1 Oxford, Angleterre An de grâce 1832 Le rêve que je faisais peut-être s’évanouit quand la sonnerie à deux tons de mon fichu téléphone me tira du sommeil. Je tendis une main hésitante vers la lampe de chevet et sentis Myriam, à mes côtés, se retourner et grommeler. Enceinte de sept mois, elle n’appréciait plus du tout les coups de fil que je recevais parfois à des heures incongrues. Quand j’eus trouvé la chaînette de la lampe, je tirai dessus, puis décrochai le combiné en Bakélite noire. Entendre la voix mélodieuse de Francis Haughton Raleigh lutter victorieusement contre la friture de la ligne ne me surprit pas. Le vieux missi dominici de la famille était mon supérieur direct. Peu de gens, à part lui, auraient pris le risque de me déranger au milieu de la nuit… — Edward, mon garçon, dit-il, désolé de te réveiller… Je jetai un coup d’œil à l’horloge en cuivre, sur la commode. Les aiguilles phosphorescentes m’apprirent qu’il était minuit et quart. — Il n’y a pas de mal, monsieur, je ne dormais pas… Myriam se retourna et me lança un regard moqueur. — Inutile de me donner du « monsieur »… Edward, nous avons un sacré problème sur les bras. — Où ? — Ici, en ville, si incroyable que cela paraisse. Une nouvelle des plus déplaisantes… Un étudiant est mort. Assassiné, selon la police… J’oubliai mon agacement, soudain tout à fait réveillé. Le meurtre, un concept aussi difficile à concevoir que terrifiant à affronter… Quel sauvage préimpérial avait pu faire ça à un être humain ? — Un de nos étudiants ? — On dirait bien… Un Raleigh, en tout cas. Mais nous ne savons rien de très précis pour le moment… — Je vois… Je m’assis dans le lit et le drap en flanelle glissa de mes épaules. Myriam fronça les sourcils, plus soucieuse qu’intriguée. — Aurons-nous des informations précises ? demandai-je. — Absolument ! Et en abondance ! J’ai peur que la famille nous ait chargés de cette affaire… Je passe te prendre dans dix minutes. Francis raccrocha. Je me penchai et embrassai Myriam. — Il va falloir que j’y aille… — Pourquoi ? Il est arrivé quelque chose ? Elle était morte d’inquiétude. Dans ce cas, pas question de lui dire la vérité. Non qu’elle manquât de force de caractère. Infirmière en chef à l’hôpital municipal, elle avait la souffrance pour lot quotidien, et avait vu beaucoup plus de cadavres que moi. Mais lâcher froidement ce genre de nouvelle allait contre tous mes instincts. Par mon silence, j’avais le sentiment de défendre notre enfant à naître, refusant qu’il voie le jour dans un monde où de telles horreurs étaient possibles. Un meurtre ! Je ne pus m’empêcher de frissonner et, tandis que je m’habillais, mes doigts glacés luttèrent âprement contre les petits boutons nacrés de ma chemise. — Un accident, semble-t-il… Francis et moi devons enquêter. Je t’en dirai plus demain matin… Si la Sainte Vierge le voulait bien, nous aurions découvert d’ici là que tout cela était un malentendu… Ma mallette en cuir, un cadeau de ma mère pour fêter mon diplôme de droit, m’attendait dans le bureau. Jusque-là, je ne m’en étais pas beaucoup servi et la plupart des instruments en cuivre qu’elle contenait n’avaient jamais quitté leurs compartiments. Pourtant, je la pris avec l’étrange certitude qu’elle me protégerait, comme si son contenu hautement scientifique pouvait faire office de bouclier contre l’irrationalité qui régnait ce soir-là en ville. Je ne patientai pas longtemps dans l’entrée : la grosse voiture noire de Francis arriva et écrasa sans pitié les flocons survivants des chutes de neige de la semaine précédente. Le vieil homme attendit que j’aie bouclé la ceinture de sécurité. Puis il activa les batteries et passa une vitesse. Sous la lumière vive des lampadaires, nous nous engageâmes sur la route pavée. Myriam et moi louions un appartement à Botley, un charmant quartier résidentiel semé de parcs soigneusement entretenus. Presque tous les rez-de-chaussée étaient occupés par de petites entreprises ou des boutiques. Une fois sortis de l’université, prêts à exercer une profession, beaucoup de jeunes membres des meilleures familles y élisaient résidence. Le jour, leurs nourrices promenaient dans les rues une cohorte d’enfants surexcités. La nuit, le coin perdait toute sa vitalité… Francis tourna la poignée du potentiomètre du moteur. Notre véhicule atteignit sa vitesse de pointe, soit quarante kilomètres à l’heure. — À des moments comme celui-là, dit mon supérieur, je regrette que le Sénat, à Rome, ait interdit les moteurs à combustion interne l’année dernière. Nous aurions pu être sur les lieux en trente secondes… — Les performances des voitures électriques s’amélioreront, assurai-je. L’essence était un combustible dangereux. En cas d’accident, le réservoir risquait d’exploser… — Je sais, je sais… Vénérer la vitesse est un comportement d’Éphémère. Mais je me demande parfois si nous ne sommes pas devenus trop timorés. Les citadins sont des gens responsables. Ils n’utiliseraient pas leur voiture pour commettre un massacre ! — Vous oubliez le facteur pollution. De plus, il serait suicidaire de gaspiller nos ressources. Les nappes de pétrole ne sont pas inépuisables… Et avec notre démographie galopante ! Il faut protéger l’avenir. Après tout, nous passerons le reste de nos jours sur cette planète ! Francis eut un soupir théâtral. — Belle déclamation ! Comme j’envie ton ardeur juvénile ! — J’ai trente-huit ans, rappelai-je. Et trois enfants accrédités. Pour le premier, j’ai dû me battre contre la famille, qui ne voulait pas le reconnaître. C’était le fruit d’une erreur de jeunesse avec une fille, à l’université. Nous avons tous vécu cela… — Un enfant…, fit Francis, visiblement peu concerné. Quand j’étais gamin, avant mes vingt ans, j’ai rencontré un vieillard qui prétendait se souvenir de l’époque, dans sa propre enfance, où les derniers légionnaires romains ont quitté les îles Britanniques. Je fis un rapide calcul mental. Vu l’âge de Francis, c’était tout à fait possible. — Voilà qui est intéressant, dis-je. — Pas de condescendance déplacée, mon garçon ! Je voulais souligner que le progrès est une source de problèmes… Le monde où vivait ce vieil homme a très peu changé au cours de son existence. En fait, c’était presque le même que celui de la Deuxième Ère impériale. Aujourd’hui, notre système de référence et notre vision de la vie changent chaque fois qu’une nouvelle découverte scientifique tombe dans notre escarcelle. Ce vieil homme a bénéficié de la stabilité. Pas nous. À cause de cela, il faut travailler plus dur et être constamment sur nos gardes. Pour quelqu’un de mon âge, c’est difficile. — Voulez-vous dire que les temps modernes favorisent le meurtre ? — Non. Pas encore… mais le changement a des effets sur tout, comme quand on s’amuse à faire s’écrouler une rangée de dominos… Les gens de notre sorte doivent garder cela à l’esprit. On nous paie pour protéger le monde… — Je n’oublierai pas cette leçon. — Et tu devras t’en souvenir pendant des siècles, ne le perds pas de vue… Je réussis à dissimuler mon amusement. Les incertitudes et les périls de l’avenir étaient les sujets de prédilection de Francis. Sachant à quelle évolution technique et sociale il avait assisté en quatre siècles, voilà une excentricité que je lui pardonnais volontiers. Quand il avait mon âge, le monde attendait encore de découvrir l’électricité et l’eau courante. La médecine, en ces temps reculés, se réduisait à des décoctions d’herbes préparées par de vieilles femmes selon des recettes déjà ancestrales au temps de la Première Ère impériale. — Que savons-nous sur ce meurtre, à supposer que c’en soit un ? demandai-je. — Presque rien… La police a joint la représentation locale de la famille, qui s’en est remise à moi. Le jeune homme s’appelle Justin Ascham Raleigh, des Raleigh de Nottingham. Son voisin a entendu du bruit chez lui et a aussitôt pensé à une dispute ou à une bagarre. Il a alerté les concierges. Dans l’appartement, ils ont découvert le cadavre de Justin. — Une mort suspecte ? — Sans contestation possible ! Nous traversions le centre d’Oxford. Dans le coin, minuit et demi était une heure fort tardive. Quelques étudiants, fraîchement sortis des pubs, arpentaient encore les rues bordées d’arbres. Des noctambules plutôt bruyants, il faut en convenir. Mais je me souvenais du temps où j’étudiais ici, d’abord les sciences, puis le droit… Ces jeunes gens faisaient pas mal de raffut en regagnant leur campus. Ils beuglaient à tue-tête d’obscurs quatrains, buvaient au goulot et jouaient au rugby avec leurs livres et leurs sacs… Un groupe avait même improvisé une mêlée ouverte et glissait joyeusement sur le sol gelé. La police et les concierges fermaient l’œil sur des débordements qui ne dépassaient jamais ce type d’enfantillages… Francis dut freiner sec quand un groupe de fêtards traversa la route devant nous. Un jeune homme nous montra son postérieur avant de filer rejoindre ses camarades, pliés en deux de rire. Dans le lot, je remarquai une majorité de filles. Plus de la moitié étaient assez enceintes pour que cela se voie. — Il nous a pris pour des représentants de l’autorité, fit Francis avec un petit sourire. En matière de mauvais comportement, je pourrais lui apprendre un ou deux trucs… Nous nous arrêtâmes devant l’entrée de Dunbar. N’y ayant pas mis les pieds depuis plus de dix ans, je ne gardais guère de souvenirs de ce bâtiment de six étages en pierre jaune clair dont les fenêtres à meneaux donnaient directement sur le boulevard. De chaque côté de l’arche qui conduisait à la cour intérieure se dressaient des monticules de neige qu’on avait retirés de la route. Un inspecteur de police et un assistant concierge nous attendaient dans le bureau de la réception, se réchauffant près du poêle en fonte. Ils nous accueillirent assez sèchement et nous firent entrer. Des étudiants erraient dans les couloirs, vêtus de pyjamas ou enveloppés dans des couvertures pour se protéger du froid. Ils se doutaient que quelque chose ne tournait pas rond, mais ils ignoraient quoi. Des concierges en costume noir circulaient parmi eux pour les inciter à la patience et au calme. Tous se turent sur notre passage. Nous montâmes deux volées de marches en colimaçon et traversâmes un autre couloir. Le chef des concierges patientait devant une porte en bois que rien ne distinguait des vingt autres de l’étage. L’homme au visage parcheminé ne cachait pas une insondable tristesse. Quand l’inspecteur eut fini les présentations, il nous salua d’un hochement de tête et nous fit signe de le suivre. La turne de Justin Ascham Raleigh était typique d’un étudiant de dernière année. Trois pièces : une chambre, un petit salon et un bureau, toutes très hautes de plafond, avec des murs lambrissés noircis par l’âge et, aux fenêtres, de longs rideaux jadis somptueux. Les portes intérieures, toutes ouvertes, nous permirent de voir le coin d’un lit au fond de la petite suite. Dans la cheminée, les dernières braises d’un feu luttaient de leur mieux contre l’air glacé de la nuit. Quatre personnes nous attendaient. Je leur jetai un coup d’œil : trois étudiants, deux garçons et une fille, à l’évidence bouleversés, plus un homme mûr sanglé dans l’uniforme vert jade de la police. Ses cinq étoiles signalaient son grade d’inspecteur-chef. D’une voix grave et tranquille, il se présenta : Gareth Alan Pitchford. — J’ai beaucoup entendu parler de vous, monsieur, dit-il à Francis. En ville, votre réputation n’est plus à faire… — Merci de cet accueil, répondit mon supérieur. Voilà mon assistant, Edward Buchanan Raleigh. Gareth Alan Pitchford se fendit d’un sourire aussi courtois que la situation l’autorisait. Je devinai pourtant que mon humble personne ne l’intéressait pas et supportai sans broncher son indifférence. — Que s’est-il passé ici ? demanda Francis. L’inspecteur-chef Pitchford nous précéda dans le bureau. Des étagères chargées d’ouvrages de référence et de romans classiques occupaient deux murs. Sur les deux autres, autour de grandes photos de singularités astronomiques, des cartes stellaires remarquablement détaillées attirèrent mon attention. Une énorme machine à écrire électrique trônait sur un grand bureau en chêne, flanquée d’une pile de feuilles de papier et de revues scientifiques ouvertes. Sur le dossier d’une chaise à roulettes en métal et en cuir pendait une veste de sport grise. Enveloppé d’un drap en Nylon bleu marine, le cadavre était recroquevillé dans un coin de la pièce. Du sang imbibait le tapis turc râpé. À partir d’une énorme flaque, une piste de taches menait au cadavre. — Ce n’est pas joli à voir, prévint l’inspecteur en soulevant le drap. J’avoue volontiers qu’aucun exercice de self-control n’aurait pu m’empêcher de grimacer devant ce spectacle. Le dégoût me submergea et la tête me tourna. Le manche d’un couteau dépassait de l’œil droit de Justin Ascham Raleigh. La lame y était enfoncée quasiment jusqu’à la garde. L’inspecteur-chef continuant à retirer le drap, je dus me résoudre à reprendre mon inspection. Une énorme plaie barrait l’abdomen de Justin et sa chemise déchirée était poisseuse de sang. — Comme vous le voyez, reprit le policier, l’assassin a d’abord frappé au ventre. Le coup a dû être porté à cet endroit. (Il désigna la grande flaque de sang.) Je suppose que M. Raleigh, sous l’impact, a reculé jusqu’au coin où il est tombé. — À cet instant, il était déjà condamné, dit Francis d’une voix dépourvue d’émotion. À la place de l’assassin, j’aurais pensé que cette blessure suffisait à le tuer. Mais il n’a rien laissé au hasard. Il voulait vraiment la mort de sa victime. — C’est aussi ma conclusion, approuva l’inspecteur-chef. Francis m’interrogea du regard. — Je suis d’accord, dis-je. Mon supérieur grimaça de dégoût. Aussitôt, le policier remit le drap en place. Sans nous consulter, nous nous éloignâmes tous trois du cadavre et nous campâmes sur le seuil du petit salon. — Pouvons-nous entendre l’exposé des faits ? demanda Francis. — Nous ne savons pas grand-chose, répondit l’inspecteur-chef. Ce soir, M. Raleigh et cinq de ses amis ont dîné ensemble au restaurant Orange Grove. Le repas a duré de 19 h 30 à 22 heures environ. Ensuite, les jeunes gens se sont séparés. M. Raleigh est revenu ici, seul, autour de 22 h 20, un horaire confirmé par les concierges. Vers 23 h 30, son voisin a entendu une dispute, puis un cri. Il a téléphoné au bureau des concierges. Je fis mentalement le trajet qui menait du cadavre à la porte d’entrée. — A-t-on vu ou entendu quelqu’un sortir ? — Il semble que non, monsieur, répondit l’inspecteur-chef. Le voisin est immédiatement allé dans le couloir pour attendre les concierges. Il n’est pas entré, mais il jure que personne n’est sorti pendant qu’il patientait. — Il doit y avoir eu un court intervalle, dis-je. Après le cri, le voisin a eu besoin d’une minute ou deux pour appeler les concierges… — Mais les couloirs ne pouvaient pas tous être déserts, objecta l’inspecteur-chef. Le meurtrier devait courir, avoir du sang sur ses vêtements… — Et être paniqué, acheva Francis. Quelqu’un l’aurait vu et s’en serait souvenu. — Sauf si le voisin est le coupable, dis-je. — Holà ! cria l’un des étudiants. Ne parlez pas de moi comme si j’étais un meuble ! J’ai appelé les concierges dès que j’ai entendu le cri. Je n’ai pas tué Justin ! Je l’aimais beaucoup, c’était un garçon de qualité ! — Je vous présente Peter Samuel Griffith, dit l’inspecteur-chef. Le voisin de M. Raleigh. — Toutes nos excuses, intervint Francis. Mon collègue et moi cherchons simplement à limiter l’éventail des possibilités. Et j’ai peur que nous ne nous soyons laissé emporter… D’un grognement, Peter Samuel Griffith nous signifia qu’il comprenait. — Donc, dis-je à l’inspecteur-chef, si le meurtrier n’est pas sorti par la porte… Francis et moi ouvrîmes les rideaux. La suite de Justin Ascham Raleigh donnait sur la cour. Elle était située dans un coin du bâtiment à peine effleuré par la lumière du chemin qui traversait la pelouse enneigée. En quête d’indices, je pris ma mallette et en tirai une paire de gants en caoutchouc. La fenêtre n’était pas verrouillée. Une simple poussée sur le cadre en acier l’ouvrit sans peine. Francis et moi passâmes la tête dehors comme deux enfants curieux qui veulent jeter un coup d’œil dans la roulotte d’une attraction foraine. La façade était couverte de glycine grimpante dont les vieilles branches tordues formaient un treillis sous une couche de glace cristalline. Cet entrelacs courait sur au moins deux étages supplémentaires. — Cela vaut toutes les échelles du monde, dit Francis, toujours aussi impassible. Et je sais qu’il existe une bonne dizaine de chemins pour entrer et sortir de Dunbar sans se faire remarquer des concierges. L’inspecteur-chef jeta un coup d’œil au treillis de glycine. — J’ai entendu dire que les jeunes messieurs de Dunbar ne manquent pas d’imagination quand il s’agit d’inviter leurs petites amies dans leur chambre, une fois le portail fermé. — Le portail étant ouvert à l’heure du crime, personne ne devait utiliser ces « accès dérobés », ajouta Francis. Donc, le meurtrier a eu la voie libre… — Si nous ne nous trompons pas, il s’agit d’un crime prémédité, dis-je. Ce qui le rendait encore plus atroce. Francis croisa les doigts et se tordit les mains comme s’il voulait les essorer. Puis il regarda le cadavre, derrière nous. — Le style de l’attaque plaide davantage pour un crime passionnel… Un plan froidement exécuté, voilà qui ne colle pas… (Il jeta un coup d’œil aux étudiants.) Pour M. Griffith, nous savons déjà tout. Inspecteur Pitchford, comment ces autres jeunes gens en détresse sont-ils arrivés ici ? — Ce sont les meilleurs amis de la victime. Je suppose que M. Griffith a prévenu l’un ou l’autre après avoir appelé les concierges. — C’est moi qu’il a averti, dit le deuxième garçon. Il serrait dans ses bras la pauvre jeune fille, qui pleurait toutes les larmes de son corps. — Et à qui avons-nous l’honneur ? demanda Francis. — Carter Osborne Kenyon. J’étais un des meilleurs amis de Justin et j’ai dîné avec lui ce soir. — Je vois… C’est vous qui avez prévenu la jeune dame ? — Oui… Elle s’appelle Bethany Maria César. Elle était très liée avec Justin, comme on dit… Je n’ai pas douté un instant qu’elle voudrait venir. — C’était logique… L’un de vous sait-il si Justin a été menacé ? Avait-il un groupe d’ennemis équivalant à votre petite confrérie ? — Personne n’a jamais menacé Justin. C’est une idée ridicule ! Et en quoi cela vous regarde-t-il ? C’est la police qui devrait poser ces questions… Le changement d’attitude de Francis ne fut pas spectaculaire, mais très net. Toujours aussi calme, il semblait soudain beaucoup moins conciliant. Même ce grand dadais de Carter Osborne Kenyon s’avisa qu’il venait de commettre un impair. Si je désirais monter en grade dans la hiérarchie de la famille, c’était le genre d’astuce de comportement qu’il me faudrait inclure dans mon répertoire. — Je suis le représentant officiel de la famille Raleigh à Oxford, dit Francis sur un ton faussement badin. Bien que cela puisse vous paraître une sinécure, sachez qu’il ne me suffit pas de déjeuner et de lever le coude avec mes collègues, tous vieux et gras comme moi, pour m’assurer que la jeunesse travaille dur. Je suis cette enquête à titre d’observateur, et j’ai pour mission de mettre toutes les ressources de ma famille à la disposition de la police. Pour m’acquitter de cette tâche, je dois connaître les faits. Sachez en outre que nous n’abandonnerons pas cette affaire tant que ce barbare n’aura pas été livré à la justice. Croyez-moi, si votre corps reposait sous ce drap, votre famille aurait également tenu à envoyer un représentant. C’est ainsi que tourne le monde. Vous semblez assez grand et assez éduqué pour le savoir. — Bon, bon, d’accord…, marmonna Carter Osborne Kenyon. — Vous trouverez le coupable, n’est-ce pas ? demanda soudain Bethany Maria César. En un éclair, Francis redevint l’incarnation du parfait gentleman. — Bien entendu, ma chère. S’il y a en ce monde une chose certaine, c’est bien celle-là. Je n’aurai pas de repos avant que cette affaire soit résolue. — Moi non plus, ajoutai-je. Bethany Maria César nous fit un pâle sourire. Malgré ses larmes et son maquillage dévasté, on voyait que c’était un beau brin de fille : grande, mince, de longs cheveux blonds… Justin avait été un homme heureux. Je les imaginai, un soir d’été, marchant main dans la main le long d’une rivière. Ma colère augmenta quand je songeai que ce crime affreux priverait tous ces jeunes gens d’une telle dignité. — Merci, murmura l’étudiante. Je l’aimais tellement ! Nous envisagions un mariage à long terme, après Oxford… Je n’arrive toujours pas à y croire… C’est horrible ! Carter Osborne Kenyon la serra un peu plus fort dans ses bras. Je dus prendre sur moi pour revenir aux affaires en cours. — Il nous faut des échantillons de tout ce que trouvera l’équipe médico-légale : fibres, cheveux, etc., dis-je à l’inspecteur-chef. C’était la procédure de base, décrite des dizaines de fois pendant mes études d’enquêteur à l’Institut de la famille. Comme la spécificité de ce cas me suggérait d’autres stratégies, je baissai la voix et m’éloignai un peu des étudiants pour parler librement sans ajouter à leur détresse. — Il serait judicieux de prélever du sang à tous les proches de la victime, en sus des suspects éventuels. Cherchez des traces d’alcool ou de stupéfiants. Le coupable n’était pas dans son état normal. — Bien, monsieur, maugréa l’inspecteur-chef, soudain mécontent. Mes hommes sont déjà en route. Ils connaissent leur boulot… — Nous n’en doutons pas, fit Francis en me jetant un regard lourd de reproches. Si nous pouvions aussi assister aux interrogatoires, ce serait parfait. — Aucun problème… Le poste de police d’Oxford était à moins de deux kilomètres de Dunbar. Quand Francis et moi y entrâmes, aux environs de 1 heure, peu d’agents étaient de service. Cela changea au cours des soixante minutes suivantes, durant lesquelles Gareth Alan Pitchford réunit son équipe d’enquêteurs avec une compétence impressionnante. Les agents et les inspecteurs arrivèrent, l’uniforme chiffonné et les yeux encore lourds de sommeil. Ils allumèrent le chauffage central dans les bureaux vides et demandèrent qu’on leur apporte « de quoi travailler ». Deux employés de la cantine vinrent presque aussitôt assurer la distribution de thé et de café. Le Centre d’enquête sur les crimes majeurs fourmilla soudain d’activité. Alors que Gareth Alan Pitchford mettait au courant chaque nouveau groupe de policiers, les secrétaires commencèrent à pianoter sur leurs machines et les inspecteurs tapissèrent les murs de grandes cartes d’Oxford. Sur l’ardoise, on écrivit à la craie une longue liste de noms connectés par un mystérieux entrelacs de lignes et de flèches. Et bien entendu, les téléphones se fendirent d’un irritant concert de sonneries. Les personnes convoquées se présentèrent et furent priées de patienter dans de petites pièces. Même si nul ne se serait montré assez impoli pour le leur dire, il s’agissait des principaux suspects. Gareth Alan Pitchford avait ainsi isolé une trentaine de jeunes gens des deux sexes. — Je les ai séparés en deux catégories, annonça-t-il à son équipe. Primo, des étudiants de Dunbar qui vivent dans la même aile du bâtiment que la victime. Ceux-là étaient géographiquement assez proches pour avoir tué Raleigh. Mais ils n’ont aucun mobile, seulement l’occasion d’avoir commis le meurtre. Secundo, un groupe composé de ses meilleurs amis. Il en manque encore un, mais je parie que nos agents l’ont déjà localisé. Avant le début des interrogatoires, je veux que notre médecin prélève du sang à tout ce joli monde. S’il s’agit d’un crime commis sous l’influence de l’alcool ou de la drogue, ne laissons pas les preuves nous glisser entre les doigts. Debout au fond de la salle, je vis les autres policiers hocher la tête avec une ardente conviction. On eût dit qu’ils désiraient que ce fût la raison du meurtre. Comme moi, ils refusaient de vivre dans un monde où une personne saine de corps et d’esprit pouvait en abattre une autre. — Mauvaise approche…, me souffla Francis. — Pourquoi ? demandai-je à voix basse. — Ce meurtre a été exécuté méthodiquement et avec une grande intelligence. Un criminel sous l’influence de l’alcool ou d’une drogue est momentanément incapable de se maîtriser. Nous aurions affaire à un acte irrationnel et il y aurait des témoins. Note bien ce pronostic : on ne trouvera pas d’empreintes sur le couteau ou sur la fenêtre ! — Je ne parierais pas contre vous… — Quand Pitchford commencera les interrogatoires, nous devrons assister à ceux des amis de Justin. Dois-je te dire pourquoi ? — Non. Dans ce genre de circonstances, j’appréciais et détestais tout à la fois la façon dont Francis me mettait à l’épreuve. En un sens, ce type de compliments indirects prouvait qu’il me jugeait digne de lui succéder. Mais cela démontrait aussi, et cela m’énervait, que je restais pour lui le « petit dernier du bureau ». — La personne qui a fait cela connaissait Justin, précisai-je. Donc ses amis sont les seuls véritables suspects. — Heureux de voir que nous ne t’avons pas envoyé pour rien suivre des cours dispendieux, dit Francis. (Je crus entendre dans sa voix une note d’approbation consentie de mauvaise grâce.) À moins, bien sûr, que le coupable ne soit un Éphémère. Ces gens-là n’accordent pas à la vie la même valeur que nous. Je ne bronchai pas, même si je ne pus m’empêcher de le considérer comme un indécrottable conservateur. Accuser les Éphémères de tout – des mauvaises récoltes à la crevaison d’un pneu – était une attitude ségrégationniste qui remontait au début de la Deuxième Ère impériale, à l’époque où les familles d’aujourd’hui avaient pris naissance parmi les Athlètes impériaux. Notre traversée de l’histoire, semblait-il, n’avait pas toujours été entièrement noble… La salle d’interrogatoire était éclairée par deux ampoules de cent watts placées dans des globes en céramique. Une lumière plutôt vive pour une pièce si petite. Les carreaux vitrifiés de couleur ambre collés sur la moitié inférieure des murs rendaient l’atmosphère encore plus oppressante. Comme celle d’une cellule, l’unique porte – en fer – était munie à mi-hauteur d’une ouverture garnie de barreaux. Peter Samuel Griffith était assis derrière la table, sur une simple chaise en bois. À l’évidence, cet environnement le désorientait. Au creux de son bras, où le docteur l’avait piqué pour prélever du sang, il pressait une petite compresse de gaze. Je pris mon stylo et notai dans mon calepin de me procurer un échantillonnage de ces prélèvements pour que l’Institut de notre famille les analyse. L’inspecteur-chef Gareth Alan Pitchford et une sténographe s’assirent en face de Griffith. Francis et moi, debout près de la porte, tentions de ne pas trop nous faire remarquer. — La première chose qui m’intéresse, dit l’inspecteur-chef, c’est le déroulement des événements. Pourriez-vous me l’exposer de nouveau ? — Vous savez déjà tout, marmonna Peter Samuel Griffith. Je travaillais à un essai quand j’ai entendu dans l’appartement d’à côté ce qui m’a semblé être une dispute. — Pourquoi cette impression ? On criait, on renversait des objets ? — Non, juste des voix énervées… Elles étaient étouffées, mais l’interlocuteur de Justin avait un désaccord avec lui. On sent ce genre de choses, vous savez… — Avez-vous reconnu la seconde voix ? — En réalité, je ne l’ai pas vraiment entendue… J’ignore dans quelle pièce ils se trouvaient, mais ils ne parlaient pas fort. Puis Justin a haussé le ton, juste avant de crier. Il était environ 23 h 30 quand j’ai téléphoné aux concierges. — Dès que vous avez entendu crier ? — Plus ou moins, oui… — Nous voilà au cœur de mon problème, Peter ! J’enquête sur un meurtre et il me faut des faits exacts. Pas des plus ou moins, comprenez-vous ? Avez-vous téléphoné immédiatement ? Si la réponse est non, ce n’est pas un crime. Vous avez agi comme il le fallait, mais j’ai besoin de détails précis. — Eh bien… j’ai attendu un peu… pour voir si quelque chose d’autre arrivait. Le cri était terrible. N’entendant rien de plus, je me suis inquiété et j’ai appelé les concierges. — Merci, Peter. Combien de temps pensez-vous avoir attendu ? — Environ une minute… Au début, je ne savais pas quoi faire. Alerter les concierges semblait un peu… radical. Il aurait pu s’agir d’une querelle amicale qui serait allée un peu loin. Justin n’aurait pas voulu causer d’ennuis à un camarade. C’était un type très droit, vous savez… — Je n’en doute pas. Donc, quelle heure était-il quand vous avez téléphoné ? — 23 h 32. J’ai regardé l’horloge pendant que je composais le numéro. — Ensuite, vous avez appelé M. Kenyon ? — C’est ça. Mais j’ai dû faire deux numéros, parce qu’il n’était pas à l’université. Son compagnon de chambre m’a indiqué où le joindre. Tout cela n’a pas dû me prendre plus de trente secondes. — Et qu’avez-vous dit à M. Kenyon ? — Qu’il s’était passé un truc bizarre chez Justin et que les concierges allaient venir voir. Carter et Justin étaient les meilleurs amis du monde. J’étais sûr qu’il voudrait savoir ce qui se passait. Entre-temps, j’avais compris que c’était grave. — Louable déduction… Après avoir appelé M. Kenyon, vous êtes allé dans le couloir et vous avez attendu. C’est bien cela ? — Oui… — Selon vous, combien de temps s’est-il écoulé entre le cri et l’arrivée des concierges ? — Trois ou quatre minutes… Je n’en suis pas certain. Mais je ne suis pas resté longtemps dans le couloir. L’inspecteur-chef se tourna vers nous. — Vous désirez poser d’autres questions ? — Non, merci beaucoup, répondit Francis sans me laisser le temps de parler. Cela me contraria. L’inspecteur-chef avait omis une liste de points importants : Y avait-il eu des disputes auparavant ? Comment Peter pouvait-il assurer que le cri avait été poussé par Justin ? Y avait-il un ou des objets de valeur dans la suite ? D’autres étudiants étaient-ils dans le couloir et pouvaient-ils confirmer son témoignage ? Je ne dis rien, persuadé que Francis savait ce qu’il faisait. Nous passâmes à Carter Osborne Kenyon, à l’évidence victime d’un état de choc différé. Quand on lui donna une tasse de thé, il la serra entre ses mains pour se réchauffer – ou se réconforter – et je ne le vis pas boire une gorgée au cours de l’interrogatoire. Il commença par le dîner, à l’Orange Grove, qui avait réuni Justin et ses meilleurs amis : Carter Osborne Kenyon, Antony César Pitt, Christine Jayne Lockett, Bethany Maria César et Alexander Stephan Maloney. — Nous faisons beaucoup de choses ensemble, précisa Carter. L’opéra, les restaurants, le théâtre, des jeux… Nous avons même passé quelques étés dans le sud de la France, où nous louions une villa. Des moments formidables ! (Il ferma les yeux pour retenir ses larmes.) Sainte Vierge ! — Donc votre groupe existe depuis un certain temps ? demanda Gareth Alan Pitchford. — Oui. Vous savez comment se nouent les amitiés à l’université. Les gens qui ont des intérêts communs se rassemblent. C’est aussi une question de classe, je suppose. Nos familles ne sont pas parmi les plus insignifiantes. Tous les six, nous formions depuis deux ou trois ans un groupe uni. — N’est-ce pas un peu bizarre ? — Quoi donc ? — Deux filles et quatre garçons… Carter eut un petit rire sans joie. — Il n’y avait pas de carte de membre ! Les petits amis et les petites amies allaient et venaient, comme les amis tout court et les connaissances. Nous six étions le noyau, si vous préférez… Certains soirs, nous sortions à plus d’une vingtaine. — Donc, vous connaissiez Justin depuis assez longtemps… Quand il avait une confidence à faire, il choisissait l’un de vous cinq ? — Exactement. — Et rien ne vous laissait penser qu’il avait des problèmes avec quelqu’un, voire un conflit ouvert ? — Non. — Et entre vous ? Il devait bien y avoir des désaccords ? — Évidemment… (Carter baissa les yeux sur sa tasse de thé, évitant le regard du policier.) Mais personne n’aurait tué pour ça ! Des trucs idiots… Des querelles sur des pièces de théâtre, des romans, la politique des familles, les notes de restaurant, les résultats sportifs, la philosophie ou les sciences… On en discutait à l’infini. Le genre de débats qui garde un groupe intéressant et vivant. — Parlez-moi du pire désaccord dans lequel Justin était impliqué. — Bon sang ! — C’était avec vous ? — Non ! — Avec qui, alors ? Carter serra sa tasse si fort que les jointures de ses phalanges blanchirent. — Écoutez, ce n’est rien du tout… Ce genre de choses arrive souvent… — Quel genre de choses ? — Bon… ne dites pas que je vous en ai parlé, mais Antony aime jouer. Nous le faisons tous de temps en temps – une journée aux courses ou une soirée au casino –, mais juste pour s’amuser en misant des fifrelins. Antony, lui, est un flambeur. Il jouait aux cartes avec Justin et il a récemment perdu pas mal d’argent. Justin disait que cela lui faisait les pieds, car il ne se souciait pas assez des statistiques. Un étudiant en droit aurait dû savoir que la chance n’existe pas. — Combien avait-il perdu ? — Je n’en sais rien… Il faudra le lui demander. Mais Antony n’est pas le genre de garçon qui tuerait pour de l’argent. Et Justin n’aurait pas laissé la situation se dégrader à ce point. — Un brave jeune homme, dit l’inspecteur-chef. Savez-vous si les possessions de Justin auraient pu intéresser un voleur ? — Un voleur ? (Carter sembla troublé par cette idée.) Non. Comme tous les étudiants, nous sommes fauchés. Ne vous y trompez pas, nos familles subviennent à nos besoins, et les sommes sont suffisantes pour le train de vie que nous menons. Mais cela ne va pas plus loin. À voix basse, il ajouta : — Demandez donc à Antony ! — Je ne pensais pas à du liquide, mais plutôt à un trésor de famille qu’il aurait gardé chez lui. — Je n’ai jamais rien vu, et je lui ai rendu visite des centaines de fois. Croyez-moi, nous sommes ici pour développer nos esprits. Les pensées sont notre seul patrimoine. De ce point de vue, Justin était le plus riche de tous. Son cerveau débordait d’idées novatrices ! Mais aucun voleur n’aurait pu les emporter dans son grand sac. Il fit le geste de dérober une pensée. Ses mains charnues volèrent autour de sa tête. — Je croyais que Justin était astrophysicien, dit Francis. — C’est exact. — Quelle idée de valeur aurait-il pu avoir ? — Sainte Vierge ! (Carter posa sur Francis un regard méprisant.) Rien d’exploitable dans vos usines ! Pas de machines ni de fichus gadgets, mais des concepts originaux. Son domaine était la science pure. Il nous laissait entendre qu’il ferait bientôt une découverte révolutionnaire. Il appelait cela son « assurance chaire ». — De quoi s’agissait-il ? — Je n’en ai pas la moindre idée. Il ne nous parlait jamais vraiment de ses projets. C’était quelqu’un de très conservateur, dans tous les sens du terme. Tout ce que je peux dire, c’est que cela avait un rapport avec la spectrographie… Vous savez, enregistrer la signature d’éléments spécifiques à partir de leur spectre d’émission. Il travaillait sur une série de photos tirées des archives de l’observatoire. Je pouvais l’aider un peu, puisque la spectrographie est de la physique fondamentale. Nous cherchions à améliorer le procédé, à l’accélérer en l’automatisant, enfin, une astuce électromécanique dans ce genre. Mais ça s’est limité à quelques conversations autour d’un verre. — A-t-il écrit sur ce projet ? demanda l’inspecteur-chef. Des notes, un dossier ? — Pas que je sache… Je vous l’ai dit, c’était de la spéculation, juste un embryon d’idée. Interrogez cent étudiants en sciences et ils vous raconteront la même histoire. Nous avons tous nos théories fétiches qui bouleverseront l’univers… si elles sont prouvées ! — Je vois… (L’inspecteur-chef se tapota les lèvres du bout de son stylo.) Depuis quand M. Raleigh et Mlle César étaient-ils… très liés ? — C’était officiel depuis plus d’un an. Il était temps, vu qu’ils flirtaient depuis que je les connaissais. On a été soulagés quand ils se sont enfin mis ensemble. Vous voyez ce que je veux dire ? Ils étaient faits l’un pour l’autre. Mais rester amis un moment avant de se décider ne peut pas nuire. Et c’étaient deux cerveaux de premier plan ! (Il sourit tristement.) S’il faut qualifier notre groupe, c’est d’ailleurs une bonne définition. Nous sommes tous au sommet dans notre domaine. À part la bonne vieille Chris, bien sûr. Mais ce n’est pas l’intellect qui lui manque. Et en ce qui concerne le sens de la repartie, c’est une championne ! Gareth Alan Pitchford consulta ses notes. — Je suppose qu’il s’agit de Christine Jayne Lockett ? — Oui. Notre artiste mascotte ! Les autres sont tous dans les sciences, sauf Antony. Chris s’est écartée des sentiers battus après être tombée enceinte. Elle adore vivre dans une mansarde. À len croire, c’est très romantique. Sa famille ne partage pas cette opinion, mais elle est du genre têtu… — Dans quel domaine faites-vous des études ? lança soudain Francis. Carter leva les yeux, surpris, comme s’il avait oublié que nous étions là. — Dans le nucléaire… Un sujet de pointe, croyez-moi ! Savez-vous que l’équipe Madison, en Allemagne, aura bientôt mis au point un réacteur fonctionnel ? Quand ce sera fait, nous construirons des centrales pour produire de l’électricité. Plus personne n’aura besoin de brûler du charbon ! Fantastique, non ? C’est la science de l’avenir… (Il s’interrompit, apparemment chagriné.) Justin et moi nous disputions sans cesse à ce sujet. Nom de nom ! — Justin n’était pas d’accord avec vous sur l’énergie nucléaire ? Pourtant c’était un astrophysicien… — Voilà pourquoi il contestait ma théorie ! Toujours à regarder ses fichues étoiles ! Il prétendait que la fusion était la voie de l’avenir, pas la fission. Un jour, disait-il, nous puiserons directement l’énergie du soleil. Un magnifique rêve. Du Justin tout craché ! Il voulait toujours avoir un concept d’avance. — Pouvez-vous nous dire à quelle heure vous avez reçu l’appel de M. Griffith vous prévenant que quelque chose ne tournait pas rond ? demanda abruptement l’inspecteur-chef. — C’est très facile. Juste après 23 h 30. — Et où étiez-vous ? Carter rosit avant de répondre : — Avec Chris, dans son studio… Nous sommes rentrés ensemble après le dîner. — Je vois… Est-ce habituel ? — Eh bien, je vais chez elle assez souvent. Cela n’a rien d’extraordinaire. — Quelle est exactement votre relation avec Mlle Lockett ? Votre compagnon de chambre a tout de suite donné son numéro à M. Griffith… — Nous avons… hum… une relation, justement. Rien de sérieux. Cela a un rapport avec l’affaire ? — Oui, dans la mesure où cela nous apprend où Mlle Lockett et vous étiez à l’heure du crime. — Où nous étions… (Carter écarquilla les yeux.) Vous voulez parler d’un alibi ! — À condition que la jeune dame confirme. — Bon sang, mais vous êtes sérieux ! — On ne peut plus… Qu’avez-vous fait après avoir reçu l’appel de M. Griffith ? — J’ai foncé à Dunbar. Le taxi a mis environ vingt minutes pour la course. Le corps avait été découvert et je crois que vous étiez déjà sur place, inspecteur. — C’est probable… — Vous affirmez être allé directement de chez Mlle Lockett à Dunbar, dis-je. À quel moment avez-vous appelé Mlle César ? — Dès que je suis arrivé ici. Comme il y avait des policiers partout, j’ai compris que l’affaire était grave. Avant de foncer chez Justin, j’ai utilisé le téléphone de Peter. — Où était Mlle César ? — Dans sa chambre d’Uffers… d’Uffington. — Il lui a fallu longtemps pour venir ? demanda Gareth Alan Pitchford. — Vous savez bien que non, puisque c’est vous qui l’avez fait entrer chez Justin. Vous vous souvenez ? Uffers est dans la même rue que Dunbar. Moins de quatre minutes de marche. Et elle a dû courir. — Très bien… (L’inspecteur-chef referma son calepin.) Merci beaucoup. Nous aurons sûrement d’autres questions… Une voiture vous déposera chez vous. — Merci, mais je préfère rester. Je veux être avec les autres quand vous aurez fini de les interroger… — C’est très naturel… Antony César Pitt remplaça Carter dans la minuscule salle d’interrogatoire. Il était déjà près de 3 heures du matin. Pourtant, un représentant de sa famille l’accompagnait. Plus jeune que Francis, Neill Heller César portait un costume d’homme d’affaires qui coûtait sûrement une fortune. Dans son attitude, rien ne laissait deviner que nous étions au milieu de la nuit. Il était rasé, parfaitement réveillé et très amical avec les policiers. Je fus jaloux de sa manière de s’immiscer dans l’enquête comme si sa présence était indispensable. Un autre talent à développer ! Les gens comme nous doivent être aussi lisses que des galets… On nous appelait « représentants », mais « négociateurs » aurait été un terme plus précis. Notre spécialité était de trouver des arrangements, comme si nous étions de l’huile dans les rouages du Sénat. Les familles – les grandes familles, comme la mienne, qui descendaient directement des Athlètes impériaux – ne pouvaient pas prendre le risque d’un conflit physique en cas de dissension. Au même titre que les Éphémères, la violence était de plus en plus exclue de notre existence. Et les hommes comme Francis, Neill ou moi la remplaçaient ! Les familles avaient leurs propres règles de comportement et de conduite, et le Sénat définissait les critères du gouvernement mondial. Ainsi, quand deux familles s’affrontaient sur un sujet – une nouvelle invention, l’accès à des ressources récemment découvertes… –, les représentants s’asseyaient à une table et discutaient d’un accord équitable en matière de distribution et de droits. Deux siècles plus tôt, lors de la ruée vers le continent américain, le grand sujet de dispute était la répartition des nouveaux territoires. Notre profession prit son envol à cette époque. À présent, les principaux motifs de discorde étaient économiques. Quoi d’étonnant dans un monde qui se jetait tête la première dans l’aventure de l’industrialisation ? Mais la représentation d’une famille impliquait également la défense des individus. Pour exprimer cela avec toute la crudité de la Première Ère impériale, nous étions là ce fameux soir pour nous assurer que la police coffrerait celui qui avait osé abattre un des nôtres. Neill Heller César, lui, avait pour mission d’empêcher qu’un membre de sa famille fasse des aveux sous la contrainte. Sauf s’il était coupable. Malgré leurs différends, les familles n’auraient pas accepté un criminel en leur sein ni comploté pour le couvrir. Neill Heller César nous serra la main à tous deux, me témoignant un respect égal à celui qu’il manifestait à Francis. Qu’il s’agisse de flatterie ou pas, je dois admettre que le coup fit mouche. — J’espère que ma présence ne vous dérange pas, dit-il fort courtoisement. Deux de mes petits moineaux sont impliqués dans cette affaire. Mieux vaut s’assurer qu’ils se comportent bien maintenant, cela nous fera gagner du temps plus tard. Tout le monde désire que cet ignoble crime soit puni au plus vite. À ce propos, je vous présente toutes mes condoléances… — Merci, répondit Francis. Je suis content que vous soyez là. Plus il y aura de gens sur cette enquête, plus vite elle sera bouclée. J’espère que vous n’êtes pas claustrophobe. La salle d’interrogatoire n’est pas prévue pour une telle affluence. — Aucun problème, assura Neill Heller César. Il s’assit près d’Antony et lui fit un sourire rassurant. Le pauvre garçon en avait rudement besoin. À l’évidence, il sortait d’une nuit agitée : sa cravate dénouée pendait autour de son col et sa veste froissée était copieusement tachée. Excepté ces détails, c’était un garçon tout ce qu’il y avait de normal. Plutôt petit, les épaules larges, il semblait entretenir avec soin sa forme et sa santé. — Vous avez dîné avec M. Raleigh et vos autres amis, ce soir ? demanda Gareth Alan Pitchford. — C’est exact. Antony César Pitt essayait de nous écraser de son mépris. Mais sa voix hésitante le trahissait. En profondeur, il manquait trop de confiance en lui pour nous traiter de haut. Il fouilla dans la poche de sa veste, en sortit une boîte en argent, sélectionna un cigare de prix et l’alluma. Un autre moyen de tenter de nous faire croire qu’il était au-dessus de tout cela. — Le repas s’est achevé vers 22 heures, dit l’inspecteur-chef. Où êtes-vous allé ensuite ? — Chez des amis… — Lesquels ? — Je préférerais ne pas le dire. L’inspecteur-chef eut un demi-sourire. — Moi, je préférerais que vous le disiez… Neill Heller César posa une main amicale sur le bras du jeune homme. — Continuez, Antony. Un ordre beaucoup plus impérieux que tous ceux de l’inspecteur-chef. Antony exhala une fine colonne de fumée. — C’est un club que je fréquente parfois… Le Westhay. — Sur Norfolk Street ? — Oui. — Pourquoi y êtes-vous allé ? — C’est un club… Pour quelles raisons y va-t-on ? — En général, pour danser et passer une soirée agréable. Mais dans le cas qui nous occupe, c’est différent. Les gens vont au Westhay, monsieur César, parce qu’on y trouve une salle de jeu clandestine. J’ai cru comprendre que vous aimiez jouer… — À l’occasion, cela m’amuse… Où est le mal ? Quelques parties entre amis ne sont pas un crime ! — Je n’appartiens pas à la police mondaine, monsieur Pitt, donc vos petits vices ne m’intéressent pas. Nous enquêtons sur un assassinat. Jusqu’à quelle heure avez-vous joué ? Antony mordilla le bout de son cigare. — J’ai fini un peu après 1 heure… J’étais à sec et on ne fait pas crédit au Westhay. Sans liquide, pas de cartes. Je suis rentré à l’université, où vos agents m’attendaient. Inspecteur, si je vous donne les noms des types avec qui je jouais, cela ne vous servira pas à grand-chose. Je connais seulement leurs prénoms, et ils n’admettront jamais qu’ils étaient là. — Pour le moment, monsieur Pitt, l’urgence n’est pas de vérifier votre alibi. J’ai cru comprendre que M. Raleigh et vous jouiez régulièrement aux cartes. — Par la Sainte Vierge ! je n’aurais pas tué Justin pour quelques centaines de livres ! L’inspecteur-chef écarta les mains. — Ai-je dit cela ? — Vous l’avez sous-entendu… — Si c’est votre sentiment, j’en suis désolé… Savez-vous si quelqu’un s’est un jour disputé avec Justin… sérieusement ou non ? — Non ! Personne ne lui en voulait. C’était un garçon formidable. L’inspecteur-chef s’adossa à sa chaise. — Tout le monde partage cette opinion… Merci, monsieur Pitt. Nous devrons sans doute nous reparler. S’il vous plaît, ne quittez pas la ville… — Compris… Antony César Pitt tira sur sa veste, se leva et jeta un regard légèrement agacé à Neill Heller César. Une secrétaire entra au moment où il sortait et tendit un bloc à Gareth Alan Pitchford. L’expression de l’inspecteur s’assombrit davantage pendant qu’il lisait. — Mauvaises nouvelles ? demanda Francis. — C’est le rapport préliminaire du labo. — Y avait-il des empreintes sur le couteau ? — Non. Et rien sur la fenêtre non plus. L’équipe passe au crible les trois pièces. Toutes les empreintes seront analysées. — Et vous procéderez par élimination, dit Francis. L’ennui, c’est que les empreintes des amis de Justin ont une raison légitime d’être présentes chez lui. — N’est-ce pas un peu prématuré ? demanda Neill Heller César. Vous ignorez combien d’empreintes non identifiées seront découvertes. — Vous avez raison, bien sûr, concéda Francis. Je vis qu’il était fort troublé et ne compris pas pourquoi, puisqu’il avait prévu que le rapport ne nous apprendrait rien. — Ces résultats vous perturbent ? demanda Neill Heller César. — Non, le rapport ne m’étonne pas. Ce qui me tracasse, c’est l’ardeur avec laquelle ses amis affirment que Justin n’avait pas d’ennemis. Pourquoi en aurait-il eu ? Un jeune homme encore à l’université… Comment s’aliéner quelqu’un à ce point ? — Pourtant, il a réussi… — Cela colle tellement peu avec ce que nous savons de lui. Quelqu’un aurait remarqué un détail… — C’est peut-être le cas, mais ces jeunes gens n’en ont pas conscience… — Possible…, concéda Francis. (Il se tourna vers l’inspecteur.) Nous continuons ? Je remarquai avec intérêt que Neill Heller César choisit de rester dans la salle d’interrogatoire. Maloney n’était pas accompagné par un représentant de sa famille. Pourtant, celle-ci ne manquait pas d’influence, et il aurait suffi que le jeune homme claque des doigts pour qu’elle lui en envoie un. À ce propos, qui avait prévenu Neill ? Je notai dans mon calepin de le demander plus tard aux policiers. Ce pouvait être un indice de culpabilité, mais plus probablement d’anxiété. Alexander Stephan Maloney était de loin le plus nerveux des jeunes gens que nous interrogions. Selon moi, ce n’était pas entièrement dû au décès brutal de son ami. Quelque chose d’autre le perturbait. Qu’il puisse avoir des soucis différents en tête en un moment pareil me parut très intéressant. Mais tout s’éclaira vite : le garçon avait un alibi fragile, puisqu’il affirmait avoir travaillé seul dans un des labos de chimie du bâtiment Leighfield. — Le numéro 18, nous informa-t-il. Au deuxième étage. — Et personne ne vous y a vu ? demanda Gareth Alan Pitchford, ouvertement sceptique. — Il était près de 23 heures… En ce moment, aucune autre équipe ne conduit d’expérience à long terme à cet étage. J’étais seul. — Quand êtes-vous rentré chez vous ? — Vers minuit. Les concierges vous le confirmeront. — Je n’en doute pas… Comment êtes-vous allé du laboratoire à l’université ? — À pied… Comme toujours, sauf quand le temps est vraiment mauvais. Cela me donne une bonne occasion de réfléchir en paix… — Et vous n’avez croisé personne ? — Bien sûr que si ! Mais j’ignore qui… Juste des inconnus qui rentraient se coucher… Interrogez donc mon professeur, il vous confirmera que j’étais bien au labo. — Comment le saurait-il ? — Nous travaillons sur des accumulateurs au carbone. Ils doivent être réglés d’une façon très particulière et nous avons construit nous-mêmes l’équipement. Dans le monde, cinq personnes seulement savent ce qu’il faut faire. Si le professeur vérifie demain matin, il verra que je suis intervenu dans la nuit. — Alors, il faudra que je lui parle, dit l’inspecteur-chef. (Il griffonna une note sur son calepin.) J’ai posé la question à tous vos amis, et obtenu chaque fois la même réponse. Savez-vous si Justin avait un ou des ennemis ? — Négatif. Pas un seul ! Un lourd silence régna dans la salle d’interrogatoire après le départ du jeune homme. Nous méditions tous sur sa nervosité et son emploi du temps non établi. Mais sa nervosité était un peu trop évidente. De plus, tous les suspects ne pouvaient pas avoir des alibis en béton. En se séparant, après ce fameux dîner, ils ignoraient qu’il leur en faudrait un. Si on m’avait demandé ce que je faisais les soirs de la semaine précédente, j’aurais eu du mal à trouver des témoins. Christine Jayne Lockett fit irruption dans la salle d’interrogatoire. L’expression « faire irruption » s’imposa à mon esprit parce qu’elle avait tout d’une tornade. Quand elle entrait dans une pièce, elle ne risquait pas de passer inaperçue. Et dès qu’elle ouvrait la bouche, son ton et le volume sonore de sa voix vous forçaient à l’écouter. Cela dit, elle était très séduisante avec sa coiffure ancien style. Plus âgée que les autres, environ vingt-cinq ans, elle ne manquait pas d’allure et ses lèvres, quand elle ne parlait pas, dessinaient en permanence un adorable sourire. Même en cet instant, où elle n’était pas joyeuse du tout. — Tout a commencé par une si belle journée, soupira-t-elle avant de s’asseoir. Des colliers cliquetèrent, les crucifix et les amulettes païennes se percutant allègrement. — Avez-vous déjà des soupçons ? demanda-t-elle en posant sur la table un petit recueil de poésie. — Pas vraiment, répondit Gareth Alan Pitchford. — Alors, vous voulez savoir ce que j’en pense ? Eh bien, j’ai peur de ne rien pouvoir vous dire. C’est tellement incroyable ! Qui aurait pu vouloir tuer ce pauvre Justin ? Un garçon merveilleux… comme tous mes amis ! Voilà pourquoi je les aime malgré leurs défauts. Ou peut-être à cause d’eux… — Leurs défauts ? — Ils sont jeunes, creux et professent trop d’opinions définitives. De plus, un rien les blesse. Qui pourrait résister au charme de pareils anges ? — Parlez-moi des défauts de Justin… — L’orgueil, avant tout. Il était persuadé d’avoir toujours raison. Je crois que c’est pour ça que ma chère Bethany l’aimait autant. Vous vous souvenez de cet adage de la Première Ère impériale : « Les différences rapprochent ». Eh bien, ça n’est pas vrai. Bethany aussi a un sacré caractère. Comment une femme forte pourrait-elle être attirée par un faible ? J’aimerais qu’on me l’explique… Ils avaient de la chance de s’être trouvés. Personne d’autre n’aurait pu conquérir le cœur de Bethany. Et ce n’est pas faute d’avoir essayé, si vous voyez ce que je veux dire… — Vraiment ? lança Gareth Alan Pitchford sans pouvoir dissimuler son intérêt. Elle avait des admirateurs ? — Vous l’avez vue… Magnifique, non ? Une fille superbe dotée d’un cerveau supérieur. Des légions d’admirateurs ! — Pouvez-vous me citer des noms ? — Tous les hommes voulaient lui payer à boire dès que nous entrions dans un bar. Mais pour ce qui est des soupirants à long terme, ceux qu’elle connaissait… eh bien, Alexander et Carter étaient jaloux de Justin. Tous deux avaient déclaré leur flamme à Bethany avant qu’elle et Justin soient ensemble. J’ai toujours été surprise qu’ils soient restés amis. L’ego d’un homme est un appendice si fragile… Vous ne pensez pas ? — Je ne dirai pas le contraire… Cette jalousie existait-elle toujours ? Alexander ou Carter poursuivaient-ils encore Bethany de leurs assiduités ? — Pas vraiment… Nous sommes un groupe uni, ne l’oubliez pas ! Et rien de ce que j’ai vu – des regards mélancoliques ou pleins de désir – ne justifierait ce meurtre. Je connais mes amis, inspecteur, ils ne pourraient pas tuer quelqu’un de cette façon. — Qui est coupable, alors ? — Je n’en sais rien… Quelqu’un de l’époque de la Première Ère impériale ? Il y a peut-être des survivants… — Si c’est le cas, je n’en ai jamais entendu parler, mais je me renseignerai. Savez-vous si Justin s’était attiré des inimitiés, récemment ou non ? — Son assurance énervait pas mal de gens. Mais nous sommes tous dans ce cas. Ce trait de caractère ne pousse pas quelqu’un au meurtre. — M. Kenyon dit qu’il était avec vous après le dîner à l’Orange Grove. Est-ce vrai ? — Absolument. Nous sommes rentrés chez moi. Il était plus de 22 heures, et les baby-sitters coûtent les yeux de la tête dans cette ville. — La baby-sitter confirmera vos dires ? — Vos hommes ont déjà pris sa déposition. Nous sommes arrivés à environ 22 h 15. — Et après ? Vous êtes restés ensemble toute la nuit ? — Jusqu’au coup de fil de Carter, plutôt… Nous avons bu du vin, et je lui ai montré ma dernière œuvre. Puis nous avons parlé. Pas très longtemps. Nous n’étions pas encore au lit quand il a dû partir. (Elle pianota nerveusement sur la couverture en cuir de son recueil.) Quel jour horrible… Après le départ de Christine, Gareth Alan Pitchford nous regarda, l’air perplexe. On eût dit qu’il demandait la permission de procéder à l’interrogatoire que nous savions tous inévitable. Neill Heller César hocha imperceptiblement la tête. Depuis que je l’avais vue chez Justin, Bethany Maria César avait repris contenance. Elle ne pleurait plus et avait attaché ses cheveux. Mais rien ne pouvait remédier à sa pâleur ni redresser ses épaules voûtées par le chagrin. Un bien triste spectacle chez une personne si jeune et si vibrante de vie. Me coiffant sur le fil, Neill Heller César se précipita pour lui proposer une chaise. Elle le remercia d’un pauvre sourire et s’assit avec une maladresse touchante, comme si son corps pesait plus lourd que d’habitude. — Je m’excuse de devoir vous infliger cela, mademoiselle César, dit l’inspecteur-chef. Je serai aussi bref que possible et vous poserai seulement quelques questions. De pure forme… — Je comprends, dit Bethany avec un sourire courageux. — Où étiez-vous hier soir à 22 h 30 ? — Après le dîner, je suis retournée dans ma chambre, à Uffington. Je devais taper des résultats de laboratoire. — Laboratoire ? — Je fais des études de biochimie… C’est un sujet de pointe, qui ouvre tant de perspectives. Bientôt, nous saurons tout sur la génétique, qui est le cœur même de la vie. Oh, désolée ! Voilà que je me lance dans un cours magistral ! Cela m’empêche de penser à… Cette fois, ce fut moi qui lui offris chevaleresquement un verre d’eau. Elle l’accepta avec gratitude, l’ombre d’un sourire flottant sur ses lèvres. — Merci… J’ai dû rentrer à Uffers vers 22 h 10… Les concierges vous diront l’heure exacte… Le soir, ils pointent les entrées et les sorties. — C’est logique… Mais venons-en à Justin. Vous étiez la plus proche de lui… Savez-vous s’il s’était querellé avec quelqu’un ? Un conflit ? Une rancune tenace ? — Si vous aviez connu Justin, vous ne poseriez pas cette question… Non, il ne s’était attiré aucune inimitié. Ce n’était pas son genre. Un garçon tranquille passionné par son travail. Ne vous y trompez pas, nous ne vivions pas en ermites ! Nous allions à des soirées et il défendait les couleurs de l’université dans certaines disciplines sportives. Mais cela ne comptait pas vraiment. Et il fallait nous préparer à une assez longue séparation, après… Elle tira un mouchoir de sa manche et le pressa contre son visage. Des larmes parvinrent à s’échapper de ses paupières closes. — Je crois que nous avons assez d’informations, dit Neill Heller César à l’inspecteur. Gareth Alan Pitchford indiqua qu’il était d’accord, heureux d’avoir un prétexte pour en finir. Neill Heller César passa un bras autour des épaules de Bethany et l’aida à quitter la salle. — Pas grand-chose à nous mettre sous la dent, marmonna l’inspecteur-chef quand la jeune femme fut sortie. Toutes les suggestions seront les bienvenues. Il regarda Francis, qui contemplait pensivement la porte. — Soyez patient, dit mon supérieur. Nous n’avons pas encore assez d’éléments. J’admets n’avoir pas idée du mobile qui a poussé quelqu’un à interrompre l’existence de ce jeune homme d’une aussi cruelle manière. C’est dans ce sens que nous devons enquêter : quel événement de la vie de Justin a provoqué ce drame ? — J’ai une bonne équipe, grogna l’inspecteur-chef, soudain agacé. Nous découvrirons la vérité, vous pouvez vous fier à notre travail. — J’en suis certain, dit Francis avec un sourire apaisant. Mon collègue et moi en avons assez vu pour cette nuit. Nous devrions nous retrouver demain matin – ou plutôt tout à l’heure –, pour refaire le point. Les interrogatoires seront terminés, et l’équipe du labo aura sûrement fini d’inspecter l’appartement de Justin. — Comme vous voudrez…, répondit Gareth Alan Pitchford. Francis ne dit plus rien jusqu’à ce que nous soyons dans sa voiture, ceintures de sécurité bouclées. — Alors, mon garçon, ta première impression ? Tu sais que c’est souvent la bonne. L’instinct est un outil précieux ! — Alexander est le coupable tout désigné, dis-je, ce qui tend à l’innocenter. Ce serait trop gros ! À part cela, je ne suis sûr de rien. Aucun d’eux n’a de mobile apparent. — Voilà un commentaire intéressant… — En quoi ? — Toi ou ton subconscient n’avez ajouté personne sur la liste des suspects. — Le coupable doit être quelqu’un qui connaissait Justin, dis-je, un peu sur la défensive. Si ce n’est pas un des cinq, c’est un autre de ses proches. Nous commencerons à allonger la liste dès que nous reviendrons. — Je n’en doute pas…, marmonna Francis. Il semblait si peu concerné que j’eus le sentiment qu’il se concentrait déjà sur quelque grand projet, ou sur un autre problème… UN MEURTRE. À tous les coins de rue, ce mot s’étalait en grosses lettres et en gras sur les placards publicitaires des journaux. Le plus souvent, des adjectifs comme « immonde », « brutal » et « dément » l’accompagnaient. Les vendeurs les criaient à l’infini, leur écharpe dénouée pendant autour de leur cou pour permettre à leurs cordes vocales de donner toute leur puissance. Soucieux d’attirer l’attention des passants, ils agitaient leurs sinistres feuilles de chou comme quelque pavillon de naufrage. Francis leur jeta à tous un regard hostile pendant que nous retournions au poste de police. Dans la rue, qui semblait plus encombrée que d’habitude, les véhicules hippomobiles et les voitures se disputaient l’espace disponible. Depuis l’interdiction des moteurs à explosion, les automobiles électriques à six roues grossissaient à chaque nouveau modèle, car leurs interminables capots abritaient plusieurs rangées de batteries. — Ces journaux sont à vomir, marmonna Francis. Sais-tu qu’il a fallu éloigner de chez eux le père et la mère de Justin pour qu’ils puissent pleurer leur fils en paix ? Un journaliste a essayé de se faire passer pour un parent, histoire d’entrer et d’obtenir une interview. Ce devait être un Éphémère. Que devient notre bon vieux monde ? Quand nous arrivâmes, le poste de police était assiégé par les pisse-copie. Les flashs crépitaient chaque fois que quelqu’un entrait dans le bâtiment ou en sortait. Je ne sais trop comment, la dignité agressive de Francis nous permit de traverser cette meute. Mais nous n’échappâmes pas à un mitraillage et à un interrogatoire en règle. L’impertinence de ces gens me révolta. Certains me lançaient des questions et des commentaires comme on jette des cacahouètes à un animal de cirque. J’aurais aimé avoir un appareil photo, pour nous procurer des noms et faire passer un savon à ces malotrus par leurs rédacteurs en chef. Après être entré, je m’avisai que notre famille devait avoir des intérêts dans plusieurs de ces agences de presse. Le commerce devenait la force dominante du monde et précipitait dans les oubliettes les bonnes manières et la dignité. On nous conduisit directement au bureau de Gareth Alan Pitchford. Les stores vénitiens filtraient les rayons du soleil et – surtout – bloquaient la vue aux journalistes. Neill Heller César était déjà là, toujours vêtu du même costume et de la même chemise. Était-il resté tout le temps ? Avions-nous commis une erreur tactique en lui laissant une telle liberté de manœuvre ? Je vis que Francis se posait la même question… L’inspecteur-chef nous offrit un siège et demanda à une secrétaire d’apporter du café frais. — Vous avez vu la horde qui nous encercle, dit-il, fort mécontent. J’ai dû faire escorter les amis de Justin. — Nous devrions intervenir, dit Francis à son collègue. Si nous le leur demandons, les rédacteurs en chef modéreront les ardeurs de leurs troupes… — Espérons que oui, répondit Neill Heller César avec un sourire sceptique. — Des progrès dans l’enquête ? demandai-je à l’inspecteur. — Une longue liste de données négatives, j’en ai peur, répondit-il, franchement morose. On appelle ça « procéder par élimination ». Hélas ! nous éliminons au point de n’avoir presque plus rien. Mon équipe recense tous les déplacements des étudiants de Dunbar avant le meurtre, mais ce n’est pas une voie très prometteuse. On dirait qu’il y avait en permanence du monde dans le couloir, devant chez M. Raleigh. Si quelqu’un en était sorti, on l’aurait vu. Le meurtrier a effectivement dû passer par la fenêtre. Les gars du labo examinent la glycine grimpante, mais ils n’ont pas grand espoir d’aboutir… — Et les empreintes de pas, directement sous la fenêtre ? — Les étudiants marchent sans arrêt dans la cour. Ils ont même organisé un petit match de football, ce soir-là, avant que les concierges y mettent bon ordre. Toute la zone est piétinée. — Un étudiant a-t-il au moins vu quelqu’un entrer chez M. Raleigh ? — C’est le plus surprenant, admit l’inspecteur. Aucun témoin ne mentionne une autre personne que Justin. — Mais lui, on l’a vu rentrer ? demandai-je. — Oui. Il a parlé à quelques personnes sur le chemin de sa chambre. Selon nos estimations, il est rentré chez lui à 22 h 10. C’est la dernière fois où on l’a vu vivant. — A-t-il dit quelque chose d’intéressant à ses interlocuteurs ? Attendait-il une visite ? — Non. Il s’est contenté de saluer des condisciples, rien de plus. On peut supposer que l’assassin l’attendait chez lui. — Justin a certainement fermé ses fenêtres hier, dis-je. Il faisait un froid de gueux. Et si le verrou était mis, ouvrir de l’extérieur aurait été très difficile, surtout en étant suspendu au treillis. Un tueur professionnel aurait pu y parvenir, mais pas grand monde d’autre. — Je suis d’accord, dit Francis. Cela nous ramène à un familier de la victime. Quelqu’un que Justin connaissait assez pour lui ouvrir sa fenêtre. — Une conclusion trop audacieuse ! lança Neill Heller César. Un inconnu a pu entrer chez lui bien plus tôt et l’y attendre. Pendant la journée, le couloir doit être souvent désert. Je refuse de croire que des gens y passent à chaque seconde de l’après-midi et de la soirée. — La façon dont le meurtrier est entré n’est pas notre souci majeur, intervint l’inspecteur-chef. Nous n’avons toujours pas l’ombre d’un mobile. Je me retins à grand-peine de regarder Francis. Pour moi, la manière d’entrer était un point essentiel. Une effraction de professionnel offrait pas mal de perspectives. Si Justin avait déverrouillé sa fenêtre pour un ami, ça en ouvrait beaucoup d’autres… — Très bien, dit Francis, impassible. Quelle est la prochaine étape ? — Infirmer ou confirmer les alibis de ses amis. Quand je saurai s’ils disent la vérité, nous les convoquerons pour des interrogatoires plus approfondis. Ils connaissaient bien la victime, et l’un d’eux peut détenir sans le savoir une information capitale. Nous devons aussi passer au peigne fin les dernières semaines de la vie de M. Raleigh, puis les derniers mois. En remontant à environ un semestre, nous devrions trouver le mobile. Alors nous coincerons le meurtrier. La façon dont il est entré et sorti n’aura plus aucune importance ! — Tous les alibis étaient solides, à part celui de Maloney, dit Neill Heller César. — Son professeur le confirmera sans doute, assura l’inspecteur. Un de mes hommes est allé au laboratoire de chimie. Pour moi, l’alibi le plus fragile est celui d’Antony César Pitt. Je vais faire un petit tour au Westhay pour trancher la question. — J’aimerais venir avec vous, dis-je. — Je n’y vois pas d’inconvénient. — Moi, j’irai plutôt au labo de chimie, si ça ne vous dérange pas, annonça Neill Heller César. Touché ! pensai-je. Nous échangeâmes des sourires à peine courtois. Sauf si on savait exactement où on allait, impossible de dénicher Le Westhay ! Norfolk Street se situait dans un vieux quartier d’Oxford où les immeubles ne dépassaient pas trois ou quatre étages. Au lieu des lampadaires répandus dans le reste de la ville, on y trouvait encore des becs de gaz. Les boutiques frisaient le miteux et la plupart des maisons individuelles avaient été scindées en petits appartements habités par des étudiants issus des familles mineures ou de jeunes ouvriers. J’aurais parié que tout serait rasé et rebâti dans les cinquante prochaines années. La pauvreté relative de la zone et la pression croissante de l’urbanisation rendaient cette issue inévitable. La porte d’entrée en bois du Westhay se nichait entre un magasin de cycles et une boulangerie. Seule une petite plaque, sur le mur, témoignait de l’existence du club. Gareth Alan Pitchford dut frapper avec insistance, et très fort, avant qu’un homme tire un nombre considérable de verrous, entrouvre la porte et nous montre son visage mal rasé. Son agressivité s’évapora à la vue de l’insigne de l’inspecteur. À contrecœur, il nous laissa entrer. Le club était à l’étage. Constitué d’une seule grande salle au parquet nu, il semblait avoir connu jadis une destinée plus glorieuse. Les volets des hautes fenêtres, tous ouverts, permettaient aux rayons du soleil hivernal de traverser les vitres crasseuses et fissurées. Le mobilier était des plus rustiques : quelques tables et des chaises dépourvues d’équipements futiles tels que des coussins. Le bar courait tout au long d’un mur, des bouteilles de bière étaient alignées par rangées de six sur les rayonnages à fond vitré. Une pléthore d’étiquettes criardes portaient des noms de marques dont je n’avais jamais entendu parler. Devant le bar, une vieille femme aux cheveux gris balayait avec un manque flagrant d’enthousiasme. Sans s’interrompre, elle nous jeta un regard dépourvu d’intérêt. L’inspecteur et le patron se lancèrent dans une âpre polémique au sujet de la partie de cartes de la veille. Avait-elle seulement eu lieu ? Qui y participait ? Gareth Alan Pitchford insista pour avoir des noms. Histoire de forcer la main à son interlocuteur, il parla de retrait de licence et rappela que toute personne suspectée de cacher des informations dans une affaire de meurtre était immédiatement incarcérée. Je regardai de nouveau la femme de ménage et me souvins d’un de mes cours, à l’Institut : pour découvrir tout ce qu’on voulait savoir sur quelqu’un, il suffisait souvent de fouiller sa poubelle. La femme poussa dans une pelle le tas d’immondices qu’elle avait obtenu et sortit par une petite porte, derrière le bar. Je la suivis et la vis vider sa collecte dans un conteneur à ordures en métal. Puis elle remit le couvercle. — C’est là que finissent tous les détritus ? demandai-je. La femme hocha la tête. — Quand a-t-on vidé cette poubelle pour la dernière fois ? — Il y a deux jours, répondit mon interlocutrice, certaine d’avoir affaire à un cinglé. J’ouvris ma mallette et en tirai une paire de gants. Par bonheur, la poubelle n’était qu’aux trois quarts pleine. Retourner son contenu me prit un certain temps. Au milieu des emballages en Cellophane, des feuilles de papier froissées, des mégots de cigarettes, des éclats de verre, des dessous de bocks en carton imbibés de bière et d’autres déchets, je finis par trouver un mégot de cigare mâché et remâché. Bien que je ne fusse pas un expert, l’odeur me rappela celle dont Antony César Pitt nous avait généreusement gratifiés dans la salle d’interrogatoire. Je touchai le cigare du bout d’un doigt : les feuilles de tabac étaient encore humides. Je mis ma trouvaille dans un sachet en plastique et retirai mes gants. Quand je revins dans la salle, Gareth Alan Pitchford notait des noms dans son calepin sous le regard du patron, visiblement très mal à l’aise. — Nous les avons ! triompha l’inspecteur. Il referma son calepin d’un geste vif. Le lendemain, je pris le train pour Southampton. À la gare, une voiture m’attendait, et il fallut une quarantaine de minutes pour gagner l’Institut de la famille. Comme Rome appartenait aux César et Londres aux Percy, Southampton était notre ville. Même si elle n’était pas aussi grande, ni bâtie autour d’un noyau architectural de la Deuxième Ère impériale, elle restait bien conçue et impressionnante à sa façon. La famille tirant sa fortune du commerce maritime, nous avions érigé notre cité dans le deuxième port commercial d’Angleterre. Au loin, de grands cargos étaient à quai. Leurs cheminées crachaient de la fumée tandis que les grues se déplaçaient le long de leur coque pour charger ou décharger des marchandises. D’autres navires mouillaient un peu plus loin, en attente d’une cargaison ou de réparations. Ma dernière visite remontait à deux ans. Le nombre de vaisseaux de ligne avait considérablement diminué. Peu de colons traversaient l’océan pour rejoindre les Amériques. Même les membres des familles qui s’y trouvaient déjà étaient fermement découragés d’entreprendre le voyage. Lors des Conseils étendus, on murmurait que les branches expatriées des familles envisageaient d’obtenir une plus grande autonomie. La population augmentait plus vite qu’en Europe, ce qui justifiait selon elles leurs revendications. J’avais du mal à croire qu’elles désiraient se couper de leurs racines. Mais de rudes négociations nous attendaient ; nul doute que j’y participerais, si j’atteignais le niveau que je visais. L’Institut Raleigh, situé quelques kilomètres à l’extérieur de la ville, s’étendait dans une grande vallée encaissée entre de hautes falaises. C’était le plus vieux bastion de la famille en Angleterre, érigé tout au début de la Deuxième Ère impériale. Notre famille fut l’une des premières, hors des zones périphériques de l’Empire, à se doter d’Athlètes impériaux. La prospérité et l’influence dont elle bénéficiait de nos jours venaient sans nul doute de cette rapidité de réaction. Au cœur de la vallée, autour d’un lac, se dressaient une trentaine de superbes manoirs à l’ancienne dont les jardins formaient une mosaïque de subtiles nuances de vert. Même en mars, ils conservaient une grande élégance, leurs concepteurs ayant disposé les arbres et les variétés d’arbrisseaux pour que des poches de couleur agrémentent le paysage en toute saison. Certaines ailes des manoirs avaient plus de neuf cents ans. Ces derniers temps, de nouvelles structures avaient été ajoutées à un rythme de plus en plus frénétique. Les bâtiments étaient quasiment devenus de petits villages nichés sous des toits différents mais imbriqués les uns aux autres. Selon la légende, quand le dernier manoir original fut achevé, une dizaine de générations de Raleigh au moins vivaient ensemble dans la vallée. Certains bâtiments étaient encore occupés. Pour tout dire, j’avais grandi dans l’un d’eux. Mais la plupart avaient été convertis, histoire de satisfaire aux exigences des temps modernes, où les services administratifs et commerciaux dévoraient tout l’espace disponible. Désormais, les étables et les granges abritaient des bureaux peuplés de secrétaires, d’employés et de directeurs. Les bibliothèques étaient passées de la littérature à la comptabilité, les ouvrages d’histoire et de philosophie reliés en cuir cédant la place à des livres de comptes et à des archives. Les salles d’études ou les ateliers de dessin accueillaient des réunions et les débats du Conseil se déroulaient souvent dans les anciennes chapelles. Le manoir Awkley, bâti au début du XVe siècle, était désormais un centre médical géant où les meilleurs équipements que la science et l’argent pouvaient fournir étaient en permanence au service des Anciens. La voiture me déposa devant le portail en marbre sculpté du manoir Hewish, fief du centre de recherches scientifiques et industrielles de la famille. Je gravis les marches de pierre patinées par les ans et m’arrêtai en haut pour jeter un regard alentour. La pelouse, devant moi, descendait en pente douce vers le lac jusqu’à une haie de grands roseaux. Des saules pleureurs montaient la garde le long de la berge, leurs branches dessinant sur le ciel blanc de nuages une infinité de zébrures marron. Comme toujours, quelques cygnes fendaient les eaux noires du lac. Les jardiniers avaient planté au nord du bâtiment une nouvelle allée de chênes qui montait du lac jusqu’à la vallée. C’était la première « route verte » ajoutée depuis plus d’un siècle. Il y en avait une cinquantaine. Certaines formaient toujours de séculaires palissades végétales. D’autres n’étaient plus que des lignes intermittentes de vieux arbres aux troncs brisés et pourris. Mais toutes se coupaient et se recoupaient, entrelacs de motifs sinueux dont la géométrie fantaisiste évoquait les routes menant à une cité imaginaire. Quand j’étais enfant, l’été, mes cousins et moi courions et faisions du vélo sur ces voies végétales, ravis de nous adonner à nos jeux féeriques avant de nous régaler de merveilleux pique-niques. Je ne pus retenir un soupir mélancolique. Plus que tout autre au monde, ce lieu était mon foyer – et pas seulement à cause d’une enfance insouciante. Toutes les racines des Raleigh étaient ici ! Le labo de médecine légale se trouvait au sous-sol, dans une ancienne cave à vin. La voûte et les murs de brique avaient été nettoyés et peints en blanc. Des néons illuminaient les couloirs. Partout, des techniciens en combinaison blanche, assis devant de longues paillasses, conduisaient des tests qui nécessitaient un nombre inhabituel d’éprouvettes et de cornues. Rebecca Raleigh Stothard, médecin légiste en chef de la famille, sortit de son bureau pour m’accueillir. Alors qu’elle fêterait bientôt ses deux cents ans, les cheveux châtains de cette superbe femme se piquetaient à peine de gris. Pendant mes études de droit, elle avait donné une longue série de cours, et je dois avouer que mon assiduité n’était pas totalement due à l’intérêt de ses propos. Elle m’embrassa sur la joue puis recula, sans me lâcher les mains, et m’étudia de pied en cap. — Tu es comme le bon vin, Edward. Tu vieillis bien ! D’ici à une dizaine d’années, je pourrais risquer une dégustation… — Une si longue attente risque de m’être fatale ! — Comment se porte Myriam ? — Très bien. — Tu vas encore être père ! Quel fichu garnement ! Nous n’avions pas de petits monstres pareils, de mon temps. — Je vous en prie… Nous sommes toujours « de votre temps » ! J’avais oublié combien sa compagnie était agréable. Rebecca se montrait tellement plus décontractée que ce bon vieux Francis ! Mais sa bonne humeur s’évanouit dès que nous fûmes assis dans son bureau. — Ce matin, la police d’Oxford nous a envoyé des échantillons, dit-elle. J’ai mis mes meilleurs éléments sur ces analyses. — Merci. — L’enquête a-t-elle progressé ? — Les policiers font de leur mieux, mais ils n’ont pas trouvé grand-chose. J’espère que vous découvrirez un élément qui leur a échappé. — N’attends pas un miracle. Le labo d’Oxford est très compétent. Nous avons déniché une seule information qui ne figurait pas dans son rapport. — Laquelle ? — Hier soir, Carter Osborne Kenyon et Christine Jayne Lockett n’avaient pas ingéré que de l’alcool. — Vraiment ? — Il y a des traces de cocaïne dans leur sang. Nous avons doublé les tests, pour éliminer les risques d’erreur. — Combien de cocaïne ? — Pas assez pour une folie meurtrière induite par la drogue, si c’est le sens de ta question. Ils se sont simplement offert une fin de soirée décadente. Je crois que la fille est une espèce d’artiste ? — Exact… — L’usage des narcotiques est fréquent dans la plupart des milieux bohèmes, et le phénomène s’amplifie. — Je vois… Rien d’autre ? — Non. Je mis ma mallette sur mes genoux et l’ouvris. — J’ai peut-être quelque chose pour vous. (Je sortis de son compartiment le sachet en plastique qui contenait le mégot de cigare.) J’ai trouvé ça au Westhay. Ce serait à Antony César Pitt. Vous pouvez me le confirmer ? — Pitt ? Je pensais que son alibi était vérifié. — Les policiers ont interrogé des témoins, y compris le patron du club. Tous jurent qu’il jouait aux cartes ce soir-là. — Et tu ne les crois pas ? — J’ai été au club, j’ai vu le patron, puis les autres joueurs. Ce ne sont pas les gens les plus fiables du monde et ils sont dans une position délicate. Si Pitt était vraiment au club, la police les remerciera de leur témoignage et de leur honnêteté, et les laissera partir. S’il n’y était pas, cela peut avoir des conséquences qu’ils préfèrent éviter. Je sais que ça semble un peu paranoïaque, mais c’est le seul ami de Justin qui a l’ombre d’un mobile. Dans son cas, la preuve d’innocence doit être irréfutable. Me contenter de moins serait une faute professionnelle. Elle prit le sachet et examina le mégot de cigare. — Il était encore humide de salive le matin du crime, dis-je. Si c’est la sienne, je serai sûr qu’il était au club. — Désolée, Edward… Aucun de nos tests ne te fournira ce genre de résultat. À partir d’un échantillon de salive, je ne peux même pas déterminer un groupe sanguin. — Et flûte ! — Cela changera… Un de mes chercheurs est sûr de pouvoir bientôt savoir si une personne a bu en analysant son haleine. Une simple réaction chimique… Si la police parvient à prouver qu’ils sont soûls pendant leurs heures de travail, ça découragera ces fichus cochers de lever le coude avant de sillonner les routes. Tu as déjà vu un accident de calèche ? C’est moche… et ça doit être encore pire avec les voitures. — J’ai l’esprit lent, ce matin… Où est le rapport ? — Tu ne dois pas abandonner ! Aucun de nous ne baissera les bras parce que Justin était un Raleigh. Il mérite de reposer en paix, certain que nous ne l’oublierons pas, même si les choses changent. Et pour changer, elles changent ! Pense à moi ! Je suis née à une époque où les femmes de ma lignée et de mon rang étaient des poules de luxe. Leur vie ? Une succession de bals entrecoupée de soirées à l’opéra et de vacances dans des stations balnéaires ! Aujourd’hui, je dois sortir dans le vaste monde et gagner mon pain. — Vous n’y êtes pas obligée, dis-je en souriant. — Pour l’amour de Marie, Edward ! J’ai eu dix-sept enfants sains et superbes avant que mes ovaires demandent grâce, autour de mes cent ans. Après avoir élevé tant de petits, j’avais besoin de voir autre chose. Et, mon cher, j’ai toujours détesté l’opéra. Ce travail, en revanche, je l’adore. Les vieux schnocks s’indignent qu’une femme soit aux avant-postes de la science. Mais je n’ai pas perdu mon temps… Suis-moi ! Nous traversâmes le département de médecine légale. Devant le mur du fond se dressait une grande chambre carrée en métal mat. Il n’y avait qu’une porte, au milieu, fermée par un verrou de sécurité. J’entendis bourdonner un moteur électrique. D’autres sons indiquaient que des pompes et des engrenages travaillaient en permanence. — Notre congélateur, annonça Rebecca, de nouveau badine. Elle prit un épais manteau de fourrure pendu à un crochet et m’en tendit un autre. — Tu en auras besoin, dit-elle. C’est plus froid que les frigos récemment adoptés par les grosses épiceries. Beaucoup plus froid ! Rebecca ne mentait pas. Un nuage de vapeur blanche s’échappa de la chambre quand elle ouvrit la porte. À l’intérieur, je vis des dizaines d’étagères, toutes couvertes d’une couche de glace. Une infinité de fioles, d’éprouvettes et de sachets scellés y étaient entreposés. Je m’intéressai d’abord à leur contenu, puis me détournai vivement. Parfois, les coupes scientifiques sont encore plus répugnantes que l’organe humain dans son intégralité. — Qu’est-ce que c’est ? demandai-je. — La police d’assurance de notre famille. Mon département partage ce congélateur avec la division médicale. Toutes les énigmes biologiques que nous affrontons sont stockées ici. Un jour, elles seront résolues. — Quand les Borgia auront quitté le Vatican ! lançai-je. Un vieux proverbe que j’aimais bien… Rebecca posa le sachet sur une étagère du haut et me sourit, résolument confiante. — Tu reviendras bientôt… 2 Manhattan An de grâce 1853 L’après-midi touchait à sa fin quand le SST se mit en approche de l’aérodrome de Newark. À l’horizon, le soleil couchant baignait les gratte-ciel d’une lueur rougeâtre mêlée de jaune. Je pressai mon visage contre le hublot, émerveillé par la vue. Tout cela semblait si neuf ! Sous cette lumière, on eût dit que les immeubles venaient d’être bâtis. L’image même de la perfection ! Puis l’appareil se posa et les bâtiments industriels, pourtant bas, me voilèrent la vue. Au moment où nous arrivions devant le terminal, je rangeai mes documents dans ma fidèle mallette. J’avais passé les trois heures du vol transatlantique à relire les rapports et les interrogatoires, histoire de me rafraîchir la mémoire. Étrangement, cet exercice avait miné ma confiance. Les souvenirs étaient bien trop vivaces : la nuit glaciale, le corps couvert de sang… Mort cinq ans plus tôt, Francis ne conduirait plus l’enquête. C’était à lui, il faut l’avouer, que je devais ma belle confiance face à l’énigme de la mort du pauvre Justin Ascham Raleigh. Le vieux missi dominici avait toujours été l’image vivante de la conviction et de la force tranquille. Depuis le début, je pensais que son impassible entêtement provoquerait tôt ou tard la perte du meurtrier. Mais à présent, tout reposait sur mes épaules. Je sortis du tunnel de débarquement de l’avion et débouchai dans la salle d’attente. Neill Heller César y était déjà. Comme moi, il n’avait pas beaucoup changé. Seul notre style vestimentaire était différent. Les années 1850 s’annonçaient comme une époque bariolée et je mentirais en prétendant que cela me ravissait. Neill Heller César portait un costume blanc, les pattes de son pantalon couvrant ses chaussures. Sa chemise en mousseline violet et vert était affublée d’un col aux pointes longues de quelque quinze centimètres. Et ses cheveux aux savantes ondulations lui arrivaient au-dessous des épaules. Une paire de petites lunettes noires à monture en or, perchée au bout de son nez, complétait le tableau. Il me reconnut immédiatement et me serra la main. — Bienvenue à Manhattan, dit-il. — Merci. J’aurais préféré que ce soit en d’autres circonstances. D’un index, il remonta ses lunettes. — Je comprends votre point de vue… Moi, je suis ravi de votre présence. Un des miens est enfin innocenté. — Oui. Et merci de votre coopération. — De rien… Nous prîmes une voiture et traversâmes un des nombreux ponts de Manhattan pour entrer dans la ville. Je confiai à Neill que la hauteur des bâtiments m’avait laissé bouche bée. Un compliment judicieux, puisque cette cité était l’œuvre des César. — C’était une nécessité, dit-il. En Amérique du Nord, la population frôle le milliard et demi d’âmes. Et ce n’est que le nombre officiel. Il fallait bien chercher de la place vers le haut. D’instinct, nous regardâmes tous deux le toit ouvrant vitré de la voiture. — À propos, dans combien de temps ? demandai-je. Il regarda sa montre. — La descente débutera dans cinq heures. La voiture nous déposa devant le gratte-ciel qui abritait la représentation juridique de la famille César. Neill et moi prîmes l’ascenseur jusqu’au soixante et onzième étage. Son fief étant au coin du bâtiment, les deux murs dotés de fenêtres offraient une vue imprenable sur l’océan et sur la ville. Il s’assit derrière son superbe bureau au-dessus en marbre, un meuble adapté à l’opulence de la pièce, et me regarda admirer le panorama. — D’accord, dis-je, vous avez gagné. Je suis impressionné. Le soleil finissait de se coucher. Sur tous les bâtiments, les lumières s’allumaient comme des lucioles. — Moi aussi, fit Neill en souriant, et je suis ici depuis quinze ans ! Aujourd’hui, on ne construit plus de gratte-ciel de moins de cent étages. Dans vingt ans, de la rue, on ne verra plus le soleil qu’une minute avant et après midi… — L’Europe prend la même voie… Chez nous, la natalité est strictement réglementée, donc la population augmente plus lentement. Mais pas de beaucoup… Et il faudra faire quelque chose. Si l’Église ne se résigne pas à approuver la contraception, la pression des citoyens nous forcera à renoncer aux restrictions actuelles. (Je haussai les épaules.) Vous imaginez à quoi ressemblerait une société où l’expansion et l’exploitation seraient continuelles ? — Une perspective déplaisante… mais les Borgia ne partiront jamais du Vatican ! — C’est ce qu’on dit… Le téléphone sonna. Neill Heller César décrocha et écouta en silence. — Antony est dans l’ascenseur, annonça-t-il. — Parfait. Neill appuya sur une touche. Un panneau mural coulissa pour révéler le plus grand écran de télévision que j’aie jamais vu. — Si cela ne vous dérange pas, j’aimerais jeter un coup d’œil au Prométhée. Nous couperons le son… — Pas de problème… Vous avez la couleur ? Notre chaîne vient de commencer à émettre dans ce nouveau standard. Je ne me suis pas encore procuré un récepteur adapté. Il sourit comme un gamin qui vient de recevoir un nouveau jouet. — Bien sûr que nous avons la couleur ! Au cas où vous vous poseriez la question, c’est un écran de soixante-dix centimètres… Une image légèrement tremblotante apparut. Elle provenait d’une caméra extérieure fixée au fuselage du Prométhée. La Lune brillait juste au-dessus du vaisseau. Même si le premier vol habité datait de huit ans, j’avais du mal à croire aux progrès réalisés en si peu de temps par l’Agence spatiale des familles unies. Dans moins de cinq heures, un homme poserait le pied sur la Lune ! La porte du bureau s’ouvrit et Antony César Pitt entra. Il s’était bien débrouillé depuis notre première rencontre, prenant régulièrement du grade dans les diverses représentations juridiques de sa famille. Physiquement, il avait quelques livres de plus, mais cela se voyait à peine. Le grand changement résidait dans l’abondance de sa chevelure, actuellement nouée en queue-de-cheval. Soucieux de montrer qu’il n’appréciait pas d’avoir été convoqué sans explication, il fronçait un peu les sourcils. Mais dès qu’il me vit, son expression passa à la perplexité, puis s’éclaira. — Je me souviens de vous. Vous étiez un des représentants de la famille Raleigh chargés de l’assassinat de Justin. Edward, je crois ? — Voilà qui va m’être utile, dis-je. — Plaît-il ? — Vous avez une excellente mémoire. C’est exactement ce qu’il me faut. Antony jeta un bref regard à Neill Heller César. — Je n’en crois pas mes oreilles ! Vous n’êtes quand même pas venu me poser d’autres questions sur Justin ? — Eh bien, si ! — Par la Sainte Vierge ! tout cela date de vingt et un ans ! — Exactement. Et depuis, il est toujours aussi mort… — J’apprécie votre démarche. Un homme qui consacre sa vie à la justice est digne d’admiration. Mais la police d’Oxford n’a rien trouvé. Pas de mobile, pas d’ennemi ! Les inspecteurs ont passé des semaines à retourner sa vie dans tous les sens. Avec la pression que vous leur mettiez, ils ne rigolaient pas ! J’en sais quelque chose : à cause de ma dette de jeu, j’étais le principal suspect. — Alors, vous serez ravi d’apprendre que ce n’est plus le cas. Il y a eu du nouveau. Sidéré, Pitt se laissa tomber sur une chaise et me regarda. — Comment est-ce possible ? — Les progrès de la médecine légale… (Je désignai l’écran de télévision.) L’aérospatiale n’est pas la seule branche scientifique à faire des pas de géant. Les familles ont développé une technique que nous appelons « prise d’empreinte génétique ». Toute cellule qui contient votre ADN peut désormais être identifiée sans l’ombre d’un doute. — Extraordinaire ! Mais quel rapport avec moi ? — Je suis désormais convaincu que vous étiez au Westhay ce soir-là. Vous ne pouvez donc pas avoir tué Justin. — Le Westhay… (Il prononçait ce nom avec une sorte de respect mélancolique.) Je n’y suis jamais retourné après le meurtre… Et je n’ai plus joué aux cartes, ni misé un penny sur un cheval. Une drôle de façon de se désintoxiquer ! (Il me regarda de biais.) Qu’est-ce qui vous a convaincu ? — Le matin du crime, je suis allé au club et j’ai trouvé un mégot de cigare dans une poubelle. Le mois dernier, nous avons fait une recherche d’ADN et comparé avec votre prélèvement sanguin. C’était bien votre salive. Vous n’aviez pas menti. — Sainte Vierge ! vous avez gardé vingt et un ans un mégot de cigare ? — Bien sûr. Comme le sang. Tout cela est stocké dans une chambre cryogénique, avec les autres prélèvements effectués chez Justin. Qui peut dire ce que les tests à venir nous apprendront ? Antony eut un petit rire nerveux. — Me voilà innocenté. Super ! Je suis flatté que vous ayez fait tant de chemin pour venir me l’annoncer, mais ça vous avance à quoi ? — Deux facteurs très importants ont changé grâce à ce résultat. Primo, la liste des suspects est moins longue. Secundo, je peux désormais croire tout ce que vous me direz. Très courtoisement, Neill a accepté que je vous interroge à nouveau. Si vous êtes d’accord, bien entendu. Antony regarda le représentant de sa famille. Cette fois, il semblait lui demander du secours. — Mais je n’ai rien à vous apprendre ! Tout ce que je savais, je l’ai dit à la police. Ces interrogatoires ont duré des jours ! — Je ne l’ignore pas… J’ai passé les dernières semaines à tout relire… — Alors, vous savez que je ne peux rien ajouter ! — Le problème fondamental reste le même : nous n’avons jamais réussi à trouver un mobile. Selon moi, il doit pourtant être lié à la vie professionnelle ou privée de Justin. Le meurtre était trop bien exécuté pour être dû au hasard. Vous pouvez me fournir les informations dont j’ai besoin afin de revenir en arrière et de dresser une liste des mobiles possibles. — Je vous ai déjà tout dit. — Sans doute… mais ce que vous déclarerez maintenant aura plus de poids. J’aimerais que vous m’aidiez. — Pourquoi pas ? Si vous êtes certain de pouvoir me faire confiance. Voulez-vous utiliser un détecteur de mensonge ? Je jetai un bref regard à Neill Heller César. — Ce ne sera pas nécessaire… Antony remarqua mon manège. — Super ! Merveilleux ! Bon, je suis à vous ! Juste en passant, je souligne que j’ai toujours répondu honnêtement. — Merci. Je voudrais commencer par la vie privée. Je sais qu’on vous a demandé des centaines de fois si vous aviez vu ou entendu quelque chose qui sortait de l’ordinaire. Par exemple, une réaction étonnante de Justin… — On m’a posé toutes ces questions. Il n’y avait rien ! — Certes… mais après les interrogatoires, quand la pression est retombée… vous devez avoir repensé à vos conversations nocturnes devant un jeu de cartes et un verre de vin. Il peut avoir dit quelque chose, peut-être d’une apparente banalité, que vous n’avez pas jugé utile d’aller répéter à la police. Antony s’adossa à sa chaise, une main sur le front, comme si l’accablement le terrassait. — Rien…, murmura-t-il. Il n’a jamais rien dit ou fait de surprenant. Nos conversations tournaient autour des sujets favoris des garçons : les soirées, l’alcool, les filles, le sexe, le sport… Nous parlions de ce que nous voulions entreprendre après Oxford, de nos carrières respectives… Justin était un modèle pour les étudiants de toutes les familles. Presque un stéréotype ! Il savait ce qu’il voulait et son domaine promettait… (Il désigna l’écran de télévision.) Peut-on être davantage en première ligne ? Justin serait resté avec Bethany, ils auraient eu dix gosses, et il aurait observé les étoiles jusqu’à la fin de sa vie. Avant ses trois cents ans, comme nous le disions pour le taquiner, il aurait eu l’occasion de visiter tous les points lumineux qu’il admirait dans son télescope. Justin était un garçon tout ce qu’il y a de normal. Vous perdez votre temps… J’aimerais que ce ne soit pas le cas… mais cela remonte à trop loin, même pour nous. — Vous ne pouvez pas m’en vouloir d’essayer, dis-je avec un sourire. Nous ne sommes pas des Éphémères. À nos yeux, le temps est une notion fondamentale. Les événements ne perdent jamais leur importance, si lointains qu’ils soient. — Je ne m’opposerai pas à vous sur ce point… — Alors, passons à sa vie professionnelle. L’astrophysique… — Ce n’était pas un professionnel, mais un étudiant ! Chaque semaine, il s’enthousiasmait pour une nouvelle idée. Puis il la rejetait, déçu, et s’emballait de nouveau… et ainsi de suite. Voilà ce qu’il aimait dans son domaine. — Il est acquis que Justin travaillait sur un projet ou une théorie. Personne ne savait de quoi il retournait. Il n’en avait pas parlé à son professeur, et nous n’avons trouvé aucune note. La seule certitude, c’est qu’il s’agissait de spectrographie. Vous en avait-il parlé ? — Son dernier truc ? (Antony ferma les yeux pour fouiller dans sa mémoire.) Quelques mots décousus… Un jour, il m’a dit vouloir étudier des photos de supernovæ. Pourquoi, je l’ignore. Et ce n’était peut-être pas lié à sa dernière marotte. Il pouvait s’agir de recherches pour je ne sais quoi… — Possible… mais voilà une information nouvelle. Donc, nous avons accompli quelque chose. — Vous appelez cela un accomplissement ? — Oui. — J’aimerais savoir comment vous qualifieriez la construction du tunnel sous la Manche. Mon sourire eut quelque chose de douloureux. Ma famille était chef de file de ce projet et j’avais participé aux négociations préliminaires. — Un cauchemar ! mais nous y arriverons un jour ou l’autre. — Comme pour l’affaire de Justin ? — Exactement. 3 Ganymède An de grâce 1920 Mon voyage vers Jupiter fut une extraordinaire expérience. J’étais déjà allé dans l’espace pour visiter les stations en orbite terrestre basse dirigées par la famille. Par deux fois, j’avais même séjourné sur notre base lunaire. Mais même selon les critères actuels, un vol vers une géante gazeuse restait un événement hors du commun. Je pris un vaisseau à propulsion scramjet au spatioport de Gibraltar pour gagner Vespasien, en orbite à mille kilomètres de la Terre. Il ne restait plus grand-chose de l’astéroïde original, à peine une boule de roc riche en minerais de moins d’un kilomètre de diamètre. Plusieurs raffineries s’y accrochaient comme des moules à un rocher, les ailerons de refroidissement de leurs réacteurs à fusion semblables à des queues de paon noires. D’ici à quelques années, une fois les ressources de Vespasien épuisées, ces installations seraient transférées vers le nouvel astéroïde attiré dans l’orbite de la Terre. Un grand nombre de complexes industriels et résidentiels orbitaient autour de Vespasien. Chacun était hérissé d’une bonne dizaine de plates-formes de montage. Sur Terre, toutes les familles s’affairaient à fabriquer de nouveaux systèmes industriels fonctionnels en microgravité et des vaisseaux stellaires longue distance. En plus des vingt-sept bases lunaires, on recensait huit villes sur Mars et cinq microcolonies sur des astéroïdes. Et on tirait de chacune un bénéfice spécifique, qu’il fût purement scientifique ou cyniquement commercial. Depuis la revendication territoriale des César, tout le monde voulait se faire une place dans le système solaire. Certains d’entre nous étaient destinés à aller bien plus loin encore… J’en vis la preuve quand le Kuranda adopta une trajectoire en spirale pour s’éloigner de la Terre. Nous passâmes à moins de douze mille kilomètres de ce que les « rampants » appelaient « l’Amas des Vagabonds ». Cinq astéroïdes groupés dans une orbite de quatre-vingt mille kilomètres… Tous étaient lentement évidés et équipés de complexes d’habitation. De la Terre, ils ressemblaient simplement à des étoiles très brillantes qui traversaient le ciel avec une étrange lenteur. Du Kuranda – grâce à un vidéocapteur embarqué –, je distinguais les grands chantiers, à la surface, où l’on assemblait les réacteurs à fusion. Si tout se passait bien, il faudrait deux cents ans à ces vaisseaux-mondes pour atteindre Proxima du Centaure. La moitié d’une vie passée dans des grottes artificielles ! Pourtant, des millions de gens étaient candidats au départ. Je n’avais pas encore décidé si cela prouvait le dynamisme de l’humanité, ou relevait d’un jugement désabusé sur notre société. Mesuré à l’aune de l’automatisation, de la médecine et de l’électronique, le progrès s’accélérait à un point que je trouvais moi-même inquiétant. Trop de gens devenaient inutiles à mesure que de nouvelles inventions, voire des intelligences artificielles, les remplaçaient. Jadis, cela ne nous avait jamais dérangés. Après tout, qui voudrait passer quatre cents ans à faire la même chose ? Mais alors les transitions étaient lentes et on glissait d’une occupation à une autre au gré de sa fantaisie. Aujourd’hui, cette flexibilité devenait une contrainte et les intervalles étaient de plus en plus courts. Parfois, je me demandais si mon propre travail ne serait pas bientôt obsolète… Propulsé par des moteurs ioniques à basse température qui produisaient une poussée modérée mais régulière, le Kuranda mit trois mois à me conduire sur Jupiter. C’était un des premiers vaisseaux de sa classe : des navires d’exploration et de recherche conçus pour emmener les scientifiques de la famille sur des planètes éloignées comme Neptune. Des monstres de cent quatre-vingts mètres de long, réservoirs et réacteurs compris. Nous fîmes le tour de la couche nuageuse orange de Jupiter et larguâmes notre delta v au moment où le capitaine Harrison Dominy Raleigh mettait le cap sur Ganymède. Huit heures plus tard, alors que nous nous éloignions toujours de la géante gazeuse, on me demanda de monter sur la passerelle. « Monter » restait un verbe des plus relatifs dans un vaisseau qui n’accélérait plus et dont la passerelle se trouvait au centre de la partie habitable. Les trois officiers de quart ne disposaient pas d’une instrumentation pléthorique. Juste quelques consoles hypersophistiquées dotées d’écrans holographiques et d’une impressionnante rangée de touches. L’IA pilotait le vaisseau, les hommes se contentant de surveiller ses performances et celles des systèmes principaux. Notre capitaine, Harrison Dominy Raleigh, flottait devant la console des capteurs, le pied droit fixé au sol par une sorte d’attache en Velcro. — Nous avons un problème ? demandai-je. — Pas avec le vaisseau… C’est strictement de votre ressort. — Vraiment ? Je m’arrimai près de l’officier et tentai de comprendre les graphiques affichés sur l’écran. Cela n’avait rien d’évident, d’autant plus que je n’étais pas un champion dès qu’on me plaçait en apesanteur. Des fluides de toutes sortes me montaient à la tête et me flanquaient des migraines épouvantables. De plus, mon vieil estomac n’était pas fait pour digérer des particules flottantes de nourriture. Et après soixante-quinze ans de voyages spatiaux, personne n’avait encore été fichu d’inventer des toilettes antigrav convenables ! Heureusement, j’avais une nausée raisonnable pendant les exercices en vol destinés à rétablir la locomotion, et je réagissais très bien aux fixateurs allopathiques développés pour combattre la décalcification de nos pauvres os humains. L’un dans l’autre, un bilan acceptable, puisque l’enjeu était de voir Jupiter de mes propres yeux. Le capitaine me montra sur l’écran une série de sphères violettes identifiées par des icônes numériques. — Les César ont mis une vingtaine de satellites capteurs en orbite autour de Ganymède. Ils leur fournissent une couverture radar de cent mille kilomètres. Nous interceptons des émissions similaires autour des autres lunes majeures. Leur balayage passif a sans doute une portée largement supérieure. — Je vois… Et cela signifie ? — Que personne ne peut s’approcher à leur insu des lunes qu’ils revendiquent. Ils prennent très au sérieux leur droit à la propriété… — Notre voyage n’a jamais été secret. Ils connaissent notre heure d’arrivée à la même décimale près que notre IA. — Donc, c’est à nous de jouer. Nous entrerons dans l’orbite de Ganymède d’ici douze heures. Je regardai de nouveau les sphères violettes. Nous étions le premier vaisseau non César à faire le voyage. Treize ans plus tôt, les César avaient lancé une mission d’exploration de huit navires. Le monde entier avait admiré leur audace jusqu’à ce que le commandant Ricardo Savill César annonce à des milliards de téléspectateurs qu’il revendiquait au nom de sa famille la propriété de Ganymède, où il venait de poser le pied, de Jupiter et de tous ses satellites. Un événement extraordinaire, et, bien sûr, une violation criante de l’éthique mondiale. Depuis, les grandes manœuvres juridiques se succédaient. Les représentants en chef des autres familles négociaient secrètement pour essayer de convaincre les César de renoncer à leurs prétentions. Les comiques faisaient de ce sujet leur cheval de bataille, déchaînant les rires chaque fois qu’ils brodaient sur le thème « une lune pour chacun ». Les César n’avaient pas démordu de leur position : Jupiter et ses lunes leur appartenaient. Mais en treize ans, ils n’avaient jamais expliqué pourquoi ils les voulaient tant. Et maintenant, voilà que nous arrivions ! Ma mission n’était pas de défier les César ni de les combattre, seulement d’établir un précédent. — Ouvrez un canal de communication avec leur base principale, dis-je au capitaine. Utilisez les protocoles de contrôle standard des vols orbitaux et informez-les de notre vecteur d’arrivée. Puis demandez si cela leur pose un problème. Traitez tout cela sans dramatisation inutile… Comme si nous n’étions qu’un vaisseau de plus candidat à l’orbite. S’ils veulent savoir ce que nous fichons ici, répondez que nous sommes une mission scientifique et que je voudrais convenir avec leur maire – en personne ! – d’un planning d’études géophysiques. Harrison Dominy Raleigh fit la moue. — Vous êtes sûr de ne pas vouloir leur parler maintenant ? — Absolument certain ! Entrer en orbite de Ganymède n’est pas une affaire assez importante pour qu’un représentant s’en occupe. — Si vous le dites… Le capitaine baissa le micro fixé sur son casque et ordonna à notre IA d’ouvrir une fréquence. Ce ne fut pas compliqué, car les César se montrèrent tout aussi circonspects que nous. Une fois le Kuranda en orbite, l’officier demanda pour notre navette une autorisation d’atterrir qu’on nous accorda sans émettre de commentaires. Le vol de quatre-vingt-dix minutes fut assez ennuyeux, n’était la vue qu’offraient les petits hublots lourdement blindés. Un quartier de Jupiter brillait au-dessus de Ganymède. Nous descendîmes vers la surface couverte d’une glace aux reflets fauves constellée de grands sillons et de cratères blancs consécutifs à des impacts de météorites. Des multitudes de crevasses blessaient la calotte glaciaire, créant de vastes zones dont les ondulations évoquaient celles d’une rivière. Pour une raison que j’ignore, je trouvai le paysage plus paisible et plus digne que celui de notre lune. Même si la palette de subtiles couleurs pastel de la glace contribuait à cette impression, une antique solennité se dégageait de ce petit monde. New Milan était à quelques degrés au nord de l’équateur, dans une étendue plate de glace grêlée de petits cratères récents. Sur près de six kilomètres carrés, des lumières émeraude et blanches brillaient dans une joyeuse anarchie géométrique. En treize ans, les César avaient établi une colonie des plus importantes. Les « bâtiments » étaient en réalité des igloos. Un dôme transparent couronnait la base et les deux premiers niveaux en béton au silicate. Pendant que la navette descendait vers le terrain d’atterrissage, je compris pourquoi la majorité des lumières étaient vertes. Les plus petits igloos faisaient une quarantaine de mètres de diamètre, les plus grands frôlant les deux cents. Au milieu de chacun se nichait un jardin illuminé par des lampes enfouies sous la glace. Après l’atterrissage, un glisseur me conduisit au centre administratif, sis dans un des grands igloos. Dès mon entrée, je fus accueilli par le maire en personne, Ricardo Savill César. De très grande taille, il avait la peau légèrement flasque des gens longtemps exposés à la microgravité. Il portait une tunique gris et turquoise avec une veste mauve, l’uniforme standard des membres d’une mission scientifique. Sur lui, ces vêtements, pleins d’une étrange majesté, devenaient des symboles d’autorité. On eût dit le descendant direct d’un centurion de la Légion de la Première Ère impériale. — Bienvenue, déclara-t-il, apparemment sincère. Et félicitations pour votre vol. D’après ce qu’on dit, le Kuranda est un vaisseau impressionnant. — Merci, répondis-je. Je serais ravi de vous le faire visiter, plus tard… — J’accepte cette invitation avec joie. Mais ce sera d’abord mon tour. Je brûle d’impatience de vous montrer ce que nous avons réalisé ici. D’accord pour le tour du propriétaire ! Les deux heures suivantes, je parcourus l’igloo en tous sens, et cela m’étonnerait beaucoup que j’en aie manqué un seul recoin. Des systèmes de survie, dans les niveaux inférieurs, aux passerelles précaires fixées le long des poutres de soutien en carbone du dôme, j’eus droit à une visite complète. Une manœuvre savamment calculée… Ricardo Savill César entendait me convaincre qu’il n’y avait ici aucun secret et pas la moindre machine infernale en construction. Sa famille s’était dotée d’une colonie autonome capable de se développer au rythme de l’évolution de sa population. Rien de plus ! Mais on ne me montra ni ne me révéla jamais pourquoi tout cela existait. Quand j’estimai avoir attendu assez longtemps pour ne pas manquer à la courtoisie, j’affirmai en avoir assez vu et nous allâmes dans le bureau de Ricardo Savill César. Son fief était situé au sommet de la partie résidentielle, quelque quinze mètres au-dessus de l’arboretum central. Pourtant, la cime des arbres atteignait déjà les fenêtres. Je reconnus diverses variétés de pins et de saules, mais la gravité réduite avait modifié leur croissance, les dotant de troncs particulièrement trapus et de feuilles plus grandes que la normale. Dès que je fus confortablement assis sur le sofa, mon hôte prit un joli pot chinois et me servit du café. — J’ai fait pousser les grains moi-même, m’annonça-t-il, et c’est moi qui les ai moulus. Ils viennent des domaines de la famille, aux Caraïbes. Les protéines de synthèse ont résolu nos problèmes d’alimentation, mais certains goûts et certaines consistances sont impossibles à reproduire. Je bus une gorgée. — Très bon. Excellent même. — J’en suis ravi. Vous êtes le genre d’homme que j’aimerais avoir à mes côtés. — Vraiment ? Ricardo Savill César s’assit et me sourit. — Les autres familles ne savent que penser de nos prétentions territoriales… et c’est vous qu’elles envoient tâter le terrain ! Une écrasante responsabilité pour n’importe quel représentant. J’aurais tant voulu assister à vos réunions préliminaires et entendre ce qu’on y disait des César, ces terribles conquérants. — Votre tête aurait tourné au bout de cinq heures, répondis-je assez sèchement. Comme la mienne. — Et que voulez-vous que fassent votre fantastique vaisseau et son équipage pendant qu’ils sont ici ? — C’est une authentique mission scientifique. Nous aimerions étudier les bactéries que vous avez découvertes sur les lunes de Jupiter. Revendications territoriales mises à part, c’est d’une importance cruciale, surtout depuis que nous savons qu’il n’y a rien à espérer de Mars. — Je n’y vois aucune objection… Nous communiquerez-vous les résultats ? — Bien entendu ! m’écriai-je, feignant d’être vexé par la question. Je pensais même vous proposer d’organiser des expéditions communes. Nous disposons de trois véhicules d’exploration scientifique qui peuvent sillonner la surface de toutes les lunes. Ricardo Savill César tendit ses deux index et posa son menton dessus. — Quelle est leur autonomie ? — Quelques semaines, si on ne les ravitaille pas. Ce sont de grandes caravanes reliées à une unité motrice. Des engins très mobiles… — Et vous envisagez d’explorer toutes les lunes ? — Oui. Nous projetons aussi d’envoyer des sondes vers Jupiter pour étudier sa composition. — Intéressant… Quelle profondeur atteindront-elles ? — Nous voulons étudier la couche superficielle, au moins sa surface… Le maire fronça les sourcils. — Un tel exploit m’impressionnerait beaucoup. Nous n’avons jamais pu approcher à moins de sept cents kilomètres. — Nos ingénieurs sont très confiants. La famille a toujours donné la priorité aux applications concrètes de la science. — Une forme de machisme technologique ? — Je suppose… — Eh bien, tout cela est très excitant. Soyez assuré que nous coopérerons avec plaisir. Mon équipe scientifique attend votre arrivée depuis des mois. Je crois que ça n’aura pas été pour rien. Les approches nouvelles sont toujours très enrichissantes. Je le gratifiai d’un hochement de tête satisfait. Ce statu quo, selon les stratèges du Conseil, était le résultat le plus probable. Nous avions prévu qu’on nous autoriserait à explorer toutes les lunes, à condition de ne pas nous incruster dans le coin. Ainsi, la théorie la plus populaire parmi nos têtes pensantes – et la plus saugrenue – était infirmée. Les Conseils de plusieurs familles postulaient que les César avaient découvert des formes de vie supérieures dans cette zone de l’espace et qu’ils voulaient s’en assurer l’exclusivité. À vrai dire, depuis qu’ils avaient trouvé des bactéries dans les mers souterraines de Ganymède et d’Europe, l’existence d’une vie plus complexe était une sérieuse possibilité. Pour ma part, j’avais toujours jugé cela trop gros pour être vrai. J’estimais plus étonnant que Ricardo Savill César ne voie pas d’objections à nous laisser étudier Jupiter. L’hypothèse la plus répandue, après celle que je viens d’exposer, prétendait que les César avaient déniché dans l’atmosphère de la géante gazeuse on ne savait quoi d’extrêmement précieux. Encore des spéculations fumeuses ! Avant leur célèbre expédition, des dizaines de vaisseaux-sondes avaient été envoyés dans ce secteur… Les autres théories mentionnaient des nefs spatiales extraterrestres ou des survivants de l’Atlantide. Rien de très satisfaisant pour tout homme sensé. Mais comme Ricardo Savill ne me donnait rien à me mettre sous la dent, je n’avais pas beaucoup d’options… Une situation ennuyeuse. La raison de la revendication territoriale devait me crever les yeux. Pourtant je ne la voyais pas. Et Ricardo Savill savait que j’avais conscience d’être le bec dans l’eau. Au fond, ce n’était pas si dramatique ! Je n’espérais pas trouver la solution de l’énigme du premier coup, et notre séjour durerait au moins six mois… — Eh bien, dis-je, tout est réglé, à part les détails. Mon IA se connectera à la vôtre. Ensemble, elles définiront le planning et les rotations de personnel. Le maire leva sa tasse comme pour trinquer. — Elles s’en sortiront très bien, dit-il. Je vais autoriser sur-le-champ une connexion avec le Kuranda. — Il y a autre chose… Rien de grave. — Oui ? — Je voudrais rencontrer quelqu’un pendant mon séjour. Une de vos adjointes… Pour une de mes vieilles enquêtes. J’aimerais éclaircir un ou deux points… — De qui parlez-vous ? — De Bethany Maria César. Je crois qu’elle est sur Io. — Oui…, fit le maire, soudain mal à l’aise. Elle dirige l’équipe scientifique. Le brusque changement d’attitude de mon interlocuteur était fascinant. On eût dit que je venais de marquer un point dans notre jeu du chat et de la souris. Hélas, je ne savais pas comment ! J’avais seulement prononcé un nom… — Vous ne vous opposez pas à ce que je lui parle ? demandai-je. — Pas du tout. Si ce n’est pas indiscret, quel est le sujet de cette vieille enquête ? — Un meurtre. — Sainte Vierge ! Vraiment ? — Ça remonte à longtemps… mais j’ai une nouvelle théorie dont je voudrais lui parler. Le poste scientifique d’Io ne ressemblait pas du tout à New Milan. Il se limitait à une dizaine de compartiments cylindriques posés à l’horizontale sur des fondations en béton profondément enfoncées dans la surface rouge de la lune. Tous reliés entre eux, ils évoquaient une rangée d’antiques composants électroniques. Au fil des années, les émissions sulfureuses du volcan avaient déposé sur leur surface métallique blanche une fine couche de colloïde gris sale qui dégoulinait lentement du sommet et tombait goutte à goutte à partir du ventre des compartiments. Si strictement fonctionnel que fût ce complexe, les César avaient choisi un emplacement intéressant au niveau de la vue. Un des compartiments comportait une galerie d’observation orientée pour que ses grands hublots incurvés donnent directement sur le volcan qui se découpait à l’horizon. J’attendis Bethany Maria César devant une des tables de réfectoire dans la galerie. Passant d’un hublot couvert de poussière à un autre, j’espérais assister à une éruption. Mais le seul indice d’une activité sismique fut les secousses intermittentes qui se répercutaient dans tout le compartiment, à peine assez puissantes pour faire clapoter le thé dans ma tasse. — Bonjour, Edward, ça fait très longtemps… Je n’aurais jamais reconnu Bethany. La femme qui se tenait devant moi ressemblait de très loin à la superbe jeune fille en détresse que j’avais vue dans la salle d’interrogatoire près de quatre-vingt-dix ans plus tôt. Faute d’un meilleur mot, je dirais qu’elle avait l’air vieille. Son visage était sillonné de rides plaquées comme un masque sur les traits délicats que j’avais jadis admirés. De sa toison blonde, il ne restait rien. Coupés très court, dans le style militaire, ses cheveux avaient grisonné. L’ample tunique qu’elle portait ne réussissait pas à cacher son dos voûté. Elle posa les deux mains sur la table et s’assit avec quelque difficulté. — Pas très beau à voir, hein ? — Que vous est-il arrivé ? demandai-je, l’estomac retourné. Aucun dossier ne mentionnait un accident ou une maladie chronique. — La gravité, Edward… Je vois que votre visage est déjà boursouflé par la rétention d’eau, donc vous connaissez une infime fraction de la souffrance qu’elle inflige. Contentez-vous de ça ! La gravité affecte certaines personnes plus que d’autres. Après treize ans d’exposition, je suis un cas d’école… — Sainte Vierge ! je ne sais pas ce que les César cherchent ici, mais rien ne justifie qu’on se fasse autant de mal. Rentrez chez vous, sur Terre ! Elle eut un sourire presque moqueur, comme si sa sagesse récemment acquise me dépassait de loin. — C’est ici, chez moi. Jupiter est la frontière de l’humanité. — Comment pouvez-vous dire ça ? Cet endroit est en train de vous tuer. — La vie ! cracha Bethany. Un cadeau empoisonné ! — Un don précieux, plutôt ! — Oui… Pauvre Justin… J’ai été surprise d’apprendre que les Raleigh vous avaient envoyé. Vous m’avez forcée à un sacré retour en arrière… — Je ne vous mentirai pas, ce n’est pas pour vous voir que je suis venu. — Le grand mystère de notre époque ! Que fichent ces fourbes de César autour de Jupiter ? Vous avez des indices ? — Non. Mais nous trouverons… — J’en suis sûre. Consacrez assez de puissance logicielle à un problème et vous le résoudrez. — Voilà qui ressemble plus à la Bethany de mes souvenirs… — J’en doute, car c’est le fruit de l’expérience. Nous avons plus d’IA par être humain ici que sur Terre. Chaque miette d’information est analysée et archivée. Nos banques de données grossissent à une vitesse qui nous dépasse presque. Il faut se consacrer à fond à son travail pour comprendre tout ça. Nos besoins physiques ne sont plus un problème. Les IA s’en occupent à notre place. Elles gèrent les unités d’alimentation de synthèse, les usines cybernétiques, l’administration… Edward, je tiens ma vie actuelle pour une forme de libération. Les contingences ne me concernent plus. J’utilise mon cerveau à plein-temps. — J’en suis ravi pour vous. Vous avez fait un grand pas en avant. Sur Terre, les IA sont une source continuelle de problèmes. Elles dirigent toutes les activités mécaniques et leur efficacité augmente constamment. L’industrie et le secteur tertiaire ont de moins en moins besoin d’interventions humaines, et le chômage généralisé provoque une multitude de troubles sociaux. La petite délinquance explose et les psychologues sont tellement débordés qu’ils ont besoin d’assistance thérapeutique. Les gens se demandent si l’arrivée des IA est bénéfique. — Je suis sûre que ces problèmes seront résolus par l’intégration des IA. Quand de tels bouleversements se produisent, les transitions ne sont jamais douces. Passer à une société de loisirs n’est pas facile pour un peuple à ce point ancré dans ses traditions. Quand on vit très longtemps, la résistance au changement augmente en permanence. Le quotidien semble trop facile et trop confortable pour qu’on y renonce. Et les familles sont très attachées à leur style de vie. Mais la révolution aura lieu. Les humains sont nés pour penser et créer. Telle est leur unicité. N’importe quel animal peut construire un nid et se procurer de la nourriture. Mais la marche vers le progrès nous a libérés de ces contraintes physiques. C’était le but que nous recherchions, non ? Une espèce capable de comprendre le fonctionnement de l’univers n’a plus loisir de revenir en arrière. Nous tombons en chute libre vers le plateau. — Le plateau ? — Le moment où la science aura tout expliqué et où les machines seront parfaites. Après, la vie ne sera plus qu’un éternel pique-nique… Tout ce qui restera à faire, c’est penser, rêver et jouer. — Je ne peux pas imaginer ça… — C’est dommage… Edward, vous devez vous adapter ou mourir. Vous êtes un homme assez brillant pour surmonter le dernier obstacle et atteindre le plateau. Mais peut-être que les Athlètes impériaux ne furent pas la bénédiction que nous pensions… en tout cas pas pour tout le monde. Les premiers César étaient tellement sûrs d’offrir un magnifique cadeau à l’Empire. Ils ont croisé des lignées de gladiateurs pendant des générations, améliorant leur force et leur vitesse jusqu’à ce qu’ils soient invincibles dans l’arène. Seul l’âge les ralentissait et les affaiblissait. À partir de là, il ne fallut pas beaucoup d’efforts pour améliorer la longévité humaine. Et quelle arme politique c’était ! La seule chose que tout le monde désire ! Mais la vie que les César ont offerte aux enfants de l’Empire était bien plus longue que prévu. Et toucher à l’ordre naturel, même empiriquement, se révèle toujours dangereux. Les humains modifient leur environnement. C’est dans leurs gènes ! Pour nous adapter aux bouleversements que nous créons, la nature a inventé le cycle de la vie et de la mort, qui assure un renouvellement constant. — Voulez-vous dire que j’ai vécu trop longtemps pour être encore utile ? — Je ne sais pas… Abandonneriez-vous votre quotidien pour affronter l’inconnu ? ou regarderez-vous pousser les arbres pendant que les mêmes vieilles saisons glisseront sur vous sans vous affecter ? — Affronter l’inconnu, c’est ce que vous croyez faire en vivant ici, n’est-ce pas ? — J’aime le changement. C’est le plus beau défi ! — Vous pouvez-vous offrir le luxe de l’aimer… — Edward, vous êtes si étroit d’esprit ! lança Bethany avec un rire étranglé. Vous et moi, nous sommes vivants, et on ne peut pas en dire autant de Justin. Je dois avouer que je suis très curieuse. Qu’avez-vous de neuf sur cette affaire ? Je désignai les hublots renforcés d’un maillage de fils de carbone. Ainsi, le verre pouvait être d’une extraordinaire finesse. Un des nouveaux miracles que nous tenions désormais pour acquis… Tout ça grâce à la découverte de cet allotrope du carbone ! — Le carbone 60. — Comment le carbone 60 peut-il être lié à l’assassinat de Justin ? Nous le connaissons depuis seulement dix ans… Mais… Sainte Vierge, c’est ça ! Alexander ? C’est lui qui l’a découvert ! — J’espère que c’est la clé de l’énigme… — Vous espérez ? — Le carbone 60 est une molécule étonnante. Il y a tant d’applications théoriques, des fibres ultrarésistantes à la supraconductivité. Ce matériau est présent dans tous les systèmes que nous utilisons. Et on lui découvre chaque jour de nouvelles utilisations… — Et alors ? — Je dois savoir en quoi consistait le grand projet de Justin juste avant sa mort. Cherchait-il des traces de carbone dans les supernovæ ? — Ciel…, soupira Bethany en me jetant un regard admiratif. Vous n’abandonnez donc jamais ? — Non. — Nous avons trouvé du carbone 60 dans les nébuleuses après qu’Alexander en eut produit en laboratoire. Mais vous suggérez que ça a fonctionné dans l’autre sens ? Un astrophysicien aurait découvert l’existence du carbone 60 dans les signatures spectrales des supernovæ, et les chimistes auraient tenté de le synthétiser à la suite de ce travail ? — C’est possible. On a postulé très tôt l’existence du carbone 60. J’ai repéré des références qui remontent à 1815, dans un article très théorique sur les structures moléculaires. Justin a pu penser que le carbone 60 était produit par des événements stellaires. S’il a repéré sa signature spectrale… — Alexander, un chimiste, a immédiatement mesuré l’intérêt pratique d’un tel matériau et a tué Justin pour se l’approprier. Puis, après un délai convenable – quatre-vingt-dix ans, en l’occurrence –, il synthétise miraculeusement l’insaisissable substance dans son laboratoire pour le plus grand bénéfice de sa famille et de sa carrière. Qui ferait le lien avec un meurtre affreux commis si longtemps avant ? De plus… (Elle marqua une pause théâtrale.) Alexander n’a jamais eu d’alibi solide pour cette nuit et il travaillait sur le carbone à l’époque. Maintenant, je vois pourquoi vous vous êtes donné tant de mal pour cette enquête… — Je n’ai jamais pu découvrir sur quoi Justin faisait des recherches. Vous-même n’en étiez pas sûre. Mais avec ce choc, vous n’auriez pas su dire avec certitude quel jour nous étions. Depuis la mort de Justin, vous avez eu beaucoup de temps pour réfléchir à tout ce qu’il vous a raconté… — Désolée, Edward, mais vous êtes venu pour rien. — Vous ne pouvez pas me répondre ? Je ne pus dissimuler mon amertume. Mon dernier espoir de résoudre l’affaire m’avait conduit très loin. Mais je n’avais pas déniché d’autres pistes en soixante-sept ans. — Je sais très bien sur quoi travaillait Justin. À l’époque, je ne voulais pas le révéler… — Pourquoi ? m’écriai-je, furieux. Cette information était cruciale pour l’enquête ! — Non ! Ne comprenez-vous donc rien ? Je l’aimais vraiment. Et sa théorie paraissait absurde ! À l’en croire, il y avait de la vie dans l’espace. Des bactéries qui flottaient dans le vide comme des nuages de poussière propulsés par le vent stellaire. C’était cette signature spectrale-là qu’il cherchait, pas celle du carbone 60. Selon lui, toutes les épidémies venaient de l’espace. Notre système immunitaire mettait du temps à réagir parce que chaque maladie était nouvelle sur notre planète. Voilà ce qu’il pensait dans les années 1830 ! Par la Sainte Vierge, quel visionnaire ! — Mais… — Oui, je sais ! cria Bethany. Il avait raison, bon sang ! Parfaitement raison. Et j’ai participé à la mission qui l’a démontré. Nous sommes convaincus que les bactéries découvertes sur Ganymède et Europe proviennent de l’espace. On trouve des indices dans tout le système jovien. Imaginez-vous combien ce fut douloureux pour moi après toutes ces années ? Ce n’est pas ironique, mais tragique ! Et je ne pourrai jamais révéler qu’il y a pensé le premier, parce que c’est impossible à prouver. Il n’aura pas la gloire qu’il mérite et c’est ma faute. — Pourquoi ne nous avoir rien dit à l’époque ? — Pour préserver sa mémoire. Je refusais que les gens rient de lui. Il était trop précieux pour moi… Je ne l’aurais pas supporté ! Et cela se serait produit. Les journaux en auraient fait des gorges chaudes, parce que c’était trop nouveau. L’invasion des rhumes de l’espace ! Justin méritait mieux que ça. Il fallait protéger sa dignité. Je soupirai, abattu. J’avais tant espéré qu’elle confirmerait ma théorie. — Je ne peux pas vous blâmer d’avoir voulu le défendre. À votre place, j’aurais sans doute agi de même. Au moment où une autre petite secousse taquinait la galerie, Bethany posa une main sur la mienne. — Qu’allez-vous faire ? — Moi ? Achever ma mission ici, rentrer sur Terre et continuer ma vie. Ma vie en perpétuel changement… Un sourire mélancolique craquela un peu plus les joues ridées de Bethany. — Merci, Edward. J’aime savoir que quelqu’un d’autre se soucie encore de Justin… 4 Institut de la famille Raleigh An de grâce 1971 Le chêne solitaire était vieux de plus de deux cents ans. Sa moitié supérieure brisée depuis des lustres, il ne restait plus qu’une imposante souche et quelques gros rameaux. Au pied du tronc, une mousse couleur émeraude prospérait dans l’écorce ridée. Je m’assis entre les fourches d’une énorme racine et contemplai la pelouse qui descendait en pente douce vers le lac. À côté de ma tête, mon Intelligence artificielle flottante bourdonnait discrètement. Fonctions d’émission en veille, elle m’isolait du babillage électronique des affaires de la famille. C’était le seul moment où mes pensées étaient libres de circuler dans mon cerveau… La matinée était magnifique. Brillant au-dessus de la vallée, le soleil était déjà assez chaud pour dissiper la rosée. Des boutons-d’or et des pâquerettes piquetaient l’herbe verdoyante, leurs minuscules pétales ouverts et réceptifs. Comme à l’accoutumée, ce paysage bucolique me communiquait une sérénité à toute épreuve. Chaque jour, sauf quand le temps était vraiment affreux, je ne manquais jamais de me promener dans le domaine de l’Institut. Le climat était une des rares choses que nous ne maîtrisions pas… et je m’en félicitais. Il fallait bien qu’il reste un peu d’imprévu dans la vie. Voilà pourquoi j’aimais tant cet environnement naturel. Depuis que j’appartenais au Conseil de la famille, soit huit ans, je m’assurais que les seuls arbres plantés dans la vallée aient un génotype non modifié. Idem pour le reste de la flore. Une excentricité, sans doute. Mais quand on me posait la question – pas souvent – je déclarais que ce lieu était une enclave culturelle comme une autre et affirmais agir au nom de la préservation des espèces, une nécessité vitale. À présent que nos zones urbaines se dépeuplaient, tout le monde voulait goûter aux joies de la vie rurale. Au début du siècle, à la naissance de la nourriture de synthèse, l’agriculture naturelle avait entamé son long déclin. Les dernières fermes appartenaient à d’indécrottables réactionnaires ou à des familles nostalgiques des temps anciens. Ces anachronismes vivants, peu nombreux, n’occupaient pas beaucoup de terres et n’affectaient pas la stratégie du Conseil des familles unies en matière de développement de l’habitat. Résultat, partout dans le pays, les fermages abandonnés étaient reconvertis en domaines pastoraux fidèles à l’imagerie la plus idéaliste de l’histoire préimpériale. Tous les citadins migrateurs exigeaient d’avoir leur propre forêt – munie d’une clairière et d’un étang alimenté par un ruisseau gazouillant, bien entendu ! – où se dresserait leur villa de style Premier Empire. Mais aucun de ces étranges amoureux de la nature ne désirait attendre cent ans que les arbres veuillent bien grandir. En conséquence, les variétés génétiquement modifiées se vendaient comme des petits pains. Ces végétaux poussaient de quelque dix-huit mètres en deux ans, puis adoptaient un mode de croissance plus naturel. Je trouvais cela étrange, comme si la contagion de la biononique avait modifié notre mode de pensée. Notre société, au zénith de son développement, en revenait lentement à la mentalité des Éphémères. Tout devait arriver maintenant, comme si demain n’existait pas. Et pourtant, Bethany Maria César, en 1963, nous avait mis sur la voie d’un avenir sans limites. Mon IAF se déploya en bourdonnant un peu plus fort. J’utilisais toujours l’antique « mode interface » malgré la généralisation du lien par cérébrocapteurs. En un sens, cela revenait à reconnaître que Bethany, sur Io, avait raison d’avancer que la résistance à la nouveauté était une des caractéristiques de l’âge. Aucun de mes arrière-arrière-arrière-arrière-petits-enfants n’avait émis la moindre objection à être « équipé » de capteurs biononiques. Et ils n’en subissaient pas de dégâts psychologiques visibles. Cela dit, même si je ne pouvais pas tenir ma propre enfance pour un modèle adapté au monde moderne, je gardais mes distances. Quelqu’un qui a vu défiler autant de programmes et de types d’interfaces que moi sait qu’il faut peu de temps pour que le « summum de la technique » devienne une vieillerie dépassée. Autant conserver pendant quelques décennies la configuration qu’on trouve la plus confortable… Le visage de Rebecca Raleigh Stothard apparut devant moi. J’aurais dû m’en douter, car mon IA n’aurait pas autorisé n’importe qui à me déranger dans mes rares moments d’intimité. Le sourire de l’image holographique réveilla en moi une foule de souvenirs très agréables. Cinq ans plus tôt, Rebecca s’était soumise à une réinitialisation de l’ADN qui l’avait ramenée à la prime jeunesse : vingt-cinq ans environ ! Près d’un siècle plus tôt, au début de notre badinage amoureux, c’était une femme séduisante. Désormais, elle était époustouflante ! — J’ai pensé que tu aimerais être le premier à l’entendre, dit-elle. La Commission des protocoles neuromédicaux a autorisé la procédure. Décision effective à partir de midi et demi ! De nos jours, Rome n’allonge plus les délais… — Oui ! lançai-je triomphalement. Dans les temps troublés que nous vivions, se réjouir d’une nouvelle aussi insignifiante n’était guère justifiable. Pourtant, je ne pus m’empêcher d’éclater de rire. — Je vois enfin le bout de cette affaire ! — Les Borgia sont toujours au Vatican, me rappela Rebecca. — Sois donc moins pessimiste… Je suis sûr que ces deux-là ont fait le coup. — Espérons que tu ne te trompes pas. (J’entendis de l’inquiétude dans sa voix.) Je ne voudrais pas que ça tourne à l’obsession… — Tu sais très bien que cette affaire occupe un pourcentage de mon temps si infime qu’on ne peut pas le mesurer. C’est simplement la satisfaction du travail accompli. Et je devais bien ça à Francis. — Je comprends… Alors, ton programme ? — Lancer la boule et abattre les quilles ! Le système est activé ? — Donne-moi trois jours pour tout mettre au point. Elle battit des paupières et son image disparut. Mon IAF resta en mode actif. Sur la vallée, sans qu’aucun bruit ne l’annonce, la lumière quadrupla soudain d’intensité, tournant à un violet intense. Les filtres intégrés à mes iris s’activèrent et je levai les yeux. Une étoile brûlait dans le quadrant est du ciel. En réalité, c’étaient les turbulences énergétiques d’un vaisseau stellaire qui passait en hyperpropulsion. Le violet vira au turquoise, qui tourna lui-même très vite à l’émeraude. Pour moi, c’était un des plus beaux spectacles jamais produits par l’homme, même s’il s’agissait d’un effet secondaire purement accidentel. Hélas ! ça ne durerait pas. Les vaisseaux hyperluminiques de la première génération, assez rudimentaires, généraient leur propre tunnel hyperspatial, à l’intérieur duquel ils volaient. Mais les familles travaillaient à fabriquer de la matière exotique, une substance qui garderait les tunnels hyperspatiaux ouverts en permanence. Ce projet commun comptait parmi les signes les plus encourageants de ces dernières années. Au pire de la folie des années 1960, nous avions conservé assez de bon sens pour reconnaître l’utilité de ce genre de collaboration. Et même les César s’étaient joints à nous… Chaque fois que je pensais aux négociations censées relancer la vieille Agence spatiale des familles unies, mon voyage vers Jupiter me revenait à l’esprit. Étions-nous obtus, à l’époque, pour ne pas avoir vu ce qui nous crevait les yeux ? Hélas ! l’homme est toujours frappé de cécité devant l’infiniment petit… ou l’infiniment grand. Comment deviner que nous aurions dû réfléchir à une telle échelle ? Pour Bethany Maria César, Justin était un visionnaire. Comparé à elle, le pauvre garçon paraissait aveugle. Quand elle avait commencé à travailler sur la biononique, dès les années 1850, elle s’était doutée de ce qui arriverait en cas de succès. Ses modules biononiques autoreproducteurs seraient le summum en matière de nanotechnologie. Capables d’assembler des atomes selon les consignes d’une IA – pour fabriquer n’importe quel objet –, ils seraient aussi en mesure de les désassembler. En nombre suffisant, un peu comme un amas de lichen noir, ils pourraient se « manger » un chemin dans toutes sortes de « minerais » et en extraire les atomes indispensables aux projets les plus divers. Ils étaient conçus pour transformer ces atomes et en faire indifféremment du câble quantique, du carbone 60, des poutres de fer ou des briques. Cela marchait pour la nourriture, les vêtements, les bâtiments, les vaisseaux stellaires… Bref, tout ce qu’un cerveau humain pouvait imaginer et réussir à décrire à une IA ! L’humanité cessa alors de travailler pour subvenir à ses besoins. Exactement comme Bethany l’avait dit. Ou prophétisé, selon l’opinion qu’on avait d’elle. L’humanité cessa aussi de mourir. Des versions médicales des modules biononiques pouvaient désormais circuler dans nos corps pour soigner les cellules malades et réinitialiser l’ADN. Avec cette extraordinaire révolution, notre attitude envers les biens matériels subit une remise en question radicale. Alors que nous accordions la plus grande valeur aux pierres précieuses, aux métaux et aux composants chimiques rares, nous ne vénérions plus désormais qu’une seule chose : la matière. N’importe quelle matière ! C’était devenu notre monnaie d’échange… et notre obsession. Qu’importait l’atome qu’on possédait, l’essentiel était d’en détenir un, fût-il simplement d’hydrogène… ou surtout d’hydrogène, pour les César ! La fusion le transformerait en un élément lourd qu’un module biononique exploiterait. Tout habitant du système solaire pouvait désormais créer ce qu’il voulait. Seules son imagination et la quantité de matière disponible sur le marché le limitaient. Les César détenaient le plus grand réservoir de matière de notre univers : Jupiter ! Voilà à quel point ils avaient été prévoyants une fois que Bethany les avait mis sur la voie. Les problèmes démographiques que nous affrontions n’étaient rien face au raz-de-marée à venir. Une race de quasi-immortels qui se reproduirait à un taux exponentiel en recourant simplement à la bonne vieille méthode naturelle ! Fi des bébés-éprouvette et des techniques de clonage ! Et dire que dans ma jeunesse je redoutais de voir les moteurs à explosion épuiser nos réserves de pétrole ! Quelques semaines après l’avènement des modules biononiques de Bethany, les vaisseaux spatiaux de toutes les familles sillonnèrent le système solaire pour revendiquer la propriété de chaque miette de matière détectée par un télescope. La période la plus honteuse et indigne de l’histoire post-Deuxième Ère impériale ! Une année de folie et de rapines, notre légendaire rationalité jetée aux orties au bénéfice d’une cupidité sans bornes. La Conférence de crise de 1965 parvint à calmer un peu le jeu. Fort judicieusement, toutes les familles opposèrent une fin de non-recevoir aux Rothschild… qui prétendaient s’approprier le Soleil. Le reste du système fut réparti à peu près équitablement. Les Raleigh possédaient désormais Titan et Saturne en association avec quinze autres familles. Mais les César, maîtres de Jupiter, consolidaient leur position dominante. Puis le projet de vaisseaux hyperluminiques avait vu le jour. De l’avis général, l’accord signé entre les familles avait contribué à arranger les choses. La fonction des Conseils devint pour l’essentiel d’affecter les ressources, une évolution qui nous contraignit à renforcer l’ancien cadre juridique de notre civilisation. Gérer la distribution des matières premières, en termes d’économie, était une activité des plus simples. Mais ce système nous permettait de maintenir l’ordre et l’équilibre des forces. Dans des circonstances aussi délicates, ce résultat dépassait mes prédictions les plus optimistes. En disparaissant, la dernière traînée de lumière des hyper-propulseurs emporta avec elle l’étrange ombre double que projetait le chêne. Je demandai à mon IAF de joindre un haut représentant de la famille Lockett. Revoir Christine Jayne Lockett me confirma que je devais me résoudre à une réinitialisation de l’ADN. Les êtres humains croient qu’ils embellissent avec l’âge et deviennent donc de plus en plus désirables. Quelle ânerie ! Quand Christine entra dans mon bureau du manoir Meridor, l’amertume fut la première chose que je remarquai sur son visage. Cela gâchait ses traits jadis délicats, tel un projecteur braqué en permanence sur les rides qui constellaient ses joues et son front, et entouraient ses yeux. Ses cheveux étaient toujours longs, mais elle ne les soignait plus beaucoup. Ses vêtements, passés de mode depuis un siècle, semblaient faits main… Très mal, pour ne rien arranger. La peinture qui tachait ses mains garnissait aussi le dessous de ses ongles trop courts et cassants. Le fichier communiqué par mon IAF indiquait que Christine vivait à la campagne dans une communauté de nostalgiques de la nature. Ces gens fabriquaient leurs outils, cultivaient leurs potagers, fumaient leurs propres hallucinogènes et évitaient tout contact avec leurs familles. Si aucun module biononique n’était autorisé à pénétrer sur leur territoire, ils restaient connectés au réseau médical, histoire d’obtenir du secours quand l’un d’eux avait un accident. Christine fonça vers mon bureau et me sauta quasiment à la gorge. — Salaud d’oppresseur ! Pour qui te prends-tu ? De quel droit m’as-tu arrêtée et arrachée à mon foyer ? Je n’ai rien fait de mal ! Le représentant des Lockett grimaça de lassitude. En plus du reste, Christine Jayne Lockett avait catégoriquement refusé de voler. Par la route, il leur avait fallu plus de huit heures pour venir du nord de l’Angleterre. — Au contraire, vous en avez fait beaucoup, dis-je d’une voix si froide qu’elle recula d’un pas. Carter Osborne Kenyon et vous êtes les derniers sur ma liste de suspects. Et je vais enfin découvrir la vérité. — Mais… Carter a passé toute la soirée avec moi. — Oui, dis-je avec un sourire de carnassier. Il lui fallut un moment pour comprendre. Puis sa bouche s’arrondit de surprise. — Par la Sainte Vierge, vous pensez que nous sommes tous les deux coupables ! Nous aurions tué ce pauvre garçon… — Les autres alibis sont confirmés. Le vôtre est le maillon faible, parce que vous n’avez pas de témoins, à part vous-mêmes. — Espèce de fumier ! (Elle se laissa tomber sur une chaise et me regarda avec une incrédulité haineuse.) Tu as attendu de devenir puissant et tu t’es servi de ton pouvoir pour forcer les miens à me livrer pieds et poings liés. Tout cela pour effacer une tache sur tes états de service. (Elle se tourna vers le représentant de sa famille.) Sale lâche ! Les Lockett ne sont pas faibles au point d’embrasser les fesses des Raleigh quand ils le demandent. Votre travail est de me protéger de ce genre d’injustice. J’ai des liens avec certains conseillers. Laissez-moi appeler et vous aurez tous les deux de mes nouvelles ! — Votre Conseil m’a autorisé à vous interroger, dis-je. — Alors, je porterai l’affaire devant le Sénat. J’ai des droits ! On ne peut pas m’envoyer en prison faute d’avoir trouvé le coupable. Pourquoi Carter n’est-il pas là ? Je parie que les Kenyon ont refusé de se laisser maltraiter par une ordure comme toi ! — Primo, Carter est à vingt années-lumière d’ici, sur l’Aquaries, un vaisseau d’exploration, et il ne sera pas de retour avant un an. Secundo, vous n’êtes pas en état d’arrestation, mais convoquée à un interrogatoire. Tertio, si mes soupçons se confirment, votre ami sera appréhendé dès qu’il posera un pied sur New Vespasien. — Un interrogatoire ? C’est de la folie ! Je n’ai pas tué Justin ! Quelle partie de cette phrase ne comprenez-vous pas ? Parce que ce sera ma seule déclaration… — De nos jours, les choses ne sont plus si simples, dis-je, assez satisfait qu’elle soit repassée au vouvoiement. Mon IAF flotta jusqu’à elle et se déploya pour afficher un texte de loi. Christine eut un geste dégoûté. — Je n’utilise pas ces horreurs ! Que raconte ce truc ? — Ce « truc » est un arrêt de la Commission des protocoles neuromédicaux qui autorise l’utilisation sur l’homme d’un nouveau concept biononique. Ce module est une évolution des capteurs intégrés. Il stimule certaines synapses pour obtenir des réponses en accès profond. — Nous ne parlons plus latin depuis la fin de la Première Ère impériale ! — En réalité, c’est d’une simplicité enfantine. Nous pouvons lire dans votre mémoire. Je vais vous envoyer dans notre labo, vous connecter à une grande machine, et regarder sur un écran géant en couleur ce qui est arrivé cette nuit-là. Et vous ne pourrez rien tenter pour m’en empêcher ! Des questions ? — Pourquoi, Edward ? Quel mobile aurions-nous eu ? — Je n’en sais rien. Mais cet examen me permettra sûrement de le découvrir. Carter et vous aviez la possibilité de commettre le meurtre. Vous êtes les seuls, donc… Son agressivité disparut. Un instant, elle resta assise, parfaitement impassible. Puis elle me sourit. — Si c’est ce que vous croyez, allez-y… Je pris ce revirement pour du bluff, un ultime défi. Mais mon subconscient avait des doutes. Ces cent dernières années, le département de médecine légale de la famille était monté en grade. Au lieu de croupir dans les sous-sols du manoir Hewish, il occupait désormais la moitié du troisième étage. Les labos étaient de curieuses cryptes uniquement composées de surfaces blanches brillantes où se dressaient des tours d’IA surmontées de dômes-capteurs translucides. Les techniciens et les robots circulaient entre les unités pour examiner et commenter les résultats. La salle d’expérience qu’on nous avait affectée était meublée d’un lit entouré de quatre unités d’enregistrement psychosensoriel. Rebecca nous salua poliment et désigna le lit à Christine. Plus qu’un médecin légiste, mon amie était désormais une neurologue clinicienne. La procédure étant nouvelle, elle avait accepté – par amitié pour moi – de la superviser. Comme toujours avec les systèmes biononiques, il n’y avait rien à voir. Rebecca fixa un modulo-injecteur sur la nuque de Christine et l’activa. L’IA qui commandait l’expérience guida les modules à travers les tissus cérébraux, puis surveilla et régula les connexions complexes qu’ils établissaient dans les synapses. Il fallut plus d’une heure pour interpréter et formater les informations qu’ils recevaient puis suivre le tracé des circuits d’activation dans le cerveau de notre cobaye. J’observai ces phases préliminaires avec une impatience croissante. L’assassinat de Justin était un des plus vieux dossiers criminels que les Raleigh n’avaient pas refermés. Les années qui nous séparaient du début de cette affaire pesaient lourdement sur cet instant de vérité. Si la solution nous échappait encore, malgré toutes nos merveilles technologiques, j’aurais trahi la mémoire de l’un des miens… Rebecca m’ordonna de m’asseoir. Elle ne me pria pas de me calmer, mais son regard était éloquent. Une IAF se déploya dans les airs au fond de la pièce, formant un écran translucide zébré d’interférences moirées. Des points de couleur s’assemblèrent pour reconstituer l’image tremblotante d’un vieux restaurant vu à travers les yeux d’un être humain. Sur le lit, Christine gémit doucement, les paupières closes pendant que sa mémoire rejouait une partie du film de sa vie. — Nous y sommes, dit Rebecca avant de communiquer un flot d’instructions à l’IA. La terrible nuit de mars 1832 se déroula devant mes yeux. Les images sautaient et scintillaient comme celles d’un film d’amateur imprimées sur une antique pellicule. À l’Orange Grove, beaux et pétillants de vie, Christine et ses amis festoyaient autour d’une table. Leurs sourires et leurs rires me rappelèrent mélancoliquement ma propre jeunesse. Ils plaisantaient, se plaignaient des professeurs, échangeaient des ragots sur les étudiants ou le personnel de l’université et discutaient de la politique des familles. Quand le serveur leur eut apporté le plat principal, ils se lancèrent dans un grand débat caricatural pour déterminer s’ils devaient se plaindre des légumes. Puis ils commandèrent encore du vin et parlèrent de plus en plus fort. Il neigeait quand ils prirent leur manteau et sortirent. Constellés de petites plaques de glace, les pavés semblaient nappés d’une sorte de crème. Devant le restaurant, les jeunes gens se dirent au revoir et Christine embrassa tout le monde. Un bras de Carter autour des épaules, elle traversa avec lui les rues d’Oxford pour rejoindre son immeuble. Christine paya la baby-sitter et la raccompagna jusqu’à la porte. Mes deux suspects se retrouvèrent seuls. Cernés par les tableaux d’un goût douteux de la jeune femme, ils s’embrassèrent en titubant un peu. Un long moment, l’IA n’afficha plus que des gros plans partiels du visage de Carter. Christine se dégagea de ses bras, s’approcha d’une commode, ouvrit un tiroir et sortit un sachet de cocaïne d’une boîte à bijoux. Quand elle se retourna vers lui, Carrer était en train de se déshabiller. Ils sniffèrent la drogue puis s’enlacèrent sans résultat probant pendant ce qui me sembla une éternité. La sonnerie du téléphone interrompit ces ébats. Christine se leva, tituba pour aller répondre et passa le combiné à son compagnon, qui fit montre d’un agacement vite remplacé par un mélange d’angoisse et de perplexité. Il raccrocha et ramassa ses vêtements. L’horloge accrochée à un mur indiquait qu’il était 23 h 34. Comme vissé sur mon siège, la tête entre les mains, je ne parvenais pas à en croire mes yeux. C’était un trucage ! Les Lockett avaient trouvé une méthode pour implanter de faux souvenirs dans le cerveau des gens. Ou ils avaient corrompu l’IA de l’Institut ! À moins que Christine, à force de répéter son alibi, ait fini par y croire dur comme fer. Ou que des extraterrestres soient remontés dans le temps pour modifier le passé. — Edward… Quand je levai les yeux, je vis que Christine Jayne Lockett me dévisageait. Il n’y avait plus de haine dans son regard. Seulement de la pitié. — Quand je disais connaître des membres du Conseil, je ne plaisantais pas. Crois-moi, espèce de salaud (et voilà qu’elle repassait au tutoiement !), si ce viol mental concernait une autre affaire, je t’aurais collé de telles casseroles au cul que ta famille n’aurait plus voulu entendre parler de toi. Mais j’aimais Justin, alors je ne ferai rien. C’était mon ami. Je n’oublierai jamais qu’il m’a apporté un peu de bonheur. À l’époque, je voulais qu’on coince son meurtrier, et je le veux toujours. — Merci, croassai-je. — Vous allez abandonner ? Bon, ma cote remontait. J’eus un sourire plein d’autoapitoiement. — Nous atteignons ce que Bethany appelle « le plateau », c’est-à-dire la fin des progrès scientifiques. J’ai utilisé toutes les méthodes imaginables pour démasquer le coupable. Aucune n’a fonctionné. La dernière solution serait de voyager dans le temps, mais nos physiciens pensent que cela restera à jamais une vue de l’esprit. — Voyager dans le temps…, répéta-t-elle, méprisante. Pour vous, il n’y a rien au-delà de notre fabuleuse technologie, pas vrai ? Votre servilité me rend malade. À quoi sert tout cela quand on en vient aux choses vraiment importantes ? — Il n’y a plus de famine et plus personne ne meurt ! criai-je, soudain enragé par sa façon de présenter le dénuement comme un gage de supériorité morale. On m’a dit que votre joyeuse colonie de vacances fixée à l’âge de pierre ne répugne pas à appeler nos docteurs quand quelque chose ne tourne pas rond. — C’est vrai, nous acceptons la médecine moderne. Edward, nous ne sommes ni ignorants ni stupides. Une technologie aussi sophistiquée que la nôtre devrait servir de filet de sécurité à une société, pas la régir. Notre façon de vivre, si simple, nous permet d’apprécier la nature sans endurer les conditions sordides du vrai âge de pierre. Votre société ne vit pas en harmonie avec l’univers, elle l’exploite ! Notre manière d’exister développe nos esprits, pas notre cupidité. — Mais la nôtre transforme les rêves en réalité. L’humanité ne connaît plus de limites. — De limites physiques ! À quoi bon, Edward ? Pour quelle raison donner à chaque individu le pouvoir d’un dieu ? Voyez ce que vous faites ! Vous thésaurisez des planètes entières en l’attente du jour où vous pourrez les désassembler et fabriquer quelque chose d’autre avec. Pourquoi ? Qui a besoin de construire à une telle échelle ? Explorez l’univers, Edward, je suis sûre qu’on y découvre des merveilles et des miracles qui valent ceux que nous avons inventés. Mais au bout du compte, vous devrez revenir chez vous, près de votre famille et de vos amis. C’est cela, le plus important ! — Je suis ravi que vous ayez trouvé une façon de vivre avec ce que nous avons accompli. Mais vous êtes une minorité. La majorité des gens veut saisir les occasions que lui offre cette époque. — Vous changerez d’avis, dit Christine. Après tout, vous avez l’éternité pour apprendre… 5 Orbite terrestre An de grâce 2000 Ma mononef s’arracha de l’ionosphère comme un poisson qui bondit hors de l’eau. Les lignes de forces magnétiques et gravifiques qui l’entouraient laissèrent derrière le vaisseau une traînée de lumière tourbillonnante semblable aux flammes qui s’échappaient des tuyères d’une antique fusée. Une fois sorti de l’atmosphère, j’accélérai jusqu’à vingt g et la longue bande scintillante s’allongea, atteignant bientôt son point de rupture. Quand nous nous libérâmes de l’attraction terrestre, des serpentins de photons gamma tombèrent en pluie sur la planète. J’augmentai ma portée de perception et observai la multitude de mononefs qui sortait de l’atmosphère ou y entrait autour de moi. Dansant devant ma conscience étendue comme des comètes argentées, elles s’éloignaient de la Terre par grappes, exécutant des séries de bonds elliptiques dont l’apex, chaque fois, les entraînait à mille kilomètres au-dessus de l’équateur. Le portail Collier, qui suivait cette orbite, était visible grâce aux réflecteurs vert jade qui signalaient le sommet de l’ellipse. Niché au cœur de la distorsion spatiale, chacun réfractait la lumière vers l’extérieur en une kyrielle d’éphémères pétales incurvés. La mononef passa en vol horizontal et se mêla au flot de trafic qui se dirigeait vers le portail Tangsham, mille six cents kilomètres plus loin. La ligne côtière de l’est de l’Afrique défilait sous moi. La clarté avec laquelle je la distinguais tenait de l’onirisme tant la résolution était bonne et la distance… incroyable. Je la regardai rapetisser derrière mon vaisseau tandis qu’une vague de vieilles émotions douloureuses et malsaines déferlait en moi. Après mon dernier désastre – l’exploration de la mémoire de Christine –, je n’avais jamais eu le courage de refermer matériellement le dossier Justin Ascham Raleigh. Mais dans mon esprit, l’affaire était close, et je me souvenais à peine d’avoir ordonné à ma cyber-ombre de surveiller les vieux suspects et d’enregistrer tout changement de statut signalé dans le réseau mondial de données. Ce matin-là, au réveil, quand l’information s’était glissée dans mon esprit, j’avais vite compris qu’il me serait impossible de l’ignorer. Qu’aurait dit mon bon vieux Francis si j’avais fui mes responsabilités ? Alors que nous approchions du portail, je laissai la priorité aux champs de perception primaires du vaisseau. Le cercle de matière exotique d’une largeur de sept cents mètres délimitait un gouffre qu’on pouvait voir en venant d’une direction donnée. Ses parois en pseudo-fibre émettaient une lumière verte à l’endroit où elles recoupaient les frontières du continuum espace-temps normal, contours d’un tunnel qui s’étendait à l’infini. À l’intérieur, deux colonnes de mononefs volaient dans des directions opposées. Elles conduisaient des émigrants vers de nouveaux mondes pleins de promesses de bonheur. Je leur souhaitai bonne chance, car le portail suivant menait à Nibeza, une colonie autorisée par le Vatican où un réseau complexe d’interdictions limitait l’usage de la biononique. En gros, les modules étaient réservés à la médecine et à la production des matières premières. Tout le reste devait être fabriqué à la main. Dans cette société à jamais arrêtée aux années 1960, les gens continueraient à exercer des emplois classiques… Une bonne moitié des nouveaux mondes étaient une variation sur ce thème. Seule la sévérité des restrictions faisait la différence. Il existait même des portails désactivés : ceux qu’on avait utilisés pour la création des systèmes du Nouveau Départ. Sur ces planètes, la biononique était proscrite et leurs habitants ne gardaient pas le souvenir de son existence. Mémoire effacée, les émigrants se réveillaient à l’arrivée, convaincus d’avoir voyagé en hibernation dans un des vieux vaisseaux subluminiques partis de la Terre vers 1940. Ainsi, ils restaient libres de mener leur vie comme si les dernières décennies n’avaient jamais eu lieu. Que tant d’entre nous se révèlent incapables de s’adapter au monde moderne – où chaque pensée était un trésor en gestation – me semblait une de nos plus grandes défaites. Le manque de volonté et de confiance empêchait certains humains de franchir ce seuil psychologique. Mais pour réussir, les cursus de rééducation de jadis, inévitables dans une société en constante mutation scientifique, ne suffisaient plus. Retourner à l’école et acquérir de nouvelles connaissances ne faisaient pas l’affaire. Pour s’adapter, il fallait changer d’attitude et de vision du monde, puis adopter une perspective radicalement nouvelle. Combien il était triste, malgré tous ses triomphes, que la superbe société que nous avions construite et constamment améliorée pendant deux mille ans n’inspire pas ce courage à tous ses membres. Comme je l’avais entendu dire si souvent, nous avions désormais le temps d’apprendre, et cette nouvelle phase de notre existence ne faisait que commencer. Sur Terre, près d’un tiers des adultes les plus âgés passaient désormais leur vie à dormir. Réfractaires aux illusions des colonies artificiellement privées de technologie, ils s’immergeaient dans des simulations mémorielles parfaites de l’ancien temps, partageant dans un immense réseau mental les prétendues délices d’une époque révolue. Les plus nombreux revivaient des enfances heureuses ou des premières histoires d’amour remontant au temps des véhicules hippomobiles et des navires à voiles. Un jour, fatigués de ces biographies d’emprunt, ils se réveilleraient peut-être pour jeter un regard neuf sur ce que nous avions accompli. Car sur les mondes sans interdiction ni limitation, les raisons de se rengorger abondaient. Fiume, où les géantes gazeuses étaient désassemblées pour construire autour du soleil une énorme coque dont la surface intérieure serait habitable. Milligan, où les colons menaient des recherches sur des tunnels hyperspatiaux géants susceptibles de conduire dans d’autres galaxies. Oranses, le foyer des pécheurs originels, condamnés par le Vatican parce qu’ils entendaient donner une conscience à toutes les créatures vivantes de leur planète – les vers, les insectes et même les brins d’herbe –, imitant ainsi Gaia dans sa splendide majesté. Tout cela était notre héritage, cadeau de la jeunesse actuelle à des parents boudeurs et introspectifs. Ma mononef s’arracha du trafic au moment où nous dépassions la bordure du portail de Tangsham. Je lui fis faire le tour du cercle de matière exotique pour gagner la station située de l’autre côté. Quand le champ de contention moléculaire du hangar s’ouvrit pour nous laisser le passage, nous nous posâmes sur une des plates-formes. Charles Winter Hutchenson, le directeur de la station, était venu m’attendre. Les Hutchenson comptaient parmi nos partenaires sur le projet Tangsham, une installation conçue pour transformer les hommes en voyageurs de l’espace et créer une nouvelle espèce de géants biomécaniques qui passeraient l’éternité à explorer l’univers. Placer un esprit humain aux commandes d’un vaisseau ne posait pas de problèmes. Mais pour s’adapter à ce type de corps, il fallait subir un conditionnement psychologique rigoureux. Pourtant, aux abords du portail, j’avais vu que les candidats à cette aventure continuaient d’affluer. Dans le système de Tangsham, toutes les planètes solides étaient entourées de stations de construction alimentées par des fleuves de matière extraits des astéroïdes et des géantes gazeuses. Des nodules convertisseurs d’énergie travaillaient au cœur même du soleil pour subvenir aux besoins énergétiques de cette colossale aventure industrielle. Ce royaume de la science pure et dure, très logiquement, se montrait plutôt avare en beautés naturelles… — Ravi de vous accueillir à bord, dit Charles Winter Hutchenson. Je ne savais pas que les accidents de ce genre retenaient l’attention des conseillers… — Mes motivations sont nombreuses, avouai-je. Je connais Carter Osborne Kenyon depuis très longtemps. M’occuper de lui est le moins que je puisse faire. De plus, c’est un des principaux ingénieurs nucléaires du projet, et il mérite le meilleur de ce que nous pouvons offrir. Est-il ici ? — Depuis une heure. Comme vous l’avez demandé, j’ai attendu votre arrivée pour prendre une décision sur son transfert. — Parfait. Ma cyber-ombre se chargera pour nous des formalités légales. Mais je veux d’abord évaluer en personne la légitimité de notre demande. — Pas de problème… Si vous voulez bien me suivre. Il me conduisit dans l’immense hangar de stockage où était entreposée la chambre de stase, un cylindre gris translucide suspendu entre deux blocs de verre noir. À l’intérieur, on distinguait les contours d’une silhouette humaine recroquevillée sur elle-même. Ma cyber-ombre me mit en contact avec l’IA de la chambre de stase, qui me fit immédiatement un rapport. Carter Osborne Kenyon n’était pas en très bonne forme à la suite d’un accident survenu sur une des stations de construction de Tangsham. Malgré tous nos exploits scientifiques, les machines restaient faillibles. À cause d’un relais d’alimentation défaillant, la température du plasma avait doublé. Cette surchauffe avait provoqué une fuite. Le jet de plasma s’était frayé un chemin de pont en pont en faisant exploser les cloisons. D’énormes plaques de métal avaient volé dans les airs, l’une d’elles finissant par percuter le pauvre Carter. Toute la partie gauche de son corps était en bouillie. Pire encore, l’arête de la plaque, après lui avoir ouvert le crâne, avait déchiqueté ses tissus cérébraux. En des temps plus anciens, l’accident aurait été fatal, puisque Carter était cliniquement mort avant même de toucher le sol. Mais les systèmes d’urgence avaient réagi en une fraction de seconde. Son corps immédiatement placé en stase, des microdrones avaient quadrillé la zone et récupéré les cellules répandues sur le plancher et contre les parois. Ensuite, elles avaient été mises en stase avec lui. Nous avions tous les composants. Il ne restait plus qu’à les rassembler correctement ! Son génotype analysé, les cellules seraient réparées et remises à la bonne place. Le travail aurait pu être fait sur Tangsham, mais il aurait fallu mobiliser des ressources considérables. La Terre, avec sa forte densité de personnes âgées, restait le monde leader en matière de médecine et ne rechignait pas à y investir un pourcentage très élevé de ses richesses. Cette concentration de savoir-faire impliquait l’existence d’une puissance logicielle et technique bien au-delà des moyens des autres planètes. La meilleure chance de résurrection de Carter était donc de retourner chez lui. — Les dommages entrent dans nos limites légales d’intervention, dis-je à Charles Winter Hutchenson. J’autorise la procédure. Il retournera sur Terre avec moi, pour être soigné dans notre Institut. Le directeur de la station sembla soulagé d’être déchargé d’un problème agaçant. Il ordonna au champ de gravité du hangar de se refocaliser. La chambre de stase se souleva dans les airs et vola vers la zone où attendait ma mononef. Je revins directement à l’Institut Raleigh. Les technomédiks ne devraient pas seulement réparer la structure cellulaire du cerveau de Carter. Il leur faudrait aussi restaurer sa mémoire ! Chez lui, c’était ce que je désirais sauver en priorité. En guise de voyage dans le temps, voilà ce que je pouvais obtenir de mieux… Grâce aux programmes d’intégration sensorielle développés pour les rêveurs, je m’introduirais sans peine dans son monde mental. J’allais pouvoir tout observer, tout écouter et analyser sa vie du jour où il avait rencontré Justin, en arrivant à l’université, jusqu’à la nuit du meurtre. Et contrairement à lui, les sentiments ne brouilleraient pas mes perceptions. Je scruterais chaque seconde en quête d’une anomalie, d’un comportement étrange ou d’un mot éventuellement à double sens. Trois ans et demi à passer au crible ! Et je ne me contenterais pas des moments où les deux garçons étaient ensemble. Tout ce qui avait été dit et fait pendant cette période pouvait se révéler capital. Même les rêves de Carter m’intéressaient… Ces recherches n’iraient pas vite, car j’avais d’autres projets à superviser et à négocier. Une heure par semaine, voilà le maximum que je pourrais leur consacrer. Mais j’attendais depuis tellement d’années que le temps n’était plus un facteur important. 6 Êta Carinae An de grâce 2038 Le vaisseau d’exploration sortit du portail hyperspatial et tourna sur lui-même pour s’orienter vers le disque d’habitation. À deux années-lumière de là, Êta Carinae semblait s’étendre sur la moitié de l’univers. Ses tores de gaz tourbillonnants d’un blanc bleuté étaient zébrés de lignes rouges tandis que l’enveloppe de plasma diffusait son incroyable chaleur originelle. Toute la zone était entourée d’une couronne pourpre brillant sillonnée de jets de gaz qui se dissipaient en direction de lointaines étoiles. Vestiges d’anciennes explosions, des amas de poussière noire froide orbitaient à une plus grande distance. Êta Carinae, une des étoiles les plus grosses de la galaxie, était logiquement une des moins stables. Mais aussi la plus belle, et de loin ! Comprendre pourquoi les Transcendantaux avaient choisi d’y élire domicile, à dix mille années-lumière de la Terre, n’exigeait pas une longue réflexion. Malgré sa glorieuse majesté, c’était un témoignage omniprésent de la fragilité de la matière. Un monstre pareil ne pouvait pas survivre plus de quelques millions d’années. Son apothéose finale produirait une explosion visible dans les superamas galactiques des confins de l’infini. Justin Ascham Raleigh aurait adoré voir tout cela… Le disque d’habitation apparut sur nos capteurs de proue, grand cercle blanc qui se découpait contre la brume rouge du ciel. D’une circonférence de trois cents kilomètres, il était seul dans le vide interstellaire, si on oubliait le portail qui lui tenait compagnie. Un des côtés était hérissé de spires et de tours qui émettaient de vives lumières. L’autre semblait ouvert sur l’espace. Sur sa surface semée de vallées verdoyantes et de cours d’eau sinueux, des forêts ajoutaient çà et là des taches d’un vert plus sombre. — Nous avons l’autorisation d’atterrir, annonça Neill Heller César. — Les protocoles ont-ils été modifiés ? demandai-je. Je n’étais pas plus nerveux que ça, mais je tenais à arriver enfin au terme de cette affaire. Neill consulta sa cyber-ombre. — Non, le conclave biononique se plie à notre autorité. Notre vaisseau entra en douceur dans l’atmosphère artificielle du disque d’habitation. Nous survolâmes une grande vallée et nous posâmes au bout, à l’endroit où le cours d’eau central donnait naissance à une multitude de ruisseaux argentés qui venaient se jeter dans un lac. Au-dessus de l’eau, une petite villa blanche était perchée sur une butte. Son toit transparent permettait aux habitants de contempler en permanence Êta Carinae. Je suivis Neill Heller César sur l’herbe grasse, impressionné par la pureté de l’air. Une silhouette apparut sur le seuil de la villa et nous regarda approcher. Il était logique, me dis-je, que cette personne, parmi tous les endroits de l’univers que nous avions colonisés, ait choisi celui-là pour s’y installer. Le projet Transcendance visait à intégrer l’esprit humain au canevas même de l’espace-temps. S’il réussissait, nous deviendrions d’authentiques anges, créatures de pure pensée qu’aucune contingence ne pourrait plus distraire. Bethany Maria César aspirait depuis toujours à cette ultime libération… Elle me fit un sourire presque complice quand je passai le portail de sa demeure entourée d’une palissade de piquets blancs. Bethany était redevenue la superbe jeune fille de vingt ans que j’avais rencontrée dans l’appartement de Justin, à Dunbar. J’eus du mal à me souvenir de son visage ridé, lors de notre conversation sur Io. — Edward Buchanan Raleigh…, fit-elle en inclinant la tête. Vous n’abandonnez donc jamais… — Non. — J’apprécie la constance, surtout sur une aussi longue période. Voilà une qualité admirable ! — Merci. Nierez-vous que c’était vous ? Elle secoua la tête. — Je ne vous insulterai pas à ce point. Mais j’aimerais savoir comment vous m’avez démasquée. — Vous avez souri… — J’ai souri ? — Oui. Dès que j’avais le dos tourné… Ces trente dernières années, j’ai étudié les souvenirs de Carter quand il était à Oxford. Presque chaque jour, j’y consacrais un petit moment. Je me suis repassé les événements que je jugeais importants jusqu’à connaître cette partie de sa vie mieux que lui. À la fin, je me demandais si je n’étais pas devenu Carter Osborne Kenyon ! Mais ça n’a rien donné. Puis je suis arrivé à la fin tragique de l’histoire, quand Francis et moi sommes entrés chez Justin pour découvrir son cadavre. Cette nuit-là, j’ai demandé à l’inspecteur-chef Pitchford de vous prélever du sang à tous, et il n’a pas beaucoup apprécié qu’un jeune blanc-bec lui dise comment travailler. À juste titre, il faut l’avouer… Je voulais être discret, mais vous avez entendu, et c’est là que vous avez souri. Si je ne l’ai pas vu, Carter s’en est aperçu… Selon moi, il a cru que la réaction de Pitchford vous amusait. Mais je vous ai vue sourire ainsi une autre fois, sur Io, quand je vous ai conseillé de retourner sur Terre parce que la microgravité vous détruisait. À l’époque, j’ignorais ce que les César voulaient faire de Jupiter. Mais vous étiez au courant ! Vous aviez prévu ce qui se passerait quand la biononique atteindrait son plein développement… et vous saviez comment utiliser cela à votre avantage. Vos prévisions étaient justes : cette branche particulièrement orthodoxe de votre famille a déjà consumé Ganymède pour se construire un habitat. Et son expansion ne semble pas devoir ralentir. — Alors, j’ai souri… — Les deux fois, c’était parce que vous m’aviez eu ! Cela m’a conduit à me poser des questions sur les prélèvements sanguins. J’ai demandé qu’on retire le vôtre de la chambre cryogénique et qu’on l’analyse à nouveau. L’ironie ultime, c’est que nous disposions du test idoine en 1832. Mais nous n’y avions pas recouru… — Vous avez découvert un taux anormal de progestérone dans mon sang… Et je souriais parce que votre demande confirmait que l’enquête irait dans le bon sens. Je savais que la police me prélèverait du sang, mais la probabilité qu’on fasse le rapport entre le résultat de l’analyse et le meurtre était infime. — Au pire, on vous aurait demandé comment vous vous étiez procuré un contraceptif illégal. Mais une biochimiste pouvait sûrement le fabriquer… — Ce n’était pas facile. Il fallait faire attention quand j’utilisais le matériel. L’Église condamne sévèrement la contraception, même aujourd’hui. — Mais comme vous l’avez dit, y recourir n’était pas une raison pour tuer quelqu’un. Pas en soi, en tout cas. Alors je me suis demandé pourquoi vous preniez un contraceptif. À l’université, près d’un tiers des filles tombaient enceintes. Et personne ne les condamnait. Elles étaient d’ailleurs libres de reprendre leurs études quand elles ne pouvaient plus avoir d’enfants, entre cinquante et soixante-dix ans plus tard. Mais vous n’étiez pas dans ce cas ! Sur Io, j’ai cru que vous souffriez de la gravité parce que je n’avais pas de raisons d’envisager une autre possibilité. — Comment auriez-vous su ? Tout le monde pense que la création des Athlètes impériaux consistait à programmer des familles pour que leurs membres vivent plus longtemps. Mais les César étaient plus imaginatifs et plus cruels que cela. Certaines branches ont été conçues pour renforcer d’autres caractéristiques. — Comme l’intelligence ? Ils faisaient tout pour vous rendre géniale au détriment de la longévité ? — Très finement raisonné, Edward. Oui, je suis une Éphémère. Sans réinitialisation de l’ADN, je n’aurais pas dépassé ma cent vingtième année. — Vous ne pouviez pas quitter l’université pour avoir des enfants. Cela vous aurait pris la moitié de votre vie, et vous anticipiez l’explosion scientifique à venir. Ce siècle fut celui des découvertes et des changements. Le plus fructueux de notre histoire ! On ne reverra jamais ça. Et vous auriez été laissée à la traîne avant que la biononique porte ses fruits. Pour nous, ce n’est pas un problème, mais pour vous, « être à la traîne » aurait signifié mourir. — Justin s’en fichait, dit Bethany, les yeux fermés et la voix rauque. Il m’aimait et voulait que nous ayons vingt enfants. — Puis il a découvert que vous n’en feriez pas avec lui… — Oui. Je l’aimais aussi, croyez-moi ! Nous aurions eu un avenir, s’il avait accepté ce que j’étais. Mais il refusait d’écouter et d’arriver à un compromis équitable. Puis il m’a menacée de révéler aux responsables de mon université que je prenais un contraceptif. Au début, je n’ai pas cru qu’il me trahirait ainsi. Quelle honte ç’aurait été ! Un renvoi immédiat… À l’époque, j’ignorais quelle valeur les César m’accordaient, puisque je n’avais pas encore fait mes preuves. M’auraient-ils couverte ? J’avais vingt et un ans et j’étais désespérée… — Alors, vous l’avez tué. — Je me suis introduite chez lui pour le supplier une dernière fois, mais il n’a pas écouté. Quand j’ai sorti un couteau, il a refusé de revoir sa position. C’était un traditionaliste, fidèle jusqu’à l’absurde à sa famille et à l’idéologie en vigueur. Alors, oui, je l’ai tué. Si je ne l’avais pas fait, le monde d’aujourd’hui n’existerait pas. Je levai les yeux sur la couche de brume rouge qui enveloppait les cieux. Quel endroit étrange pour en finir avec cette affaire ! Qu’en aurait pensé Francis ? Il aurait probablement dégusté un verre d’un vin rouge hors de prix, puis mobilisé son énergie sur d’autres problèmes. La vie était si simple, de son temps… — C’est faux, lâchai-je. Quelqu’un d’autre que vous aurait fait ces découvertes. Vous avez dit vous-même que nous nous dirigions inexorablement vers le plateau. — Cette triste affaire nous met dans une situation délicate, intervint Neill Heller César. Vous êtes l’inventrice de la biononique, donc la mère de la société moderne. Mais nous ne pouvons pas laisser une meurtrière impunie, n’est-ce pas ? — Je vais partir, dit Bethany. M’exiler pendant un millier d’années. Ainsi, personne ne sera dans l’embarras et l’influence politique de la famille n’en souffrira pas. — C’est votre solution, dis-je, mais je ne suis pas d’accord. Si les familles ont intégré des protocoles de contrôle à la biononique, c’est pour garantir qu’il n’y ait pas de violation radicale. Personne ne peut faire cavalier seul et nuire aux autres. Même à son stade d’évolution actuel, l’humanité doit s’assurer qu’on respecte ses règles. Par bonheur, les occasions où cela s’impose sont de plus en plus rares. Votre autoescamotage, probablement pour devenir une créature de pure énergie, n’est pas un véritable acte de contrition. Vous avez tué un membre de ma famille pour avoir la possibilité d’en arriver là. En conséquence, vous devez être privée de cette métamorphose. Ma cyber-ombre me signala que Bethany transmettait une kyrielle d’ordres au conclave biononique local. Mais elle n’obtint pas de résultat, car Neill Heller César avait tenu sa promesse. Et je m’émerveillai de l’ironie de ce dénouement. La justice était servie par l’acte de foi d’un homme dont la personnalité avait été forgée en un temps où l’honnêteté et l’intégrité étaient les plus hautes valeurs en cours. Les gens comme lui et moi pouvaient peut-être apporter une contribution valable à ce que les jeunes d’aujourd’hui s’affairaient à construire. Bethany Maria César se raidit quand elle comprit qu’elle ne parviendrait pas à s’échapper. Cette fois, aucun treillis de glycine grimpante ne lui permettrait de fuir. — Très bien, dit-elle, quelle punition je mérite, selon vous ? Me pendra-t-on à la grand-vergue jusqu’à ce que mort s’ensuive ? — Pas de mélodrame ! coupa Neill Heller César. Edward et moi avons passé un accord qui résoudra le problème de manière satisfaisante. — Ça ne m’étonne pas vraiment…, marmonna Bethany. — Vous avez pris la vie de Justin, dis-je. À partir des échantillons que nous avons conservés, il serait possible de produire un clone, mais ce ne serait pas vraiment lui. Sa personnalité et son unicité sont perdues à jamais. Quand il s’agit d’un être virtuellement immortel, il n’y a pas de pire crime. Vous avez gâché sa vie et son potentiel. En punition, vous subirez le même sort. La différence, c’est que vous en serez consciente. Ai-je été trop cruel ? Possible… mais n’oublions pas un détail : dans sa jeunesse, un homme que j’ai connu jadis avait rencontré un vieillard qui disait avoir vu les légionnaires de l’Empire défendre les lois de Rome à la pointe du glaive. Aucun de nous n’est aussi éloigné de la barbarie qu’il aimerait le croire… 7 L’éternité Bethany Maria César partit d’Êta Carinae avec nous. Nous la débarquâmes dans l’orbite de Jupiter, sur un disque d’habitation similaire au sien financé par les César. Elle est la seule habitante et aucun système biononique ne répond à ses ordres. Mais les nodules médicaux, dans son corps, continueront à réinitialiser son ADN. Ainsi, elle ne vieillira pas et ne succombera pas à la maladie. Si elle veut manger, elle devra chasser ou cultiver ses champs. Pour s’habiller, il lui faudra coudre ou tricoter ses vêtements. Sa maison, construite avec des matériaux sensibles au climat et au passage du temps, exigera un entretien constant. Pour continuer à vivre, il lui faudra s’interdire le luxe de consacrer son superbe cerveau à la pure réflexion. Mais elle pourra voir les nouvelles et merveilleuses formes qui sillonnent sa région de l’espace et mesurer ainsi ce qu’elle a perdu. Son dossier est un des plus vieux encore ouverts dans notre gestalt familiale. Un jour, quand j’aurai pris de la bouteille et me serai arrondi comme un bon vin – et lorsque les Borgia auront quitté le Vatican –, il se peut que j’y jette de nouveau un coup d’œil. UN ÉLECTORAT QUI MARCHE Moi, Bradley Murray, jure qu’à compter de ce jour, le 1er janvier 2010, et pour une période de deux ans, je maintiendrai ouvert un trou de ver vers la planète New Suffolk afin que tous les honnêtes gens de ce Royaume-Uni puissent librement passer à travers pour se construire une nouvelle vie sur un monde nouveau. Je fais ceci avec la triste connaissance que les dirigeants et institutions de notre vieux pays nous ont failli totalement. Ceux qui cherchent à se libérer du malaise oppressant et irrémédiable qui afflige actuellement le Royaume-Uni sont invités à le faire en respectant les restrictions suivantes. 1) Avec la citoyenneté vient la responsabilité. 2) La monoculture de New Suffolk dérivera de l’ethnie anglaise actuelle. 3) Le gouvernement sera une république démocratique. 4) Il est du ressort du gouvernement de fournir les services statutaires suivants à la citoyenneté, qui seront payés par le biais de la taxation : a) Le maintien de l’ordre et le respect de la loi, consistant en une force de police et un pouvoir judiciaire indépendant. Tous les citoyens ont le droit à un procès avec jury pour les crimes majeurs. b) Un service de sécurité sociale disponible pour tous. Les hôpitaux ou cliniques privés ne seront pas autorisés, sauf pour les soins de « vanité ». c) L’éducation universelle, de la primaire aux études supérieures. Les écoles privées ne seront pas autorisées. Les parents des élèves de l’enseignement primaire et secondaire se verront attribués une part majoritaire dans la gouvernance de l’école, y compris ses finances. Tous les citoyens ont le droit d’être éduqués au plus haut degré de leurs capacités. d) La fourniture et le maintien d’une infrastructure de base, y compris routes, voies ferrées et services publics domiciliaires. 5) Il n’est pas du ressort du gouvernement de s’immiscer dans la vie des citoyens individuels, ni de la surréglementer. Pourvu qu’ils n’atteignent pas à autrui ou à l’État, les citoyens sont libres de faire et de dire ce qu’ils veulent. 6) Les citoyens n’ont pas le droit de posséder ou d’utiliser des armes. JANNETTE C’était le jour où Gordon Brown devait à nouveau apparaître devant la commission d’enquête sur l’Irak. Il avait été rappelé à cause de contradictions dans sa précédente déposition. Les opposants politiques – ceux que nous avons encore – interrogés sur le programme d’actualités matinal de Radio 4 débordaient d’impatience, défiant leur adversaire de venir faire face aux allégations à propos du déficit des fonds militaires, certains qu’il allait se planter. Pendant ce temps, à Bruxelles, la Commission européenne était en train d’établir des plans pour envoyer des équipes d’ingénieurs allemands et français prendre le contrôle des procédures de mise à l’arrêt des réacteurs nucléaires au Royaume-Uni, des mains du contingent déclinant de nos techniciens dans les centrales électriques. Pendant ce temps, en Russie, NovGaz parlait d’un paiement en avance pour nous fournir du gaz cet hiver. Et j’avais oublié d’acheter des Frosties pour Steve. — Pas encore du muesli ! cracha-t-il avec le mépris sincère que seul un enfant de sept ans peut exprimer. Si seulement les chefs des syndicats de la fonction publique avaient ce genre de détermination quand ils faisaient face à la dernière série de restrictions budgétaires abyssales décrétée par le Trésor pour compenser la « situation migratoire ». — C’est bon pour toi, dis-je sans recourir à mon cerveau. Après sept ans, on pourrait s’attendre que je ne fasse pas ce genre d’erreur tactique avec mon propre fils. — Maman ! c’est juste de la merde de pigeon séchée, railla-t-il alors que je cessais d’en verser dans le bol. Olivia, sa petite sœur, commença à glousser en l’entendant employer un VM. Au moins, elle enfournait des cuillerées de son yaourt bio sans faire d’histoire. — Vilain mot ! vilain mot ! chanta-t-elle. — Qu’est-ce que tu veux alors ? demandai-je. — Un Big Cheesy de Macdo. — Non ! Je sais qu’il ne le dit que pour m’ennuyer, mais le réflexe était trop puissant pour y résister. Et je deviens de nouveau la Mauvaise Mère. Peut-être ne devrais-je pas faire autant la morale. Mais bon, c’est ce que prétend Colin. — Alors un toast ? proposai-je en guise de compromis. — D’accord. Je ne pouvais pas croire que c’était si facile. Mais il s’assit à la table et attendit avec l’air content de lui pendant que je mettais le pain aux céréales dans le grille-pain. Mon Dieu ! il ressemble tant à Colin en ce moment. Est-ce pour cela qu’il devient impossible ? — De quoi ça parle ? demanda Olivia. Les actualités étaient passées de la descente en règle du Premier ministre à la couverture des manifestations à Stansted. — Le Mouvement de responsabilité publique, dis-je. Maintenant, finis ton petit-déjeuner, s’il te plaît. Papa sera bientôt là. Il avait intérêt à l’être. Je posai le toast devant Steve et il déversa trop de miel liquide dessus. Je ne le grondai pas. Tous deux étaient devenus subitement silencieux et mangeaient rapidement, comme si cela pouvait accélérer l’arrivée de leur père. J’ouvris la porte arrière de l’appartement pour tenter de faire rentrer un peu d’air frais. L’été était tellement chaud et sec cette année. Ici, à Islington, la brise soufflait le long des rues brûlantes comme des bouffées d’air du désert. De l’air du désert qui serait passé à travers une station d’épuration. — Beurk ! dit Steve en se pinçant le nez alors qu’il engloutissait plus de toast. Je devais admettre que l’odeur qui s’infiltrait n’était pas agréable. Olivia fripa sa figure d’un air pleinement consterné. — C’est horrible, maman. Qu’est-ce que c’est ? — Quelqu’un n’a pas fermé correctement ses sacs-poubelle. Ce qui était le cas. La pile de sacs au coin du square de Beauvoir était en train de grandir d’une manière absurde. Au fur et à mesure que l’on rajoutait des sacs au-dessus, ceux du dessous se déchiraient. Les programmes de Sky News et de News 24 les montraient toujours en comparant avec des images de l’hiver du mécontentement de 1979[2]. — Quand vont-ils nettoyer ça ? demanda Steve. — Une fois tous les quinze jours. Ce qui était optimiste. Les infos des grandes chaînes disaient que quasiment dix pour cent de l’armée avaient déserté ; les blogueurs politiques encore sur place parlaient d’un pourcentage beaucoup plus élevé. Ce qu’il restait de nos forces armées devait maintenant fournir des escouades d’assistance d’utilité civique en plus de la prise en charge des services de pompiers, des tâches de gardiens de prison, et du soutien en ingénierie aux centrales électriques. Et un bon pourcentage de la RAF était engagé dans le retrait d’Afghanistan, rapatriant nos dernières troupes au sol – au plus grand dégoût des Américains. Nous aurions de la chance si la pile était vidée tous les mois. J’avais vu un rat de la taille d’un chat courir à travers le square l’autre jour. J’avais toujours cru que des rongeurs si grands n’étaient que des légendes urbaines. — Pourquoi ne peuvent-ils pas prendre les ordures comme avant ? demanda Olivia. — Il n’y a plus assez de gens pour s’occuper de ça, ma chérie. — Il y a des centaines de gens qui traînent partout dans les rues toute la journée, fit-elle remarquer. C’est effrayant. Je n’aime plus le parc. Elle avait raison, d’une certaine façon. Ce n’était pas le manque de gens, bien sûr, mais le manque d’argent pour les payer à travailler. Le rythme auquel la livre sterling était en train de s’effondrer alors que le reste du monde sortait de la récession donnait le frisson. Que se passerait-il quand les véritables chiffres des recettes fiscales des six derniers mois arriveraient était la question que tous se posaient. Officiellement, les impôts perçus par le Trésor n’avaient baissé que de dix pour cent depuis que cette petite merde de Murray avait ouvert son petit trou de ver de connard raciste et fasciste. Personne n’y croyait. Mais, naturellement, la première chose que le Trésor avait réduite était le financement des collectivités locales, avec Brown se levant dans la Chambre des communes à Westminster et disant aux conseils municipaux de donner la chasse au gaspillage. Ce qui restait des partis d’opposition avait été secoué de rire quand il l’avait dit. Qui pouvait les en blâmer ? Cette phrase avait été le mantra du gouvernement central pendant cinquante ans, quel que soit le parti au pouvoir. Cela n’arrivait jamais, évidemment. Cette fois, cependant, les choses étaient différentes pour toutes les mauvaises raisons. Il n’y avait pas meilleur moyen que la chute façon Zimbabwe de la livre pour finalement amener le Royaume-Uni à signer son entrée dans l’euro. Nous avions désespérément besoin d’une devise qui ne soit pas si sensible à nos traîtres. Sauf que, soudain, la France et l’Allemagne étaient en train de bloquer notre adhésion, disant que la Grèce et les pays méditerranéens avaient d’abord besoin de retrouver leur niveau de stabilité économique d’avant-récession. Salauds ! Pour une fois, Colin arriva effectivement à l’heure. Il fit sa petite mélodie idiote avec la sonnette de la porte d’entrée et les deux enfants partirent de la table comme des flèches en poussant des cris stridents. Est-ce qu’ils font cela lorsque j’arrive pour les prendre à son appartement ? Je ne pense pas. Il entra dans la cuisine, portant un nouveau sweat-shirt chic et un jean propre ; ses cheveux châtains frisés soigneusement coupés. Je déteste ce vieux proverbe disant que les hommes deviennent simplement plus séduisants en vieillissant. Mais ils semblent bien se conserver même largement après trente ans. Colin n’avait pas pris un kilo durant les deux dernières années. En tout cas, pas depuis qu’il avait commencé à courir et à visiter un gymnase à intervalles réguliers. Je suppose que la bimbo adolescente avec laquelle il créchait n’appréciait pas un ventre mou gonflé à la bière. Zut ! pourquoi ai-je toujours l’air de parler comme une salope ? Colin cueillit Olivia sous un bras et la fit tourner. — Hiya, me demanda-t-il, tu as vu ma fille quelque part ? Elle était en train de hurler « papa, papa ! » alors qu’elle tournoyait. — Ne fais pas ça, marmonnai-je, elle vient juste de manger. — D’accord. Il la lâcha sur le sol et récolta un bisou heureux de sa part. — Venez, maintenant. (Il tapa dans ses mains, les poussant tout du long.) Préparez-vous, je pars dans cinq… quatre… trois… Ils coururent tous les deux en bas pour récupérer leurs sacs. — Comment vas-tu ? demanda-t-il. — Mieux que jamais. Je jetai un regard las à la table de la cuisine et au bazar qui la couvrait. Les surfaces de travail étaient elles aussi envahies par un bric-à-brac et l’évier était empli de vaisselle sale. — Et de ton côté, toujours au service des riches ? Son visage se durcit, une habitude chez lui lorsqu’il commençait à parler lentement et avec application pour m’expliquer une évidence absolue. — Je dois maintenant travailler à l’hôpital de la Bupa[3] en plus du cabinet public. C’est le seul moyen pour moi de gagner assez après que ton avocat m’a extorqué de l’argent dans ta cour de divorce sexiste. Ma mâchoire s’ouvrit presque de surprise ; j’étais toujours celle qui faisait des commentaires pour l’asticoter. Il était Monsieur Raisonnable en toutes circonstances. — Oh oui ! bien sûr, dis-je, je pensais bien que cela devait être ma faute. Il me servit l’un de ses sourires suffisants de petite victoire. Eux aussi avaient le don de m’agacer profondément. — À quelle heure les veux-tu de retour demain ? demanda-t-il. — Dans l’après-midi. Avant 18 heures ? — D’accord. Pas de problème. — Merci. Est-ce que tu les emmènes quelque part en particulier ? — Les critiques de Splat the Cat sont bonnes. Je vais les y emmener ce soir, s’il n’y a pas d’autres coupures d’électricité. — Tant que tu ne les emmènes pas manger des burgers. Il leva les yeux au ciel. Jetant un coup d’œil par la fenêtre, je vis son nouveau 4 × 4 BMW bleu marine garé sur le trottoir à l’extérieur. Ce truc stupide était de la taille d’un char de l’armée. Je ne voyais personne sur le siège passager. — Est-ce qu’elle est venue avec toi aujourd’hui ? — Qui ça ? — Zoe. — Ah ! tu te souviens de son nom. — Il me semble l’avoir lu sur son bulletin scolaire. — En fait, oui, elle vient avec nous. Elle a pris un jour de congé pour aider. Les enfants l’aiment bien, tu sais. Et si jamais tu te trouves quelqu’un, je ne vais pas faire un foin s’ils sont avec lui. Oh ! bien joué, Colin, un autre point marqué contre ta mégère d’ex, particulièrement avec cette emphase sur « jamais ». N’es-tu pas le plus malin ? Les enfants revinrent à la charge dans la cuisine, tirant le long du sol le sac contenant leurs affaires pour la nuit. — Prêts ! — Passez un bon moment, dis-je, toujours courtoise. Le sourire de Colin s’altéra. Il hésita puis se pencha en avant et m’embrassa sur la joue. Rien de particulier, pas une offre de paix, rien qu’un geste platonique que je ne comprenais pas. — À bientôt, dit-il. J’étais trop surprise pour répondre. Puis la porte claqua. Les enfants étaient partis. L’appartement silencieux. J’avais quinze minutes pour attraper le bus. J’allais à une manifestation pour la première fois depuis des années. Faire entendre ma voix et faire connaître mes sentiments. Faire tout ce que Colin détestait et ridiculisait. Mon Dieu ! c’était tellement bon ! 33) Il n’y aura pas de prisons. Les criminels reconnus coupables passeront leur peine dans des colonies pénitentiaires isolées, travaillant pour le bien public. 34) New Suffolk utilisera le système impérial[4] de mesures pour les distances, poids et volumes. 35) La police doit faire respecter la loi et entraver les comportements antisociaux. La police ne perdra pas son temps à criminaliser les infractions triviales. 36) Les citoyens n’ont pas droit à l’assistance juridique illimitée. Les citoyens faisant face à une procédure ont le droit d’avoir leurs frais de défense payés par les fonds publics dans une limite de trois fois au cours de leur vie. Ils peuvent choisir les affaires pour lesquelles ils bénéficieront de cette aide. 37) La consommation d’alcool, de nicotine et d’autres narcotiques légers est permise. Les citoyens pris en train de mettre les autres en danger du fait de leur intoxication, par exemple la conduite sous influence, risqueront une peine minimum de quatre ans dans une colonie pénitentiaire. 38) Les lois de New Suffolk ne seront pas structurées pour supporter ou encourager la culture de l’indemnité. 39) Tout avocat qui aura initié trois procédures litigieuses perdues et jugées frivoles sera automatiquement condamné à un minimum de cinq années dans une colonie pénitentiaire. COLIN Le notaire de l’agence de financement attendait sur le pas de la porte, parlant à Zoe, quand j’arrivai devant la maison. Je l’avais déjà rencontré deux fois ; il venait de Belgique et était arrivé un mois après l’ouverture du trou de ver. — Qui est-ce ? demanda Steve alors que je manœuvrais la BMW sur le gravier, la faisant reculer jusqu’au van. — Le type de la banque, lui dis-je. Je dois régler quelques papiers et puis on y va. Au moins, l’agence n’avait pas accroché de panneau « À vendre » à l’extérieur de la maison. Par les temps qui couraient, cela pouvait vous valoir un pavé – ou pire – à travers la fenêtre. Zoe sourit et me fit signe de la main alors que je m’arrêtais juste à côté du van. — Attendez dans la voiture, dis-je aux enfants. Je ne voulais pas qu’ils voient la maison vide. La nuit dernière, nous avions dormi dans des sacs de couchage sur le tapis nu. Accroché ensemble. Très romantique. Le notaire me serra la main et produisit une liasse de documents à me faire signer. Il regarda les enfants, qui se pressaient contre la fenêtre de la BMW, mais ne fit pas de commentaire. Je suppose qu’il avait vu cela de nombreuses fois auparavant. Zoe ouvrit la porte du garage et prit le premier des cartons empilés sur le sol en béton. Elle l’apporta à l’arrière de la BMW et le mit dans le coffre. Le notaire voulait cinq signatures de ma part et ça y était : la maison appartenait désormais à l’agence. Une maison avec quatre chambres et un garage, un jardin d’une taille convenable et tout son mobilier, à Enfield vendue pour 320 000 livres. Peut-être les deux tiers de ce que j’aurais pu en tirer l’année dernière. Mais cela me suffisait pour rembourser l’emprunt immobilier et il me restait 30 000 livres de fonds, que l’agence m’avait avancé. C’était leur spécialité, un des nombreux business qui avaient surgi depuis janvier. Une compagnie franco-néerlandaise qui vendait des petits morceaux d’Angleterre à des gens qui ne seraient pas acceptés de l’autre côté du trou de ver. Dieu savait qu’il y avait suffisamment d’acquéreurs d’outre-mer, principalement en Inde et en Afrique du Nord, bien que je sois totalement incapable de comprendre pourquoi ils viendraient ici maintenant. J’avais acheté la BMW à crédit au garage. Mon portefeuille de retraite avait été vendu à une autre agence spécialisée basée au Luxembourg – Dieu bénisse la sournoiserie de nos partenaires européens –, me rapportant 25 000 livres. Il ne restait plus que les cartes de crédit. J’en avais souscrit deux autres ; un peu plus et les programmes de surveillance auraient signalé un risque de surendettement. Mais ils m’avaient procuré un supplément de 15 000 livres à dépenser au cours du dernier mois. Je l’avais intégralement investi dans le partenariat communautaire que j’avais rejoint par l’intermédiaire de www.newsuffolklife.co.uk. La plupart de nos achats groupés étaient expédiés dans un convoi, avec tous les biens personnels dont nous avions besoin empilés dans le van. Le site Internet en recommandait l’usage, ils pouvaient prendre plus de charge qu’une caravane. Le notaire me serra la main et dit : « Bonne chance, monsieur[5]. » Je lui tendis les clés et c’en était fini. Zoe avait entassé le dernier carton à l’arrière de la BMW. Il ne restait plus que quatre valises. J’en pris deux. Elle jeta un regard triste à la maison. — Nous faisons le bon choix, lui dis-je. — Je sais, répondit-elle en affichant un sourire courageux, simplement, je ne m’attendais pas à ce que ça se passe comme ça. Murray nous a tous surpris, n’est-ce pas ? — Ouais. Tu sais que j’ai grandi au milieu d’un tas d’émissions et de films de science-fiction ; c’est amusant de voir comment leur vocabulaire et leurs images se sont intégrés dans la culture moderne. Ils avaient tous ces satanés gros vaisseaux volant à travers l’espace ; des capitaines assis à leur poste de commandement et prenant des décisions vitales, tirant des lasers et des missiles sur des monstres aux yeux d’insectes. Tout le monde savait que ça devait se passer de cette façon-là. Puis Murray a trouvé le moyen d’ouvrir son trou de ver et le petit enfoiré refuse de dire comment il s’y est pris. Non pas que je l’en blâme. Il a parfaitement raison, on ne ferait que mal utiliser la technologie. Nous le faisons toujours. C’est juste que… ce n’est pas la noble traversée du vide que je m’étais imaginée. Ça ressemble presque à une trahison de mes croyances. Zoe sembla embarrassée. Elle n’était rien de ce que Jannette prétendait : une infirmière à peine majeure bien roulée que j’avais pêchée, aveuglée par le titre de docteur devant mon nom. En fait, elle étudiait pour devenir sage-femme, ce qui demande autant de dévouement et d’intelligence qu’être médecin. J’étais sacrément chanceux qu’elle ait jeté ne serait-ce qu’un regard à une épave dans mon genre. Le fait qu’elle m’ait choisi avec une paire d’enfants en remorque la rend extraordinaire. — Je veux dire, la façon dont cela divise finalement le pays, dit-elle tranquillement. On parle constamment du clivage Nord-Sud, de la lutte des classes, et de l’écart entre riches et pauvres. Mais ce n’est que de l’idéologie, des politiciens se jetant les uns aux autres des phrases toutes faites. Murray est venu et l’a rendu tangible. Je l’entourai de mes bras. — Il nous a offert la chance que les politiciens promettent toujours et ne donnent jamais. Mon Dieu ! peux-tu croire que j’ai voté pour Blair ? Et deux fois ! Elle eut un sourire mauvais. — Tu aurais préféré voter conservateur ? — Arrête de mettre des mots dans ma bouche. Je lui donnai un rapide baiser, puis nous entassâmes les valises au-dessus des cartons. — Cela dit, je ne peux toujours pas croire que Gordon Brown a remporté l’élection. — Les blogueurs disent que Murray a permis aux électeurs conservateurs des circonscriptions disputées de traverser en premier. — C’est le genre de théorie du complot à la con qu’on trouve sur Internet. Seulement trente-huit pour cent de la population ont daigné voter, et ce sont tous des gens qui savent qu’ils ne traverseront pas. Le reste d’entre nous ne s’en est pas soucié, pourquoi le ferions-nous ? C’est comme ça que Brown a gagné l’élection. Murray ne sait pas qui vote pour quel parti. Tout ce qu’il a construit, c’est un trou de ver, pas ce satané État sous surveillance qui a fini par nous opprimer. De toute façon, ce n’est pas Murray qui organise l’exode. Nous devons le faire nous-mêmes ; prendre nos responsabilités, comme le dit le premier article de sa déclaration. — Ça alors, égratignez un docteur et il saigne de la politique. — Après avoir travaillé sous l’administration de la santé publique pendant quinze ans, à propos de quoi d’autre pourrais-je râler ? Elle rit, ce qui était joli à voir. En revanche, Steve et Olivia avaient l’air inhabituellement solennels quand nous sommes montés dans le 4 × 4. Zoe leur adressa un sourire accueillant. — Salut, les enfants. — Où est-ce que nous allons, papa ? demanda Olivia. — Je vous emmène voir quelque chose. Quelque chose que vous aimerez, je l’espère. — Quoi ? — Je ne peux pas l’expliquer. Vous devez voir par vous-mêmes. — Qu’est-ce qu’il y a dans le van ? demanda Steve, tu n’aimes pas les chevaux. — Une tente, dis-je, une grande tente, en fait. De la nourriture. Des panneaux solaires. Quatre portables à grand écran. Deux iPad. — Génial ! Quel genre d’applis as-tu mis ? — Autant que j’ai pu en télécharger la semaine dernière. — Chouette ! Je peux en utiliser un ? — Peut-être. — Quoi d’autre ? demanda Olivia, excitée. — Quelques jouets. Beaucoup de nouveaux vêtements. Des livres. — Pourquoi tout ça ? demanda Steve. — Tu verras bien. Je mis ma main sur la clé de contact et jetai à Zoe un regard inquiet. C’était un pas énorme à franchir, mais il n’y avait eu aucun moment décisif, juste une longue suite d’événements secrets qui avait mené habilement à ce point dans le temps. Je ne ressentais pas de culpabilité à emmener les enfants ; en fait, j’aurais été négligent en tant que père si je ne l’avais pas fait, il n’y aurait pas d’autre occasion comme celle-là. Je n’étais pas suffisamment stupide et naïf pour croire que New Suffolk allait être un paradis, mais ça avait le potentiel pour être quelque chose de meilleur que notre monde. Nous ne pouvons pas progresser ou évoluer ici, pas avec tant d’histoire et d’inertie qui nous enchaînent au passé, et le monde dirigé par les pires politiciens que l’Histoire ait connus. Quant à Jannette… Eh bien, dans mon opinion, elle n’a pas été une mère modèle pour les enfants depuis des années maintenant, j’en ai peur. — Allons-y, dit Zoe. Nous avons fait notre choix il y a bien longtemps. Je tournai la clé et enclenchai la marche avant, le van surchargé bringuebalant derrière la voiture. — C’est quoi, cet anneau ? demanda soudainement Steve. C’était bien là mon garçon : vif et observateur. — Ça ? Zoe leva son doigt. — C’est une bague de fiançailles ! piailla Olivia. Est-ce que vous allez vous marier ? — Oui, dis-je. C’était la première chose que nous comptions faire de l’autre côté. — Est-ce que maman sait ? demanda Steve. — Non. 62) Afin d’éviter que les erreurs du vieux pays ne se répètent sur New Suffolk, aucune religion organisée ne sera permise. Tous les citoyens doivent admettre que l’univers est un phénomène naturel. 63) Afin d’éviter que les erreurs du vieux pays ne se répètent sur New Suffolk, les membres des partis politiques extrémistes et des organisations indésirables sont interdits de passage à travers le trou de ver, ainsi que les criminels et autres que je jugerais préjudiciables au bien public. Exemples de groupes et de professions interdits (liste non exhaustive) : a) Parti travailliste b) Parti conservateur c) Parti libéral démocrate d) Parti communiste e) Parti nationaliste britannique f) Alliance socialiste g) Les journalistes des tabloïds h) Les bureaucrates de l’Union européenne i) Les dirigeants de syndicats j) Les avocats d’entreprise k) Les lobbyistes politiques l) Les contractuels JANNETTE Abbey m’attendait à la gare de Liverpool Street. C’était un miracle que je l’ai trouvée. Le hall était envahi de routards. J’étais sûre qu’il n’y en avait pas un seul au-dessus de vingt-cinq ans, ou peut-être était-ce seulement la façon dont on perçoit les jeunes gens depuis le mauvais côté de trente-cinq ans. Et je n’avais certainement jamais vu autant de jean en un seul endroit depuis que j’étais allée au festival de Reading au début des années quatre-vingt-dix. Leurs sacs à dos étaient énormes, je ne savais même pas que l’on en fabriquait de cette taille. Je restai bouche bée d’étonnement alors que les jeunes se bousculaient autour de moi. Pratiquement tous étaient des couples. Et tout le monde avait un Union Jack[6] cousu sur leurs vêtements ou leur sac à dos. Je ne crois pas qu’un sur dix parlait anglais ; et moins de la moitié d’entre eux étaient des Blancs. Ha, qu’est-ce que tu penses de ça, Murray ? Une de tes grandes règles était que tout le monde doit parler anglais… et l’on sait tous très bien ce que cela implique. Abbey hurla une salutation et marcha vers moi, se frayant un chemin avec agressivité. Ce n’était pas une petite femme et sa progression causait une certaine perturbation parmi tous ces gens heureux et souriants. Un air de dédain s’affichait sur son visage quand ils lui lançaient des regards blessés sur son passage. Elle s’adoucit lorsqu’elle me serra dans ses bras. — Salut, camarade chérie, notre train est à la voie trois. Je suivis timidement derrière alors qu’elle avançait de façon inexorable à travers la foule. Les badges sur sa vieille veste cliquetaient ; un pour chaque cause qu’elle avait soutenue ou chaque marche à laquelle elle avait participé. La Reine de nacre[7] rouillée de la nation de la protestation. La moitié de la gare semblait vouloir monter dans notre train. Abbey se força un passage dans une voiture, faire la queue étant un concept bourgeois pour elle. Nous trouvâmes une paire de sièges libres avec des tickets de réservation, qu’elle retira et jeta sur le sol. — Je ne sais pas où ces gens-là pensent qu’ils vont, annonça-t-elle avec une voix trop forte alors que nous nous installions. Murray n’accepte pas la racaille miséreuse et étrangère. Il n’y a pas moyen qu’il laisse les camés de toute l’Europe vivre leur béatitude de shootés sur le paradis pour menteurs qui lui sert de planète. Ils vont être rejetés de son trou pour les vers de la classe moyenne. — Ses restrictions se perpétuent d’elles-mêmes, dis-je. Il n’a pas vraiment de liste de tous les gens qu’il n’aime pas. Et même s’il en avait, il n’est pas possible de contrôler tous ceux qui passent à travers. C’est juste de la psychologie. Dites aux fraudeurs fiscaux conservateurs qu’aucun grand méchant gauchiste ne sera autorisé et ils afflueront par centaines. Pendant que le reste d’entre nous regarde qui y va vraiment et que nous maintenons l’enfer à l’écart. Qui a envie de vivre dans leur monde ? — Ah ! je parie quand même que les services de sécurité lui ont vendu nos noms en échange d’une petite maison pour leur retraite de l’autre côté. On ne peut pas discuter avec Abbey quand elle est de cette humeur, ce qui, je l’avoue, est le cas la plupart du temps. Elle sortit une large flasque de sa veste et prit une gorgée. — Tu en veux ? Je regardai le vieux flacon cabossé, prête à refuser. Puis je me souvins que je n’avais pas les enfants aujourd’hui. Je n’étais pas assez stupide pour prendre une lampée aussi grande qu’Abbey. Heureusement. — Seigneur, qu’est-ce que c’est que ce truc ? — De la vodka russe digne de ce nom, camarade. Elle sourit et se prit une autre gorgée, avant de rajouter d’un ton acerbe : — Nathan a traversé la semaine dernière. — Nathan ? Ton frère Nathan ? — Seulement par l’ADN. Et après ce coup-là, je n’en suis même pas sûre. Petit connard ! Il a pris Mary et les enfants avec lui. — Pourquoi ? — Pourquoi est-ce qu’ils y vont tous ? L’économie, les coupures d’électricité, le réchauffement global, les baisses de salaires, la taxation des pauvres, l’effondrement de la Sécu. Ou, en d’autres mots, le monde réel où nous devons tous réellement vivre en essayant de le faire fonctionner, c’est ce qu’il fuit. Il pense qu’il va vivre dans une sorte de paradis fiscal tropical avec des lutins faisant tout le travail difficile. Merdeux stupide ! — Je suis désolé. Qu’a dit ta mère ? Elle doit être anéantie. Abbey grogna et prit une autre gorgée. — Elle dit qu’elle est contente qu’il soit parti ; que lui et les petits-enfants méritent un nouveau départ dans un endroit bien. Tu peux y croire ? Cette vache égoïste est devenue sénile, si tu veux mon avis. Et qui va devoir s’occuper d’elle, hein ? Est-ce que Nathan a seulement pensé à ça ? Oh non ! il a juste tout liquidé, s’est barré et s’attend que je ramasse les morceaux, comme tous ceux qu’ils laissent derrière eux. — Je sais. L’école de Steve parle de faire des classes de soixante pour le prochain trimestre. Les membres restants du conseil d’établissement ont eu des réunions d’urgence tout l’été, donc je sais combien d’instits ont quitté leur poste. (J’hésitai avant de poursuivre.) Ça m’a surprise, je pensais qu’ils étaient plus dévoués que cela. — Ils l’auraient été s’ils avaient été payés correctement. — Le principal doit trouver quinze recrues avant le début du nouveau trimestre, ou ils ne pourront pas ouvrir du tout. — Quinze ? Il n’aurait pas réussi à mettre la main sur autant, même dans une année normale. — Il se dit plutôt confiant. Il y a plein de nouvelles agences de placement qui commencent à se fournir en enseignants d’outre-mer pour le Royaume-Uni. Beaucoup de gens viennent pour combler les vides. La vie va continuer à peu près de la même façon qu’avant, une fois que l’exode sera fini. La dernière phrase était une citation directe de Gordon Brown la semaine dernière. Bon sang ! j’avais tellement envie d’y croire. — Bien, grogna Abbey. Exactement ce pour quoi nous nous battons. Notre train commença à sortir de la gare. Les routards étaient écrasés le long de l’allée, personne ne pouvait plus bouger. Il y eut une grande acclamation quand le haut-parleur annonça l’arrêt de Bishop’s Stortford. Abbey prit une autre gorgée et grommela : — Bande de branleurs ! — Ne t’en fais pas, dis-je, si jamais nous avons notre propre trou de ver vers un nouveau monde, nous ne laisserions pas ceux-là passer à travers. — C’est justement le problème, n’est-ce pas ? gronda Abbey. Sa colère était dirigée contre moi maintenant, ce qui était légèrement effrayant. Elle avala une autre gorgée de vodka. — Nous ne voudrions pas avoir un nouveau monde même si nous pouvions ouvrir un trou de ver. C’est un stupide gâchis de talents et de richesses qui pourraient être utilisés pour aider les gens ici et maintenant. Nous devons d’abord résoudre les problèmes que nous avons sur ce monde, en commençant avec le plus gros problème qu’il y ait, ce traître de Murray et son trou à rats. La colonisation, c’est l’impérialisme, et ce bâtard le sait. Nous devons apprendre aux gens à faire preuve de responsabilité sociale à la place. Elle pointa un doigt mal assuré sur son revers, vers un badge qui montrait un baleinier islandais cassé en deux par un marteau de style soviétique, mais au-dessus, on trouvait un badge flambant neuf du Mouvement de responsabilité publique. — C’est ce dont il est question aujourd’hui. Murray ne bâtit pas un nouveau monde pour lui et les siens ; ce qu’il fait, c’est ruiner le nôtre. On ne peut pas faire ça : simplement ouvrir une porte vers ailleurs parce qu’on en a envie. Putain ! c’est outrageant ! Quand avons-nous pris cette décision démocratique, hein ? Il ne nous a ni consultés ni avertis. On doit les arrêter. — On ne peut pas empêcher les gens de partir, dis-je. C’est stalinien comme procédé. Ce à quoi nous ne sommes pas prêts, c’est cet exode de panique que le trou de ver a rendu possible. L’émigration vers l’Amérique du Nord au XIXe siècle était lente, elle a duré des décennies. On a eu le temps pour s’adapter. Ce qui nous arrive en ce moment est trop rapide. Deux ans, c’est tout ce qu’il nous donne. Pas étonnant que le pays ne puisse pas faire face aux pertes au fur et à mesure qu’elles se produisent. Mais ça va se calmer sur le long terme. — On peut les arrêter, dit vivement Abbey. Il y a assez de gens prenant part à la manif aujourd’hui pour bloquer les routes et renvoyer tous ces fraudeurs fiscaux de la classe moyenne. Murray n’y a pas pensé ; la moitié de la police a foutu le camp à travers son trou à rats. Qui va protéger les négateurs de responsabilité maintenant ? Le pouvoir du peuple revient avec une vengeance aujourd’hui. C’est le moment pour la classe travailleuse de retrouver sa voix. Et elle va dire : « C’est fini ! » Tu verras. n) Les exécutifs des collectivités locales. o) Tous les membres des organismes administratif quasi autonomes non élus. p) Les agents de change. q) Les concepteurs et fabricants d’armes. r) Les dirigeants de l’Arts Council[8]. s) Les gérants de fonds de pension. t) Les distributions et les équipes de production de tous les feuilletons télé. u) Tous les coupables de crimes sexuels. v) Les experts en comportement des enfants. w) Les gérants et propriétaires de centres d’appels. COLIN Comme d’habitude, l’autoroute Mil était dans un état épouvantable, une file de circulation compacte et de mauvaise humeur. Cela nous prit presque deux heures pour nous glisser de la M25 à la sortie de Stansted. En fait, pas comme d’habitude : je souriais la majeure partie du temps. Cela ne me dérangeait plus. Je me contentais de penser que c’était la dernière fois que j’avais à conduire sur l’une de ces routes épouvantables des années soixante, bourrées de nids de poule, obstruées et anachroniques. Plus jamais je n’aurais à rentrer à la maison en me plaignant du fait que nous n’avions pas d’autobahn comme les Allemands, ou des freeways américains à huit voies. À partir de maintenant, mes lamentations allaient être réservées aux dinosaures extraterrestres à seize pattes piétinant le jardin potager. Le break devant nous avait un autocollant sur le pare-chocs avec un dessin d’un Gordon Brown furieux utilisant un téléphone pour taper sur le côté du trou de ver. « Vos impôts, bientôt un lointain souvenir » était imprimé en dessous. Nous avions vu de plus en plus d’autocollants pro-exode alors que nous progressions vers le nord. Je pensais que tous ces véhicules partageant la bretelle de sortie avec nous se dirigeaient vers New Suffolk. Après tous ces mois de préparations furtives, il était d’un certain réconfort d’être finalement parmi les siens. — C’est le trou de ver, n’est-ce pas ? demanda Steve avec précaution. C’est là que nous allons. — Ouais, dis-je. Nous allons jeter un œil sur ce qu’il y a là-bas. — Est-ce que l’on va passer à travers ? demanda Olivia, les yeux grands ouverts avec un enthousiasme nerveux. — Je crois, pas vous ? Maintenant que nous avons fait tout ce chemin, ce sera amusant. Je vis le panneau pour la zone de rassemblement F2 et mis mon clignotant. — Mais d’après maman, il y a des gens méchants de l’autre côté, dit Steve. Ce sont tous des traîtres conservateurs. — Est-ce qu’elle est allée voir elle-même ? — Pas moyen ! — Alors elle ne sait pas vraiment comment c’est de l’autre côté, n’est-ce pas ? Les enfants se regardèrent l’un l’autre. — Je suppose que non, dit Steve. — Le fait que vous n’êtes pas d’accord avec quelqu’un ne le rend pas mauvais. Nous allons regarder par nous-mêmes et voir ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas. C’est honnête, non ? — Quand revenons-nous ? demanda Steve. — Je ne sais pas. Ça dépendra de la façon dont ça se passe sur la nouvelle planète. On pourrait avoir envie de rester un moment. Zoe me lança un regard désapprobateur. Je haussai les épaules. Elle ne comprenait pas ; on doit acclimater les enfants doucement à quelque chose d’aussi grand et nouveau. — Est-ce que maman vient ? demanda Olivia. — Si elle veut, elle peut venir avec nous. Bien sûr qu’elle peut, dis-je. Zoe poussa un soupir d’exaspération. — Est-ce que je vais devoir aller à l’école ? demanda Steve. — Tout le monde va à l’école, peu importe la planète sur laquelle on est, dit Zoe. — Merde, alors ! — Vilain mot ! couina Olivia joyeusement. Je trouvai l’entrée du parc F2 et sortis de la route. C’était un champ non clôturé, loué à Newsuffolklife.co par un agriculteur. Des centaines de véhicules avaient passé tout l’été à rouler dedans, réduisant la pelouse à des fétus de paille déchiquetée, écrasés dans le sol sec et dur comme le fer. Aujourd’hui, une vingtaine de camions étaient garés à l’autre bout, y compris trois remorqueurs de conteneurs réfrigérés et une paire de citernes de carburant. Plus de soixante-dix voitures, monospaces, camping-cars et tout-terrain étaient agglutinés autour des camions ; la plupart remplis de familles, parents et enfants s’étirant les jambes avant l’étape finale. Dans les champs de l’autre côté se déroulaient des scènes similaires. En fait, toute la campagne autour du trou de ver offrait le même spectacle. Cela me rendit beaucoup plus confiant. Je m’arrêtai à côté d’un membre du service d’ordre, et lui montrai notre carte. Il y jeta un œil et sourit en nous cochant sur son bloc-notes. — Vous êtes le docteur, hein ? — C’est moi. — Bien. Il y a une dizaine de voitures supplémentaires qui doivent arriver et l’on sera au complet. Je suis Barry, votre contact du convoi communautaire, donc je vais voyager avec vous jusqu’à votre nouvelle maison. Au moindre problème, venez me voir. — Bien sûr. — Vous voulez vérifier l’équipement médical que vous allez emmener, vous assurez que tout y est ? Vos nouveaux voisins sont en train de contrôler le reste du matériel. Je conduisis jusqu’aux autres voitures et nous descendîmes. Beaucoup d’autres hommes se trouvaient dans les camions, cherchant parmi les cartons et les palettes qui se trouvaient à l’intérieur. Étant donné ce que nous avions dépensé entre nous tous, j’étais content de voir la minutie avec laquelle ils contrôlaient l’inventaire. En théorie, l’équipement et les fournitures dans les camions étaient suffisants pour nous transformer en communauté autosuffisante d’ici un an. — Ça ne devrait pas prendre longtemps, dis-je à Zoe. Nous devons être sûrs. Au royaume des nouveaux arrivants, le propriétaire de la machine-outil est roi. — On va aller rencontrer les autres, dit-elle. Je fis la connaissance de quelques personnes pendant que je localisais les cinq caisses de fournitures et d’équipement médicaux. Ils semblaient bien… des types corrects. Un peu trop enthousiastes dans leurs salutations, comme je suppose que je l’étais aussi. Mais nous allions passer un temps sacrément long ensemble. Le reste de nos vies, si tout se passait bien. Une demi-heure plus tard, les derniers membres du groupe étaient arrivés. Nous étions satisfaits que tout ce que nous avions acheté à travers Newsuffolklife.co soit bien avec nous, et le service d’ordre préparait le convoi pour sa dernière étape sur Terre. Présenté de cette façon, c’était définitif et revigorant en même temps. — Où est le trou de ver ? demanda Steve plaintivement alors que nous remontions dans le BMW. Je veux le voir. — Deux miles plus loin, dit Zoe, on y est bientôt. Les camions sortirent en premier du parc de rassemblement et s’engagèrent sur une des nouvelles routes goudronnées qui menaient au trou de ver, avec le reste d’entre nous qui suivait. Il y avait un large chemin sur la gauche de la route. Des routards marchaient tout le long, à dix de front, en fleuve continu. Je ne pouvais pas voir la fin de la file dans l’autre direction. Ils avaient tous le même sourire impatient sur le visage alors qu’ils avançaient à grands pas toujours plus près du trou de ver. Zoe et moi avions probablement le même air. — Là ! cria soudainement Olivia. Elle pointait du doigt vers les arbres, de l’autre côté de la colonne de routards. Pendant un instant, je fus confuse. C’était comme si un soleil d’aube brillait à travers les troncs. Puis nous dépassâmes le bout de la petite forêt et nous pûmes voir directement le trou de ver. En fait, la brèche d’épaisseur nulle dans l’espace-temps se manifestait sous la forme d’une sphère de trois cents mètres de diamètre. Murray l’avait ouvert de façon que l’équateur soit au niveau du sol, laissant un hémisphère dépasser dans l’air. Il n’y avait rien de tangible, c’était simplement l’endroit où une planète se finissait et une autre commençait. Vous traversiez la frontière et New Suffolk s’étendait devant vous. C’était la fameuse distorsion visuelle, celle qui faisait frissonner beaucoup de gens et même en reculer certains. À mesure que l’on se rapprochait du seuil, on pouvait voir un paysage extraterrestre droit devant soi, dans l’hémisphère. Cependant, ça s’ouvrait vers l’extérieur, offrant une vue panoramique. Quand vous passiez à travers, vous émergiez à l’extérieur de l’hémisphère correspondant. Il n’y avait pas d’intérieur. C’était le début de la matinée sur New Suffolk, où son soleil aux teintes rousses se levait, envoyant un éclat rouge à travers la fissure, qui éclairait la campagne anglaise. Nous étions maintenant à cinq cents mètres de distance. Les enfants étaient complètement silencieux, ravis par la lumière du soleil étranger. Zoe et moi nous lançâmes l’un à l’autre un rapide sourire de triomphe. La route tournait pour s’aligner sur le trou de ver, passant à travers une petite tranchée. Des policiers étaient alignés le long de chaque bord, entièrement vêtus de leur tenue antiémeute. Ils chancelaient d’avant en arrière alors qu’ils tentaient de contenir hors de la route une foule de protestataires. Je pouvais voir des banderoles et des panneaux s’agiter. Les slogans et les cris nous atteignirent par-dessus le bruit des moteurs du convoi. Des choses volaient dans les airs au-dessus de la police et pleuvaient sur la route. Je vis plusieurs bouteilles éclater sur le goudron. Les routards se courbèrent doublement en se précipitant, tenant leurs mains au-dessus de leurs têtes pour parer le déluge d’en haut. Quelque chose fit un bruit sourd sur le toit du BMW. Les enfants glapirent. Je vis une pierre ricocher sur le côté. Ça n’avait plus d’importance. Le premier camion de notre convoi avait atteint le trou de ver. Je le vis rouler à travers et s’élancer sur la route bordée d’un maillage métallique cabossé qui coupait à travers le paysage de l’autre côté, sa silhouette découpée par le lever de soleil exotique. Nous étions si près. Puis Olivia cria. — Papa, papa, stop ! 87) Le gouvernement ne pourra pas utiliser plus d’un gérant pour douze travailleurs de premier échelon dans tous les départements. Aucun département du gouvernement ne pourra dépenser plus de dix pour cent de son budget en frais administratif. 88) Le gouvernement n’alimentera pas de régime d’aide au chômage. Toute personne se trouvant sans emploi a droit à cinq acres de terre arable et se verra avancer suffisamment de semence pour devenir autosuffisante. 89) Il n’y a pas de droits de succession. Mourir n’est pas une action imposable. Les citoyens ont le droit de léguer tout ce pour quoi ils ont travaillé à qui ils le souhaitent. JANNETTE Cela nous prit de fichues heures pour aller de la gare au trou de ver. Le Mouvement de responsabilité publique était censé fournir des bus. Je n’en avais vu que deux, et ils prenaient un temps fou pour faire, archipleins, le circuit entre la gare et le site de ralliement. Quant aux délégués du MRP, ils étaient en plein combat contre les routards qui se déversaient hors de la gare, demandaient leur chemin et voulaient savoir s’ils pouvaient utiliser nos bus. La police séparait les deux factions du mieux qu’elle pouvait, mais le parking de la gare était en permanence au bord de l’émeute. Abbey utilisa l’attente pour faire le plein chez un marchand de vins et spiritueux. Le temps que nous montions dans le bus, elle était complètement bourrée. Et elle n’a pas l’alcool tranquille. Alors que nous nous frayions un chemin à travers le pont sur l’autoroute, je pouvais voir en bas les lignes continues de véhicules immobiles congestionnant toutes les voies en dessous. Il y en avait des centaines, des milliers. Tous attendant leur tour pour s’engager sur la route de sortie. Tous remplis de gens qui voulaient passer à travers le trou de ver. Tant que cela ? C’était un peu choquant de voir réellement combien de gens voulaient partir. Les infos disaient que c’étaient comme cela chaque jour. Comment autant de gens pouvaient-ils être assez stupides pour avaler les promesses de Murray ? Je savais que le pays n’était pas parfait, mais au moins nous essayions de le faire évoluer en quelque chose dans lequel nous n’aurions pas honte que nos enfants grandissent. Le bus arriva enfin à l’aire de rassemblement. Alors que nous descendions, un énorme Airbus A380 vola bas au-dessus de nous, arrivant pour atterrir à Stansted, juste à quelques kilomètres au nord. Le son était tellement fort que je dus presser mes mains sur mes oreilles. Je ne reconnus pas le logo de la compagnie aérienne, mais il apportait sans aucun doute une nouvelle fournée de réfugiés de l’étranger impatients de rejoindre l’exode. Je le suivis dans le ciel. Et là, juste devant moi, se trouvait le trou de ver. C’était comme une sorte de bulle chrome doré qui squattait l’horizon. Je louchai dans la lumière rosâtre brillante qui en irradiait. — Je ne m’étais pas rendu compte que c’était si grand, murmurai-je. La satanée chose était intimidante de si près. — Allons-y, bredouilla péniblement Abbey et elle marcha vers la large foule de protestataires devant nous. Maintenant, je me souvenais pourquoi j’avais arrêté d’aller aux manifestations. Toute cette romance sur la liaison avec la foule, le partage d’une cause avec vos compagnons de route ; les chants, la camaraderie, la satisfaction communautaire. C’était des conneries. Je fus frappée comme un ballon de football bon marché. Tout le monde voulait marquer des points en me bousculant. Les cris étaient forts, dans mes oreilles ; cela ne s’arrêtait jamais. Je fus frappée par des pancartes plusieurs fois alors que leurs porteurs les baissaient pour se reposer. Puis nous arrivâmes tout près de la ligne de police, et une canette de bière atterrit sur mon épaule. Je sursautai sous l’impact. Heureusement, elle était vide. Mais je pouvais voir des bouteilles voler au-dessus de nous, ce qui me rendit très nerveuse. — Laissez-moi passer, bande de trous du cul ! tonna Abbey à la police, utilisant sa meilleure voix, style « c’est moi qui dirige, ici ». L’agent le plus proche lui lança un regard confus. Puis, de fureur, elle frappa son bouclier antiémeute. — J’ai le droit de passer, vous ne pouvez pas m’arrêter, bâtard fasciste ! C’est encore un pays libre, pourquoi vous ne foutez pas le camp pour aller emmerder votre chef, laissez-moi passer… Tout au long de sa tirade, elle poussait contre son bouclier. J’étais pressée derrière elle. Nos camarades serviables, derrière moi, joignaient leurs efforts pour ajouter leur force à la poussée. Je criais de douleur contre la pression écrasante, mais personne n’entendit ou ne s’en rendit compte. Quelque chose devait lâcher. Pour une fois, ce fut la ligne de police. Je vacillai soudainement en avant pour atterrir par-dessus Abbey, qui reposait à présent sur le policier. Une acclamation irrégulière se leva derrière nous. Il y avait beaucoup de sifflets. J’étais sur mes genoux quand j’entendis des chiens aboyer et je gémis d’effroi. Je hais les chiens, j’ai vraiment peur d’eux. Les policiers bougeaient rapidement pour combler le trou qu’Abbey avait créé. De nombreux matchs de catch avaient démarré de chaque côté de moi. Les protestataires étaient menottés et traînés à l’écart. Des vêtements étaient déchirés. Les horribles bâtons télescopiques frappaient des gens qui n’étaient même pas menaçants. Je vis du sang. Quelqu’un attrapa le col de mon chemisier, me relevant sur mes pieds. Je pleurais et je tremblais. Mes genoux étaient brûlants, je tenais à peine debout. Un casque de policier fut poussé vers ma face. — Vous allez bien ? me demanda une voix étouffée de derrière la vision pleine de buée. Je gémis simplement. C’était pathétique, mais j’étais si malheureuse et paniquée que je m’en fichais. — Asseyez-vous ici ! Attendez ! Je fus poussée sur le dessus d’un talus de terre fraîche. Trois mètres en dessous de moi, des routards se recroquevillaient alors qu’ils avançaient péniblement le long du chemin vers le trou de ver brillant. Ils me regardaient avec peur, comme si j’étais une sorte de démon. Ce n’était pas juste, pas juste du tout. J’étais l’une des gentilles. Les véhicules se dirigeant vers le trou de ver passaient en bruissant, leurs conducteurs serrant leur volant d’un air lugubre. Je vis un grand 4 × 4 BMW bleu marine tirant un van. Le chauffeur était en train de regarder attentivement en avant. La reconnaissance visuelle se mit en branle. — Retirez vos putain de mains de moi, têtes de nœud ! C’est une agression ! Vous savez je vous aurais en justice ! Oh merde ! retirez tout de suite ces menottes ! Elles sont trop serrées ! Vous me torturez délibérément ! À l’aide, à l’aide ! hurlait Abbey derrière moi. — C’est Colin, soupirai-je. Abbey, c’est Colin ! Ma voix montait. — Quoi ? — Colin ! Je pointai frénétiquement du doigt. Olivia était assise sur le siège arrière, le visage collé contre la vitre, regardant tous ces gens fous qui se pressaient le long du talus. Me voyant. Nous restâmes bouche bée toutes les deux. — Il les emmène ! Mon Dieu ! il les emmène à travers le trou de ver ! Abbey donna une poussée de toutes ses forces à l’officier qui procédait à son arrestation, son poids lui faisant perdre l’équilibre. — Va les chercher ! me cria-t-elle. Bouge ! Trois policiers furieux l’attrapèrent. Une matraque fut levée. Son épaule me rentra dedans. Je dégringolai en bas du talus, les bras moulinant rapidement pour trouver mon équilibre. Mes genoux étaient au supplice. Je m’écrasai sur un routard et tombai sur le goudron à seulement un mètre d’une camionnette qui fit une violente embardée. — Rattrape-les ! cria Abbey. Ils sont à toi. C’est ton droit. Elle disparut sous sa mêlée personnelle de policiers. Les véhicules freinaient tous le long de la route. Je regardai. Tout le monde était coincé derrière le BMW de Colin, qui s’était arrêté. La fenêtre du chauffeur descendit doucement et il sortit sa tête. Nous nous regardâmes l’un l’autre sans dire un mot. Une véritable marée d’émotions déferla sur son visage. Principalement de la colère, mais je pus voir aussi du regret. — Viens, dit-il. La porte arrière s’ouvrit. Je regardai la porte ouverte. Je me remis sur mes pieds. Je jetai un coup d’œil en arrière, vers le talus et la furieuse bagarre de protestataires et de policiers. Je regardai de nouveau le BMW. Le trou de ver attendait derrière. Des voitures klaxonnaient d’exaspération, des gens me criaient de bouger. Je commençai à marcher vers le BMW et sa porte ouverte. Je savais que c’était totalement incorrect. Moralement. Idéologiquement. Je le croyais sincèrement. Mais que pouvais-je faire d’autre ? SI DU PREMIER COUP… Mon nom est David Lanson et pendant vingt-sept ans j’ai fait partie de la police métropolitaine de Londres. Quand on nous a confié l’affaire Jenson, j’étais inspecteur principal et je dirigeais ma propre équipe. Pas mal. Vu de l’extérieur, on pourrait penser que j’étais un carriériste standard comptant les jours avant la retraite. Vous auriez tort, j’en suis arrivé à haïr passionnément ce boulot. Quand je me suis engagé, la brigade criminelle se composait de véritables attrapeurs de voleurs mais, au moment où l’affaire Jenson arriva, je passais mon temps à remplir des formulaires d’évaluation des risques. Je ne plaisante pas, les parodies sur la paperasse étaient en dessous de la vérité. C’était bon pour les avocats, mais nous étions pointés du doigt par la presse pour des statistiques sur la délinquance vraiment lamentables, et harcelés par les politiciens pour ne pas remplir leurs stupides objectifs. Sans surprise, la confiance du public en nous avait touché le fond. La seule chose utile que nous faisions pour le citoyen moyen à l’époque était de fournir des numéros de dossiers officiels ouverts à la suite des crimes commis, pour les réclamations aux assurances. Je dois sembler bien amer, mais apparemment c’est le destin des vieux hommes coincés dans un boulot qui se modernise constamment. Là où je veux en venir, c’est qu’en dépit de la bêtise bureaucratique qui nous inondait je pense avoir été un policier correct. En clair, je sais quand les gens mentent. Pendant ces vingt-sept années, j’ai tout entendu, et je veux bien dire tout : des types désespérés qui ont fait une erreur et commencent à débiter des conneries pour se couvrir, les vrais timbrés qui vivent dans leur petit monde et croient chaque mot de ce qu’ils racontent, les bourrés et les drogués essayant de paraître sobres, les perdants avec des excuses pitoyables, les vrais malades si froids et polis qu’ils me donnaient la chair de poule. À écouter tout ça à longueur de journée, on apprend rapidement à décider ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas. Bref, on a reçu un appel de l’avocat de Marcus Orthew disant que les types de sa sécurité détenaient un intrus à son centre de recherches de Richmond et qu’ils apprécieraient une enquête exhaustive sur la « situation ». C’était en 2007 et, à l’époque, Orthew était un magnat des médias et de l’informatique, du moins c’est ainsi que le public le voyait ; ce n’est que plus tard que j’ai découvert l’étendue de ses intérêts commerciaux et technologiques. Sa principale compagnie de logiciels, Orthanics, venait juste de commencer la production de boîtiers solid-state qui étaient très loin devant tout ce que pouvait faire la concurrence. Ils n’avaient pas de disque dur ou de composants individuels, l’ordinateur complet étant contenu dans un simple hyperprocesseur. Ça avait mis au tapis les PC et les Mac de chez Apple. Il avait toujours un tour d’avance, Orthew ; ce sont ses PCW originaux qui ont éliminé les ordinateurs Sinclair au début des années quatre-vingts ; tous les gens de ma génération avaient acheté un PCW Orthanics comme premier ordinateur. Revenons à ce cambriolage : je trouvais un peu curieux que ce soit l’avocat qui m’appelle, au lieu du service de sécurité de la compagnie. Comme je l’ai dit, à force d’être dans le jeu, on développe un instinct pour ces choses-là. J’embarquai Paul Mathews et Carmen Galloway avec moi. Ils étaient lieutenants dans mon équipe, de bons types, et moins ennuyés par la paperasse submergeant notre bureau que moi. C’était la bonne attitude, je crois ; ils iraient probablement plus loin que je n’étais destiné à aller. La sécurité d’Orthanics gardait Toby Jenson. Ils l’avaient découvert en train de rentrer par effraction dans l’un des laboratoires du centre de Richmond, ce que la vidéosurveillance confirma. Et j’avais raison, il y avait bien plus derrière tout ça. Nous avons lu ses droits à Jenson et des agents en uniforme l’emmenèrent ; c’est à ce moment que l’avocat me dit que c’était un harceleur, un obsédé pure souche. Marcus Orthew le connaissait depuis des années, Jenson le suivant tout autour du globe, piratant ses systèmes, parlant aux gens de son organisation, à ses domestiques, à ses ex-petites amies, en fait à toute personne ayant croisé son chemin ; mais ils n’avaient rien pu faire à son sujet. Jenson était malin, il n’y avait aucun fait pour lequel ils pouvaient le poursuivre en justice. Il n’avait pas approché Orthew physiquement, il s’était contenté de parler à des gens et le piratage n’avait jamais pu être prouvé légalement. L’effraction à Richmond changea tout ça. Comme c’était Orthew qui portait plainte, mon chef me dit d’y donner la priorité absolue ; je suppose qu’elle était effrayée de ce que ses magazines et chaînes satellitaires allaient balancer sur la police métropolitaine si on laissait pourrir le dossier. J’allais au domicile de Jenson avec Paul et Carmen. Mon Dieu ! vous auriez dû voir le fichu endroit ! Je veux dire, cela semblait tout droit sorti d’un film de Hollywood sur un tueur en série. Toutes les pièces étaient remplies d’infos sur Orthew : des milliers de photos prises à travers le monde, des communiqués de presse de la compagnie remontant à des décennies, des vitrines pleines de coupures de journaux, articles, rumeurs, enregistrements de ses déplacements, cartes indiquant ses maisons et usines, exemplaires de ses magazines, cassettes d’entretiens faits par Jenson, rapports financiers de la City sur sa société. C’était un croisement entre un temple et un musée, tous deux dédiés à Marcus Orthew. Cela m’effraya terriblement. Pas de doute possible, Jenson était totalement obsédé par Orthew. Les experts médico-légaux durent louer un camion de déménagement pour vider les lieux. J’interrogeai Jenson le jour suivant et c’est à ce moment-là que l’affaire devint vraiment étrange. Je vais vous le raconter aussi précisément que je m’en souvienne, c’est-à-dire presque mot pour mot. Je n’oublierai jamais cet après-midi-là. Tout d’abord, il n’était pas mécontent de s’être fait coincer, plutôt résigné. Un peu comme un footballeur de première division qui perd la finale de la coupe, vous savez : c’est un coup dur, mais la vie continue. Le premier truc qu’il dit fut : — J’aurais dû m’en rendre compte. Marcus Orthew est un génie, c’était inévitable qu’il m’attrape un jour. Ce qui est assez ironique, n’est-ce pas ? Je lui demandai donc ce qu’il était en train de faire, exactement, lorsqu’on l’avait attrapé. — C’est simple, dit-il, j’essayais de trouver où il construit sa machine à remonter le temps. Paul et Carmen lui rirent carrément au nez. Pour eux, il était purement et simplement bon pour l’internement. Amenez le pauvre type jusqu’au médecin du commissariat, faites signer le certificat, enfermez-le dans une cellule capitonnée et donnez-lui de bons médicaments pendant les trente prochaines années. Je pensais aussi plus ou moins la même chose ; nous n’aurions même pas besoin d’aller au procès, mais nous enregistrions l’interrogatoire et toutes ses illusions allaient aider à soutirer une signature au docteur. Donc, je lui demandai ce qui lui laissait penser qu’Orthew était en train de construire une machine à voyager dans le temps. Jenson dit qu’ils allaient à l’école ensemble, que c’était grâce à ça qu’il le savait. J’ai vérifié cela plus tard et le fait est qu’ils étaient effectivement allés à la même école privée dans le Lincolnshire. Bon, c’est vrai, les obsessions peuvent démarrer très précocement, les rancunes aussi : peut-être une bagarre pour une barre de chocolat avait-elle dérapé complètement et depuis ça avait suppuré dans l’esprit de Jenson. Ce dernier prétendait autre chose. Apparemment, Marcus Orthew était le garçon le plus cool de l’école. Cela ne me surprenait pas. De ce que j’ai vu de lui dans des entretiens au fur et à mesure des années, il était un des types les plus courtois au monde. Les femmes le trouvaient très attirant. Vous n’aviez pas besoin de feuilleter les coupures de presse de Jenson pour savoir ça, les petites amies d’Orthew étaient légendaires, même les grands journaux en parlaient. Alors comment diable Jenson avait-il décidé que le garçon le plus cool de l’école avait évolué en un type construisant une machine temporelle ? — C’est simple, me dit-il avec le plus grand sérieux, quand j’étais à l’école, j’ai eu un enregistreur à cassettes pour mon douzième anniversaire. J’en étais vraiment content, personne d’autre n’en avait un. Marcus l’a vu et a rigolé. Il m’a pris l’une de mes cassettes, une C-90 si je me souviens bien, et m’a dit : « Du dernier cri, hein ? Bon sang, ça fait quasiment la même taille qu’un iPod. » Ce qui n’avait pas tellement de sens pour moi. Paul et Carmen ont abandonné à ce moment-là, ennuyés, me laissant en finir. — Et alors ? dis-je. — Alors, répondit patiemment Jenson, c’était en 1972. Les cassettes étaient le top du top à l’époque. Sur le moment, j’ai trouvé ça bizarre, cet « iPod » était un mot étranger. Marcus parlait déjà couramment trois langues, il balançait des trucs comme ça de temps en temps, ça faisait partie de son image décontractée. Ce fut l’une de ses choses qui persistent dans votre esprit. Il y a eu d’autres trucs aussi. La façon qu’il avait de sourire chaque fois que Margaret Thatcher passait à la télé, comme s’il savait quelque chose que nous ignorions. Lorsque je l’ai interrogé à ce sujet, il a simplement dit : « Un jour, tu comprendras la blague. » J’ai une bonne mémoire, détective, très bonne. Tous ces petits détails ont continué à s’ajouter au fil des ans. Mais finalement, c’est l’iPod qui fut décisif pour moi. Bon Dieu ! comment pouvait-il savoir pour les iPod dès 1972 ? — Maintenant, je comprends, lui dis-je : une machine temporelle. Jenson me jeta ce regard, comme s’il me plaignait. — Mais Marcus avait douze ans, comme moi, dit-il. Nous étions à l’école primaire ensemble depuis que nous avions huit ans et il avait déjà le genre de courtoisie que les hommes n’ont pas normalement avant d’avoir passé la trentaine. Bon sang ! il troublait même les professeurs. Alors, comment un garçon de huit ans pouvait-il voyager dans le temps ? C’était en 1968. La Nasa n’avait pas atteint la Lune à l’époque, nous venions seulement d’avoir les transistors. Personne ne pouvait construire une machine temporelle en 68. — Mais c’est le principe avec les machines temporelles, lui dis-je. Elles voyagent depuis le futur. Je savais que j’allais me faire taper sur les doigts par Paul et Carmen pour ça, mais je ne pus m’en empêcher. Quelque chose dans l’attitude de Jenson me dérangeait, ce vieil instinct de policier. Il ne se présentait pas comme quelqu’un qui délire. D’accord, ce n’est pas une opinion de psy professionnel, mais je savais ce que je voyais. Jenson était un programmeur boutonneux ordinaire, un autoentrepreneur travaillant à domicile ; plus récemment depuis son portable pendant qu’il poursuivait Orthew à travers le monde. Quelque chose alimentait cette obsession. Plus j’en entendais, plus je voulais aller à la racine de tout ça. — Exactement, dit Jenson. Son expression se changea en suspicion hésitante alors qu’il me regardait : — Au début, je pensais qu’un vieux Marcus avait remonté le temps et donné à son jeune alter ego une encyclopédie de 2010. C’est la solution classique, après tout, même si cela viole complètement la causalité. Mais la connaissance seule ne pouvait pas expliquer l’attitude de Marcus ; quelque chose avait changé un petit garçon ordinaire en un homme charismatique, confiant et sage de cinquante ans, piégé dans un corps de huit ans. — Et vous avez trouvé la solution, supposai-je. Jenson eut un sourire mystérieux. — L’information, dit-il, c’est comme ça qu’il fait. C’est comme ça qu’il a toujours fait. C’est comme ça que ça a dû être la première fois : Marcus grandit naturellement et devint un théoricien de la physique quantique, un cosmologiste, peu importe… C’est un génie, nous le savons. Nous savons aussi que l’on ne peut pas envoyer de masse vers le passé, la théorie du trou de ver l’interdit. On ne peut pas ouvrir une fissure à travers le temps suffisamment grande pour renvoyer un atome d’une seconde en arrière. La quantité d’énergie pour faire ça n’existe tout simplement pas dans l’univers. Alors Marcus doit avoir trouvé comment envoyer de l’information brute à la place, quelque chose qui a une masse nulle. Vous voyez ? Il a renvoyé son propre esprit dans les années soixante. Tous ses souvenirs, ses connaissances emballées et livrées à son lui précédent ; pas surprenant que sa confiance ait été hors norme. J’ai dû renvoyer Paul à ce moment. Il ne pouvait pas s’arrêter de rire : ce qui tira une moue blessée à Jenson. Carmen resta, bien qu’elle sourie largement ; Jenson battait n’importe quelle sitcom actuelle à la télé, question gloussements. — Très bien, dis-je, alors Orthew a renvoyé son esprit d’adulte à son moi enfant et vous êtes en train d’essayer de trouver la machine qu’il a utilisée. Pourquoi cela, Toby ? — Vous plaisantez ? grogna-t-il. Je veux retourner là-bas moi-même ! — Ça semble raisonnable, admis-je. Est-ce pour cela que vous vous êtes introduit dans le laboratoire de Richmond ? — Richmond était l’une des deux possibilités, dit-il. J’ai surveillé le type d’équipement qu’il a acheté ces dernières années. Après tout, il approche de la cinquantaine. — Quelle est la pertinence de cela ? lança Carmen. — C’est un sacré type, dit Jenson. Vous devez avoir lu les rumeurs sur lui et les filles. Il y en a eu des centaines : mannequins, actrices, filles de la haute. — C’est ce qui arrive avec les hommes riches, lui dit-elle. Vous ne pouvez pas fonder vos allégations sur ça, particulièrement celle que vous faites. — Oui, mais au début il n’était qu’un physicien, dit Jenson. Il n’y a pas de prestige ou d’argent là-dedans. Cependant, il savait comment construire tous les objets de consommation post-2000 à l’âge de huit ans. Il ne pouvait pas ne pas être milliardaire. Il valait déjà une centaine de millions dès l’âge de vingt ans. Avec ce genre d’argent, vous pouvez faire tout ce que vous voulez. Et je pense que je sais ce qu’il veut, lui. Vous n’avez qu’à regarder sa division génétique. Son électronique est très en avance sur tout ce qui se fait sur cette planète, mais ce que ses labos sont en train d’accomplir avec le séquençage de l’ADN et la recherche sur les cellules souches est phénoménal. Ils doivent avoir démarré avec une base de départ de connaissances en avance de décennies sur n’importe qui d’autre. La prochaine fois qu’il reviendra en arrière, il introduira les technologies qu’il a développées cette fois dans les années quatre-vingt-dix. Pensez à ce que ça fait de lui, un voyageur temporel immortel. Je ne vais pas rater ça si je le peux. — Je ne comprends pas, lui dis-je. Si Orthew remonte le temps et nous donne tous l’immortalité dans les années quatre-vingt-dix, vous en ferez partie, nous en ferons tous partie. Pourquoi recourir à ces mesures criminelles ? — Je ne sais pas si c’est du voyage temporel, dit Jenson tristement. Pas un retour véritable dans le temps. Je ne vois toujours pas comment ça peut contourner les lois de la causalité. Il est plus probable qu’il dérape latéralement. — Je ne saisis pas, dis-je. Que voulez-vous dire ? — Un univers parallèle, expliqua Jenson, presque identique à celui-ci. Générer un trou de ver pourrait permettre un transfert d’information total. Le fait de l’ouvrir créerait une copie Xerox de cet univers tel qu’il était en 1967. Peut-être. Je ne suis pas certain de la théorie sur laquelle est fondée sa machine, et il ne va certainement pas le dire à qui que ce soit. Je regardai Carmen. Elle se contenta de hausser les épaules. — OK, merci pour votre déposition, dis-je à Jenson. On reparlera plus tard. — Vous ne me croyez pas, m’accusa-t-il. — Bien évidemment, nous allons devoir faire quelques vérifications, répondis-je. — Cassette 83-7B, grogna-t-il, c’est votre preuve. Et si ce n’est pas au centre de Richmond, alors il le construit à Ealing. Vérifiez là-bas si vous voulez la vérité. Ce que je fis, mais pas immédiatement. Alors que Carmen et Paul organisaient l’entretien suivant de Jenson, avec le psychologue criminel, je descendis voir les collègues de la police scientifique. Ils avaient trouvé la cassette vidéo numérotée 83-7B, avec une grosse étoile rouge sur l’étiquette. C’était l’enregistrement d’une émission pour enfants datant de 1983 : Petit déjeuner de samedi avec Bernie. Marcus Orthew y était pour promouvoir son ordinateur Nanox, qui faisait partie d’un programme national d’apprentissage informatique à l’école pour lequel Orthanics venait juste de remporter le contrat. Ce furent les âneries loufoques habituelles, avec des célébrités mineures qui étaient éclaboussées de pâte visqueuse bleue et pourpre à la fin de leur séquence. Marcus Orthew joua le jeu tout du long comme un chic type. Mais c’est ce qui se passa lorsqu’il sortit de dessous l’embout dégouttant qui envoya un frisson dans ma colonne vertébrale. Enlevant la substance visqueuse de son visage, il grimaça et dit : « Ce doit être le début de la téléréalité. » En 1983 ? C’est la chaîne satellitaire d’Orthew qui nous a infligé Big Brother en 1995. L’ordinateur de Toby Jenson contenait un large dossier sur les installations d’Orthanics à Ealing. Huit mois plus tôt, ils avaient pris livraison de douze éléments supraconducteurs cryogéniques spécialisés, et la consommation d’énergie d’Ealing était plus élevée que celle des tout nouveaux avions orbitaux à statoréacteur électrique de Boeing. Je passai une journée à y réfléchir pendant que l’interrogatoire de Toby Jenson passait en boucle dans mon esprit. À la fin, ce fut mon instinct viscéral de policier qui me dit d’y aller. Toby Jenson m’avait convaincu. Je mis toute ma prétendue carrière en jeu et demandai un mandat de perquisition. Je me rendis compte plus tard que c’est à ce moment-là que je fis une erreur. Devinez quelle société fournit et entretient le système informatique du ministère de l’Intérieur ? La requête devait avoir déclenché des voyants rouges dans la maison d’Orthew. D’après les gardes de sécurité à l’entrée, Marcus Orthew arriva douze minutes avant nous. Toby Jenson avait soigneusement indiqué dans ses fichiers la section qu’il croyait la plus probable d’être utilisée pour la construction d’une machine temporelle. Il avait raison, et j’avais raison à son propos. La machine était comme le cœur de l’accélérateur du CERN, un entrepôt rempli d’équipements destinés à la recherche sur la physique des hautes énergies. En plein milieu, avec des tas de gros câbles, conduites et canalisations qui convergeaient dessus, se trouvait une chambre sphérique noire avec une seule ouverture ovale. Le bruit strident du matériel me mit les nerfs en pelote, Paul et Carmen plaquèrent leurs mains sur leurs oreilles. Puis Carmen pointa du doigt et cria. Je vis un énorme pain de plastic accroché à une armoire électronique. Maintenant que je savais quoi chercher, j’en vis d’autres, certains sur les cellules supraconductrices. C’est donc à cela que ça ressemblait d’être coincé à l’intérieur d’une bombe atomique. Marcus Orthew se tenait à l’intérieur de la chambre centrale. En quelque sorte, il commençait à devenir translucide. Je criai aux autres de sortir et courus vers la chambre. Je l’atteignis au moment où il disparaissait de ma vue. Puis je fus à l’intérieur. Mes souvenirs commencèrent à se dérouler, jouant ma vie à rebours. Très vite. Je reconnus seulement quelques petites sections au milieu du flou de couleurs et d’émotions : la course-poursuite à grande vitesse qui avait failli me tuer, la naissance de mon fils, les funérailles de papa, l’église où je m’étais marié, l’université. Puis le déroulement commença à ralentir et je me souvins de ce jour où j’avais environ onze ans, dans le parc, quand Kenny Mattox, notre brute locale, s’était assis sur ma poitrine et m’avait forcé à manger des brins d’herbe. Je toussai alors que la masse molle s’enfonçait dans ma bouche, criant de peur. Kenny rigolait et rajouta encore de l’herbe. Je suffoquais et commençai à vomir violemment. Puis il se releva, dégoûté. Je restai allongé là un moment, reprenant ma respiration et crachant de l’herbe. J’avais onze ans et l’on était en 1968. Ce n’était pas la façon dont j’avais choisi d’arriver dans le passé, mais dans quelques mois Neil Armstrong allait poser le pied sur la Lune, puis les Beatles allaient se séparer. Ce que j’aurais dû faire, évidemment, c’est faire breveter quelque chose. Mais quoi ? Je n’étais pas scientifique ni même ingénieur. Je ne peux pas vous donner la formule chimique du Viagra, ni ne connais le mécanisme détaillé d’un airbag. Il y avait des choses de tous les jours que je connaissais, des icônes sans lesquelles on ne peut pas survivre, le genre qui fait engranger des millions, mais comment voulez-vous vendre à un capital-risqueur l’idée de Lara Croft cinq ans avant que la première calculatrice de poche n’arrive sur le marché ? J’ai essayé. J’ai même été banni de certaines banques dans la City. Alors je me suis rabattu sur le truc le plus simple au monde. Je suis devenu auteur et chanteur. Les chansons sont ridiculement faciles à se remettre en mémoire, même quand on ne se souvient pas exactement des paroles. Vous vous souvenez de mon premier grand succès en 1978, Shiny Happy People ? J’ai toujours été un grand fan de REM. Vous n’avez jamais entendu parler deux ? Et bien, parfois je me demande ce que sont devenus les membres du groupe. Pretty in Pink, Teenage Kicks, The Unforgettable Fire, Solsbury Hill ? Ce sont toutes les mêmes ; cette œuvre fabuleuse qui est mienne n’est pas tout à fait aussi originale que je voulais le faire croire. Et je crains que Live Aid n’ait pas non plus été le résultat d’un flash d’inspiration comme je l’ai toujours prétendu. Mais le marché de la musique m’a donné une sacrée bonne vie. Chaque album que j’ai sorti a été numéro un des deux côtés de l’Atlantique. Ça rapporte de l’argent. Beaucoup d’argent. Ça attire aussi les filles. Je veux dire que je n’ai jamais vraiment cru les rumeurs à propos des excès des coulisses, du temps de ma vie d’avant, mais croyez-moi, le public n’en entend pas la moitié. Je pensais que c’était la couverture idéale. J’ai employé des agences privées pour garder un œil sur Marcus Orthew depuis le milieu des années soixante-dix, et plusieurs membres de sa direction générale émargent chez moi. Bon Dieu ! j’ai même acheté des actions d’Orthogene. Je savais que ça allait rapporter de l’argent, même si je n’espérais pas que ça en rapporte autant. Je peux me permettre de faire tout ce que je veux et, la beauté de la chose, c’est que personne ne prête attention aux rock stars ou à la façon dont on claque notre thune, tout le monde pense que l’on est des gosses camés sans talent se dirigeant droit vers un gouffre. C’est ce que vous pensez qu’il s’est passé maintenant, non ? La chute. Eh bien, vous avez tort. Vous voyez, j’ai fait exactement la même erreur que ce pauvre vieux Toby Jenson : j’ai sous-estimé Marcus. Je n’y avais pas pensé. Ma musique a fait des vagues, de grosses vagues. Tout le monde me connaît, je suis réputé dans le monde entier comme un surdoué unique dans mon genre. Il n’y a qu’une seule autre personne dans cette époque qui sache que ces chansons ne sont pas originales : Marcus. Il sait que je suis venu pour lui. Et il n’a pas encore résolu le traitement de rajeunissement. Il est temps pour lui de bouger, de faire un nouveau départ dans un autre univers parallèle. C’est pourquoi il m’a monté un coup. La prochaine fois, il va devenir notre dieu. La prochaine fois, il ne partagera ça avec personne d’autre. Je parcourus du regard la salle d’interrogatoire, qui avait un aménagement identique à la pièce crasseuse juste au fond du couloir où j’avais questionné Toby Jenson la dernière fois. Paul Mathews et Carmen Galloway me jetaient des regards dénués d’expression ; retenant leur colère d’avoir été cités nommément dans ma déposition. Je n’arrivais pas à me faire à Paul avec une vigoureuse tignasse sur la tête, mais le traitement folliculaire d’Orthogene est l’une des principales sources de revenus de la société, tout le monde dans cet univers le sait. Je tentai de lever les mains vers eux, un accent à l’appel que je faisais, mais les menottes étaient accrochées à la table. Je regardai vers le bas alors que le métal tirait sur mes poignets. Après que les échantillons eurent été prélevés, l’équipe médico-légale avait lavé le sang de mes mains, mais je ne pouvais pas l’oublier, il y en avait tant ; l’image était en fait plus forte que celle que je gardais de Toby Jenson. Pourtant, je n’avais jamais vu ces filles avant de me réveiller pour trouver leurs corps à côté de moi dans le lit de la chambre d’hôtel. Les auxiliaires médicaux n’avaient même pas essayé de les ranimer. — S’il vous plaît, implorai-je, Paul, Carmen, vous devez me croire. Et je ne pouvais même pas dire : « en souvenir du bon vieux temps ». LE CHATON ÉTERNEL Le jardin du manoir était caché par des arbres luxuriants. Jamais je n’aurais pensé être aussi enchanté par de simples marronniers. Voilà ce que dix-huit mois de détention provisoire pouvaient faire pour votre appréciation des choses ordinaires. Joe Gordon m’attendait. Le spécialiste du capital-risque et sa femme, Fiona, étaient assis sur des chaises de métal ornementé dans un patio en contrebas. Leur fille de cinq ans, Heloise, était allongée sur une pile de coussins, jouant avec un chaton roux. — Merci d’avoir payé ma caution, dis-je. — Désolé que cela ait mis si longtemps, docteur, dit-il. Les préparatifs n’ont pas été faciles, mais nous avons un avion privé prêt à vous embarquer pour les Caraïbes… sur une île avec laquelle l’UE n’a pas de traité d’extradition. — Je vois. Vous pensez que c’est nécessaire ? — Pour le moment, oui. La commission de bioéthique de Bruxelles cherche à faire un exemple avec vous. Ils n’ont pas apprécié que vous ayez violé tant de règlements. — Ils ne s’en seraient pas préoccupés si le traitement avait fonctionné correctement. — Bien sûr que non, mais ce jour n’est pas encore arrivé, n’est-ce pas ? Nous pouvons vous installer un autre laboratoire là-bas. — Eh bien, il y a de pires endroits pour être exilé. J’apprécie. — C’est le moins que l’on puisse faire. Mes collègues et moi avons gagné beaucoup d’argent avec la glande à Viagra que vous avez développé. Je regardais de nouveau Heloise. C’était une belle enfant, et le sourire sur son visage alors qu’elle jouait avec le chaton était angélique. La boule de duvet roux était un vrai gredin plein d’animation, comme tout chaton âgé de deux mois. Je continuais à le regarder, stupéfait par le motif marbré familier de sa fourrure au duvet fin. — Oui, dit Joe avec un peu de fierté, j’ai réussi à en sauver un avant que la cour n’ait fait détruire la portée. Une simple substitution, la police n’en a rien su. — Cela remonte à trois ans maintenant, murmurai-je. — En effet. Heloise l’aime beaucoup. — Comprenez-vous ce que cela signifie ? La procédure initiale de stase régénératrice est valide. Si le chaton est toujours vivant et se maintient au même âge biologique depuis si longtemps, alors en théorie il peut vivre indéfiniment tel quel. La procédure a stabilisé sa structure cellulaire. — Je comprends parfaitement, merci, docteur. C’est pourquoi nous avons l’intention de continuer à soutenir financièrement vos recherches. Nous croyons le rajeunissement humain possible. Je reconnus l’avidité dans son regard : ce n’était pas beau à voir. — Il y a encore un long chemin à parcourir. Cette procédure n’était que la première d’un grand nombre. Elle n’a pas d’application pratique réelle, nous ne pouvons pas l’utiliser sur un adulte. Une fois qu’un mammifère atteint sa maturité sexuelle, ses cellules ne peuvent pas accepter des modifications si radicales. — Nous avons toute confiance qu’au final vous produirez le résultat dont nous avons besoin. Je regardai de nouveau l’enfant avec l’animal, me sentant plus optimiste qu’il y a trois ans. — Je peux le faire, dis-je à travers des dents serrées, je peux. La vengeance est un plat qui se mange froid, dit-on. Je me voyais en train de contempler les pierres tombales de ces idiots de la commission de bioéthique dans, disons… environ cinq cents ans. Ils seraient alors en vérité bien froids. Le sourire affable de Joe se durcit soudainement. Je me retournai, craignant que la police ne soit arrivée. Je suis toujours très nerveux à propos des raids. Ce n’était pas la police. L’adolescente sortant de la maison portait une minijupe en cuir noir et un tee-shirt écarlate très moulant. Elle aurait été très attirante, n’était l’air belliqueux permanent sur son visage ; ses tatouages n’étaient pas jolis non plus. Les manches courtes de son tee-shirt révélaient des marques de piqûres sur ses bras. — Est-ce… ? — Saskia, dit Joe avec un dégoût extrême. Je n’aurais vraiment pas reconnu sa fille aînée. Saskia était une jolie jeune fille ; mais ce genre de créature alimentait les histoires d’horreur que l’on trouvait à la une des tabloïds. — Qu’est-ce que tu mates ? demanda-t-elle. — Rien, promis-je rapidement. — J’ai besoin d’argent, dit-elle à son père. — Trouve un boulot. Son visage se tordit de rage. Je crus vraiment qu’elle allait le frapper. Je voyais Heloise derrière elle, au bord des larmes, ses bras entourant de façon protectrice le chaton. — Tu sais ce que je vais faire pour en trouver si tu ne m’en donnes pas, dit Saskia. — Très bien, fit Joe d’un ton brusque, on ne s’en inquiète plus. Elle fit un geste obscène et traversa précipitamment le manoir. Pendant un instant, je crus que Joe allait lui courir après. Je ne l’avais jamais vu aussi en colère. À la place, il se tourna vers sa femme, qui était figée dans son fauteuil, tremblant légèrement. — Tu vas bien ? demanda-t-il tendrement. Elle hocha bravement la tête, ses yeux se perdant lentement dans le vague. — Que s’est-il passé ? demandai-je. — Je ne sais pas, dit Joe avec amertume, nous ne l’avons pas gâtée, nous étions très attentifs à cela. Puis, il y a environ un an, elle a commencé à sortir avec le mauvais genre de gens : depuis, nous vivons un cauchemar. Elle a quitté l’école, elle s’est plongée dans la drogue, nous vole constamment. Je ne peux pas me rappeler combien de fois elle a été arrêtée pour vol de voiture ou à l’étalage. — Je suis désolé. Les enfants, vraiment ! — Les adolescents, dit-il pitoyablement. Fiona a eu besoin de deux implants glandulaires à Prozac pour tenir le coup. Je souris à Heloise qui avait recommencé à jouer avec le chaton. — Au moins, vous l’avez, elle. — Oui. (Joe sembla prendre une sorte de décision.) Avant que vous ne partiez, je voudrais que vous réalisiez la procédure de stase régénératrice cellulaire pour moi. — Je ne comprends pas. Je l’ai déjà expliqué auparavant, c’est simplement la première étape de vérification de la réécriture du séquençage génétique que nous avons développée. Son sourire se durcit. — Quoi qu’il en soit, vous allez le faire à nouveau. Sans mon aide, vous retourneriez en prison pour longtemps. — Ce n’est d’aucune utilité pour les adultes, dis-je désespérément. Vous ne redeviendriez pas jeune, ni même ne conserveriez votre âge. — Ce n’est pas pour moi, dit-il. — Mais alors qui… ? (Je suivis son regard jusqu’à Heloise.) Oh ! — Elle est parfaite comme ça, dit-il avec un sourire doux, et c’est comme cela, docteur, qu’elle restera. LE PIÈGE À DÉMONS LES ÉVÉNEMENTS Tout comme leurs victimes, jeunes héritiers de Dynasties intersolaires en vacances, les terroristes n’avaient pas choisi Nova Zealand par hasard. La géophysique hostile qui rendait la planète à peine habitable pour l’homme était à l’origine de phénomènes étonnants qui ne demandaient qu’à être exploités par les enthousiastes des sports extrêmes. Pour ce monde faiblement peuplé à l’industrie quasi inexistante, le tourisme était une source de revenus importante. En cas d’urgence, le Commonwealth, avec ses fabuleuses ressources médicales et technologiques, était accessible par un train à grande vitesse. Les trains arrivaient à la gare planétaire de Compression Space Transport, au nord de Ridgeview, la capitale grosse de quarante-trois mille habitants. Ils émergeaient d’un trou de ver relié à EdenBurg, planète industrielle appartenant à la Dynastie Halgarth et carrefour important du réseau monopolistique de CST. Ridgeview était le terminus de la ligne. En effet, Nova Zealand n’était pas quadrillée par des voies ferrées comme la plupart des mondes du Commonwealth ; tous les voyages internes se faisaient par avion. Le train en provenance de Hifornia arriva en milieu de matinée. Les trois premières voitures étaient réservées aux passagers, tandis que les deux dernières transportaient les véhicules. Une fois le convoi immobilisé, les grandes portes en morphométal des wagons de marchandises se rétractèrent, et des rampes se déroulèrent sur le quai. Les moteurs trafiqués démarrèrent bruyamment, attirant l’attention des passagers ordinaires. Cinq voitures customisées émergèrent en grondant du convoi. La première était un roadster Jaguar orange, dont le pot d’échappement crachait des flammes bleues lorsque le moteur s’emballait. Dans un grondement final, elle descendit sur le quai en faisant crisser ses pneus. Suivirent une Cadillac argentée au capot surdimensionné équipée d’ailerons en forme de cimeterres à l’avant, et d’un becquet à inclinaison variable à l’arrière, puis une longue limousine à huit roues, une Mercedes Classe V âgée d’un siècle et, enfin, une véritable brute, une Lexus AT PowerSport dont les hydroskis étaient repliés contre ses flancs dorés. Le convoi quitta la gare à toute vitesse, étalage vulgaire et arrogant qui n’inspira que dégoût et mépris aux usagers. Lorsque le silence fut revenu, les autres véhicules du groupe, soit sept longues et luxueuses camionnettes, glissèrent lentement hors des wagons. Elles transportaient les domestiques et les assistants, ainsi que les bagages et l’équipement de sport. Les membres des Dynasties ne voyageaient jamais sans tout le confort auquel ils étaient habitués. L’aéroport de Ridgeview se trouvait à seulement sept kilomètres de la station planétaire, ce qui laissa trop peu de temps aux propriétaires des voitures customisées pour faire la course sur la route. Les attendait déjà un avion subsonique Siddley-Lockheed CP-450 en version combinée passagers-cargo appartenant à une compagnie locale. Une fois dans la vaste soute, les luxueux véhicules furent fixés au sol par des pinces à électromuscles. Les portières s’ouvrirent et les voitures vomirent des jeunes gens fougueux qui s’interpellaient et plaisantaient d’une voix beaucoup trop sonore. Ils étaient accompagnés de leurs petites amies, grandes et fines créatures terriblement jeunes pour porter des tenues aussi sensuelles. Les hôtesses acceptèrent avec des sourires impassibles les remarques graveleuses des passagers fortunés et les guidèrent jusqu’à la Cabine Impériale située sur le pont supérieur. Les camionnettes montèrent avec fluidité dans l’avion, et les employés des Dynasties trouvèrent leurs places dans le salon du pont intermédiaire. Dix minutes plus tard, la porte se referma et l’avion s’engagea sur la piste de décollage. La régulation du trafic aérien lui donna l’autorisation de décoller pour le continent arctique de Nova Zealand. La Plaine de feu, située à neuf heures de vol de la capitale, tout près du pôle, consistait en un marais circulaire large de cent kilomètres et entouré d’un anneau de volcans en activité, d’où son climat singulier. Depuis le complexe touristique, on voyait la lave rougeoyante s’écouler dans les crevasses du glacier polaire, générant des jets de vapeur brûlante qui s’élevaient jusqu’à l’ionosphère. Pendant ce temps, en dessous, dans le marais humide, prospéraient des fougères géantes et des créatures dangereuses qui se vautraient dans la boue et mangeaient tout ce qui bougeait depuis l’ère géologique précédente. Le Siddley-Lockheed CP-450 s’éleva dans les airs et replia ses trains d’atterrissage. Il vira vers le nord, puis fonça dans le ciel azuré, son fuselage vert scintillant dans la lumière blanc-bleu du soleil. En dessous, le désert broussailleux, avec ses longs replis et ses ravines abruptes, s’enfonçait dans la mer. Cinq minutes après le décollage, l’avion volait à trois mille mètres d’altitude et avait atteint sa vitesse de croisière. L’ordinateur de bord diminua légèrement les gaz sous la supervision du pilote. À ce moment précis, un des héritiers décida de renouveler sa cotisation au « Club des voltigeurs du septième ciel ». Comme il n’était pas du genre à faire cela discrètement dans les toilettes, ses amis se regroupèrent en applaudissant autour de son fauteuil inclinable, pendant que sa petite amie obéissante se déshabillait. En contre-haut, sur la galerie, les hôtesses scandalisées assistaient au spectacle avec force gloussements étouffés. Un icône d’alerte rouge se mit à clignoter dans la vision virtuelle du pilote. L’ordinateur de bord l’informait qu’un objet se dirigeait dans leur direction. L’homme mit deux bonnes secondes à sortir de sa léthargie et à analyser les données fournies par le radar : un objet mesurant à peine un mètre de long fonçait sur eux à près de Mach cinq. Passé un instant d’incrédulité, il fut forcé d’admettre qu’il s’agissait d’un missile. — Mayday ! parvint-il à hurler sur le canal général en plaquant ses mains sur les surfaces de contrôle. Pour quelqu’un qui n’avait pas piloté physiquement depuis plus de deux décennies, il réussit parfaitement sa manœuvre d’évitement, accélérant et piquant vers le sol. Il gagna ainsi trois bonnes secondes, et tous ses passagers eurent le temps de comprendre qu’un désastre était sur le point de se produire. Le missile frappa l’appareil sous son aile gauche. Rien, pas même les matériaux les plus solides et les plus modernes, n’aurait pu résister à l’explosion. L’aile fut arrachée, et l’appareil décrivit une vrille rapide, se disloquant et dispersant dans son sillage fragments de fuselage et corps humains. Avant même que les débris touchent le sol, un message inonda l’unisphère, tentant d’infiltrer les adresses de toutes les personnes qui avaient un code d’accès, soit environ quatre-vingt-quinze pour cent de l’espèce humaine. Le message au format inédit déjoua la vigilance de la majorité des sentinelles antipublicité, mais les programmes de gestion des nœuds de l’unisphère s’adaptèrent rapidement à l’intrus et bloquèrent sa progression. À ce moment-là, toutefois, il avait déjà touché plusieurs milliards de personnes, qui reçurent un mystérieux fichier dans leur messagerie. La plupart étaient suffisamment expérimentés pour demander à leurs majordomes virtuels d’effacer ce fichier non désiré. Ceux qui l’ouvrirent découvrirent un simple texte : « Les Forces de libération de Merioneth revendiquent l’éradication de ces héritiers parasites. Aujourd’hui, notre équipe de Nova Zealand a frappé l’oppresseur avec succès. Notre action ne s’arrêtera que lorsque notre planète aura été libérée des entraves imposées par les leaders des Dynasties pour empêcher notre développement. Nous invitons tous les membres des Dynasties à faire pression sur leurs leaders afin de les convaincre de négocier avec notre gouvernement. Dans le cas où vous refuseriez de nous rendre notre liberté et notre dignité, nous n’aurions d’autre choix que de procéder à l’élimination de votre méprisable engeance. Nous ne tolérerons plus que nos impôts financent votre mode de vie décadent. » Le majordome virtuel de l’inspectrice Paula Myo effaça le message dès qu’il se présenta devant son interface unisphère. De fait, elle utilisait une nouvelle version, capable de s’adapter et de se mettre à jour en temps réel grâce à son lien avec l’intelligence Restreinte du Conseil intersolaire des crimes graves. Le logiciel savait donc à quoi il avait affaire. Au même moment, Paula s’évertuait à rester polie avec le décorateur qui étudiait son nouvel appartement en secouant la tête comme si elle lui avait demandé de restaurer la chapelle Sixtine. — Le mois prochain ? proposa-t-il dans un haussement d’épaules typiquement français. Paula s’étonnait presque qu’il ne porte pas un béret et ne fume pas la cigarette, tant il jouait à la perfection une indifférence toute parisienne. — Ce serait parfait. Elle était entrée dans cet appartement une semaine plus tôt, et force lui était d’admettre qu’il avait besoin d’être rafraîchi. Il n’était pas bien grand : une salle de bains, une chambre et un salon avec un minuscule coin cuisine. L’immeuble était un bâtiment parisien typique, vieux de plusieurs siècles et doté d’une jolie cour intérieure. Toutefois, Paula se souciait assez peu d’esthétique ; tout ce qui comptait pour elle, c’était la proximité de son bureau. — Quelle tonalité ? demanda-t-il. — Je ne sais pas… Disons blanc. — Blanc ? À voir la stupéfaction qui se lisait sur son visage, elle devait avoir insulté ses ancêtres français jusqu’à la période monarchique. — Oui. Un icône de communication prioritaire apparut devant ses yeux. Elle l’effleura de sa main virtuelle personnalisée, réduite à un contour rouge. Ses doigts physiques bougèrent eux aussi, tandis que des impulsions nerveuses parallèles traversaient les circuits organiques des tatouages de son poignet. — Il s’agit d’une affaire de première importance, annonça Christabel Agatha Halgarth. Le directeur veut qu’on s’y mette tout de suite. — J’arrive, répondit Paula. — Non, ne bougez pas. Je suis en voiture. Je passe vous chercher dans trois minutes. — D’accord. Vous pouvez m’envoyer le dossier. Paula congédia le décorateur. Peut-être croyait-il pouvoir fanfaronner et l’impressionner comme il avait l’habitude de le faire avec ses clientes célibataires parce qu’elle avait un visage délicat, résultat d’un savant mélange de gènes européens et philippins. Il lui suffit néanmoins d’un seul regard pour le calmer après seulement deux mots de protestation. Il hocha la tête et se retira en s’estimant heureux qu’elle n’ait rien dit. Paula enfila une veste grise et attrapa sa petite besace sans réfléchir à mesure que les fichiers envoyés par le Conseil glissaient dans sa vision virtuelle. Elle lut un rapport foisonnant de détails concernant le crash d’un avion affrété par de jeunes héritiers de Dynasties et dévala à la hâte l’escalier en pierre usé jusqu’à la cour intérieure. Une berline noire s’arrêta devant l’entrée de l’immeuble. La portière en forme d’aile de mouette pivota vers l’avant. Christabel était assise sur la banquette arrière. C’était une brunette à l’héritage génétique asiatique beaucoup plus prononcé que celui de Paula, artificiellement créé dans une clinique. Elle était son adjointe. Toutes les deux se connaissaient depuis l’académie. — Waouh ! s’enthousiasma Christabel. Vous êtes splendide. On croirait que vous n’êtes même pas majeure ! Qu’est-ce que vous êtes belle quand vous êtes jeune ! J’avais presque oublié ! Vous ne devriez pas attendre si longtemps entre deux rajeunissements. — Je n’ai pas le temps pour ces choses-là, répondit Paula en écartant une mèche de cheveux noir de jais de son visage. Le rajeunissement lui ayant rendu le physique d’une jeune adulte, ses cheveux étaient redevenus très épais. Chaque fois, c’était la même chose : elle était tentée de les faire couper plus court, mais cette coiffure plus longue lui allait bien et, avec son tailleur aux lignes simples et ses chaussures noires, elle définissait son identité au moins autant que ses gènes modifiés. — Bienvenue dans le monde des jeunes, dit Christabel avec un sourire en coin. Comment vos implants réagissent-ils ? Paula leva une main et la referma. Ses tatouages étaient invisibles sur sa peau. C’était une technologie encore relativement récente. Les sociétés de développement ne cessaient de lui trouver de nouvelles applications. Ceux qu’elle avait avant son rajeunissement et que son traitement avait éradiqués étaient beaucoup plus rustiques que ceux-ci. Elle venait donc de passer une semaine dans les locaux du Conseil à recevoir une nouvelle génération d’implants et à améliorer les performances de son corps. — Il reste quelques petits détails à régler. J’ai rendez-vous pour une dernière séance de formatage samedi prochain. La technologie a beaucoup évolué depuis la dernière fois. Christabel leva elle aussi la main. Des vrilles de lumière bleue intense apparurent sur sa peau et se propagèrent le long de ses doigts. — Vous n’avez pas voulu installer la toute dernière version ? celle qui combine style et efficacité ? Que dites-vous de la mienne ? Sympa, non ? J’ai payé moi-même les frais de personnalisation. Je peux vous avoir un bon prix, si ça vous intéresse. J’ai toujours des contacts dans ma Dynastie. — Non, merci, répondit Paula en examinant furtivement le tatouage lumineux. Christabel rit. — Nous n’avons pas grand-chose sur les Forces de libération de Merioneth, reprit Paula en ouvrant son dossier. — Effectivement. Il faut dire que l’organisation est très récente. Elle est apparue pendant que vous étiez en cure. C’est leur quatrième attentat en cinq mois. Elle est très efficace. Nous ne sommes encore parvenus à arrêter aucun de ses membres. La berline du Conseil traversa Paris et se rendit à l’imposante station de CST où elle monta à bord du train qui, grâce à une série de trous de ver, reliait les villes majeures du Vieux Monde. De Paris, la boucle conduisait à Madrid, puis à Londres, avant de traverser l’Atlantique et de rallier New York. Quatre arrêts et vingt minutes plus tard, le convoi arriva à la station galactique de Los Angeles. La voiture roula jusqu’au terminal intersolaire où attendait un train direct pour EdenBurg. Quatre-vingts minutes après que Paula se fut installée à bord du véhicule du Conseil, celui-ci descendit de son wagon et se retrouva sur le quai que les jeunes fêtards des Dynasties avaient emprunté moins de trois heures plus tôt. L’ordinateur de bord de la voiture les guida jusqu’à la route circulaire de Ridgeview, puis dans le désert situé au nord. Paula fut étonnée de voir un troupeau de chameaux sauvages se balader sur le sable tassé. Les bêtes avaient été génétiquement modifiées pour digérer les cactus de cette région au climat extrêmement hostile. Sept kilomètres plus loin, la route disparut et les suspensions du véhicule s’élevèrent pour rouler sur le terrain rocailleux. — J’espère que vous avez apporté un chapeau, dit Christabel. Paula leva ses yeux plissés vers le soleil de midi brûlant. Ridgeview ne pouvait pas se situer plus au sud, compte tenu du climat de la planète. Trois cents kilomètres plus loin, le décor, déjà aride, cédait la place à un véritable paysage de désolation. La zone équatoriale de Nova Zealand était constituée de roche nue cuite par la puissante étoile blanc-bleu. La chaleur repoussait même les nuages, laissant la région dans un été permanent dénué d’ombre, où la température de l’atmosphère dépassait allègrement celle où l’eau entrait en ébullition. La police locale était toujours en train de sécuriser le périmètre de l’endroit où avait eu lieu le crash. Jusque-là, on avait repéré des débris dans une zone vaste d’une dizaine de kilomètres carrés. La berline s’arrêta à côté d’un groupe de véhicules de police garés au-dessus d’une large dépression sablonneuse. Des hélicoptères bourdonnaient lentement dans le ciel dégagé. À contrecœur, Paula sortit un chapeau à large bord de son petit sac. La portière s’ouvrit, et elle retint immédiatement son souffle, tandis qu’une chaleur oppressante s’engouffrait dans la voiture. — Bienvenue en enfer, murmura Christabel. Elles sortirent de la berline. Paula chaussa des lunettes de soleil qui s’opacifièrent au maximum, puis retira sa veste comme ses bras se couvraient de gouttelettes de transpiration. L’atmosphère brûlante du désert aride pénétra dans sa gorge, lui desséchant les sinus. — À votre place, je ne ferais pas ça, commença un homme vêtu d’un genre de djellaba à la large capuche blanche. Capitaine Aidan Winkal, ajouta-t-il en lui tendant la main. — Paula Myo. — J’ai entendu parler de vous. Sérieusement, à moins que vous soyez équipée d’une membrane de protection, cinq minutes d’exposition, et votre peau sera brûlée jusqu’aux os. — D’accord, acquiesça-t-elle en remettant sa veste. — Suivez-moi. J’ai fait installer notre bureau mobile. Il s’agissait d’une grosse et vieille camionnette ornée du blason de la police de Ridgeview. Cinq grands ailerons dissipateurs de chaleur dépassaient du toit et luisaient d’un éclat rosé. À l’intérieur, il faisait délicieusement frais. Une table de travail disposée contre la paroi accueillait divers appareils et calculateurs, que les collègues de Winkal ne lâchaient pas des yeux. Moniteurs et portails holographiques relayaient des images transmises par les hélicoptères et les jeep qui sillonnaient le site. — Quelle procédure suivez-vous ? demanda Paula. Aidan Winkal avait retiré sa capuche, révélant un visage abîmé par les intempéries et encadré par des cheveux roux argenté coupés court. Il paraissait hésitant. — Écoutez, nous ne sommes pas vraiment habitués à ce genre de crime… — Nous ne sommes pas venues jusqu’ici pour critiquer votre façon de faire, le rassura Paula. Nous avons tous le même objectif : attraper les coupables. Le Conseil se chargera de traquer le groupe qui a commis cet attentat ; toutefois, il vous incombe de sécuriser le site et de collecter débris et indices. Dites-moi comment vous procédez, et je serai heureuse de vous prodiguer quelques conseils. — Bien. Nous essayons de cartographier la zone. Les morceaux de fuselage les plus gros sont faciles à trouver et, pour l’instant, nous avons capté trente-sept signaux d’alarme personnelle. Mes hommes sont en ce moment même en train d’escorter des équipes médicales jusqu’à leur source. Les corps que nous sommes parvenus à localiser ne sont pas… intacts. — Je comprends. Leurs implants mémoire devraient avoir survécu au crash, cependant. Ils ont été conçus pour résister à bien pire que cela. — En effet. — Une de nos équipes scientifiques est en route. Elle utilise des capteurs et des systèmes qui vous seront d’une grande aide. Je leur demanderai de vous donner un coup de main dès que nous aurons identifié et récupéré le missile. Avez-vous localisé le site de lancement ? — Non. Pour le moment, je me suis fixé comme priorité de récupérer les corps de ces pauvres victimes. Nous en sommes toujours à essayer de dresser la liste complète des passagers. — Parfait. Christabel et moi nous chargerons de découvrir d’où le projectile a été tiré. Je vais avoir besoin d’accéder à la mémoire de l’appareil. L’avez-vous trouvée ? — Oui. La liaison avec l’unisphère n’a jamais été interrompue. Nous savons où elle se trouve, mais nous ne sommes pas encore allés la chercher. J’ai fait crypter le canal et restreint son accès. — Bien. J’aimerais aussi que la station CST soit fermée, et que le trafic soit interrompu dans les deux sens. Nous pouvons très bien nous passer des journalistes qui sont déjà très certainement en route. Par ailleurs, il n’est pas impossible que les coupables soient toujours sur la planète. Le cas échéant, ils se retrouveront bloqués ici. — Je… euh… ce n’est pas réellement en mon pouvoir. Ni en celui de notre Premier ministre, il me semble. — Je contacte mes supérieurs tout de suite. Vous devrez cependant poster des hommes dans la station. La situation risque de devenir difficile à gérer lorsque les trains cesseront de circuler. — D’accord. Paula et Christabel s’installèrent sur des chaises pliantes à l’arrière de la camionnette et demandèrent à Aidan de se connecter au canal sécurisé de la mémoire de l’avion. Grâce aux données du radar, il fut relativement aisé de déterminer la trajectoire du missile : le projectile avait été tiré depuis un point situé à quatre cents mètres de la côte et environ sept kilomètres de Ridgeview. — De là, il leur a été très facile de rejoindre le périphérique, remarqua Christabel en étudiant une carte dans sa vision virtuelle. — Procurez-vous les enregistrements de la gestion du trafic de Ridgeview, lui demanda Paula. Déterminez si des véhicules venus de l’extérieur de la ville ont emprunté cette route ce matin. Examinez aussi les enregistrements du trafic aérien. Ils ont pu filer par les airs. — Tout de suite. — De quel genre de surveillance orbitale bénéficiez-vous ? demanda Paula à Aidan. — Huit satellites positionnés en orbite basse effectuent des observations géophysiques, répondit-il. La résolution n’est pas terrible. On voit le Siddley-Lockheed et la plupart des maisons, mais pas les voitures et encore moins les gens. — D’accord. Nous verrons quelles images les IR du Conseil pourront produire à partir des données brutes. Pour le moment, notre priorité est de trouver le site de lancement. Chaque minute qui passe voit le soleil dégrader un peu plus les indices. Vous pourriez me prêter un hélicoptère ? L’équipe scientifique du Conseil arriva à temps pour se joindre à elles à bord de l’hélicoptère. Aidan Winkal fut également désigné pour les accompagner. Comme la côte se dessinait derrière la vitre de l’habitacle, il secoua la tête, incrédule. — La station vient de suspendre le trafic pour EdenBurg. Votre Conseil a vraiment beaucoup de pouvoir. — Trois des victimes appartiennent à la Dynastie Sheldon, dit Paula. Cela explique que les choses soient allées aussi vite. Aidan hocha la tête. Christabel se pencha vers l’oreille de Paula. — Je ne nous donne pas plus de dix minutes avant que quelqu’un débarque pour nous filer un coup de main. — Tant que ça ? demanda Paula en suivant le littoral du regard. — J’ai déjà reçu deux appels du service de sécurité des Halgarth. Ils ne demandent qu’à nous assister… Ils tournoyèrent autour de la zone que Paula avait identifiée, mais ne virent rien d’autre que des galets et des rochers. Le scan du radar de l’appareil ne leur en apprit pas davantage. Les implants oculaires de Paula lui montraient une version infrarouge de la région. La moindre surface brillait d’un éclat rouge intense sous l’effet du soleil brûlant. — Quelque chose ? demanda-t-elle à Nalcol, l’officier de l’équipe scientifique qui les accompagnait. L’homme était assis près de la porte ouverte et braquait un capteur spécial vers le sol. — J’ai une image spectrale de résidus carbonés dans l’atmosphère. Peut-être le carburant de la fusée. En tout cas, nous allons devoir nous poser plus loin pour ne pas tout éparpiller. Le pilote posa l’hélicoptère à trois cents mètres du site localisé. Paula, Christabel et Aidan suivirent Nalcol et son assistant dans la zone où les résidus avaient été repérés. Les scientifiques balayaient le terrain de leurs appareils en marchant. Ils étaient accompagnés d’un petit troupeau de robots semblables à des chenilles longues de trente centimètres et dotés d’antennes qui sondaient le sol. — Aucune piste laissée par un véhicule, annonça Christabel. — Sur un terrain comme celui-ci, cela n’a rien de surprenant, dit Paula en shootant dans un galet plat. Si Nalcol confirme que le missile a bien été tiré d’ici, nous ferons boucler la zone et venir une équipe complète. — J’ai l’impression que cela ne va pas être facile, poursuivit Christabel en mettant sa main en visière au-dessus de ses yeux pour regarder l’eau bleu-gris. Le terrain plongeait progressivement vers la mer, formant une gigantesque plage. — Ils ne nous ont pas laissé grand-chose à examiner, ajouta-t-elle. — Le fait que cet endroit soit si reculé va nous aider, rétorqua Paula. Quand nous serons de retour à Paris, je veux que vous dressiez la liste de toutes les personnes qui étaient au courant de la venue de ces héritiers sur cette planète. Je veux les profils de tous les employés du complexe de la Plaine de feu et de l’agence de voyages qui leur a vendu ce séjour, mais aussi et surtout de leur entourage. Je veux savoir si certains d’entre eux sont partis tout récemment. Et puis il y a les petites copines, les aventures d’une nuit, les amis, la famille et les relations. La liste sera longue, quoique fermée. Croisez les références et voyez si vous trouvez des liens avec Merioneth. Christabel émit un long sifflement. — Je vais mettre Basker sur le coup. Il est bon en analyse de données. — Bien. Un bruit attira l’attention de Paula, qui leva les yeux en soulevant le bord de son chapeau. — Oh ! salut ! Un petit hélicoptère noir approchait de la zone de tir supposée en volant vite et à basse altitude. — Ce n’est pas l’un des nôtres, s’agaça Aidan. Comment a-t-il obtenu l’autorisation de survol ? Cette zone est en quarantaine, normalement. Paula s’efforça de ne pas sourire ; le pauvre capitaine semblait réellement indigné. — Juste un conseil, capitaine, commença-t-elle tandis que l’appareil se posait à côté du leur. Vous allez rencontrer de très gros poissons. Ce sera peut-être la première fois pour vous. Dans tous les cas, n’essayez pas de leur faire le coup du « vous êtes sous ma juridiction ». Vous allez vraiment avoir besoin de travailler de concert avec eux. — Mouais… (Il cracha dans les cailloux.) Et si je refuse ? — Sans tambour ni trompette, c’en sera terminé de votre carrière. Et, si vous les emmerdez vraiment, vous n’aurez plus que quelques rajeunissements devant vous. — Vous les laissez donc piétiner vos enquêtes, c’est ça ? — Non, répondit Paula. Il y a des frontières à ne pas dépasser ; ils me connaissent bien, et ils savent où elles se situent. Toutefois, contrairement à vous, j’ai passé des décennies à construire cette relation. Comme les pales ralentissaient, un homme sortit de l’appareil. Il portait une robe similaire à celle d’Aidan ; en fait, on aurait dit son jeune frère. Un frère élégant et riche. — Nelson Sheldon, murmura Christabel. Impressionnant. Seulement trois générations le séparent de Nigel lui-même. Paula hocha la tête d’un air entendu. Nelson était un des cinq directeurs adjoints de la sécurité de la Dynastie Sheldon. Il s’occupait particulièrement de la division chargée de contrôler les menaces externes. Elle l’avait croisé à trois reprises, en menant des enquêtes pour le Conseil. Chacun avait alors fait de son mieux pour servir ses intérêts propres. Cependant, l’homme s’était toujours montré extrêmement professionnel et diplomate. Une rumeur persistante courait selon laquelle il serait nommé patron dans une cinquantaine d’années. — Capitaine, commença poliment Nelson en tendant la main à Aidan. Je suis vraiment désolé de vous interrompre mais, comme vous pouvez l’imaginer, ma famille est choquée par l’attentat qu’elle vient de subir. Je suis venu pour vous offrir notre aide logistique et politique. Après un moment d’hésitation, Aidan accepta de lui serrer la main. — D’accord, acquiesça-t-il. Je vois ce que cela signifie. — Ah ! s’amusa Nelson. Je vois que ces dames vous ont raconté des choses à mon sujet. Christabel, heureux de vous revoir. Paula, vous êtes splendide. Je veux savoir dans quelle clinique vous vous êtes fait rajeunir. — Je suis navrée pour ceux de vos parents qui ont perdu la vie. — Merci. (L’expression de Nelson se durcit.) Ils seront ressuscités, bien sûr. Comme tous les passagers de l’avion, assurés ou non. Nous leur devons bien cela. — À ce propos, intervint Aidan, nous souhaiterions avoir la liste complète des passagers. Cela nous faciliterait la tâche pour récupérer les corps. — Bien sûr. Je serai votre intermédiaire avec les autres Dynasties. Les quatre personnages restèrent groupés et regardèrent le ballet méthodique des deux membres de l’équipe scientifique et de leurs robots capteurs. — Que pouvez-vous nous dire de vos trois victimes ? demanda Paula. Ont-elles une position particulière dans votre Dynastie ? — Même pas, répondit Nelson. Ils appartiennent à la cinquième et à la sixième génération. Des morveux ordinaires occupés à claquer leur héritage. Pas travaillé un seul jour de leur vie. Honnêtement, les nouvelles générations sont une catastrophe. Pour ce que j’en sais, on peut en dire autant du petit Brandt et du Mandela. En dehors du fait qu’ils appartiennent à des Dynasties et qu’ils sont des cibles faciles, ils n’ont rien de remarquable. — Ils ont été transformés en outils de propagande efficaces par les Forces de libération de Merioneth, intervint Christabel. — Oui, l’idée que l’argent de leurs impôts servirait à financer la vie de débauche d’héritiers décadents commence à faire son chemin. Vous savez à quel point les planètes du Commonwealth sont intégrées financièrement. Créer une nouvelle colonie coûte une petite fortune, quant à l’équiper de structures techno-industrielles… Une planète qui démarre aujourd’hui n’aura remboursé la mise de départ que dans deux siècles et demi au minimum. — Et les Dynasties contrôlent les organismes de crédit, fit observer Paula. — Avec les Grandes Familles de la Terre, ajouta Nelson sur la défensive. Notez qu’elles n’ont pas été prises pour cibles. Pas encore, en tout cas. — C’est donc à vous qu’on rembourse cet argent. Avec les intérêts. — C’est ainsi que fonctionne l’univers, Paula. — Je comprends les émotions qui peuvent pousser des gens à user de violence. Et puis nous avons tous été témoins des singeries des jeunes héritiers, ne serait-ce que sur l’unisphère. Vous ne trouverez pas grand monde pour compatir à leur sort. — On compatit rarement aux malheurs des riches, dit Nelson, mais ça ne me dérange pas plus que ça. Pour autant, cela n’autorise personne à les… je veux dire à nous massacrer pour une cause politique ! Par ailleurs, je vous ferai remarquer qu’il n’y avait que cinq héritiers de Dynasties sur cent trente passagers à bord de cet appareil. — Je n’approuve pas leur action, se défendit Paula. J’essaie juste de comprendre ce qui les motive. — Ou plutôt comment ils justifient leurs crimes, intervint Aidan. (Il haussa les épaules comme tout le monde se tournait vers lui.) Tout le monde sait qu’ils ne gagneront jamais, pas vrai ? « Le Gouvernement ne négocie pas avec les terroristes. » C’était déjà la position officielle des autorités avant que l’homme quitte la Terre, et ça ne risque pas de changer. Il s’agit juste d’un prétexte pour donner libre cours aux psychoses. Il permet aux tueurs en série de passer à la vitesse supérieure. — Peut-être, concéda Paula avec circonspection. Quelque chose dans cette affaire la dérangeait. Comme l’avait dit Aidan, les mobiles des terroristes n’étaient pas clairs. Pour elle, cela ne changeait certes pas grand-chose ; les Forces de libération de Merioneth étaient des criminels qu’il convenait d’arrêter. Voilà ce qui la motivait, son moteur. Lui ne connaissait jamais de ratés, et ce grâce à un profilage psychoneural, technique génétique bannie dans tout le Commonwealth. La nécessité de rendre la justice était inscrite dans ses gènes, tout comme d’autres traits de sa personnalité, tel le comportement obsessionnel et compulsif qui mettait les gens tellement mal à l’aise. Ce dont elle s’accommodait fort bien. Paula avait toujours été parfaitement en phase avec elle-même. Dire qu’elle était officier de haut rang dans la police du Commonwealth, alors que la façon dont elle avait été conçue était illégale sur toutes les planètes du Commonwealth sauf une, son monde natal ! Quelle ironie ! Huxley’s Haven… Les habitants du Commonwealth l’appelaient « la Ruche ». — On a trouvé quelque chose, annonça Nalcol. Il était agenouillé à côté d’un cactus touffu et desséché, et sondait le sol avec les capteurs périphériques de son ordinateur. Trois de ses robots étaient regroupés autour du pied de la plante et examinaient son écorce parcheminée. — Peut-être de l’urine, précisa-t-il comme les autres se rapprochaient. Un terroriste s’est probablement soulagé ici. Il enfonça sa sonde plus profondément et préleva un peu de sol avec l’extrémité en forme de cuillère. — Vous êtes sûr ? demanda Paula, qui ne voyait pas la moindre trace d’humidité sur le sol ocre et friable. Et puis, pourquoi envoyer des humains alors qu’un robot aurait très bien été capable de tirer le missile tout seul ? — C’est ce satané soleil, se plaignit Nalcol. Les fluides s’évaporent très vite, mais nos capteurs ont facilement détecté le nuage. Évidemment, il ne reste pas grand-chose à prélever, ajouta-t-il tandis que des graphiques apparaissaient sur le petit moniteur de l’ordinateur. Ah ! voilà : de l’ADN lisible. Aussi bien qu’une empreinte digitale… — Merci, dit Christabel. Et les gaz libérés par le propulseur du missile ? — Isolé également. Il y a des traces de carbone oxydé, d’aluminium et de plusieurs autres agents accélérateurs. — De quel type était le projectile ? — Très certainement très basique. Personne n’a vu de plumet chimique en altitude, aussi devait-il être équipé d’un genre d’hyperstatoréacteur. L’air pénètre dans le réacteur, où il est comprimé, puis chauffé par un jet d’électrons ou une induction à haute fréquence, avant d’être expulsé pour produire une poussée. Toutefois, ce système nécessite une propulsion initiale qui permet d’atteindre une vitesse opérationnelle. Les carburants chimiques solides sont un moyen primitif mais efficace d’obtenir l’accélération requise. Personne ne produit plus ce genre de machine. En tout cas, pas les fabricants d’armes. — Vous voulez dire qu’il s’agissait d’un engin artisanal ? demanda Nelson. — Probablement. La plupart des matières premières sont très faciles à trouver. Après, il faut quelques compétences pour les assembler. — Et de l’organisation. — Les fanatiques sont forts en organisation, expliqua Paula. Une arme à rayon aurait été plus efficace et n’aurait laissé aucune trace. On en fabrique sur toutes les planètes du Commonwealth. — Mmm…, pas à cette distance, rétorqua Nalcol en scrutant le ciel dégagé. Il aurait fallu de très grandes quantités d’énergie, faciles à détecter. — Qu’ont-ils utilisé lors des attentats précédents ? demanda Aidan. — Les deux premières fois, ils ont piégé des voitures avec de l’explosif augmenté standard, répondit Nelson. La troisième, ils ont mis le feu à un immeuble d’habitation de Leithpool après avoir saboté les issues de secours. Il y a eu vingt-trois victimes, dont seulement trois membres des Dynasties. — Dont deux Halgarth, précisa Christabel. Avec ce tir de missile, l’équipe envoyée par les Forces de libération de Merioneth a franchi un palier. — Il n’y avait pas d’équipe, la corrigea Paula, qui regardait les vagues déferler sur la côte en contrebas. Il ne faut pas plus d’une personne pour lancer un missile comme celui-ci. Inutile d’exposer le reste de l’organisation. Et puis il est beaucoup plus facile pour un seul terroriste de disparaître. Aidan, à quelle distance sommes-nous de Ridgeview par la mer ? — Nous sommes à une dizaine de kilomètres des docks, répondit-il en désignant un cap lointain. Mais certaines marinas sont plus proches. — Le terrain qui nous sépare de la route périphérique est mauvais, fit remarquer Paula. Même avec une moto adaptée, le trajet aurait été trop long et risqué. Chute, crevaison…, tout peut arriver dans ce désert. Jetons un coup d’œil aux images des satellites et cherchons tout bateau suspect. L’hélicoptère les ramena à la camionnette de la police. Paula envoya Nalcol à Ridgeview. — Si nous trouvons un bateau, je veux que vous préleviez des échantillons, l’instruisit-elle. Dès qu’ils furent à l’intérieur de la camionnette, Christabel s’installa à un poste de travail libre et entreprit de charger les images prises par les satellites. Paula resta en retrait et la regarda faire. — Elle est très forte pour ce genre de chose, expliqua-t-elle à Nelson en retirant son chapeau pour s’éponger le front. Ses cheveux étaient collés à son front et à ses joues. Nelson lui remplit un gobelet d’eau fraîche à une fontaine. Ils burent tous les deux avidement, tandis que Christabel compulsait les images, marmonnant des instructions à l’IR du Conseil. — Merci d’avoir fait boucler la station, dit doucement Paula. — C’était la moindre des choses. — Je veux que le coupable soit jugé. Il n’y aura donc pas de malheureux accident ; je ne le permettrai pas. Nelson avait le regard fixé sur un moniteur montrant deux hommes de la police scientifique en train d’insérer des outils chirurgicaux dans une masse informe de chair sanguinolente. — La Dynastie Sheldon a une confiance absolue en vous, Paula. C’est notre position officielle. Néanmoins, ceux qui ont perpétré ce crime devront être exclus de notre société. La Dynastie ne permettra pas que ses membres soient massacrés de la sorte, et les idéologues devront se mettre cela dans le crâne. — Ne vous inquiétez pas. Toutefois, je ne poursuivrai que l’équipe qui s’est rendue coupable de ces attentats. À moins que nous apportions la preuve de l’implication de leur aile politique, notamment par leur financement, le Conseil ne s’en prendra pas au mouvement dans son ensemble. Il doit avoir le droit à la parole, même si ses idées vous déplaisent. — Je connais l’article un de notre Constitution, je vous remercie ; Nigel a contribué à sa rédaction. Laissez-nous nous charger des politiciens. — J’ai toujours du mal à comprendre le pourquoi de tout cela, reprit Paul. Merioneth est encore dépendante du Commonwealth. Ils ont besoin de ses investissements et ils doivent le savoir. — Les idéologues ne sont pas rationnels. — Oui, c’est une étiquette fourre-tout bien pratique, mais… — Un bateau ! s’écria Christabel. Dans la camionnette, tout le monde tourna la tête vers son moniteur. L’image satellite n’était pas très bonne. On voyait la côte à proximité du site de lancement. L’écran était divisé en deux : d’un côté la terre, de l’autre la mer et, au milieu, un minuscule amas de pixels. — L’heure affichée correspond. Nous sommes quinze minutes avant le crash. L’image changea comme le satellite se déplaçait sur son orbite vers l’est. Le bateau se trouvait désormais en bordure du moniteur. — On va le perdre, lâcha Nelson. Le satellite se déplace trop vite. On ne verra pas le lancement. Le prochain passage… à quelle heure ? Christabel consulta l’affichage. — Un autre satellite arrive dans quarante-deux minutes. Cela signifie qu’il n’y avait pas de couverture au moment du lancement. J’imagine que ce n’est pas un hasard. — Je n’ai pas besoin de les voir tirer ce missile, intervint Paula. Je voulais juste avoir la confirmation qu’il s’agissait bien d’un bateau. Aidan, j’ai besoin d’avoir accès à toutes les caméras de toutes les marinas de Ridgeview. Je veux tous les enregistrements entre l’heure H moins quinze minutes et maintenant. Et puis retrouvez-moi ce bateau. Il leur a fallu au moins vingt minutes pour rejoindre un port. Christabel, commencez à partir de là. Aidan s’installa à côté de Christabel et se servit de son code personnel pour se connecter aux caméras des marinas. — Combien de trains ont quitté la planète depuis l’attentat ? demanda Paula à Nelson. — Sept. — Nous aurons également besoin d’accéder aux caméras de la gare. Christabel mit huit minutes pour repérer un bateau s’amarrant à la marina de Larsie. Un homme en chemise jaune mit pied à terre. — Nous y voilà ! lança-t-elle avec une pointe d’excitation tandis que le moniteur montrait l’homme en train de longer le ponton en bois de Danney’s – location de bateaux. Elle figea l’image, et ils purent tous voir en gros plan le visage rond d’un homme proche de la cinquantaine aux bajoues et au double menton naissants. Il avait la peau sombre et une barbe de trois jours. Des mèches de ses cheveux fins brun-gris dépassaient de sous sa casquette. Sa chemise était entrouverte sur le cordon noir d’un collier. — Nalcol, foncez à la marina de Larsie, ordonna Paula. Capitaine, appelez la société de location de bateaux et dites-leur que nous mettons leurs locaux sous scellés et qu’ils ne doivent toucher à rien. — Pas de problème, répondit Aidan. — Nelson, transférez les fichiers de la gare à notre IR. Elle tâchera de retrouver ce visage. Christabel, jetez un œil aux registres de la société de location. Voyez qui a payé pour ce bateau. — OK, patron. Il fallut quatre-vingt-dix secondes à l’IR pour étudier les enregistrements de toutes les caméras de la gare et comparer tous les visages filmés à celui de la marina. — Le voilà, annonça Paula, satisfaite, comme le plus grand moniteur affichait une vidéo de leur suspect en chemise jaune marchant tranquillement vers un train à quai. Trente-sept minutes s’étaient écoulées depuis l’attentat. L’IR passa d’une caméra à l’autre, et ils le virent tous monter dans un train express en partance pour la Terre. Très vite, le convoi quitta la station. — Allons-y, ordonna Paula. Ils montèrent tous les trois à bord de l’hélicoptère de Nelson et foncèrent vers la gare. Un train plein de passagers en colère à cause du retard les y attendait. Paul, Christabel et Nelson entrèrent dans un compartiment de première classe, et le convoi s’ébranla aussitôt, roulant lentement vers le gros générateur de trous de ver situé à moins d’un kilomètre de la gare de triage. Une fois de l’autre côté, le train s’arrêta brièvement le long d’un quai de service du vaste terminal d’EdenBurg, ce qui n’était pas prévu. De là, le trio devait prendre un express pour la Terre. Nalcol les appela tandis qu’ils s’apprêtaient à embarquer. — L’ADN est le même, annonça-t-il. L’homme du bateau est celui qui s’est soulagé près du site du lancement. — Envoyez tout ça à Paris, lui demanda Paula. Et trouvez son profil. — Il a acheté son billet de train avec un compte à usage unique, les informa Nelson. C’est impossible à tracer, mais nous l’avons suivi jusqu’à L.A. Galactic. Il a pris la grande boucle et est descendu à Sydney il y a une heure. Là, il a appelé un taxi. — Laissez-nous nous occuper de cela, dit Paula. Le Conseil peut très bien le suivre là-bas. Ils prirent place comme l’express s’éloignait en accélérant de la station d’EdenBurg. Cinq minutes plus tard, il arrivait à L.A. Galactic. — Basker vient d’appeler, annonça Christabel. L’identification est positive ; le visuel correspond à l’ADN. Il s’agit d’un certain Dimitros Fiech. Il habite à Sydney et travaille pour Colliac Fak, une société qui développe des logiciels. Il est représentant et voyage beaucoup. Ah ! attendez… Le département loisirs de Colliac équipe en logiciels l’industrie du voyage, notamment les installations de la Plaine de feu. Ils quittèrent l’express, traversèrent au pas de course l’énorme terminal et se précipitèrent vers les quais où s’arrêtaient les convois de la boucle transterrienne. — Fouillez son passé, ordonna Paula à Christabel avant de contacter le bureau du Conseil à Sydney. Je veux qu’une équipe tactique armée et prête à intervenir nous attende à la gare. Je veux aussi un hélicoptère prêt à décoller. — Entendu, madame, répondit l’officier. Le taxi a déposé le suspect à la tour Wilkinson, à côté de Penfold. Nous avons deux officiers sur place. Apparemment, il serait toujours dans la tour. — Excellent travail. Nous y serons dans une quinzaine de minutes. — J’aimerais venir en tant qu’observateur, intervint Nelson. — D’accord, acquiesça Paula. Et vous vous contenterez d’observer… — Bien sûr. Le train passa par Mexico, Rio, Buenos Aires, puis traversa l’océan et s’arrêta à Sydney. Un hélicoptère du CICG attendait déjà sur la plate-forme de la sécurité de la gare. Ses rotors tournaient lentement, prêts à accélérer. Paula et Christabel entreprirent d’enfiler leurs armures, tandis que l’appareil s’élevait dans le ciel sombre de la ville. Nelson les regardait, envieux. — Si vous avez besoin d’un coup de main… — La police de la ville sera heureuse de nous venir en aide en cas de besoin, l’interrompit Paula. Il soupira et abandonna l’idée de se joindre à elles. L’hélicoptère longeait le vieux pont du port, dont les contours étaient mis en valeur par des hologrammes orange et bleus. Un mur de gratte-ciel transperçait la ligne des toits de la ville derrière le quai circulaire ; leurs illuminations de surface jetaient une lumière froide et monochrome sur les rues désertées. L’appareil se posa sur le toit de la tour Wilkinson, haute de cinquante étages. Cinq hommes de l’équipe tactique du Conseil étaient déjà sur place. — Restez ici, ordonna Paula à Nelson en sautant sur la plate-forme. L’appartement de Dimitros Fiech se trouvait au treizième étage et donnait sur l’intérieur des terres. Les hommes du Conseil évacuaient les habitants au-dessus et en dessous. — Fiech est une fiction, annonça Christabel comme les portes de l’ascenseur s’ouvraient. Trois types de l’équipe tactique en armures noires et armés de gros pistolets ioniques les attendaient. — Apparemment, Basker aurait travaillé dix mois chez Colliac Fak ; quant au CV de Fiech, il est complètement faux. La falsification est grossière. L’agence pour l’emploi pourrait s’y laisser prendre, mais certainement pas notre IR. Toutes les références ont été inventées. Fiech est bien un agent, et ce boulot est sa couverture. — Merci, dit Paula. (Son doigt virtuel rouge effleura un icône de communication, et elle ouvrit une liaison avec l’équipe tactique.) Faites attention ; nous avons la confirmation que notre cible est bien hostile. Il possède des armes et n’hésitera pas à s’en servir. Les civils sont en danger. Sergent ? — Oui, madame ? — Pouvez-vous l’immobiliser ? — Nous avons un drone incapacitant, mais il faudra d’abord faire sauter la porte pour l’envoyer dans l’appartement, et nous ignorons si elle est blindée. — Vous a-t-il repérés ? — En tout cas, il n’y a aucun capteur dans le couloir. — Bien, alors allons-y. Et soyez prudents. Paula se connecta aux caméras fixées sur les armures des agents. Des images tremblotantes du couloir affluèrent. Les hommes se regroupèrent autour de la porte en bois peinte en vert terne et collèrent un ruban explosif autour de son encadrement. Une caméra lui montra le drone, un triangle de plastique gris, prêt à décoller. — Allez ! ordonna le sergent. Le ruban explosa, réduisant la porte en un nuage d’esquilles qui s’engouffra dans l’appartement. Les capteurs des armures s’activèrent, transperçant la fumée et la poussière, et produisant une image en noir et blanc parfaitement net. Le drone fonça. Des icônes verts et ambrés clignotaient, montrant que le champ incapacitant était actif. En théorie, il frapperait le système nerveux de Fiech et donnerait le temps à l’équipe tactique de pénétrer dans l’appartement et de le mettre hors d’état de nuire avant qu’il ait eu le temps d’aller chercher une arme. Ou alors était-il déjà armé et protégé… Lorsque les icônes virèrent au bleu, les hommes se précipitèrent dans l’appartement. Fiech était étendu sur le canapé ; il portait toujours la chemise jaune que Paula avait vue sur les images des caméras de vidéosurveillance. Sa tête était rejetée en arrière et pendillait mollement derrière les coussins tandis que ses membres tremblaient sous l’effet du champ incapacitant. Un filet de bave coulait de sa bouche entrouverte. Paula courut dans le couloir et déboucha devant la porte défoncée. Quatre agents de l’équipe tactique la précédèrent dans l’appartement. Fiech était toujours affalé sur son canapé. Une des silhouettes en armure lui appuyait le canon de son pistolet ionique sur la tempe pendant qu’une autre la couvrait. Les autres se dispersèrent dans l’appartement, les armes prêtes à tirer, les capteurs activés au maximum de leur capacité, scannant les environs. — C’est bon, annonça le sergent. Fiech fut ausculté en profondeur de la tête au pied. Son corps contenait quelques implants, deux ou trois tatouages interfaces, des connexions à l’unisphère, ainsi qu’un implant mémoire, mais aucun système offensif. Ils le couchèrent sur le ventre et lui attachèrent les poignets. Deux pistolets ioniques restèrent braqués sur lui. Il était tout blanc et tremblotant, sur le point de vomir. Paula retira son casque et secoua la tête pour se démêler les cheveux. Fiech lui lança un regard terrifié. — Ça ne va pas être facile pour vous, commença-t-elle. Même si vous coopérez, la lecture de mémoire n’est jamais une expérience agréable. Toutefois, si vous nous donnez tous les noms, si vous nous décrivez l’organisation de votre mouvement, nous nous contenterons du minimum et vérifierons vos informations. Je vous conseille très vivement de coopérer. Faites-moi confiance… Fiech se mit à sangloter, puis à pleurer à chaudes larmes. — Putain, mais qu’est-ce qui se passe ? geignit-il. Qu’est-ce que c’est que ces conneries ? Paula le considéra avec mépris. Elle s’attendait à plus de professionnalisme. — Emmenez-le au bureau. Préparez-le pour une lecture de mémoire. Je me chargerai de lui personnellement. Les hommes embarquèrent un Fiech pleurnichard. Christabel entra dans l’appartement, retira son casque et jeta un regard circulaire. — J’appelle l’équipe scientifique. Elle va passer cet endroit au peigne fin. — Bien. C’était l’usage, évidemment. Cependant, Paula savait que l’appartement faisait partie de la couverture de Fiech ; l’équipe scientifique ne trouverait rien du tout. — Pour votre retour parmi nous, vous avez eu droit à une sacrée journée, patron. Vous comptez faire quoi, demain ? MA VERSION Je m’étais réveillé tôt, ce matin-là, comme ça m’arrive de plus en plus fréquemment. La société me pressure de plus en plus en exigeant des résultats toujours plus importants. On ne peut pas supporter une telle pression indéfiniment ; notre résistance a des limites. Enfin, bref, la première vague d’employés grouillait dans la rue quand je suis sorti du lobby de l’hôtel. Les cons… et je me mets dans le lot. Pressés comme des citrons. Ça se voit à leur mine. Il n’était que 7 h 05, et tous avaient l’air las et stressé. J’ai marché jusqu’à la station de métro de O’Connal Street. C’est juste derrière le port de Sydney. Le terrain y est tellement pentu, les gratte-ciel y sont tellement hauts, que le soleil y est invisible à cette heure de la journée. Quelques-uns de mes congénères, victimes comme moi de la société moderne, buvaient du café de chez Bean There dans des gobelets en plastique. Moi, je déteste ça. Manger et boire en cavalant, ça n’est pas bon pour la digestion. Le métro conduit directement à la station de CST, dans le sud de la ville. Le trajet a duré onze minutes. Trois de plus que d’habitude. Décidément, tout le monde s’était ligué pour ruiner ma journée. J’ai raté le premier train pour Wessex. Classique. Alors j’ai attendu sur le quai surplombé par un toit en forme d’ailes blanches. En compagnie de deux cents autres usagers. Dans le temps, j’étais tout excité de venir à la station CST de Sydney. Eh bien, oui, réfléchissez ! Au bout de ce quai se dressent dix-huit générateurs de trous de ver reliés à des mondes de phase un. Une ligne mène à Wessex, d’où on a accès à l’espace de phase deux, avec douze autres planètes. Et ils vont en ouvrir cinq nouvelles dans les trois années à venir. Toutes ces opportunités, tout ce potentiel, et moi, qu’est-ce que je fais de ma vie ? Que dalle ! Je suis un vulgaire numéro, un fantôme qui bosse pour une grosse compagnie. Quelles conneries on peut lire dans les brochures sur les nouvelles colonies… Nouveau départ, nouveaux espoirs… Je suis allé sur chacune d’elles pour fourguer le putain de logiciel de Colliac Fak. Putain ! l’homme bétonne toutes les planètes habitables de la galaxie ; on construit des cages avec des fenêtres qui nous permettent d’admirer l’immeuble sinistre qui nous bouche la vue. Ouais, on est une espèce sacrément progressiste, nous, les humains. Donc je suis monté dans le train suivant. C’était un attelage de type standard, et j’ai réussi à trouver une place près d’une fenêtre. Je l’ai chipée à une bonne femme arrivée en même temps que moi ; ça ne lui a pas plu, je peux vous le dire. Ça lui apprendra. Il faut tenir la forme pour survivre, dans le coin. Dans le coin et partout ailleurs, tous les jours. À côté de la station de Wessex, celle de Sydney paraît minuscule. Vous imaginez ? Trois énormes terminaux surplombés de toits dorés et rouges abritant chacun une vingtaine de quais… Mon immeuble tout entier pourrait rentrer sous l’un d’entre eux. Et je ne parle pas de la gare de triage, qui s’étend sur plus de vingt kilomètres carrés ; c’est un gigantesque zoo plein de machines cybernétiques et d’entrepôts. J’ai dû changer de terminal pour prendre mon train pour Ormal. Ça m’a pris environ cinq minutes en tapis roulant, sans compter le temps passé à chercher le bon quai. L’implant qui me fournit ma vision virtuelle connaît des soucis d’interférence, ces derniers temps. Les icônes de guidage envoyés par la station m’apparaissaient flous. J’ai bien failli me gourer, d’ailleurs. À la fin, je me suis retrouvé sur le quai 11B à attendre avec une foule de gens beaucoup moins pressés et désespérés qu’à Sydney. Des types prospères, avec des costards beaucoup plus classe que le mien. Tous avaient des ordinateurs de designer dans la poche, des joujoux cerclés d’or ou de platine. On voyait leurs doigts bouger délicatement tandis qu’ils déplaçaient des icônes dans leur vision virtuelle haute définition. J’ai même vu quelques-uns de ces nouveaux tatouages interfaces, ceux qui s’allument et dessinent des lignes colorées sur la peau. Une femme avait des spirales bleues et vertes sur les joues. Il n’y avait pas tant de monde que ça dans la voiture, alors j’ai pu me rasseoir près d’une fenêtre. Il faut dire que la plupart des usagers étaient au-dessus, en première classe. Le voyage jusqu’à Ormal a duré huit minutes. On s’est éloignés du quai, puis on a traversé la gare de triage. La rangée de générateurs de trous de ver, devant nous, énormes immeubles rectangulaires, ressemblait à une falaise de métal. Derrière chaque générateur se dressait un portail pareil à l’entrée d’un tunnel de l’ancien temps. À la différence près que les portails étaient éclairés par des soleils distants et des champs d’étoiles qui déversaient leur éclat sur la voie. Notre convoi s’est dirigé vers un portail rosé. Au moment de traverser le rideau de pression, j’ai senti un picotement sur ma peau. Immédiatement après, nous nous sommes retrouvés dans une campagne extraterrestre, sur une voie flanquée d’étranges arbres bulbeux gris et blanc. Trois kilomètres plus loin, on est arrivés à la station planétaire de CST. Avec son demi-million d’habitants, Harwood’s Hill, la capitale, était une ville de taille modeste, quoique extrêmement belle, notamment parce qu’elle avait banni le moteur à combustion interne. Elle s’étalait à flanc de coteau au bord d’une mer d’eau douce, et les espaces verts y étaient cinq fois plus nombreux que les immeubles. Si j’en avais les moyens, je m’installerais sans doute là-bas. On voyait que ce monde se donnait du mal pour faire les choses bien. Mais bon, vivre sur une planète-dortoir conçue pour la classe moyenne supérieure, ça coûte du pognon. Merde, l’immobilier y était encore plus cher que sur Terre ! Le train était arrivé en début de soirée. J’ai pris un taxi pour l’aéroport en payant avec la carte de la société. D’ailleurs, ça m’a coûté plus cher que mon billet de retour en train. En route, j’ai admiré les yachts sur le lac. Ils devaient être des centaines à se diriger vers le port. Le soleil couchant enflammait leurs voiles. C’était à croire que personne ne bossait, dans cette ville ! Le vol pour Essendyne a duré trois heures. À l’arrivée, j’ai découvert une étendue verte sur laquelle on avait coulé un ruban de béton aux enzymes pareil à un essai de route perdu au milieu de nulle part. Essendyne est une jolie ville sise à l’extrémité d’une vallée. Les montagnes environnantes sont très impressionnantes. En hiver, elles sont couvertes d’un bon mètre de neige ; c’est un endroit super pour les skieurs. J’ai pris un autre taxi jusqu’au complexe touristique : quarante minutes de trajet. L’endroit n’était qu’à moitié terminé ; le bâtiment principal était une masse d’échafaudages parcourus par des robots de construction. Certaines des cabines étaient déjà couvertes, mais pas encore équipées. Dès que je suis arrivé, je me suis dit : « Putain, mais qu’est-ce que c’est que ce bordel ! » Au bureau, on m’avait dit que les travaux étaient presque finis, que les employés se préparaient à accueillir les touristes, qu’il restait juste un peu de jardinage à faire. Tu parles ! Le taxi m’a déposé devant le bureau de la directrice du site. Elle n’était pas disponible ; un souci avec un robot de construction en panne sur un échafaudage. Son assistant a eu la politesse de m’avouer que le chantier avait pris du retard et qu’il ne serait terminé que dans trois mois. Faire venir les matériaux nécessaires était compliqué car la station ferroviaire la plus proche se trouvait à deux heures de route, et que celle-ci était étroite. Aucun responsable de la société n’était sur place, alors je pouvais me brosser pour rencontrer quelqu’un. Ah ! les connards ! Personne, à Sydney, n’avait pris la peine de vérifier. Bande de fumiers ! J’avais passé ma journée dans les transports pour venir rencontrer un client qui n’existait pas encore. Les abrutis du bureau allaient m’entendre ! Je pouvais dire adieu à ma commission, et je ne parle même pas de mes notes de frais. Le taxi m’a ramené à l’aéroport. Évidemment, le prochain avion pour Harwood Hills n’était que dans cinq heures, alors je me suis installé au bar du hall. Enfin, quand je dis « hall », c’était juste une cabane avec une baie vitrée. Au bout d’une heure, comme j’étais vraiment en rogne, j’ai appelé Sydney pour dire à l’autre connard de manager tout le bien que je pensais de lui. Sans lui laisser le temps de répondre, j’ai coupé la communication et ordonné à mon assistant virtuel de bloquer tous les appels. Il y avait une brasserie à côté du bar. Sa spécialité : les produits de la mer. Je suis allé manger un morceau et, franchement, c’était mauvais. Mais la serveuse était gentille et mignonne. Après, je suis retourné au bar. Je me souviens d’une des hôtesses qui nous ont fait monter à bord de l’appareil. Magnifique, avec une chevelure de feu et un très beau sourire. Je lui ai dit tout ça. Alors on a décollé et j’ai été malade comme un chien. Elle m’a aidé à me nettoyer et j’ai dormi pendant le reste du vol. Harwood Hill était moche. Étrange, surtout au petit matin et avec une gueule de bois monstre. J’ai pris le taxi jusqu’à la station CST. J’ai réussi à trouver une boutique ouverte et je me suis acheté des cachets nettoyants. Normalement, j’évite d’en prendre ; si vous voulez mon avis, ils sont encore pires que la gueule de bois. Mais bon, on est mal pendant une heure, et après le corps se stabilise. À ce moment-là, j’étais de retour à Sydney. J’avais froid, j’étais déprimé et j’avais mal aux os. J’étais incapable d’avaler quoi que ce soit, mais, en même temps, mon estomac criait famine à cause des cachets. Tout ce temps perdu pour que dalle… Je suis rentré chez moi. Sans me soucier du tarif, j’ai pris un taxi. La carte de la société fonctionnait toujours, ce qui m’a surpris un peu. Alors que je me croyais au fond du gouffre, les flics ont débarqué chez moi en faisant sauter la porte. Je ne sais pas avec quoi ils m’ont tiré dessus, mais j’ai eu l’impression qu’on me foutait littéralement le feu. Putain ! j’aurais préféré crever, à ce moment-là. Comment l’univers pouvait-il me faire un truc pareil ? LA DÉCISION DE LA COUR Ce fut la plus grande affaire jamais jugée par le tribunal de Nova Zealand, l’événement le plus important survenu depuis la création de la colonie. Des envoyés spéciaux de toutes les chaînes de l’unisphère affluèrent à Ridgeview, réservant des hôtels tout entiers. Ceux qui ne trouvèrent pas à se loger garèrent leurs camping-cars sur la route périphérique, où vinrent leur rendre visite des chameaux curieux importés par des Bédouins désireux de recréer leur culture d’origine dans un désert vaste et libre. En ville, les rues étroites aux trottoirs protégés par des auvents blancs furent rapidement saturées d’énormes studios mobiles. On installa Paula dans une pièce du bureau du procureur. Elle était exiguë, abritait plusieurs tables de travail qu’on avait poussées contre les murs, ainsi qu’un distributeur d’eau un peu bruyant, mais c’était mieux que de devoir prendre le train tous les jours. Lorsque l’affaire fut exposée devant le juge Jeroen, Paula s’étonna de voir l’avocate de la défense, Mlle Toi, plaider non coupable. — Elle espère trouver un vice de forme ? demanda Paula à Stephan Dorge, l’avocat du Conseil. — Je ne vois pas de motif, murmura Dorge. Par ailleurs, elle ne m’a proposé aucun arrangement. — Et la lecture de mémoire ? — Non, nous pouvons facilement prouver qu’il s’agissait de souvenirs implantés. Paula se tourna vers Mlle Toi. La jeune femme lui parut mal à l’aise. On commença par présenter les preuves glanées par l’équipe scientifique sur le site du lancement du missile. L’ADN trouvé dans l’urine était bien celui de Dimitros Fiech. Des échantillons de peau analysés par le bureau du Conseil à Sydney révélèrent la présence sur les bras et le visage du suspect de traces du carburant chimique utilisé pour propulser la fusée. Il y avait également des traces de fumée sur sa chemise jaune. On montra aux jurés des images des caméras de surveillance de la marina de Larsie et de la station CST de Ridgeview. Des cellules de son épiderme avaient aussi été retrouvées sur le bateau. — Les preuves de la présence de Dimitros Fiech sur le site du lancement sont irréfutables, insista Stephan Dorge. C’est lui qui a tiré le missile qui a tué cent trente-huit personnes. Et dans quel dessein ? Pour promouvoir son idéologie perverse. Sur le banc des accusés, Dimitros Fiech secoua la tête, incrédule. La défense demanda à interroger Paula Myo. — J’aimerais que nous revenions à la lecture de la mémoire de M. Fiech le jour de l’attentat, commença-t-elle. Vous vous êtes chargée de cette lecture vous-même, madame Myo ? — En effet, répondit Paula. Et je n’y ai trouvé aucun souvenir du lancement du missile. Nous pensons que de faux souvenirs de sa journée sur Ormal lui ont été implantés en même temps que ceux de l’attentat étaient effacés. — De faux souvenirs ? Vous voulez dire que quelqu’un les aurait créés dans un studio comme on réalise un feuilleton multisensoriel ? — Non. Un complice s’est rendu sur Ormal pour lui fournir un alibi. Cette expérience a été enregistrée, puis chargée dans le cerveau de Fiech. — Vous pensez que quelqu’un qui ressemble à l’accusé s’est rendu sur Ormal. Comment pouvez-vous affirmer que ce n’était pas lui ? — Parce qu’il était sur Nova Zealand en train de lancer ce missile. — Mais la personne, la personnalité assise devant nous dans ce tribunal n’a pas tiré le missile, vous en conviendrez ? — Bien essayé, dit Paula en adressant un sourire en coin à l’avocate. L’accusé s’est arrangé lui-même pour qu’on lui implante ces souvenirs. Il est aujourd’hui ce qu’il a décidé d’être. — Mais ce qu’il est aujourd’hui est très différent de sa personnalité originelle, non ? — Qui sait ? À ma connaissance, il n’existe aucune manière de tester la personnalité. De toute façon, comme pourrait vous le dire n’importe quel étudiant de première année en psychologie, la personnalité est fluide, elle évolue à mesure qu’on vieillit. Certains préfèrent dire qu’elle « mûrit ». Le fait que vous ne vous rappeliez pas avoir commis un crime ne signifie pas pour autant que vous êtes innocent. Il y a eu de nombreux précédents, le premier datant du développement des toutes premières techniques d’effacement de mémoire. Les chambres de suspension du Conseil sont pleines de criminels ayant effacé de leur mémoire des souvenirs trop compromettants. Je vous ferais d’ailleurs remarquer que M. Fiech a effacé toute sa vie jusqu’à son embauche chez Colliac Fak, ce qui, bien évidemment, ne nous a pas aidés à enquêter sur les Forces de libération de Merioneth. Et nous savons tous comment celles-ci se sont fait connaître ces six derniers mois. Selon moi, un tel comportement est la marque d’un véritable fanatique. — Objection ! s’exclama maître Toi. Ce ne sont que des spéculations. J’exige que cette phrase ne figure pas dans la transcription. — Vous m’avez demandé ce que je pensais de sa personnalité, protesta Paula. — Objection rejetée, assena le juge Jeroen. Mme Myo n’a fait que répondre à votre question, maître Toi. — Votre Honneur…, s’inclina Toi. Inspectrice, vous nous avez dit que l’effacement de mémoire était une pratique courante chez les criminels. — C’est exact. — Avez-vous déjà eu affaire à des criminels qui s’étaient implantés des souvenirs alternatifs ? — Non, mais c’est une technique relativement simple. Il suffit d’avoir un complice auquel on demande, comme l’a fait Fiech, d’enregistrer une nouvelle expérience. — Si je vous implantais le souvenir de quelqu’un tirant un missile, cela ferait-il de vous une criminelle ? — Non, parce que je n’ai rien fait. Les preuves physiques le corroboreraient facilement. — Si je comprends bien, détective, nous avons donc deux ensembles de preuves distincts et contradictoires. Mais tout aussi valides… — Valides, peut-être, mais pas tout aussi crédibles. — S’il vous plaît, expliquez-nous les efforts que vous avez déployés pour prouver que mon client ne s’est pas rendu sur Ormal. — J’ai refait le trajet moi-même et interrogé toutes les personnes qu’il se rappelle avoir croisées. J’ai également récupéré et fait analyser les enregistrements des caméras de surveillance. — Que montraient ces enregistrements ? — Un homme au visage très semblable à celui de Dimitros Fiech. Nous supposons que cette personne a subi un reprofilage cellulaire. — Mais vous ne pouvez pas le prouver. L’homme qui est assis sur le banc des accusés est peut-être celui qui s’est rendu sur Ormal, tandis que son doppelgänger a très bien pu tirer ce missile sur Nova Zealand, n’est-ce pas ? — Non. J’ai demandé à un officier de l’équipe scientifique du Conseil d’analyser le siège de l’avion qui a volé d’Essendyne à Harwood’s Hill. Malgré les produits nettoyants, nous avons retrouvé des traces de vomi et de l’ADN, mais pas celui de Dimitros Fiech, alors qu’il s’agissait bien du siège sur lequel il se rappelle avoir vomi. Ce n’était donc pas lui sur Ormal. Maître Toi lança un regard étonné à Paula. — Merci, inspectrice. — Non ! hurla Dimitros Fiech. Il ne faut pas croire ces conneries ! Je n’ai rien fait ! Merde, ce n’était pas moi. (Pris de panique, il se tourna vers les jurés.) Je vous jure que ce n’était pas moi. Je n’y suis pas. J’en suis sûr. — Asseyez-vous, monsieur Fiech, ordonna le juge Jeroen en donnant des coups de marteau. — Je suis une victime ! (Il chercha à croiser le regard de son avocate.) Mais faites quelque chose ! Elle grimaça. Paula s’éloigna rapidement de la barre des témoins, tandis que Fiech poursuivait sa tirade. Comme le juge continuait de donner des coups de marteau, deux officiers de police massifs se précipitèrent vers le banc des accusés. Après une journée et demie d’audience, le jury se retira pour délibérer. Il lui fallut une heure pour déclarer l’accusé coupable. Le juge Jeroen condamna Dimitros Fiech à deux mille sept cent soixante ans de suspension de vie, vingt ans pour chacune des victimes de l’attentat. Paula était en train de ranger ses affaires lorsque Aidan Winkal frappa à la porte de son bureau. — Bonjour. — Je suis juste venu vous dire au revoir, dit-il dans un sourire. — C’est très gentil à vous, Aidan. Vous avez été très efficace dans cette affaire, et je sais que cela n’a pas été facile. Vos supérieurs vont sans doute vous proposer une promotion. — Sans doute. Christabel a eu la sienne, j’imagine ? — Oui. Elle est enfin inspectrice principale. Elle va me manquer. On va fêter ça à Paris ce soir. Vous êtes invité, évidemment. — Me rendre à Paris juste pour une fête…, réfléchit-il en grattant ses cheveux courts. C’est un truc de citadin, ça. Sur Terre, même. — Arrêtez, vous n’avez rien d’un petit campagnard. Venez et je vous inviterai à danser. — Vous avez été sacrément consciencieuse. Je suis impressionné. J’ai bien cru que la défense allait vous avoir avec ces histoires de preuves réunies sur Ormal. La pauvre avocate ne savait pas à quel point vous étiez méthodique. Paula haussa les épaules et rangea sa veste de rechange dans son sac. — C’est mon boulot. Et puis j’ai besoin d’être sûre de ce que j’avance. Maître Toi aurait dû le savoir ; mon zèle est connu dans le milieu. Fiech n’était pas très bien défendu, je le crains. — Vous êtes convaincue qu’il est bien coupable ? — Le Dimitros Fiech qui était assis sur le banc des accusés ce matin est bien l’homme, la personne physique qui a tiré un missile sur cet avion, cela ne fait aucun doute. — Ah ! c’est une réponse d’avocate, ça ! — Je concède que la défense a mis le doigt sur une question intéressante : de quoi une personne est-elle constituée ? D’un corps et d’une mémoire, à l’évidence. — L’attentat a été effacé de la mémoire de Fiech, il ne reste plus rien ; nous avons obtenu tout ce que nous pouvions de lui. Elle eut un sourire rassurant. — En effet. Et il a eu ce qu’il méritait. Christabel et Nelson apparurent derrière Aidan. Tous les deux auraient dû être souriants et de bonne humeur, mais ce n’était pas le cas. Aidan regarda Paula et eut un sourire gêné. — Bon, eh bien, je vais vous laisser. — Essayez de vous libérer pour ce soir, lui lança Paula. J’étais sérieuse à propos de cette danse. Penaud, mais aussi impressionné et heureux, Aidan se faufila derrière Christabel, qui fit son possible pour ne pas rire. — C’est votre genre, ce gars ? demanda-t-elle. — Je n’ai pas de genre, répondit Paula. C’est un policier honnête. Ça compte pour moi. Nelson regarda successivement Christabel et Paula, puis prit une profonde inspiration et commença : — Bref… je suis venu vous remercier au nom de ma Dynastie. Nous sommes très satisfaits du verdict. Vous avez accompli un travail formidable. — J’ai juste fait mon métier. Dommage que nous n’ayons pas pu utiliser Fiech pour confondre ses complices, mais son effacement de mémoire a été très efficace. Toute sa vie, avant son arrivée à Sydney, a proprement et simplement disparu de son cerveau. Nous ne saurons pas qui il est avant d’avoir arrêté les autres membres des Forces de libération de Merioneth. — Qui il était, la corrigea Christabel. Le visage de Nelson se crispa. Avec une amertume affichée, il ferma la porte du bureau. — Cela ne risque pas d’arriver de sitôt, lâcha-t-il. — Comment cela ? demanda Christabel. — Ce que je vais vous dire est confidentiel… Ma Dynastie et quelques autres ont décidé de faire de Merioneth un monde isolé. Paula laissa échapper un soupir d’exaspération. Elle se doutait que quelque chose de ce genre arriverait. Durant les derniers mois, tandis qu’ils enquêtaient, les Forces de libération de Merioneth avaient durci leur campagne. Après l’avion de Nova Zealand, l’organisation terroriste n’avait eu de cesse de peaufiner ses techniques, commettant des assassinats toujours plus sophistiqués. Avec des conséquences dramatiques. Leurs cibles étaient désormais soigneusement et froidement choisies, et les victimes collatérales de moins en moins nombreuses. Au cours des douze derniers attentats, trente-neuf descendants de Dynasties avaient subi une perte corporelle totale. Les nouvelles générations avaient une peur bleue, et très peu nombreux étaient ceux qui se risquaient à quitter leurs manoirs, pourtant construits sur des planètes privées. — Vous cédez, lâcha-t-elle, frustrée. — On ne peut pas continuer comme cela, rétorqua Nelson, tout aussi chagriné. Renforcer la sécurité de tous les membres des Dynasties coûterait un prix proprement exorbitant ; bien plus élevé en tout cas que les sommes déjà investies dans le développement de Merioneth. — Les enjeux dépassent la simple question du coût, s’agaça Christabel. — Je sais. Officiellement, il ne s’agira pas d’une reculade, évidemment. Nous ne le permettrions pas. Nous avons négocié les termes de l’isolement avec leur nouveau Parti nationaliste. Les terroristes devront cesser leurs attaques, en échange de quoi nous fermerons le trou de ver d’ici deux ans. Alors, ils seront seuls. Pour toujours. — Vous allez le regretter, intervint Paula. Vous avez fait preuve de faiblesse, et vos opposants sauront en profiter chaque fois qu’ils voudront obtenir des concessions de la part des Dynasties. — C’est en partie pour cela que nous avons accepté. — Je ne comprends pas. — Nous n’avons pas d’autres opposants ; pas de la même trempe, en tout cas. Le Commonwealth intersolaire est un endroit relativement civilisé. Nous ne partageons certes pas tous les mêmes opinions, et les politiciens de la moitié de nos planètes refusent de s’entendre avec ceux de l’autre moitié. Toutefois, seule une petite minorité d’entre eux souhaite nous quitter, et quelques-uns seulement ont recours à la violence pour imposer leurs vues. Cette idée de sécession est ridicule. Une planète isolée ne bénéficiera jamais des progrès que feront les autres mondes humains. Leur développement économique et social va en prendre un sacré coup. La régression de Merioneth est quasi assurée. Quand nous annoncerons la fermeture du trou de ver, nombre de ses citoyens ordinaires afflueront probablement dans le Commonwealth. Nos analystes se sont penchés sur la question, et ils ne sont pas certains que Merioneth puisse maintenir son niveau technologique à court et moyen terme. Fini les rajeunissements réguliers. Je ne voudrais vivre là-bas pour rien au monde. La perte corporelle y redeviendra bientôt synonyme de mort. — Ce ne sera pas pour vous déplaire, commenta Christabel. Tous ceux qui n’apprécient pas les Dynasties et ce qu’elles représentent pourront se terrer sur Merioneth, et tout le monde sera satisfait. — Oui, ce sera une forme de soupape à l’ancienne pour les mécontents, marmonna Paula. — Les leaders des Dynasties en ont décidé ainsi, admit Nelson. Pour ce qui me concerne, je suis ulcéré que nous renoncions à traduire devant la justice ceux qui sont derrière ces attentats. Mais c’est un prix politique à payer, et la décision a été prise en très haut lieu. Le club était situé dans les sous-sols d’un bâtiment néonapoléonien de la rive gauche bâti au XXIIe siècle. C’était un endroit chic, mais sans plus. Il existait en effet de nombreux établissements mieux cotés dans Paris, mais, à part Christabel, personne au CICG n’avait les moyens de faire la fête dans ces soirées écumées par les membres richissimes des Grandes Familles. Toutefois, la jeune femme n’avait pas l’habitude de mettre en avant son héritage. Jusqu’à ce soir-là. Il faisait sombre dans le club annulaire, et seules des bulles holographiques aux vibrations quasi subliminales venaient transpercer les ténèbres. Paula descendit l’escalier en grimaçant. La sono avait la puissance d’une arme sonique utilisée juste en dessous de sa puissance maximale. Accessibles par des escaliers de verre, des galeries transparentes aux contours dessinés par des lumières violettes couraient sur deux niveaux autour des hauts murs de pierre. La faune bohème parisienne s’y massait, vêtue d’habits en tissu semi-organique embossé de motifs complexes qui formaient un tout avec leurs tatouages aux couleurs vives. Parfois, il était difficile de dire où se terminait le tissu et où commençait la peau. La mode était aux plumes ; des frondes plus longues que des plumes d’autruche ornaient le dos de tous les clients. Six mois plus tôt, tout le monde portait des membranes en forme de pétales. Plusieurs hommes exhibèrent leur plumage lorsque Paula passa devant eux, faisant littéralement la roue. L’un d’entre eux avait les superbes plumes blanches d’un ange et le corps parfait d’un dieu grec. Paula eut un petit sourire et poursuivit sa route, insensible à ces paons canailles. Christabel était accoudée au bar situé à l’intérieur d’un cercle de piliers central. Elle claqua un verre vide de Ritz Pimm’s sur le comptoir. Ses lèvres étaient couvertes d’une très fine couche d’or qui scintillait vivement dès qu’un hologramme flottait devant son visage. — Vous êtes venue ! cria-t-elle à Paula. — Santé ! répondit celle-ci en attrapant un verre sur le plateau d’une serveuse. — Il est là ? Paula haussa les épaules en faisant semblant de ne pas comprendre, mais le fait qu’elle ait opté pour une petite robe noire traditionnelle, bordée d’un ourlet qui semblait mu par une volonté propre, n’était pas dû au hasard. Grâce à celle-ci et à son corps nouvellement rajeuni, Paula était particulièrement sexy, et elle le savait. Au bureau, plusieurs subalternes l’avaient reluquée avec un intérêt inédit. — Félicitations… traîtresse, dit Paula. Christabel éclata de rire. — J’ai assez donné. Ce grade d’inspectrice principale, je l’ai obtenu au mérite. C’était tout ce que je voulais. Pour moi, sinon pour la Dynastie. — Vous allez nous manquer. — La Dynastie va avoir besoin de moi, expliqua Christabel en se penchant un peu vers elle. Nos idiots de fondateurs ont cédé face aux terroristes de Merioneth, et nous allons revoir notre sécurité de A à Z. J’ai entendu dire que tout le monde était en train d’investir dans le développement d’un genre de générateur de champs de force personnel. Et dans le renforcement des défenses de nos mondes privés. — Ce n’est pas étonnant. Puis-je vous demander quel département vous allez rejoindre ? — Je serai l’adjointe au chef de la sécurité d’EdenBurg. — Waouh ! c’est une sacrée responsabilité. — Ouais. Donnez-moi deux décennies, et je me hisserai au sommet de la hiérarchie. Après… Christabel vida son verre. — Après, vous serez en train de ferrailler avec Nelson. — Nan ! Il est trop malin pour ça. Lui et moi, on fera bon ménage. À ce niveau de responsabilité, c’est nécessaire. — À ce propos… — Bien sûr, je serais heureuse d’échanger mes infos avec vous. Sauf si notre chère mamie Heather tue quelqu’un, auquel cas je serai obligée de la couvrir. — Ce n’est pas la fondatrice de votre Dynastie qui m’intéresse… — Ah ? fit Christabel en prenant un autre verre sur le comptoir. Paula la trouvait sur la défensive, ce soir. Les alliances se défaisaient si vite. — Si vous aviez l’occasion d’accéder au dossier de l’isolement de Merioneth, j’apprécierais que vous m’en fassiez un résumé, dit Paula. — Comme vous le savez, ce genre de données n’est jamais stocké dans un dossier. Que cherchez-vous, au juste ? On a eu Fiech, pour l’amour du ciel ! Deux millénaires et demi dans les limbes ! Difficile de faire mieux. — Je veux savoir pourquoi il a agi. — Pardon ? — Je ne comprends pas sa motivation. — Eh bien, il voulait libérer Merioneth de l’oppression des Dynasties, récita Christabel d’un ton moqueur. Et ces fumiers ont gagné. — Oui, mais Fiech, lui, a perdu. Il était entièrement dévoué à sa cause ; à tel point qu’il a perpétré une des pires atrocités de l’histoire contemporaine. Ce qui a bien failli causer la perte de son cher mouvement. Son attentat a écœuré l’opinion publique et même ses anciens collègues ont compris qu’il était allé trop loin, qu’il convenait de se professionnaliser rapidement. Voilà comment ils ont gagné la partie. Ils ont continué de faucher la jeunesse des Dynasties, tout en limitant au maximum les pertes corporelles collatérales, ce qui était très malin de leur part. Ils ont appuyé exactement là où ça faisait mal. Fiech, lui, ne verra jamais le résultat de son labeur ; il ne vivra jamais sur une Merioneth enfin libre. Les gens motivés ne se suicident jamais, et lui a commis un quasi-suicide. Quand il sortira de suspension, le Commonwealth, s’il existe encore, sera méconnaissable. Merde ! on aura sans doute déjà viré post-physiques ! Il s’est sacrifié pour quelque chose qu’il ne connaîtra jamais. C’est totalement illogique. — Les agissements des fanatiques sont rarement compréhensibles par le monde extérieur. À votre place, je ne chercherais aucune logique dans cette affaire ; ça ne servirait à rien. — Il y avait bel et bien une logique derrière tout ça ; je ne l’ai pas comprise, c’est tout. Et ça m’ennuie beaucoup. Ça signifie que nous sommes passés à côté de quelque chose. Ceux qui ont monté ce coup se sont donné énormément de mal. Le Conseil a vérifié les bases de données médicales de toutes les planètes du Commonwealth sans trouver la moindre trace de l’ADN de notre doppelgänger. Incroyable, non ? Nous avons seulement découvert ses origines ; il a des ancêtres celtes, espagnols du Nord et saoudiens. Nous lui avons trouvé une possible cousine sur Piura, mais la pauvre fille ne le connaissait pas. J’ai étudié de très près son arbre généalogique et, à moins qu’il soit bien caché, Dimitros n’est pas dessus. Nous ne savons tout simplement pas qui il est, ce qui peut vouloir dire deux choses : soit il est l’homme le plus important de son mouvement indépendantiste, soit il n’est personne. Inutile de préciser que je ne crois à aucune de ces hypothèses. — Peut-être qu’il est effectivement le numéro un de l’organisation. Peut-être que ses amis s’apprêtent à le libérer de sa suspension juste avant que CST ferme définitivement son trou de ver. — Aucune chance. Rien ni personne ne peut pénétrer les défenses des prisons du département de la Justice du Commonwealth. — Que comptez-vous faire ? Paula vit un Aidan à l’air nerveux apparaître au sommet de l’escalier. Elle sourit. — Ce que je fais toujours : continuer de travailler sur le dossier et résoudre l’affaire dans les règles de l’art. Christabel suivit son regard. — Et vous finissez toujours par ferrer votre victime. — Toujours. CE QUE PAULA A DÉCOUVERT Nelson Sheldon avait raison. Vingt et un mois après le procès de Fiech et trois semaines après le référendum planétaire dénoncé comme une farce bordélique par les observateurs intersolaires, la représentante de Merioneth avait pris la parole devant le Sénat pour déclarer que sa planète se retirait avec regret du Commonwealth intersolaire afin de « vivre son destin dans l’indépendance ». Le président de l’Assemblée lui souhaita bonne chance, et un silence glacial accompagna la sortie officielle de la délégation de Merioneth. CST annonça dans la foulée que le trou de ver de la planète serait fermé d’ici à trois mois, laissant ainsi le temps à ceux des habitants de Merioneth qui ne souhaitaient pas rester isolés de se réfugier dans le Commonwealth. Sur une population de dix-sept millions d’habitants, un peu plus de neuf millions désiraient rester des citoyens du Commonwealth. Il fallut un nombre impressionnant de trains roulant jour et nuit pour transporter tous ces gens. Se rendre sur Merioneth devint donc extrêmement facile, car il y arrivait un convoi toutes les dix minutes. Lorsque, trois semaines avant la fermeture définitive du trou de ver, Paula monta à bord de l’express pour Baransly, la capitale, elle fut la seule passagère de première classe. La plupart des wagons étaient des transports de véhicules, beaucoup d’émigrants conduisant de grands camions pleins à ras bord d’effets personnels. Les compagnies locales facturaient une véritable fortune le transport des objets plus encombrants, et le gouvernement national nouvellement constitué rechignait à laisser partir les machines industrielles. Les dernières restrictions concernaient les robots agricoles, car il y avait beaucoup de fermiers parmi les réfugiés. Paula regardait par la fenêtre oblongue tandis que le train traversait le rideau de pression. C’était l’hiver, et des flocons de neige voletaient dans le ciel gris métal. Autour de la capitale, le paysage était exclusivement constitué de champs bien nets dans lesquels on cultivait un genre de vigne, dont les tiges brunes et nues s’accrochaient à des fils de fer. Des centaines de petits robots roulaient lentement dans les allées, leurs tentacules de morphoplastique taillant les tiges, qui ne devaient pas dépasser deux mètres de longueur. Baransly était un assemblage de quartiers pavillonnaires et de zones industrielles agglutinés autour d’un centre d’affaires où poussaient déjà des gratte-ciel. L’architecture était un peu austère et fonctionnelle, mais la ville était un parfait exemple de développement réussi après seulement quatre-vingts ans de colonisation. Lorsque le convoi arriva en vue de la gare de triage, Paula avisa les premiers indices d’un affaiblissement de l’ordre et de l’état de droit. Les rues étaient encombrées de voitures et de camionnettes abandonnées. Les caisses et les boîtes qu’elles transportaient étaient éventrées et éparpillées un peu partout, leur contenu étalé sur le béton aux enzymes de la chaussée. On aurait dit que les marchandises d’une centaine d’épiceries avaient été jetées sur le quartier par un dieu de la consommation vengeur. Des groupes de gamins et d’adultes fourrageaient dans ce chaos. Puis le train entra dans la gare elle-même, et le spectacle de la ville disparut derrière des murs de containers métalliques plus hauts que les immeubles environnants. Les possessions des émigrants… Des hommes vêtus de vestes épaisses affublées sur le bras du logo du Parti nationaliste de Merioneth patrouillaient dans les allées. Le train s’engagea sous le toit de cristal vert de la gare. Il y avait dix quais, et tous étaient saturés d’une foule de migrants de mauvaise humeur. Des agents de sécurité en armures de CST arpentaient les couloirs protégés en exhibant leurs pistolets étourdisseurs. À la sortie de son wagon, Paula fut accueillie par Byron Lacrosh, le chef de cabinet du Premier ministre, Svein Moalem, qui était également le numéro un du Parti nationaliste de Merioneth. Lacrosh et un officier de police armé l’escortèrent jusqu’à une limousine noire, qui les conduisit au Parlement. Sur la route, Paula vit de nombreux véhicules abandonnés, que les autorités n’avaient pas fini de dégager. À intervalles très réguliers, ils croisèrent des équipes d’hommes et de robots occupés à charger des voitures sur de gros camions. — Vous allez pouvoir fermer vos mines de métaux pendant quelques années, observa Paula. — Les ressources matérielles ne sont pas notre principale préoccupation, répondit Byron Lacrosh. Notre société ne sera pas aussi esclave de la technologie que le Commonwealth. — Vous allez opter pour une voie agraire ? — Nous comptons surtout quitter la monoculture consumériste que nous avaient imposée les Dynasties du Commonwealth. Nous ne sommes pas contre la technologie ; nous estimons simplement qu’elle ne doit pas être présente dans tous les aspects de la vie. — Du développement durable, alors ? — Vous connaissez cette philosophie ? lui demanda Byron en lui lançant un regard intéressé. — Rien de nouveau sous le soleil. Cette philosophie est à l’origine de la fondation de mon monde natal. — Ah ! oui, bien sûr. J’avais oublié ce détail de votre biographie. Le Parlement était une monstruosité de verre et de béton, une affirmation de l’identité et de la prospérité de cette colonie récente. Le résultat, à mettre au crédit d’un quelconque comité de bureaucrates, était déprimant et à l’exact opposé du génie qu’il était censé promouvoir. Le bureau de Svein Moalem se trouvait au cinquième étage et bénéficiait d’une baie vitrée incurvée donnant sur une roseraie suspendue connue pour le prix qu’elle avait coûté et pour les fuites de son système d’irrigation. L’homme était assis derrière sa table de travail en bois de kaja. Son dernier rajeunissement datait d’une dizaine d’années ; il avait les épaules larges et une barbe soigneusement taillée comme le voulait la tradition locale. Ses yeux bleu ciel contrastaient avec sa peau sombre et ses cheveux châtain clair. Paula vit de fines lignes luminescentes scintiller sur ses joues et s’incurver vers son cou. D’autres tatouages brillaient sur ses mains. Elle demanda à ses implants de scanner le bureau et découvrit un important trafic électromagnétique crypté émanant de l’homme. Ou plutôt de son collier d’opales plates. Paula associait normalement ce genre d’émission aux acteurs de films sensoriels, qui devaient permettre aux spectateurs connectés à l’unisphère d’accéder à toutes leurs sensations. Les deux personnes assises devant son bureau, un homme et une femme, émettaient elles aussi un important flot de données grâce à des colliers similaires. Paula les suspectait d’être là pour enregistrer et analyser le moindre détail de leur entrevue. Un nœud cybersphère extrêmement puissant était discrètement dissimulé derrière la table de travail dans une haute bibliothèque, mais en dehors de cela et de quelques capteurs du service de sécurité, elle ne détecta aucun appareil actif. Et surtout pas des armes. — Merci d’avoir accepté de me recevoir, monsieur le Premier ministre, commença-t-elle. Svein Moalem hocha la tête avec élégance mais ne se leva pas. Il désigna de la main une chaise vide située juste en face de lui. — J’ai exigé la présence de deux représentants du bureau du procureur général, dit-il. Paula regarda les deux avocats en s’asseyant. — Je ne suis pas venue pour vous arrêter. À vrai dire, à l’heure qu’il est, personne ne peut dire si votre planète est encore sous la juridiction du Commonwealth intersolaire. Vous avez déjà déclaré votre indépendance et nous l’allons la reconnaître officiellement dans trois semaines seulement. Nous errons donc à l’heure actuelle dans un genre de zone grise légale. — Certes, mais ils s’assureront que ma réputation ne sera pas ternie par des allégations sans fondements. — Laissons les allégations aux tabloïds ; je suis ici pour vous poser des questions. Des lignes vertes scintillèrent sous la barbe de Moalem. — En tant qu’ami du Commonwealth, je serai heureux d’y répondre. Nous n’avons rien à cacher. Par ailleurs, personne ne peut vous résister, n’est-ce pas ? Alors, commençons, si vous le voulez bien. Je peux vous accorder trente minutes. — Je suis chargée d’enquêter sur l’affaire Dimitros Fiech ; connaissiez-vous cette personne, monsieur le Premier ministre ? — Malheureusement, oui. C’est en partie à cause de son organisation et de ses méthodes que nous avons créé le Parti nationaliste. Bien évidemment, nous condamnons sans réserve l’usage de la violence pour atteindre des objectifs politiques. — Vous ne le connaissiez pas personnellement ? — Non. Mon parti a atteint ses objectifs d’une manière parfaitement démocratique. — J’ai eu accès au rapport des observateurs envoyés pour superviser le référendum, et ils ne sont pas de cet avis. — De la vile propagande commandée par ceux qui voudraient continuer à nous dominer et à nous vendre leur monoculture. — Peut-être. Fiech et ses collègues se sont montrés pleins de ressources, et ils ont appris très vite de leurs erreurs. Jusqu’à présent, nous n’avons arrêté aucun autre membre des Forces de libération de Merioneth. Ils n’auraient pas pu accomplir tout cela sans beaucoup, beaucoup d’argent. Votre gouvernement sait-il comment le mouvement se finançait ? — Sauf votre respect, madame, notre ministère des Finances a autre chose à faire que de passer au peigne fin des transactions bancaires datant de deux ans. Comme créer une monnaie pour assurer notre indépendance. — Leur argent provenait forcément d’ici. — Vous avez sans doute raison. Si nous découvrons quelque chose dans les trois semaines à venir, nous en informerons le Conseil. — Est-il possible que les Forces de libération de Merioneth se soient financées à la même source que votre parti ? — Nous refusons de répondre à cette accusation, intervint l’avocate d’un ton sec. Svein Moalem haussa les épaules avec un sourire en coin, l’air de dire que ce n’était pas lui qui décidait. — Vous avez créé votre parti après que l’organisation de Fiech eut persuadé les Dynasties d’isoler votre planète, fit remarquer Paula. — Allégation intéressante, dit avec étonnement Moalem en regardant furtivement son avocate. Avez-vous des preuves de ce que vous avancez ? — Pour le moment, seuls les mobiles m’intéressent. En tant qu’incarnation parfaite du rêve isolationniste, pouvez-vous me dire pourquoi Fiech s’est sacrifié ? — Je suis certain que l’histoire de la Terre regorge de martyrs ; il existe une documentation importante sur le sujet, si cela vous intéresse. J’imagine que Fiech croyait en sa cause, tout comme moi. Ceux qui croient vraiment en la liberté peuvent aller très loin pour atteindre leurs objectifs. Fiech était un homme courageux, dont je n’approuve cependant pas les méthodes. — Ses méthodes vous ont permis d’arriver à vos fins. — Elles ont aidé les habitants de cette planète à comprendre leurs aspirations et leurs besoins. Elles ont réveillé les consciences des victimes de l’oppression. — Je ne pense pas que les habitants de Merioneth aspiraient à cette violence monstrueuse. Rien que dans l’attentat de Nova Zealand, plus de cent trente personnes ont subi une perte corporelle. Je suis persuadée que vos concitoyens voudraient que justice leur soit rendue, à eux et à toutes les victimes des terroristes. — Nous sommes certes pour que la justice triomphe. En revanche, nous condamnons vivement la soif de vengeance du Conseil. — Je vous demande pardon ? — Qui avez-vous fait enfermer pour l’attentat de Nova Zealand, madame ? Pas la personne qui a appuyé sur le bouton en tout cas ; du moins, pas la personne tout entière… L’homme que vous avez mis en suspension faisait autre chose de sa vie, ce fameux jour. Votre coupable n’a pas abattu cet avion. Il n’a pas mérité son châtiment. Si vous l’avez fait condamner, c’est uniquement pour satisfaire les masses au plus grand bénéfice de vos dirigeants. — Dimitros Fiech a bien commis ce crime, rétorqua Paula en faisant de son mieux pour garder son calme, car elle savait que le Premier ministre essayait de la déstabiliser. Cela ne fait aucun doute. — Vous êtes l’illustration des différences qui existent entre votre société rigide et la nôtre, libérale et progressiste. Vos lois ne peuvent pas s’adapter à des situations nouvelles. — Les souvenirs de Fiech ne sont qu’un alibi. Comme un reprofilage cellulaire destiné à modifier les traits du visage. — Cela n’a rien à voir ; nous parlons de son esprit. L’esprit de la personne que vous avez fait condamner sait qu’il se trouvait sur Ormal au moment de l’attentat. Vous l’avez dit vous-même à la barre : il sait que sa société a merdé en l’envoyant là-bas, il sait qu’il a pris un taxi pour se rendre à Harwood’s Hill ; c’est lui qui a admiré le paysage par le hublot de son avion, qui s’est mis en colère, qui a fulminé en découvrant le centre de vacances en chantier, qui a bu de la vodka au bar de l’aéroport, qui a reluqué l’hôtesse rousse qui l’a fait entrer dans l’avion, et qui a eu la gueule de bois. Voilà ce qu’a fait Dimitros Fiech. Lui et personne d’autre. Sa personnalité. Lui ! Votre combattant de la liberté imprudent était un autre homme. — Et qui a été effacé par ses collègues. Que je finirai par retrouver, ajouta Paula. Mais pour y parvenir, j’ai besoin de comprendre la psychologie de ces hommes. Aidez-moi à comprendre : pourquoi avez-vous voulu cet isolement ? Quel est cet objectif que vous poursuivez et que vous n’auriez pas pu atteindre en restant dans le Commonwealth ? — Ces objectifs, madame. Ils sont très nombreux. Pour commencer, nous voulons décontaminer notre société de votre faillite morale, de votre décadence. — Au prix de votre système de santé ? Et je ne parle même pas de votre capacité industrielle. — Ne croyez pas la propagande grossière du Commonwealth. Nous vivrons en paix et progresserons à notre rythme et à notre manière, pas à celle des Dynasties et du Sénat. Cette idée séduit beaucoup de gens. Des millions de gens. Et vous, pourquoi refusez-vous de nous donner cette liberté ? — Je ne refuse rien ; j’ai juste du mal à imaginer une idéologie qui ne pourrait pas fleurir dans le cadre du Commonwealth. Contrairement à ce qu’affirme votre parti, nous ne vivons pas dans un monde totalitaire. Le Commonwealth abrite beaucoup de communautés qui ont choisi de limiter leur niveau technologique. Vous avez opté pour quelque chose de beaucoup plus radical, et j’essaie de comprendre le raisonnement qui vous a poussé dans ce sens. Svein Moalem s’appuya contre le dossier de son fauteuil et posa sur Paula un regard pensif. Il avait tout de l’homme politique s’efforçant de gagner une voix de plus. — Je peine à croire que vous ne compreniez pas notre position, Paula Myo. — Pourquoi donc ? — Vous avez été créée et vous avez vu le jour sur Huxley’s Haven, la planète la plus décriée du Commonwealth. Les réactionnaires de tout poil étaient opposés à la politique de cette colonie, dès le départ. Une société où tout le monde est prédisposé à exercer une profession particulière, où la place et le rôle de chacun sont prédéfinis. Des solutions autres peuvent fonctionner, et votre monde natal en est la preuve. Comment peut-on ne pas accueillir avec bienveillance un tel concept ? — Ma planète natale est admirablement fonctionnelle, mais elle est aussi statique, ce que je regrette moi aussi. Dans une telle société, l’humain n’évolue plus. — Et pourtant ses habitants sont heureux. — Oui, acquiesça Paula, mais uniquement dans les paramètres fixés par la Fondation pour la structure humaine. — Vous voudriez que Huxley’s Haven soit déclaré hors la loi et démantelé ? s’étonna-t-il. — Bien sûr que non. Ses citoyens ont le droit à l’autodétermination. Proposer une altération serait de l’arrogance impérialiste. — Vous voyez, vous abondez dans mon sens. Vous avez votre réponse. Le droit à l’autodétermination est fondamental, mais impossible à exercer sous l’hégémonie des Dynasties et des Grandes Familles. — Au bout du compte, tout est une question d’argent. — En effet. — Toutefois, je ne crois toujours pas que Fiech se soit sacrifié pour une idéologie abstraite. — Abstraite, dites-vous ? répéta Moalem en désignant d’un geste du bras la ville, derrière la baie vitrée. Son rêve est devenu réalité. Paula suivit son regard et fit la moue. — J’espère que vous ne le regretterez pas. — Ne vous en faites pas pour cela. Elle se leva et s’inclina légèrement. — Merci de m’avoir accordé un peu de votre temps, monsieur le Premier ministre. — Mais c’est bien normal. À vrai dire, j’aimerais vous proposer de nous rejoindre. Nos forces de police auront besoin d’être entièrement réorganisées après la fermeture du trou de ver, et vous avez le profil idéal pour cela. Vous êtes célébrée et respectée aux quatre coins du Commonwealth. Votre honnêteté et votre dévouement ont brisé la barrière de la haine et des préjugés. D’une certaine manière, vous êtes ce que nous aspirons à devenir. — Je suis très flattée, mais non. — Pourquoi donc ? Expliquez-moi, cela m’intéresse… Vous avez quitté Huxley’s Haven ; combien de personnes en font autant ? Une sur des millions ? Vous avez préféré le Commonwealth, alors pourquoi pas vous joindre à nous ? — Je ne suis pas partie de mon propre gré, rétorqua Paula, qui sentait les muscles de ses épaules se crisper. On m’a enlevée juste après ma naissance, à la clinique. Les activistes politiques qui m’ont soustraite à mon monde natal voulaient « libérer Huxley’s Haven ». Après cela, j’ai grandi dans le Commonwealth. Et j’ai choisi d’y rester. — Vous le trouvez plus attirant que la société la plus sûre de l’histoire de l’humanité ? — On peut dire que je suis née officier de police, et la criminalité, dans le Commonwealth, est bien plus importante que sur Huxley’s Haven. Par ailleurs, j’ai été élevée dans la culture du Commonwealth ; je n’avais aucune raison de quitter une société qui m’offrait autant de challenges. — Les activistes avaient donc raison. Les habitants « fabriqués » de Huxley’s Haven auraient pu vivre sans souci dans le Commonwealth intersolaire. — Physiquement, en effet, cela ne poserait pas de problème, mais psychologiquement, leur intégration serait problématique. Les officiers de police et moi-même ne représentons qu’une petite minorité de la population. Nous sommes des exceptions. Après la naissance de ma génération, la Fondation a modifié ses techniques de profilage psychoneural. Désormais, les policiers de Huxley’s Haven sont beaucoup moins ouverts que moi. (Elle se lécha les lèvres, amusée.) Cela rend d’ailleurs perplexe tout le Commonwealth. Pouvez-vous imaginer une version de moi encore plus impitoyable, monsieur le Premier Ministre ? — Difficilement. (Il se leva et esquissa un sourire.) Bonne journée, madame. Deux jours plus tard, Paula fut réveillée par un appel de Christabel matérialisé par un icône clignotant dans sa vision virtuelle. Elle bâilla. S’étira. Et demanda à son robot ménager de lui apporter un peu de thé. Alors son doigt virtuel effleura l’icone vert de Christabel. — Vous êtes rentrée en un seul morceau ? commença celle-ci. J’ai entendu dire que la situation s’était dégradée à Baransly. CST a demandé une semaine supplémentaire avant la désactivation du trou de ver de peur de ne pouvoir transférer tout le monde. — Oui, il y a beaucoup de monde, là-bas, acquiesça Paula en se remémorant son trajet de retour vers la station et la manière dont la police lui avait frayé un passage pour lui permettre de monter dans son train. Quelle a été la réaction du gouvernement de Merioneth ? — Il a refusé. — Cela ne m’étonne pas. Moalem a travaillé dur pour atteindre son objectif, et il ne laissera rien retarder son triomphe. Surtout pas maintenant. — C’est-à-dire ? Avez-vous appris quelque chose d’intéressant ? — De très intéressant. La mémoire alibi, c’était lui. Svein Moalem s’est rendu sur Ormal et a vécu la vie de Fiech pendant une journée. — Quoi ? Vous vous fichez de moi ? — Pas du tout. — Comment le savez-vous ? — Il a flashé sur une rouquine. — Pardon ? — Moalem m’a parlé d’une hôtesse rousse croisée par Fiech dans l’avion qui l’a conduit d’Essendyne à Harwood’s Hill. Paula ferma les yeux et rappela des souvenirs qui ne lui appartenaient pas, qu’elle avait lu dans la mémoire de Fiech. Elle vit les images vacillantes d’une jolie femme dans un uniforme bleu et vert, ses cheveux roux celtes pris dans une barrette en cuir. L’hôtesse essayait de sourire en l’aidant à gravir l’escalier, puis, et c’était étonnant, ne perdait pas son calme en l’asseyant à sa place et en entendant ses remarques graveleuses d’ivrogne. Paula l’avait interrogée une semaine plus tard, et la jeune femme lui avait confirmé toute cette histoire. — Alors ? insista Christabel. — Ce détail ne figurait pas dans la déposition présentée à la cour. J’avais juste parlé d’une hôtesse. — Il aurait pu le découvrir par lui-même. Paula s’adossa à son oreiller en remettant la bretelle de sa nuisette sur son épaule tandis que le robot lui apportait un grand mug de thé vert d’Assam. — Pourquoi se serait-il donné cette peine ? — Parce qu’ils appartiennent manifestement tous à la même mouvance isolationniste et qu’il voulait connaître tous les détails de l’affaire. — Non, c’était un détail insignifiant, j’en suis certaine. C’était bien lui, sur Ormal. — Nom de Dieu ! Alors, qu’est-ce qu’on fait ? — Eh bien, on doit l’arrêter. Je suis persuadée qu’il a joué un rôle capital dans l’attentat, et si je ne me trompe pas, la lecture de sa mémoire pourrait aboutir à l’arrestation de toute l’équipe. — Il est trop tard. Le trou de ver sera désactivé dans deux semaines et demie. On ne vous laissera jamais faire. Il faudrait une petite armée pour aller arrêter le Premier ministre de Merioneth. À ce propos… pourquoi n’avez-vous pas essayé quand vous étiez là-bas ? Je vous connais, vous êtes incapable de vous retenir. — En effet. On m’a conçue comme cela. Sauf que je n’avais aucune chance de réussir. Ils m’auraient éliminée, purement et simplement. — Finalement, votre instinct de survie a été le plus fort. Je suis soulagée de l’apprendre. — C’était une question de bon sens. Il faut absolument que je voie Nelson. Lui seul pourrait me permettre de rentrer saine et sauve si je tentais quelque chose. Je ne vois pas d’autre moyen de boucler cette affaire. — Ce serait prendre un très grand risque. — Oui, mais il n’y a pas d’alternative. Le Conseil n’a pas les moyens d’arracher Moalem à Merioneth. — Personnellement, je ne compterais pas sur les Sheldon pour faire un truc pareil. Les conséquences politiques seraient trop importantes. Faire prisonnier un ressortissant d’un monde isolé et le faire juger parce qu’il a assassiné des héritiers de Dynasties… Il y aurait mieux comme publicité, Paula. L’isolement de Merioneth a justement été entériné pour ne pas avoir à en arriver là. — Je sais, mais Nelson est ma meilleure option, dit-elle avant de siroter un peu de thé. Au fait, pourquoi m’appeliez-vous ? — J’ai continué à fouiller là où vous m’aviez demandé de le faire. J’ignore si c’est important ou non, mais les Dynasties savent qui a soutenu les indépendantistes de Merioneth. — Dites-moi tout… — Promettez-moi de ne pas m’en tenir rigueur. Paula sourit et but encore un peu de thé. — Je vous le promets. — La Fondation pour la structure humaine. La surprise était totale. — Merde ! lâcha-t-elle en manquant de peu de renverser son thé dans son lit. — Vous vous sentez bien ? — Oui, oui. À côté d’elle, Aidan s’agita. — Écoutez, reprit Christabel, je vais essayer de faire quelque chose de mon côté ; je peux voir avec ma Dynastie, tenter de vous organiser une extraction. Les Forces de libération de Merioneth ont fait beaucoup de mal aux Halgarth. Heather n’était pas du tout favorable à l’isolement de Merioneth. On pourrait organiser une opération avec les Sheldon ? — Ce serait une vengeance et non pas une opération légitime. — On n’a pas vraiment le choix. — Je sais, mais j’ai besoin de vérifier certaines choses avant. Je vous tiendrai au courant. Aidan cligna des yeux et se retourna vers elle. — Des soucis ? demanda-t-il. — Non, répondit-elle en passant sa main dans les cheveux ébouriffés de son amant. Le travail. Il est tôt, mais je vais devoir y aller. Il est arrivé quelque chose d’inattendu. — Tu vas où ? À l’autre bout du Commonwealth, comme d’habitude ? — Non, dans les Caraïbes. La ville la plus proche, sur la grande boucle transterrienne, était New York. Quand elle arriva à la station de Newark, Paula prit un taxi et fila vers l’aéroport JFK, où elle prit un avion supersonique du Conseil qui longea la côte est avant de bifurquer vers la Grenade. Le campus de la Fondation pour la structure humaine occupait un vaste terrain irrégulier situé derrière une série de plages incurvées, dont le sable pâle était à peine visible dans le faible clair de lune. Une tour circulaire se dressait en son centre, mise en évidence par des tubes en bifluron imbriqués dans sa structure. Autour de celle-ci, une toile de lampadaires dispensait une lumière orangée, laissant deviner un village de bungalows élaborés. Les membres de la Fondation ne résidaient dans aucun des villages ordinaires de l’île. Durant le siècle écoulé, très peu d’entre eux s’étaient aventurés hors des limites ultra-sécurisées du périmètre. C’était une micronation d’idéologues généticiens méprisée de presque tout le monde, et qui continuait de conduire des recherches limitées par le Sénat… de plus en plus limitées, même, depuis la création de Huxley’s Haven. Si elle connaissait à peu près la configuration des lieux, Paula ne s’était encore jamais rendue sur place, car elle n’avait jamais ressenti le besoin de se promener dans l’endroit où elle avait été conçue intellectuellement et physiquement. Son avion se posa sur une plate-forme circulaire, tout près de la tour. Des pétales de morphoplastique se déroulèrent pour englober l’appareil dans une coque protectrice. Une femme à la beauté stupéfiante du nom d’Ophelia l’accompagna jusqu’au bureau du docteur Friland, au sommet de la tour. Des gens s’étaient regroupés dans le lobby pour la regarder passer. Il était 3 heures du matin, et la tour aurait dû être déserte. Paula était habituée à attirer l’attention, pas à inspirer ce respect quasi religieux. Certains donnèrent même l’impression de vouloir s’incliner, ce qui la déstabilisa un peu, une chose à laquelle elle n’était pas habituée. — Vous êtes la preuve vivante que notre combat n’est pas vain, murmura Ophelia comme elles entraient dans la cabine d’ascenseur. Nous avons consenti à de nombreux sacrifices au fil des décennies, aussi veuillez excuser leur curiosité. Paula se mordit l’intérieur de la joue, incapable de croiser le regard ardent de tous ces gens. À en croire son dossier, Justin Friland était né vers la fin du XXe siècle. Paula n’aurait su dire si c’était vrai ou non ; normalement, pourtant, elle se targuait de reconnaître les maniérismes des gens véritablement âgés. Cependant, il n’était pas question de maniérismes chez Friland ; son attitude ouverte et joyeuse correspondait parfaitement à son visage beau et juvénile. Comme les membres de la Fondation qui l’avaient attendue dans le lobby, il adressa à Paula un sourire franc et incrédule. — Monsieur le directeur, je vous remercie infiniment d’avoir accepté de me recevoir, commença Paula. Surtout à cette heure de la nuit. — C’est un honneur, répondit-il en lui serrant un peu trop vigoureusement la main et en souriant de toutes ses dents. — Merci, dit Paula en retirant sa main. — J’ai passé vingt-cinq ans sur Huxley’s Haven à développer les couveuses, et vous voir ici aujourd’hui est… (il écarta les bras) incroyable. Nous n’aurions jamais pensé que l’une d’entre vous s’adapterait à la vie ailleurs. — L’une d’entre nous ? — Oh ! je vous prie de m’excuser. Nous avons essuyé tellement d’attaques à cause de Huxley’s Haven. Il y a cinquante ans de cela, le périmètre de la Fondation était complètement encerclé par des manifestants. Heureusement, cette époque est révolue. Reste un noyau dur qui continue à camper devant l’entrée principale. Ce ne sont pas des gens… agréables. Désolé pour mon vocabulaire, mais, d’une certaine manière, nous sommes toujours en guerre… — Je vois. — Asseyez-vous, je vous en prie, l’invita-t-il en se dirigeant vers un grand canapé. Que puis-je faire pour vous ? — J’ai besoin d’informations. — Tout ce que vous voudrez, répondit-il en hochant la tête avec enthousiasme tandis que Paula s’asseyait à côté de lui. — Une rumeur circule selon laquelle la Fondation aurait financé l’isolement de Merioneth. — Nous n’avons rien à voir là-dedans, se défendit-il avec emphase. (Il écarta de son front quelques mèches châtaigne rebelles.) Toutefois, la Fondation a subi beaucoup de scissions ces vingt-cinq dernières années. Aujourd’hui, je dirige ce qu’on pourrait appeler une « faction conservatrice ». — Et les autres factions ? Il soupira. — Vous devriez vous adresser à Svein Moalem. Paula lança à Friland un regard effaré. — Il est membre de la Fondation ? — Oui, c’est un ex-collègue. Aujourd’hui, il est à la tête des Nouveaux Immortels. — Nous l’ignorions. Nous n’avons plus accès aux dossiers de Merioneth. — Vous n’auriez pas été plus avancé. Les Nouveaux Immortels convoitent leur nouvelle planète depuis bien longtemps. Ils ont fait beaucoup plus que simplement financer l’isolement de Merioneth. Ils ont infiltré ses services publics. Les données accessibles sur l’unisphère sont de toute façon complètement biaisées. — Et vous ne nous avez rien dit ? — Nous ? s’étonna Friland avec un sourire en coin. — Le Sénat intersolaire. Le Conseil. — Ah ! votre gouvernement ? Non. Je suis navré, Paula, mais je n’allais pas me précipiter pour venir en aide à une organisation qui a officiellement condamné le projet de toute ma vie, qui le considère comme une œuvre malfaisante. Par ailleurs, jusqu’à ce qu’ils commencent à tuer les héritiers des Dynasties, nos frères les Immortels ne faisaient rien d’illégal. Les magouilles politiques sont autorisées par cette Constitution intersolaire si libérale. La manipulation des données publiques à des fins idéologiques est une pratique courante. J’imagine que vous avez de meilleures statistiques que nous sur le sujet. Paula résista à la tentation de le contredire. Ces informations pourraient se révéler utiles plus tard, si le Conseil décidait de poursuivre Friland pour complicité. — Les Nouveaux Immortels ? Je suppose qu’ils n’ont pas choisi ce nom par hasard. Quelle méthode ont-ils adoptée ? Et pourquoi avaient-ils besoin d’un monde isolé ? Julian Friland parut gêné. — C’est une version modifiée de la sauvegarde mémorielle pour les résurrections. Cela élimine la nécessité d’un corps rajeuni. — Vous pourriez me redire la même chose dans un langage compréhensible ? — Si vous subissiez une perte corporelle aujourd’hui, votre assurance ferait produire un clone et y implanterait votre mémoire sauvegardée. De nombreuses personnes considèrent que cela revient à mourir. C’est une question de continuité, voyez-vous ? Dans le cas du rajeunissement, le corps flotte dans une cuve pendant que l’ADN est réinitialisé. La personne qui sort de la cuve est la même que celle qui y est entrée un an plus tôt ; l’identité ne peut donc être remise en question. Moalem et ses amis proposaient une continuité corporelle. Un relais mental, si vous voulez, avec une personnalité imbriquée dans des versions vieilles et jeunes de la même personne. — Donc, quand le corps le plus âgé meurt, l’autre continue ? — Et la continuité est garantie, insista Friland. Force m’est d’admettre que c’est un concept élégant. — Mais pas très original, rétorqua Paula en repensant aux émissions qu’elle avait captées dans le bureau de Moalem. (Elle fronça les sourcils et réfléchit aux implications de cette idée.) Les deux corps devraient rester à proximité l’un de l’autre. S’ils commençaient à vivre des expériences différentes, leurs personnalités ne pourraient que diverger. — En effet. Toutefois, les Nouveaux Immortels semblent accueillir cette possibilité avec bienveillance. Moalem a décidé que l’apport d’une seule personne ne suffisait pas, que c’était primitif. L’esprit humain devrait pouvoir se développer et englober plusieurs enveloppes charnelles, s’enrichir de leurs expériences multiples. — Mais le résultat doit être instable. Désordre bipolaire, personnalités multiples… cela ne doit pas être facile. — J’ai abordé ce sujet tellement de fois avec Svein. Il maintient que l’on peut échapper à ces désordres mentaux inhérents. Il pense que l’esprit humain peut évoluer en même temps que l’environnement physique. La personnalité hôte doit être réceptive au changement et avoir envie de devenir différente. — Je suis désolée, mais je ne vous suis plus. Vous dites que la Fondation a fait scission à cause de cela ? Je croyais que vous étiez tous obnubilés par l’exploration de nouvelles formes d’existence humaine ? — En effet. Selon moi, la Fondation doit faire évoluer l’humanité par la génétique. Toutefois, le changement isolé n’est pas une bonne chose. D’où Huxley’s Haven. Non seulement ses citoyens sont parfaitement adaptés à la profession qu’ils exercent, mais en plus, sa société est tellement stable que nous savons exactement de quel genre d’individus nous avons besoin pour la faire fonctionner. Nos clercs humains rendent les systèmes électroniques, et en particulier les ordinateurs, superflus. Notre technologie est équivalente à celle du début du XXe siècle, aussi nos mécaniciens sont-ils parfaitement capables d’effectuer toutes les réparations nécessaires eux-mêmes, rendant inutiles la programmation de logiciels pour des robots de maintenance. Ce niveau de développement, nous l’avons spécifiquement choisi pour permettre à tout un chacun de vivre dans le confort sans devoir dépendre de la cybernétique. C’est ce qui fait de Huxley’s Haven une société parfaitement intégrée. En somme, elle ne change pas parce qu’elle n’a pas besoin de changer. C’est ce qui gêne tellement les citoyens du Commonwealth, et c’est aussi la raison de son succès. Au sein de la Fondation, nous avons énormément débattu pour déterminer si oui ou non nous devions nous isoler du reste de l’univers humain. — Finalement, vous avez renoncé à l’isolement. Pourquoi ? Une société comme la vôtre ne peut être menacée que de l’extérieur. Pourquoi ne pas avoir définitivement écarté ce risque ? Le Commonwealth regorge d’idéalistes qui rêveraient de mettre un terme à votre expérience. — Nous n’en avions pas le droit. Dans quelques siècles, peut-être, la planète de Huxley’s Haven décidera-t-elle de s’isoler de ce que le Commonwealth sera devenu. Qui sait ? — Et si votre société commençait à péricliter, vous la modifieriez, dit Paula, persuadée que Friland aurait l’égotisme nécessaire. — C’est le rôle des libres-penseurs. Et, dans une certaine mesure, des officiers de police tels que vous. Chaque société devrait prévoir un mécanisme d’autocorrection. — Nous nous éloignons du sujet… Pourquoi ces scissions au sein de la Fondation ? — D’accord… Je vous dois bien une explication. — Quelle ironie, n’est-ce pas ? Devoir vous expliquer devant votre création… — Je ne suis pas Frankenstein, madame Myo. — Bien sûr que non. Alors, cette scission ? — Pour commencer, j’avoue que je suis réfractaire à la notion d’esprit-ruche. Vous pouvez me traiter de réactionnaire, mais je ne crois pas que nous devrions tendre vers cet objectif. C’est ce que les Immortels proposent. Svein sait que plus de deux corps sont nécessaires pour garantir la continuité de la vie. Plus on en a, plus les chances de survie sont importantes. Il n’y a pas de limite théorique. Il peut posséder des centaines, des milliers de corps. Voire plus. Je n’aime pas trop me servir de l’image de la hausse exponentielle pour effrayer les foules, comme ont l’habitude de le faire les politiciens, mais force m’est d’avouer que, dans ce cas précis, le risque existe bel et bien. Qu’arrivera-t-il aux individus ordinaires, aux humains, quand les Nouveaux Immortels voudront étendre leurs nids de personnalités ? Un Immortel, par nature, est obsédé par sa survie. Les ressources étant limitées, s’ensuivraient une compétition féroce. Possiblement aussi féroce qu’au XXIe siècle, avant le développement de la technologie du trou de ver par Nigel et Ozzie. Les humains singuliers, uniques, y survivraient-ils ? Seraient-ils autorisés à survivre ? Et qu’en serait-il des autres nids d’immortels ? Se dirigerait-on vers une forme de fusion ? Un mono-esprit universel ? Encore une fois, j’ai une tendance naturelle à me méfier de ce genre d’idée. Pour Svein, j’étais un vulgaire réactionnaire. — Cela a dû être blessant pour vous, j’imagine. — En effet. De plus, la méthode choisie par les Nouveaux Immortels ne me plaisait pas. On est loin de l’évolution génétique pure, qui est notre credo. — C’est-à-dire ? — Vos futures enfants seront des prolongements de vous-même. Ils hériteront des gènes et du profilage psychoneural qui font de vous un membre exemplaire des forces de l’ordre. Grâce à notre intervention, les traits qui font de vous ce que vous êtes sont dominants. Même si notre fabuleuse société s’effondrait, si les trous de ver étaient tous fermés, si les usines cessaient de tourner, s’il n’y avait plus d’électricité et si l’humanité retournait à la barbarie, l’œuvre de la Fondation perdurerait. Notre héritage est inscrit dans nos gènes. Lorsque nous optons pour une évolution particulière, nous l’ajoutons à notre ADN. Ainsi, elle ne peut être perdue, à moins de mettre en œuvre des techniques aussi avancées que les nôtres, ce qui serait impossible dans un nouvel âge des ténèbres. On ne peut en dire autant du système de Svein. Il partage ses pensées et ses souvenirs avec ses autres incarnations par le biais de l’unisphère. Il a besoin de tatouages interfaces et d’implants pour émettre et recevoir. Il a besoin de cuves pour élever de nouveaux clones. Son avenir est donc forcément technologique, cybernétique. Il n’y a qu’un pas entre ce qu’il rêve de devenir et ce que font ceux qui, déjà, chargent leur esprit dans l’intelligence Artificielle du Commonwealth. Après tout, une machine peut être infiniment plus solide que la chair humaine, mais, selon moi, ce n’est pas la voie que la Fondation devrait emprunter. Ce qui en résulterait n’aurait rien d’humain. — C’est surtout une voie bien différente de la stase dans laquelle est plongée Huxley’s Haven. — Huxley’s Haven est avant toute chose la validation d’un concept. Nous savons que nous sommes capables d’adapter notre génétique aux besoins sociaux de manière synergétique. Cela ouvre la voie à d’autres pas en avant. — Lesquels ? demanda-t-elle sèchement. — Eh bien, nous allons nous développer sur tous les fronts : longévité extrême, voire autorajeunissement, intelligence accrue, résistance à la plupart des maladies. — Plus grands, plus forts, meilleurs, murmura Paula. — Oui. Ces avancées s’inscrivent lentement dans le génome humain. Les parents font traiter leurs embryons pour qu’ils deviennent plus sains. Le reprofilage est très courant dans les cuves de rajeunissement, pour ceux qui en ont les moyens tout du moins. Nous sommes une révolution lente, Paula. Les gens ont du mal à comprendre nos objectifs à très long terme, mais cela ne les empêche pas d’assimiler nos avancées. Cela signifie que la société s’adaptera et évoluera forcément. Et c’est pour cela que je rejette l’attitude obsessionnelle des Nouveaux Immortels. Je continuerai volontiers de me faire rajeunir tous les trente ans, parce que je sais que viendra un jour où je pourrai m’en passer. Dans quatre ou cinq cents ans, j’aurai atteint ma maturité, et cette nouvelle période de ma vie durera des millénaires. Pouvez-vous imaginer l’évolution de notre culture, à ce moment-là ? — Même si je le pouvais, je n’y aurais manifestement pas ma place. Après tout, je ne suis qu’une expérience intermédiaire. — Oh ! non, Paula, vous êtes bien plus que cela ! Vous nous avez tous impressionnés en faisant la preuve de la capacité d’adaptation de l’être humain. Vous êtes une source d’inspiration. Grâce à vous, nous savons désormais que toutes les limites sont franchissables. — Eh bien, tant mieux pour vous, lâcha-t-elle, acerbe, en se levant. Justin Friland la considéra longuement. — Qu’allez-vous faire à Svein Moalem, maintenant que vous connaissez sa véritable nature ? — Je ne sais pas, répondit-elle sans mentir. Mais je suis certaine que je m’adapterai de façon à pouvoir le traduire en justice. — Nous ne sommes pas adversaires, dit Friland avec un sourire triste. Pas vous et moi. — Pas encore. Pas tout à fait. Mais continuez sur cette voie, et nous finirons par nous croiser devant un juge. Le Sénat a voté des lois très strictes qui circonscrivent les manipulations génétiques sur les hommes. — Je sais, et cela m’attriste. C’est pour cela que nous allons vous quitter pour de bon. — Vous allez isoler un autre monde ? demanda-t-elle, les yeux plissés. — Non, ce ne sera pas nécessaire. Le Commonwealth est décidé à faire de Far Away un succès. Le Sénat a dépensé tellement d’argent pour atteindre cette planète qu’il faut justifier l’investissement auprès du contribuable. C’est un monde vierge dont la vie indigène a été balayée par une éruption solaire. Mes collègues et moi allons nous y installer. Le Sénat n’y a autorité que dans une ville. Le reste de la planète est disponible ; nous y serons libres de conduire toutes les expériences que nous voudrons, ainsi que de modeler la biosphère qui complétera parfaitement les modifications que nous ferons subir à notre corps. La synergie parfaite, en somme. — Un projet qui risque de vous tenir occupés pendant des décennies. — Nous serions très honorés de vous compter parmi nous. Vous seriez un apport considérable à notre communauté, Paula. — Merci, mais non. J’ai pas mal de boulot dans cette société. Elle se retourna vers la porte. — Ils doivent déjà être des dizaines, lui lança Friland. Vous ne les arrêterez jamais tous. — Néanmoins, justice sera rendue. Vous le savez, c’est vous qui m’avez conçue ainsi. CE QUI ARRIVA ENSUITE La campagne, autour de Baransly, était certainement plus hospitalière en été. Une étoile de classe G brillait dans le ciel bleu océan. Des nuages d’altitude arachnéens flottaient au-dessus de l’horizon comme Paula marchait sur l’étroit chemin de terre qui traversait les vastes champs en poussant sa légère p-moto sur les cailloux. L’atmosphère était épaisse et chaude, chargée du parfum sucré de la vigne de feu. Elle connaissait le nom de cette plante, désormais ; c’était la source de revenus principale de la région. Dans la chaleur et l’humidité de l’été, les rangées de ceps agrippés à leurs fils figuraient de longues dunes de fleurs rouge vif aux épaisses étamines jaunes. La saison étant bien entamée, les pétales commençaient déjà à flétrir et à brunir aux extrémités. D’ici à un mois, les fruits, violet terne et gros comme le poing, atteindraient leur maturité. Leur chair, semblable à celle de la pomme de viande cultivée sur d’autres mondes du Commonwealth, était largement consommée dans la région, mais on la pressait également pour en extraire de l’huile. Elle atteignit la route asphaltée et enfourcha sa p-moto. Il n’y avait personne en vue. Elle mit les gaz et prit la direction des faubourgs de Baransly, situés à sept kilomètres de là. Le réseau de gestion du trafic était toujours fonctionnel, enregistrant la présence de sa moto lorsqu’elle traversa les frontières de la ville. Elle roulait désormais sur la route n° 2, une des voies principales conduisant à Baransly. En ce milieu d’après-midi, le trafic commençait à devenir plus dense. Elle demanda au réseau l’autorisation de se rendre à Lislie Road et l’obtint sans problème ; la plaque de sa monture avait été acceptée. Lislie Road se trouvait au milieu d’une agréable zone résidentielle constituée de petites maisons en corail couvertes de dômes. Paula sortit de la route ombragée et s’engagea sur le large trottoir, où elle mit pied à terre et poussa sa moto. De cette façon, elle ne serait plus surveillée par la régulation du trafic. Elle s’arrêta devant la porte du numéro 62. Celle-ci accepta le code qu’elle y entra et s’ouvrit. Nelson Sheldon avait versé à Terrie Ority, le locataire précédent, une belle somme pour ses codes. Comme il avait racheté la licence de sa moto à un autre réfugié de Merioneth. Les préparatifs avaient pris plus d’un mois. Paula et Nelson avaient monté l’opération ensemble sur Augusta, le monde industriel de la Dynastie Sheldon. Pour la première fois en neuf décennies, Paula avait pris un congé, ce qui avait ravi la direction du personnel du Conseil et étonné son patron. Elle avait un cumul de huit ans de vacances à prendre. L’atmosphère sentait le renfermé. Terrie Ority était un type tatillon ; il avait coupé l’électricité avant de partir. Il avait aussi laissé tout son mobilier. Paula ralluma la climatisation et ouvrit les robinets pour purger la tuyauterie. Deux vieux robots ménagers attendaient dans leur alcôve ; comme ils étaient chargés, elle leur demanda de s’attaquer au ménage. Elle passa le restant de la journée à installer son identité d’emprunt dans les systèmes civils et commerciaux. Elle ouvrit un compte dans une banque et l’alimenta avec une carte. Elle fit des achats dans diverses boutiques locales et se fit livrer de quoi manger. Puis elle s’installa et se connecta à la cybersphère planétaire, chargeant son assistant virtuel de dresser un portrait de ce qu’était devenue Merioneth depuis la fermeture du trou de ver, cinq mois plus tôt. C’était comme perdre une guerre courte et brutale. La moitié de la population ayant fui, des villes entières étaient quasi désertes. Certains biens de consommation étaient difficiles à trouver dans les magasins, ce dont on s’accommodait pour l’instant fort bien, puisqu’il suffisait d’aller se servir dans les foyers abandonnés. La nourriture n’avait pas été rationnée pendant les mois d’hiver, mais certains aliments de base n’étaient plus disponibles. Elle fut intéressée de constater que les services médicaux, notamment les traitements de rajeunissement, avaient été rationalisés de façon à dispenser les soins de manière égale et équitable. Des flottes entières de robots, en particulier municipaux, tombaient en panne ; il restait trop peu de techniciens et de sociétés de maintenance pour assurer leur entretien. Le réseau de transports en commun avait souffert, et seules les lignes stratégiques avaient été maintenues. Voitures et camionnettes manquaient terriblement de garagistes compétents, mais, heureusement, les véhicules abandonnés étaient légion. Dans la colonne des bonnes surprises, les récoltes de cet été promettaient d’être excellentes, aussi personne ne mourrait-il de faim. Les usines marémotrices et les centrales hydroélectriques fonctionnaient toutes efficacement. La devise locale se stabilisait enfin après des mois d’inflation galopante. Les gens commençaient à s’adapter à leur nouvelle vie. Elle entreprit de chercher Svein Moalem. Son Parti nationaliste occupant les deux tiers des sièges au Parlement, il était toujours Premier ministre. Les prochaines élections étaient prévues dans deux ans, une fois que les contours de la nouvelle Constitution seraient définis. Depuis la fermeture du trou de ver, le parti avait été occupé à révoquer les lois « liberticides » imposées par le Commonwealth, en particulier celles qui réglementaient les modifications génétiques et le clonage. Le bureau de Moalem lui fournit gracieusement un planning des événements auxquels il était supposé assister. Le jour suivant, Paula commença à suivre ses mouvements dans la ville. Ils étaient typiques d’un politicien de haut rang : discours devant des gens importants de la société civile et des hauts fonctionnaires, réunions avec les dirigeants du parti, débats parlementaires, visites d’écoles, d’hôpitaux et d’entreprises pour séduire les électeurs, voyages dans des villes de province. Il avait des gardes du corps, évidemment. Et des bons. Quand il était attendu quelque part, ceux-ci scannaient la foule avec des logiciels de reconnaissance afin de repérer d’éventuels visages familiers. Ils interrogeaient ensuite la régulation du trafic afin de repérer tout véhicule ayant un peu trop sillonné les environs. Quand il devait prendre l’avion ou le train, ils vérifiaient la liste des passagers. Autant de protocoles de moyenne sécurité bien connus. Aussi Paula se contenta-t-elle de le suivre de loin grâce à des logiciels extrêmement sophistiqués déployés par son assistant virtuel sur la cybersphère planétaire. Après une semaine d’observation, elle eut la confirmation qu’il délaissait souvent son appartement de fonction, proche du Parlement, au profit d’une vaste propriété située dans le quartier de Lake Hill, où résidaient les derniers multimillionnaires de Baransley. C’était le quartier général idéal pour son nid. La huitième nuit, ses programmes de surveillance lui ayant confirmé que Moalem assistait à une réunion nocturne de son cabinet politique, Paula entra chez lui par effraction. L’alarme de la propriété était totalement inefficace contre ses logiciels supérieurs et le camouflage de son armure légère. Elle traversa le jardin soigneusement entretenu en surveillant de loin le comportement des chiens de garde. Les bosquets d’arbres endogènes étaient d’excellentes couvertures. La maison était juchée au sommet d’une butte aménagée en terrasses. L’œil avisé de Paula jugea aussitôt que celle-ci devait abriter un complexe souterrain. Elle escalada le mur de pierre de la dernière terrasse. Devant elle, la maison était une construction de trois étages en pierre gris foncé, surmontée d’une tour. Entre le mur et elle, la pelouse était dénuée de cachette et truffée de capteurs. Elle mit ses implants à profit pour neutraliser ceux qui se trouvaient sur son chemin. Comme elle continuait à avancer par bonds furtifs, son assistant virtuel l’informa que plusieurs détecteurs de mouvement situés au sommet de la tour avaient noté sa présence. Le trafic de données entrantes et sortantes s’intensifia. Paula se précipita vers une porte-fenêtre et se servit d’une lame électrique compacte pour découper un cercle dans la vitre. Elle se retrouva dans un grand vestibule de type Renaissance orné de colonnes carrées soutenant une voûte en panneaux décorés. Les lumières s’allumèrent lorsqu’elle fut à mi-chemin du grand escalier incurvé situé à l’extrémité de la pièce. Cinq agents de sécurité armés de fusils maser haute puissance étaient alignés derrière la rampe en pierre polie. — Ne bougez plus. D’autres gardes jaillirent de diverses salles du rez-de-chaussée et l’encerclèrent. Leurs armures étaient beaucoup plus lourdes que la sienne. Elle leva les mains en l’air comme onze canons à faisceau d’énergie se braquaient sur elle. Un seul de ces fusils aurait sans doute pu transpercer ses défenses. — Pas un geste. Éteignez tous vos systèmes. Paula désactiva la surface réfléchissante de sa combinaison et retira lentement son casque. Un des personnages en armure qui se tenait sur l’escalier se redressa et abaissa son fusil. Les implants de Paula détectèrent un important flux de données émanant de lui, et elle réprima un sourire. — Madame Myo, commença-t-il en retirant son casque. Il ne ressemblait pas du tout à Svein Moalem, et sa peau brun pâle rappelait l’Afrique du Nord. — C’est moi-même, confirma Paula. À qui ai-je l’honneur ? — L’agent Volkep. Je suis responsable de la sécurité du Premier ministre. Il descendit l’escalier. Son assistant virtuel informa Paula que les nœuds reliant la maison à la cybersphère planétaire avaient été coupés. Des boucliers électroniques se déployèrent autour de la pièce, l’isolant complètement de tout réseau de télécommunications. — C’est vrai que vous êtes très bien placé pour ça, dit Paula d’un air malicieux comme Volkep se plantait devant elle, la mine totalement neutre. — Emmenez-la en détention, ordonna-t-il à ses hommes. Je veux un scan complet de ses implants. Et ne laissez rien au hasard ; Dieu sait de quoi son Conseil a pu la truffer. Ensuite, vous la descendrez dans la salle sécurisée numéro trois. Je me chargerai de son interrogatoire. Deux gants dotés d’électromuscles se refermèrent sur les bras de Paula et la soulevèrent presque du sol. Tandis que les soldats traversaient le sol dallé de marbre pour l’emmener en détention, Paula se retourna vers Volkep. — Heureuse de vous revoir, Svein, lâcha-t-elle bien fort. Pendant un instant, le visage de l’homme trahit son agacement. Le centre de détention était une simple pièce en béton nu fermée par des barreaux et équipée, au milieu, d’une chaise médicale dotée d’entraves en morphométal. Quatre des gardes armés y entrèrent avec elle, leurs systèmes et boucliers actifs. Ils lui ordonnèrent de se déshabiller. Paula s’exécuta, retirant sa combinaison de combat. — Continuez, lui dirent-ils. Elle retira son sweat-shirt et fit glisser son bermuda le long de ses jambes. Son tatouage interface émettait des lumières couleur jade et saphir sur son abdomen. Il représentait un cercle rempli de formes géométriques et de courbes qui se croisaient et se déplaçaient sans cesse. Quatre canons se braquèrent sur la lumière douce. — Qu’est-ce que c’est ? — Des boosters sensoriels. Ils sont reliés à mon système nerveux et me permettent de décupler mon plaisir quand je me connecte à des sites pornos sur l’unisphère. Vous n’avez pas ça, chez vous ? — Continuez à vous déshabiller, madame. Elle retira son soutien-gorge et sa culotte. Un des gardes mit ses affaires dans un gros sac et les emporta. Paula attendit sur le béton froid avec les trois agents restants. — Pas mal, remarqua l’un d’entre eux. — Vos boosters ne vous serviraient à rien avec un mec comme moi, ajouta son collègue, ce qui les fit bien rire. Paula fixa son regard sur le casque lisse et brillant du frimeur et eut un reniflement de mépris. Peut-être avait-elle surestimé ces pseudo-agents secrets. Entra une technicienne suivie d’une desserte robotisée chargée de divers capteurs. Elle fronça les sourcils en avisant les tatouages de Paula. — Mettez-la sur la chaise. Les entraves en morphométal s’enroulèrent autour des poignets et des chevilles de Paula. On lui colla des capteurs sur les formes mouvantes et luminescentes de son tatouage. On lui scanna les membres et le torse. Puis on lui examina consciencieusement la boîte crânienne. La femme lui prit des échantillons de sang et de salive. On chercha des toxines dans ses ongles. Même l’air qu’elle expirait fut testé pour y déceler d’éventuelles anomalies. Enfin, la technicienne fit un signe de tête aux gardes en armures. — Elle est clean. Ses implants sont sophistiqués, mais elle n’est pas armée. Ce sont juste des capteurs, des implants mémoire et des processeurs. Vous pouvez la présenter à Volkep. — Et ça, alors ? demanda un des hommes en désignant du doigt les tatouages de Paula. — Un circuit récepteur relié à sa moelle épinière, comme elle l’a dit. Les gardes poussèrent Paula dans le vestibule grandiose et la conduisirent dans une pièce située à l’arrière de la maison. Ils prirent l’ascenseur et descendirent profondément sous terre. Paula ne fut pas du tout étonnée de voir la porte de la cabine s’ouvrir sur un carrefour de couloirs. Volkep congédia les gardes et prit la prisonnière en charge. Il lui saisit le bras et la guida jusqu’à un bureau très simplement meublé. Svein Moalem attendait là, son collier en opale à peine visible sous sa chemise entrouverte. Deux jeunes gens étaient assis à ses côtés. L’un d’eux était manifestement son clone et son cadet d’environ cinq ans ; l’autre avait des traits asiatiques. Tous les deux portaient le même collier que Moalem. Comme Volkep n’avait pas retiré son armure, Paula ne pouvait pas voir s’il était équipé d’une interface quelconque. — Sympa, votre citadelle souterraine, commença Paula en examinant le plafond gris et le canapé miteux. Ça fait un peu QG de parrain de l’ancien temps. Ses tatouages abdominaux l’informèrent que les quatre hommes échangeaient de grandes quantités de données grâce aux calculateurs ornementaux qu’ils portaient autour du cou. Elle ouvrit les puces bioneurales implantées dans son cortex et commença à les enregistrer. — Que faites-vous ici ? demanda Volkep. — J’ai parlé au docteur Friland. — Ah ! firent de concert Svein et son clone plus jeune. — C’est vous qui avez tiré ce missile sur Nova Zealand. — Disons que le débat est ouvert. — En fait, je soupçonne votre nid de constituer l’intégralité des Forces de libération de Merioneth. — Pas tout à fait. Mes collègues, au sein de la Fondation, me soutiennent de toutes les façons. — Je vois. — Vous souhaitez les arrêter aussi ? — Chaque chose en son temps. — La manière dont vous êtes arrivée ici m’intéresse au plus haut point. Était-ce avant ou après la fermeture du trou de ver ? — Après. Vous avez tué beaucoup de Sheldon… — La mort est un concept dépassé, intervint le jeune Asiatique avec mépris. Ils ont tous recouvré la vie, à l’heure qu’il est. — Intéressant, remarqua Paula. Vos inflexions sont absolument identiques. Svein fit le tour du bureau et se planta devant elle. — Et alors ? Bon, dites-moi plutôt ce que vous faites ici ? Même avec le soutien des Sheldon, vous n’espérez tout de même pas nous extrader tous dans le Commonwealth ? En plus, vous ne savez même pas combien nous sommes. — C’est très vrai. Vous avez eu chaud en attendant que l’avion décolle ? Moi, en tout cas, j’ai eu chaud, dans le désert. Terrible, ce climat. — Il vous faudrait envoyer une véritable petite armée, et même si Sheldon était déterminé à aller au bout, le résultat ne serait pas garanti. Vous a-t-on envoyé ici pour tenter de découvrir à quel point je m’étais développé ? — Je me fiche de savoir combien vous êtes, dans votre nid. Est-ce que le missile était lourd, sur votre épaule, quand vous avez visé l’avion ? — Comment ça, vous vous en fichez ? Pourquoi être venue, alors ? Pourquoi être entrée par effraction chez moi ? Pour recueillir des données sur moi ? — J’ai toutes les données qu’il me faut. Ce qui m’intriguait, c’était votre motivation. Maintenant que je sais que vos raisons n’étaient ni économiques ni politiques, tout devient logique. Avez-vous fabriqué le missile ici ? Le recul vous a-t-il fait mal à l’épaule ? Le bruit était-il assourdissant ? — Ni politiques, dites-vous ? (Tous les quatre haussèrent le sourcil d’un air un peu moqueur.) Qu’y a-t-il de plus politique que de vouloir développer une nouvelle forme de vie, une nouvelle espèce, même ? — Friland m’a dit que vous étiez obsessionnel. Je crois bien qu’il a raison. Vous avez assisté à la chute de l’avion jusqu’au bout, j’en suis sûr. Qui pourrait résister à un tel spectacle ? Personne, pas même une nouvelle forme d’humain. — Paula ! firent semblant de s’indigner les quatre hommes. Essayez-vous de me provoquer ? — Avez-vous ressenti de la satisfaction quand il a explosé ? — Votre jeu commence à m’amuser. Je crois que je vais jouer aussi… Friland vous a-t-il dit que vous et moi étions parents ? Svein souriait. Volkep vint se positionner à côté de lui. — Et l’original, c’est lui, remarqua-t-il en tapotant l’épaule de Svein. Nos esprits sont enracinés dans le même ancêtre, Paula. — Je l’ignorais, admit-elle. Étiez-vous nerveux quand vous êtes retourné vers le bateau ? C’était le point faible de votre plan ; quelqu’un aurait pu vous voir. — Friland a créé sa Fondation dans la clinique qu’il dirigeait à la Grenade, au XXIe siècle, poursuivit Svein. Il vendait des traitements génétiques à de riches Occidentaux, des traitements bien entendu interdits dans leurs pays d’origine. Ça lui a permis d’amasser une énorme banque de gènes car un bon pourcentage des gens riches de l’époque sont venus le voir pour qu’il les aide à sélectionner leurs enfants. Leur argent et leur ADN ont servi de base à la Fondation. — Vous deviez avoir la trouille en attendant votre train sur le quai de la gare de Ridgeview, persista Paula. Vous deviez savoir que quelqu’un comme moi pourrait arrêter le convoi. Vous auriez pu vous faire attraper à ce moment-là, vous faire coincer par la police. Vous n’auriez pas pu retourner à Sydney pour construire votre alibi. — J’ai regardé dans les archives de la Grenade. Apparemment, notre ancêtre était un certain Jeff Baker, l’inventeur des cristaux mémoriels. Un homme très connu, en son temps. Et très intelligent. Friland avait besoin de ce niveau d’intelligence dans son équipe de recherche, et c’est pourquoi j’ai été conçu à partir d’échantillons du sperme de Baker. J’imagine que, dans votre métier, ses capacités analytiques sont précieuses. De nombreuses autres séquences ont été incluses, évidemment, et c’est là que nous avons commencé à diverger, mais, génétiquement, il est l’équivalent de notre grand-père. Ce qui fait de nous des cousins, Paula. Nous sommes parents. Vous qui pensiez être unique et toute seule… C’est faux, évidemment. Non seulement nous partageons le même sang, mais nous avons la même manière de penser. — Avez-vous assisté à l’arrestation de Fiech ? Vous vous étiez sans doute choisi un bon poste d’observation. Svein approcha son visage de celui de Paula et retroussa ses lèvres de colère. — Vous m’accusez d’être obsessionnel, Paula Myo, mais nous sommes pareils, vous et moi. Contrairement à ce qu’on vous a fait croire, Friland n’a pas eu besoin de reséquencer votre génome pour arriver à ce résultat. Vous êtes comme cela, tout simplement, et ce n’est pas artificiel. C’est votre héritage. C’est mon héritage. C’est ce que nous sommes. Et ceci est notre monde, Paula. Le vôtre comme le mien. Bienvenue chez vous. Elle eut un petit sourire. — Je sais ce que je suis et où est ma place. Vous, en revanche… Je vous souhaite bien du courage. Le corps appelé Svein fit un demi-pas en arrière. Tous les quatre plissaient le front, agacés. — Pourquoi êtes-vous venue ici ? demandèrent-ils à l’unisson. — Pour m’assurer que la sentence du tribunal soit pleinement exécutée. — Je croyais qu’elle l’était, rétorqua froidement Volkep. — Pas tout à fait, parce que vous avez fait en sorte que cette part de vous-même ne se souvienne de rien. Mais la mémoire est une chose amusante qui fonctionne par associations. Et votre esprit est partagé, divisé, expliqua Paula en désignant du bras tout ce qui l’entourait. Il est partout, à condition de savoir regarder. (Sa main virtuelle effleura l’icone de communication de Nelson.) J’en ai largement assez, annonça-t-elle à voix haute. — Quoi…, grognèrent les quatre hommes de concert. Le trou de ver s’ouvrit derrière elle, passant d’un minuscule point large d’un micron à une ouverture de deux mètres de diamètre. Une lumière intense se déversa dans le bureau, toile de fond sur laquelle se découpait le corps nu de Paula. Elle fit un pas en arrière, traversant le seuil, se faisant avaler par la lumière. Elle perdit l’équilibre du fait de l’attraction légèrement plus forte d’Augusta et tomba sur les fesses d’une façon totalement indigne. Ce que Svein et ses compagnons de nid ne virent pas, évidemment, car le trou de ver s’était refermé instantanément. Elle était assise dans la chambre de confinement des environnements exotiques de la division exploratoire du CST sur Augusta, énorme dôme aux parois noires destinées à absorber les radiations. Devant elle se dressait le portail du trou de ver large de cinq mètres, dont la pseudo-substance produisait d’étranges étincelles violettes. Derrière elle, à mi-hauteur, elle avisa l’alignement de vitres blindées de la grande cabine de contrôle. Nelson Sheldon avait le nez collé au verre superrenforcé et la regardait en souriant. Derrière lui, la centaine de personnes qui composaient son équipe s’étaient levées derrière les postes de travail arrangés en terrasses pour voir la conclusion de la mission la plus bizarre qu’on leur ait confiée jusque-là. Suivre les mouvements de Paula sur Merioneth et maintenir le trou de ver tout près d’elle avait poussé les machines dans leurs derniers retranchements. La voix amplifiée de Nelson explosa dans l’espace caverneux. — Tout va bien ? — Oui, répondit Paula en se relevant. Tout va bien. CE QUI S’EST VRAIMENT PASSÉ Les gardes du tribunal se sont comportés comme des enfoirés avec moi. Après que cet idiot de juge a prononcé ma condamnation, ils m’ont traîné en cellule pendant que je clamais mon innocence. Ah ! quelle partie de rigolade, pour eux ! Ils discutaient à voix haute, pour que je les entende, racontaient que le département de la Justice avait développé un système de suspension qui maintenait une petite part du cerveau éveillée pour qu’on reste conscient pendant toute la durée de la peine. Ça faisait partie du châtiment, qu’ils disaient : la vie qui continue sans nous, les occasions manquées… Des conneries ! Des ragots colportés sur l’unisphère. Après ça, on m’a allongé sur la table de préparation. Non, je vais être honnête. On m’a maintenu de force sur la table, parce que je me suis débattu. Putain, j’étais innocent, quand même ! Je n’ai pas fait dans l’originalité : j’ai crié et donné des coups dans tous les sens. Ça, ils ne risquent pas de m’oublier ! Il a fallu six gardes pour me maintenir, sans compter les entraves en morphométal autour de mes membres. Et après tout ça, eh bien, j’ai continué à crier. Je les ai maudits, eux et leurs familles. J’ai juré de me venger dans deux millénaires et demi, de devenir le tueur qu’ils m’accusaient d’être déjà et de retrouver tous leurs descendants pour les torturer à mort. En vain. Ils m’ont injecté des produits, et j’ai lentement perdu connaissance. Et puis je me suis réveillé. Dans une pièce qui ressemblait énormément à la salle de préparation où on m’avait endormi. C’était bête, mais j’étais sacrément reconnaissant de ne pas avoir eu conscience du temps passé. Toutes ces vies gâchées, car non vécues… Mais j’étais vivant. J’avais chaud, et j’étais agréablement somnolent. Je sentais quelque chose autour de mon cou ; quelque chose de familier, qui me rappelait mon ancienne vie. Les icônes de ma vision virtuelle étaient verts et clignotaient, me signifiant que les implants mémoire, dans ma structure neurale, étaient ouverts en grand. Alors, cette salope de Paula Myo est arrivée. J’ai voulu me lever pour l’étrangler, mais j’avais toujours des entraves autour des bras et des jambes. — Qu’est-ce que c’est que ces conneries ? ai-je tenté de crier d’une voix faible. — Je vous ai fait réveiller, a répondu Myo. J’ai quelque chose pour vous. Quelque chose que vous aviez oublié. — Quoi ? Mais de quoi vous parlez ? — De vous, qu’elle a dit en retirant sa veste de tailleur. Quelque chose luisait sous son chemisier en coton blanc. Je distinguais des formes mouvantes. — À l’aide ! Au secours ! Aidez-moi ! Les ombres colorées, sur son abdomen, ont commencé à se tortiller de plus en plus vite. Mes icônes virtuels ont viré du vert au bleu, ce qui signifiait que je recevais des données. — Qu’est-ce que c’est ? ai-je murmuré, effrayé. Elle a baissé la tête pour examiner les lumières comme si elle les découvrait. Puis elle a eu ce sourire horrible. — Un genre de prison, j’imagine. Vous savez, dans les temps anciens, les nécromanciens dessinaient des pentagrammes pour piéger les démons. Ils étaient persuadés de pouvoir utiliser les pouvoirs des monstres ainsi enfermés. Quelle naïveté ! Dans le cas qui nous intéresse, la géométrie n’a que peu d’importance ; j’avais juste besoin d’un récepteur de taille importante. Vos pensées sont si nombreuses. Mais j’ai réussi à les attraper. Pas dans leur intégralité, bien sûr, juste celles qui comptent. Celles qui concernent le crime. — Mes pensées ? Les icônes ont grossi brusquement, occupant tout mon champ de vision. Des visages ont émergé de la brume bleue : quatre visages dans une pièce décrépite. Des visages que je reconnaissais. Svein. Je me souvenais de lui. Je me rappelais… avoir été lui. Oui, c’est moi qui suis allé dans le désert, près de Ridgeview, pendant que les autres parts de moi-même vivaient leur vie. Il faisait chaud. Sacrément chaud, même. Quelle horreur ! Le soleil me brûlait les bras et le visage. J’ai pissé contre une plante locale. Le but était de fournir un peu d’ADN à la police scientifique, de les aider à confirmer la présence de Fiech. Un peu plus tard, les données de la régulation du trafic qui défilaient dans ma vision virtuelle m’ont informé que l’avion se dirigeait vers la piste de décollage. J’ai pris une profonde inspiration et préparé le missile. Un objet des plus simples, que trois de mes incarnations avaient fabriqué dans l’atelier situé sous la maison de Lake Hill. Beaucoup de composants ont été trouvés dans le commerce ; les robots domestiques n’ont eu aucun mal à fabriquer les autres, assez nombreux. Le produit fini était un simple tube de lancement bleu-gris long d’environ un mètre et doté d’une poignée et d’une épaulette. Il était lourd, d’ailleurs, sur mon épaule. Je me suis accroupi sur le sable caillouteux pour me reposer un peu. Au loin, le vieux et gros Siddley-Lockheed s’élevait dans le ciel. Le vacarme de ses réacteurs était étouffé par l’air brûlant du désert. Il lui a fallu une éternité pour atteindre son altitude de croisière en décrivant un large arc de cercle autour de la ville. D’après ma liste, les passagers étaient plus de cent trente ; l’appareil était donc quasiment plein. Ça a été très vite. La mort, lorsqu’elle arrive de cette façon, survient toujours très vite. Et je savais que la racaille dynastique était à bord. Les capteurs du missile ont verrouillé la cible. En dehors de l’avion, il n’y avait rien dans le ciel pour les distraire. J’ai tiré le missile. Cette saloperie de tube de lancement m’a fait mal à l’épaule. Heureusement que je m’étais préparé au recul, sinon, j’aurais fini par terre. Le réacteur de la fusée a grondé d’une manière obscène. Pendant une ou deux secondes, j’ai été comme terrassé. Comme si on m’avait frappé sur le côté de la tête. Il y avait de la fumée partout. J’ai titubé, presque à quatre pattes. Enfin, j’ai récupéré suffisamment pour me relever et lever les yeux vers le ciel. Le booster du missile s’est mis en route et l’accélération a été fulgurante. Je m’attendais à une explosion plus importante, mais non, il y a juste eu un petit point blanc et lumineux, et pas de boule de feu. Derrière la minuscule lumière, l’avion a commencé à se désintégrer, à tomber en morceaux. Des fragments sombres se détachaient du fuselage. J’étais incapable de bouger. À vrai dire, mon nid tout entier était hypnotisé par ce spectacle. Un spectacle magnifique et malsain à la fois, d’autant que je l’avais moi-même mis en scène. Après une telle réussite, je me sentais capable de tous les prodiges. Notamment d’imposer l’isolement de Merioneth. J’avais le courage et la détermination nécessaires. Les premiers fragments n’avaient pas encore atteint le sol quand je me suis précipité vers la côte où m’attendait mon bateau. C’était un moment critique. Bientôt, la zone tout entière grouillerait de gens. Des alarmes hurlaient déjà sur l’unisphère. Les ambulances et les forces de police seraient vite sur place. Sans compter les citoyens de la région, qui viendraient pour aider. Mon incarnation nommée Volkep a lâché un message d’alerte sur l’unisphère au moment où j’atteignais la côte. Après ça, la traversée jusqu’à Ridgeview a été brève. Rapidement, je me suis retrouvé à attendre mon train pour la Terre sur le quai de la gare. C’était une expérience étrange. Autour de moi, tout le monde était hypnotisé par l’annonce de l’attentat sur l’unisphère. Personne ne parlait ; le choc était trop important. De retour à Sydney, j’ai pris un taxi et je suis rentré à l’appartement. Mes autres incarnations m’ont apporté le réconfort dont j’avais besoin pour avaler les drogues qui ont effacé ma mémoire. Volkep a retiré le pendentif interface de mon cou et m’a souri avec fierté. J’ai senti la connexion avec les autres s’évanouir, tandis que les ténèbres remplaçaient la joie et les couleurs de mes vrais souvenirs. Un contact est demeuré, une expérience : mon voyage alibi pour Ormal. Merde ! cette hôtesse de l’air était vraiment canon, mais j’étais trop occupé par ma mission. Dommage. Alors je me suis retrouvé seul. Les drogues ont fait leur travail, et j’ai tout oublié. J’ai senti la disparition d’un des miens. Pendant un bref instant, j’en ai conçu de la tristesse. Mais je suis si nombreux… La perte d’un seul corps est insignifiante. Voilà ce que je suis : un Nouvel Immortel. Voilà ma raison d’être. Je continue, même après la perte d’une ou de plusieurs de mes incarnations. Je vis. Je frissonnais. Les couleurs aveuglantes et les sensations multiples cédaient la place à une prise de conscience. Paula Myo me regardait en enfilant sa veste. Les tatouages mouvants de son abdomen semblaient se calmer. — Salope ! Je ne sentais plus les autres. Pour la première fois depuis la création de mon nid, j’étais coupé de mes autres incarnations. Un seul corps avec un seul esprit. Tout seul. — Au revoir, a-t-elle dit. — Non, non ! Un infirmier du département de la Justice était entré dans la pièce. Avec un pistolet à injection. Paula lui a fait un signe de la tête. — Allez-y, a-t-elle ordonné. — Pourquoi m’avez-vous fait ça ? C’est inhumain ! Elle s’est arrêtée dans l’encadrement de la porte, s’est retournée et m’a regardé d’un air parfaitement neutre. — C’est vous qui avez commis ce crime. Votre personne, désormais complète et entière. Et ceci est votre sentence. La sentence à laquelle vous avez tenté d’échapper. La justice a triomphé. L’infirmier a appliqué le pistolet contre mon cou. J’ai hurlé. Mon esprit criait à mes autres incarnations de me venir en aide, de m’apporter du réconfort. Mais je n’ai pas reçu de réponse. CE QUI SE PASSA ENSUITE Nelson Sheldon attendait dans le hall d’entrée du département de la Justice lorsque Paula sortit de l’ascenseur. — Alors, comment ça s’est passé ? demanda-t-il. — Bien. Le véritable Dimitros Fiech va purger sa peine. — Dommage pour ses autres incarnations. — Pas vraiment. — Que voulez-vous dire ? — Quand le département de la Justice a introduit la suspension de vie dans son arsenal répressif, on a d’abord songé à maintenir les condamnés conscients pendant le sommeil de leur corps, mais cette idée a été abandonnée presque immédiatement. Cela ressemblait trop à de la privation sensorielle. L’esprit devenait fou très vite dans de pareilles circonstances. — En quoi cela nous concerne-t-il ? demanda Nelson. — Dimitros Fiech est désormais inconscient de sa situation. Il dormira à poings fermés pendant les deux millénaires et demi qui viennent et, à son réveil, il bénéficiera de toutes les thérapies nécessaires. Enfin, à condition que le Commonwealth existe toujours, évidemment. Pendant ce temps, sur Merioneth… — Ah ! le nid de Svein Moalem sait qu’une part de lui est en suspension. Et en tant qu’Immortel… — Oui, il sera conscient de la suspension dans laquelle est plongé un des corps qui le composent. Le châtiment sera partagé. Ou plutôt, non, le châtiment sera aussi le sien. Il le vivra différemment, c’est tout. Nelson souriait. — Je crois qu’on se satisfera de cela. — Bien, parce que je n’ai aucune intention de retourner sur Merioneth. — Merci d’y être allée, en tout cas, dit Nelson. La Dynastie vous est très reconnaissante, et nous n’oublions jamais nos amis. Paula eut un sourire en coin. — Je m’en souviendrai. MANHATTAN À L’ENVERS Cinq jours s’étaient écoulés depuis Pâques, et Paris absorbait la chaleur d’un soleil inhabituel pour la saison. Paula Myo, directrice adjointe du Conseil intersolaire des crimes graves, chaussa ses lunettes de soleil dès qu’elle émergea de sous les arches en marbre du Palais de justice. Son escorte lui ouvrit la voie dans la foule de reporters agglutinés sur les marches de pierre. Les questions fusèrent de tous côtés et se mêlèrent en un genre de bruit de fond inintelligible. Même si elle avait voulu commenter le verdict, elle n’aurait jamais été entendue. La stupidité des journalistes ne laissait jamais de la stupéfier. Comme s’il était possible d’obtenir une confidence, un scoop dans de pareilles conditions. Sa vision des choses n’aurait d’ailleurs pas forcément plu aux manifestants qui hurlaient et sifflaient de l’autre côté du boulevard, derrière la barricade mise en place par les gendarmes. Des manifestants inspirés par la fête de Pâques, semblait-il. Des pancartes holographiques aux couleurs criardes proclamaient : « RESSUSCITEZ OSCAR MAINTENANT ! LIBÉREZ LE MARTYR ! OSCAR EST MORT POUR NOUS ! SAUVEZ-LE CAR NOUS AVONS PÉCHÉ ! » Son assistant, Hoshe Finn, attendait au pied du large escalier à côté de la limousine Citroën noire du Conseil. — Félicitations, chef, lui chuchota-t-il comme la portière en morphométal se repliait. Paula se tourna une dernière fois vers les visages enragés des manifestants. Leurs regards haineux étaient rivés sur elle. Ils étaient croyants et la désapprouvaient ; ils vomissaient ce qu’elle représentait, ce qu’elle était. Paula était la seule habitante du Commonwealth à être née sur Huxley’s Haven, monde également appelé « la Ruche », et elle était habituée à sa notoriété. Comme tous les habitants de sa planète natale, elle avait été profilée génétiquement pour exceller dans sa profession. Dans son cas, il s’agissait du maintien de l’ordre, métier qui, quand on le faisait bien, permettait normalement de gagner le respect de la population. Mais pas cette fois. La longue Citroën tourna avec fluidité dans l’avenue des Champs-Élysées et fonça vers la place de la Concorde. — Vous savez, dit Paula à voix basse, je me demande si j’ai pris la bonne décision. — J’ai douté, moi aussi, acquiesça Hoshe, jusqu’à ce que vous convoquiez les familles au bureau pour préparer notre dossier. Le temps n’atténue pas les crimes, avez-vous dit ; il n’y a rien de plus vrai. Leurs enfants sont morts, vraiment morts. On est loin de la simple perte corporelle. — Ouais… Douter la déstabilisait. Elle n’était pas faite pour cela ; pas avec son profilage psychoneural. Dans son esprit, tout aurait dû être très clair, sans la moindre place pour ces émotions superflues. Peut-être les généticiens qui l’avaient conçue n’étaient-ils pas aussi calés en séquençage de l’ADN qu’ils le pensaient. Dix minutes plus tard, ils s’engagèrent dans le parking souterrain moderne taillé sous le vieux bâtiment de cinq étages qui abritait les bureaux parisiens du Conseil. Un portail sécurisé se referma derrière la voiture. Paula ne craignait pas d’être prise physiquement à partie, et ce bien que le nombre de réfugiés venant des mondes perdus pendant la Guerre contre l’Arpenteur soit encore très élevé, onze mois après la fin du conflit. Il y avait encore trop de sans-abri et d’indigents dans les rues de la ville, et ce malgré les efforts sincères des autorités pour leur trouver des possibilités sur des mondes nouveaux. Ils prirent l’ascenseur pour monter au cinquième étage, où se trouvaient les bureaux sans cloisons dont elle assurait le commandement. Tous ses hommes étaient à leur poste, ce qui était plutôt inhabituel. Ils lui lançaient des regards inquiets, comme s’ils se sentaient coupables de quelque chose. — On est désolés, chef, commença Alic Hogan en se levant. Il n’avait pas rendez-vous, mais on ne pouvait pas lui dire non… Alic se tut et ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil vers le bureau personnel de Paula. La porte était entrouverte, lui permettant de voir le dos de son invité mystère. Paula ressentait une certaine fierté lorsqu’elle referma la porte derrière elle. Très peu de gens, dans tout le Commonwealth, pouvaient entrer dans les locaux du Conseil sans y être invités, et encore moins monter au cinquième étage. Et encore moins nombreux étaient ceux à avoir des raisons de le faire. En procédant par élimination, elle avait abouti à une liste de trois noms. Wilson Kime y figurait en deuxième position. — Amiral, commença-t-elle avec circonspection. Wilson se leva et lui serra poliment la main. Il avait plus de trois cent cinquante ans, et ses manières étaient celles d’une époque depuis longtemps révolue, aussi ne s’attendait-elle pas à une altercation directe. — Alors, ce n’est pas une légende, répondit-il d’un ton bourru. Vous finissez toujours par avoir votre homme. — Je fais de mon mieux, confirma-t-elle, sur la défensive, ce qu’elle regretta aussitôt. (Après tout, elle était comme elle était, et elle n’avait nul besoin de s’en excuser constamment.) Mais vos avocats ont quand même fait de l’excellent boulot. — Vu ce qu’ils nous ont coûté, c’était la moindre des choses. Toutefois, force m’est d’admettre que vous aviez un dossier en béton, Paula. — Merci. — Ce n’était pas un compliment. Oscar Monroe s’est sacrifié pour empêcher l’éradication de l’espèce humaine. Cela ne compte pas pour vous ? — Si, mais pas au niveau intellectuel où je travaille. Je ne peux pas me permettre de me laisser influencer par mes émotions. — Mon Dieu… — Notez que j’ai récupéré son implant mémoire, rappela Paula au vieux héros de guerre. Elle ne s’étendit pas sur les risques qu’elle avait courus pour cela. Les sacrifices consentis par Kime durant la bataille finale contre l’Arpenteur d’étoiles dépassaient de loin tout ce qu’elle avait pu accomplir elle-même. Des millions de personnes avaient subi une perte corporelle sur les planètes envahies et oblitérées pendant le conflit. Dans tout le Commonwealth, les cliniques étaient surchargées de victimes en cours de résurrection, de clones cultivés à toute vitesse pour y implanter les mémoires retrouvées dans les corps originaux. Néanmoins, on aurait très bien pu trouver une place pour un des plus grands héros de l’histoire de l’humanité, car la personnalité d’Oscar Monroe était intacte dans l’implant mémoire que Paula avait extirpé de son cadavre en lambeaux. Il avait juste besoin d’un corps pour l’accueillir. Au lieu de quoi, elle avait choisi de le faire juger pour un crime commis bien avant, pour un attentat terroriste perpétré des décennies plus tôt dans la gare d’Abadan, une attaque qui avait fait des dizaines de victimes innocentes. La défense avait beaucoup insisté sur l’endoctrinement subi par le jeune Oscar et sur le fait que le train de passagers n’était pas la cible visée. L’avocat choisi par Wilson était très bon, et avait recueilli des appels à la clémence de nombreuses personnalités, dont Wilson lui-même. Toutefois, Paula avait préparé un dossier tout aussi béton. Le temps ne changeait rien à la gravité du crime, avait-elle rétorqué. Et puis il y avait les témoignages des victimes, des parents d’enfants tués à Abadan, des enfants trop jeunes pour avoir des implants mémoire. Eux n’avaient pas subi de perte corporelle ; ils étaient morts, tout simplement. Trois juges sur cinq avaient déclaré Oscar coupable, le condamnant à mille cent années de suspension. Comme il n’avait plus de corps, le président de la cour avait décidé qu’il ne serait ressuscité que lorsque sa peine serait purgée. La défense s’apprêtait à contester ce jugement lorsque Paula était sortie du tribunal. — J’espère que vous n’êtes pas venu me demander une faveur, dit-elle à Wilson. Vous savez que ce n’est pas dans mon pouvoir. — Je le sais. — Alors, que comptez-vous faire ? Demander la grâce du Président ? J’imagine que vous avez le poids politique nécessaire. — Quelque chose comme cela. Je compte bien le ramener à la vie. Je ne permettrai pas qu’il subisse le sort que vous lui avez réservé. — La cour a tranché. Le problème avec cette affaire, c’est que tout le monde se sent concerné, mais pour moi, elle n’a rien de personnel. — Oui, vous l’avez déjà dit. — Qu’est-ce que vous voulez ? — Je suis venu vous demander une faveur… — Ha ! grogna-t-elle en s’asseyant derrière son bureau. Wilson eut un sourire en coin. — Écoutez, vous avez besoin de faire une pause. Nous en avons tous besoin, après ce que nous avons vécu sur Far Away. — Je vais très bien, merci. — La moitié de l’humanité serre les dents et vous lance des regards noirs quand vous apparaissez quelque part. Politiquement parlant, il est nécessaire que vous fassiez profil bas. Vous pourriez en profiter pour vous essayer à autre chose. Paula ouvrit la bouche pour répliquer. — Oui, oui, je sais, l’interrompit Kime. Vous ne savez rien faire d’autre que votre boulot. On vous a conçue pour ça. C’est justement la raison de ma présence ici. Vous vous rappelez Michelle Douvoir ? — Non. — C’est une des filles de Jean Douvoir. Elle habitait sur Sligo quand la flotte primienne a attaqué. Elle a eu la chance d’en réchapper. — Oui, Hoshe y était aussi. Il m’a dit que ça avait été difficile. — Elle a refusé tout traitement de faveur alors qu’elle aurait pu obtenir un manoir dans n’importe quelle grande ville de la Terre rien qu’en claquant des doigts. Après ce que son père a fait pour nous, ç’aurait été la moindre des choses. Je me suis arrangé pour qu’elle s’installe sur Menard. C’est une des planètes de phase trois que Farndale est en train de développer rapidement. On a dû accélérer la cadence pour reloger les millions de réfugiés des vingt-trois mondes perdus. Menard est une planète intéressante ; le tissu industriel y est encore fragile, mais c’est un bon endroit pour commencer une nouvelle vie. — Heureuse de l’entendre, mais quel rapport avec moi ? Wilson Kime eut une petite grimace. — Un problème couve sur Menard. Le mot est peut-être un peu fort, mais c’est bizarre, et cela nous cause des ennuis. Michelle m’a tout de suite appelé pour m’en parler. — Quel genre de problème ? Paula demanda à son assistant virtuel de lui préparer un petit dossier sur Menard. Des données planétaires apparurent dans son champ de vision, des graphiques superposés dont les contours parfaitement nets l’empêchaient partiellement de voir Wilson. — Michelle vit à Lydian, une ville du continent appelé Jevahal. La carte bougea devant les yeux de Paula, lui montrant le deuxième plus vaste continent de la planète, dont l’extrémité nord formait une péninsule. Il y avait de nombreux symboles colorés sur les terres, emplacements des installations provisoires de Farndale. — Des terres arables, observa Paula. — Un excellent sol, de bonnes précipitations, un climat clément et une vie microbienne endogène très discrète. Parfait pour faire de l’agriculture. D’autant qu’il va bien falloir nourrir tous ces réfugiés. Oui, l’agriculture est notre priorité. Nous devons passer à la charrue ces plaines fertiles le plus vite possible. Paula lui lança un regard critique tandis que son affichage virtuel devenait translucide, libérant son champ de vision. — C’est ce qu’on a tenté de faire dans le bassin de l’Amazone, il me semble. La Commission environnementale n’a pas terminé de réparer les dégâts causés dans cette partie du globe. — Nous sommes dans l’urgence, Paula. Nous devons immédiatement loger les réfugiés des vingt-trois mondes perdus, et ceux des quarante-sept planètes de la seconde vague ne pourront pas attendre éternellement dans leur hiatus temporel. Leur créer des mondes de remplacement affaiblira notre économie pendant des décennies. Parfois, il faut savoir prendre des raccourcis. — Parfois ? — Je ne suis pas venu pour discuter avec vous des stratégies des grands groupes industriels, rétorqua-t-il, exaspéré. Nous avons un tout autre problème. Les habitants de Jevahal attaquent nos fermes. La colonie de Lydian risque de péricliter. Cela ne peut pas durer, Paula. Nous ne pouvons pas nous permettre de laisser ce désordre se propager au reste du continent. Paula hésita. — Les habitants ? Vous voulez dire les propriétaires terriens ? les pionniers ? Manifestement mal à l’aise, Wilson Kime prit une profonde inspiration. — Non, Paula, je parle d’une forme de vie indigène. — Des extraterrestres ? s’étonna-t-elle, choquée. Il y a une espèce intelligente, sur cette planète ? Wilson, qu’avez-vous fait ? — Rien, répondit-il aussitôt. Les animaux en question s’appellent les Onids. Imaginez de gros kangourous juchés sur des pattes d’araignées… Son assistant virtuel alla chercher dans une encyclopédie de xénobiologie un petit article sur les Onids. La description de Wilson était assez ressemblante ; y manquait juste la fourrure violet foncé. — Vos xénobiologistes les ont classés dans les espèces non intelligentes, lut-elle. J’imagine qu’ils sont allés vite en besogne… Il fallait à tout prix ouvrir la planète à la colonisation pour accueillir les réfugiés. Le conseil d’administration de Farndale leur a mis la pression. — Non, non, pas du tout. Vérifiez les dates. Menard a été ouverte à la colonisation avant la Guerre contre l’Arpenteur. Les xénobiologistes ne se sont pas trompés. D’ailleurs, ils sont parfaitement indépendants, évidemment. Paula lui lança un regard soupçonneux. Il était impossible d’être totalement indépendant en travaillant pour une société aussi monumentale que Farndale. Les sommes investies dans la colonisation d’une planète étaient tellement colossales. Une fois le processus enclenché, rien n’aurait pu empêcher Farndale d’obtenir le certificat d’habitabilité nécessaire à la poursuite du projet, et surtout pas une équipe de scientifiques ridiculement intègres. — Croyez-moi, Paula, Farndale a respecté la législation. Menard a reçu son certificat tout à fait légitimement. — D’accord. Alors, que s’est-il passé ? — C’est la question à un million… Tout a commencé il y a environ trois semaines avec l’attaque, par les Onids, de fermes situées à l’extérieur de Lydian. Depuis, la situation s’est aggravée. Ils déferlent en troupeaux et attaquent tous les humains qu’ils croisent sur leur route. Plus personne n’ose s’aventurer hors de la ville. Le gouverneur local a demandé à Farndale de lui fournir un bataillon de soldats suffisamment bien armés pour éradiquer tous les troupeaux de la région. Sa voix se fait entendre un peu plus fort chaque jour qui passe. Jusqu’à maintenant, nous sommes parvenus à maintenir les médias dans l’ignorance, mais ça ne durera pas. (Il la regarda d’un air malheureux.) Nous sortons tout juste d’une guerre qui a failli se terminer en génocide. Heureusement, nous avons su éviter cette tragédie. Vous et moi. Nous avons joué notre rôle. Vous et moi savons que nous ne pouvons pas nous permettre de laisser une telle chose se reproduire. — Qu’attendez-vous de moi, au juste ? s’emporta-t-elle. Vous n’avez pas affaire à des criminels, dans le sens conventionnel du terme. Quelqu’un a merdé au moment d’ouvrir cette planète à la colonisation. Je pense que vous ne pourrez pas faire autrement que de vous retirer de Menard. — Mais pourquoi maintenant ? Nous sommes là-bas depuis presque dix ans. D’abord des scientifiques pour effectuer des tests, puis des équipes de construction préliminaires pour préparer quelques infrastructures. Les Onids n’ont pas du tout fait attention à nous, à ce moment-là. — Nous sommes beaucoup plus nombreux maintenant, proposa Paula. C’est très fréquent pendant les invasions ; il faut un peu de temps aux locaux pour comprendre qu’ils sont menacés et qu’ils doivent réagir. — Comment peuvent-ils savoir combien nous sommes ou que nous nous installons sur tous les continents ? Ce sont des animaux ; ils n’ont pas de système de télécommunications. Ils vivent en troupeaux isolés. — Qu’est-ce que j’en sais, je ne suis pas xénobiologiste, rétorqua Paula en agitant la main, agacée. — Certes, mais vous êtes douée pour résoudre les énigmes. — N’importe quoi ! — Admettez que c’est une affaire fascinante, presque paradoxale. — Oui, enfin, disons plutôt moyennement intéressante. Je pense surtout que vous avez commis une erreur en déclarant cette planète colonisable par l’homme. Et puis cela n’a aucune importance. Ce n’est pas le problème du Conseil, à moins que vous répondiez favorablement à la demande du gouverneur. Si cela devait arriver, j’exigerais une enquête très poussée. — Ce que personne ne souhaite. Prendre la décision de suspendre les implantations, surtout au vu des circonstances, reviendrait à signer l’arrêt de mort de la colonie, car la population décroîtrait brutalement. — Et alors ? Je ne fais pas ce métier pour être populaire. — Non, mais vous savez pertinemment que, pour obtenir de bons résultats, et compte tenu du genre d’affaires dont vous vous occupez, vous avez besoin de soutiens politiques. En faisant condamner Oscar, vous avez perdu tout le capital de sympathie accumulé pendant la guerre. Je vous propose de récupérer ce capital avec cette affaire. — Ce n’est pas une affaire. — Changez-vous les idées, Paula. Dieu sait que vous avez fait des heures supplémentaires durant le siècle écoulé. Profitez-en pour faire autre chose, pour satisfaire votre curiosité. Je pourrais vous faire nommer à n’importe quel poste au sein de Farndale. Conseillère du gouverneur de Lydian, cela vous irait ? — C’est une plaisanterie ? — Pas du tout. Ce serait pratique, logique et différent. Et vous aideriez beaucoup de gens. Deux espèces à la fois. Je ne comprends pas que vous hésitiez. Elle aurait voulu lui expliquer, mais elle ne trouvait pas de raison valable de refuser. Le pire, c’était que cette histoire l’intriguait pour de bon. Malgré ses défauts, Wilson était un homme d’honneur. S’il pensait ou savait que les xénobiologistes avaient mal fait leur job, il ne serait pas venu. — Je ne peux pas me permettre de m’absenter plus de deux jours, dit-elle d’un ton défait. — Vous connaissant, il ne vous en faudra pas plus, lança Wilson avec un sourire satisfait. Le lendemain matin, Paula prit le train à Paris, puis, sautant d’un trou de ver à l’autre, passa par Madrid, Londres, New York et enfin Tallahassee, où elle prit une navette express pour Los Vada, monde industriel entièrement possédé par Farndale, assise manufacturière et financière de la société. Durée totale du trajet : quarante-deux minutes, ce qui n’était pas si mal pour des trains connus pour leurs fréquents retards. Elle arriva sur Los Vada peu après minuit, heure locale. La gare CST était énorme car reliée à plus de cinquante mondes de phase deux et de phase trois. Le trafic y était incroyablement dense, avec plus de mille trains de passagers et de marchandises toutes les heures. Les usagers étaient si nombreux que cinq terminaux leur étaient réservés, dont deux exclusivement dévolus aux trains arrivant de Los Vada ou en partance pour cette destination. Paula arriva dans le quatrième terminal et monta dans une capsule de transfert pour rallier le cinquième, d’où partaient tous les trains pour l’espace de phase trois. Le sien s’ébranla du quai 49H. Il s’agissait d’un convoi de huit énormes voitures pleines à craquer de familles de réfugiés forcées de quitter leur monde après que les Primiens eurent détruit leur biosphère à l’extérieur des champs de force des villes. Depuis, ces pauvres gens avaient été accueillis par des parents ou s’étaient contentés de conditions de vie spartiates dans des camps installés à la hâte par leur gouvernement. Le Commonwealth n’avait pris sérieusement les choses en main que quelques mois plus tôt, en accélérant le développement de mondes de phase trois à peine ouverts à la colonisation au moment où la guerre avait éclaté. Le train sortit doucement du terminal, puis accéléra vers la distante muraille de machines qui généraient les trous de ver. Plus de la moitié des portes circulaires ouvertes dans l’espace interstellaire sur des mondes lointains émettaient la lumière de soleils différents et variés, vision impressionnante dans la nuit sans lune de Los Vada. Le soleil de Menard était proche du blanc standard de Sol, avec une touche de violet. Le train décrivit une courbe et s’aligna sur l’épais faisceau lumineux, se positionnant derrière un long convoi de marchandises aux plates-formes chargées de gros engins de chantier, de robots de construction et autres systèmes nécessaires à des infrastructures accueillant trente mille nouveaux arrivants par jour, taux qui passerait à cinquante mille par jour dans quatre mois. D’après l’assistant virtuel de Paula, un train traversait le trou de ver chaque minute. Force lui était d’admettre que le trafic était dense. Des trains de marchandises vides défilaient dans le sens inverse. Très vite, elle se retrouva de l’autre côté. Le rideau de pression la chatouilla telle une bruine fantôme, et la lumière crue du soleil se déversa dans le wagon. Pour le moment, les grands espaces tant vantés par Wilson étaient invisibles. Sur trois kilomètres, entre le trou de ver et la gare, le train traversa une zone de triage encombrée de containers, qui formaient des murs massifs de part et d’autre de la voie. La gare de triage était une ville à part entière, avec ses avenues et ses voies parcourues nuit et jour par de vieilles locomotives de manœuvre mues par la fission nucléaire. Des grues géantes juchées sur des pattes hautes de huit étages glissaient sur les piles à la géographie en perpétuelle évolution, leurs tentacules saisissant les containers pour les charger sur une flottille de camions qui attendaient dans leur sillage. La station CST était beaucoup plus rudimentaire qu’à l’accoutumée, avec ses cinq quais préfabriqués abrités par des dômes en polyfibre teintée qui avaient bien du mal à filtrer les rayons du soleil équatorial. Gary Main l’attendait sur le quai lorsque le train s’arrêta. Il était, disait-il, l’assistant du président planétaire. Il était anglais, en était à sa quatrième vie, avait subi son dernier rajeunissement cinq ans plus tôt, et avait le visage strié de tatouages interfaces organiques jaunes et violets. — Wilson Kime m’a demandé de vous assister pendant la durée de votre séjour, cria-t-il pour se faire entendre. En effet, les autres passagers se pressaient autour d’eux, tandis que les autorités les aiguillaient vers les trains locaux qui devaient les conduire dans les régions à peupler, personne ne voulant de ces masses oisives dans la capitale. — Merci, répondit Paula. Comment fait-on pour se rendre à Jevahal ? — Un avion vous attend. Quelques personnes s’arrêtèrent pour les regarder passer. Un couple aux sourcils froncés avait apparemment reconnu Paula. Ou bien était-il simplement jaloux qu’elle prenne l’avion. De fait, la plupart des réfugiés ne verraient leur terre promise, mais très isolée, qu’après un périple d’un mois en train, en bateau et en car. Grâce à Wilson, un jet privé hypersonique de dix places l’attendait sur le seul aéroport de la ville. Cela la fit sourire. Wilson donnait la priorité absolue à sa mission. La vitesse de croisière de l’appareil était de Mach 8, et le vol dura deux heures seulement. Paula en profita pour étudier le rapport que les xénobiologistes avaient rédigé sur les Onids. Après une heure de lecture, elle décida que leurs conclusions de l’époque, fondées sur les données fournies, étaient correctes. Les Onids ne montraient aucun signe d’intelligence ; ils vivaient en troupeaux dans les plaines et les forêts de Jevahal. Chaque troupeau défendait férocement son territoire. Ils ne fabriquaient aucun outil, même rudimentaire, et n’avaient pas développé de langage élaboré. Ils se contentaient de mugir pour s’avertir d’un danger potentiel. Cependant, ils enterraient leurs morts. Chaque troupeau possédait son cimetière grossier, série de trous creusés dans le sol. Les scientifiques les avaient filmés en train de traîner des congénères morts sur de très longues distances pour les inhumer dans ces zones. Les xénobiologistes avaient énormément spéculé sur les caractéristiques des différents groupes et leur conscience d’appartenir à une communauté particulière. D’autant qu’il y avait cette histoire de totem… Chaque Onid était enterré avec un totem : un bâton ou une pierre. Ils n’étaient ni taillés ni sculptés, mais les créatures ne manquaient jamais d’en jeter un dans la fosse avant de la reboucher avec les pattes. Néanmoins, cette pratique n’était pas un indicateur de préintelligence, à en croire la méthodologie utilisée par le Commonwealth pour reconnaître les consciences émergentes. Paula n’en savait pas assez sur le sujet pour en juger, mais elle trouva intéressant l’appendice consacré à la cohésion tribale des Onids. La conclusion des spécialistes était que seul leur instinct les poussait à enterrer ces totems avec leurs morts. Un peu comme son instinct pousse un chien à uriner contre un arbre pour marquer son territoire. L’appareil hypersonique se posa sur une piste située tout près de la limite actuelle de Lydian. La ville n’existait que depuis cinq mois, et sa courte histoire pouvait être racontée par les anneaux concentriques de ses vagues de construction, semblables à ceux d’un arbre. Farndale avait livré tous les bâtiments par la route en béton aux enzymes, ligne droite comme un laser qui reliait la colonie à la côte. Les engins de terrassement qui avaient tracé ce cordon ombilical avaient également servi à dessiner la grille concentrique des rues de la ville. Des bâtiments argentés poussaient comme des champignons sur les terrains incurvés ; pour la plupart, il s’agissait de bungalows dont les murs et les toits préassemblés étaient arrivés dans de grands containers, avant d’être montés par quelques robots. Les bâtiments publics plus gros étaient également modulaires, des jeux de construction qui s’étiraient sur le sol, car on construisait tout de plain-pied. Pourquoi s’en priver, en effet ? Les terrains ne coûtaient presque rien, et les constructions verticales auraient représenté un surcoût. Lydian, tout comme des centaines d’autres villes dispersées sur le continent, servait de marché et de point de rassemblement pour les fermiers occupés à transformer les vastes plaines en terres arables. Bientôt, le chemin de fer atteindrait la gare préfabriquée sise à l’ouest de la ville ; les rails n’étaient plus qu’à trois cents kilomètres de Lydian et avançaient de deux kilomètres par jour. Avec le train arriverait un tout autre niveau de prospérité. Des fondations en béton étaient prêtes à accueillir des silos à grains, les points de fixation en métal dessinant des cercles sur le sol là où se dresseraient les cylindres géants qui domineraient la ligne des toits de la ville pendant les décennies à venir. Version plus petite de la capitale, Lydian accueillerait les très nombreux réfugiés qui peupleraient bientôt les plaines éternelles de la région et commenceraient une nouvelle vie. Depuis son hublot, Paula avait vu que plusieurs routes partaient de Lydian, formant une toile de béton qui, graduellement, cédait la place à des pistes de terre. Les véhicules y étaient très rares. Le bureau local de Farndale leur fournit une Land Rover modèle 12. Le gouverneur Charan les attendait dans le bâtiment qui concentrait les administrations du territoire, soit la structure la plus imposante de Lydian. — Sauf votre respect, madame, commença-t-il, je ne m’attendais pas exactement à ce que le conseil d’administration nous envoie quelqu’un comme vous. — Oui, j’imagine que vous auriez préféré quelqu’un d’autre. Charan haussa les épaules avec ostentation. Il était un des managers politiques principaux de Farndale. Sorti de sa cure de rajeunissement deux années plus tôt, il avait le physique sain d’un jeune homme de vingt-cinq ans et était plutôt bien charpenté, ce qui accentuait son image de responsable terre à terre habitué à mettre les mains dans le cambouis et à régler les problèmes concrets des territoires modelés par des pionniers. Il n’était manifestement pas du genre à perdre son temps avec la politique de l’entreprise. — Franchement, je ne vois pas ce que vous pouvez faire pour nous, dit-il d’un ton neutre. Un troupeau d’Onids met les nerfs de nos fermiers à rude épreuve, et pourtant je peux vous dire que nos pionniers sont des durs. — Un troupeau seulement ? s’étonna Paula. Ce n’était pas exactement ce que Wilson lui avait dit. — Pour l’instant, oui. Il vit vers le massif de Kajara, dans une zone très inhospitalière. On y trouve beaucoup de vallées et de forêts, où cette vermine peut se cacher à sa guise. Vous pourriez peut-être trouver leur cachette, les débusquer. Cet hypersonique à bord duquel vous êtes arrivée est-il équipé d’armes de confinement ? — Non, s’empressa de répondre Gary Main. C’est juste un jet privé destiné à transporter nos dirigeants. — Dans ce cas, je crains que vous perdiez votre temps comme le mien. J’ai un problème très sérieux à régler, et le temps nous manque. — La violence n’est pas une solution, intervint Paula. — Qu’est-ce que vous en savez ? lâcha Charan. Vous êtes arrivée il y a vingt minutes. Même ce vieux biologiste, ce Dino, n’a rien pu faire pour m’aider alors qu’il est là depuis plus d’une semaine. Écoutez, je vais me répéter et, sauf votre respect, si le Conseil n’a pas l’intention de m’aider, je vais monter moi-même une opération, réunir des hommes et m’occuper de cette saloperie avec des armes lourdes. Une fois pour toutes. Je ne peux pas me permettre d’attendre que d’autres troupeaux nous attaquent. — Qui est Dino ? demanda Paula à Gary Main. — Bernardino Paganuzzi, répondit Charan. Il travaillait à la capitale quand ça a commencé à chauffer. Il nous a rejoints après les premières attaques. — Pourquoi ? voulut savoir Paula. — Il appartenait à l’équipe de xénobiologistes qui a classé les Onids dans les espèces non intelligentes, expliqua Charan. Il est parti à la recherche du troupeau il y a dix jours dans l’intention de découvrir pourquoi son comportement avait changé. On n’a eu aucune nouvelle depuis. Ce vieil abruti a dû subir une perte corporelle. Si vous aviez vu sa tête ! Le pauvre a dépassé la date limite de rajeunissement d’au moins dix ans. — Je ferais mieux de partir à sa recherche, alors, dit Paula en goûtant avec plaisir la furtive grimace agacée qui déforma le visage de Charan. — Madame, ce troupeau comporte au moins deux cents individus ; vous ne pouvez pas partir à sa rencontre toute seule. Je propose de constituer une équipe dont vous prendrez la tête. Ainsi, si vous ne parvenez pas à régler le problème dans la douceur et le calme, vous aurez toujours la possibilité d’éradiquer le troupeau pour nous. Avec votre expérience, vous êtes la candidate idéale pour commander ce type d’opération. Tout le monde vous respecte. Tout le monde sauf vous, pensa-t-elle. — Pas question que je sois accompagnée de fermiers à la gâchette facile. Le problème ne sera pas résolu de cette manière. J’ai besoin de mener l’enquête toute seule, merci. — Je viens avec vous, lui annonça Gary Main lorsqu’ils eurent quitté le bureau du gouverneur. Ça fait partie de ma mission. — Non, vous allez rester ici pour tenter de contenir Charan. Maintenant qu’il sait que le Conseil ne lui enverra pas de soldats, il va monter une expédition punitive, officielle ou non. Vous êtes son supérieur dans la hiérarchie de la société, et Wilson a confiance en vous. Votre boulot consiste à dégager le terrain pour me permettre de faire le mien et de mener l’enquête à bien. — L’enquête ? répéta Gary comme ils quittaient le bâtiment administratif. — Oui, l’enquête, confirma Paula en chaussant ses lunettes de soleil. Comme l’a dit le gouverneur, quelque chose a énervé les Onids. Les humains sont le seul nouveau facteur apparu dans leur environnement. D’une façon ou d’une autre, nous sommes responsables. Nous avons fait quelque chose de mal, d’où la nécessité d’une enquête. À l’extérieur de Lydian, les communications étaient difficiles. Il n’y avait pas de cybersphère planétaire uniforme, juste des réseaux individuels dans chaque colonie. À trente kilomètres de la ville, sa connexion aux nœuds locaux était réduite au minimum. À quarante-cinq kilomètres, ses tatouages interfaces étaient à peine capables de maintenir une liaison avec les tours-relais primitives, par ailleurs peu nombreuses. Les cinq plates-formes de communication mises en orbite géostationnaire par Farndale étaient de simples antennes tout juste en mesure de la guider dans ce paysage ; de fait, elles attendaient encore d’être équipées du matériel nécessaire à l’activation d’une couverture universelle. Pour le moment, seuls les appels d’urgence passaient, et encore, quand on avait de la chance. La Land Rover traversait le paysage accidenté qui s’étirait à l’est de la ville. Les premières propriétés croisées étaient dignes des brochures vantant les mérites de la vie dans les nouvelles colonies, avec leurs jolis bungalows blanc argenté entourés de champs vert émeraude ondoyants. La terre était fertile et la végétation vigoureuse. À cinquante kilomètres de la ville, la route en béton aux enzymes se terminait. L’ordinateur de bord du véhicule l’informa qu’elle devait passer en conduite manuelle tandis que, sous les roues, l’asphalte cédait la place à une piste caillouteuse. Son assistant virtuel donna son accord à la voiture, et le manche à balai sortit du tableau de bord. Elle l’agrippa fermement, ses doigts établissant un contact avec les capteurs digitaux. Ses tatouages interfaces complétèrent la liaison entre son système nerveux et l’ordinateur de bord. Elle essaya de rouler à cinquante kilomètres à l’heure de moyenne, mais très souvent, elle devait se contenter de vingt ou trente car les suspensions étaient mises à rude épreuve par le terrain irrégulier. Cela faisait bien longtemps qu’elle n’avait conduit manuellement, et sa mémoire implantée était un peu poussiéreuse. Elle s’inquiétait surtout pour son van, qui menaçait de se renverser à la moindre occasion derrière elle. Il y avait toujours des fermes de part et d’autre de la route, à environ un kilomètre et demi, avec leurs bungalows identiques à ceux de la ville. Pendant la première heure, elle vit des robots tracteurs labourer et quadriller les prairies rouges et vertes. De larges disques de cendres avaient remplacé les bosquets d’arbres endogènes. Quelque temps plus tard, la piste disparut elle aussi, et elle se retrouva à rouler dans la prairie. De hauts poteaux étaient alignés devant elle, délimitant la route ; leurs lumières clignotaient faiblement dans le soleil. Il y avait de plus en plus d’arbres dans le paysage vallonné. Les équipes de déforestation avaient été parmi les premières à fuir devant les Onids devenus fous. La végétation locale avait des feuilles vert foncé striées de veines marron qui les rendaient encore plus sombres. Les arbres, eux, étaient presque noirs. Des genres de saules étaient penchés au-dessus des ruisseaux, tandis que de vastes bois colonisaient les cuvettes ; dans celles-ci, les troncs à l’écorce feuilletée étaient si denses qu’ils formaient une barrière impénétrable pour tout animal plus gros qu’un chien. Il n’y avait plus du tout d’activité humaine. Les fermes visibles depuis la route avaient été désertées. Des tracteurs robots très onéreux étaient abandonnés dans les champs, immobiles. Cela lui rappela douloureusement les vingt-trois mondes évacués après l’attaque des Primiens ; les gens avaient fui si vite qu’ils n’avaient même pas eu le temps d’emporter leurs biens. Et puis, éparpillés dans la nature sauvage, elle avisa de grands containers dont la cargaison n’avait été ni déballée ni montée. À environ quatre-vingt-dix kilomètres de la ville, Paula arrêta la Land Rover. La monture que lui avait dégottée Charan s’appelait Hurdy, une jument châtaigne très douce avec les cavaliers inexpérimentés, avait-il promis. Paula avait délibérément omis de lui dire qu’elle avait monté nombre de poneys et de chevaux durant son enfance à la campagne. Hurdy se montra ombrageuse et boudeuse lorsque Paula la sella. Et puis la jument comprit que sa cavalière savait ce qu’elle faisait et renonça à s’affirmer. Paula s’engagea sur des vallons nus en direction d’un ruban forestier qui recouvrait les contreforts des montagnes situées au sud-est. Au loin, les pics enneigés du massif de Kajara scintillaient dans la lumière violette du soleil brûlant. Quelque chose, dans l’équivalent local de l’herbe, libérait une forte odeur de cannelle musquée, qui rendait l’atmosphère humide encore plus oppressante. Sans la climatisation de la Land Rover, il ne lui fallut pas plus de quelques minutes pour être trempée de sueur. Elle avait choisi de commencer par la ferme de la famille Gorjon, attaquée deux jours plus tôt. Cet incident avait fini de persuader les derniers fermiers de la région à fuir pour Lydian, où ils avaient fait part de leur mécontentement à Charan. Si elle devait trouver des indices sur ce qui se passait, ce serait là-bas. Elle y arriva en quarante-cinq minutes. La stratégie adoptée par les Onids était intéressante. Paula examina les alentours du bungalow horriblement standard et comprit qu’il avait été encerclé ; le moindre brin d’herbe avait été écrabouillé par les sabots à trois griffes des Onids. Des pierres avaient été déterrées et jetées sur le bâtiment. Les vitres étaient cassées, et l’enduit réflecteur de chaleur argenté qui couvrait les murs était en lambeaux. Les parois en composite elles-mêmes présentaient des milliers d’impacts. Le jardin était jonché de piles de cailloux et de mottes de terre. Elle jeta un coup d’œil par une fenêtre brisée et constata que l’intérieur de la maison était également tapissé de pierres. Les Onids ne possédaient aucune autre arme ; c’était la seule stratégie qu’ils connaissaient. Le rapport des xénobiologistes mentionnait leur denture assez médiocre et la puissance relative de leurs membres supérieurs, dont ils se servaient surtout pour creuser le sol et déterrer leur aliment de base : la racine de marak. Deux cents individus jetant des pierres sur une même cible constituaient certainement une vision effrayante, même pour une famille bien armée. Sauf que Farndale n’autorisait ses fermiers à détenir que de faibles masers pour se défendre contre la vermine ; la société voulait à tout prix éviter une guerre sur ses terres. Paula contourna le bungalow dévasté. Elle ne trouva aucun cadavre d’Onid, alors que les masers fournis aux fermiers étaient des armes faciles d’usage qui n’auraient pas manqué de tuer quelques assaillants. Les survivants devaient avoir emporté les corps pour les inhumer. Mais pourquoi ? Rien ne semblait sortir de l’ordinaire, dans cette ferme. Il n’y avait pas de quoi s’attirer les foudres de quelque espèce que ce soit. Elle remonta en selle et chevaucha Hurdy jusqu’à un champ qu’un tracteur robot avait commencé à labourer. Comme le bungalow, la machine avait reçu un déluge de cailloux. Des pierres s’étaient coincées dans les roues et les essieux, où elles avaient détérioré de nombreux composants avant que l’ordinateur de bord coupe les circuits. Paula s’éloigna de la machine abandonnée et s’arrêta sur un carré de terre labourée. Apparemment, le tracteur n’avait arraché aucune racine de marak. Même avec ses implants rétiniens à haute résolution et l’aide des programmes de reconnaissance de son assistant virtuel, elle ne trouva aucune trace des longues feuilles parsemée de gris de cette plante. Ce n’était donc pas une question de nourriture. Restait la question du territoire. Elle embrassa ces terres fertiles et vallonnées du regard et arriva à la conclusion qu’une espèce non intelligente ne pouvait pas considérer la récente présence humaine comme une invasion. Des créatures proto-intelligentes, en revanche, risquaient d’être gênées par les fermiers. Mais pourquoi cette région était-elle la seule touchée ? Aucun autre troupeau n’avait causé de problème sur le reste du continent. Cette zone avait donc quelque chose de spécial. Elle décrivit un large cercle autour de la propriété et finit par trouver la piste du troupeau. Les empreintes conduisaient à la forêt qui s’accrochait aux contreforts de la montagne, à au moins une demi-journée de cheval. Hurdy s’engagea sur la piste d’herbe piétinée tandis que Paula gardait un œil sur les nuages qui bouillonnaient au-dessus de l’horizon sud. Deux heures plus tard, les nuages étaient noirs au-dessus de sa tête, et le front de la tempête bien visible qui arrivait du sud. Paula avait déjà déroulé sa redingote huilée pour affronter le déluge à venir. Soudain, son assistant virtuel reçut un faible message de détresse. — D’où est-il émis ? — De la ferme des Aleat. Une carte apparut dans sa vision virtuelle. La ferme en question se trouvait à cinq kilomètres et demi. — Nature de l’urgence ? demanda-t-elle. Comme si je ne le savais pas, se dit-elle, tout excitée. — Inconnue. Il s’agit d’une émission de forte puissance de type standard. — Allez, ma fille, lança Paula à Hurdy. La jument accéléra, galopant sur la végétation endogène de la prairie. Il lui restait plusieurs centaines de mètres à parcourir lorsqu’elle entendit le bruit. Les Onids criaient aussi fort qu’ils le pouvaient, meuglaient de leur voix de ténor, produisant un vacarme d’une intensité effrayante. Ils n’avaient peut-être pas de langage, mais ces cris exprimaient leurs sentiments d’une manière terriblement claire. Ils étaient en colère. Très en colère. Hurdy franchit la dernière arête. Devant Paula, ce qui ressemblait à un petit mais dense typhon de particules noires tournoyait au-dessus de la ferme. Les Onids couraient autour de la bâtisse à une vitesse folle, surtout pour des créatures dotées de tant de membres. Charan avait très sérieusement sous-estimé leur nombre ; ils étaient cinq cents au bas mot. Ils couraient en se balançant d’avant en arrière dans un mouvement fluide, leurs membres supérieurs arrachant des pierres et des mottes de terre séchée qu’ils jetaient sur la maison aussi fort qu’ils le pouvaient. — Merde ! grogna-t-elle. Hurdy s’était arrêtée, lui laissant le temps de fouiller dans ses affaires et de sortir de son holster sa carabine maser. Néanmoins, elle était réticente à l’idée de s’en servir. Un cri humain transperça l’atmosphère et résonna par-dessus les meuglements des Onids. Paula reconnut une voix féminine et sans doute jeune. Ses tatouages interfaces l’aidèrent à identifier sa provenance. Le tracteur robot de l’exploitation. Isolé, à deux cents mètres du bungalow. Plus de vingt Onids l’encerclaient déjà. Des pierres pleuvaient sur sa carrosserie rouge. Paula repéra la jeune fille pétrifiée cachée dans l’espace très étroit qui séparait la roue arrière du moteur. Ses tatouages lui signalèrent aussi que quelqu’un tirait avec un maser depuis la porte d’entrée brisée. Elle vit dans sa vision périphérique deux Onids tomber. — Nom de Dieu ! hurla-t-elle. Elle ne voulait pas tirer sur les Onids qui encerclaient le tracteur robot car, s’ils avaient la mentalité des troupeaux terriens, ils ne manqueraient sans doute pas de la charger. Et alors elle n’aurait plus le choix. Elle avait la puissance de feu nécessaire, mais… Soudain, un cavalier apparut au loin ; il fonçait vers la ferme. Ses tatouages informèrent Paula que deux petits objets s’éloignaient à grande vitesse du personnage mystérieux et décrivaient une parabole en direction du troupeau. Alors il y eut une détonation assourdissante, et elle n’entendit plus rien. Elle se plaqua les mains sur les oreilles. Pas le choix. Hurdy se cabra de peur. En s’accrochant comme elle pouvait pour ne pas se faire désarçonner, Paula lâcha sa carabine. Quand elle décolla les mains de sa tête, le bruit lui fit l’effet d’une lance enfoncée dans son cerveau. La jument s’éloigna au petit galop. Paula s’accrocha d’une main au cou de la bête et, de l’autre, serra les rênes pour essayer de lui faire faire demi-tour. Par intermittence, elle voyait le troupeau. Les Onids avaient interrompu leur danse circulaire autour de la ferme et prenaient leurs jambes à leur cou en ordre dispersé. Moins d’une minute plus tard, ils étaient tous partis, pris de panique. Les hurlements assourdissants cessèrent. On aurait dit qu’une implosion avait aspiré tous les bruits de la plaine. Paula n’entendait plus rien du tout. Elle fit de son mieux pour rassurer la jument effrayée. Bientôt, Hurdy fut suffisamment calme pour qu’elle puisse mettre pied à terre sans risquer de se faire mal. Comme il semblait exclu de la forcer à se rapprocher davantage de la ferme, Paula l’attacha à un buisson, ramassa sa carabine et prit la direction du bungalow endommagé, en contrebas. Au loin, de l’autre côté du tracteur robot, l’autre cavalier pourchassait le troupeau en fuite. Mauvaise idée, se dit-elle en hésitant à poursuivre sa descente. Elle n’entendait toujours rien d’autre qu’un vilain bourdonnement aigu dans les deux oreilles. Ce qui signifiait que l’autre cavalier n’entendrait rien si elle lui criait d’arrêter. Ses implants rétiniens zoomèrent et lui montrèrent un cavalier brandissant un petit pistolet au canon épais. Les capteurs de ses tatouages suivirent le projectile ; il était beaucoup plus gros qu’une balle normale, et considérablement plus lent. Le cavalier stoppa sa monture et regarda le troupeau s’éloigner en rangeant son arme étrange dans son holster. Un homme et une femme sortirent en courant du bungalow et foncèrent vers le tracteur. La petite fille glissa hors de sa cachette et tomba par terre. De là où elle se trouvait, Paula estima son âge à huit ans environ. La fillette sanglotait, inconsolable. Le temps de les rejoindre, la petite serrait ses parents de toutes ses forces. Ceux-ci lui rendaient son étreinte, et tous les trois pleuraient à chaudes larmes. — Vous allez bien ? cria Paula aux Aleat. Elle s’entendait à peine parler à cause des bourdonnements persistants dans ses oreilles. L’homme hocha sèchement la tête. Il avisa sa carabine. — C’est vous qui les avez chassés ? C’est le gouverneur qui vous envoie ? Elle secoua la tête. À ce moment-là, le second cavalier arriva et descendit de sa monture d’un mouvement fluide qui ne trahissait pas son âge. — Dino ? cria Paula. Il sortit de petits bouchons verts de ses oreilles. — Quoi ? — Vous devez être Dino, le biologiste. — En effet. Enfin, le xénobiologiste, mais on ne va pas chipoter. Son âge apparent était d’environ cinquante-cinq ans, peut-être soixante. Il était plus petit que la moyenne, et ses cheveux bruns et grisonnants s’affinaient. Quand il lui sourit, elle ne put s’empêcher de sourire aussi, car il inspirait la joie de vivre. Une fois rajeuni, il serait probablement séduisant, se surprit-elle à penser. — Bonjour, je suis Paula Myo, dit-elle d’une voix qu’elle n’espérait pas trop forte. Avec quoi les avez-vous effrayés ? — Des hurleurs. Ça fait partie de l’équipement standard du xénobiologiste non violent. La plupart des animaux se font dessus en entendant ça. Une vraie débandade. — Ah ! d’accord. Les armes soniques ne faisaient pas partie de l’arsenal des officiers du Conseil. Dino se tourna vers le troupeau d’Onids. — Je devrais les suivre… — Quoi ? — Vous voulez bien arrêter de crier ? — Je vais essayer. Pourquoi ? Pourquoi les suivre ? — Je veux découvrir où je me suis planté, répondit-il avec son fameux sourire. J’ai besoin de comprendre ce qui se passe. — Les humains les ont provoqués…, dit Paula en regardant la famille traumatisée. — Oui, mais comment ? demanda Dino en désignant d’un grand geste du bras les terres cultivées et le bungalow. — Je ne sais pas. C’est… … la raison de ma présence ici. — Vous êtes la Paula Myo ? Je vais adorer travailler avec vous. — Je travaille seule, désolée. — Oh ! J’imagine que vous êtes équipée d’un pisteur pour les suivre. Paula tourna la tête vers les lointains contreforts, mais le troupeau avait déjà disparu parmi les replis de terrain. Elle lâcha un soupir. — Vous devez retourner en ville le temps que tout soit réglé, dit-elle aux trois Aleat. La fillette se colla à sa mère, cherchant son réconfort. — En ville ? cracha le père. Qu’on retourne en ville ? On va se barrer de cette satanée planète, oui ! Et je vais poursuivre Farndale en justice. On a bien failli y passer. D’ailleurs, vous serez mon témoin. Agacée, Paula leva les yeux au ciel. C’était peut-être cela, la civilisation ; au lieu de dégainer son arme, on appelait son avocat. Dino tentait de contenir un sourire moqueur. — Bon, poursuivit-elle, quelle est la portée de vos émetteurs ? L’averse fut bien plus violente que prévu. Elle avait rarement connu pareil déluge, et pourtant elle avait visité nombre de planètes. Son chapeau à large bord et son pardessus avec son col relevé étaient quasi inutiles. Les gouttes tombaient si violemment qu’elles semblaient transpercer les couches garanties étanches de son pardessus. Et il faisait froid. Elle frissonnait, alors même qu’elle voyait les rayons chauds du soleil de cette fin d’après-midi fendre la couche nuageuse à l’ouest. Tête baissée, les deux chevaux avançaient d’un pas lent et lourd en s’ébrouant et en fumant des naseaux. Ses tatouages l’informèrent que l’émetteur n’était plus qu’à une cinquantaine de mètres, quelque part au milieu des affleurements rocheux éparpillés devant eux. Sans se concerter, Dino et elles mirent pied à terre, se baissèrent et avancèrent. Dans ces conditions, et tandis qu’ils se faufilaient entre les arêtes de pierre, la vision infrarouge ne servait presque à rien. Paula scanna les alentours avec les capteurs de ses bras et de sa tête, mais ne put voir au-delà de deux cents mètres à cause des conditions météorologiques. Elle essaya tous les spectres disponibles, mais ne repéra aucun autre Onid. Ses capteurs n’étaient certes pas configurés pour ce type de tâche. Le troupeau devait avoir abandonné la bête marquée, mais pourquoi ? Plus que vingt mètres. Le signal était parfaitement immobile. Il provenait de sous un bloc de roche sédimentaire friable, qui mesurait bien quatre mètres de haut. Le rocher était légèrement penché vers l’avant, formant un surplomb au-dessus de la créature. La pluie dégoulinait sur les flancs du bloc. Les plaques de mousse gris-bleu qui colonisaient ses crevasses étaient imbibées comme des éponges. Paula fit signe à Dino de passer par la gauche et dégaina son pistolet étourdisseur ; en effet, il n’y avait pas de raison pour que celui-ci n’agisse pas sur les fibres nerveuses des Onids. Dino se déplaçait étonnamment vite. Paula se hâta de contourner le rocher, l’arme pointée devant elle, le bras guidé par son système de visée. — Merde ! Il n’y avait rien. Pas d’Onid. La pastille émettrice gisait dans la boue, son côté adhésif encore collé à un morceau de peau. Dino fronça les sourcils, ramassa l’objet gris terne et considéra en plissant le nez le lambeau de chair. — Elle a été arrachée. Paula l’entendit à peu près clairement. Dans ses oreilles, les bourdonnements avaient progressivement cédé la place à un vilain acouphène durant leur chevauchée dans la prairie. — Pourquoi auraient-ils fait ça ? demanda-t-elle. Dino eut un haussement d’épaules éloquent et parfaitement visible malgré le long et large manteau qui dissimulait sa silhouette. — Mauvaise question. Je me demande plutôt comment ils l’ont trouvée. — En général, on s’en rend compte quand on prend un grand coup sur les fesses. — Non, je n’y crois pas, rétorqua-t-il en secouant la tête. Pas un animal. Un Onid peut recevoir une noix sur la tête sans s’en rendre compte. Par ailleurs, la pastille se tord au moment de l’impact pour réduire le choc au minimum. Normalement, la bête ne sent rien du tout. — Vous êtes en train de me dire que les Onids sont proto-intelligents et qu’ils ont compris que cette pastille était mauvaise pour eux ? — Même si on s’est plantés dans la classification, même si les Onids sont des protos, comment seraient-ils arrivés à cette conclusion ? Paula rengaina son arme. — La réponse est évidente : quelqu’un le leur a dit. — Vraiment ? Quelqu’un s’est assis pour expliquer le principe de l’émission radio numérique cryptée à une créature qui ne dispose que de deux cris à son arsenal : un pour « nourriture » et un pour « danger » ? — Vous classez les espèces en fonction de leur vocabulaire ? — En partie, oui. La communication est à la base de l’intelligence. On n’a pas trouvé mieux comme indicateur de la conscience de soi. Plus vous comprenez de choses en dehors des simples réactions instinctives, plus vous grimpez sur l’échelle de l’intelligence. — Dans ce cas, dites-moi comment cet animal a eu l’idée d’arracher son émetteur, demanda-t-elle en posant un regard appuyé sur l’objet et le lambeau de chair auquel il était accroché. En tout cas, il avait vraiment envie de s’en débarrasser, parce que ça a dû faire sacrément mal. Dino examina la boue autour du rocher. — Ils n’ont pas de très bonnes dents, marmonna-t-il. Alors… ah ! voilà. (Il ramassa un mince éclat de pierre, le brandit et l’examina.) Intéressant. Mes implants détectent des débris cellulaires, ici, sur la lame. Un couteau rudimentaire, à mon avis. Paula grimaça. Cette « lame » ne lui semblait pas très tranchante. — Ils se servent donc d’outils ? — Peut-être. En tout cas, on n’a encore jamais trouvé d’outil fabriqué par les Onids. C’est peut-être juste une solution instinctive. — Je ne pense pas qu’on puisse parvenir à un résultat de ce genre sans réfléchir. — Heureusement que vous n’êtes pas l’experte chargée de rédiger ces rapports. Lancer un escargot sur une pierre pour en casser la coquille : instinct ou usage d’un outil. Paula lui lança un regard de biais, qui passa probablement inaperçu à cause de sa peau dégoulinante d’eau et de ses cheveux couleur ébène plaqués sur son crâne. — Nous avons besoin de davantage d’informations, dit-elle. — Évidemment, c’est la raison de notre présence ici. Elle se demanda s’il était délibérément impoli avec elle ou s’il ne pouvait s’empêcher d’être méprisant avec la profane qu’elle était. — Il vaut mieux camper ici, répondit-elle. J’ai sérieusement besoin de me sécher. Leur piste sera facile à suivre demain matin. — Vous avez apporté une tente ? — Je suis sûr que mon assistant a pensé à m’en préparer une. Paula constata avec satisfaction que Dino n’était pas un lève-tard. Tout comme elle, il se réveilla à l’aube, frais et dispos. Rien à voir avec l’universitaire typique. La tente hémisphérique en contre-plastique de Paula se contracta en une boule à peine plus grosse que son poing pendant qu’elle activait les tablettes thermiques de son pack petit déjeuner. Orange fraîche et smoothie à la mangue pour commencer, puis thé bien chaud, sandwich au saumon fumé et œufs brouillés. — On aime son confort, hein ? remarqua Dino en repliant la tente plus traditionnelle dans laquelle il avait passé la nuit. Paula sourit et mordit dans son sandwich. Au moins avait-il apporté des packs et ne chassait-il pas son petit déjeuner à la lance comme un homme de Cro-Magnon. — On a mis des siècles à bâtir notre civilisation ; pourquoi renoncerais-je à ses bienfaits ? — Ma tente est simple, quoique parfaitement adéquate. La vôtre est l’exemple ultime du consumérisme technologique. Elle coûte dix fois plus cher, et on ne peut même pas la réparer quand elle se déchire. — Le contre-plastique est très résistant ; ce n’est pas un ballon de baudruche. — Vous avez réinventé la roue, en somme. — Non, nous l’avons perfectionnée. Nous avons pris votre disque de bois pour y ajouter un pneu et une suspension. C’est comme ça que nous procédons depuis toujours : nous améliorons les choses. Dino enfonça dans sa bouche ce qui restait de son sandwich au bacon. — Je me demande si les Onids sont du même avis. — S’ils se posent des questions philosophiques de ce genre, alors c’est qu’ils sont intelligents. — Oui. Il entreprit d’attacher ses affaires à sa selle. — Alors, le sont-ils ? Ils se sont méfiés de l’émetteur, apparemment. Ils ont compris que cette chose n’avait rien à faire là, qu’elle était dangereuse pour eux. N’est-ce pas la marque d’un processus analytique rationnel ? — Je n’en sais rien. J’ai passé la majeure partie de la nuit à réfléchir à la question, et ça ne m’a mené nulle part. Rien, dans les données que nous avons recueillies, n’aurait pu nous permettre de prévoir un tel comportement. Nous passons à côté de quelque chose. — Eh bien, cherchons ce quelque chose. La piste du troupeau ne fut pas difficile à trouver. Après avoir fui la ferme des Aleat, il avait pris la direction du massif de Kajara, piétinant la prairie en ligne droite. — Ils ont un chez-eux ? demanda Paula. Un endroit où nous pourrions les retrouver ? Un nid, un terrier, quelque chose ? — Leur cimetière est le centre de leur territoire. Normalement, ils ne s’aventurent jamais très loin de lui. Juste assez pour déterrer leur nourriture. — Ils sont exclusivement herbivores ? — Oui. — Ils n’ont donc pas de stratégie d’attaque, réfléchit tout haut Paula. — Exact, confirma Dino en remontant en selle. — Alors ils sont intelligents, insista Paula. Ils ont créé une stratégie à partir de rien. Dino secoua la tête d’un air péremptoire et fit claquer ses rênes. Paula marmonna un juron incrédule tandis que Hurdy emboîtait le pas de l’autre cheval. Il était clair que l’équipe de Dino s’était trompée dans sa classification, même si le xénobiologiste rechignait à l’admettre. Ce qu’elle avait vu jusque-là justifiait largement une réévaluation officielle. Elle savait qu’évacuer tous les humains de la planète serait terriblement compliqué. Voire impossible. Les gens qui avaient déferlé sur cette planète après la guerre afin de commencer une nouvelle vie avaient quelque chose de spécial, une détermination que le Commonwealth n’avait pas connue depuis deux générations. Ils ne plieraient pas l’échine et n’accepteraient jamais sans broncher qu’un lointain gouvernement leur impose une loi bien-pensante les obligeant à laisser une espèce extraterrestre poursuivre librement son développement. Et il me revient de pointer du doigt cette erreur de classification. Le sentiment de la population à son égard ne risquant pas de s’améliorer, elle se demanda si Wilson ne lui avait pas tendu un piège. Pour la punir d’avoir fait condamner Oscar ? Non, plus elle y pensait, moins elle croyait à cette hypothèse. Plonger Menard dans le chaos, ruiner la vie de millions de réfugiés, aggraver la crise économique dans laquelle était plongé le Commonwealth uniquement pour régler un compte personnel, cela ne ressemblait pas à Wilson. Étrange, alors, qu’il ait choisi de confier cette mission à la seule personne de tout l’univers qui ne risquait pas de cacher aux autorités l’erreur manifeste de classification des Onids. Paula ne ferait jamais que ce qui était correct et légal. Son profilage psychoneural était la garantie d’un comportement adéquat et exemplaire en toutes circonstances. Elle était comme ça. — Des chevaux, annonça Dino. Paula tira sur ses rênes et scanna les alentours. Ses implants ne détectèrent aucun mouvement dans les herbes ondoyantes. Dino lui lança un regard suffisant et pointa le doigt vers le bas. — Quand on a autant d’expérience du terrain que moi, on ne s’en remet plus intégralement aux capteurs et autres programmes de reconnaissance. Paula zooma sur la zone qu’il était en train de montrer, à côté de la piste laissée par les Onids, et découvrit un monceau de crottin de cheval. — Trois ou quatre jours, évalua Dino. Je dirais qu’ils étaient quatre. Et plutôt pressés. Voyez comme les brins cassés sont écartés. Oui, ils allaient très vite. Ils galopaient, même. Paula mit pied à terre et étudia le sol. À présent qu’elle savait quoi regarder, la piste des cavaliers était facilement reconnaissable. Derrière eux, elle était quasi parallèle à celle des Onids, qu’elle rejoignait presque là où Dino et elles s’étaient arrêtés. — Je crois que nous venons de découvrir notre raison, dit Dino. Paula se retourna vers le massif de Kajara, qui dominait la prairie. Les contreforts et leur large ruban boisé n’étaient plus qu’à sept ou huit kilomètres. Elle suivit du regard la piste des cavaliers et tenta de déterminer où elle conduisait. Nulle part, apparemment, ou peut-être dans la forêt. D’après la carte déployée dans son champ de vision par son assistant virtuel, cette zone de la plaine était vide de colons ; on n’y trouvait aucune ferme, aucune parcelle allouée. Rien. Pas le moindre jalon. — Oui, acquiesça Paula à contrecœur. Les cavaliers ont provoqué les Onids. Mais comment et dans quelle intention ? Quel goût a la viande des Onids ? demanda-t-elle à Dino en le regardant de biais. — Non, non, lâcha-t-il. Biologiquement parlant, nous sommes similaires, mais pas compatibles. Leurs protéines cellulaires ne nous conviennent pas du tout, et le taux d’azote est beaucoup trop élevé. Faites un barbecue avec un de ces bestiaux et, dans le meilleur des cas, vous passerez la journée à gerber. Il faut chercher ailleurs. — Leurs déjections ? — Ah ! bien essayé ! Vous pensez qu’elles pourraient être précieuses, comme du guano ? — Quelque chose comme ça. — Encore une fois, non. Leur merde est tout à fait ordinaire. Elle est riche en fer, mais c’est à cause de la racine de marak. Tout cela est détaillé dans notre rapport. Paula scruta les contreforts et leur épais et sombre tapis forestier. — Qu’y a-t-il de si précieux là-bas pour que quelqu’un prenne tous ces risques ? — C’est ce que j’adore dans mon boulot ; il y a tellement de découvertes à faire. — Eh bien, faisons-le, votre boulot ! proposa Paula en remontant en selle. Les deux pistes parallèles conduisaient aux franges de la forêt. Au-delà, elles devenaient difficiles à suivre, car les sous-bois étaient complètement labourés par les chevaux et les Onids. La zone tout entière semblait avoir connu un trafic important dans les semaines passées. — C’est un axe très fréquenté, expliqua Dino. — Tant mieux, nous allons tous au même endroit. Ils mirent pied à terre et conduisirent leurs montures le long des troncs épais. Les morceaux d’écorce qui tapissaient le sol craquaient sous les sabots des chevaux. Les implants de Paula commencèrent à scanner les environs à la recherche de bêtes extraterrestres. Quarante minutes plus tard, les arbres se raréfièrent, et ils débouchèrent dans une longue vallée au fond de laquelle coulait une large rivière. Les contreforts, qui constituaient l’extrémité supérieure de la vallée, étaient abrupts et parcourus de nombreux ruisseaux qui bouillonnaient sur des coteaux froissés jonchés de rochers. Paula resta à l’ombre du dernier bouquet d’arbres et scanna la vallée tout entière. Elle repéra plusieurs Onids, qui se baissaient lentement pour déterrer des racines de marak. Elle se glissa derrière un tronc. — Voilà à quoi devrait ressembler cette planète, dit Dino en regardant par-dessus l’épaule de Paula. Tout y est si tranquille. Je ne vois rien ici qui puisse intéresser qui que ce soit. — Eh bien ! cherchons, murmura Paula. Ils retournèrent dans la forêt, où ils avaient attaché les chevaux. Pour que les Onids les repèrent, il faudrait qu’ils croisent leur route par hasard, risque qu’elle était disposée à prendre. Elle ouvrit une de ses sacoches et en sortit une fine mallette qui contenait huit oiseaux espions, disques de cinq centimètres de diamètre constitués d’un anneau externe truffé de capteurs divers et d’une hélice centrale. Leurs moteurs se mirent à tourner en silence, et ils s’élevèrent de la mallette, voletant devant elle en attendant que son assistant virtuel leur transmette ses instructions. Une fois la procédure terminée, ils fondirent vers la vallée en volant à une altitude de quinze mètres. Des images apparurent dans la vision virtuelle de Paula. Les oiseaux espions étaient équipés d’un nombre impressionnant de capteurs, et la moindre anomalie serait rapidement détectée et transmise à Paula. Toutefois, après cinq minutes de recherche, la jeune femme comprit que leur mission ne serait pas facile. La vallée semblait être un endroit agréable et bucolique. Aucun de ses minuscules espions ne détecta de source importante de chaleur pouvant trahir la présence d’un prédateur. Parmi ses hypothèses les plus plausibles, il y avait la possibilité que des hommes aient lâché sur Menard des animaux terriens, notamment des bêtes en voie de disparition. Paula savait qu’on élevait des chimpanzés, des panthères, des lions et autres dans des colonies secrètes. Certaines personnes payaient ensuite des fortunes pour avoir le privilège de les chasser ; il y avait toujours des clients pour ce type d’activité, et un monde comme Menard serait l’endroit idéal pour installer une pareille entreprise. — J’ai trouvé le cimetière, annonça Dino. Oiseau espion numéro trois. Mais qu’est-ce qui lui est arrivé ? Paula, qui examinait des images transmises par les appareils numéros huit et cinq, bascula sur le numéro trois. À la base d’une falaise rocheuse, elle avisa une longue étendue herbeuse couverte de petits monticules de terre : le cœur du troupeau. La zone était vaste, se rendit-elle compte ; les monticules étaient très nombreux, et certains, presque plats, probablement anciens. La majorité des tombes étaient couvertes d’herbe, mais un bon nombre étaient ouvertes. Le travail n’avait pas été fait proprement ; le profanateur pressé avait éparpillé la terre dans tous les sens. — Vous êtes sûr qu’il n’y a pas de prédateurs endogènes dans le coin ? demanda-t-elle à Dino. — On n’en a jamais vu, en tout cas. Il y a bien un bestiau, au nord du continent, le gruganat. Ça ressemble un peu au lion terrien, mais en beaucoup plus rapide. Ils se nourrissent d’Onids et d’autres animaux, mais personne n’en a jamais vu dans le coin. — Et si c’était le premier ? En s’installant dans le Nord, l’homme l’a peut-être chassé de son habitat naturel et de son terrain de chasse. Dino fit la grimace. — Les gruganats préfèrent la viande fraîche, et ce n’est pas ça qui manque, ici. Paula envoya l’oiseau espion numéro deux vers le cimetière et lui demanda d’effectuer un vol stationnaire au-dessus d’une des tombes éventrées. Ce n’était pas une excavation particulièrement profonde ; le cadavre en décomposition était à peine visible dans le fond de la cuvette ovale. — Ce n’est pas un animal carnivore qui a fait ça, commenta Dino. Le corps n’a pas été touché. — En effet, acquiesça Paula. Et regardez les bords du trou ; ils sont propres, droits. Cette fosse a été creusée avec une pelle. Voilà ce que sont venus faire ces cavaliers. — Les totems ! s’exclama Dino, choqué. Ils ont pris les totems. Chaque Onid est inhumé avec le totem de sa tribu. Pas étonnant qu’ils soient si furieux. — Mais pourquoi ? Pourquoi quelqu’un volerait-il ces totems ? D’après votre rapport, ce ne sont que des pierres. — C’est vrai. Des pierres, mais aussi des bâtons et même, une fois, une fleur. Chaque troupeau a un totem différent, qui renforce son identité. Du moins, c’est ce que nous avons conclu. — Et ce troupeau-ci, qu’utilise-t-il ? — Je n’en sais rien. Quelque chose que l’on trouve facilement dans la région. Paula envoya l’oiseau espion numéro deux au-dessus d’une tombe intacte. Ses capteurs balayèrent rapidement le petit monticule. — Il y a un genre de métal, là-dedans. (Elle étudia les résultats qui s’affichaient dans sa vision virtuelle.) Oui, du métal. Un petit morceau. — Du métal, vous êtes sûre ? Elle envoya son espion au-dessus de la tombe suivante qui, elle aussi, contenait un morceau de métal. La signature était presque identique. — La détection de métaux est une des techniques les plus anciennes de l’humanité. Malheureusement, je ne peux pas déterminer sa composition. Les oiseaux espions sont capables de beaucoup de choses, mais pas encore de miracles. (Elle leva la main devant son visage. Les courbes fines de ses tatouages interfaces apparurent sur sa peau, comme si du chrome circulait dans ses veines.) J’ai besoin de me rapprocher un peu pour obtenir une lecture décente. Je n’ai pas envie de profaner une nouvelle tombe. — Où le troupeau trouve-t-il ce métal ? murmura Dino. — Je ne sais pas. En tout cas, il doit avoir de la valeur pour l’homme. (Cela lui semblait pourtant très peu probable.) À moins qu’un navire extraterrestre se soit écrasé dans les parages et qu’ils récupèrent des morceaux de son épave… — Et c’est plausible, ça ? — Pas vraiment, admit-elle. On va devoir descendre dans la vallée pour jeter un coup d’œil. — On ne peut pas prendre le risque de se faire surprendre. Le troupeau est bien assez en colère comme ça. — Est-ce qu’ils ont le sommeil lourd ? Tandis que Dino s’apprêtait à répondre, l’espion numéro six sonna l’alerte. Plusieurs objets solides projetés depuis le sol venaient de le manquer de peu. Ils n’étaient pas très grands et ne s’élevaient heureusement pas tout à fait assez haut. Les projectiles n’eurent pas le temps de retomber par terre qu’une deuxième salve fut lancée. Paula regarda directement par l’œil de l’oiseau. Une bonne dizaine d’Onids étaient agglutinés en dessous et jetaient des pierres. Elle ordonna immédiatement à l’espion de prendre de l’altitude. Lorsqu’il fut à trente mètres du sol, elle lui demande de maintenir sa position. Les Onids étaient toujours là qui lançaient des pierres. Et ils étaient de plus en plus nombreux. Leurs meuglements d’alerte commençaient à emplir la vallée. — Comment diable l’ont-ils vu ? demanda Paula, incrédule. Il est silencieux, l’hélice tourne sur un roulement en supraconducteur, et il est d’un gris totalement neutre. (Elle leva les yeux vers les nuages qui défilaient au-dessus des pics.) Sur un ciel de ce genre, il est quasi impossible à détecter. Ont-ils un genre d’ultravision ? — Non, leur vue est moins bonne que la nôtre. — Mais alors… — Je ne sais pas. (Il se retourna vers l’orée de la forêt.) Il faut qu’on découvre ce qu’il y a dans ces tombes. Paula se concentra de nouveau sur les images que lui envoyait l’espion numéro six. Il y avait une vingtaine d’Onids en dessous, qui grattaient le sol à la recherche de pierres à lancer. Elle ordonna à l’appareil de descendre lentement vers le fond de la vallée, où coulait une rivière rapide. Les Onids le suivirent comme s’il était un genre de gourou. — Mais comment… ? murmura-t-elle. Sa question devrait attendre car, tactiquement parlant, l’occasion était trop bonne. Elle demanda rapidement à quatre autres oiseaux espions de se joindre au numéro six, les faisant voleter à basse altitude pour attirer l’attention de divers groupes d’Onids. Au bout d’une demi-heure de meuglements et de hurlements qui résonnaient dans toute la vallée, les cinq appareils formèrent un V dans le ciel. Sous eux étaient agglutinés une centaine d’Onids occupés à les viser avec leurs projectiles inefficaces, tandis que tous les autres Onids de la vallée, semblait-il, se précipitaient pour les rejoindre. Les oiseaux espions volèrent vers l’extrémité de la vallée et la forêt située au-delà. En vol stationnaire cinq cents mètres au-dessus d’eux, les trois espions restants surveillaient le cimetière et le paysage alentour. Il n’y avait plus d’Onids dans les parages. — S’ils étaient intelligents, ils auraient laissé des gardes sur place, remarqua Dino, comme ils émergeaient de la forêt à proximité du cimetière. — Oui, concéda Paula. Paula fit trotter Hurdy au pied de la falaise en prenant garde de rester à l’ombre. Si, comme l’avait dit Dino, les Onids avaient une mauvaise vue, alors ils ne la verraient pas de loin. Néanmoins, Paula surveilla les fissures du coin de l’œil et garda sa carabine à la main car elle craignait de tomber dans une embuscade. Ils mirent pied à terre devant le premier monticule de terre. Les lignes argentées des tatouages de Paula réapparurent sur sa main, dessinant un lacis délicat sur son avant-bras. Elle s’agenouilla devant la tombe et agita lentement la main au-dessus de l’herbe éparse. Le résultat du scan apparut dans sa vision virtuelle sous la forme de graphiques lumineux et colorés superposés à ce qu’elle voyait. — Nom de Dieu ! lâcha-t-elle. Suivre la piste des cavaliers dans la prairie n’était pas difficile. Dino et Paula mirent quatre heures pour atteindre la dense forêt à laquelle elle menait. Tandis qu’ils progressaient avec circonspection, Paula activa une nouvelle nuée d’oiseaux espions. Les capteurs volants scannèrent les environs à la recherche de tout signe d’activité humaine. Trois des petits appareils s’élevèrent au-dessus de la forêt, obtenant des résultats quasi immédiats. Les arbres entouraient un lac, au centre duquel flottait un genre de radeau de fortune doté d’une tente en guise de cabine. Les capteurs révélèrent la présence de deux personnes dans le périmètre. Paula retira rapidement ses espions au cas où les cavaliers disposeraient de leurs propres capteurs. — Et maintenant ? demanda Dino. Paula enfila son exosquelette générateur de champ de force par-dessus ses vêtements, en accéléra l’intégration et vérifia ses systèmes. — Je vais aller m’occuper d’eux, répondit-elle en sortant sa carabine de sa housse. Dino la considéra d’un air méfiant tandis qu’elle accrochait d’autres armes à son ceinturon. — Vous occuper d’eux comment, au juste ? — Je vais les mettre en état d’arrestation et les déférer devant la justice. — D’accord, acquiesça-t-il tandis qu’elle vérifiait son pistolet étourdisseur. Et moi, je fais quoi ? — Attendez-moi ici. Je vais faire mon boulot. Ayez confiance en moi. — Et les totems ? — Quand je les aurai récupérés, nous les rendrons au troupeau. Je vous laisse le soin de déterminer la manière dont nous procéderons. — Paula… j’ai vu les images du radeau prises par les espions. C’était une grande tente, et nous savons qu’il y a au moins quatre chevaux. J’imagine qu’ils seront armés. Peut-être devrions-nous appeler la milice de Charan en renfort. — Je n’ai pas besoin d’aide, mais merci de vous inquiéter pour moi. Pendant quelques secondes, Dino donna l’impression de vouloir protester, mais il finit par lever les bras et par lâcher : — Vous êtes dans votre élément. — Oui, dans mon élément. Paula contourna le lac, suivant une trajectoire parallèle au rivage, et finit par trouver l’endroit où le surplus d’eau s’échappait de la cuvette. De part et d’autre de l’eau qui gargouillait, le sol imbibé ressemblait davantage à de la vase qu’à de la boue, une vase qui bouillonnait de gaz extrêmement nocifs, flatulences de microbes encore non répertoriés. Les conditions étaient idéales pour l’équivalent local du roseau. Elle avait de la vase jusqu’au torse et progressait péniblement entre les tiges hérissées. Elle se retrouva bientôt en bordure du lac, les coudes dans l’eau, et écarta les derniers roseaux. Elle n’avait pas activé son champ de force car même un modeste arsenal de capteurs risquait de la repérer. Ses implants rétiniens zoomèrent et lui donnèrent une image claire. En réalité, il y avait deux radeaux. Le principal, qui accueillait la tente hémisphérique, était fermement ancré par quatre cordes qui disparaissaient dans les profondeurs du lac. Le plus petit était amarré au premier et ceint d’un haut garde-corps. Quatre chevaux se tenaient sur ses planches épaisses, mâchouillant placidement le contenu de leur musette. Une grosse corde partait du radeau principal, traversait deux anneaux en métal sertis dans les planches du plus petit et s’étirait jusqu’à un arbre, sur la rive. Pas mal comme cachette, concéda Paula. Le rapport des xénobiologistes était formel : les Onids ne savaient pas nager. Et les bois denses qui entouraient le lac constituaient un rideau suffisamment impénétrable pour dissimuler les cavaliers à la vue d’humains de passage. Un homme vêtu d’un jean et d’un tee-shirt jaune sortit de la tente. Il avait un seau à la main et un pistolet automatique à tir rapide à la ceinture. Cette arme aurait pu décimer le troupeau d’Onids tout entier, mais elle ne pouvait rien contre son champ de force. L’homme se rendit de l’autre côté du radeau, où des cages de fil de fer grossièrement tressé étaient attachées au pont. Paula constata avec étonnement que chacune des cages contenait un bébé onid accroupi dans ses propres excréments, ses membres supérieurs d’oisillons pressés contre le métal galvanisé. L’homme souleva le couvercle de la première cage, prit une racine de marak vert brun dans un seau et la laissa tomber par terre, où le petit Onid se jeta avidement dessus, mâchouillant la chair ramollie avec des dents minuscules et inefficaces. — Mais pourquoi, pour l’amour du ciel ? marmonna-t-elle. C’était une question presque rhétorique. Tout ce qu’elle avait vu, tous les facteurs de l’enquête s’assemblaient dans son subconscient hyperactif, comme ils le faisaient toujours. Elle décrocha de son ceinturon un petit pistolet cinétique, plissant le nez comme de nouvelles bulles nauséabondes remontaient à la surface de la vase. Son assistant virtuel reprogramma les pointes explosives des balles, réduisant leur puissance au minimum. Elle visa avec soin l’épaisse corde là où elle était attachée à l’arbre. Son assistant actionna son arme, lui évitant d’appuyer sur la détente physique, mouvement qui aurait légèrement modifié l’alignement du canon. La plus grande précision s’imposait. Un maser ou un laser à rayons X auraient été plus silencieux mais, encore une fois, elle ne voulait pas prendre le risque d’attirer l’attention de capteurs éventuels. La balle atteignit le tronc et explosa avec un bruit sourd, qu’elle entendit grâce à son audition améliorée, mais uniquement parce qu’elle écoutait attentivement. L’homme qui nourrissait les Onids captifs ne réagit pas. La corde tomba à l’eau en produisant quelques vaguelettes. Paula changea de position, sa grille de visée se centrant sur un des quatre câbles qui plongeaient dans l’eau sous le radeau. Un bruit mat, une discrète gerbe d’eau, et le câble coula. Elle eut le temps de couper deux autres câbles avant que l’homme se redresse et regarde autour de lui, le front barré d’une ride. Refusant de se précipiter, Paula visa le dernier câble et le sectionna proprement. L’homme regardait par-dessus bord en se demandant ce qui se passait. Finalement, il lâcha un grognement incrédule et se baissa pour attraper un des câbles. Il leva le bout sectionné devant ses yeux. Paula ne put s’empêcher de glousser en voyant sa mine si caractéristique ; on aurait dit un singe examinant les jolies couleurs d’une projection holographique. Il se mit à beugler. Trois hommes et deux femmes émergèrent de la tente. D’autres cris se réverbérèrent sur le lac immobile lorsqu’ils découvrirent que les quatre câbles avaient été sectionnés. La surprise céda la place à la colère. Paula rebroussa péniblement chemin, retournant se cacher parmi les arbres. Elle allait procéder à l’arrestation la plus lente de l’histoire. Ils ne tarderaient pas à s’en rendre compte, et alors leur colère se muerait en terreur. Et puis viendrait le temps du désespoir. Tandis que ses oiseaux espions attendaient en vol stationnaire au milieu des branches d’un arbre, de l’autre côté du lac, lui montrant la progression pénible du radeau, Paula attendit patiemment. L’eau qui alimentait le lac et s’en échappait n’avait pas un débit faramineux, mais le courant était régulier. Comme de bien entendu, lorsqu’ils furent à une quarantaine de mètres du marais où le trop-plein d’eau s’évacuait du lac, les cavaliers dégainèrent leurs armes. Paula identifia deux vieilles carabines maser militaires, un fusil de chasse, le pistolet automatique, et deux fusils à pompe. Elle commença à longer le lit caillouteux du ruisseau en direction du lac. Son champ de force s’activa, l’enveloppant dans une aura violette et chatoyante. — Là ! cria un des hommes tandis qu’elle émergeait de l’ombre des arbres qui la surplombaient. Elle se tenait à la source du ruisseau, dégoulinante de vase, telle la fameuse créature des marais des récits anciens. Toutes leurs armes firent feu simultanément. Ils n’étaient pas très bons tireurs, et le bouclier de Paula la protégea sans difficulté des quelques balles et rayons qui l’atteignirent, ne prenant une teinte bleutée qu’en de très rares occasions. Sur le plus petit des deux radeaux, les chevaux commencèrent à hennir de panique, agitant leur long cou et se bousculant. L’embarcation tanguait de façon alarmante. Sous le déluge de feu dont elle était la cible, Paula dégaina tranquillement son pistolet étourdisseur et visa le flanc d’un cheval avec une décharge de faible puissance. L’animal couina et se cabra, décrivant des moulinets avec ses sabots antérieurs avant de les abattre sur le plancher du radeau, dont un coin coula momentanément. Alors le pauvre animal sauta par-dessus le garde-corps et s’éloigna à la nage, bientôt suivi par ses congénères. Dans un bouillonnement crasseux de boue et d’eau, les bêtes entreprirent de rejoindre la rive en prenant soin de rester loin de la silhouette violette et lumineuse qui se dressait dans le ruisseau. Le radeau avançait inexorablement, entraîné par le courant. Lorsqu’il ne fut plus qu’à une vingtaine de mètres, Paula cria : — Je suis l’inspectrice Paula Myo. Vous êtes en état d’arrestation. Veuillez jeter vos armes à l’eau. — Va te faire mettre, salope ! — Mauvaise réponse, grogna-t-elle tandis que les masers se remettaient à tirer. Des étincelles phosphorescentes dansèrent autour d’elle comme un fusil à pompe atteignait sa cible. Elle brandit son pistolet cinétique, régla la tête explosive sur sa puissance maximale et tira sur la tente. Elle s’était trompée : une tente en contre-plastique réagissait comme un ballon. Quand la balle explosa, l’hémisphère tout entier disparut dans un éclair violet aveuglant. Des rubans de plastique en train de se rétracter furent projetés en tous sens, fouettant les cavaliers sans ménagement, déchirant leurs vêtements et lacérant les parties de leur corps qui étaient exposées. Ils hurlèrent tous de surprise plus que de douleur, la majeure partie des blessures étant superficielles. Paula monta au maximum la puissance de son étourdisseur et tira sur l’homme qui avait donné à manger aux Onids. Le radeau n’était plus qu’à une quinzaine de mètres. L’homme eut un spasme et tomba, inconscient, sur le pont. — Je vous ai dit de jeter vos armes, lança Paula. Je ne me répéterai pas. Ils hésitèrent, et puis, un à un, laissèrent tomber leurs armes dans l’eau. Paula activa un drone de télécommunication, qui monta à deux kilomètres d’altitude. De là, l’engin se connecta à la cybersphère minimaliste de Lydian, lui permettant d’appeler. Vingt minutes plus tard, un jet hypersonique de Farndale se posait à la verticale à côté du bois en générant un cyclone de brins d’herbe et de feuilles mortes. Gary Main descendit l’escalier quatre à quatre et découvrit les prisonniers qui se tenaient, l’air maussade, à côté de Paula et Dino. — Que s’est-il passé ? demanda-t-il. — Ils ont provoqué le troupeau en profanant et en pillant ses sépultures, expliqua Paula. — C’est pour cela que les fermes ont été attaquées, poursuivit Dino. Les Onids n’avaient pas d’autre façon d’évacuer leur frustration. Tout intrus est une cible potentielle car, pour eux, nous nous ressemblons tous. Mais c’est terminé, maintenant. — Des pilleurs de tombes ? Qu’y a-t-il donc de si intéressant à récupérer dans une sépulture d’Onid ? Paula et Dino échangèrent un regard. Paula brandit un sac comme il y en avait des dizaines sur le radeau. Gary le soupesa d’un air étonné et l’ouvrit avec circonspection. — Merde ! lâcha-t-il en sortant une pépite plus longue que son pouce. — C’est de l’or. — Oui, de l’or pur, confirma Paula. — Tous les troupeaux utilisent des totems différents, expliqua Dino. Celui-ci a eu le malheur de choisir l’or qui, pour eux, est une pierre comme les autres. Paula désigna d’un geste du bras le massif de Kajara, qui dominait l’horizon. — Il doit y avoir de riches gisements là-haut, et les pépites sont charriées par les ruisseaux, très nombreux tout autour de leur cimetière. Gary considéra la pépite en secouant la tête. — Ils prennent le premier truc brillant qu’ils trouvent, alors ? — Ouais, confirma Dino. — Pauvres bêtes ! Tous les troupeaux qui vivent dans la région affectionnent-ils l’or ? — Non. En tout cas, pas les troupeaux voisins. Toutefois, il suffit qu’il y en ait beaucoup sur leur territoire pour qu’ils s’en servent. — Je me demande combien il y en a, là-haut. On est complètement passé à côté dans notre étude géologique. Il est vrai que les scans préliminaires des satellites n’étaient pas très détaillés. — Je suis certaine que Farndale ne tardera pas à rectifier le tir, dit Paula en arrachant le sac des mains de Gary. En attendant, nous devrons tenir nos langues. J’emmène cette petite bande avec moi à Paris. Les procureurs les inculperont pour avoir mis en danger les colons. Cela signifie qu’ils seront gardés en isolement dans l’immédiat. — Si vous voulez, acquiesça Gary. C’est en phase avec mes consignes. Le troupeau va-t-il mettre un terme à ses attaques ? — Nous allons leur restituer les totems, expliqua Dino. Cela devrait les satisfaire. — Restituer les totems ? répéta Gary, stupéfait. Vous allez donner cet or à des animaux ? — C’est le seul moyen de mettre un terme à ces raids, acquiesça Paula. — Avant longtemps, l’information filtrera, les mit en garde Gary. Une foule de prospecteurs va débarquer dans la région. Ils viendront avec de grosses machines et transformeront cette montagne en gruyère. Ils ne se poseront pas de questions. — J’en parlerai à Wilson Kime, dit Paula. Nous verrons ce que nous pourrons faire à ce sujet. — C’est vous qui décidez. — En effet. (En tout cas, pour le moment, se dit-elle.) Conduisez ces prisonniers à la capitale, puis revenez me chercher. Cela ne devrait pas me prendre plus d’une journée. Paula et Dino chevauchèrent dans la prairie en direction de la vallée sans chercher à se cacher. Ils guidaient également trois des chevaux des bandits, qui transportaient les sacs d’or. Les sept bébés onids libérés de leurs cages les suivaient en sautillant. — J’ai compris, dit Paula, tandis qu’ils pénétraient dans la forêt qui entourait la vallée. Je sais comment les Onids ont repéré les oiseaux espions et comment ils ont vu votre émetteur. — Comment ? demanda Dino en la regardant avec intérêt. — Procédez par élimination. Cette capacité, je l’ai moi aussi. (Elle leva la main, et son assistant virtuel activa son maillage de capteurs. Les vrilles argentées de son tatouage interface scintillèrent à la lumière du soleil.) Ils voient l’électricité. Les abeilles ont un talent similaire, non ? — Un sens magnétique. Mais oui, bien sûr ! Cela explique tout. Ils sentent la présence des métaux, notamment de ces pépites d’or. Peut-être même que c’est grâce à cela qu’ils trouvent si facilement les racines de marak. Les tubercules contiennent pas mal de fer. Ça alors ! s’enthousiasma-t-il, tout sourires. Paula souriait toujours lorsqu’ils émergèrent de sous les arbres. Les bébés onids se mirent à meugler joyeusement. Très vite, tous les adultes de la vallée convergèrent vers eux. — Continuons en direction du cimetière, murmura Dino tandis que le troupeau se regroupait autour des chevaux. Cette fois-ci, les bêtes ne ramassèrent pas de pierres, mais n’en tournoyèrent pas moins assez rapidement autour d’eux. Quand ils atteignirent les monticules au pied de la falaise, Dino mit pied à terre, détacha les sacs et les éventra, laissant les pépites se répandre par terre. Les animaux affluèrent, récupérant ce qui leur appartenait, agrippant fermement les pépites avant de se précipiter vers les tombes éventrées. Paula fut stupéfaite de les voir passer sans s’arrêter devant les fosses les plus proches pour se diriger vers des tombes spécifiques. — Ils savent à quelle tombe appartient chaque totem, remarqua-t-elle. — Leur identité ancestrale est tout pour eux. Nous avons compris cela tout de suite. — L’existence de cette mémoire n’est pas anodine. Je pense qu’on peut clairement parler de proto-intelligence, non ? — Peut-être. Les va-et-vient des Onids durèrent plus d’une heure. — J’ai une théorie, moi aussi, reprit Dino comme il ne restait plus que quelques pépites par terre. Il en ramassa une, tout en tenant dans son autre main une pierre de synthèse. Celles-ci avaient été à la mode dans le Commonwealth quelques années plus tôt. Il s’agissait d’un cristal artificiel qui stockait les photons avant de les diffuser au hasard, produisant d’élégants éclats. L’Onid qui vint réclamer la pépite meugla doucement en fixant son regard sur la pierre. Il voulut s’en saisir. Au dernier moment, Dino éloigna la babiole et lui tendit la pépite, mais l’Onid insista. Dino recommença plusieurs fois, empêchant chaque fois l’Onid d’attraper la pierre. Puis il finit par laisser tomber la pépite aux pieds de l’animal et par empocher le cristal. Agité, l’Onid ramassa la pépite et fila vers la tombe à laquelle appartenait l’or. — Qu’est-ce que vous faites ? demanda Paula. — Supposons qu’un membre du troupeau meure et que les autres ne trouvent pas de pépite à mettre dans sa tombe. Après tout, l’or est en perpétuel mouvement dans ces ruisseaux, et l’on n’est jamais certain d’en trouver. — Et alors ? Ils n’ont qu’à attendre que la pluie tombe, que les ruisseaux enflent et charrient de nouvelles pépites. — Non. Les tombes et le troupeau sont tout pour les Onids. Ils ne peuvent pas se contenter d’attendre. Les Onids terminèrent de ramasser les pépites et de les rendre à leurs morts. — Regardez celui auquel j’ai proposé le cristal de synthèse. Paula le vit gratter le sol pour reboucher une dernière tombe, puis se précipiter vers la falaise et disparaître dans une fissure. — Ah ! s’exclama-t-elle. Excellent raisonnement, Dino. Je suis impressionnée. Vous feriez un excellent enquêteur. — Ouais, dans une dizaine de vies, peut-être, quand j’en aurai marre de tout le reste. L’Onid réapparut avec une nouvelle pépite. Plus grande. La créature la portait avec ses deux membres supérieurs. — Qui l’eut cru ? s’exclama Paula. Une caverne d’Ali Baba ! Dieu merci ! nos gangsters n’ont rien remarqué. À l’heure qu’il est, la moitié de Lydian serait à eux et ils auraient des vues sur le continent tout entier. Combien croyez-vous qu’il y en ait, là-dedans ? — Assez, répondit Dino. L’Onid revint en courant, et Dino lui donna la pierre artificielle en échange de la pépite, grosse comme la moitié de son poing. Le xénobiologiste produisit un autre cristal. L’Onid retourna aussitôt à sa fissure. Paula se pencha en avant et s’appuya sur sa selle. — Vous en avez encore beaucoup, comme ça ? — Pas assez, malheureusement. Je vais devoir revenir avec une caisse pleine. Vous me laisserez le temps de faire l’aller-retour ? — Dino… (Elle s’interrompit parce que ce qu’il venait de dire ne lui ressemblait pas du tout. Puis elle crut voir une larme au coin de son œil.) Que comptez-vous faire de cet argent ? — Que se serait-il passé si l’astéroïde qui a anéanti les dinosaures avait manqué sa cible ? — Hein ? — Auraient-ils fini par devenir intelligents ? Auraient-ils combattu l’Arpenteur d’étoiles comme nous venons de le faire ? — C’est une question rhétorique ? — Non, plutôt romantique. Ils ont eu des millions d’années pour développer une pensée rationnelle, et ils n’y sont pas parvenus. Nous, en revanche, ne vivons sous notre forme actuelle que depuis quinze mille ans environ, et nous sommes ici, à deux cents années-lumière de la Terre. Les Onids vivent un moment décisif, Paula, et nous sommes leur astéroïde. Un Onid arriva en bondissant et apporta la plus grosse pépite qu’ils aient vue jusque-là. Dino lui sourit avec regret et échangea une nouvelle pierre de synthèse contre le précieux métal. — Que dites-vous de cela ? Je suis le nouveau Pierre Minuit. — Qui ? — Pierre Minuit, le directeur général de la Nouvelle-Néerlande. En 1626, il a acheté des terres à une tribu de la confédération Wappinger. On dit qu’il a payé avec des babioles et du tissu. Il y en avait pour soixante florins. La meilleure affaire de l’histoire de l’humanité. — Vous parlez de l’île de Manhattan. — Exact. — Vous voulez acheter le massif de Kajara ? — Et toutes les terres peuplées par les Onids qui l’entourent. Les acheter ou les louer ; on verra ce que me propose Farndale. — Et après ? — Les bandits l’avaient compris aussi. C’est pour ça qu’ils ont capturé ces bébés onids. Les Onids ont bien plus de valeur que certains des minerais présents dans ces montagnes. Ce sont des détecteurs de métaux sur pattes ! Mieux encore, ils sont malins. Ils ont au moins autant de potentiel que nos chiens. Après ce que j’ai vu aujourd’hui, je dirai même qu’ils en ont beaucoup plus. Je serais même prêt à défendre officiellement leur statut d’espèce proto-intelligente. — C’est super ! s’exclama Paula d’un ton encourageant. — Non, non. Ils sont à une période charnière de leur évolution. Les bandits avaient l’intention d’élever ces bébés comme nous l’avons fait avec les chiens. Ils se seraient concentrés sur les mauvais traits, auraient favorisé les individus au sens magnétique le plus fort, pas les plus intelligents ni les plus indépendants. En fait, en cas d’élevage intensif, l’intelligence serait le premier trait à être éradiqué. Vous comprenez ? L’homme aurait un intérêt financier à se mêler du développement d’une autre espèce. Chaque ferme isolée sur chaque planète voudrait son Onid. L’Onid peut faire tout ce que fait un chien, mais il peut aussi trouver tout métal de valeur sur vos terres. Un capteur non technologique. Un capteur que l’on peut multiplier à l’envie par la procréation. — Êtes-vous certains qu’ils soient proto-intelligents ? — Non, et c’est ce qui rend ce crime si terrible. Ils risquent de ne jamais faire ce saut qualitatif, et nous ne le saurons jamais, car la prochaine occasion se présentera peut-être dans dix mille ans. Le risque est réel, Paula. Avec des pourritures comme ces bandits débarquant sur ces terres pour voler des troupeaux entiers, les Onids n’évolueront jamais. Jamais. Je me dois d’arrêter cela, Paula. Je me dois de protéger leur unique chance d’évoluer naturellement. — En achetant le massif de Kajara ? Qu’allez-vous faire ? Créer un genre de protectorat ? — Oui. Ils ont chassé les Indiens de Manhattan. Moi, je vais faire le contraire. Ce sera un Manhattan à l’envers. Je ferai en sorte que les Onids continuent à vivre ici. Ce sera une enclave où l’évolution suivra son cours, sans aucune interférence. Paula regarda le troupeau. Les Onids commençaient à s’éloigner du cimetière et à se disperser. Sauf cinq ou six individus un peu insistants, qui espéraient encore obtenir des babioles de Dino. Oui, cela lui semblait être une bonne idée. — C’est un projet admirable, dit-elle. Admirable au point de satisfaire son sens instinctif de l’ordre. — M’aiderez-vous ? — Oui. Je parlerai à Wilson. Au pire, vous aurez largement le temps de revenir avec vos caisses de pierres de synthèse. Et je soutiendrai toute démarche visant à conférer aux Onids le statut d’espèce proto-intelligente. — Merci. Ce sera un bon début. — La route sera longue, le mit en garde Paula. J’espère que vous savez ce que vous faites. Ce ne sera pas facile. — Le changement ne l’est jamais. C’est pour cela qu’il en vaut la peine. BÉNI PAR UN ANGE Les lèvres fardées de marron, le sourire malicieux, Imelda quitte la modeste demeure familiale tandis que les ombres du soir dévorent le jardin. Elle s’en va rejoindre son amant, et cette perspective la ravit, la rend encore plus joyeuse qu’à l’accoutumée. Le soleil se couche doucement derrière l’arcologie géante âgée de sept siècles qui domine le centre de Kuhmo, sa ville natale ; son ombre s’étire pour grignoter méthodiquement les faubourgs. Cela fait dix-sept ans qu’Imelda assiste à cette éclipse quotidienne, mais ce crépuscule n’entache en rien son humeur. Avec son visage plat enchanteur, son nez retroussé et ses longs cheveux auburn, Imelda est magnifique. Ce soir, elle a choisi de porter une robe sans manches bleu et blanc, dont le tissu semi-organique virevolte avec grâce autour de ses jambes interminables. Lorsqu’elle sort, elle attire les regards songeurs des garçons qui traînent, désœuvrés, dans les rues de Kuhmo en attendant la nuit. Elle tourne dans la rue Rustwith, une des larges artères qui prennent naissance à la base hexagonale de la structure fuselée de l’arcologie. Comme dans toutes les rues qui traversent le centre administratif, de grands noviks flanquent la chaussée ; leur feuillage bleu-vert laineux offre un contrepoint agréable aux murs ternes et monumentaux de l’énorme bâtiment. Des véhicules primitifs équipés de roues et de moteurs électriques vont et viennent. Anagaska n’a jamais réellement profité des richesses colossales qui circulent entre les planètes du Grand Commonwealth. Sa population semble se satisfaire de son développement lent et prudent, accumulant des décennies voire des siècles de retard sur les mondes les plus dynamiques. Quant à Kuhmo, c’est une ville de province enfermée dans de vieilles habitudes, entravée par l’arcologie qui domine autant le paysage que les esprits. Au-dessus de la route volent quelques capsules regrav modernes. Ovoïdes colorés et brillants aussi gros que les voitures, ils glissent en silence à une altitude réglementaire de quinze mètres et flirtent avec les branches les plus hautes des arbres. Imelda ne prête pas attention au trafic et fonce vers le café où l’attend son amant. Tout comme l’arcologie, le bourdonnement des véhicules appartient au décor citadin. La jeune femme n’est donc aucunement consciente de la présence de la capsule vert chromé qui plane lentement plusieurs centaines de mètres dans son dos. Les deux membres du Protectorat installés à bord de la machine l’observent grâce à toute une batterie de capteurs intégrés à la carrosserie métallique et à des programmes espions disséminés sur le réseau local. Leur organisation n’a pas d’existence officielle, mais cela ne les empêche pas d’avoir accès aux codes de la police, grâce auxquels il leur est possible d’évoluer dans l’architecture électronique et physique de la ville sans se faire détecter. Lorsqu’elle débouche sur une place Urwan encombrée de piétons, Imelda est accueillie par des sifflets Urwan et des messages lubriques. Les programmes espions examinent ces derniers à la recherche de codes cachés, mais les garçons et les filles qui les adressent espèrent juste attirer l’attention d’Imelda et peut-être lui arracher un sourire. De fait, elle sourit gaiement sans toutefois cesser d’avancer. Elle n’utilise presque aucune de ses fonctions Avancées ; les amas macrocellulaires qui complètent son système nerveux entretiennent une liaison très ténue avec la cybersphère planétaire. Ses exo-images et icônes mentaux sont rangés dans sa vision périphérique, loin de ses mains neurales. Ses programmes de pensée secondaires surveillent pour elle plusieurs événements jugés dignes d’intérêt. Grâce à eux, elle apprend que sa jeune sœur Sabine est enfin arrivée chez leur tante à New Helsinki ; le bus regrav était en retard et l’attente à la gare d’Inubo a duré plus longtemps que prévu. Imelda est soulagée car sa chère petite sœur n’est pas encore capable de se débrouiller toute seule, et une péripétie de ce genre est susceptible de la faire paniquer. Imelda s’intéresse aussi à Erik Horovi qui, très en avance, l’attend déjà à une table de L’Éclaireur. Une exo-image du réseau de l’établissement le montre, assis dans un box privatif, en train de retenir un robot serveur. Ses mains neurales saisissent l’image, l’agrandissent, la centrent sur le visage d’Erik. Les amas macrocellulaires du jeune homme l’avertissent sans doute de sa présence virtuelle car il sourit et se retourne vers la caméra. Elle lui envoie un message tactile – sa main qui lui serre la cuisse – et dit : — Passe la commande, j’arrive tout de suite. Son sourire s’élargit et il rappelle le robot serveur. Tout est faux. Le café, Erik, ses réactions sont une création, un simulacre généré par un programme abrité dans un kube situé au soixante-quinzième étage de l’arcologie, là où repose le corps inconscient du jeune homme, sanglé à un lit de camp. Mais le programme a dupé Imelda qui traverse la place au pas de course. Elle s’engage dans une contre-allée avant de s’engouffrer entre deux bâtiments. Les ruelles forment un véritable labyrinthe qui relie les arrière-boutiques d’une dizaine d’immeubles commerciaux. Toutefois, elle se sent en sécurité. Les murs sont hauts, vieux et sombres, le sol jonché d’ordures, et il n’y a personne dans les parages ; cependant, elle reste connectée à la cybersphère de Kuhmo. Imelda est une enfant du Commonwealth et de la modernité : elle sait que son salut et la police ne sont jamais à plus d’une pensée de là. Une capsule regrav verte et brillante se pose dans la ruelle, juste devant elle. C’est inhabituel, surprenant même, mais elle n’hésite pas. C’est une assez grosse capsule, et elle va avoir du mal à passer. Le programme de pilotage manque-t-il de jugeote à ce point ? Sa liaison avec la cybersphère s’interrompt. Imelda se fige, décontenancée, et considère la capsule avec méfiance. Depuis l’activation de ses amas macrocellulaires l’année où elle a atteint sa maturité sexuelle, elle n’a jamais été déconnectée. La cybersphère et, au-delà, l’unisphère du Commonwealth sont ses compagnes de tous les instants. On lui doit ses connexions, se dit-elle, agacée. Pourtant, elle n’a pas encore peur ; après tout, elle est dans le Commonwealth. Une portière en morphométal s’ouvre et Paul Alkoff sort de la capsule. Le chef des opérations du Protectorat est un homme grand, âgé de plus de quatre siècles et sorti vingt ans plus tôt de sa dernière cure de rajeunissement. Comme presque tous ceux qui partagent l’héritage génétique Avancé, son âge biologique est équivalent à une trentaine d’années. — Vous me barrez la route, proteste Imelda. En plus, j’ai des problèmes de connexion à cause de votre capsule. — Désolé. Un coup d’œil rapide à son exo-image lui confirme que leur kube génère un avatar numérique parfait de la jeune Imelda. Ses amis et parents pensent qu’elle se dirige tranquillement vers le café. Il lève la main droite dans sa direction ; le plus petit de ses implants offensifs tire une décharge incapacitante. Imelda ne sent rien. Le monde bascule et elle se retrouve au sol. Elle ne ressent aucune douleur, bien que sa tête et son épaule aient heurté durement la chaussée. Elle les a même entendus craquer. Elle ne sent plus du tout son corps. Elle ne peut ni fermer les paupières, ni bouger les yeux. Néanmoins, ses mains neurales n’étant pas physiques, elle les déplace parmi ses icônes et déclenche toutes les alarmes dont elle dispose. Aucune réaction. Des formes apparaissent au-dessus d’elle : des hommes flous. Il y a du mouvement. On la soulève et la dépose à bord de la capsule. Il fait noir. Son esprit crie, hurle à l’aide. Personne ne l’entend car sa connexion est coupée. Elle est toute seule. La capsule verte s’élève au-dessus de la ruelle et s’insère dans le trafic au-dessus de l’artère la plus proche. Le voyage est bref jusqu’à la base du bâtiment monstrueux plongée dans les ténèbres, après quoi la capsule monte par un conduit intérieur jusqu’au soixante-quinzième étage, avant de se diriger vers une fissure pratiquée dans la paroi extérieure. À une époque, durant les premières décennies qui ont suivi la construction de l’arcologie, les appartements des étages supérieurs étaient tous occupés et les centres commerciaux du cœur grouillaient d’activité, mais c’était il y a plus de sept siècles, juste après la Guerre contre l’Arpenteur, lorsque la population de Hanko avait été transférée sur Anagaska. Après la destruction terrible de leur monde natal, les gens étaient heureux de retrouver un tel confort. Une fois guérie du traumatisme du déracinement, la population avait préféré quitter la structure géante et couvrir le paysage de nouveaux faubourgs. Les maisons bâties le long de routes toutes neuves étaient plus spacieuses et plus agréables. On imaginait alors que la ville continuerait à s’étendre et à développer ses industries. Cependant, il fallait de l’argent pour cela, et Anagaska la lointaine attirait fort peu d’investisseurs. Pour le conseil de la ville, il était bien plus aisé et bon marché de rénover des sections de la structure originelle. Plus tard, cette philosophie avait cédé la place à une forme d’apathie et l’édifice tout entier avait commencé à se détériorer du sommet à la base. Aujourd’hui, cette ville-immeuble dans la ville n’est plus qu’un monument embarrassant, et personne ne semble en mesure de trouver une solution satisfaisante. Des gouttes d’eau froide tombent du plafond poreux sur la carrosserie immaculée de la capsule verte qui se pose sur le béton craquelé et déformé. L’espace caverneux avait été un centre commercial avec ses boutiques, ses bars et ses bureaux. Aujourd’hui, il n’est plus que le souvenir sordide d’une époque plus douce, depuis longtemps révolue. Pour toute source de lumière, des fissures dans les murs extérieurs ; au plafond, des poutres super-résistantes tordues, victimes de la gravité et de l’entropie. À ces niveaux-là, on ne voit jamais personne, pas même les mauvais garçons de la ville à la recherche de coins tranquilles pour s’adonner à leurs activités illicites. Paul et Ziggy Kare, un homme de son équipe, portent Imelda jusqu’à une boutique abandonnée. Quoique crasseux, ses murs sont secs et le sol à peu près droit. Les effets de la décharge incapacitante se dissipent lentement, aussi Imelda est-elle en mesure de bouger les yeux. Elle voit des signes d’occupation récente : des meubles en morphoplastique – tables, chaises –, des lumières rouges, de l’équipement électronique, des cellules d’énergie. Tout ce qu’il faut pour mener une opération secrète sophistiquée. Ils traversent une petite pièce dans laquelle elle aperçoit un lit de camp. Erik est allongé dessus. Elle écarquille les yeux, horrifiée, mais sa gorge refuse de lui obéir et de hurler. La pièce suivante contient une grande quantité d’équipements qu’elle ne peut pas identifier, mais elle reconnaît un visage. Juste un visage. La tête de son ami est posée dans une bulle transparente. Divers tubes et câbles sont enfoncés dans son cou. Le sommet de son crâne a été retiré et un bouquet de filaments fins comme de la soie d’araignée est connecté à son cerveau exposé. Un gémissement terrifié s’échappe des lèvres entrouvertes et paralysées de la jeune femme. — Tout ira bien, dit Paul en l’entendant. Vous ne me croirez sans doute pas, mais nous n’allons pas vous faire de mal. Et puis vous ne vous rappellerez de rien ; nous vous effacerons la mémoire. On la pose sur un lit de camp médicalisé où des bandes de morphoplastique s’enroulent autour de ses membres et se solidifient. Ses yeux s’emplissent de larmes. Ziggy passe un bâton senseur au-dessus de son abdomen. — Merde ! grogne-t-il, déçu. Elle est bel et bien enceinte. Le souvenir était authentique. — De combien ? demande Paul. — Deux semaines. — L’embryon est contaminé par la branche Haute ? Ziggy soupire car il sait ce qu’il lui reste à faire. — Impossible à dire de l’extérieur et avec nos capteurs. On va devoir procéder à un scan pathologique détaillé. Il désigne un ensemble d’appareils posés sur une table toute proche. — D’accord, reprend Paul à contrecœur. Sortez-le et pratiquez les examens nécessaires. Ziggy se retourne vers une panoplie d’instruments médicaux et choisit un appareil à l’allure phallique dérangeante. Imelda parvient enfin à hurler. De tous les souvenirs que Paul était parvenu à extraire, celui de l’arrivée était le plus clair. L’ange était accroché au fuselage du vaisseau interstellaire lorsque l’énorme engin de fret émergea de son trou de ver mille kilomètres au-dessus de la surface bleu vif de l’océan principal d’Anagaska. La lumière violette déclinante du tissu de matière exotique lui balaya le visage et révéla des traits adolescents et androgynes. Avec sa mâchoire carrée, il serait une femme à la beauté frappante plutôt que classique, et un homme au visage délicat. Par ailleurs, sa chemise en coton trop large et son pantalon ample ne permettaient pas de déterminer son sexe avec certitude. Dès que le trou de ver se fut refermé, le vaisseau décéléra et descendit vers la planète, où New Helsinki se tapissait dans les ténèbres du terminateur. Depuis sa cachette située juste au-dessus de la section des machines du vaisseau, l’ange voyait les archipels défiler sous lui. L’impression de vitesse était telle qu’il se serait presque attendu que ses longs cheveux couleur de miel flottent dans le vent puissant. Toutefois, il se contenta de sourire dans le vide et considéra le monde étalé à ses pieds. Ses sens Avancés lui révélèrent le murmure électronique de la cybersphère planétaire ; à intervalles réguliers, des vrilles intangibles se déroulaient vers les constellations de satellites d’Anagaska. L’ange se connecta à la régulation du trafic de l’astroport mais ne décela aucune activité particulière ; le niveau de sécurité était faible, et aucun programme intelligent ne passait les systèmes du vaisseau au peigne fin. La branche locale du Protectorat n’était pas au courant de son arrivée. Elle n’était même pas présente à l’astroport. Néanmoins, chaque nouvel arrivant était fiché. S’il était arrivé incognito à bord de l’appareil, il aurait pu éveiller l’intérêt d’un programme quelconque. De cette manière, il risquait beaucoup moins de se faire remarquer. Dès que le vaisseau fut descendu sous la vitesse orbitale, l’ange sauta. Il configura les organelles biononiques de ses cellules afin de générer autour de lui un champ déflecteur passif capable de dévier discrètement les radiations des capteurs utilisés par le réseau de navigation du vaisseau. La séquence d’énergie qui se déversa dans ses systèmes biononiques était aussi suffisamment sophistiquée pour dissimuler sa masse, même lorsqu’il se retrouva loin de l’appareil. L’ange entama sa longue chute vers le plancher des vaches. Il étira son champ de force intégral, lui donnant une forme lenticulaire large de plus de deux cents mètres. Des scintillements bleu électrique parcoururent sa surface tandis qu’il transperçait les premiers rubans de l’atmosphère supérieure d’Anagaska et se servait de son champ de protection comme d’un aérofrein pour ralentir et atteindre une vitesse subsonique. Sa stratégie était on ne peut plus simple : la majeure partie de son vol se déroulerait au-dessus de l’océan, où il n’y aurait personne pour voir l’embrasement écarlate caractéristique des ions contre son champ de force, ni entendre les coups de tonnerre continuels provoqués par sa progression hypersonique. Lorsqu’il ne fut plus qu’à trois kilomètres d’altitude, sa vitesse n’excédait pas une centaine de kilomètres à l’heure grâce à son champ protecteur transformé en parachute de trois cents mètres de diamètre. Il était à cinquante kilomètres de la côte ouest d’Olhava lorsqu’il donna à son bouclier énergétique la forme d’une paire d’ailes de libellule : les ailes de l’ange. Une heure et demie plus tard, l’ange jaillit du ciel nocturne pour se poser en douceur sur une plage de sable. Il désactiva la plupart de ses fonctions Hautes, sortit une paire de sandales en cuir léger de son sac et gravit la pente herbue qui conduisait à la route côtière… Ils avaient eu de la chance, se dit Paul en revoyant les images. Un plaisancier en partance pour les archipels de la région naviguait au large d’Olhava quand l’ange avait déployé son aérofrein. Un vrai marin qui connaissait bien la mer et le ciel. Il avait vu un point lumineux d’origine inconnue traverser la voûte céleste. Et comme il avait un ami qui avait un ami qui connaissait un code de contact unisphère… Paul et son équipe étaient arrivés sur les lieux le lendemain matin afin de commencer leur traque. Ils avaient eu besoin de deux petites semaines pour débusquer la sournoise créature, qui avait déjà commencé à sévir à Kuhmo. S’en était suivie une véritable bataille qui avait coûté la vie à trois membres du Protectorat et dévasté par le feu une partie du campus de l’université. Heureusement, ils avaient réussi à l’enfermer dans une cage de confinement capable de résister à ses fonctions Hautes. Ils le chargèrent dans une grande capsule regrav et le transportèrent jusqu’à l’arcologie de béton, tandis que les flammes qui dévoraient le département d’art de l’université grondaient dans le ciel nocturne derrière eux. — Je serais reparti comme je suis arrivé, dit l’ange d’une voix agréable et mélodique alors que la capsule se faufilait dans une crevasse du soixante-quinzième étage. Vous n’aviez pas besoin de faire tout cela. — C’est votre avis, rétorqua sèchement Paul. La mort de ses collègues l’avait secoué, et il était furieux. Les corps étaient restés dans les flammes, ce qui risquait d’endommager leurs implants mémoire. Une fois ceux-ci implantés dans des corps clonés, il se pourrait que leurs souvenirs se révèlent incomplets, tronqués de plusieurs heures. — C’est une évidence, répliqua l’ange. — Vous pensez vraiment que cela se passe ainsi ? La partie est terminée, on se serre la main et chacun rentre chez soi… Les lèvres pâles de l’ange dessinèrent un sourire. — Ce serait la manière la plus civilisée de procéder. Vous n’êtes pas d’accord ? — Posez la question aux trois hommes que vous avez massacrés. Ils doivent avoir leur petite idée sur votre niveau de civilisation. — Il me semble pourtant que vous avez tiré les premiers. — Vous nous auriez suivis sans résister ? — Pour que vous puissiez tranquillement m’infliger vos traitements barbares ? Probablement pas. — Dites-nous ce que nous avons besoin de savoir. Avez-vous contaminé l’un d’entre nous ? — Contaminé ! Comme je maudis ceux qui vous ont corrompus ! Vous auriez pu vivre une existence riche et satisfaisante, au lieu de quoi vous êtes condamnés à la médiocrité. — Allez-vous faire foutre. Vous autres de la branche Haute voulez nous imposer votre non-existence. Nous revendiquons le droit de choisir notre destinée. Nous exigeons ce droit. — Deux cents milliards de personnes ne peuvent pas se tromper. Tous les mondes du Commonwealth central ont adopté les biononiques. Pourquoi croyez-vous que l’on parle de civilisation Haute ? Paul eut un sourire en coin. — Peut-être par autopersuasion ? Vous avez désespérément besoin de justifier votre bêtise. — Pourquoi refusez-vous d’accepter les biononiques ? insista l’ange au visage magnifique sincèrement désolé. Plus que quiconque, vous devez savoir quelles améliorations ils apportent au corps humain. L’immortalité sans traitements lourds et inutiles, une société qui ne serait pas fondée sur l’économie industrielle et son idéologie arriérée. Une vision nouvelle, de nouveaux défis à relever. — Des défis ? Vous vous contentez de rester assis et de végéter toute la journée. Ah ! j’oubliais : et d’ourdir des plans contre nous. Dites-moi donc quelles sont vos perspectives d’avenir ? Sérieusement. Je vous écoute… Vous et les vôtres passez votre temps à attendre d’être chargés dans la bibliothèque géante de la Terre. Mais pourquoi attendre ? C’est là-bas que vous finirez tous, alors migrez, filez dans votre belle réalité virtuelle. Là-bas, vous pourrez jouer au golf mental jusqu’à la fin des temps. Je sais que vous êtes de plus en plus nombreux à charger votre esprit ; votre existence est vaine, et les vôtres sont en train de le comprendre. Nous ne sommes pas des dieux, nous n’avons pas le droit de jouer avec l’essence de l’humanité. Nous avons besoin de véritables défis, nous avons besoin d’avoir le cœur brisé, nous avons besoin de voir nos enfants grandir, de regarder au-delà de la ligne d’horizon, de construire, de créer. La civilisation Haute n’a rien de tout cela. — Le Commonwealth central est le plus grand accomplissement de notre espèce. Croyez-vous que nous n’aimons pas nos enfants… comme le chantait ce poète de l’ancien temps ? — Vous les aimez, mais pas assez pour les laisser choisir. Naître dans votre culture, c’est y rester sans chance d’y échapper. — Ils le pourraient, mais ils n’en ont pas envie. Chaque année, en revanche, des dizaines de millions d’humains Avancés ordinaires se convertissent à la culture Haute. Cela ne signifie-t-il rien pour vous ? — Si. C’est tout simplement la dernière étape de leur aventure. Ils ont commencé par vivre ; ils savent qu’il y a différentes manières d’exister. Alors seulement ils optent pour votre rêve numérique et défaitiste. À ce moment-là, ils ont décidé de mourir, ils n’ont plus rien à perdre. — Et vous, Paul ? Allez-vous les imiter ? Allez-vous renoncer et charger votre mémoire dans les cubes de stockage de la Terre ? — Peut-être. Quand je serai fatigué de la vie. Mais pas avant un, voire dix millénaires. La galaxie est grande, vous savez ? — L’étroitesse de vos vues est affligeante. — N’est-ce pas une caractéristique de mon type ? — Absolument, Paul. Les Avancés réactionnaires sont tous pareils. Les gènes Avancés vous ont montré jusqu’où peuvent aller l’évolution et les aptitudes humaines. Vous avez allongé votre espérance de vie ; vous êtes virtuellement immunisés contre toutes les maladies ; vous êtes naturellement intégrés à l’unisphère et à beaucoup d’autres fonctions. Toutes ces capacités vous poussent dans notre sens, et pourtant vous refusez de franchir l’étape finale. Pourquoi ? — Réactionnaire, mon cul ! Les biononiques ne sont pas dérivés de notre génome et ne peuvent y être ajoutés ; ce sont des machines qui infectent les cellules du corps. C’est pourquoi il faut naître avec elles pour appartenir pleinement à la branche Haute. Elles se multiplient au rythme des cellules de l’embryon, ce qui leur permet d’être intégrées dans chacune d’entre elles. Les cellules d’un adulte ne peuvent pas être toutes corrompues. Voilà la différence. La différence cruciale. Les biononiques sont des corps étrangers, imposés. — Écoutez-vous parler… Infecter, corrompre, imposer, étranger. Comme votre esprit est petit, fermé. — Je suis ce que je suis. J’aime ce que je suis. Vous ne nous l’enlèverez pas, ni à moi ni à mes enfants. J’ai le droit de me défendre. Si ce que vous faites est bon et charitable, pourquoi arrivez-vous de cette manière ? Pourquoi ne pas jouer cartes sur table ? S’ils le souhaitent, les habitants de cette planète peuvent partir pour le Commonwealth central. Pourquoi utiliser ces méthodes indignes pour répandre votre culture ? — Les mensonges et les préjugés que vous colportez ne nous laissent pas le choix. Vous condamnez les générations à venir à des souffrances qu’elles ne méritent pas d’endurer. Nous avons le pouvoir de les sauver. Paul pencha la tête sur le côté et posa sur l’ange un regard supérieur. — Qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre, se moqua-t-il. Je sais que vous êtes minoritaires dans votre propre culture. Vos projets dégoûtent la plupart des vôtres, tout comme ils me dégoûtent. — Pourquoi ne nous arrêtent-ils pas, dans ce cas ? — C’est le prix de la démocratie. Alors, comptez-vous me dire ce que je veux savoir ? — Vous savez que je ne peux pas faire cela. — Cette conversation va devenir très déplaisante. Pour vous. — Vous vivrez avec ce que vous aurez fait sur la conscience. — Je sais, mais ce ne sera pas la première fois que j’interviendrai sur quelqu’un dans votre genre. Ni la dernière. Paul manœuvra la cage au centre de la salle d’interrogatoire préparée à la hâte. Des modules de métal ternes vinrent se coller contre les champs de force et masquèrent totalement l’ange. Paul lança un regard las à Ziggy. — Finissons-en. Il leur fallut neuf jours pour venir à bout des systèmes biononiques de l’ange. Neuf jours durant lesquels des pics d’énergie négative attaquèrent sans répit le champ protecteur généré par ses systèmes. Neuf jours pour épuiser ses réserves d’énergie. Neuf jours sans eau, nourriture, ni oxygène. Neuf jours passés dans un sarcophage de métal conçu pour détruire son corps et ses fonctions Hautes. Neuf jours pour enfoncer des filaments dans son cerveau sans abîmer ses neurones, tandis que les cellules ordinaires de son corps étaient brûlées méthodiquement, couche par couche. Neuf jours pour le tuer. À la fin, la tête inerte fut récupérée sur les restes noircis et maintenue en vie. Les filaments reliaient les pensées de Paul aux neurones de l’ange, lui offraient la possibilité d’accéder à ses souvenirs, comme s’il avait deux cerveaux, ou plutôt comme si une unité de stockage supplémentaire et quelque peu récalcitrante était greffée à sa propre matière grise. Fouiller dans la mémoire de l’étranger était difficile, et maintenir ses neurones en vie indéfiniment était impossible, même avec les substances biochimiques modernes. Ils avaient très peu de temps devant eux et pas d’index ordonné de ses souvenirs. Les expériences sensorielles humaines étaient très différentes des fichiers électroniques, car uniques et difficiles à reconnaître. Toutefois, Paul persévéra et parvint à extraire sous la forme de fragments confus les jours qui s’étaient écoulés depuis l’arrivée de l’ange. Il réussit à recréer la chaîne des événements. L’ange était arrivé à Kuhmo le lendemain de son atterrissage et avait loué un modeste appartement au quinzième étage de l’arcologie. Il s’était mêlé sans peine aux adolescents de la ville, s’était inscrit à l’université ainsi que dans plusieurs clubs. Durant deux jours, il avait étudié des cibles potentielles. Il faut moins d’une heure à Ziggy pour confirmer la présence de systèmes biononiques dans chacune des cellules du minuscule fœtus. — Fils de pute ! grogne Paul. — Je croyais que cela te ferait plaisir. Cela signifie que nous avons eu raison d’agir comme nous l’avons fait. Paul pose un regard coupable sur Imelda. La jeune femme pleure en silence ; son visage est maculé de larmes. De temps à autre, elle gémit comme un animal. Bien qu’elle soit traumatisée, il ne peut toujours pas lui offrir le confort de l’oubli. Il lui reste une question à poser. — Je n’aime pas qu’on me force à faire le bien, dit-il. Pas de cette manière-là. — Je comprends, acquiesce Ziggy. Il glisse le fœtus mort dans un four éclair afin d’éradiquer toute trace de la tentative de subversion de l’ange. Paul se penche sur Imelda. — Une dernière chose. Ensuite, ce sera terminé. La peur arrache des larmes supplémentaires à la jeune femme. — Saviez-vous que vous étiez enceinte ? Affolée, Imelda ouvre la bouche et lâche un cri de peur. — Oui, sanglote-t-elle. Paul étudie son visage et comprend qu’elle ne ment pas. Il n’aura pas besoin d’utiliser des substances chimiques ou d’autres méthodes pour la forcer à parler. — Merci. Il active enfin l’inducteur de sommeil ; les paupières fatiguées de la jeune femme battent plusieurs fois avant de se fermer. — Nous avons besoin d’un fœtus de remplacement, reprend-il. Je peux effacer cette soirée de sa mémoire, mais si je touche à la semaine où elle a baisé avec Erik et l’ange, elle comprendra qu’il s’est passé quelque chose. Un trou de cette importance ne peut pas passer inaperçu. Un médecin se rendrait compte de notre bidouillage. — Ce n’est pas un problème. Nous les avons tous les deux. Je n’ai qu’à fertiliser un de ses ovules et le lui implanter avant le lever du jour. Elle portera toujours le bébé de son amoureux. Personne ne trouvera rien à y redire. — La disparition de leur nouvelle amie, elle, ne passera pas inaperçue. Ziggy hausse les épaules. — Cela arrive souvent chez les mômes de leur âge. En moyenne, ils ont tous une dizaine de partenaires par an – si possible plus. Erik a ramené un maximum de filles dans l’appartement de l’ange. Tu as dit toi-même qu’il n’arrêtait pas d’en parler. D’ailleurs, ce petit vicelard voulait même coucher avec la sœur d’Imelda. — Ouais, confirme Paul. Il est temps de lui apprendre qu’il a des responsabilités. Erik Horovi représentait une parfaite occasion pour l’ange : plutôt beau garçon, quoique un peu introverti, ce qui faisait de lui une proie facile pour une fille qui prendrait les devants. L’ange devint donc femme et passa une demi-journée à parler à un Erik d’abord nerveux puis ravi qu’une pareille beauté s’intéresse à lui. Il rassembla tout son courage pour l’inviter à sortir avec lui et eut du mal à cacher sa surprise lorsqu’elle accepta. La bière et les aérosols narcotiques légers vendus légalement dans les bars de Kuhmo eurent un effet considérable sur l’organisme peu habitué d’Erik qui, à peine la soirée commencée, était déjà éméché. Il eut du mal à tenir sa langue et s’épancha plus que de raison, parla des sœurs Viatak, en particulier d’Imelda, l’aînée, qu’il s’était contenté d’adorer à distance. Il est vrai que sa très séduisante inconnue ne semblait pas le moins du monde gênée d’entendre ses confidences ; elle était, disait-elle, très libérée en matière de sexualité. Les substances chimiques qu’il avait ingurgitées n’aidèrent pas Erik à y voir clair lorsqu’ils se sourirent d’un air entendu. Imelda rencontra l’ange le jour suivant. Ses souvenirs de cet événement se résumaient à un montage confus de visages voletant sur la place principale du campus, de morceaux de conversations, d’odeurs agréables émanant des buissons de rosifs. Le parfum puissant des fleurs emporta Paul, qui se retrouva bientôt dans une ville aux tours très hautes et aux parcs superbes, dont la végétation rappelait celle des jardins publics de Kuhmo. Des capsules regrav blanc argenté glissaient en silence dans le ciel violet dominé par un soleil rosé. Il s’agissait de Teleba, une des toutes premières colonies humaines, désormais nichée au cœur du Commonwealth central. Un monde qui appartenait à la culture Haute, un monde dépourvu de zones urbaines sinistrées, une planète qui ne connaissait ni les crises économiques, ni les fluctuations du marché, une colonie où la criminalité était nulle car presque rien n’y était interdit ou caché. Sauf peut-être la raison d’être de l’ange, et encore était-elle connue de ses pairs. Il marchait sur un boulevard flanqué d’arbres-sculptures semi-organiques dont les feuilles prismatiques en perpétuel mouvement imitaient celles du ma-hon unique de New York. Les informations et les pensées de la cybersphère planétaire incroyablement dense tourbillonnaient dans son esprit tels les flocons d’une tempête de neige multicolore, particules questions ou réponses qui se mêlaient à ses propres idées et suggestions, formant un flot ininterrompu de connaissances, dressant le portrait en creux de son éthique et de ses aspirations, racontant qui il était à qui voulait le savoir. Pensées sœurs ou antagonistes tournoyèrent autour de l’ange, qui traversa une vaste place ornée, en son centre, d’une fontaine. Le débat perpétuel qui faisait rage dans l’éther était une motivation supplémentaire pour lui ; il renforçait encore sa détermination. Ce partage des connaissances et des expériences était considéré comme un droit dans la culture Haute. La cybernétique de Neumann pourvoyant à leurs besoins matériels, les systèmes biononiques leur assurant une bonne santé physique, les gens avaient le loisir de cultiver leur unicité. La pensée humaine était le pinacle de l’évolution, la plus belle réalisation de la planète mère. Désormais, chaque esprit était attelé à l’unisphère du Commonwealth, où il collectait, arrangeait et distribuait des informations. Des quartiers entiers de la ville étaient occupés par des institutions qui œuvraient dans le domaine des arts ou des sciences, multipliant les sous-disciplines. Leurs spécialistes communiaient dans un genre d’harmonie mentale. La culture Haute tendait vers le divin. La justesse de cette démarche n’est-elle pas frappante ? N’est-ce pas la solution la plus évidente ? Paul repoussa de son esprit cette idée, véritable cheval de Troie. Même dans ce piteux état, le cerveau de l’ange était dangereux. De nombreux pièges élaborés étaient disséminés parmi ses neurones mourants. Il convenait de se montrer prudent. Il se concentra de nouveau sur les souvenirs qui concernaient Imelda et Erik. Il y avait de longues et paisibles soirées passées dans l’appartement tranquille de l’ange. Bouteilles et aérosols étaient vidés à la chaîne. Dans les liquides ingurgités et les gaz inhalés, il y avait des substances chimiques destinées à neutraliser les effets des tablettes contraceptives féminines. Les lumières étaient tamisées, les pensées des amants embrumées, satisfaites, les corps enflammés. En tandem avec Erik, Paul coucha avec l’ange. Ses cris de plaisir furent puissants, presque sauvages. Dans les profondeurs des organes sexuels complexes de l’ange, des organelles biononiques furent injectées dans les spermatozoïdes d’Erik. Le visage souriant et confiant, les cheveux éparpillés sur l’oreiller moelleux, Imelda roulait sur le matelas en gelée sous le corps résolument mâle de l’ange. Elle gémissait de ravissement sous ses coups de boutoir, se mordait la lèvre de jouissance, laissant échapper un cri perçant. Quel plaisir lorsque le liquide séminal modifié jaillit en elle… Sous la tutelle de l’ange, les jeunes gens expérimentèrent une multitude de positions difficiles et excitantes soir après soir. Leurs corps pressés contre le sien ; hurlés ou chuchotés, leurs désirs étaient systématiquement exaucés car ils servaient sa cause. Derrière le plaisir, l’extase des jeunes gens, il y avait l’objectif suprême de l’ange : la création d’un être nouveau et corrompu. Imelda arrive chez elle après avoir titubé dans les rues pendant une durée indéterminée. La maison la reconnaît et ouvre la porte. Elle a manifestement passé une soirée agitée ; ses mouvements manquent de coordination. Elle plisse les yeux car elle a du mal à reconnaître les objets qu’elle rencontre. Ses émissions électroniques sont chaotiques, manquent de sens. À intervalles irréguliers, elle glousse sans raison. Au pied de l’escalier, ses jambes cèdent sous son poids, et elle s’écroule par terre où elle commence à sangloter. C’est là que ses parents la trouvent le matin venu. Imelda grogne tandis qu’ils la soulèvent ; elle a une gueule de bois en phase terminale. Ses parents s’agitent, la critiquent de s’être mise dans cet état, mais sans trop de conviction car ils sont tolérants, libéraux, ils comprennent les affres de l’adolescence. Ils ne s’inquiètent pas ; après tout, ils vivent dans le Grand Commonwealth où les citoyens sont en sécurité la nuit, même dans cette vieille ville décrépite qu’est Kuhmo. Ils aident Imelda à monter l’escalier, la couchent dans son lit, lui font boire de l’eau et des vitamines puis la laissent se reposer et se remettre de ses excès de jeunesse. Lorsqu’elle se réveille en milieu de journée, elle appelle Erik qui se remet aussi de son abus de substances narcotiques. Ils se posent à peu près les mêmes questions : — Qu’est-ce qu’on a fait ? Et se gratifient des mêmes réponses : — Je ne me rappelle pas. — Je crois qu’on s’est retrouvés à L’Éclaireur, suppute Imelda. Je me souviens d’y être entrée, mais après… Erik s’accroche à ce début de récit, heureux que l’un d’entre eux au moins se rappelle vaguement leur soirée. — On nous a sans doute servi un mauvais aérosol, affirme-t-il. — Ouais, acquiesce la jeune femme alors qu’une petite voix lui hurle ses doutes dans le crâne. Toutefois, accepter cette explication facile est beaucoup plus confortable que de se poser des questions déplaisantes et de soulever des problèmes désagréables. — On se revoit ce soir ? reprend-elle. — D’accord, mais chez moi cette fois-ci. Ce sera plus calme. Il faut qu’on parle du bébé, chérie, qu’on prévienne nos parents. — C’est encore un peu tôt, non ? lâche-t-elle en lui envoyant un stimulus tactile pour le moins intime. J’espère que ce ne sera quand même pas trop calme… Erik sourit d’un air carnassier. La nuit dernière est déjà oubliée. Neuf mois plus tard, son sourire est bien différent lorsqu’il assiste à la naissance de sa fille. La petite est parfaite, superbe. Elle naît à l’hôpital général de Kuhmo avec une facilité que seule la technologie médicale du Commonwealth peut garantir. Imelda est allongée dans la salle de travail aérée ; elle tient le nouveau-né dans ses bras, le regarde avec amour. — Il faut qu’on lui trouve un prénom, rêve-t-elle tout haut. Erik écarte nonchalamment la crinière auburn de ses épaules. — Que dirais-tu de Kerry ? suggère-t-il avec une certaine hésitation. C’est ainsi qu’il appelait l’ange ; il pense souvent à elle et se demande où elle peut bien être. — Non, répondit Imelda. Kerry et sa disparition soudaine continuent à la tracasser sans qu’elle sache trop pourquoi. — Bon, il n’y a pas le feu. Je ferais mieux de sortir voir tout le monde. Leurs familles respectives attendent dehors. Les parents d’Imelda sont polis ; ils sont soulagés que l’accouchement se soit bien déroulé et ravis d’avoir une autre petite-fille. Toutefois, ils se forcent à sourire à Erik, et cela se voit. Les parents de ce dernier sont moins réservés et le serrent dans leurs bras. Il se rapproche de Sabine et l’embrasse. — Félicitations, dit-elle. Tendrement, il caresse ses épais cheveux auburn. — Cela ne change rien, glisse-t-il pour la rassurer. Sabine lui rend son sourire, reconnaissante, surtout en ce moment difficile. Elle a quarante minutes de moins que sa sœur Imelda et n’a pas envie que leur relation si particulière soit gâchée par une quelconque jalousie. Comme il l’avait confessé à Kerry, l’idée de coucher avec les jumelles avait obsédé Erik depuis l’instant où il les avait vues. Le fantasme des jumelles parfaitement identiques est très courant chez les adolescents inondés d’hormones, et Kerry ne s’est pas fait prier pour l’aider à le réaliser. Aujourd’hui encore, Erik a du mal à distinguer ses maîtresses l’une de l’autre ; d’ailleurs, les souvenirs des longues nuits érotiques passées en leur compagnie dans cet appartement du quinzième étage de l’arcologie sont interchangeables, constituent un seul et même film. Inigo se réveille et réclame à gorge déployée sa tétée de l’après-midi. Sabine s’occupe immédiatement de leur fils né dans ce même hôpital deux semaines auparavant. Elle aussi a refusé d’appeler le petit Kerry. FIN * * * [1] Recueil non traduit en langue française. (NdE) [2] L’hiver 1978-1979 fut frappé au Royaume-Uni de grandes grèves, y compris des éboueurs. (NdT) [3] La British United Provident Association, devenue la principale compagnie de santé privée britannique. (NdT) [4] Les unités de mesure anglo-saxonnes : pouce, pied, mile, once, pinte, etc. (NdT) [5] En français dans le texte original. (NdT) [6] Surnom donné au drapeau du Royaume-Uni. (NdT) [7] Allusion à une organisation caritative britannique d’origine cockney, Pearly Kings & Queens, dont la tenue traditionnelle est couverte de boutons de perle. (NdT) [8] Organisme public britannique chargé de la promotion des arts et de la culture. (NdT)