d’Event Horizon, et la plupart des autres appartenaient à des entreprises étrangères. Eleanor remarqua les logos de quelques kombinate. Ces usines constituaient une abomination pour le PSP, elles représentaient l’impérialisme économique, mais le Parti avait bien été obligé de les laisser s’installer en échange des investissements colossaux que les cartels de la finance, à Zurich ou Tokyo, avaient consentis pour la construction de logements à Peterborough. — Tu veux dire que tu emménagerais ici, si tu n’étais pas avec moi ? dit Greg. — Ne sois pas ridicule. Elle souriait toujours. Il avait la tête de quelqu’un qui vient de mordre à pleines dents dans une nourriture écœurante. — Tu n’es pas forcée de venir avec moi pour voir Royan, tu sais, dit-il. Ce n’est pas exactement un pique-nique. Et ça ne me prendra qu’une heure, à peu près. — Oh non ! répliqua-t-elle. Tu ne t’en tireras pas aussi aisément, Greg Mandel. Est-ce que tu te rends compte que je ne sais pratiquement rien de ce que tu as fait entre le moment où tu as quitté l’armée et notre rencontre ? C’est le premier aperçu que tu m’autorises sur cette période de ta vie. — Il te suffisait de demander. Elle lui lança un regard en biais. — Si tu avais voulu que je sois au courant, tu m’en aurais parlé. Et maintenant que tu commences à le faire, je ne suis pas sûre de ce que ça signifie, mais j’en suis sacrément heureuse. — Il faut s’habituer à lui, éluda Greg. Elle reconnut le ton, celui du regret de l’avoir invitée à l’accompagner, sur une impulsion. Son ami était-il si terrible ? — Tu as dit qu’il avait été blessé. — Très salement, oui. Il est complètement invalide, et gravement brûlé. Ce n’est pas joli, joli. — Je ne te mettrai pas dans l’embarras, Greg. — Je n’imaginais pas que tu le ferais. Plutôt l’inverse, d’ailleurs. Mon passé comporte certains aspects assez peu reluisants. — Les femmes ? — Non ! — Il y en a eu, corrigea-t-elle avec retenue. Le genre de savoir-faire que tu m’as montré n’est pas précisément héréditaire… Il lui adressa un faible sourire et rendit les armes. Mais elle pensa qu’il était un peu rassuré. Aussi horriblement défiguré que soit ce Royan, elle était déterminée à ce que Greg ne soit pas déçu de les avoir mis en contact. Les rues étroites et les façades en briques rouille de Bretton défilaient lentement dans le pare-brise. Elle gara le Duo dans une ancienne cour d’école, à côté d’une impressionnante banderole du conseil des Nouveaux conservateurs qui proclamait la prochaine remise à neuf des lieux et leur transformation en centre culturel. Les fenêtres des classes étaient toutes obturées et quelqu’un avait planté des piquets de géomètre dans la cour de récréation. Elle sortit et le regarda avec l’air d’attendre quelque chose. Il portait un Levis et son blouson en cuir sur un tee-shirt vert olive. Elle avait opté pour un sweat-shirt bleu marine informe et un jean noir. Une tenue neutre, comme il le lui avait recommandé. Elle commençait à comprendre pour quelle raison : Bretton était un coin perdu qui ne partageait pas la vitalité rugissante du reste de la ville. Les maisons autour d’eux avaient toutes d’épais volets en bois et des portes blindées. Greg verrouilla le Duo avec son bip. Ils furent très vite encerclés par une quinzaine de gamins dont certains avaient à peine dix ans. Les yeux brillaient d’un éclat vif dans les visages crasseux. — On te surveille ta tire, mon pote ? pépia une voix prépubère. — C’est du vol, protesta Greg. À sa façon obscure, le rituel était un soulagement, et Eleanor eut l’impression de remettre les pieds sur terre. Bretton était toujours relié au reste de la cité, durant le jour, au moins. — Cinq livres, dit le gosse. — Je pense que nous allons nous garer dans la rue voisine, répliqua Greg. — Quatre. — Elle est très sale, souligna Eleanor. Les gamins rapprochèrent leurs têtes pour tenir un rapide conciliabule. Elle échangea un regard amusé avec Greg. — Trois, déclara le petit chef. Et nous la lavons aussi. — La moitié maintenant ? — Deux maintenant, exigea le leader, l’air offensé. L’affaire conclue, et tandis que deux des enfants couraient chercher des seaux et des éponges, elle laissa Greg la guider dans le centre de Bretton. Elle était heureuse de sa présence. L’endroit semblait mal fréquenté. Seule, elle ne s’y serait jamais aventurée. L’artère principale était recouverte par un toit fait d’un assemblage hétéroclite de feuilles de plastique épais, de panneaux solaires, de plaques de fer rouillé, et même de chaume. Le tout était soutenu par une collection tout aussi bizarre de fermes comme des poteaux téléphoniques et des tronçons de pylônes électriques. C’était un monde crépusculaire où le soulagement de ne pas sentir la morsure du soleil était tempéré par les nuages de poussière aride que tout mouvement soulevait. Les étals installés le long des trottoirs n’offraient pas l’abondance désordonnée qu’on trouvait à Oakham. Ici les boutiques reprenaient à peine leur commerce, et l’accent portait sur les biens de consommation. Eleanor remarqua qu’on trouvait de nouveau de la nourriture emballée, mais pas encore de conserves. Ils cherchèrent là ce que, d’après Greg, Royan aimerait recevoir. Pour la jeune femme, ce n’était que du bric-à-brac. Il choisit des plaques de circuits imprimés, des moteurs électriques, des gadgets mécaniques à l’usage mystérieux qui appartenaient à des machines plus volumineuses, de vieilles montres à ressort. Trois sacs en plastique pleins, pour un total de trente livres. Il n’y avait aucune logique dans ces achats. Greg sembla aux anges quand il dénicha un magnétoscope Sanyo sous des téléphones Mickey Mouse et des bouilloires. Il marchanda avec le vendeur jusqu’à l’obtenir pour dix livres et repartit très satisfait. Elle recommençait à se poser des questions sur Royan. Etranges cadeaux… Ils sortirent de Bretton et pénétrèrent dans Mucklands Wood. Eleanor décida alors que Bretton n’était pas si affreux que cela, après tout. Les immeubles de quinze étages qui avaient remplacé la forêt étaient des habitations à loyer modéré gérées par le conseil municipal. Ils illustraient l’aspect le moins réussi du programme d’expansion de la ville. Un retour au pire style de taudis instantanés qu’on avait pu connaître dans les années 1960. Ils étaient identiques dans les moindres détails, jusqu’aux panneaux solaires bon marché et peu efficaces qui recouvraient de gris ardoise chaque centimètre carré de leurs façades. L’air surchauffé et tremblant tordait leur géométrie sévère et brouillait les arêtes, comme si la nature essayait de déformer la laideur inhumaine de leurs lignes. Le sol à leur pied était un terrain vague. Moins de la moitié des ateliers prévus dans le quartier avaient été construits, et ceux que le conseil avait terminés étaient abandonnés, brûlés ou éventrés. Le symbole du gang des Trinities était griffonné partout, avec son poing fermé sur une croix à épines et le sang qui en coulait. Même au kibboutz, Eleanor avait entendu parler des Trinities. Des anti-PSP radicaux. Mucklands Wood aurait pu être désert. Pas un mouvement. Pire, pas un bruit. Comment se faisait-il que pas un son – musique, voix ou cri – ne sorte de ces centaines de fenêtres sinistres ? Leurs pas crissaient sur l’argile du sol. Elle restait tout près de Greg, et jetait des regards nerveux alentour. — Cet endroit a fait partie de ton passé ? demanda-t-elle. — Pendant un temps. J’ai enseigné aux gens qui vivent ici. — J’ignorais que tu avais été professeur. — Oh, pas dans une école, rien de ce genre. Je les ai formés à l’art de la rue. — L’art de la rue ? — Les techniques pour briser les rangs de policiers, tendre des embuscades à leurs sections chargées d’arrêter les meneurs, la manière de contrer les chiens d’attaque. Ce genre de choses. C’était le pendant de la formation anti-insurrectionnelle que l’armée m’a donnée. — Oh… Tu voulais savoir, tant pis pour toi, se dit-elle. Elle baissa les yeux sur les fragments de pierre jaunâtre qui parsemaient le sol. — Reste calme, dit-il doucement. Elle le regarda, perplexe. Il avait cet air distant. Il se servait de son implant. Le garçon des Trinities sortit de sa cachette, un pan de mur à moitié écroulé d’un atelier. Il le fit si vite et si souplement qu’il lui parut se matérialiser d’un coup devant eux, et elle faillit pousser un petit cri de frayeur. Il correspondait parfaitement à l’image d’un prédateur humain, c’en était presque le stéréotype. Asiatique, dans les vingt-cinq ans, cheveux très courts, blouson de cuir crasseux et sans manches, tee-shirt lacéré et pantalon moulant en cuir. Deux couteaux de chasse et une matraque paralysante étaient passés à sa ceinture. Il avait une sorte d’écouteur dans l’oreille gauche, et la bande qui lui enserrait le cou maintenait en place son laryngophone. L’emblème des Trinities était peint sur son blouson. Il eut un sourire carnassier pour Eleanor, et elle sut qu’il sentait sa peur. — Vous êtes quoi, les deux trous-du-cul ? des junkies du danger ? D’autres Trinities apparurent derrière elle et Greg, vêtus de vestes de camouflage, de jeans et de tee-shirts. Leurs visages étaient durs, et leurs armes allaient du poignard à des objets dont elle ne pouvait deviner la fonction. Ils se déployèrent pour bloquer les intrus. — On se calme, mec, dit Greg d’un ton mesuré. Il posa un sac à terre et tendit très lentement sa main droite vers l’autre. Le rictus du jeune s’estompa quand il vit la carte que Greg tenait dans sa paume. — Où tu as eu ça ? — Au même endroit que toi. — Sans déconner ? Il sortit sa propre carte et la plaça sur celle de Mandel. La confusion tordit ses traits quand sa carte reconnut l’authenticité de celle de Greg. — Ta tête ne me dit rien. — La tienne non plus. — Ne te paie pas ma gueule ! s’écria l’autre. — Greg est un des nôtres, Des, fit une voix féminine rauque derrière Eleanor. Du coin de l’œil, la jeune femme vit une silhouette frêle à la chevelure hérissée mauve, en pantalon léopard collant et maillot de corps noir. Son âge était indéfini. Avec son visage fin, elle pouvait avoir quinze ans comme trente. Elle tenait posée en travers de son avant-bras replié une carabine. Des cartouchières pleines se croisaient sur sa poitrine plate et des chargeurs étaient accrochés à son ceinturon. Elle affichait un grand sourire narquois. — Toi, Suzi, tu la boucles ! hurla le garçon. Tu m’entends ? On pourrait faire passer un putain de tank dans ce qui te sert de bouche. C’est mon territoire ici, c’est moi qui commande. Ces fumiers sont peut-être du Parti. De sa main libre, Eleanor agrippait le bras de Greg, qu’elle pinçait sans s’en rendre compte. Et si la carte ne suffisait pas ? Mandel eut un mince sourire. — Salut, Suzi. La fille à la tignasse mauve lui fit un petit signe espiègle pour lui indiquer que tout allait bien. Le visage de Des s’assombrit. — Tu les connais ? — Sûr, répondit Suzi. Greg était un Trinity, il y a un bail. Il m’a appris un tas de trucs. (Son regard rencontra celui d’Eleanor.) Il est bon, aussi, hein ? La jeune femme garda le visage fermé, toutes émotions figées, exactement comme elles l’avaient été pendant toutes ces années au kibboutz. — Tout dépend du matériel sur lequel il doit travailler, chérie. Pas la meilleure répartie du monde, non, mais déjà très convenable, dans les circonstances présentes. Greg lui-même parut vaguement étonné. Et approbateur, aussi, lui sembla-t-il. Suzi se mit à rire. — Alors c’est pour quoi, ce retour aux sources ? interrogea Des. — Je suis ici pour voir le Fils, dit Greg. — Allez, Des, laisse-le passer. — Bordel, c’est le dernier avertissement, Suzi ! Je te taillade si tu ne la fermes pas pour de bon. — Demande au Père, poursuivit Mandel. Il te dira qu’on peut me faire confiance. — Ah ouais ? Mais elle ? fit Des en désignant Eleanor. Je ne vois pas de carte. — Elle est avec moi. — Sans déc’ ? — Des, il a notre carte, et ça en fait un des nôtres. La nouvelle voix était profonde, et sans forcer elle portait loin. Pleine d’autorité contenue, se dit Eleanor. Soudain les Trinities s’étaient immobilisés et attendaient la suite. Il y avait une trace d’irritation dans le ton employé, et la jeune femme fut heureuse que la remarque ne lui ait pas été adressée. Quand elle tourna la tête, elle découvrit un grand Noir qui enjambait les bases d’un atelier mort-né. Elle lui donnait le même âge que Greg, et il se déplaçait avec cette même grâce dangereuse. Ses deux mètres étaient surtout constitués de muscles. Il portait une tenue de combat propre, aux plis bien marqués, et un béret bleu orné d’une seule étoile argentée. Elle reconnut l’insigne d’un régiment de l’ancienne armée britannique. Les bancs de mémoire informatiques de Greg au chalet regorgeaient de ces détails militaires. — Merde, oui, Père, mais…, commença Des. — Mais rien ! Un type avec une carte est des nôtres, toujours. On ne s’habille pas tous comme des merdes. Tu as saisi ? La tête de Des dodelina comme une poupée maussade qui acquiesce à contrecœur. — Sûr, d’accord, Père. Je ne voulais pas prendre de risques, c’est tout, vous comprenez ? La tension avait déserté les autres membres du gang. Certains souriaient même franchement de l’embarras de Des, Suzi la première. — Je comprends, mon gars. Bon, ça va se reproduire ? — Monsieur, non, monsieur. Des yeux, le grand Noir survola le cercle des Trinities. — Je n’ai pas bien entendu… — Monsieur, non, monsieur ! s’écrièrent-ils joyeusement. — Rompez, aboya-t-il. Suzi fit un geste nonchalant de la main à Greg avant de suivre les autres, qui s’enfoncèrent dans ce paysage lunaire artificiel. Mandel et le grand Noir s’étreignirent comme deux vieux amis. Eleanor sentit tous ses muscles se détendre en un frisson convulsif. Elle n’avait pas été consciente de la tension qui l’habitait. Avec autant d’armes, Greg lui-même n’aurait pu les tirer de ce mauvais pas si Des était passé à l’attaque. Mucklands Wood était un endroit comme elle n’en avait jamais connu, et le froid qui lui donnait la chair de poule ne se dissiperait certainement pas avant qu’elle ait retrouvé la sécurité du Duo et ait mis les gaz. Les deux hommes se lâchèrent enfin. Tous les deux affichaient le même large sourire. — Mon vieux, tu as disparu de la circulation un bout de temps. — Eh oui, c’est comme ça, fit Greg avec décontraction. Je ne peux pas me permettre d’être vu avec des types comme vous, maintenant, je suis devenu un professionnel respectable, légitime. — Légitime, mon cul. Tu t’es amolli, voilà tout. — Mouais. Teddy, je te présente Eleanor. Une amie. Le sourire du Noir s’agrandit encore quand il la détailla du regard, puis il ôta vivement son béret, dans une tentative désespérée de galanterie. — Seigneur, les officiers se sont toujours adjugé ce qu’il y a de meilleur. Il s’essaya à un baisemain maladroit, mais qui valait tous les laissez-passer. L’atmosphère s’en trouva très allégée. — Tes gars sont un peu nerveux, hein ? fit Greg tandis qu’ils se dirigeaient tous trois vers la tour la plus proche. — Ouais, désolé pour l’incident, grommela Teddy. Nous avons eu un échange assez brutal avec quelques connards du Parti, il y a deux jours. Trois de mes gars ont été touchés. Les autres restent en alerte. On ne peut pas leur en vouloir. — Tu t’attends à des représailles ? s’enquit Greg. — Bah, je ne sais pas trop. La guerre n’est pas encore finie, tu sais. Il reste des centaines de milliers d’encartés, là dehors. Ils sont malins, bien organisés, et ce ne sont pas des tendres. Ils nous referont le même coup si nous baissons la garde. — Les Chemises noires entreprennent des opérations sérieuses ? — Sans déconner, Greg, ils foutent la merde dans cette ville. Presque autant que nous, à l’époque. Il y a des incidents toutes les nuits, et les forces de police ne savent plus où donner de la tête. Les enquêteurs n’ont pas l’air d’arriver à les serrer. Les Chemises noires ont complètement bouclé Walton, personne n’y entre ou n’en sort sans leur autorisation. On se pose sur notre derche et on se regarde fixement de chaque côté de l’A15. Et je n’arrête pas de me demander ce qu’ils nous préparent là-bas. Le Fils observe ce qu’il peut bien sûr, mais même lui a ses limites. Ce qu’il me faudrait, c’est un Mi-24 armé de Spirals pour aller raser leur trou et vaporiser ces connards. Comme au bon vieux temps. — On n’est plus au bon vieux temps, Teddy. Nous nous sommes débarrassés d’eux, et ils ne reviendront pas. Les Chemises noires ne sont qu’un troupeau de zombies qui ne savent pas encore qu’ils sont morts. — Je sais comment le leur expliquer. — Combien sont-ils, là-bas, actuellement ? — Il y a peut-être deux cents Chemises noires régulières, cinq cents s’ils rameutaient les durs à cuire qu’ils ont éparpillés dans tout le comté. Mais ce sont tous les autres qui me filent des insomnies. La moitié d’entre eux bossent toujours dans les services municipaux. S’ils se concertent, ils peuvent faire de gros dégâts. L’inflation mine les gens, mon vieux, et on commence à beaucoup critiquer les Nouveaux conservateurs. Et je te parie qu’ils ont tout manigancé, cette saloperie de Parti a toujours adoré comploter. Je ne peux pas me battre contre ça, Greg. Ce n’est pas une menace physique. Ce qui est physique, je sais comment faire. Alors je dois les laisser aux enquêteurs néoconservateurs. Encore des foutus bureaucrates. Je te le dis, tout ça me rend dingue. — Les gens ne se laisseront pas avoir par le PSP une deuxième fois, intervint Eleanor. Ils ne sont pas idiots à ce point. Teddy sourit à demi. — Poupée, je souhaite que vous ayez raison, parole. Parce que ce n’est pas seulement ici, c’est la même chose dans toutes les villes du pays. Le Parti n’a plus le pouvoir, mais ça ne veut pas dire qu’il y a renoncé. Mauvais, tout ça. Mais la balance peut pencher d’un côté ou de l’autre, nous sommes prêts à les recevoir, la Kalachnikov chargée dans une main et la Bible dans l’autre. — Comment va Goldfinch, au fait ? dit Greg. Teddy roula des yeux et poussa un soupir de désespoir. — Toujours aussi dingue. Mon vieux, il faudrait que tu entendes les sermons qu’il fait maintenant. Il n’en peut plus de désirer la vengeance, il en est tout enflammé, et tout huileux. Mais ça garde les gamins focalisés, ils n’oublient pas qu’ils combattent pour ce qui est bien. Quand il est en chaire, tu ne vois pas le temps passer. Il a même réussi à attirer des civils de Mucklands. Tu veux lui parler ? — Je passe mon tour. C’est pour Royan que je suis venu. — C’est ce que je pensais aussi. J’ai vu que tu t’es chargé de détritus pour lui. Deux Trinities montaient la garde aux portes de la tour. Ils saluèrent avec entrain quand Teddy passa devant eux, sans même accorder un regard à Eleanor. Le hall d’entrée contrastait avec l’aspect décrépi de l’extérieur. Il était propre, quoique un peu Spartiate. La jeune femme crut voir Greg lancer un clin d’œil à la petite caméra fixée au-dessus du chambranle. — Je ne monte pas, déclara Teddy. Tu as besoin des Trinities pour quelque chose ? — Ça n’a pas l’air d’en prendre le chemin, mais au cas où… — Nous sommes là, Greg, toujours là. Nous n’avons nulle part ailleurs où aller. Passe dire au revoir avant de partir. — Entendu. Teddy gratifia Eleanor d’un autre de ses sourires enjôleurs et disparut dans l’ancienne loge du gardien. Elle entraperçut des cartes et des écrans sur le mur, un matériel solide de communication sur des bureaux, et un immense poster en couleurs de Marilyn Monroe. Les portes de l’ascenseur coulissèrent, et elle alla s’adosser contre la cloison du fond. Elle laissa échapper un soupir de soulagement et posa un regard dur sur Greg. — Peut-être que tu avais raison, quand tu as suggéré que je ne vienne pas. — Eh, je m’excuse, pour Des, je ne savais pas que ça allait arriver. Il enfonça la touche du dernier étage et la cabine vibra en commençant son ascension. — Peut-être que toi tu ne le savais pas, mais moi j’aurais dû. Ce quartier sape tout espoir, et il élève les gens à devenir comme Des. — Ah, tu te trompes. Mucklands Wood est un des endroits les plus sûrs de Peterborough. Elle renifla pour montrer son scepticisme. — Je t’assure. À partir du moment où tu y habites. Les Trinities ne tolèrent pas le vol et la violence contre les leurs. — C’est une milice d’autodéfense ? — Appelle-les comme tu veux. Mais n’oublie pas que ces troupes sont celles qui se sont opposées aux agents du PSP quand la violence était à son comble. — Je suis désolée, Greg, je ne voulais pas les dénigrer, je vois bien que tu as gardé des liens forts avec eux. Et je suis heureuse d’être venue. Quand mes nerfs se seront calmés, je pourrai mieux l’exprimer. — Je vais te dire, tu t’es très bien débrouillée. Pas mal de gens auraient pris leurs jambes à leur cou. — Moi aussi, si j’avais pensé que je pouvais m’en tirer. Teddy était sérieux quand il a parlé du PSP toujours actif à Walton ? — Bien sûr. — Mais pourquoi le gouvernement ne fait-il rien ? — Faire quoi ? Nous vivons aujourd’hui dans un système impartial. La loi est la même pour tous. Être membre d’un parti politique n’est pas une infraction dans cette nouvelle Angleterre pétrie de justice. Être membre des Trinities, par contre, et faire ce qu’ils font, ça c’est devenu un crime. Elle secoua la tête, déconcertée. — Tout est tellement mal fichu. C’est stupide. — Ouais. Je sais. CHAPITRE 20 L’ascenseur s’arrêta avec une secousse soudaine avant d’émettre un carillon métallique quand les portes s’ouvrirent. Le couloir devant eux était étroit, ses murs en parpaings nus. Une bande de biolum verdâtre courait sur toute la longueur du plafond. Greg et Eleanor allèrent jusqu’au bout et il frappa à la porte 206. Il eut un bref accès de culpabilité, car sa dernière visite ici remontait à des semaines. Et il venait parce qu’il avait besoin de quelque chose. Qoi ouvrit. C’était une Chinoise de treize ans en costume Mao de soie bleu décoré sur les manches de serpents brodés rouge et or. Elle s’inclina bas. — Il vous attend, dit-elle d’une voix aussi haut perchée que le pépiement d’un oiseau. La 206 était un logement familial comprenant trois pièces et une entrée de la taille d’un placard. Située dans un angle de l’immeuble, elle disposait de deux fenêtres. Royan était célibataire et n’aurait pas dû y avoir droit, mais comme il n’était inscrit nulle part sur les registres d’occupation municipaux, il ne courait pas le risque d’être expulsé. La porte donnant sur sa chambre coulissa et une bouffée d’air chaud et humide chargé d’une odeur d’humus s’en échappa. L’intérieur était le rejeton bâtard d’un jardin botanique et d’un local de CFAO. Trente spots bleu-blanc inondaient de leur lumière quatre rangées de bacs où poussaient orchidées, fuchsias, cyclamens, saintpaulias, gloxinias et jasmins. De grandes jacinthes les dominaient et dégageaient un parfum écœurant. Un petit robot roulait dans les allées entre les bacs. C’était un assemblage de composants disparates, une création qu’un sculpteur surréaliste aurait pu imaginer dans un accès de démence sous hallucinogènes. Un tuyau flexible terminé par une pomme d’arrosoir en cuivre pendait d’un côté et déversait une eau laiteuse sur la sphaigne qui moussait à la surface du terreau. Un mur était occupé du sol au plafond par des écrans de télévision, non pas des écrans plats modernes, mais d’antiques modèles à tube cathodique du siècle dernier. Ils avaient été ôtés de leur boîtier et empilé comme des briques dans une armature métallique. Certains retransmettaient les programmes de quelques chaînes, d’autres les images des caméras de surveillance placées tout autour de l’immeuble, d’autres encore déroulaient en cascade un texte serré en lettres verdâtres. Un trépied en aluminium était placé au centre de la pièce, et sa caméra suivit en silence Greg tandis que celui-ci contournait en se baissant les paniers suspendus pleins d’impatientes et de capucines. Deux câbles en fibre optique tombaient à l’arrière de la caméra et serpentaient sur le linoléum marron éraflé jusqu’au fauteuil de dentiste modèle 1960 de Royan. Ils étaient raccordés aux modems sphériques qui emplissaient ses orbites. Greg sentit le hoquet réflexe dans l’esprit d’Eleanor quand elle lutta pour maîtriser sa répulsion. Elle réussit tout juste à réprimer un grognement horrifié. Il se força à sourire avec un petit mouvement de tête en direction du torse boursouflé et enserré dans un tee-shirt qu’était Royan. Celui-ci n’avait plus de jambes, et ses bras s’arrêtaient juste sous les coudes, les moignons encapuchonnés dans des coupoles de plastique gris d’où jaillissaient des câbles reliés aux diverses armoires électroniques disposées dans la pièce. Tous les écrans s’éteignirent. Puis des mots s’y formèrent, en lettres de un mètre de haut et d’un vert phosphorescent que la réticulation des bords noirs fragmentait d’étrange façon. — SALUT, GREG. QUI EST LA DAME ? Royan avait quinze ans cette nuit-là, six ans plus tôt, lorsque Greg avait pris part à son dernier combat de rue. Tout avait commencé sous l’aspect d’une marche en direction de la mairie de Peterborough pour protester contre les dernières restrictions sur les protéines. Les Trinities avaient infiltré la foule et étaient avides d’en découdre. C’était une manifestation imposante, dangereuse. Le Parti avait fait appel aux agents populaires. Les agents populaires : ils avaient remplacé les agents spéciaux. Greg se souvenait de ceux-là, qu’il avait connus dans sa jeunesse : des policiers du week-end qui revêtaient leurs jolis uniformes sombres et déréglaient avec enthousiasme la circulation à la fête du comté de Rutland. Les agents populaires étaient d’un tout autre genre. Recrutés dans les rangs des troupes de choc de l’extrême gauche et des brandisseurs de drapeau noir qui s’en prenaient aux policiers et aux photographes de presse lors des manifestations, ils avaient opéré le plus énorme renversement de rôles depuis que Dracula était devenu végétarien. Les agents populaires étaient placés sous l’autorité directe des comités locaux du PSP et employés pour défoncer les crânes dès que des gens osaient se plaindre de la dernière baisse de leur niveau de vie. En bref, ils constituaient la milice du Parti. Leur arme de prédilection était le fouet, avec une lanière en carbone monotreillissé. On les entraînait à frapper aux jambes en priorité. Enflammé par l’élan de la jeunesse, Royan se trouvait au premier rang du cortège. Dès leur première charge, la foule avait battu en retraite, laissant derrière elle ceux qui étaient à terre. Les agents populaires s’étaient alors massés autour de chaque manifestant tombé, comme des guêpes furieuses, et ils avaient frappé sans retenue. C’étaient les Trinities qui avaient riposté, avec à leur tête Teddy et Greg. Ils avaient repoussé les agents sous un bombardement de cocktails Molotov qui avaient illuminé le ciel d’une pluie de feu. Greg avait tiré Royan hors des flammes beaucoup, beaucoup trop tard. Il se demandait parfois s’il n’aurait pas rendu service au garçon en allant plutôt boire une bière. — Je te présente Eleanor, dit-il. — SALUT, ELEANOR. TU ES TRÈS JOLIE. — Vas-y, fit Greg à la jeune femme. Parle normalement, il peut t’entendre. Les oreilles de Royan étaient son unique périphérique sensoriel à l’hôpital, le seul moyen qu’il avait eu de ne pas sombrer dans la folie. C’était un mois avant qu’on lui installe le modem optique. Quinze jours plus tard, il avait eu droit à la connexion de ses axones à l’avant-bras. Ce dernier système lui donnait la capacité de communiquer, les impulsions nerveuses destinées à sa main amputée nourrissant une entrée d’ordinateur. Chaque fois qu’il lui rendait visite, Greg imaginait des mains fantômes pianotant sur un clavier, dans quelque dimension désincarnée. Gênée, Eleanor s’éclaircit la voix. — Salut, Royan. Heureuse de faire ta connaissance. — TU ME PLAIS BIEN. TU NAS PAS CRIÉ, NI RIEN. — Bas les pattes, l’avertit Greg. Elle est avec moi. — GREG À DE LA CHANCE. BEAUCOUP DE CHANCE. — Je sais. Je t’ai apporté quelques trucs divers. — TOUT PEUT AIDER. Il dit à Eleanor de renverser le contenu de son sac de rebuts sur un large établi. Royan avait fixé deux vieux bras articulés ayant appartenu à une chaîne de montage de General Electric juste à côté, et remplacé leurs pointes de soudure par des pinces à segments multiples qui évoquaient assez des serres de rapace. Greg n’avait jamais réussi à comprendre comment le plancher ne cédait pas sous un tel poids. Les bras se déployèrent par une série de mouvements saccadés et commencèrent à effectuer un tri parmi ces trésors. Ils mirent de côté le magnétoscope, près de la bulle en verre rayé qui contenait le matériel de micro-assemblage de Royan. — JACKPOT. BEAUCOUP DE BONNES CHOSES LÀ-DEDANS. MERCI À VOUS DEUX. Quoi qu’on lui apporte, Royan finissait toujours par trouver un usage à chaque chose. Il bricolait patiemment avec des pièces théoriquement incompatibles jusqu’à parvenir à les incorporer dans sa caverne d’Ali Baba cybernétique. Un autre de ses robots improbables roula vers Greg et Eleanor, un pichet en pyrex plein de café fumant sur son couvercle. — SERVEZ-VOUS. Greg sirota la boisson brûlante pendant que les bras articulés s’affairaient en ronronnant derrière lui. Le café était excellent, comme toujours. Royan le détournait de l’inventaire informatique d’une épicerie fine réputée de New Eastfield et dirigeait le camion de livraison vers une adresse sûre, dans Bretton. Eleanor ne cacha pas son plaisir en y goûtant. — Du boulot pour toi, dit Greg. — LE PARTI EST IMPLIQUÉ ? — Je ne le pense pas. Mais la personne qui m’a embauché les déteste encore plus que toi. — IMPOSSIBLE. QUI EST-CE ? — Je vais te le dire dans une minute. La première des aides que tu peux m’apporter, c’est en répondant à quelques questions pour moi. J’ai besoin de connaître le genre d’informations qui flottent dans le circuit en ce moment. Tu peux faire ça pour moi ? — VAS-Y. — As-tu entendu parler de l’attaque éclair contre le réseau de données d’Event Horizon ? — RIRE RIRE. LE CIRCUIT NE BRUISSE QUE DE ÇA DEPUIS TROIS JOURS. PLUS GROSSE AFFAIRE DEPUIS QUE L’ORDINATEUR CENTRAL DU MINISTÈRE DE L’ORDRE PUBLIC À ÉTÉ MIS EN RIDEAU. — Qui a monté ce coup ? — AUCUNE IDÉE. GROSSE ÉNIGME. RECRUTEMENT PAS EFFECTUÉ À TRAVERS LE CIRCUIT. BIZARRE BIZARRE BIZARRE. — Le groupe de hackers pourrait être étranger ? — NON. LE CIRCUIT À EU CONNAISSANCE DE L’AFFAIRE TROP VITE. INDICES DONNÉS. MAIS AUCUN NOM. INHABITUEL. SI J’AVAIS PARTICIPÉ J’AURAIS VOULU QUE LES GENS RECONNAISSENT MA TOUCHE. CE GENRE DE D’ARNAQUE FAIT MONTER TA COTE, LA DOUBLE PEUT-ÊTRE. LE SILENCE À DÛ ÊTRE ACHETÉ. TRÈS CHER. ÇA NÉCESSITE BEAUCOUP D’ARGENT. — Comment m’y prendrais-je si je voulais recruter sans passer par le circuit ? — BONNE QUESTION. UN TECH-MERC QUI À TRAVAILLÉ AVEC DES HACKERS SOLO AVANT BOF. IL FAUDRAIT AVOIR DE BONS CONTACTS. Le petit robot qui avait arrosé les bacs de fleurs traversa la pièce et vint se placer sous un robinet mural. L’eau coula dans son réservoir. Greg observa ce manège par-dessus le rebord de sa tasse. — Parle-moi de Philip Evans. — C’ÉTAIT LE PROPRIÉTAIRE D’EVENT HORIZON. MORT IL Y À UN MOIS. RICHE. RICHE. RICHE. — C’est tout ? — NON. IL EXISTE DES MÉMOIRES CENTRALES ENTIÈRES CHARGÉES DE DONNÉES BIOGRAPHIQUES. TU VEUX UNE SORTIE PAPIER ? — Non, merci. Je voulais dire : est-ce qu’il y a du nouveau sur lui depuis sa mort ? — L’OPPOSITION À PROTESTÉ CONTRE LE COÛT DE SES FUNÉRALLLES. C’EST LA DERNIÈRE ENTRÉE. — Bon, j’ai une info ultraconfidentielle pour toi. Les souvenirs de Philip Evans ont été stockés. — AH AH. — Dis-moi comment tu t’y prendrais pour parvenir à ce résultat. — LA MEILLEURE OPTION SERAIT DANS UN RÉSEAU NEURAL BIO-INFORMATISÉ. LA FERRÉDOXINE CONVIENDRAIT. IL FAUDRAIT ACCOLER LE SÉQUENÇAGE ARN D’EVANS DANS LES NODULES, DUPLIQUER LA STRUCTURE DE SON CERVEAU, ET ENSUITE INJECTER SES SOUVENIRS DANS LA MÉMOIRE CENTRALE PAR NEUROCOUPLAGE. LE COÛT SERAIT ABSOLUMENT DÉLIRANT. MAIS JE SUPPOSE QUE PHILLP EVANS POUVAIT SE L’OFFRIR. APRÈS TOUT, C’EST UNE FAÇON DE TOUT EMMENER AVEC SOI. PAS VRAI ? — Exact, dit Greg, qui prit un temps de réflexion avant de passer à la question suivante. Donc, tout ce qu’il fallait savoir pour en déduire la nature de la mémoire centrale d’Evans, c’était que ses souvenirs avaient subi un transfert, rien d’autre ? — OUI ON EN PARLE DEPUIS DES ANNÉES. L’UNIVERSITÉ DE HAMBOURG À CHARGÉ UN PROGRAMME DE PERSONNALITÉ TURING DANS SON BIO-ORDINATEUR, IL Y A DE ÇA QUELQUES ANNÉES. SES PERFORMANCES ÉTAIENT VRAIMENT IMPOSSIBLES À DISTINGUER DE CELLES D’UN HUMAIN. IL NE MANQUAIT QUE LES SOUVENIRS EN ARRIÉRE-PLAN. J’AI BAVARDÉ AVEC LUI, UNE FOIS. FLIPPANT FLIPPANT FLIPPANT. — Si tu connaissais l’existence d’une mémoire centrale bio-informatisée abritant un programme de réactions personnelles sophistiquées, comment ferais-tu pour le désactiver ? — ENVOI MASSIF DE DONNÉES. POUR FORCER LE PROGRAMME DE PERSONNALITÉ À SORTIR DE LA MÉMOIRE CENTRALE. — Tu as pensé à cette solution tout seul, ou bien c’est quelque chose que tu repiquais dans le circuit ? — TOUT SEUL, JURÉ CRACHÉ. C’EST LA SOLUTION ÉVIDENTE. — Ça voudrait dire qu’il ne s’agissait pas d’une attaque personnelle contre Evans ? demanda Eleanor. La conversation la captivait tant qu’elle avait laissé refroidir son café. Elle avait oublié l’état de Royan ou s’en était accommodée, et se comportait avec le plus grand naturel. Peu de gens en auraient été capables. Royan avait évidemment remarqué son attitude, car dans son univers étriqué il était un observateur affûté. Pour quelque obscure raison, Greg était ravi. Il voulait que ces deux-là sympathisent et s’apprécient. Cela avait beaucoup d’importance pour lui, sans qu’il puisse expliquer pour quelle raison précise. Ces satanés toubibs et autres psychiatres auraient fait des discours interminables sur le poids de son passé, pas de doute. Il se servit un autre café. — C’est une possibilité, admit-il. N’importe quel hacker observant le réseau de données d’Event Horizon aurait vu qu’un grand nombre des décisions au sommet avait pour origine cette mémoire centrale. Qu’il ait su ou non qu’il s’agissait d’Evans lui-même, je n’en suis pas sûr. — SI CE N’ÉTAIT PAS PAR VENGEANCE, ALORS C’ÉTAIT PROBABLEMENT EN CORRÉLATION AVEC LE GIGACONDUCTEUR D’EVENT HORIZON. J’AI RAISON, OU PAS ? — Tu as raison. Greg n’était pas surpris. Royan se tenait très bien informé par l’intermédiaire du circuit, et il pratiquait l’échange de données dès que c’était à son avantage. — Tu as raison. Philip Evans croit que l’attaque éclair était une tentative de sabotage, avec pour objectif de réduire les capacités d’Event Horizon à commercialiser le gigaconducteur en privant l’entreprise de son expérience de la direction. Comment as-tu découvert, pour le gigaconducteur ? — EVENT HORIZON À PASSÉ UN CONTRAT POUR LE DÉVELOPPEMENT DU GIGACONDUCTEUR AVEC LE MINISTÈRE DE LA DÉFENSE. — Mon Dieu, souffla Eleanor. Est-ce que tout le monde est au courant des secrets militaires de ce pays ? — PAS NÉCESSAIREMENT. MAIS LE GIGACONDUCTEUR EST UNE SI GROSSE AFFAIRE QU’IL EST IMPOSSIBLE DE LE GARDER SECRET LES DÉTAILS DU PROJET D’APPLICATION POUR DES ARMES ONT ÉTÉ CHARGÉS DANS L’ORDINATEUR CENTRAL DU MINISTÈRE DE LA DÉFENSE. CE QUI LES REND ACCESSIBLES À DES GENS COMME MOI, ET IL Y À BEAUCOUP DE GENS COMME MOI. RIRE RIRE. ENFIN, NON, PAS TANT QUE ÇA. Greg réfléchit à ces derniers éléments. Le gigaconducteur d’Event Horizon n’était pas aussi secret que Morgan Walshaw l’avait pensé, pourtant le ministère de la Défense n’avait été inclus dans le projet qu’après le dépôt du brevet. Il n’arrivait toujours pas à croire qu’un kombinate aurait pris la peine d’un sabotage comme l’attaque éclair, pas après avoir perdu la chance de déposer son propre brevet. — Quand as-tu découvert l’existence du gigaconducteur ? — LA TROISIÈME SEMAINE DE DÉCEMBRE. LE MINISTÈRE DE LA DÉFENSE À OUVERT UN NOUVEAU FICHIER ULTRASÉCURISÉ AU DÉBUT DU MOIS. ÇA MA INTÉRESSÉ. J’AI MIS DEUX JOURS POUR LE CRAQUER. Greg se servit de sa petite cuiller pour enlever la peau qui s’était formée sur son café. Si un autre hacker avait contourné les systèmes de sécurité du ministère à peu près en même temps que Royan, alors il se pouvait que l’attaque éclair soit l’opération d’un kombinate. Mais comment avaient-ils découvert l’existence du bloc RN ? Il en revenait une fois de plus à la question de l’existence de la taupe. — Est-ce que tu pourrais prélever des données des mémoires centrales de la division de sécurité d’Event Horizon sans déclencher aucune alarme ? — SI TU ME LE DEMANDAIS, J’Y ARRIVERAIS PEUT-ÊTRE, MAIS JE DÉTESTERAIS FAIRE ÇA. QUE VOUDRAIS-TU PRÉLEVER ? — Les programmes de contrôle de production des fours micro-G de Zanthus. — WAOUH ! BIZARRE BIZARRE. TOUTES LES MÉMOIRES CENTRALES PEUVENT ÊTRE CRAQUÉES, MAIS CERTAINES SONT PLUS RÉSISTANTES QUE D’AUTRES. ET EVENT HORIZON POSSÈDE LES MEILLEURS SYSTÈMES DE SÉCURITÉ. — À ta connaissance, quelqu’un d’autre que toi pourrait le faire ? — NOUS SOMMES TROIS OU QUATRE CAPABLES D’ÉCRIRE DES PROGRAMMES INTRUSIFS SUFFISAMMENT PUISSANTS. MAIS SI TU PASSAIS TA DEMANDE DANS LE CIRCUIT, ÇA TE COÛTERAIT VINGT MILLE NOUVELLES LIVRES STERLING, MINIMUM. La réponse collait à ce qu’il envisageait. Kendric pouvait s’autoriser une telle dépense, mais aurait-il pris la peine de dépecer Event Horizon s’il n’était pas au courant pour le gigaconducteur ? Il restait encore beaucoup trop d’inconnues. — Quelqu’un dans le circuit connaît-il le lien qui existe entre l’attaque éclair et la panne du Merlin ? — QUELLE PANNE DE MERLIN ? — Ma réponse est dans ta question, murmura Greg avant de résumer rapidement à Royan les problèmes de la sonde spatiale. Mon intuition me dit que les deux sont liés. Mais je ne vois pas comment. Je ne suis tout simplement pas convaincu de la justesse de l’attaque éclair. Quel résultat visait-elle ? — SAIS PAS. LES EFFORTS FOURNIS POUR MONTER L’ATTAQUE ÉCLAIR SONT COMPLÈTEMENT HORS DE PROPORTIONS AVEC LES DOMMAGES QU’ELLE AURAIT PU CAUSER. EVENT HORIZON À PERDU BEAUCOUP DE DONNÉES À LA SUITE DE L’ARRÉT DU RÉSEAU, MAIS RIEN DE CRITIQUE. ÇA LAISSE LA POSSIBILITÉ D’UNE VENGEANCE. Les lettres vertes avec leur scintillement subliminal le secouaient. Il s’en voulait de sa propre lenteur. L’attaque éclair avait exactement le genre de couches de protection que le sabotage des cristaux memox, chacune couvrant celle située en dessous, chacune plus complexe, plus subtile que la précédente. Le mode opératoire de Kendric Di Girolamo. Une sensation de satisfaction monta en lui : les schémas étaient identiques, et il focalisait maintenant son attention sur l’ennemi juré de Julia. Cette coïncidence était trop extraordinaire. Sauf que… Kendric était très malin, il n’aurait pas recouru au même schéma deux fois de suite. À moins qu’il ait voulu que ce soit ce que les gens pensent. Pensif, Greg but la dernière gorgée de son café. Il y avait des limites à la paranoïa. Suis ton intuition, se dit-il, au moins tu sais que tu peux lui faire confiance. — ALORS, QU’EN PENSES-TU, SHERLOCK ? — Données insuffisantes. Tu veux me rendre un grand service ? — DÉCOUVRIR QUI A PARTICIPÉ À L’ATTAQUE ÉCLAIR ? — Tu as tout compris. — LE SILENCE EST D’OR, EN CE MOMENT, DONC IL ME FAUDRA PIRATER LES HACKERS, ACCÉDER À LEUR MÉMOIRE CENTRALE POUR VOIR S’IL Y À LA MOINDRE RÉFÉRENCE À L’ATTAQUE ÉCLAIR. ET JE VISERAI LES HACKERS QUI TRAVAILLENT EN SOLO. CES SALOPARDS N’ÉTAIENT PAS DES VIERGES EFFAROUCHÉES. OUPS, PASSE-MOI L’EXPRESSION, ELEANOR. Elle regarda droit dans l’objectif de la caméra, repoussa quelques mèches de cheveux de son visage et lui adressa un sourire chaleureux. — Si c’est un trop gros morceau pour toi, je peux te faire parvenir de l’aide de la division de sécurité d’Event Horizon, dit Greg d’un ton grave. — POUR QUAND VEUX-TU TA RÉPONSE, GROS MALIN ? Greg brandit sa tasse vide pour saluer la caméra. — Aussi vite que possible, voire avant. La bouche de Royan s’entrouvrit, révélant des dents jaunies par la purée végétale dont Qoi le nourrissait. Sa version d’un sourire. — LA CHASSE EST OUVERTE. Une grande partie de son appréhension quitta Greg. Personne n’égalait Royan dans cette sorte de chasse, personne n’avait son expérience. Et il prenait la chose avec le plus grand sérieux. Il avait introduit des programmes de surveillance dans toutes les mémoires centrales majeures des organismes publics du pays. Des mouchards dormants qui guettaient les noms et les codes. Des quatre cent soixante-dix agents populaires en service la nuit de l’émeute, il en restait moins de deux cents en vie. Le garçon les avait traqués dès qu’il avait été connecté avec son terminal. Il avait recherché l’adresse de leur domicile, les avait repérés à travers les promotions, les transferts, les licenciements. Il informait ensuite Greg et les autres Trinities de l’endroit où l’on pouvait les trouver, ce à quoi ils ressemblaient maintenant et à quel moment de la journée ils étaient le plus vulnérables. Mandel en avait personnellement exécuté seize pour lui. — Merci, dit-il. — UN CADEAU DISCRET POUR TOI, GREG. IL POURRAIT T’ÊTRE UTILE. DONNE-MOI TA CARTE. Un des bras articulés s’étendit en travers de l’établi, griffes ouvertes. Greg chercha dans la poche de son Levis et en sortit la carte d’Event Horizon. Les doigts de métal se refermèrent sur elle, le bras se replia, pivota sur son axe vertical et se déploya de nouveau pour insérer la carte dans la fente d’une des consoles montées en batterie derrière l’établi. — EH, GREG, TU SAIS QUEL MONTANT DE CRÉDIT CETTE PETITE FRIPOUILLE PEUT TRANSFÉRER, POINT D’INTERROGATION, TRIPLE POINT D’EXCLAMATLON. — Ouais, alors sois prudent. — CONFIANCE CONFIANCE. OÙ EST-ELLE PASSÉE ? POSE LA MAIN DROITE SUR LE CARRÉ BLEU. Il se pencha sur l’établi quand l’écran d’un module s’alluma et fit comme Royan le lui disait. Rien de visible ne se produisit. — J’AI ÉCRIT CE PROGRAMME POUR LES TRINITIES. J’AI PENSÉ QU’ILS POURRAIENT S’EN SERVIR POUR OBTENIR DES ACCÈS ILLICITES. La carte jaillit de la fente comme un toast est éjecté d’un grille-pain. Greg l’attrapa adroitement. — L’EMPREINTE DU POUCE ACTIVERA LE CRÉDIT ET L’IDENTIFICATION, COMME D’HABITUDE. CELLE DU PETIT DOIGT ACTIVERA UNE PANNE EXPONENTIELLE DANS LES DONNÉES. ELLE DEVRAIT SEMER LA PAGALLLE DANS LES DISPOSITIFS DE VERROUILLAGE ET EFFACER DES MÉMOIRES CENTRALES ENTIÈRES. Greg examina la carte. Des deux, elle devenait rapidement la plus utile. — VOUS REVIENDREZ ME RENDRE VISITE, HEIN ? Les écrans s’éteignirent, puis « S’IL VOUS PLAIT » apparut en grandes lettres écarlates aux contours brouillés. — Oui, répondit aussitôt Eleanor, qui se tourna vers Greg pour avoir confirmation. — Oui, fit-il en écho. — ÇA ME FERAIT PLAISIR, dirent les lettres, qui étaient redevenues vertes. Un des bras articulés se déplia et ouvrit ses griffes dans un mouvement digne d’un magicien révélant la pièce qu’il vient juste d’avaler. Une carte de membre du gang des Trinities se trouvait dans la paume mécanique. — POUR TOI, MA NOUVELLE ET JOLLE AMIE. LES TROUPES DEHORS NE T’ENNUIERONT PLUS SI TU LEUR MONTRES CETTE CARTE. COMME ÇA, TU N’AURAS PAS À ATTENDRE TON CHEVALIER SERVANT POUR REVENIR ME VOIR. — Tu le connais bien, n’est-ce pas ? dit-elle avec une timidité feinte, mais une lueur amusée dansait dans ses yeux. La caméra bourdonna quand l’objectif tourna pour zoomer sur le visage de la jeune femme. Elle resta immobile. — NOUS POURRONS PAPOTER. ÇA FAIT DES ANNÉES QUE JE N’AI PAS PAPOTÉ DANS LE DOS DE QUELQU’UN. ON S’AMUSERA BIEN. TOUT CE QUE JE POURRAI TE RACONTER SUR LUI… — Le rendez-vous est pris. — Eh ! protesta Greg. — OUAIS. RICANEMENT. TU VEUX TE PLAINDRE ? Il leva les deux mains. — Je reviendrai, moi aussi. — BIEN. TU M’AS MANQUÉ, GREG. BEAUCOUP. — Promis, articula-t-il devant l’objectif. Qoi se matérialisa en silence et les escorta jusqu’à la porte. CHAPITRE 21 Julia dévala le grand escalier de Wilholm Manor et son élan faillit la déséquilibrer quand elle atteignit le dallage en marbre glissant du hall. Elle souleva le lourd loquet en fer de la porte d’entrée. Rachel sortit du vieil office de majordome, l’air froissé. C’était Steven qui aurait dû être de service, mais il avait téléphoné pour annoncer qu’il était malade. L’expression désapprobatrice disparut de son visage pour laisser place à celle de son habituelle diligence. Julia apprécia ce petit écart. Ainsi donc Rachel était humaine, finalement. La jeune fille aurait beaucoup aimé savoir qui se trouvait dans la pièce avec elle. Elle repoussa les grandes portes en chêne massif et sortit. D’une couverture nuageuse haute, presque nébuleuse, tombait une pluie fine et légère. L’humidité semblait alourdir l’air. Le cœur battant la chamade, elle se tint sous le portique. — On est pressée, ma petite ? Julia stoppa le flot tumultueux de ses pensées quand la voix murmura dans son esprit, et elle en voulut à son grand-père pour la façon dont il interprétait ses actes. Il avait chargé un logiciel de personnalité, codé AutresYeux, dans un de ses nodules, qui digérait ses sensations corporelles en temps réel, les formatait et les transmettait à son bloc RN. « Je deviendrais dingue, sinon, avait-il plaidé. Les images des caméras ne constituent pas un substitut, elles sont plates, insipides. Je suis un humain, bon sang, j’ai besoin du toucher et de l’odorat, du froid et du chaud. Pas tout le temps, seulement à l’occasion, pour ne pas oublier. Rester en contact avec le monde réel. » Elle avait fini par accepter, et elle doutait encore que ce soit une bonne idée. Elle avait soigneusement étudié le programme de gestion basique du nodule, pour vérifier que le flux de l’interface neurale ne s’écoulait que dans un sens. En réception seulement. Aucune de ses pensées ne pouvait s’échapper jusqu’à lui. Mais en dépit des précautions prises, elle se retrouvait avec Grand-père, qui râlait dans son esprit tout le temps qu’AutresYeux était chargé. Il y avait certes des avantages – la perspicacité du vieux renard était parfois très éclairante –, mais il se plaignait beaucoup trop. De là où elle se trouvait, elle apercevait deux brouettes abandonnées au bout du jardin et remplies de mauvaises herbes. Elle comprenait fort bien que les jardiniers s’accordent une pause pour fuir un peu la chaleur et l’humidité. Elle-même était déjà en sueur sous sa robe de coton léger, et avait des démangeaisons. — Il fait bien trop chaud, Juliet. — Montre-moi comment était le mois d’avril, demanda-t-elle sur un coup de tête. Pendant un instant, les arbres perdirent leur feuillage, et leurs branches devinrent des craquelures de poteries noires et épaisses superposées à une bande de paysage gris sombre. Il n’y avait pas de fleurs dans le jardin, mais les buissons étaient mouchetés de baies d’un écarlate brillant. La vapeur se transformait en une brume lourde, et des gouttes d’eau froide s’accrochaient aux branches et aux herbes. L’air glacé traversait sa robe trop fine. De petits oiseaux ébouriffés cherchaient des vers dans le gravier couvert de neige fondue. Une sorte de beauté désolée, distante. L’étrange scène disparut. Julia frictionna ses bras nus pour chasser l’impression de froid qui perdurait. — C’était le bon temps, dit son grand-père d’un ton joyeux. — Je veux bien le croire. Mais elle n’aurait pas aimé que cela se produise trop souvent, disons pas plus d’une fois tous les cinq ans. Le Duo émergea du crachin tiède et fit halte près du portique. Quelqu’un occupait la place passager, et Julia lui sourit. — Il n’est pas un peu vieux pour toi, Juliet ? Son sourire se figea. — Greg est un homme bien, Grand-père. Il ne me traite pas avec condescendance, comme tout le monde le fait. Tu ne sais pas quel soulagement ça peut être. Il faudrait qu’elle revoie entièrement les entrées du nodule. Il en apprenait beaucoup trop sur son intimité, cet aspect de sa personnalité qui aurait dû lui rester secret. Mais peut-être que son propre langage corporel la trahissait. Greg sortit du Duo et le contourna rapidement par l’arrière pour atteindre l’abri du portique. Il secoua le col de son blouson de cuir et salua Rachel d’un hochement de tête. Il avait désormais renoncé aux costumes. Jean et tee-shirt lui convenaient mieux, de toute façon. Il n’avait jamais paru à son aise en costume, comme s’il était en cage. Il était agréable de penser qu’il se sentait assez bien avec elle pour se détendre et lui laisser voir sa personnalité réelle. La plupart des gens gardaient une retenue perceptible en sa présence. — Bonjour, Greg. C’était pour quelque chose d’important ? ou est-ce que vous êtes juste passé me voir ? Peu probable, mais… — Elle se languit d’amour ! Tes genoux vont te lâcher, Juliet. Il y eut un rire mental. — Grand-père, si tu n’arrêtes pas tout de suite, je vais annuler le lien. Premier et dernier avertissement, d’accord ? — Aucun sens de l’humour, c’est ton problème, ma petite. Greg la dévisageait curieusement, la tête légèrement inclinée de côté, comme s’il se concentrait sur une voix presque inaudible. — C’est possible, fit-il aimablement. J’ai amené quelqu’un qui désire vous voir, votre grand-père et vous. Julia aurait donné cinquante ans à la femme qui descendit du Duo avec quelque difficulté. Elle portait une jupe plissée marron et un chemisier imprimé de fleurs sous une veste en laine. Deux rangs de perles pendaient à son cou. Ses cheveux fins et clairs avaient bénéficié tout récemment d’une permanente. Ce ne pouvait être la petite amie de Greg. Non, certainement pas. Sa tante, peut-être. — Ah, voilà une candidate à un régime sain, ou je me trompe fort. Il fallut à Julia beaucoup de volonté pour ne pas serrer les poings. Et que voyait Greg dans son esprit ? — La ferme ! cria-t-elle par l’intermédiaire du nodule. — Je vous présente Gabrielle Thompson, disait Mandel. Ma collègue de la Mindstar. Julia oublia l’intrusion exaspérante de son esprit sous le coup d’une excitation et d’une crainte soudaines qu’elle n’aurait pu expliquer. Elle ouvrit la bouche pour parler, mais Gabrielle la prit de vitesse : — Oui, j’en suis capable. Julia resta bouche bée, euphorique, puis soupçonneuse. — Vous devez savoir que c’est la première chose que tout le monde vous demande, contra-t-elle. — C’est vrai. Et il passa dans les yeux de cette femme un éclair d’humour aussitôt enfui. — Elle semble tellement triste, se dit Julia. Comme… hantée. — Si son aptitude est réelle, alors elle pourra voir sa propre mort approcher. Comment tu vivrais ça, Juliet ? — Il doit exister un moyen simple de prouver que vous voyez dans l’avenir, insista la jeune femme alors qu’ils gravissaient tous trois les marches en direction du bureau. Rachel était retournée dans l’office du majordome après avoir constaté que Greg et Gabrielle ne constituaient pas une menace. — Je peux vous faire une prédiction à court terme, et localisée, mais vous devez vous souvenir que vous avez l’aptitude d’altérer le cours de votre avenir. Rien n’est une certitude. Par exemple, je pourrais vous dire ce que je vous vois manger à dîner, ce soir. Mais ce serait inutile parce vous pourriez commander au cuisinier de vous préparer autre chose, juste pour démontrer que ma prédiction est fausse. — Alors faites-en une que je ne pourrai pas altérer. Elle lança un coup d’œil à Greg pour voir s’il approuvait ce harcèlement. Depuis le temps, il avait dû comprendre que les gens soient aussi intrigués. — C’est la huitième fois que tu le regardes. > AutresYeux : fermeture. Le silence abrupt qui suivit fut pareil à un trou subitement apparu dans son esprit. Elle éprouva un peu de culpabilité, c’était quand même son grand-père qu’elle punissait. Mais il n’aurait pas dû abuser de ce privilège, et il fallait qu’il apprenne à se tenir. Les yeux de Gabrielle donnaient l’impression qu’elle regardait très loin, avec ce même air distant que Greg avait parfois. Comme si l’implant glandulaire les propulsait hors de cet univers pendant quelques secondes. — Cet après-midi, à 16 heures, vous recevrez un appel de la division de la cybernétique de précision, à Londres. Le directeur vous soumettra les rendements du dernier trimestre, et il soulignera que les chiffres sont très bons, puisqu’ils sont en augmentation de cinq pour cent. — D’accord, dit Julia sans chercher à masquer son enthousiasme. Seize heures, soit dans une heure et demie. Elle pourrait attendre jusque-là. Et c’était typique d’un directeur régional de chercher des compliments. — À moins que vous l’appeliez avant et demandiez ce rapport, fit remarquer Gabrielle. — Je ne le ferai pas. Je vous crois, de toute façon. Vous n’auriez jamais été aussi affirmative si vous n’étiez pas certaine de ce que vous dites. Greg et Gabrielle parurent tous deux satisfaits de cette réponse. Elle les fit entrer dans le bureau et alla directement au siège en tête de table. — Voilà, Grand-père, Greg est venu nous rendre visite, et il a amené une amie. Julia remarqua la réticence de Gabrielle à s’asseoir. Le regard de la femme ne quittait pas la colonne noire sur la table. Elle finit par se percher sur le bord en bois d’un siège. Si elle voyait réellement dans le futur, comment pouvait-elle être surprise par quoi que ce soit ? Julia écouta son grand-père qui saluait tout le monde d’un ton aimable. Puis Greg se mit à faire son rapport sur les progrès de l’enquête. Julia nota que Gabrielle utilisait de nouveau son implant glandulaire. — Vacherie ! s’exclama Philip Evans quand Mandel eut terminé. Ce foutu ministère de la Défense, c’est plus d’ennuis que de bénéfices. Je ne savais pas que les fuites étaient aussi importantes. Tout le circuit des hackers, vous dites ? — J’en ai bien peur, ils savent tous que vous avez mis au point un gigaconducteur et que vous avez obtenu les contrats de son développement. — Ce pourrait donc être n’importe quel kombinate, dit Julia. Vous n’avez aucune piste ? — J’en ai éliminé pas mal, ce qui réduit considérablement mon champ d’investigation. Pour le moment, je soupçonne Kendric Di Girolamo et une taupe en haut lieu. — La vengeance…, fit Evans d’un ton sceptique. S’il est tordu à ce point, pourquoi ne pas essayer d’assassiner Juliet ici ? Ça devrait lui coûter moins cher que se payer les services de huit hackers, et leur silence. Elle est bien protégée, mais aucun dispositif de sécurité n’est étanche pour un technomercenaire décidé, surtout s’il frappe sans prévenir. La jeune fille se recroquevilla insensiblement sur son siège. Ce n’est qu’une théorie, se dit-elle, ne la prends pas au sérieux. Mais il aurait pu l’exposer en y mettant un peu plus de formes. — Je ne sais pas, répondit Greg, je ne comprends toujours pas pourquoi Kendric a accepté que Julia lui rachète ses parts. Même s’il ignorait l’existence du gigaconducteur quand il a lancé l’opération de sabotage du memox, il en était certainement informé quand il l’a affrontée. — Je vois ce que vous voulez dire, fit Julia. Nous avons déposé le brevet le 15 novembre, et contacté le ministère de la Défense le 17. Même en imaginant que Kendric ne dispose pas d’une taupe pour le renseigner, il aurait dû être au courant pour le gigaconducteur à la fin de l’année, au pire, comme ça a été le cas avec votre contact. Ce qui lui aurait laissé des mois pour réfléchir aux implications possibles, avant que je passe à l’attaque pour forcer sa rétrocession des parts. Il aurait dû tenir bon, même en risquant de mécontenter sa famille à cause de Siebruk Orbital. Pour ces enjeux, ils lui auraient pardonné n’importe quoi. En fait, maintenant qu’il a retiré la maison Di Girolamo de notre affaire, ils vont être furieux contre lui quand je vais rendre publique la mise au point du gigaconducteur et qu’ils verront tout ce qu’ils ont perdu. L’idée de l’abandon de Kendric la laissait très perplexe. C’était un homme intelligent, retors. Il avait forcément quelque chose en réserve. Elle l’aurait parié. Gabrielle s’étira et cligna plusieurs fois des yeux, très vite. — Le personnel à Wilholm n’est pas coupable, annonça-t-elle. — Pas coupable de quoi ? demanda la jeune fille. — De savoir que l’esprit de votre grand-père est stocké dans ce bloc. Ils n’ont pas assemblé les pièces du puzzle comme l’a fait votre père. Julia savait que le rouge lui était monté aux joues à ce souvenir, mais elle n’en avait cure, plus maintenant. — Comment le savez-vous ? — J’ai sondé les futurs possibles dans lesquels Greg interrogeait chacun d’entre eux cet après-midi, et il ne trouvait pas trace de culpabilité. Oh, à part chez les jardiniers, qui détournent dix pour cent de vos légumes pour les revendre au bourg. — Les petits salopards, grommela Philip. — Oh, du calme, Grand-père, je le savais déjà. — Comment donc ? — Je suis la maîtresse des lieux, tu te souviens ? C’est mon boulot de savoir. (Elle se tourna vers Gabrielle.) Vous n’avez pas dit que rien dans le futur n’est certain ? — C’est vrai, reconnut Gabrielle. Mais si le personnel avait été au courant du bloc RN et que certains avaient fait sortir l’information, cela aurait signifié qu’ils avaient reconstitué le puzzle dans le passé, donc que ce serait déjà arrivé, un fait immuable. — Ah… exact. L’hypothèse lui paraissait un peu bizarre, mais ses nodules confirmèrent sa logique. En admettant bien sûr de croire à la précognition dès le départ. — Ce qui ne laisse que Dillan, dit Philip Evans. Julia connaissait bien ce ton. Ils se disputeraient dès que Greg et Gabrielle auraient pris congé. Elle se demanda si la voyante l’avait senti. L’aptitude de cette femme était troublante. — Pas tout à fait, corrigea Greg. Demain, nous devons encore interroger toute l’équipe qui a travaillé sur le bloc RN, ainsi que le personnel du quartier général de la sécurité. — Je connais tous les membres de l’équipe qui a créé le bloc, mon garçon, et ce sont des gens bien. C’est Dillan, ou quelqu’un de la sécurité, ou cette taupe dont vous parlez. Vous verrez. — L’équipe du bloc doit quand même être interrogée, dit Greg d’un ton poli mais ferme. Procédons par élimination. C’est un vieux système, mais il n’y a pas mieux. — « Ne pas interférer avec les experts », ce n’est pas ce que tu dis toujours, Grand-père ? — Juliet, tu es impossible ! Même avec cette voix reconstruite, il réussissait à transmettre son affection. Une trêve. Elle adressa une grimace au bloc RN. — Et vous, Gabrielle ? dit Philip. Vous ne pouvez pas voir le résultat des entretiens que Greg va avoir ? — Désolée. Ils auront lieu demain matin, et à des kilomètres d’ici. Je ne peux pas aller aussi loin. — Bon, et si Greg interrogeait Dillan ? Aujourd’hui même, ici ? Gabrielle se raidit. — Votre fils ignore s’il en a parlé à quelqu’un ou pas. Il est seulement conscient de votre transfert de temps à autre, dit-elle sur un ton de reproche. L’implication de la responsabilité d’Evans dans l’état de son fils était incontournable. Julia se rendit compte alors que Gabrielle était bien plus redoutable que son apparence le suggérait. Comme Greg, l’implant glandulaire lui donnait un accès total aux faiblesses d’une âme. Grand-père avait-il une âme ? Le froid des anciens mois d’avril se referma sur elle. Le Primat Marcus lui faisait de nouveau son prêche, une main sur la Bible, en dénonçant l’orgueil démesuré et la cupidité des êtres humains. Des tentations qui seraient la cause de leur chute ultime. Le Seigneur Jésus-Christ avait montré la voie aux gens en rejetant les deux. Et Grand-père n’avait certainement rien abandonné. — Et pour le bloc RN ? dit Greg. — Oui, répondit Gabrielle. Mais ça pourrait aller dans les deux sens. — Qu’est-ce que cette phrase est supposé signifier, ma chère ? demanda Philip Evans. — Comme je l’ai expliqué à Julia, le futur n’est jamais définitif. Il existe une multitude de possibilités alternatives. Le meilleur indicateur de certitude est lorsqu’un de ces futurs contient un thème commun. Vous comprenez ? C’est comme les jeux de hasard. S’il pleut dans deux tiers des futurs possibles que je vois pour demain, il est très probable qu’il pleuvra effectivement demain. Mais ce n’est pas une certitude absolue. Plus loin je m’aventure dans le futur et plus mes prédictions sont vagues. — Alors qu’est-ce qui pourrait aller dans les deux sens ? demanda Julia, que la tournure de la discussion passionnait. — Une deuxième attaque sur le bloc RN de votre grand-père. Je dirai qu’il y avait une probabilité de soixante pour cent qu’elle se produise. — Et cette attaque réussira ? s’enquit Philip. — Pas si vous prenez quelques simples mesures préventives, répondit la voyante. Un homme averti en vaut deux. Me croyez-vous ? — Bien sûr, ma chère, je vous crois. Quel genre d’attaque ? Une attaque éclair et massive, comme la dernière fois ? Gabrielle fronça les sourcils et s’immobilisa totalement. Julia eut le sentiment qu’il y avait beaucoup de théâtre dans cette attitude, comme une gitane avec sa boule de cristal qui cherche à impressionner les paysans superstitieux. — Un programme du type cheval de Troie. Il est indexé comme une mise à jour ordinaire des quotas d’usine, mais une fois passé vos filtres il se multiplie comme les lapins et s’étend jusqu’à occuper toute la capacité mémoire disponible. — Quand ? — Si ça se produit, ce sera mardi matin. Bien entendu, plus nous nous rapprocherons de l’événement et plus je pourrai être précise. Et je pourrai aussi vous donner des estimations plus exactes. — Je veux être tenu au courant de tous les changements que vous voyez, ma chère. Quelle que soit l’heure du jour ou de la nuit, vous entrez en contact avec moi dès que ces probabilités changent. — Vous ne pouvez pas nous dire qui envoie ce cheval de Troie ? demanda Julia. — Désolée. L’origine de l’attaque ne se trouve pas assez près de Wilholm. Julia se laissa aller contre le dossier de son siège et soupira tristement. — Quels qu’ils soient, nos adversaires sont déterminés, dit Greg d’un ton songeur. — Ce ne peut être qu’une vendetta personnelle, fit Julia. Ce qui veut dire que c’est Kendric qui est derrière tout ça, et que la taupe existe, n’est-ce pas ? — Peut-être. Il semblait étrangement réticent à prendre parti. Mais elle savait. C’était Kendric. Elle l’avait toujours su. Elle éprouvait presque du contentement à affirmer cette conviction. — J’aimerais que vous branchiez en continu certains de vos programmeurs de la sécurité sur le réseau de données d’Event Horizon, dit Mandel. Pour qu’ils essaient de remonter la piste des hackers, si cette seconde attaque se produit. — Bonne idée, mon garçon. Je vais mettre Walshaw sur le coup. Greg et Gabrielle se levèrent. Il gratifia Julia d’un sourire d’encouragement. — Ne vous en faites pas, il nous faut simplement attendre et voir quelle piste nous mènera à l’organisateur. Après nos entrevues de demain, nos options devraient être assez claires pour nous permettre de commencer à progresser. Elle ne parvenait pas à tirer autant de réconfort qu’elle l’aurait souhaité de ces paroles. Les promesses étaient trop vagues. Du moins s’efforçait-il de l’aider. Ils partirent, la laissant seule dans le bureau avec les souvenirs fiévreusement actifs d’un mort, et la pluie tiède qui fouettait la fenêtre. CHAPITRE 22 Deux heures et demie du matin. Étendu sur le dos, mains derrière la tête, Greg sondait du regard les ténèbres qui noyaient le plafond de la chambre. Il pouvait entendre le bruissement des vaguelettes qui venaient caresser le rivage du réservoir. Les biches étaient venues s’abreuver à la faveur de la nuit, s’aventurant hors de la nouvelle plantation de plaqueminiers installée à l’arrière du petit bois de Berrybut. Son hypersens somnolent percevait leurs esprits sous la forme de petits globes froids d’une lumière violette, timides et alertes. Les deux premières semaines après son arrivée, Eleanor avait été fascinée par leur présence, et chaque soir elle guettait leur apparition furtive entre les arbres. La pluie de l’après-midi avait abaissé notablement la température, mais le sommeil se refusait à lui. Son intuition se déchaînait sous son crâne, alors même qu’il avait stoppé les sécrétions de son implant glandulaire. Des pensées erratiques tourbillonnaient et s’agrégeaient, pour produire une image. Peu importait le nombre de fois où il s’était ordonné de l’oublier, elle ne cessait de se reformer. La même image, encore et toujours. Eleanor poussa un ronflement bas et remua un peu. Il espérait qu’il figurait en bonne place dans ce rêve. C’était inutile. Il ne dormirait pas. Il se glissa hors du lit avec les habituels mouvements précautionneux, mais il fit beaucoup plus de bruit que lorsqu’il s’y prenait correctement. Eleanor soupira. Il remonta le duvet sur ses épaules nues, enfila son peignoir en tissu éponge et passa dans le salon. À travers les fenêtres de façade du chalet, il apercevait le clair de lune, qui peignait le damier irrégulier des prés et des orangeraies de la péninsule de Hambleton en contrastes doux. Un spectacle silencieux et serein. Étrange comme tout semblait isolé des batailles entre compagnies d’échelle planétaire qui se livraient à Peterborough, alors que la ville n’était distante que de quelques kilomètres. Il se demandait parfois si un jour il ne serait plus capable de partir d’ici, et s’il renoncerait au monde extérieur avec tous ses conflits. Qui en pâtirait, s’il prenait cette décision ? Certainement pas Eleanor. Il ferma les yeux, mais à la place du paysage de Rutland Water il ne vit que cette image railleuse qui l’obsédait. Pas cette fois, donc. Il débrancha l’entrée vocale du terminal d’Event Horizon, optant pour le clavier muet afin de ne pas réveiller Eleanor. Cela fait, il entreprit d’entrer en contact avec Gracious Services. Royan lui-même n’était pas clair sur les origines de ce nom pour désigner le circuit, mais sous ses auspices les hackers d’Angleterre tireraient des données de toutes les mémoires centrales de la planète – contre une certaine somme, bien évidemment. Greg entra dans l’ordinateur central de l’université de Leicester et activa un programme d’arrêt qui le déconnecterait instantanément si quelqu’un tentait de remonter son appel. Royan le lui avait écrit des années plus tôt. Il ne pouvait se permettre de prendre le moindre risque à partir du moment où il se mettait en contact avec Gracious Services. Il ne voulait pas qu’un de ses membres découvre sa propre identité et revende cette information ailleurs, ce qui aurait été l’ironie ultime. Le hacker moyen appliquait un code moral qui en comparaison faisait d’un chat de gouttière un parangon de vertu. Après avoir eu confirmation que le programme d’arrêt était activé, il dérouta le lien par un autre programme similaire du ministère de l’Agriculture et vers la Dessotbank, en Suisse, où il se crédita de dix mille nouvelles livres sterling directement prélevées sur le compte principal d’Event Horizon. Ensuite il mit en place deux autres filtres, le premier en passant par l’ordinateur central des finances du conseil municipal de Bristol, l’autre par le contrôle aérien de l’Autorité de l’aviation civile à Farnborough, et il put enfin composer le numéro magique. Celui de Gracious Services ne rimait à rien, il n’y avait aucun correspondant téléphonique à l’autre bout. Mais tous les ordinateurs d’English Telecom avaient été infiltrés par un programme de captage qui insérait directement la personne appelant dans le circuit. Durant toutes ses années au pouvoir, le PSP n’avait jamais réussi à espionner le circuit de Gracious Services, pas plus qu’à neutraliser le programme de captage du système informatique d’English Telecom. Ils se branchaient sur les lignes individuelles de personnes utilisant Gracious Services sans précautions, mais c’était tout. Selon certaines rumeurs, des encartés du Parti utilisaient parfois eux-mêmes le circuit. L’écran du terminal se couvrit de neige une seconde avant d’afficher : « BIENVENUE CHEZ GRACIOUS SERVICES NOTRE OBJECTIF : VOUS SATISFAIRE. DONNÉES TROUVÉES, OU ARGENT REMBOURSÉ. NOTRE RÈGLE CARDINALE : PAS DE CRÉDIT ! ! ! VEUILLEZ ENTRER VOTRE NOM DE CODE » Greg tapa « FILS DU TONNERRE », son vieil indicatif d’appel à l’armée. BONJOUR FILS DU TONNERRE. VOTRE ARBITRE EST AS LIBRE. QUEL SERVICE SOLLICITEZ-VOUS ? LOCALISATION PHYSIQUE D’UN INDIVIDU. COMPRIS, FILS DU TONNERRE. J’AI SEPT HACKERS DISPOSÉS AU PIRATAGE POUR VOUS. S’AGIRA-T-IL D’UNE RECHERCHE GLOBALE ? JE PENSE L’INDIVIDU EN EUROPE, PROBABLEMENT EN ANGLETERRE. NOS CONDITIONS, FILS DU TONNERRE : UNE RECHERCHE SUR TOUTE L’EUROPE VOUS COÛTERA QUATRE MILLE CINQ CENTS NOUVELLES LIVRES STERLING. SI LE RÉSULTAT EST NÉGATIF, CELA SIGNIFIE QUE VOTRE CIBLE NE SE TROUVE PAS EN EUROPE. CELA VOUS COÛTERA ALORS DEUX MILLE SEULEMENT. SI VOUS DÉSIREZ QUE NOUS LANCIONS UNE RECHERCHE GLOBALE CE SERA SEPT MILLE. ENTENDU ? LANCEZ UNE RECHERCHE SUR L’EUROPE POUR MOI, AS LIBRE. COMPRIS. JE RÉCEPTIONNE LA SOMME ET JE DÉCIDE DE SA RÉPARTITION. CONDITIONS ACCEPTÉES. DÉPOSEZ QUATRE MILLE CINQ CENTS NOUVELLES LIVRES STERLING SUR LE COMPTE NUMÉRO WRU2384ASE, BANQUE TLZZAMUND, ZURICH. Greg entra les coordonnées d’As Libre et autorisa le virement depuis son compte à la Dessotbank. PARFAIT, FILS DU TONNERRE. VOTRE CRÉDIT EST CERTIFIÉ. QUELLE EST LA CIBLE ? L’image se reforma dans son esprit, aussi solide que du roc, avec ce sourire arrogant, et il tapa : « KENDRIC DI GIROLAMO ». En imagination, il vit la scène : sept personnes disséminées dans toute l’Angleterre, des silhouettes sombres et anonymes penchées sur leurs terminaux customisés, marmonnant dans leur laryngophone, pianotant sur leur clavier et surveillant les données qui défilaient à travers les cubes. C’était une compétition, le premier à satisfaire la demande toucherait l’argent, moins la commission d’As Libre. Les réputations se bâtissaient ainsi sur le circuit. Il fallait compter vingt ou trente recherches réussies avant que quiconque puisse seulement penser à se mettre à son compte. Royan lui-même s’y était entraîné. Il aurait pu passer en solo et pirater des données aux kombinate pour les tech-mercs. Mais, bien sûr, il avait des priorités différentes. Greg se laissa aller dans son fauteuil et se demanda s’il avait le temps de se servir quelque chose à boire. Il ignorait la durée de la recherche. Il ne sollicitait que rarement l’aide du circuit. La dernière fois datait de presque un an, quand il avait remonté un détournement de fonds organisé par le comptable de Simon White. Quelles que soient ses demandes, Gracious Services lui procurait invariablement une réponse. À sa connaissance, le seul échec avait été l’incapacité du circuit à confirmer que Leopold Armstrong avait bien péri le jour où le PSP avait été renversé. Ils n’étaient pas les seuls. Les enquêteurs du parti néoconservateur avaient fait chou blanc, eux aussi. Même les rangs combinés des vétérans de la brigade Mindstar n’avaient pas obtenu de réponse satisfaisante. La plupart des gens le croyaient mort, y compris bon nombre d’ex-apparatchiks du Parti. Peut-être y avait-il là une tentative d’en faire un martyr, mais s’il avait survécu il lui aurait été presque impossible de demeurer pendant deux ans caché à l’insu de tous. Il n’était pas resté grand-chose de Downing Street après l’explosion de l’ogive à électrons compressés. Elle avait laissé un profond cratère vitrifié de cent mètres de large et avait rasé tous les bâtiments sur cinq cents mètres à la ronde. Des centaines de rigoles argentées balafraient les pentes du cratère, là où le métal fondu s’était solidifié en coulant vers le fond. Des humains il n’y avait plus que des molécules de carbone séparées qui s’étaient mêlées au suaire noir et huileux empuantissant l’air. Pour certains, l’ogive était américaine, chinoise pour d’autres. Les deux pays avaient nié. Mais c’était forcément une des deux superpuissances, les seules à maîtriser cette technologie. Aucune n’avait les faveurs de Greg. En Turquie, on avait parlé de l’Alliance nord-européenne qui aurait acheté des ogives de ce type aux Américains. L’arme qui pouvait tout changer, telle était la rumeur qui courait dans les campements militaires. Elle pouvait anéantir des bases aériennes entières, ou des bataillons de blindés, et ses mégatonnes explosaient sans émettre les radiations et les retombées des armes à fission. La bombe atomique du riche. On n’avait jamais eu le fin mot de l’histoire. Greg en était venu à estimer que, si les Américains s’étaient refusés à en vendre à l’Alliance, il était encore moins plausible qu’ils en aient cédé une au gang de prédateurs urbains qui s’était vanté de l’avoir introduite en douce dans Downing Street. Quoi qu’il en soit, les enquêteurs n’avaient pas cherché à découvrir la vérité. Greg avait apporté sa modeste contribution aux recherches concernant Armstrong, mais pour une fois même son intuition n’avait pu lui indiquer si le président avait survécu, et il ne privilégiait aucune des deux hypothèses. Il souhaitait seulement qu’Armstrong soit bel et bien mort, et qu’il brûle pour l’éternité dans l’Enfer de Dante. Il regardait fixement par les fenêtres du salon tandis que ces réflexions se succédaient, porteuses des émotions de l’époque, l’exaltation et la souffrance. Les flammes et les rires. Dix-sept minutes après le commencement de la recherche, l’écran de son terminal reprit vie. NOUS L’AVONS RETROUVÉ POUR VOUS, FILS DU TONNERRE. KENDRIC DI GIROLAMO EST ACTUELLEMENT À BORD DE SON YACHT LE MIRRIAM, ANCRÉ DANS LA MARINA DE NEW EASTFIELD, PETERBOROUGH, POSTE D’AMARRAGE VINGT-SEPT. MERCI, AS LIBRE, répondit Greg. DE RIEN. C’EST LE HACKER AYANT POUR NOM DE CODE PRINCE BLEU QUI L’A LOCALISÉ. SI VOUS AVEZ UNE AUTRE RECHERCHE, IL SERA HEUREUX DE LA MENER POUR VOUS. LE PRIX EST NÉGOCIABLE. JE M’EN SOUVIENDRAI. UN PLAISIR DE FAIRE AFFAIRES AVEC VOUS, FILS DU TONNERRE. AS LIBRE. FIN DE LA TRANSMISSION Ainsi donc, Kendric se trouvait à Peterborough… Proche de l’action. Très pratique. Greg passa un dernier appel, puis il retourna dans la chambre. CHAPITRE 23 Les nombreux établissements appartenant à Event Horizon qui s’étaient créés à Peterborough après la Seconde Restauration, ajoutés à la proximité de Wilholm, avaient contraint l’entreprise à installer une grande direction financière dans la ville. Julia l’avait investie, la transformant de facto en bureau central, et tout naturellement Walshaw y avait également logé son poste de commandement de la sécurité. C’était une disposition temporaire, en attendant qu’on ait terminé l’aménagement de locaux spécifiques destinés à chacun des deux secteurs. Le bâtiment dans lequel ils avaient emménagé était l’ancien immeuble de bureaux Thomas Cook, situé au sommet d’un petit promontoire qui dominait l’estuaire de Ferry Meadows, dans la partie ouest de la ville. Ils avaient donc dû en chasser le comité pour la promotion des minorités du PSP, lequel occupait les lieux depuis que les restrictions imposées aux devises avaient mis fin à l’âge d’or des voyages organisés. Dès qu’Event Horizon avait pris possession de l’immeuble, les ingénieurs de l’entreprise avaient entrepris la construction d’une digue en béton le long de la falaise afin de stopper l’érosion qui menaçait de dévorer les fondations des bâtiments. À la base de l’ouvrage, ils avaient planté de petits lagons de coraux génétiquement modifiés pour abriter une série de turbines marémotrices qui alimentaient l’équipement de la direction des finances. La vue d’un immeuble qui n’était pas couvert de panneaux solaires d’un noir luisant était une nouveauté dans la région. Le bureau de la sécurité, que Greg et Gabrielle avaient réquisitionné pour mener les entretiens avec les membres de l’équipe ayant mis au point le bloc RN, était une pièce de dimensions réduites, meublée en tout et pour tout d’une table en métal et de trois chaises en plastique moulé. Sa fenêtre donnait sur Longthorpe, où les mouettes arpentaient les bancs de boue en partie émergés. Emily Chapman sortit d’un pas nerveux, sans un regard en arrière, et la rigidité de son maintien traduisait à merveille sa désapprobation catégorique. Elle était en droit d’être exaspérée, Greg le reconnaissait volontiers. Cette fois-ci, il menait réellement les interrogatoires des scientifiques au lieu de s’y fier aux dires de Gabrielle. Il avait pensé que ce serait judicieux, car Gabrielle s’était enfermée dans une de ses humeurs maussades, à l’idée de devoir examiner ses éventuelles entrevues avec plus de deux cent cinquante membres de la sécurité dans l’immeuble, et elle lui avait conseillé d’assumer sa part du pensum lui-même, « pour changer ». Mais elle aurait pu trouver un meilleur moment. Le problème, c’était que Philip Evans avait dit vrai : les participants à la mise au point du bloc RN étaient tous des gens loyaux, droits, honnêtes, qui travaillaient dur et avaient été modelés par le programme de dépersonnalisation douce d’Event Horizon. Ils avaient très mal pris ses accusations. — On est dans la merde, pas de doute, grogna-t-il en sentant le début d’une migraine neurohormonale. Dieu merci, cette équipe scientifique ne comptait que neuf membres. — Ne jure pas, fit Gabrielle d’un ton cinglant. — J’ai le droit de le faire. Aucun d’entre eux n’a laissé fuiter quoi que ce soit sur le bloc RN. Et toi, comment tu te débrouilles avec le personnel de la sécurité ? — Tu ne trouverais rien. — Quoi ? Aucun d’entre eux ne cache un petit secret honteux ? — Si tel est le cas, ils peuvent certainement te le dissimuler. Son hypersens saisit l’état d’esprit de la presciente : glacial. Il était temps de marcher sur des œufs. — Mince, tu sais ce que ça signifie ? — Dillan Evans. — Ouais, à moins que nous parvenions à démasquer cette taupe, et pronto. Or je commence à douter sérieusement de son existence. Bon Dieu, comment vais-je annoncer ça à Philip ? Peut-être que j’en parlerai à Julia d’abord, elle est très protectrice quand il s’agit de son père. Je n’en veux même pas à Dillan, d’ailleurs, ce type a la cervelle en compote. Pas une once de rationalité. — Sauvé par le gong. — Hein ? fit-il, et son cybofax sonna. Ah. L’appel était une transmission de données, avec un code de brouillage qu’il connaissait par cœur. Royan. Son humeur s’améliora dès que le message décrypté se déroula sur le petit écran. Royan avait réussi à identifier un des hackers impliqués dans l’attaque éclair : Ade O’Donal, qui opérait depuis Leicester sous le nom de code Dix-Fois. Greg referma le cybofax d’un geste vif. Au moins, il allait pouvoir agir concrètement, sortir de cette architecture lugubre et obtenir des informations de première main. Quand il leva les yeux vers elle, Gabrielle l’attendait déjà près de la porte. — Alors, on y va ? demanda-t-elle. Greg dépassa les alignements de cars de l’entreprise dans le parking et sortit sur l’A47. Se mettre en route n’avait pas tellement amélioré les dispositions de Gabrielle. — Fascinant, maugréa-t-elle. La jolie Eleanor, membre de Trinity, une prédatrice urbaine pure et dure. Ça laisse rêveur… — J’aimerais que tu fasses un petit effort. Cette fille n’a jamais eu un mot déplacé te concernant. Et pourtant Dieu sait qu’elle aurait des raisons de se lâcher. — Greg, tu ne peux pas abandonner tous tes anciens compagnons de route pour elle, si follement épris que tu sois de ses jambes de gymnaste et de ses gros seins. Il concentra sa colère en une balle incendiaire compacte. La colère n’était jamais positive, pas contre Gabrielle. Mais il aurait bien aimé se laisser aller une fois de temps en temps. Ce ne serait pas encore pour aujourd’hui. Il avait besoin d’elle. Et elle le savait. — Eleanor s’entend très bien avec les mariners, et Royan l’a à la bonne. — C’est ta première visite chez Royan en deux mois. Et tu sais l’adoration que ce gamin a pour toi. Je suis tombé dans le panneau, se dit-il. Exactement ce quelle voulait. Il lança le Duo sur l’A47, le long des ruines immergées d’Ailsworth. Les paroles de Gabrielle avaient suscité en lui plus de mélancolie que de culpabilité. Une discussion avec son amie quand elle était aussi agressive ne menait à rien. Quoi qu’il puisse dire pour sa défense, elle aurait une remarque prête, la meilleure réponse imaginable. Par ailleurs, il ne pouvait nier le fait qu’il avait négligé Royan, ces derniers temps. Avec Eleanor, il était si facile d’oublier. La vie et l’avenir, plutôt que Royan, qui l’enchaînait à un passé vomitif. Il aurait néanmoins apprécié que Gabrielle n’affirme pas sa position à coups de masse. Il sentait qu’elle le dévisageait avec insistance. Après un moment, elle eut un hochement de tête amer et se renfonça dans son siège. La dernière partie de la route pour Leicester traversait une bananeraie. Des tracteurs à méthane avançaient en haletant entre les rangées de gros plants aux larges feuilles luisantes, et leurs remorques grillagées transportaient des quantités impressionnantes de fruits encore verts. Les équipes de cueilleurs allaient devant les engins, et leurs machettes jetaient des éclairs sous le soleil. On avait accroché au panneau indicateur annonçant l’entrée de la ville un écriteau qui disait : « Zone libérée du PSP ». — Ah oui ? fit Gabrielle. Greg ne releva pas, même s’il devait reconnaître qu’elle n’avait pas tort. Le conseil de Leicester s’était taillé une réputation de flagorneur sous la présidence d’Armstrong. Il avait été un des derniers à reconnaître la ruine du Parti. Cette obédience avait été à la racine de son effondrement, selon un schéma historique fréquent : ceux qui montraient le plus de loyauté étaient les moins bien récompensés. Le dévouement à la cause étant assuré ici, le PSP n’avait pas estimé utile de distribuer des pots-de-vin, et Leicester avait décliné peu à peu alors que Peterborough se développait. À présent, le conseil municipal, où les Nouveaux conservateurs détenaient la majorité, redoublait d’efforts pour effacer l’image passée de la ville, dans l’espoir d’attirer des industries et des investisseurs. — Laisse-leur une chance, dit Greg. Ça ne fait que deux ans. — Trotskiste un jour, trotskiste toujours. — Dis-moi, il y a un endroit où tu te sentirais assez bien pour vivre ? fit-il avec une pointe d’exaspération. — Sur Mars, je suppose. Tourne à gauche, là. — Je sais. Il quitta Uppingham Road et se glissa dans le flot dense des bicyclettes qui engorgeait Spencefield Lane. Les grands arbres, dont les feuillages avaient jadis transformé l’artère en un tunnel de verdure, étaient morts depuis longtemps, et on avait planté des séquoias pour les remplacer. Ils étaient magnifiques, mais Greg ne pouvait s’empêcher de se demander si c’était là un choix très adéquat, dans le cas où les habitants cherchaient la permanence : d’ici deux siècles, ils atteindraient la taille de gratte-ciel. L’essence d’origine avait été élaguée pour ne laisser que des fûts de six mètres de haut, presque tous identiques, qui supportaient un ensemble de traverses géantes au-dessus de la route. Chaque arche ainsi formée était enveloppée dans un rosier grimpant d’une couleur différente. Le soleil filtrait entre les pétales et créait une succession de croissants qui donnait l’impression de rouler sous un arc-en-ciel solide. Greg réduisit la vitesse du Duo jusqu’à rouler au pas quand ils dépassèrent l’entrée d’une ancienne école. Des voitures étaient garées en nombre sur le bord de la chaussée, des Renault modèle sport, plusieurs Mercedes, un vieux Toyota GX44. — Il ne devrait pas y avoir des planches à voile accrochées sur les toits ? grinça Gabrielle. Greg se concentrait sur le numéro des habitations, tout en priant pour qu’elle change d’humeur rapidement. Bien sûr, il aurait pu lui demander quand elle comptait le faire. Il réprima un sourire. — C’est là. La maison était abritée derrière un mur d’un mètre quatre-vingts surmonté de piques, et une rangée épaisse de sapins cachait la majeure partie de la bâtisse à la rue. La grille était solide, renforcée de métal et peinte en blanc, flanquée en hauteur de caméras au boîtier délavé par les intempéries. — Il a organisé une petite fête, dit Gabrielle d’un ton ironique destiné à dissimuler sa nervosité, ce qui échoua lamentablement avec Greg. — Chouette. Une grosse fête ? — Pour lui, oui. Assez grosse pour nous permettre de passer inaperçus, en tout cas. Il gara le Duo derrière les dernières voitures des invités. — Par le devant, ou par l’arrière ? — Entrée principale. Ta carte fera l’affaire. Il sentit l’excitation chauffer sa peau et aiguiser ses sens. La chair noire de l’implant glandulaire palpitait avec enthousiasme. Ils revinrent à pied jusqu’à la grille, sans hâte, l’air dégagé. Il brandit sa carte d’Event Horizon devant le lecteur du pilier, et utilisa son petit doigt pour l’activation. La serrure électrique se déclencha et les moteurs ouvrirent les deux battants. La grille resta ouverte devant eux, ses circuits de contrôle complètement nettoyés. Mentalement, il remercia Royan. L’allée de gravier envahi de mousse crissa sous leurs pas. La résidence d’O’Donal était imposante, trois étages de briques brunes avec des fenêtres à cadre de pierre et un toit mansardé en tuiles d’un vert olive peu commun. Personne ne s’occupait du jardin depuis des années, la pelouse était envahie de hautes herbes folles, ponctuée de cerisiers morts. Une sorte d’ornement en pierre, une vasque pour les oiseaux ou un cadran solaire, était à peine visible dans un enchevêtrement de bleuets. Une décapotable BMW rouge vif visiblement neuve était garée devant le triple garage. — L’homme qui répond à la porte est un gorille, il fera des problèmes si tu lui en laisses le temps, avertit Gabrielle. Neutralise-le immédiatement. — Compris. Il actionna la sonnette. De la musique et des rires leur parvinrent par-dessus le toit. Greg le vit approcher à travers la partie supérieure vitrée de la porte. À cause du verre fumé, ce ne fut qu’une tache sombre qui enfla pour obscurcir tout le rectangle. L’homme ouvrit. — Bonjour, désolés pour le retard. L’autre était engoncé dans un costume, mais il avait tout du loubard : un peu plus de vingt ans, grand, filiforme, le front large ridé sur son froncement de sourcils. Greg avança aussitôt un pied sur le paillasson tandis que l’autre s’élevait. Très vite. Sa victoire dut tout à l’effet de surprise. Pour le cerbère, un homme souriant et une vieille fille corpulente impatients de se joindre aux réjouissances n’avaient rien d’une menace imminente. Du moins jusqu’à ce que le bout renforcé de la botte de Greg lui explose la rotule. La bouche du portier s’ouvrit pour avaler l’air, et le choc lui écarquilla les yeux. Il vacilla en avant comme sa jambe se dérobait sous lui, et se pencha pour crisper les mains sur son genou. Greg releva le poing en un uppercut qui toucha le gorille au menton et lui rejeta la tête en arrière. La force du coup lui souleva les pieds du sol, son dos se courba vers l’arrière et, l’espace d’un instant, il battit follement l’air des bras et des jambes. Il s’écroula à la renverse sur le carrelage en céramique bleue que son crâne heurta avec un craquement très désagréable. Un filet de vomissures verdâtres jaillit de ses lèvres amollies. Greg scruta vivement le couloir sombre derrière sa victime, son hypersens guettant des esprits apeurés. Il remarqua surtout les urnes très laides contenant de grandes gerbes d’herbes de la pampa. L’entrée était déserte. Personne d’autre n’avait été témoin de leur arrivée. — Bon sang, Greg…, soupira Gabrielle en s’agenouillant près du portier pour lui prendre le pouls. Mandel ouvrit la porte des toilettes voisines. Il y avait un panier à chien en osier par terre, et une haute pile de vestes et blousons sur le lavabo. L’endroit sentait l’urine et le détergent. — Là-dedans. Vite ! Gabrielle lui lança un regard dur, mais elle saisit le bras gauche du portier. Il agrippa le droit et ils le traînèrent sur le carrelage. — S’il devait mourir, tu m’aurais dit de ne pas frapper aussi fort. — Tu sais très bien que ça ne fonctionne pas comme ça, protesta-t-elle. Tu pouvais te débarrasser de lui de mille façons différentes. — Bon, il va s’en remettre, oui ou non ? — Je n’en sais rien du tout, dans certains futurs il meurt. Greg repoussa le panier à chien et laissa le gorille avec la tête appuyée contre la cuvette des toilettes. Gabrielle roula en boule une veste et la glissa derrière la nuque de l’homme. Il respirait toujours. — Combien de futurs ? s’enquit Greg. — Quelques-uns. Il comprit qu’elle était sur la défensive, et se détendit. L’autre survivrait. — Il a un étui de ceinture au creux des reins, dit-elle à contrecœur. Greg posa un genou à terre et palpa sous l’homme. En effet il portait un Mulekick, une ellipse plate en plastique gris, assez petite pour se loger dans la paume d’une main, munie d’une boucle sensible où passer le pouce. Son embout métallique libérait une décharge électrique assez puissante pour assommer un adulte. — Nous en aurons besoin plus tard, dit Gabrielle sans s’expliquer davantage. Greg le glissa dans la poche de son blouson et la suivit dans le couloir. La maison aurait donné des cauchemars à un décorateur d’intérieur dépourvu de tout sens esthétique. Pour Greg, c’était comme si le propriétaire des lieux avait regardé une chaîne de téléachat et sélectionné les meubles et les accessoires aux couleurs les plus criardes. Il ne percevait aucune intention d’harmoniser les styles. Le salon était principalement meublé de deux canapés trois places, l’un tendu de cuir blanc et rembourré à l’excès, l’autre recouvert d’un tissu jaune citron avec des zébrures pourpres en zigzag. Un ensemble multicolore de sphères biolum pendait du plafond au bout de longueurs de chaînes en cuivre, dans une imitation approximative d’un planétarium du système solaire. Aux murs étaient accrochés des boucliers africains sombres ainsi que des lances, des tomahawks, des sabres et des arcs. Les armes encadraient de vieilles affiches pour des concerts de rock – Bowie, Be Bop Deluxe, Blue Öyster Cult, David Hunter, les Stranglers, et même celui des Who à Granby Hall, en 1974. Si elles étaient authentiques, et elles le semblaient, elles avaient dû coûter une petite fortune. La fête battait son plein, de l’autre côté des portes coulissantes donnant sur le patio. Une trentaine de personnes étaient massées autour de la piscine miniature. Led Zeppelin tonnait depuis des enceintes Samsung de la taille de pierres tombales grand format. Une blonde menue en maillot une pièce vert repoussa la porte. La voix redoutable de Robert Plant agressa les tympans de Greg. La jeune femme entra sans se soucier de l’eau qui gouttait sur l’épaisse moquette blanche. Il décela une odeur douceâtre : quelques-uns autour de la piscine tiraient sur de gros joints. — Salut, fit-elle en les apercevant. Quelle plaie, on est encore à court de champagne… — Je peux aider ? dit Greg. — Ça va, je sais où est la réserve, répondit-elle avant de regarder Gabrielle. Tu veux un maillot, pour la piscine ? — Non, merci. — Nous allons d’abord prendre un verre, enchaîna-t-il. Nous aimerions parler avec Ade. Il est dans les parages ? — Près du grill, tu ne peux pas le rater, avec son chapeau ridicule. Eh, tu sais cuisiner ? — Bien sûr. — Alors essaie de le convaincre qu’il te laisse faire cuire les steaks, d’accord ? Il est déjà à moitié raide, et si c’est lui qui s’en occupe on aura encore du charbon de bois. — Entendu. Comment veux-tu le tien ? Elle chassa les longues mèches humides collées à ses joues, révélant une constellation de taches de rousseur. Ses yeux brillèrent d’un éclat sans équivoque quand elle le dévisagea. — Bien tendre, ronronna-t-elle avant de jeter un coup d’œil vers le patio. On se revoit plus tard. Elle prit la direction de la cuisine d’une démarche ondulante. — Tu préfères peut-être que j’attende ? demanda Gabrielle, l’air salace. — Il faut bien rester dans le ton. — Et ça ne déplaît pas à certaines. Finissons-en. — Comment veux-tu jouer la partie ? Elle posa un regard pensif sur les gens au dehors. — Attire-le ici, dans un premier temps. Ensuite tu le persuades de nous montrer la cache où il planque son matériel. C’est là qu’on fera vraiment pression sur lui. — Cette cache se trouve ici, dans la maison ? — Oui, au sous-sol. Une sacrée installation. Notre Dix-Fois est un type ambitieux. Ils sortirent par la porte du patio où ils furent accueillis par la chaleur, le bruit et l’odeur de viande grillée. Aucun des invités ne leur prêta attention, car tous se focalisaient sur la piscine. Quelqu’un avait placé un poteau en travers. Deux filles en bikini s’y étaient assises à califourchon, face à face. L’une était blanche avec des épaules brûlées par le soleil, l’autre indienne. Elles se frappaient avec de gros oreillers orange. Les autres invités rugirent de plaisir quand la fille blanche se mit à vaciller. Elle tomba au ralenti, abandonna l’oreille et agrippa frénétiquement la perche, mais sa glissade vers l’horizontale semblait inexorable. Une grêle de coups assenés par l’Indienne précipita sa chute, le tout soutenu par les cris d’encouragement des spectateurs. À la dernière seconde, elle lâcha le mât et saisit son adversaire. Les deux poussèrent des hurlements hystériques en touchant l’eau. Les éclaboussures aspergèrent une bonne partie de l’assistance. Des exclamations diverses fusèrent. Les filles refirent surface en riant et en crachant. De petits groupes agités de fêtards se formèrent, et l’argent changea de mains. — Jemma, la prochaine, lança quelqu’un. — Avec Carrie. — Carrie à deux contre un. — Mon cul. Égalité. — Je prends. Les deux nouvelles concurrentes s’installèrent sur le mât et commencèrent à se rapprocher l’une de l’autre. Ade O’Donal se tenait debout sur les dalles ocre fissurées, à l’autre bout de la piscine. Il était coiffé d’une toque blanche de cuistot qui penchait misérablement de côté, et tenait à la main une spatule en bois. D’après les données transmises par Royan, il avait vingt-quatre ans, mais ses cheveux filasse se faisaient déjà rares, il avait les joues creuses et un teint hâve qui rougissait certainement très vite au soleil. Il portait une chemise bleu ciel beaucoup trop grande tachée par les projections de graisse du barbecue, et son bermuda à motif fruitier renseigna Greg sur l’identité du décorateur de la maison. O’Donal adressa un sourire idiot à ses amis alors que les deux filles s’immobilisaient et attendaient son feu vert. Puis son regard rencontra celui de Greg, et ses traits se figèrent. Il abaissa la spatule devant lui d’un geste brusque. — Allez ! Les filles se mirent à se frapper, et les coups d’oreillers gorgés d’eau envoyèrent des gerbes de gouttelettes scintillantes dans l’air. Les fêtards se remirent à crier et ululer. Une bouteille de champagne dans chaque main, la blonde au maillot vert était ressortie et longeait la piscine en remplissant les verres au passage. L’Indienne se hissa hors de l’eau, secoua ses longs dreadlocks noirs et vint se presser contre O’Donal. Ses seins coniques laissèrent deux empreintes humides sur la chemise quand elle l’embrassa. Il lui donna un verre qu’elle vida d’un trait. Puis il l’écarta, contourna la piscine et vint droit vers Greg et Gabrielle. Ils battirent en retraite dans le salon, O’Donal sur leurs talons. — Vous êtes avec quelqu’un ? demanda-t-il. Sa voix était ferme, et il semblait prêt à s’occuper sans faiblesse d’éventuels pique-assiette. — Nous sommes venus te voir, Ade, répondit Greg. — C’est une fête privée, mon pote. Uniquement pour ceux qui y sont invités. — Fête privée. Grande maison. Invités qui coûtent cher. On s’est fait sa place au soleil, hein, Dix-Fois ? Les mâchoires d’O’Donal s’étaient crispées. Il referma le panneau vitré, étouffant le brouhaha à l’extérieur. Greg sentit l’appréhension qui montait en lui. Le maître des lieux ne cessait de glisser des regards en direction de la porte qui donnait sur le couloir et l’entrée. — Désolé, Dix-Fois, ton dur à cuire n’a pas réussi. Ce sera donc entre toi et nous. — Tu peux arrêter avec mon nom de code ? siffla aigrement O’Donal. Tous ces gens ignorent qui je suis en réalité. — Et ils pensent que tu es qui, alors ? — Programmeur chez Hansworth Logic, fit-il, et soudain son visage s’éclaira. Eh, je n’aurais jamais cru que vous vous pointeriez en personne, vous savez. Je veux dire, ça ne me dérange pas que vous soyez ici, non. Je pensais simplement que ce n’était pas votre façon de procéder. Alors, vous voulez que j’effectue un autre piratage ? — Tu transpires, Dix-Fois, remarqua Gabrielle. Tout ça est nouveau pour toi, n’est-ce pas ? La belle vie, l’argent, les filles ? — On ne l’aurait jamais deviné, commenta Greg en survolant le salon d’un regard qui en disait long. — Eh, minute, c’est quoi ce bordel ? dit O’Donal. Et qu’est-ce que vous avez fait à Brune ? — Sais pas, je n’ai pas pris le temps de vérifier. Mais quelle importance, hein ? Un hacker aussi doué que toi peut s’offrir un tas d’autres gorilles aussi peu doués que lui, pas vrai ? L’appréhension d’O’Donal s’épanouissait maintenant en une inquiétude sans mélange. Un petit spasme musculaire fit tressaillir ses épaules maigres. À l’extérieur, le combat d’oreillers s’était mué en un match de catch entre équilibristes. Une fille arracha le haut du bikini de l’autre. Les spectateurs poussèrent des cris d’approbation. O’Donal se passa nerveusement la langue sur les lèvres. — Eh, vous êtes qui, hein ? — Nous travaillons pour Event Horizon. Le visage déjà pâle de l’autre le devint un peu plus encore. — Oh, merde… Il recula d’un pas, prêt à faire demi-tour et fuir, mais il renonça en voyant le Walther 8 coups dans la main de Mandel. — Tu n’es pas habitué à ça, n’est-ce pas, Dix-Fois ? insista Gabrielle d’une voix doucereuse. Pour un hacker solitaire, le combat est mental, uniquement. Eh bien, l’heure est arrivée des répercussions physiques. Tu veux un conseil ? Joue le jeu. Ne te montre pas désagréable avec nous. Il y en a sept autres qui ont participé à l’attaque éclair. Nous allons en dresser la liste et l’exploiter jusqu’à ce que nous obtenions un peu de coopération. — Je n’avais pas le choix ! — Raconte-nous, suggéra Greg. En bas. — En bas ? Où ça ? — Le sous-sol, fit Gabrielle. Tes terminaux. — Merde, comment… O’Donal serra les lèvres lorsque Greg désigna la porte avec son arme. Dans le couloir, le hacker fit halte et huma l’air, avant de baisser les yeux et de remarquer la trace de liquide visqueux sur le carrelage. Une brève pulsation de colère vint colorer ses pensées. — Par là, fit-il d’une voix terne en désignant une porte encastrée. — Tu l’ouvres, ordonna Gabrielle. Apparemment, elle fonctionne par empreinte palmaire. Je détesterais voir mon collègue se prendre une décharge de mille volts. O’Donal déglutit d’un coup, et ce fut presque un hoquet. Alors qu’il se tournait vers le panneau de bois, Greg lui gifla sèchement l’arrière du crâne, et son visage heurta le vernis craquelé. Sa toque de cuisinier tomba au sol. — Oh, ça va, eh ! Il y avait maintenant une véritable peur dans la voix et l’esprit d’O’Donal. Il tourna vers eux un regard implorant. Une goutte de sang coula de sa narine gauche. — Je ne voulais pas… Je vous jure, merde ! Je ne voulais pas le faire. Merde, vous devez me croire. — Bien sûr, susurra Gabrielle. Derrière la porte, quinze marches menaient un niveau plus bas à une porte métallique couleur bronze. Elle coulissa à l’ordre vocal d’O’Donal. — Impressionnant, murmura Gabrielle. Le sous-sol était à l’origine une cave à vin. Les marques laissées par les rayonnages disparus étaient encore visibles sur la brique nue des murs. La conduite de la climatisation qui maintenait les bouteilles à une température constante courait toujours au plafond. C’était maintenant la crypte d’un hacker, où planait une faible odeur d’acétone. Cinq terminaux étaient disposés sur une table basse en pin, chacun d’une marque différente et câblé à des modules d’optimisation personnalisés. Des centaines de cristaux memox étaient soigneusement rangés sur d’étroites étagères en chêne. Quatre gros cubes étaient accrochés au mur face à la table, deux de chaque côté d’un écran plat allongé et éclairé comme le tableau des scores dans un stade de football. Le circuit de Gracious Services y détaillait les piratages en cours, les hackers connectés, les demandes, les arbitres disponibles. Greg y trouva naturellement le nom d’As Libre. — Il y en a pour un sacré paquet, dit-il. D’après le circuit, tu travailles en solo depuis seulement six mois. Ce qui signifie que tu as fait des scores très honorables, Dix-Fois. Comment tu t’y prends ? — Qu’est-ce que… Qu’est-ce que vous allez me faire ? Greg posa le Mulekick sur la surface noire et mate du terminal Hitachi devant lui. Il y eut un craquement sourd quand les tubes d’alimentation se déchargèrent d’un coup. Un milliard de raccordements précieux furent transformés instantanément en cendres inutiles. Une odeur de plastique calciné emplit l’air. O’Donal poussa un jappement aigu, comme s’il avait lui-même reçu la secousse. — Oh, merde, vous savez combien ça m’a coûté ? Atterré, il regardait fixement le Hitachi hors d’usage. — Je ne sais pas, et je m’en fous, répondit Greg. Bon, d’où vient l’argent ? — Ils me donnent les cibles, et ils paient bien. — Ils ? — Ils ou elles, un seul homme ou une seule femme, je n’en sais rien, merde ! Nous ne nous sommes jamais rencontrés. — Tu as un nom, un code ? — Le Loup. — Et comment le Loup te contacte-t-il ? par l’intermédiaire du circuit ? O’Donal secoua la tête en clignant rapidement des paupières. — Non, c’est ça l’arnaque, mec. Le Loup téléphone. Direct ! Putain, tu n’as pas idée de l’effet que ça m’a fait, la première fois. Je veux dire, la raison d’être du circuit, c’est de protéger notre anonymat, non ? Pas d’emmerdements, pas de danger. Tu suis les consignes, et en échange tu es couvert. J’ai travaillé de cette manière pendant vingt putains d’années. Et puis le Loup est arrivé et il a tout foutu en l’air. Pourquoi moi, hein ? Je veux dire, qu’est-ce que j’ai fait ? — À quand remonte ton premier contact avec le Loup ? demanda Greg d’un ton patient. — Une dizaine de mois. — Mais pas par le circuit ? O’Donal regarda Greg, Gabrielle, et son visage se crispa sur une expression de colère puis, étrangement, d’indignation. — Ça s’est passé dans un pub ! Je prenais un verre avec quelques potes et ce putain de téléphone s’est mis à sonner, derrière le bar. À l’autre bout du fil, on a demandé à me parler, en citant mon nom. Le Loup savait qui j’étais, où j’étais et tous mes piratages passés. C’est la pire tuile qui puisse arriver à un hacker, vous savez. Greg laissa échapper un sifflement bas. Malgré lui, il était intrigué. Il fallait une organisation de tout premier ordre pour tendre pareil filet. De l’argent et du savoir-faire. Et pour quel résultat ? Former une équipe de hackers soumis. Qui pouvait viser un tel objectif ? Et surtout, pourquoi ? — Comment le Loup te contacte-t-il, à présent ? — Depuis une cabine téléphonique. Il faut composer un numéro, exactement comme on fait pour Gracious Services. S’il y a un piratage dans l’air, on me trimballe dans toute la ville pendant une heure, jusqu’à ce que le Loup ait la certitude que je ne cherche pas à remonter vers lui. Gabrielle s’était assise dans le fauteuil en cuir à haut dossier devant la table. Perdue dans ses pensées, elle contemplait sans la voir la conduite couleur étain au plafond. — La méthode de recrutement m’intéresse, dit-elle. Ce Loup savait donc pertinemment que tu étais un hacker en activité ? La mine sombre, O’Donal acquiesça. — Ce salopard m’a lu toute une liste de mes piratages. — À quel point cette liste était-elle complète ? — Sais pas… (Il saisit le regard dur que Greg lui lança et corrigea aussitôt :) Ouais, d’accord. Je n’ai repéré aucune omission. — Et tout ça remontait à quand ? demanda la médium. — Deux trois ans, depuis que je me suis branché sur le circuit. — Tu as un casier judiciaire ? — Quoi ? Non. Mais Greg avait décelé l’éclair de la culpabilité dans l’esprit du hacker. — Ne mens pas… — Je ne mens pas ! insista O’Donal avec véhémence avant de rougir violemment et d’éviter le regard de Gabrielle. Bon, d’accord : je me suis fait pincer une fois. Les cognes ont dit qu’elle était mineure. Merde, je ne pouvais pas savoir, pas comme elle était, avec cette paire de nibards… — Quand ? interrogea Gabrielle avec âpreté. — Il y a six, peut-être sept ans. — La police a perquisitionné ton domicile ? — Pour ça, oui, ils y ont foutu un de ces souks, ces enfoirés… Mais ils ont dû abandonner les charges contre moi, finalement. (Il ricana à ce souvenir.) Mes potes sont allés rendre visite à la gonzesse pour moi. Ils lui ont appris à vivre. Après ça, elle n’a voulu en parler à personne, et surtout pas aux flics. — Tu étais déjà dans le business, à l’époque ? — Ouais, un peu. Mais rien de très sérieux. — Et où habitais-tu ? — La tour Steve Biko. Gabrielle se permit un sourire de satisfaction. — À ton tour, dit-elle à Greg comme s’ils participaient à un jeu télévisé. — J’aimerais avoir une liste de tous les piratages que tu as effectués pour le Loup, dit-il. O’Donal eut un rictus mauvais, mais il se mit à pianoter sur le clavier du Mizzi. — Fais attention, le mit en garde Gabrielle. Vérifie que le code est le bon. On ne voudrait pas que tu commettes une erreur du style appel d’alerte, ou quoi que ce soit d’aussi agaçant. Et crois-moi, je saurai si un code n’est pas bon. Le hacker comprit enfin. — Merde. Vous êtes médiums, tous les deux, c’est ça ? — C’est ça, répondit Greg. Comment crois-tu que nous t’aurions trouvé, sinon ? Le subconscient d’O’Donal déversa un flot de rancœur et de révulsion, mêlé à une bonne dose de crainte, qui vint contaminer ses pensées conscientes. Greg présenta son cybofax au Mizzi, et O’Donal y transféra la liste de ses piratages. — Combien es-tu payé par opération ? — Ça dépend, en général ça tourne autour de cinq mille. — Et pour Event Horizon ? — Là, c’était un gros morceau. J’ai touché quinze mille. — Sans blague ? Et sur laquelle des deux parties as-tu travaillé ? — Je ne suis plus, là, mec. De quelles « parties » tu parles ? — L’attaque était double, tu te souviens ? Celle éclair contre la mémoire centrale, et les instructions d’arrêt balancées au Merlin. Sur laquelle as-tu exercé tes talents ? — Je ne sais rien sur cet arrêt d’un Merlin. Tout ce que le Loup m’avait dit, c’était de m’introduire dans le réseau de données d’Event Horizon et de balancer un max de données parasites contre un bio-ordinateur. Mec, tu n’as jamais vu un truc comparable au memox de l’attaque éclair, c’était vraiment du boulot d’orfèvre. Il ramassa sur la table une sphère noire luisante de la taille d’une balle de tennis. Elle était à facettes multiples, un peu comme l’œil d’un insecte. — La compression multiplex de ce bijou, ça tient du génie. J’aimerais arriver à écrire un programme comme celui-là, un jour. — Le Loup t’a-t-il dit quelle mémoire centrale était concernée ? demanda Greg. — Bien sûr : un genre de programme de personnalité Turing qu’ils avaient réussi à mettre au point pour diriger toute la boîte. — As-tu jamais pensé à remonter à la source des transferts d’argent effectués par le Loup ? Pour découvrir qui il est ? Pour lui rendre la pareille, peut-être ? — Ouais. Zéro sur toute la ligne. — Comment est-ce possible ? — Je ne suis pas de taille pour ça, mec, avoua O’Donal à mi-voix. — Tu n’es pas de taille pour grand-chose, pas vrai, Dix-Fois ? Greg prit un des cristaux memox sur une étagère et lut l’étiquette manuscrite. — C’est un virus pour fusiller les codes d’une mémoire centrale ? — Ouais. — Le Loup te l’a fourni, n’est-ce pas ? Combien viennent de lui ? — La moitié, en gros. Mais j’écris les miens aussi, mec ! s’insurgea O’Donal. Je vois bien où vous voulez en venir. Je ne suis pas un cyborg, merde. J’ai d’autres trucs en dehors de tout ça. Sans le Loup, je me serais déjà mis à mon compte. C’est sûr ! — Donne-moi ton numéro de compte en banque, celui sur lequel a été versé l’agent pour le piratage d’Event Horizon. O’Donal se saisit les cheveux à deux mains et les tira violemment. — Pas question, mec ! C’est là que je mets tout mon pognon. Je n’ai piraté qu’une seule fois votre putain d’entreprise, merde ! Greg appuya le Mulekick sur le terminal Akaï. De fins vers d’électricité statique d’un blanc bleuté se contorsionnèrent à travers les systèmes de refroidissement avec une série de craquements pareils à ceux d’allumettes s’enflammant. — D’accord, ça va ! s’écria le hacker. Bordel… Il contempla d’un air effondré les fines volutes de fumée qui s’élevaient à l’arrière de l’Akaï. Le verrou de la peur s’affaiblissait de plus en plus, et la colère n’allait pas tarder à prédominer. Greg savait qu’il lui faudrait régler ce problème d’ici peu. Les doigts un peu tremblants, O’Donal transféra l’information du Mizzi au cybofax. — Eh, écoutez, vous n’allez rien me faire, hein ? J’ai coopéré, mec, vraiment. Vous savez tout, maintenant. C’est la vérité vraie, jusqu’à la dernière donnée. — Vrai de vrai, fit Greg. Il enfonça le Mulekick dans le ventre flasque du hacker. Les joues de celui-ci se gonflèrent et ses yeux saillirent des orbites. Un souffle chargé d’alcool lui échappa et il se recroquevilla subitement sur les terminaux. Les cristaux memox se dispersèrent sur le sol en briques. — Ça t’a plu ? demanda Gabrielle. — Non. Allez, il est temps de faire notre sortie. Au rez-de-chaussée, Greg jeta un œil dans le salon. La piscine était envahie. Des invités des deux sexes complètement habillés, à moitié dévêtus ou nus comme des vers. Des magnums de champagne vides et des moitiés de pains ronds pour hamburgers flottaient entre eux. Un nuage d’épaisse fumée sombre s’échappait du barbecue où steaks et saucisses se calcinaient. Led Zep hurlait « Whole Lotta Love ». Une petite fête très sympa. Greg arracha le Duo au trottoir et lui fit décrire un demi-tour serré sans se soucier des sonnettes outragées des cyclistes. Il prit la direction d’Oakham. À côté de lui, Gabrielle dévorait les informations recueillies sur le cybofax. — Tu as une idée ? demanda-t-il. — Rien qui saute aux yeux, de prime abord. Les cibles sont des sociétés et des établissements financiers. La plupart du temps, le Loup a voulu que des bombes logiques soient balancées dans leur banque de données, même s’il y a aussi quelques piratages, surtout dans le domaine de la recherche en haute technologie. — Voilà qui ne nous apprend pas grand-chose. Je ferai passer le tout à Morgan Walshaw, pour que ses experts en espionnage économique effectuent une analyse et voient qui en tire le plus de bénéfices. — Mais tu as déjà ta petite idée sur le sujet. Je te connais. Tu es presque heureux d’avoir découvert cette liste. — Mouais. Combien tu paries que notre copain Kendric Di Girolamo arrive en tête des bénéficiaires ? — C’est vraiment lui que tu soupçonnes, n’est-ce pas ? — Oui, c’est ce que me disent la logique et mon instinct. Tout ce dont j’ai besoin, c’est d’une preuve, et l’ange exterminateur qui veille sur la douce Julia pourra entrer en action. — Je ne suis pas aussi sûre que toi, fit Gabrielle. Tout le mal que s’est donné ce Loup pour piéger O’Donal, c’était à très long terme. Dénicher un gamin dingue d’informatique qui évolue dans le genre précis d’environnement qui va le transformer en hacker, puis surveiller ses communications pendant sept ans juste pour glaner assez de preuves et le coincer… Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il fait pour le Loup qu’il n’aurait pas fait simplement par le circuit de Gracious Services ? — Nous verrons bien. Combien de piratages sur la liste ? — Trente-deux, y compris celui contre Event Horizon. Le Duo ralentit et bifurqua sur la B6087 vers Tilton. La route était dans un état exécrable, tellement envahie par la végétation en certains endroits que la chaussée disparaissait sous les herbes folles. Il cala les pneus dans les ornières qu’avaient laissées les charrettes de ferme, en espérant qu’aucun véhicule ne viendrait à contresens. — Trente-deux opérations, c’est beaucoup sur une période de seulement dix mois, dit-il. Et le Loup a une équipe d’au minimum huit hackers pour les mener à bien. En temps normal, Gracious Services est indépendant, mais même ses dirigeants ont dû commencer à se demander ce qui se passait. Ils sont malins, et s’il y a un schéma directeur à tous ces piratages ils l’auront découvert. Le Loup n’est pas du genre à prendre un risque pareil. — D’où son besoin d’intimité. Oui, ça colle. Bah, nous verrons bien ce que les experts de Walshaw trouveront. À propos, pour quelle raison as-tu voulu avoir le numéro de compte d’O’Donal ? — Le Loup a choisi O’Donal parce que ce n’est pas un vrai hacker, pas encore. C’est un produit fabriqué, qui a été gavé pour progresser plus vite. On lui a donné des virus sur un plateau, au lieu de développer ses talents pour qu’il en écrive lui-même. De cette façon, il ne peut pas s’écarter de la voie que le Loup lui a soigneusement tracée. O’Donal n’a pas les aptitudes pour remonter à la source des transferts, Royan si, ça ne fait aucun doute. — Ce qui n’explique pas la complicité de la police pour piéger O’Donal. — Kendric a plus qu’assez d’argent pour soudoyer une ou deux escouades de flics sous-payés. Gabrielle eut un grognement qui exprimait très bien sa consternation. — Bon sang, et Eleanor pense que c’est moi qui suis névrosée… CHAPITRE 24 Julia referma la lourde porte à panneaux derrière elle et entra dans l’ambiance élégante et discrète de la suite Princesse-de-Galles. Comparée à cette pièce, sa chambre lui parut fruste, et la constatation lui fut très déplaisante. Ici régnaient ombres moelleuses, courbes douces, et le brocart semblait se fondre dans les murs. Plusieurs pièces anciennes étaient visibles ici et là et, loin de jurer avec la modernité du lieu, elles y ajoutaient une note de perfection. Une partie de cette adéquation devait à leur disposition, se dit-elle. Elle avait toujours peur de se cogner dans un de ces petits meubles et ainsi de tout gâcher. Elle ne parvenait jamais à les remettre à l’endroit exact qui convenait. D’énormes bouquets de fleurs fraîchement coupées parfumaient l’air. Elle s’emplit les poumons de leur fragrance en se dirigeant vers la salle de bains. Jusqu’à maintenant, la soirée avait été un pur délice, et elle avait bien l’intention d’en profiter encore dans ce même registre. « On se revoit d’ici deux mois. » C’est ainsi que son grand-père avait salué son départ alors qu’elle quittait Wilholm. Il limitait ses sarcasmes, désormais, mais il n’avait pu résister à cette dernière pique. C’est avec huit valises qu’elle avait débarqué à l’hôtel Marlston pour le lancement officiel du livre. En réalité, le gala était destiné à relancer les éditions Alaka. Ils étaient résolus à ne pas lésiner pour promouvoir leur nouveau catalogue. Trois jours de plaisirs pour les célébrités, les financiers, les aristocrates et les médias. Certains des auteurs étaient même présents. Trois jours et, plus important, trois nuits. Julia n’était pas certaine du niveau de sophistication qu’allaient prendre les événements, aussi avait-elle consenti à des préparatifs méticuleux. Le premier soir, le dîner dansant s’était révélé devoir être des plus officiels. Après mûre réflexion, elle avait donc opté pour une robe de chez Salito, à douze mille livres, et noire parce qu’il était plus facile de paraître à son avantage dans cette couleur. Des motifs en moiré or et écarlate passaient sur le tissu à chacun de ses mouvements. Le dos était bas, le devant moulant juste ce qu’il fallait. Pour l’occasion, elle avait troqué sa médaille de saint Christophe contre un tour de cou orné d’un unique diamant. Adela et le coiffeur de l’hôtel s’étaient escrimés pendant trois quarts d’heure sur sa chevelure, qui au final semblait légèrement ébouriffée, comme si c’était naturel. L’effet le plus difficile à obtenir avec cette longueur de cheveux. Et l’ensemble avait fait merveille. Un miracle. Descendant lentement l’escalier vers la salle de réception, avec Adrian à son bras, elle s’était sentie pareille à une reine en chemin pour son couronnement. Toutes les têtes s’étaient tournées vers elle, ainsi que les caméras de sept chaînes. > Sereine, avaient hurlé les nodules dans son esprit, car un sourire emprunté ou un petit signe contraint digne de n’importe quelle ingénue pataude aurait tout gâché. Mais elle avait su garder contenance, avec Adrian qui marchait fièrement à son côté. Le président-directeur général d’Alaka était venu en hâte au pied des marches pour accueillir cette invitée de marque. L’orchestre s’était mis à jouer juste à temps, et un serveur en livrée lui avait présenté un plateau de coupes de champagne au moment voulu. Le tout avait été filmé en direct. Toute dignité envolée, elle décocha un sourire de triomphe sans partage à son reflet dans le miroir de la salle de bains, et battit des mains comme une enfant ravie. La robe Salito s’ouvrit le long de sa couture invisible et elle se trémoussa pour s’en débarrasser, avant de lancer ses escarpins au loin. Le tour de cou et sa culotte les rejoignirent sur la moquette pourpre. > Deux minutes. Le temps écoulé depuis qu’Adrian lui avait souhaité une bonne nuit. Un baiser léger qui avait duré un peu plus longtemps que les convenances l’exigeaient. Il dormait à deux chambres de là, dans le même couloir. Il était resté auprès d’elle toute la soirée, et avait décliné toutes les propositions de danser avec une autre cavalière. Pourtant il y en avait eu, des jeunes femmes séduisantes qui étaient venues vers lui, la plupart filles de personnalités, qu’elles soient riches, célèbres ou les deux, invitées par la maison d’édition. Julia avait apprécié leur compagnie. Elles étaient du même âge qu’elle, et pas aussi imbues d’elles-mêmes et obnubilées par l’argent que la plupart des gens. Il y en avait même eu une ou deux qu’elle aurait plaisir à revoir, des amies potentielles. Oui, cette soirée avait été la meilleure qu’elle ait vécue depuis pas mal de temps. > Trois minutes. Nue, elle se contempla dans le miroir, et cet examen ne lui déplut pas vraiment. Elle était très mince, mais plus svelte qu’efflanquée. Ses seins offraient une agréable rondeur, même s’ils n’avaient pas le volume impressionnant de ceux de Kats, et ils ne tombaient pas du tout. Des hanches féminines, sans être trop développées. Et sa peau arborait un bronzage intégral qu’elle avait mis deux jours à parfaire sur son balcon. Une sensation désagréable de vide restait nichée au creux de son estomac. Qu’avait vu Adrian quand il la regardait ? sa silhouette, ou son nom et sa fortune ? Elle ne pouvait oublier que Bil Yi Somanzer ne l’avait même pas remarquée avant que l’Oncle Horace lui dise qui elle était. > Quatre minutes. Sa lingerie de nuit était étalée, prête à l’emploi. Adela n’avait pas été consultée pour ce choix, pas le moins du monde. Julia s’était fait violence et avait pris elle-même la décision. Kats n’aurait pas hésité une seconde. Elle inspira lentement et passa la culotte de soie de couleur pêche avec ses incrustations de dentelle. Le bas du peignoir en soie blanche effleurait aux chevilles. L’ensemble était simple, mais très sensuel. Le plus important était l’effet produit. Elle voulait le déstabiliser, le subjuguer et pousser son avantage. Elle étudia sa mise dans le miroir d’un œil critique et refit le nœud de sa ceinture. Mais ça n’allait toujours pas. Cinq autres essais et le devant de son peignoir s’ouvrait jusqu’à son nombril sur un « V » étiré de peau bronzée qui dévoilait plus que généreusement sa poitrine. > Sept minutes. Julia repassa dans la chambre et baissa les biolums pour obtenir une légère clarté teintée de rose. Rachel était de service à l’extérieur. Quand ils étaient arrivés, Julia lui avait notifié qu’Adrian devait être autorisé à venir « à n’importe quel moment ». Le visage de Rachel était demeuré totalement inexpressif. Cette femme devait être un cyborg. Combien de temps fallait-il attendre ? C’était le plus gros problème. Donnons-lui… allez, disons : vingt minutes. Non, quinze devraient suffire. Lui n’avait qu’à retirer son smoking. > Neuf minutes. Elle se tenait debout, près du lit à baldaquin. Le cadre était romantique à souhait. S’il n’était pas là après quinze minutes elle irait à sa chambre. Si elle en avait le courage. Et si sa porte était verrouillée ? S’il disait non ? Si une de ces petites allumeuses présentes à la soirée se trouvait avec lui ? N’y pense même pas. > Dix minutes. On frappa légèrement à la porte. — Entrez, dit-elle, aussitôt furieuse du tremblement subit qui avait affecté sa voix. Elle faillit soupirer de soulagement quand elle vit que c’était bien Adrian. Il était enveloppé dans son peignoir en tissu éponge bordeaux. Il s’avança. Il était pieds nus. Sans pyjama. Elle enclencha le verrouillage de la porte. Il était enfermé avec elle. — Julia ! Il y avait une note d’admiration étonnée dans cette exclamation. Et le désir illumina ses prunelles quand il la détailla du regard. Elle n’y tenait plus, et elle courut vers lui. Elle fut enlevée du sol par des bras puissants et impatients. Ils virevoltèrent ensemble, en riant. CHAPITRE 25 Le samedi matin, Greg gara le Duo dans une petite rue près de New Eastfield et donna cinq livres aux jeunes voleurs locaux avant d’aller à pied par les boulevards paisibles de ce quartier cossu. Avec la carte d’Event Horizon, il s’était acheté un pantalon gris clair, des baskets bleues et un pull vert jade. Ses jean et tee-shirt habituels auraient déplu à la police privée que les résidents employaient. Un des facteurs principaux de la prospérité de Peterborough après le réchauffement avait été le développement de ses activités maritimes. La Nene permettait aux cargos d’arriver au cœur de la cité. Ils se mettaient à quai dans le nouveau port, au milieu des entrepôts qui avaient remplacé l’ancien quartier commerçant de Queensgate. En plus des navires marchands, une armada de quelque sept mille petits bateaux avait quitté les lacs des Norfolk Broads quand les glaces de l’Antarctique avaient fondu, pour converger sur la ville. Ils étaient ancrés autour de l’île de Stanground, en banlieue, à un dédale inextricable de débarcadères construits avec le bois pris aux toits et aux planchers des immeubles inondés dans les Fens. Les bateaux qui se trouvaient au centre y étaient maintenant piégés, avec dix années de détritus qui couvraient l’eau autour d’eux tel un marécage artificiel. Il avait entendu dire que près de dix mille personnes habitaient cette cité flottante. Le chiffre était invérifiable, et le chaos inhérent à Stanground y rendait l’influence du conseil municipal quasi nulle. Ce dont les résidents tiraient pleinement avantage. Les canaux étroits et sinueux étaient un repaire idéal pour les trafiquants de toutes sortes, mais ceux-ci injectaient des masses d’eurofrancs dans l’économie de la ville. Il y avait là une imposante flottille de plaisance. Le potentiel industriel de la cité, parfumé de façon pernicieuse par ce grouillement monstrueux, constituait un attrait puissant pour les riches marins d’Europe. Ces gens dirigeaient leurs mini-empires financiers et leurs projets depuis leurs tripots flottants. C’était une nuée en perpétuelle migration qui ne restait jamais assez longtemps dans un port pour avoir droit à l’attention du fisc. Ils possédaient leur propre marina à New Eastfield, au nord de la Nene. Là, les quais étaient en béton, spacieux et d’une propreté scrupuleuse. Tous leurs besoins y étaient satisfaits, depuis les magasins proposant les meilleures denrées alimentaires et tout l’accastillage imaginable jusqu’à une cale sèche équipée pour les réfections les plus poussées. Greg arriva à la marina vers 11 heures. L’ensemble des clubs, complexes sportifs, boutiques, restaurants et pubs qui s’étiraient sur les quais était réservé exclusivement aux résidents. Royan avait chargé son identité dans l’ordinateur recensant les membres de cette coterie. La promenade constituée d’énormes cubes de granite s’étirait sur un kilomètre, avec cinq quais perpendiculaires pour les yachts des plus riches. Une couche diaphane de cumulus transformait la férocité du soleil en une lumière sans source précise. À cause de la proximité des Fens, l’humidité ambiante approchait celle d’un bain de vapeur. Il trouva l’Angelica, un restaurant sur quatre étages situé en face du quai central où était amarré le Mirriam. Ce temple de la bonne chère proposait une infinité de délices culinaires dont il ne connaissait même pas le nom. Il parcourut l’impasse adjacente jusqu’au quai de chargement avec sa porte à enroulement. Sur le côté, il avisa une série de barreaux métalliques fixés dans la pierre, qu’il gravit sans hésiter. L’uniformité du toit plat couvert de panneaux solaires était rompue par deux antennes satellite et trois grosses cheminées de climatisation dont les pales tournaient en silence. Au centre exact, une structure cubique de panneaux en bois dissimulait les citernes d’eau du restaurant. Greg s’accroupit et s’en approcha. Un des panneaux était décroché. Il l’écarta et se glissa à l’intérieur. Il se retrouva dans l’espace très réduit entre deux citernes. Il n’y avait pas la place de se redresser, et il dut avancer à croupetons. À l’autre bout, divers objectifs à amplification photonique étaient insérés dans les lattes d’un panneau, leurs câbles reliés à un ensemble compact de modules. Les étranges petits halos de lumière colorée émis par cinq écrans plats miniatures affichaient l’image du Mirriam à demi recouverte de données en rouge. En face du panneau, il remarqua un tas de canettes vides et d’emballages de nourriture. Il faillit mettre le pied dans un pot de chambre pour adulte qui avait été branché avec un tuyau flexible sur la plomberie de l’Angelica. Une odeur âcre prédominait dans cet espace confiné : celle de l’être humain. Entre les détritus et le matériel était déroulé un matelas mince en mousse jaune. Suzi y était étendue, vêtue d’un short bleu assombri par la sueur. Les piques mauves de sa coiffure s’étaient amollies à cause de la chaleur torride qui régnait ici. Dans la pénombre, elle tourna la tête vers lui. — Bon Dieu, il était temps que tu te pointes. Tu vois un peu ce que nous endurons pour toi… — Mais c’est pour la bonne cause. Il enjamba le pot de chambre et se tortilla pour s’asseoir sur le matelas auprès d’elle. L’angle d’un des modules s’enfonça dans son dos. — Un vrai nid d’amour, ironisa Suzi. Tu veux qu’on le fasse ? Il y a assez de place, si tu n’as pas d’envie trop bizarre. Greg prit soudain conscience de son petit corps ferme pressé contre le sien. — Ce serait risquer la mort par épuisement, dans cette fournaise. — Ouais, allez, avec la taille des nichons de ta nouvelle copine, je ne peux pas t’en vouloir. Greg allait protester, mais il se ravisa à temps. — J’espère que tu ne te charges pas seule de la surveillance. Cette chaleur est mauvaise pour toi. Je ne plaisante pas. Un grognement échappa à la jeune femme. — Non, heureusement. On se relaie toutes les quatre heures. Le reste de l’équipe est dispersé autour de la marina, et certains se sont même fait embaucher dans la société de nettoyage qui a la franchise pour l’entretien de la promenade. Il y en a deux autres dans deux bagnoles pour filer la Jag de Kendric quand il va faire un tour. Nous avons dressé un profil de son comportement et de ses habitudes. Comme tu nous l’as appris. Avant tout, connaître la cible. Pas trop difficile, les gens parlent facilement, dans le coin. Un des nôtres a déniché une place de barman dans le pub où les hommes d’équipage se réunissent, et ils adorent débiner leurs employeurs. — Tout ça m’a l’air plutôt bien. Qu’est-ce que tu as pour moi ? Suzi désigna l’un des écrans. — Ce Kendric, c’est un putain de Martien. Il n’est pas de cette planète, tu piges ? La vie que mènent ces proprios de yacht… In-croy-able ! Mais je vais te dire un truc, impossible qu’il soit encarté. D’accord, les pontes du PSP local avaient tout ce qu’ils voulaient, pas vrai ? Vacances continues aux frais de la princesse. Mais ce n’était rien comparé à tout ce que ce mec possède. L’argent qu’il a, pfft… il ne tiendrait pas cinq minutes si les autres revenaient au pouvoir. — Ah, fit Greg, un peu étonné par le pic d’agacement qu’il avait décelé chez elle. Non, Kendric n’est pas membre du Parti. Mais à mon avis il est impliqué dans une histoire de sabotage visant Event Horizon. Et avec l’économie qui vacille en ce moment, à cause de l’inflation, ce serait très mauvais qu’Event Horizon s’effondre. Les seules personnes à qui ça bénéficierait sont les anciens du PSP passés dans l’opposition. Tu vois ce que je veux dire ? — Et ce sabotage, c’est quoi ? — En rapport avec le ministère de la Défense. Ultraconfidentiel. — J’imagine, fit-elle sans grand enthousiasme. Le Fils nous a dit que Kendric participe à des opérations financières à un haut niveau. Greg étudia pendant un moment les différentes images que transmettaient les cinq écrans. Le Mirriam était le plus grand yacht de toute la marina. Soixante-quinze mètres de long, blanc immaculé et argent, avec des hublots en verre noir. Des hommes d’équipage torse nu lavaient l’énorme plage arrière. — Kendric est à bord, en ce moment ? — Ouais, comme toujours. Tu peux me croire, il ne se passe absolument rien dans cette marina avant midi. Ils sont tous trop occupés à récupérer de leur excès de la veille. À cette heure, Kendric parle affaires. Chaque jour, il tient deux réunions dans le salon du pont central. Il y a toute une flopée de types au cul serré, genre avocats, qui rappliquent tous chaque fin de matinée pour le voir. J’ignore de quoi ils parlent à l’intérieur, les hublots du Mirriam sont voilés, mais nous avons enregistré tout ce qu’ils ont dit sur le pont sur une cartouche memox. Dis, ce n’est pas cette Julia Evans qui dirige Event Horizon, maintenant ? — Oui. C’est elle la propriétaire en titre. — Sans déc’ ? J’ai entendu Kendric parler d’elle…, dit Suzi en commençant à pianoter sur un clavier. Que je me souvienne du code fichier… Voilà, on y est. Un des écrans afficha une scène qui s’était déroulée sur la plage arrière du Mirriam. Greg se concentra sur l’image. Installé dans une des chaises longues en plastique, vêtu d’un short de marque et d’une chemise à col ouvert, Kendric sirotait une boisson dans un verre en cristal taillé. L’homme en sa compagnie portait un costume, mais il avait lui aussi ouvert son col et desserré sa cravate. Il avait la quarantaine, et un visage plat de bulldog, le teint rougeaud. — Tiens, fit Suzi en tendant un écouteur à Greg. « … très désavantagés, disait l’homme au costume avec une pointe d’accent écossais. Le Parti chez nous est tout près de la chute, Kendric, il ne tiendra plus très longtemps. La situation est terrible, on manque de nourriture, de matériel, et même de méthane pour les fermes. Les gens se tournent de plus en plus vers le marché noir. Il y a un commerce souterrain incroyable en ce moment. Si vous pouviez glisser un mot à cette jeune Julia Evans, arriver à un arrangement avec elle en attendant que le Parti tombe… Je peux sortir l’argent par tonnes entières. — Impossible, répondit Kendric d’un ton catégorique, le visage dur. Cette petite garce frigide et moi avons rompu tous nos liens commerciaux. Il n’y aura pas de reprise. — Il est question de beaucoup d’argent, Kendric. — Surmontez cette crise. Je finalise certaines affaires qui feront du marché noir de devises une ressource ridicule. Et je n’oublierai pas que vous avez su vous montrer patient. » L’homme au costume secoua la tête avec tristesse et but une gorgée de son verre. L’image se figea. — Sur le moment, ça n’a pas semblé avoir beaucoup de sens, dit Suzi, qui se remit à jouer du clavier. Cette fois, c’était le soir. Le plafond des cumulus se dorait d’une lumière cuivrée au-dessus du Mirriam. Une quinzaine de personnes se trouvait sur la plage arrière, les femmes en robe de cocktail, les hommes en veston ou blazer. Les conversations bruyantes étaient ponctuées d’éclats de rire et du tintement des verres s’entrechoquant. Kendric se tenait à la poupe avec deux autres individus. L’un était un grand blond mince, aux cheveux clairsemés, l’autre un Africain de belle prestance vêtu de la tenue bariolée traditionnelle des tribus du Nord. « Vous devez fournir à la maison des propositions d’investissements alternatifs, Kendric, disait le blond. Et vite. — J’ai acquis quelques options dans un portefeuille du bassin du Pacifique, dit l’Africain avec sérieux. Ils vous donneront de seize à dix-sept pour cent de retour sur capital, et c’est un minimum garanti. — Non, lâcha Di Girolamo. — Vous ne trouverez pas mieux. Pas à court terme. — Je suis désolé. Je sais que, l’un comme l’autre, vous avez travaillé dur pour tout mettre en place. Mais c’est non. — Vous auriez mieux fait de tenir bon, Kendric, dit le blond. Nous aurions pu arranger les choses avec la famille au sujet de Siebruk. Les traits altiers de Kendric se crispèrent. — Cette sale petite merdeuse, Evans. Acheter une saloperie de banque ! Je n’ai jamais entendu parler de quelque chose de si… de si… (Il agrippa le bastingage en cuir poli.) Maudite soit cette garce ! Le blond se détourna et parut s’absorber dans la contemplation de la marina. — Écoutez, dit l’Africain, la famille va insister pour avoir une viabilité équivalente sur l’argent dégagé par votre retrait du consortium de financement d’Event Horizon. Di Girolamo ne répondit rien. — La famille…, commença le blond. — Faites les attendre, dit Kendric d’un ton cassant. Il se reprit aussitôt et posa une main sur l’épaule du blond, dans un geste qui se voulait amical. — Six mois, Clancy. Si je n’ai pas réussi d’ici là, je quitterai le conseil de famille, de toute façon. D’accord ? » Greg scrutait les visages sur l’écran. Ceux des deux financiers, manifestement inquiets. Celui de Kendric, possédé par la colère. Et l’intuition était là, totalement inutile. Un animal acculé n’avait pas le choix dans sa façon de réagir. — Vous avez un enregistrement de tous ses visiteurs ? demanda-t-il. Suzi tapota la batterie de senseurs avec une fierté possessive. — Sans problème. De jour comme de nuit, toute personne qui monte à bord ou descend est filmée. Nous avons des infrarouges et des capteurs à faible intensité pour le travail de nuit. Encore qu’on n’en ait pas besoin, ce rafiot est illuminé comme un stade de foot dès le crépuscule. Et nous avons une antenne réglée pour intercepter les appels locaux du Mirriam. Mais pour ses connexions satellite, nous ne pouvons rien faire. Le hic, c’est que les appels locaux n’ont rien donné jusqu’ici, à part des papotages mondains et des commandes d’alcool, ce genre de trucs. Greg grogna et essuya la sueur qui perlait à son front. — Bien. Si je sais qui il a vu, je pourrai peut-être avoir une idée plus claire de ce qu’il mijote. — Une opération clandestine contre lui ? — Je n’ai pas encore assez de données. Elle se pencha en arrière et pêcha une canette de jus d’orange dans le tas posé sur le sol. — J’aimerais en être, si ça se fait, dit-elle en tournant la languette à quatre-vingt-dix degrés. Greg observa avec ce qui ressemblait fort à de la convoitise la fine couche de gel qui se formait sur la canette. — Je ne peux rien te promettre. Comme je l’ai dit, c’est du lourd. Des barbouzes en costume, des guêpes virales, de curieux accidents en pleine nuit… Suzi arracha la languette et avala aussitôt une longue gorgée d’orangeade pétillante, avant de lâcher un rot sonore. — J’imagine, dit-elle. — Que se passe-t-il l’après-midi, d’ordinaire ? — Sa femme – Hermione, c’est ça ? –, elle va faire les magasins ou manger un bout avec d’autres grognasses du même acabit qu’elle. Le soir, ils se la donnent à fond. Parfois sur un des autres yachts, mais la plupart du temps ça se passe sur le Mirriam. La nuit dernière, ils ont eu dans les vingt-cinq invités. Ensuite, après minuit, ils partent au Blue Ball. C’est un casino dans New Eastfield. L’endroit le plus coté de la ville, à ce qu’on raconte. Nous les avons filés pour toi, mais impossible de franchir le barrage des videurs. Ils plient vers 3 ou 4 heures du mat’ et reviennent direct au yacht. On a bavardé avec deux ou trois serveuses qui bossent au casino. D’après elles, Kendric et Hermione ont l’habitude de choisir une fille au Blue Ball et de la ramener sur le Mirriam pour s’amuser un peu. Une copine de ces serveuses s’est laissé inviter à bord, une fois. Mauvais plan, Greg. Pas de sadisme, mais elle a vraiment été mise à l’épreuve. Kendric et Hermione l’ont très sérieusement perturbée et, au matin, ils l’ont jetée. Apparemment, c’est ce qu’ils font avec toutes. Une fille pour une nuit, ils se l’envoient, et à la suivante. — Et l’équipage ? Suzi eut un sourire entendu. — Juste au cas où tu irais faire un petit tour à bord, c’est ça ? Neuf marins, en comptant le capitaine. Mais il faut ajouter les domestiques, les cuisiniers, tout ça. Et six gardes du corps qui n’ont pas l’air d’enfants de chœur. Oh, tiens… Elle se pencha sur lui, et les pointes de ses petits seins se pressèrent contre sa joue. Il détecta dans son esprit une vague joie amusée. Elle fouilla parmi les modules et trouva un cristal memox. — Il contient le visage de tous les visiteurs, avec l’heure et le jour où ils sont venus. Nous avons même déniché le nom de quelques-uns. Un des écrans afficha les plans du Mirriam. — Il y a toujours au moins quatre personnes à bord, dit Suzi. Nous pensons avoir réussi à localiser leurs couchettes, mais on ne peut jamais être sûr. Des identités étaient superposées aux différentes cabines. — Excellent. Comment vous êtes-vous procuré les plans ? — Le Fils les a piqués pour nous. La coque du Mirriam a été fabriquée en Finlande, mais le yacht a été équipé à Tyneside. Apparemment l’Angleterre est toujours imbattable pour la qualité de ses artisans. Greg transféra les données du cristal memox dans son cybofax et se mit à faire défiler les visages. Les images étaient de bonne qualité, en haute définition, et la plupart des gens semblaient regarder l’objectif. Morgan Walshaw n’aurait aucun mal à dresser leur profil. — Ah oui, murmura Suzi, ils ont aussi une maîtresse permanente, à bord. Elle ne fait pas grand-chose. À la voir, c’est sans doute parce qu’elle trop défoncée tout le temps. Ce Kendric, il se paie un ménage à quatre toutes les nuits. Sacré étalon, hein ? Greg parcourut l’index jusqu’à arriver à la fille. On lui avait attribué un numéro, mais pas d’identité. Son visage apparut sur le petit écran du cybofax. — Un canon, commenta Suzi en regardant par-dessus son épaule. Elle me dirait bien… — Elle est à bord en permanence ? — Ouais, depuis que nous surveillons, en tout cas. Pourquoi, tu la connais ? — Oui. Elle s’appelle Katerina Cawthorp. — ALORS POURQUOIJ***+ ! L’AMIE DE JULLAAAA EST COLLÉE ÀÀ KENDRIC DI GIROLAMO ? ? ? — Je ne connais pas les détails, répondit Greg d une voix tendue. Royan tressautait dans son fauteuil de dentiste, et ses épaules étaient prises de secousses selon un rythme affolant. Il était dans un de ses mauvais jours, et quand Mandel pensait à l’épreuve qu’étaient les bons jours de son ami… — UN RAPPPPPORT ? — Ce n’est pas une coïncidence. — EST-CE QUE T’AI AID%%%%% AVEC DIX-FOIIIIS>> ? La poche du cathéter accrochée sous le siège à une patère se remplissait d’un liquide huileux et bilieux. — Ça m’a été d’une grande aide. Il était victime d’un chantage, ce n’était pas un véritable hacker. Quelqu’un lui a fourni des virus sophistiqués à employer lors de ses intrusions informatiques. — JE LE TROUVAIS BIZARRRRRE. TRRRROP RAPIDE À SE METTTTRE EN SOLO. PAS ASS***) MERDDDE FIN FIN FIN. SCORE TROP BASSS SUUR LE CIRCIT POUR SSSON PSEUDO. MALLLL, GREEG. J’AI VRRAIMMENT MALLLL. Comment pouvait-il répondre à ça ? Il fit un grand sourire et, par avance, il se maudit intérieurement. — Eh, tu t’es fait une amie, avec Eleanor. Elle prévoit de revenir te voir. — LA BELLE ET> > > > ## BÊTEE. HORRIBLEMMEERRDDEH ! MOIMOIMOIMOI. VOUS BAISEZ BÉBÉBÉSSS FAITES DES BÉBÉS ENSSSSEMBLE… IIII£% : :)) VAAAA-T’’’EN GGRE& Greg était incapable de bouger. Révolté et horrifié. Il voulait sortir de cette pièce, fuir et ne jamais revenir. Se libérer. Les Trinities, les agents populaires, les Chemises noires, cette tour, cette pièce, Royan : c’étaient toutes les facettes de la culpabilité inscrites en lui, qui le dévorait de l’intérieur. — NE PPPPLEURE PAS. Il se frotta les yeux de ses poings. Sa vision s’était brouillée. — VITEEE<<<< POURQUOI TU ES VENU ? ? ? Qoi apparut à la porte de la cuisine, le visage empreint d’une anxiété qui gâtait la délicatesse de ses traits. Elle lança à Greg un regard qu’il ne put décrypter. — POURQUOI — J’avais besoin que tu remontes l’historique financier. Je pense que c’est le chaînon manquant, celui qui reliera Kendric aux hackers. Les écrans explosèrent en un mélange incohérent d’images : des émissions de variété diffusées sur les chaînes, lui-même vu par l’objectif de Royan, ses larmes grasses sur ses joues, des graphiques tremblotants, des tables de données très claires se dissolvant dans des vortex alphanumériques bleus et verts. Un des petits robots traversa le plancher dans un grincement de rouages et percuta les bacs à fleurs. Il recula, alla se cogner de nouveau contre l’obstacle, recommença, encore et encore, comme ensorcelé par l’esprit d’un insecte affolé. Qoi se précipita auprès de Royan. Elle lui pinça le nez d’une main, et de l’autre essaya d’introduire entre ses lèvres la tétine d’une bouteille. Il tourna violemment la tête de droite et de gauche, et un grondement désespéré monta dans sa gorge. — LES DONNÉES DONNÉES DONNÉES ——————LAISSE-LES LES LES’’’ Une multitude de diodes lumineuses s’allumèrent sur une des consoles bricolées de Royan. Greg retira de son cybofax la mémoire qu’O’Donal lui avait donnée et l’inséra dans le lecteur de la console. Les écrans affichaient une vue géante et fixe de Trafalgar Square. Greg la reconnut aussitôt. Un classique de l’euphorie générale. Le jour de l’effondrement du PSP, retransmis en direct sur toutes les chaînes du monde. La foule chantant « God Save the King », les flammes orange s’élevant d’une centaine de bannières du Parti, dix mille Union Jacks agités dans une liesse générale, un résidu de fumée venu de Downing Street marquant l’air. La scène parut gonfler, les pixels prirent la taille de balles de golf, pour créer une mosaïque insensée. Royan grognait comme s’il allait s’étouffer. Qoi avait réussi à glisser la tétine entre ses dents, et il aspirait frénétiquement. Des gouttes de compote coulaient de son menton sur son tee-shirt déjà taché. Derrière Greg, le robot cessa subitement ses assauts répétés contre le bac à fleurs. Il devait y avoir quelque chose d’efficace dans cette mixture. Royan s’alanguissait visiblement. — Partez maintenant, s’il vous plaît, dit Qoi en s’inclinant. Le kaléidoscope démentiel rapetissa à mesure que les écrans s’éteignaient un à un. Les yeux expressifs de Qoi étaient emplis d’une tristesse qui n’aurait jamais dû habiter quelqu’un de son âge. — Vous ne pouvez plus rien faire. CHAPITRE 26 Un vol de cigognes battait paresseusement des ailes dans le ciel quand Greg remonta la passerelle du Mirriam. Le garde du corps se téléporta de nulle part pour lui barrer le passage, une main sur chaque rampe. Il portait un maillot de rugby à bandes rouges et vertes et un short café. — Vous cherchez quelqu’un ? demanda-t-il dans un anglais teinté d’un fort accent. — Oui, M. Di Girolamo. — Il ne vous attend pas. Greg ne pouvait voir les yeux de l’autre, cachés qu’ils étaient derrière des lunettes de soleil panoramiques Ferranti. L’homme avait un cou de taureau sur lequel saillait un nombre étonnant de veines. Les stéroïdes qu’il avalait ne devaient pas arranger sa tension. — Dites-lui simplement que Greg Mandel est là. Il exhiba sa carte d’Event Horizon. L’autre réfléchit un bon moment avant d’appeler par-dessus son épaule. Un de ses collègues apparut au bout de la passerelle. C’était une sorte d’ours humanoïde, un Noir de plus de deux mètres avec une carrure en proportion. La sueur luisait à son front. Les deux échangèrent quelques mots dans un murmure, puis le premier pointa un doigt épais sur le visiteur. — Vous. Ne bougez pas. Il disparut sous le pont, laissant son remplaçant bras croisés face à Greg, sur qui il posait un regard ouvertement méprisant. Mandel resta insensible à la tentative d’intimidation. Si Kendric se reposait sur ce genre de lourdauds pour le protéger d’un cambriolage de professionnels, il avait du souci à se faire. Ils avaient l’air de durs, et ils savaient probablement bien se battre mais, opposés à un commando déterminé, ils ne tiendraient pas une seconde. L’eau boueuse venait lécher doucement la coque du yacht. Greg avait délibérément attendu la mi-journée pour donner à Kendric le temps de récupérer de sa soirée au Blue Ball. — Tu as craqué ! avait aboyé Suzi quand il lui avait annoncé son attention de se rendre à bord. — Il faut que j’approche Kendric, avait-il répondu. — Pourquoi, nom de Dieu ? — Pour lui poser des questions, voir comment il réagit. — C’est de la folie. Elle s’était signée en roulant des yeux. Mais elle l’avait aidé à organiser le soutien logistique en postant les Trinities tout autour de la marina. Greg n’avait pu déceler aucune erreur dans sa façon de procéder. Suzi avait bien retenu ses leçons. Savoir que ses alliés pouvaient lui fournir un feu de couverture à tout moment accrut son assurance quand il entra dans l’antre du lion. Les ordres donnés à Suzi étaient très simples : en aucun cas il ne devait être emmené à l’intérieur du yacht. — Ça va, vous pouvez monter, fit le premier garde du corps à son retour. Mais ses mâchoires crispées trahissaient sa désapprobation. Le Mirriam était une pure merveille de soixante-cinq mètres. Quels que soient ses autres défauts, Kendric connaissait la différence entre le raffinement et le clinquant prétentieux. Les ponts en bois poli luisaient d’un éclat rosé sous le soleil incandescent. Chaque pièce d’accastillage en cuivre était immaculée et aussi brillante qu’un miroir. L’éclat de la peinture blanche était presque douloureux pour les yeux. Greg fut mené sur la plage arrière. Des banquettes encastrées avec des coussins moelleux tendus de cuir formaient un îlot au centre, qu’encerclaient de nombreuses chaises longues placées çà et là. À tribord, devant les portes qui donnaient sur le salon, il vit un ensemble d’appareils de gymnastique chromés. Katerina était étendue à plat ventre sur le banc et actionnait la partie amovible lestée réservée aux jambes. Elle portait un short noir en néoprène sur un caleçon en stretch vert et le haut d’un tee-shirt mauve qui avait été coupé en deux et dont le bord effrangé couvrait à grand-peine son opulente poitrine. Sa crinière blonde était maintenue en arrière par une large bande élastique blanche. Elle transpirait abondamment et inspirait par les narines, une expression de concentration farouche sur ses traits parfaitement sculptés. — Je vous connais, dit-elle sans desserrer les dents. Vous étiez chez Julia. La charge qu’elle soulevait était presque équivalente à celle qu’il utilisait pour s’entraîner. — C’est bien moi, fit-il. Une soirée mémorable, n’est-ce pas ? — Vous pouvez nous laisser, Mark. Kendric va arriver dans un instant. Le garde du corps donna l’impression de vouloir protester, mais il ne semblait pas trop savoir comment s’y prendre. Greg lui décocha un sourire radieux, et reçut en retour un rictus venimeux. Malgré les lunettes Ferranti, Mandel savait que les yeux de l’homme ne quittèrent pas Katerina quand il s’éloigna d’un pas lourd. C’était assez compréhensible. Le regard de Greg lui-même ne cessait de passer de ces jambes fantastiques à l’abdomen plat, comme s’il était hypnotisé par le jeu des muscles sous la peau bronzée. Avec toujours l’espoir que le morceau de tee-shirt se relèverait d’un centimètre de plus. — Quatre-vingt-dix-huit, quatre-vingt-dix-neuf, terminé, souffla-t-elle. — C’est vraiment nécessaire ? Elle posa la tête sur le léger rembourrage du banc. — Kendric aime que je sois en forme. Elle parlait à présent d’une voix haut perchée, enfantine et lointaine à la fois. — Il dit que quelqu’un qui a reçu le cadeau d’un corps aussi beau que le mien se doit de le garder dans la meilleure condition possible. Sinon, il ne m’apprécierait pas autant. — Et c’est important, ce que Kendric dit et apprécie, n’est-ce pas ? Elle ferma les yeux. — Oui. Très important. Ils me font des choses, vous savez, des choses tellement merveilleuses… Si je ne peux pas leur faire plaisir en retour, ils pourraient cesser. Je ne le supporterais pas. Le ton chantant et passif qu’elle employait pour réciter sa doctrine lui donna le frisson. Il la sonda avec son hypersens. L’esprit de Katerina était singulier : lisse, comme si elle avait ingurgité des tranquillisants. L’activité mentale était à son minimum, et elle remarquait à peine son environnement immédiat. Presque un état d’hibernation. Mais il n’y avait aucun indice d’un repli dû à un traumatisme, pas plus que des déchirures qu’engendrent les dommages provoqués par les produits chimiques, contrairement à ce qu’il avait supposé. Il alla plus profondément. Sous les courants lents de ses pensées de surface, il trouva un noyau de souvenirs chéris, un centre éclatant de plaisir et d’anticipation joyeuse. Mais en dépit de son aspect agréable, c’était une souillure qui dégradait chacune de ses pensées. — Quelles choses merveilleuses ? demanda-t-il doucement. L’expression de Katerina se fit rêveuse. — Ils m’aiment, dit-elle. — Et comment vous aiment-ils ? — Parfois en douceur. Parfois avec une telle férocité qu’ils m’arrachent des cris. Peu importe. Ça se termine toujours merveilleusement bien. Greg sentit une sueur glacée naître sur sa peau. — Tout ça dure depuis combien de temps, Katerina ? — Depuis mon arrivée ici. Le temps n’a plus vraiment d’importance pour moi, maintenant, je suis trop heureuse. Adrian a essayé, bien sûr, il a essayé très dur, mais ce n’est jamais arrivé avec lui, pas comme il faut que ce soit. J’ai eu tellement de chance qu’ils m’enlèvent à lui. Sans eux, je n’aurais peut-être jamais su ce que je ratais. — Quand vous ont-ils emmenée ? Elle survola d’un regard absent la marina, et son esprit faillit perdre le fil de la conversation. — À la soirée, celle de l’Oncle Horace. Il y avait Bil Yi, comme Julia l’avait promis. Alors je suis venue. Et eux, ils étaient là aussi. Il était amusant, et gentil, c’était excitant. (Elle se retourna pour regarder Greg. Le visage d’un ange vandalisé par les larmes.) Il est si fort. Et j’ai peur. Kendric Di Girolamo fit coulisser la porte du salon et sortit sur le pont arrière. Hermione le suivit un instant plus tard. — Monsieur Mandel, fit-il en gratifiant le visiteur d’une poignée de main trop molle. Comme c’est gentil de passer nous voir. Je suis sûr que Katerina vous a fait patienter sans vous ennuyer. Les boutons cuivrés de son blaser bleu marine brillaient au soleil, et un mouchoir à pois en soie dépassait de sa poche de poitrine. Un foulard vert sombre emplissait le col ouvert de sa chemise blanche. Son pantalon blanc en flanelle et ses chaussures bleu sombre complétaient l’image nautique. Hermione adressa un sourire gracieux à Greg. Un souffle musqué évoquant le parfum des orchidées lui parvint comme une caresse et déclencha en lui ce frémissement qu’il connaissait trop bien. Les semaines n’avaient pas affadi le souvenir de sa beauté. Attention, se dit-il, ce n’est qu’une apparence, un camouflage. Elle portait un haut cerise sans bretelles de style gitan et une jupe bleue qui s’arrêtait aux genoux. Il eut l’image fugace d’un oiseau de proie prêt à fondre sur sa victime avec une grâce mortelle. Katerina se leva du banc et ses pieds nus claquèrent sur le bois du pont quand elle alla se placer à côté de Kendric. Elle leva un regard plein d’adoration vers lui. — J’ai terminé mon entraînement. Tout ce que tu avais dit. Greg se détourna pour ne plus subir le spectacle de ce besoin désespéré de reconnaissance. Il préféra contempler la ligne des immeubles de New Eastfield. De l’index, Kendric essuya en douceur les larmes de la jeune femme, un geste qui eut pour résultat un éclair électrique à travers l’esprit de Katerina. Son simple toucher la réveillait, en une version incroyablement pervertie de la Belle au Bois Dormant et du Prince Charmant. — Très bien, ma chère. Je te rejoins d’ici peu. Mais auparavant, je dois m’entretenir un peu avec ce gentleman. La désolation qui envahit le visage de Katerina était poignante. — Allons, chérie, intervint Hermione. Encore une discussion idiote entre hommes. Nous allons te préparer. Tu es tout en sueur après ces exercices. Une bonne douche, voilà ce qu’il te faut. Elle prit Katerina par la main et l’entraîna sans hâte à l’intérieur. La jeune femme se retourna pour regarder Kendric avec des yeux ronds, implorants. — Fais vite… Il lui envoya un baiser. La porte coulissa en position fermée. À travers la vitre fumée, Greg distinguait à peine Katerina, qui ôtait son tee-shirt mauve. Hermione passa un bras possessif autour de la taille fine de la jeune femme et l’emmena dans les entrailles du Mirriam. — Une fille exquise, dit Kendric, qui observait son visiteur, les yeux étrécis. J’ai toujours admiré vos beautés anglaises. Dès qu’on a passé l’obstacle de leur froideur naturelle et de leur réserve, leur hardiesse ne connaît plus aucune limite. Un peu de déception marqua son esprit lorsque Greg refusa de manifester la moindre irritation. — Je crains de ne pouvoir m’attarder, monsieur Di Girolamo. Mes amis s’inquiéteraient de ce qui a bien pu m’arriver. — Non, dit Kendric. Ses pensées étaient d’acier. — Pardon ? — Non. Vous ne vous attarderez pas du tout, Mandel. Katerina vous a laissé monter à bord. C’est une erreur de ma part. Vous n’auriez pas dû être autorisé à approcher le Mirriam à moins d’un million de kilomètres. — Mais je me disais que vous pourriez peut-être m’aider… — Après notre première rencontre, j’ai mené une petite enquête sur vous. Je sais qui vous êtes. Un médium avec un implant glandulaire. Et un vétéran de la Mindstar. Vous n’alliez rien me demander, vous alliez me sonder. Le fouineur mental d’Event Horizon, envoyé ici par votre patronne, cette petite catin, pour m’espionner. Greg réussit à dissimuler son désarroi. — Toute réponse que vous donneriez serait entièrement volontaire. Je ne peux pas lire les pensées des gens. — C’est ce que vous prétendez, et ce que les autres personnes espèrent. C’est une faiblesse humaine particulière que vous exploitez, Mandel. Nous voulons croire que nous n’avons rien à craindre de vous. Mais mon cerveau contient un vaste ensemble de renseignements commerciaux confidentiels. Et j’ai choisi de n’accorder aucun crédit à la parole d’une création grotesque et répugnante, une expérience ratée de laboratoire. Greg laissa les neurohormones se décharger dans son cerveau et sonda désespérément avec son intuition. Il y avait de la culpabilité, une culpabilité forte. Kendric et Julia étaient liés, ils se détestaient mutuellement et se nourrissaient l’un de l’autre. Il eut un choc en comprenant qu’elle était aussi coupable que Di Girolamo. Chacun stimulait délibérément l’obsession sinistre de l’autre, dans une symbiose pervertie. Il fut tiré de cette analyse méditative par des mains à la poigne de fer qui se refermèrent sur ses bras. Les gardes du corps l’encadraient. — Mark, Toby, jetez-le hors du yacht. — Je m’en vais, leur dit Greg. Il sentit plus qu’il vit le sourire goguenard de Mark. — Ça, c’est sûr. Greg concentra son hypersens pour qu’il fasse abstraction des autres esprits alentour et se focalise sur Kendric. — Le Loup ! cria-t-il. Il n’y eut pas de réaction. Aucune culpabilité, peur, consternation ou panique. Le nom n’avait éveillé aucun écho. Mais la perplexité naquit dans l’esprit de Di Girolamo, suivie par une vague croissante de satisfaction ironique en constatant à quel point Mandel était secoué par cette inertie. Toby et Mark l’emmenèrent de force hors du pont arrière et le firent descendre en bas de la superstructure du yacht, jusqu’à la passerelle. Et pendant tout ce temps, le rire de Kendric le poursuivit. Il fut projeté brutalement du haut de la passerelle par quelque chose qui le percuta entre les épaules avec la puissance d’un train fou. Il voulut se recroqueviller dans la vieille position du parachutiste qui atterrit, mais la manœuvre ne fonctionna pas très bien. Il vit dans une succession très rapide et confuse des images de yacht, du ciel et de l’eau selon des angles impossibles, et chaque intermède noir était ponctué par un nouvel éclair de douleur heureusement éteint dès qu’il apparaissait, pour ne laisser qu’une zone engourdie. Le bionodule greffé dans son cortex et qui régulait son implant glandulaire était également programmé pour effacer les impulsions nerveuses supérieures à un niveau prédéterminé de douleur. La Mindstar avait inclus ce limiteur sous forme d’expérimentation afin d’essayer d’amoindrir les chocs consécutifs aux blessures pendant les combats, mais l’armée n’en avait jamais généralisé l’usage par crainte que des soldats ignorent les dommages subis et les aggravent. Le béton impitoyable du quai arrêta son roulé-boulé dans un bruit semblable au claquement d’une gifle géante. Son cerveau lui semblait flotter au centre d’un univers clos d’insensibilité. Il perçut un rire aigre au loin, aussitôt suivi d’un bruit de course. Des mains le saisirent et le remirent debout. — Merde. Ça va aller ? Tu peux marcher ? Les sensations tactiles revinrent progressivement et le nodule cortical rouvrit assez de canaux nerveux pour qu’il retrouve le contrôle de ses membres. Les bleus lui faisaient un mal de chien à ses jambes, ses bras et dans son dos. Un tressaillement incœrcible agitait sa jambe gauche. Ses deux mains étaient écorchées et le sang y suintait abondamment. Sa vision encore limitée ne lui dévoilait que ses chaussures en daim, mais comme si elles se trouvaient à une distance énorme de ses yeux. Il ne pouvait plus respirer par le nez, car un liquide poisseux et tiède obstruait ses narines. — Vas-y, appuie-toi sur nous. C’était Suzi. Il lui obéit avec reconnaissance. — Tu veux qu’on s’occupe de ces andouilles ? dit-elle avec une note d’espoir dans la voix. — Non, fit-il en secouant la tête. Grossière erreur. Le monde tangua dangereusement et il sentit une montée acide de bile dans sa gorge. — Vert sud, vert sud, repli. Nous ramenons Fils du Tonnerre. Or ouest, maintenez la couverture. Il aperçut devant lui une petite balayeuse à trois roues, ses brosses rotatives relevées à quarante-cinq degrés telles des mandibules, avec sur les flancs « GUS ASSAINISSEMENT » en lettres capitales jaunes. On l’installa dans la bulle en Perspex de l’habitacle, sur le siège étroit côté passager, tandis que Des se mettait derrière le volant et Suzi grimpait sur la petite plate-forme. Les deux Trinities portaient une chemise et un pantalon d’un jaune vif, ainsi que la casquette de la société de Gus. De vrais uniformes pour serveurs de hamburgers. Des fit effectuer un demi-tour serré au petit engin et le lança sur le quai à au moins cinq kilomètres par heure, non sans asperger son sillage d’un jet épais et moussu de détergent. En jurant, il tâtonna sur le petit tableau de bord et parvint à couper les gicleurs. — Il faut que j’y retourne, dit Greg, qui se pinça le nez entre l’index et le pouce. — Mon cul, ouais, grogna Des. On a bousillé la couverture en te tirant de là. Je dois mettre mon escouade à l’abri. Procédure standard. Tu devrais connaître, monsieur l’expert militaire. Cette opération est terminée. — Et pourquoi tu veux retourner là-bas ? demanda Suzi. — Il faut que je voie quelque chose. Ils débouchèrent sur la promenade et Des inclina le manche vers la gauche. Les piétons s’écartaient précipitamment, en protestant. — Écoute, fit Des, si tu veux retourner là-bas, ça me va, je n’en ai rien à battre. Je m’arrête tout de suite, et tu n’as qu’à marcher. Mais tu es seul. On s’est cassé le cul pour toi, et je ne vois pas ce que ça a rapporté. — D’accord, dépose-moi là. — Merde… Les deux Trinities échangèrent un regard anxieux. — Tu ne peux pas faire ça, dit Suzi. Allons, Greg, tu tiens à peine debout. On te ramènera dans deux ou trois jours, quand les choses se seront calmées un peu. — C’est maintenant que je dois le faire. — Les amplis photoniques sont toujours en place, pourquoi ne pas te ramener sur le toit de l’Angelica, plutôt ? Tu pourras surveiller de là-haut. Greg se tâta le nez précautionneusement. Il n’avait pas l’air cassé, et le saignement avait cessé. — Pas cette sorte de surveillance, pas visuelle. Je veux utiliser mon hypersens sur eux. — Bordel, cracha Des, tu étais dans la Mindstar ? — Ouais. — Nom de Dieu, murmura Suzi. Je savais bien qu’il y avait un truc bizarre avec toi. Le Père n’a jamais rien dit. Greg ne répondit pas. Il s’était toujours abstenu de mentionner ce détail aux Trinities. Les gens, et les jeunes en particulier, avaient des réactions souvent curieuses face aux médiums implantés. Qu’ils pensent simplement que je suis chanceux, les différences comme la mienne rendent superstitieux. — Merde alors, marmonna encore Des. Un putain de commando Mindstar en activité à Peterborough. Le Parti se pissait dessus à cause de vous. Eh, qu’est-ce qui se passe sur ce yacht, à la fin ? — Si je le savais avec certitude, je n’aurais pas à y retourner. — Re-merde. Bon, à quelle distance maxi de la cible il faut que tu sois ? Ils aboutirent à un compromis. Des conduisit dans le labyrinthe de ruelles de service derrière les boutiques frangeant la promenade, et il échangea ses vêtements avec ceux de Greg. Puis il les laissa pour aller lever le dispositif. C’était maintenant Suzi le chauffeur de Mandel. Il n’y aurait pas de soutien pour un repli si Toby et Mike leur tombaient dessus. Mais les snipers resteraient en place jusqu’à ce que Greg en ait terminé. Suzi revint sur la promenade et déploya les brosses avant de s’engager sur le quai voisin de celui où le Mirriam était amarré. Les fientes de mouettes se dissolvaient en flaques crémeuses que les brosses engloutissaient dans les réservoirs latéraux du petit véhicule. — Arrête-toi ici, lui dit Greg quand ils arrivèrent à hauteur du yacht de Kendric. Elle descendit. — Ne traîne pas trop, supplia-t-elle avant de soulever le capot de l’engin. Greg se détendit et se laissa aller dans son siège. Il ordonna à son nodule cortical de faire taire les élancements douloureux que ses nerfs lui rapportaient fidèlement. La glande était tendue comme le mollet d’un marathonien dans la dernière ligne droite. Un flot de neurohormones bouillonna parmi ses axones. Il désirait une extension sensorielle qui aille bien au-delà de sa perception émotionnelle habituelle, dont la portée était limitée. Pour y parvenir, il se replia sur lui-même, fit en sorte de ne pas tenir compte de la température de son sang, des battements de son cœur, de sa respiration. L’état recherché l’attendait au fond de ce puits mental, tel un bassin central très fragile. Des formes gazeuses erraient sous la surface. Il glissa en douceur sous l’interface. Il perçut des ombres et des sortes de toiles d’araignées grisâtres qui s’agglomérèrent en formes trompeuses, entre des vides douloureux de brume granuleuse. La vision était muette, ni chaude ni froide. À travers l’ensemble les esprits brillaient, comme des mirages de diamants, un tourbillon plat de lucioles, avec lui dans l’œil paisible du cyclone. Il se concentra, sonda la distorsion opaque du yacht, à la recherche de la signature familière d’un esprit bien particulier. L’eau devint une plaque de glace noire, une zone morte. Il s’y laissa dériver. Il s’étirait à la limite absolue de ses capacités. La coque du Mirriam se dressa devant lui, falaise de gaze sans substance. Il la traversa. Les trois silhouettes n’étaient que des protubérances extraterrestres nébuleuses dans son univers solitaire, leur contour restait indistinct. Kendric et Hermione glissaient sur Katerina et autour d’elle, et tous trois formaient un anneau serpentin serré. Katerina était une âme tourmentée, qui se détestait pour ce qu’elle faisait mais était incapable de s’y opposer. Elle rejetait l’avilissement que Hermione lui imposait, se réfugiait dans la conviction rassurante que sa récompense viendrait bientôt. Greg observa son excitation qui croissait à mesure que Kendric se faisait plaisir avec elle en imaginant des images déformées de Julia. Les fissures d’une extase intense se multiplièrent dans l’esprit de la jeune femme, s’entrelacèrent, se répandirent, conquérantes, la réduisant à un abandon animal. L’orgasme précipita une avalanche fulgurante, une nova neurale. L’instinct et des souvenirs poussiéreux fusionnèrent dans le crâne de Greg, et il sut enfin ce que Kendric avait fait à la jeune fille. L’univers intangible se tordit, les images spectrales s’allongèrent et chutèrent en spirale dans la blessure étroite d’un point unique où elles disparurent. La marina surgit de nouveau autour de lui, solide, bruyante. — On rentre, fit-il d’une voix faible. Une telle dépense psychique était harassante. Il avait l’impression que la gravité avait quadruplé. — Il était temps, grommela Suzi. Elle referma le capot d’un geste brusque. — Tu as une tronche de déterré, tu sais ? — Merci. Au-dessus de lui, le ciel semblait jaunâtre, agité en rythme avec les battements de son cœur. — Cette glande doit vraiment te pomper un max, fit-elle, et son pied écrasa l’accélérateur. — Exact. — C’est bien ce que je me disais. Tu te débattais comme si tu faisais un cauchemar horrible. Tu as trouvé ce que tu cherchais ? — Oui. — Eh, ton nez s’est remis à saigner. — Ça va s’arrêter dans une minute. CHAPITRE 27 — Évidemment, Kendric ignore jusqu’au nom « Le Loup », fit Eleanor, irritée. C’est lui qui est en haut, celui qui a les mains les plus propres en ville. Il achète des gens qui achètent des gens qui achètent le Loup. C’est pourquoi il n’a pas réagi à son nom, parce qu’il y a toute une chaîne de tech-mercs entre lui et la pointe de l’opération visant à le débarrasser de Philip Evans. C’est comme ces dispositifs de sécurité, dans ton matériel. Comment tu appelles ça ? Et ne bouge pas. — Des systèmes d’arrêt. La voix de Greg était un grognement rauque. Elle lui avait étalé les mains sur le petit comptoir, dans la cuisine du chalet, et elle aspergeait ses articulations à vif avec un spray dermique. D’après sa propre expérience, elle savait qu’il devait éprouver des picotements très désagréables, mais c’était le meilleur remède sur le marché. Le liquide moussa sur les écorchures avant de se solidifier et de former une membrane bleu pastel souple qui accélérerait la reconstruction des tissus et tomberait dans deux jours. Elle se concentrait pour étaler la substance avec régularité. Elle avait les épaules douloureuses et le dos crispé d’être restée penchée sur lui depuis trois quarts d’heure. Elle commençait à fatiguer, et cela se sentait dans son attitude. Le rugissement de la Triumph qui entra à la suite du Duo dans le lotissement de Berrybut avait fait naître en elle une sorte de prémonition. Elle était remontée du réservoir au pas de course et avait vu Des qui aidait Greg à descendre du véhicule. Il semblait couvert de sang, son pull était déchiré et il ne pouvait marcher sans s’appuyer sur le jeune homme. Elle avait éprouvé de l’amertume quand Suzi et Des l’avaient porté dans le chalet, et elle avait vécu cela comme une invasion de son espace intime. Pour elle, cette habitation symbolisait tout ce qu’il y avait de bon dans sa vie actuelle. Et ils violaient le sanctuaire, ces oiseaux de malheur qui annonçaient violence et douleur. Elle savait que désormais elle associerait toujours les Trinities à des bouleversements néfastes, malgré la haute estime que Greg avait pour eux. Ils l’avaient installé sur le canapé du salon et étaient repartis avec la moto. Curieusement, Suzi avait paru aussi mal à l’aise qu’elle. Qui aurait pu penser que cette fille possédait une telle sensibilité ? Heureusement, Eleanor avait appris à soigner les animaux, et cela lui avait permis de panser les plaies de Greg sans céder à la nausée. Elle avait stoppé les saignements de nez et coagulé les vaisseaux sanguins éclatés à l’intérieur, étalé de l’anesthésiant sur son œil gonflé, immobilisé sa cheville gauche dans une chaussette médicale épaisse en polymère, et nettoyé le reste de son corps. En revanche, rien à faire pour ses vêtements, qu’il faudrait jeter dans le feu de joie cette nuit. — Tu as raison, dit-il. Tu sais, je croyais avoir tout compris. Je m’attendais à ce que Kendric s’illumine comme un sapin de Noël quand je mentionnerais le Loup. C’était la preuve dont j’avais besoin pour convaincre Morgan Walshaw. Et il faut que j’arrive à le convaincre, d’une façon ou d’une autre. Kendric est absolument obsédé par Julia. — Je sais, répondit-elle. J’ai vu le memox de surveillance que les Trinities ont enregistré. — Ce n’est qu’un fragment de l’histoire. Kendric est vraiment… (Il s’interrompit le temps d’un long soupir douloureux, puis :) C’est pourquoi je suis monté à bord. Je m’inquiète pour Julia et de ce qu’il risque de lui faire. C’est stupide de ma part. J’enfreins toutes les règles sur l’implication personnelle. Et tu me retrouves dans cet état. Désolé. Ce n’est pas un spectacle très réjouissant pour toi, je m’en doute. Il ne lui avait jamais paru aussi abattu. Elle se pencha un peu plus sur le comptoir et lui effleura le visage de ses lèvres. — Je ne pourrais pas vivre avec un homme qui ne ressentirait rien pour elle. Tu ne serais pas humain. — J’ai déjà entendu ça. — Pas de moi, fit-elle en reprenant le spray. Et puis, tu n’as rien de bien sérieux, à l’exception de la cheville, et elle sera remise d’ici une semaine. — Bien. Quoi qu’il en soit, ma visite n’a pas été un désastre intégral. Tu te souviens de Katerina Cawthorp ? Eleanor s’immobilisa et chercha dans ses souvenirs. — Une amie de Julia ? — C’est ça. Eh bien, actuellement elle vit avec Kendric et Hermione. — Hermione ? Son étonnement tira un faible sourire à Greg. — Oui. C’est sans doute par elle que Di Girolamo a découvert l’existence du bloc RN d’Evans. Il a évidemment interrogé Katerina sur tous les aspects de ses relations avec Julia, ce qui inclut le temps qu’elle a passé à Wilholm. Elle lui a parlé du bloc RN. Il n’y a pas de taupe, et il n’y en a jamais eu. — Mais comment Kendric s’est-il procuré les programmes du contrôle de sécurité de Zanthus ? — Un hacker travaillant en solo s’est introduit dans les mémoires centrales du service de Walshaw. Kendric pouvait s’offrir les services du meilleur. Elle finit de vaporiser le spray et examina sa main. — Et pour le rachat ? — C’est encore un point obscur pour moi, admit-il. Mais l’attaque éclair était bien un acte de vengeance. Katerina le prouve : elle est le lien, le facteur commun. Bon Dieu, Eleanor, tu ne me croirais pas si je te racontais ce qu’il fait subir à cette pauvre gosse. Disons qu’il en a fait presque un cyborg, sans blague. Il plia les doigts et observa la pellicule du spray dermique qui s’étirait sur les articulations. — Il l’a droguée ? demanda-t-elle. — Quelque chose comme ça. C’est encore un point qu’il faudra régler quand tout ça sera terminé. Comme si nous n’avions pas assez de boulot avec l’identification du Loup et des derniers hackers. — Tu sais, si tu avais voulu faire réagir le cerveau de Kendric de façon probante, tu aurais dû l’interroger sur la somme qu’il a déboursée pour l’attaque éclair. Tu aurais senti sa culpabilité, nette, irréfutable. Il faut que je bande cet index. — La poisse. La prochaine fois, je t’emmène avec moi. Quelqu’un qui peut penser de façon claire, c’est toujours utile. Le cœur d’Eleanor se serra. — Oh, Greg, tu n’as pas l’intention de retourner là-bas, n’est-ce pas ? Ça ne t’a pas suffi ? — Non, hors de question que j’aille affronter Kendric une nouvelle fois. J’ai appris la leçon. À partir de maintenant, je laisse le comportement macho à Walshaw et ses tueurs. Avec un peu de chance, j’aurai seulement à attendre que Royan ait remonté la piste des paiements du Loup à O’Donal pour découvrir qui est ce type. Ensuite nous pourrons commencer à définir comment le Loup est lié à Kendric. La preuve est là, quelque part, comme tu l’as dit, un autre intermédiaire entre le Loup et Kendric, deux peut-être. Mais j’ai la conviction qu’en bout de chaîne c’est bien lui. Tu trouves que c’est un peu paranoïaque ? — Non, je crois à la justesse de ton intuition. Et comme tu l’as souligné, la présence de Katerina sur le yacht explique comment il a appris l’existence du bloc RN. Elle consulta le terminal d’Event Horizon, réglé sur le diagnostic du kit de premier secours. Le cube montrait une silhouette blanche représentant le corps de Greg. Les endroits douloureux étaient signalés par des taches ambrées. Elle les avait tous traités. Il s’était décontracté et le tranquillisant qu’elle lui avait administré l’engourdissait un peu. Elle souleva sa paupière droite et braqua le faisceau du stylo lumineux directement sur l’œil, avant de l’écarter pour surveiller la dilatation de la pupille. Le terminal indiqua qu’elle restait dans des limites acceptables. — Tu n’as pas trop sollicité ton implant ? — Je m’en suis servi un peu, rien d’excessif. Elle eut le sentiment qu’il était sur la défensive. Bien sûr, elle était incapable de se faire une opinion précise sur l’abus de neurohormones. C’était une simple impression. Il semblait amolli, plus que pouvaient l’expliquer ses ecchymoses et l’entorse. Pourquoi fallait-il que les hommes essaient toujours de dissimuler leurs faiblesses ? — Il est possible que tu souffres d’une légère commotion. Un check-up à l’hôpital ne serait pas de trop. — Inutile de les ennuyer avec ça. Je passerai la journée de demain à me reposer. — Promis ? — Je n’ai rien de prévu, sinon une visite à Wilholm Manor pour vérifier la prédiction de Gabrielle concernant une seconde attaque contre le bloc RN. Elle décolla le lecteur de diagnostic de sa nuque où il établissait l’interface avec son nodule cortical et enroula le fil en fibre optique. Le système compact se rangeait aisément dans la mousse profilée du kit de premier secours. Le boîtier vert en aluminium était éraflé et vieilli, avec une grande croix rouge en son centre. Il contenait une gamme très complète de pansements et de médicaments, tous de première qualité. La première fois qu’elle l’avait vu, elle avait cru que Greg était hypocondriaque. — Alors tout va bien, dit-elle, à la condition bien sûr que ta nouvelle amie milliardaire ne t’excite pas trop. — Je t’en prie ! N’en rajoute pas. — Oh, j’allais oublier : le Dr Ranasfari a appelé ce matin. Un homme charmant. Il t’a laissé un message. Et… (elle passa une langue gourmande sur ses lèvres) il m’a fait du plat. — Merde. — Greg ! — Désolé. Tu plaisantes. Ranasfari ? Il t’a fait du plat ? Jamais de la vie. — Mais si. C’est arrivé à d’autres hommes. — Impossible. Ranasfari n’aime pas les gens, qui que ce soit. Nous ne sommes pas des ensembles rationnels de données précises. — Ne sois pas si méchant. À moins que tu sois jaloux ? — Ni l’un ni l’autre, seulement observateur. Et que voulait me dire ce bon docteur ? — Il y a bien eu envoi d’une instruction non licite pour mettre le Merlin à l’arrêt. Sept secondes manquent dans le fichier compte-rendu du récepteur, une heure avant l’arrêt. D’après lui, c’est une interruption très sophistiquée. Ils n’auraient probablement rien remarqué si tu ne leur avais pas dit de la rechercher. Ils épluchent les unités centrales de l’Institut pour voir si quelqu’un a dérobé les codes du Merlin. Mais jusqu’ici ils n’ont trouvé aucune trace d’intrusion. Ranasfari dit que pour couvrir ses traces si parfaitement, il faut être un hacker d’exception. Le matériel de l’Institut est protégé par des programmes gardiens de données de dernière génération, que les programmeurs de la sécurité pensaient inviolables. Greg la dévisageait, les traits tendus par la perplexité et l’incrédulité. — Quelque chose ne va pas ? — Ranasfari n’a pas pu dire ça. Ça ne cadre pas. À le voir ainsi, épuisé, affaibli et abattu, elle ressentit un élan extrême d’affection pour lui. Cette affaire le mettait à rude épreuve. Il avait été puni par son implant glandulaire, molesté par les gros bras de Kendric. Il était allé trop loin. Elle ne souhaitait que l’aider, alléger son fardeau. Si seulement il ne suivait pas ce stupide code personnel qui le poussait à toujours s’investir au maximum. — Eh bien, pourtant c’est ce que Ranasfari a dit. Et il est grand temps que tu ailles te coucher, Greg Mandel. — Non, non, tu ne comprends pas. La motivation de l’attaque éclair était la vengeance. — Oui, tu l’as déjà dit. Et tu as prouvé que Kendric en avait donné l’ordre. — Ouais, enfin, d’une certaine façon. — Le Merlin, dit-elle, car elle commençait à comprendre. — Si le Merlin a été délibérément saboté, alors l’attaque éclair fait partie d’une opération globale initiée par un kombinate. — Tu es commotionné. Rien ne prouve que l’arrêt du Merlin ne soit pas un acte de vengeance aussi. Kendric qui veut effacer Philip Evans et toucher Event Horizon dans le même temps en sapant la confiance qu’on peut avoir dans les cellules du gigaconducteur. Ainsi, il frappe Julia de deux côtés à la fois. Après tout, nous savons qu’il a déjà recouru aux services d’un hacker de haut niveau contre Event Horizon. Il a très bien pu lui demander également de mettre le Merlin à l’arrêt. — Oh oui, évidemment… Manifestement, il n’était pas convaincu. Elle se mit à parler posément, et formula ses pensées presque au moment où elles lui venaient : — La motivation pour lancer l’attaque éclair dépend du fait que Kendric connaissait l’existence du bloc RN de Philip Evans. S’il était au courant, c’est lui qui a frappé, par vengeance. Dans le cas contraire, c’est un sabotage dû à un kombinate. Exact ? — En gros, c’est ça, oui. — Bon. Alors, Katerina est-elle intelligente ? — Quoi ? — Tu ne comprends donc pas ? Tout tourne autour d’elle, si oui ou non elle savait, pour le bloc RN. Et d’après ce que tu m’as dit d’elle avant qu’elle rencontre Kendric, elle a tout de la bimbo. Aurait-elle pu comprendre ce qui se passait à Wilholm ? Les traits crispés, il ferma les yeux. — Sais pas. Elle a eu une bonne éducation. — Ce qui ne veut rien dire. Qui pourrait dire si elle est assez maligne ? — Julia, je suppose. Et certainement ce pauvre Adrian. Je savais que ça allait arriver, qu’elle le laisserait tomber. J’aurais dû le mettre en garde, pour lui donner l’avantage. Bah, il ne m’aurait pas écouté. Eleanor écouta d’une oreille distraite ses divagations. Elle savait quelle sensation d’excitation on pouvait éprouver à résoudre les subtilités du comportement humain, et elle appréciait enfin la façon dont Greg s’absorbait dans ses affaires. Il y avait une sorte d’addiction à démêler les stratagèmes soigneusement élaborés par d’autres, c’était une forme de conquête que de se montrer plus malin qu’eux. — Alors il faudra que tu poses la question à Julia. Mais pas aujourd’hui, je pense. CHAPITRE 28 Les arroseurs automatiques de Wilholm étaient réglés au maximum et leurs longs plumets blancs ajoutaient une légère note métallique à l’air chargé de pollen trop sec. Julia descendit en courant l’allée et rit comme elle s’efforçait d’éviter les longues giclées d’eau. Le coton de sa robe vert émeraude était déjà mouillé. Elle regarda en arrière et vit qu’Adrian l’avait presque rattrapée. Un petit cri, un dernier effort et elle atteignit l’allée gravillonnée avant lui. Demande d’accès AutresYeux. Adrian s’exclama derrière elle, jura. Elle fit volte-face et se tordit de rire quand elle vit qu’il venait de prendre de plein fouet un des jets. Il la rejoignit sur le gravier, où ses pas laissèrent des empreintes sombres. — Je suis complètement trempé ! gémit-il avant de rire avec elle. Son tee-shirt et son short de tennis collaient à sa peau. Elle referma les bras autour de son cou et l’embrassa avec fougue. — Mon Monsieur Tee-shirt mouillé personnel… L’hilarité la reprit, impossible à endiguer. Demande d’Accès prioritaire AutresYeux. Il posa les mains sur ses fesses, les tâta avec intérêt. — Est-ce que nous avons assez de temps avant qu’il arrive ? Son souffle chaud caressait l’oreille de la jeune femme. Il se mit à frotter son nez dans le creux de son cou, à la recherche de cette zone extrêmement sensible chez elle. Elle poussa un soupir sincère et se trémoussa dans son étreinte quand il passa la langue derrière son oreille. — Pas ce matin. Trop de choses à faire. — Cet après-midi ? Elle acquiesça avec enthousiasme. Adrian était insatiable. Merveilleusement, fabuleusement insatiable. Après la soirée de vendredi, les représentants d’Alaka avaient été très déçus de l’absence de leur invitée d’honneur aux divers événements prévus. Mais elle s’en contrefichait royalement. Elle était amoureuse. Et Adrian partageait ses sentiments. Il était tellement ébloui que, le dimanche soir, il était revenu avec elle à Wilholm. — J’ai peur de te perdre de vue, avait-il dit. J’ai peine à croire qu’une fille comme toi daigne seulement regarder quelqu’un comme moi. Aussi avait-elle fait de son mieux pour le convaincre. Elle avait réalisé ses fantasmes les plus osés sur son grand lit abricot, dans le jacuzzi, sous la douche, sur la moquette. Et Adrian était capable d’imaginer des fantasmes très osés, il le lui avait prouvé. Son grand-père n’avait fait aucun commentaire sur l’arrivée du jeune homme. Est-ce que cela signifiait qu’il acceptait enfin de voir en sa petite-fille une égale ? Elle l’espérait. Une partie de sa gentillesse d’antan, elle le savait maintenant, était du type de celle qu’un professeur montre à une élève particulièrement douée. Son objectif premier avait été de la préparer à diriger Event Horizon. Elle lui pardonnait cette obsession. Pour l’instant, elle se sentait d’humeur à pardonner à peu près tout à n’importe qui. Demande d’Accès prioritaire AutresYeux. S’il te plaît, Juliet. — Tout l’après-midi, insista Adrian dans un grognement. — Absolument. Il devait retourner à ses études dans la soirée, ce qui leur laisserait six bonnes heures pour s’adonner à des ébats effrénés. Ensuite, il faudrait attendre le week-end suivant. Grâce au ciel, Cambridge n’était pas loin, même si elle serait partie jusqu’en Tasmanie pour le rejoindre. Julia entendit le son des pneus dans l’allée et elle se détacha de son amant. Soudain elle se demandait à quoi elle ressemblait, avec ses cheveux ébouriffés, le devant de sa robe trempé après s’être pressée contre le torse d’Adrian, les joues rosies et ce sourire béat aux lèvres. Greg n’aurait pas besoin de solliciter ses aptitudes particulières pour comprendre. Adrian ne lui lâcha pas la main quand le Duo s’arrêta devant le portique. L’arrivée du véhicule apeura les colombes de Wilholm, qui s’envolèrent dans toutes les directions. > Ouverture canal bloc RN. Chargement AutresYeux, limiteur n° 3. Vision et ouïe uniquement, pour que son grand-père ne puisse sentir son cœur qui battait la chamade ni les mains aventureuses d’Adrian. — Merci beaucoup, dit aussitôt Philip Evans. Vraiment désolé de t’ennuyer. Au cas où cela présenterait le moindre intérêt pour toi, nous pensons que le programme du cheval de Troie prédit par Gabrielle a été chargé dans la base de données d’Event Horizon. Il y a eu un mélange de codes hautement sophistiqué dans le système informatique de notre usine de fibres en silicium, à Doncaster, il y a deux minutes. Ils doivent me transmettre leurs données concernant la production dans exactement cinq minutes. Soudain Julia haïssait le monde réel qui, avec l’arrivée de Greg et ces hackers invisibles, venait s’immiscer dans son bonheur intime, comme ravi de réduire le temps qu’elle pourrait passer avec Adrian. Pourquoi ne pouvait-on la laisser tranquille ? C’étaient tous des manipulateurs sordides qui se fatiguaient pour rien. Ils n’allaient pas changer la société, ni conduire Event Horizon à la faillite, pas plus qu’ils parviendraient à faire tourner le Soleil autour de la Terre ou à transformer l’eau en vin. La somme totale de leurs activités était si proche de zéro que c’en était dérisoire. Les gens étaient d’une stupidité et d’une insensibilité confondantes. Des animaux qui avaient appris à porter des vêtements. Instinctivement, son bras se resserra autour d’Adrian. Il ignorait quel réconfort il lui apportait. — Ne sois pas aussi sarcastique, Grand-père. C’est très malséant. Les programmeurs de la sécurité de Walshaw ont réussi à remonter jusqu’à la source ? — Pas encore. — Quelle surprise… — Allons, Juliet, ne sois pas trop sévère envers eux. Cette intrusion était difficile à repérer. — S’ils avaient écrit un programme gardien décent, cette intrusion n’aurait jamais eu lieu, justement. La réponse de Philip Evans fut un mutisme lourd de reproches. Surprenant ce qu’on pouvait détecter dans le silence. Greg descendit du Duo. Julia ne put retenir une petite exclamation de surprise. Son œil gauche était gonflé et noirci, presque totalement fermé. Un pansement chirurgical moulé recouvrait son nez, ses mains semblaient gantées d’une membrane dermique bleutée, et il boitait. — Mon Dieu ! — Que s’est-il passé ? dit-elle sans chercher à cacher son émoi. Il eut un sourire sans joie. — J’ai eu une petite conversation avec votre ami, Kendric Di Girolamo. — Seigneur ! C’est lui qui vous a mis dans cet état ? — Ses gardes du corps. — Oh, Greg… Vous ne devriez même pas avoir quitté votre lit. Abritons-nous du soleil. Mandel haussa les épaules. — Ce n’est pas aussi grave qu’il y paraît. Ses yeux s’étaient rivés sur Adrian. Un regard accusateur, songea Julia, en tout cas pas indifférent, c’était évident. Se pouvait-il qu’il soit jaloux ? Mal à l’aise, Adrian remua légèrement et serra un peu plus fort la main de la jeune femme. — Adrian, c’est ça ? — Oui, monsieur. En les voyant ainsi, elle pensa à deux cerfs qui grattent le sol de leur sabot et s’apprêtent à croiser les bois. Il était troublant de penser qu’elle pouvait être la raison de cette attitude. D’un autre côté, cela ne blessait pas réellement son amour-propre. Mandel ébaucha un sourire qui brisa la tension. — Moi, c’est Greg. Content de vous revoir. Elle sentit qu’Adrian se détendait un peu et lui décocha un sourire radieux. — Cette réunion ne prendra pas longtemps, chéri. Tu veux bien t’occuper de Tobias ? Je l’ai honteusement négligé, depuis quelques jours… — Bien sûr. Il déposa un baiser sur sa joue et lança à Greg un regard curieux avant de se diriger vers les écuries. Un autre bon point pour lui, il comprenait la façon dont les affaires d’Event Horizon dominaient la vie de la jeune fille, et il se pliait à cette réalité sans exiger plus qu’il était raisonnable. Bien peu auraient agi ainsi. Avec ce genre de compréhension, il ferait un médecin exceptionnel. — Gentil garçon, commenta Greg alors qu’ils atteignaient l’ombre du portique. La sueur luisait à son front. Elle glissa un bras dans le creux du sien pour le soutenir un peu. Elle était heureuse d’être avec quelqu’un à qui elle pouvait se confier. — Gentil ? Greg, il est merveilleux. Et vous devriez le voir torse nu. Complètement craquant. — Il a de la chance. — Doncaster transmet, maintenant ! Julia faillit pousser un grognement. Comment avait-elle pu oublier son grand-père ? Il avait entendu chaque mot. Il était urgent de réécrire ce maudit AutresYeux. Greg l’observait d’un air intrigué. Elle rougissait. Morgan Walshaw les attendait dans le bureau. Il marqua un temps d’arrêt devant les blessures de Greg, puis les invita à s’asseoir d’un geste bref. Julia tira son siège à l’extrémité de la table. La surface sombre et polie devant elle était encombrée de modules et de cubes. Morgan Walshaw relevait les informations de trois cubes alimentés par un terminal d’aspect complexe. Près du bloc RN de son grand-père était installé un bioordinateur Commodore, un pavé hexagonal marron de cinquante centimètres de large pour douze de haut. Une épaisse tresse de câbles en fibre optique le reliait aux consoles de communication du bureau. Son grand-père l’avait surnommé « Junior » : il avait débranché son bloc RN du réseau de données d’Event Horizon et lui avait substitué le Commodore. Celui-ci avait été chargé avec un programme de personnalité Turing. Et il avait consacré les trois derniers jours à le reformater afin d’animer des envois de données selon un schéma crédible. — Regardez ça, ronchonna la voix de son grand-père dans le bureau. Le cube le plus imposant sur la table affichait un schéma des bus de données du Commodore, un ruban de Möbius cauchemardesque constitué de fines lignes turquoise entourant un groupe sphérique miniature d’étoiles vertes étincelantes. Une tache rosâtre avait commencé à se répandre sur l’image. Elle envahissait les lignes et rejoignait les étoiles, contaminant tout sur son passage. — Bon Dieu, l’expansion de cette saloperie est phénoménale ! s’exclama la voix venue de nulle part. Le cube était maintenant d’un rose malsain. — Six secondes entre la réception et la domination totale du système. Incroyable. Ces types sont très forts. Je n’aurais jamais pu endiguer le phénomène s’il avait atteint le bloc RN. C’est Gabrielle qui nous a évité la catastrophe. Où est-elle, Greg ? — Ses activités médiumniques la fatiguent beaucoup. Elle se repose chez elle. — Eh bien, essayez de la faire venir ici. Je veux la remercier personnellement. Si Mandel était conscient de l’ironie implicite du moment, il n’en montra rien. — Je lui dirai. — Alors, comme ça, Kendric vous a fait tabasser, hein, mon garçon ? — C’est ma faute. J’ai voulu l’affronter sur son propre terrain. — Pourquoi ? demanda Julia. — Pour aller plus vite. Je voulais établir que Kendric était la personne qui a payé le Loup. — Mais bien sûr que c’est lui ! s’exclama-t-elle. Greg secoua la tête avec précaution. — Non. Et c’est là le problème. Kendric n’est pas directement derrière l’attaque éclair. Pas d’une façon que j’ai pu prouver, en tout cas. Pourtant mon intuition me dit qu’il est impliqué, à un degré ou un autre. — Eh bien, donc vous savez, fit-elle. — Je cherchais quelque chose d’un peu plus concret. — Pour quoi faire ? Elle vit Greg et Walshaw échanger un regard nerveux. Elle trouvait ce manège extrêmement agaçant. Pourquoi ne parlaient-ils pas devant elle ? — Une preuve concrète pour entreprendre une action concrète, dit le chef de la sécurité avec calme. — Oh. Elle posa les mains à plat sur la table et se plongea dans l’examen de ses ongles. — Toutefois je n’ai pas complètement perdu mon temps, ajouta Greg. Je pense être en mesure de prouver que Kendric sait que le bloc RN est au point. — Ah ! lança Philip triomphalement. Julia se rendit subitement compte que Mandel la regardait avec insistance. — Katerina Cawthorp vit avec Kendric sur son yacht, dit-il. — Toujours ? lâcha la jeune femme. — Vous étiez au courant ? — Depuis qu’elle est partie avec lui, j’étais là quand ça s’est produit. J’ai pensé que Kendric n’était qu’un autre de ses amants d’un soir. Kats est comme ça, elle passe d’un lit à l’autre. — Ce que j’aimerais savoir, c’est si oui ou non elle est assez intelligente pour avoir deviné que votre grand-père projetait le transfert de ses souvenirs dans le bloc RN, dit Greg. Elle a séjourné ici pendant quelques jours. Elle avait donc la possibilité de le découvrir. — Une semaine, précisa Julia. Elle contempla d’un regard pensif les reliures en cuir des livres sur les étagères et ne prit même pas la peine d’activer son nodule. Elle se remémorait toutes ces années passées avec Kats à l’école. Seule la perspective qu’offre le temps leur conférait un éclairage totalement différent, un peu comme ces anciens jeux dont elle avait oublié les règles. Sur l’instant, ces jours lui avaient paru très excitants. Aujourd’hui, elle les jugeait horriblement ennuyeux. — Kats ne s’est jamais intéressée aux études. Elle est trop préoccupée par les garçons, dit-elle lentement parce qu’elle rechignait à la condamner. Mais non, elle n’est pas stupide. Simplement, j’ai du mal à croire qu’elle ferait l’effort d’écouter des discussions d’affaires, et encore moins qu’elle essaierait de les interpréter. — Elle n’aurait pas eu besoin de les interpréter, Kendric l’aurait fait lui-même, souligna Greg. — Je suis certaine de ne jamais avoir évoqué le projet du bloc RN en sa présence. Pour la simple et bonne raison que les sciences et la finance n’appartiennent pas à sa vision du monde. Et Grand-père et moi n’en avons évidemment pas discuté pendant les repas. — Elle aurait pu surprendre par hasard une allusion au projet. On peut éprouver une certaine excitation à tenter d’écouter discrètement les conversations de quelqu’un d’aussi puissant que votre grand-père. Même si elle ne pouvait pas en comprendre le sens sur le moment, elle a pu se souvenir de ce qu’il avait dit. — C’est très vrai, intervint Walshaw. Même si le lien avec Kendric reste fortuit. — Ne soyez pas borné, Morgan, dit Julia, qui estimait qu’après tout ce que Greg avait enduré il ne méritait pas de remarques désobligeantes. Kendric est coupable, c’est évident. Il empeste la culpabilité à cent pas. — Je ne remettais nullement ce point en question, répondit Walshaw sans s’énerver. C’est son degré d’implication que nous n’avons pas encore défini. — Pas le degré exact, en effet, mais il est dedans, pas de doute, fit Greg. Et je pense qu’on peut rayer de la liste l’éventualité d’une taupe, maintenant que nous prenons en compte la personne de Katerina. Il regarda Walshaw pour avoir confirmation. — Oui. — Bien. Reste à découvrir pourquoi Kendric a laissé Julia lui racheter ses parts. Ses raisons m’échappent toujours, et ça me tracasse. Nous savons qu’il a quelques problèmes avec sa famille à cause de l’argent qu’il a retiré du consortium de soutien d’Event Horizon, et qu’il monte certains projets pour essayer de combler le trou et donner à la maison un retour équivalent. C’est là que doit se trouver la clé : dans ses affaires personnelles. Et elles sont liées à vous, quelque part. Il prononça la dernière phrase en posant les yeux sur Julia. Elle savait qu’il parlait encore une fois de son intuition. La façon dont ses soupçons concernant le sabotage s’étaient avérés donnait la chair de poule à la jeune fille. Et maintenant, Kendric faisait des affaires dont ils ne savaient rien. — Les matières premières ? suggéra Walshaw. Est-ce qu’il achète en quantité les options sur les composants du gigaconducteur ? — Non, dit Philip Evans. On n’utilise aucun minerai rare. Et je me suis assuré que nous ayons des stocks de sauvegarde suffisants pour les produits chimiques. C’est une précaution élémentaire que j’ai prise avant même que nous déposions le brevet. De l’index, Greg frotta le pansement sur son nez. — À mon avis, Kendric a conclu une sorte d’alliance. — Avec qui ? demanda Julia. Il lui adressa un sourire triste. — Je ne sais pas. Quelqu’un, une organisation quelconque qui pourrait tirer bénéfice de la disparition de votre grand-père. Kendric est un spécialiste du trafic d’influences, voyez-vous. Une fois qu’il a eu compris que les souvenirs de Philip Evans étaient rassemblés dans le bloc RN, il a pu monnayer l’information contre des occasions d’investissement qui permettraient de donner à la famille un retour équivalent à celui du consortium de soutien d’Event Horizon. Il trouve quelqu’un d’autre pour faire le sale boulot à sa place, et il en tire un profit dans le même temps. Tout à fait son style. — Un kombinate ? — Non, je n’ai jamais cru qu’il y avait un kombinate derrière l’attaque éclair. Un retard d’un mois pour l’introduction du gigaconducteur sur le marché serait une absurdité si l’on considère que leurs cyberusines doivent être complètement reconfigurées pour le produire. — Alors quoi ? — Désolé, je ne peux pas vous le dire. C’est seulement l’impression que je tire de tout ça. Kendric a un plan bien arrêté en tête, la revente de ses parts en est la preuve, de même que sa haine pour vous. — C’est réciproque, dit Julia du tac au tac. — Je sais. Et la façon dont il répondit la poussa à le regarder. Il semblait ne pas approuver sa position. — Intéressons-nous un peu à ce Loup, fit Evans. Deux fois déjà qu’il s’en prend à moi. M’est avis que vous devriez vous concentrer sur lui, mon garçon. — J’allais y venir. Mon contact a remonté la piste des paiements faits à O’Donal. Il m’a transmis la véritable identité du Loup ce matin. — Pouvons-nous connaître ce nom ? demanda Walshaw. — Charles Ellis. Résidant actuellement dans le condominium de Castlewood, à New Eastfield, Peterborough. Elle ne put s’empêcher de sursauter. — Je connais cet endroit. L’Oncle Horace habite là-bas, ce n’est pas très loin de la marina. Ce qui prouve qu’Ellis est en liaison avec Kendric, n’est-ce pas ? — Pas nécessairement. C’est un endroit tout à fait logique où habiter pour une personne aussi riche. Même si j’admets que c’est pousser les coïncidences un peu loin. — Riche ? répéta Walshaw. C’est un tech-merc ? — Apparemment non, dit Greg. Selon mon contact, Ellis est un receleur de données. En temps normal son nom de code est Medeor. Les activités du Loup constituent une entreprise totalement nouvelle pour lui. — Que proposez-vous de faire, à présent ? demanda Walshaw. Il observait Mandel avec un air préoccupé, vaguement menaçant. — Rendre une petite visite à Charles Ellis. Il est le dernier maillon, le lien entre les hackers qui ont effectué l’attaque éclair et la personne qui a financé celle-ci. — Étant donné que vous êtes très près du but, j’aimerais envoyer un de mes hommes avec vous, dit Walshaw. Je sais que vous préférez travailler en solo, et je respecte ce choix. Mais l’enjeu devient vraiment important. — Je n’y vois pas d’objection, répondit Greg. Expliquez-lui bien qu’il ne devra pas m’interrompre, c’est tout. — Il ne le fera pas. — Une dernière chose, avez-vous eu des résultats avec l’analyse des intrusions de Dix-Fois ? demanda Mandel. — Si la question est : n’y a-t-il qu’un seul bénéficiaire ? la réponse est non… Mais sept entreprises industrielles ont plongé à cause d’O’Donal. Et certains financiers sont dans une situation difficile, même s’ils ne l’admettront jamais. Et maintenant que nous savons ce que nous devons traquer, nos enquêteurs ont identifié de nombreuses victimes comparables qui ne figurent pas sur la liste d’O’Donal. Il semble que les huit hackers du Loup soient très actifs. Ils ont causé pas mal de dégâts durant l’année écoulée. Ce qui nous amène à la question : pourquoi ? — Oui, dit Philip. Si ce genre de troubles est répété par d’autres comme lui, je préfère ne pas penser aux conséquences à long terme. — Peut-être que c’est l’objectif du Loup, dit Greg. Tenter de saboter les perspectives à long terme d’Event Horizon. — Je ne parle pas seulement de nous, mon garçon. J’ai conduit ma propre analyse sur les intrusions et leurs répercussions. Les cibles sont prises sans discernement aucun. S’il n’est pas mis fin rapidement à ce genre de méfaits, ils ajouteront au moins deux points à l’inflation, laquelle est déjà beaucoup trop forte. Son accroissement mettrait en pièces le budget établi par le ministère des Finances. — Vous voulez dire que Kendric lui-même en pâtirait ? — Tout le monde en pâtirait, dit Walshaw sans détour. — Pourrait-il s’agir d’une manœuvre orchestrée par un autre gouvernement ? Si la production industrielle de l’Angleterre s’effondre, qui interviendrait pour compenser la pénurie ? — À peu près tout le monde, conclut Philip d’un ton malheureux. Les membres de ce satané bassin du Pacifique seraient les plus grands bénéficiaires, cela va sans dire. Julia vit le rapport sans même faire intervenir ses nodules. — Une maison financière, dit-elle avec fermeté, et les deux hommes la regardèrent. Une maison financière bénéficierait d’un changement des taux d’intérêt, si elle savait avec certitude qu’ils vont être modifiés. — C’est exact. Bien pensé, ma petite. — La maison Di Girolamo, peut-être ? fit Walshaw. — Pourquoi s’inquiéter ? dit-elle, l’air enjoué. Greg peut exécuter son tour d’association d’idées par les mots avec Ellis, pour obtenir tous les détails. Vous allez résoudre cette affaire pour nous ce soir même, Greg, n’est-ce pas ? Il se laissa aller contre le dossier de son siège et un sourire las passa sur son visage tuméfié. — Combien voulez-vous parier ? CHAPITRE 29 Greg jeta un œil attentif sur Julia alors qu’elle l’accompagnait jusqu’au Duo. Il y avait en elle une assurance nouvelle. Elle avait toujours eu un certain maintien, mais il était emprunté, formel. Aujourd’hui c’était différent. Adrian y était pour beaucoup, très certainement. Le genre de stabilité qu’il offrait la mettait à l’aise avec les autres personnes. Le jeune homme n’avait cependant pas modifié toutes ses habitudes. Sa robe en broderie anglaise était une tenue que Marianne aurait pu porter face à Robin des Bois : des manches bouffantes, un corsage lacé et une jupe qui s’arrêtait plusieurs centimètres au-dessus des genoux. Elle avait de jolies jambes, par ailleurs, mais ses goûts vestimentaires étaient très insolites. Pas une jeune fille de son âge n’aurait choisi ce genre d’accoutrement. Mais, bien sûr, elle ne ressemblait à aucune autre jeune fille de son âge. Des moineaux, des chardonnerets et une ou deux huppes se disputaient sous la cascade des arroseurs automatiques et picoraient l’herbe à la recherche des vers que la pluie artificielle avait attirés à la surface. La lumière directe du soleil déclencha des démangeaisons irritantes dans les mains et sur le visage de Greg. — Montez, dit-il en déverrouillant les portières du véhicule avec son bip. J’ai quelque chose à vous dire. La malice éclaira le visage de Julia. — Greg, vraiment ! Et Adrian qui est tout proche… Il sentit ce courant de pensée étranger quitter son esprit à la vitesse de l’éclair. Ses propres pensées étaient un mélange rapide d’excitation et de contentement. Il alluma le brouilleur, masquant ainsi l’intérieur du Duo aux senseurs de la sécurité du manoir. — Julia… Au ton employé, elle se rembrunit. — Quoi ? — Katerina. — Oh, elle. Eh bien ? — Je vais être très gentil avec vous, et je ne vais pas vous basculer sur mes genoux pour vous donner une bonne fessée. Même si vous la méritez amplement, après ce que vous avez fait. — Quoi ? Elle bredouillait, partagée entre l’indignation et le dédain qui emplissaient son esprit. — Votre grand-père avait tout à fait raison. Vous prétendez être cultivée. En fait, vous savez comment vous comporter, mais vous ignorez tout de certains principes élémentaires. — Je ne comprends pas à quoi vous faites allusion. — Oh, vous avez très bien travaillé les apparences, je vous l’accorde. Ce que vous ne savez pas apprécier, c’est ce qu’il y a derrière. — Cessez donc de parler par énigmes, c’est très exaspérant. — J’ai sondé l’esprit de Kendric, dit Greg. Il rêve de vous, Julia. — Vraiment ? Soudain elle était très incertaine. — Il vous déteste, et il a peur de vous. Il veut vous détruire. Non : il est obsédé par l’idée de vous détruire. Pas seulement Event Horizon, mais vous personnellement, physiquement. Il veut vous avoir sous lui, Julia, jambes écartées et hurlant. Il est malade d’une façon que vous ne pouvez imaginer. — Je la connais, affirma-t-elle calmement. — Non, pas réellement. Vous n’avez toujours pas pigé, hein ? L’aversion est une abstraction pour vous, un mot dont vous avez regardé le sens dans le dictionnaire. Kendric est sa personnification, mortelle et scatologique par-dessus le marché. Vous ne comprendrez jamais l’intensité de sa psychose de vengeance. C’est un dysfonctionnement monstrueux de la personnalité. » Je vais vous expliquer. Kendric décide des cibles qu’il veut abattre, il fait une fixation sur elles, et il se voue entièrement à leur destruction. Pour le genre d’affaires équivoques dans lesquelles il trempe, c’est un trait de caractère utile. Et il a bien réussi. Il s’est bâti une réputation de fiabilité, c’est un as dans son domaine. Il n’a jamais véritablement connu l’échec. Et puis j’arrive, sous contrat avec votre grand-père, et nous déjouons ce qui est probablement le projet le plus ambitieux qu’il ait jamais eu : dépecer Event Horizon. Sa première vraie débâcle. Et vous en rajoutez en l’humiliant par du chantage. Quiconque vole aussi haut est forcément blessé par une chute aussi vertigineuse. Rien d’étonnant à ce que vous soyez toujours présente à son esprit. Toute personne normale serait amère, à tout le moins, mais ça a certainement fait déjanter un cinglé tel que lui. Vous vous êtes totalement trompée sur son compte et, à présent, c’est Katerina qui paie pour vous. — Elle est partie avec lui de son propre gré, répliqua-t-elle d’un air de défi. C’était son choix. — Bien sûr, mais c’est vous qui l’avez amenée à cette situation. Vous et vos nodules tellement logiques, qui ébauchent méticuleusement tous les scénarios concevables pour combiner les actions des différents acteurs. Nous avons donc Kendric, riche, bien fait de sa personne, expert en séduction, avec une femme aux goûts spéciaux qui ne voit aucun mal à ce qu’il multiplie les aventures… particulières. Katerina, à vos yeux une fille naïve, obsédée par le sexe et aussi votre meilleure amie. Et il se trouve qu’elle trimballe avec elle un beau gosse très désirable, au point qu’il a retenu votre attention depuis quelque temps déjà. Et donc, enfin, ce pauvre gosse lui-même, Adrian, dont Katerina n’est d’ailleurs pas loin de se lasser. » Vous avez invité Katerina et Adrian à la soirée de votre oncle, Horace Jepson, une vraie fiesta, avec pour clou du spectacle la rock star en vogue. Katerina ne pouvait pas plus refuser ce genre d’offre qu’une abeille refuse d’aller butiner les fleurs. Kendric fait son entrée, vous repère, vous, la petite fille riche qui n’a probablement qu’une seule amie au monde, laquelle est par chance une bombe sexuelle aussi dévergondée que lui. Bon, il saute sur elle, bien sûr. Et sa manœuvre est couronnée de succès, simplement parce qu’il a autant de sex-appeal qu’Adrian, mais avec une fortune sans égale et une élégance dont notre pauvre étudiant en droit ne voit même pas l’intérêt. Katerina lui saute au cou, évidemment. » Kendric pense qu’il a fait coup double, parce qu’il vous prive de votre amie et confidente, et qu’à votre âge ce genre d’amie est terriblement important. De plus, il s’adjuge un joli lot qu’il va partager avec Hermione pour satisfaire leurs dépravations. De votre côté, vous vous débarrassez de Katerina, en face de qui n’importe quelle autre fille ressemble à une des sœurs de Cendrillon, et vous pouvez consoler un Adrian complètement à la ramasse, qui vous paie de retour avec le seul avoir qu’il possède. Un très long silence s’en suivit. — Kats avait tout, vous savez, dit enfin Julia, assise très droite et parfaitement immobile, le regard rivé devant elle, sur l’allée, sans rien voir. En cours, pendant les soirées, dans les clubs : personne n’a jamais remarqué que j’existais. Pas quand elle était là. Sa poitrine, ses jambes, même sa voix, tout en elle est un appel au sexe. Elle renifla, cligna furieusement des paupières, et son cou se raidit. — Vous savez pourquoi j’ai les cheveux aussi longs ? Vous le savez ? Parce qu’il paraît que les garçons préfèrent les filles avec des cheveux longs. Quelqu’un m’a dit ça quand j’avais onze ans, et depuis je ne les ai jamais fait couper. J’ai pensé que ça me donnerait une chance, parce que je n’ai rien d’autre pour les attirer. Mais bien sûr elle aussi a les cheveux longs, et d’un blond superbe. Elle se tourna vers lui. Elle ne regrettait rien, manifestement. Une détermination féroce incendiait son esprit. — Je n’ai que mon intelligence. Et si c’est avec mon intelligence que je peux accrocher un garçon, alors je m’en servirai pour arriver à ce résultat. Et personne, ni vous, ni Grand-père, personne ne me convaincra du contraire ! Greg percevait l’océan de souffrance et de solitude caché derrière ce regard buté. C’était chez elle quelque chose qu’il avait mal interprété, ne voyant que de la rosserie juvénile qui l’aurait motivée derrière son apparente connivence. La petite fille riche et gâtée qui, n’obtenant pas de la vie ce qu’elle pensait être son dû, planifiait une vengeance muette contre tous ceux qui avaient déçu ses rêves. — Oh, Julia, Julia, qu’est-ce que nous allons faire de vous ? Si vous vous étiez posée un moment et que vous aviez réfléchi à l’objectif le plus douloureux qui soit, vous n’auriez pas trouvé pire que de livrer Katerina à Kendric. — Je m’en rends compte maintenant, avoua-t-elle avec une infinie tristesse. Mais comment aurais-je pu deviner que quelqu’un qui fréquentait Wilholm pourrait deviner les projets de Grand-père, ou que Kats en parlerait si facilement à Kendric ? Intérieurement, il grimaça. — Elle n’a pas vraiment eu le choix. — Il y a quelque chose dont vous n’avez pas fait mention, n’est-ce pas ? À propos de Kats. Je n’ai jamais cru qu’elle resterait auprès de Kendric plus de deux jours ou trois. Pas avec Hermione qui insisterait pour conserver sa part. Mon Dieu, il n’y a pas plus hétéro que Kats ! C’est pourquoi je n’ai éprouvé aucun remords. Vous comprenez ? Comme si un homme de plus ferait une différence pour elle ! Elle m’a dit qu’elle avait couché pour la première fois à treize ans. Treize ans ! Je voulais seulement que leur aventure dure assez pour qu’Adrian se détourne d’elle. Mais qu’elle reste aussi longtemps avec le même homme, ça ne ressemble pas du tout à Kats. Les arroseurs automatiques s’éteignirent, laissant toute la pelouse luisante de fausse rosée. De grands bouquets de chrysanthèmes ployaient sous le poids de l’eau qui scintillait sur les corolles des fleurs. — Avez-vous jamais entendu parler de ce qu’on appelle le phyltre ? demanda Greg. Elle paraissait plus embarrassée que jamais. — Je crois me souvenir que quelqu’un a mentionné ce terme en ma présence, une fois. Une sorte de drogue, non ? Elle avait parlé en s’efforçant de prendre un ton détaché, mais sans grand succès. — Non, ce n’est pas vraiment une drogue. Le phyltre est une bactérie symbiotique qui se développe dans le système sanguin. D’un point de vue théorique, elle est comparable à un implant glandulaire, sur le plan biotechnologique. Au sens strict, c’est un parasite physiologiquement bénin. Le narcotique le plus coûteux jamais mis au point, une extrapolation logique de cette bonne vieille Ecstasy. Il décuple la puissance de l’orgasme. — Ah… Julia étudiait ses ongles avec une attention extrême. — Pavlov aurait pu expliquer ce que Kendric lui a fait. C’est la forme de conditionnement la plus vicieuse que j’aie jamais rencontrée. Si – et seulement si – elle fait très exactement ce qu’il exige d’elle, alors il l’emmène au lit et il lui octroie ce superorgasme en récompense. Elle ignore que dans les mêmes conditions n’importe quel autre homme pourrait lui faire connaître la même intensité de plaisir. » J’imagine qu’une des premières choses qu’il a faites a été de l’obliger à relater la moindre conversation qu’elle avait pu avoir avec vous le mois précédent, parce qu’il recherchait quelque chose à utiliser contre vous. Et, coup de chance, il est tombé sur le projet du bloc RN qu’avait votre grand-père. Julia resta silencieuse pendant une minute, puis déclara : — Merci de ne rien avoir dit de tout ça devant Grand-père. Il la fusilla du regard. — Vous ne comprenez rien, hein ? Je viens pourtant de vous le dire : il y a un maniaque dehors qui veut votre peau, vous êtes responsable du fait que votre meilleure amie se fait violer deux fois par jour depuis déjà deux semaines, et ils détruisent systématiquement son esprit. Et tout ce que vous trouvez à répondre, c’est me remercier de ne pas en avoir parlé à un essaim d’électrons qui flotte autour d’un légume mutant. Vous êtes foutrement glaciale ! — Mais qu’est-ce que vous attendez de moi, à la fin ? s’écria-t-elle en retour. Je sais très bien qui est Kendric. Mieux que n’importe qui, même. J’ai su qu’il était derrière tout ça dès le commencement. Mais tout ce que vous autres gros malins avez fait, c’est chercher des taupes et des hackers. Personne n’écoute jamais un seul mot de ce que je dis, comme si je n’existais pas. À croire que je ne suis bonne qu’à mettre ma signature en bas des documents. Eh bien non, et je vais vous le démontrer, à tous. Et après, plus personne ne me traitera de cette façon. Je vais tuer ce salopard de Di Girolamo pour ce qu’il nous a fait subir, à Grand-père et à moi. Et vous, le phénomène de foire, avec votre implant, vous allez me trouver les preuves qu’il me faut, parce que vous êtes payé pour ça. C’est tout ce que vous êtes, un monstre échappé d’un cirque. Et si vous voulez rester hors de votre cage, le monstre, vous avez intérêt à faire ce que je vous ordonne de faire ! Greg la gifla. Pas très fort, parce que sa main était encore douloureuse. Mais pendant une seconde, horrifiée, Julia le regarda fixement. Puis elle fondit en larmes. Il leva les yeux au ciel et maudit sa propre maladresse, et sa stupidité. Il vit les jardiniers qui passaient devant le Duo et leurs bottes en caoutchouc qui pataugeaient dans les flaques parsemant la pelouse. Ils jetèrent un coup d’œil en direction de la voiture, ses voix étouffées, ses vitres grisées de buée, aperçurent une silhouette voûtée à l’avant, visage dans les mains, qui se balançait d’avant en arrière. L’un se tourna vers l’autre et lui lança une remarque, ils rirent et s’éloignèrent. Dans leur sillage, les empreintes laissées par leurs semelles se remplissaient d’une eau boueuse. — Greg ? Je ne pensais pas ce que j’ai dit. — Je sais. Je suis désolé de vous avoir giflée. — Ça ne m’a pas fait de mal. Ses joues étaient maculées par les traces argentées de ses larmes. Elle semblait terriblement fragile, et elle était très attirante. La princesse tombée de sa tour d’ivoire, perdue et apeurée dans un monde qu’elle n’avait jamais qu’entraperçu de loin. Il résista difficilement à l’envie de la serrer dans ses bras pour la réconforter. — Greg, dit-elle d’une petite voix, il ne veut pas m’avoir. — Julia… L’angoisse fit cligner ses yeux rougis. — Non, sérieusement. Il m’a déjà eue. Et soudain elle fut dans ses bras, tremblante. Il l’étreignit et lui caressa la nuque pour la rassurer autant qu’il le pouvait. Il priait pour avoir mal entendu, mais il savait qu’il n’en était rien. — J’avais quinze ans, dit-elle encore. — Chut. C’est fini. — Non, il faut que je le dise. Il étudia son visage, y lut le besoin de se confier. Son hypersens glissa derrière la peau brûlante et les yeux mouillés. Elle était vraiment terrifiée par Kendric. Curieux, il ne l’avait encore jamais remarqué, mais elle avait toujours tenu bon à la mention de son nom. — Alors dites-moi. — C’était à mon quinzième anniversaire. Je n’avais jamais été aussi heureuse, le PSP venait de s’effondrer, la maladie de Grand-père ne s’était pas développée, et avec mes amies nous étions toutes habillées de robes superbes. Kendric est venu m’apporter un cadeau, du parfum. Oncle Kendric. Lui et Grand-père n’étaient pas encore brouillés, à l’époque. Il m’a dit que ses neveux et ses nièces allaient tous partir sur le Mirriam pour une croisière de quinze jours, et il m’a proposé de venir. J’ai supplié Grand-père de me laisser y aller. Grand-père ne sait pas me dire non. Et quand je suis montée à bord, il n’y avait que Kendric, aucun membre de sa famille. Pas de croisière familiale. Il m’attendait, moi. Il était mon cadeau. J’étais trop jeune, trop aveuglée par le romantisme apparent de la situation pour comprendre. Il était tellement séduisant, un homme plus âgé, riche, cultivé, charmant. Oh oui, il était charmant. Vous n’imaginez pas ce qu’un tel homme peut faire à une écervelée de quinze ans. C’était comme un téléfilm tourné par le meilleur réalisateur du monde, tous les deux, seuls sur un yacht, entourés par la mer, le littoral, les couchers de soleil dorés. J’ai adoré chaque seconde passée avec lui, et j’ai cru chaque mot qu’il prononçait. Il n’avait pas encore épousé Hermione, j’ai pensé qu’il m’avait choisie. J’allais me marier avec lui, porter ses enfants. Je ne croyais pas possible que Dieu ait créé un monstre comme Kendric. Ses lèvres frémirent en se tordant. Avec douceur, Greg repoussa quelques fines mèches emmêlées de son visage. — Seigneur, fit-elle d’une voix étranglée, vous devez penser que je ne suis bonne à rien. — Je pense que vous êtes très belle, en fait. (La surprise agrandit ses yeux las.) Oui. Je ne vous ai jamais recontactée après que vous avez envoyé tous ces cadeaux au chalet. Je ne me faisais pas confiance. — Avec moi ? Il hocha la tête. — Oh. Elle se passa le dos d’une main en travers du visage, y étalant ses larmes. Greg sourit et sortit un mouchoir en papier de la boîte à gants. Ils s’écartèrent un peu l’un de l’autre. Mais l’étincelle d’intimité demeurait. Elle serait toujours présente, désormais, il le savait. Il se racla la gorge. Il en voulait à cette partie analytique de son cerveau qui ne se mettait jamais au repos, même dans de tels moments. — Julia, avez-vous parlé à Kendric du gigaconducteur ? Elle essuya la dernière larme et froissa le mouchoir en une boule compacte. — Non. Tout ça est arrivé une année avant que Grand-père me parle de Ranasfari et du projet. À l’époque, Ranasfari n’avait même pas mis au point un gigaconducteur à froid. Kendric n’avait pas d’autre motivation pour me séduire que son propre amusement. Il voulait juste ajouter une encoche au montant de son lit. Il aime ça, ce petit jeu mental auquel il s’adonne, et moi comme toutes les autres petites idiotes nous ne sommes pas différentes des accords commerciaux qu’il réussit à passer à son avantage. Ses mensonges et ses belles phrases nous corrompent, et ensuite nous lui appartenons, nous le vénérons. Il tire autant de satisfaction de notre éblouissement devant sa personne que de l’amour physique. C’est un malade qui se drogue au sentiment de sa toute-puissance. Greg détourna les yeux. Il s’efforçait d’effacer l’image terrible de Julia, une Julia plus jeune, plus fragile, étendue à côté de Kendric. — Vous allez trouver cette preuve, n’est-ce pas, Greg ? dit-elle d’un ton pressant. Il me fait tellement peur. Je ne l’ai jamais avoué à personne auparavant, mais il me terrorise. Il se massa la tempe avec deux doigts. — J’apporterai à Morgan Walshaw la preuve qu’il réclame, pas de problème. Il y a une ou deux petites choses que j’aimerais que vous fassiez pour moi. Elle le considéra avec un sérieux presque comique. — Tout ce que vous voudrez. — Premièrement, rentrez et parlez à Walshaw. Je tiens à ce que votre protection personnelle soit renforcée. Vous n’êtes pas la seule personne que Kendric effraie. Avant l’épisode d’hier, je ne m’étais pas rendu compte à quel point cet homme est pervers. Il est parfaitement capable de vous faire tuer. En particulier maintenant qu’il a compris que le jeu est terminé. Il ne va plus prendre de gants, je le crains. — D’accord. — Deuxièmement, Katerina. Je vais mettre un terme à tout ça. — Je ne comprends pas. — Je vais l’enlever à bord du Mirriam, et ensuite la soumettre à une cure de désintoxication. Mais ça va être coûteux. — L’argent n’est pas un problème. — Bien. Je suppose qu’il faudra que ce soit en Amérique, ou aux Caraïbes. Je n’ai pas encore étudié la question, d’ailleurs je ne sais même pas s’il est possible de désintoxiquer une accro au phyltre. Dans le cas contraire, ce serait un bon projet de recherches pour Event Horizon. Soulagée, Julia acquiesça. — Je vous le promets, Greg. Quels que soient les moyens à mettre en œuvre. Event Horizon possède une clinique en Autriche, ils peuvent tout faire, là-bas. Il ne partageait pas son apparente désinvolture sur le sujet, mais du moins voulait-elle sincèrement réparer ses torts. — Bien. J’irai la chercher cette nuit. — Cette nuit ? — Oui. Je ne veux pas la laisser sur ce yacht une minute de plus que nécessaire, j’en aurais des cauchemars. Je l’amènerai dans les bureaux de la direction des finances d’Event Horizon. De là, vos hommes pourront s’occuper d’elle. — Je serai là-bas. — Non, Julia. — Si. Les locaux de la direction des finances sont aussi sûrs que Wilholm. Et je tiens à la voir. Après tout, c’est à cause de moi si elle est dans cette situation, et j’ai eu un avant-goût de ce qu’elle traverse. Il faillit refuser encore, mais il n’avait pas d’argument logique à lui opposer. Et il voyait bien qu’elle n’en démordrait pas. Philip Evans n’était pas le seul dont elle pouvait faire ce qu’elle voulait. — D’accord, mais que Walshaw s’occupe du déplacement. Soyez là-bas à minuit, et préparez-vous à une longue attente. — Voulez-vous que des hommes de la sécurité vous épaulent ? — Non. Je ne suis pas au courant de leurs méthodes. En revanche, je sais tout des gens à qui je vais faire appel. — Qui sont-ils ? demanda-t-elle sans cacher sa curiosité. — Je vous le dirai un jour. Elle eut un sourire timide. — C’est noté. Greg éteignit le brouilleur, et la jeune femme ouvrit sa portière. — Julia. Elle s’immobilisa, jambes déjà hors de la voiture. — Ne vous donnez pas tout ce mal. Vous ne manquez pas d’élégance, vous savez. Son sourire s’agrandit, devint coquet. — Et Adrian n’est pas non plus qu’un tas de muscles. Il est très intelligent, et gentil. Et je l’aime beaucoup. — J’en suis heureux. À plus tard. Il n’eut pas droit à un signe de la main, cette fois. Elle resta simplement plantée là, à regarder le Duo qui s’éloignait. Elle paraissait frêle, et triste. Il rangea l’image du rétroviseur dans un coin de son esprit. La dernière chose dont il avait besoin maintenant, c’était d’un peu plus de culpabilité. CHAPITRE 30 Le Duo entra dans Peterborough sous un ciel que le soleil avait transformé en un hémisphère d’un jaune safran âpre parsemé de piliers nuageux immobiles. Il augmenta l’opacité du pare-brise pour adoucir l’intensité de la lumière. Une douleur lancinante enflammait son cortex : l’héritage laissé par les neurohormones. Son état n’était pas amélioré par ses interrogations sur la façon dont il tiendrait parole envers Eleanor. Et il y avait l’enlèvement de ce soir, qui se rapprochait inexorablement. Un autre imprévu. Les événements se liguaient contre lui et dictaient ses actes. Cette conspiration était très perturbante et érodait avec ténacité toute sensation de maîtrise sur le cours de sa vie. Il n’était qu’un soldat revenu en Turquie, complètement dépendant de la sagesse de généraux invisibles et énigmatiques, et de Dieu qui lançait les dés. Plus jamais, il se l’était juré. Facile à dire. Il glissa le Duo dans le flot de la circulation qui s’écoulait à travers les quartiers périphériques de Peterborough. Ce convoi ininterrompu de l’aube au crépuscule charriait les biens indispensables à l’existence de la ville, des secteurs industriels jusqu’au port et à la gare de marchandises. Hendaly Street ressemblait à n’importe quelle autre rue de New Eastfield. C’était une longue gorge rectiligne encaissée entre les hautes parois d’immeubles blancs aux entrées grandioses, avec leurs grands balcons, des fenêtres noires et les rangs de drapeaux qui claquaient à leur sommet. Des arbres pagodes jaillissaient des trottoirs au milieu de tubes en briques. Les gens s’asseyaient sur les bancs alentour, retraités prenant le soleil ou jeunes gens accaparés par leur console de jeux. Eleanor aurait apprécié de vivre ici. Il dut freiner en catastrophe quand le feu passa au rouge alors qu’il en était tout proche. Il en avait presque oublié la signification au fil des ans. Des feux de signalisation qui fonctionnaient ! Incroyable ! La façade du condominium de Castlewood s’étalait sur quatre-vingts mètres, en retrait des autres immeubles de la rue et masquée en partie par une rangée de grands ormes. Située sous le niveau du sol, l’entrée était desservie par une voie privée courbe avec des barrières à cartes à chaque extrémité. Greg se gara une centaine de mètres plus bas, dans l’artère, et plaça sa carte devant le lecteur du parcmètre. Il prit six heures de stationnement. — Six heures ? fit une voix derrière lui. J’aimerais disposer d’un tel crédit. Greg se retourna et sourit. — Victor. Vous avez l’air en pleine forme. Le visage juvénile de Victor Tyo s’éclaira. — Je vais très bien, grâce à vous. J’ai été promu capitaine après notre excursion sur Zanthus, et on m’a assigné à la division du commandement, près de l’estuaire. Je suppose que Walshaw m’a à la bonne. — C’est vous mon contact, aujourd’hui ? — Oui. Une fois encore. J’étais au bureau quand l’appel m’est parvenu. D’un mouvement de tête, il désigna Castlewood. — Nous avons mis les lieux sous surveillance depuis vingt-cinq minutes. — Nous ? — Le reste de mon équipe. Ils couvrent toutes les issues. Nous ne voudrions pas que notre homme file sans que nous le sachions. J’ai déjà vérifié auprès du concierge, Ellis est bien chez lui en ce moment. Un concierge humain, à propos. Pas de doute, ce condominium est réservé à la crème. Ici, je ne pourrais même pas m’offrir la location d’un placard à balais. Walshaw n’avait pas fait allusion à une équipe entière, mais Greg voyait le bien-fondé du dispositif. Si Ellis ne constituait pas le bout de la chaîne, il en était tout proche. Son assurance monta d’un cran. Des hommes en soutien seraient les bienvenus, surtout s’ils connaissaient leur affaire aussi bien que le jeune Tyo. — L’opération doit durer longtemps ? demanda celui-ci. Certains des postes d’observation sont un peu improvisés, temporaires. — Le tout ne devrait pas prendre plus d’une heure, deux au maximum. — Parfait. Vous êtes tombé dans l’escalier ? La main de Greg effleura le pansement à son nez. — Pas exactement. J’ai eu un petit accrochage avec un ami de M. Ellis. — Je vois. Vous voulez une arme avant que nous entrions ? — Vous avez quelque chose sur vous ? — Oui. Un pistolet laser Lucas. — Il devrait suffire. Gardez-le. Ils se dirigèrent vers la première barrière du Castlewood. Victor plaça une carte devant le lecteur. — C’est le passe du concierge, précisa-t-il. Greg nota le détail. Et le jeune homme n’était pas là depuis plus d’une demi-heure… Morgan Walshaw pouvait se faire du souci pour son job. — Il ouvre aussi la porte des appartements ? Tyo fit de son mieux pour ne pas se rengorger. — Bien sûr. Le condominium affectait la forme d’un « U » géant. Une grande verrière entre les deux ailes conférait à l’espace en dessous des airs de jardin d’hiver. Elle s’incurvait vers le sol dans la partie ouverte pour former un mur transparent. Le verre était ambré, ce qui atténuait l’éclat du soleil sur le terrain de boules sur gazon, les cours de tennis, la piscine olympique et le bassin à plongeons. Les balcons surplombant l’ensemble transformaient le tout en une sorte d’amphithéâtre géant. Les longs alignements argentés des baies vitrées coulissantes surveillaient l’espace de leur présence impersonnelle. Charles Ellis possédait un appartement au quatrième étage, à la pointe de l’aile est. Un des plus chers du condominium. Victor se campa devant la porte et regarda Greg. Celui-ci leva une main pour que le capitaine attende, et il sonda avec son hypersens. Un seul esprit à l’intérieur, un nœud embrouillé de tracas et de conflits quotidiens. Inconscient de leur présence. — Il est seul. À droite quand nous entrons. L’appartement comptait cinq grandes pièces disposées en enfilade, avec un couloir qui courait à l’arrière. Assez étonnamment, la décoration était vieillotte. Sans intérêt particulier, gravures fades et mobilier miteux, de style victorien, drapé dans des dentelles couleur crème. Les portes intérieures étaient épaisses et vernies, munies de charnières et de poignées en cuivre, et elles ouvraient sur des pièces avec buffets, commodes et tables en bois sombre. Les chaises étaient tendues de tissu bleu pastel, avec des dorures sur les bords, les guéridons aux pieds en bronze étaient surmontés de plaques de marbre. Dans le salon où ils trouvèrent Charles Ellis, six vitrines en teck encastrées exposaient des centaines de figurines en porcelaine très travaillées. Il y avait là une profusion de styles, mais les animaux prédominaient. Celui à qui appartenait cette collection était manifestement grand amateur de ces bibelots. Un amateur riche, même si Greg n’y connaissait pas grand-chose, mais l’argent dégage une aura perceptible, et elle nimbait toutes ces étagères. Il pouvait sentir l’amour et le savoir-faire qui avaient façonné chacune de ces pièces sans doute uniques. Ellis était un petit homme d’une cinquantaine d’années, qui mesurait à peine plus d’un mètre cinquante. Son tronc et ses membres ne semblaient pas s’accorder. Le torse était large, à la limite de l’embonpoint, alors que bras et jambes étaient longs et maigres. Il avait une tête étroite, la peau tendue sur les os, des lèvres minces et exsangues, et des arcades sourcilières proéminentes qui abritaient des yeux jaunes. Des cheveux raides et huileux balayaient son col où ils avaient laissé un saupoudrage de pellicules. Il ne s’était pas rasé depuis plusieurs jours, et son début de barbe était inégalement réparti et grisâtre. Son corps déséquilibré était enveloppé dans une veste d’intérieur en cachemire avec un col vert matelassé. Il était assis sur une chaise à haut dossier et regardait une chaîne d’infos sur un grand écran plat Philips flanqué de rideaux en velours épais, un peu à l’image d’une scène de théâtre. On y voyait une vue prise d’un toit de quelque ville du désert, certainement en Afrique. Les rues étaient encombrées de réfugiés et des colonnes de fumée s’élevaient des dômes éventrés de temples. Un chasseur argenté passa en trombe et largua un barrage de sous-munitions d’interdiction de zone. De petits parachutes ouvrirent à mi-hauteur pour freiner la chute d’une multitude de mines antipersonnel sur la cité assiégée. Alerté par le courant d’air quand les deux hommes ouvrirent la porte du salon, Charles Ellis tourna la tête vers eux. Les muscles de son visage se contractèrent convulsivement et tendirent un peu plus la peau. L’écran s’éteignit quand il se leva, et les rideaux vinrent le masquer. Il dut pousser avec effort sur ses bras arqués pour se soulever du siège. — Comment êtes-vous entrés ? demanda-t-il. — La porte était ouverte, répondit Greg. — C’est faux. Que voulez-vous ? — Des données. Il en resta abasourdi. — Comment avez-vous su ? Personne ne sait que je m’occupe de données. Greg lui décocha un sourire en coin. — Quelqu’un sait. Surveillez-le. Ellis eut un mouvement de recul quand Victor brandit le Lucas. — Pas de violence, pas de violence, gémit-il, comme s’il récitait un mantra. Greg traversa la pièce et contempla le bassin à plongeons de Castlewood. Le salon occupait le coin du bâtiment, et deux de ses murs étaient en verre. Le balcon faisait tout le tour et était protégé sur un tiers de sa longueur par le toit transparent du condominium. — Qui que vous soyez, vous êtes un imbécile, fit Ellis. Vous n’avez aucune idée de ce dans quoi vous vous êtes fourré. Le genre de personnes avec qui je traite peut vous piétiner et vous faire disparaître dans la fange d’où vous venez. Greg lui sourit franchement. — Je sais. C’est bien pour ça que nous sommes venus ici. Pour vos amis si haut placés. Quoi qu’il ait eu l’intention de dire, Ellis le ravala. — Le Loup, dit Mandel. Un effroi brut jaillit dans l’esprit déjà angoissé d’Ellis. — Medeor. Même réaction. — Dix-Fois. — Jamais entendu ces noms. — Faux. Je suis médium, voyez-vous. Le visage du petit homme se durcit, réprimant l’accès de peur et de méfiance derrière ses yeux. — En fait, c’est vous le Loup, n’est-ce pas ? Exact, lâcha l’esprit désemparé devant lui. — Merci. Ellis le considérait avec un mélange de dégoût et de haine. — Savez-vous ce que c’est ? demanda Greg à Victor d’un ton badin. Il avait posé une main sur un des trois globes de la taille d’un ballon de football, posé sur un secrétaire de style Edouard VII recouvert de cuir. Un terminal Hitachi était branché sur chacun d’eux avec des rubans plats de câble optique. — Ce sont des mémoires holographiques Cray. On peut stocker la moitié de la British Library dans un seul de ces bijoux. Il alluma le Hitachi. Les cristaux liquides virèrent au noir sur sa surface brun pâle, pour ensuite former un clavier alphanumérique standard. Le cube afficha le menu général des données enregistrées sur le Cray. — Vous noterez qu’ils sont isolés, et non raccordés au réseau d’English Telecom. Ainsi, personne ne peut les pirater. Après tout, les bytes représentent de l’argent, surtout quand vous savez les négocier aussi bien que Medeor ici présent. — Qu’est-ce que vous allez faire ? La voix d’Ellis était un grincement rauque venu du fond de sa gorge. — Ce qu’il faudra. Greg lut les codes du menu et accéda au premier Cray. — Soixante-deux pour cent de la capacité utilisés, observa-t-il. Tout ça fait un sacré paquet de données. Je pourrais lire toute une liste de noms qui m’intéressent et voir auxquels votre esprit réagit, mais ça nous ferait perdre beaucoup de temps. Je vais donc vous demander simplement de me répondre : qui vous a payé pour organiser l’attaque éclair sur le réseau de données d’Event Horizon ? Mâchoires serrées, Ellis secoua sa tête de momie avec véhémence. — Non. Greg plaça sa carte devant la serrure photonique du Hitachi et se servit de son auriculaire pour l’activer. Le chiffre du pourcentage se mit à décroître à une allure impressionnante, à mesure que le cancer antidonnées de Royan se répandait à l’intérieur du Cray. Il n’avait pas eu la certitude que cela fonctionnerait sur ce type d’ordinateur optique, et il reconnaissait volontiers qu’il aurait dû lui faire confiance davantage. La mention du pourcentage disparut du cube, aspirée dans quelque trou noir électronique. Le menu de départ s’afficha de nouveau. — Non ! hurla Ellis dans un cri aigu. Sans paraître se soucier du pistolet laser que Victor braquait sur lui, il se rua d’une démarche chaloupée vers le vieux secrétaire et contempla avec effarement le cube. — Oh, mon Dieu ! Vous savez ce que vous venez de faire ? Il leva les mains vers Greg, comme pour lui griffer le visage, et arrêta son geste à mi-chemin, impuissant. Il grimaçait de rage. — Il y avait sept millions de dossiers personnels là-dedans, ceux de tous les gens qui présentent le moindre intérêt dans ce pays. Sept millions ! C’est une perte irremplaçable. Dieu vous maudisse, le monstre implanté. — Kendric Di Girolamo, dit Greg avec calme. Une horreur absolue envahit son esprit à ce nom. C’était très étrange. Un halo orange vif jaillit subitement de la tête d’Ellis pour le couronner comme une auréole. Pendant un très court instant, son cerveau hurla une incompréhension totale, et ses yeux scrutèrent Greg pour trouver une réponse. Puis le phénomène cessa, étouffé par la douleur qui le submergeait. Son corps resta figé, et du sang coula de ses narines et ses oreilles. La couronne lumineuse disparut, après avoir calciné tous les cheveux. Le crâne noircit, carbonisé. Il perçut le craquement des os qui se brisent sous la tension thermique. Mandel comprit au moment où les jambes frêles pliaient et faisaient basculer le corps vers lui. — À terre ! cria-t-il. Et il dansa avec le cadavre, utilisant son mouvement pour le garder entre lui et les baies vitrées argentées du balcon avant de se jeter sur le tapis Wilton. Ils chutèrent lourdement sur la trame bleue élimée. Il y eut un tintement prolongé de verre brisé tandis que Victor atterrissait sur le sol à côté de lui. Greg resta étendu sur le dos, avec la puanteur des cheveux et des chairs brûlés qui agressait ses narines. Une main osseuse était crispée sur sa cuisse, et ce n’était pas la sienne. Le corps d’Ellis pressait sur son ventre. — Bordel, grogna Victor. Bordel, bordel… Ne bougez pas. Animé par une énergie crépitante, l’air frémit un moment avant de retrouver sa stabilité. Une pile de documents s’envola du secrétaire et chevaucha les courants invisibles d’ions surchauffés. La fin de la décharge s’accompagna d’un craquement audible qui fit se redresser à la verticale les fibres du tapis et les baigna une fraction de seconde dans la phosphorescence d’un feu de Saint-Elme. Greg projeta son hypersens alentour et perçut les étincelles d’esprits qui s’écoulaient à travers le dédale de la ruche en béton qu’était Castlewood. Il sentit les flammes de la victoire qui s’enfuyaient. — C’est bon, ils sont partis, croassa-t-il à cause du contrecoup engendré par le déferlement de neurohormones et la douleur qui les accompagnait. Il eut l’impression d’entendre ses propres paroles comme venant de très loin. Victor s’agenouilla à côté de lui, le visage grimaçant, et fit rouler le corps d’Ellis. L’arrière du crâne béait, et il s’en déversait une sorte de gelée écœurante. Le jeune homme se laissa tomber sur le côté et vomit. Puis il fut pris d’une toux violente entrecoupée de hoquets, et il sanglota pendant un très long moment. Quand enfin il eut repris le dessus, il resta à quatre pattes, le teint livide et les cheveux pendant en mèches humides sur son front inondé de sueur. — Bordel, qu’est-ce qui lui a fait ça ? Greg étudiait le mur situé face au balcon. Il était marqué de traces étroites et noires de calcination. Des morceaux de verre des vitrines jonchaient le tapis, et les figurines dégageaient une faible lueur rose sur les étagères fumantes. — Un maser, dit-il. Probablement un Raytheon ou un Minolta, en tout cas une arme qui emmagasine assez d’énergie pour pénétrer l’argenture de la baie vitrée. — Bordel de merde. Et maintenant ? Greg repoussa le cadavre qui pesait sur ses chevilles, se redressa sur les coudes et inspira profondément. Il regardait partout, sauf dans la direction du corps noirci. Le monde était un mirage oscillant qui donnait la nausée. — Il faut nous couvrir. Contactez vos hommes, cet appartement doit être nettoyé de toute trace qui puisse nous incriminer. Il vous faudra enlever le cadavre cette nuit. Venez avec un camion d’assainissement, ou quelque chose dans ce genre. Et apportez ces Crays à Walshaw. Dieu sait combien de temps ça prendra pour savoir tout ce qu’ils contiennent, mais tant pis. — La police ? — Pas de police. Nous avons besoin des données des Crays. Et puis je détesterais devoir expliquer ce que nous faisions ici. Ellis va disparaître, personne ne posera de question. — Oh. D’accord. Victor était hébété. Il agissait et pensait avec l’apathie d’un fêtard à la fin d’une soirée trop arrosée. — Appelez vos gars maintenant. — Vous avez raison. Le capitaine sortit son cybofax d’une poche intérieure. — Vous saignez du nez. Greg se tamponna les narines avec quelques mouchoirs d’Ellis pendant que Victor donnait des instructions de plus en plus pressantes à son équipe. Des mouches s’étaient déjà posées sur le crâne ouvert. Greg prit une nappe en dentelle et en recouvrit le cadavre, avant de s’écrouler dans un fauteuil bas. Il était épuisé. — Ils se mettent en mouvement, annonça Tyo. Vous voulez lever le camp, voir un médecin ? — Non. Je pense que je vais rester assis là une minute. Oh, et n’oubliez pas de sonder cet appartement, pour d’éventuels micros. Son nez avait cessé de saigner. Victor s’attarda, la mine anxieuse, en faisant le tour de la pièce du regard, sans jamais le poser sur le corps d’Ellis. — Bordel, quelle foirade. — Pas votre faute. Mais ça prouve une chose. — Quoi donc ? Greg lui adressa un sourire las. — Je suis proche du but. — Ouais, Greg, mais… qu’est-ce qui vous reste, à présent ? — Un nom. Une confirmation. — Ce Di Girolamo que vous avez mentionné ? — Oui. La trouille d’Ellis a été instantanée, et grandiose. Un sacré spectacle. Dommage que vous n’ayez pas pu voir ça. — Si vous le dites… Tout ça me dépasse. Surveillance et soutien, a dit Walshaw. Restez tranquillement assis pendant que je m’occupe du nettoyage. — Avec plaisir. Greg pêcha le cybofax dans la poche intérieure de son blouson de cuir, en prenant soin d’éviter tout mouvement brusque. Son cerveau clapotait d’une oreille à l’autre dès qu’il bougeait la tête. Il ouvrit l’appareil et enclencha la fonction téléphone avec difficulté. Ses doigts étaient raides, insensibles. Le bip annonça un appel. Sans s’en étonner, il le prit. Elle savait, bien sûr… Le visage de Gabrielle apparut sur le petit écran. — Non, dit-elle avec détermination. — Je suis désolé, mais il le faut. Il n’y a personne d’autre. — Non, Gregory. — Regarde-moi, regarde-moi bien. En ce moment même, je ne pourrais même pas sentir l’esprit d’un tigre s’il était en train de me mordre. Il me faut une couverture psi pour sortir cette fille de là. Tu vas sauver des vies, Gabrielle. Les Trinities feront un bain de sang sur le Mirriam s’ils n’ont pas des renseignements précis : où se trouve Katerina, où est l’équipage, quel est son armement. — Tu es un salopard, Mandel. — Aucun doute là-dessus. On se voit au briefing. Ensuite, il y eut l’appel le plus difficile. Celui à Eleanor. CHAPITRE 31 Comme l’avait prédit Gabrielle, un des autres yachts amarrés au même quai que le Mirriam accueillait une petite fête. En réalité, une bringue endiablée et très bruyante, avec des invités hystériques qui dansaient jusque sur le quai, se défonçaient au syntho et au champagne. La couverture idéale. À 2 heures du matin, l’ambiance était toujours aussi surchauffée. À 2 h 05 min, Greg s’aventura sur le quai en compagnie de Suzi. Tous deux se tenaient par la main et riaient sans se soucier du reste du monde. Il avait revêtu un smoking qui sentait l’amidon et était aussi confortable que de la toile de jute, elle une robe en lamé doré style 1920, et une perruque blonde dissimulait ses cheveux aplatis au gel. À cause de sa taille et de sa silhouette menue, elle paraissait incroyablement jeune – quatorze ou quinze ans. Mais ils formaient un couple qui collait parfaitement à la scène. N’importe quel observateur penserait qu’ils jouaient au père et à la fille partis pour une nuit d’excès. Dieu merci, le beau monde ne changeait pas, dans cet univers incertain. Ils infiltrèrent les abords de la fête, tels des caméléons humains. De gros projecteurs Amstrad avaient été montés sur le yacht et peuplaient le ciel nocturne de feux d’artifice holographiques. Les visages levés vers cette féerie éphémère étaient colorés d’écarlate et de vert selon les explosions des météorites lumineux. Suzi traîna un peu pour observer une fille en bikini pailleté décoré de plumes d’autruche teintes qui tentait de passer en titubant sous une gaffe tenue bas par deux fils à papa semi-paralytiques tant ils étaient défoncés. Greg consulta sa montre et tira sur le bras de Suzi avec une insistance discrète. Ils se fondirent dans l’obscurité qui baignait l’extrémité du quai. Trois minutes avant le moment où ils devaient être en position. Il fallait que l’enlèvement respecte scrupuleusement le timing. Une erreur, un retard, une hésitation et toute la suite des événements risquait de s’en trouver bouleversée. Les prédictions de Gabrielle ne seraient alors plus valables. Il s’était efforcé de souligner ce paramètre auprès des Trinities, pour qu’ils en aient bien conscience. La fille en bikini s’était trop penchée en arrière. Elle perdit l’équilibre et s’écroula sur le dos. Son corps potelé tressauta sous l’effet d’un fou rire irrépressible. Un des garçons tenant un magnum lui versa du champagne directement dans la bouche. L’esprit à quelques années-lumière du présent, elle lécha la mousse qui dégoulinait sur ses joues. Greg et Suzi s’éloignèrent peu à peu des noceurs. Personne ne leur accorda la moindre attention. — Lady G. avait raison, dit Suzi du coin de la bouche. Il pouvait sentir la tension qui irradiait de tout son corps mince. C’était peu dire que les Trinities s’étaient montrés sceptiques quand Gabrielle avait décrit à grands traits ce qui devait arriver pendant la soirée. Leur incrédulité avait été battue en brèche à mesure qu’elle déroulait la litanie de ses prédictions avec une précision irréelle : la fête voisine, quels membres d’équipage allaient quitter le Mirriam pour la soirée, l’heure exacte à laquelle Kendric et Hermione partiraient au Blue Ball, le fait que Katerina resterait à bord. D’autres couples s’étaient réfugiés dans cette partie extrême du quai pour profiter de la pénombre qu’offraient les passerelles couvertes. Greg ne quittait pas des yeux le yacht de Kendric, juste devant lui. Suzi babillait sans retenue, avec de temps à autre un petit rire bête. Le Mirriam semblait désert. Seul le passage occasionnel d’un faisceau d’Amstrad l’éclairait un court instant. D’après Gabrielle, il y avait sept personnes à bord : deux gardes du corps de Kendric, quatre marins et Katerina. Greg aurait aimé recourir à son hypersens pour le confirmer, mais c’était hors de question. L’anémie que les neurohormones lui avaient infligée s’était certes dissipée dans l’après-midi, et il reprenait des forces, mais une autre sécrétion aurait empêché son cerveau de fonctionner normalement. Ils atteignirent le bas de la passerelle et se placèrent dans les ombres denses qu’elle projetait sur le quai. Il regarda l’heure une fois encore. — Et si nous passions au réalisme intégral ? murmura Suzi avec un rire dans la voix, et elle glissa les mains autour de son cou. — Douze secondes, répondit-il. — Oh, Papa, sois gentil avec moi, claironna-t-elle. Il la sentit qui frémissait de rire et d’une bouffée folle d’exaltation. — Eh, en bas, désolé mais vous allez devoir aller ailleurs, fit une voix. Pile à l’heure. Greg était tourné vers le quai, de sorte qu’il ne pouvait apercevoir la personne qui venait de les apostropher, mais il reconnut le timbre de baryton enroué de Toby. Et puis Gabrielle lui avait dit que ce serait lui. Il continua à peloter Suzi. Il perçut une faible vibration quand le gorille descendit la passerelle. — Je vous ai dit… Le pistolet incapacitant Armscor de Suzi cracha une fléchette de flamme d’un bleu électrique. Greg entendit un grognement étonné et fit demi-tour à temps pour saisir Toby avant qu’il touche le sol. Il se demanda aussitôt pourquoi il l’avait fait. La Trinity gravissait déjà la passerelle au pas de course. Il la suivit en traînant le garde du corps. Celui-ci avait la respiration oppressée, et le blanc de ses yeux à moitié ouverts reflétait le ballet silencieux des lumières dans le ciel. Comme toujours, Greg eut la sensation d’agir sous une protection divine. Avec les renseignements de Gabrielle, il devenait omnipotent. Suzi s’engouffra dans l’ovale sombre d’une écoutille ouverte et alluma son ampli photonique sans ralentir. Greg prit le sien dans la poche du smoking et l’ajusta devant ses yeux. Il ressentit le pincement familier quand la bande se colla à sa peau. Le Mirriam retrouva toute sa réalité froide autour de lui lorsque les ombres diffuses se stabilisèrent en contours bleus et gris nettement définis. Les diodes jaunes de sa montre annoncèrent « 2 h 12 min 29 sec ». « À 2 h 12 min35 sec, GMT le membre d’équipage sortira du salon sur le pont arrière », avait dit Gabrielle en élevant la voix pour couvrir les sarcasmes des Trinities. Greg laissa Toby sur le pont immaculé et courut vers l’arrière. « 2 h 12 min 35 sec » « À 2 h 12 min 41 sec, il entrera dans ton champ de vision. » « 2 h 12 min 38 sec » Greg s’immobilisa en position de tir, son Armscor pointé devant lui, à un mètre du coin de la superstructure. « 2 h 12 min 41 sec » Le marin se doutait manifestement que quelque chose n’allait pas, car il dépassa le coin très vite et presque accroupi. L’ampli photonique révéla un crabe monstrueux qui présentait un mètre de tuyau à la place d’une pince. Greg tira. « Le marin s’appelle Nicky. » Un bruit métallique retentit quand les mouvements saccadés du crabe le projetèrent contre le bastingage et que le tuyau tomba en ricochant sur le pont. — Salut, Nicky, murmura Greg. — Radar hors service, annonça la voix de Suzi dans son écouteur. Merde, l’intérieur est exactement comme lady G. l’a décrit. C’est dingue ! Greg se rendit à la poupe et scruta les eaux sombres de la marina avec leur tapis d’algues en décomposition. Des vaguelettes huileuses caressaient mollement la coque du yacht. « Sur la rambarde arrière, tu trouveras un boîtier de contrôle étanche avec six boutons. Presse le deuxième en partant de la gauche. » Le boîtier était bien là. Il exécuta la recommandation de Gabrielle. Dans un grondement assourdi, un moteur abaissa l’échelle de plongée et sa plate-forme. Le dinghy surgit de l’obscurité avec quatre silhouettes à bord, et son moteur équipé d’un silencieux le propulsa à travers les algues. Il décrivit un arc soigneusement calculé et vint se ranger au pied de l’échelle. Les trois premiers occupants du canot gonflable gravirent les échelons rapidement. Ils étaient tous vêtus de tenues de combat en cuir et de casques. Il y avait là Des et deux autres Trinities sous ses ordres, Lynne et Roddy. Sans s’occuper de Mandel, ils traversèrent le pont arrière jusqu’à la porte ouverte du salon. Des la fit coulisser entièrement et ils se précipitèrent à l’intérieur. Greg se pencha sur la rambarde arrière et vit Gabrielle qui gravissait tant bien que mal l’échelle de plongée. Elle portait un passe-montagne et un épais gilet pare-balles de camouflage nocturne qui limitait ses mouvements : c’était le plus grand que les Trinities avaient en stock. Il baissa la main vers elle pour l’aider à franchir le bastingage. Elle arracha le passe-montagne et essuya son front couvert de transpiration d’un revers de main. — Nous avons passé l’âge de ces choses, Greg, toi comme moi, crois-moi. Si seulement tu n’étais pas un abruti têtu et ignorant… Un sourire résigné effleura ses lèvres, et elle secoua la tête. — C’est de la folie. Greg lui répondit par une petite grimace. — Je vais te dire un truc : j’ai l’horrible sentiment que tu as raison. — Je te reconnais bien là… Bon sang… Un soudain froncement de sourcils lui plissa le front, et elle saisit l’émetteur-récepteur dans sa poche de poitrine. — Lynne, ce n’est pas cette écoutille, mais la suivante… C’est ça. Le marin se tient derrière le capot. — Allez, fit Greg, il est temps pour toi et moi de porter secours à la gente damoiselle. — Tu sais, Teddy a fait du bon boulot avec ces gamins, admit-elle à contrecœur alors qu’ils pénétraient dans le salon. Greg négocia au mieux les obstacles de la pièce et trouva l’escalier de descente central. C’était un puits de ténèbres impénétrables que même l’ampli photonique avait du mal à dissiper. — On peut avoir un peu de lumière ? — Oui. Un moment. Greg l’entendit qui allait refermer la porte coulissante, puis la bande de biolum éclaira la pièce. Il éteignit son ampli. Suzi descendit une volée de marches donnant sur le pont. — C’est mégaflippant, souffla-t-elle tout en se débarrassant de la perruque et en ébouriffant ses piques. Tu avais tout bon, lady G. Jusqu’au plus petit détail. Où tu as dit, quand tu as dit. Putain, c’est incroyable. — Merci, ma chère. Tous trois se dirigèrent vers le pont inférieur. Une épaisse moquette vermillon absorba le bruit de leurs pas dans l’escalier. Un des marins gisait en bas des marches, et ses membres tressautaient encore de la décharge paralysante reçue. Des les attendait devant la porte de la cabine du capitaine. Il avait ôté son casque et arborait un sourire de triomphe. La transpiration avait collé ses cheveux à son crâne. — Impec ! s’exclama-t-il. Du gâteau ! Si jamais tu as besoin d’un coup de main pour quelque chose, Mamie, tu viens me voir, d’accord ? — Trop aimable, répondit Gabrielle. Des ne saisit pas la note d’exaspération dans la voix de la médium, mais Suzi fit un clin d’œil à Greg, agrémenté d’une petite grimace. Lynne et Roddy remontèrent bruyamment l’escalier donnant sur les quartiers de l’équipage. — Et si nous terminions ? dit Gabrielle pour prévenir le compliment que Lynne s’apprêtait à lui faire. Elle sortit un injecteur tubulaire de son gilet pare-balles et le tendit à Suzi. — Tu en auras besoin. La jeune femme tourna le petit appareil entre ses doigts avec curiosité. — C’est pour quoi ? — Elle n’est pas petite. Des et Roddy échangèrent un regard sombre. — Elle est armée ? s’enquit Lynne. — Non. Greg ne connaissait que trop bien ce ton. Gabrielle était devenue inflexible. Plus moyen de la faire changer d’avis, à présent. Il ouvrit la porte de la chambre. Il y régnait une faible lumière rosée. — Alors là, mon vieux…, grogna Suzi, ébahie. Des et Roddy se collèrent dans son dos pour jeter un coup d’œil à l’intérieur. Katerina était étendue sur un grand water-bed circulaire. Elle portait un costume d’esclave de harem arabe, c’est-à-dire quelques bandes de tissu diaphane jaune reliées par de fines chaînes en or. La tenue était trop petite d’une taille et se tendait sur les courbes de sa poitrine et de ses hanches. Le tissu était si fin qu’ils pouvaient voir les larges aréoles de ses seins au travers, des cercles sombres avec au centre les mamelons durcis. Katerina battit des paupières au ralenti et regarda les cinq visages qui lui faisaient face. — Je suis prête, fut tout ce qu’elle dit. Roddy laissa échapper un petit sifflement admiratif. — Ça valait le coup de venir, pas vrai ? Des ricana. — Bon Dieu, trouvez plutôt quelque chose pour l’envelopper, dit Greg que ce relâchement soudain irritait. Mais il ne pouvait pas vraiment s’en étonner. La scène de la starlette porno déguisée en Shéhérazade balayait toute notion d’urgence de la situation. Il eut une expiration sifflante et maudit en pensée Gabrielle pour ne pas l’avoir prévenu. — Suzi, aide-moi à la mettre debout. Katerina les dévisagea d’un regard innocent quand ils lui prirent chacun un bras et la mirent en position assise. — Je me souviens de vous, dit-elle à Greg. Vous allez me le donner, vous aussi ? — Pas ce soir. — Mais ici c’est le paradis. La souffrance et l’émerveillement se produisent toujours ici. — Bordel, qu’est-ce qu’elle a pris ? demanda Suzi. — Du phyltre. Cette saloperie lui bousille le cerveau. Katerina tourna la tête et se concentra sur Suzi. — Vous pouvez me le donner ? — Pas du tout, ma vieille. Allez, on se tire d’ici. Quelque chose dans le ton sec de la Trinity dut pénétrer enfin le cerveau embrumé de Katerina. — Je ne veux pas partir, je ne veux pas quitter les merveilles. Jamais. Suzi brandit l’injecteur dans un geste déterminé. Le pied nu de Katerina frappa la jeune femme en plein ventre. Suzi s’écroula avec un hoquet sourd, se recroquevilla sur elle-même et tenta désespérément de reprendre son souffle. Greg se retrouva soudain seul à tenir une furie hurlante qui cherchait à mordre et griffer. Gabrielle avait raison, Katerina n’était pas petite. Elle était athlétique, et complètement déchaînée. Ses ongles lavande cherchèrent à lui crever les yeux, un genou lui percuta rudement le pelvis tandis qu’une tornade de cheveux dorés emplissait l’air. Il toucha de la chair tendre, mais aussi de la chair dure. Il était gêné par sa volonté de ne pas la blesser. Une inhibition qui disparut très vite. Des voulut la saisir par les épaules et ne réussit qu’à arracher sa fausse tenue d’esclave. Tous trois s’écroulèrent sur le sol sans cesser de lutter. Puis Lynne s’en mêla et immobilisa les bras de Katerina. Roddy fit de même avec une de ses jambes. Alors Suzi, malgré sa respiration sifflante, plaqua l’embout de l’injecteur sur le cou de Katerina avec une violence qui n’était plus vraiment nécessaire. Pendant une seconde d’horreur, Greg crut que cela n’aurait aucun effet, mais une expression de surprise totale passa sur les traits convulsés de fureur de la blonde, et elle s’effondra mollement. — Espèce de… connasse… ingrate…, cracha Suzi entre deux frissons. Son visage était d’une blancheur de craie. Greg pensa qu’elle allait décocher un coup de pied au corps inconscient. Il n’aurait sans doute pas tenté de l’en empêcher. — Elle ne sait pas ce qu’elle fait, dit-il en manière d’excuse. Eh, ça va aller ? Elle avait toujours les mains crispées sur son ventre. — Ouais… La conne. Roddy enveloppa Katerina dans un peignoir de bain, et Des la souleva comme l’aurait fait un pompier pour la sortir. Gabrielle se tint à l’écart pendant qu’ils quittaient la pièce un à un. — Je vous l’avais bien dit, fit-elle. À sept dans le dinghy, ils mirent le cap sur les locaux de la direction des finances d’Event Horizon. Ils parcouraient à bonne allure les eaux écumeuses de la Nene, malgré la marée montante. Le brouhaha de la ville les environnait : sirènes, grondement de la circulation au gaz, bribes de musique venue des pubs sur les berges. Ils n’entendaient même pas le bruit de leur moteur hors-bord. Des évita les gros navires de charge ancrés au milieu du courant, devant le port. Ceux-là attendaient la marée du matin, qui leur apporterait le tirant d’eau suffisant pour descendre le canal jusqu’au Wash. C’étaient des géants de métal balafrés de rouille, illuminés de feux de navigation, avec leur proue barbouillée de givre à cause des citernes de gaz liquide arrimées contre la coque. Greg percevait des « plop plop plop » réguliers, le bruit des plaques de givre qui tombaient dans l’eau. Une fois ces monstres flottants derrière eux, le trajet fut direct sur la Nene jusqu’à l’estuaire de Ferry Meadows. Les Trinities se détendirent comme des collégiens qui reviennent d’une excursion et se mirent à bavarder. Des avait un repère sur lequel se caler. Philip Evans avait choisi de fêter le retour triomphal de sa société sur la terre ferme par une enseigne haute de trente-cinq mètres juchée sur les locaux de la direction des finances. Son centre était un entrelacs de néons colorés autour duquel tournaient des gribouillages holographiques, des graphiques géométriques en expansion, des personnages de dessins animés, des oiseaux en origami et, pendant la période des fêtes, un Père Noël traditionnel, ventripotent à souhait, avec son chariot et ses rennes. Un monument de vulgarité qui attirait immanquablement l’œil. Le gargouillement bas des turbines marémotrices alla crescendo comme ils approchaient du petit quai saillant de la digue abrupte, sous l’horrible immeuble cubique. Victor Tyo les attendait, emmitouflé dans une parka pour se protéger du vent qui venait de l’estuaire en fin de nuit. Il offrit courtoisement sa main à Gabrielle, puis aida à débarquer une Katerina à demi consciente. Elle grogna quand ses pieds nus touchèrent le béton froid. — Pourquoi a-t-elle les mains attachées ? demanda le capitaine alors que Greg le rejoignait et l’aidait à soutenir la jeune femme. — Parce qu’il n’y avait pas assez de corde pour son putain de cou, gronda Suzi dans l’obscurité. Victor scruta les ténèbres en contrebas et distingua les contours du dinghy avec son équipage de jeunes durs. Des mit les gaz et la petite embarcation bondit dans la nuit. — À la prochaine, Greg ! lança Suzi. Et prends soin de lady G., elle n’est pas de ce monde ! Walshaw et Julia attendaient dans un grand bureau qui occupait un angle de l’immeuble, au troisième étage. C’était une pièce d’une simplicité monastique : murs et plafond étaient peints d’un blanc uniforme, en contraste avec les installations et le mobilier intégralement noirs. Greg n’avait pas besoin qu’on le lui précise pour savoir que c’était le bureau de Walshaw. Une extension de sa personnalité. Confortable, efficace, et sobre. Les meubles étaient fonctionnels, deux fauteuils face à un grand bureau, un canapé contre le mur. Des persiennes jaune clair masquaient une vue de l’estuaire, si son sens de l’orientation ne trompait pas Greg. L’air était agréable, légèrement humide, un peu renfermé comme il peut le devenir après que des gens y ont respiré des heures durant. Walshaw était assis derrière le bureau quand ils entrèrent. Mandel fut surpris de voir le meuble recouvert de petites boules de papier froissé. Julia se leva du canapé et se frotta les yeux de ses poings pour en chasser le sommeil. Elle portait une robe lilas à col en V et une jupe plissée. Un châle en laine ajourée orange était jeté sur ses épaules. Elle s’autorisa un sourire attristé. — Minuit, avait-il dit. Il est plus de 3 heures du matin. Puis Victor et un de ses hommes entrèrent en soutenant Katerina. Elle s’était mise à fredonner. Julia dévisagea son amie d’enfance. Toute trace d’ironie ou de dureté quitta ses traits. Quelle que soit l’incarnation d’une zombie qu’elle avait imaginée, ce qu’elle découvrait était bien pire. On assit la droguée sur le canapé, où elle s’affaissa et resta immobile, sans se soucier de ce qui l’entourait. D’un regard, Julia adressa à Greg une supplique muette pour qu’il lui affirme que c’était un horrible cauchemar, mais surtout pas la réalité. Walshaw se rembrunit en remarquant la longueur de corde crasseuse qui enserrait les poignets de la prisonnière. Greg lui désigna les égratignures encore fraîches qu’il avait récoltées sur le visage. — Voyez si vous pouvez trouver des menottes matelassées, dit le chef de la sécurité à Victor. Et dites au Dr Taylor de rester à disposition. Elle aura probablement besoin de calmants. Avec un hochement de tête sec, Tyo sortit. Il était visiblement heureux de quitter cette pièce. Julia se laissa choir sur le canapé et regarda timidement la ravissante coquille vide avachie à côté d’elle. — Kats ? Kats, c’est moi, Julia. Julie. Tu m’entends, Kats ? Je t’en prie, Kats. S’il te plaît. Les yeux vides de Katerina se tournèrent lentement vers elle. — Julie, soupira-t-elle stupidement. Julie. Je n’aurais jamais pensé que ce serait toi. Ils en amènent tant d’autres pour moi, mais ça n’a jamais été toi. Il est tard, non ? Je le sens. Il est toujours tard quand ils viennent me voir. Nous serons gentilles, d’accord, Julie ? Toi et moi, quand il regardera. Si nous sommes très gentilles, ensuite je pourrai le rejoindre. — Ou-oui, balbutia Julia, les yeux déjà embués. Oui, Kats, nous serons gentilles. Très gentilles. Promis. Elle ôta son châle et en entoura les épaules frémissantes de son amie avec des gestes malhabiles. — J’aimerais que vous nous laissiez seules, maintenant, dit-elle sans regarder autour d’elle. Greg avait connu quelques officiers capables de parler de la sorte, et d’obtenir une obéissance immédiate. Leur rang dans la hiérarchie militaire n’avait rien à voir avec le phénomène, leur voix plongeait directement dans le système nerveux. Alors qu’il sortait du bureau, il eut une dernière vision de Julia qui lissait tendrement les cheveux en bataille de Katerina. Le couloir était étroit, construit avec des panneaux en composite qui transformaient le plan de l’étage, ouvert à l’origine, en un dédale compartimenté. Une bande de biolum rose courait au plafond, et sa luminescence implacable révélait le sillon d’usure courant au milieu des carrés de moquette marron. Walshaw referma la porte derrière lui. Rachel s’éloigna en direction des ascenseurs pour leur laisser un peu d’intimité. — J’ai fait quelques recherches, cet après-midi, déclara le chef de la sécurité. Il y a une clinique, à Granada, qui affirme pouvoir guérir l’addiction au phyltre. — Avec quel taux de succès ? fit Greg. — Quarante pour cent des patients s’en sortent. Je me demandais, mademoiselle Thomson, c’est ça ? Gabrielle s’était adossée contre la cloison, tête en arrière, yeux clos, et elle respirait très doucement. Greg reconnaissait les signes, il les avait vus assez souvent dans son miroir. Ils traduisaient cette mollesse graduelle qui siphonnait toute vitalité de chaque cellule. — Morgan, pour quelqu’un de votre rang je suis Gabrielle, d’accord ? Mais non, je ne peux pas vous dire si ça marchera pour Katerina. C’est trop loin dans le futur. — Je ne pense pas que Julia abandonnera, dit Greg. Pas maintenant. — Non, je ne crois pas non plus, approuva Walshaw. — Vous êtes conscient qu’il va falloir éliminer Kendric Di Girolamo, n’est-ce pas ? Walshaw leva lentement une main et se massa la nuque. — Un jour ou l’autre, oui. — Non. Pas un jour ou l’autre. Vous avez vu ce qu’il a fait à cette fille, et c’était uniquement par amusement. Ce type est complètement taré. Je vais vous dire, je suis entré dans son esprit. Dire que c’est un psychopathe à tendances homicides n’est que la moitié de son portrait. Julia a besoin d’une protection maximale tant qu’il est en liberté, et je suis sérieux. — Julia m’a harcelée pour obtenir la même chose. Elle est encore plus exigeante que vous sur ce point, si c’est possible. — Rien d’étonnant, après ce qu’elle a enduré avec Kendric. Sale pédophile. Walshaw tourna la tête très lentement jusqu’à regarder Greg au fond des yeux. — Quoi ? — Kendric et Julia. Il l’a séduite. Vous n’étiez pas au courant ? — Elle déteste Kendric. — Pas depuis toujours. Il n’avait encore jamais vu Walshaw aussi choqué, pas même après l’attaque éclair et la possibilité d’une fuite concernant le gigaconducteur. Il n’avait pas été aussi touché. Un autre admirateur secret de Julia. — Bon, au moins cela explique ce soudain besoin de sang, fit-il d’une voix tendue. — Il ne s’agit pas simplement de venger une fille à qui on a fait du tort. Kendric est très dangereux, croyez-moi. — Je vous crois. L’espace d’une seconde, le chef de la sécurité parut avoir le cœur brisé. Greg fut subitement heureux de ne pouvoir utiliser son implant, il y avait certains secrets que les gens étaient en droit de garder pour eux. Il devina qu’avec le temps Julia était devenue pour cet homme une sorte de fille de substitution. Une faille étrange chez lui que ce besoin d’avoir quelqu’un sur qui veiller pour se donner un but dans la vie. — On ne peut pas éliminer Kendric maintenant, aussi dangereux qu’il soit, ce qui est indéniable, dit Walshaw. Votre petit épisode avec Charles Ellis au condominium de Castlewood confirme l’implication de quelqu’un d’autre, l’organisateur de l’attaque éclair. Kendric n’aurait pas pu engager un sniper pour descendre Ellis chez lui, parce qu’il ignorait tout du Loup. Ce qui fait de Kendric notre dernier lien avec cet organisateur. Et nous devons découvrir qui il est. — Mais le Loup connaissait Kendric, souligna Greg. Très étrange… — Pas réellement, intervint Gabrielle. L’organisateur est le lien entre eux, un bus de données qui transmet tous les renseignements glanés par Kendric au Loup. Mais il n’y a pas de flux en retour, le Loup ne détient aucune information que Kendric ait besoin de connaître. Kendric a dû dire à l’organisateur que vous étiez venu l’affronter, et que vous saviez pour le Loup. C’est donc l’organisateur qui s’est chargé de faire supprimer le Loup. Morgan a raison, Greg. Nous ne pouvons pas nous débarrasser de Kendric, c’est notre seule piste solide. En fait, il aurait tout intérêt à se montrer très prudent, parce que l’organisateur ne va pas tarder à arriver à cette même conclusion. — Merde, marmonna Mandel. Kendric ne nous mènera pas à l’organisateur, pas maintenant. Il est trop malin. Ils ne reprendront jamais contact. Gabrielle ouvrit les yeux. — Enlevez-le, dit-elle platement. C’est votre seule option. Enlevez Kendric. Interrogez-le. Faites-le parler. Et ensuite, abattez-le. — Risqué, dit Walshaw. Un assassinat propre et rapide est une chose, les enlèvements ont tendance à générer des complications, aussi pros que soient les hommes sur le coup. On pose beaucoup de questions… — Grâce à mon aptitude à la précognition, je pourrais vous indiquer comment éviter ces complications. — J’autoriserai l’opération, dit Julia d’un ton ferme. Greg ne l’avait pas vue sortir du bureau. Mais à présent, elle se tenait dans le couloir, tête haute, totalement maîtresse d’elle-même, comme si le choc éprouvé avec Katerina n’avait jamais existé. Ce n’était plus l’habituée de la tour d’ivoire, mais bien la princesse régente. Il regretta un peu la disparition de la fille douce et timide qu’il avait rencontrée par un jour ensoleillé de mars. L’innocence était un des traits humains les plus séduisants. Morgan Walshaw n’en mena pas large quand Julia braqua sur lui l’éclat glacé de son regard. — Si c’est ce qu’il faut pour régler cette affaire, alors c’est ce qui se passera, dit-elle. Il est déjà assez difficile d’avoir Kendric sur le dos de cette façon, mais des ennemis inconnus en plus, c’est hors de question. Je ne l’accepterai pas. Et l’enlèvement est la meilleure manière de les démasquer. Ce salopard de Kendric parie que nous ne le combattrons pas avec ses armes. Eh bien, il vient de commettre une grossière erreur. — Julia…, commença Walshaw. — Pas de discussions, faites-le ! Sans même recourir à son hypersens, Greg voyait l’effort que fournissait Morgan pour se maîtriser. — Ce n’est pas dans mes attributions, mademoiselle Evans. Julia se rendit compte qu’elle avait peut-être dépassé les bornes. — Je suis désolée, Morgan. C’est à cause de Kats, vous comprenez, elle n’arrête pas de le réclamer. Elle ne dit rien d’autre. Le salaud. Je crois qu’il va falloir lui administrer un calmant. — Compris, fit-il avant de murmurer brièvement dans son cybofax. Le médecin arrive. — Qui, alors ? demanda Julie. Qui va le faire ? Walshaw se tourna vers Mandel. — Vous, Greg. Si ça doit être fait, il faut que ce soit bien fait. Vous accepterez de l’interroger ? Mandel avait senti venir la chose depuis que Gabrielle avait avancé l’idée d’un enlèvement. Ce qui lui avait laissé quelques secondes pour réfléchir à cette éventualité. Il écarta les mains, paumes ouvertes. — Des préparatifs me semblent indispensables. De toute façon, je serai incapable d’interroger qui que ce soit pendant au moins deux jours. Ce qui nous laissera peut-être le temps d’analyser les données des Crays. Pour voir si nous dénichons une piste. Ellis en a sûrement laissé une. Il remarqua l’expression de Julia, qui s’était faite lointaine. Elle doit se servir de ses nodules pour décortiquer les différents arguments, évaluer les probabilités, tenter d’arriver à une conclusion logique avant eux. D’une certaine manière, c’était un pouvoir comparable à celui de Gabrielle. — Nous travaillons déjà sur le contenu des Crays, dit Walshaw. Même si j’ignore ce que vous avez fait à l’un des trois, il a bousillé un de nos propres ordinateurs optiques quand nous l’avons raccordé. Les deux autres Crays sont exploitables, mais il faudra un peu de temps pour vérifier qu’il n’y a pas de programme piège d’effacement planqué dans un coin. — Qu’avez-vous obtenu, pour l’instant ? demanda Greg. — Ellis avait accumulé une somme assez extraordinaire de données, dans tous les domaines, des dossiers personnels détaillés aux plans industriels. Des renseignements sans intérêt et des documents ultraconfidentiels mélangés. Il va falloir filtrer tout ça, même avec un ordinateur optique connecté. — Que vouliez-vous dire par « Ellis a dû laisser une piste » ? dit Julia. — C’est l’usage, expliqua Greg. Si vous vous branchez sur ce genre de contrats, vous couvrez vos arrières. Une sorte de chantage bénin, pour être sûr que vos associés n’auront pas des idées néfastes par la suite. Il doit y avoir un dossier sur toutes les intrusions qu’il a effectuées en tant que le Loup : les sommes d’argent, les clients, le nom de ses hackers, les données qu’il a achetées et vendues sous le pseudo Medeor, les noms, les sociétés. Et c’est forcément quelque part où on peut le retrouver après sa mort. Dans les Crays, la mémoire centrale du terminal Hitachi, son cybofax, ou même dans une enveloppe laissée chez un avocat, pourquoi pas. — Rien d’autre ? demanda Julia. — Pardon ? — Vous ne pensez pas qu’il puisse y avoir autre chose d’important dans les Crays ? Pour une raison nébuleuse, cette attitude presque querelleuse lui révéla à quel point il était las. Il tenait sur ses réserves d’énergie depuis des heures, et elles s’épuisaient rapidement, maintenant qu’ils avaient récupéré Katerina. — Je l’ignore. Mais j’imagine qu’ils recèlent une mine de renseignements sur les activités illégales du circuit. — C’est tout ? Julia s’était penchée en avant et scrutait son visage d’un regard intense. Il eut l’impression désagréable qu’il était jugé. Crime inconnu. Et, pour être franc, il s’en contrefoutait complètement. — Tout ce qui me vient à l’esprit pour le moment, oui. Le Dr Taylor sortit de l’ascenseur accompagné de Victor, qui portait sa mallette. C’était une jeune femme brune en tailleur-pantalon cerise. Elle échangea quelques mots avec Morgan Walshaw et passa dans le bureau. Julia voulut la suivre, mais le chef de la sécurité posa la main sur son bras pour la retenir. L’espace d’une seconde, elle donna l’impression qu’elle allait se rebeller, puis elle acquiesça docilement. Après être entré à la suite du médecin, Victor referma doucement la porte. — Merci de m’avoir ramené Kats, Greg, dit Julia, soudain toute humble et contrite. Il renonça à comprendre ce qui motivait ces brusques changements d’humeur. Elle était embarquée sur des montagnes russes émotionnelles : déprimée par Katerina, effrayée par Kendric, confiante en lui, Gabrielle et Walshaw pour la délivrer de cette menace. Pauvre gamine. — Ça fait tellement mal de la voir dans cet état, ajouta-t-elle. Une leçon pour moi, je suppose. (Elle passa les mains derrière sa nuque et décrocha une fine chaîne en or.) Pour vous. De ma part. Et vous n’avez même pas à me donner un baiser pour l’avoir. Elle le gratifia d’un sourire qui se voulait espiègle. C’était une médaille de saint Christophe, en or massif. — Eh bien, allez-y, mettez-la. Il feignit lui aussi un sourire et se sentit mal à l’aise sous le regard ouvertement perplexe de Gabrielle. Il accrocha la chaîne autour de son cou. Le petit disque était chaud sur sa peau quand il le glissa dans le col de sa chemise. — Pour garder les démons éloignés de vous, expliqua Julia. Même si vous n’êtes pas croyant. Greg sortit du parking presque désert de la direction des finances et engagea le Duo vers l’ouest, sur la surface de lave artificielle de l’A47. Il y avait un unique véhicule devant eux. L’aube n’était pas encore arrivée. L’affreux signe d’Event Horizon éclaboussait les environs d’un mélange criard de lumières colorées. — Je me sens vraiment désolé pour cette fille, tu sais, dit Gabrielle. Elle regardait par la vitre de sa portière les bosquets de chênes rabougris qui bordaient la route. Au-delà, il y avait la dénivellation presque verticale jusqu’à l’estuaire. Au loin, on apercevait les formes sombres des îles avec les turbines. — Katerina ? Qui ne le serait pas ? dit Greg. — Non, Katerina est de la race des survivantes. Je parlais de Julia. Elle n’a pas de véritable famille, très peu d’amis de son âge. Et tu es toi-même à la limite, maintenant, malgré le porte-bonheur qu’elle t’a donné pour te prouver son estime. — Pourquoi penses-tu ça ? — Si Ellis n’a rien laissé dans les Crays, ou ailleurs, qui concerne Kendric ou l’organisateur, comment crois-tu qu’elle va réagir par rapport à toi ? Jusqu’ici, tu as réussi un sans-faute. Chaque fois, tu as vu juste. C’est pour ça qu’elle a confiance en toi. Implicitement. Une erreur maintenant, et tout se terminera très mal. — Aucun risque. Je connais les types comme Ellis sur le bout des doigts. Un hyperangoissé. C’est l’intermédiaire sans grande envergure qui se trouve par chance embarqué dans une opération de tout premier plan : il était à la fois fou de joie et terrifié. Il aura pris toutes les précautions possibles. Lesquelles comprennent une manière de désigner quelqu’un, même par-delà la mort. — Ah ouais ? — Ouais. Le problème principal d’Ellis, c’est qu’il n’a jamais trouvé le temps de dire à ses commanditaires qu’il avait une assurance. Greg ralentit quand la voiture devant eux tourna sur la bretelle d’accès pour emprunter le pont un peu plus loin, puis accéléra de nouveau lorsque les murets de protection s’élevèrent de chaque côté de la route. — Je ne pense toujours pas qu’Ellis a pris ce genre de… Le pneu avant gauche éclata. Le Duo fit une embardée violente sur la gauche directement vers l’à-pic. Greg aperçut les jeunes arbres gris-blanc qui se précipitaient sur eux dans la lumière des phares. Le volant faillit lui échapper des mains. Il redressa aussi violemment qu’il le put, avec peu ou pas de résultat. Les trois pneus restants cherchaient un peu d’adhérence sur la surface artificielle. La voiture dérapait de côté dans un crissement strident. Un éventail flamboyant d’étincelles orange se déploya à l’extérieur de la portière conducteur. La pente brusque défila devant le pare-brise, horriblement proche, puis sur le côté du Duo. Ils avaient presque effectué un demi-tour en glissade quand Greg sentit le véhicule s’incliner en même temps qu’il commençait à verser. Puis il y eut un impact qui se répercuta dans tous leurs os, un bruit sourd, et ils se retrouvèrent immobiles. Le silence s’abattit sur eux. Aussitôt rompu. — Merde ! s’écria Gabrielle. Les yeux écarquillés, elle regardait par le pare-brise, droit devant elle, et aspirait l’air par goulées successives. — Je ne savais pas ! Elle se tourna vers lui dans un mouvement frénétique. Elle était terrorisée, et c’était quelque chose qu’il n’avait jamais vu chez elle. Cette constatation l’effraya plus encore que la crevaison. — Je ne savais pas, Greg ! Il n’y avait rien. Rien, merde ! Tu comprends ? — Du calme. — Rien ! — Et alors ? Tu es épuisée, et moi lessivé. Ce n’est qu’un putain de pneu qui a crevé, rien d’étonnant à ce que tu ne l’aies pas vu. C’est un non-événement. Mais alors même qu’il parlait ainsi, il sentait un souvenir chercher à revenir à la surface de sa conscience. Quelque chose à propos de la garantie de performance de ces pneus, justement. Increvables ? Ce caoutchouc spécial était très résistant… Heureusement, Gabrielle se mura dans un silence fiévreux. Elle ferma les yeux et laissa son esprit se projeter. Est-ce qu’elle souffrait, comme lui, de visions de sa glande en train de pomper furieusement dans ses réserves vitales ? Il ne le lui avait jamais demandé. Il se concentra sur ses mains, toujours crispées sur le volant, avec les jointures des doigts blanchies. Elles refusaient de lâcher prise. Ce qui se révéla être une branche d’eucalyptus était couché en travers du capot. Ses feuilles pourpres et grises luisaient doucement dans les éclairs rouges lointains de l’enseigne d’Event Horizon. En regardant par la vitre de sa portière, il aperçut le pont qui était presque au-dessus d’eux. Ils avaient bien failli s’écraser contre le mur de soutènement. — Greg…, fit Gabrielle dans un gémissement assourdi par la peur. Des silhouettes verticales se déplaçaient avec détermination dans les ombres au-delà du cône de lumière que formait le seul phare intact du Duo. Incrédule, Greg les observa pendant une seconde interminable. — Dehors ! cria-t-il. Sa portière s’ouvrit sans problème et il plongea à l’extérieur, pour aussitôt courir vers l’arrière du véhicule, qu’une mini-avalanche de terre et de gravier avait enseveli. Ses mains tapotèrent frénétiquement son smoking au niveau de chaque poche. Il essayait de se rappeler où il avait rangé l’Armscor. Ils étaient trois à approcher, deux hommes et une femme, et ils marchaient au milieu de la route sans hâte, avec une assurance qui frôlait l’arrogance. Le pistolet incapacitant avait disparu, balayé par le flot de négligence où il noyait sa vie. L’avait-il donné à Victor ? à Suzi ? ou laissé dans le bureau de Walshaw ? Il risqua un coup d’œil par-dessus le toit du Duo puis se baissa très vite. Les membres de l’équipe qui avait préparé l’embuscade se rapprochaient, impitoyables, silhouettes vides qui se découpaient sur les joyeuses projections de personnages de Disney balancées par ce panneau publicitaire ridiculement phallique. Ils évitaient avec soin d’entrer dans le faisceau du phare. La portière de Gabrielle était bloquée par le versant de la tranchée. Elle avait beau donner des coups d’épaule, elle ne pouvait l’ouvrir que de quelques centimètres. Jamais elle ne pourrait se glisser dans un espace aussi restreint. Un des hommes la visa avec un fusil à long canon. Greg enregistra tous les détails perceptibles : pantalon en cuir passé dans des bottes lacées, veste de camouflage du siècle dernier, bande d’un ampli photonique sur le visage, barbe de trois jours, catogan court. — Elle est à moi, dit-il. Un filet de flamme liquide verte jaillit du fusil, et Gabrielle se mit à tressauter comme une épileptique en pleine crise. Greg fit volte-face et s’élança vers la pente de terre meuble. Il arracha la brousse dense qui enlaçait ses jambes en s’efforçant de rester aussi bas que possible. Les buissons d’eucalyptus étaient bien taillés et n’offraient qu’un très maigre abri. Il se mit à les saisir un à un pour se hisser toujours plus haut, malgré ses pieds qui dérapaient. Le talus semblait ne jamais devoir finir. C’était la fuite d’un animal. L’instinct aveugle, qui transformait la bretelle d’accès là-haut en une sorte de Graal, un sanctuaire. Pathétique, railla la petite voix de son bon sens, depuis un coin sombre de son esprit. — Là ! cria quelqu’un en contrebas, sur le ton du triomphe. Le tir le toucha alors qu’il n’était plus qu’à trois mètres du sommet, là où les plants d’eucalyptus et les buissons avaient laissé place à une surface herbue. La douleur incendia ses nerfs comme une coulée de lave. Il vit ses bras qui battaient l’air en mouvements saccadés, doigts raidis. Alors qu’il tombait à la renverse, une seule question lui traversa l’esprit. Pourquoi Gabrielle n’avait-elle rien vu ? CHAPITRE 32 En se réveillant, Greg découvrit qu’il ne pouvait pas bouger. Un fourmillement féroce dévorait ses orteils et ses doigts, plus semblable à des coups de couteau qu’à des piqûres d’aiguille : les séquelles d’une décharge d’arme incapacitante. Une douleur sourde parcourait ses bras et ses jambes. Il avait le ventre noué, qui gargouillait étrangement. Sans compter la collection d’ecchymoses et d’égratignures qu’il sentait partout sur son corps. Son nodule cortical empêchait les pics de douleur neurale les plus graves de transpercer son cerveau, mais l’effet du cumul était atroce. Il ouvrit les yeux et vit une grisaille déformée par un éclaboussement de motifs octogonaux. Tout son corps frémissait, à présent, et tambourinait contre la surface dure sur laquelle il gisait. Le picotement s’épanouit en une sensation râpeuse, comme s’il était sur du papier de verre, que le nodule cortical s’empressa d’étouffer. L’état de conscience semblait n’être rien d’autre qu’une souffrance constante. Il ordonna à son nodule de désengager tous les nerfs. L’impression de douleur s’évanouit, le laissant dans un néant gris. Il ferma les yeux et dormit. À son second réveil, il avait les pensées plus claires. S’il avait cessé de trembler, il se trouvait toujours étendu sur le dos, et dans l’incapacité de bouger. De véritables sensations tactiles avaient remplacé le picotement. La surface sur laquelle il se trouvait vibrait faiblement. Une machine puissante, pas très loin. Un bourdonnement monotone et bas confirmait la supposition. Il ouvrit les yeux de nouveau, et sa vision s’éclaircit peu à peu. Gabrielle était allongée à côté de lui, et frissonnait de la tête aux pieds, conséquence de la décharge paralysante qu’elle avait reçue. De sa bouche ouverte coulaient plusieurs filets de salive. Greg voulut tendre le bras vers elle et découvrit qu’il avait les mains immobilisées dans le dos. Un bracelet rigide enserrait chaque poignet et était fixé au sol. Même chose pour ses chevilles. Très inconfortable. Ils se trouvaient dans un petit compartiment vide, peint en gris, aux parois, au plancher et au plafond de métal. La seule source de lumière était une ouverture grillagée dans la porte. Greg regarda longuement cette porte, car elle lui était familière, avec ses angles arrondis et ses loquets massifs. La dernière fois qu’il avait vu ce modèle, c’était à bord du Mirriam. — Oh, merde… Et le yacht faisait mouvement, d’après les sons qui lui parvenaient. En toute logique, ils devaient descendre la Nene. Ou la remonter ? Non, la rivière n’était pas assez profonde pour que le Mirriam s’aventure à l’ouest de Peterborough. Le Wash et la mer, donc. Question suivante : pourquoi ? Pas simplement pour les balancer par-dessus bord. Il y avait des façons beaucoup plus simples de se débarrasser de corps. Par ailleurs, Kendric avait tout fait pour les capturer vivants. Rien de plaisant à l’horizon, c’était sûr à cent pour cent. — Greg ? fit Gabrielle d’une toute petite voix. Greg, ce n’est plus là. — Quoi donc ? répondit-il, et sa voix ne sonnait pas mieux. Non, attends, réfléchis avant de parler. Souviens-toi qu’ils nous écoutent très certainement. — Aucune importance. Mon aptitude à la précognition ne fonctionne pas. J’ignore ce qui va nous arriver. — Tu as vraiment beaucoup sollicité ton implant pour l’enlèvement de Katerina, tu te rappelles ? Nous devons tous freiner de temps en temps, la nature n’avait pas conçu nos cerveaux pour supporter toute cette tension psychique. — Ferme-la et écoute-moi, imbécile. Il n’y a absolument rien. Je ne peux pas voir une seconde dans le futur. Je ne sais même pas ce que tu vas dire ! Il entendait la peur qui voilait chacun de ses mots. Elle retenait à grand-peine un long cri terrifié. Il l’entendait, mais il ne la sentait pas. L’élancement douloureux de synapses malmenées avait disparu. Il avait dû dormir pendant plusieurs heures, et donc suffisamment récupéré pour utiliser de nouveau son propre implant. Celui-ci commença à décharger un nuage boueux de neurohormones. Mais cette porte secrète donnant sur l’univers psi demeura close. Il était incapable de seulement percevoir la lueur de l’esprit de Gabrielle, alors qu’elle n’était qu’à cinquante centimètres de lui. Impossible. Il en eut la chair de poule. Mortel de nouveau. Après quinze années, c’était dur à accepter. — Moi non plus, dit-il. Rien de rien. Elle expira violemment, reposa la tête sur le plancher et regarda droit devant elle, dans quelque purgatoire personnel. — Que nous ont-ils fait, Greg ? — Rien du tout. Tu te servais de ton aptitude à la précognition juste avant l’accident du Duo. Nous n’avons rien mangé de douteux, et on ne nous a certainement pas administré de drogue. — Alors quoi ? — Ce doit être quelque chose qui affecte directement nos dons psi. — Quoi ? s’écria-t-elle. — Je n’en sais foutre rien. Demande à Kendric, c’est lui qui chaparde les nouvelles découvertes avant même qu’elles sortent des labos. Angoissée, Gabrielle ferma les yeux. — Marrant, j’avais toujours pensé que je ne voulais pas voir la fin approcher. Et maintenant que je suis sûre qu’elle est imminente, j’aimerais la voir. L’ignorance ressemble trop à un état de manque. — Petite idiote. Tu veux seulement savoir lequel de nos plans d’évasion est le meilleur. — Des plans d’évasion ! railla-t-elle. Mais bien sûr, Greg… Après un moment, elle demanda : — Que penses-tu qu’ils veuillent de nous ? — Des renseignements. Ils veulent savoir ce que nous avons découvert sur leur opération, et ce que nous en avons dit à Walshaw. Une fois qu’ils sauront, ils détermineront ce qu’ils peuvent sauver. Avec un peu de chance, ce ne sera pas grand-chose, nous avons fait du bon boulot. — Super. D’un coup je me sens beaucoup mieux. Elle se retrancha dans un silence maussade. Selon les estimations de Greg, ils étaient étendus dans leur cellule de métal depuis deux bonnes heures quand la porte s’ouvrit. C’était Mark, accompagné de deux autres gardes du corps de Kendric. Un biolum s’alluma au-dessus de leurs têtes. Après des heures dans la pénombre, l’éclairage violent déclencha les glandes lacrymales de Greg. — Toujours couchés ? se moqua Mark. Je me suis dit que j’allais vous séparer. Ou bien vous n’avez pas envie ? Peut-être que vous aimeriez autre chose, avec des animaux, par exemple ? J’ai entendu dire que vous autres implantés êtes du genre tordu. Gabrielle posa sur eux un regard étincelant mais ne dit rien. Elle se rendait compte que les choses pouvaient très mal tourner si elle les contrariait. Mark se pencha et libéra les jambes de Greg à l’aide d’une clé mécanique spéciale. On le remit brutalement debout. Chacune de ses douleurs doubla instantanément d’intensité. Ses jambes flageolèrent et une vague de nausée monta en lui. Il vit que sa chemise était tachée d’une longue traînée de sang séché. Il avait encore saigné du nez quand il était inconscient. Un des gardes du corps le soutint tandis qu’il avançait en vacillant dans la coursive. Ici, rien ne rappelait l’ostentation des ponts supérieurs. Les tuyaux nus couraient le long des parois, et des lettres rouges étaient inscrites en travers de petites écoutilles. Le bruit du moteur était plus distinct. Trois autres hommes l’attendaient au dehors, dont Toby, qui le toisa d’un air menaçant. — Bon sang, croassa Greg, je dois vous filer une sacrée pétoche… — On va s’amuser, petit Blanc, murmura Toby sans desserrer les dents. On va te mettre en morceaux. — Pas encore, Toby, fit Mark, qui poussa une Gabrielle toute tremblante devant lui. Seulement quand le patron en aura fini avec lui. Greg fut escorté sur le pont arrière. Le soleil était presque à son zénith. Il s’était passé plus de six heures depuis leur enlèvement. Walshaw l’avait-il remarqué ? Il avait dit au chef de la sécurité qu’il aiderait à l’analyse des données contenues dans les Crays, mais il n’avait pas donné d’heure précise pour son arrivée. Évidemment, Eleanor serait affolée, mais aurait-elle l’idée d’appeler Walshaw ? Et même si elle le faisait, pourquoi aurait-il cherché ici ? Du moins ne s’était-il pas trompé sur le lieu de leur séquestration. Le Mirriam descendait la Nene à vitesse réduite. Le cours du fleuve sur les trente kilomètres à l’est de Peterborough était récent. Les retards du PSP pour autoriser la construction du port avaient entraîné la dilution de l’ancien tracé dès le début du réchauffement, lequel tracé avait disparu sous l’eau et la vase qui avaient pris d’assaut les alentours de la ville. Deux ans plus tard, quand les fondations des quais avaient été posées, les dragues avaient creusé un chemin en ligne droite du port jusqu’à l’ancien estuaire, à Tydd Gote. Le Mirriam suivait un énorme porte-conteneurs en direction du Wash. Un autre cargo suivait, deux kilomètres derrière. C’étaient les seules choses animées dans un univers très confiné. Greg ne voyait que la rivière, le ciel et de hautes digues en corail génétiquement modifié recouvertes de grandes herbes fibreuses. La marée haute avait commencé à changer, et elle dévoilait déjà une fine ligne de boue sombre sous le pied des herbes. Le Mirriam semblait perdre du terrain sur le porte-conteneurs. Greg regarda par-dessus le bastingage arrière et vit quatre hommes d’équipage qui gonflaient deux embarcations étranges au bord de la plate-forme de plongée. C’étaient des dinghys à l’avant carré munis de deux bancs fixés entre les triples boudins des flancs. Un surplus lâche d’un tissu épais courait à l’extérieur. C’est seulement quand un gros ventilateur enfermé dans une cage grillagée fut monté à la verticale à l’arrière d’une des deux embarcations qu’il comprit. C’étaient en fait des hovercrafts. Gabrielle le poussa du coude et il se retourna pour voir Kendric qui approchait. Le propriétaire du yacht portait un pantalon de survêtement vert olive et un blouson imperméable léger. Hermione était à son côté, comme toujours, dans une tenue équivalente à celle de son mari, en plus chic. Mais c’était la femme venant juste derrière eux qui retint l’attention de Greg. Elle approchait de la trentaine et un début de double menton commençait à empâter le bas de son visage aux traits lourds, qu’encadrait une chevelure noire et raide coupée à ras des sourcils et tombant sur les épaules. Elle avait le teint sombre et la peau ridée d’avoir été trop exposée au soleil. Il eut la certitude que c’était la femme de l’embuscade. Il revoyait sa silhouette alors que le trio d’agresseurs marchait sans hâte sur la route. Le regard de Kendric passa rapidement sur les deux prisonniers, sans trahir la moindre émotion. Un vacher vérifiant son troupeau. — Mettez-les avec Rod et Laurrie, dit-il à Mark. Toi et Toby, vous nous accompagnez. — Bien, monsieur, répondit Mark. — C’est remis à plus tard, murmura Toby à l’oreille de Greg. C’est tout. — Bon, on les fait descendre, disait Mark. Kendric et Hermione empruntèrent l’échelle pour rejoindre la plate-forme. Les marins maintenaient l’hovercraft complètement équipé dans le sillage du Mirriam. — Vous allez devoir nous ôter les menottes, fit remarquer Greg. — Peut-être qu’on va se contenter de vous balancer en bas, grogna Toby. — Détache-les, ordonna Mark. Et vous deux, n’essayez pas de sauter à l’eau. Greg réussit tout juste à descendre l’échelle. Il redoutait que ses mains tremblantes lâchent prise. Exténué et nauséeux, il sauta maladroitement dans l’hovercraft. Gabrielle s’assit sur le banc à côté de lui. Elle respirait avec peine. Un des hommes les menotta de nouveau. — Ça va aller ? demanda-t-elle, anxieuse. — Ouais. Un gémissement monotone annonça qu’on mettait le ventilateur en marche. Il y eut un brusque mouvement en avant, puis l’embarcation se releva quand ils franchirent la digue pentue. L’étourdissement revint. Quand ils furent de l’autre côté, Greg se remit en position assise contre le plastique épais du plat-bord et s’efforça de s’intéresser au paysage. La femme au visage ingrat était perchée sur le banc arrière, son blouson imperméable fermé pour la protéger des gerbes occasionnelles de fines gouttelettes. Ses cheveux voletaient dans le vent. Un des marins du Mirriam conduisait à l’avant, derrière un petit pare-brise en Plexiglas. Un garde du corps était assis à côté de lui et glissait de temps à autre un coup d’œil froid aux prisonniers. Au moins, Toby n’était pas à bord. Greg réussit à regarder par-dessus le plat-bord. Il avait fallu des siècles pour assécher ces marais et les rendre cultivables. Des générations avaient trimé pour libérer le riche terreau des eaux et, en récompense, elles avaient eu droit à une des terres les plus fertiles d’Europe. La fonte des glaces polaires avait tout noyé en dix-huit mois. Le bassin des Fens n’était pas une avancée de la mer, mais une vaste étendue boueuse, avec ici et là quelques centimètres d’eau salée. Un ex-fermier habitant Oakham avait dit un jour à Greg qu’il était possible de déterminer l’âge d’une maison des Fens rien qu’en regardant devant sa porte. Plus elle était ancienne et plus le terreau avait séché et durci, laissant le seuil surélevé. Pour les habitations les plus anciennes, on voyait même un espace entre le bas de la pierre et le sol. Greg n’apercevait aucun seuil. Il avait même du mal à distinguer la porte des rares fermes isolées visibles. Douze ans de succion continue due aux marées avaient sapé les fondations, et les maisons s’étaient peu à peu effondrées dans le bourbier des alluvions. Certaines des bâtisses les plus solides conservaient leur aspect d’origine, et leur étage supérieur dépassait encore de la surface brune sur laquelle filait l’hovercraft. Mais la plupart n’étaient plus que des îlots aplatis, envahis par les joncs qui poussaient entre les briques et le squelette de la charpente. Des couronnes effrangées d’algues les encerclaient. L’hovercraft décrivait de longues courbes pour éviter ces obstacles ainsi que les branches à demi submergées des taillis morts. Greg et Gabrielle suivaient l’embarcation de Kendric. Derrière eux, l’horizon était marqué par une fine ligne verte. La digue de la Nene. Ce qui signifiait qu’ils se dirigeaient vers le sud. Pour Greg, cela n’avait aucun sens. Il n’y avait rien devant eux. Personne ne vivait sur le bassin. Crabes et gastéropodes abondaient dans ce milieu fertile, mais on ne pouvait vivre en les ramassant. N’importe quel bateau de pêche ordinaire aurait été très vite pris au piège de la boue. À la rigueur, un catamaran ou un trimaran très léger auraient peut-être pu naviguer sur cette surface. Et l’idée de déployer des filets était risible. En fait, l’hovercraft était le seul moyen de transport viable dans le bassin des Fens. Jadis région fertile, c’était devenu une étendue désolée qui rivalisait avec les terres désertiques de Sicile par son inhospitalité. La monotonie lugubre du paysage engourdissait Greg et le dépouillait insensiblement du peu d’espoir qui lui restait. Les kilomètres s’ajoutaient aux kilomètres et accroissaient la sensation d’isolement. Résignée, Gabrielle s’était tassée sur le banc. L’attention de Mandel s’enfonçait dans une sorte de somnolence insidieuse. L’analyse de sa situation paraissait soudain futile, épuisante, dans la chaleur et l’humidité ambiantes. Ses pensées partirent à la dérive. Il se demanda ce qu’Eleanor faisait en ce moment même. Et il pria pour que Kendric ne pense pas qu’elle était importante. — Greg. La tension dans la voix de Gabrielle le ramena d’un coup à la réalité. Une ville émergeait à l’horizon, pareille à un mirage, sa base perdue dans les ondulations noires et argentées de l’air surchauffé. L’hovercraft fonçait droit vers elle. — Eh ! Le garde du corps assis derrière le pilote tourna vers eux un regard où ne se lisait que l’ennui. — Quoi ? — Où sommes-nous ? demanda Greg. — Wisbech. Pourquoi, quelle différence ça fait ? Il aurait dû s’en douter. Wisbech était un très mauvais présage. Capitale autoproclamée des Fens, c’était aussi le premier exemple anglais d’une évacuation totale. Au début du réchauffement, les pluies excessives et les marées inhabituellement fortes avaient fait déborder la Nene. À cette époque, elle passait en plein milieu de la ville. Greg était resté collé à son écran plat une semaine entière pendant que les caméras des différentes chaînes parcouraient les rues inondées. Il se souvenait du spectacle de vergers noyés autour de la ville, de ces réfugiés apathiques et trempés entassés dans les transports de troupes de la Marine, accrochés à leurs ballots contenant quelques maigres possessions. C’étaient des scènes dignes du tiers-monde, pas de l’Angleterre. Leur nouveauté s’était très vite affadie dans les mois et les années qui avaient suivi, quand les villes succombaient une à une aux eaux. Wisbech ne semblait intacte que de loin. De près, elle apparaissait dans tout son délabrement. Les faubourgs s’étaient complètement effondrés, créant par la masse de leurs décombres une sorte de vaste digue basse qui protégeait le cœur de l’agglomération des caprices du temps et des marées gonflées par la boue. Les deux hovercrafts ralentirent et manœuvrèrent avec précaution autour des monticules couronnés d’herbes vigoureuses. Les canaux étroits qui sinuaient entre ces obstacles étaient envahis par les algues, tellement denses en certains endroits qu’elles ressemblaient à une argile verte. Le passage des hovercrafts libérait des poches de gaz. Gabrielle et les hommes d’équipage se mirent à tousser et jurer, une main sur la bouche. Quant à Greg, il ne sentait rien, mais sa gorge commençait à se dessécher. Cinq réverbères métalliques marquaient un canal pour eux, toujours miraculeusement dressés après toutes ces années. Les incrustations coniques d’algues autour d’eux s’étaient solidifiées pour les transformer en îles désertes de dessin animé. D’après leur hauteur visible, Greg estima que la chaussée se trouvait à environ un mètre cinquante sous la surface. Plus loin, les tertres émergés devenaient plus réguliers, et les canaux reproduisaient le tracé des rues. Ici des pans de mur avaient survécu, triangulaires, lézardés, inclinés selon des angles improbables. La brique disparaissait sous les fientes de mouettes. Ils renvoyaient une harmonique désynchronisée et étrange du ronronnement des moteurs qu’ils amplifiaient, jusqu’à en faire un écho vociférant. Dans le ciel, des centaines de mouettes tournoyaient en un ballet chaotique accompagné d’un concert de cris perçants qui roulait sur les ruines. Greg se rendit compte qu’il était impossible de s’approcher discrètement de Wisbech. Ils quittèrent la zone des monticules et s’engagèrent dans un quartier excentré encore debout. Des maisons de deux étages bordaient une petite zone industrielle. La boue arrivait à mi-hauteur des fenêtres du rez-de-chaussée. Plus une seule vitre. Celles du second étage étaient brisées, et leurs dents de requins cristallines saillaient des montants pourris. Les murs avaient gonflé, les toits s’affaissaient dangereusement et perdaient leurs tuiles comme les arbres leurs feuilles en automne. Les gouttières débordaient d’herbes et de liserons. Ils poursuivirent leur chemin. L’ancien cours de la Nene était devenu un désert semi-liquide qui serpentait, large de trois cent cinquante mètres, plat et morne. Toutes les constructions riveraines avaient été anéanties par l’activité fébrile de l’inondation, leurs débris aspirés par les tourbillons inexorables que générait l’affrontement entre les eaux salées et douces. Et la boue était revenue régner en maître et tout égaliser. Wisbech avait été un port animé et, à l’époque, le fleuve était bordé d’entrepôts hideux et de grues. Greg n’aurait pu dire où les titans de fer s’étaient jadis dressés. Les deux hovercrafts prirent de la vitesse. La chaleur écrasait le paysage, magnifiée par l’air lourd et immobile. Les mouettes elles-mêmes avaient abandonné la chasse. Greg éprouva une impression très désagréable de profondeurs qui guettaient. Il était impatient d’atteindre la terre ferme. Leur destination était maintenant apparente. Elle se trouvait de l’autre côté de l’ancien cours de la Nene. Le bâtiment le plus visible, la vieille tour en briques d’une minoterie, légèrement effilée, noircie par les ans. Greg ne comprit comment l’édifice avait pu survivre que lorsqu’ils arrivèrent à sa base après être passés bruyamment sur le toit rouillé d’une station-service qui dépassait d’un demi-mètre de la surface. La tour avait été construite au sommet d’une élévation rocheuse. Alors que le chaos liquide avait tout saccagé alentour, elle était restée intacte. Des touffes d’herbe rêche poussaient à sa base. Il y avait plus de deux mètres de terre tassée entre la boue et les briques. Devant la porte, les herbes étaient couchées. L’hovercraft de Kendric s’arrêta à la gauche de la porte, celui de Greg sur la droite. Le pilote ne coupa le moteur que lorsque le nez souple de l’embarcation toucha le mur. Un homme sortit du bâtiment. Il pouvait avoir la quarantaine et était vêtu d’un pull marron et d’un jean vert camouflage. Ses chaussures de cuir noir étaient cirées avec une méticulosité toute militaire. À son ceinturon pendait un 9 mm automatique Browning. Kendric et Hermione descendirent de leur hovercraft. Greg fut remis debout, ainsi que Gabrielle. L’homme de la tour observa la tache sanglante sur la chemise du prisonnier, et la manière dont celui-ci oscillait sur place. — On vous avait dit : intacts, fit-il à Kendric. Il ne montrait aucune déférence envers l’arrivant. Pour une fois, Di Girolamo semblait être parmi des égaux. — Il peut marcher, et il peut parler, répliqua Kendric sans se formaliser, et il s’avança vers la tour. — Détachez-les et faites-les monter, dit l’homme. Il attend. Les marins entreprirent de dégonfler les hovercrafts. Mark ôta les menottes aux prisonniers et les poussa vers l’intérieur. Greg franchit le seuil de la tour d’un pas de zombie. Il se sentait honteux, et impuissant. Le niveau du sol était nu, béton et briques, avec dans l’air une humidité moins intense qu’on pouvait s’y attendre. Il remarqua un conduit de climatisation récemment posé qui disparaissait dans le plafond en bois. Un hovercraft du même modèle que les leurs était dégonflé au centre de l’espace. Un escalier faisait face à la porte. — Montez, dit Mark. Les chaussures bien cirées disparaissaient déjà dans l’ouverture du plafond. Le premier étage se résumait lui aussi à une seule pièce à l’atmosphère plus sèche, ce qui était appréciable, et qui servait à stocker des caisses de vivres. Quelques paniers de chez Harrods étaient entassés à côté d’un petit bureau en métal gris. Le deuxième étage était un salon moquetté de bleu. Le mobilier y était moderne, fauteuils et canapé assortis, en cuir et montants de bois, avec une table basse en céramique et un bureau en teck rose équipé d’un terminal Olivetti encastré. Des placards et une vitrine pleine d’alcools étaient accrochés au mur. La lumière filtrait par une unique fenêtre aux vitres cathédrale située à mi-hauteur. Les briques avaient été laissées nues, mais on les avait décapées récemment. La femme au visage ingrat qui avait accompagné Greg sur l’hovercraft attendait en haut des marches. Ce qui était impossible, parce qu’elle suivait les prisonniers. Des jumelles, donc. Mais cette révélation fut balayée de son esprit par l’autre personne qu’il découvrit dans la pièce. Kendric s’adressait à Leopold Armstrong. Greg sut qu’il rencontrait enfin le responsable de l’attaque éclair contre le bloc RN de Philip Evans. À cinquante-sept ans, l’ancien président d’Angleterre prenait toujours soin de sa personne. Si son visage accusait quelques rides de plus que dans le souvenir de Greg, ses cheveux argentés étaient bien coupés et coiffés. Il portait un simple cardigan en shetland sur une chemise au col ouvert. Très ordinaire. Presque simple. Le prisonnier s’était cru au bout de ses surprises, mais il resta bouche bée jusqu’à ce que Gabrielle le bouscule, et le juron qu’elle poussa s’interrompit quand elle aperçut elle aussi Armstrong. Il se tourna vers eux et prit tout son temps pour les regarder. La pointe de sa langue vint humecter ses lèvres. Greg résista à l’envie ridicule de défroisser son smoking ruiné. Mark gravit bruyamment les dernières marches derrière eux et les poussa en avant. Le petit salon commençait à être bondé. Hermione s’était installée dans un des deux fauteuils et feignait un état proche de la léthargie. En plus de l’homme aux chaussures cirées, un autre individu d’aspect peu amène se tenait non loin d’Armstrong, comme s’il espérait que Greg tente quelque chose. — Faites-le s’asseoir, Neville, dit l’ancien président. Avant qu’il s’écroule. L’homme qui les avait accueillis à la porte pointa l’index vers le canapé, et Greg s’y effondra avec soulagement. Gabrielle le rejoignit la seconde suivante. Ce prénom avait donné une clé à Mandel, et il se souvenait maintenant de ce visage. Étonnant comme l’esprit peut archiver des détails insignifiants. Neville Turner, sous-secrétaire d’État à l’Intérieur dans le gouvernement du PSP, commandant en second des agents populaires, un des nombreux personnages qui agissaient dans l’ombre autour d’Armstrong. Ce dernier examinait à présent la carte des Trinities de Greg. — Vous êtes un vétéran de la Mindstar, dit-il. Que diable faites-vous à fréquenter cette racaille ? Il donnait le ton, celui d’une discussion normale, sans menace, sans volonté de prouver sa domination. L’ex-président ne s’intéressait qu’aux faits, à la réalité. Il n’avait pas de temps à gaspiller avec le superflu. — Seul quelqu’un de complètement paranoïaque peut avoir peur des fantômes, dit Greg. Armstrong empocha la carte. — Vous faites allusion à Philip Evans ? Je reconnais que le potentiel de ce bloc RN m’inquiète. C’était déjà un homme remarquable quand il ne disposait que d’un cerveau humain. Un gigaconducteur avec un Evans transcendant qui organiserait sa stratégie marketing, voilà qui constituerait un grave revers pour moi. Il est tellement efficace dans ce genre de domaine que c’en est déprimant. Un homme très intelligent. Quel dommage que nous ayons des points de vue politiques opposés. Mais c’est la vie. » Quoi qu’il en soit, le conflit qui m’oppose à Evans est beaucoup plus profond que ça, je suis sûr que vous en êtes conscient. (Greg le regardait fixement, sans comprendre.) Mon Dieu, il ne vous a jamais rien dit, n’est-ce pas ? Réfléchissez. Vous avez vu les Prowlers d’Event Horizon à l’œuvre, je pense ? — Oui. Rien d’ultrasecret, il ne faisait pas une révélation extraordinaire. — Le matériel militaire, monsieur Mandel. L’armement américain, de bonne qualité, que lui a procuré ce trafiquant d’armes vicieux et profiteur, Horace Jepson. Greg ouvrit des yeux ronds. Et Leopold Armstrong le remarqua. — Vous l’ignoriez ? Oh oui, monsieur Mandel, Jepson est au service du gouvernement US. Il vend aux alliés des Américains, discrètement bien sûr et, en retour, leur fisc ferme les yeux sur les déclarations d’impôt quelque peu frauduleuses de Globecast. (Il secoua la tête, l’air dépité.) Ah, je me demande pourquoi on fait aussi grand cas de votre personne. Vous n’êtes pas moitié aussi bon qu’on le dit. Mais il est vrai que la Mindstar n’a jamais tenu ses promesses, n’est-il pas vrai ? — Si je me souviens bien, elle vous a causé bien du tracas, répliqua Greg. À vous et à vos agents populaires. Et vous n’avez jamais réussi à nous capturer, n’est-il pas vrai ? Armstrong eut une petite moue. — Certes. Eh bien, maintenant que vous avez les divers éléments, reliez-les. Mandel lut la colère sur son visage, une détermination inflexible. Armstrong cherchait à se venger, lui disait son intuition naturelle, et le message était clair. — Bon Dieu…, fit-il, ébahi. C’est Philip Evans qui a fait sauter Downing Street… — Très bien, monsieur Mandel. L’ogive américaine a été apportée dans le pays par un de ses Prowlers, et introduite dans Downing Street par ses hommes de main de la division de sécurité. Kendric ici présent m’a dit qu’Evans avait ri quand l’ogive a explosé, qu’il se prenait pour une version plus chanceuse de Guy Fawkes, à l’évidence. Très romantique, non ? Il m’a détruit une fois. La simple croyance en ma mort a suffi à soulever le pays entier contre le PSP. Mais aujourd’hui, aujourd’hui ce salopard a investi son argent pour me détruire de nouveau, pour nous détruire tous. L’immortalité, monsieur Mandel. Il s’est offert l’immortalité avec son pouvoir impérialiste et sa fortune personnelle. C’est obscène. Il me reste au moins encore vingt ans à vivre, et on peut faire beaucoup de choses en vingt ans. Mais qu’est-ce que vingt ans pour Evans, à présent ? Il dispose de l’éternité. Il me verra mort une nouvelle fois, et ce sera pour de vrai. Et savez-vous le pire ? Il ne s’en souciera même pas. Ma mort réelle lui sera totalement indifférente. À cause de lui, en sécurité dans son incarnation actuelle, nous sommes tous devenus des moins que rien. Cela ne peut être toléré. C’est pourquoi j’ai pris tant de risques. Parce que je ne vais pas permettre qu’il échappe à la mort. La mort est universelle et, en fin de compte, devant elle nous sommes tous égaux. — Et vous, Di Girolamo ? fit Greg. Vous croyez à ce tas de conneries ? Vous avez vous-même une fortune personnelle assez importante et obscène pour vous offrir le transfert de vos souvenirs, comme l’a fait Philip Evans. Vous allez mourir alors que vous pourriez l’éviter ? Armstrong prit une expression peinée. — Allons, monsieur Mandel. Kendric et moi ne laisserons pas cette manœuvre désespérée nous séparer. Nos intérêts communs sont bien trop forts. — Je n’arrive pas à vous comprendre, poursuivit Greg à l’adresse de Kendric. Vous étiez au courant de l’existence du gigaconducteur, et pourtant vous avez laissé Julia vous racheter votre participation dans le consortium de soutien d’Event Horizon. Pourquoi ? Vous avez dit adieu à une véritable fortune. — Un accord, répondit Di Girolamo. J’ai révélé au président que Philip Evans disposait d’un bloc RN et, en échange, j’obtiendrai Event Horizon sur un plateau. Pas un pourcentage dérisoire. Toute la société. — Après qu’elle aura été nationalisée, enchaîna Armstrong d’un ton suave. Ensuite, tout naturellement, un financier de stature internationale tel que Kendric sera le choix parfait pour la diriger. Malheureusement, sa nomination aurait été difficile à justifier si la jeune Evans avait révélé ses inconvenances passées, raison pour laquelle il a accepté de rompre leurs liens financiers. Mais elle ne sera pas en position de proférer ce genre de menaces pendant encore très longtemps. Après tout, nous ne pouvons quand même pas permettre qu’une gamine dirige une compagnie aussi importante pour la prospérité économique du pays, n’est-ce pas ? — Julia Evans sera donc dépouillée de sa fortune et de son pouvoir, poursuivit Kendric. (Il regarda Greg au fond des yeux et lui sourit, découvrant l’alignement sans défaut de ses dents.) Comprenez-vous, à présent, monsieur Mandel ? Vous savez ce qu’il y a entre Julia et moi. Il fut un temps où ce petit jeu m’amusait. Elle y jouait très bien. Mais elle est trop jeune, hélas, et elle ne comprend pas encore pleinement les règles de ce monde. Si je ne lui prends pas Event Horizon, elle s’en servira pour m’abattre, moi et ma maison. Que feriez-vous à ma place ? — Elle comprend parfaitement les règles, rétorqua Greg. C’est seulement que vous détestez perdre. À dix-sept ans, elle est capable de se montrer plus maligne que vous, de l’aube au crépuscule. Vous ne devriez pas vous inquiéter, Kendric, vous devriez être terrifié. Mais on ne se refait pas, hein ? Di Girolamo pinça les lèvres. — Ce n’est pas moi qui éprouverai de la terreur. — Ah non ? Vous vous êtes même trompé sur votre associé. Armstrong n’est pas intéressé par la vengeance, il est comme vous, il veut le gigaconducteur. Vous n’êtes que son représentant, une marionnette bon marché. — Vous êtes d’une certaine ténacité, cela ne fait aucun doute, fit Armstrong. Peut-être faut-il y voir la raison pour laquelle Event Horizon vous a embauché. Mais vous vous trompez. L’argent accumulé grâce au brevet d’exploitation du gigaconducteur sera partagé entre nous. Une source de revenus non négligeable pour servir mes aspirations. — Vos aspirations, intervint Gabrielle, quelles aspirations ? — Ah, mademoiselle Thomson, c’est bien cela ? fit-il en feignant de remarquer sa présence pour la première fois. Mon retour en politique. — Vous n’êtes pas sérieux. Jamais vous ne ressusciterez le PSP. — Pas l’ancien Parti, non. Seul le fou n’apprend pas de ses erreurs passées. Ma nouvelle organisation sera structurée différemment. — Dix-Fois, dit Greg. C’est vous qui avez payé Dix-Fois et tous les autres hackers de l’équipe de Charles Ellis pour faire basculer toutes ces sociétés. — En effet, et mes partenaires ont très vite découvert les inévitables défauts du système de l’économie de marché. Il y a dans l’opinion publique un vaste mouvement de mécontentement qui croît contre les Nouveaux conservateurs et leur gestion catastrophique de l’économie. Un mouvement que j’entends bien encourager. — Foutaises, gronda Gabrielle. La situation peut bien se dégrader encore, personne ne votera de nouveau pour une ligne politique d’extrême gauche. Vous ne voyez pas à quel point les gens en étaient venus à détester tout ce que vous représentez. — Mademoiselle Thompson, si vous pouviez toujours voir dans le futur, vous sauriez que je ne vise pas le grand chelem. On ne peut le réaliser qu’une seule fois. J’ai joué de malchance parce que des événements qui échappaient à mon contrôle ont mis fin au règne du PSP. La crise de l’énergie, le réchauffement, le krach financier. Aucun gouvernement n’aurait pu survivre à une telle combinaison. Regardez donc les autres pays. Combien des dirigeants en poste il y a dix ans le sont encore aujourd’hui ? Nous sommes ceux qu’on a accusés de tout. Les gens n’aiment pas remettre en question leur propre cupidité ou leur style de vie extravagant. Ils préfèrent trouver un responsable ailleurs. Et c’est le gouvernement qui trinque chaque fois, qu’il s’agisse d’épidémies, d’intoxications alimentaires ou de tempêtes. C’est toujours la faute du gouvernement. — Oui, depuis les protestataires battus à mort dans la rue jusqu’aux pommes de terre de semence servies sur la table des membres du Parti, contra Greg. — Ce genre d’incidents était inévitable, au début. Mais les abus auraient diminué, avec le temps. — Vous avez eu dix ans. Ils n’ont fait qu’empirer. — Les gens qui constituaient les comités locaux du PSP n’étaient pas accoutumés à l’exercice du pouvoir. Si on les avait laissé faire leurs preuves, alors nous aurions connu la stabilité. Mais bien sûr, la Mindstar et ce fléau des gangs urbains ont poussé aux troubles dans les villes, en harcelant nos agents. On a donné une fausse image de nous. Gabrielle éclata d’un rire aigre. — Qu’est-ce qu’il y a, Armstrong ? Vous pensiez que l’extrême gauche avait le monopole de l’agitation politique ? Pendant un instant, Greg crut qu’il allait la frapper, mais l’ex-président finit par se limiter à un soupir. — Cette fois, j’ai choisi une forme plus discrète de réforme. Par dizaines de milliers, mes candidats sont encore en place dans l’administration. Ils sont prêts, ils attendent. Les Nouveaux conservateurs vont bientôt devoir ordonner une intervention quand les sociétés privées et dénationalisées vont commencer à s’effondrer, et celles-ci vont revenir dans le giron gouvernemental. Mes partisans assumeront les tâches de gestion avec beaucoup de succès. Et je les dirigerai en sous-main. Ainsi, je serai le véritable président, même si je n’en ai pas le titre et que je n’apparais pas publiquement. — Nous vous combattrons, répondit Greg avec assurance. Nous vous combattrons avec toutes les armes dont nous disposons. Des flèches et des arcs s’il ne nous reste que ça, nous l’avons déjà fait auparavant. Et nous vous avons déjà vaincu. — Et pourtant je suis là. Il semble que ce soit le mois des retours miraculeux… Il s’esclaffa et sourit aux visages tournés vers lui à travers la pièce. — Je crois bien que je parle à un réactionnaire. Mais je n’ai pas l’intention de passer des heures à justifier mes actions devant vous, monsieur Mandel, pas plus que j’ai envie de débattre des atouts et des défauts du centralisme économique. On vous a amené ici pour répondre à certaines questions. Et c’est maintenant ce que vous allez faire. (Greg songea qu’il avait dû tressaillir, ou au moins se raidir.) Non, non, nous ne sommes pas adeptes de l’extorsion des confessions par la manière forte, ici. Il existe des méthodes beaucoup plus simples. Mais comprenez bien une chose : vous allez mourir. Dès que vous m’aurez révélé tout ce que j’attends de vous. La façon dont vous mourrez dépendra de votre comportement. Une balle dans la tête, pour une mort propre et rapide, mais on peut aussi vous jeter ligoté dans l’ancien lit du fleuve, où vous vous noierez lentement. — Ça ne fait aucune putain de différence, en fin de compte, non ? Armstrong prit un cybofax posé sur la table basse et s’assit dans le dernier fauteuil libre. — Réfléchissez, dit-il d’un air entendu. Pensez-y bien. Il se pourrait que vous changiez d’attitude. Neville, nous allons commencer. Turner ouvrit un tiroir du bureau en teck et en sortit un enchevêtrement de bandes de nylon et de fibres optiques. — Ôtez votre chemise, ordonna-t-il à Greg avec le ton neutre d’un médecin dans une salle d’examen. Greg hésita. Un refus ne servirait pas à grand-chose, le vêtement lui serait arraché, ou découpé en morceaux. Par ailleurs, il se voyait jeté dans les eaux boueuses. Maudit soit Armstrong. Il retira sa veste et défit les boutons de sa chemise. Des croûtes de sang séché se glissèrent sous ses ongles. — Bien, dit Armstrong. La situation doit vous paraître assez ironique, je suppose. Pour une fois, c’est vous qui vous trouvez à l’autre bout du détecteur de mensonges. Turner attacha une bande à chacun de ses poignets. Elles le démangèrent un bref moment quand les aiguilles minuscules des senseurs s’enfoncèrent dans sa peau pour y relever la salinité, la chaleur, la conductivité et le pouls. La médaille de saint Christophe fut repoussée et une autre bande vint lui serrer la gorge comme un nœud coulant. Les doigts de Leopold Armstrong pianotaient sur son cybofax. — J’ai un certain nombre de questions. Vous répondez à chacune honnêtement, et il ne se passe rien. Pour tout mensonge, nous briserons un os du corps de mademoiselle Thompson. Plus gros le mensonge, plus gros l’os. Compris ? De nouveau, il n’y avait aucune malice dans sa voix. Il se bornait à expliquer le fonctionnement de l’interrogatoire. — Ouais, répondit Greg alors qu’on ceignait son front d’une dernière bande. Turner pressa un injecteur contre son bras. Il y eut une douleur vive, pareille à la piqûre d’une abeille, et l’endroit visé devint d’une froideur de glace. — Un relaxant, dit Turner. Il connecta les câbles optiques à un module qui était déjà en interface avec le terminal Olivetti. Le cube s’alluma et se para de lignes ondulantes. Il s’assit dans la chaise pivotante et tapa au clavier. Les données se déroulèrent en lettres lumineuses. — Nom ? dit-il. La phase de mise en condition lui parut durer une éternité. Le relaxant avait des effets comparables à l’absorption graduelle de vin rosé. Il s’enfonçait dans une sorte d’ébriété agréable où les sons étaient amplifiés, l’air plus chaud, et sa gorge s’asséchait progressivement. Bien sûr, il pouvait toujours se concentrer. S’il le voulait bien. Leur Olivetti semblait recéler une connaissance encyclopédique de sa vie. Des détails dont lui-même se souvenait à peine : les résultats de ses examens en fin d’études secondaires, ses différentes affectations à l’armée, les surnoms de ses camarades de chambrée, l’identité de ses voisins dans le lotissement. Rien de récent, toutefois. Rien qui remonte à moins de deux ans. — Il est prêt, dit enfin Turner. Armstrong consulta son cybofax. — Un. Quelqu’un en Angleterre soupçonne-t-il que je suis toujours en vie ? Greg avait déjà estimé que c’était là un point crucial. Répondre, ou ne pas répondre ? Et voir le corps de Gabrielle brisé systématiquement. Le bruit des os qui craquaient serait assourdissant. Mais ils allaient mourir, de toute façon. Il aurait été très noble de déconcerter Armstrong. Il fallait qu’il se décide. Gabrielle était silencieuse. Incapable de l’aider, comme toujours. Le relaxant s’était diffusé dans tout son corps, qui lui paraissait presque léviter. Il était revenu dans la matrice, au chaud, à l’aise, tranquille. — Non, dit-il, personne n’est au courant. Le sourire de Leopold Armstrong illumina le monde entier. CHAPITRE 33 Ade O’Donal avait découvert que le pognon en liquide avait un véritable poids physique. Et c’était une sensation à nulle autre pareille. Il avait bourré deux sacs de voyages Alitalia avec les grosses liasses d’eurofrancs et de nouvelles livres sterling. Il y en avait des kilos, qui tiraient sur ses bras à chaque pas qu’il faisait, mais il aurait pu les porter éternellement. Les sacs étaient nickel chrome, ils avaient l’éclat du neuf. Quand les gens les verraient, avec leur logo exotique, ils sauraient qu’il ne plaisantait pas. Un mec, un vrai. Cette saloperie de première marche craqua quand il posa le pied dessus. Il ne manquait vraiment plus que ça ! Sachy allait entendre qu’il se barrait. Il avait attendu la fin de l’après-midi avant de se tailler, parce que moins de gens le verraient et qu’elle dormait toujours après une séance de jambes en l’air carrément grandiose. C’était une façon de la quitter plutôt classe, il trouvait. Il avait pensé à l’emmener. Son corps ferme et bronzé était fait pour le sexe, jamais il ne s’était autant éclaté avec une meuf, comme si elle avait le logiciel du Kama Sutra chargé dans le cerveau. Mais non, à la réflexion, il avait décidé de voyager léger. C’était l’heure du départ sur les chapeaux de roue, et il allait faire un bon morceau de route. Une femme l’aurait ralenti. En plus, Sashy était très « famille », avec ses frères, ses parents, ses cousines, comme s’il y en avait des centaines. Cette conne passait la moitié de son temps au téléphone. Elle n’aurait pas compris. Il fallait qu’il disparaisse, qu’il se fasse oublier. Il devait couper les ponts d’un coup avec toute cette merde qui polluait son existence ces derniers temps : le Loup, ces deux enfoirés d’Event Horizon… Il avait passé deux jours à ramasser la monnaie à des distributeurs après la visite de ce type pas commode et de sa grosse copine. Au départ, il avait été terrifié à l’idée qu’ils aient vidé son compte des îles Caïmans, en mesure de rétorsion à l’attaque éclair. Ces médiums, ces enfoirés de médiums ! Ils n’étaient pas humains. Il en avait encore froid au slip, rien que de penser à eux. Ils lui avaient éventré l’esprit comme on déchire un sac de papier, et ils avaient exposé ses pensées à la lumière pour mieux les étudier. Une vraie saloperie. Le Loup était vraiment un gros taré s’il pensait qu’il pouvait s’en tirer après avoir attaqué Event Horizon. Cette société était la plus grosse d’Angleterre, et même les kombinate faisaient dans leur froc face à elle. Après le départ des médiums, Ade O’Donal s’était branché sur le circuit, et il avait établi des connexions sérieuses, facile pour une pointure comme lui. Le gigaconducteur. Un nouveau terme. Le circuit en parlait partout. Le plus gros marché de l’univers, et le Loup qui avait essayé de le saboter ! Merde. Il aurait pu avoir de gros problèmes. Y laisser sa peau, même. Quelle connerie ! La petite portion de peau rougie et cloquée sur son ventre, là où la brute d’Event Horizon avait appliqué le Mulekick, était toujours douloureuse. Un souvenir utile. S’il était tenté de croire que toute cette histoire n’était qu’un trip déjanté dû au syntho, cette marque lui remettrait les idées en place. Elle laisserait peut-être même une cicatrice. Les filles aimaient les cicatrices. Ça faisait plus macho. Il entendit un bruit qui venait du rez-de-chaussée, dans le couloir enténébré. Des pas sur le carrelage. — Brune ? Eh, Brune, c’est toi ? Après le déjeuner, il l’avait envoyé faire le plein de la BMW, en watts et en gaz. Le voyage allait être long. Les Cornouailles, peut-être bien. Ade O’Donal n’avait pas de plan arrêté. Il avait simplement estimé qu’il valait mieux suivre le mouvement. De cette façon, personne ne pourrait lui mettre un traceur aux fesses. Brune resterait ici, avec sa jambe dans un plâtre en polymère à prise rapide. Le gars était hors circuit comme garde du corps pour un mois, de toute façon. Il faudrait aussi qu’il pense à se débarrasser de la BMW, plus tard. Alors il n’y aurait plus que lui, l’argent, quelques-uns des memox et le terminal Burrows. Cette bécane allait faire de lui un des hackers les plus courtisés du circuit. Après le départ des médiums, il avait examiné le Burrows pour savoir comment ils avaient réussi à l’ouvrir sans déclencher les alarmes. Un désastre niveau 50 sur l’échelle de Richter. Le Burrows avait planté, complètement, et seul l’affichage par LED fonctionnait encore. Il ne pouvait même pas obtenir le menu. Ce qu’ils avaient fait était assez sévère pour cramer les programmes gardiens que le Loup lui avait donnés. Ce détail l’avait convaincu qu’il s’était retrouvé mêlé à une opération de grande envergure. Un logiciel invasif meilleur que celui du Loup. Dès qu’il se serait mis au vert, il récupérerait le contenu du Burrows, quoi que cela lui coûte. Ces bytes lui assureraient un gros paquet de pognon. En comparaison, ce que le Loup l’avait payé ferait figure de petite monnaie. Il allait s’offrir une réincarnation intégrale. D’abord l’étape de la chirurgie plastique. Ensuite il reviendrait sur le circuit incognito, avec un nouveau pseudo, et il repartirait de zéro pour se bâtir une réputation d’enfer. Un hacker tout neuf, qui ne dépendrait de personne. Dommage pour Dix-Fois, quand même, c’était un nom de code très classe, et qui disait d’entrée aux filles tout ce qu’elles devaient savoir. — Brune ? Il y avait quelqu’un, dans le couloir, qui était penché au-dessus d’un tas informe sur le carrelage. Il se redressa en atteignant le bas de l’escalier. Quelque chose n’allait pas du tout. À l’hôpital, on avait rasé la tête de Brune pour lui recouvrir l’arrière du crâne avec une membrane dermique. De loin, on avait l’impression qu’il portait la kippa. De quoi se faire mettre en boîte. Mais le type devant lui avait la peau blanche d’un albinos, comme un masque cadavérique, avec des lèvres d’un noir de jais, une crête d’Iroquois dont les cheveux blond vénitien retombaient entre les sourcils et parcouraient tout le crâne pour disparaître dans le col de son blouson de motard. Ade O’Donal connaissait cette dégaine. Ce gars-là venait de Stoneygate. Ce n’était pas un endroit où Ade se rendait, même en plein jour, à cause de tous les tarés flippés qui y traînaient. Cinq tribus protégeaient les cuves de syntho de Leicester, de la police comme des autres gangs, et ce coin était dangereux. Ade O’Donal laissa tomber les sacs Alitalia, qui touchèrent le sol avec un bruit mat. — Brune ? Il avait parlé d’une voix un peu chevrotante. Et la masse sur le sol, c’était Brune dans une flaque de sang qui s’écoulait de la membrane dermique éclatée. Un océan de sang, qui luisait de façon écœurante. — Dix-Fois ? demanda l’Iroquois de Stoneygate. — Merde, pas du tout. J’ai même jamais entendu ce nom-là. — Tu mens, O’Donal, ils m’ont filé ton dossier. — Merde, mec, je n’ai rien dit à ces deux-là. Pas un mot. — Arrête tes conneries, Dix-Fois. M’intéresse pas. Ade O’Donal ferma les yeux pour ne pas voir le flingue ou le couteau, ou quelle que soit l’arme. Il pria pour que ça aille vite. — Un boulot pour toi. Il risqua un coup d’œil, mais il était prêt à refermer les paupières immédiatement. L’Iroquois le considérait avec dédain. — Euh… tu as dit quoi, là ? — Du boulot. Une intrusion. — Et c’est tout ? — Ouais. — Tu veux juste une putain d’intrusion, et tu butes Brune pour ça ? Mais tu t’es pété les neurones au syntho, ou quoi ? Ade O’Donal avait envie d’écraser ses poings sur le visage de l’Iroquois, de le transformer en pulpe. Sa vie prenait le chemin d’une déprime absolue. Des gens sortis de ses pires cauchemars ne cessaient de venir le voir, comme s’il était coupable de chaque affaire merdique au monde. Il y eut un petit déclic, et une lame de dix centimètres d’acier gris apparut juste devant l’œil d’Ade O’Donal. Sa pointe avait de minuscules reflets de lumière bleutée. — Te fous pas de moi, ou je te crève. — Bien sûr, OK, pas de problème, on reste cool, mec, hein, d’accord ? — Où est ton terminal ? La tentation de laisser l’Iroquois ouvrir la porte était presque irrésistible. Mais il portait des gants en cuir, et la décharge ne serait peut-être pas assez forte pour les pénétrer. Non, c’était trop risqué. — En bas, fit Ade O’Donal dans un soupir. Dans la cave à vins, l’autre survola tout le matériel informatique d’un regard bovin. — Des trucs d’extraterrestre, ça, murmura-t-il. Ade s’écroula dans son fauteuil derrière la table où se trouvaient ses terminaux. — L’intrusion contre qui ? — Le Loup a dit d’en finir avec Event Horizon. Ça te va ? — Comment ? Un haussement d’épaules. — Merde. — Débrouille-toi. J’ai bousillé ma couverture pour toi. Sa couverture ? Mais de quoi parlait-il ? Impossible que ce punk soit le Loup en personne ! Tout ça tenait du mystère profond, si profond même qu’il n’était pas sûr de pouvoir s’en sortir. — Eh, écoute, comment vas-tu savoir si je réussis à détruire la mémoire centrale ? Je veux dire, tu vas me laisser tranquille si j’y arrive, hein ? — J’ai des amis, ils te surveillent. — Et si ça marche ? — Tu pourras continuer à déconner demain. Ade O’Donal hocha lentement la tête, plus lentement qu’il l’avait jamais fait. Mais l’Iroquois avait besoin de lui. S’il réussissait l’intrusion, il lui restait une chance. Mince, foutrement mince. Et Brune qui baignait dans son sang, là-haut… Il n’y avait que deux terminaux en service, le Hitachi et l’Akaï ayant été détruits par ce salopard d’implanté. Quant au Burrows, il était hors service, au moins temporairement. Ce qui ne laissait que l’Event Horizon et le Honeywell. Et il n’était pas question qu’il utilise l’Event Horizon, ce nom avait un karma bien trop négatif, en ce moment. Ade O’Donal alluma le Honeywell et glissa le laryngophone autour de son cou. Il se mit à taper tout en grommelant, le regard rivé au cube. Un virus furtif lui donna accès au réseau de données d’Event Horizon, sous la couverture de l’offre qu’aurait passée un entrepreneur en génie civil pour une nouvelle usine d’écrans plats, à Stafford. Il chargea un memox que le Loup lui avait donné pour l’attaque éclair, afin d’étudier la procédure de la compagnie. Les offres étaient traitées par la direction des finances, les trois plus basses envoyées à ce satané programme de personnalité Turing dans la mémoire centrale pour la décision finale. Il choisit un memox sur une étagère, parmi ceux qu’il avait eu l’intention d’emporter. — C’est quasiment le meilleur que j’aie jamais écrit, tu sais, fit-il, obéissant à une envie soudaine de s’expliquer, pour que l’Iroquois sache qu’il avait affaire à un vrai hacker, un pro. Il brouille les programmes de gestion des bus de données. C’est la beauté de la chose, mec : une fois qu’il est dedans, on ne peut pas accéder au système pour le supprimer. Arrêt complet de la communication interne. La mémoire centrale sera séparée du réseau de données, avec tout ce qui pourrait être en interface. — Ça a l’air bien. — Allons-y. D’une main un peu tremblante, Ade O’Donal inséra le memox dans le lecteur du Honeywell. Le cube montra le logiciel contenant les données de l’offre qui s’enroulait autour du virus tels des tentacules géométriques étouffant un œuf cristallin. Ade O’Donal sonda le cheval de Troie terminé avec des programmes traceurs. Il n’y avait aucun point faible dans la couverture, rien qui puisse trahir le trésor de noirceur sous la surface. Impeccable. Et il avait établi des devis ridiculement bas pour l’usine. L’offre serait aiguillée vers la mémoire centrale, aucun problème. Idiotement, la fierté supplanta sa déprime. C’était son œuvre, à lui seul, une intrusion de hacker en solo. Dix-Fois était devenu indépendant. Il donna le code d’activation au cheval de Troie. Il passerait inaperçu auprès des processeurs de la direction des finances et, une fois que ceux-ci l’auraient expédié à la mémoire centrale, il exploserait, comme une bombe H digitale. Et l’heure de l’anéantissement sonnerait. De l’index, il appuya sur la touche pour déclencher le téléchargement. Le cube se vida. — Ça risque de prendre un peu de temps, dit O’Donal. — Pas grave. La lame en acier gris jaillit de nouveau avec un déclic discret. CHAPITRE 34 Julia avait insisté pour prendre la relève de l’infirmière auprès de Katerina durant l’après-midi et, depuis, elle veillait en solitaire sur son amie à l’esprit dévasté. Elle détestait ce qu’elle faisait, mais elle savait qu’elle méritait cette pénitence. Pousser Kats vers Kendric lui avait paru tellement malin, sur le moment, elle y avait même vu une solution élégante. Chacune aurait ce qu’elle désirait, sans pleurs ni chagrin. Greg avait raison, elle n’avait pensé qu’à l’acte, jamais à ses conséquences. Elle était trop superficielle et obsédée par elle-même. Toujours gamine. Une écervelée trop savante. Katerina s’étira et se tourna dans son sommeil agité. Le Dr Taylor lui avait administré un suppresseur de trauma. Un amnésique de courte durée, avait expliqué la femme, qui éteindrait le manque pour quelque temps. Mais elle s’était assurée que Katerina soit sous perfusion de tranquillisants toute la journée, avec seulement de brèves périodes de semi-lucidité pour les repas ou pour aller aux toilettes. C’est Julia qui lui avait fait manger sa soupe. Katerina avait avalé chaque cuillerée par automatisme, sans être capable de formuler une phrase cohérente. Elle composait avec son angoisse. Julia avait donné à trois cadres de premier plan d’Event Horizon la mission de travailler d’arrache-pied afin de faire admettre Katerina dans cette clinique de désintoxication, dans les Caraïbes. Dans un premier temps, on leur avait répondu qu’il y avait une liste d’attente de huit mois. La jeune fille avait refusé de baisser les bras et avait mis en balance tout le poids de l’entreprise, sans hésiter à appliquer des pressions financières et politiques sur la clinique. Le Dr Taylor l’avait mise en garde : les vaisseaux sanguins irriguant le crâne de Katerina étaient saturés de drogue et, si son emprise devait être brisée, il fallait le faire au plus vite. Elle achèterait cette maudite île, si nécessaire. N’importe quoi. Elle voulait que Kats redevienne telle qu’elle était auparavant, frivole, vaguement exaspérante et totalement insouciante. Le soleil disparaissait presque à l’horizon et teintait le ciel zébré de nuages d’un or royal qui se perdait dans l’obscurité à son zénith. Julia observait ce spectacle depuis la double fenêtre de la chambre. Les ombres s’amassaient dans les creux et les recoins des jardins de Wilholm, se déversaient sur les pelouses. Dans le bassin aux nénuphars, la fontaine cessa de cracher quand son interrupteur photosensible se déclencha et coupa la pompe. Julia activa une simple applique murale de biolum, puis elle tira les lourds rideaux Tudor en travers des deux fenêtres. Quand elle avait quitté l’Amérique et le désert pour la première fois, elle avait été ensorcelée par l’aube et le crépuscule en Europe, avec leurs bleus et leurs verts froids qui luisaient doucement sous des ciels embrasés, toujours différents. C’était pour elle magique, et elle n’avait jamais connu la tristesse qu’elle s’attendait à éprouver de ne plus pouvoir admirer la beauté du désert. Ce soir, le spectacle la laissait de marbre. Son émotivité semblait être en panne. Le paroxysme de la situation était imminent, elle en avait la certitude. Le jeu avait cessé d’en être un. Et elle était responsable, elle et Grand-père. Les manœuvres et les stratagèmes de Kendric avaient été déjoués à chaque étape. Elle l’avait mis pat sur toute la surface de l’échiquier. Il ne lui restait plus rien, sinon l’action physique. Et il n’aurait aucun scrupule à y recourir. Étrangement, Greg lui-même l’avait prévenue de ce risque. Greg le menteur. Greg le traître. Son prénom était le seul capable de percer l’engourdissement qui enveloppait ses sentiments. Elle avait cru en lui comme en personne auparavant. Elle l’avait adulé de loin, elle avait même flirté avec lui. Et elle s’était ouverte à lui. Elle lui avait confessé son secret le plus sombre, le plus honteux. En retour, il lui avait menti. Exactement comme tous les autres. Les hommes devaient voir en elle une sorte de victime qui ne méritait que d’être abusée. À l’exception d’Adrian, lui dit une voix intérieure monocorde, car Adrian adorait son côté féminin. Il était immunisé contre son argent. Jusqu’ici. Mais connaissant la chance qu’elle avait… Elle n’arrivait toujours pas à croire qu’elle ait pu se tromper à ce point sur le compte de Mandel. Il lui avait dit qu’elle était belle. Elle qui pensait que les paroles mielleuses ne pouvaient plus la tromper, après Kendric… Alors pourquoi ? Pourquoi le mensonge ? > Accès Apogée attaque éclair. Ainsi appelée parce qu’elle réunissait tous les aspects de l’affaire. Les paquets de données homogénéisées se défirent dans son esprit glacé, en tournant dans la pièce et autour de Katerina sur cent quatre-vingts degrés. Ses bioprocesseurs dirigèrent l’ensemble en des canaux précis, une construction qui incorporait les faits bruts, les hypothèses et les soupçons. Elle déploya la matrice logique une fois de plus, la cinquième de cette journée. Celle-ci produisit une unique conviction, aussi solide et compacte que le diamant. Elle eut beau recommencer encore et encore, y incorporer autant de négligences et de permissivité qu’il était possible, la réponse était toujours la même. Menteur. Traître. Voleur. Bourreau des cœurs. > Annuler Apogée attaque éclair. Une réponse qu’elle n’obtenait jamais, c’était la raison pour laquelle Greg aurait agi ainsi. Elle ne comprenait pas assez bien la nature humaine pour deviner. Et à présent, elle ne saurait probablement jamais. Katerina s’était abîmée dans un sommeil innocent, sans rêve. Julia remonta la couette autour de ses épaules. > Ouverture canal bloc RN. Chargement AutresYeux limiteur n° 5. Elle sentit son grand-père qui venait se pelotonner dans son esprit, et fit bon accueil à son arrivée. La dernière personne de toute la planète en qui elle avait encore confiance. C’était là un commentaire bien triste sur sa vie. — Comment ça se passe ? demanda-t-elle. — Greg n’a pas bougé depuis déjà trois heures. Je pense que Wisbech est l’endroit où ils ont établi leur repaire. Ce serait astucieux. Tout proche, et pourtant si éloigné. Je ne suis pas sûr de la façon dont ils ont traversé le bassin des Fens. Trop lent pour un avion à décollage vertical. Sans doute un hovercraft. — Je lui faisais confiance, Grand-père. Vraiment confiance. Tout ce qu’il a dit et fait a toujours été juste. Il a tout mis en œuvre pour que je croie en lui. J’ai pensé qu’avec lui j’étais en sécurité. — Je sais, Juliet. Ce doit être dur pour toi. J’en suis réellement désolé. — Ce n’est pas dur. Je n’éprouve rien. Je ne suis plus humaine. — Bien sûr que si, ma petite. Ne raconte pas n’importe quoi. Tu vas revoir Adrian ce week-end, n’est-ce pas ? Ce que vous faites ensemble est tout ce qu’il y a de plus humain. Et je l’approuve. C’est un gentil garçon. — Si je suis encore là ce week-end. — Eh, ce n’est pas une façon de parler pour une Evans ! Wilholm est sous haute protection et je suis branché sur tous les senseurs de sécurité. Personne ne t’approchera par surprise, ma petite. — Et si c’était un membre du personnel, ou même Walshaw ? — Non, Juliet, pas Morgan. Il est avec moi depuis quinze ans, presque depuis ta naissance. — Tu parierais ta vie sur sa loyauté, hein ? Elle laissa l’ironie filtrer dans sa réflexion. — Ah, je retrouve ma petite-fille. Continue à briller comme ça. Mais n’aie aucune inquiétude, je surveille tout le monde, et même Morgan. Aucun problème pour moi. La seconde suivante, Julia contemplait le bureau lambrissé depuis le plafond, comme une mouche. Walshaw était assis à la longue table et travaillait sur une base de données avec son terminal personnel. Elle ne s’était jamais rendu compte que la calvitie au sommet de son crâne était à ce point étendue. Puis le flot de données envoyé par le réseau d’Event Horizon s’épanouit dans son esprit. Walshaw passait en revue les mémoires des Crays à mesure qu’elles étaient extraites par les programmeurs de la division de sécurité. Toutes avaient été filtrées, analysées et indexées. Il passait d’une catégorie à l’autre, à la recherche de chaque mention du Loup et d’Event Horizon, et il vérifiait toujours deux fois. — Il fait ça depuis des heures, dit son grand-père. Il traque cet indice dont Greg a parlé. On ne peut pas dire que c’est le comportement d’un traître, tu ne penses pas ? — Je suppose. Il serait bien agréable de le croire enfin, songea Julia. Mais c’était sa vie qui était en jeu, en ce moment. Et la liste de ses erreurs était très longue, quand il s’agissait de ses rapports avec les gens. Subitement, elle fut entraînée dans un tour en accéléré de tout Wilholm à travers les senseurs de sécurité, visuels, infrarouge, UV, magnétiques, électromagnétiques, laser, radar. Des vues d’une milliseconde chacune des gardes patrouillant dans les couloirs, des sentinelles dans les jardins, Tobias dans son écurie, des chouettes saisie en plein vol, leurs ailes figées, des mulots tortillant leur petit museau humide dans l’air nocturne, des étendues désertes de prairie, de champs et de bois. Un kaléidoscope de couleurs aux nuances crues et aux géométries contradictoires. — Tu vois, Juliet ? Tout est calme sur le front de l’Ouest. Son cœur se mit à battre plus fort. — Pourquoi Walshaw s’ennuie-t-il à vérifier les données des Crays ? Nous savons que Kendric a passé un accord avec le PSP et que ce sont les encartés qui ont organisé l’attaque éclair. — Toi et moi, oui, nous le savons, Juliet. Mais je ne pense pas que Morgan en soit encore arrivé à cette conclusion. — Mais c’est évident ! s’exclama-t-elle. — Pour toi. — Oh, Grand-père ! Et si Greg n’était pas arrivé à cette conclusion, lui non plus ? Si je me trompais sur son compte ? Il était si fatigué, je veux dire, réellement épuisé. Il a connu l’enfer. Et c’est Kendric qui l'a fait passer à tabac. — Du calme, ma petite. C’est la première chose à laquelle j’ai pensé. — Et alors ? — S’il est innocent, pourquoi ces deux-là sont-ils à Wisbech ? Et pourquoi Gabrielle ne nous a-t-elle pas avertis, pour lui ? Parce qu’elle est de mèche avec lui. — Oh. — Désolé, Juliet. La sensation de vide s’abattit sur elle de nouveau, violemment. Elle voyait le monde avec une grande simplicité, à présent, en noir et blanc, sans bien ni mal : seule la survie importait. L’instinct de préservation, primaire, avec pour seule complexité la manière de l’assurer. L’acceptation de cette nécessité la décida. — Quand peux-tu les frapper ? demanda-t-elle. — Toutes les cent huit minutes, en commençant dans soixante-douze minutes. — Alors fais-le. Ses lèvres étaient synchronisées avec ses pensées, mais aucun son ne les franchit. — D’accord, Juliet. Pourquoi ne ferais-tu pas une petite pause ? Katerina ne va aller nulle part. — Non, je vais rester ici. Ce ne serait pas bien de la laisser, pas maintenant. — Je te transmettrai un rapport de la situation quand on approchera de l’heure. — Je t’aime, Grand-père. > Effacement limiteur n° 5 AutresYeux. Sortie blocRN. Julia s’assit sur la chaise danoise pareille à un tonneau placée à côté du lit, et sa main se glissa automatiquement le long du coussin. Ses doigts touchèrent la forme en plastique dur, et ce contact la rassura. Elle sortit l’arme. Un cylindre gris cendre de trente centimètres de long pour trois de large, avec une fine poignée cannelée à une extrémité. L’ensemble ressemblait à un gros pistolet à long canon, et pesait environ un kilo et demi. L’extrémité par où jaillissait la décharge était robuste, avec une petite dentelure circulaire incrustée de minuscules granules de carbone. « ARMSCOR » était imprimé sur le côté, en lettres noires. Elle l’avait subtilisé à Greg après qu’il eut ramené Kats dans les locaux de la direction des finances : en une seconde, elle l’avait ramassé sur le bureau de Walshaw et glissé dans son sac, dès que la révélation désolante de sa trahison lui était apparue. Elle avait alors horriblement peur de lui et de ce qu’il risquait de faire. Le dispositif d’alimentation était chargé à quatre-vingt-dix-neuf pour cent, ce qui lui autorisait presque deux cents décharges. Elle avait consacré la matinée à se familiariser avec son maniement : cran de sûreté, tenue, visée. Elle ne s’était déclarée satisfaite que lorsqu’elle s’était sentie capable de l’utiliser en recourant seulement au toucher. L’arme tendait à osciller si elle ne l’empoignait pas à deux mains. D’après les renseignements trouvés dans la bibliothèque, les tirs ne provoquaient aucun recul. Et personne ne savait qu’elle l’avait en sa possession, pas même Morgan Walshaw. C’était sa dernière ligne de défense. Sa solidité et son poids insufflaient à la jeune fille une sorte d’assurance primitive qui contrebalançait un peu un état d’esprit démoralisé. Elle espérait que Kendric viendrait en personne. Rien ne la retiendrait d’agir. Elle lui infligerait une décharge maximale sans hésiter. Mais ce serait plus probablement un quelconque tueur anonyme, rien de plus qu’une ombre rapide dans les ténèbres. Le seul avantage pour Julia était que l’agresseur devrait venir à elle, mais c’était un point dont pouvait dépendre sa survie. Les probabilités étaient impossibles à calculer pour ses bioprocesseurs à cause du nombre de variables, et c’était mieux ainsi. Elle pouvait se passer de ce genre de renseignement. Elle posa l’Armscor en travers de ses cuisses et se laissa aller sur le siège. En regardant Kats, elle se rendit compte qu’elle n’était même plus jalouse. Le visage parfait de son amie n’éveillait rien en elle. En fait, Kats aurait perdu beaucoup plus qu’elle, avec le temps. Et vous ne pouvez pas perdre ce que vous ne possédez pas. CHAPITRE 35 Le champ de fruits d’eau s’étendait à l’infini, dans un exemple parfait de perspective, avec ses rangées parallèles de globes d’un blanc crémeux qui au loin se diluaient dans la grisaille. Eleanor tâtonna sous le fruit suivant et trancha l’épaisse racine avec son couteau. Un petit nuage de sève aussi noire que l’encre jaillit et se dissipa dans les courants lents qui parcouraient le réservoir. Elle souleva le globe et le glissa dans l’ouverture de son filet, lequel en contenait déjà une vingtaine. Elle avait presque terminé. Elle se retourna vers la rangée. Le museau d’un dauphin repoussa son poignet, et la lame rata la racine. Elle considéra sa main sans comprendre. Fit une deuxième tentative. Deux coups secs, presque douloureux, la firent échouer. L’irritation commençait à percer le voile d’engourdissement autour de son esprit. Elle leva la main, paume ouverte et poussa deux fois devant elle : Recule. C’était Rusty. Il n’obéit pas et continua à défendre le fruit d’eau. Des formes sombres glissèrent sans effort derrière elle en soulevant des volutes de vase. Quand elle pivota, elle vit que deux autres dauphins s’étaient saisis de son sac et l’emportaient. La colère montait en elle, effaçant le rythme régulier qu’elle avait suivi. Elle était là, immobile à un mètre au-dessus du fond, qui essayait d’impressionner un cétacé par la seule puissance de son regard. C’était très étrange. Maintenant que la monotonie de la récolte était rompue, elle commençait à se rendre compte qu’une fatigue intense l’habitait. Ses muscles murmuraient leurs protestations dans son cortex. Ceux de ses bras, ses jambes, ses épaules et son dos, qui tous étaient chargés des toxines de l’épuisement. Depuis combien de temps au juste s’adonnait-elle à cette activité ? Au-dessus de sa tête, la douce lumière verdâtre baissait rapidement d’intensité et ici, au fond, la visibilité ne dépassait plus les cinquante mètres. La prise de conscience fut instantanée, glaciale. Si elle n’était pas totalement tombée dans le piège insidieux de l’égarement bleu, son âme avait migré pour fuir les souvenirs de culpabilité et de souffrance. À présent, ceux-ci revenaient en masse assiéger son cerveau vide. Greg qui s’excusait mais demeurait inébranlable, parce qu’il lui fallait obéir à son devoir. « Idiot », avait-elle répondu, essayant de dissimuler son inquiétude par la dureté. Il respectait ce genre d’attitude. Ni l’un ni l’autre n’avaient voulu céder. Il avait promis, promis solennellement, et elle ne s’était pas gênée pour le lui rappeler. Mais il avait secoué la tête, et dit que ça ne se passait pas comme ça. Elle s’était endormie en pleurs, car elle imaginait les choses terribles qui pouvaient se produire sur le yacht de Di Girolamo. Comme tout cela lui semblait ridicule, maintenant. Des paroles prononcées, jamais vraiment pensées. Soumise, elle fit signe à Rusty que tout allait bien et se dirigea vers la surface. Elle était trop lasse pour se hâter, et elle joua un peu avec les dauphins en faisant des pauses. Rusty tournait lentement autour d’elle. Les bateaux de pêche étaient tous rentrés chez le loueur de Whitwell, à l’autre bout du réservoir. Les véliplanchistes eux-mêmes avaient plié bagage. Le brasier du lotissement de Berrybut envoyait ses flammes haut dans le ciel fade, et un essaim d’étincelles planait à la verticale du terrain rectangulaire, dans l’air immobile. Rusty se faufila entre ses jambes et elle agrippa sa nageoire dorsale avec gratitude. Le retour jusqu’à la berge ne ressembla en rien à l’habituelle course effrénée. Ce fut une glissade douce, sans à-coups. Pourquoi les gens ne pouvaient-ils pas se comporter comme les dauphins, avec sympathie, gentillesse, et une bonne humeur perpétuelle ? Ces créatures étaient magnifiques. Le soleil avait disparu derrière un horizon encombré de longs lambeaux nuageux quand Rusty l’abandonna. Elle lui caressa la tête et se pencha pour l’embrasser. Il comprendrait. Il caqueta vigoureusement avant de plonger, pour rejaillir cinq mètres plus loin dans un bond qui se termina par une grande gerbe d’éclaboussures. Elle rit, pour la première fois de la journée. Les galets dans la boue à moitié sèche martyrisèrent la plante de ses pieds quand elle sortit de l’eau, et sa peau était comme du mastic mou et craquelé, après tout ce temps passé en immersion. Elle avait commencé la récolte vers midi. Greg lui avait juré qu’il serait de retour dès l’aube. Elle l’avait attendu jusqu’à l’heure du déjeuner, puis elle n’y avait plus tenu et, partagée entre la colère et la tristesse, elle avait plongé dans le réservoir. C’était Duncan qui s’occupait du feu, ce soir. Il habitait deux chalets plus bas que le numéro 6. Eleanor fit halte pour le saluer, et elle laissa la chaleur des flammes sécher son corps et pénétrer ses membres. Duncan sortit deux pommes de terre du four en forme de tunnel qui s’enfonçait sous le cœur du bûcher, et il en profita pour étudier avec beaucoup d’intérêt les ondulations orange que le feu projetait sur son maillot de bain. Elle le remercia sans sourire et rapporta le cadeau au chalet. Duncan était un voisin agréable. Et les coups d’œil furtifs qu’il avait eus en direction de sa poitrine lui firent penser à la manière dont Greg et elle pourraient passer la soirée pour se réconcilier. Le Duo n’était pas là. Elle faillit en laisser tomber les patates. Greg était absent depuis déjà trente heures. Quelle que soit la gravité de leur dispute, il n’aurait jamais agi de la sorte sans la prévenir. Elle déposa le poumon biotechnique et les pommes de terre sur le porche et actionna le bip d’ouverture de la porte. À l’intérieur, la familiarité douillette du petit salon ne lui procura aucun réconfort. Elle alluma le terminal Event Horizon et chargea le numéro du cybofax de Greg. Le temps d’attente éveilla ses soupçons. La connexion ne prenait jamais plus d’une seconde. Il s’en écoula quinze avant que l’écran affiche : L’UNITÉ QUE VOUS AVEZ APPELÉE EST ACTUELLEMENT ABSENTE DE LA ZONE D’INTERFACE D’EUROCOM. L’inquiétude qu’elle avait réussi à refouler devenait de plus en plus difficile à contenir. Elle chargea sans hésiter le numéro de Gabrielle. L’UNITÉ QUE VOUS AVEZ APPELÉE EST ACTUELLEMENT ABSENTE DE LA ZONE D’INTERFACE D’EUROCOM. La bouffée de panique ne provint pas de la peur mais du fait qu’elle ne savait pas quoi faire d’autre. Son instinct lui criait d’alerter la police. Mais le kidnapping de Katerina était un acte totalement illégal. Elle se demanda s’ils avaient été arrêtés et jetés en prison. Difficile de poser la question. Puis elle se souvint que Gabrielle avait accompagné Greg tout le temps. Rien ne pouvait aller de travers tant que la presciente était là pour le mettre en garde des dangers à venir. « C’est du gâteau », avait-il dit, dans une tentative tardive et ratée pour la rassurer. Alors pourquoi n’était-il pas de retour ? L’idée ridicule qu’il soit parti avec Gabrielle s’insinua dans son esprit. Elle la repoussa aussitôt. Elle réfléchit pendant un instant, puis courut ouvrir son armoire dans la chambre. Les Trinities sauraient peut-être où il se trouvait, en tout cas certainement ce qu’il fallait faire maintenant. La carte que Royan lui avait donnée était toujours dans son sac. Elle la passa devant le lecteur optique du terminal, avec une prière muette. L’écran resta vide, mais le haut-parleur émit des crachotements. — Ouais ? La voix était masculine, neutre, sans aucune trace d’intérêt. — Je veux parler à Teddy… au Père. — Sans déc’ ? — Maintenant ! Elle crut avoir tout gâché, car son exclamation fut suivie d’un long silence. Elle maudit sa trop grande nervosité. L’écran s’éclaircit enfin pour dévoiler le visage de Teddy. — Eleanor, c’est ça ? Quoi de neuf, poupée ? Elle laissa échapper un sanglot de soulagement. Teddy se rembrunit à mesure qu’elle s’expliquait. Elle se demanda si elle n’avait pas l’air d’une gamine au bord de l’hystérie. Mais il devait comprendre la gravité de la situation. — Et Greg ne vous a pas laissé le moindre message ? demanda-t-il quand elle eut terminé. Il prenait la chose au sérieux. Elle sentit son assurance remonter d’un cran. Elle n’était plus seule. — Rien du tout. — Pas normal, grogna le Père. Il se couvre toujours, c’est la procédure standard. Et le cybofax de Gabrielle ne répond pas non plus ? — Non. Eurocom dit que les deux sont en dehors de la zone couverte par le satellite. Teddy s’accorda quelques secondes de réflexion. — Bon, mes gars les ont laissés à la porte des bureaux de la direction des finances d’Event Horizon. Je ne peux pas croire que l’entreprise ait décidé de les supprimer. Ils savaient qu’ils pouvaient faire confiance à Greg, et de toute façon leur accord ne déboucherait jamais sur ce genre de truc tordu. Qui plus est, ils ont laissé mes Trinities repartir sans problème. Ce qui me tracasse, c’est Gabrielle. Elle est, comme qui dirait, invincible, si vous me comprenez. Il se mit à pianoter sur le clavier de son terminal en regardant quelque chose situé hors champ. Des voix inintelligibles marmonnaient en fond sonore. — Bon, je veux que vous appeliez ce Morgan Walshaw pour moi. Vous allez peut-être vous faire envoyer sur les roses par des secrétaires et autres, alors insistez pour lui parler en personne, et à lui seulement. Demandez-lui s’il sait où Greg se trouve. Ensuite rappelez-moi immédiatement. Cette fois, vous m’aurez tout de suite. Je vais voir ce que je peux trouver sur Gabrielle, si elle est réapparue. — Comment ? Un sourire passa rapidement sur le visage de Teddy. — J’ai des amis partout. — Oh. Elle se sentit un peu bête d’avoir seulement posé la question. — Eleanor, vous avez bien fait de m’appeler. Nous allons vous le ramener, poupée. Et il disparut de l’écran avant qu’elle puisse le remercier. Eleanor enfila un chemisier en soie avant d’appeler Event Horizon. Jusqu’à la taille, elle était on ne peut plus présentable, avec ses cheveux mouillés ramenés en une queue-de-cheval discrète. Le numéro de Morgan Walshaw figurait dans la mémoire du terminal. L’écran s’alluma sur un jeune homme d’apparence aimable vêtu d’un costume bleu pastel impeccable. Eleanor déglutit en silence. — Ici l’Agence d’investigations Mandel, dit-elle. Je rappelle M. Walshaw au sujet d’une affaire que nous suivons pour lui. Il eut un petit haussement d’épaules. Amical, crut-elle. — Je suis désolé, fit-il, mais nous ne pouvons pas joindre M. Walshaw pour le moment. — Si vous prenez la peine de vérifier, vous constaterez que notre entreprise a droit à un accès immédiat avec lui. — Écoutez, je ne vous raconte pas de salades, pas à une aussi jolie dame que vous. M. Walshaw est réellement injoignable. — Ce n’est pas inhabituel ? — Très inhabituel. Notre système de communication connaît un gros pépin à l’heure actuelle, il est vraiment dans un sale état. Ici, tout le monde est affolé et court dans tous les sens. — Je vois. Mais elle n’était pas certaine de le croire. — Si c’est si urgent, pourquoi je ne vous rappellerais pas dès que le problème sera résolu ? demanda-t-il. Nous avons votre numéro dans nos dossiers. Qui devrai-je demander ? — Eleanor, Eleanor Brady. — Ravi de faire votre connaissance, Eleanor. Bernard Murton. — Je vous remercie de votre obligeance, Bernard. Avez-vous une idée du temps qu’il vous faudra pour solutionner ce problème de communication ? — Aucune, désolé. Il lui sourit mielleusement, et elle se demanda s’il aurait le courage de lui proposer de boire un verre avec lui. Elle fut frappée par le décalage. Elle se faisait draguer par un assistant pendant que Dieu seul savait ce qui arrivait à Greg. Elle revint au sujet de son appel. — Ces renseignements que j’ai pour Walshaw sont très importants, dit-elle. Je suppose que vous ne pouvez pas me dire où le trouver, afin que je les lui remette en mains propres ? — Euh, bien sûr que si, ça n’a rien de confidentiel. Il est avec Mlle Evans, chez elle. Mais vous ne pourrez pas entrer. Tout est bouclé là-bas, c’est en rapport avec ce problème dans notre réseau de communication. Ils ne m’ont rien dit. — Merci, Bernard. Elle coupa avant qu’il ait eu le temps de répondre. La mémoire du terminal contenait un numéro pour Wilholm, annoté « privé ». J’aurais dû commencer par là, pensa Eleanor en composant le numéro. Greg répétait toujours qu’il fallait viser le sommet si l’on voulait obtenir des résultats tangibles. L’écran du terminal parut se dissoudre dans une tempête de neige tricolore composée de points rouges, verts et jaunes qui virevoltaient dans tous les sens. Le haut-parleur crachota des parasites. Eleanor le contempla sans comprendre, puis annula la commande et s’apprêta à faire un autre essai. ERREUR s’afficha quand elle voulut obtenir le menu. La crainte lui glaça la peau. Tout cela avait un rapport direct avec Greg, elle le sentait. Greg, Event Horizon, Julia, Gabrielle, Walshaw, Katerina, tous étaient liés dans un enchevêtrement diabolique. Subitement très effrayée, elle tenta encore d’avoir le menu. ERREUR ERREUR ERREUR Ensuite l’écran s’éteignit, sans même cette nébuleuse colorée. Eleanor prit la carte des Trinities et sortit en courant dans le crépuscule. — Duncan ! Duncan ! Les gens se retournèrent pour la regarder, et leurs visages étaient des ovales pâles où ne se lisaient que surprise et inquiétude. Il se campa soudain devant elle, avec une expression qui hésitait entre l’empressement et l’appréhension. — Votre terminal, il faut que j’utilise votre terminal ! cria-t-elle. Il parut étonné et mit un temps avant de comprendre l’urgence de la requête. — Oh, euh… bien sûr. Eleanor aurait voulu le saisir par les épaules et le secouer alors qu’il tripotait ses cartes pour trouver enfin celle de son chalet. Il eut un sourire d’excuse. — C’est Greg ? Il va bien, au moins ? — Oui. Non. Je ne sais pas, c’est pourquoi j’ai besoin du terminal. La porte s’ouvrit. — Par ici. Duncan possédait un vieil Emerson au clavier tellement utilisé que les lettres étaient effacées sur certaines touches. Il l’alluma. Eleanor enclencha la fonction téléphone avec un geste saccadé, puis elle présenta sa carte des Trinities au lecteur. Duncan devint livide quand il découvrit l’emblème de la croix avec le poing et les épines. — Je… euh… je vais attendre dehors. Le visage de Teddy apparut sur l’écran. Il se pencha en avant et plissa les paupières. — Bon Dieu, qu’est-ce qui vous arrive, poupée ? Elle le lui dit, sans trop de cohérence car les mots se bousculaient dans sa hâte de s’expliquer. Elle dut fournir un effort pour se calmer un peu. — Mauvais, grommela-t-il. Gabrielle n’est pas revenue chez elle non plus. Si nous voulons savoir où ils sont allés, il faut parler à Walshaw, ou à cette Julia Evans. — Impossible. Le type de la sécurité a dit que Wilholm Manor était complètement bouclé, et que je ne pourrais pas y entrer. — Et ils ne prennent aucun appel non plus, ajouta Teddy. Curieux. Il y a là-bas quelque chose que personne ne doit voir. Si vous me posez la question, je vous dirai que ce truc est au cœur de tout ce micmac. C’est forcément ça. Vous pouvez parier vos économies là-dessus, poupée. Vous savez quoi ? — Quoi ? — Je crois que nous devrions aller faire un tour là-bas pour jeter un œil. Elle remarqua la lueur d’excitation dans ses prunelles. — Oui, mais… comment ? — Il n’y a pas un endroit interdit aux serviteurs du Seigneur s’il juge qu’ils doivent l’atteindre. Est-ce que vous pouvez vous rendre à Wilholm, ce soir ? — Oui. — Bon, je rassemble quelques éléments et on se retrouve devant l’entrée, dans une heure. C’est bon pour vous ? — Super. Et maintenant, elle avait un problème de transport sur le dos. — Tout va bien ? lui lança Duncan quand elle dévala la pente vers l’eau. — Impeccable, mentit-elle pendant que des regards curieux suivaient sa course. Il y avait trois bateaux à rames amarrés au petit quai du lotissement, et l’un d’eux appartenait à Greg. Elle détacha la bosse de son anneau et sauta dans l’embarcation. Le village flottant était distant de trois kilomètres, beaucoup trop loin pour elle. Pourquoi les mariners n’avaient-ils pas au moins un cybofax à se partager ? L’isolement était une bonne chose, mais pas à ce stade extrême. Eleanor levait une des rames hors de l’eau toutes les dix fois pour frapper la surface à trois reprises. Les mariners possédaient un vieux pick-up Bedford dont ils se servaient pour apporter les fruits d’eau à Oakham. Ils l’aideraient, sans rien demander. Elle n’avait pas parcouru cent mètres quand les dauphins surgirent autour de la barque. Ils étaient trois, tous également agités car ils avaient senti sa détresse. Juste à temps. La poussée d’adrénaline qui l’avait motivée jusqu’alors s’évaporait rapidement, et elle avait déjà les bras aussi lourds que du plomb. Elle se débarrassa du chemisier et plongea dans l’eau noire et glacée. Avec un certain effroi, elle prit conscience qu’elle n’avait encore jamais nagé de nuit. Les dauphins vinrent se serrer contre elle et lui donnèrent de petits coups de museau. Elle réunit ses mains, fit un triangle puis pressa les deux paumes : À la maison, vite. Ils émirent une cacophonie brève mais assourdissante de caquètements, puis l’un d’eux se plaça sous elle et remonta. Elle s’accrocha avec détermination à sa nageoire dorsale et ils commencèrent à fendre les eaux pour contourner la péninsule de Hambleton et rejoindre le village flottant. CHAPITRE 36 L’état de manque était une véritable épreuve. Alternaient tremblements convulsifs, bouffées de chaleur, sensation subite de froid intense, sans parler de sa gorge desséchée qui le brûlait comme s’il avait avalé du vitriol. Cauchemars et délires dignes du nirvana s’entremêlaient, indissociables. Il faisait sombre quand sa fièvre tomba. Greg était assis dans une position inconfortable à même le plancher, le dos redressé contre le côté en fer de l’escalier de la tour, et les mains menottées à la rampe. Il pouvait les faire glisser de un mètre en montant ou en descendant, et c’était là toute la liberté de mouvement dont il jouissait. Sa vessie était douloureuse, et il avait dans la bouche le même goût que s’il se l’était rincée avec un savon au cuivre. À un moment ou un autre, on lui avait enlevé sa chemise, et le tissu du smoking lui irritait la peau. Quand il regarda autour de lui, ce fut pour constater qu’il se trouvait dans le débarras de la tour. L’éclairage au biolum venait du rez-de-chaussée et de l’étage supérieur. Des conversations murmurées lui parvenaient aussi des deux orifices. L’odeur de cuisine fit gronder son estomac. Gabrielle était assise à côté de lui, pareillement entravée. Elle dormait, bouche entrouverte. Il la toucha du bout du pied. Elle se secoua et cligna des yeux avant de le regarder. — Seigneur, Greg. Je m’inquiétais pour toi. — Ouais, et seul le Seigneur sait ce que Neville Turner m’a fait prendre. En tout cas, c’était plus qu’un simple relaxant. Comment se fait-il que nous soyons toujours en vie ? Elle grimaça et se tortilla pour se rapprocher de lui. Il se pencha vers elle autant que le lui permettaient les menottes. Ils poursuivirent en chuchotant : — Ils vérifient ce que tu leur as dit, expliqua-t-elle. De ce que j’ai pu comprendre, Armstrong a une ligne téléphonique terrestre qui s’étend jusqu’à Dona Market. Il a donné ordre à ses apparatchiks de lancer une autre attaque de hackers contre le bloc RN de Philip Evans. Il a dit que, sans moi là-bas pour prévenir Evans, ils avaient cette fois une bonne chance de réussir. — C’est logique. Qu’est-ce que je leur ai raconté ? Elle fit la moue. — Désolée, Greg. À peu près tout. Armstrong a été fasciné par la façon dont tu es remonté jusqu’à Dix-Fois. Il t’a obligé à lui détailler toute l’histoire de Royan. Ça les a vraiment secoués, la manière dont les Trinities ont supprimé les anciens agents populaires. Ils croyaient que les Trinities n’étaient qu’un gang ordinaire de punks. Des empêcheurs de tourner en rond qui méritaient tout juste leur mépris. — Et merde. Tout ça va déclencher une nouvelle guerre, aucun doute. Les Chemises noires vont vouloir se venger. — Si Armstrong leur en parle. Pour l’instant, il ne tient probablement pas à attirer l’attention sur ce qui reste du PSP. Et puis, ne considère pas Teddy comme perdu trop vite. Les Chemises noires se prendraient une raclée monumentale s’ils osaient s’aventurer dans Mucklands Wood. Sa déprime s’intensifiait à chaque seconde. Il se sentait inutile, et pire que tout, il avait trahi ses amis. Un véritable Judas vingt-quatre carats. — J’ai mentionné Eleanor ? — Une ou deux fois. Mais pas en rapport avec quoi que ce soit d’important. Ils n’ont jamais paru s’intéresser à elle. Tout ira bien pour elle, Greg. Un point réconfortant. Mais un point foutrement isolé. — Kendric était fou furieux après Julia, dit encore Gabrielle. Pour la façon dont elle a manœuvré et lui a jeté Katerina dans les bras, afin de récupérer Adrian. Kendric manipulé par une jeune fille entichée d’un beau gosse, tout ça a fait rire Armstrong. Cette fille est loin d’être stupide. — Je leur ai dit ça ? demanda-t-il, écœuré. — Oui. Ils t’ont questionné pendant plus de deux heures. Ne t’en veuille pas, Greg. De nos jours, ces interrogatoires sont comparables à une demande de données transmise à une mémoire centrale, les réponses sortent toutes seules. Il n’y a aucun moyen pour qui que ce soit d’y couper. Tu devrais le savoir. — Bien sûr. Merci. Le seul espoir restant résidait en Morgan Walshaw et tout ce qu’Ellis avait pu laisser derrière lui. — Est-ce que je leur ai révélé que Walshaw et les programmeurs de la sécurité d’Event Horizon farfouillaient dans les données amassées dans les Crays d’Ellis ? Gabrielle fronça les sourcils. — Je pense que oui. — Et ils ont eu une réaction ? Je veux dire, est-ce qu’ils ont paru craindre que Walshaw découvre quelque chose contre eux ? — Pas spécialement, si je me souviens bien. — Merde. Il avait tout misé sur le fait qu’Ellis leur accorderait sa vengeance posthume. Une folie dont l’ampleur était maintenant patente. Même si on lui avait dit pour qui il travaillait, Ellis n’aurait rien su de ce repaire, car Armstrong n’avait certainement rien négligé de ce qui pouvait mettre en péril sa sécurité personnelle. La sagesse acquise après coup est sûrement la fonction la plus inutile du cerveau humain. Elle vous laisse seulement vous torturer sur un passé inaltérable. Gabrielle déplaça ses genoux. — Un sujet les a vraiment intéressés : le Merlin. — Pourquoi ? — Armstrong et Kendric ne sont pas les auteurs de sa mise en panne. — Qui, alors ? L’ombre d’un sourire effleura les lèvres de la presciente. — C’est justement ce qu’ils voulaient savoir. Ils t’ont demandé à trois reprises si tu étais certain que le Merlin avait reçu des instructions de mise à l’arrêt venues d’une source extérieure à Event Horizon. — Et je parie que j’ai été très convaincant. — Tu l’as été. Armstrong a ordonné à ses hommes de confirmer que la chose s’était bien produite : apparemment Event Horizon n’a pas encore rendu publique la panne provoquée du Merlin. Il a dit qu’ils devaient absolument trouver qui était l’auteur de cette intrusion. L’ennemi de mon ennemi est mon ami, ce genre de foutaises. Kendric a semblé penser qu’il pouvait s’agir d’un des kombinate rivaux. — Et il a peut-être bien raison, dit Greg. Quand Armstrong espère-t-il obtenir une réponse ? — À mon avis, demain matin. Pour le moment rien n’a été fait. S’il y a d’autres interrogations, ils te feront subir une nouvelle séance. Et sinon, nous mourrons d’une indigestion de vase. — Ça ne fait pas un pli, surtout si c’est Toby qui s’occupe de moi. Où est-il, celui-là ? Gabrielle inclina la tête. — Les gros bras de Kendric sont installés au rez-de-chaussée. Notre couple de prétentieux est toujours là-haut. Armstrong a peut-être des chambres d’amis. — Ouais. Ce Kendric, jamais je n’aurais imaginé qu’il pouvait s’acoquiner avec Armstrong et le PSP. — Tu penses que quelqu’un comme lui va laisser une simple question d’idéologie se mettre en travers de son chemin quand on lui offre le genre de profits que la licence d’exploitation du gigaconducteur va rapporter ? — Non, admit-il. Mais je suis en train de me demander si Armstrong ne s’est pas engagé un peu plus qu’il le croit. — Dans quel domaine ? — Tout revient au fait que Kendric cherche à voler le brevet du gigaconducteur à Julia, nous sommes d’accord ? Mis à part la fixation psychosexuelle qu’il fait sur elle, bien évidemment. D’abord le sabotage des memox, et maintenant il transmet à Armstrong des renseignements en échange d’un partenariat lorsque Event Horizon sera nationalisé. Alliance diabolique, lequel des deux est Satan ? Je parierais sur Kendric. — Ce qui veut dire ? — Une fois qu’il aura mis la main sur le brevet en tant que président d’Event Horizon, je n’aimerais pas être celui qui vendra une assurance-vie à Armstrong. Même si ses apparatchiks reprennent effectivement la conduite du pays – et là, je crois qu’il sous-estime les enquêteurs néoconservateurs –, il ne pourra jamais réapparaître au grand jour. Et puisqu’il est déjà mort pour tout le monde, Kendric ne risquera rien s’il le fait tuer. Bordel, le pire dans tout ça, c’est que dans des circonstances un peu différentes Kendric pourrait presque passer pour un héros. — Tu as l’esprit vraiment tordu, Gregory. C’est pour ça que je t’adore. — Si je suis tellement malin, pourquoi sommes-nous ici maintenant ? — Je n’ai jamais dit que tu étais parfait. — C’est la vérité, sans blague. Gabrielle resta silencieuse une minute durant, l’air concentré, avant de déclarer : — Je pense savoir pourquoi nos implants glandulaires ne fonctionnent plus. — Les jumelles. — Oh, donc tu sais. — J’ai procédé par élimination. Je suis assez doué pour ça, quand il s’agit de quelque chose d’insignifiant. J’imagine que leur propre implant glandulaire produit une sorte de zone blanche psi. Je me souviens en avoir entendu parler une ou deux fois quand j’étais à la Mindstar, mais je n’y avais pas réellement prêté attention. Tu remarqueras que l’une d’elles est restée auprès d’Armstrong pendant notre enlèvement. Rien d’étonnant à ce que les autres vétérans de la brigade n’aient jamais pu le retrouver après la Seconde Restauration. — Donc ils ne pourront pas nous retrouver maintenant non plus ? — Non. Morgan Walshaw finira peut-être par comprendre, mais pas avant demain matin. Et même alors, il n’y a aucun indice qui puisse le mener à Wisbech. Gabrielle appuya son front contre les barreaux métalliques de la rampe et eut un sourire triste. — Dommage. Je commençais à m’habituer à avoir de nouveau un cerveau humain. J’aurais pu vivre sans l’implant. C’est surprenant, vraiment. Je suppose que j’associe tout ça à l’enfance. — Psychologie au rabais, ça, railla-t-il. — Greg… La suite allait être déplaisante, pas besoin d’hypersens pour le sentir. — Ouais ? Elle inspira lentement avant de parler : — Kendric t’a demandé si nous avions identifié son contact chez Event Horizon. L’espace d’un instant, il crut que l’état de manque était revenu ravager son cerveau déjà meurtri. — Oh, merde…, grogna-t-il. Il y avait bien une taupe. — Oui, dit-elle à mi-voix. Nous ne nous sommes pas très bien débrouillés, pas vrai ? — C’est peu dire. Mais qui ? Nous avons vérifié tout le monde. Tout le monde, bordel ! — J’aimerais le savoir. Ce doit être lui qui nous a balancés à l’équipe de kidnappeurs de Kendric. Qui savait que nous nous rendions aux bureaux de la direction des finances ? Il avait envie de se cogner la tête contre les barreaux de l’escalier, ça ne causerait certainement pas de grand dommage, il n’y avait plus grand-chose en état de fonctionner à l’intérieur de son crâne. — Julia, Walshaw, cette toubib qui s’est occupée de Katerina, Victor Tyo. — Victor Tyo ? Il est programmeur à la sécurité, non ? Ça cadrerait. Et il savait que tu allais rendre visite à Ellis. En tout cas, quelqu’un n’a pas perdu de temps sur ce coup. — Ce ne peut pas être Victor. Il fouilla dans ses souvenirs pour se remémorer le jour où il avait embarqué à bord de l’Alabama Spirit, son entrevue avec le jeune homme au visage poupin : impatient de profiter de l’occasion, inquiet des responsabilités à venir. — Impossible, murmura-t-il. — Qui, alors ? Même toi et moi, nous ne sommes pas infaillibles, pas tout le temps. Regarde autour de toi, si tu ne me crois pas. — J’ai discuté avec Victor en tête à tête. Je peux te dire une chose, il est possible que je ne remarque pas une tension périphérique, comme le fait qu’il ait oublié d’envoyer une carte d’anniversaire à sa petite amie, mais ce genre de trahison, je le repère immédiatement. — Puisque tu le dis… Il modifia la position de ses jambes pour essayer de détendre ses muscles ankylosés. — Se pourrait-il que nous ayons oublié quelqu’un ? — C’est peu probable. — Le personnel du quartier général de la sécurité, dit-il en les passant en revue mentalement. Les deux équipes de recherche, le personnel du manoir. Bon sang, j’ai même interrogé Julia et Walshaw. Une aiguille de glace s’enfonça dans son cœur. — Oh, non… Walshaw. — Walshaw ? répéta-t-elle sans dissimuler son scepticisme. — Non, fit-il aussitôt. Bien sûr que non. Mais Walshaw ignorait que Kendric avait séduit Julia. Pourquoi donc ? — Que veux-tu dire ? Pourquoi aurait-il dû être au courant ? — Parce que Julia a un garde du corps avec elle vingt-quatre heures sur vingt-quatre dès qu’elle sort de Wilholm. Souviens-toi, il y en avait même un dans le couloir à l’extérieur du bureau de Walshaw, au centre de la direction des finances. Cette femme. Bon Dieu, comment s’appelait-elle ? Rachel. Elle se trouvait aussi à Wilholm. Un garde du corps qui fait ses rapports directement à Walshaw, et qui aurait donc dû lui dire ce qui s’était passé sur le Mirriam. Pensive, Gabrielle baissa la tête. — Un garde du corps, membre de la sécurité à un haut niveau, proche de toute décision prise, et qui savait que Julia allait se rendre aux bureaux de la direction des finances. Mais un garde du corps ne fait pas partie du personnel du quartier général de la sécurité, ni de celui du manoir. Oh, Greg, nous sommes deux beaux abrutis, tu ne crois pas ? Elle se tenait auprès de Julia tout le temps, et nous ne l’avons jamais vue. — Ouais…, dit-il, pour sursauter brusquement. Ouais, tout le temps. Et c’est ça qui est bizarre. — Pourquoi ? — Je n’ai jamais vu qu’un seul garde du corps : Rachel. Chaque fois que j’ai rendu visite à Julia, Rachel était en poste. Tu ne trouves pas ça curieux ? Il y a forcément plus d’un garde du corps. — Tu les as toujours prévenus que tu allais venir ? Il acquiesça en silence. L’aiguille de glace n’avait pas quitté son cœur. — Qui que soit l’autre, il est toujours avec Julia. Cette nuit. Maintenant. Un type formé à tuer et qui prend ses ordres de Kendric. Et Armstrong a déjà ordonné une attaque contre le bloc RN de Philip Evans. Gabrielle lui lança un regard misérable. — Oh, mon Dieu… Il tira sur ses menottes en accroissant lentement la force jusqu’à ce que ses poignets ne soient plus que des cercles de souffrance brûlante. Les muscles de ses avant-bras tremblaient sous l’effort. Rien ne céda, pas plus le système de fermeture des menottes que la rambarde en fer de l’escalier. Rien. — Merde. Il abandonna, avec pour seule récompense des marques en creux dans sa peau. La futilité de cette tentative faisait aussi mal que son échec. — C’est terminé, hein ? dit Gabrielle avec calme. La fin de la route. Philip Evans balayé de ce monde, Julia assassinée par son propre garde du corps, et toi et moi qui allons finir au fond de l’eau. Il ne pouvait rien répondre. Sa propre mort, il était capable de la gérer, et même celle de Gabrielle. Mais Julia… Son existence entière avait été privée de toute normalité, ruinée par l’argent, des luttes de pouvoir et des rancunes qui existaient avant sa naissance. Quand il fermait les yeux, il revoyait ce visage ovale qui affichait une expression de confiance comme il en avait rarement vu. Un regard doux qui le considérait avec une croyance en lui proche de la dévotion. Il aurait dû combattre les effets de la drogue, il aurait dû sacrifier les os de Gabrielle. N’importe quoi pour donner à Julia une chance dans la vie. — Nous avons connu quelques bons moments, pas vrai, Greg ? dit Gabrielle d’une voix absente. Malgré ce monde de dingues. — Ouais. De bons moments. Mais ils n’avaient pas égalé les mauvais. Il s’en fallait même de beaucoup. Gabrielle avait les yeux mi-clos. Greg appuya une épaule contre les barreaux et chercha la position la moins inconfortable possible. Les muscles de sa nuque étaient au bord de la tétanie. Il savait qu’il aurait dû chercher sérieusement un moyen de s’en sortir. Comment s’approprier les clés de leur geôlier pendues à un clou, au mur, ou à un crochet improvisé à sa ceinture. La main courante de l’escalier en fer qui avait du jeu. Cette boucle de filament monotreillissé qui traînait là-bas, entre les caisses et les cartons de vivres, avec laquelle il pourrait scier le métal et se libérer. C’est ça, continue à rêver, se dit-il. C’est ce qu’il fit. Des rêves éveillés. La plupart avec Eleanor pour sujet. Voilà de bons moments qu’il avait connus. Ils devaient être bons, parce que leur seul souvenir était douloureux. CHAPITRE 37 Kats rêvait. Julia observait les tressaillements de ses paupières, les mouvements légers de ses épaules sous la couette. Elle écoutait les soupirs occasionnels, les mots à demi formés. C’était sans doute Kendric qui peuplait ses songes. La jeune fille doutait que l’amnésique soit assez puissant pour atteindre en profondeur le subconscient et déraciner les souvenirs attachés à ce monstre. Et c’était tout à fait le genre d’univers secret où quelqu’un comme Di Girolamo pouvait se tapir. Jusqu’à ce jour, son fantôme s’immisçait toujours dans l’esprit détendu par le sommeil de Julia, tel un sinistre oniromancien qui la ramenait dans les ombres veloutées du Mirriam, avec ces draps en soie et ces chairs frémissantes de désir. Alors elle revoyait ce visage séduisant penché à quelques centimètres au-dessus du sien, qui souriait tandis qu’elle gémissait, perdue dans un délire érotique. La fraîcheur d’Adrian elle-même ne parvenait pas à bannir ces souvenirs d’extase. Les premières amours ne meurent jamais. Elles sont toujours là… pour vous hanter. Elle eut un sourire crispé pour Kats. Peut-être devrait-elle l’accompagner dans sa cure de désintoxication, et réussir ainsi à enfin se débarrasser de Kendric. Des médecins professionnels et compétents sauraient peut-être l’extirper de son esprit. Rien d’autre ne semblait marcher. Requête d’accès en urgence : AutresYeux. > Ouverture canal bloc RN, chargement limiteur n° 5 de AutresYeux. C’était une réponse réflexe, car ses nerfs étaient tendus à se rompre. Elle se redressa sur son siège et saisit l’Armscor. — Juliet. Bon Dieu, un virus, un virus ! Ils ont instillé un cheval de Troie en moi ! Au-dehors, la sirène stridente de Wilholm se déclencha. — Grand-père ! s’écria-t-elle. — Je perds de ma capacité. Une sorte de brouilleur d’interfaces. Bon Dieu, l’accès au senseur de sécurité est en rade ! Les canaux internes du bloc RN plantent, Juliet. Mon enfance n’existe plus. Le phénomène s’accélère. Je t’ai fait défaut, ma petite. Mes configurations mémorielles se déconnectent. Les sous-programmes de gestion disparaissent. — Non, Grand-père, dit-elle dans un sanglot. Tu ne peux pas m’avoir fait défaut. Pas toi. — Tu es tout ce qui reste, ma petite. Le réseau de données est coupé. Déverrouille-moi dans un siècle. Fais confiance à Walshaw, Juliet. Fais-lui confiance. Ma petite fille. Je t’aime. Prends garde, Kendric va venir pour en finir avec toi. Intégrité du système en stase. Bats-le à son propre jeu. Système éteint. Et il n’était plus là. Mais autre chose s’introduisait dans son esprit, une présence onctueuse et grotesque qui se propageait pour corrompre ses pensées. Julia plaqua les poings contre sa bouche ouverte sur un cri muet. L’horreur s’attaquait à ses souvenirs et les arrachait aux piles soigneusement assemblées des bioprocesseurs. Elle les voyait qui dégringolaient et s’éparpillaient loin d’elle, sous la forme de rosaces en verre teinté, dont chacune était une mosaïque d’un milliard d’images. Sa vie résumée, éclatée, se déversait dans un point de vidange insatiable. > Erreur de données. Elle se sentit glisser au sol en hurlant d’une douleur psychosomatique, et l’Armscor échappa à ses doigts gourds. Sa vision se perdait dans le scintillement éblouissant des souvenirs qui explosaient autour d’elle : gens, maisons, jeux de cour d’école, paysages de campagne, formules mathématiques, listes de mots… > Nodule mémoriel 1 : Erreur d’index. Son esprit se contractait, et ses pensées conscientes ralentissaient en passant à travers les nodules des bioprocesseurs. La présence était partout, qui souillait des pans entiers de son cerveau et des nodules mémoriels, éviscérait sa propre personnalité et la remplaçait par sa logique insensible et implacable. Elle se mit à se griffer sauvagement le crâne. > Nodule mémoriel 2 : Erreur d’interface. Le virus avait infecté ses nodules, il était du type « cheval de Troie » et avait manifestement transité par AutresYeux. Elle aurait dû s’en rendre compte instantanément. Son intellect s’effondrait, la raison fondée sur le soutien de l’expérience se trouvait dénuée de références, ce qui bloquait son aptitude à penser. Seul un vestige d’entêtement subsistait, cet aspect fondamental de la personnalité humaine que le virus était incapable de pervertir. > Nodule mémoriel 3 : Erreur d’interface. Résiste, s’implora Julia. Empêche-le de se répandre. > Nodule bioprocesseur 2 : Perte de format. > Désenclenchement nodule mémoriel 1, ordonna-t-elle. La formulation de la commande lui prit un temps infini. Son subconscient se déployait dangereusement pour combler le gouffre vide que le virus laissait dans son sillage, avec des images distordues d’un monde peuplé de caricatures des gens qui vivaient dans son univers réel. C’était l’issue qu’elle avait toujours redoutée, l’expression intégrale de ses cauchemars, l’idolâtrie des ténèbres, si puissante et compacte que ce qui lui restait de rationalité faillit se désintégrer sous l’impact. > Désenclenchement nodule mémoriel 2. Elle flottait dans l’air et se voyait copulant avec Kendric comme s’ils étaient deux animaux sauvages atteints de frénésie. Elle adorait cela, elle le détestait aussi. Grand-père les observait tout en se préparant à mourir, et des larmes striaient ses joues. > Désenclenchement nodule mémoriel 3. Le Primat Marcus lui offrait sa bénédiction dans une bulle rocheuse à l’atmosphère suffocante. Elle-même suppliante, qui lui présentait Event Horizon sur le plateau d’argent poli. Elle le lâchait, le voyait se briser en échardes de données pures, pertes et profits. Toutes d’une extrême importance. Grand-père secouait la tête, désemparé, et mourait. > Arrêt nodules bioprocesseurs 1 et 2. L’exorcisme. Julia sentait le virus qui battait en retraite à l’intérieur des nodules. Puis les interfaces synaptiques se verrouillèrent et la libérèrent en le prenant au piège de l’isolement. Il n’y eut pas de douleur physique, seulement la sensation de perte, tout ce merveilleux savoir qu’elle avait cru sien et qui lui avait été enlevé. Ses propres pensées et souvenirs, jadis si bien ordonnés, étaient maintenant pareils à des débris enchevêtrés. Un son dans sa gorge. Elle fit un effort pour l’identifier. Ah oui : elle sanglotait. Elle roula sur le dos et emplit ses poumons d’air en une succession d’inspirations heurtées. Sa robe était froide, trempée de sueur. Des yeux mouillés et absents au milieu d’un nuage de cheveux dorés, qui la regardaient en clignant. — Julie ? Elle chercha le nom. C’était tellement difficile, le cerveau humain ne pouvait pas être si inefficace… — Salut, Kats, dit-elle faiblement. — Je veux aller faire pipi. Le rire et les sanglots se mêlèrent dans sa gorge en une série de hoquets douloureux. — Ça n’a rien d’amusant, dit Katerina d’un ton vexé. Je vais exploser. — C’est vrai, Kats. Excuse-moi. Julia eut la surprise de constater que ses membres obéissaient à ses ordres. Tant bien que mal, elle réussit à se remettre debout, non sans devoir prendre appui sur le bord du lit. L’Armscor gisait sur la moquette. Sa vue précipita la cohésion de ses pensées. La sirène s’était tue, à présent, mais elle était certaine d’avoir entendu son ululement quelques instants plus tôt. Sans réfléchir, elle voulut consulter son chronomètre événementiel, sans résultat. Mais il ne s’était peut-être pas écoulé plus d’une poignée de secondes. Quelqu’un avait réussi à franchir le cordon de protection de Wilholm. Une double attaque, donc. Contre elle et Grand-père, et ils avaient failli avoir de la chance. On tourna vigoureusement la poignée de la porte. — Julia ? Julia, vous êtes là ? Kendric. Kendric va venir pour en finir avec toi. — Morgan ? lança-t-elle. — C’est Steven. Ouvrez, Julia. Il y eut un coup porté contre la porte, suivi d’un juron étouffé. — Allez chercher Morgan, lui dit-elle. Fais confiance à Walshaw, Juliet. Fais-lui confiance. — Julia, ouvrez. Un choc sourd, celui d’une épaule percutant le panneau de bois. Elle le vit trembler. — Morgan, faites venir Morgan ici. Troisième coup. Un craquement. — Morgan ! Julia saisit Kats et la tira du lit d’un mouvement violent. Les pieds empêtrés dans la couette, son amie s’étala sur la moquette en hurlant. — Reste au sol, lui ordonna Julia. Elle s’accroupit près de son amie et releva le canon de l’Armscor en un mouvement coulé, tandis que, du pouce, elle ôtait le cran de sûreté. Elle était immensément heureuse de s’être entraînée au maniement de cette arme. Un dernier choc fracassa la porte. — Morgan ! hurla-t-elle. La lumière d’un blanc rosé provenant du couloir cascada dans la chambre à peine éclairée. Une silhouette unique se découpait sur le seuil de la pièce, un Uzi laser au poing. Elle entra en titubant. Un homme. Kendric. La gueule de l’Uzi s’abaissa vers elles et, derrière l’arme, Julia discerna un sourire malveillant. Elle écrasa la détente de son index. Des pulsations d’une intense lumière bleue, de la taille de balles, jaillirent à flot de l’Armscor, si rapprochées qu’elles formaient presque un flamboiement continu. Elles touchèrent le mur autour de la porte et explosèrent avec des craquements assourdissants. Le papier peint s’enflamma à chaque impact. La chambre était incendiée par les éclairs aveuglants, et des ombres monstrueusement déformées bondirent à travers les murs et le plafond. — Merde ! cria la silhouette de l’homme quand il fut touché en plein plongeon. Une des décharges de l’Armscor l’avait atteint à une jambe avant qu’il soit au sol. Il y eut un grognement de douleur, rapidement étouffé. L’homme fut pris de convulsions, au point que ses tressautements le rejetèrent en travers du seuil de la pièce. Je t’ai eu, salopard ! Un faisceau laser rubis jaillit de quelque part dans le couloir et le frappa sur le côté du cou. Son corps fit un saut de carpe. Le tir fut doublé. Une flamme blanche fusa de sa poitrine. Julia lança un nouveau torrent de pulsations dans le cadre explosé de la porte. Ses rétines étaient marquées d’images récurrentes pourpres. — Julia, pour l’amour du Ciel ! Elle entendit à peine la voix de cette autre personne tant les hurlements de Kats étaient stridents mais, dans un recoin de son esprit en déroute, le son prit un sens : cette même voix appartenait à des souvenirs à présent ténus. Elle cessa de presser la détente et regarda au-delà du canon, sans y croire. — Rachel ? — Oui, c’est moi, bon Dieu ! Et maintenant, vous voulez bien poser ce putain de flingue ? S’il vous plaît ! — Où est Morgan ? s’exclama-t-elle. — Il arrive, Julia. Je vous le promets. — Je… La jeune fille contempla l’Armscor alors même que ses mains s’abaissaient et le laissaient tomber sur le lit. Et tout ce qu’elle put faire ensuite fut devenir spectatrice de la situation, parce que le reste était trop dur à supporter. Son destin dépendait de Rachel, désormais. Se pouvait-il que tous les gens en ce monde soient contre elle. Rachel apparut sur le seuil de la chambre. La fureur tétanisait ses traits quand elle se campa au-dessus du corps encore fumant, son Uzi laser solidement tenu à deux mains, dans la prise professionnelle classique, et braqué vers le bas. Elle lâcha deux autres décharges dans le crâne de l’homme. Leurs regards se rencontrèrent. Il sembla alors que le temps s’étirait incroyablement. Enfin Rachel poussa un petit soupir de soulagement. — C’est fini, dit-elle. Ensuite, pour Julia les événements se succédèrent dans une sorte de brouillard. Tous les biolums de la chambre s’allumèrent et la pièce s’emplit d’individus. Des conversations excitées s’entrecroisaient autour d’elle. Quelqu’un éteignit les flammes sur le mur avec un extincteur, ce qui fit planer dans l’air des odeurs de produits chimiques et de suie. Trois personnes s’occupèrent de cette pauvre Kats, qui était en pleine crise d’hystérie. Morgan Walshaw arriva en courant. Il avait le visage très pâle. Julia tendit ses bras vers le chef de la sécurité, comme elle le faisait avec sa mère il y avait bien des années. Elle se sentait trop faible pour se lever du lit. Il s’assit à côté d’elle pendant que le Dr Taylor faisait une injection dans le cou de Kats, et il passa en douceur ses bras autour de la jeune fille qui se balançait lentement, d’avant en arrière. Leurs joues se touchèrent, et elle sentit contre sa peau la barbe naissante de l’homme. Il l’étreignit ainsi un très long moment, jusqu’à ce que tout dans l’esprit de Julia se soit apaisé, et que le monde ne lui apparaisse plus comme une menace. Elle avait confiance. Et aujourd’hui, pour la première fois, cela marchait. La douche avait un effet revitalisant, l’eau emportait avec elle l’odeur de la transpiration et de la peur. Julia se sentit renaître sous le jet dru et chaud qui crépitait sur ses épaules et son dos. C’était une sorte de ponctuation physique, décida-t-elle, qui marquait la séparation entre le passé et l’avenir. Elle coupa l’arrivée de savon liquide et laissa l’eau soudain glacée lui rincer le corps. Elle eut la certitude que passé et avenir seraient différents au moment où elle sortit de la douche et foula la moquette épaisse de la salle de bains. Rachel se tenait juste à côté de la cabine, l’Uzi toujours au poing, la mâchoire toujours crispée. Depuis qu’elle avait achevé Steven, elle ne s’était jamais éloignée de plus de deux mètres de Julia. Un ange exterminateur bien réel, bien vivant. Après que la jeune fille se fut séchée, elle choisit une robe en coton noir dans la penderie. Le vêtement lui parut adapté à la situation, parfait pour un être humain qui venait de ressusciter et qui avait maintenant foi en lui-même, en sa propre personnalité, sans rien d’ajouté. Un homme imposant répondant au prénom de Ben l’attendait dans la chambre quand elle sortit de la salle de bains tout en brossant énergiquement ses cheveux emmêlés. Elle lui adressa un sourire tendu et il répondit d’un simple hochement de tête. Poli et respectueux, le type même du garde du corps professionnel. Mais c’était Morgan qui les choisissait, ils l’étaient donc tous. — Comment vous sentez-vous ? s’enquit Rachel. — Encore un peu secouée, mais c’est en train de passer. Il m’est déjà moins difficile de me rappeler certaines choses, fit Julia en fixant deux grandes barrettes à ses cheveux pour les maintenir en place. Allons-y. La porte de sa chambre était fendue tout autour de la serrure. Toutes celles à Wilholm avaient été détériorées par le virus. Elle faillit se remettre à trembler à cette seule pensée. S’il n’y avait pas eu l’attaque éclair et ses dégâts dans tout le matériel électronique du manoir, Steven se serait contenté d’ouvrir la porte et d’entrer, sans aucun problème. La chance. Ou le destin. Rachel marchait à sa hauteur, tandis que Ben prenait position deux pas derrière elles. Au moins, il ne fut pas nécessaire de lui indiquer le chemin jusqu’au bureau, car ce souvenir était trop profondément ancré en elle pour avoir été effacé. Mais elle fut incapable de mettre un nom sur un seul des domestiques du manoir qui à leur passage tournaient vers elle le même visage anxieux. — Merci, Rachel, dit-elle avec une soudaine humilité. — Pour quoi donc ? C’est vous qui avez fait tout le boulot. Même après ce que vous avez subi, vous vous êtes comportée de façon magistrale. La plupart des gens se seraient effondrés. Et vous avez parfaitement le droit de tous nous virer. Quel garde du corps je fais, tiens… — Non. Vous n’êtes en rien responsable de la traîtrise de Steven. Comment aurions-nous pu deviner ? — Je suis payée pour être soupçonneuse. Toutes ces absences subites pour maladie, chaque fois que votre ami implanté Mandel venait ici. J’aurais dû comprendre. Julia fronça les sourcils. Tout ça ne collait pas. Greg et Steven travaillaient tous deux pour Kendric, non ? Mentalement, elle sollicita une matrice logique. — Oh, souffla-t-elle, désappointée. Il lui faudrait un peu de temps pour s’habituer à la perte des bioprocesseurs. — Je ne veux plus que vous ayez d’inquiétude, déclara Rachel. Pas question qu’un sale petit tueur à gages vous approche. Pas avec nous auprès de vous. Julia sentait que Rachel contenait son excitation, presque comme si elle savourait l’éventualité d’une agression. La jeune fille en conçut un doute vague, parce qu’il lui semblait d’un coup n’être rien de plus qu’une excuse pour que les deux gardes du corps s’en prennent à un autre adversaire. Et ils semblaient apprécier cette idée. — Ce n’est pas vrai, Ben ? lança Rachel par-dessus son épaule. — Absolument vrai, mademoiselle Evans. Julia tourna la tête vers cet homme à la voix étonnamment douce et lui adressa un petit sourire gêné. — Juste Julia, je vous en prie. Il acquiesça avec enthousiasme. Rachel lui fit un clin d’œil quand elle poussa la porte du bureau. La serrure avait disparu, et il n’y avait plus à la place qu’un trou semi-circulaire dans le bois, aux bords calcinés. Morgan n’avait vraiment pas traîné. En entrant dans la pièce, Julia se sentait mieux qu’elle l’aurait espéré. Rachel ne lui avait jamais parlé de la sorte. Amicalement. Qui l’aurait cru ? Une dizaine de personnes étaient présentes, dont quatre assises à la table envahie de papiers. Elle pouvait en nommer sept, cinq de la sécurité, trois qui appartenaient au personnel du manoir. Les conversations s’interrompirent et tous les regards convergèrent vers elle. La jeune femme y lut l’inquiétude puis le soulagement. Ils s’étaient fait beaucoup de souci pour elle. Morgan se leva de son siège et elle s’approcha de lui. — Tout va bien, maintenant ? demanda-t-il avec gentillesse. Elle dut s’éclaircir la voix avant de répondre. — Oui, merci. J’aimerais tous et toutes vous remercier. Je vous suis très reconnaissante du soutien que vous m’avez apporté. Elle s’empressa de s’asseoir, en évitant de croiser le moindre regard. Elle avait pris le siège voisin de celui de Morgan. Elle avait toujours occupé la tête de la table auparavant, ou bien elle s’était placée face à lui. Mais c’était terminé. Elle sentit Rachel qui venait se poster derrière elle. — Que s’est-il passé ? — Ah, à vous de me l’apprendre, fit Morgan. — Grand-père a dit que quelqu’un avait réussi à introduire un virus de type « cheval de Troie » dans son bloc. Elle leva la tête et eut un mince sourire en découvrant les visages attentifs tournés vers elle. Ses doigts se posèrent sur le bloc RN. Ce secret appartenait désormais au passé, lui aussi. Ces gens lui étaient dévoués, ils avaient le droit de savoir. — Ses souvenirs et son esprit sont là, par le biais d’un transfert avant qu’il meure. De ce que j’ai compris, ils sont toujours dans ce bloc. Il l’a lui-même déconnecté pour empêcher la propagation du virus. Une fois que nous aurons créé un programme pour annuler cette menace, nous pourrons le libérer. Elle se tut, assez contente d’elle-même, car toute la terminologie cybernétique venait de ses bioprocesseurs. — Le bloc RN continue à tirer de l’énergie, dit Morgan. En faible quantité, mais sur un mode constant. — Bien. Qu’allons-nous faire, en attendant ? — Ne pas bouger, je le crains. Nous n’avons pas vraiment d’autre choix. — Que voulez-vous dire ? — Piers va vous l’expliquer. Elle connaissait ce nom. Piers Ryder, de la division de sécurité. Un technicien. Il était assis de l’autre côté de la table et ne semblait pas très heureux de devenir le centre d’attention, ce que confirma une certaine tension dans sa voix quand il prit la parole. — Une des méthodes d’assaut que nous avions anticipées consiste à tenter d’abattre le système défensif du manoir avec un virus, en prélude à l’intrusion physique d’un commando sur la propriété. En conséquence, tout le système a été configuré pour repasser en mode totalement autonome si un tel virus était repéré dans le réseau de données de sécurité. Et c’est précisément ce qui s’est produit. Malgré sa puissance, ce virus est aisément détectable, en fait on ne peut pas le manquer. De ce que j’ai réussi à établir, il ne s’attaque qu’aux programmes de gestion des bus de données, et donc les processeurs eux-mêmes ne subissent aucun dommage. Au fond, c’est un virus incapacitant qui s’attaque au fonctionnement sans endommager le matériel. — Vraiment ? L’ironie sous-jacente de Julia mit Ryder mal à l’aise, et il remua quelques-unes des feuilles qu’il avait couvertes d’une écriture serrée. — Je veux dire, il n’y a pas à craindre de dommages à long terme. — Donc, l’attaque visait plus le système de sécurité que le bloc RN de mon grand-père ? — C’est ce que je pense. Il serait vain de diriger une telle attaque sur ce genre de mémoire centrale. Comme vous l’avez vu, les programmes qui y sont stockés ne subiront en fait aucun dommage. Le hacker qui s’est introduit dans le système devait le savoir. — J’en déduis que nous allons avoir de la visite d’ici peu, dit Walshaw. — Alors pourquoi sommes-nous encore ici ? s’étonna-t-elle. Les locaux de la direction des finances sont aussi bien protégés que le manoir. Et ils ne sauront pas que je m’y trouve si nous agissons assez vite. Ryder inspira d’un coup sec, l’air un peu plus embarrassé encore. — Mademoiselle Evans, le système de défense de Wilholm abattra toute créature plus grosse qu’un lapin qui se déplacera dans la propriété, à l’exception des sentinelles. — Y compris nous ? fit Julia, incrédule. — Si quelqu’un mettait un pied dehors, alors oui. — Nous sommes totalement en sécurité ici, intervint Morgan Walshaw. Nous ne pouvons pas sortir, voilà tout. — Voilà tout ! — Et personne ne peut entrer. L’attaque a échoué, Julia. — C’est ce que vous espérez. — Nous patrouillons à l’intérieur du manoir. J’ai des guetteurs équipés d’amplificateurs photoniques qui surveillent les jardins. Si quelqu’un parvenait à se faufiler entre les sentinelles et à travers le système de défense extérieur, il constituerait une cible parfaite pour nos lasers. — Ah… Julia chercha une faille dans son raisonnement, n’en trouva pas et en fut soulagée. — Alors je crois que nous allons rester tranquillement ici. — Bien. Il nous suffira d’attendre la fin de la nuit. Julia se rendit alors compte que Ryder avait omis un détail. — Combien de temps avant que votre équipe finisse d’élaborer un programme d’annulation du virus ? — Je suis seul ici, répondit le technicien. Je ne peux rien faire car il me faudrait un bio-ordinateur pour écrire ce programme. — Ils ne vous ont même pas donné une estimation ? — Nous ne pouvons entrer en contact avec personne de l’extérieur, Julia, dit Morgan. — Pourquoi ? — Le virus a contaminé toutes les consoles de communication. Le bloc RN de votre grand-père était connecté à toutes les lignes terrestres, les nôtres et celles d’English Telecom. — Et les liaisons satellite ? — Même problème, dit Piers Ryder. Même les servomécanismes des paraboles ont été touchés. — Alors utilisez un cybofax. Ryder semblait découragé. Il lança un regard à Morgan Walshaw pour implorer son aide. Ce dernier déclina d’un petit geste fataliste. — Un des systèmes de sécurité qui protègent le manoir est un brouilleur électromagnétique multispectres, dit le technicien. Nous avons pensé qu’un commando de tech-mercs serait équipé de matériel de communication de classe militaire, afin de coordonner l’assaut. Un cybofax du commerce n’est pas capable de franchir le brouillage. Je suis désolé. — Ne vous excusez pas, le rassura Julia. Je n’imaginais pas que j’étais aussi bien protégée. — Le bureau de la sécurité à Peterborough aura compris exactement ce qui s’est passé, fit Morgan. À l’heure qu’il est, ils doivent déjà travailler sur notre problème. — Tout ce dont ils ont besoin, c’est du programme d’annulation, déclara Ryder d’un ton convaincu. Une fois qu’ils l’auront mis au point, ils le chargeront dans le réseau de données de l’entreprise grâce à des câbles optiques, et il nous débarrassera du virus en quelques secondes. — Très bien, conclut Julia avec un large sourire adressé à tous. Morgan la sentit bien moins agitée, et lui-même se détendit. Il avait déjà dressé le schéma des patrouilles sur quelques feuilles de papier blanc. L’imprimante de son propre terminal était hors service. Les gens de la sécurité entreprirent de rassembler le personnel domestique du manoir dans une chambre voisine du bureau. Morgan insistait pour que personne en dehors des patrouilles ne se déplace à l’intérieur du manoir. Julia ne bougea pas du bureau. Elle y serait protégée en permanence par au moins quatre gardes du corps. On apporta du thé dans un service en argent et elle servit tout le monde. Morgan lui sourit affectueusement quand elle lui proposa des biscuits. Au gingembre, ses préférés. Elle se souvenait de cela. Il était curieux de constater ce qui avait tenu bon dans sa mémoire. CHAPITRE 38 Le Bedford des mariners empestait les fruits d’eau moisis et les déjections de cochon. Son moteur à combustion vieux de trente ans émettait un sifflement asthmatique à cause du méthane qu’il consommait, un carburant pour lequel il n’avait jamais été conçu. Eleanor ne se préoccupait nullement de ces détails. Pour elle, l’important était que le véhicule roule, ce qu’il faisait. Courbée sur le volant, Nicole scrutait d’un regard de myope les faibles pinceaux lumineux que les phares projetaient sur la route étroite et défoncée. Le pick-up n’avait plus de portières, et le vent qui s’engouffrait par bourrasques à l’intérieur gelait les jambes nues d’Eleanor. — Ça devrait être quelque part, par ici, dit la mariner. — Greg a dit que ça ressemblait à un chemin de ferme. — Exact. Nicole se pencha un peu plus en avant, et son nez toucha presque le pare-brise fêlé. Alors qu’ils sortaient d’un virage, Eleanor vit une quinzaine de voitures et quatre vans Transit à méthane garés des deux côtés de la route, tous avec des gyrophares bleu et orange. — La police ? La peur déjà présente raffermit encore son emprise étouffante sur elle. — Certains d’entre eux, oui. Nicole ralentit. Un bobby en uniforme se tenait au milieu de la route et leur faisait signe de freiner. Les phares des autres véhicules étaient restés allumés et éclairaient les hautes haies d’une lueur grise. Beaucoup de gens se trouvaient là, et moins de la moitié portaient un uniforme. Les autres avaient des coupe-vent en nylon gris frappés dans le dos du logo d’Event Horizon. Le policier regarda dans la cabine et sourit. — Bonsoir, mesdames. Vous n’aurez à patienter qu’un moment. Il y a un de nos vans C9 qui fait marche arrière sur cette route, un peu plus loin. — Je dois me rendre à Wilholm Manor, dit Eleanor. J’ai rendez-vous avec Julia Evans. Du regard, le bobby la détailla lentement, de la tête aux pieds. Eleanor avait passé une épaisse chemise de bûcheron sur son maillot de bain et emprunté des chaussures de sport. L’examen de l’homme s’attarda sur ses longues jambes nues. — Ah oui, m’dame ? Nicole agrippait toujours le volant, sans tourner la tête. — Je vous en prie, il faut vraiment que j’aille là-bas. — Votre nom ? — Eleanor Broady. Il sortit d’une poche un cybofax et pianota un instant. Le cœur de la jeune femme se serra. — Je ne pense pas, mademoiselle Broady. — Eh bien, en fait c’est Morgan Walshaw que je dois voir. L’autre commençait à s’éloigner. — Poursuivez tout droit quand la route sera dégagée, fit-il sans se retourner. — Connard, maugréa Nicole. — Mais qu’est-ce qui se passe, ici ? Eleanor aperçut le gros van qui là-bas reculait pour se garer entre deux 4 × 4 Vauxhall marqués du signe d’Event Horizon sur le flanc. Elle distingua des hommes armés à l’intérieur. — C’est le boxon grand format. Elles sursautèrent toutes deux. Un jeune homme se tenait sur le marchepied du côté conducteur. Il était vêtu d’une combinaison noire dont le col caoutchouté remontait jusqu’à son menton. Un visage familier, un souvenir déplaisant. — Des, c’est ça ? demanda Eleanor. Le Trinity eut un sourire de loup. — Je suis difficile à oublier, pas vrai ? Écoutez, le Père se trouve à une centaine de mètres passé le dernier de ces flics. On se retrouve là-bas. Il sauta à bas de la camionnette. Avec un grognement, Nicole passa une vitesse et ils avancèrent au ralenti entre les véhicules arrêtés. Eleanor vit ce qui devait être l’entrée de Wilholm Manor, une grille destinée à empêcher le passage du bétail mais pas des voitures, qui ouvrait sur des champs de canne à sucre. Elle était illuminée depuis le sol par une lumière orange crue, comme si quelque chose brûlait sous elle. Plusieurs personnes se tenaient à quelques pas de là et observaient la scène. C’est d’abord Suzi qu’elle aperçut. La Trinity était campée au beau milieu de la route, mains sur les hanches. Elle portait la même tenue que Des, un ampli photonique sur les yeux et un béret marron sur la tête. Elle leur fit signe de se garer sur l’herbe du bas-côté. Nicole obéit, puis coupa le moteur et éteignit les phares. Eleanor regarda autour d’elle et vit Suzi qui partait d’un pas décidé en direction des véhicules de la police et d’Event Horizon. Teddy grimpa dans la cabine et s’assit à côté d’Eleanor. — Salut, poupées. Nicole, merci de l’avoir amenée. — Pas de problème. Ça fait plaisir de te revoir, Ted. Eleanor ignorait que ces deux-là se connaissaient. L’armée, une fois de plus. — Bon, il y a un os, fit Teddy. Royan ne parvient pas à accéder à Wilholm pour voir ce qui s’y passe. Le matos du manoir a été cramé par un virus. Event Horizon et English Telecom l’ont tous les deux déconnecté de leurs réseaux parce qu’il provoquait trop de dommages à tous les systèmes en relation avec lui. À Peterborough, la moitié des téléphones sont déjà hors service à cause des répercussions. (Du pouce, il désigna l’entrée.) C’est pourquoi la cavalerie est ici. — Quelqu’un s’est encore attaqué aux systèmes du manoir ? demanda Eleanor. — Ouais, pour la troisième fois. Ces salopards ont de la suite dans les idées. — Pourquoi la police attend-elle au-dehors ? dit-elle. Pourquoi n’est-elle pas entrée ? — Elle ne le peut pas, fit Teddy. Tous les systèmes de défense du manoir sont passés en automatique. Il faut d’abord les désactiver, et une partie de ce matos est foutrement dangereux. Et quand on pourra entrer, les gens comme nous ne seront pas les premiers sur la liste des invités. — Mais il faut que nous découvrions ce qui est arrivé à Greg, ça fait des heures ! Eleanor sentit la main que Nicole posait sur son épaule, dans un geste de sympathie qui la calma un peu. — Je sais, poupée, répondit-il. On dirait bien qu’il va nous falloir entrer nous-mêmes si nous voulons des réponses. — Eh, Père, appela Suzi. Teddy et Eleanor descendirent de la camionnette. Suzi était suivie d’un homme assez jeune, aux traits orientaux, vêtu d’un coupe-vent Event Horizon. — C’est Victor Tyo, annonça-t-elle. Je l’ai rencontré la nuit dernière, il fait partie des équipes de la sécurité. Un capitaine, rien que ça. — Je vous connais, lui dit Eleanor sans préambule. Vous avez accompagné Greg sur Zanthus. Tyo parut déconcerté une seconde. — C’est exact, bien que, de mon côté, je ne puisse pas dire que je me souviens de vous. Et pourtant je suis sûr que je ne vous aurais pas oubliée. — Greg est mon homme, dit-elle simplement pour couper court aux compliments. — Et nous aimerions savoir ce qui lui est arrivé, ajouta Suzi. — Arrivé ? — Ouais, fit Teddy, il n’est jamais rentré après avoir enlevé cette camée au phyltre sur le yacht de Di Girolamo. Eleanor se fait beaucoup de mauvais sang pour lui. Tu sais quelque chose là-dessus ? Victor regarda rapidement le cercle de visages autour de lui. — Je ne comprends pas. Greg a quitté les locaux de la direction des finances juste avant le groupe accompagnant Mlle Evans. — Quand ? — Il devait être quatre heures et demie du matin. — Tu l’as vu partir ? — Oui, dans son Duo, avec Mlle Thompson. Il a dit qu’il reviendrait plus tard pour analyser certaines holomémoires que nous avons récupérées. — Les Crays d’Ellis ? demanda Teddy. — Comment le savez-vous ? — Il faut toujours couvrir ses arrières, Victor. Quelqu’un en qui tu as confiance. Et ne te fais pas de bile, je ne m’intéresse pas du tout aux affaires internes des entreprises. Donc, Greg n’a pas réapparu aujourd’hui, c’est bien ça ? — Pas à la direction des finances, non. Mais l’équipe de programmation chargée de craquer les Crays a transmis toutes les données acquises au manoir. Je pensais qu’il était ici. — Je ne saisis pas, fit Suzi. Rien ne pouvait arriver à Greg, pas tant que lady G. est avec lui. Elle est in-croy-able, on dirait que rien ne peut se produire sans qu’elle le voie avant. Rien ! — Alors comment est-il possible que le virus ait infecté les systèmes du manoir ? répliqua Eleanor. Ils se tournèrent tous vers elle, et leurs visages étaient teintés par les flashs orange et bleus venus des gyrophares au loin. — Gabrielle a prédit la deuxième attaque des hackers contre Wilholm, expliqua-t-elle. Pourquoi pas la troisième ? — Merde…, lâcha Suzi. — D’accord, on raie Gabrielle du tableau, dit Teddy. Elle et Greg se sont fait descendre… Il grimaça, lança un regard furtif à Eleanor et reprit : — Enfin, on ne sait pas ce qui leur est arrivé. Dans le même temps, Wilholm est attaqué une nouvelle fois. Tu vois un lien entre les deux, Victor ? Le capitaine de la sécurité acquiesça sans hésiter. — Je ferai en sorte que vous puissiez entrer au manoir dès que nous aurons nettoyé le système défensif. Teddy grogna. Eleanor fut frappée par la menace qui se dégageait soudain de toute sa personne. Il n’y avait en lui rien de la violence sans objet de Des, il concentrait son énergie et sa colère avec une précision effrayante. Et elle était très contente de ne pas en être la cible. Victor Tyo perdait contenance sous ce regard furieux dont il n’osait pas se détourner. — Tu ne me comprends pas bien, mec, dit Teddy d’un ton beaucoup trop doux. Les réponses se trouvent à l’intérieur de cette jolie baraque où vit ta patronne, et nous voulons les connaître. Cette nuit. Maintenant. Victor écarta les bras dans un geste d’impuissance. — Nous avons rappelé nos programmeurs de la sécurité. Ils vont concevoir un programme d’annulation, mais ça va leur prendre un peu de temps. Je ne peux absolument rien faire qui vous permettrait d’entrer plus tôt. — Faux, mec. Nous allons entrer maintenant, et tu viens avec nous. — Quoi ? — Réfléchis. À l’intérieur, tes copains les gros bras de la sécurité nous voient arriver, et c’est séance gratuite de tir au pigeon pour eux. Nous avons besoin que tu avances devant nous pour leur montrer que nous ne sommes pas hostiles. — Vous êtes dingue ! s’exclama Victor Tyo. Avez-vous la plus petite idée du genre de système qui protège ce manoir ? Teddy sourit et d’un geste l’invita à le suivre. Cinq Honda électriques étaient rangées derrière la haie. Des les attendait auprès des motos, en compagnie de Roddy et d’un autre Trinity nommé Jules, tous vêtus de la même combinaison intégrale noire. Eleanor commença à penser que c’était un peu plus qu’un uniforme. Teddy ouvrit un cybofax et le montra à Tyo. — Tu vois ça ? La liste des systèmes et du matériel de défense de Wilholm. Nous connaissons les armes, les munitions, la ligne de tir. Nous avons déjà planifié notre approche. Nous pouvons nous charger de tous les dispositifs automatisés, il nous faut seulement convaincre les gars de la sécurité de ne pas nous canarder quand nous serons entrés. Et c’est ton boulot, mec. Victor Tyo prit le cybofax et consulta l’écran. Il n’en croyait pas ses yeux. — Nom de Dieu, mais où vous êtes-vous procuré ça ? Toutes ces données sont ultraconfidentielles. — On les a puisées à la source. Dans la mémoire centrale de ta division de sécurité, dit Teddy. Alors, tu nous trouves sérieux, maintenant ? Royan, se dit Eleanor. L’idée qu’il était derrière eux tel un général invisible lui remonta le moral d’une façon qu’elle n’aurait pu expliquer. Et elle se prit à croire qu’il y avait encore de l’espoir. Les Honda les emportèrent à travers la campagne vers l’arrière de la propriété de Wilholm, dans une longue courbe destinée à leur faire éviter les patrouilles de police qui surveillaient le périmètre. Eleanor voyageait derrière Suzi et s’accrochait fermement au corps filiforme de la Trinity tandis que les cannes à sucre frappaient ses bras et ses jambes. Sur la fourche avant, elle voyait les ressorts de la suspension se tasser et se détendre quand la moto bondissait sur les sillons compacts de terre rouge. Ils allaient en file indienne, Teddy ouvrant la voie avec Nicole pour passagère. Personne n’avait soulevé la moindre objection à la participation de la mariner dans cette expédition, ce qui irritait un peu Eleanor puisque Teddy avait rechigné à l’emmener. — Je ne veux pas vous vexer, poupée, avait-il dit, mais vous n’êtes pas habituée à ce genre d’ambiance. Ça va chauffer. — Ah oui ? Vous vous êtes souvent introduit dans ce genre d’endroit ? avait-elle rétorqué. — La question n’est pas là. Mes troupes connaissent la discipline, et les armes. — Je me suis servie de fusils de chasse et de carabines, au kibboutz. Et je resterai derrière quand vous entrerez. — Oh, et puis merde… D’accord, poupée, mais Greg va me tanner le cul si jamais il l’apprend. Mais Teddy avait cessé toute objection par la suite. Une partie d’elle-même aurait préféré qu’il continue. C’était Suzi qui avait donné à Eleanor une des combinaisons noires. — C’est un dissipateur d’énergie, avait-elle expliqué. Il peut tenir contre une décharge de laser pendant au moins douze secondes. Mais avec les masers Bofors qu’ils ont au manoir, tu disposes de trois, peut-être quatre secondes pour sortir du faisceau avant qu’il te transperce de part en part. Imitée par Victor et Nicole, Eleanor s’était déshabillée avant de passer le lourd vêtement, dont la doublure glissante et spongieuse colla aussitôt à sa peau. Une fois ajusté, il permettait quasiment n’importe quel mouvement. Une casquette serrée contenait ses cheveux, et elle s’équipa d’un amplificateur photonique. Aussitôt, elle eut une sensation de froid général car les fibres de la tenue siphonnaient la chaleur de son corps. — Il est totalement inefficace contre les balles, poursuivit Suzi. Mais on ne peut pas tout avoir, pas vrai ? Et puis Wilholm n’est équipé que d’armes à rayons. Enfin, c’est ce que le Fils a affirmé. Et il y a intérêt à ce qu’il ait dit vrai. Vu à travers le filtre de l’amplificateur photonique, le monde était réduit à des ombres fantomatiques bleues et grises. Eleanor s’y accoutuma rapidement. La perception des distances était quelque peu malaisée mais, tant qu’elle prendrait garde à ce paramètre, il n’y aurait pas de problème. Suzi lui avait montré comment accentuer le grossissement et ajouter de l’infrarouge. Il y avait un programme graphique activé par le laryngophone, et on avait déjà chargé dans le système interne de la combinaison le trajet que Royan avait défini à travers la propriété. Eleanor s’exerça à faire apparaître les diverses projections de données enregistrées. Les Honda descendaient une pente douce, celle de Teddy toujours devant. Eleanor sonda son propre esprit, mais elle n’y trouva aucune peur, seulement la détermination. Un sentiment d’inévitabilité. Teddy s’arrêta à côté d’un large ruisseau au cours agité, en bas de la déclivité, là où les cannes à sucre avaient cédé place à de l’herbe voisine du roseau. Suzi freina juste à côté de lui. Ils se réunirent tous au bord de l’eau. — Nous adopterons une formation en losange, déclara Teddy d’une voix basse et posée. Eleanor au centre. Vous transporterez le canon Rockwell et ses unités d’énergie ; le tout est plutôt lourd, mais nous allons en avoir besoin pour neutraliser les masers Bofors quand nous arriverons à portée. Les autres, vous nous couvrirez sur trois côtés. Et faites gaffe aux panthères qui servent de sentinelles ici, OK ? Vous ne les avez jamais affrontées, moi si. Ce ne sont pas de simples animaux modifiés comme les chiens d’assaut de la police, elles sont génétiquement modifiées. Et beaucoup plus dangereuses, parce qu’elles ne se comportent pas comme des animaux. Elles sont intelligentes, et sournoises. Vous pouvez les abattre avec vos Kalachs, mais pas avec une seule bastos. Bon, à partir de maintenant, n’oubliez pas : nous restons dans l’eau. La propriété fourmille de pièges enterrés. Ils sont tous repérés mais, dans les conditions actuelles, vous aurez du mal à coordonner les graphiques et le paysage réel. Le lit du ruisseau est plus sûr. Jules, tu restes ici pour t’occuper du récepteur. — Eh, Père, c’est pas juste, merde ! — C’est important, mon gars. Sans ce récepteur, on pourrait tous y passer avant la fin de la nuit. Il faut que quelqu’un s’en occupe de façon impeccable. Jules détourna le regard vers les champs, et la colère raidit ses épaules. Eleanor se demanda s’il lui en voulait. — Les communications radio vers le manoir sont hors service, dit Victor. Un brouilleur bloque toutes les fréquences. — Oui, je sais, un Grumman ECM788, répondit Teddy. Nous avons un laser de communication tactique, et rien ne peut lui créer d’interférences. Jules va emporter le récepteur sur le point le plus élevé. D’après le Fils, de là nous aurons le manoir en vue directe. — Bon sang, murmura Victor, Walshaw va tuer quelqu’un quand tout ça sera terminé. — Autre chose ? demanda Teddy. Bon, nous allons prier le Seigneur pour sa bénédiction. Les Trinities baissèrent tous la tête. Eleanor remarqua Victor, qui regardait autour de lui sans comprendre. Elle imita les membres du gang. — Seigneur, nous implorons Ton conseil et Ta protection pour la tâche qui nous attend. Nous allons voir si nous pouvons aider notre frère et notre sœur perdus, et nous croyons notre cause juste. Si dans Ton infinie sagesse Tu veux bien nous accorder le succès, nous Te serons à jamais reconnaissants d’une telle indulgence. Amen. — Amen, murmurèrent les Trinities à l’unisson. — Amen, ajouta Eleanor. — C’est bon. On s’équipe et on y va. Le Rockwell était un tube spiralé en filament monotreillissé d’un mètre cinquante de long pour vingt centimètres d’épaisseur. Sa large sangle de cuir permettrait à Eleanor de le porter dans son dos. Elle le souleva et prit conscience qu’elle dépendrait totalement des Trinities pour la protéger des sentinelles. Elle ne doutait pas de pouvoir atteindre le manoir avec ce chargement, mais son poids allait la ralentir. Après lui avoir calé le canon en travers du dos, Suzi accrocha un pistolet laser Braun à sa ceinture. — Vingt-cinq décharges, ou un faisceau continu de cinq secondes, expliqua la Trinity. Aucun problème s’il est mouillé, il est étanche. Elle ajouta cinq chargeurs d’énergie. Eleanor faillit protester contre ce poids supplémentaire, mais elle eut le bon sens de n’en rien faire. L’humour caustique de Suzi semblait avoir disparu. Le groupe de sept roula jusqu’au milieu du courant dans de grandes gerbes d’éclaboussures. Teddy et Suzi avaient pris la tête, et Roddy s’était placé à droite d’Eleanor. À sa gauche se trouvait Victor, qui portait deux unités énergétiques à haute densité pour le Rockwell et le laser de communication. Nicole le flanquait à gauche, et Des venait derrière. Les graphiques reproduisaient un tracé très précis du cours sinueux du ruisseau. Ces données venaient directement de la mémoire centrale de la sécurité dans laquelle Royan s’était introduit. Il avait été créé par l’équipe de paysagistes qui avaient modelé toute la propriété. Ils avaient tapissé le lit du ruisseau avec du sable fin et compact avant d’y étendre de longues bandes de galets en calcaire. La largeur du cours d’eau était presque toujours de quatre mètres dans cette section, avec d’infimes variations, et l’eau arrivait à mi-tibia. Au bout d’une minute, Eleanor trouva le rythme le plus adapté, sans sortir totalement le pied de l’eau. Au moins, ils allaient dans le sens du courant. La chaleur quitta rapidement ses pieds, et ses orteils commencèrent à s’engourdir. Teddy leva une main. — C’est bon, tout le monde. Les cagoules. Eleanor passa la main derrière son épaule et ramena la sienne sur son crâne. Autour de ses orbites, un cercle de peau la démangea durant quelques secondes. L’ampli photonique emplit ses pupilles d’une image monochrome, et les graphiques concernant la combinaison confirmèrent que la fermeture du col était effective. Elle inspira à travers les filtres un air sec et métallique. Elle prit pour un compliment implicite le fait que personne n’ait vérifié qu’elle avait bien ajusté sa cagoule. Dix mètres devant eux, le ruisseau traversait une épaisse haie de cassiers qui marquait la ligne de démarcation entre les champs de sucre de canne et une vaste étendue de prairie au relief ondulant. Eleanor vit qu’une ligne de poteaux séparés de sept à huit mètres avait surgi devant la haie. De deux mètres de haut, ils étaient totalement nus et lisses, avec une petite lumière rouge clignotante au sommet. La terre autour de leur base s’était retournée quand ils étaient sortis du sol. Grâce à son amplificateur photonique, elle aperçut une bande boisée située à environ huit cents mètres derrière la haie. L’idée de devoir transporter le Rockwell sur cette distance ne l’enchantait pas particulièrement. Et le manoir était-il encore loin, une fois la forêt franchie ? TROIS CENTS MÈTRES, lui indiquèrent les graphiques. Oh, bien. — C’est la limite, dit Teddy, et sa voix était assourdie par les filtres de sa capuche. C’est maintenant que les ennuis commencent. Allons-y, Suzi. Tous deux épaulèrent leurs Kalachnikovs. Il y eut un staccato bas, et les deux poteaux de chaque côté du ruisseau se désintégrèrent. Ils visèrent les suivants. Ils en détruisirent huit avant que Teddy se déclare satisfait. D’un geste, il ordonna le départ. Eleanor accentua les infrarouges de son système de vision. Elle guettait tout signe d’une sentinelle. Le nouveau réglage rendait les contours un peu flous, mais il lui permit d’apercevoir deux taches roses qui s’éloignaient à toute vitesse de la rivière. Des hermines, invisibles jusqu’alors. La prairie ici n’offrait quasiment rien pour se dissimuler. L’herbe arrivait aux genoux. Aucun animal n’avait brouté ici depuis des mois. Deux cents mètres après les poteaux, Teddy fit halte. Il décrocha une des plus petites grenades sphériques qui garnissaient son ceinturon et régla la minuterie. — À terre. Eleanor s’accroupit. Elle avait de l’eau jusqu’à la taille, et le froid l’envahit très vite. Teddy lança la grenade vers la prairie, avant de s’abaisser vivement. Cinq secondes plus tard, il y eut un bruit à peine audible. Une autre ligne de poteaux jaillit du sol devant eux. Eleanor entendit le son de l’herbe et de la terre repoussées. Cette fois, il n’y avait pas de lumière rouge. Suzi et Teddy visèrent posément. POTEAU DÉTECTEUR DE PRESSION, dirent les graphiques quand elle posa la question. Il y avait encore deux lignes similaires entre eux et la forêt. La mémoire centrale ne possédait aucune indication sur ce qui vous arrivait si vous passiez entre eux. Sans doute étiez-vous censé le savoir si vous osiez vous lancer dans ce genre de mission. Ils reprirent leur progression. Les berges du ruisseau devenaient de plus en plus abruptes. Eleanor eut l’impression que la profondeur de l’eau s’accroissait insensiblement. Sa vision des pâturages se rétrécissait. D’épaisses touffes de cresson envahissaient les deux côtés du ruisseau. Roddy et Nicole devaient les traverser et régulièrement secouer les jambes pour se débarrasser des vrilles qui s’y accrochaient. Eleanor fut heureuse de la courte pause quand ils atteignirent la ligne suivante de poteaux. Victor approcha la tête de la sienne. — Tout va bien ? Les Kalachnikovs détruisirent une nouvelle série de poteaux. — Impeccable. Suzi et Teddy enclenchèrent de nouveaux chargeurs avec des gestes secs. Le ruisseau coulait maintenant sur la roche. Il était devenu plus étroit et plus profond. L’eau arrivait aux genoux d’Eleanor. Teddy ralentit un peu la cadence et se montra plus prudent à chaque coude brusque. — Et si deux d’entre nous marchaient sur les côtés ? proposa Suzi. Les berges s’étaient élevées jusqu’à arriver au niveau de la tête d’Eleanor. Elle ne voyait plus grand-chose de la prairie, à présent, seulement de petits creux et des buissons à ras de terre. Ils auraient pu dissimuler n’importe quoi. Elle se mit à respirer plus vite. — Non, répondit Teddy. Suzi ne protesta pas. La discipline. Il semblait pourtant à Eleanor qu’il aurait été utile que quelqu’un puisse surveiller les alentours. Ils passèrent une courbe du ruisseau et aperçurent la dernière ligne de poteaux qui était déjà sortie du sol. Cinq Kalachnikovs se braquèrent aussitôt. Il y eut une pause de quelques secondes. La sentinelle parut fondre sur eux depuis les airs, comme un missile téléguidé. Eleanor vit une traînée rose qui décrivait un long arc de cercle au-dessus de sa tête, pattes tendues au maximum, tel un ange exterminateur dont la cible était Des. Les cinq fusils d’assaut entrèrent en action, emplissant l’air d’un rugissement guttural. Des tomba à la renverse sans cesser de tirer. Le corps aérodynamique de la panthère frémit en plein bond quand les projectiles le touchèrent. Des disparut dans l’eau. L’image d’Eleanor vira soudain au rouge quand une giclée de sang recouvrit les récepteurs de son ampli photonique. Emportée par son élan, la sentinelle déjà morte s’effondra sur Des. — On reste en alerte ! cria Teddy alors qu’ils convergeaient vers le cadavre. Des n’avait pas refait surface. Eleanor sentit son estomac se soulever et elle dut lutter pour maîtriser la nausée qui menaçait. Elle s’étoufferait si elle vomissait avec la cagoule hermétique sur son visage. — Eleanor, Victor, occupez-vous de lui. Les paroles de Teddy se perdirent presque dans un sifflement strident, qui très vite atteignit puis dépassa le seuil de la douleur. Eleanor plaqua les mains sur ses oreilles et pataugea vers la forme amollie de la panthère. Les quatre poteaux les plus proches du ruisseau brillaient maintenant d’un éclat violet. L’ampli photonique d’Eleanor en atténua automatiquement la luminosité. Elle sentit que ses os commençaient à vibrer à cause du son. Victor était à côté d’elle, qui tirait sur le corps pesant de la sentinelle. Elle l’aida en saisissant l’arrière-train de la bête. Celle-ci bougea avec une lenteur désespérante. Le sifflement émis par les poteaux s’était transformé en un incendie sonore qui leur vrillait les tympans. Il devenait impossible de se concentrer. Le félin mort roula enfin sur le côté et Des émergea de l’eau avec des gestes paniqués. Victor lui ôta sa cagoule. Le jeune homme toussa et cracha de l’eau avant d’aspirer goulûment l’air. Le niveau de son atroce baissait d’intensité. Eleanor risqua un regard alentour. Teddy et Suzi avaient pris les poteaux pour cible. Nicole était accroupie, l’arme prête, et scrutait le sommet des berges. La quinte de toux du Trinity se calma. Le dernier poteau violet fut mis hors service. Eleanor se rendit compte qu’elle était prise de tremblements violents. Le silence se referma sur eux. Victor secoua le bras de la jeune femme. — Quoi ? fît-elle, sans parvenir à entendre sa propre voix. Il pointait du doigt le bras de Des. Elle vit que les griffes de la sentinelle avaient déchiré la combinaison au-dessus du coude et entaillé la peau. Du sang coulait abondamment de la blessure. Ce spectacle la tira de sa stupeur. Elle prit la main de Victor et la plaqua sur la plaie pour limiter le saignement. Nicole transportait le kit de première urgence. Elle laissa Eleanor le lui prendre sans cesser de surveiller la berge. Teddy repêcha le Rockwell et ses unités d’énergie dans le fond du ruisseau pendant qu’Eleanor posait un pansement élastique autour du bras de Des. Elle enfonça la patte d’activation et il se gonfla. La mousse analgésique l’emplit en quelques secondes. Elle aida le garçon à se relever. Même à travers la vision particulière que l’amplificateur photonique donnait, elle sut qu’il était livide. Teddy tendit une Kalachnikov à Victor et accrocha une des unités d’énergie sur Des. Il confia la seconde à Eleanor ainsi que le Rockwell, et lui-même se chargea du laser de communication. — Allez, on se tire. Eleanor savait qu’il avait dû crier, mais elle perçut à peine sa voix derrière le carillonnement qui agressait ses tympans. Le poids des armes était déjà une torture pour sa colonne vertébrale. Elle chassa de son esprit tout ce qui n’était pas important, comme ses pieds glacés ou la surveillance de la prairie, pour se concentrer sur le principal : faire un pas après l’autre dans l’eau bouillonnante. Son corps se focalisa sur cet automatisme, comme s’il se déconnectait de son esprit. L’angoisse de la solitude se déploya autour d’elle. Elle était seule avec des gens qu’elle ne connaissait pas, et elle avançait vers un endroit où elle ne voulait pas aller. Ils étaient à cinquante mètres de la forêt quand Nicole ouvrit le feu. La sentinelle était tapie derrière un buisson. Ce n’était qu’une ombre tassée sur elle-même, prête à bondir. Elle réussit un saut court avant que les projectiles lui explosent le crâne. Elle s’abîma lourdement dans les touffes de cresson. Teddy ne ralentit même pas. Eleanor passa à côté du cadavre et remarqua la taille imposante de sa tête. Les balles avaient déchiqueté les chairs et pulvérisé les os. Il n’y avait aucun honneur dans cette mort, et ce n’était même pas un véritable ennemi. Nous contrefaisons la vie, pensa-t-elle, et, en subornant sa grâce et sa majesté dans des buts égoïstes, nous nous moquons d’elle. Jusqu’aux dauphins du réservoir qui représentaient une forme de péché. Ils étaient si loin de leur vrai foyer, incapables d’y retourner, et on les avait domestiqués. Elle savait que plus jamais l’eau ne constituerait un refuge pour elle. Pas après cette nuit. Les berges s’abaissaient à mesure qu’ils approchaient de la forêt, mais le niveau était toujours aussi haut. Des acacias élancés étendaient leurs branches au-dessus du ruisseau. Leurs feuilles s’entrelaçaient et bloquaient la phosphorescence cendreuse dont la lune parait les nuages. Leurs troncs étaient des colonnes noueuses autour desquelles s’enroulait un lierre surabondant. Des grappes de fleurs tombaient en cascade des hauteurs et frôlaient sa tête. Un tapis dru de fleurs recouvrait le sol de la forêt, en forme d’étoiles miniatures d’un gris clair dans son ampli. Elle imagina que l’air serait chargé de leur parfum, si elle ôtait sa cagoule. On sentait l’intervention de la main humaine dans cette disposition idéale des arbres pour recréer la luxuriance de la nature. Eleanor préférait ne pas penser au coût d’une telle folie. — Bon, dit Teddy, et cette fois elle entendit sa voix plus nettement. Jusqu’ici, tout va bien. Maintenant, nous allons tomber sur deux lasers qui dominent le ruisseau, avant d’arriver au lac. Suzi, tu pars en avant et tu les bousilles. Le reste d’entre vous guette la venue probable de sentinelles. Nous sommes dans le coin des embuscades. Quand vous quitterez l’abri des arbres, souvenez-vous de rester sous l’eau jusqu’à ce que vous ayez atteint le lac. Il faudra ramper, mais faites en sorte qu’il n’y ait que votre tête qui dépasse. Ces masers Bofors pulvériseront tout ce qui a plus de cinquante centimètres de diamètre. Si vous êtes touché, plongez aussitôt, à moins que vous préfériez servir de déjeuner à une de ces panthères. — Et les gens qui se trouvent à l’intérieur du manoir ? voulut savoir Victor. Ils doivent déjà être au courant de notre présence, après le vacarme que nous avons fait en explosant ces poteaux. Teddy tapota le laser de communication. — Nous allons régler ce petit bijou au plus large et nous nous en servirons pour les contacter en morse. — En morse ! — Bien sûr, mec. Walshaw est un ancien militaire, non ? — C’est vrai, reconnut Victor. — Alors il connaît le morse. Tu lui diras de jeter un coup d’œil sur toi. Mais ça signifie que tu vas devoir ôter ta cagoule. Alors sois prudent. — Prudent… Bon sang… — Allez, on se bouge ! aboya Teddy. Suzi prit la tête de deux mètres et avança dans le tunnel de verdure. La forêt grouillait de créatures que les infrarouges révélaient en taches roses se mouvant rapidement entre les arbres. Des écureuils, se dit Eleanor. D’autres formes roses se glissaient au ras du sol sans même faire bouger les fleurs. Voir l’invisible avait quelque chose d’un peu inquiétant. L’aspect du ruisseau changea. On avait disposé de gros blocs de pierre similaires à du marbre pour border les berges. L’eau écumait autour de leurs angles grossiers. Les semelles d’Eleanor glissaient sur des pierres ovales non fixées sur le fond. Le niveau dépassait maintenant nettement ses genoux. Suzi fit halte subitement, et sa combinaison se teinta de bordeaux avant de passer au vermillon. Eleanor admira le calme de la fille quand celle-ci tourna rapidement sa Kalachnikov vers le laser caché dans l’arbre. Elle n’aurait jamais pu agir ainsi. Plus probablement, elle se serait mise à crier et à courir en rond. Elle comprenait enfin ce que Teddy entendait par le mot « discipline ». C’était beaucoup plus que simplement suivre les ordres. Des volutes de vapeur s’élevaient autour des jambes de Suzi, là où l’eau entrait en ébullition. La fille avait repéré le laser. Elle le visa et pressa la détente. Une sentinelle s’abattit sur les épaules de Roddy. Les mâchoires se refermèrent sur son cou tandis que ses pattes arrière lui labouraient le bas du dos. Eleanor se mit à hurler. Roddy s’inclina en avant sous le poids de son agresseur. L’eau jaillit en gerbes fumantes quand tous deux basculèrent dedans en se tortillant. — Derrière vous ! cria quelqu’un. Teddy pointait son arme sur Roddy et la sentinelle, mais il n’osait pas tirer. La panthère secouait l’homme de droite et de gauche comme si c’était une poupée de chiffon. Eleanor arracha le Braun de son ceinturon et se pencha en avant. La fourrure noire emplit son champ de vision sous son bras tendu et, quand le pistolet toucha quelque chose de solide, elle pressa la détente. Il y eut un éclair d’infrarouge et le crépitement du pelage calciné. Une douleur fulgurante lui brûla le ventre, et l’oubli déferla sur elle en douces vagues de velours noir… — Elle revient à elle. — Allez, poupée, faut vous relever. Les tourbillons de brume gris perle se solidifièrent pour former deux silhouettes vêtues de dissipateurs d’énergie. Des pierres dures pressaient contre le dos d’Eleanor. L’eau gargouillait autour de ses pieds. — La sentinelle ! s’écria-t-elle. — Morte, répondit Teddy. Aucune sensation ne provenait de son ventre, chaud, froid, ou douleur. Rien. Et cette absence l’effraya plus qu’une souffrance violente. Elle baissa les yeux et vit le champignon de mousse analgésique qui s’étalait sur le devant de sa combinaison. — Roddy ? — Il doit être en train d’en faire voir de toutes les couleurs à saint Pierre. Allez, poupée, on se lève. Des mains vigoureuses la saisirent sous les aisselles et la redressèrent. Elle se tint debout et lutta quelques secondes contre l’étourdissement qui troublait sa vision. — Vous pouvez porter quelque chose ? — Je… oui, je vais essayer. Eleanor n’était même pas choquée par la mort de Roddy. Curieux. Son cadavre avait été tiré au sec et gisait sur la berge rocheuse, les membres étrangement tordus, la tête tournée selon un angle improbable. Elle se dit qu’ils avaient dû lui administrer quelque chose. Quoi, elle ne se souciait pas particulièrement de le savoir. C’était agréable d’avoir des pensées aussi sereines. Teddy lui tendit le Rockwell, pendant que Nicole se chargeait de la deuxième unité d’énergie. Suzi prit position sur le flanc. Quand Eleanor se retourna, elle vit que Victor suivait en boitant. Un anneau de mousse analgésique entourait sa cuisse gauche. Un mort et trois blessés. Elle le savait, sans la drogue elle aurait abandonné là, maintenant. Teddy allait toujours en tête. Le ruisseau continuait à monter à l’assaut des cuisses d’Eleanor. Il devenait difficile de trouver des appuis solides, et le courant rapide poussait avec insistance contre le creux de ses genoux. Les lambeaux d’un rideau de lierre pendaient aux branches sous lesquelles ils passaient, assez longs pour effleurer l’eau, qu’il fallait constamment repousser d’une main. Les berges bordées de pierres se rapprochaient et devenaient plus encaissées. Des et elle se touchaient et, de temps à autre, Suzi le bousculait quand elle chancelait. Pour une raison inconnue, on avait canalisé ce ruisseau. Teddy leur ordonna de faire halte et s’éloigna seul en luttant pour ne pas perdre l’équilibre. Le deuxième laser le repéra et enflamma sa combinaison d’un écarlate étincelant. Sa Kalachnikov cracha une rafale le long du faisceau. Un geyser d’étincelles naquit dans un grand acacia. — C’est bon, tous, dernière étape. En douceur. Il attendit que les autres l’aient rejoint pour repartir. Eleanor entendit un grondement bas qui venait de quelque part devant eux. Elle ne pouvait situer exactement sa source, car un tintement résiduel brouillait encore son ouïe. L’eau atteignait sa taille. — Eh…, commença Victor. Teddy lâcha un juron et disparut à leur vue. Eleanor fit encore un pas en avant et soudain le lit du ruisseau se déroba. D’instinct, elle affermit sa prise sur le Rockwell. Elle savait qu’elle ne serait pas capable de lutter contre l’eau, qu’elle devait se laisser emporter. Ses pieds furent balayés sous elle et elle bascula sous la surface. Elle vida ses poumons et expulsa l’air par le filtre nasal jusqu’à ce qu’elle revienne à la surface. Elle était ballottée comme du bois flottant. Les berges de pierre défilèrent à toute vitesse. Le lierre pendant la gifla. Elle fit passer le Rockwell devant elle et le serra contre sa poitrine. Le grondement gagnait peu à peu en intensité. Son esprit l’identifia enfin : une chute d’eau. Avec l’énergie du désespoir, elle se contorsionna jusqu’à placer les pieds devant elle, jambes verrouillées. Elle franchit le dernier coude du ruisseau et découvrit Wilholm Manor juste devant elle. La bâtisse était illuminée, son toit enténébré. L’éclairage au biolum était visible à toutes les fenêtres des étages supérieurs, tandis que le rez-de-chaussée n’était qu’une bande gris ardoise sans relief. Le manoir était entouré d’une grande étendue plane de pelouse. Parfait pour se faire descendre. Elle passa le rebord. La cascade n’était pas très haute, trois mètres tout au plus. Il lui sembla qu’elle était suspendue dans l’air, puis elle tomba en flottant. ATTAQUE MASER, hurlèrent les graphiques en écarlate. L’image de l’ampli photonique s’assombrit. Un brouillard épais explosa autour d’elle. Elle toucha violemment la surface du lac, et c’est le bas de son dos qui absorba le choc. Le Rockwell lui coupa le souffle. Ne le lâche pas, fut sa seule pensée. Le poids de l’arme et la combinaison la maintenaient au fond. Elle remonta à une lenteur épuisante, avec les poumons en feu. L’eau avait eu raison de l’amplificateur photonique. Elle ne voyait plus qu’un brouillard uniforme et bleu pastel. Elle émergea et garda le niveau de l’eau au-dessus de ses épaules, tout en se préparant à une nouvelle mise en garde graphique. Il n’en vint aucune. Elle nageait sur place. Sans trop savoir comment, elle avait fait demi-tour et se trouvait maintenant face à la cascade. Une silhouette sombre jaillit de son sommet en battant l’air des bras. Le torrent courbe de la chute d’eau se mit à bouillonner une nouvelle fois quand les masers Bofors du manoir tirèrent. — On se nomme, lança une voix. — Teddy ? Teddy, c’est Eleanor, je suis là. — Bordel, poupée. D’accord. Vous avez toujours le Rockwell ? Eleanor pagaya avec sa main libre pour tourner jusqu’à ce qu’elle le voie. Il n’était qu’une légère bosse à la surface ondulée du lac. — Je l’ai toujours, oui. — Une chance, Dieu soit loué. — Père, c’est Suzi, par ici. — Victor tenait l’unité d’énergie. — Super. Elle vit Teddy sortir le laser de communication hors de l’eau. — Merde, fit la voix paniquée de Des. Je viens de prendre une décharge de laser. Il y eut un bref clapotis sur la gauche d’Eleanor. — Nicole, une autre unité. La façade du manoir sembla trembler, sa luminosité vaciller. Aux fenêtres du deuxième étage, de petits points d’un rouge très vif clignotèrent. ATTAQUE LASER. L’image de l’ampli photonique devint complètement blanche. Eleanor inspira précipitamment et plongea. L’image repassa à un bleu strié de noir. Cette fois, elle décrypta mieux ce qu’elle voyait. Trois points d’un bleu intense au-dessus d’elle, là où les lasers du manoir frappaient le lac, et les bulles qui remontaient en chandelle autour d’elle. Elle donna un coup de reins pour s’éloigner. — … regardez, bande de connards ! criait Teddy quand elle refit surface. Et merde, ajouta-t-il avant de disparaître à son tour. ATTAQUE LASER. Le bleu se tacheta de rouge et de vert. Ses poumons étaient en feu. Je ne vais pas pouvoir faire ça encore bien longtemps… Elle remonta une nouvelle fois. Des gouttelettes d’eau saturaient l’air. Eleanor toussa après en avoir inspiré un peu. Le goût était atroce. — Ils ont arrêté, cria Suzi. — Et maintenant ? demanda Des. — Attendez, fit Teddy. Eleanor et Victor, venez vers moi, lentement. Je veux me servir de ce Rockwell. Eleanor roula sur le dos et se laissa flotter. De légers battements de pieds la rapprochèrent de Teddy. Allaient-ils penser que leur regroupement était un signe d’hostilité ? Eleanor n’était plus qu’à cinq mètres de Teddy quand une voix venue du manoir tonna : — Qui êtes-vous ? Elle semblait de méchante humeur. Teddy se mit à utiliser le laser pour envoyer son message en morse. La chose était incroyablement laborieuse. — Vous voulez venir ici pour nous parler de Mandel ? Qui avez-vous comme garantie ? — À toi de jouer, Victor, grogna Teddy. — OK. Le capitaine s’immergea. Eleanor se sentait horriblement lasse. Elle n’avait qu’une hâte : que tout cela prenne fin. Les effets de l’injection devaient commencer à se dissiper. Victor réapparut sans sa cagoule, avec les cheveux collés sur le front. — Souris, mec. — Victor, rugit la voix du manoir. Bon sang, c’est vous. Les gens qui vous accompagnent sont-ils de bonne foi ? Ils sont dans notre ligne de mire, au cas où ils vous contraindraient à agir de la sorte. Hochez la tête pour répondre par l’affirmative. Secouez-la de droite à gauche pour dire « non ». — Seigneur, grommela Teddy. Il est parano, ou quoi ? — Très bien, dit la voix. Et comment comptez-vous traverser la pelouse ? Nous ne pouvons pas éteindre les masers, et le rez-de-chaussée est complètement bouclé. Le laser de communication envoya un long message. — Pas question ! répondit la voix. — Va te faire foutre, connard, cria Suzi. — On se calme, poupée, intervint Teddy. Même lui semblait harassé. Il actionna le laser de communication. — D’accord, fit la voix. Écoutez attentivement. Seul Victor peut se servir du canon. Si une seule de ces décharges de plasma tombe ailleurs que sur un maser, vous êtes morts. — Ouais, je t’emmerde aussi, mon pote, grogna Teddy. Allez, il faut assembler le Rockwell. Eleanor battit des jambes, qui étaient lourdes comme du plomb. Teddy et Victor se dirigeaient vers le rivage. — On a pied, annonça Teddy. Il se trouvait à cinq mètres de l’herbe. Eleanor le rejoignit et ses orteils s’enfoncèrent dans le fond visqueux du lac. — Passez-moi ça, poupée. Victor avançait lentement de l’autre côté. Teddy et lui discutèrent en murmurant tandis qu’ils raccordaient le câble du Rockwell à l’unité d’énergie, uniquement au toucher. Délestée de l’arme, Eleanor eut l’impression qu’elle pouvait presque s’envoler. Elle ne pesait plus rien. Victor ajusta le viseur du Rockwell sur son œil droit, avec le câble qui pendait dans l’eau. — Prêt, dit-il. Eleanor vit que Des, Suzi et Nicole l’avaient rejointe. Ce n’étaient que des protubérances enveloppées de tissu, impossibles à identifier. Derrière eux, sur la berge, là où les arbres bordaient la pelouse, elle aperçut deux taches rougeâtres qui se déplaçaient rapidement. Non ! songea-t-elle. — Des sentinelles ! lança-t-elle d’une voix rauque. Des sentinelles arrivent ! Victor tira la première décharge de plasma. Une boule de feu aussi éblouissante que le soleil déchira la nuit et surchargea l’ampli photonique d’Eleanor. Un bruit strident proche des ultrasons se termina en un claquement de tonnerre. Une des cheminées du manoir explosa. Les sentinelles fonçaient vers le lac. Eleanor vit les deux personnes les plus proches d’elles se tourner dans l’eau et tenter de saisir leur arme. De la vapeur s’éleva autour d’un de ses compagnons quand ses épaules émergèrent. Eleanor se mit à nager la brasse. Suzi avait dit que le Braun était étanche, mais elle ne savait pas s’il pouvait fonctionner sous l’eau. Les deux sentinelles bondirent ensemble. ATTAQUE MASER. Eleanor plongea en catastrophe. Elle refit surface juste à temps pour apercevoir le deuxième tir atteindre le manoir. Encore trois. Un geyser de morceaux d’ardoises jaillit au-dessus de Wilholm. Les sentinelles étaient dans l’eau et formaient deux tourbillons de remous. Des cria. Eleanor ne se souvenait même pas si elle avait rechargé le Braun. ATTAQUE MASER. Nouveau plongeon. Une sentinelle hurla de terreur, un cri qui électrifia et pétrifia la jeune femme. Mais que pouvait redouter une sentinelle ? Elle la vit disparaître sous la surface du lac, aspirée par un maelström bouillonnant. Quelque chose flottait sur les ondulations de l’eau, inerte, là où elle s’était trouvée. La troisième décharge de plasma atteignit une petite rotonde ouvragée, et l’onde de choc projeta des éclats de briques sur la pelouse. Eleanor regardait la sentinelle à trois mètres d’elle. Sa gueule ouverte dévoilait des crocs redoutables et la panthère avait ses grands yeux rivés sur elle. Ses muscles puissants glissaient sous le pelage tandis qu’elle pédalait des quatre pattes pour avancer vers elle. Les félins ne savent pas nager ! Ses pieds s’enfoncèrent jusqu’aux chevilles dans la boue et elle se releva. ATTAQUE MASER. Elle compta les secondes. Une. Un nuage de vapeur tournoya autour d’elle. Deux. ÉNERGIE THERMIQUE PROCHE DU MAXIMUM. La sentinelle n’était plus qu’à un mètre cinquante d’elle quand sa fourrure prit feu. La panthère poussa un miaulement déchirant de douleur. Sa peau se craquela et un liquide épais s’en écoula. Trois. Eleanor sentait sa peau se couvrir d’ampoules à mesure qu’une vague de chaleur insupportable pénétrait la protection de sa combinaison. La sentinelle tressauta, son échine s’écrasa dans sa cage thoracique, son crâne explosa ainsi que ses globes oculaires. Du sang gicla de sa gueule et vint éclabousser le vêtement de la jeune femme. Quatre. ALERTE : SATURATION THERMIQUE. La panthère était morte. Eleanor se laissa retomber dans le lac. Son propre corps lui semblait être en feu. Quelque part dans son ventre, elle sentait une étrange moiteur. Elle revint à la surface. Le cadavre de la sentinelle coula. Une décharge de plasma zébra le ciel au-dessus de sa tête. Un élément d’un univers très lointain. Quelque chose surgit de l’eau à côté d’elle. — Cette saloperie a eu son compte ! Nicole. La mariner nagea sans grâce jusqu’à la jeune femme qui flottait. — Eleanor, eh, Eleanor, donnez-moi un coup de main pour Suzi. Je crois qu’elle est encore vivante. — Allez, poupée, fit Teddy. Les masers sont tous détruits. Eleanor se mouvait au ralenti. Avec Nicole, elles traînèrent Suzi sur la pelouse. La combinaison de la Trinity était en lambeaux, et très vite du sang tacha l’herbe. Eleanor s’agenouilla auprès d’elle et lui ôta la cagoule, qui était pleine d’eau. La langue de Suzi saillait entre ses lèvres. Victor arriva et pratiqua aussitôt un bouche-à-bouche énergique. Eleanor lui en fut reconnaissante, car elle-même ne pensait pas qu’elle aurait eu assez de force pour le faire. — J’ai perdu le kit de premier secours, dit Nicole d’une voix terne. Ses avant-bras étaient lacérés, et des morceaux de peau en pendaient. — Ils auront ce qu’il faut pour elle au manoir, affirma Teddy. Suzi crachota faiblement. Il n’y avait aucun signe de Des. — Allez, on bouge, dit Teddy. Méfiez-vous des pièges enterrés. Avec des gestes lents, Eleanor enleva sa propre cagoule. Elle sanglotait doucement. Les couleurs réelles inondèrent ses yeux. La mousse sur son ventre se décollait, et le sang se mêlait à l’eau qui dégouttait sur ses cuisses. — Allez, poupée, fit Teddy en lui tendant sa Kalachnikov. Vous vous en êtes sortie. Le Seigneur doit vraiment vous aimer. J’ai retiré le cran de sûreté. Vous nous couvrez, au cas où une autre sentinelle nous attaquerait. Des lapins. Elle avait abattu des lapins, au kibboutz. Victor souleva Suzi et la plaça sur le dos de Teddy, qui partit sans plus attendre en direction du manoir. Le laser de communication battait contre son flanc à chaque pas. Ils suivirent en file indienne le chemin qu’il traçait sur la pelouse. Les projecteurs de Wilholm étiraient leurs ombres tandis qu’ils zigzaguaient entre les pièges. Des plaques de métal étaient sorties de la maçonnerie du manoir pour recouvrir les portes et les fenêtres du rez-de-chaussée. Teddy déposa Suzi contre le mur et décrocha un petit paquet. La Kalachnikov prête, Eleanor et Victor surveillèrent les alentours pendant que Teddy collait un ruban thermique sur la plaque recouvrant une fenêtre. C’était un tube flexible épais qui se mit à grésiller au contact du métal. — Ne regardez pas. Une lumière d’un blanc bleuté étonnamment vif jaillit, accompagnée d’un bourdonnement singulier. Eleanor vit des étincelles cascader sur les dalles de pierre près de ses pieds, et elle sentit une vague de chaleur intense qui caressait sa nuque. — On y est. La lumière décrut et il y eut un grand bruit métallique, suivi de celui du verre qui se brise. L’éventail de l’éclairage intérieur au biolum se déversa sur la pelouse. Eleanor continuait à scruter la nuit. Elle avait les nerfs à vif. À tout moment, elle s’attendait à voir des sentinelles se précipiter vers elle. Elles ne nous laisseront jamais entrer… Derrière elle, on grogna et elle perçut le son de mouvements laborieux. — Ne touche pas le bord, prévint Teddy, qui faisait passer Suzi dans le trou. Tu l’as ? En douceur, pour l’amour du Ciel. À toi, Nicole. Eleanor commença à reculer vers la fenêtre. Elle était parcourue d’un tremblement incontrôlable. — Tu y arrives, avec cette jambe, Victor ? Bon, je vais t’aider. Silence. Eleanor savait quelle était seule à l’extérieur. Le canon de son arme balayait l’obscurité devant elle. De ce qu’elle discernait, il n’y avait aucun mouvement sur la pelouse. — À vous, Eleanor. Le trou aux bords déchiquetés était à peu près carré, d’un mètre cinquante de côté et situé à un mètre du sol. Elle passa une jambe à l’intérieur. — Très bien, madame, fît une voix inconnue, les mains bien en vue, et pas de gestes brusques. La pièce était vaste, avec un carrelage qui dessinait une mosaïque complexe de carreaux vert olive et blancs. Des lustres pendaient au plafond, au bout de chaînes en or, et des fresques pastel représentant des oiseaux aquatiques décoraient les murs. Le mobilier était de style Régence, et un piano à queue trônait dans un coin. De la fumée flottait en strates dans l’air, et deux personnes aspergeaient le cadre de la fenêtre avec des extincteurs. Les éclats de verre crissèrent sous son pied. Une petite armée braquait des Uzi laser sur elle. Un homme aux cheveux grisonnants et au visage crispé par la tension et la méfiance se tenait au centre de la pièce. Il devait s’agir de Walshaw. Suzi gisait sur le sol. Sa poitrine était une masse rougie et le sang commençait à s’étaler sur le carrelage autour d’elle. Une femme était agenouillée à côté d’elle et s’affairait frénétiquement. Des modules médicaux étaient éparpillés autour d’elles, les écrans à cristaux liquides clignotaient tandis que leurs aiguilles transperçaient ce qui restait de la combinaison. La femme plaça un masque sur le visage de Suzi. La poche caoutchouteuse qui y était raccordée se mit à palpiter. Nicole était effondrée contre le mur et conservait une immobilité totale. Deux membres de la sécurité pointaient leur arme sur elle tandis qu’un troisième enroulait autour de ses avant-bras des serviettes duveteuses que le sang ne tarda pas à tacher. Victor était debout, mains sur la tête, les yeux rougis par la douleur. Une femme au visage sévère le fouillait avec des gestes experts. Trois agents de la sécurité entouraient Teddy. Il était allongé à plat ventre sur le carrelage, bras et jambes écartés, la cagoule abaissée, le canon d’un Uzi pressé contre sa nuque. Au fond de la pièce, Eleanor aperçut une grande jeune fille au joli visage ovale et aux longs cheveux, vêtue d’une robe noire manifestement de grand couturier. Julia Evans. Elle se fraya un passage entre un homme imposant et une femme athlétique, leva le bras et braqua un index accusateur sur Eleanor. — ASSISE ! lança Julia d’un ton si autoritaire qu’Eleanor ne sentit plus sa tension. Elle entendit un soupir paisible derrière elle et se retourna. À moins d’un mètre d’elle, la sentinelle s’assit docilement sur son arrière-train. La panthère se lécha les babines d’une longue langue rose. — Bonne fille, la complimenta Julia d’une voix devenue soudain chaleureuse. Tu es une bonne fille, hein ? Les jambes d’Eleanor se dérobèrent sous elle. CHAPITRE 39 — Greg ! — Euh, ouais ? Un silence monastique s’était abattu sur la tour, et la lumière dans leur prison improvisée se réduisait maintenant à une lueur de bougie venue de l’étage supérieur. Le rez-de-chaussée était plongé dans une obscurité totale. Dans la pénombre, le visage fatigué de Gabrielle était d’une pâleur extrême. — Greg, nous allons mourir. — Allons, Gabrielle. Ne donne pas cette satisfaction à ces fumiers. — Va te faire voir, Mandel, siffla-t-elle. Je ne suis pas en train de craquer. C’est revenu, Dieu merci. Le futur. Tout est nébuleux. Mais je peux le voir, et tout sera terminé d’ici quarante minutes. Les menottes de Greg claquèrent contre la rambarde quand le sens de ces paroles pénétra son esprit. L’agitation et l’espoir firent bouillir son sang et il se tortilla pour se tourner vers elle. Sa propre faculté psi revenue, il pouvait écraser l’esprit d’Armstrong dans son crâne, distordre chacune de ses pensées, le noyer dans sa folie. Lui faire aimer sa propre mort. Il n’aurait jamais cru qu’il pouvait haïr autant quelqu’un. Mais il le pouvait. Pour Armstrong, il le ferait. Sans aucun problème. L’implant glandulaire tremblotait comme la victime d’une attaque cardiaque. Il attendit avec impatience que la tour disparaisse à sa vue, que ses pensées entrent en lévitation et le libèrent des limites de son propre crâne. Mais il n’y eut rien. Rien que l’amertume de la frustration. — Tu es sûre ? chuchota-t-il avec aigreur. Je ne peux toujours pas sentir ton esprit. — Si je suis sûre ? Évidemment ! s’emporta Gabrielle. La Gabrielle qu’il connaissait. Fabuleux. Mais pourquoi n’avait-il pas lui aussi récupéré son aptitude psi ? — Tu ne vois pas un scénario dans lequel nous nous échappons ? demanda-t-il. — Ce n’est pas comme ça. Je n’ai pas mon aptitude habituelle. Il n’y a qu’une seule vision. Bon sang, Greg toute la tour va exploser. Comme une bombe atomique, ou quelque chose dans le genre. — Une bombe ? répéta-t-il, incrédule. Il sentait la panique qui montait en elle. Sans l’aide de son hypersens, croyait-il. L’événement était tellement énorme qu’il avait percé le blocage mental des jumelles. Ce qui signifiait qu’il était très réel. Un picotement curieux naquit à l’arrière de sa gorge, et il sut que, s’il ouvrait la bouche, il partirait d’un rire imbécile. — Il n’y a pas de détails, protesta Gabrielle, seulement une énorme explosion. Le doute s’insinua soudain en lui. On avait déjà donné une ogive à Philip Evans, en une occasion. Pour accomplir une tâche spécifique. Le gouvernement américain ne devait pas les distribuer comme des bonbons. Et pourtant… la première ogive était destinée à Armstrong. Se pouvait-il que Julia ou Walshaw s’en soit procuré une autre auprès de Horace Jepson ? Avant tout, il leur aurait fallu démontrer qu’Armstrong était toujours en vie. Avec des preuves concrètes. — Ellis, fit-il d’une voix excitée. Dieu bénisse ce vieux maigrichon de raseur. Il a fait ce qu’on attendait de lui. Mais son incertitude n’avait pas disparu. Même si Ellis avait laissé des détails concernant la survie d’Armstrong dans les Crays, quelqu’un avait agi diantrement vite pour mettre au point une frappe cette nuit même. Il s’agissait peut-être d’une bombe conventionnelle colossale. Julia avait des Prowlers, peut-être un B5 planqué quelque part. Ou un Hades. Ou un Tochka. Tiens, voilà une façon intéressante de passer ta dernière demi-heure, se dit-il. Voir combien tu peux citer de systèmes d’armes tactiques capables de mettre fin à ton existence. Quoi qu’il en soit, une bombe assez puissante pour raser la tour leur promettait une fin rapide. Pas pour Gabrielle, cependant. Il lui restait une demi-heure de tourments mentaux. Mais c’était mieux que d’être réduit en bouillie pour son héroïsme, ou de se débattre dans l’étreinte de la vase. — Cette attaque doit signifier que les choses ne se déroulent pas comme Armstrong et Kendric le voulaient, fit-il. Julia a peut-être survécu. Ouais. Et Walshaw a interrogé la taupe. Ils passent à la riposte, Gabrielle. La respiration de son amie était hachée. — Mais nous, qu’est-ce que nous faisons ? gémit-elle. Greg prit soin de se contrôler pour répondre : — Nous ne disons rien. De cette façon, au moins, nous partirons avec Armstrong et Kendric. — C’est tout ce que tu as trouvé ? — Bah, quelle autre solution ? répliqua-t-il, soudain furieux. Il méprisait sa propre peur, parce qu’il serait trop facile de la laisser gagner la partie. — Tu veux les avertir ? demanda-t-il. C’est ce que tu veux faire ? vraiment ? Les réveiller, leur dire ce que tu as vu, et les laisser s’en tirer ? Le silence est notre seule arme, Gabrielle, l’arme de notre vengeance. Peu importe que nous ne puissions pas la savourer ensuite, nous sommes condamnés, de toute façon. Gabrielle mordit sa lèvre inférieure qui tremblait. Il aperçut le reflet des larmes dans ses yeux alors qu’elle se serrait contre la rambarde. CHAPITRE 40 Eleanor était assise sur une chaise en bois, dans le bureau de Wilholm Manor. Quelqu’un avait posé une tasse en porcelaine emplie de thé fumant devant elle. Elle n’y avait pas touché. L’air était lourd et confiné à cause du trop grand nombre de personnes présentes dans la pièce. Six hommes de la division de sécurité d’Event Horizon la surveillaient, ainsi que Teddy, quatre de l’autre côté de la table, deux derrière eux. C’était stupide. Risible. Mais elle ne s’était pas plainte. Elle n’en avait pas la force. Son ventre était froid, à présent, plus froid que la glace. Le Dr Taylor avait cessé de s’occuper de Suzi assez longtemps pour lui faire une injection. La substance avait plongé Eleanor dans un état où les détails tels que les blessures ou le luxe du manoir n’avaient que peu d’importance. Puis on avait étalé un pansement spécial sur les entailles laissées par les griffes, et badigeonné sa peau rougie là où le maser avait traversé sa combinaison. Le Dr Taylor avait exigé qu’elle s’étende pour qu’on la soumette à un traitement plus élaboré, mais elle avait refusé net. Elle voulait savoir ce qui était arrivé à Greg et persuader la fille Evans et Morgan Walshaw de l’aider à le retrouver. Le problème, c’est qu’ils semblaient ne parvenir à rien. Elle était enveloppée dans un peignoir en tissu éponge vert. Celui de Teddy était trop petit pour sa carrure. Julia Evans et Walshaw étaient assis en face d’eux. Julia était calme et collait à Walshaw où qu’il aille. Très timide. Rien à voir avec la jeune fille que Greg lui avait décrite. Un peu plus loin à la table, un certain Piers Ryder avait ouvert le laser de communication, à la grande fureur d’un Teddy impuissant. Sur l’ordre de Walshaw, Ryder avait branché un cybofax dans le module informatique du laser avec un câble optique, pour traquer d’éventuels bugs. La confiance ne régnait pas vraiment, dans le bureau. Et après toutes les horreurs qu’ils avaient endurées, Eleanor aurait pu pleurer. Mais ça n’aurait rien changé. C’étaient surtout Teddy et Walshaw qui discutaient. Ou plus exactement, qui se disputaient. Jusqu’à la déclaration incroyable de Walshaw, qui avait affirmé que Greg était parti quelque part avec Kendric Di Girolamo. — Si vous pensez que Greg est un vendu, c’est que vous avez perdu la boule, fit Teddy avec force et d’une voix tendue par la colère. — J’ai moi-même du mal à y croire, dit Walshaw. Mais il n’en demeure pas moins qu’il est bien parti avec Di Girolamo à bord du Mirriam. — Parti où ? — Est-ce que ça a de l’importance ? La complicité existe. — Un peu que ça en a, de l’importance ! Il n’accompagne pas de son plein gré ce trou-du-cul de Di Girolamo. Une fois que nous l’aurons localisé, mes troupes iront l’enlever. — Vous ne pouvez pas, dit Julia. C’était la première fois qu’elle parlait. — Et pourquoi donc, poupée ? demanda Teddy d’un ton moins virulent. — Je ne suis plus aussi certaine de sa position. — La direction qu’ils ont prise nous suffira. Nous leur tomberons dessus dès qu’ils accosteront. Julia consulta Walshaw du regard. Le chef de la sécurité haussa les épaules. — La dernière fois que j’ai vérifié, dit la jeune fille, Greg se trouvait à Wisbech. — Wisbech ? — Oui. — Quoi, Wisbech dans le bassin des Fens ? Et comment est-il arrivé là ? — Je n’en suis pas sûre. Ce n’était pas assez rapide pour être un avion, nous pensons qu’il a pris un hovercraft. Teddy plissa les yeux. — Et comment le savez-vous ? Vous ne le suiviez pas. — Je lui ai donné ma médaille de saint Christophe. Elle contient un émetteur. Les plates-formes satellitaires d’Event Horizon sont équipées de senseurs qui peuvent capter le signal partout sur la planète. Je porte cette médaille au cas où je serais kidnappée. — Et vous l’avez donnée à Greg ? Pourquoi ? — Je voulais savoir ce qu’il faisait, où il était. Voyez-vous, Kendric a passé un accord avec le PSP, et Greg ne m’en a rien dit. Teddy se leva à moitié de son siège. — Le PSP ? Vous êtes en train de me dire que le PSP est mêlé à tout ça ? — Oui. — Alors, poupée, vous vous gourez complètement quand vous dites tout ça de Greg. Pendant que les richards comme vous avaient la belle vie à l’étranger, ce fumier d’Armstrong nous écrasait dans la poussière. Mes troupes et moi, nous avons combattu ses agents populaires. Certains sont morts pour que vous puissiez revenir vous pavaner ici et amasser des fortunes sur notre dos. Pendant huit ans, Greg a été dans la rue quand il fallait en découdre. Ils auraient adoré le briser, mais il a tenu le coup et il s’est battu. Alors ne vous asseyez plus jamais en face de moi pour me raconter qu’il a passé un accord avec les nostalgiques d’Armstrong. Vous n’êtes même pas digne de ramasser sa merde. Vous m’entendez ? Les yeux écarquillés, Julia s’était un peu tassée sur son siège. — Je n’étais pas sûre, plaida-t-elle. C’est pourquoi je lui ai donné l’émetteur. Parce que je ne comprenais pas. — Vous ne compreniez pas quoi ? Elle déglutit péniblement et survola la pièce d’un regard désespéré. — Victor. Vous étiez présent, au domicile d’Ellis. Il vous a dit que le Cray que Greg avait détruit contenait des millions de dossiers personnels. Ceux de toutes les personnes importantes en Angleterre, c’est bien ce qu’il a dit ? — Oui, répondit Tyo, méfiant. — Vous voyez ? dit Julia à Teddy. — Qu’est-ce que je devrais voir ? Julia se couvrit le visage des deux mains pour dissimuler l’éclat humide du chagrin dans ses yeux. — Personne ne voit. C’est moi. Ces maudits nodules. Je n’ai pas cessé de tourner et de retourner le problème dans tous les sens, jusqu’à ce que j’aie la réponse. Elle posa les mains sur la table, doigts écartés. — Qui ? Qui dans le monde entier va rassembler des millions de dossiers sur les gens qui vivent dans ce pays ? — Oh, bordel… Toute colère avait déserté Teddy. Sa chaise craqua quand enfin il se rassit. — Le PSP, grogna-t-il. — La masse de données dans un seul des Crays était bien trop importante pour qu’une seule personne ait pu la piquer dans un ordinateur central, le transfert aurait demandé des jours. Ellis avait donc forcément un accès direct à l’ordinateur central du ministère de l’Ordre public avant son piratage par les hackers du circuit et la chute du PSP. La seule explication cohérente est qu’Ellis était un ex-apparatchik. Et seul un dignitaire de haut rang pouvait bénéficier d’un code prioritaire l’autorisant à effectuer un transfert à une telle échelle. Et il dirigeait une équipe de hackers qui perturbent l’économie anglaise. C’est la plus vieille des techniques politiques : provoquez le mécontentement vis-à-vis du gouvernement en place, et les gens se tourneront vers l’opposition. Ce qui signifie qu’Ellis travaillait toujours activement pour le PSP. — D’accord, dit Teddy. Admettons que Greg ne soit plus aussi rapide qu’avant et qu’il n’ait pas vu le rapport immédiatement. Ça ne prouve pas qu’il ait retourné sa veste. — Je le sais, répliqua Julia. Je n’ai pas voulu croire qu’il m’avait fait ça, pas Greg. J’avais confiance en lui plus qu’en n’importe qui d’autre. C’est pourquoi je lui ai donné la médaille de saint Christophe. Pour découvrir ce qu’il faisait. Ensuite il est parti avec Kendric, et j’ai bien dû me rendre à l’évidence. — Tout vient de Gabrielle Thompson, dit Walshaw. Sa capacité de prescience laisse à penser qu’il est impossible de l’enlever, ou seulement de la surprendre. En conséquence, elle et Greg sont partis avec Di Girolamo de leur plein gré. — Ça, mec, je n’en suis pas sûr. Gabrielle est un vrai crack dans sa partie, mais cet implant glandulaire lui met parfois la tête à l’envers. Vous ne l’avez vue que dans ses bons moments. En Turquie, je l’ai vue quand ça n’allait pas, et on ne peut pas s’enfoncer plus et rester humain, croyez-moi. Teddy ferma le poing et tapota la table. — Bon, écoutez : si vous écartez Gabrielle et sa faculté de précognition, vous avez un tableau où Greg est dans un sacré merdier. Pas vrai ? Je n’ai pas raison ? Julia tourna vers Walshaw un visage où se lisait l’espoir. — Oui, vous avez raison, dit le chef de la sécurité. Les facultés psi ont toujours été considérées comme des armes à double tranchant, du temps où j’étais en service actif. J’avais cru qu’ils avaient amélioré ces implants, depuis mon époque. Greg et Gabrielle semblent en savoir quelque chose. Teddy eut un sourire fugace. — Maintenant nous progressons, dit-il avant de s’adresser à Julia. Bon, poupée, vous nous faites votre truc magique d’espion sur Greg une fois encore, vous nous dites où il se trouve exactement, et nous enverrons les ordres pour coordonner une action de mes troupes. Il lança un regard irrité à Ryder. — Enfin, si tu n’as pas bousillé le laser, toi. Et peut-être qu’Event Horizon pourrait prêter aux Trinities deux ou trois Prowlers pour qu’ils sautent là où Greg est en ce moment. Je veux régler le problème au plus vite. L’inquiétude agitait Julia. — Je ne parviens pas à déterminer la position actuelle de Greg. Grand-père était connecté avec tout le matériel de Wilholm, et tout est brouillé par le virus. Nous allons devoir attendre que les gens de la sécurité à l’extérieur écrivent le programme. Le chagrin creusa le visage de Teddy. — Seigneur. Ils détiennent Greg depuis des heures. Vous avez idée de ce qu’ils lui ont peut-être déjà fait subir ? Votre amie la bimbo n’a rien vu. Avec elle, ils ont été gentils. — On peut difficilement accuser Mlle Evans d’être responsable de la situation présente, dit Walshaw d’un ton sec. Julia avait fermé les yeux. — Ouais, d’accord, reconnut Teddy. Alors laissez-moi utiliser le laser de communication, je le raccorderai au bloc RN du grand-père. J’ai quelqu’un qui peut vous écrire ce programme en moins de deux. — Personne n’est meilleur que nos experts, fit Walshaw. — Conneries ! Le Fils est le plus grand expert qui existe. Il a passé tous vos programmes gardiens pour obtenir les spécifications des défenses du manoir, non ? Sans lui, nous ne serions pas ici. Comment croyez-vous que Greg a trouvé Dix-Fois ? Qui est remonté jusqu’à Ellis pour vous ? — Vous espérez que je vais autoriser une sorte de superhacker à se brancher directement sur le bloc RN de Philip Evans ? Le cœur de toute l’entreprise ? Vous rêvez ! Je suis tout à fait prêt à agir pour aider Greg une fois que le virus aura été neutralisé. Mais ce que vous demandez est hors de question. — Vous nous êtes tous redevables, mec. Tellement même que ça va vous prendre au moins deux cents ans pour vous acquitter de votre dette. C’est à cause de vous que Greg est dans ce pétrin. Vous l’avez engagé, c’est vous qui l’avez fourré dans ce merdier. Eleanor regarda Walshaw, qui levait les yeux vers le plafond. Ses sourcils se fronçaient sous l’effet de la réflexion. La vie de Greg se décide à l’intérieur de ce crâne, se dit-elle. Il était évident que Julia suivrait sa décision. Elle semblait terriblement malheureuse. — Mademoiselle Evans ? dit Eleanor. Elle s’amusa distraitement du fait qu’une voix aussi flûtée que la sienne l’était maintenant pouvait attirer l’attention générale comme un aimant. Tous ici rêvaient que quelqu’un sorte une solution miracle de son chapeau, et dissipe ainsi le dilemme qui les taraudait. Elle n’en était pas capable, bien sûr. — Vous ne me connaissez pas, mademoiselle Evans, mais je vis avec Greg, et je l’aime. Jamais il ne vous trahirait. J’imagine que vous voyez en lui un homme dur, qui ne montre jamais ses sentiments. Et il est ainsi, d’une certaine manière. Je ne l’ai vu laisser ses émotions prendre le pas sur son bon sens qu’en une occasion. C’était quand il a découvert ce que Di Girolamo avait fait subir à votre amie, Katerina. Il n’avait plus qu’une chose en tête : la sortir de là. Il se souciait d’elle, or il ne l’avait vue que quelques minutes. Est-ce que cette anecdote ne vous apprend rien sur lui ? J’ai aussi rencontré Royan, le hacker que Teddy voudrait voir se connecter au bloc RN de votre grand-père. J’ai été malade pendant une journée entière, après cette entrevue. Je ne pouvais rien manger, ni boire. Royan n’a plus de jambes, mademoiselle Evans. Il n’a plus d’avant-bras. Il n’a même plus d’yeux. Quand on le regarde, on a du mal à croire que c’était un être humain. Physiquement, ce n’est qu’un tas de chairs avec un système digestif et un cerveau connecté à du matériel informatique. C’est le PSP qui lui a fait ça, ses agents populaires. Mais j’ai discuté avec lui, j’ai pris le café avec lui, et c’est une des personnes les plus courageuses et les plus respectables que je connaisse en ce monde. Il sait ce qu’est la douleur, réellement, et il n’a aucune intention de vous en infliger, à vous ou votre grand-père. Julia aurait tout aussi bien pu être taillée dans la pierre. Elle regardait Eleanor fixement, avec une répulsion fascinée, sans pouvoir détourner les yeux. — En ce moment même, il y a deux personnes qui gisent mortes dans vos jardins, poursuivit Eleanor. La seule raison de leur venue à Wilholm, c’était aider Greg. Je me réveillerai en hurlant jusqu’à la fin de ma vie en me remémorant ce voyage. Mais je suis heureuse de l’avoir accompli, parce que j’ai pensé qu’en venant ici il y aurait une chance de sauver Greg. Tous autant que nous sommes, mademoiselle Evans, nous croyons en lui. Ça a été votre cas, à vous aussi, je pense. Ce n’est qu’un homme ordinaire, il n’a rien de vraiment spécial. Mais je vous serais très reconnaissante si vous faisiez ce qui est en votre pouvoir pour qu’il revienne en vie. Je vous remercie. Ce discours épuisa ses dernières réserves, et elle s’affala sur sa chaise. Quelqu’un agrippa ses mains glacées dans une étreinte de fer presque douloureuse. Elle sut que c’était Teddy. Julia se tourna vers Ryder. — Faites le branchement. CHAPITRE 41 — Qu’est-ce que tu fabriques ? demanda sèchement Gabrielle. Greg s’était accroupi et, face pressée contre la rampe, il s’efforçait de tordre un de ses poignets pour atteindre la poche de poitrine de son smoking. — Ce que j’aurais dû faire il y a des heures. J’essaie de nous sortir de là. — Comment ? — Écoute, ça ne va pas être une partie de plaisir, d’accord ? Pour le moment, nous sommes morts, donc quelques petits dommages supplémentaires ne feront pas grande différence. Les menottes sont une erreur de bureaucrate pour un condamné. Surtout quand le condamné possède des nodules corticaux. — Oh…, souffla Gabrielle, dont les yeux s’agrandirent en comprenant le plan de Greg. — Ouais, fit-il, soudain troublé. D’un autre côté, tu aurais pu y penser, toi aussi. Tu as suivi la même formation tactique que moi. — La formation tactique ! Bon sang, Greg, je n’étais que simple infirmière avant que la Mindstar m’enrôle de force ! Le bout des doigts de Greg se referma sur la pointe en soie qui dépassait de sa poche de poitrine. Il tira le carré de tissu blanc. Celui-ci n’était pas aussi grand qu’il l’aurait souhaité, mais il faudrait faire avec. — Écoute, ça va être plutôt moche, tu t’en doutes. Mais la mutilation volontaire est bien plus attirante que la mort. Si tu as une autre solution, c’est le moment de le dire. Elle secoua la tête en silence. Elle était très, très pâle, à présent. Greg lui résuma ce qu’il attendait d’elle et s’étira au maximum pour lui passer le mouchoir. Ses mains tremblaient quand elle le prit. Elle se pencha en avant pour presser son visage dans l’interstice entre les barreaux de l’escalier et mordit dans la pochette, qu’elle mit entièrement dans sa bouche. Ses joues étaient maintenant gonflées. — Mords très fort, lui conseilla-t-il. Elle baissa la tête en signe d’accord. — C’est bien. À présent, mettons-nous en position. Ils firent face au mur courbe de la tour, comme s’ils priaient devant un autel, c’est du moins l’image qui vint à Greg. Il soutint le regard de Gabrielle alors qu’elle s’agenouillait sur les lattes du plancher, pour la motiver. Elle fit glisser les menottes jusqu’au bas du barreau et posa les mains sur le bord de la marche. Ses doigts dépassaient, mais leurs jointures restaient à plat. Greg se positionna de l’autre côté, glissa les bras au-dessus de la rampe et se redressa sur son pied gauche. Il fit passer sa jambe droite dans l’espace entre les barreaux, au-dessus de la main gauche de Gabrielle. — D’abord ta main droite, lui dit-il. Ensuite il faut que tu déconnectes tous les nerfs en dessous du coude gauche. Elle leva les yeux vers lui. Ses épaules frémissaient, et cette vision faillit briser la détermination de Greg. Lentement, la main droite de la presciente se referma en un poing compact, tandis que la gauche restait ouverte. — Est-ce que tu sens ta main gauche ? demanda-t-il. Elle secoua la tête négativement. — Tu en es bien sûre ? Il s’inquiétait des décharges paralysantes que tous deux avaient reçues. Si elles avaient causé le moindre dommage aux nodules corticaux, leur tentative était vouée à l’échec. Elle lui lança un regard brûlant. — Détourne les yeux, fit-il. Elle obéit à moitié. — Complètement, dit-il d’un ton délibérément dur. Il ne pouvait pas courir le risque qu’elle flanche. Elle tourna la tête de côté, dans un mouvement brusque. Il se concentra sur la jambe qu’il avait glissée entre les barreaux. La manœuvre devait être parfaite dès le premier essai. Sinon, il doutait d’avoir une seconde chance. Il portait des chaussures de cuir solides. Elles étaient maintenant éraflées et salies, mais la semelle était bien plate et suffisamment dure. Il aligna le talon dans la lumière chiche. Greg tira vers le haut avec ses deux mains, comme s’il voulait décrocher la rampe des barreaux. Les muscles bandés gonflèrent le smoking au niveau de ses épaules. Il appuyait fortement de son pied gauche sur le plancher. Il perçut un faible grincement quand le chêne réagit à cette tension inédite. Il pria pour que la puissance physique qu’il avait accumulée en remplissant la citerne d’eau du chalet soit suffisante. Prêt. Il abattit le pied. Le talon écrasa les articulations de Gabrielle, qui cédèrent. Les os se brisèrent dans un craquement curieusement ouaté. Elle fut saisie de convulsions, puis s’affaissa contre les barreaux, son gémissement de douleur étouffé par la pochette. Greg ramena sa jambe en arrière et coinça l’arrière de son mollet dans le creux du coude gauche de Gabrielle. Elle tourna la tête vers lui. Un petit morceau de soie pendait entre ses lèvres. Ses yeux écarquillés par le choc exprimaient la terreur la plus totale. D’une saccade violente, il retira sa jambe. Le bras de son amie se déplaça avec une lenteur effroyable. Et soudain il n’y eut plus de résistance, et Greg oscilla furieusement. Son pied gauche glissa et il se sentit tomber. Les menottes produisirent un bruit terrible en crissant sur la rampe. Il s’assit si lourdement qu’il eut l’impression que son coccyx tentait de remonter dans sa gorge. Mais Gabrielle était libre. Elle gisait face contre le sol, sa main droite toujours passée entre les barreaux, le bras gauche replié mollement contre son flanc, la main réduite à l’état de pulpe sanglante effleurant ses cheveux. Tout son corps frissonnait. Le mouchoir était à demi sorti de sa bouche. Elle roula sur elle-même et inspira dans une sorte de hoquet. Un filet de vomissures coula sur son menton. Elle affichait l’expression d’incompréhension infinie que pourrait avoir la victime d’un tortionnaire, comme si elle doutait qu’une personne puisse infliger un tel supplice à une autre. Son regard affolé se posa sur sa main gauche. Elle la leva devant son visage, incrédule, fascinée, et se mit à pleurer. — Gabrielle ? Elle se recroquevilla sur elle-même en position fœtale et souffla par brèves expirations. — Gabrielle, est-ce que le nodule cortical a fonctionné ? — Oui. — Gabrielle, il faut que tu te relèves. Un long frisson parcourut le dos de son amie. — Je veux rentrer à la maison, murmura-t-elle entre ses dents serrées. — Nous allons rentrer. Maintenant, lève-toi. Elle réussit à basculer sur les genoux, toujours en tenant délicatement sa main gauche. Des larmes striaient ses joues. — Oh, Seigneur, Greg… — Je sais, dit-il. À présent, regarde autour de toi. Trouve quelque chose qui puisse faire office de massue. — Non. Non, je ne peux pas faire ça. Ne me force pas à le faire. Je t’en prie, Greg. Je t’en prie. — Tu ne peux pas me laisser ici, fit-il en laissant à dessein filtrer dans sa voix une note de désespoir, pour la motiver par la culpabilité. Il ne reste pas plus de trente minutes avant que la tour explose. Elle se remit debout par étapes, lentement, sans que jamais son bras blessé quitte son côté. Il voyait le film de transpiration sur son front, et il sentait l’appréhension monter. Le craquement sinistre des os broyés lui semblait se répercuter encore dans toute la pièce. Elle passa derrière lui en chancelant et il l’entendit qui fouillait parmi les caisses de vivres empilées. Il ne regarda pas. Il restait immobile, les yeux rivés sur les vieilles briques de l’autre côté de l’escalier. — Ça ira ? demanda-t-elle, incapable de penser par elle-même. L’état d’engourdissement qui suivait un choc reçu s’était emparé d’elle. Le morceau de bois qu’elle avait trouvé mesurait environ un mètre de long pour trois ou quatre centimètres de large. Trois vis rouillées saillaient au milieu. Il estima que l’ensemble serait suffisamment lourd. — Ça ira, affirma-t-il. Horrifié, il se rendit compte qu’une fois sa main écrasée il lui faudrait la libérer seul de la menotte. Jamais elle ne réussirait à le faire pour lui. Gabrielle lui fourra la pochette dans la bouche. C’était écœurant, trempé de salive, avec le goût acide des remontées gastriques. Bien. Se concentrer sur ce dégoût. Ne plus voir son amie qui prenait position sur la deuxième marche, la jointure de ses doigts qui blanchissait tant elle serrait fort le morceau de bois, son visage empreint de la même concentration intense qu’il avait vue chez un golfeur professionnel alignant son putter pour exécuter un albatros. Il entendit le sifflement dans l’air. D’une certaine façon, le choc fut pire que la douleur. Son cerveau parut étirer le temps pour bien enregistrer chaque détail horrible de ses chairs broyées. Cette vision balaya l’intention de tirer de toutes ses forces. Il fallut la peur animale de sa mort imminente pour qu’il reprenne ses esprits et surmonte sa répugnance. Greg tira. Il sentit le cri monter en lui alors qu’il observait sa main brisée chercher à passer par un anneau de métal trop petit de deux centimètres. Elle était d’une malléabilité obscène, et des craquements marquaient sa progression. Sa main fut soudain libre, et ses poumons rejetèrent tout l’air qu’ils contenaient, et la pochette de sa bouche. Il n’y avait plus rien pour étouffer le cri qui évacuerait une partie de son tourment. Il fut au bord du hurlement pendant une seconde qui lui parut éternelle. Puis il referma la bouche, contracta les muscles de sa gorge qui s’apprêtaient à former l’expulsion salvatrice de son. Gabrielle riait, pleurait et gémissait. — Nous avons réussi, balbutia-t-elle en essuyant ses larmes. Nous avons réussi… Greg avala des litres d’air pur et frais. Sa main droite était toujours de l’autre côté des barreaux. Il la tourna lentement et la fit passer avec les menottes de son côté. La gauche ressemblait à un morceau de viande pris sur l’étal d’un boucher. Écrasée, gonflée de sang, suintant d’un fluide épais là où le bois avait frappé. Il échangea avec Gabrielle un long regard habité par un amour qui n’avait rien de physique et nul besoin de l’être. Ils étaient frère et sœur de douleur et de sang, et c’était là un lien bien plus puissant. — Il est temps de partir, dit-il. Ces simples mots brisèrent le charme. Elle s’occupa du panneau central de biolum, qu’elle détacha de ses fixations. Il chercha dans les caisses et en trouva une de cognac trois étoiles. Il coinça la première bouteille entre ses genoux et dévissa la capsule avec sa main droite. L’arôme de l’alcool fit naître une envie diabolique dans son estomac maltraité. Après avoir ouvert cinq bouteilles, il fit le tour de la pièce sur la pointe des pieds et arrosa les cartons en varech compressé avec le cognac. Il prit soin de ne pas en verser une seule goutte sur le plancher aux lattes mal jointes. — La fenêtre est derrière tout ça, chuchota Gabrielle en désignant une haute pile de caisses. Ça va nous prendre un temps infini pour les bouger. — On ne les bouge pas. Notre sortie ne va pas être discrète. Tu as le biolum ? — Oui. Elle avait ouvert l’arrière du panneau, révélant le dispositif d’allumage, un cylindre gris de la taille d’un doigt avec une charge suffisante pour activer les particules de biolum. Et produire deux, peut-être trois étincelles, s’ils avaient de la chance. Il fit un tampon de papier avec des étiquettes arrachées aux caisses, l’empala sur les vis et l’imprégna généreusement de cognac. Elle posa le panneau sur le bureau avec un empressement qui lui faisait un peu oublier la douleur. Il s’adossa contre la pile de caisses, et tout son corps se tendit. Il hocha la tête. Deux sourires idiots. Une minuscule étincelle bleue grésilla entre les électrodes du cylindre et une des vis. Le papier s’enflamma instantanément, dans une langue de feu jaune vif qui laissa des images récurrentes d’un pourpre violent sur leurs rétines. Gabrielle ramassa la torche et l’approcha des cartons qu’il avait aspergés d’alcool. Le feu prit partout où elle touchait. Elle fit le tour de la pièce ainsi. L’éclat des flammes devint vite aveuglant pour les yeux de Greg, qui s’étaient habitués à la pénombre. Mais il attendit que le feu se soit mis à crépiter furieusement avant de pousser des épaules contre les caisses. La pile s’effondra dans un vacarme assourdissant. Des caisses s’ouvrirent sous le choc, et des conserves de viande aux étiquettes brésiliennes s’éparpillèrent sur le plancher en chêne. Greg bondit sur les deux caisses restées en place et brisa la vitre de la fenêtre. Le verre explosa en dagues acérées qui griffèrent l’air nocturne à l’extérieur. — Dehors, dit-il et, de sa main valide, il aida Gabrielle à se hisser à côté de lui. Elle grimpa sur l’étroit rebord et s’accroupit pour sauter. Des cris montaient du rez-de-chaussée. L’incendie était en pleine expansion. Il en sentait la chaleur sur son visage et sa main droite. Gabrielle avait déjà disparu. Et quelqu’un gravissait précipitamment l’escalier. Il ploya les jambes et bondit dans l’air humide et frais de la nuit. CHAPITRE 42 > État nodule bioprocesseur 1 : chargement programme gestion de base. Julia redressa la tête brusquement. Sans s’être endormie, elle avait laissé son esprit bouleversé se reposer un peu. > État nodule bioprocesseur 2 : chargement programme de gestion de base. — Quoi ? demanda Walshaw. > Nodule mémoriel 1 : codes fichiers chargés. Le grand Noir massif, Teddy, posa sur elle un regard pénétrant, comme s’il pouvait lire dans ses pensées et qu’il les jugeait défectueuses. > Nodule mémoriel 2 : codes fichiers chargés. Elle battit des mains sous le coup de l’excitation. — Seigneur ! Il l’a fait. Royan. Il est dans le système. Le raisonnement artificiel des nodules surgit de nulle part et vint fortifier et enrichir ses propres pensées. Dictionnaires, lexiques linguistiques et techniques, encyclopédies, matrices logiques, tout reprit sa place habituelle dans son cerveau. > Optimisation neurale achevée. Walshaw se pencha sur son terminal et ses mains se posèrent sur le clavier. Les cubes étaient pleins de graphiques qui retrouvèrent très vite retrouvèrent ordre et stabilité. — Salut, Juliet. — Grand-père ! Sa vision du bureau fut soudain criblée de fissures, avant de se dilater et de tourbillonner. L’instant suivant, elle contemplait la Terre d’une altitude vertigineuse. Mais l’image était fausse, sans nuances : un puzzle de pièces émeraude, écarlates, turquoise et or. Une grille y était superposée. > Coloration erronée de l’image thématique, précisèrent les nodules. Il y avait une ville au centre de l’image, dont les alentours étaient curieusement flous. — Wisbech, dit Julia d’instinct. Il n’y avait aucun son perceptible, aucune sensation tactile dans cet univers plat qui l’avait capturée, seulement cette représentation colorée. Elle sentait la présence de son grand-père à son côté. Et ils n’étaient pas seuls. — Juliet, j’aimerais te présenter un jeune homme très doué. Son nom est Royan. — Ravi de vous rencontrer, mademoiselle Juliet. Je n’avais encore jamais fait la connaissance d’une héritière. — Merci d’avoir libéré mon grand-père, Royan. — Ça a été du gâteau : celui qui a créé le virus est un abruti. — Il ne m’a pas semblé la même chose quand j’étais sa proie. — Ce qui ne me surprend pas. Vous savez, vous devriez vraiment équiper vos nodules d’une protection appropriée. Ce sont des systèmes super, j’aimerais en avoir quelques-uns. Mais avec les programmes gardiens que vous utilisez, c’est comme s’ils étaient grand ouverts en permanence. — Je croyais pourtant avoir un système de protection efficace, — Je pourrais vous en écrire un cent fois plus performant. Je ne voudrais pas qu’il vous arrive quoi que ce soit, vous êtes une amie de Greg. Et le PSP vous déteste. Pour moi, ça fait de vous quelqu’un de très bien. — J’accepterais sa proposition, si j’étais toi, Juliet. Royan et moi avons eu une longue discussion. Ce garçon sait de quoi il parle. — Une longue conversation ? — Vous fonctionnez en mode cybernétique, maintenant, mademoiselle Juliet. Vite vite vite. — Oh ! Merci de la proposition, Royan. Mais je pense que nous devrions d’abord faire ce que nous pouvons pour aider Greg. — Très juste, dit Philip. Je me suis grandement trompé sur lui. J’ai un peu brûlé les étapes. De mon vivant, je n’aurais jamais fait ça. Je m’en veux vraiment. Mais nous pourrons nous excuser bientôt. Julia se concentra sur l’image thématique. Son grand-père transmettait un flux constant d’impulsions binaires en direction d’une plate-forme d’observation en orbite de l’entreprise par l’intermédiaire de la liaison montante que Wilholm conservait, et c’était pour elle comme un bourdonnement léger à l’arrière de sa conscience. — Greg se déplace, regarde, dit-il. Une étoile venait d’apparaître. Le grossissement s’enclencha, et les terres autour de Wisbech disparurent. La ville était coupée en deux par une large bande sinueuse de couleur turquoise. Comme une rivière gonflée par les pluies, songea Juliet, même si elle savait que toute la région était prise dans la vase. Son grand-père augmenta encore le grossissement. Et encore. L’étoile brillait à quelques centaines de mètres à l’est du ruban turquoise. Un point cramoisi au bord de la bande bleu tourna à l’écarlate vif. — Quelque chose chauffe, là-bas, dit Philip. — Je crois que je peux aider, intervint Royan. Une carte sommaire et transparente se superposa à l’image thématique. — Carte d’état-major, expliqua Royan. La dernière édition avant que le PSP prenne le pouvoir. Rien n’a beaucoup changé entre cette date et le réchauffement. La carte pivota dans le sens des aiguilles d’une montre jusqu’à ce que les deux grilles concordent, puis il y eut un temps de réglage et elle afficha le tracé des rues. — On n’aura pas mieux. « Minoterie désaffectée », lut Julia. Le point lumineux était devenu aussi éclatant qu’un rubis au soleil. — L’émission thermique augmente rapidement, commenta Philip. L’endroit est en feu. Et Greg s’en éloigne, très lentement. Ce qui veut dire que notre ami est à pied, ou plutôt qu’il patauge dans cette gadoue. — Il s’enfuit, fit Royan. — Ça se pourrait bien. Je me demande si Gabrielle est avec lui. — Si elle est toujours vivante, elle sera avec lui, déclara Royan, péremptoire. Julia sentait l’adoration qu’étonnamment Royan réussissait à transmettre par leur moyen de communication inanimé. Sa conviction était inébranlable. Et elle savait qu’il avait raison, Greg n’aurait jamais abandonné quelqu’un pour sauver sa propre peau. — Grand-père ? — Je sais, Juliet. La fenêtre de tir se referme dans quatre-vingt-dix secondes. Il est temps de prendre une décision. — M. Philip m’a expliqué, mademoiselle Juliet. C’est une idée super. Il a dit qu’elle venait de vous. — Bien sûr qu’elle vient de Juliet, mon garçon. C’est une Evans, jusqu’au bout des ongles. Et nous ne faisons pas les choses à moitié, tu peux me croire. — J’aimerais bien savoir qui se trouve dans cette tour, fit Royan. — Quelqu’un d’important, répondit Juliet. D’assez important pour que ce soit Kendric qui lui rende visite, et non l’inverse. Et si vous connaissiez Kendric comme je le connais, vous sauriez qu’il y a très peu de gens au monde qui à ses yeux méritent une telle concession de sa part. Le premier exemple de sensation envahit leur univers privé, une démangeaison électrique qui rappela à la jeune fille des nerfs très éloignés. Elle contempla la minoterie avec la hauteur d’une déesse de l’Olympe. — Est-ce que ça pourrait vraiment être lui ? demanda Philip. — On n’a jamais retrouvé son corps, dit Royan. On n’a jamais eu aucune preuve irréfutable de sa mort. Même la Mindstar n’a jamais su. — Il faut nous dépêcher. Il nous reste peu de temps. Très peu. — Non, dit Julia, sûre d’elle-même. Quelle que soit la raison, nous ne pouvons pas laisser passer l’occasion. — Je suis d’accord, ajouta Royan. — La décision est donc unanime. Accédez à la mémoire centrale de la cartographie militaire et chargez les coordonnées de cette minoterie, mon garçon, qu’elles soient aussi précises que possible. Nous n’avons plus que la liaison montante avec le satellite, depuis l’arrivée à Wilholm de vos amis. J’aurais préféré continuer à observer Wisbech, juste au cas où il faudrait actualiser. Mais nous n’avons pas le choix. — Vous avez de la chance d’avoir encore cette liaison. Le Père sait y faire. La conscience de Julia bascula au moment où l’image thématique s’évanouissait. Elle se retrouva branchée directement sur les systèmes de Wilholm, au cœur d’une toile d’araignée tridimensionnelle de canaux de données. De nouveaux fils apparaissaient à une vitesse phénoménale et se connectaient au reste à mesure que le programme d’annulation purgeait l’ensemble du virus. Un rapide contrôle lui apprit qu’il ne restait que trois servomécanismes en fonction pour manœuvrer l’antenne satellite de Wilholm. Le temps accéléré s’étira en ce qui lui sembla durer des heures pendant que la parabole tournait sur son axe et se positionnait face à l’horizon, à l’ouest. Son grand-père avait neutralisé les limiteurs de sécurité des servomécanismes pour leur permettre d’accepter une double charge. Les senseurs thermiques relayèrent la chaleur des moteurs en surcharge dans le bulbe rachidien de Julia, et elle eut l’impression que des mains de feu enserraient son cerveau. — Désolé, Juliet. La douleur disparut aussitôt. La rotation de la parabole s’acheva, et les servomécanismes secondaires ajustèrent la position. — Coordonnées prêtes pour le chargement, monsieur Philip. À un demi-mètre près. — Même à trois cents mètres près, ça irait, affirma Julia. — Pas de fanfaronnades, ma petite, dit Philip Evans tout en incorporant ces données à son programme AutresYeux, mais elle sentit la fierté qu’il éprouvait derrière ces pensées. Bien, ne reste plus que le code de réactivation. Juliet, à toi l’honneur. Elle s’octroya un instant de satisfaction égoïste intense. > Accès Ange Exterminateur. La longue succession de chiffres binaires émergea de ses nodules pour flotter entre eux trois. Son grand-père intégra le tout dans le programme AutresYeux, qui le transmit instantanément à la parabole. — Cette fois, salopard, cette fois je vais t’avoir. CHAPITRE 43 En théorie, son plan était parfait. Ils ne se trouvaient pas à une très grande hauteur, et la couche de boue autour de la tour ne devait pas être trop épaisse. Mais bien sûr, il n’avait aucun moyen de le savoir réellement. Greg toucha la surface et sa chute ne ralentit que lorsque l’eau atteignit ses cuisses. Il laissa ses genoux plier pour absorber la force d’inertie. La boue visqueuse monta jusqu’à ses chevilles et les emprisonna. C’est alors que sa main gauche frappa l’eau. Le choc supplanta la puissance anesthésiante dispensée par son nodule cortical. Greg hurla quand les poignards de la douleur le transpercèrent. Des étoiles éblouissantes tournoyèrent devant ses yeux. Ses pieds reposaient sur quelque chose de solide. Il voyait une lumière orange vacillante qui éclairait une grosse touffe de roseaux trois mètres devant lui, marquant le périmètre d’un monticule bas de décombres. Un pignon saillait en son centre, incliné à quarante-cinq degrés et soutenu par un contrefort de poutres qui ressemblait à quelque étrange squelette géométrique de baleine. L’eau atteignait le bas de sa cage thoracique, et ses jambes fléchies étaient complètement sous l’eau. Greg essaya de se redresser. Il fallut une éternité avant qu’il parvienne à initier le mouvement. La boue refusait de relâcher son emprise. La panique lui serrait la gorge. Il n’y avait rien qu’il puisse agripper pour l’aider à se dégager. Les muscles de ses jambes devraient faire tout le travail. Et à tout instant les gros bras de Kendric risquaient de se précipiter hors de la tour. — Où es-tu, Greg ? appela Gabrielle. — J’arrive. Se redressait-il un peu plus vite ? La douleur avait de nouveau déserté sa main gauche et il lui était plus facile de se concentrer. Il sentait la boue glisser le long de ses cuisses. — Va vers les roseaux. Allez ! Bouge-toi. Ses fesses se décollèrent de la boue et il se remit debout. L’eau lui arrivait à la taille, et la vase emprisonnait toujours ses genoux. Il tira son pied gauche de la succion, resta pendant un instant ainsi, comme une cigogne, puis bascula vers l’avant en battant l’air de ses bras. La tension exercée sur son genou droit était incroyable, tout le poids de son corps essayant de le faire plier à l’inverse du sens naturel. Il saisit les roseaux de la main droite et se tira vers le monticule. La boue lâcha prise avec une réticence extrême. Greg empoigna une autre touffe de roseaux. Sa progression tenait autant de la nage que de la reptation, le tout à la vitesse d’un escargot. De plus, il s’efforçait de faire le moins de bruit possible, ce qui ne lui facilitait pas la tâche. Par chance, les roseaux devinrent très vite plus denses et hauts. Il entendit un staccato étouffé derrière lui, et devina que les conserves explosaient dans le feu. Un coup d’œil en arrière lui permit de voir la tour, monolithe sombre dressé dans le ciel nocturne. La fenêtre brisée du premier étage était un rectangle jaune éblouissant, tandis que les autres luisaient de la lumière rosée des biolums. Des ombres s’agitaient à l’intérieur. Plusieurs personnes couraient sur l’anneau herbu entourant la base de l’édifice. Trois pataugeaient dans l’eau, mais sans s’aventurer très loin. S’ils voulaient atteindre les roseaux, ils devraient se mettre à plat ventre et avancer en se tortillant. C’était la seule façon de procéder. Ils ne semblaient d’ailleurs pas en avoir très envie. Les faisceaux de deux torches sondèrent les alentours. Greg roula sur le ventre et reprit sa reptation. Trente secondes plus tard, il sentit le sol ferme sous ses coudes. Des herbes raides disputaient le terrain aux roseaux. À présent, il se servait autant de ses genoux que de ses coudes pour avancer vers le pignon et se mettre à couvert. Il savait exactement ce que Kendric et Armstrong allaient faire. Des morceaux d’ardoise et l’herbe rêche entaillèrent sa peau. Quelque part sur sa gauche, un autre corps se mouvait lourdement. Un fusil électromagnétique se mit à tirer en chuintant. Les balles s’enfoncèrent dans le monticule avec un bruit sourd, ricochèrent contre les briques. Greg poursuivit ses efforts. — Va là-bas. C’était la voix rageuse de Kendric. D’autres moins distinctes lui répondirent. Le pinceau pâle de la torche électrique effleura le sommet des roseaux autour de Greg. De petites fleurs d’un rouge sombre brillèrent dans la lumière. Au-dessus de sa tête, des moucherons formaient une galaxie argentée. Le faisceau s’éloigna. Le fusil électromagnétique s’était tu. Greg atteignit enfin le mur de briques incliné. Gabrielle y était déjà, au bout d’une piste boueuse. Elle haletait. — Seigneur, l’odeur ! s’exclama-t-elle. — Quelle odeur ? — Incroyable, l’insensibilité de certains gens… Il se remit debout tant bien que mal. L’îlot sur lequel ils se trouvaient mesurait peut-être vingt mètres dans sa plus grande largeur. Greg avait espéré que tous ces monticules seraient reliés entre eux, mais le suivant était distant d’au moins quarante mètres. L’eau huileuse et chargée d’algues clapotait entre les deux, et elle ne semblait pas très profonde. — À poil, dit-il, et il tressaillit quand le fusil électromagnétique lâcha une autre rafale dans le pignon. — Quoi ? fit Gabrielle. L’air hagard, léthargique, elle serrait contre elle son bras gauche plié. — Il va nous falloir nager. Nos vêtements nous entraîneraient vers le fond. — Nager vers où ? — Il faut s’éloigner de la tour, tu te souviens ? D’un kilomètre, au moins. Combien de temps nous reste-t-il ? Elle ferma les yeux. — À peu près vingt minutes. Peut-être moins. — Nous allons survivre ? — Certains d’entre nous oui, d’autres non. Elle semblait se désintéresser totalement de la question. Greg risqua un coup d’œil par-dessus les briques et se remit aussitôt à couvert. — Et merde ! — Quoi encore ? — Ils ont éteint l’incendie. J’espérais qu’il serait remarqué par les bateaux sur la Nene. Quelqu’un aurait pu le signaler. La réflexion provoqua chez Gabrielle une série de gloussements hystériques qui se terminèrent sur une toux gargouillante. — Ne t’en fais pas pour ça, Greg. Beaucoup de gens verront ta tour avant la fin de la nuit. Tu peux me croire. Il se sentit un peu ridicule. — Ouais, bien sûr… Allons-y. Il entreprit d’ôter la veste de son smoking et serra les dents quand sa main gauche glissa hors de la manche. Elle avait beaucoup gonflé, et la peau était tendue au maximum. Puis ce fut au tour du pantalon, et il découvrit qu’il est très malaisé de défaire sa ceinture avec une seule main. D’autres cris s’élevèrent du côté de la tour. Des ordres contradictoires se mêlaient aux injonctions répétées de Kendric et aux aboiements d’Armstrong. Gabrielle lui lança un regard chargé de remords avant de commencer à déboutonner son chemisier. Greg s’était débarrassé de son pantalon, et il l’aida à faire de même avec son vêtement. — Remets tes chaussures, lui dit-il. Une troisième rafale ricocha sur les briques. Ils se courbèrent et descendirent de l’autre côté du monticule en gardant la petite pyramide des ruines entre eux et la tour. L’eau ressemblait plus à de la gélatine et elle ondula de façon étrange quand Greg y entra. Elle se referma sur son corps, mais il ne coula pas. En fait, le pire se trouvait à la surface. Une strate liquide de soixante centimètres était coincée entre la boue et l’écume constituée d’algues en décomposition. Gabrielle grogna en se glissant à côté de lui. Il se mit à avancer en nageant à l’indienne, laborieusement, et en poussant vigoureusement avec ses pieds. Des paquets d’algues s’accrochaient à son bras droit et venaient se coller à son visage. Il devait s’arrêter régulièrement pour les enlever. Ses yeux étaient en feu. Gabrielle rencontrait moins de difficultés, puisqu’il lui ouvrait le chemin. Quand ils atteignirent le deuxième îlot, il commença à s’inquiéter de ce qui se tramait vers la tour. Il regarda dans cette direction et vit que quelqu’un avait ouvert la fenêtre de l’étage supérieur et balayait le premier monticule et ses environs avec le faisceau d’une torche électrique. La lumière n’était pas assez puissante pour arriver jusqu’à eux, mais Gabrielle et lui se courbèrent à l’abri des joncs pour rejoindre l’autre côté de l’îlot. Loin sur la droite, il aperçut les formes gonflées de troncs d’arbres pourris qui émergeaient des algues telles des baleines remontant à la surface. Il y en avait une trentaine, ce qui indiquait une sorte de jardin. Ils ne pouvaient donc prendre cette direction. Il fallait qu’ils progressent le plus vite possible, pour mettre le plus de distance possible entre eux et la tour avant que celle-ci explose. Le jardin serait un véritable marécage, impossible à traverser. À cent cinquante mètres devant eux se dressaient les premiers alignements de bâtiments reconnaissables : des maisons individuelles aux murs en partie effondrés et aux toits concaves, mais qui tenaient encore debout. Jusque-là, l’espace était un paysage ponctué d’atolls verdâtres séparés par des bandes marécageuses. — Une préférence pour la direction ? demanda Greg. Gabrielle secoua la tête. — Non. Mais tu as raison de vouloir nous éloigner. Cette explosion va être énorme. J’espère que j’y arriverai. Elle était dans un état lamentable. Les replis graisseux de son corps étaient souillés par la purée d’algues, et ses cheveux pendaient en mèches poisseuses. Elle avait la respiration pénible d’une asthmatique et était agitée de tressaillements, comme si elle souffrait de la maladie de Parkinson. — Sans problème, affirma-t-il, et il pria pour que ce soit vrai. Ils s’engagèrent dans le premier canal. Le cinquième îlot qu’ils abordèrent était plus grand que les quatre précédents. Des poutrelles en fer saillaient parmi les laîches. Au sommet du monticule, il y avait plus d’herbes que de roseaux. La terre avait commencé à s’accumuler dans les fissures entre les fragments de pierre et de ciment. Greg s’entailla le mollet sur quelque chose d’acéré. Il poussa un juron. Quand ils arrivèrent à l’autre extrémité, ils n’étaient plus qu’à trente mètres des maisons. Un dernier effort et ils retrouveraient la terre ferme. Cette fois, il s’agissait d’une longue crête droite parallèle à la rangée de maisons, encombrée de cheminées penchées ou écroulées et de chevrons recouverts de lichen. Les ardoises formaient un tapis mouvant sous leurs pieds et rendaient leur progression hasardeuse. Alors qu’il atteignait le sommet, Greg entendit le son. Un bourdonnement bas qui croissait en volume et s’élevait peu à peu vers les aigus. Un bruit qu’il identifia sans peine. — On déménage, et vite, dit-il. Ces salopards ont pris l’hovercraft. — Je n’en peux plus, fit Gabrielle d’un ton démoralisé. — Un dernier effort. C’est tout ce que je te demande. Ensuite tout sera fini. — Oui. Oui, tu as raison. Il ne reste plus que quelques minutes. Tout s’éclaircit, Greg. Tout devient beaucoup plus net. Il s’en rendit soudain compte, lui aussi. Il pouvait de nouveau détecter l’esprit de son amie. Une brume pâle de pensées incohérentes qui flottaient au hasard dans un océan de douleur. Gabrielle ne tenait que par l’adrénaline, et ses glandes endocrines étaient quasi épuisées. Ils avaient échappé à la zone blanche que projetaient les jumelles. Greg laissa son implant glandulaire se déchaîner, envahir son cervelet, et tant pis pour les risques. Les synapses vibrèrent sous la tension, et son hypersens se déploya d’un coup. L’effet sur son moral fut immédiat, et proche de l’étourdissement. Il était de nouveau entier, lui-même. Deux hovercrafts s’éloignaient de la tour en une longue courbe, avec à bord de chacun trois esprits, des boules compactes de malveillance. Greg identifia Toby sur un des engins, en compagnie de deux hommes d’équipage inconnus. Mark et Kendric se trouvaient sur l’autre, avec le pilote. Il n’y avait aucune trace d’autres esprits qu’il aurait pu reconnaître, Armstrong, Turner ou même Hermione. La tour demeurait une coquille vide pour son hypersens, ce qui signifiait qu’au moins une des jumelles s’y trouvait toujours. Ce qu’il aurait aimé savoir, c’était si le troisième hovercraft avait été gonflé. Une faible brume d’esprits anodins luisait à la périphérie de son hypersens. Ceux de divers animaux, chiens et chats retournés à l’état sauvages, rongeurs, une multitude de reptiles. Sans se soucier de ses protestations geignardes, il entraîna Gabrielle vers le bas de la pente et dans le marécage qui recouvrait la rue. Ils n’eurent pas à nager. La boue collante n’était profonde que de quelques centimètres et il était possible d’avancer, même si c’était en pataugeant. L’eau et sa couche d’algues pourries leur arrivaient à mi-cuisse. Greg fut presque tenté de se cacher dans une des maisons qui n’avaient plus ni portes ni fenêtres. Il aurait suffi d’en choisir une au hasard. À moins que les hovercrafts soient équipés de senseurs très sophistiqués, Kendric et Toby ne pourraient jamais les localiser. Mais les murs étaient dangereusement délabrés, et il renonça à ce projet. Si la tour explosait avec la violence dont avait parlé Gabrielle, ces ruines risquaient fort de s’effondrer sur eux. Ils atteignirent une sorte de dune et la gravirent. Greg aperçut deux auréoles blanches qui glissaient sur l’horizon derrière eux, dans le dédale de canaux marécageux. Le bourdonnement des moteurs à hélice était audible à certains moments. Kendric et Toby s’étaient séparés pour entamer la traque. Au moins, il n’y avait que deux hovercrafts. Il tira Gabrielle dans un fossé étroit entre deux maisons. Il y avait des animaux de l’autre côté des murs, en plus grand nombre qu’il l’avait d’abord pensé, qui trottinaient frénétiquement. Le jardin à l’arrière était adossé à son jumeau. Une palissade marquait la séparation, et ses planches pourries s’affaissaient sous leur propre poids. Dans un coin se trouvait une serre dont les carreaux étaient tapissés de l’intérieur par des feuilles aussi larges qu’une main. Quelque trésor d’horticulture avait prospéré grâce à la chaleur et à la boue chargée de nutriments, au point que la structure en aluminium semblait prête à éclater. Des doigts d’une lumière argentée sondèrent le vide entre deux maisons, à une centaine de mètres. Le bruit des moteurs était plus fort. Greg détecta l’esprit fruste de Toby. L’homme irradiait la malveillance, et il espérait bien être celui qui découvrirait leurs proies. Il les savait dans les parages. C’était un chasseur né. La masse des maisons masqua la lumière quand l’hovercraft poursuivit sa course. Puis les faisceaux lumineux réapparurent, plus proches cette fois, à trois maisons de là. Greg poussa Gabrielle derrière la serre et attendit que les feuilles entrent en fluorescence. L’éclairage de la serre mourut quand l’hovercraft s’éloigna, mais Greg avait perçu la détermination de Toby. Il ordonnerait au pilote de faire passer l’engin par les jardins dès qu’ils auraient atteint le bout de la rue. Son hypersens repéra Kendric, qui patrouillait toujours dans les canaux boueux. Ils ne pouvaient pas revenir en arrière, et l’explosion transformerait ces jardins clos en pièges mortels quand briques et pierres y seraient projetées. — Par là. La rangée de maisons devant eux était quasi identique à celle qu’ils venaient de dépasser, mais en meilleur état. Gabrielle se déplaçait comme un automate. Greg donna un coup de pied dans la palissade puis l’éventra aussi facilement que si elle avait été en papier. Il y avait un abri à fruits de l’autre côté, constitué de montants en acier galvanisé sur lequel était tendu un filet en nylon. Cette découverte lui donna une idée. Il saisit une des traverses de sa main droite et se mit à tirer dessus. Elle était maintenue en place par deux joints en plastique moulé fissurés et délavés. L’un d’eux céda brusquement et se cassa en deux. Greg décrocha l’autre extrémité d’une saccade violente qui fit se déchirer le filet. Il avait maintenant en main une perche solide de trois mètres de long. Le revêtement en zinc avait blanchi avec le temps, mais il avait protégé l’acier de la rouille. — Qu’est-ce que tu fais ? demanda Gabrielle. — J’improvise un petit cadeau pour Toby. Il n’y avait aucun esprit de vengeance en lui. Il s’agissait maintenant de combattre pour survivre, et rien de plus. Il considérait Toby comme un obstacle qui devait être supprimé. La haine était le problème de son adversaire, pas le sien. Il coinça la perche entre ses genoux et y attacha une bande du tulle de nylon. Ce fut laborieux, et il dut tenir un bout de la bande entre ses dents pendant que ses doigts formaient le nœud. Les lances n’étaient pas plus primitives, mais cet empennage rudimentaire maintiendrait la stabilité de sa trajectoire stable sur quelques mètres. Ils pataugèrent vers une ruelle étroite entre les deux maisons suivantes. Les morceaux de briques s’étaient amoncelés et s’élevaient à un mètre au-dessus du tapis d’algues. Greg avait perdu ses chaussures dans un des canaux, et ses pieds nus le faisaient horriblement souffrir. S’il marchait sur quelque chose d’acéré, ils deviendraient complètement insensibles quand la douleur déclencherait l’action de son nodule cortical. Lorsqu’ils arrivèrent dans le jardinet de façade, ils s’enfonçaient de nouveau jusqu’aux genoux dans l’eau épaisse. La rue où ils débouchèrent était pratiquement intacte. Greg aurait presque pu se croire sorti avant l’aube, par un matin d’automne, quinze ans plus tôt. Les carcasses rouillées de voitures à essence étaient garées le long de la rue. Des arbres nus se dressaient à intervalles réguliers, les murs bas en briques étaient toujours surmontés de leurs grilles en fer forgé, et les réverbères étaient encore verticaux. C’était une tranche bien ordonnée d’une banlieue habitée par la classe moyenne. Seul le tapis d’algues brisait cette illusion de normalité. Un rideau de lumière apparut à cent cinquante mètres d’eux. L’hovercraft de Toby parcourait les jardins. Greg sentit l’excitation qui montait dans l’esprit de l’homme. L’instinct de Toby lui disait que sa proie n’était plus très éloignée. Greg trouva la chose troublante, comme si sa propre aptitude se retournait contre lui. Toby et lui devaient partager le même génotype mental. — Je veux que tu ailles jusqu’au bout de la rue, dit-il à Gabrielle. Elle ne répondit rien. Elle se tenait là, épaules voûtées, bras ballants. Sa main gauche était gonflée et inflammée, horrible à voir. La boue avait séché sur elle et s’était craquelée, comme si elle perdait une peau épaisse pour laisser place à une chair bleutée. Il résista à l’envie de regarder sa propre main. — Écoute, Gabrielle. Il faut que tu marches jusqu’au bout de cette rue. Et quand l’hovercraft arrivera, tu te laisseras tomber. D’accord ? C’est tout. Tu peux faire ça pour moi ? La perplexité rida son front. — Marcher ? — Oui. Et quand la lumière arrive, tu te caches. Il posa la main à plat dans son dos et la poussa en avant. Elle se mit à marcher d’un pas pesant. — Je me laisse tomber ? — C’est ça. — À vos ordres, marmonna-t-elle vaguement. Je ne te décevrai pas, Greg. Promis. Il la laissa s’éloigner de sa démarche de somnambule. Il s’en voulait de l’utiliser comme appât, mais il n’avait pas le choix. Il remonta la rue en direction du large pinceau lumineux qui dardait par intermittence et lui indiquait la progression de l’hovercraft. La bouillie d’algues moussait autour de ses genoux. La boue essayait de retenir ses pieds. Parfois il lui semblait sentir la surface solide du macadam. La lumière apparut dans l’espace entre deux maisons, devant lui. Il se figea et écouta le bruit du moteur à hélice qui croissait et se répercutait dans la rue. La lumière s’éteignit. Une faible lueur passa sur le toit de la maison. L’hovercraft de Toby arrivait à sa hauteur. Un faisceau éblouissant naquit entre les maisons et l’enveloppa. Un hurlement de triomphe jaillit de l’esprit de Toby. La vision de Greg fut réduite à une brume rose scintillante quand le laser de visée atteignit ses rétines. Il se lança en avant. Le son presque mélodieux du fusil électromagnétique s’éleva dans la nuit. Les projectiles dessinèrent une série de petits cratères dans la couche d’algues derrière lui. Le moteur à hélice rugit lorsque le pilote chercha à faire demi-tour. Greg retomba dans les ténèbres. L’effet aveuglant du laser s’estompa et il aperçut le saupoudrage brillant des étoiles à travers la gaze des cirrus. Il entendait le bruit que faisait l’hovercraft en franchissant les barrières de force. Il laissa ses nerfs se détendre, les battements de son cœur ralentir, sa tension baisser. Il se mettait au diapason du milieu. Il sentit que l’hovercraft fonçait à travers les jardins pour retourner d’où il était venu. Il regarda en direction de Gabrielle. Sa silhouette solitaire s’éloignait toujours plus. Son hypersens lui apprit que l’esprit de son amie fonctionnait avec une simplicité de cyborg et était totalement concentré sur sa marche. Il se baissa dans la couche d’algues. L’hovercraft avait atteint le dernier des jardins et contournait maintenant la dernière maison. Greg aperçut ses projecteurs avant de s’immerger complètement. L’hypersens lui révélait tout ce qu’il avait besoin de savoir, son univers particulier comme la réalité. Toby était penché à la proue, poings serrés, yeux écarquillés. Les faisceaux lumineux accrochèrent la silhouette de Gabrielle. Elle plia les jambes et bascula en avant. Toby poussa un hurlement de vengeance. Greg entendit le grondement du moteur qui se propageait dans l’eau et se rapprochait. L’esprit de Toby était un chaudron rougeoyant de pensées hostiles focalisées sur lui. L’hovercraft passa juste au-dessus de son corps. Il refit aussitôt surface. Le souffle de l’hélice chassa la couche d’algues de son visage. Il se redressa tel un Neptune de dixième zone, son javelot galvanisé dans la main. Il visa posément, et lança. La perche d’acier transperça la grille de protection en fibre de carbone à l’arrière de l’hovercraft et heurta l’hélice de plein fouet. La trajectoire s’infléchit quand la pointe fut tranchée par une pale, et l’arme improvisée fut tirée vers le bas. Ce n’était pas désastreux en soi, car l’hélice était conçue pour supporter l’impact avec un oiseau. Mais de par sa longueur la perche fut déviée en plein dans le support d’essieu de l’hélice, qui se détacha instantanément sous la force terrible du choc. Et une scie circulaire de deux mètres de diamètre tournant à trois cents tours par minute explosa hors de la grille pour dévorer l’arrière de l’hovercraft. Il y eut bruit pareil à un coup de tonnerre et la proue se souleva en perdant de sa rigidité. Les projecteurs lacérèrent le ciel. Trois corps et des pièces diverses furent catapultés dans les airs. Un énorme geyser d’eau gicla quand l’hélice toucha la couverture d’algues. Un des corps retomba à la verticale. La coque déchiquetée de l’hovercraft s’abattit à son tour. Les projecteurs s’éteignirent, et l’écume se dispersa. Une pluie de particules de boue et d’algues arrosa une vaste zone autour de l’engin. Un esprit avait survécu, et le corps qui l’abritait se tordait de douleur. Un autre corps gisait face dans l’eau. Toby. Il n’y avait aucune trace du troisième. Greg s’approcha. Il lui était plus facile de marcher, car une large portion de la rue avait été nettoyée de sa couche d’algues. Gabrielle flottait sur le dos, à demi submergée. Il passa sa main valide sous sa tête et la souleva. Elle fut prise d’une quinte de toux. — Je l’ai fait, pas vrai, Greg ? Exactement comme tu voulais. — Tu l’as fait, pas de doute là-dessus. — Tu les as eus ? — Ouais, ils ne seront plus un danger pour personne. Quatre pinceaux lumineux le clouèrent sur place. L’hovercraft de Kendric venait de tourner dans la rue. Il resta immobile. Il était trop épuisé pour fuir. D’ailleurs, il n’aurait jamais pu abandonner Gabrielle. L’hovercraft avançait sans hâte. Greg mit une main en visière pour éviter l’éblouissement. Kendric se tenait debout à la proue, devant le pare-brise en Plexiglas. L’image même du grand chasseur blanc, avec son fusil électromagnétique coincé au creux de son bras replié et un pied posé sur le plat-bord. Greg le vit arriver en le lisant dans l’esprit de Gabrielle. De la télépathie authentique. Il ouvrit la bouche, tendit le bras et désigna le ciel. L’esprit de Kendric s’emplit d’un mépris souverain devant ce qu’il pensait être une manœuvre pathétique. Puis le doute naquit, précisément parce que son adversaire n’aurait jamais agi de la sorte. Il se retourna pour regarder dans la direction qu’indiquait Greg, juste à temps pour voir l’aube safran qui se répandait dans le ciel de Wisbech. La source lumineuse se trouvait directement au-dessus d’eux. C’était une étoile étincelante qui traversait les constellations avec une lenteur apparemment extrême. Son éclat jetait des ombres aussi dures et découpées que le soleil. Greg pouvait apercevoir des nuages effilochés pris dans une soudaine bourrasque, à des kilomètres d’altitude. Gabrielle se mit à rire. La fausse étoile était maintenant aussi lumineuse que le soleil à son zénith, puis elle devint plus brillante encore. Elle commença à s’allonger. Les murs de briques devinrent écarlates. L’intuition murmura au cerveau de Greg. Et il sut. Le Merlin. Alors son hypersens délivra le choc ultime, un unique train de pensées incendiaires qui venaient des nodules de la sonde spatiale : la joie vengeresse de Philip Evans qui précipitait inexorablement l’engin sur Leopold Armstrong. Le Merlin descendait à vitesse orbitale en créant un tunnel de vide dans l’atmosphère. Une comète pourpre et blanche avec une queue rigide et incandescente d’air superionisé qui s’abattait tel un laser de défense stratégique d’une puissance monstrueuse. Greg replia les bras devant son visage dans une tentative désespérée pour protéger ses yeux. Il y eut un flamboiement rouge sang, puis le noir. L’onde de choc fut pareille à un tsunami invisible. Elle arracha Greg du sol et l’envoya tournoyer dans l’air. Il vit les maisons de la rue qui se désintégraient, des avalanches de briques et des cascades de tuiles. L’atmosphère était devenue une tempête d’échardes géantes et de fragments poudreux. Et il vit la tour. Ou plutôt, l’endroit où la tour s’était dressée : une haute colonne d’air surchauffé montait dans le ciel qui s’assombrissait de nouveau. Sa fluorescence vermillon clignotante était gainée dans les tresses tourbillonnantes des nuages de suie. L’électricité statique forma des toiles d’araignées bleutées qui crépitèrent autour de sa couronne. Pour un liquide, l’eau était incroyablement dure. CHAPITRE 44 Greg s’éveilla en paix, de corps comme d’esprit. Bien heureux. Il sentait tout son corps, à l’exception de sa main gauche, et aucune partie n’était douloureuse ni ne semblait avoir été malmenée. Tout n’était que chaleur et douceur. Un sacré changement. Il ouvrit les yeux. Jusqu’à la lumière qui était douce, d’une teinte perle. Il cligna plusieurs fois des paupières et les formes floues autour de lui devinrent nettes. Il était étendu sur le dos et regardait un plafond ivoire où étaient encastrées des bandes de biolum. Un jeune homme en blouse blanche était en train d’ôter une électrode à son front. — Bienvenue parmi nous, monsieur Mandel, dit-il. Ce ton sans humour, professionnel. Ce type devait travailler pour Event Horizon. — Ne vous inquiétez pas, tout va bien, affirma le médecin. Vous êtes dans une clinique d’Event Horizon, à Liezen. C’est en Autriche. — Qui s’inquiète ? Le praticien acquiesça. — Ah, bien. Il arrive qu’une sensation de désorientation suive un sommeil induit prolongé. — Qu’est-ce que vous entendez par « prolongé » ? — Huit jours. En plus de vos blessures physiques, vous souffriez d’une tension cérébrale extrême due à une surdose de neurohormones. J’ai chargé un ordre d’interdiction dans votre nodule cortical pour empêcher toute sécrétion glandulaire. Revenez dans trois mois, et j’effacerai cet ordre. À moins que vous préfériez l’ablation de cet implant. (Il fronça le nez.) Personnellement, je ne les aime pas. — Merci, docteur, fit la voix claire de Julia. Ce sera tout. Avec un soupir résigné, le médecin recula. Greg tourna la tête. Il se trouvait dans une petite chambre immaculée, avec un tas de modules médicaux à côté du lit. Une fenêtre panoramique donnait sur un parc ensoleillé où paissaient des lamas. Le lit se redressa lentement jusqu’à ce qu’il soit en position assise. Ses bras étaient posés sur les draps. Un manchon médical enveloppait sa main gauche et était relié aux modules par plusieurs câbles fins en fibre optique. C’était aussi bien, car il n’avait pas très envie de la contempler, cette main. Julia portait une robe d’été bleu marine qui s’arrêtait largement au-dessus des genoux. Elle l’observait en silence, d’un regard attentif. — Jolie coiffure, lui dit-il. De petites boucles entortillées transformaient sa chevelure en un nuage léger. Une chaîne de minuscules fleurs bleues formait une tiare délicate au-dessus de ses sourcils. Il songea qu’avec un petit bouquet de primevères elle aurait fait une demoiselle d’honneur très présentable. Elle se tapota délicatement les cheveux d’une main légère. — Oh, vous trouvez ? Adrian aime beaucoup, lui aussi. — Ce petit veinard d’Adrian. Le médecin sortit sans bruit et referma la porte derrière lui. Le visage de la jeune fille se rembrunit et la tristesse voila ses yeux. — Je suis tellement désolée, Greg. Vraiment. Rien de tout ça n’aurait dû arriver. Tout est ma faute. — Ne dites pas de bêtises. — Mais c’est la vérité. Greg l’écouta lui raconter l’épisode avec le contenu des Crays, la défiance qu’elle avait eue à son encontre, la médaille de saint Christophe et son émetteur. Il n’avait pas la force de réagir dans un sens ou un autre, par le désespoir ou la colère. Le sujet lui semblait presque abstrait. C’était du passé, et on ne pouvait pas le changer. Ce foutu fiasco devait tout à la confiance aveugle qu’il plaçait dans son intuition, comme si elle était infaillible et qu’il pouvait se passer de réfléchir logiquement. Tout était sa faute, à lui. Il poussa un long soupir, et dit : — Pardonnée. Et puis c’est vous qui aviez raison, j’aurais dû faire le rapprochement entre Ellis et le PSP. Et je n’ai rien vu pour Steven non plus. Disons que nous sommes quittes. — Vous le pensez ? Vous me pardonnez réellement ? Elle scrutait son visage, et l’appréhension brillait dans ses yeux. Elle voulait l’absolution, aussi la lui accorda-t-il de bon cœur : — Oui, je le pense réellement. Il l’avait recherchée lui-même assez souvent pour ne pas la lui refuser. Elle le remercia d’un sourire lumineux et s’assit au bord du lit. — Pendant toute la semaine, j’ai été terrifiée à l’idée du moment où vous alliez vous réveiller, et de votre réaction. J’ai fait la paix avec tout le monde. — Tout le monde, répéta-t-il, l’esprit encore un peu lent. Eh, comment va Gabrielle ? — Elle va bien. Tout le monde va bien, à présent. (Elle eut une moue pensive.) Ils lui ont enlevé son implant il y a deux jours. Elle a insisté, en disant que ça faisait partie de l’accord. Il lui faudrait du temps pour s’y habituer, Greg le savait. Mais il serait intéressant de voir l’évolution de Gabrielle sans son implant. Peut-être qu’elle recommencerait à prendre soin d’elle, et à vivre vraiment. Une perspective agréable. — Comment nous avez-vous tirés de là ? demanda-t-il. — Oh, Teddy et Morgan Walshaw ont pris un Prowler et sont arrivés à Wisbech vingt minutes après l’explosion. Je voulais les accompagner, ajouta-t-elle en fronçant les sourcils à ce souvenir, mais ils ont refusé catégoriquement. C’est la seule chose sur laquelle ces deux-là soient jamais tombés d’accord. — Teddy ? Comment connaissez-vous Teddy ? Elle eut un sourire espiègle. — Vous avez un peu de retard à rattraper. Mais je laisse à Eleanor le soin de tout vous expliquer en détail. J’ai usé de mon autorité pour être là quand ils vous ont réveillé, mais il vaudrait mieux que je ne m’attarde pas trop, ou elle va défoncer la porte pour vous rejoindre. Elle en serait capable. J’aurais pu me douter que vous préfériez ce type de femme. Et vous avez de la chance d’être avec elle, Greg. Nous avons passé beaucoup de temps à bavarder, cette dernière semaine. J’ai appris à la connaître. C’est une fille super. — Vous pensez que je ne le sais pas ? Julia acquiesça d’un air satisfait. — Bien. Et vous pourrez avoir des enfants, au fait. Les isotopes du Merlin sont restés en orbite, il n’y a eu aucune retombée radioactive. — C’était vous. C’est vous qui l’avez mis en rideau. — Oui. Je n’avais que ça, Greg. Je vous l’ai dit, j’étais convaincue que Kendric était derrière l’attaque éclair, d’une façon ou d’une autre. Je ne savais pas à qui je pouvais faire confiance. Le Merlin était la seule arme dotée d’un tel rayon d’action à être sous mon contrôle direct, sans que j’aie à demander la permission à quiconque. Mon code prioritaire me permettait un accès illimité à la mémoire centrale de l’Institut astronautique. J’ai chipé les codes de commandes du Merlin, et je m’en suis servie pour le mettre à l’arrêt. Je voulais m’en servir pour tuer Kendric quand il serait en pleine mer, sur le Mirriam, pour que personne d’autre ne soit touché. Le Merlin peut parcourir douze millions de kilomètres et trouver un astéroïde de deux cents mètres de large. Le faire tomber de trois mille cinq cents kilomètres sur une cible de soixante mètres n’est pas un problème. Il m’aurait suffi d’envoyer un message par satellite à Kendric, et j’aurais obtenu la position du yacht à un mètre près, actualisée en permanence. Je n’avais même pas besoin de l’atteindre. Même sans ses isotopes et seulement dix pour cent de son carburant, le Merlin pèse encore plus d’une tonne. Et vous avez vu l’énergie cinétique qu’il développe à l’impact. — Ouais, j’ai vu. Qu’est-il advenu de Kendric ? Moi, j’ai bien survécu… Julia contempla un moment le parc par la fenêtre, avant de répondre, d’un ton neutre : — Ils n’ont ramené que Gabrielle et vous. Je n’ai pas posé la question. Vous pouvez leur demander, si vous voulez. — Non. Ce n’est pas nécessaire. Pas avec Teddy dans l’équipe de secours. Et Walshaw, d’ailleurs. Surtout Walshaw, peut-être. Julia se pencha et lui effleura les lèvres des siennes, en un baiser doux et rapide. — La première fois, murmura-t-elle d’une voix rauque. Merci, Greg. Il décela l’odeur de son parfum, mais déjà elle se redressait. — Un petit souvenir, pour vous. Elle accrocha la médaille de saint Christophe à la colonne de lit. — Ne vous inquiétez pas, l’émetteur ne fonctionne plus. — Dommage, je me serais senti plus en sécurité. — Il faut que je me sauve, j’ai un cours avec Royan. Il m’apprend à écrire des programmes de piratage. Greg faillit poser la question, mais il se ravisa. Eleanor lui expliquerait. Julia ouvrit la porte. Eleanor attendait dans le couloir. Même dans la robe de chambre blanche informe que la clinique lui avait fournie, elle était superbe. Quelque chose n’allait pas dans sa façon de marcher, et la peau de son visage semblait peler, à l’exception de la zone autour des yeux. Les deux femmes échangèrent un regard en se croisant. Et un sourire de connivence. — Il est tout à vous, dit Julia. 4ème de couverture Bienvenue au XXIe siècle. Le réchauffement climatique est irréversible. Après diverses catastrophes, un libéralisme effréné règne sur notre planète et les grandes compagnies détiennent désormais le pouvoir. Dans un tel environnement, un homme averti peut très bien tirer son épingle du jeu. Un homme comme Greg Mandel, ancien soldat d’élite de la brigade Mindstar et doté d’un implant biotechnologique qui fait de son intuition une arme redoutable. Pendant que les cartels se disputent sans merci une nouvelle source d’énergie révolutionnaire, la tension atteint son paroxysme… et Greg Mandel va affronter l’épreuve ultime. Né en 1960 en Angleterre, Peter Hamilton a débuté sa carrière d’écrivain en 1987. Il s’est très vite imposé comme l’un des piliers du renouveau de la SF britannique. Mais là où ses amis auteurs exploraient de nouveaux courants, Hamilton a préféré faire revivre l’émerveillement des grandes aventures spatiales chères à Robert Heinlein. Dans ce domaine, son cycle L’Aube de la nuit fait référence.