Peter F. HAMILTON L'AUBE DE LA NUIT TROISIÈME PARTIE: LE DIEU NU I CINQUIÈME LIVRE: RÉSISTANCE 1. Jay Hilton dormait profondément lorsque l'éclairage électro-phorescent de l'aile pédiatrique s'alluma soudain à l'intensité maximale. L'image rêvée de sa mère fut réduite en pièces telle une statue de verre fracassée par un rayon aveuglant ; ses échardes colorées disparurent dans l'explosion. Jay battit des paupières face au déferlement de lumière et leva la tête, totalement désorientée. Le décor familier se dessina peu à peu autour d'elle. Elle se sentait encore fatiguée. Ce n'était sûrement pas le matin. Sa bouche s'ouvrit sur un bâillement. Les autres enfants se réveillaient, les yeux rouges et l'air ébahi. Les autocollants holomorphes réagirent à la lumière et les images de dessin animé se lancèrent dans leurs farces et leurs cabrioles. Les poupées-robots émirent des bruits rassurants lorsque les enfants les serrèrent entre leurs bras. Puis les portes du dortoir s'ouvrirent sur des infirmiers à l'air agité. En voyant leurs sourires forcés, Jay comprit aussitôt qu'il se passait quelque chose de grave. Elle frissonna. Ce n'étaient quand même pas les possédés ? Pas ici ? Les infirmiers firent sortir les enfants de leurs lits, les dirigeant vers les portes le long de l'allée centrale. Leurs plaintes et leurs questions étaient totalement ignorées. - C'est un exercice d'alerte, dit l'infirmier en chef en tapant des mains. Allez, dépêchez-vous. Foncez dans les ascenseurs. Vite, vite. Jay repoussa sa mince couverture et descendit de sa couche. Sa longue chemise de nuit en coton s'était entortillée autour de ses genoux, et il lui fallut quelques instants pour s'en dépêtrer. Elle allait rejoindre les autres dans l'allée centrale lorsqu'elle aperçut du mouvement et des lumières derrière la grande fenêtre. Chaque matin, depuis son arrivée, Jay s'était assise devant cette fenêtre, s'abîmant dans la contemplation de Mir-chusko et de ses vertigineux nuages verts. Jamais elle n'avait vu un essaim de lumières dans le ciel. Danger. Cet avertissement mental fut si rapide que Jay faillit ne pas le percevoir. Mais il provenait de Haile, aucun doute là-dessus. Elle regarda tout autour d'elle, s'attendant à voir la jeune Kiint débouler dans l'allée. Mais il n'y avait que les infirmiers encadrant les autres enfants. Sachant parfaitement qu'elle désobéissait aux ordres, Jay se dirigea vers la fenêtre et y colla son nez. Un mince anneau de minuscules étoiles blanc-bleu venait de se refermer autour de Tranquillité. Elles se rapprochaient toutes de l'habitat. Puis la fillette vit qu'il ne s'agissait pas d'étoiles, car elles s'étiraient en longueur. Des flammes. Des flammes éclatantes. Des centaines de flammes. Mon amie. Mon amie. Perte de vie angoisse. C'était bien Haile, et elle était en pleine détresse. Jay recula d'un pas, laissant des volutes grises là où son visage et ses mains s'étaient pressés contre le verre. - Que se passe-t-il ? demanda-t-elle dans le vide. Une nouvelle cascade de flammes apparut à proximité de l'habitat. Des fleurs de feu entrant rapidement en éclosion en des points apparemment choisis au hasard. Jay poussa un hoquet de surprise. Il y en avait des milliers, mouvantes et entrelacées. Comme c'était joli ! Amie. Amie. Procédure d'évacuation entamée. Jay plissa le front. La seconde voix mentale lui faisait l'effet d'un vague écho. Ce devait être celle d'un Kiint adulte, probablement Lieria. Jay n'avait rencontré les parents de Haile qu'à quelques reprises. Ils étaient horriblement intimidants, même s'ils s'étaient toujours montrés gentils avec elle. Désignation. Deux. Non, répondit fermement l'adulte. Interdit. Désignation. Tu ne dois pas, mon enfant. Chagrin pour tous les humains souffrants. Mais obéissance exigée. Non. Amie. Mon amie. Désignation. Deux. Confirmé. Jay n'avait jamais senti Haile aussi résolue. C'était un peu effrayant. - S'il te plaît ? demanda-t-elle, de plus en plus inquiète. Que se passe-t-il ? Un torrent de lumière se déversa par la fenêtre. On aurait dit qu'un soleil venait de se lever sur l'horizon de Mirchusko. L'espace entier grouillait de fleurs luminescentes. Évacuation engagée, dit le Kiint adulte. Désignation. Jay sentit une vague de triomphe mêlé de honte monter de son amie. Elle aurait voulu rejoindre Haile pour la réconforter car, à en juger par la réaction de l'adulte, elle venait de faire une Grosse Bêtise. Au lieu de cela, elle se contenta de façonner mentalement un grand sourire radieux, espérant que Haile le capterait. Puis l'air se mit à se mouvoir autour d'elle, comme si une brise venait de se lever. - Jay ! s'écria une infirmière. Dépêche-toi, ma chérie, tu... Autour de Jay, la lumière s'estompait, ainsi que les bruits du dortoir. À peine si elle entendit le hoquet de surprise poussé par l'infirmière. La brise se transforma soudain en petite bourrasque, plaquant sa chemise de nuit contre son corps et lui ébouriffant les cheveux. Une sorte de brume grise apparut autour d'elle, dessinant une bulle parfaitement sphérique dont elle occupait le centre. Sauf qu'elle ne sentait aucune humidité dans l'air. La brume s'assombrit rapidement, réduisant le dortoir à un schéma fantomatique. Puis la bulle entra en expansion, à une telle vitesse que Jay poussa un cri de terreur. Plus aucun signe de l'aile pédiatrique à présent. Elle était seule dans un espace vide d'étoiles. Et elle tombait. Jay se prit la tête entre les mains et hurla de toutes ses forces. Cela ne fit pas cesser l'horreur qu'elle vivait. Elle s'interrompit le temps d'aspirer une goulée d'air. C'est à ce moment-là que le pourtour de la bulle réapparut, surgi du néant, fonçant sur elle de toutes les directions à la fois. Elle comprit qu'elle serait aplatie au moment du choc. Elle ferma les yeux, serra les paupières. - MAMAN ! Un objet évoquant une plume lui chatouilla les pieds, et elle se retrouva soudain sur un support solide. Jay se sentit tomber vers l'avant et battit des bras pour ne pas perdre l'équilibre. Elle atterrit sur un sol dur, les yeux toujours fermés. L'air qu'elle avala était plus chaud que celui du dortoir, bien plus humide aussi. Drôle d'odeur. Une lumière rosée caressait ses paupières. Toujours à quatre pattes, Jay jeta un coup d'oeil en douce à ce qui l'entourait, prête à pousser un nouveau cri. Le spectacle qu'elle découvrit était si incroyable qu'elle en eut le souffle coupé. - Wouahou, réussit-elle enfin à articuler. Joshua lança le saut TTZ avec peu d'enthousiasme. Son humeur maussade était partagée par les passagers et les membres d'équipage du Lady Mac - du moins ceux qui n'étaient pas en tau-zéro. Avoir remporté un tel triomphe et se le voir arraché des mains... Sauf que... Une fois estompé le choc qui l'avait engourdi quand il avait découvert la disparition de Tranquillité, il ne ressentait plus aucune crainte. Ni pour lone ni pour son enfant. L'habitat n'avait pas été détruit, ce qui était réconfortant. Malheureusement, cela signifiait qu'il avait été possédé et arraché à cet univers. Il n'y croyait pas une seconde. D'un autre côté, son intuition n'était pas infaillible. Peut-être ne voulait-il pas le croire, tout simplement. Tranquillité était son seul foyer. Sur le plan émotionnel, il avait beaucoup investi dans l'habitat et son précieux contenu. Dites à un être humain que ce qui lui est le plus cher a été anéanti, et sa réaction sera toujours la même. Enfin, peu importe. Il se sentait aussi misérable que les astros qui l'entouraient, mais pour une tout autre raison. - Saut confirmé, dit-il. Samuel, à vous de jouer. Le Lady Mac avait émergé dans l'une des zones désignées de Trafalgar, cent mille kilomètres au-dessus d'Avon. Son transpondeur beuglait déjà ses codes d'autorisation de vol. Joshua ne pensait pas que ce serait suffisant. Pas quand on débarquait sans prévenir à proximité de la principale base militaire de la Confédération au milieu d'une crise de cette gravité. - J'ai des champs de distorsion qui se pointent sur nous, dit Dahybi d'une voix amusée. Cinq, je crois bien. L'ordinateur de bord avisa Joshua que des radars se verrouillaient sur la coque. Lorsqu'il accéda aux capteurs qui sortaient de leurs niches, ce fut pour découvrir trois faucons et deux frégates sur des trajectoires d'interception. Le PC de la défense stratégique de Trafalgar lui envoyait un feu roulant de questions. Il jeta un coup d'oeil à l'Édéniste tout en commençant à télétransmettre ses réponses. Allongé sur sa couchette anti-g, Samuel conversait les yeux fermés avec d'autres Édénistes présents sur l'astéroïde. Sarha se fendit d'un sourire serein. - Combien de médailles vont-ils nous donner à chacun ? - Hum, marmonna Liol. Je ne sais pas, mais on risque de les recevoir à titre posthume. Je crois que l'une de ces frégates vient de constater que notre système de propulsion à l'antimatière était légèrement radioactif. - Génial, grommela-t-elle. Monica Foulkes n'aimait pas le son de ces mots ; pour ce qu'en savaient les Forces spatiales de la Confédération, seuls les vaisseaux de l'Organisation utilisaient l'antimatière. Elle n'avait pas souhaité aller à Trafalgar, pas plus qu'elle n'avait voulu ramener Mzu à Tranquillité. Mais sa voix n'avait pas compté pour grand-chose lors de la discussion qui avait suivi leur découverte de la disparition de l'habitat. L'accord qu'elle avait passé avec Samuel était devenu caduc lorsqu'ils avaient arraisonné le Frelon. Calvert avait déclaré que seul le grand amiral serait en mesure de décider de son sort, ainsi que de celui de Mzu et d'Adul. Samuel avait opiné. Et elle n'avait eu aucun argument rationnel à leur opposer. Peut-être que la seule défense contre de nouveaux Alchimistes serait un embargo universellement appliqué par toutes les grandes puissances. Après tout, une telle solution avait presque réglé le problème de l'antimatière. De toute façon, ses interrogations n'avaient guère d'importance. Depuis qu'on lui avait confié cette mission, le contrôle des événements lui avait échappé neuf fois sur dix. Il ne lui restait qu'une chose à faire : serrer Mzu de près et s'assurer que la règle du transfert de technologie demeurait respectée. Sauf que, en laissant Calvert utiliser l'Alchimiste contre l'Organisation, elle s'était aussi débrouillée pour la violer. Son débrie-fing s'annonçait mémorable. Monica fronça les sourcils en se tournant vers Samuel, qui observait toujours un silence concentré. Elle pria mentalement pour que toutes les communications émises par le Lady Mac persuadent les Forces spatiales d'exercer un peu d'intelligence et de retenue. La défense stratégique de Trafalgar ordonna à Joshua de maintenir sa position, mais refusa de lui communiquer un vecteur d'approche tant que son statut n'aurait pas été éclairci. Les astronefs de patrouille de la zone d'émergence s'approchèrent à cent kilomètres du Lady Mac, puis se placèrent en formation de surveillance autour de lui. Leurs radars restèrent verrouillés sur sa coque. L'amiral Lalwani en personne entra en contact avec Samuel, incapable de dissimuler son incrédulité quand celui-ci lui expliqua ce qui s'était passé. Considérant que le Lady Macbeth abritait non seulement Mzu et d'autres personnes détenant des informations sur l'Alchimiste, mais aussi une certaine quantité d'antimatière, seul le grand amiral pouvait lui donner l'autorisation d'accoster. Au bout de vingt minutes d'attente, Joshua reçut enfin un vecteur d'approche. On leur avait alloué une baie d'accostage dans le spatioport nord de l'astéroïde. - Et, Joshua, dit Samuel, mortellement sérieux, surtout, ne déviez pas de cette route. S'il vous plaît. Joshua cligna de l'oil, se sachant observé par des centaines d'Édénistes, qui empruntaient les yeux de l'agent secret pour surveiller la passerelle du Lady Mac. - Quoi ? Lagrange Calvert, prendre une initiative ? Le trajet leur prit quatre-vingts minutes. Ils étaient attendus par des techniciens spécialistes en antimatière et par un contingent de marines en nombre tout aussi élevé. Sans parler des officiers du SRC en uniforme. Ils ne furent pas exactement malmenés. Aucune arme de poing ne sortit de son étui. Mais, une fois le boyau-sas scellé et pressurisé, l'équipage du Lady Mac se retrouva contraint de transmettre tous les codes de l'astronef à une équipe de maintenance des Forces spatiales. Les nacelles tau-zéro furent ouvertes, et leurs divers occupants, accumulés par Joshua au fil de sa quête, furent évacués du vaisseau. Après un scan corporel très poussé, les officiers du SRC, aussi polis que glacials, escortèrent leurs invités dans des logements enfouis au coeur de l'astéroïde. Joshua se retrouva dans une suite digne d'un hôtel quatre étoiles. Ashly et Liol la partageaient avec lui. - Bien, fit Liol comme la porte se refermait sur eux. Coupables de possession d'antimatière, jetés en prison par une police secrère qui n'a jamais entendu parler des droits civiques et voués une fois morts à retrouver ce cher Al Capone pour une petite discussion à bâtons rompus. (Il ouvrit l'armoire à liqueurs en bois de merisier et sourit en découvrant son impressionnant contenu.) Ça ne pourrait pas être pire. - Tu oublies la défaite de Tranquillité, lança Ashly. Liol agita une bouteille en signe d'excuse. Indifférent au décor luxueux de la suite, Joshua s'affala dans un fauteuil en cuir noir placé au milieu du salon. - Ça ne peut pas être pire pour toi, d'accord. Mais rappelle-toi que je sais comment fonctionne l'Alchimiste. Ils ne peuvent pas se permettre de me libérer. - Peut-être, en effet, fit Ashly. Mais, avec tout le respect que je te dois, capitaine, ça m'étonnerait que tu puisses aider quelqu'un qui souhaiterait obtenir ses spécifications techniques pour en construire une réplique. - Il suffirait d'une vague indication, marmonna Joshua. Une remarque imprudente orienterait les chercheurs dans la bonne direction. - Arrête de t'inquiéter, Josh. Ça fait belle lurette que la Confédération a dépassé ce stade. Et puis les Forces spatiales nous doivent une fière chandelle, sans parler des Edénistes et du royaume de Kulu. On leur a tiré à tous une belle épine du pied. Tu reverras la passerelle du Lady Mac. - Tu sais ce que je ferais à la place du grand amiral ? Je m'enfermerais dans une nacelle tau-zéro jusqu'à la fin des temps. - Je ne les laisserai pas faire ça à mon petit frère. Joshua se croisa les doigts sur la nuque et sourit à Liol. - Ensuite, je t'enfermerais dans la nacelle voisine. Des planètes scintillaient dans le ciel crépusculaire. Jay en distingua au moins quinze qui formaient une chaînette. La plus proche paraissait un peu plus petite que la lune de la Terre. Sans doute parce qu'elle était très loin, se dit la fillette. À part ça, elle ressemblait à toutes les planètes terracompatibles de la Confédération : un globe aux océans indigo et aux continents émeraude, enveloppé dans d'épais nuages blancs. La seule différence, c'étaient les lumières ; des villes, plus vastes que certaines des vieilles nations de la Terre, qui brillaient d'un éclat splendide. Sur la face nocturne, les circonvolutions nuageuses diffusaient ce rayonnement urbain, baignant les océans d'une perpétuelle lueur perle. Jay s'accroupit, émerveillée par ce ciel magique. L'endroit où elle se trouvait était ceint d'un haut mur. Le chapelet de planètes devait s'étendre bien au-delà de son champ de vision, dont l'horizon était absent. Une étoile entourée d'un collier de planètes habitées ! Il en faudrait des milliers pour fermer le cercle. Aucune des mémoires didactiques qu'on lui avait implantées ne mentionnait un système solaire contenant autant de mondes, même en comptant les lunes des géantes gazeuses. Amie Jay. Sauvée. Réjouissance de ta survie. Jay tiqua puis baissa les yeux. Haile s'efforçait de courir vers elle. Comme chaque fois que le bébé kiint était surexcité, ses jambes perdaient le plus gros de leur coordination. Elle manquait trébucher au moindre pas ou presque. Jay sourit en la voyant ainsi s'emmêler les pinceaux. Son sourire s'estompa lorsqu'elle aperçut le paysage derrière son amie. Elle se trouvait dans une sorte d'arène de deux cents mètres de diamètre, au sol de marbre couleur d'ébène. Le mur d'enceinte, haut de trente mètres, était scellé par un dôme transparent. Des entailles horizontales étaient découpées dans sa surface à intervalles réguliers, des fenêtres donnant sur des pièces brillamment éclairées et apparemment meublées de gros cubes de couleurs primaires. Des Kiints adultes s'y affairaient, mais un bon nombre d'entre eux avaient cessé toute activité pour se tourner vers elle. Haile déboula sur elle, agitant d'un air excité ses tentacules tractamorphiques à moitié esquissés. Jay agrippa deux d'entre eux, les sentant palpiter entre ses doigts. - Haile ! C'est toi qui as fait ça ? Deux Kiints adultes se dirigeaient vers elle. Jay reconnut Nang et Lieria. Derrière eux, une étoile noire surgit du néant. Un battement de coeur plus tard, elle s'était transformée en une sphère de quinze mètres de diamètre, dont le quart inférieur se fondait dans le sol. Sa surface commença à se dissoudre, révélant un troisième Kiint adulte. Jay était fascinée par le processus. Un saut TTZ sans astronef ! Elle se concentra sur ses mémoires didactiques relatives aux Kiints. Oui, c'est moi, confessa Haile. (Sa chair tractamorphique frémissait en signe d'agitation, et Jay la serra plus fort pour la rassurer.) Nous seuls devions évacuer le tout-autour à l'instant de la perte de vie. Je t'ai incluse dans la désignation, malgré l'interdiction parentale. Grande honte. Étonnement. (Haile se tourna pour faire face à ses parents.) Approbation de la perte de vie ? Plein de bons amis dans le tout-autour. Nous n'approuvons pas. Jay jeta un regard inquiet aux deux adultes et se serra un peu plus contre Haile. Nang modela son appendice tractamorphique pour former un tentacule plat, qu'il passa sur le dos de sa fille. La jeune Kiint se calma visiblement en recevant ce geste d'affection. Jay -crut également percevoir une sorte d'échange mental, où perçaient la compassion et la sérénité. Pourquoi n'avons-nous pas aidé ? demanda Haile. Nous ne devons jamais interférer dans les événements premiers d'une autre espèce lors de son évolution vers la compréhension oméga. Tu dois apprendre à obéir à cette loi des plus importantes. Toutefois, elle ne nous empêche pas de pleurer devant cette tragédie. Jay se devina visée par cette dernière remarque. - Ne soyez pas en colère contre Haile, dit-elle d'un air solennel. J'aurais fait la même chose pour elle. Et je ne voulais pas mourir. Lieria tendit l'un de ses tentacules pour lui effleurer l'épaule. Je te remercie de l'amitié que tu manifestes à Haile. Au fond de notre cour, nous sommes contents que tu sois avec nous, car tu seras ici en totale sécurité. Je suis navrée que nous n'ayons rien pu faire pour tes amis. Mais notre loi est inflexible. Jay faillit être engloutie par une soudaine sensation d'horreur. - Est-ce que Tranquillité a explosé ? gémit-elle. Nous l'ignorons. L'habitat subissait une attaque concertée quand nous sommes partis. Cependant, lone Saldana s'est peut-être rendue. Il est fort possible que l'habitat et sa population aient survécu. - Nous sommes partis, répéta Jay, émerveillée. Huit Kiints adultes se tenaient à présent dans l'arène, tous les scientifiques affectés au Projet de recherche sur les Laymils. - Où sommes-nous ? demanda la fillette en contemplant à nouveau le ciel nocturne et ses stupéfiantes constellations. Ceci est notre système stellaire d'origine. Tu es le premier vrai humain à le visiter. - Mais... (Des bribes de mémoires didactiques défilèrent dans son esprit ; elle fixa une nouvelle fois ces planètes si brillantes, si attirantes.) Ce n'est pas Jobis. Nang et Lieria échangèrent un regard presque gêné. Non, Jobis n'est que l'un de nos avant-postes scientifiques. Et il ne se trouve pas dans cette galaxie. Jay éclata en sanglots. Dès le début de la crise de la possession, le Consensus jovien avait reconnu qu'il formait une cible de choix. Ses colossales installations industrielles étaient inévitablement destinées à produire un flot de munitions, qui irait grossir les stocks des forces spatiales adamistes, victimes des restrictions budgétaires. La réaction du Consensus de Yosemite aux attaques de l'Organisation de Capone avait déjà montré ce dont l'Édénisme était capable, et encore n'avait-il pu mobiliser dans ce cas que trente habitats. Jupiter disposait des ressources de quatre mille deux cent cinquante habitats. Les demandes de soutien matériel affluèrent dès que Tra-falgar émit son premier message d'alerte destiné à avertir la Confédération de la menace qui pesait sur elle. Soucieux d'intégrer leurs besoins dans le programme de fabrication édéniste, les ambassadeurs recoururent aux exigences, aux prières et au renvoi d'ascenseur. Les dépenses engagées, accords de prêts et transferts de fusiodollars auraient suffi à acheter des systèmes stellaires en phase quatre. En outre, l'Édénisme apportait un soutien crucial à la libération de Mortonridge en fournissant des sergents qui tenaient lieu de fantassins. Cette campagne représentait la seule offensive psychologique montée contre les possédés, dont le but était de prouver à toute la Confédération que son ennemi n'était pas invincible. Heureusement, il était extrêmement difficile de donner l'assaut à un ou plusieurs habitats. Jupiter disposait d'un superbe réseau de défense stratégique ; parmi les forces possédées, seule l'Organisation avait une flotte susceptible de se lancer dans une offensive à grande échelle, et la distance entre la Terre et la Nouvelle-Californie lui rendait cette tâche pratiquement impossible. Restait toutefois le risque d'un astronef kamikaze porteur d'une cargaison d'antimatière. Plus la possibilité que Capone se procure l'Alchimiste et décide de l'utiliser. Le Consensus ignorait le fonctionnement de cette arme d'apocalypse, mais un vaisseau devait sauter dans le système solaire pour la déployer, ce qui, en théorie, permettrait aux Édénistes de l'intercepter. Les défenses avaient aussitôt été renforcées. Un bon tiers des armements produits par les stations industrielles avait été incorporé dans une nouvelle architecture DS massivement renforcée. La bande orbitale de cinq cent cinquante mille kilomètres abritant les habitats bénéficia de la protection la plus importante, les plates-formes voyant leur nombre doubler et leur stock de guêpes de combat passer à sept cent mille unités. Un million de guêpes supplémentaires furent disposées en sphères concentriques autour de la géante gazeuse jusqu'à l'orbite de Callisto. On dispersa parmi elles des flottilles de satellites-capteurs multibandes conçus pour détecter la moindre anomalie, si infime soit-elle, qui affecterait les puissantes tempêtes énergétiques agitant l'espace environnant. Plus de quinze mille faucons de patrouille lourdement armés complétaient ce dispositif défensif ; ils tournaient autour de l'atmosphère agitée de la planète en suivant des orbites elliptiques à forte inclinaison, prêts à détruire la première molécule un tant soit peu suspecte. Le fait qu'autant de faucons aient été dégagés de leurs activités de transport avait entraîné une légère augmentation du prix de l'He3, la première depuis plus de deux cent soixante ans. Le Consensus jugea que les répercussions économiques seraient amplement compensées par la sécurité que lui garantissaient des défenses jugées invulnérables. Aucun objet, astronef, robot ou projectile cinétique, ne pourrait approcher à moins de trois millions de kilomètres de Jupiter sans en avoir reçu l'autorisation expresse. Même le plus fanatique des kamikazes aurait reconnu la futilité de toute tentative d'attaque-surprise. La fluctuation gravifique qui apparut cinq cent soixante mille kilomètres au-dessus de Péquateur de Jupiter fut instantanément détectée. Les champs de distorsion des trois cents faucons les plus proches l'enregistrèrent sous la forme d'une importante déformation de l'espace-temps. L'intensité du phénomène était si grande qu'il fallut recalibrer en hâte les détecteurs gravito-niques des capteurs DS pour en localiser la source. Sur le plan visuel, celle-ci se manifestait sous la forme d'une étoile couleur rubis, dont le champ gravifique distordait la lumière de Jupiter dans toutes les directions. Les grains de poussière et les particules de vent solaire qui l'entouraient se métamorphosèrent en une cascade de picométéorites au bref éclat jaune vif. Le Consensus passa aussitôt en état d'alerte maximale. Vu la puissance de cette distorsion spatiale, ce n'était pas un banal astronef qui émergeait. Et le phénomène se produisait en un lieu dangereusement proche des habitats, à cent mille kilomètres de la zone d'émergence désignée la plus proche. Via le lien d'affinité, le Consensus chargea des instructions dans les guêpes de combat qui dérivaient parmi les habitats. Trois mille fusio-propulseurs s'activèrent l'espace d'un instant, alignant les redoutables drones sur leur nouvelle cible. Formant un Sous-Consensus qui leur était propre, les faucons de patrouille calculèrent des vecteurs d'approche et des manoeuvres de saut conçus pour encercler l'intrus. L'aire de distorsion augmenta pour englober plusieurs centaines de mètres, alarmant les Édénistes bien que le Consensus lui-même réagisse avec un certain calme. Le terminus de trou-de-ver était déjà bien plus grand que celui d'un faucon ou d'un gerfaut. Puis l'aire s'aplatit pour former dans l'espace-temps une fissure bidimensionnelle parfaitement circulaire, et la véritable séquence d'expansion débuta alors. En moins de cinq secondes, la faille avait atteint onze kilomètres de diamètre. Le Consensus s'empressa de reconfigurer sa procédure de réaction. Les faucons en approche décrivirent des paraboles à quinze g d'accélération, puis sautèrent hors de l'espace. Huit mille guêpes de combat supplémentaires s'activèrent, fonçant vers la menace cyclopéenne. Trois secondes plus tard, la fissure se stabilisa à un diamètre de vingt kilomètres. L'une de ses faces s'effondra sur elle-même, révélant la gorge du trou-de-ver. Trois minuscules points jaillirent de son centre. Onone et les deux faucons qui l'accompagnaient hurlèrent leur identité sur la bande d'affinité générale et supplièrent : NE TIREZ PAS ! Pour la première fois en cinq cent vingt et un ans d'existence, le Consensus jovien ressentit l'émotion baptisée choc. Sa réaction n'en fut pas moins immédiate. Ses routines mentales de perception lui confirmèrent que les trois faucons n'étaient pas possédés. Un délai de cinq secondes fut imposé aux guêpes de combat. Que se passe-t-il ? demanda le Consensus. Syrinx ne put s'empêcher de saisir la perche qu'on lui tendait. Nous avons de la visite, répondit-elle en jubilant. Sur la passerelle autour d'elle, son équipage était secoué par l'hilarité. Le spatioport contrarotatif fut le premier à émerger du gigantesque terminus de trou-de-ver. Un disque blanc de quatre mille cinq cents mètres de diamètre, dont les balises luisaient tels des villages nichés au creux de vallées métalliques, éclairant les bordures de son cratère de flashes vert et rouge. Son axe élancé le suivit, semblant tracter la calotte couleur rouille sombre. Ce fut à ce moment-là que les autres astronefs commencèrent à sortir du terminus ; faucons, gerfauts et vaisseaux des Forces spatiales de la Confédération se dispersèrent tous azimuts. Les capteurs DS de Jupiter et les champs de distorsion des faucons se verrouillèrent sur eux. Le Consensus envoya de nouvelles instructions aux guêpes de combat, les écartant du lieu de cette extraordinaire incursion. Le cylindre principal de l'habitat, d'un diamètre prodigieux de dix-sept kilomètres, commença à émerger du terminus. Après que les trente-deux premiers kilomètres furent sortis, la bande centrale de gratte-ciel apparut, avec ses centaines de milliers de fenêtres diffusant une douce lumière de fin d'après-midi. Leur base frôla le bord du trou-de-ver. Tous les astronefs étaient passés, ne restait qu'à attendre le reste de l'habitat. Une fois l'émergence achevée, le trou-de-ver se referma à la façon d'un iris et l'espace retrouva son état naturel. Les faucons de patrouille détectèrent un champ de distorsion de forte capacité qui se repliait dans l'épais collier de polype entourant la calotte sud de l'habitat, qui formait le fond de sa mer circulaire. Le Consensus dirigea vers le nouveau venu un flot de curiosité considérablement retenue. Bonjour, lancèrent en chour Tranquillité et lone Saldana. On percevait une certaine suffisance dans ce salut. Pendant près de dix heures, la capsule de transit avait glissé en douceur et en silence le long de la tour reliant l'astéroïde Supra-Brésil à l'État du Gouvcentral dont il portait le nom. Ses passagers auraient pu la croire immobile. On ne pouvait se faire une idée de sa vitesse (trois mille kilomètres à l'heure) que lorsqu'elle croisait l'une de ses semblables. Mais comme chaque capsule courait sur un rail placé à l'extérieur de la tour, et comme les seuls hublots donnaient sur le ciel, les passagers en question ne se rendaient compte de rien. C'était délibéré : les opérateurs de la tour jugeaient psychologiquement nuisible pour eux le spectacle d'une capsule frôlant la leur à une vitesse relative de six mille kilomètres à l'heure. Juste avant de pénétrer dans les couches supérieures de l'atmosphère, la capsule décéléra pour descendre à une vitesse subsonique. Elle atteignit l'atmosphère alors que l'aube se levait sur l'Amérique du Sud. Sur Terre, cette vision n'avait désormais plus rien d'exaltant ; les passagers ne voyaient qu'une couche nuageuse d'un gris boueux qui recouvrait le plus gros du continent ainsi qu'un tiers de l'Atlantique Sud. Ce fut seulement lorsque la capsule arriva dix kilomètres au-dessus des couches supérieures que Quinn put distinguer les innombrables courants composant la gigantesque armée cyclonique, qui tournaient l'un autour de l'autre à une vitesse ahurissante. La masse grouillante ainsi formée était aussi compacte qu'un front de tempête sur une géante gazeuse mais infiniment plus terne. Ils pénétrèrent dans les cirrus aux franges déchiquetées, et les vitres des hublots se mirent à trembler sous l'assaut de gouttes de pluie grosses comme le poing. Après, il n'y eut plus rien à voir hormis une informe masse grise. Une minute avant que la capsule arrive au terminal, les vitres virèrent au noir : la capsule venait d'entrer dans le puits qui protégeait la base de la tour des manifestations les plus violentes du climat déréglé de la planète. Le compte à rebours installé dans le salon de la Classe royale afficha zéro, mais on ne perçut qu'une infime vibration lorsque des attaches se refermèrent autour de la base de la capsule. Le rail magnétique se désengagea, et un transporteur l'écarta de la tour, libérant le berceau de réception pour la capsule suivante. Les écoutilles des sas s'ouvrirent, révélant les corridors extensibles conduisant au terminal, où un contingent trois fois plus important que d'habitude de policiers et de douaniers attendait d'accueillir les passagers. Quinn poussa un soupir de résignation. Il avait apprécié ce voyage, profitant sans vergogne du confort de la Classe royale. Un moment de contemplation bienvenu, assisté par l'absorption de Larmes de Norfolk. Il n'avait qu'un seul but en venant sur Terre : la conquête. Maintenant, il avait enfin une idée de la méthode à employer pour soumettre la planète au nom de son Seigneur. L'application exponentielle de la force brute qui avait eu jusqu'ici la faveur des possédés serait complètement inefficace sur Terre. Les arches étaient trop isolées les unes des autres. C'était bizarre, mais plus Quinn y réfléchissait, plus la Terre lui apparaissait comme un modèle miniature de la Confédération, ses centres de population étant séparés par une nature hostile presque aussi mortelle que le vide interstellaire. Il devrait procéder avec soin pour planter les graines de sa révolution. Si la sécurité du Gouventral soupçonnait une épidémie de possession dans une arche, elle s'empresserait de placer celle-ci en quarantaine. Et Quinn savait que même ses pouvoirs énergétiques ne pourraient l'aider à fuir une fois que les vidtrains seraient arrêtés. La plupart des autres passagers avaient débarqué, et l'hôtesse en chef jetait à Quinn des regards appuyés. Il s'extirpa de son profond fauteuil en cuir, s'étira pour assouplir ses membres. Jamais il ne franchirait l'obstacle de la douane, encore moins celui de la police. Il se dirigea vers l'écoutille de sas et invoqua son pouvoir énergétique, le configurant mentalement suivant un schéma désormais familier, il le sentit ramper sur son corps, sentit la moindre de ses cellules pénétrée par une épingle d'électricité statique. Seul un grognement traduisit le caractère grotesque de la sensation qui le parcourut lorsqu'il franchit le seuil du royaume des fantômes. Son coeur cessa de battre, ses poumons de palpiter, et le monde autour de lui perdit son vernis de substance. La solidité des murs et des sols était devenue éphémère. Inexistante s'il insistait un peu. L'hôtesse en chef regarda le dernier passager gagner le sas et se retourna vers le bar. Planquées sous le comptoir se trouvaient plusieurs bouteilles de Larmes de Norfolk et autres liqueurs de prix ouvertes par l'équipage. Les membres de celui-ci veillaient à ne jamais laisser trop d'alcool dans une bouteille, un tiers tout au plus, avant d'en ouvrir une autre. Mais un tiers de nectar, c'était déjà un sacré butin. Elle attrapa son bloc de gestion du stock et commença à enregistrer ces bouteilles comme vides. Les membres d'équipage se partageraient le butin plus tard, et chacun emporterait ses flasques personnelles. Tant qu'ils ne se montraient pas trop gourmands, l'opérateur en chef fermerait les yeux. Soudain, son bloc se mit à lui transmettre un salmigondis électronique. Elle lui jeta un regard irrité et, machinalement, le tapa contre le comptoir. Ce fut à ce moment-là que les lumières se mirent à clignoter. Intriguée, elle fixa le plafond en plissant le front. Tous les systèmes électriques du salon subissaient des avaries. La colonne de projection AV placée derrière le bar ne diffusait plus que des motifs irisés et les activateurs des écoutilles émettaient un geignement sans que celles-ci daignent bouger. - Hein ? grommela-t-elle. Impossible qu'il y ait une panne d'électricité. Chacun des composants de la capsule était conçu suivant le principe de la redondance multiple. Elle était sur le point de contacter l'opérateur en chef lorsque l'éclairage se stabilisa et que son bloc de gestion se remit en ligne. - Évidemment, grogna-t-elle. Son inquiétude ne se dissipa pas pour autant. Si un tel incident pouvait survenir au terminal, il pouvait aussi survenir en plein trajet. Elle adressa un regard navré à ses bouteilles, sachant qu'elle devrait renoncer à elles si elle rédigeait un rapport officiel sur la panne. Les inspecteurs de la compagnie fouilleraient chaque recoin de la capsule. Elle effaça le fichier d'inventaire qu'elle avait commencé à remplir et demanda au processeur du salon de lui ouvrir un canal vers l'opérateur en chef. Son appel ne devait jamais aboutir. Elle reçut une transmission prioritaire du service de sécurité du terminal lui ordonnant de rester où elle était. Au-dehors, une sirène d'alarme se mit à pousser un hurlement suraigu. Elle sursauta à ce bruit ; en onze ans de service, elle ne l'avait entendu que lors des exercices d'alerte. La clameur de la sirène sembla étouffée aux oreilles de Quinn. Il avait vu frémir les voyants du sas, senti fluctuer les délicates émissions des processeurs électroniques lorsqu'il avait franchi le seuil. Il ne pouvait rien y faire. Toute sa concentration lui était nécessaire pour configurer sa capacité énergétique comme il le souhaitait. À présent, il semblait que cette configuration avait un effet perceptible sur l'équipement électronique - pourtant, il ne s'était rien passé quand il était sorti du royaume des fantômes pour se glisser dans le salon Classe royale au début de la descente. Certes, il n'avait guère fait d'efforts à ce moment-là, au contraire il avait bridé son pouvoir. Enfin, il y réfléchirait le moment venu. D'épaisses portes renforcées se refermaient au bout du corridor, emprisonnant les passagers trop lents. Quinn dépassa ceux-ci et arriva devant l'obstacle. Ce dernier ne lui opposa qu'une résistance de principe, et il eut l'impression de traverser un mince rideau d'eau. Le terminal se composait d'une série de grandioses halls à plusieurs niveaux, reliés les uns aux autres par des escaliers en colimaçon et des puits d'ascenseur. Capable d'accueillir simultanément les passagers de soixante-dix capsules, il ne fonctionnait qu'à vingt-cinq pour cent de ses capacités depuis le début de la crise. Tandis que Quinn sortait de la chambre d'admission scellée qui se trouvait au bout du couloir, sa première impression fut que les grilles de la climatisation diffusaient de l'adrénaline gazéifiée. En contrebas, dans le hall principal, une foule de gens fuyait vers des abris incertains. Ils ne savaient pas où ils allaient, les sorties étant toutes condamnées, mais ils savaient où ils ne voulaient pas se trouver, à savoir près d'une capsule bourrée à craquer de possédés. C'était la seule explication possible à une alerte d'une telle ampleur. Au niveau où se trouvait Quinn, des gardes surexcités vêtus d'armures cinétiques fonçaient vers la chambre d'admission. Les officiers hurlaient leurs ordres. Tous les passagers descendus de la capsule étaient tenus en respect et rassemblés sans ménagement. Le premier qui protestait avait droit à une décharge électrique. Trois corps gisaient déjà sur le sol, secoués de tressaillements incontrôlables. Cela encourageait les autres passagers à se montrer coopératifs. Quinn se dirigea vers les gardes, qui avaient formé un demi-cercle devant la porte de la chambre d'admission. Dix-huit fusils aux formes trapues étaient braqués sur celle-ci. Il contourna l'une des gardes pour examiner son arme. La femme frissonna, comme si une brise fraîche s'était insinuée sous son armure. Elle était armée d'une sorte de pistolet-mitrailleur. Quinn en savait assez sur les munitions pour se rendre compte qu'il tirait des projectiles chimiques. Plusieurs grenades étaient accrochées au ceinturon de la garde. Même si le Frère de Dieu lui avait fait don d'une capacité énergétique bien plus élevée que celle du possédé moyen, il aurait eu du mal à se défendre contre ces dix-huit adversaires. De toute évidence, la Terre prenait très au sérieux la menace des possédés. Un groupe de nouveaux venus se déplaçait méthodiquement parmi les passagers terrorisés. Ces hommes n'étaient pas vêtus d'uniformes mais de costumes ordinaires, et cependant les officiers de sécurité leur obéissaient au doigt et à l'oil. Quinn percevait leurs pensées, froides et logiques par contraste avec celles des hommes et des femmes qui les entouraient. Des agents secrets, fort probablement. Quinn décida de ne pas s'attarder pour le vérifier. Il s'écarta du demi-cercle de gardes alors qu'un officier leur ordonnait d'ouvrir la porte de la chambre d'admission. L'escalator menant au hall principal avait été désactivé, et il descendit quatre à quatre les marches de silicone figée. Les gens massés autour des sorties condamnées perçurent son passage comme un courant d'air froid et éphémère. Sur la place au-dehors, de nouvelles escouades de gardes se mettaient en place ; deux groupes s'affairaient à monter sur des trépieds des fusils Bradfield de gros calibre. Quinn secoua la tête en signe d'admiration et d'étonnement mêlés, puis les contourna prudemment. Les ascenseurs menant à la gare de vidtrains fonctionnaient toujours, mais leurs usagers étaient à présent peu nombreux. Il s'inséra dans une cabine emplie d'hommes d'affaires affolés qui revenaient tout juste d'un voyage à Cla-vius City, sur la Lune. Au bout de quinze cents mètres de descente, la cabine aboutit dans une chambre circulaire de trois cents mètres de diamètre. L'espace à l'intérieur de la gare était divisé par des cercles concentriques de tourniquets, qui orientaient les passagers vers une série d'escalators placés en son centre. Des colonnes d'information d'un verre noir de jais formaient une barrière sur le pourtour de la salle, et des icônes fluorescentes nageaient à leur surface tels des poissons électroniques. L'air était sillonné de symboles holographiques, qui s'entortillaient les uns autour des autres tout en guidant les passagers vers l'escalator conduisant à leur quai. Quinn traîna quelque temps près des colonnes d'information, observant les contorsions des hologrammes dans l'air. La foule d'usagers pressés (qui évitaient soigneusement de se regarder les uns les autres), les murs et le plafond oppressants, l'air au parfum acre diffusé par les climatiseurs, les petits mécanoïdes nettoyeurs qui encaissaient les coups de pied des passants... il les accueillait tous avec joie. Bien qu'il soit décidé à détruire ce monde et à anéantir son peuple, il revit en lui son foyer, ne serait-ce qu'un instant. Soudain, quelque chose frigorifia sa nostalgie attendrie ; le nom EDMONTON apparut au-dessus de lui en lettres écarlates, glissant le long d'une enfilade de flèches bleues menant à l'un des escalators. Le vidtrain partait dans onze minutes. Comme c'était tentant. Retrouver enfin Banneth. Voir son visage frappé de terreur, puis déformé par la souffrance - pendant très très longtemps - avant de connaître l'ignominie ultime, celle de la débilité absolue. Il y avait tant de nuances de torture à lui infliger, tant de choses à lui faire subir maintenant qu'il en avait le pouvoir ; de subtiles et sanglantes applications de la douleur, psychologiques autant que physiologiques. Mais les objectifs du Frère de Dieu étaient prioritaires, ils venaient même avant les pulsions quasi sexuelles de son serpent. Quinn se détourna de l'invite étincelante et chercha un vidtrain qui le conduirait à New York. Les gens commençaient à se masser autour des fenêtres des bars et des restaurants qui bordaient la gare. Les enfants regardaient d'un air intrigué les images émises par les colonnes AV des chaînes d'information pendant que les adultes affichaient un air hébété signalant qu'ils accédaient à un sensovidéo. En passant devant un restaurant de pâtes, Quinn entrevit l'image d'un holoécran au-dessus du cuisinier en sueur. Le ciel de Jupiter servait de toile de fond mouvante à l'image d'un habitat ; des douzaines d'astronefs tournaient autour de celui-ci, évoquant un essaim d'abeilles surexcitées. Comme cela ne le concernait pas, il poursuivit sa route. Après l'émergence de Tranquillité au-dessus de Jupiter, lone s'était rendue au palais De Beauvoir pour superviser les équipes de maintenance de l'habitat et diffuser un sensovidéo afin de rassurer les habitants et d'orienter leur action. Pour une telle déclaration officielle, la salle de réception était un lieu plus approprié que ses appartements privés. À présent que la crise était passée, elle était confortablement assise à son bureau et, grâce aux cellules sensitives de l'habitat, observait le dernier des faucons affectés à celui-ci qui se posait sur sa corniche. Une procession de véhicules se dirigeait vers lui, camions et semi-remorques impatients de décharger le gros générateur de fusion calé dans la soute de l'astronef biotek. Ce générateur provenait de l'une des stations industrielles de Lycoris, l'habitat édéniste le plus proche ; le Consensus s'était empressé d'organiser son transport dès que le statut de Tranquillité avait été confirmé. En ce moment, quinze équipes de techniciens s'affairaient autour d'autant de générateurs identiques, les chargeant et les connectant au réseau énergétique de l'habitat. Lorsqu'elle s'enfonça un peu plus dans la strate neurale et dans les routines de surveillance automatique qui y opéraient, lone sentit l'électricité courir à nouveau dans les gratte-ciel, transmise par les conducteurs organiques, et leurs systèmes se remettre peu à peu en ligne. La cité qui ceignait l'habitat fonctionnait sur ses réserves depuis la manoeuvre de saut, ainsi que d'autres postes non essentiels. Grand-père Michael n'avait pas pensé à tout, semblait-il. Elle sourit toute seule ; il avait quand même pensé à pas mal de choses. Et si le Consensus jovien n'avait pas été là pour leur fournir de nouvelles ressources, ils auraient pu se rabattre sur les petits générateurs du spatioport non rotatif. On s'en serait tirés. Bien sûr que oui, répliqua Tranquillité. Surprise qu'Ione ait pu en douter, la personnalité de l'habitat réussit à prendre un ton un tantinet sévère. De toute évidence, personne n'avait envisagé toutes les conséquences de la manoeuvre de saut. Lorsque Tranquillité avait pénétré dans le trou-de-ver, les câbles d'induction qui rayonnaient par centaines de sa calotte avaient été tranchés, annulant la quasi-totalité de ses capacités naturelles de production d'énergie. Il faudrait plusieurs mois à ses glandes spécialisées pour faire pousser de nouveaux câbles. Et peut-être seraient-ils obligés de repartir à ce moment-là. À chaque jour suffît sa peine, dit Tranquillité. Nous nous sommes réfugiés dans le lieu le plus sûr de la Confédération ; j'ai moi-même été surprise par la puissance de feu que le Consensus a réunie pour se protéger. Tu peux être satisfaite. Je ne me plaignais pas. Pas plus que nos habitants. lone sentit son attention dirigée vers l'intérieur. C'était jour de fête à Tranquillité. Toute la population était sortie des gratte-ciel (grâce aux générateurs de secours des ascenseurs) pour se masser dans les parcs qui les entouraient jusqu'à ce que l'électricité soit rétablie. Les vieux ploutocrates étaient assis sur l'herbe à côté des étudiants, les serveuses faisaient la queue devant les toilettes en compagnie des cadres supérieurs, les scientifiques du Projet de recherche sur les Lay-mils se mêlaient aux fêtards les plus snobs. Chacun avait attrapé une bouteille en sortant de chez lui ou de chez elle, déclenchant la génération spontanée du plus grand pique-nique de la galaxie. L'aube avait maintenant cinq heures de retard, niais le clair de lune émis par le phototube ne faisait qu'accentuer l'ambiance. Les gens absorbaient alcools et stims, racontant sans se lasser leur vision personnelle des milliers de guêpes de combat qui s'étaient ruées sur l'habitat. Ils remerciaient Dieu et, surtout, lone Saldana de les avoir sauvés, et proclamaient à nouveau leur amour pour cette sacrée fille splendide, maligne et séduisante dans l'habitat de laquelle ils avaient le privilège de vivre. Hé, Capone ! Quel effet ça fait d'être blousé ? Ta putain de flotte qui défiait la Confédération tout entière a été bernée par un habitat civil ; tu as sorti toute ton artillerie pour nous avoir, et c'est nous qui t'avons eu. Toujours enchanté d'être revenu goûter aux merveilles de ce siècle ? Les résidents des deux gratte-ciel les plus proches du palais De Beauvoir se dirigeaient vers celui-ci pour rendre hommage à lone et lui exprimer leur gratitude. Une foule impressionnante se massait devant le portail, chantant et suppliant son héroïne de faire une apparition. lone porta son attention sur cette manifestation spontanée, souriant lorsqu'elle aperçut dans la masse Dominique, Clément et un Kempster Getchell franchement ivre. Elle reconnut d'autres personnes, directeurs et cadres d'entreprises multistel-laires et d'institutions financières, tous emportés par l'émotion. Le visage écarlate, la gorge irritée, en train de hurler son nom. Elle se focalisa sur Clément. Invite-le à te rejoindre, suggéra Tranquillité. Peut-être. Les humains sont toujours sexuellement excités quand ils survivent à une catastrophe. Tu devrais assouvir tes instincts. Il te rendra heureuse, et tu le mérites plus que tout. Comme c'est romantique. Le romantisme n'a rien à voir là-dedans. Jouis du soulagement qu'il t'apportera. Et toi ? C'est toi qui as effectué la manoeuvre de saut. Je suis heureuse quand tu l'es. Elle éclata de rire. - Et puis zut, pourquoi pas ? Bien. Mais je pense que tu devras d'abord faire une apparition publique. Cette foule est de bonne humeur, mais elle est décidée à te remercier. Oui. (Elle reprit son sérieux.) Mais j'ai encore un devoir à accomplir. En effet. Le ton adopté par Tranquillité était en accord avec son humeur. lone élargit la conversation mentale pour y inclure le Consensus jovien. Armira, l'ambassadeur Kiint sur Jupiter, fut invité à les rejoindre. Notre manoeuvre de saut a entraîné un événement inattendu, commença lone. Nous espérons que vous serez en mesure d'en éclaircir la nature. Armira émit sur la bande d'affinité une impression d'amusement un peu hautain. Si je puis me permettre, lone Saldana et Tranquillité, votre manoeuvre de saut elle-même était un événement inattendu. En tout cas, elle a surpris les Kiints qui étaient nos hôtes, dit-elle. Ils sont tous partis très vite. Je vois. L'esprit d'Armira se referma, leur refusant l'accès à ses émotions. Tranquillité repassa les images qu'elle avait enregistrées au moment de l'attaque, où l'on voyait les Kiints disparaître dans des horizons des événements. Vous avez assisté à la démonstration d'un talent des plus anciens, déclara Armira d'un ton impassible. Nous avons développé cette capacité de fuite en urgence à l'époque où nous pratiquions le voyage interstellaire. Ce n'est qu'une application sophistiquée de vos systèmes de champs de distorsion. Mes collègues participant à votre Projet de recherche sur les Laymils l'ont sans doute utilisée instinctivement quand ils se sont sentis menacés. Nous n'en doutons pas, dit le Consensus. Et qui pourrait leur en vouloir ? La question n'est pas là. Le fait que vous disposiez de ce talent nous ouvre de nouveaux horizons. Vos déclarations, selon lesquelles votre espèce a perdu tout intérêt pour le voyage interstellaire, nous ont toujours laissés sceptiques. Certes, vous ne possédiez pas d'astronefs, ce qui donnait un certain poids à vos arguments. Maintenant que nous avons constaté que vous jouissez du pouvoir de vous téléporter, votre affirmation antérieure apparaît de toute évidence comme un mensonge. Nous n'avons pas le même intérêt que vous pour les voyages dans les autres mondes, dit Armira. Bien sûr que non. Nos astronefs se consacrent surtout au commerce et à la colonisation, sans parler hélas des activités militaires. Le niveau de votre technologie vous dégage de quelque chose d'aussi simple que le commerce. En outre, nous vous croyons pacifiques, bien que vous ayez sans doute une très grande connaissance des systèmes d'armements avancés. Restent la colonisation et l'exploration. Votre analyse est exacte. Vous livrez-vous encore à ces activités ? Jusqu'à un certain point. Pourquoi ne nous l'avez-vous pas dit? Pourquoi avez-vous dissimulé vos vraies capacités sous un voile de mysticisme et d'indifférence ? Vous connaissez la réponse à cette question, répliqua Armira. Cela fait trois cents ans que les humains ont découvert les Jiciros ; pourtant, vous n'êtes toujours pas entrés en contact avec eux, vous ne leur avez même pas révélé votre existence. Le niveau de leur technologie et de leur culture est très primitif, et vous savez ce qui leur arrivera s'ils sont exposés à la Confédération. Tout ce qu'ils ont pu créer par eux-mêmes sera remplacé par ce qu'ils percevront comme de merveilleux gadgets futuristes, et ils arrêteront leur marche vers le progrès. Qui sait de quelles réussites l'univers serait alors privé ? Cet argument ne s'applique pas ici, dit le Consensus. Les Jiciros ignorent la vraie nature des étoiles et la véritable composition de la matière. Pas nous. Notre technologie est inférieure à la vôtre, c'est entendu. Mais vous savez parfaitement que nous parviendrons un jour à votre niveau. Vous nous privez de connaissances dont nous sommes sûrs de l'existence, et vous avez agi ainsi à deux reprises, dans le domaine de la téléportation et dans celui de la compréhension de l'au-delà. Ceci ne constitue pas un acte amical ; nous nous sommes ouverts à vous, honnêtement et fraternellement, nous ne vous avons nullement dissimulé nos défauts ; de toute évidence, vous n'avez pas agi de même envers nous. Nous en concluons que votre but est seulement de nous étudier. Nous voudrions maintenant savoir pourquoi. En tant qu'entités conscientes nous estimons en avoir le droit. " Etudier " est un terme péjoratif. Nous apprenons de vous, comme vous apprenez de nous. Certes, ce processus présente un léger déséquilibre, mais, vu nos natures respectives, cela est inévitable. Quant à vous communiquer notre technologie, ce serait une interférence de première grandeur. Si vous voulez quelque chose, c'est à vous de le découvrir. Vous nous avez servi le même argument pour ce qui est de l'au-delà, remarqua sèchement lone. Bien sûr, rétorqua Armira. Dites-moi, lone Saldana, quelle aurait été votre réaction si une espèce xéno, après vous avoir démontré preuves à l'appui que vous aviez une âme immortelle, vous avait ensuite montré que l'au-delà vous attendait - ou plutôt attendait certains d'entre vous, ainsi que l'a dit Laton ? Auriez-vous ressenti de la gratitude devant une telle révélation ? Sans doute que non. Nous savons que c'est par accident que nous avons découvert le concept d'au-delà, dit le Consensus. Il s'est produit quelque chose sur Lalonde, quelque chose qui a permis aux âmes de revenir posséder les vivants. Quelque chose d'extraordinaire. Cette calamité nous a été infligée. De telles circonstances vous autorisent sûrement à intervenir. Il y eut une longue pause. Nous n'interviendrons pas dans le cas présent, répondit finalement Armira. Et ceci pour deux raisons. Ce qui s'est produit sur Lalonde s'est produit parce que vous étiez sur Lalonde. Le voyage et l'exploration interstellaires ne se réduisent pas à un acte physique. Ce que vous dites, c'est que nous devons assumer la responsabilité de nos actes. Oui, inévitablement. Très bien, nous acceptons ce jugement, avec certaines réserves. Notez cependant qu'il ne nous plaît guère. Quelle est la seconde raison ? Comprenez-le, il existe au sein de mon peuple une faction favorable à une intervention en votre faveur. Si cette possibilité a été rejetée, c'est parce que ce que nous avons appris jusqu'ici sur votre espèce nous indique qu'elle surmontera cette épreuve avec succès. Les Édénistes, en particulier, ont la maturité sociale nécessaire pour en affronter les conséquences. Je ne suis pas Édéniste, intervint lone. Que vont devenir les Adamistes, qui forment la majorité de notre espèce? Allez-vous rester passifs pendant que nous périrons pour nous retrouver dans l'au-delà? Est-ce que la survie d'une élite, des intellectuels et des plus sophistiqués, justifie l'élimination de la plèbe ? Les humains n'ont jamais pratiqué l'eugénisme, qu'ils considèrent comme une abomination, et avec juste raison. Si tel est le prix de l'amélioration de l'espèce, nous ne sommes pas prêts à le payer. J'estime que vous aussi triompherez de l'épreuve, lone Saldana. Ça fait plaisir à entendre. Et les autres, tous les autres ? Le destin décidera de leur sort. Je ne peux que répéter notre position officielle : la réponse est en vous. Ce n'est qu'un piètre réconfort, fit remarquer le Consensus. Je comprends votre frustration. Le seul conseil que je peux vous donner, c'est de ne pas communiquer aux Adamistes ce que vous venez d'apprendre sur mon espèce. S'ils pensent que nous avons une solution, et que seule la piété nous poussera à la leur donner, cela serait néfaste à leur résolution de la trouver par eux-mêmes. Nous réfléchirons à cette suggestion, dit le Consensus. Mais l'Édénisme ne se résoudra pas à affronter l'éternité sans ses cousins. En fin de compte, et en dépit de notre diversité, nous ne formons qu'une seule et même espèce. Je salue votre intégrité. J'ai une dernière question à vous poser, dit lone. Où est Jay Hilton ? Elle a disparu de Tranquillité en même temps que vos scientifiques. Pourquoi ? Les pensées d'Armira s'adoucirent, et lone crut y percevoir un certain embarras, du jamais vu chez les Kiints. Ce fut une erreur, dit l'ambassadeur. Et je vous présente nos excuses les plus sincères. Cette erreur, il faut que vous le sachiez, a été faite en toute bonne foi. Une jeune Kiint a intégré Jay Hilton dans le processus de fuite urgente, en violation des ordres parentaux. Elle souhaitait tout simplement sauver son amie. Haile ! s'exclama lone, hilare. Espèce de coquine ! Je crois qu'elle a été sévèrement réprimandée pour cet acte. J'espère bien que non, dit lone, indignée. Ce n'est qu'un bébé. En effet. Eh bien, vous pouvez nous rendre Jay à présent ; Tranquillité n'est pas aussi vulnérable que vous le pensiez. Je vous présente à nouveau mes excuses, mais Jay Hilton ne peut pas vous être retournée pour le moment. Pourquoi donc ? En un mot, elle en a trop vu. Je vous assure qu'elle est en sécurité et que nous vous la rendrons aussitôt que la situation actuelle aura trouvé sa résolution. Les murs de la cellule étaient faits d'un matériau composite gris terne, pas assez froid pour être du métal mais néanmoins assez dur. Louise les avait palpés avant de s'effondrer sur le bat-flanc, les jambes ramenées contre le torse, les genoux calés sous le menton. La pesanteur, équivalente à la moitié de celle de Norfolk, était plus supportable que sur Phobos, c'était déjà ça ; mais l'air était plus frais qu'à bord du Jamrana. Elle passa quelque temps à se demander si c'était Endron, l'ingénieur système du Royaume lointain, qui avait alerté les autorités de High York, puis décida que ça n'avait aucune importance. Son seul souci désormais, c'était de retrouver Gen ; on l'avait séparée de sa petite sour, et celle-ci devait être morte d'inquiétude. Et c'est moi qui l'ai mise dans ce pétrin. Mère va me tuer. Sauf que Mère n'était pas en position de faire quoi que ce soit. Louise serra ses jambes un peu plus fort, luttant contre le tremblement qui agitait ses lèvres. La porte s'ouvrit sur deux policiers du sexe féminin. Du moins Louise supposa que ces femmes appartenaient à la police : elles portaient un uniforme bleu ciel avec brodé sur l'épaule l'emblème du Gouvcentral, un monde où des continents en forme de mains se serraient les uns les autres. - Allez, Kavanagh, dit celle qui portait le grade de sergent. Remue-toi. Louise se redressa et fixa les deux femmes d'un air méfiant. - Où m'emmenez-vous ? - À l'interrogatoire. - Si ça ne dépendait que de moi, je te jetterais par le sas, dit la seconde femme. Essayer d'introduire ici une de ces ordures. Petite salope. - Laisse tomber, ordonna le sergent. - Je ne... commença Louise. Puis elle plissa les lèvres et se tut. Son récit était si compliqué, et elle avait dû violer quantité de lois sur la route de High York. Elle traversa un long corridor qui aboutissait dans une autre pièce. Le décor lui fit penser à un hôpital. Des murs blancs, une propreté irréprochable, une table évoquant un établi de laboratoire, des chaises bon marché style salle d'attente, divers blocs-processeurs sur un râtelier, d'autres posés sur la table. Brent Roi était assis derrière celle-ci ; débarrassé de l'uniforme de douanier qu'il avait endossé pour accueillir le Jamrana, il portait la même tenue bleue que les deux femmes policiers. Il lui fit signe de prendre place en face de lui. Louise obtempéra, voûtant le dos exactement comme Gen, à qui elle ordonnait toujours de se tenir droite. Elle garda les yeux baissés pendant une minute, puis leva la tête. Brent Roi la fixait d'un air impassible. - Tu n'es pas une possédée, déclara-t-il. Les tests le prouvent. Louise tira nerveusement sur le survêtement noir qu'on lui avait donné, repensant à ces fameux tests. Pendant que sept gardes pointaient leurs armes sur elle, les techniciens lui avaient ordonné de se déshabiller. Ils l'avaient fait passer entre des batteries de capteurs, l'avaient soumise à un scannage rapproché, avaient prélevé sur elle des échantillons de sang et de muqueuse. C'était mille fois plus humiliant qu'un examen médical. Ensuite, on ne l'avait autorisée à garder que le package médical passé autour de son poignet. - Tant mieux, dit-elle d'une petite voix. - Alors, comment est-ce qu'il t'a fait chanter ? - Qui ça ? - Le possédé qui se fait appeler Fletcher Christian. - Euh... Il ne me faisait pas chanter, il veillait sur nous. - Donc, tu t'es offerte à lui et, en échange, il vous a protégées contre les autres possédés ? - Non. Brent Roi haussa les épaules. - Il préférait ta petite soeur ? - Non ! Fletcher est un homme décent. Il ne faut pas dire des choses pareilles. - Alors qu'est-ce que tu fous ici, Louise ? Pourquoi as-tu essayé d'introduire un possédé dans le Halo O'Neill ? - Non. Ce n'est pas ça. Nous sommes venus vous avertir. - Qui veux-tu avertir ? - La Terre. Le Gouvcentral. Il y a quelqu'un qui va venir ici. Quelqu'un de terrifiant. - Ah bon ? fit Brent Roi en haussant un sourcil sceptique. Et qui donc ? - Il s'appelle Quinn Dexter. Je l'ai rencontré, il est pire que tous les autres possédés. Bien pire. - De quelle façon ? - Il est beaucoup plus puissant. Et il est habité par la haine. Fletcher dit qu'il y a quelque chose d'anormal chez lui, qu'il est différent des autres. - Ah ! l'expert en matière de possession. Enfin, si quelqu'un est bien informé, c'est forcément lui. Louise plissa le front, se demandant pourquoi le policier se montrait si difficile. - Nous sommes venus vous avertir, insista-t-elle. Dexter a dit qu'il allait se rendre sur Terre. Il veut se venger de quelqu'un du nom de Banneth. Vous devez garder tous les spatioports et vous assurer qu'il ne descend pas à la surface de la planète. Ce serait une catastrophe. Il déclencherait une épidémie de possession. - Pourquoi ça t'inquiète à ce point ? - Je vous l'ai dit. Je l'ai rencontré. Je sais de quoi il est capable. - Pire qu'un possédé ordinaire ; et pourtant, tu semblés avoir survécu à cette rencontre. Comment as-tu fait, Louise ? - Nous avons été aidés. - Par qui, par Fletcher ? - Non... je ne sais pas qui c'était. - Bon. Donc, tu as échappé à un sort pire que la mort, et puis tu es venue ici pour nous avertir. - Oui. - Comment avez-vous fait pour quitter Norfolk, Louise ? - J'ai acheté un passage à bord d'un vaisseau spatial. - Je vois. Et ta soeur et toi, vous avez emmené ce Fletcher Christian avec vous. Vous n'aviez pas peur qu'il y ait des possédés parmi l'équipage de l'astronef? - Non. J'étais sûre qu'il n'y en aurait aucun à bord. - Donc, tout en sachant qu'il n'y avait pas de possédé dans cet astronef, tu y as fait monter Christian pour te protéger. C'était ton idée ou la sienne ? - Je... je... Il était avec nous. Il était avec nous depuis qu'on était parties de la maison. - Où est votre maison, Louise ? - C'est le manoir de Cricklade. Mais Dexter est arrivé et en a possédé tous les habitants. C'est à ce moment-là que nous avons fui pour Norwich. - Ah oui, la capitale de Norfolk. Donc, vous avez amené Christian à Norwich avec vous. Puis, lorsque la ville a commencé à tomber entre les mains des possédés, vous vous êtes dit que la meilleure solution était de quitter la planète, c'est ça? - Oui. - Savais-tu que Christian était possédé quand tu as acheté le passage à bord de cet astronef ? - Oui, bien sûr. - Et, à ce moment-là, savais-tu déjà que Dexter voulait se rendre sur Terre ? - Non, nous l'avons appris après. - Donc, c'est Fletcher Christian, ce bon Samaritain, qui a eu l'idée de venir nous alerter ? - Oui. - Et tu as accepté de l'aider ? - Oui. - Dans ce cas, où comptais-tu aller avant que Fletcher Christian te fasse changer d'avis et décide de gagner la Terre ? - À Tranquillité. Brent Roi hocha la tête, apparemment fasciné. - Voilà une bien étrange destination pour une jeune Nor-folkoise appartenant à la classe des propriétaires fonciers. Pourquoi avais-tu choisi cet habitat ? - C'est là qu'habité mon fiancé. Si quelqu'un peut me protéger, c'est bien lui. - Et qui est ton fiancé, Louise ? Elle eut un sourire timide. - Joshua Calvert. - Joshua Cal... Tu veux dire Lagrange Calvert ? - Non, Joshua. - Le capitaine du Lady Macbeth ? - Oui. Vous le connaissez ? - Disons que son nom m'est familier. Il se carra dans son siège et croisa les bras, dévisageant Louise d'un air quelque peu mystifié. - Je peux voir Geneviève maintenant ? demanda-t-elle timidement. Personne ne lui avait déclaré qu'elle était en état d'arrestation. Elle se sentait un peu plus sûre d'elle à présent que le policier avait écouté son récit. - Tout à l'heure, peut-être. Nous devons examiner les informations que tu viens de nous fournir. - Vous me croyez à propos de Quinn Dexter, n'est-ce pas ? Vous devez vous assurer qu'il ne débarque pas sur Terre. - Sois tranquille, nous ferons tout ce qu'il faudra pour qu'il ne passe pas au travers de notre dispositif de sécurité. - Merci. (Elle jeta un regard un peu inquiet aux deux femmes policiers qui flanquaient la chaise où elle avait pris place.) Que va-t-il arriver à Fletcher ? - Je ne sais pas, Louise, ce n'est pas de mon ressort. Mais je pense qu'on va essayer de le chasser du corps qu'il a volé. - Oh ! fit-elle en baissant les yeux. - Tu penses qu'on a tort de faire ça, Louise ? - Non, je suppose que non. Ces mots étaient difficiles à prononcer ; ils exprimaient la vérité mais pas la justice. Rien de ce qui se passait n'était juste. - Bien. (Brent Roi fît signe à son escorte.) Nous reparlerons dans quelque temps. Lorsque la porte se referma derrière la prisonnière, il ne put réprimer une grimace d'incrédulité. - Qu'en pensez-vous ? lui télétransmit son superviseur. - Je n'ai jamais entendu un suspect proférer autant de conneries en un seul interrogatoire, répliqua Brent Roi. Soit elle est débile, soit nous avons affaire à un nouveau type d'infiltration possédée. - Ce n'est pas une attardée mentale. - Alors quel jeu joue-t-elle, bon sang ? Personne ne peut être stupide à ce point. - Je ne pense pas non plus qu'elle soit stupide. Notre problème, c'est que nous sommes tellement habitués à des subterfuges horriblement complexes que nous sommes devenus incapables de reconnaître la vérité toute nue. - Enfin, vous n'allez pas me dire que vous croyez à son histoire ? - Comme vous l'avez souligné, elle appartient à la classe des propriétaires fonciers de Norfolk ; ce qui ne l'a pas exactement préparée au rôle de grande criminelle galactique. Et elle voyage avec sa petite sour. - Ce n'est qu'une couverture. - Brent, votre cynisme est déprimant. - Oui, monsieur. Son exaspération persistante ne fit aucune impression sur son superviseur. L'entité anonyme qui guidait son existence depuis vingt ans était exempte de la plupart des sentiments humains connus. Par moments, Brent Roi se demandait s'il n'était pas en relation avec un xéno. Si tel était le cas, il ne pouvait plus y faire grand-chose ; quel que soit le service ou l'agence auquel appartenait son superviseur, il exerçait un pouvoir considérable au sein du Gouvcentral. La fulgurante ascension de Brent Roi au sein de la police du Halo en était une preuve irréfutable. - Il y a dans le récit de Mlle Kavanagh certains éléments que mes collègues et moi-même jugeons intéressants. - Lesquels ? s'enquit Brent Roi. - Allons, vous savez bien que je ne peux pas vous répondre. - D'accord. Que voulez-vous que je fasse d'elle ? - Endron a confirmé les événements de Phobos à la police martienne, mais nous devons déterminer avec précision ce qui est arrivé à Kavanagh quand elle se trouvait encore sur Norfolk. Lancez une procédure de récupération mémorielle directe. Au cours des cinq cents dernières années, le concept de Ville basse avait acquis à New York un sens nouveau et distinctement littéral ; ainsi que celui de Ville haute, naturellement. Cependant, il était une chose qui ne changerait jamais : l'arche demeurait en droit de se vanter d'abriter l'immeuble le plus haut de la planète. Bien que ce titre lui soit parfois dérobé par quelque arche ambitieuse d'Europe ou d'Asie, il finissait toujours par lui revenu- au bout de deux ou trois décennies. L'arche, qui occupait une superficie de plus de quatre mille kilomètres carrés, abritait (officiellement) trois cents millions de personnes. Ses quinze dômes cristallins, chacun d'un diamètre de vingt kilomètres, décrivaient le long de la côte est un demi-cercle dont New Manhattan occupait le centre et abritaient de la chaleur et des tempêtes des quartiers entiers de gratte-ciel ordinaires (c'est-à-dire hauts de moins de mille mètres). À l'intersection des dômes, de gigantesques mégatours coniques se dressaient vers le ciel tourmenté. Ces bâtiments cyclopéens étaient ce qui se rapprochait le plus de l'antique concept d'" arcologie ", à savoir une ville entière compressée dans un seul immeuble. On y trouvait des appartements, des centres commerciaux, des usines, des bureaux, des officines, des stades, des universités, des parcs, des postes de police, des tribunaux, des hôpitaux, des restaurants, des bars... bref, des lieux où l'humanité du xxvif siècle pouvait exercer les activités de son choix. Des milliers de personnes naissaient, vivaient et mouraient entre leurs murs sans jamais les quitter une seule fois. Haute de cinq kilomètres et demi, la tour Reagan était le champion du monde actuel, et sa base large d'un kilomètre occupait l'espace où s'était trouvée la ville de Ridgewood avant les armadas de tempêtes. Un appartement situé à n'importe lequel de ses cinquante étages supérieurs coûtait la bagatelle de quinze millions de fusiodollars et le dernier vendu l'avait été douze ans avant l'achèvement des travaux. Les occupants de ces niveaux supérieurs, les citoyens de la nouvelle Ville haute, jouissaient d'une vue aussi spectaculaire qu'il était possible de l'être. Toutefois, l'arche était enveloppée de nuages impénétrables au moins deux jours par semaine ; par temps clair, le ciel était vraiment clair. Loin en contrebas, sous les plaques hexagonales transparentes qui composaient les toits des dômes, le spectacle de la vie de la Ville basse venait divertir ces privilégiés. Le jour, c'était un kaléidoscope de véhicules multicolores qui sillonnaient la toile tridimensionnelle des routes et des rails ; la nuit, c'était une tapisserie chatoyante de pixels de néon. Autour de la tour Reagan, rues et gratte-ciel rayonnaient en dessinant des canons de carbobéton, évoquant des arcs-boutants soutenant le bâtiment principal. Les niveaux inférieurs de ces canons étaient encombrés, les gratte-ciel étant deux fois plus larges à la base qu'au sommet, et les routes aériennes formaient un entrelacs des plus complexes sur une hauteur de cent cinquante mètres. Des voies express jaillissaient des bretelles de raccordement qui s'incurvaient en descendant vers les routes locales ; les voies réservées au fret vibraient au passage des quatre-vingts-tonnes qui les parcouraient vingt-quatre heures sur vingt-quatre, s'insinuant tels des serpents dans des tunnels conduisant aux entrepôts souterrains ; les rames de transit sillonnaient un réseau formant un labyrinthe si complexe que seules des LA pouvaient en assurer le bon fonctionnement. Les loyers n'étaient pas chers près du sol, où il y avait peu de lumière mais beaucoup de bruit, et où l'air soufflant entre les parois verticales avait déjà été respiré par une centaine de bouches. Dans l'arche, l'entropie augmentait à mesure que l'altitude diminuait. Tout ce qui était usé, démodé, obsolète, économiquement sans valeur finissait par descendre jusqu'au sol, où sa course s'arrêtait enfin. Les objets comme les êtres humains. Entre les gratte-ciel, les constructions artisanales proliféraient parmi les piliers de soutènement des routes, un bidonville de plastique et de composite de récupération, qui avait crû au fil des décennies jusqu'à s'agglomérer pour former un toit occultant la lumière. Encore en dessous, au niveau de la rue, se trouvaient les échoppes et les stands de fast-food ; un souk où circulaient des articles de cinquième main et des sachets d'alimentation périmés que les familles se transmettaient comme au jeu du furet. Ici, le crime était mesquin et incestueux ; les gangs régnaient sur leur territoire, les dealers régnaient sur les gangs. Le jour, les flics faisaient la ronde pour la forme, mais ils quittaient leur service dès que le soleil invisible disparaissait derrière les sommets des dômes. Telle était la Ville basse. Elle était partout, mais toujours sous les pieds des citoyens ordinaires, toujours invisible. Quinn la vénérait. Ceux qui la peuplaient étaient presque passés dans le royaume des fantômes ; rien de ce qu'ils faisaient n'affectait le monde réel. Il émergea du métro dans une rue lugubre, encombrée de stands à auvent et de véhicules sans roues, dont les marchandises étaient surveillées par des propriétaires vigilants. Sur les murs des gratte-ciel, graffitis et plaques de moisissure se disputaient l'espace disponible. Les fenêtres étaient rares et se réduisaient à des fentes blindées ne laissant rien deviner des boutiques et des bars minables sur lesquels elles donnaient. Le grondement métallique descendant des voies aériennes était aussi permanent que la puanteur de l'air. On lui jeta quelques regards, puis on détourna les yeux de peur d'être associé avec lui. Il sourit tout en avançant d'un pas assuré. Son attitude suffisait déjà à le définir comme un intrus, et il avait en outre revêtu sa robe noire de prêtre. C'était le moyen le plus simple de parvenir à ses fins. Il voulait localiser la secte, mais il n'était jamais venu à New York. Tout le monde connaissait la secte dans la Ville basse, dont c'était le principal terrain de chasse. Il y avait forcément une église à proximité. Il lui suffisait de trouver quelqu'un qui la connaissait. Il n'avait pas parcouru soixante-dix mètres quand ils le repérèrent. Deux gosses qui riaient à gorge déployée tout en pissant sur la femme qu'ils venaient de tabasser. Son fils de deux ans gisait sur le trottoir dans une mare de sang et d'urine qui allait en s'élargissant. Le sac à main de la victime, réduit en pièces, avait déversé sur le sol son pauvre contenu. Quinn repensa à Jackson Gael ; des adolescents attardés, dont la musculature devait davantage aux hormones qu'à l'exercice. L'un d'eux portait un tee-shirt arborant le slogan MACHINE DE GUERRE CHIMIQUE. L'autre, sans doute plus fier de son corps, était torse nu. Il fut le premier à voir Quinn. Poussant un grognement surpris, il donna un coup de coude à son camarade. Ils refermèrent leur braguette et s'avancèrent. Quinn rabaissa lentement son capuchon. Hypersensible au danger, la rue se vidait rapidement. Les passants, déjà alertés par l'agression de la femme au bébé, s'éclipsèrent derrière les piliers de soutènement. Les commerçants fermèrent boutique. Les deux adolescents stoppèrent devant Quinn, qui leur adressa un sourire de bienvenue. - Ça fait une éternité que je n'ai pas baisé, dit-il. (Il regarda le gosse au tee-shirt droit dans les yeux.) Je crois que je vais commencer par me taper ton petit cul. Poussant un grondement, l'adolescent frappa de toute la force que lui conféraient ses muscles gonflés aux anabolisants. Quinn resta immobile comme une statue. Le poing le frappa à la mâchoire, juste à gauche du menton. On entendit un craquement qui, l'espace d'un instant, étouffa la rumeur de la circulation. Le gamin poussa un glapissement, de surprise puis de douleur. Son corps tout entier tressaillit lorsqu'il retira sa main. Il avait les phalanges brisées, comme s'il venait de cogner sur un mur de pierre. Terrifié, il se palpa la main en gémissant. - Je vous demanderais bien de me conduire à votre chef, dit Quinn comme s'il n'avait rien remarqué. Mais il faut une cervelle pour s'organiser. Avec vous, on durait que je n'ai pas de chance. Le second adolescent pâlit, secoua la tête et recula d'un pas. - Ne cours pas, dit sèchement Quinn. L'autre resta immobile une seconde, puis se retourna et prit ses jambes à son cou. Son blue-jean s'embrasa. Poussant un hurlement, il s'arrêta pour tenter d'étouffer les flammes. Ses mains prirent feu. Rendu muet par le choc, il les leva devant son visage, incrédule. Puis il se remit à hurler et vacilla comme un ivrogne. Il s'écrasa sur un stand, qui s'effondra sur lui. Le feu lui dévorait les chairs en profondeur, se répandait sur ses bras et sur son torse. Ses cris se firent plus faibles tandis qu'il se débattait dans les débris du stand. Son camarade se précipita vers lui. Mais il ne put que contempler, horrifié et désemparé, les flammes qui gagnaient en intensité. - Pour l'amour de Dieu, lança-t-il à Quinn. Arrêtez. Arrêtez ! Quinn éclata de rire. - Première leçon : on n'arrête pas le Frère de Dieu. Le corps était immobile et silencieux, carcasse d'un noir étin-celant au sein des flammes. Quinn posa une main sur l'épaule du garçon au tee-shirt qui pleurait à chaudes larmes. - Ça fait mal, n'est-ce pas ? De regarder ça ? - Est-ce que ça fait mal ? Espèce de salaud ! En dépit de la rage et de la douleur qui lui déformaient les traits, il n'osait pas se dégager de l'étreinte de Quinn. - Je me pose une question, reprit celui-ci. Et je t'ai choisi pour m'en donner la réponse. Sa main descendit le long du torse de l'adolescent, le caressant avant de s'arrêter sur son aine. Il referma le poing autour de ses couilles, amusé par la peur qu'il éveillait en lui. - Oui, mon Dieu, oui. Tout ce que vous voudrez, geignit le gosse. Il avait fermé les yeux comme pour nier le cauchemar qu'il vivait. - Où se trouve l'église du Porteur de lumière la plus proche ? En dépit de la souffrance qui lui brouillait l'esprit, le gamin réussit à bredouiller : - Dans ce dôme, District 17, dans la rue 30-80. Ils ont un centre quelque part par là. - Bien. Tu vois, tu as déjà appris l'obéissance. C'est très malin de ta part. Je suis presque impressionné. À présent, il me reste une leçon à t'enseigner. Le gosse frissonna. - Laquelle ? - Tu dois apprendre à m'aimer. Le QG de la secte évoquait une galerie de ver creusée au coin du gratte-ciel Hauck, situé dans la rue 30-80. Un réseau tout simple de pièces cubiques, inspiré par les mathématiques plutôt que par l'art, était devenu au fil des ans un dédale confus de cellules sombres. Les acolytes avaient abattu des cloisons, érigé des barricades dans certains couloirs, démoli des plafonds et condamné des cages d'escalier ; comme des ouvrières bien disciplinées façonnant leur fourmilière selon les voux de leur reine. Vu de l'extérieur, le bâtiment demeurait inchangé : une rangée d'échoppes minables le long de la rue, dont les produits étaient beaucoup moins chers qu'ailleurs - rien d'étonnant à cela, puisqu'ils étaient le fruit des rapines des acolytes. À partir du premier étage, toutefois, les fenêtres étaient noircies et, à en croire les processeurs de gestion de l'immeuble, les appartements étaient vacants et ne rapportaient par conséquent aucun revenu. À l'intérieur, les adeptes s'affairaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Considérée sur le seul plan de l'efficacité commerciale, la seule optique envisagée par le mage Garth, l'église était une entreprise des plus prospères. Les simples troufions, la lie de l'espèce humaine, étaient envoyés dans les niveaux supérieurs, d'où ils rapportaient un flot régulier de biens de consommation destinés à l'usage de la secte ou à la revente dans les stands et les échoppes qui lui appartenaient. Les sous-officiers avaient pour mission de maintenir l'ordre dans la troupe mais aussi de faire tourner un réseau de distribution un peu plus sophistiqué à destination des classes moyennes du dôme ; une concurrence souvent violente les opposait aux dealers ordinaires qui hantaient bars et night-clubs. Les officiers, c'est-à-dire ceux qui disposaient d'au moins un neurone en activité, étaient éduqués à coups de mémoires didactiques et fabriquaient des produits piratés : albums FA, programmes sen-sovidéo illégaux et activateurs AV contrefaits ; en outre, ils synthétisaient toute une pharmacopée de drogues, d'hormones et de vecteurs viraux interdits. En plus de ces diverses activités, l'église se consacrait aux formes les plus classiques de la criminalité organisée. Bien que la technologie du sensovidéo ait eu pour effet d'éliminer le plus gros de la prostitution hors de la Ville basse, le racket, l'extorsion, le vol d'eau pure, le chantage, le kidnapping, le vol de données, la triche, la fraude aux assurances, le vol d'énergie, le détournement de fonds et le vol de véhicules étaient toujours florissants. L'église commettait tous ces crimes avec enthousiasme, sinon avec finesse. Le mage Garth était satisfait de ses acolytes. Cela faisait plus de trois ans qu'ils atteignaient l'objectif mensuel qui leur avait été fixé, ce qui leur permettait de faire l'offrande requise au grand mage de New York, établi dans le Dôme 2. Ce qui inquiétait Garth, c'était que ledit grand mage prenne conscience de son efficacité et décide d'augmenter le montant de l'offrande qui lui était due. Cela aurait pour conséquence de rogner son bénéfice personnel, les huit pour cent qu'il détournait consciencieusement depuis cinq ans. Il y avait des moments où il se demandait pourquoi personne ne l'avait encore repéré. Puis il jeta un coup d'oeil au sergent Wener et se sentit rassuré. Âgé d'une trentaine d'années, c'était un colosse tout en rondeurs plutôt qu'en aspérités. Sa barbe broussailleuse, qui jaillissait un peu partout sur son visage, avait quelque chose de simiesque. Sa tête était parfaitement proportionnée à son corps, mais Garth soupçonnait son crâne d'être un peu plus épais que la moyenne. Son front bas et son menton proéminent lui donnaient en permanence un air maussade et buté - parfaitement conforme à sa personnalité. Ce n'était pas les manipulations génétiques qui étaient en cause, mais bien plutôt le renoncement progressif au tabou de l'inceste dans la société de la Ville basse. Au bout de quinze ans dans la secte, Wener n'avait pu s'élever plus haut dans la hiérarchie. - Ils ont eu Tod et Ji-Dé, dit Wener, souriant à ce souvenir. Tod s'est bien battu. Il a assommé deux flics avant d'être sonné par un brouilleur neural. Ils se sont mis à le piétiner et c'est là que je me suis cassé. - Comment ont-ils fait pour vous repérer ? demanda Garth. Il avait envoyé Wener et cinq hommes écumer un centre commercial. La tactique était toute simple : deux des gars bousculent un civil, découpent le tissu de sa veste ou la sangle de son sac à main, et le tour est joué. Si le civil se rebiffe, il se retrouve entouré par une demi-douzaine de jeunes à l'air agressif qui n'attendent qu'une excuse pour lui faire la peau. En trente secondes, le tour est joué. Au bout de vingt victimes, on change de terrain de chasse. Wener fit mouvoir une masse de chair autour de son cou, sa façon à lui de hausser les épaules. - Sais pas. Peut-être que les flics ont vu ce qui se passait. - Tant pis. Garth venait de comprendre. Wener et sa bande, sans doute encouragés par leurs résultats, étaient restés trop longtemps et s'étaient laissé surprendre par les policiers en patrouille. - Est-ce que Tod et Ji-Dé avaient quelque chose sur eux ? demanda-t-il. - Des crédisques. - Merde ! C'était foutu. Les flics les enverraient directement au Palais de justice, où un sous-fifre du juge accéderait à leur dossier et les condamnerait à la déportation. Encore des fidèles loyaux condamnés à dépérir sur une colonie de merde. Quoique la quarantaine affecte également les astronefs de colonisation, à ce qu'on lui avait dit. Les camps de transit de Déps aménagés dans les tours orbitales commençaient à être surpeuplés, et les médias répandaient des rumeurs de révoltes. Wener enfonçait ses mains dans ses poches, en retirant crédisques, cartels, bijoux, mini-blocs et autres joujoux de civil... - J'ai pu récupérer ça. On n'aura pas tout perdu. Il étala son butin sur le bureau de Garth et lui jeta un regard plein d'espoir. - Très bien, Wener. Mais sois prudent à l'avenir. Le Frère de Dieu n'apprécie pas l'échec, bordel. - Oui, mage. - Allez, fous le camp avant que je te refile à Point-Chaud pour la nuit. Wener sortit du saint des saints en se dandinant et referma la porte derrière lui. Garth télétransmit au processeur de gestion de la pièce l'ordre d'allumer la lumière. Les cierges et la pénombre étaient la marque de fabrique de la secte. Lorsqu'il convoquait les acolytes dans son bureau, celui-ci s'y conformait, devenant une caverne obscure aux murs invisibles, éclairée par quelques bougies rouges crachotant sur leurs candélabres. Une vive lumière émana du plafond, révélant une pièce richement meublée : une armoire à liqueurs bien remplie, une sen-sothèque et un système de projection AV dernier cri, un processeur de bureau de la Kulu Corporation (un modèle authentique et non une contrefaçon), plus des oeuvres d'art volées si excentriques qu'elles étaient impossibles à fourguer. Un hommage à son avidité et à sa dévotion. Si tu vois quelque chose qui te plaît, prends-le. - Kerry ! appela-t-il. Elle sortit des appartements privés du mage, nue comme un ver. Il ne l'avait pas autorisée à s'habiller depuis le jour où son frère la lui avait amenée. La plus belle fille que l'église ait achetée depuis une éternité. Quelques petites retouches à l'aide d'un package cosmétique, pour qu'elle se conforme aux goûts de Garth, et elle était devenue la perfection même. - Attrape mes robes pour la cinquième invocation, lui lança-t-il. Et grouille ! L'initiation commence dans dix minutes. Elle hocha la tête d'un air apeuré et battit en retraite. Garth entreprit de trier le butin minable de Wener, déchiffrant les étiquettes des microcartels et affichant les menus des miniblocs. Un courant d'air lui caressa le visage. La flamme des chandelles vacilla. Cela troubla un instant sa concentration. Encore la climatisation qui déconnait. Il n'y avait rien d'intéressant dans ce que lui avait rapporté Wener, rien qui puisse aboutir à un chantage quelconque ; certains des cartels contenaient des fichiers d'entreprise, mais aucun qui ait une valeur commerciale. Ce qui n'avait guère d'importance. L'église faisait également des offrandes de données au grand mage, à un rythme hebdomadaire. Elle n'en retirait rien en retour, excepté peut-être l'invisible parapluie de protection politique dont bénéficiaient les membres des échelons supérieurs. Garth apportait donc sa contribution, estimant ainsi qu'il assurait ses arrières. Les rapports qu'il rédigeait ne se contentaient pas de résumer ce qui s'était produit chez ses acolytes ; le grand mage tenait également à savoir ce qui se passait dans les rues, dans toutes les rues. Ce que mijotait, complotait ou trafiquait tel ou tel gang, qui était en hausse, qui était en baisse, qui cherchait la merde et qui avait soif de vengeance. Grâce aux années qu'il avait vécues en marge de la loi, Garth avait appris à apprécier l'information à sa juste valeur, mais le grand mage en faisait un peu trop à son goût. Kerry revint avec ses robes de la cinquième invocation. Celles-ci étaient flamboyantes, toutes de noir et de pourpre, brodées de pentagrammes et de runes écartâtes sans aucune signification. Mais elles étaient un symbole d'autorité, et la secte était très stricte en ce qui concernait la discipline. Kerry l'aida à les enfiler, puis lui passa autour du cou une chaîne soutenant une croix invertie. Lorsqu'il se regarda dans une glace, il fut fort satisfait du spectacle. Son corps était peut-être moins vigoureux ces derniers temps, mais c'étaient ses armes implantées, plutôt que sa force physique, qui lui permettaient de se faire respecter ; son crâne rasé et ses yeux enfoncés dans leurs orbites, conséquence d'une petite adaptation cosmétique, lui donnaient l'allure sinistre qui convenait. Le temple, situé au centre des lieux occupés par la secte, était une cavité haute de trois étages. Des rangées de poutres en acier tranchées net permettaient de deviner là où les plafonds s'étaient trouvés. Sur le mur du fond était peint un large pentagone contenant une croix invertie. Il était éclairé par une rangée de bougies fixées sur des crânes. Autour de lui se déployait une constellation d'étoiles, de démons et de runes, malheureusement obscurcie par une épaisse couche de suie. L'autel était une longue dalle de carbobéton arrachée au trottoir et montée sur des pieds de carbotanium. Au moins l'ensemble paraissait-il solide. Il s'y trouvait un brasero noir, contenant des briques d'ordure enflammées d'où montait une fumée à l'odeur douceâtre. Il était flanqué de deux chandeliers en forme de serpent. Dix anneaux de fer, scellés au carbobéton, dégorgeaient autant de chaînes s'achevant sur des menottes. Un peu plus de la moitié des acolytes attendaient l'arrivée de Garth, assis en rang et vêtus d'une robe grise dont la ceinture colorée indiquait le grade auquel ils étaient parvenus. Garth aurait aimé en voir davantage. Mais nombre d'entre eux étaient fort occupés en ce moment. La dispute territoriale qui les opposait à un gang opérant dans la rue 90-10 avait déclenché plusieurs escarmouches. De toute évidence, le chef de gang s'attendait à un règlement pacifique duquel résulterait le tracé d'une nouvelle frontière. Garth n'allait pas tarder à lui faire perdre ses illusions. Le Frère de Dieu ne négociait jamais. Ses acolytes avaient placé le gang sous surveillance pour mieux analyser son mode opératoire. L'ennemi n'avait ni l'intelligence ni la discipline nécessaires pour en faire autant. Son seul but était de piquer du fric pour se procurer des stims illégaux. C'était ce qui faisait sortir la secte du lot ; il était si gratifiant de servir le Frère de Dieu. Dans une semaine, Garth ouvrirait l'armurerie et lancerait un raid. Le grand mage avait déjà pris les dispositions nécessaires pour lui faire livrer des nanoniques d'asservissement ; les leaders du gang seraient transformés en mécanoïdes vivants. Les membres les plus jeunes et les plus séduisants serviraient de chair à pornosenso quand aurait pris fin l'orgie célébrant la victoire des acolytes. Et il y aurait un sacrifice, c'était inévitable. Les fidèles s'inclinèrent devant Garth, qui se plaça devant l'autel. Cinq novices y étaient enchaînés. Trois garçons et deux filles, piégés par les promesses et la traîtrise de leurs amis. L'un des garçons se tenait droit, comme pour défier l'assistance, bien résolu à encaisser les souffrances nécessaires à son initiation, les deux autres étaient plutôt maussades et soumis. Garth avait ordonné qu'on administre des tranquillisants à l'une des filles après s'être entretenu avec elle. Elle avait été carrément kidnappée par un acolyte, furieux qu'elle lui ait préféré un rival, et une initiation trop brutale ne manquerait pas de lui cramer l'esprit ; elle avait l'ambition de s'élever dans la vie sociale et de quitter la Ville basse. Garth leva les bras et fit le signe de la croix invertie. - Nous nous lions à la nuit par notre chair, entonna-t-il. Les acolytes se mirent à chanter à voix basse, oscillant à l'unisson. - Nous aimons la douleur, leur dit Garth. La douleur libère le serpent. La douleur nous montre ce que nous sommes. Tes serviteurs, ô Seigneur ! Il avait si souvent prononcé ces mots qu'il était presque en état de transe. Il y avait eu tellement d'initiations. L'église perdait beaucoup de membres suite aux arrestations, aux overdoses et aux bagarres. Mais aucun d'eux ne la quittait de son plein gré. L'endoctrinement et la discipline l'aidaient à tenir ses troupes en respect, mais son arme la plus efficace était la foi. La foi de chacun en sa propre vilenie, et l'absence de toute honte. Chacun voulait que les choses empirent, voulait détruire, blesser et ruiner. La voie de la facilité... une fois qu'on avait succombé à son vrai moi, à son serpent. Et tout commençait ici, avec cette cérémonie. Un déchaînement délibéré de sexe et de violence, un encouragement donné aux plus bas instincts, qui ne rencontrait que peu de résistance. Il était si facile de s'y abandonner, si naturel de se plonger dans la frénésie ambiante. On appartenait à une fraternité, on était pareil à tous les autres. Cet acte était le ciment de l'union des acolytes. Quant aux initiés, ils passaient à travers le chas de l'aiguille. C'était d'abord la peur qui les domptait, car ils savaient que la secte était d'une laideur exquise, quel sort leur était réservé s'ils tentaient de désobéir ou de fuir. Puis arrivaient d'autres novices, et une nouvelle initiation. Sauf que, cette fois-ci, c'étaient les initiés qui témoignaient de leur dévotion au Frère de Dieu, qui se vautraient dans le plaisir de leur serpent. Infliger ce qu'on leur avait infligé leur apportait l'extase. La personne qui avait conçu ce rituel, songea Garth, était un expert en matière de conditionnement psychologique. Seule une barbarie aussi crue pouvait contrôler les sauvages de la Ville basse. Et ceux-ci constituaient le seul type d'habitant. - Dans les ténèbres nous Te voyons, ô Seigneur ! récita-t-il. Dans les ténèbres nous vivons. Dans les ténèbres nous attendons la Nuit que Tu vas nous envoyer. Dans cette Nuit nous Te suivrons. Il abaissa les bras. - Nous Te suivrons, répétèrent les acolytes. Leur voix s'animait sous l'effet de l'impatience. - Quand Tu éclaireras pour nous le vrai chemin du salut à la fin des temps, nous Te suivrons. - Nous te suivrons. - Quand Tes légions fondront sur les anges du faux dieu, nous Te suivrons. - Nous te suivrons. - Quand viendra l'heure... - Cette heure est venue, annonça haut et clair une voix inconnue. Les acolytes poussèrent un grognement de surprise et Garth se tut, plus surpris qu'outré de cette interruption. Tous connaissaient l'importance qu'il accordait aux cérémonies de la secte, tous savaient qu'il ne tolérait aucun sacrilège. Seul un vrai croyant peut inspirer la foi à ses semblables. - Qui a dit ça ? demanda-t-il. Du fond du temple s'avança une silhouette vêtue d'une robe couleur de nuit. L'ouverture de son capuchon semblait engloutir toute lumière, et on ne pouvait apercevoir la tête qu'il dissimulait. - Je suis votre nouveau messie et je suis venu parmi vous pour apporter sur cette planète la Nuit de notre Seigneur. Garth tenta d'utiliser ses implants rétiniens pour voir ce qu'il y avait sous ce capuchon, mais ils n'y détectèrent ni lumière ni rayonnement infrarouge. Puis ses naneuroniques lui signalèrent un nombre croissant d'avaries. - Merde ! s'exclama-t-il. Il pointa sur l'intrus l'index de sa main gauche. Son lanceur de microfléchettes ne reçut jamais l'ordre de mise à feu. - Rejoignez-moi, dit Quinn. Ou je trouverai des fidèles plus dignes de vos corps. Une acolyte se jeta sur lui, tenta de lui décocher un coup de pied dans la rotule. Deux autres la suivaient de près, le poing levé. Quinn leva le bras, et sa manche en retombant révéla une main d'albinos aux doigts crochus. Trois rayons de feu blanc jaillirent de ses serres, d'un éclat aveuglant dans l'atmosphère sombre et enfumée. Ils frappèrent ses agresseurs, qui furent catapultés en arrière comme s'ils avaient subi le feu d'un fusil à pompe. Garth saisit l'un des chandeliers en forme de serpent et l'agita, bien décidé à en frapper le crâne de l'intrus. Même un possédé ne pourrait survivre à un tel impact, qui obligerait l'âme parasite à fuir son hôte. Mais l'air s'épaissit autour de cette matraque de fortune, la ralentissant jusqu'à ce qu'elle s'immobilise à dix centimètres du capuchon. La tête de serpent qui tenait la chandelle entre ses crocs siffla et referma sa gueule, tranchant le cylindre de cire. - Attaquez-le ! hurla Garth. Il ne peut pas nous vaincre tous. Sacrifiez-vous pour le Frère de Dieu. Quelques acolytes s'approchèrent de Quinn, mais la plupart d'entre eux ne bougèrent pas d'un pouce. Le chandelier se mit à luire sur toute sa longueur. Une violente douleur explosa dans les mains de Garth. Il entendait sa peau grésiller. Des plumets de fumée graisseuse en montaient. Mais il ne pouvait pas lâcher le chandelier ; ses doigts refusaient de lui obéir. Il les vit se noircir et se couvrir de cloques ; un fluide bouillonnant coula sur ses poignets. - Tuez-le ! s'écria-t-il. Tuez, tuez ! Il poussa un hurlement en sentant ses mains brûler. Quinn se pencha vers lui. - Pourquoi ? demanda-t-il. L'heure du Frère de Dieu est enfin arrivée. Il m'a envoyé ici pour vous guider. Obéis-moi. Garth tomba à genoux, les bras agités de tremblements, ses mains calcinées toujours refermées autour du chandelier incandescent. - Tu es un possédé. - J'ai été un possédé. Je suis revenu. J'ai été libéré par ma foi en Lui. - Tu vas tous nous posséder, siffla le mage. - Certains d'entre vous. Mais c'est ce que la secte appelle de ses prières. Une armée de damnés ; les loyaux disciples de notre ténébreux Seigneur. (Il se tourna vers les acolytes et leva les bras ; pour la première fois, son visage était visible sous le capuchon, pâle et mortellement résolu.) La longue attente est finie. Je suis venu vous apporter une victoire pour l'éternité. Vous avez fini de vous disputer des stims du marché noir, vous avez fini de perdre votre temps à agresser des vieillards débiles. Le moment est venu d'accomplir Son oeuvre. Je sais comment faire fondre la Nuit sur cette planète. Agenouillez-vous devant moi, devenez les vrais guerriers des ténèbres, et, ensemble, nous ferons pleuvoir des pierres sur cette terre jusqu'à ce qu'elle en saigne et en meure. Garth poussa un nouveau hurlement. Il ne restait plus de ses doigts que des os noircis refermés autour du chandelier. - Tuez-le, connards ! rugit-il. Piétinez-le à mort, bon sang. Mais il vit à travers ses larmes de souffrance que les acolytes s'inclinaient lentement devant Quinn. On aurait dit qu'une vague déferlait sur le temple. Le visage de Wener, qui se trouvait au premier rang, était illuminé par la ferveur et l'admiration. - Je suis avec vous, hurla le colosse. Laissez-moi tuer des gens pour vous. Je veux tuer tout le monde, le monde entier. Je les hais. Je les hais de toutes mes forces. Garth poussa un grognement, mortifié. Ces imbéciles le croyaient ! Ils croyaient vraiment que ce petit merdeux était un messager du Frère de Dieu. Quinn ferma les yeux et accueillit leur adulation avec un sourire de joie. Il était enfin de retour parmi les siens. - Nous allons montrer au Porteur de lumière que nous sommes dignes de Lui, promit-il. Je vous guiderai vers Son empire sur un océan de sang. Et nous entendrons le faux dieu pleurer en voyant arriver la fin des temps. Les acolytes l'applaudirent en poussant des rires farouches. C'était ce qu'ils avaient toujours désiré ; finis les atermoiements stratégiques du mage, ils allaient lâcher sur le monde la violence et l'horreur, déclarer la guerre à la lumière ainsi que le voulait leur destin. Quinn se retourna vers Garth. - Toi, espèce de tête de noud. Prosterne-toi devant moi, lèche la semelle merdeuse de mes chaussures, et je t'autoriserai à rejoindre notre croisade, pour que tu serves de putain aux soldats. Le chandelier tomba sur le sol, toujours enserré par les restes carbonisés des mains de Garth. Il adressa un rictus féroce au possédé dément qui se dressait devant lui. - Je ne sers que mon Seigneur. Va donc en enfer. - J'y suis déjà allé, répliqua Quinn d'un ton poli. Et j'en suis revenu. (Sa main descendit sur le crâne de Garth, comme pour le bénir.) Mais tu vas me servir. Ou du moins ton corps. Ses griffes acérées transpercèrent la peau du mage. Celui-ci découvrit bientôt que les souffrances qu'il avait ressenties en perdant ses mains n'étaient que l'ouverture d'une longue et insoutenable symphonie. 2. On le désignait sous l'appellation " Septième Bureau ", abrégée en B7 comme il en allait souvent des services gouvernementaux. Pour tout fonctionnaire possédant une clairance de niveau alpha, ce n'était que l'un des innombrables comités composant la hiérarchie du Directoire de la sécurité intérieure du Gouvcentral. Officiellement, le B7 avait pour fonction l'intégration de la pou'tique générale et l'allocation des ressources. Les bureaux les plus importants du DSIG émettaient des demandes d'informations et d'actions, et le B7 devait s'assurer qu'aucun de leurs nouveaux objectifs n'était contraire aux opérations en cours, puis confier les projets concernés aux antennes locales et leur transmettre les fonds appropriés. Si ce bureau présentait une anomalie, c'était que la nomination de son directeur ne résultait jamais de manoeuvres politiques, un phénomène des plus étranges vu son importance capitale. Les bureaux 1 à 6 changeaient de tête après chaque élection, en fonction des nouvelles orientations politiques ; de même, plusieurs centaines de postes subalternes étaient attribués aux fidèles du nouveau président et de ses proches. Mais jamais au sein du B7. Celui-ci poursuivait sa tâche en toute indépendance, en toute autonomie. En fait, l'étendue de cette autonomie aurait choqué un enquêteur qui se serait intéressé de près à ses membres - à condition qu'il ait eu le temps de ressentir un choc avant son élimination. Bien que leur position ait représenté un viol flagrant des principes démocratiques, les membres du B7 prenaient très au sérieux leur travail de gardiens de la république terrienne. La possession était la seule menace susceptible de faire trembler le Gouvcentral, voire de le faire carrément disparaître, une perspective qu'on n'avait jamais envisagée depuis près de quatre cent cinquante ans, c'est-à-dire à l'époque de la Grande Dispersion. Ce fut par conséquent à cause de la possession qu'une assemblée plénière fut convoquée pour la première fois en douze ans. La sensoconférence était pourvue d'un format standard, celui d'une salle blanche aux murs infiniment lointains, avec une table ovale autour de laquelle prenaient place les seize membres, ou plutôt leurs représentations. Il n'y avait pas de séniorité entre eux, chacun ayant son propre domaine de responsabilité, la plupart du temps de nature géographique, bien qu'un superviseur soit affecté à la division du DSIG responsable du renseignement militaire. Au-dessus de la table ovale flottait une projection omnidi-rectionnelle montrant un entrepôt de Norfolk brûlant avec une férocité inquiétante. Des camions de pompiers d'un autre âge se précipitaient vers le sinistre, suivis par des hommes en uniforme kaki. - Il semble que la fille Kavanagh dise la vérité, déclara le superviseur de l'Amérique centrale. - Je n'en ai jamais douté, répliqua Europe-Ouest. - En tout cas, elle n'est pas possédée, dit Renseignement-Militaire. Ou alors elle a cessé de l'être. Elle aurait encore ces souvenirs si elle l'avait été. - Si elle avait été possédée, elle l'aurait avoué, dit Europe-Ouest d'une voix indolente. Ne compliquez pas inutilement la situation. - Souhaitez-vous un débriefing complet pour confirmer l'authenticité de son témoignage ? demanda Afrique-Sud. - Je ne pense pas que ce soit nécessaire. Europe-Ouest encaissa les expressions de surprise polie que lui lançaient les autres représentations autour de la table. - Vous pouvez nous expliquer ? demanda Pacifique-Sud avec une certaine rudesse. Europe-Ouest se tourna vers le superviseur du Renseignement militaire. - Cette affaire et celle du Mont Delta sont liées, n'est-ce pas ? - Oui, fit Renseignement-Militaire. Nous avons pu confirmer que cet astronef transportait deux passagers quand il a accosté Supra-Brésil. Le premier a massacré le second juste après la fin de la manoeuvre, il lui a littéralement explosé le corps. Tout ce que nous pouvons dire sur la victime, c'est qu'elle était de sexe masculin. Nous ignorons encore son identité, et son profil ADN est introuvable dans nos banques de données. J'ai demandé à tous les gouvernements avec lesquels nous sommes en contact de fouiller leurs archives, mais je n'ai guère d'espoir. - Pourquoi donc ? demanda Pacifique-Sud. - Le Mont Delta arrivait de Nyvan ; la victime était sans doute un ressortissant de cette planète. Aucune des nations la composant n'a été épargnée. - Sans rapport avec notre affaire, affirma Europe-Ouest. - En effet, opina Renseignement-Militaire. Une fois que nous avons eu démonté le Mont Delta, nous avons soumis le module de vie et ses systèmes environnementaux à une analyse poussée. Les traces de matières fécales encore présentes dans le dispositif de recyclage nous ont permis de retrouver l'ADN de l'autre passager. Et c'est là que ça devient intéressant, car nous avons pu identifier cet ADN de façon irréfutable. Renseignement-Militaire transmit une instruction au processeur de gestion de la sensoconférence, et une nouvelle image apparut au-dessus de la table. Elle avait été enregistrée par le cerveau de Louise Kavanagh quelques minutes avant que l'entrepôt ne prenne feu : un jeune homme au visage pâle et sévère, vêtu d'une robe noir de jais. L'angle de prise de vue était tel qu'il semblait adresser un rictus méprisant aux membres du B7. - Quinn Dexter, reprit Renseignement-Militaire. Un Dép envoyé sur Lalonde l'année dernière après avoir été condamné pour obstruction à la justice. La police le soupçonnait de vouloir introduire des programmes illégaux à Edmonton. Elle ne se trompait pas. Il transportait des nanoniques d'asservissement. - Seigneur, murmura Amérique-Centre. - La fille Kavanagh confirme qu'il se trouvait sur Norfolk, et Fletcher Christian et elle le soupçonnent de s'être emparé de la frégate Tantu. Par la suite, le Tantu a tenté sans succès de pénétrer les défenses terriennes et s'est aussitôt retiré, non sans subir des dégâts. Europe-Ouest entra en contact avec le processeur de gestion, et l'image flottant au-dessus de la table changea une nouvelle fois. - Dexter s'est rendu à Nyvan, dit-il. L'un des astéroïdes survivants confirme que le Tantu a accosté l'astéroïde Jesup. C'est à ce moment-là que leurs ennuis ont commencé. Des astronefs venus de Jesup ont placé des bombes sur les astéroïdes abandonnés. Il désigna l'image de Nyvan, qui avait remplacé celle de Dexter. C'était désormais une planète comme on n'en avait jamais vu dans la galaxie, une boule de lave qui se serait congelée dans l'espace, une croûte noire et grenue balafrée de failles laissant passer une lumière écarlate. Les deux composants de l'atmosphère étaient en guerre ouverte, le naturel et le surnaturel s'affrontaient dans une lutte impitoyable. S'il y avait des survivants à la surface, leur environnement n'avait plus rien de terracompatible. - À en croire Laton et nos amis les Édénistes, Dexter se trouvait sur Lalonde, où s'est produit l'incident numéro un, poursuivit Europe-Ouest, implacable. Il s'est rendu à Norfolk, qui nous apparaît désormais comme la principale source de l'infection. Et il était à Nyvan, où la crise a atteint un niveau de gravité plus élevé ; pour ce que nous en savons, son action là-bas a affecté les possédés tout autant que la population ordinaire. Et à présent, nous sommes sûrs qu'il est arrivé à Supra-Brésil. Il se tourna vers Amérique-Sud. - L'alerte a été donnée dans la tour du Brésil un quart d'heure après l'arrivée du Mont Delta, dit Amérique-Sud d'une voix atone. Au terme de sa descente, l'une des capsules a souffert d'avaries électroniques semblables à celles causées par les possédés. En quatre-vingt-dix secondes, le terminal était isolé et encerclé. Rien. Aucun signe d'un possédé. - Mais vous pensez quand même qu'il est sur Terre ? demanda Europe-Est avec insistance. Amérique-Sud eut un sourire dénué d'humour. - Nous le savons. Après l'alerte, nous avons rassemblé toutes les personnes s'étant trouvées à bord de cette capsule, passagers et membres d'équipage. Voici ce que nous avons trouvé dans plusieurs cellules mémorielles. Nyvan s'effaça pour faire place à une image en deux dimensions, légèrement floue, extraite d'un enregistrement de mauvaise qualité. L'homme confortablement assis dans le salon Classe royale, vêtu d'un complet de soie bleue, était indubitablement Dexter. - Allah le miséricordieux ! s'exclama Pacifique-Nord. Nous devons fermer les vidtrains. C'est le seul avantage dont nous disposions. Même s'il est hyperdoué pour échapper à nos capteurs, ce petit con ne pourra pas parcourir à pied un tunnel de mille kilomètres. Isolez-le et lancez une frappe depuis une plate-forme DS. - Jamais nous ne pourrions faire fermer les vidtrains, dit Pacifique-Sud d'une voix lourde de sous-entendus. Pas sans qu'on se pose des questions. - Je n'ai pas dit que l'ordre devait venir de nous, répliqua sèchement Pacifique-Nord. Transmettons l'information au B3 et laissons le bureau du président entériner la décision. - Si le public découvre qu'il y a un possédé sur Terre, ça va être la panique, dit Afrique-Nord. Les citoyens des arches risquent de se laisser aller à l'anarchie. - C'est toujours mieux que d'être possédé, lâcha Amérique-Nord. Parce que c'est ce qui leur arrivera si nous n'arrêtons pas cette ordure. Même nous, nous serions en danger. - Je pense que son objectif est plus complexe que ça, dit Europe-Ouest. Nous avons vu ce qu'il a fait à Nyvan, et je pense que nous pouvons supposer qu'il veut faire la même chose ici. - Il n'a aucune chance d'y réussir, affirma Renseignement-Militaire. Même s'il pouvait s'introduire en douce dans le Halo, ce qui m'étonnerait, il n'arriverait jamais à se procurer suffisamment de bombes pour faire sauter un astéroïde. Impossible d'en extraire une des entrepôts sans se faire remarquer. - Peut-être, mais ce n'est pas tout. Kavanagh et Fletcher Christian affirment tous deux que Dexter est revenu ici pour se venger de Banneth. J'ai accédé au fichier de Dexter ; il appartenait à une secte d'Edmonton. Banneth était son mage. - Et alors ? demanda Pacifique-Sud. Vous savez ce que ces dingues de sectaires se font les uns aux autres dans le noir. Ça ne m'étonne pas qu'il ait envie de se payer Banneth. - Vous ne m'avez pas compris, dit patiemment Europe-Ouest. Pourquoi l'âme possédant le corps de Quinn Dexter se soucierait-elle de l'ancien mage de celui-ci ? (Il jeta autour de la table un regard interrogateur.) Nous avons affaire à quelque chose de nouveau, de différent. À un quidam qui a je ne sais comment acquis les pouvoirs d'un possédé, si ce n'est plus. Ses buts ne sont pas les mêmes que les leurs, il n'est pas impatient de fuir cet univers. Amérique-Nord fut le premier à comprendre. - Merde. Il faisait partie d'une secte. - Et sans doute en fait-il toujours partie, acquiesça Europe-Ouest. Il célébrait toujours ses cérémonies sur Lalonde ; c'est là que l'incident numéro un trouve son origine, après tout. Dexter est un zélateur du Porteur de lumière. - Vous pensez qu'il est revenu ici pour retrouver son dieu ? - Ce n'est pas un dieu qu'il vénère, c'est le diable. Non, ce n'est pas pour ça qu'il est là. Mes subordonnés ont fait tourner une simulation de son profil psychologique ; d'après les résultats obtenus, il semble qu'il soit venu préparer la route à son Seigneur, le Porteur de lumière, qui se réjouit de la guerre et du chaos. Il va s'efforcer de déchaîner le maximum de destruction, sur nous-mêmes comme sur les possédés. Nyvan n'était pour lui qu'un tour de chauffe. C'est ici que va se dérouler la vraie partie. - Eh bien, c'est réglé, dit Pacifique-Sud. Nous devons fermer les vidtrains. Ça veut dire que nous allons perdre une arche tout entière ; mais nous pouvons encore sauver les autres. - Inutile de sombrer dans le mélodrame, rétorqua Europe-Ouest. Dexter est un problème ; un problème inédit, je vous le concède. Plus étrange et plus redoutable que tous ceux que le B7 a affrontés au fil des siècles. Mais, en fin de compte, c'est pour ça que nous sommes ici : pour régler des problèmes hors de portée d'une action gouvernementale classique. Nous devons identifier sa faiblesse et l'exploiter. - Une faiblesse, chez un mégalomane invisible et aussi puissant qu'un demi-dieu ? dit Pacifique-Nord. Qu'Allah nous protège, ça m'étonnerait qu'il en ait une. - La fille Kavanagh lui a échappé à deux reprises. Chaque fois suite à l'intervention d'un possédé inconnu. Nous avons un allié. - Sur Norfolk ! Une planète qui a disparu. - Néanmoins, Dexter ne jouit pas du soutien unanime des possédés. Il n'est pas invincible. Et nous avons sur lui un avantage qui devrait être décisif. - Lequel ? - Nous savons tout de lui. Il ne sait rien de nous. Cela doit nous permettre de le piéger. - Ah ! fit le superviseur du Halo O'Neill. Je comprends maintenant pourquoi vous hésitiez à faire subir un débriefing à la fille Kavanagh. - Pas moi, dit Amérique-Sud d'une voix maussade. - Le débriefing nécessite une procédure beaucoup plus agressive, expliqua Europe-Ouest. Pour l'instant, Kavanagh n'a pas conscience de ce qui lui est arrivé. Cela veut dure que nous pouvons tirer parti de son ignorance pour nous approcher de Dexter. - Nous approcher de... (Pacifique-Sud sursauta.) Mon Dieu, vous voulez l'utiliser comme appât. - Exactement. Pour le moment, nous n'avons qu'une possibilité pour approcher Dexter, celle qui nous est offerte par Banneth. Malheureusement, nous ne pouvons procéder avec elle qu'à des préparatifs limités. Les possédés sont capables de capter les émotions de ceux qui les entourent, un pouvoir que Dexter détient sans doute lui aussi. Nous devons procéder avec une prudence extrême si nous voulons l'attirer dans un lieu où il pourra être éliminé. S'il se découvre traqué, nous risquons de perdre plusieurs arches et non une seule. Remettre la fille Kavanagh dans la partie double nos chances d'organiser une rencontre avec lui. - C'est foutrement risqué, commenta Amérique-Nord. - Non, ça me plaît, dit Halo-O'Neill. C'est une manoeuvre subtile ; bien plus que celle consistant à fermer les vidtrains et à bombarder les arches avec les plates-formes DS. - Le Ciel veuille que nous restions élégants alors même que le monde entier est sur le point de sombrer dans la merde, railla Pacifique-Sud. - Quelqu'un a-t-il une objection importante ? s'enquit Europe-Ouest. - C'est vous qui avez imaginé cette opération, déclara Pacifique-Nord. Elle relève donc de votre seule responsabilité. - Responsabilité ? répéta Australie d'un ton malicieux. Pacifique-Nord se renfrogna, et plusieurs sourires s'esquissèrent autour de la table. - Naturellement, j'accepte toutes les conséquences de ma proposition, ronronna Europe-Ouest. - Pourquoi faut-il que les jeunes soient toujours aussi arrogants ? lança Pacifique-Nord. Europe-Ouest se contenta d'éclater de rire. Les trois marines des Forces spatiales de la Confédération se montrèrent polis, fermes et muets comme des carpes. Ils firent traverser à Joshua la totalité de Trafalgar. Ce qui était plutôt rassurant, se dit-il ; on l'emmenait loin de la section du SRC. Il avait passé trente-six heures à répondre aux questions d'agents secrets à l'air constipé, coopérant avec eux comme le bon citoyen qu'il était. Aucune de ses interrogations n'avait reçu de réponse. Et il n'avait pas vu l'ombre d'un avocat - l'un des enquêteurs lui avait décoché un regard noir lorsque, à moitié pour plaisanter, il avait évoqué la possibilité d'une assistance judiciaire. Les processeurs-réseau refusaient de répondre à ses télétransmissions. Il ne savait pas où se trouvait son équipage. Ni ce qui était arrivé au Lady Mac. Quant au rapport que devaient rédiger Monica et Samuel, il n'avait aucun mal à en deviner la teneur. De la station de métro, un ascenseur les conduisit à un étage qui abritait visiblement des officiers supérieurs. Corridor large, moquette épaisse, éclairage discret, hologrammes de batailles célèbres (il ne reconnut que peu d'entre elles), hommes et femmes à l'air grave filant d'un bureau à l'autre, d'un grade toujours supérieur à celui de lieutenant de vaisseau. Joshua arriva dans une salle de réception où se trouvaient deux capitaines. L'un d'eux se leva et salua les marines. - Merci, je prends le relais. - Qu'est-ce qui se passe ? demanda Joshua. De toute évidence, ce n'était pas un peloton d'exécution qui l'attendait derrière ces portes ouvragées, pas plus qu'un tribunal - ou du moins l'espérait-il. - Le grand amiral va vous recevoir, dit le capitaine. - Euh..., fit Joshua. D'accord. La fenêtre du grand bureau circulaire donnait sur la biosphère de l'astéroïde. Il faisait nuit, et les tubes solaires n'émettaient qu'une faible lueur nacrée ne révélant pas grand-chose du paysage. De grands holoécrans fixés aux murs affichaient des images capteur d'Avon et des spatioports de l'astéroïde. Joshua chercha le Lady Mac parmi les baies d'accostage, sans succès. Le capitaine qui l'avait fait entrer salua. - Le capitaine Calvert, amiral. Joshua riva ses yeux à ceux de l'homme assis derrière le bureau en teck en face de lui, et Samual Aleksandrovich lui adressa un regard légèrement intrigué. - Ah ! fit le grand amiral. Lagrange Calvert. Vous êtes un spécialiste des manoeuvres hardies, capitaine. Joshua plissa les yeux, se demandant quelle dose d'ironie contenait cette remarque. - Je fais ce que me dicte ma nature, c'est tout. - En effet. J'ai aussi accédé à cette partie de votre dossier. (Le grand amiral sourit de sa plaisanterie et agita la main.) Veuillez vous asseoir, capitaine. Une chaise d'acier bleu jaillit du sol devant le bureau. Alkad Mzu était assise sur le siège voisin, le corps rigide, les yeux braqués sur le vide. Un peu plus loin se trouvaient Monica et Samuel, visiblement plus détendus. Quant à l'Édéniste assise près d'eux, le grand amiral la présenta comme étant l'amiral Lalwani, directrice du SRC. Joshua la salua d'un rictus nerveux. - Permettez-moi de commencer par déclarer que les Forces spatiales de la Confédération vous remercient pour le rôle que vous avez joué sur Nyvan et dans la résolution du problème posé par l'Alchimiste, dit le grand amiral. Si l'Organisation de Capone avait réussi à s'emparer de celui-ci, les conséquences auraient été de celles que je n'aime guère imaginer. - Je ne suis pas en état d'arrestation ? - Non. - Seigneur ! Joshua poussa un soupir de soulagement et adressa un large sourire à Monica, qui lui répondit par une grimace laconique. - Euh... Je peux partir, alors ? demanda-t-il sans trop y croire. - Pas vraiment, lui répliqua Lalwani. Après tout, vous faites partie de ceux qui savent comment fonctionne l'Alchimiste. Joshua fit de son mieux pour ne pas se tourner vers Mzu. - Je n'ai eu droit qu'à une brève description, déclara-t-il. - Des principes de base, ajouta Mzu. - Et je crois que vous avez dit à Samuel et à l'agent Foulkes que vous accepteriez d'être exilé sur Tranquillité afin que personne d'autre n'obtienne ces informations, ajouta Lalwani. - J'ai dit ça, moi ? Sûrement pas. Monica fit mine de s'abîmer dans la réflexion. - Vos paroles exactes étaient les suivantes : " Je resterai pour toujours à Tranquillité si nous survivons, mais je dois savoir. " - Et vous étiez prête à partager mon exil, rétorqua-t-il du tac au tac. (Il lui jeta un regard plein de mépris.) Vous avez entendu parler d'Hiroshima ? - La première bombe atomique employée sur Terre, dit Lalwani. - Ouais. À l'époque, le seul secret relatif à la bombe atomique, c'était celui de sa faisabilité. Après la première utilisation, le secret était éventé. - Où voulez-vous en venir ? - Quiconque visitera l'endroit où nous avons déployé l'Alchimiste et verra le résultat sera capable de reconstituer ces fameux principes de base. Ensuite, ce ne sera plus qu'une question d'ingénierie. En outre, les possédés ne risquent pas de construire un nouvel Alchimiste. Ce type d'action n'est pas dans leur nature. - L'Organisation de Capone pourrait s'atteler à une telle tâche, contra Monica. Elle s'en estimait capable, rappelez-vous. Elle voulait capturer Mzu à tout prix, en chair ou en esprit. Et comment les hommes de Capone sauraient-ils où l'Alchimiste a été déployé, excepté si vous le leur dites ? - Seigneur, que voulez-vous encore de moi ? - Pas grand-chose, dit le grand amiral. Vous êtes un homme digne de confiance, je pense que nous nous en sommes assurés, à la satisfaction générale. (Il sourit en voyant la grimace de Joshua.) Même si votre réputation doit en souffrir. Donc, je vais seulement vous demander de consentir à quelques règles de base. Vous ne parlez de l'Alchimiste à personne. J'ai bien dit : à personne. - Facile. - Pendant la durée de la crise actuelle, vous ne devrez pas vous mettre en position d'approcher les possédés. - Je les ai déjà approchés par deux fois. Je n'ai pas l'intention de récidiver. - Cela signifie par conséquent que vous ne pourrez pas quitter le système de Sol. Une fois arrivé chez vous, vous y resterez. - D'accord. (Joshua plissa le front.) Vous voulez que j'aille dans le système solaire ? - Oui. Vous y conduirez le Dr Mzu et les survivants du Frelon. Comme vous l'avez fait remarquer en évoquant Hiroshima, nous ne pouvons pas remettre le djinn de l'information dans sa lampe magique, mais nous pouvons néanmoins limiter les dégâts. Les gouvernements concernés ont accepté que le Dr Mzu reçoive asile dans une nation neutre, où elle ne communiquera à personne quelque détail que ce soit ayant trait à l'Alchimiste. Le docteur a accepté ces conditions. - Le secret sera éventé tôt ou tard, murmura Joshua. En dépit de tous les accords qu'ils pourront signer, les gouvernements chercheront à se fabriquer des Alchimistes. - Cela ne fait aucun doute, opina Samual Aleksandrovich. Mais ce problème devra attendre le futur pour être résolu. Un futur qui risque d'être fort différent de notre présent, n'est-ce pas, capitaine ? - Oui, à condition que nous résolvions nos problèmes présents. Même le passé me semble lointain désormais. - Tiens, tiens. Lagrange Calvert serait-il devenu philosophe ? - N'est-ce pas notre lot à tous, sachant ce que nous savons maintenant ? Le grand amiral hocha la tête à contrecour. - Peut-être est-ce une bonne chose. Il faut bien que quelqu'un trouve une solution. Plus nous serons nombreux à chercher, plus vite cette solution sera trouvée. - Vous avez foi en l'espèce humaine, amiral. - Évidemment. Dans le cas contraire, je n'aurais aucun droit à occuper le poste qui est le mien. Joshua le considéra d'un air grave. Le grand amiral ne ressemblait pas au militaire borné et va-t-en-guerre qu'il avait imaginé. Sa confiance en l'avenir s'en trouva renforcée. D'un iota. - Bien, vous voulez que j'emmène le doc dans le système de Sol, mais où exactement ? Samual Aleksandrovich sourit de toutes ses dents. - Ah, oui ! Voilà une information que je vais avoir grand plaisir à vous donner. Amie Jay, ne pleure pas, s'il te plaît. La voix de Haile était aussi faible que le souvenir d'un rêve. Jay avait fermé son esprit aussi étroitement que ses paupières. Allongée par terre, recroquevillée sur elle-même, elle pleurait à cause de... à cause de tout. Depuis cette terrible journée, où les Déps de Lalonde étaient devenus fous, Maman et elle n'avaient cessé de s'éloigner l'une de l'autre. D'abord, elle s'était retrouvée dans cette minuscule ferme de la savane. Puis à Tranquillité, où le bruit courait que les possédés avaient emporté Lalonde hors de cet univers - les infirmiers de l'aile pédiatrique veillaient à ce que les enfants n'accèdent pas aux infos, ce qui était encore plus inquiétant. Et voilà qu'elle s'était envolée vers une autre galaxie, comme un ange. Jamais elle n'en repartirait. Jamais elle ne reverrait Maman. Toutes les personnes qu'elle connaissait étaient mortes ou sur le point d'être possédées. Elle brailla plus fort, à s'en faire mal à la gorge. De doux murmures se pressaient sur sa nuque, impatients d'entrer dans son crâne. Jay, calme-toi, je t'en prie. Elle développe une psychose traumatique cyclique. Nous devrions lui imposer une routine thalamique régulatrice. Les humains réagissent mieux aux inhibiteurs chimiques. Certitude ? Contexte ambigu. En référer au Corpus. Une chair tractamorphique l'enveloppait, la caressait. Elle frissonna d'horreur à ce contact. Puis on entendit un tac-tac-tac régulier, évoquant des talons claquant sur le sol. Des talons humains. - Au nom du Ciel, qu'est-ce que vous êtes en train de faire ? demanda sèchement une voix de femme. Laissez respirer cette pauvre enfant, enfin ! Allez, écartez-vous. Sortez-vous de là. Et vite ! On entendit alors le bruit caractéristique d'une main humaine frappant une peau kiint. Jay cessa de pleurer. - Remuez-vous ! Toi aussi, petite peste. Ceci cause douleur, gémit Haile. - Alors, apprends à bouger plus vite. Jay s'essuya les paupières et ouvrit les yeux, juste à temps pour von- un index et un pouce pincer l'excroissance de peau qui entourait l'oreille de Haile, laquelle s'écarta en hâte. Tellement vite, en fait, que le bébé kiint s'emmêla les pinceaux une nouvelle fois. La propriétaire de cette main humaine regarda Jay en souriant. - Eh bien, ma chérie, tu as semé la panique, on durait. Et qu'est-ce que c'est que ces larmes ? Je suppose que tu as été un peu secouée quand ils t'ont fait sauter jusqu'ici. Je ne t'en veux pas. Cette stupide façon de plonger dans les ténèbres me fichait les jetons chaque fois. Je préférais mille fois conduire une Ford T. Ça, c'était un moyen de transport civilisé. Tu veux un mouchoir pour t'essuyer le nez ? - Euh..., fit Jay. Jamais elle n'avait vu une femme aussi vieille ; sa peau olivâtre était profondément ridée, et son dos légèrement voûté lui faisait comme une petite bosse. La robe qu'elle portait sortait tout droit d'un cours d'histoire, coton jaune citron imprimé de petites fleurs blanches, avec ceinturon, col et manchettes en dentelle. Ses fins cheveux blancs avaient subi une permanente, et elle semblait coiffée d'un béret ; la double rangée de perles placée autour de son cou cliquetait doucement à chacun de ses mouvements. On aurait dit qu'elle se faisait un malin plaisir de souligner sa vieillesse. Mais ses yeux verts étaient vifs. Elle sortit de sa manche un mouchoir en dentelle et le tendit à Jay. - Merci, dit la fillette. Elle se moucha bruyamment. Les Kiints adultes s'étaient tous reculés, se plaçant à plusieurs pas de la femme et se serrant les uns contre les autres comme pour se soutenir mutuellement. Haile était pressée contre Lieria, qui s'était façonné un bras tractamorphique pour dispenser à sa fille des caresses apaisantes. - Eh bien, ma chérie, pourquoi ne commencerais-tu pas par me dire comment tu t'appelles ? - Jay Hilton. - Jay. (Les bajoues de la femme frémirent, comme si elle suçait un bonbon particulièrement dur.) C'est joli. Eh bien, Jay, je m'appelle Tracy Dean. - Bonjour. Euh... vous êtes réelle, n'est-ce pas ? Tracy éclata de rire. - Bien sûr que oui, ma chérie, je suis devant toi en chair et en os. Et avant que tu me demandes ce que je fais ici, permets-moi de te dire que je suis chez moi. Mais les explications attendront demain. Elles sont longues et effroyablement compliquées, et tu es fatiguée. Tu as besoin de dormir. - Je ne veux pas dormir, bredouilla Jay. Tous les habitants de Tranquillité sont morts, sauf moi. Et je veux ma maman. Et elle est partie. - Oh, Jay, non, ma chérie. (Tracy s'agenouilla devant la fillette et la serra dans ses bras ; Jay semblait à nouveau sur le point d'éclater en sanglots.) Personne n'est mort. Tranquillité a fait un saut avant d'être touchée par ces guêpes de combat. Ces gros bêtas ont paniqué pour rien. Ils sont vraiment stupides, hein? - Tranquillité est vivante ? - Oui. - Et lone, et le père Horst, et tous les autres ? - Oui, ils sont tous sains et saufs. En ce moment, Tranquillité est en orbite autour de Jupiter. Ça a surpris tout le monde, laisse-moi te le dire. - Mais... comment ils ont fait ça ? - Nous ne le savons pas encore, mais il devait y avoir un tas de cellules ergostructurantes planquées dans cet habitat. (Elle adressa à Jay un sourire malicieux et cligna de l'oil.) Des gens rusés, ces Saldana. Des petits malins. Jay réussit à esquisser un sourire. - C'est mieux. Maintenant, on va te trouver un lit pour la nuit. Tracy se redressa sans lâcher la main de Jay. Celle-ci se passa le mouchoir sur les joues en se redressant. - D'accord, dit-elle. En fait, elle était impatiente d'entendre ces explications, qui s'annonçaient fascinantes. Il y avait tant de choses qu'elle voulait savoir sur cet endroit. Ça valait bien la peine de rester éveillée un peu. Amélioration maintenant, demande? lança Haile, anxieuse. Jay adressa à son amie un hochement de tête enthousiaste. - Ça va beaucoup mieux. Bien. J'assume désormais la complète responsabilité de Jay Hilton. L'intéressée jeta à Tracy Dean un regard intrigué. Comment se faisait-il qu'elle utilisait la voix mentale des Kiints ? Confirmation, dit Nang. Les mots que Jay percevait dans sa tête accélérèrent leur débit, évoquant un chant d'oiseau à moitié rêvé mais riche d'émotions. Nous irons loin ensemble, dit Haile. Voir de nouvelles choses. Beaucoup à voir ici. - Demain, peut-être, dit Tracy. D'abord, nous devons installer Jay. La fillette adressa un haussement d'épaules à son amie. - Maintenant, Jay, nous allons partir d'ici en sautant. Ce sera comme tout à l'heure, sauf que tu sauras ce qui se passe et que je serai tout le temps avec toi. D'accord ? - On pourrait pas y aller à pied, ou alors en voiture ? Tracy eut un sourire compatissant. - Hélas non, ma chérie. (Elle désigna le chapelet de planètes dans le ciel.) J'habite là-haut. - Oh. Mais je pourrai quand même voir Haile tant que je serai ici, n'est-ce pas ? Jay fit un signe de la main à la jeune Kiint. Celle-ci façonna une main à l'extrémité de son bras tractamorphique et agita les doigts. Nous construirons encore des châteaux de sable. - Ferme les yeux, dit Tracy. C'est plus facile comme ça. (Elle passa un bras autour des épaules de Jay.) Tu es prête ? Cette fois-ci, ça se passa beaucoup mieux. Elle sentit à nouveau une brise caresser sa chemise de nuit et, bien qu'elle ait fermé les yeux, son estomac lui fit savoir qu'elle était en train de tomber. En dépit de sa résolution, un petit couinement échappa à ses lèvres. - C'est fini, ma chérie, nous sommes arrivées. Tu peux rouvrir les yeux. La rumeur de brise s'était tue, laissant la place à toute une symphonie de nouveaux bruits. L'éclat du soleil lui réchauffait la peau ; en respirant, elle sentit une odeur de sel. Jay ouvrit les yeux. Il y avait devant elle une plage qui faisait paraître misérable la petite crique de Tranquillité. Le sable fin, blanc comme la neige, s'étendait à perte de vue de chaque côté d'elle. Une mer d'une splendide nuance turquoise le léchait doucement de ses vagues languides, qui provenaient d'un récif distant de plusieurs centaines de mètres. Un superbe trois-mâts en bois doré était ancré à mi-chemin de ce récif, un bateau de conception visiblement humaine. Jay se fendit d'un large sourire, puis se protégea les yeux de la main et regarda autour d'elle. Elle se trouvait sur un disque de matière couleur d'ébène, comme lors de son arrivée, mais, cette fois-ci, il n'y avait ni mur d'enceinte ni Kiints dans les parages. Le seul artefact était un cylindre orange vif aussi grand qu'elle, planté au bord du disque. Quelques grains de sable avaient dérivé sur celui-ci. Derrière elle, la plage était bordée par une enfilade d'arbres et de buissons. Des plantes rampantes en émergeaient pour recouvrir le sable compact, formant un maillage serré où poussaient des fleurs bleues et rosés grandes comme la paume de la main. On n'entendait que le bruit des vagues et, dans le lointain, un cri qui rappelait celui de l'oie sauvage. Lorsqu'elle scruta le ciel sans nuages, elle aperçut plusieurs oiseaux volant dans le lointain. Le chapelet de planètes était une suite de disques argentés au-dessus de l'horizon. - Où est-ce qu'on est ? demanda Jay. - À la maison. (Tracy eut un reniflement de dédain, ajoutant encore plus de rides à celles qui ornaient son visage.) Si on peut parler de maison pour quelqu'un comme moi, qui a passé deux mille ans à errer sur la Terre et les autres planètes de la Confédération. Jay la regarda d'un air éberlué. - Vous êtes âgée de deux mille ans ? - Eh oui, ma chérie. Pourquoi, je ne les fais pas ? Jay rougit. - Euh... Tracy s'esclaffa et la prit par la main. - Viens, on va te trouver un lit. Je pense que je vais te mettre dans ma chambre d'amis. C'est encore le plus simple. Jamais je n'aurais cru que j'en aurais l'utilité. Elles sortirent du disque d'ébène. Un peu plus loin, Jay vit des silhouettes allongées sur la plage, d'autres en train de nager dans l'eau. Leurs mouvements étaient lents et contrôlés. Elle s'aperçut que tout le monde ici était aussi vieux que Tracy. À présent qu'elle observait un peu mieux ce qui l'entourait, elle remarqua plusieurs villas nichées dans la forêt. Elles étaient bâties autour d'un immeuble en pierre blanche, au toit de tuiles rouges, qui était entouré d'un jardin de belle taille ; on aurait dit un club extrêmement sélectif. D'autres personnes âgées étaient assises autour des tables en fer forgé placées sur la pelouse, occupées à lire, à jouer ou à contempler la mer. Des globes mauves, aussi gros qu'une tête, allaient vivement de table en table. S'ils tombaient sur une assiette ou un verre vide, ils les absorbaient aussitôt. La plupart du temps, ils les remplaçaient par une assiette pleine de sandwichs ou de biscuits, par un verre rempli à ras bord. Jay suivit docilement Tracy, un peu étourdie par ce spectacle aussi nouveau que stupéfiant. Comme elles approchaient du grand immeuble blanc, plusieurs personnes se tournèrent dans leur direction, leur adressant un sourire amical ou un geste de la main. - Pourquoi font-ils ça ? demanda Jay. À présent qu'elle se savait en sécurité, la terreur et l'excitation faisaient place chez elle à la fatigue. Tracy gloussa. - Ton arrivée est ce qui s'est passé de plus extraordinaire ici depuis longtemps. Probablement depuis toujours. Elle conduisit la fillette vers une villa, une maison à l'architecture toute simple, pourvue sur le devant d'une véranda peuplée de plantes en pot aux fleurs multicolores. Jay repensa aux jolies maisonnettes des villages au bord de la Juliffe, le jour où sa mère et elle avaient pris le bateau pour Aberdale. Elle soupira à ce souvenir. Comme l'univers était devenu étrange depuis ce jour ! Tracy lui tapota la main. - Nous y sommes presque, ma chérie. Elles montèrent les marches conduisant à la véranda. - Salut ! lança jovialement une voix d'homme. Tracy eut un grognement agacé. - Laisse-la tranquille, Richard. La pauvre chérie est morte de fatigue. Un jeune homme vêtu d'un tee-shirt blanc et d'un short rouge vif courait sur la plage dans leur direction. Il était grand et plutôt athlétique, et ses longs cheveux blonds étaient réunis par un catogan de cuir aux couleurs flamboyantes. Il fit la moue, puis lança à Jay un clin d'oeil malicieux. - Allez, Trace, je veux simplement saluer une camarade rescapée. Bonjour, Jay, je m'appelle Richard Keaton. Il s'inclina devant elle et lui tendit la main. Jay lui tendit la sienne avec un sourire hésitant. Il la serra d'un air grave. Son attitude lui rappelait Joshua Calvert, ce qui était réconfortant. - Vous vous êtes sauvé de Tranquillité en sautant, vous aussi ? demanda-t-elle. - Grands dieux, non. J'étais sur Nyvan quand quelqu'un a tenté de me jeter sur la tête une grosse boule de métal. J'ai préféré m'éclipser quand personne ne regardait. - Oh! - Je sais que tout est bizarre pour toi en ce moment, alors je voulais te donner ceci. Il lui montra une poupée ressemblant à une sorte d'animal, dont le corps vaguement humanoïde était fait de velours mordoré plutôt usé ; sa bouche se réduisait à une ligne de fil noir et son museau à un point, ses yeux étaient des billes couleur d'ambre. L'une de ses oreilles avait été arrachée, ouvrant une plaie d'où dépassaient quelques brins de paille. Jay adressa un regard soupçonneux à l'objet, qui ne rappelait que de loin les poupées animées de l'aile pédiatrique. En fait, c'était là un jouet qui paraissait plus primitif encore que ceux de Lalonde. Ce qui était difficile à croire. - Merci, dit-elle non sans gaucherie. Qu'est-ce que c'est ? - Je te présente Prince Dell, mon vieil ours en peluche. C'est dire l'époque où je suis né. Mais les amis comme celui-ci faisaient fureur sur Terre quand j'étais jeune. Si tu le serres contre toi pendant la nuit, il chassera les mauvaises pensées de tes rêves. Mais tu ne dois pas le lâcher si tu veux qu'il y réussisse. Une histoire de contact et de magie sympathique, ce genre de truc. Il a dormi avec moi jusqu'à ce que je sois bien plus grand que tu ne l'es aujourd'hui. J'ai pensé qu'il pourrait t'aider cette nuit. Il avait l'air si sérieux, si sincère, que Jay prit l'ours en peluche et l'examina de près. Prince Dell était dans un triste état, mais elle l'imaginait sans peine dans les bras d'un petit garçon blond endormi. Un sourire de béatitude était peint sur ses lèvres. - D'accord, dit-elle. Je le garderai avec moi cette nuit. Merci beaucoup. C'était un peu bête, mais il s'était montré si gentil avec elle. Richard Keaton se fendit d'un sourire joyeux. - Bien. Ça fait très longtemps que Prince Dell n'a rien à faire. Il sera ravi d'avoir une nouvelle amie. Veille à le traiter gentiment, il est un peu fragile, le pauvre. - Promis. Vous êtes vieux, vous aussi ? - Plus vieux que la plupart des gens que tu as rencontrés, mais pas autant que cette antiquité de Trace. - Hum, fit l'intéressée. Si tu en as fini... Richard regarda Jay et leva les yeux au ciel. - Fais de beaux rêves, Jay. Je te verrai demain, on a beaucoup de choses à se dire. - Richard, demanda Tracy à contrecour. Est-ce que Cal-vert a réussi ? Son sourire s'élargit encore. - Oh oui. Avec éclat. L'Alchimiste est neutralisé. Tant mieux, cette arme était une saleté. - Ça ne m'étonne pas d'eux. S'ils consacraient dix pour cent de leur budget militaire et toute leur ingéniosité à développer leurs conditions sociales... - Tu prêches un converti ! - Est-ce que vous parlez de Joshua ? questionna Jay. Qu'est-ce qu'il a fait ? - Quelque chose de très bien, répondit Richard. - Étonnant, non ? marmonna Tracy. - Mais... - Ça attendra demain, ma chérie, dit fermement Tracy. Ça et tout le reste. C'est promis. Maintenant, au lit ! Et inutile de retarder l'échéance. Richard la salua d'un geste, puis s'éloigna. Jay serra Prince Dell contre son ventre tandis que Tracy la poussait dans le dos, l'amenant sur l'escalier puis dans la maison. Elle jeta un nouveau coup d'oeil à l'antique ours en peluche. Ses yeux de verre lui adressèrent un regard qu'elle trouva incroyablement mélancolique. La première harpie jaillit de son terminus de trou-de-ver à douze mille kilomètres de l'astéroïde Monterey. Les satellites affectés à la détection gravitonique qui protégeaient la Nouvelle-Californie télétransmirent aussitôt un message d'alerte au Centre d'opérations tactiques. Le hurlement suraigu fit sursauter Emmet Mordden, qui était de garde dans la grande salle. Assis les pieds sur la console de commandement, il lisait le mode d'emploi de quatre cents pages du logiciel de comptabilité Quantumsoft qu'il se préparait à injecter dans les ordinateurs du Trésor. Comme le plus gros de la flotte était parti pour Tranquillité et qu'une stabilité relative régnait sur la planète, le moment était idéal pour rattraper son boulot en retard. Les pieds d'Emmet retombèrent sur le sol lorsque l'IA responsable de l'évaluation du danger afficha un fouillis de symboles et de vecteurs sur l'un des gigantesques holoécrans. Les opérateurs du réseau DS, aussi surpris que lui, s'empressèrent d'interpréter la situation. Ils n'étaient guère nombreux à occuper les huit rangées de consoles, rien à voir avec les effectifs mobilisés par l'Organisation lors de sa campagne contre les Édé-nistes. Le trafic spatial était minimal et les harpies de Valisk avaient nettoyé l'espace environnant des mines furtives et des globes-espions édénistes. - Qu'est-ce qui se passe ? demanda automatiquement Emmet. Trois autres trous-de-ver venaient de s'ouvrir. La pile de papiers posée en équilibre instable sur sa console tomba en avalanche comme il dégageait son clavier pour se tenir prêt. L'IA avait verrouillé ses lasers à rayons X sur les quatre premières cibles et demandait l'autorisation d'ouvrir le feu. Dix autres trous-de-ver avaient fait leur apparition. Jull von Holger, qui servait d'agent de liaison entre les harpies et le centre des opérations, se leva d'un bond. - Ne tirez pas ! hurla-t-il en agitant les bras. Ce sont les nôtres ! Ce sont nos harpies ! Emmet hésita, les doigts figés au-dessus des touches de son clavier. À en croire sa console, plus de quatre-vingts trous-de-ver dégorgeaient à présent leurs astronefs bioteks. - Qu'est-ce qui leur prend de débarquer comme ça ? Pourquoi ont-ils quitté le reste de la flotte ? Le soupçon s'insinua dans ses pensées ; et tant pis si von Holger le percevait. Les harpies étaient potentiellement très dangereuses et, en l'absence de la flotte, elles risquaient de causer pas mal de dégâts. Jamais il n'avait fait confiance à Kiera Salter. Le visage de Jull von Holger passa par plusieurs grimaces successives tandis qu'il conversait avec les harpies sur la bande d'affinité. - Elles n'étaient pas avec la flotte. Elles sont venues directement de Valisk. (Il marqua une pause, profondément choqué.) Valisk a disparu. L'habitat a disparu. Ce petit con de Dariat nous a vaincus. - Bordel de merde ! hoqueta Hudson Proctor. Kiera passa la tête par la porte de la salle de bains tandis que l'esthéticienne tentait d'envelopper ses cheveux dégoulinants dans une grande serviette pourpre. La suite Quayle du Hilton de Monterey était un temple dédié au luxe et à l'opulence. Comme Rubra avait condamné les gratte-ciel de Valisk, et par conséquent leurs appartements et leurs salles de bains, Kiera s'était contentée jusque-là de se nettoyer grâce à sa capacité énergétique. Elle avait oublié à quel point il était agréable de se plonger dans un jacuzzi programmé pour composer un cocktail de sels de bain. Quant à se faire coiffer correctement plutôt que d'imposer mentalement une vague ordonnance à ses cheveux... - Qu'y a-t-il ? demanda-t-elle, agacée. Le désarroi qui imprégnait l'esprit de son associé atténua cependant sa fureur. - Les harpies viennent d'arriver, dit-il. Toutes les harpies. Elles arrivent directement de Valisk. C'est... Il frissonna d'inquiétude. Porter des mauvaises nouvelles à Kiera signifiait un désastre pour la carrière du messager. Ce n'était pas parce qu'elle jouissait d'une beauté juvénile capable de piéger les gamins non possédés de la Confédération que son tempérament lui était assorti. Bien au contraire - ce dont elle retirait d'ailleurs un plaisir fort pervers. - Apparemment, Bonney s'est mise à traquer Dariat. Il y a eu une bataille dans l'un des gratte-ciel. Nombre des nôtres ont été renvoyés dans l'au-delà. Puis elle a contraint Dariat à s'allier avec Rubra, ou quelque chose comme ça. - Que s'est-il passé ? - Ils... euh... Valisk a disparu. À eux deux, ils ont fait sortir l'habitat de l'univers. Kiera le fixa et des plumets de vapeur se mirent à lui lécher les cheveux. Elle regrettait amèrement que Marie Skibbow ne soit pas douée du lien d'affinité ; cela l'avait toujours handicapée sur Valisk. Mais elle s'en était tirée, prenant possession du mondicule et de ses redoutables astronefs. Elle était devenue une puissance avec laquelle il fallait compter. Capone lui-même avait quémandé son aide. Et maintenant... Kiera adressa un regard neutre à l'esthéticienne, une non-possédée. - Disparais. - Madame. La jeune femme fit la révérence et se précipita vers la porte de la suite, située à l'autre bout du salon. Kiera se permit un hurlement muet une fois la porte refermée. - Salaud de Dariat ! Je le savais ! Je savais qu'il causerait tôt ou tard un désastre ! - Nous sommes toujours responsables des harpies, dit Hudson Proctor. Ce qui nous rend indispensables aux yeux de Capone ; et l'Organisation a déjà conquis deux systèmes solaires, en attendant mieux. Ce n'est pas une si grosse perte. Si nous nous étions trouvés dans l'habitat, cela aurait été nettement pire. - Si j'avais été là-bas, il ne se serait rien passé, répliqua-t-elle. Ses cheveux se séchèrent et sa robe chatoya, coulant sur son corps comme de la cire jusqu'à se transformer en un strict tailleur mauve. - Contrôler, murmura-t-elle comme pour elle-même. C'est le mot clé. Hudson Proctor la sentit qui se concentrait mentalement sur lui. - Est-ce que tu es avec moi ? s'enquit-elle. Ou bien comptes-tu demander à ce cher Al de faire de toi l'un de ses lieutenants ? - Pourquoi voudrais-je faire ça ? - Parce que si je ne peux plus contrôler les harpies, je ne suis plus d'aucune utilité à la Confédération. (Elle eut un sourire amer.) Il faudrait que nous repartions de zéro, toi et moi. Si les harpies nous obéissent toujours, nous pouvons nous en tirer. Il se tourna vers le hublot, cherchant dans l'espace un signe des astronefs bioteks. - Nous n'avons plus aucun moyen de pression sur elles, dit-il d'un air atterré. À présent que les corps capables d'affinité de Valisk ont disparu, elles vont cesser d'obéir à nos ordres. Et il ne nous reste plus de descendants de Rubra pour les remplacer. Nous sommes perdus. Kiera secoua la tête avec impatience. Elle avait enrôlé l'ex-général dans son Conseil pour ses talents de tacticien, et il y avait de quoi être déçu. D'un autre côté, peut-être qu'un politicien est plus doué qu'un militaire pour repérer les faiblesses de l'adversaire. - Il reste une chose qu'elles ne peuvent pas faire toutes seules. - Quoi donc ? - Manger. Les seules sources de fluide nutritif qui leur sont accessibles se trouvent sur des astéroïdes tenus par l'Organisation. Privé de nourriture, même un organisme biotek finit par s'étioler et mourir. Et nous savons que notre pouvoir énergétique est incapable de conjurer de la vraie nourriture. - Alors, c'est Capone qui va les contrôler. - Non. Kiera sentit l'angoisse qui s'emparait de Hudson à l'idée qu'il puisse perdre son statut, et elle sut qu'elle pouvait compter sur lui. Elle ferma les yeux, dressant une liste de tâches destinées aux quelques adjoints qu'elle avait emmenés avec elle à Monterey. - Quelle est la plus fiable de nos harpies parmi celles qui sont affectées à la défense planétaire ? - La plus fiable ? - La plus loyale, imbécile. - Sans doute Etchells, qui possède Stryla. C'est un vrai petit nazi, et il se plaint que les harpies se tournent les pouces. Les autres ne l'apprécient guère, d'ailleurs. - Parfait. Rappelle-le sur la corniche de Monterey et monte à son bord. Je veux que vous visitiez tous les astéroïdes que l'Organisation a conquis dans ce système et qui sont équipés de systèmes de production de fluide nutritif. Démolissez-les. Hudson la regarda d'un air ébahi, l'excitation l'emportant chez lui sur l'anxiété. - Les astéroïdes ? - Non, connard ! Rien que les systèmes de production. Vous n'aurez même pas besoin d'accoster, utilisez le laser aux rayons X. De cette façon, Monterey sera leur seule source d'approvisionnement. (Elle eut un sourire radieux.) L'Organisation est suffisamment occupée comme ça, elle n'a pas besoin d'assurer la maintenance de toutes ces machines. Je crois que je vais me rendre sur place en compagnie de nos experts et m'occuper de tout. Ce n'était pas l'aube qui se levait sur les champs et les bois, car il n'y avait plus de soleil pour monter au-dessus de l'horizon, mais le ciel se faisait néanmoins radieux en hommage au rythme diurne qui avait été celui de Norfolk. Si Luca Comar percevait ce phénomène, c'était parce qu'il faisait partie de ses initiateurs. En venant ici, il s'était libéré de la clameur des âmes prisonnières de l'au-delà, de leurs cris tourmentés et de leurs plaintes enragées. En échange, il avait acquis une conscience nouvelle de la communauté à laquelle il appartenait. Né à la fin du xxf siècle, il avait grandi dans l'arche d'Amsterdam. À l'époque, l'humanité espérait encore pouvoir guérir sa planète natale et mettait en oeuvre toutes ses ressources technologiques pour ressusciter un paradis pastoral qui n'avait jamais existé. Durant sa jeunesse, Luca rêvait souvent que son pays devenait un immense parc, avec de fïères cités blanc et or découpées sur l'horizon. Élevé par certains des derniers hippies de la Terre, il avait vécu ses années de formation dans la croyance en la fraternité. Puis il avait eu dix-huit ans et, pour la première fois de sa vie, s'était fait mordre par la réalité, durement : voilà qu'il devait se trouver une piaule et du boulot, sans parler des impôts à payer. Pas cool. Il en avait voulu au monde jusqu'à l'heure de sa mort. Alors il avait pris un corps d'emprunt et, investi d'étranges pouvoirs, il avait rejoint les autres possédés de Norfolk pour y créer une nouvelle Gaia. L'unité de la vie était une présence permanente enveloppée autour de la planète, remplaçant l'ordre enrégimenté de l'univers pour leur servir de mère nourricière. Comme les nouveaux Norfolkois souhaitaient une aube, ils avaient une aube. Et comme ils souhaitaient une nuit, ils avaient aussi une nuit. Lui-même contribuait un peu aux actes de Gaia, émettait certains voux et donnait une certaine quantité d'énergie pour les réaliser, une façon de remercier le sort de sa nouvelle existence. Luca s'assit au bord du grand lit de l'immense chambre et contempla la lumière qui inondait peu à peu Cricklade ; une vague de chaleur argentée descendant du ciel, dont l'uniformité ne laissait que peu de place aux ombres. Elle apportait avec elle l'impatience de vivre une nouvelle journée, une nouvelle parcelle de vie. Une aube banale, terne et barbante, comme le reste de la journée. Naguère, nous avions deux soleils, et nous nous réjouissions de leurs jeux de couleurs, de leurs batailles d'ombres. Un spectacle plein d'énergie et de majesté, qui ne manquait jamais de nous inspirer. Tandis que ceci... La femme allongée à côté de Luca s'étira, roula sur elle-même, posa son menton sur une main et lui sourit. - Bonjour, ronronna-t-elle. Il lui rendit son sourire. Lucy était une excellente compagne, qui partageait son enthousiasme et son sens de l'humour un peu décalé. Grande, un corps sculptural, de longs cheveux châtains, à peine vingt-cinq ans. Jamais il ne lui demandait ce que son apparence lui devait et ce qu'elle devait à son hôte. L'âge de celui-ci était devenu un sujet tabou. Il aimait à se croire suffisamment moderne pour pouvoir coucher sans problème avec une femme de quatre-vingt-dix ans, l'âge et l'aspect ayant changé de signification dans ce nouvel univers. Mais il ne lui posait jamais la question. L'image qu'elle lui donnait lui suffisait. Une image si proche de Marjorie qu'elle frise l'idolâtrie. Lucy a-t-elle vu cela dans mon coeur ? Luca bâilla à s'en décrocher la mâchoire. - Je ferais mieux de me lever. Nous devons inspecter la minoterie ce matin, et je dois savoir combien de blé il reste dans les silos des fermes à l'ouest du domaine. Je ne crois pas aux chiffres donnés par les résidents. Ils ne collent pas avec ceux que Grant avait enregistrés. Lucy fit la grimace. - Une semaine au paradis, et les Quatre Cavaliers de l'Apocalypse nous ont déjà rattrapés. - Hélas, nous ne sommes pas au paradis, j'en ai peur. - Comme si je ne le savais pas. Imagine un peu : travailler pour gagner sa vie alors qu'on est mort. C'est indigne ! - Le salaire du péché, madame. Après tout, on a commencé par faire une sacrée fiesta. Elle se rallongea sur le lit, dardant la pointe de sa langue entre ses lèvres. - Je veux. Tu sais, j'étais pas mal coincée de mon vivant. Sexuellement parlant. - Alléluia, un remède miracle. Elle eut un rire de gorge, puis redevint sérieuse. - Je suis censée aider aux cuisines, aujourd'hui. Préparer le déjeuner des ouvriers, puis le leur apporter dans les champs. Bon sang, on se croirait dans un festival amish. Et comment se fait-il qu'on revienne aux stéréotypes sexuels archaïques ? - Que veux-tu dire ? - Il n'y a que nous, les filles, qui soyons de corvée de cuisine. - Ce n'est pas tout à fait vrai. - Mais presque. Tu devrais mettre sur pied une meilleure répartition des tâches. - Pourquoi moi ? - Tu semblés avoir pris les choses en main dans le coin. Un vrai petit baron. - Très bien, je te charge d'établir une répartition plus équitable des tâches. (Il lui tira la langue.) Du boulot de secrétaire, ça devrait t'aller comme un gant. Le premier oreiller le frappa à la tempe, manquant le faire tomber du lit. Il s'empara du second et le tint hors de portée. - Je n'ai pas voulu ce qui m'arrive, dit-il d'un air sérieux. Les gens me disent ce qu'ils savent faire et je leur donne le premier boulot qui colle. Nous devons dresser une liste des compétences et des talents. Elle gémit. - La bureaucratie au paradis, c'est encore pire que le sexisme. - Tu as de la chance qu'on n'ait pas encore envisagé de réintroduire les impôts. Il se mit à chercher un pantalon. Heureusement, le manoir contenait plusieurs armoires abritant les vêtements de Grant Kavanagh, tous d'excellente qualité. Ils ne correspondaient pas tout à fait au style de Luca, mais ils lui allaient à la perfection. Et ses tenues de chasse semblaient inusables. Cela le dispensait de conjurer de nouveaux habits. C'était plus difficile ici, dans cet univers. Cependant, si les objets imaginés mettaient longtemps à se former, ils étaient plus solides et plus durables une fois le processus achevé. Concentrez-vous assez fort et assez longtemps, et le changement devenait permanent, sans que vous ayez désormais besoin de le maintenir. Mais ceci était vrai pour les objets inertes : vêtements, pierres, meubles, machines ou pièces de rechange (sauf les composants électroniques) pouvaient tous être façonnés par l'esprit. Ce qui était une bonne chose ; l'infrastructure norfolkoise, basée sur une technologie primitive, pouvait être facilement réparée. L'aspect physique, lui aussi, pouvait être dicté par un souhait, la chair adoptant peu à peu de nouvelles formes - plus fermes et plus jeunes, bien entendu. Dans leur immense majorité, les possédés étaient décidés à retrouver leurs traits d'origine. Vus comme dans un miroir rosé, se disait parfois Luca. Sur le plan statistique, il était impossible qu'un lieu donné soit peuplé d'autant de beautés des deux sexes. La vanité n'était cependant pas leur principal problème. La seule difficulté de leur nouvelle vie, c'était de se nourrir. Leur pouvoir énergétique était tout simplement incapable de conjurer suffisamment de nourriture, même si l'on se montrait créatif et persistant. Certes, on pouvait se servir une assiette pleine de caviar ; mais il suffisait de relâcher sa concentration pour se retrouver avec le matériau de base que l'on tentait de plier à sa volonté, un petit tas de feuilles, par exemple. Ironie du sort, Luca n'était pas sûr de savoir à quoi les avait menés leur délivrance. Quoi qu'il en soit, mieux valait une éternité passée à labourer qu'une éternité passée dans l'au-delà. Il acheva de s'habiller et lança à Lucy un regard légèrement réprobateur. - D'accord, grommela-t-elle. Je vais me lever. Pour accomplir mon rôle au sein de la communauté. Il l'embrassa. - À plus tard. Lucy attendit que la porte se soit refermée, puis enfouit sa tête sous les draps. La plupart des résidents du manoir étaient déjà levés et commençaient à s'activer. Luca fut salué par une douzaine de personnes sur le chemin du rez-de-chaussée. Comme il arpentait les grands corridors, il prit peu à peu conscience de l'état du bâtiment. Des fenêtres entrouvertes avaient laissé entrer la pluie, qui avait taché les tapis et les meubles ; des portes ouvertes lui permirent d'apercevoir des chambres jonchées de vêtements, de restes de repas, de verres couverts de moisissure, de draps que personne n'avait lavés depuis le début de la possession. Ce n'était pas vraiment de l'apathie, plutôt une forme d'insouciance typique de l'adolescence - Maman sera toujours là pour nettoyer, après tout. Cette saleté est un scandale ! Jamais on n'aurait vu ça de mon temps, bon sang. Plus de trente personnes prenaient leur petit déjeuner dans la grande salle à manger de Cricklade, qui servait désormais de réfectoire. Elle était haute de trois étages, et son plafond en bois était soutenu par des poutres artistement ouvragées. Les chandeliers étaient maintenus en place par des chaînes épaisses ; leurs globes lumineux étaient inopérants, mais ils accrochaient la lumière du jour et illuminaient les lambris décorés qui alternaient avec les fenêtres. Les bottes de Luca s'enfoncèrent dans un épais tapis chinois bleu et crème lorsqu'il se dirigea vers le comptoir pour se servir des oufs brouillés dans le plat en fer. Son assiette était ébréchée, ses couverts en argent ternis, et la grande table était sillonnée d'éraflures. Il salua ses compagnons d'un hochement de tête et s'assit, ravalant ses critiques. Concentre-toi sur tes priorités, se dit-il. Les choses tournent rond pour l'essentiel, c'est ce qui compte. La nourriture était simple mais correcte ; pas vraiment rationnée, mais contrôlée avec soin. Tous revenaient à un comportement un peu plus civilisé. Peu de temps après le départ de Quinn, les nouveaux résidents de Cricklade avaient allègrement renié les horribles enseignements de la secte que le monstre leur avait imposés, puis s'étaient livrés à une orgie de sexe et de surconsommation. Simple réaction à un long séjour dans l'au-delà : les rescapés avaient frisé la surcharge sensorielle. Rien n'avait d'importance à leurs yeux excepté toucher, goûter et sentir. Luca avait pillé les réserves de nourriture et d'alcool du manoir, baisé quantité de filles aux allures de top model, participé à des jeux dangereux, traqué et persécuté les non-possédés. Puis, une fois sa gueule de bois passée, il avait pris conscience de ses responsabilités et avait même retrouvé un soupçon de décence. Le jour où le pommeau de douche avait déversé sur lui un jet d'eau usée, il avait rassemblé les gens qui pensaient comme lui et entrepris de remettre le domaine en état de marche. L'anarchie teintée d'hédonisme ne formait pas un environnement durable, semblait-il. Il vit Susannah franchir la porte donnant sur la cuisine. Ses gestes se firent soudain très prudents. Elle apportait un nouveau bol de tomates fumantes, qu'elle posa sèchement sur le comptoir. Tout comme il s'était employé à relancer les activités fermières du domaine, elle s'était occupée du manoir proprement dit. Elle se débrouillait très bien pour nourrir son petit monde et faire tourner les choses (même si le manoir n'était pas aussi bien tenu que dans le temps). Cela allait de soi, en fait, car Susannah possédait le corps de Marjorie Kavanagh. Celui-ci n'avait guère besoin de modifications esthétiques ; elle s'était contentée de le rajeunir de dix ans et de réduire considérablement la masse de ses cheveux, s'abstenant d'altérer ses traits et sa silhouette. Elle ramassa un bol vide et se dirigea vers la cuisine. Leurs regards se croisèrent, et elle lui adressa un sourire un peu déconcerté avant de sortir. Luca avala le morceau d'ouf coincé dans sa bouche de peur de s'étrangler dessus. Il y avait tellement de choses dont il aurait voulu investir cet instant. Tellement de choses à dke. Et leurs esprits troublés étaient entrés en résonance. Elle savait ce qu'il savait, et il savait ce que... Ridicule ! Oh ! que non. Sa place est à nos côtés. Ridicule parce que Susannah avait trouvé quelqu'un : Austin. Ils étaient heureux ensemble. Et moi, j'ai Lucy. Parce que c'est pratique. Parce qu'on baise bien. Pas parce qu'on s'aime. Luca acheva ses oufs brouillés et les fit passer d'une gorgée de thé. Il bouillait d'impatience. Il faut que je sorte, que je fasse travailler ces cossards. Il trouva Johan assis à l'autre bout de la table, devant le toast grillé et le verre de jus d'orange qui constituaient son petit déjeuner. - Prêt ? demanda-t-il sèchement. Une antique expression de souffrance se peignit sur le visage rondouillard de Johan, y creusant des rides si profondes qu'elles devaient dater de sa naissance. Son front était couvert de sueur. - Oui, monsieur ; prêt pour un nouveau jour. Luca aurait pu prononcer cette phrase rituelle en même temps que lui. Johan possédait Mr Butterworth. Il avait presque fini de passer de l'état de sexagénaire grassouillet à celui de jeune homme viril, mais certaines des caractéristiques du vieux régisseur défiaient toute altération. - Très bien, allons-y. Il sortit de la salle d'un pas vif, non sans avoir lancé un regard éloquent à certains des hommes attablés. Johan se levait déjà pour trottiner sur ses talons. Ceux que Luca avait avisés d'un coup d'oeil s'empressèrent d'achever leur petit déjeuner, puis se levèrent en hâte, ne souhaitant pas être distancés. Luca demanda à une douzaine d'entre eux de le suivre dans l'écurie, où ils sellèrent leurs chevaux. Les 4 x 4 du domaine étaient encore opérationnels, mais personne ne les utilisait pour le moment. Le réseau électrique avait été endommagé durant les batailles, et seuls deux possédés du comté de Stoke affirmaient avoir les connaissances nécessakes pour le réparer. Les choses progressaient lentement ; l'infime quantité d'énergie fournie par les câbles géothermiques était réservée aux tracteurs. Luca ne mit que deux minutes à seller sa jument pie ; boucles et harnais se mettaient en place sans qu'il ait besoin de réfléchir - les connaissances nécessaires lui venaient de Grant. Puis il fit sortir sa monture de la cour, passant devant les ruines de la seconde écurie. La plupart des chevaux que Louise avait libérés durant l'incendie étaient revenus ; il leur restait encore la moitié des superbes montures qui peuplaient jadis le domaine. Dieu merci. Il savait que la nourriture s'était faite rare pendant quelque temps. Mais pas question de retomber dans la barbarie. Manger du chien, cependant... ce n'était pas si mal. Il dut ralentir l'allure à contrecoeur pour que les autres puissent le suivre. Mais l'impression de liberté qu'il ressentait en valait la peine. Tout était presque normal. Presque. Des petites fermes étaient blotties au creux des vallées peu encaissées, de solides bâtiments en pierre bien protégés contre les rudes hivers norfolkois, dispersés autour du domaine de façon quasiment aléatoire. Tous leurs champs avaient été labourés, et les tracteurs les préparaient pour la seconde récolte. Luca avait inspecté les entrepôts en personne pour sélectionner les semences - orge, froment, maïs, avoine, haricots et légumes. On voyait déjà émerger des pousses dans certains champs, dont la riche terre noire était constellée de mouchetures emeraude. La moisson allait être excellente, grâce aux averses qu'ils déclenchaient chaque nuit. Il se félicita de ce que le domaine n'ait connu que des désagréments mineurs. Il suffirait d'une main ferme pour le remettre dans la bonne direction. À mesure qu'ils approchaient de Colsterworth, les fermes s'aggloméraient les unes près des autres, les champs formaient un patchwork continu. Luca et ses hommes contournèrent les faubourgs. Les rues grouillaient de monde, les habitants du village se consacrant à des activités qu'ils voulaient normales. Presque tous reconnurent Luca à son passage. Son influence n'était pas aussi importante parmi eux, mais c'étaient ses objectifs qu'ils avaient adoptés. La petite ville avait élu son conseil municipal, qui avait reconnu le bien-fondé de la décision de Luca, à savoir remettre sur pied l'infrastructure du comté. Une majorité des villageois soutenait le conseil et s'affairait à réparer les pompes à eau et l'usine de traitement des eaux usées, à dégager des rues les chariots et autres véhicules calcinés, et même à tenter de réparer le réseau téléphonique. Mais le conseil municipal tirait son vrai pouvoir de la distribution de la nourriture, dont il avait le monopole, et ses vigiles les plus loyaux surveillaient les entrepôts vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Luca accéléra l'allure pour franchir le pont enjambant le canal, un ouvrage d'art en bois et fer forgé dans le style victorien. Encore un projet initié par le conseil municipal : des planches de bois neuf avaient été incorporées au tablier d'origine, dont le matériel avait été abîmé ; on avait utilisé le pouvoir énergétique pour redresser les poutres de fer brisées ou gauchies (pour une raison obscure, il avait été impossible de retrouver la nuance bleue de la peinture d'origine, de sorte que les parties réparées étaient nettement visibles). La minoterie de Hurley, située sur l'autre rive, fournissait en farine un bon quart de l'île de Kesteven. De hautes fenêtres aux montants de fer étaient découpées dans ses murs de brique rouge ; elle était en partie bâtie au-dessus d'un petit ruisseau, qui jaillissait d'une arche de brique avant de se jeter dans le canal à l'extrémité du quai. Derrière le bâtiment, on apercevait le long de la pente douce du coteau une enfilade de mares servant de réservoirs. Le conseil municipal avait désigné pour l'assister une équipe qui l'attendait devant l'entrée des lieux. Leur chef, Marcella Rye, se tenait juste au-dessous de l'arche métallique portant la lettre K. Ce spectacle procura à Luca une profonde satisfaction. Après tout, c'était lui le propriétaire de cette minoterie. Non ! C'étaient les Kavanagh les propriétaires. Les anciens propriétaires. Luca salua Marcella avec enthousiasme, espérant que cet accès de bonhomie dissimulerait le malaise qui l'avait brièvement agité. - Je pense qu'il sera relativement facile de remettre cette minoterie en route, déclara-t-il d'un ton jovial. C'est l'eau qui actionne les plus grandes meules, et il y a un câble géothermique pour alimenter les machines les plus petites. Il devrait toujours produire de l'électricité. - Ravie de l'entendre. Les entrepôts de stockage ont été pillés, évidemment. (Elle désigna une série de bâtiments, dont les portes en bois avaient été forcées ; parcourues de fissures et couvertes de cloques, elles tenaient à peine à leurs gonds.) Mais, une fois que toute la nourriture a disparu, l'endroit n'a plus été touché. - Bien, tant qu'il n'y a pas de... Luca laissa sa phrase inachevée, percevant le tumulte qui secouait les pensées de Johan. Il se tourna juste à temps pour voir celui-ci s'effondrer à genoux. - Que... ? Le corps juvénile de Johan devenait flou comme il se prenait la tête entre les mains ; son visage tout entier était déformé par une grimace de concentration. Luca s'agenouilla près de lui. - Merde, qu'est-ce qui vous arrive ? - Rien, siffla Johan. Rien. Ça va, un accès de vertige, c'est tout. (Son front comme ses mains étaient luisants de sueur.) J'ai attrapé un coup de chaleur en chevauchant. Ça va aller. Il se releva à grand-peine, le souffle court. Luca lui lança un regard désemparé et incrédule. Comment pouvait-on être malade dans cet univers où il suffisait d'une pensée pour créer n'importe quoi ? Johan devait souffrir d'une gueule de bois carabinée ; il y a des cas où l'esprit ne peut rien sur la matière. Il fallait encore qu'ils mangent, après tout. Mais son assistant n'était pas du genre à forcer sur l'alcool. Marcella les dévisageait d'un air hésitant. Johan lui adressa un hochement de tête pour la rassurer. - Allons-y, dit-il. Personne n'était entré dans la minoterie depuis le jour où Quinn Dexter était arrivé en ville. Il faisait frais à l'intérieur ; l'électricité était désactivée et le verre teinté des hautes fenêtres transformait la lumière du jour en pénombre nacrée. Luca conduisit son petit groupe le long de la chaîne. Au-dessus de celle-ci, de grosses machines en acier inoxydable attendaient en silence. - La mouture basse s'effectue à l'autre bout, expliqua-t-il. Ensuite, ces machines mélangent, raffinent et empaquettent la farine. Nous produisions ici douze variétés différentes : farine de blé dur, de blé tendre, diététique, et cetera. Elle était distribuée sur toute l'étendue de l'île. - Dans la grande tradition paysanne, dit Marcella. Luca s'abstint de relever ce commentaire ironique. - Je peux faire sortir du grain des entrepôts du domaine. Mais... Il se dirigea vers l'une des machines et extirpa un sac de cinq livres de son mécanisme d'emballage automatique ; ce sac était fait d'un papier plutôt épais et portait l'emblème de la minoterie, une roue à aubes vert et rouge. - Notre première tâche sera de trouver un nouveau stock de sacs pour empaqueter la farine. C'était une entreprise de Boston qui nous les fournissait. - Et alors ? Il vous suffit de les conjurer. Luca se demanda comment elle avait obtenu son poste. Avait-elle refusé de coucher avec le maire ? - Même si nous nous contentons de produire de la farine à destination des boulangeries, nous aurons besoin de deux cents sacs par jour, expliqua-t-il patiemment. Ensuite, il faudra compter avec les particuliers qui auront envie de se préparer des gâteaux et des pâtisseries. Ça nous amènera à plusieurs milliers de sacs par jour. Chacun d'eux devra être conjuré individuellement. - Très bien, que suggérez-vous ? - En fait, nous espérions que vous nous proposeriez une solution. Après tout, c'est nous qui fournissons le grain et l'expertise nécessaire pour faire tourner la minoterie. - Merci mille fois. - Inutile de nous remercier. Nous ne sommes pas dans une société communiste et nos services ne sont pas gratuits. Il vous faudra les payer. - Tout ceci nous appartient autant qu'à vous, protesta Marcella, élevant la voix jusqu'à glapir. - Ici, malheureusement, possession vaut titre. (Il eut un sourire sans joie.) Demandez donc à votre hôte. Il perçut que ses gens partageaient son amusement ; même Joshua avait l'esprit plus léger. Les villageois avaient du mal à accepter la réalité des faits. Marcella le fixa avec une méfiance non dissimulée. - Comment voulez-vous que nous vous payions ? - Avec du travail, je suppose. Après tout, c'est nous qui faisons pousser cette nourriture pour vous. - C'est nous qui faisons tourner la minoterie et qui distribuons la farine dans le comté. - Bien. C'est un début, n'est-ce pas ? Je suis sûr que nous trouverons d'autres industries utiles à Colsterworth. Nos tracteurs et nos engins de labour auront besoin de pièces de rechange. Tout ce qu'il nous manque, c'est un taux de change équitable. - Il va falloir que je parle de tout ça au conseil municipal. - Naturellement. Luca était arrivé près du mur séparant la chaîne de la salle contenant la meule principale. Plusieurs boîtiers d'alimentation électrique formaient une mosaïque sur la brique. Chacun d'eux était orné d'un voyant à l'éclat ambré. Il se mit à presser les boutons avec assurance en suivant une séquence bien précise. Les plafonniers s'allumèrent en clignotant, projetant une lueur blanc-bleu presque plus éclatante que la lumière du jour. Luca salua sa prouesse d'un sourire satisfait. Les mécanismes de gouvernement de l'île se dessinaient avec netteté dans son esprit, aimablement fournis par son hôte. Sa modeste satisfaction s'effaça, remplacée par une nouvelle émotion qui s'insinuait dans son champ de perception. Autour de lui, tout le monde avait une réaction identique. Ils se tournèrent tous dans la même direction, comme pour tenter de voir ce que dissimulaient les briques du mur. Un groupe de personnes approchait de Colsterworth. De sinistres pensées envahirent l'atmosphère mentale qui régnait sur Norfolk, tels des nuages annonciateurs de tempête. - Je pense que nous devrions aller jeter un coup d'oeil, dit Luca. Personne ne protesta. Ils utilisaient la voie ferrée pour parcourir l'île, après avoir adapté l'une des navettes qui reliaient jadis villes et villages. C'était à présent une locomotive à vapeur, une véritable forteresse d'acier sur roues, qui filait sur les rails, tractant deux wagons de l'Orient-Express. On avait monté aux deux extrémités du train ce qui ressemblait bien à des mitrailleuses sans recul, et le bout d'un canon de char pointait au-dessus de la chaudière, émergeant de la cabine du conducteur en tourelle. Tout près de Colsterworth, là où la voie ferrée enjambait le canal avant de rejoindre la gare, Luca et Marcella prirent position sur les rails, chacun à la tête de sa petite troupe. D'autres villageois les rejoignaient, sans cesse plus nombreux. Des anticorps réagissant à l'intrusion d'un virus, songea Luca. Et avec raison. Ici, les gens étaient incapables de dissimuler leurs pensées, lesquelles étaient perceptibles par tous. Ça les dispensait de tout un tas de foutaises. À l'évidence, les passagers du train n'avaient qu'une seule chose en tête. La locomotive émit un long sifflet irrité, projeta dans le ciel une fontaine de vapeur. De son moteur montèrent des cliquetis et des grincements métalliques lorsque ses conducteurs prirent conscience de la détermination des villageois qui leur bloquaient le passage. Ses pistons entrèrent en action pour la faire ralentir. Luca et Marcella ne bougèrent pas d'un pouce tandis qu'elle fonçait sur eux en hurlant. Échangeant une brève pensée souriante, ils se concentrèrent sur les rails. Ceux-ci se mirent à gémir, puis se tranchèrent net. Les clous qui les maintenaient aux traverses s'envolèrent, et les rails se tordirent soudain, formant de gigantesques spirales. Les roues du train étaient en feu. Ses conducteurs devaient dépenser de monstrueuses quantités de pouvoir énergétique pour le freiner. Il s'arrêta à deux yards des spirales d'acier. De furieux plumets de vapeur jaillirent de son ventre, et la voie ferrée fut inondée d'eau bouillante. Une lourde porte de fer s'ouvrit bruyamment au flanc de la machine. Bruce Spanton descendit d'un bond. Il était vêtu à la façon d'un antihéros, cuir noir et lunettes aux verres impénétrables. Ses lourdes bottes firent crisser le gravier du talus lorsqu'il se dirigea vers les villageois. À chacun de ses pas, un étui contenant une Uzi plaquée or venait claquer sur sa cuisse. - Tiens, fit Luca. En voilà un qui a regardé trop de mauvais téléfilms quand il était jeune. Marcella réprima un sourire tandis que le Méchant de pacotille faisait halte devant eux. - Vous, gronda Bruce Spanton. Vous êtes sur mon chemin, mon vieux. Vous devez vous sentir en veine pour tenter pareil coup. - Qu'est-ce que vous voulez, les gars ? demanda Luca d'une voix lasse. Les mauvaises vibrations émanant de Spanton et des autres passagers du train n'étaient pas entièrement forcées. Tous les possédés de Norfolk n'étaient pas devenus raisonnables. - On ne fait que passer, moi et mes potes, répliqua Spanton d'un air de défi. Aucune loi ne nous l'interdit, pas vrai ? - Aucune loi, mais plein de volontés, dit Luca. Ce comté ne veut pas de vous. Je suis sûr que vous respecterez la décision de la majorité. - Sans déconner. On dirait que vous nous tenez. Qu'est-ce que vous comptez faire ? appeler les flics ? Une étoile argentée de shérif apparut sur le torse de Marcella. - La police de Colsterworth, c'est moi, déclara-t-elle. - Écoutez-moi, reprit Bruce Spanton. On est juste venus faire un tour en ville. S'amuser un peu. Refaire des provisions de bouffe et de Larmes de Norfolk. Demain, on sera repartis. On ne veut pas d'emmerdés ; et on n'a pas l'intention de prendre racine. Un trou perdu comme celui-ci, non merci. Pigé ? - Et comment allez-vous payer votre nourriture ? demanda Marcella. Luca se retint de lui adresser un froncement de sourcils. - La payer ? hurla Spanton, éberlué. Qu'est-ce que tu racontes, ma vieille ? On a fini de payer pour quoi que ce soit. On a laissé ça dans l'autre monde, avec les avocats et toutes les autres conneries qu'on devait se taper. - Ça ne marche pas comme ça, dit Luca. C'est notre nourriture. Pas la vôtre. - Bien sûr que non, connard. La bouffe est à tout le monde. - C'est nous qui la possédons. Pas vous. Donc, elle est à nous. C'est assez simple pour vous, ou je recommence ? - Va te faire foutre. On doit bouffer. On a le droit de bouffer. - Je me souviens de vous maintenant, dit Luca. Vous étiez l'un des acolytes de Dexter. Un vrai lèche-cul. Il vous manque ? Bruce Spanton pointa l'index sur lui. - Et moi, je me souviendrai de toi, tête de noud. Et tu le regretteras. - Avant de débarquer quelque part, apprenez donc les règles, poursuivit Luca avec force. Et obéissez-leur. Maintenant, de deux choses l'une. Soit vous remontez à bord de votre ridicule engin de dessin animé et vous faites demi-tour. Soit vous restez ici, mais vous vous trouvez un travail utile, pour gagner votre vie comme tout le monde. Car nous n'avons aucune envie de nourrir des parasites de votre espèce. - Me trouver un tra... (Bruce Spanton se tut, aussi incrédule qu'enragé.) Qu'est-ce que c'est que cet enfer ? - Pour vous, c'est sans doute un enfer, en effet. Maintenant, sortez de notre comté avant d'en être chassé. Luca entendit plusieurs cris approbateurs derrière lui. Bruce Spanton aussi, et il leva les yeux. Parcourant la foule du regard, il perçut la colère belliqueuse qui se concentrait sur lui. - Vous êtes complètement dingues, mes salauds. Vous avez compris ? Dingues ! On a enfin réussi à échapper à toute cette merde. Et vous essayez de la ramener parmi nous. - Tout ce que nous voulons, c'est nous construire la meilleure vie possible, dit Luca. Rejoignez-nous ou foutez le camp. - On reviendra, rétorqua Bruce Spanton, les lèvres serrées. Vous verrez. Et les gens viendront grossir nos rangs, pas les vôtres. Pourquoi ? Parce que c'est plus facile. Il regagna le train d'un pas colérique. Marcella le regarda partir en souriant. - Nous avons gagné. On leur a montré, à ces salauds, hein ? On se débrouille pas mal ensemble, vous et moi. Nous ne les reverrons plus. - Cette île est minuscule, presque autant que cette planète, dit Luca, plus troublé qu'il ne l'aurait souhaité par la flèche du Parthe que venait de décocher Spanton. 3. L'organisme biotek occupé par Sinon avait été débarrassé de ses derniers packages médicaux cinq heures avant que le Catalpa émerge de son terminus de trou-de-ver au-dessus d'Ombey. Le tore d'équipage du faucon était bondé car il abritait, outre son contingent habituel d'astros, trente-cinq des colossaux sergents et cinq médecins spécialisés chargés de leur supervision. Les corps couleur de rouille se massaient dans le corridor central, où ils effectuaient des exercices de gymnastique conçus pour leur permettre de se familiariser avec leurs paramètres physiques. Les sergents n'éprouvaient ni la fatigue ni la douleur qui étaient le lot d'un corps humain ordinaire. L'hypoglycémie et les crampes se traduisaient par l'émission de signaux d'alarme affichés par le réseau neuronal abritant leur personnalité. Sans doute ces signaux étaient-ils similaires aux affichages naneuro-niques des Adamistes, songea Sinon, excepté qu'ils étaient d'un gris uniforme et non multicolores. Heureusement, leur interprétation ne posait aucune difficulté. En fait, il était tout à fait satisfait du corps qu'il possédait (même s'il ne pouvait sourire de cette réflexion des plus ironiques). Les profondes cicatrices dues à la chirurgie d'assemblage étaient en voie de résorption. Encore quelques jours, et les rares contraintes qu'elles imposaient à ses mouvements ne seraient plus qu'un souvenu*. Même son sensorium était équivalent à celui d'un corps édéniste. De toute évidence, Michael Saldana n'avait rien laissé au hasard lors de l'élaboration de la séquence génétique de ces organismes bioteks. Sinon avait senti croître son assurance à mesure qu'il s'acclimatait à ses nouvelles conditions de vie. L'optimisme qui montait en lui évoquait celui d'un blessé grave approchant de la guérison. Comme tous les autres sergents partageaient ses sentiments, la bande d'affinité résonnait de la synergie de leur enthousiasme. Quoique totalement dépourvu de glandes hormonales, Sinon attendait avec impatience le début de la libération de Morton-ridge. Il demanda au Catalpa de lui transmettre la vue obtenue par ses grappes de capteurs pendant que le trou-de-ver se refermait derrière eux. L'image externe s'afficha dans son esprit ; Ombey y apparaissait comme un croissant bleu et argent, situé à cent vingt mille kilomètres du vaisseau. Plusieurs colonies-astéroïdes tournaient autour de la planète, tels des grains de poussière marron émettant des étincelles argentées, les reflets de l'étoile sur les stations industrielles. Des formes lumineuses plus proches se massaient autour de Catalpa, ses cousins en train d'émerger de leurs terminus pour foncer vers la planète. L'escadron se composait d'un peu plus de trois cents astronefs bioteks. Il n'était même pas le premier de la journée à avoir gagné la principauté. Le centre de défense stratégique de la Flotte royale sur Guyana avait dû fusionner son dispositif de contrôle spatial avec celui des autorités civiles afin de guider les innombrables vaisseaux vers leur orbite de garage, située à cinq cents kilomètres d'altitude. Les faucons formèrent une longue spirale pour s'aligner au-dessus de l'équateur. Ils partageaient cette orbite avec tous leurs cousins, ainsi qu'avec les vaisseaux adamistes envoyés par tous les alliés du royaume. Les cargos civils et militaires déchargeaient leurs nacelles de transport dans une véritable flotte d'aéros et de spatiojets ; les cuirassés des Forces spatiales de la Confédération avaient amené tout un bataillon de marines, et les faucons eux-mêmes étaient impatients de découvrir les énormes astronefs de la classe Aquilae de la Flotte royale de Kulu. Une fois en orbite basse, le Catalpa dut attendre huit heures supplémentaires avant que son spatiojet reçoive l'autorisation d'acheminer un premier groupe de sergents au Fort En-Avant. Sinon était à son bord lorsque son fuselage étincelant survola l'océan enveloppé de nuit. Le petit appareil avait ralenti jusqu'à Mach 5 quand la côte occidentale de Xingu apparut à l'horizon. Les capteurs distinguaient tout juste le nuage rouge qui ressemblait à une tranche d'écarlate, comme si on avait surligné au néon la limite entre la terre et le ciel. Puis il disparut lorsque le spatiojet perdit de l'altitude. Ils savent sûrement que nous sommes ici, dit Chôma. Avec dix mille astronefs passant chaque jour au-dessus de l'océan, ils nous ont entendus arriver, à tout le moins. Chôma avait vécu au xxve siècle et travaillé comme responsable des exportations pour une compagnie d'astro-ingénierie basée à Jupiter. Comme il l'avait confié aux autres sergents, sa connaissance approfondie des capteurs de repérage spatial de l'époque n'était guère utile à la libération, mais il s'était toujours passionné pour les jeux de stratégie et les jeux de rôle. Aux yeux des enthousiastes de sa trempe, il n'était pas question de se contenter des simulations disponibles dans les senso-environnements de réalité virtuelle. Ils tenaient avant tout à l'authenticité : marches forcées dans les forêts boueuses, escalade de falaises escarpées, sacs à dos chargés à bloc, chaleur étouffante, chevaux rétifs, articulations douloureuses, gourdes remplies de bière, accouplements dans les meules de foin et chansons autour du feu de camp. Au grand amusement des autres Édénistes, ils occupaient une vaste surface des parcs durant leurs concours ; à l'époque, cette activité avait été fort à la mode. De sorte que, de tous les membres de l'escouade de Sinon, Chôma était ce qui se rapprochait le plus d'un soldat professionnel. Nombre d'amateurs de jeux de stratégie étaient sortis de la multiplicité pour animer des corps de sergents. Bizarrement, très peu d'anciens agents des services secrets s'étaient portés volontaires, alors que leur expérience les rendait extrêmement précieux. C'est fort probable, opina Sinon. Dariat a démontré son talent de perception au Consensus de Kohistan ; il ne fait aucun doute que l'ensemble des possédés de Mortonridge auront connaissance de notre venue. Sans parler de tous ces astronefs visibles dans le ciel. Nos convois ne sont pas précisément discrets. Mais le nuage rouge les empêche de nous voir. À ta place, je n'y compterais pas trop. Ça t'inquiète ? demanda Sinon. Pas vraiment. L'élément de surprise n'a jamais été notre principal atout. Nous devons avant tout espérer que l'envergure de l'opération ébranlera Ekelund et ses troupes. J'aimerais bien avoir l'expérience de ce qui nous attend plutôt que des souvenirs théoriques. L'expérience est une denrée que tu vas très bientôt récolter en abondance. Le spatiojet du Catalpa atterrit sur le tout nouveau spatioport du Fort En-Avant, filant sur l'une des trois pistes préfabriquées disposées en parallèle. Quarante-cinq secondes plus tard, un deuxième spatiojet se posait derrière lui, ce qui ne manqua pas d'inquiéter Sinon. Même si la gestion du trafic était confiée à une LA, c'était un tantinet risqué. Les aéros à propulsion ionique, capables d'effectuer des atterrissages et des décollages verticaux, s'étaient vu réserver un espace proche de la tour de contrôle, et ils se succédaient à un rythme encore plus soutenu que les spatiojets. Pour l'instant, la priorité du spatioport était de réceptionner les cargaisons et de les expédier au fort. Une agitation frénétique régnait dans les hangars, où humains et mécanoïdes régulaient le flot de nacelles ; le moindre délai aurait des effets incalculables sur les manoeuvres en orbite. La quasi-totalité des véhicules militaires avaient été réquisitionnés pour le transport. Le gros des troupes se trouvait encore dans des astronefs en orbite. Sinon et les autres durent se soumettre à un test d'électricité statique à leur descente du spatiojet. Ce n'était qu'une formalité, bien entendu, mais Sinon fut rassuré de constater que les marines de la Flotte royale n'en dispensaient personne. Dès qu'ils furent autorisés à passer, le spatiojet s'éloigna, rejoignant la file d'appareils qui attendaient de décoller. Un autre s'avança à sa place et déploya son escalier. Les marines se mirent en position. Un officier de liaison édéniste qu'ils ne virent même pas leur apprit qu'ils devraient se rendre à pied au Fort En-Avant. Ils s'insérèrent dans une longue procession de sergents et de marines qui arpentait une route en composite micromaillé fraîchement déroulée parallèlement à la nouvelle autoroute à six voies. Une fois en marche, Sinon se rendit compte que les troupes humaines ne se réduisaient pas aux marines des Forces spatiales de la Confédération. Il s'approcha d'une mercenaire renforcée encore plus grande que lui. Sa peau marron avait la texture du cuir, et d'épais muscles supplémentaires étaient enroulés autour de son cou, supportant une tête presque globulaire et blindée de silicolitbium à la façon d'un casque. Une grille ovale lui faisait office de nez et de bouche, ses yeux gros comme des soucoupes étaient écartés l'un de l'autre de façon à élargir son champ visuel, et leurs iris bleu-vert semblaient équipés de facettes. Elle déclara s'appeler Elena Duncan. - Excusez-moi si je suis indiscret, lui dit Sinon. Mais que faites-vous ici exactement ? - Je me suis portée volontaire, répondit Elena Duncan d'une voix étonnamment féminine. Nous faisons partie des forces d'occupation. Une fois que vous aurez conquis le terrain, c'est nous qui le tiendrons pour vous. Voilà le plan. Écoutez, je sais que vous n'aimez pas beaucoup les mercenaires, vous autres Édénistes. Mais il n'y a pas assez de marines pour sécuriser la totalité de Mortonridge, alors vous êtes bien obligés de nous accepter. Et puis, j'avais des potes sur Lalonde. - Je n'ai rien contre vous. En fait, je suis ravi qu'il y ait parmi nous quelqu'un qui a déjà subi l'épreuve du feu. Ce n'est pas mon cas, hélas. - Ah ouais ? C'est justement ce que je ne pige pas. Vous n'êtes que de la chair à canon et vous le savez. Mais ça ne vous fait rien. Moi, je sais que je prends des risques, j'ai choisi ce genre de vie il y a longtemps. - Si ça ne me fait rien, comme vous dites, c'est parce que je ne suis pas un être humain mais un automate biotek sophistiqué. Je n'ai pas de cerveau mais une collection de processeurs. - Mais vous avez une personnalité, hein ? - Ceci n'est qu'une version abrégée de moi. - Ah ! vous êtes bien confiant. Une vie est une vie, après tout. (Elle se tut et inclina la tête en arrière, faisant bouger ses muscles cervicaux comme des deltoïdes.) Ça valait la peine de venir ici rien que pour voir ça. Rien de plus spectaculaire que ces vieilles machines. Un spatiojet Thunderbird CK500-090 s'apprêtait à atterrir. L'appareil à aile delta était au bas mot deux fois plus grand que les modèles civils présents dans le spatioport. Un grondement de tonnerre le suivit comme il s'alignait sur son vecteur d'approche, et sa forme s'altéra pour mieux s'adapter au vent. Puis un nombre surprenant de trappes s'ouvrirent le long de son ventre ; douze trains d'atterrissage en sortirent. Lorsqu'il toucha le sol, le Thunderbird fit plus de bruit que s'il franchissait le mur du son. Les fusées chimiques logées dans son nez s'enclenchèrent pour ralentir sa course, et une fumée noire monta de ses quatre-vingt-seize tambours de frein. - Nom de Dieu, murmura Elena Duncan. Je n'aurais jamais cru voir une opération de cette envergure, encore moins y participer. Une véritable armée de terre qui se met en route. Je suis née beaucoup trop tard, vous savez, j'étais faite pour vivre au xixe ou au xxe siècle, pour marcher sur la Russie avec Napoléon ou pour me battre en Espagne. Je suis née pour faire la guerre, Sinon. - C'est stupide. Vous savez désormais que vous avez une âme. Vous ne devriez pas la risquer comme ça. Vous vous êtes inventé une croisade à suivre plutôt que de chercher à réussir en tant qu'individu. Vous faites fausse route. - C'est mon âme et, dans un certain sens, je ne diffère en rien d'un Edéniste. Sinon fut sincèrement surpris. - Comment cela ? - Je suis parfaitement adaptée à ce que je suis. Le fait que mes objectifs diffèrent de ceux de votre société n'a aucune importance. Vous savez ce que je pense ? Si les Édénistes ne sont pas piégés dans l'au-delà, c'est parce que vous avez suffisamment de sang-froid pour trouver une issue. Eh bien, je suis comme ça moi aussi, mon vieux. Laton a dit qu'il y avait une issue. Je le crois. Les Kiints l'ont trouvée. Le simple fait de savoir qu'elle existe me suffit. Je serai ravie de me lancer à sa recherche maintenant que je connais son existence. Je ne souffrirai pas comme ces crétins qui se sont retrouvés pris au piège. Ce sont des paumés, des lâches. Pas moi. C'est pour ça que je me suis engagée dans cette ridicule campagne de libération, ça fait partie des préparatifs de la grande bataille. Un bon entraînement, quoi. Elle tapota l'épaule de Sinon avec une main dont les doigts avaient été remplacés par trois grosses griffes, puis s'éloigna. Fatalisme excessif, remarqua Chôma. Quelle étrange psychologie ! Elle est contente de son sort, répondit Sinon. Tant mieux pour elle. On avait investi beaucoup d'amour dans la construction de cette ferme. Même les aristocrates de Kulu, dont les demeures étaient aussi chères qu'ostentatoires, utilisaient des matériaux modernes pour les fabriquer. Et Mortonridge était une zone de croissance rapide, où les fermes recevaient des aides gouvernementales pour leur développement. Une province résolument classe moyenne. Les bâtiments y étaient solides mais bon marché, construits en carbobéton, en contreplaqué renforcé, en briques obtenues à partir d'argile et de bactéries transgéniques, en poutres structurelles de mousse d'acier, en verre de silicone monovalente. Malgré cette standardisation, ces composants de base autorisaient une grande variété architecturale. Mais cette ferme était originale, pas d'erreur. Aussi splendide que mal dégrossie. Une maison dont les pierres, provenant d'une carrière locale, avaient été taillées à la thermolame industrielle ; ses murs étaient suffisamment larges pour la protéger de la chaleur équatoriale et maintenir ses pièces au frais sans l'aide d'une climatisation. Les poutres en bois d'harandryde avaient été taillées et assemblées par un maître charpentier. Elles étaient restées apparentes partout dans la maison, et les murs blanchis à la chaux les faisaient encore mieux ressortir. Ce lieu évoquait autant l'Histoire que les illusions tant prisées des possédés, sauf qu'il était impossible de confondre quelque chose d'aussi solide avec une aspiration éphémère. Il y avait une grange attenante au bâtiment principal, formant l'un des côtés de la cour. Ses grandes portes en bois battaient au vent le jour où le Croisé karmique se gara devant. Stéphanie Ash se sentait irritée après avoir roulé sur cette piste en terre battue que Moyo avait insisté pour explorer, quittant pour cela la route principale. - Elle mène forcément quelque part, répétait-il. Ce coin a été colonisé récemment. Il n'a pas eu le temps de péricliter. Elle n'avait pas le courage de se disputer avec lui. Ils avaient longuement roulé sur la M6 après avoir confié les enfants aux soldats, et ils avaient dû repasser par le camp d'Annette Eke-lund. Cette fois-ci, ils avaient eu droit à l'indifférence appuyée des troupes de Chainbridge. Ensuite, ils avaient zigzagué d'une côte à l'autre en quête d'un refuge, d'un lieu où ils pourraient se reposer et attendre la conclusion du conflit qui s'annonçait. Mais les villes du nord de la péninsule étaient toujours occupées, même s'il y avait un mouvement d'exode vers les fermes. Ils n'y étaient pas les bienvenus ; les possédés apprenaient à protéger leurs stocks de nourriture. Toutes les fermes désertes qu'ils avaient visitées avaient été pillées. Cela commençait par être monotone, et il devenait de plus en plus difficile de trouver des bornes en état de marche pour recharger le Croisé karmique. L'évacuation des enfants leur avait apporté une telle joie, un tel sentiment de réussite, que ce retour au statut de réfugié était des plus pénibles. Stéphanie n'avait pas vraiment perdu la foi, mais cette piste ne différait guère des douzaines d'autres qu'ils avaient explorées ces derniers jours. Leurs espoirs avaient toujours été déçus. La piste traversa un petit bois d'arbres aborigènes, puis s'enfonça dans une vallée peu profonde et peu boisée, qui décrivait d'extravagants méandres. Elle suivait le cours d'un ruisseau dont le débit précipité leur apprit qu'ils remontaient une pente. Au bout de quatre kilomètres, la vallée débouchait sur un bassin presque circulaire. Ses contours étaient si réguliers que Stéphanie le soupçonna d'être un antique cratère d'impact. Ses flancs étaient parcourus par une multitude de torrents alimentant le lac en son centre, qui donnait source au ruisseau parcourant la vallée. La ferme se dressait au-dessus du rivage, séparée des eaux agitées par une pelouse soigneusement entretenue. Plus loin, on avait aménagé la paroi nord du cratère en une série de terrasses bénéficiant d'un ensoleillement parfait. Il y poussait des douzaines de fruits et de légumes terriens, du citronnier à la laitue, de l'avocat à la rhubarbe. La végétation aborigène avait été quasiment éliminée ; même la paroi sud semblait recouverte d'herbe terrienne. Chèvres et moutons paissaient paisiblement. Ils descendirent tous du Croisé karmique en souriant comme des enfants subjugués. - Il n'y a personne ici, dit Rana. Vous le sentez ? L'endroit est désert. - Ô mon Dieu ! s'exclama Tina avec appréhension. (Elle descendit à son tour du minibus, et ses talons aiguilles écarlates s'enfoncèrent dans le gravier de la piste.) Tu en es sûre ? C'est le paradis. C'est ce que nous méritons pour nos actes. Je ne supporterais pas que nous soyons chassés d'ici par quelqu'un se prétendant propriétaire des lieux. Ce serait insoutenable. - Il ne reste plus un seul véhicule, grogna McPhee. Sans doute que les propriétaires ont reçu le message d'alerte du royaume et ont fui avant l'arrivée des troupes d'Ekelund. - Les veinards, commenta Rana. - Les veinards, c'est nous, rétorqua Moyo. C'est parfait ici, tout simplement parfait. - J'ai l'impression que le système d'irrigation est bousillé. (McPhee scrutait les terrasses, une main en visière pour se protéger du soleil.) Vous voyez, là-bas ? Ils ont dû creuser des fossés pour détourner les torrents afin que chaque terrasse reçoive de l'eau en quantité suffisante. Mais ils commencent à déborder. Les plantes vont se noyer. - Non, déclara Franklin Quigly. Il n'y a rien de cassé. L'électricité a été coupée et il n'y avait personne pour surveiller le système. C'est tout simple. On aura réparé ça en vingt-quatre heures. Si on décide de rester. Tous se tournèrent vers Stéphanie. Elle se sentit amusée plutôt que gratifiée. - Oh, je pense que oui, dit-elle en souriant à ses compagnons. Nous ne risquons pas de trouver mieux. Ils passèrent le reste de la journée à explorer la ferme et les terrasses. Le bassin était entièrement consacré à la culture des fruits et des légumes ; aucune terrasse n'avait été aménagée en champ de céréales. On voyait dans tout le bâtiment les signes d'un départ précipité : une armoire mal fermée, des vêtements épars sur le parquet ciré, un robinet laissé ouvert, deux valises à moitié remplies abandonnées dans une chambre. Mais il restait plein d'aliments de base dans le garde-manger : farine, confitures, fruits au sirop, oufs, fromages ; le congélateur était plein de viande et de poisson. Les propriétaires de cette ferme n'étaient pas des partisans des sachets déshydratés et des plats tout prêts. Tina jeta un regard à la cuisine, et à son râtelier de casseroles et de poêles en cuivre, et eut un reniflement réprobateur. - L'amour du rustique, ça va parfois trop loin. - C'est parfait pour ce que nous sommes devenus, lui dit Stéphanie. La société de consommation ne peut pas exister dans notre univers. - Ne t'attends pas à me voir renoncer aux bas de soie, chérie. Moyo, Rana et McPhee gagnèrent un petit bâtiment surplombant le bassin, où ils pensaient trouver les pompes du système d'irrigation. Stéphanie et les autres entreprirent de nettoyer la ferme. Le troisième jour, les terrasses étaient convenablement irriguées. Pas de façon parfaite, car leur présence causait quelques avaries dans les processeurs de gestion, mais ils pouvaient toujours se rabattre sur le contrôle manuel. Même la sinistre lueur rouge des nuages était devenue plus brillante à mesure qu'ils s'installaient et imprégnaient les lieux de leur influence. Ce n'était pas l'éclat solaire qui illuminait les villes et les villages de possédés, mais les plantes accueillirent avec reconnaissance cet afflux de photons et reprirent de la vigueur. Huit jours plus tard, Stéphanie avait le droit d'être satisfaite lorsqu'elle sortit dans l'air frais du petit matin. Mais le droit n'a rien à voir avec la réalité. Elle ouvrit les portes-fenêtres aux montants de fer qui donnaient sur la pelouse et s'avança pieds nus sur l'herbe humide de rosée. Comme chaque jour, les nuages rouges tournoyaient dans les cieux, leurs tresses massives agitant l'atmosphère gémissante. Ce jour-là, cependant, il émanait de la vapeur rance une résonance plus subtile. On ne l'entendait pas, mais elle s'imposait insidieusement à l'esprit tel un rêve inquiétant. Elle descendit jusqu'aux berges du lac, scrutant le ciel sous tous les angles en quête d'une indication. N'importe laquelle. Cela faisait plusieurs jours que l'angoisse montait en eux. Quelle que soit sa source, celle-ci était trop éloignée pour que ses sens la perçoivent, elle restait tapie derrière l'horizon telle une lune maléfique. - Toi aussi, tu sens que le cosmos a le blues ? demanda Cochrane avec rudesse. Stéphanie sursauta, car elle ne l'avait pas entendu s'approcher. Les clochettes cousues à son pantalon de velours restèrent silencieuses tandis qu'il foulait l'herbe d'un pas léger. Un joint d'une taille exceptionnelle pendait au coin de sa bouche. Son odeur était nettement moins douceâtre que d'habitude. Il vit que Stéphanie était intriguée et sa barbe fournie s'écarta sur un sourire satisfait. Ses doigts couverts de bagues s'emparèrent du pétard pour le brandir à la verticale. - Devine ce que j'ai trouvé en train de pousser sur une terrasse isolée ? L'honnête contribuable qui nous a aimablement prêté son domicile n'était pas aussi bourgeois que le pensaient ses amis du Rotary. Tu sais ce que c'est ? De l'authentique herbe à Nicot. Totalement illégale dans le coin. Mais qu'est-ce que ça fait du bien, ma première taffe depuis des siècles. Stéphanie se fendit d'un sourire indulgent tandis qu'il plantait la cigarette dans sa bouche. Cochrane n'appelait qu'un seul sentiment : l'indulgence. Elle vit Moyo qui sortait de la ferme, l'esprit assombri par le souci. - Tu l'as perçu, toi aussi, n'est-ce pas ? demanda-t-elle tristement. C'est sans doute ce que voulait dire Ekelund quand elle parlait des préparatifs de la princesse Saldana. - N'oublie pas l'avertissement du lieutenant Anver, marmonna Moyo. - La terre sent l'approche de la guerre, le sang sur le point d'être versé. Comme c'est... biblique ; des mauvaises vibrations dans l'éther. J'espérais pourtant qu'Ekelund se trompait, qu'elle ne faisait que justifier l'existence de son armée en prétendant qu'un ennemi fantôme était tapi derrière les collines. - Tu parles, fit Cochrane. La cavalerie du mal se prépare à charger à bride abattue, l'arme au poing. - Pourquoi nous ? demanda Stéphanie. Pourquoi cette planète ? Nous leur avions dit que nous ne les menacerions pas. Et nous avons tenu parole. Moyo lui passa un bras autour des épaules. - Notre seule présence est une menace à leurs yeux. - Mais c'est si stupide ! Je veux seulement qu'on me laisse tranquille, qu'on me donne le temps d'accepter tout ce qui est arrivé. C'est tout. Nous avons trouvé une ferme splendide, et nous la faisons tourner sans faire de mal à personne. Nous sommes bien ici. Nous pouvons nous nourrir et nous avons tout le loisir de réfléchir. Ça ne fait pas de nous une menace, un danger pour la Confédération. Si on nous laissait en paix, peut-être pourrions-nous avancer sur la route d'une solution à cette crise. - J'aimerais bien qu'on nous laisse tranquilles, lui dit Moyo d'un air triste. J'aimerais bien qu'ils nous écoutent. Mais ils n'en feront rien. Je devine ce qui va se passer maintenant. La raison et le bon sens n'auront plus voix au chapitre. Notre départ de Mortonridge est devenu un objectif politique. Une fois que les Saldana et les autres leaders de la Confédération l'auront rendu public, ils ne pourront plus revenir en arrière. Nous sommes sur le chemin d'une force irrésistible. - Et si je retournais sur la ligne de démarcation pour leur parler ? Ils me connaissent. Peut-être qu'ils m'écouteront. Alarmé par ses propos, Moyo resserra son étreinte sur elle. - Non. Je ne veux pas que tu prennes de tels risques. Et puis, ils ne t'écouteraient sûrement pas. Pas eux. Ils te souriraient poliment, puis ils te mettraient en tau-zéro. Je ne le supporterais pas. Je viens à peine de te trouver. Elle laissa reposer sa tête sur l'épaule de Moyo, émue par l'intensité de ses sentiments. Il était auprès d'elle depuis le premier jour. Il lui donnait des forces en plus de son amour. - Tu ne peux pas faire ça, renchérit Cochrane. Pas toi. On ne tiendrait pas longtemps sans toi pour nous guider. On a besoin de toi. Tu es notre mère nourricière. - Mais nous ne survivrons pas longtemps si nous restons ici et si la princesse envoie son armée pour nous dénicher. - Un petit répit est préférable au néant. Et qui sait ce que notre karma nous réserve avant que l'armée débarque ici ? - Tu n'es pas aussi optimiste d'habitude, taquina Stéphanie. - D'habitude, je ne suis pas vivant. Ça altère le point de vue, tu sais. Ces temps-ci, il faut avoir la foi. Il va se passer quelque chose de cool qui va nous épater. - Génial, commenta Moyo, pince-sans-rire. - D'accord, vous avez gagné, leur dit Stéphanie. Je n'essaierai pas de me sacrifier, je resterai sagement ici. - Peut-être qu'ils n'arriveront jamais jusqu'ici, dit Moyo. Peut-être qu'Ekelund les vaincra. - Aucune chance, trancha Stéphanie. Elle est forte et elle est vicieuse, deux atouts décisifs en sa faveur. Mais ils sont plus forts qu'elle. Vous ne sentez pas leur puissance qui se masse au loin ? Ekelund va leur mettre de sacrés bâtons dans les roues, mais elle ne les arrêtera pas. - Que comptes-tu faire quand ils arriveront ici ? Les affronter ? - Je ne pense pas. J'essaierai peut-être de me défendre, c'est dans ma nature. Mais attaquer ? Non. Et toi ? Tu m'as dit un jour que tu en serais capable. - Je croyais alors que ça servirait à quelque chose. J'ai dû grandir depuis. - Mais ce n'est toujours pas juste, dit-elle avec amertume. J'ai repris goût à la vie. Retourner dans l'au-delà sera pire que d'y échouer pour la première fois. Car nous saurons qu'on peut échapper à ses tourments, même si c'est peu probable. Il aurait mieux valu que nous n'en sachions rien. Pourquoi l'univers nous persécute-t-il ainsi ? - Simple histoire de karma, dit Cochrane. De mauvais karma. - Je croyais que le karma, c'était répondre de ses actes. Jamais je n'ai fait souffrir mon prochain au point de mériter ça. - Ou alors, c'est le péché originel, dit Moyo. Un concept des plus cruels. - Vous vous trompez tous les deux. S'il y a une chose que nous savons désormais avec certitude, c'est que nos religions sont des mensonges. Des mensonges horribles. Je ne crois plus en Dieu ni à la destinée. Il y a forcément une explication naturelle à ce qui nous arrive, une raison cosmologique. (Elle se blottit au creux des bras de Moyo, trop lasse pour se mettre en colère.) Mais je ne suis pas assez intelligente pour la trouver. Aucun de nous ne l'est, je pense. Il va falloir attendre qu'un génie s'en occupe. Et ça m'énerve, bon sang. Pourquoi faut-il que je sois si peu douée pour les grandes choses ? Moyo l'embrassa sur le front. - De l'autre côté de la ligne de démarcation, il y a quarante gamins qui sont ravis que tu aies réussi ce que tu avais entrepris. Je ne considère pas cela comme négligeable. Cochrane souffla un rond de fumée en direction de la présence oppressante qu'on percevait derrière la ligne de démarcation. - Quoi qu'il en soit, personne ne nous a encore ordonné d'évacuer ces corps. Les guerriers du royaume du mal doivent d'abord nous attraper. Et pour qu'ils y arrivent, ils ne devront pas lésiner sur l'argent des contribuables. Ce qui les met toujours en rogne. On devrait faire ça en réalité perceptive, gémit Sinon. Un authentique entraînement physique, c'est de la barbarie. Ça m'étonne que Ralph Hiltch ne nous ait pas placés sous les ordres d'un adjudant. Pourtant, le scénario s'y prêtait. Ce matin-là, les sergents avaient été conduits dans une zone d'entraînement située dix kilomètres à l'est du Fort En-Avant, un terrain peuplé de bosquets et de bâtiments factices. Il y en avait vingt-cinq comme celle-ci, aménagées avec autant de hâte que les installations du fort. Le corps du génie de la Flotte royale était en train d'en préparer dix autres. À moitié indifférent aux jérémiades de Sinon, Chôma se concentra sur le bungalow devant eux. Les autres membres de l'escouade étaient disposés en demi-cercle autour de lui, cherchant du regard les cachettes à portée de tir. Plutôt stupide, songea-t-il, vu que les possédés peuvent nous percevoir à plusieurs centaines de mètres. Mais cela ajoutait à l'impression d'authenticité. Ce que Sinon refusait de comprendre. Soudain, à cinquante mètres de là, un petit buisson émit une lueur argentée et se métamorphosa en un humanoïde à la peau verte et aux yeux pédoncules. Des boules de feu blanc jaillirent de sa main tendue. Les deux sergents pivotèrent sur leurs talons, pointant leurs mitraillettes sur l'apparition. Il est pour nous, dirent-ils aux autres. Sinon pressa la détente de son index droit pendant que, de la main gauche, il ajustait la cadence de tir de son arme. Les petits projectiles chimiques se mirent à crépiter, étouffant tous les autres bruits. Le bout du canon se chargea d'électricité statique à mesure que les balles filaient vers leur cible. Le royaume de Kulu avait expressément conçu cette mitraillette électrostatique pour en armer les sergents. Dérivée de la mitraillette classique, elle tirait des balles sphériques chargées d'électricité statique. Bien que leur vitesse et leur fiabilité soient légèrement inférieures à celles d'un projectile profilé, ces balles étaient néanmoins mortelles pour un organisme humain, tandis que leur décharge électrique affectait gravement la capacité énergétique d'un possédé. Chacune d'elles était porteuse de la même charge, mais les sergents pouvaient ajuster leur cadence de tir en fonction de la puissance des possédés qu'ils auraient à affronter ; et comme le fonctionnement de cette arme était purement mécanique, les possédés ne pouvaient pas l'affecter - en théorie. Il fallut trois secondes de tir pour que le monstre vert cesse de lancer du feu blanc sur Sinon et Chôma. Il se transforma en être humain ordinaire et s'effondra. La lentille d'un projecteur holographique apparut brièvement dans le buisson. Vous avez été trop lents à ajuster votre tir à la puissance de votre adversaire, leur dit leur superviseur. En situation de combat, son feu blanc vous aurait éliminés. Et, Sinon... Oui? Travaillez votre visée, votre première rafale a complètement raté la cible. Entendu, répondit sèchement Sinon. (Il passa en mode de communication individuel pour s'adresser à Chôma.) Raté ma cible ! J'ajustais mon tir sur elle, voilà tout. Et une rafale qui trouve sa cible, ça peut impressionner l'adversaire. Certes, répondit Chôma d'un ton neutre. Il scannait le terrain devant eux, guettant de nouveaux dangers. Les responsables de l'entraînement étaient du genre à ne pas leur laisser le temps de respirer. Je crois que je commence à saisir les paramètres de cette arme, déclara Sinon. Mes routines mentales assimilent ses caractéristiques fonctionnelles au niveau automatique. Chôma lança à son camarade un regard légèrement exaspéré. C'est là le but même de ces séances d'entraînement. Nous ne pouvons plus dépendre des routines de tutelle d'un habitat, n'est-ce pas ? Le Consensus ignorait l'existence de ces mitraillettes statiques quand nous avons quitté Saturne. Et puis, comme je l'ai toujours dit, les meilleures leçons sont celles qu'on apprend à la dure. Encore ta philosophie aux relents d'archaïsme. Pas étonnant qu'elle ait été passée de mode à ma naissance. Mais tu commences pourtant à comprendre, n'est-ce pas ? Oui, on dirait. Bien. Allez, viens maintenant, on ferait mieux d'avancer vers ce bâtiment si on ne veut pas être de corvée de chiottes. Sinon se félicita de ce que les lèvres et la gorge du sergent lui permettent de pousser un soupir. Très bien. La princesse Kirsten avait réglé ses implants rétiniens au maximum de leur résolution afin de mieux observer les escouades qui avançaient dans diverses sections de la zone d'entraînement. Une antique déclaration lui hantait l'esprit en permanence, comme si l'un des fichiers de ses cellules mémo-rielles souffrait d'une fuite : je ne sais rien de l'ennemi mais il me terrifie. C'était la première fois qu'elle voyait les organismes bioteks ailleurs qu'en sensovidéo. Leur taille et leur allure les rendaient aussi imposants qu'impressionnants ; elle se félicita de ce que Ralph Hiltch ait eu le courage de suggérer leur utilisation. Quand il avait fallu prendre une décision, elle avait été ravie de s'en remettre à Allie. Dans la famille, nous n'avons pas assez de tripes pour gérer les crises, mais il fait exception à la règle, heureusement. C'était pareil quand on était petits, on suivait tous ses ordres. Plusieurs centaines de sergents marchaient, rampaient ou couraient sur l'herbe ou à travers les buissons tandis que des images holo colorées surgissaient un peu partout pour les piéger. Le bruit des rafales déchirait l'air, un bruit qui commençait à lui être familier. - Ils font des progrès satisfaisants, déclara Ralph Hiltch. La princesse et lui se trouvaient sur le toit du centre de contrôle de la zone d'entraînement, ce qui leur donnait une vue imprenable sur les terrains réquisitionnés par l'année de libération. Leurs entourages respectifs se tenaient derrière eux, officiers et ministres formant une phalange malaisée. - En moyenne, reprit-il, il suffit de deux séances pour former un sergent. Les soldats ont besoin d'un peu plus de temps. Ne vous y méprenez pas, ces marines sont excellents ; et je ne parle pas seulement des troupes du royaume, nos alliés nous ont envoyé des hommes d'élite, et les mercenaires sont eux aussi redoutables. Le problème, c'est qu'ils sont trop dépendants de leurs naneuroniques, aussi bien en ce qui concerne les programmes tactiques que les programmes de visée, de sorte que nous devons leur apprendre à s'en passer. Si un possédé réussit à franchir la ligne de front, les naneuroniques de nos hommes seront les premiers à être affectés. - Combien de sergents sont déjà prêts ? s'enquit Kirsten. - Environ deux cent quatre-vingt raille. Nous les entraînons au rythme de trente mille par jour. Cinq nouvelles zones d'entraînement sont créées toutes les vingt-quatre heures. J'aimerais que cette cadence s'accélère, mais, même avec l'appui des Forces spatiales de la Confédération, les forces du génie restent insuffisantes ; je dois gérer leurs missions dans l'intérêt de tous. Ma priorité est l'achèvement des baraquements du Fort En-Avant. - Il semble que vous contrôliez parfaitement la situation. - C'est tout simple, il nous suffit de communiquer nos besoins à l'IA, et elle gère leur mise en application. C'est la première fois dans toute l'histoire de l'humanité que le commandant d'une armée de terre n'a pas à se soucier des questions de logistique. - À condition que les possédés ne s'approchent pas de liA. - C'est peu probable, madame, croyez-moi. Mais nous avons même pris des dispositions au cas où cela se produirait. - Bien, je n'aimerais pas que nous devenions trop confiants. Alors, quand pensez-vous être en mesure d'entamer la campagne de libération ? - Dans l'idéal, j'aimerais attendre encore trois semaines. Il répondit par un sourire bourru au haussement de sourcil sceptique de la princesse. Ce matin-là, ils avaient passe deux bonnes heures en compagnie des journalistes à inspecter le flot de personnel et de matériel qui déferlait sur le spatioport du Fort En-Avant. Un observateur non averti aurait pu croire qu ils disposaient déjà des ressources militaires nécessaires pour envahir deux ou trois planètes. - L'assaut initial constituera la partie la plus délicate de la campagne, reprit Ralph. Nous devrons circonvenir la totalité de la péninsule, et il n'est pas question de faire le travail à moitié. Pour cela, nous n'avons que des troupes qui n'ont aucune expérience et du matériel qui n'a jamais été testé. Plus les préparatifs seront longs, plus grandes seront nos chances de succès. - J'en ai parfaitement conscience, Ralph. Mais vous parliez de priorité il y a un instant. (Elle jeta un regard à Léonard DeVille, qui lui répondit par une grimace.) De grands espoirs reposent sur vous, et pas seulement à Ombey. Nous avons demandé et reçu un soutien colossal de la part de nos allies politiques et des Forces spatiales de la Confédération. Il est inutile que je vous rappelle les propos du roi. - En effet, madame. Il n'avait pas eu besoin d'enregistrer sa dernière rencontre avec Alaistair II, lors de laquelle il avait reçu son commandement. Le roi avait insisté sur la gravité de la situation, le coût du soutien qu'il avait reçu et les attentes de la population du royaume. Le succès. C'était ce que tout le monde attendait de lui, et sur tous les fronts. Et je dois le leur donner. C'était mon idée. C'est de ma faute. Contrairement à la princesse, Ralph ne pouvait se permettre de chercher le soutien de son entourage. Il n'avait aucune peine à deviner la réaction de Janne Palmer - une réaction qui serait d'ailleurs parfaitement justifiée. - Nous pourrons entamer le déploiement préliminaire dans trois jours, dit-il. De cette façon, la libération proprement dite pourra commencer dans huit jours. - Très bien, Ralph. Vous avez un délai supplémentaire de huit jours. Pas un de plus. - Oui, madame. Merci. - Avez-vous pu tester vos mitraillettes statiques sur les possédés ? - Malheureusement non, madame. - Cela représente un gros risque, n'est-ce pas ? Vous avez sûrement besoin de vérifier leur efficacité. - Soit elles marcheront, soit elles ne marcheront pas ; nous ne voulons pas que l'armée d'Ekelund ait vent de leur existence et leur trouve une parade. Il nous suffira de quelques secondes pour savoir si elles sont efficaces ou non. Dans ce dernier cas, les fantassins feront usage de leurs armes classiques. J'espère sincèrement qu'ils n'y seront pas obligés, car cela infligerait des dommages sévères aux corps que nous essayons de libérer de leurs possesseurs. Mais la théorie tient la route et la machine est d'une conception toute simple. C'est Cathal et Dean qui en ont eu l'idée. Cela aurait dû être évident dès le début. Et j'aurais dû y penser moi-même. - J'estime que vous avez fait suffisamment de miracles, Ralph. Tout ce que la famille vous demande maintenant, c'est une victoire des plus ordinaires. Il la remercia d'un hochement de tête et se retourna vers la zone d'entraînement. La séance venait de prendre fin, et plusieurs centaines de sergents vidaient les lieux, accompagnés par des fantassins ordinaires en nombre conséquent - " ordinaire " étant un terme très relatif quand on parlait des mercenaires. - Une question, dit Léonard De Ville. (Il avait l'air de s'excuser, mais on voyait bien qu'il n'était pas totalement sincère.) Je sais que vous n'avez pas vraiment envie d'entendre ça en ce moment, Ralph. Mais vous avez pris des dispositions pour que les journalistes puissent observer l'offensive, n'est-ce pas ? L'IA est bien consciente que c'est nécessaire ? Ralph eut un large sourire. Cette fois-ci, il regarda Palmer droit dans les yeux avant de se tourner vers le ministre de l'Intérieur. Toujours diplomate, la princesse continuait d'observer les sergents en manoeuvre. - Oh ! oui. Nous les avons placés sur la ligne de front. Vous allez recevoir des sensovidéos aussi excitants que ceux que Kelly Tirrel a produits sur Lalonde. Cette guerre s'annonce comme très publique. Chainbridge avait changé. Lorsque Annette Ekelund y était arrivée, elle avait fait de cette bourgade son quartier général, la transformant ainsi en ville de garnison. Assez proche de la ligne de démarcation pour qu'elle puisse déployer ses francs-tireurs si le royaume envoyait des commandos capturer des possédés. Assez éloignée pour être hors de portée des capteurs trop curieux - et par conséquent à l'abri d'une éventuelle attaque des plates-formes DS. Elle avait rassemblé ses fidèles autour d'elle, leur donnant ainsi une illusion de liberté. Une véritable armée de guérilleros, qui avaient loisir de faire la fête le plus clair du temps et auxquels elle ne donnait qu'un minimum d'ordres à exécuter. Comme ils avaient quelque chose à faire, comme ils avaient vaguement l'impression d'être des héros et d'accomplir une tâche exaltante, ils en retiraient à la fois une identité et des objectifs. C'était pour cela qu'ils restaient ensemble. Elle disposait donc d'une unité, même si cette unité était lourde à manoeuvrer et peu fiable. Chainbridge ressembla alors à une ville provinciale occupée par des troupes étrangères disposant d'une solde illimitée. Analogie des plus pertinentes. On y faisait la fiesta tous les soirs, et plusieurs civils se mirent à fréquenter les lieux, en grande partie parce que les militaires leur laissaient libre accès aux réserves de nourriture de Mor-tonridge, pourtant de plus en plus maigres. C'était une ville heureuse, une ville où régnait l'ordre, et Annette réussit à aménager un centre de communication dans l'ancien hôtel de ville, qu'elle avait réquisitionné pour en faire son PC. Le réseau de communication lui permettait de conserver un certain contrôle sur la péninsule, le contact étant maintenu avec les divers conseils auxquels elle avait confié les villes conquises par les possédés. Elle ne pouvait pas faire grand-chose pour leur imposer sa volonté, excepté leur envoyer une brigade, ce qui aurait été disproportionné, mais elle avait créé une petite société fonctionnelle. Tout ceci, bien entendu, se passait avant que les possédés comprennent que le royaume allait trahir sa parole et envahir leur territoire, dans la ferme intention de chasser leurs âmes des corps qu'elles usurpaient. On ne faisait plus la fête à Chainbridge. Les quelques immeubles habités avaient troqué leurs façades élégantes contre une sinistre solidité de forteresse. Parasites et fêtards civils avaient pris la tangente, se réfugiant dans le paysage. La ville se préparait à la guerre. De la fenêtre de son bureau de l'hôtel de ville, elle avait vue sur la grande place pavée. Les fontaines étaient désactivées, leurs bassins à sec et bordés de détritus. Des véhicules étaient garés en file indienne sous les arbres plantés autour de la place. Conformément à ses instructions, il s'agissait en majorité de voitures à contrôle manuel et de 4 x 4 fermiers. Aucun d'eux n'était drapé dans une image illusoire. Des techniciens s'affairaient autour d'eux en prévision de l'affrontement. Annette retourna s'asseoir à la longue table où avaient pris place les dix membres de son état-major. Devlin et Milne se trouvaient à sa droite et à sa gauche ; c'était sur eux qu'elle comptait le plus. Devlin affirmait avoir été officier lors de la Première Guerre mondiale ; Milne avait travaillé dans la salle des machines d'un navire à vapeur, ce qui faisait de lui un sorcier de la mécanique, bien qu'il ne connaisse pas grand-chose à l'électronique, comme il l'avouait sans honte. Plus loin était assis Hoi Son, un vétéran des conflits du xxf siècle, qui se qualifiait d'agitateur écologique. Annette avait cru comprendre que ses ennemis n'avaient pas été des nations mais plutôt des grandes entreprises. Quoi qu'il en soit, son habileté tactique était inestimable dans la situation présente. Les sept autres n'étaient que des chefs de bande, dont le charisme ou la réputation avaient attiré des troupes loyales. Loyales jusqu'à quel point, ça n'avait plus guère d'importance. - Quels sont les chiffres d'aujourd'hui ? demanda Annette. - Près de quarante déserteurs la nuit dernière, répondit Devlin. Bande de petits salopards. De mon temps, on les aurait fusillés pour lâcheté. - Heureusement, nous ne sommes plus de votre temps, répliqua Hoi Son. Quand j'affrontais les profanateurs qui avaient volé ma terre, j'avais des légions de soldats qui se battaient sans fléchir parce que notre cause était juste. Nous n'avions pas besoin de police militaire ni de prison pour faire appliquer les ordres de nos commandants, et nous n'en avons pas besoin aujourd'hui. Si des hommes n'ont pas le coeur à se battre, alors on ne peut pas les forcer à devenir soldats. - Dieu est dans le camp des plus forts, railla Devlin. La noblesse de coeur n'a jamais garanti la victoire. - Nous n'allons pas gagner, répliqua Hoi Son avec un sourire serein. Vous en avez conscience, n'est-ce pas ? - Nous allons faire tout ce qu'il faut pour vaincre, et au diable votre défaitisme. Je suis surpris que vous n'ayez pas déserté, vous aussi. - Ça suffit, intervint Annette. Devlin, vous savez que Hoi Son a raison, vous avez senti les forces que le royaume a rassemblées contre nous. Jamais le roi ne s'engagerait ainsi s'il n'était pas sûr de gagner. Et il est soutenu par les Édénistes qui, pas plus que lui, n'ont l'habitude d'agir à la légère. Cette guerre doit servir de leçon ; elle doit montrer à tous les citoyens de la Confédération que nous ne sommes pas imbattables. Ils ne peuvent pas se permettre de la perdre, quel que soit le coût. - Alors qu'est-ce qu'on doit faire, bon sang ? demanda Devlin. - Rendre ce coût exorbitant, répondit Hoi Son. Les gens comme eux raisonnent toujours en termes d'argent. Peut-être qu'on ne pourra pas les vaincre à Mortonridge, mais on les empêchera d'entamer une seconde campagne de libération après celle-ci. - Il y aura des journalistes parmi les soldats, dit Annette. Ils tiennent à médiatiser leur triomphe. Cette guerre va se livrer sur deux fronts : sur le plan physique, c'est-à-dire sur le champ de bataille, et sur le plan émotionnel, grâce aux médias de la Confédération. C'est ce conflit le plus important, c'est lui que nous devons remporter. Nous devons montrer à ces journalistes que le prix de la victoire est inacceptable. Je pense que Milne a fait quelques préparatifs en ce sens. - Et je me suis pas mal débrouillé, mam'selle, dit l'intéressé. (Il suçota sa pipe en terre pour souligner son propos, projetant l'image d'un brave sous-off digne de confiance.) J'ai entraîné quelques gars, je leur ai enseigné quelques trucs. On ne peut pas utiliser des circuits électroniques, bien entendu. Donc, je suis revenu aux fondamentaux. Un petit mélange explosif de ma composition ; on est en train de placer des pièges aussi vite qu'on peut les fabriquer. - Quel genre de pièges ? s'enquit Devlin. - Des mines antipersonnel, des pièges à engins légers, des bombes dans les immeubles, des pieux dans des fosses, ce genre de douceurs. Hoi nous a montré ce qu'il bricolait durant sa grande époque. Des trucs vraiment méchants. Avec des dispositifs de mise à feu entièrement mécaniques, de sorte que leurs capteurs n'arriveront pas à les repérer même s'ils peuvent les faire fonctionner sous le nuage rouge. Si vous voulez mon avis, les hommes de Hiltch vont passer un sale quart d'heure une fois qu'ils auront franchi la ligne de démarcation. On a aussi piégé les ponts, ainsi que les principaux échangeurs de la M6. Ça devrait retarder ces enflures. - Tout ça est bel et bon, commenta Devlin. Mais, avec tout le respect que je vous dois, je ne pense pas que quelques tas de gravats vont retarder leurs véhicules. Je me souviens de nos tanks, ces grosses brutes. Ils étaient capables d'écraser presque tout sur leur passage ; et les constructeurs ont eu sept siècles pour les améliorer. - La démolition des échangeurs risque d'avoir plus d'effet que vous ne le pensez, dit Hoi Son d'un air impassible. Nous savons que leur armée de libération est gigantesque, ce qui va la rendre difficile à manoeuvrer. Ils seront obligés d'utiliser la M6, sinon pour leurs troupes du moins pour leur intendance. Si nous les retardons, ne serait-ce que d'une heure, nous augmenterons encore le coût de leur offensive. Et, si nous les ralentissons, cela nous donne un peu plus de temps pour développer une contre-offensive. C'est une bonne tactique. - Très bien, je ne discute pas. Mais ces pièges, ces ponts qui vont sauter, c'est une réaction purement passive. Que pouvons-nous faire pour les attaquer, bon sang ? - Mes gars ont déniché des ateliers et des petites usines à Chainbridge, intervint Milne. Les machines fonctionnent toujours, à condition qu'on les règle sur manuel. En ce moment, elles fabriquent les pièces d'un fusil de chasse à grande vélocité. D'après les âmes de l'au-delà, les gars de Hiltch s'entraînent avec des mitraillettes d'un genre qui ne me dit rien qui vaille. Mais la portée de mon fusil sera deux fois plus grande. - Ils porteront une armure, avertit Devlin. - Ouais, je sais. Mais Hoi Son m'a parlé de projectiles cinétiques. Mes armuriers s'efforcent d'en produire, et vous en aurez un bon petit stock dans quelques jours. On va faire de sacrés dégâts avec ces flingues, vous verrez. - Merci, Milne, dit Annette. Vous avez fait de l'excellent travail, compte tenu de nos moyens et de la nature de l'adversaire. Milne brandit sa pipe vers elle. - On leur montrera qui nous sommes, mam' selle, ne vous inquiétez pas. - J'y compte bien. Elle parcourut du regard les autres membres de son état-major. La palette de leurs émotions allait du calme glacial à l'assurance complaisante. - À présent que nous avons une meilleure idée de nos capacités, reprit-elle, nous devons déterminer la nature de notre déploiement. Devlin, vous êtes sans doute notre meilleur stratège... - Traditionaliste buté, marmonna Hoi Son. Annette arqua un sourcil menaçant et le vieux guérillero haussa les épaules en signe de conciliation. - Que va faire Hiltch ? demanda-t-elle. - Deux choses, répondit Devlin sans prêter attention à Hoi. Primo, il va frapper très fort pour sa première offensive. Il va lancer à l'assaut toutes ses troupes, sur le plus grand nombre de fronts possible. Nous allons affronter une incursion massive de fantassins, des bombardements aériens et spatiaux et des tirs d'artillerie. Le but étant de nous démoraliser dès le départ, de nous faire comprendre que nous ne pouvons que perdre face à une telle armée, en martelant la leçon jusqu'à ce qu'elle ait porté. Je serais pour que nous nous retirions à quelques kilomètres des frontières effectives de la péninsule afin de leur offrir des cibles moins évidentes. Les pièges concoctés par Milne retarderont la progression de Hiltch et l'empêcheront de parader trop vite devant les médias. - D'accord, ça me va. Quel serait son second objectif? - Il aura des cibles bien précises. S'il n'est pas stupide, il va tenter de conquérir les centres de population. Notre puissance décline avec notre nombre, ce qui ne peut que lui faciliter la tâche. - Les centres de population ! répéta Annette, irritée. Quels centres de population ? Les gens désertent les villes en masse. D'après les conseils municipaux, la population des zones urbaines a diminué de moitié depuis que nous nous sommes emparés de Mortonridge. Ils fuient vers les collines, comme nos déserteurs. Nous sommes complètement dispersés sur le terrain. - Ce n'est pas vers les collines qu'ils fuient, corrigea Hoi d'une voix douce. C'est vers les fermes. Il fallait s'y attendre, d'ailleurs. Vous savez quelle est la situation dans la péninsule en ce qui concerne la nourriture. Si vous aviez consacré vos efforts au développement d'une infrastructure civile plutôt que militaire, nous n'en serions pas là. - S'agit-il d'une critique ? Il eut un petit rire moqueur et imbu de lui-même. - Moi, plaider pour l'industrialisation ? Je vous en prie ! À mes yeux, la terre et le peuple ne font qu'un. C'est la nature qui nous fournit notre état idéal. Ce sont nos villes et nos villages, avec leurs machines et leur faim, qui ont engendré la corruption qui contamine la société humaine depuis des millénaires. Il importe avant tout de défendre le peuple qui a choisi de vivre avec la terre. - Merci pour ce petit discours. Mais il ne change rien à ce que je viens de dire. Nous n'avons plus assez de centres de population pour attirer les troupes de Hiltch dans des embuscades. - Nous en aurons. Je pense que Devlin a raison quand il dit que Hiltch voudra frapper fort. Cela devrait se retourner en notre faveur. Quand une terre est envahie, son peuple resserre les rangs, c'est inévitable. Les gens verront qu'ils ne peuvent opposer aucune résistance aux forces de libération en restant isolés, et ils chercheront à se regrouper pour trouver un sanctuaire. Nous redeviendrons un peuple digne de ce nom. Alors commencera la véritable bataille. Le sourire d'Annette traduisait la satisfaction qui montait en elle. - Vous vous rappelez Stéphanie Ash, je lui avais dit qu'elle devrait choisir son camp. Cette pétasse vertueuse s'est contentée de me sourire poliment, persuadée qu'elle avait raison et que je finirais tôt ou tard par me ranger à son point de vue. Apparemment, c'est moi qui aurai le dernier mot - même si je ne dois pas en profiter très longtemps. Bon sang, comme ça va me faire plaisir de voir ça, presque autant que de mettre des bâtons dans les roues à ce cher Ralph. - Vous pensez vraiment que nous allons recommencer à recruter pour nos régiments ? demanda Devlin à Hoi Son. - Vous ne pensez donc qu'à votre position, à votre parcelle de pouvoir ? Ce ne sont pas les régiments qui infligeront les plus lourdes pertes à l'ennemi, c'est le peuple uni. Quand dix d'entre nous rassemblent leurs forces, ils ont une puissance de feu infiniment plus importante que celle d'une artillerie des forces de libération. - Soit moins d'un pour cent de la puissance d'un maser ordinaire d'une plate-forme DS, sans parler des autres systèmes plus performants comme les lasers à rayons X, lança Annette, lassée de leurs querelles. Ce n'est pas le nombre qui importe, mais la capacité à s'organiser et à communiquer. C'est cela que nous devons préserver jusqu'à ce que le dernier d'entre nous soit fourré dans une nacelle tau-zéro. - Je suis d'accord, dit Devlin. Cette guerre va être très fluide, et ce dès le déclenchement des hostilités. Nous devons nous préparer à des frappes éclairs et à des retraites rapides. - Exactement, c'est ce que je vous demande de planifier. À Devlin la stratégie et à Hoi la tactique. Une alliance redoutable, l'équivalent de celle du royaume et des Édénistes. - Voilà une comparaison inspirée, gloussa Hoi. - Je vous en prie. Très bien, regardons la carte et commençons à attribuer les positions. Emmet Mordden était à nouveau de garde lorsque la flotte de l'Organisation commença à émerger au-dessus de la Nouvelle-Californie. Les harpies arrivèrent les premières, ouvrant leurs trous-de-ver plus ou moins dans la zone assignée, située à cent mille kilomètres de Monterey. Les astronefs adamistes ne tarderaient pas à les suivre. Emmet chargea cinq opérateurs de surveiller leur émergence plutôt chaotique. Leurs officiers visaient bien la zone, mais, comme il s'agissait de possédés, ils ne l'atteignaient pas forcément. Des horizons des événements apparurent dans une vaste section d'espace autour de la planète ; seule leur cadence était conforme aux prévisions. Un toutes les vingt secondes. Les grands holoécrans disposés sur les murs du PC, où étaient affichés trajectoires et vecteurs de vol, durent changer de perspective à plusieurs reprises pour englober un espace s'étendant jusqu'à Requa, la quatrième lune de la Nouvelle-Californie. Des icônes noires firent irruption sur les écrans comme si ceux-ci étaient frappés par une pluie sale. L'IA, qui absorbait les informations transmises par les capteurs des plates-formes DS, commença à calculer les trajectoires erratiques des vaisseaux. Des vecteurs s'affichèrent sur toutes les consoles. Les opérateurs les étudièrent frénétiquement, puis ouvrirent les canaux de communication pour vérifier que les astronefs étaient toujours contrôlés par l'Organisation. Emmet était si absorbé par ses diverses tâches qu'il lui fallut quelque temps pour comprendre ce que la situation avait d'anormal. Primo, la flotte était en avance, il était impossible que l'amiral Kolhammer soit déjà arrivé à Tranquillité. Secundo, il y avait beaucoup trop d'astronefs. Même si l'embuscade s'était soldée par un triomphe, la flotte avait forcément perdu quelques vaisseaux. De tous les lieutenants de Capone, Emmet avait l'idée la plus réaliste de sa véritable efficacité. Ces deux anomalies commençaient à lui apparaître lorsqu'il sentit la consternation envahir l'esprit de Jull von Holger à mesure qu'il entrait en contact avec les harpies. - Qu'est-ce qui se passe, bon sang ? demanda Emmet. Pourquoi sont-ils tous rentrés ? Ils ont perdu la bataille, ils ont eu les jetons ou quoi ? Jull von Holger secoua la tête d'un air abasourdi, hésitant à rapporter de mauvaises nouvelles. - Non. Non, ils n'ont pas perdu la bataille. Leur cible... Tranquillité a fait un saut. Emmet le fixa en plissant le front. - Écoute, tu n'as qu'à appeler Luigi. Moi-même, je ne comprends pas ce qui se passe. Emmet lui adressa un long regard contrarié, puis se tourna vers sa console. D lui ordonna de localiser le transpondeur du Salvatore et d'entrer en communication avec le vaisseau amiral. - Que se passe-t-il ? demanda-t-il dès que l'image floue de Luigi Balsamo s'afficha sur son écran. - Elle nous a baisés, répondit Luigi, furieux. Cette salope de Saldana s'est tirée. Dieu sait comment elle s'est débrouillée, mais ce truc a disparu dans un trou-de-ver. Personne ne nous avait dit qu'un habitat pouvait faire ça. Tu ne nous en as pas parlé, hein ? Tu es censé être le spécialiste technique de l'Organisation. Pourquoi tu ne nous as rien dit, bordel ? - À quel sujet ? Qu'est-ce que tu racontes, il a disparu dans un trou-de-ver ? De quoi tu parles ? - Est-ce que tu vas m'écouter, tête de noud ? L'habitat ! L'habitat a disparu sous nos yeux ! Emmet contempla l'image, refusant d'en croire ses oreilles. - J'appelle Al, finit-il par dire. C'était la première fois que Luigi était intimidé par les grandes portes de la suite Nixon. Deux soldats montaient la garde devant elles, vêtus du costume croisé de rigueur, des gorilles aux mâchoires carrées et aux joues bleuies par la barbe, brandissant des mitraillettes Thompson. Il sentit plusieurs personnes à l'intérieur, qui l'attendaient en remuant des pensées maussades. Il se rappela toutes les séances de châtiment et de réprimande auxquelles il avait assisté en tant que lieutenant de l'Organisation. Le pronostic n'était pas optimiste. L'un des soldats ouvrit les portes, un sourire supérieur aux lèvres. Il ne dit pas un mot, se contentant de l'inviter à entrer d'un geste moqueur. Ravalant l'envie de lui casser la gueule, Luigi s'avança. - Qu'est-ce qui s'est passé, bordel de merde ? beugla Al. Luigi considéra ses anciens amis qui faisaient cercle autour de lui tandis que les portes se refermaient. Patricia était là, ainsi que Silvano, Jezzibella, Emmet, Mickey et cette pétasse de Kiera. Tous prêts à l'enfoncer un peu plus. - On nous a donné des informations bidon. (Regard appuyé en direction de Patricia.) Ferez nous a refilé un tuyau crevé. Et tu t'es laissé avoir. - C'est faux, répliqua-t-elle. Il avait possédé le chef de cabinet du grand amiral sur Trafalgar. Kolhammer se dirigeait droit sur Tranquillité. - Et on aurait été sur place pour l'attendre. Si quelqu'un m'avait prévenu. Tout un habitat qui disparaît dans l'espace, bon Dieu ! Vous avez une idée de la taille de ce machin ? - Qu'est-ce qu'on en a à foutre ? dit Al. Cet habitat n'était pas ta cible principale. Tu étais là-bas pour démolir les astronefs de Kolhammer. - Et la seule façon d'y arriver, c'était de capturer l'habitat au préalable, rétorqua Luigi, de plus en plus furieux. N'essaye pas de me mettre ce coup-là sur le dos. J'ai suivi tes ordres à la lettre. - Et à qui veux-tu que je m'en prenne ? demanda Al. C'était ton commandement, donc c'est toi le responsable. - Personne n'avait entendu parler d'un habitat capable d'effectuer un saut, insista Luigi. Personne. (Il pointa sur Jezzibella un index accusateur.) Exact ? Pour une raison connue d'elle seule, Jezzibella avait endossé sa tenue d'adolescente aguicheuse, avec queue-de-cheval maintenue par un ruban rouge, chemisier blanc et jupe plissée ultracourte. Elle fit la moue, ce qui chez elle était quasiment obscène. Plusieurs juges avaient tenté de lui interdire ce petit numéro quand elle était sur scène. - Exact. Mais je ne suis pas une experte en matière de systèmes ergostructurants, n'est-ce pas ? - Seigneur ! Emmet ? supplia Luigi. - C'est sans précédent, dit Emmet avec une certaine compassion. - Et vous. (Regard noir en direction de Kiera.) Vous avez vécu dans un habitat. Vous savez comment ils fonctionnent. Pourquoi ne nous avez-vous rien dit ? La réaction de Kiera ne fut pas celle qu'il espérait. Une pointe de colère glacée transperça son esprit, et Al se fendit d'un rictus méprisant. - Valisk n'était pas capable d'effectuer une manoeuvre de saut, déclara-t-elle. Pour ce que nous en savons maintenant, seul Tranquillité a ce talent. Aucun des habitats édénistes ne peut en faire autant à ma connaissance. Pour les trois autres habitats indépendants, je ne sais pas. - Mais ça n'a pas empêché Valisk de disparaître, hein ? dit Al d'un air moqueur. '. Silvano éclata de rire tandis que Jezzibella souriait de plaisir devant la déconfiture de Kiera. Luigi les regarda l'un après l'autre sans comprendre. ! - Bon, on est d'accord ? C'était une situation foutrement ' délicate. Mais je ne pouvais rien y faire. La fille Saldana a pris tout le monde par surprise. - Tu étais le commandant de la flotte, dit Al. Je t'ai confié cette responsabilité parce que je te croyais intelligent, parce que je pensais que tu avais du courage et de l'imagination. Que tu avais des qualités, pigé ? Si j'avais voulu un minable qui s'attend à être félicité chaque fois qu'il fait ce qu'on lui demande, j'aurais refilé le poste à Bernhard Allsop. Je m'attendais à beaucoup plus de ta part, Luigi, à beaucoup plus. - À quoi, par exemple ? Allez, dis-le-moi, Al, qu'est-ce que tu aurais fait à ma place ? - Je l'aurais empêché de s'enfuir. Tu ne comprends pas, Luigi ? Tu étais mon délégué sur place. Je comptais sur toi pour faire triompher l'Organisation. Au lieu de quoi, je me retrouve dans la merde. Tu aurais dû tirer sur cette saloperie dès que tu l'as vue prendre la tangente. - Mais est-ce que vous allez m'écouter, nom de Dieu ? C'est ce que j'ai essayé de faire, Al. Et c'est pour ça que la Saldana a paniqué ; c'est pour ça qu'elle s'est barrée à l'autre bout de l'univers. J'avais lancé près de cinq mille fusées de guerre sur elle, elles allaient encore plus vite qu'un coyote pourchassé par un essaim de frelons, et elle a foutu le camp. On ne pouvait rien faire. En fait, on a eu du pot de s'en tirer. Les explosions de toutes ces fusées ont fait de sacrés dégâts, et on... - Un instant ! fit Al en levant la main. Quelles explosions ? Tu viens de me dire que les guêpes de combat n'ont même pas touché Tranquillité. - Ouais, mais la plupart d'entre elles ont explosé en atteignant l'entrée du trou-de-ver. Je ne comprends pas bien toute cette histoire ; les techniciens disent que c'est comme une barrière solide, sauf qu'elle est faite de néant. Moi, je pige pas. Bref, les premières ont commencé à exploser et... enfin, tu sais que c'est foutrement puissant, cette antimatière, elles ont fait sauter les autres. Toutes les fusées ont explosé comme des pétards. - Toutes ? Cinq mille guêpes de combat propulsées à l'antimatière ? - Ouais. Comme je te l'ai dit, on a eu du pot de s'en sortir vivants. - Mais oui, bien sûr. (La voix d'Aï avait baissé d'une octave, ce qui n'était jamais bon signe.) Toi, tu es vivant, et moi, je viens de perdre une planète qu'on ne peut plus envahir, une escadre des Forces spatiales de la Confédération que tu étais censé anéantir et cinq mille guêpes de combat fonctionnant avec la substance la plus rare de ce putain d'univers. Jé-sus, je suis vraiment ravi que tu sois rentré. Te voir devant moi, souriant, sain et sauf, ça me met en pleine forme. Espèce de débile ! As-tu une idée de la connerie que tu viens de faire ? - Ce n'était pas ma faute ! - Absolument. Tu as raison. Tu n'es nullement responsable. Et tu sais quoi ? Je crois savoir qui est à blâmer. Ouais. Ouais, maintenant que j'y pense, c'est évident. Le responsable, c'est moi. Eh oui, mézigue. C'est moi le crétin dans l'affaire. J'ai commis la plus monumentale erreur de mon existence le jour où je t'ai nommé à ce poste. - Ah oui ? Eh bien, je t'ai pas entendu pleurer le jour où je suis revenu d'Arnstadt. Tu te rappelles ? Je t'ai apporté une putain de planète sur un putain de plateau, Al. Ce jour-là, tu m'as donné les clés de la ville. J'ai eu droit à des fêtes, à des filles, et tu as même demandé à Avvy de me trouver une authentique copie d'Autant en emporte le vent avec Clark Gable. Rien n'était trop beau pour moi. Rien. Je t'étais loyal et je te suis toujours loyal. Je ne mérite pas ça. Tout ce que tu as perdu, c'est quelques fusées et un peu de carburant à la con. J'ai risqué ma vie pour toi, Al. Et nous savons tous à quel point la vie est précieuse désormais, hein ? Eh bien, tu le sais ? Je ne mérite pas d'être traité comme ça. Ce n'est pas juste. Al eut un rictus et se tourna vers ses autres lieutenants. Tous conservaient un air neutre, évidemment, mais leurs esprits bouillaient. L'irritation et le doute étaient les émotions dominantes. Sans doute son esprit n'était-il guère différent. Il était furieux contre Luigi, c'était la première défaite majeure de l'Organisation, tous les médias de la Confédération allaient en faire des gorges chaudes. Son image en souffrirait et, comme le disait Jez : dans le monde moderne, l'essentiel c'est l'image. L'Organisation perdrait sa réputation d'invincibilité. Et cependant, Luigi avait raison : il avait toujours fait de son mieux, depuis le premier jour, quand ils étaient entrés dans l'Hôtel de ville pour rejouer le coup du cheval de Troie. - Je devrais te faire frire, Luigi, dit Al d'une voix sinistre. Grâce à toi, nos opérations vont être retardées de plusieurs semaines. Je dois trouver une autre planète à envahir, je dois attendre qu'on ait renouvelé notre stock d'antimatière, les jour-naleux vont se foutre de ma gueule et le moral des troupes va s'en ressentir. Mais je ne vais pas te faire frire. Et ce pour une seule raison : parce que tu es revenu ici pour me voir, comme un homme. Tu n'as pas eu peur de reconnaître tes erreurs. Un nouvel éclair de colère traversa l'esprit de Luigi. Al attendit, légèrement intrigué, mais Luigi resta muet. Il matérialisa un havane et en tira une bouffée voluptueuse avant de reprendre : - Donc, je te fais une offre. Tu peux rester dans l'Organisation, mais tu redescends tout en bas de l'échelle. Tu redeviens un troufion, Luigi. Je sais que les autres te mèneront la vie dure pendant quelque temps, mais si tu restes loyal, si tu ne fais pas de conneries, tu pourras remonter au sommet de la hiérarchie. Je ne vois pas comment être plus juste avec toi. Luigi en resta bouche bée, refusant de croire ses oreilles, et un cri étranglé monta dans sa gorge. Son esprit télégraphiait des idées de rébellion. Al lui décocha le regard, sans la moindre trace d'humour. - Tu n'aimerais pas l'autre solution, lui dit-il. - Très bien, Al, déclara lentement Luigi. Je survivrai. Et laisse-moi te dire une chose : dans moins de six mois, je serai redevenu le commandant de la flotte. Al s'esclaffa et tapa Luigi sur le bras. - Je te reconnais bien là. Je savais que j'avais pris la bonne décision. Luigi réussit à esquisser un sourire, puis sortit de la pièce. Al voûta les épaules une fois que les portes se furent refermées. - Je crois bien qu'on l'a perdu pour de bon. Jezzibella lui frictionna le bras. - Tu as fait ce qu'il fallait, mon chou. Tu as agi avec lui de façon honorable. Il a merde dans les grandes largeurs. - J'aurais été moins généreuse, commenta Kiera. Il ne faut pas être indulgent comme ça. Ça peut passer pour de la faiblesse. - Nous avons affaire à des hommes et à des femmes, pas à des mécanoïdes, dit Jezzibella d'une voix neutre. Il y a toujours des erreurs de temps à autre. Si vous abattez tous les garçons qui renversent du café sur votre jupe, vous vous retrouvez avec un self. Kiera lui adressa un sourire condescendant. - En fait, je dirais plutôt qu'on se retrouve avec un bataillon de garçons efficaces qui font leur travail à la perfection. - À la façon dont votre équipe s'est débrouillée sur Valisk, vous voulez dire ? - Toute équipe a besoin d'un chef efficace. Al était tenté de les laisser continuer comme ça - rien de tel qu'un bon crêpage de chignon. Mais il venait de perdre un lieutenant et ça lui suffisait pour la journée. Il demanda : - À propos, Kiera, est-ce que les harpies vont continuer à voler pour mon compte ? - Bien sûr que oui, Al. J'ai installé mon nouveau centre de contrôle spatial dans le salon d'une des corniches. Sur les lieux de l'action, pour ainsi dire. Elles feront ce que je leur dirai de faire. - Bien. Il n'aimait pas ce que sous-entendait la nouvelle assurance de son alliée, pas plus que la sensation de triomphe qui lui infusait l'esprit. Et à en juger par les pensées de Jez, celle-ci partageait ses soupçons. Beth finit par perdre son calme à l'issue d'une de ces scènes absurdes qui se produisent quand deux personnes tentent simultanément de s'éviter. En sortant de la salle de bains située à l'une des extrémités du module de vie du Mindori, elle tomba sur Jed qui attendait devant la porte. Il baissa aussitôt les yeux pour ne pas avoir à la regarder et se mit à danser d'un pied sur l'autre. Elle en fit autant, par pur réflexe. Tous deux cherchèrent à se croiser, sans succès. Jed sentit une main l'agripper par le col et le tirer dans la pièce. De faux rayons de soleil se déversaient des hublots, projetant de larges ovales blancs sur le parquet ciré. Les robinets de cuivre à l'ancienne étincelaient tout autour de lui dans la minuscule salle de bains. Jed se cogna le genou contre le rebord de la baignoire comme Beth le soulevait avec l'habileté d'une patineuse sur glace. La porte se referma en claquant, le verrou fut calé en place, et il se retrouva plaqué contre le mur. - Écoute-moi, espèce de connard, gronda-t-elle. Je n'étais pas en train de baiser avec lui, d'accord ? Il osa esquisser un rictus, espérant qu'elle n'avait pas son brouilleur neural sur elle. - Ah ouais ? Alors qu'est-ce que tu faisais au lit avec lui ? - Je dormais. (Le voyant afficher un début de moue sceptique, elle resserra son étreinte sur le col du tee-shirt.) Je dormais, répéta-t-elle avec insistance. Enfin, mon vieux, ce type a la cervelle complètement cramée. Il m'a fallu du temps pour le calmer, c'est tout. Je me suis assoupie. La belle affaire ! Si tu avais pris le temps de me regarder, tu aurais vu que j'avais encore ma culotte. - Tu dormais, c'est tout ? - À quoi t'attendais-tu ? Tu croyais qu'on accédait ensemble à un sensovidéo du Kama sutra ? C'est donc l'opinion que tu as de moi ? Tu me crois capable de sauter au paf avec le premier vioque que je croise sur mon chemin ? Jed savait que sa réponse serait décisive, que sa vie en dépendait peut-être. - Non, déclara-t-il, s'obligeant à y croire. (Mais la parole ne suffirait jamais ; il soupçonnait souvent Beth d'être douée d'une sorte de télépathie.) Ce n'est pas ce que je pense de toi. Euh... tu as plus de classe que ça. Je l'ai toujours dit. - Mouais. (Son étreinte se desserra d'un cran.) Ce que tu veux dire, c'est que tu as toujours été vexé parce que je ne voulais pas coucher avec toi. - C'est faux ! protesta-t-il. - Vraiment ? Jed estima qu'il valait mieux ne pas relever cette remarque. - Qu'est-ce que tu penses de ce délai ? demanda-t-il. - Je le trouve bizarre. Je ne comprends pas pourquoi on n'a pas accosté à Valisk avant d'aller au rendez-vous suivant. Je veux dire, on était déjà dans le système de Srinagar, si j'ai bien compris. - Ouais. Mais je n'ai pas vu Valisk, seulement une géante gazeuse. Puis l'astronef a refait un saut. J'ai cru que j'allais mourir. On était arrivés, bon sang. - J'ai posé la question à Choi-Ho et à Maxim, et ils m'ont dit que ce nouveau rendez-vous était superimportant. Mais ils sont restés muets quand je leur ai demandé où il devait se dérouler. Tu penses que c'est important ? - Bien sûr que oui. Mais pourquoi ? Là est la question. - Peut-être qu'on va devoir éviter les patrouilles des Forces spatiales pour y aller. Ça pourrait être risqué. - Pourquoi ne pas nous le dire, tout simplement ? - Il y a pas mal de gamins à bord. Sans doute qu'ils ne veulent pas les inquiéter. - Ça se tient. - Mais tu n'y crois pas ? - Je n'en sais rien. C'est drôle, tu sais. On s'est défoncés pour trouver un vaisseau. On a tout laissé derrière nous, nos familles, nos amis, tout. Mais je n'ai jamais hésité un instant. Maintenant qu'on est presque arrivés au but... je ne sais pas, c'est trop gros comme truc. Peut-être que j'ai un peu peur. Et toi? Beth le regarda avec attention, se demandant ce qu'elle devait lui révéler. Il avait investi beaucoup de choses dans l'idéal et les promesses de Valisk. - Jed, je sais que Gerald est un peu branque, mais il m'a dit quelque chose. - Un peu branque ? - Jed ! Il m'a dit que Kiera s'appelait en fait Marie et que c'était sa fille. Il pense que Valisk ne diffère en rien des autres conquêtes des possédés. - Conneries, lança-t-il avec colère. Tout ça, c'est des conneries. Écoute, Beth. Nous savons que Kiera est une possédée, elle ne l'a jamais caché. Mais elle ne fait qu'emprunter le corps de cette fille. Elle a dit que ça n'aura plus d'importance une fois que Valisk aura quitté cet univers. Elle pourra reprendre sa propre forme. - Oui, mais, Jed... C'est sa fille. - Simple coïncidence, voilà tout. Ça explique pourquoi ce vioque est devenu cinglé. Elle hocha la tête à contrecour. - Peut-être. D'un autre côté, ça ne peut pas faire de mal si on commence à penser l'impensable, pas vrai ? Il lui empoigna les bras juste au-dessus des coudes. - Tout ira bien, affirma-t-il d'un air résolu. Tu as souvent accédé à l'enregistrement de Kiera, toi aussi. Tu sais qu'elle nous a dit la vérité. Tu es inquiète comme une jeune mariée avant la nuit de noces, c'est tout. Elle fixa les mains qui l'enserraient ; en temps normal, elle se serait immédiatement dégagée de son étreinte. Mais les circonstances présentes n'avaient rien de normal. - Ouais. Merci, mon vieux, dit-elle avec un sourire timide. Jed le lui rendit avec hésitation. Il se pencha lentement vers elle, approchant son visage du sien. Elle écarta les lèvres. Il ferma les yeux. Puis il sentit un doigt se poser sur son menton. - Pas ici, dit Beth. Pas dans les gogues. Beth se laissa tenir par la main lorsqu'ils traversèrent le corridor central du module de vie. Pourtant, ça n'avait plus grande importance à présent. À Koblat, tout le monde aurait été tout de suite au courant : Beth est avec Jed, Jed est avec Beth. Les mecs auraient souri, applaudi, levé le pouce, " Bien joué, mon salaud. Tu vas nous la dégeler, la vierge de glace. Alors, à quoi ressemble sa chatte ? Elle a des gros seins ? Elle baise bien ? Elle t'a déjà sucé ? " Les filles, elles, se seraient rassemblées autour de Beth pour lui demander s'il était amoureux d'elle. "Est-ce qu'il s'occupe assez de toi? Est-ce que vous allez demander un appartement pour y vivre ensemble ? " Un cercle vicieux dans lequel elle se sentait enfermée, le résumé de tout ce qu'elle détestait sur Koblat. Une existence sans objectif. Un statut d'ouvrier ou de pondeuse, au service de la compagnie. Elle connaissait plusieurs filles de son quartier qui étaient grand-mères à vingt-huit ans. Elle avait trouvé dans leur faiblesse la force d'espérer quelque chose de mieux, de résister à la pression presque intolérable de sa classe d'âge. Elle était la meilleure de son unité éducative, extraordinairement réceptive aux mémoires didactiques. Elle s'inscrivait à toutes les bourses universitaires, à tous les programmes d'échange scolaire qu'elle dénichait dans les banques de mémoire de l'astéroïde. Endurait les murmures et les moqueries des autres. Mais c'était de plus en plus dur. Puis était venue Kiera, qui lui avait montré une issue pour fuir cette pression. Une autre vie, plus douce. Et Beth l'avait crue, parce que Kiera était une fille de son âge, mais une fille forte, qui avait pris le contrôle de son destin. Et parce que... c'était facile. Pour la première fois. Ils s'arrêtèrent devant la cabine qu'elle partageait avec Gerald, et Jed l'embrassa avant qu'elle ait eu le temps de tourner le loquet. Il se débrouilla plutôt mal, manquant rater ses lèvres et oubliant de sortir sa langue, contrairement à ce qui se passait dans les pornosensos que Beth avait pu regarder. Elle faillit éclater de rire en voyant l'air anxieux qu'il affichait, comme s'il s'attendait à recevoir une baffe. Ce qui serait probablement arrivé trois semaines plus tôt s'il avait eu l'audace de la draguer. Elle ouvrit la porte et ils entrèrent en trébuchant sans même allumer la lumière. Jed l'embrassa une nouvelle fois. Beaucoup mieux. Quand il s'écarta, elle lui demanda : - Est-ce que tu vas penser à elle ? - À qui ? dit-il, pris de court. - Tu le sais bien, à Kiera. Est-ce que tu vas penser à elle pendant que tu feras l'amour avec moi ? - Non ! Mais le tremblement de sa voix était éloquent. À tout le moins pour Beth. Après tout, elle le connaissait depuis dix ans. Ils étaient presque trop proches. Il était devenu... non, pas obsédé, le mot n'était pas assez fort... captivé par Kiera et son ensorcelante beauté. Consternée, Beth comprit que ce ne serait pas son visage qu'il verrait en fermant les yeux, que ce ne serait pas son corps qu'il sentirait en le caressant. Quoique humiliée, elle constata que cela lui était égal. Après tout, elle avait ses propres raisons pour faire ce qu'elle faisait. Elle lui passa un bras autour du cou et l'attira contre elle. La lumière s'alluma. Poussant un hoquet de surprise, Beth se tourna vers le lit, s'attendant à y voir Gerald. Il était vide, les draps étaient froissés. La coiffeuse émit une mélodie harmonieuse et le petit miroir placé au-dessus d'elle se mit à chatoyer. Un visage d'homme s'y afficha ; il avait un certain âge, le type méditerranéen, un menton en galoche et une bouche au pli perpétuellement amer. - Désolé de vous interrompre, dit-il. Mais je pense que ce que j'ai à vous dire vous paraîtra important. Jed, qui s'était raidi dès son apparition, s'empressa de s'écarter de Beth. Elle s'efforça de ne pas montrer son irritation ; c'était elle qui venait de prendre la décision - pourquoi diable se sentait-il coupable ? - Qui êtes-vous ? demanda-t-elle. - Rocio Condra ; je suis l'âme qui possède cette harpie. - Bon Dieu, murmura-t-elle. Jed s'empourpra un peu plus. - J'ai écouté votre conversation dans la salle de bains. Je pense que nous pouvons nous aider mutuellement. Beth eut un sourire piteux. - Si vous êtes assez puissant pour faire ce que vous faites, comment pourrions-nous vous aider ? Votre pouvoir est sans limite. - Mon pouvoir énergétique me confère beaucoup d'influence sur mon environnement immédiat, j'en conviens. Mais il y a certaines choses dont je suis incapable. Pour vous écouter, par exemple, j'ai dû utiliser un processeur biotek ; il y en a un dans chacune des sections du module de vie du Mindori. - Si vous avez entendu tout ce que nous avons dit, alors vous êtes au courant pour Gerald et Marie, dit Beth. - En effet. C'est pour ça que je vous ai choisis afin de vous faire une proposition. Vous savez déjà que les choses ne sont pas ce qu'elles semblent être. Jed fixa l'image de Rocio. - Quelle proposition ? - Je n'ai pas encore déterminé tous mes besoins. Si tout se passe bien, cependant, je vous demanderai sans doute d'effectuer pour moi certaines tâches physiques. Rien de trop difficile. Aller dans des endroits qui me sont inaccessibles. - Par exemple ? - Ce n'est pas encore décidé. Nous devrons faire progresser notre association par petits pas. Pour vous prouver ma bonne volonté, je suis disposé à vous donner quelques informations. Ensuite, si vous souhaitez toujours travailler avec moi, nous pourrons poursuivre. Beth regarda Jed d'un air intrigué, constatant sans surprise qu'il était aussi mystifié qu'elle. - Allez-y, dit-elle. On vous écoute. - Je suis sur le point de me rendre dans le système de Nouvelle-Californie. Nous accosterons probablement à l'astéroïde de Monterey, le QG de l'Organisation de Capone. - Pas question ! s'écria Jed. - Cette histoire de nouveau rendez-vous, c'était du pipeau, pas vrai ? demanda Beth, qui n'était guère surprise par cette révélation. - En effet, dit Rocio. Si nous n'avons pas accosté à Valisk, c'est parce qu'il ne se trouve plus dans cet univers. Il y a eu une bataille entre différentes factions de possédés qui se disputaient le contrôle de l'habitat. Les vainqueurs l'ont ensuite fait sortir de l'espace-temps. Jed recula de quelques pas et s'effondra sur le lit. Son visage était déformé par le chagrin. - Valisk ? Disparu ? - J'en ai peur. Et je le regrette sincèrement. Je sais que vous aviez espoir d'y connaître un avenir meilleur. Cet espoir, malheureusement, reposait sur une tromperie. - Que voulez-vous dire ? demanda Beth en serrant les dents. - Il n'y a jamais eu de Nocturnes, enfin pas vraiment. Kiera Salter voulait seulement des jeunes corps à posséder afin d'agrandir la population de l'habitat. Si vous étiez arrivés là-bas, vous auriez été torturés jusqu'à ce que vous succombiez à la possession. - Seigneur, murmura Beth. Et à Monterey ? Que va-t-il nous arriver à Monterey ? - À peu près la même chose, je pense. L'Organisation s'est assuré la collaboration de non-possédésjouissant d'une expertise dans certains domaines spécialisés. Êtes-vous qualifiés dans un domaine quelconque ? - Nous ? fit Beth en ricanant. Vous plaisantez, mon pote. La seule chose qu'on sait faire, c'est tout foutre en l'air. À tous les coups. Elle redouta soudain de se mettre à chialer. - Je vois, dit Rocio. Eh bien, en échange de votre aide, je suis prêt à vous cacher à mon bord quand nous aurons gagné Monterey. - Quel genre d'aide attendez-vous de nous ? demanda Jed. Beth se tourna vers lui pour lui lancer un regard noir. - Qu'est-ce que ça peut foutre ? Oui, on vous aidera. Autant que vous le voudrez. L'image de Rocio eut un petit sourire. - Comme je vous l'ai dit, je ne pourrai définir mes besoins qu'une fois que j'aurai analysé la situation locale. Peut-être que vous ne me serez d'aucune utilité. Pour le moment, je me contenterai de vous garder en réserve. - Pourquoi ? demanda Beth. Vous êtes dans leur camp. Vous êtes un possédé. Que voulez-vous de nous ? - Je ne suis pas vraiment dans leur camp. Nous ne sommes pas tous pareils. J'ai été contraint d'aider Kiera. À présent, je dois déterminer ce qui est arrivé aux autres harpies et décider de mon action. Pour ce faire, je ne dois écarter aucune option. Des alliés incapables de me trahir m'apporteront un avantage certain. - Très bien, fit Beth. Que devons-nous faire ? - Je vais sauter dans le système de la Nouvelle-Californie dans une demi-heure. Même si Kiera et les autres harpies en sont parties, les passagers devront être débarqués. Pour l'instant, vous devez vous cacher, tous les deux. Je pense disposer d'un lieu hors de portée des perceptions de Choi-Ho et de Maxim Payne. - Que voulez-vous dire ? demanda Jed. - Tous les possédés ont le pouvoir de percevoir les pensées d'autrui. La portée varie en fonction de l'individu. - Vous voulez dire qu'ils savent ce que je pense ? s'exclama-t-il. - Non, Mais ils sont conscients de votre présence et par conséquent de vos émotions. Cependant, la matière solide leur présente un obstacle presque insurmontable ; je pense que le fluide contenu dans certains de mes réservoirs vous protégera. Nous devons donc vous dissimuler au milieu de ces réservoirs. - Il y a intérêt à ce qu'il y ait assez de place pour cinq personnes dans ce petit nid, dit Beth d'une voix enjouée. - Je n'ai besoin que de deux personnes. - Pas de pot. Avec nous, c'est le tarif de groupe. Gerald et les filles nous accompagnent. - Je n'ai pas besoin d'eux. Elle gratifia l'image d'un sourire glacial. - Ça fait une paye que vous êtes mort, pas vrai ? Vous avez oublié ce que ça veut dire d'avoir des parents, des amis, des responsabilités. Quoi ? Vous nous croyez capables de les abandonner à Capone ? Deux fillettes innocentes ? Allons ! - Il est peu probable que l'Organisation les fasse posséder. Elle se targue d'être altruiste et charitable. - Tant mieux pour elle. Mais ça ne change rien. C'est les cinq ou rien. - Oui, fit Jed en se plaçant à côté d'elle. Gari est ma sour. Je ne l'abandonnerai jamais à Capone. Rocio poussa un lourd soupir. - Très bien. Mais ça s'arrête à ces trois-là. Si vous avez une volée de cousins germains à bord, ils devront tenter leur chance avec l'Organisation. - On n'a pas de cousins ici. Que devons-nous faire ? Jed dut rassembler tout son courage pour entrer dans le grand salon du Mindori d'un air détaché en sachant ce qu'il savait. Il décida qu'il s'en tirait assez bien ; grâce à ses virées à la Fontaine bleue à la recherche d'astros compatissants, il avait appris à feindre le courage dans les moments difficiles. Les gamins se pressaient dans le salon, beaucoup plus nombreux que d'ordinaire maintenant que le voyage touchait à sa fin. Tous leurs regards étaient tournés vers le grand hublot de proue derrière lequel se déployait un firmament d'argent sur fond noir. Jed parcourut le salon du regard, s'assurant que ni Choi-Ho ni Maxim Payne ne s'y trouvaient. Rocio lui avait dit qu'ils étaient dans leur cabine, mais il ne se fiait pas totalement à l'âme qui possédait la harpie. Dans le cas présent, Rocio n'avait pas menti. Les deux possédés étaient invisibles. Jed se dirigea d'un pas assuré vers l'un des placards situés à l'autre bout du salon. Ses portes étaient en bois de rosé, leurs poignées sculptées en forme de boutons de rosés. Comme il saisissait le métal froid, il le sentit se transformer en plastique. Un panneau lumineux apparut l'espace d'un instant, affichant des symboles alphanumériques trop fugitifs pour être déchiffrés. Il attendit d'avoir entendu un petit clic, puis tira doucement. La porte s'entrouvrit et il s'en rapprocha pour mieux dissimuler ses gestes. Rocio lui avait dit que les blocs-processeurs bioteks se trouvaient sur la troisième étagère en partant du haut. Il confirma leur présence en jetant un coup d'oeil par l'embrasure de la porte. De toute évidence, ce placard servait au stockage d'équipements divers ; il distingua des boîtes à outils, des blocs testeurs, des modules capteurs et plusieurs appareils qu'il ne put identifier. Sur la quatrième étagère, un râtelier avec cinq pisto-lasers. Il se figea. C'était sûrement un test de fiabilité imaginé par Rocio. S'il arrivait à ignorer ces armes, la harpie saurait qu'il était digne de sa confiance. D'un autre côté, si Rocio avait besoin d'aide, Jed risquait de graves dangers en la lui accordant, vu que sa vie allait en dépendre. Une arme lui offrirait une certaine sécurité, même faible. Et Beth avait déjà son brouilleur neural. Sachant que ses pensées allaient le trahir encore plus sûrement qu'une caméra espion, Jed tendit la main vers un pisto-laser, puis la fit glisser vers un bloc-processeur. Il fourra les deux appareils dans la poche intérieure de son blouson et referma la porte du placard. Le verrou électronique disparut aussitôt sous une illusion de bois grenu. Le pure, ce fut quand il ressortit du salon. Au fond de son esprit, une petite voix le suppliait d'avertir les autres passagers. Soudain, il les détesta tous. Tous ces gamins naïfs, aux grands yeux brillants, fascinés par le spectacle grandiose de l'espace interstellaire. Tout cet espoir qui imprégnait l'air tandis qu'ils guettaient l'apparition dans le hublot du nirvana qu'ils attendaient à la sortie du prochain trou-de-ver. Les imbéciles ! Leur ingénuité était aveugle, stupide et grotesque. Puis sa haine lui apparut pour ce qu'elle était. Il avait devant lui des reflets de lui-même. Beth demanda à Gerald de la suivre, ce qu'il fit sans protester. Jed amena Gari et Navar qui, dévorées par la curiosité, ne cessèrent pas de chuchoter tout le long du corridor. Leur curiosité vira au scepticisme lorsque Jed toqua doucement à la porte de la salle de bains. - Tu nous avais dit que c'était important, dit Navar d'un air accusateur. - C'est important, lui assura-t-il. Quelque chose dans le ton de sa voix fit taire la fillette. Beth déverrouilla et ouvrit la porte. Jed vérifia que personne ne les regardait. Il ne restait qu'un quart d'heure avant la manoeuvre de saut, et tous les Nocturnes s'étaient massés dans les cabines d'observation côté proue. Les deux fillettes fixèrent Gerald d'un air déconcerté tandis qu'elles entraient dans l'espace confiné de la salle de bains. Ce fut à peine si Gerald les remarqua. Jed attrapa le processeur biotek dans sa poche. Un moirage holographique apparut sur l'une de ses faces, bientôt remplacé par le visage de Rocio. - Bien joué, Jed, dit-il. Le bluff est souvent la meilleure solution. - Ouais, c'est ça, qu'est-ce qu'on fait maintenant ? - Qui c'est ? demanda Navar. - On vous expliquera plus tard, dit Beth. Pour l'instant, nous devons nous mettre en position pour être prêts quand l'astronef accostera. Elle s'adressait aux deux fillettes, mais c'était Gerald qu'elle observait. Il était en phase passive, indifférent à tout ce qui se produisait autour de lui. Elle pria pour qu'il reste dans cet état pendant qu'ils seraient dans leur cachette. - On ne descend pas à Valisk ? demanda Gari à son grand frère d'une voix atterrée. - Non, ma chérie, désolé. On n'accoste même pas à Valisk. - Pourquoi ? - Parce qu'on nous a menti, je crois bien. Le chagrin qui se lisait dans sa voix la dissuada d'insister. - Commencez par dégager le sol, ordonna Rocio. Beth et les deux filles grimpèrent dans la baignoire pendant que Gerald s'asseyait sur les toilettes. Les lattes du parquet s'évanouirent ; leur belle couleur de miel laissa la place à un gris-vert sanitaire, leur texture grenue à l'éclat lisse et impersonnel d'un composite de silicolithium. Il restait quelques traces résiduelles du bois illusoire, des traits signalant l'emplacement des lattes, des points noirs évoquant vaguement le grain du bois. Au centre de la pièce se trouvait une écoutille d'inspection, maintenue en place par des attaches métalliques. - Tournez les attaches de quatre-vingt-dix degrés dans le sens des aiguilles d'une montre, puis tirez dessus, dit Rocio. Jed s'agenouilla et s'exécuta. Une fois les attaches dégagées, l'écoutille se souleva de dix centimètres dans un sifflement dû à l'appel d'air. Il l'écarta. En dessous se trouvait un puits étroit aux parois métalliques, bordé de conduits enveloppés de mousse et de câbles tressés. Beth activa son bâton torche et le leva au-dessus de l'écoutille. Deux mètres plus bas, il y avait une intersection en forme de T. - Passez la première, Beth, ordonna Rocio, et éclairez la route. Je vous guiderai. Jed, refermez l'écoutille derrière vous. Ils s'introduisirent dans le puits à contrecour, les deux fillettes arborant une moue méprisante. Jed remit l'écoutille en place, manquant se faire écraser les doigts lorsqu'elle retomba. Quand ils eurent disparu, la salle de bains retrouva lentement son parquet si élégant. 4. Dariat errait dans la vallée sans prêter attention à ce qui l'entourait. Seuls ses souvenirs le taraudaient, des souvenirs doux-amers qui le ramenaient en des lieux sacrés qu'il n'avait pas osé visiter depuis trente ans, même lorsqu'il avait parcouru Valisk en tous sens pour fuir Bonney et Kiera. Le grand étang, apparemment sculpté dans le polype brun-gris par la course enthousiaste du ruisseau, la nature dans ce qu'elle avait de plus agréable. Des touffes d'une douce herbe rosé en dessinaient les berges, des festons de mousse ambre et violet jonchaient les rochers épars, de longues écharpes d'algues oscillaient paresseusement dans le courant. La dernière fois qu'il avait vu ces lieux, le corps de Mersin Columba était échoué sur le rivage, le crâne en sang. L'adolescent dressé au-dessus de lui, le visage déformé par la rage, abaissait lentement son bâton. Si jeune, si furieux. Une vaste plaine entre le flanc de la vallée et un méandre du ruisseau. Une sente y déroulait ses sinuosités, contournant des obstacles invisibles pour parvenir à un point d'eau. Ce détail excepté, le paysage était vierge, l'herbe rosé qui avait envahi les lieux était épaisse et luxuriante, prête à répandre sa semence à coups de spores. Cela faisait des années que personne n'avait campé ici, dans ce lieu pourtant idéal. Les tribus Starbridge n'étaient jamais revenues. Pas après... Ici. Il marcha jusqu'au bord de la piste déserte, et les plus hautes herbes traversèrent ses jambes translucides. Oui, c'était bien ici. Ici qu'Anastasia avait planté son tipi. Un édifice aussi solide que coloré. Suffisamment robuste pour supporter son poids au bout d'une corde. L'herbe rosé était-elle plus rare ici ? Un disque à peine perceptible signalait l'emplacement du bûcher. Sa tribu l'avait envoyée vers le Royaume, ainsi que ses objets personnels (sauf les pierres de Thoale, que Dariat avait religieusement conservées pendant trente ans). Son corps s'était dispersé dans le vent et la fumée, libérant son âme de tout lien avec l'univers concret. Comment avaient-ils su ? Ces gens si simples, si primitifs. Et pourtant, on trouvait dans leur vie de stupéfiantes vérités. Plus que toute autre culture, la leur était préparée à l'au-delà. Anastasia n'y avait sûrement pas souffert comme avaient souffert les âmes perdues qu'il y avait côtoyées lors de son bref séjour. Pas elle. Dariat s'assit dans l'herbe, et sa toge chut sur ses membres potelés sans toutefois lui irriter la peau. Si une partie de l'essence d'Anastasia s'était attardée ici, cela faisait longtemps qu'elle était partie. Que faire à présent ? Il se tourna vers le phototube, qui était encore plus terne qu'auparavant. L'air s'était rafraîchi, on était bien loin de la douce atmosphère tropicale de Valisk. Il était quelque peu surpris de pouvoir constater ces phénomènes. Comment un fantôme pouvait-il avoir conscience de la température ? D'un autre côté, sa condition présente lui demeurait à bien des égards un mystère. Dariat ? Il secoua la tête. Voilà que j'entends des voix. Il regarda autour de lui pour s'assurer qu'il n'avait pas rêvé. Pas un corps en vue, ni solide ni spectral. Question intéressante : serais-je capable de voir un autre fantôme ? Dariat. Tu es ici. Nous te sentons. Réponds-nous. Cette voix lui évoquait le lien d'affinité, mais en plus doux. Un murmure au fond de son esprit. Génial, je suis hanté par un autre fantôme. Encore merci, Thoale. Il fallait que ça tombe sur moi. Qui est là ? demanda-t-il. Nous sommes désormais Valisk. Tu es une partie de nous. Qu'est-ce que ça veut dire ? Qui êtes-vous ? Nous sommes la personnalité de l'habitat, l'amalgame de Rubra et de toi. C'est dingue. Vous ne pouvez pas être moi. Mais si. Tes souvenirs et ta personnalité ont fusionné avec ceux de Rubra dans la strate neurale. Tu te rappelles ? Pour nous, pour la strate neurale, ce changement a été physique et permanent. Nous demeurons intact. Toi, cependant, qui étais une âme en possédant une autre, tu as été emporté dans ce royaume par le déplacement de l'habitat. Un royaume hostile aux possédés, dit-il non sans rancour. Exactement. Comme si je ne le savais pas. Je suis un fantôme. Voilà ce que vous avez fait de moi. Un putain de fantôme. Intriguant. Nous ne pouvons pas te voir. Je suis dans la vallée. Ah. Dariat sentit que la personnalité avait tout de suite compris de quelle vallée il s'agissait. Il y avait entre eux une authentique affinité. Pouvons-nous avoir accès à ton sensorium? Cela nous permettra d'analyser correctement la situation. Il ne voyait pas d'objection à cette requête, même si elle le mettait un peu mal à l'aise. Après trente ans d'isolation mentale, partager lui était difficile. Même avec une entité affirmant être dérivée de lui-même. Très bien, concéda-t-il. Il laissa le lien d'affinité s'élargir, montrant à la personnalité le monde tel qu'il le voyait avec ses yeux - ou ce qu'il imaginait être ses yeux. Obéissant à ses demandes, il regarda son propre corps, fit quelques pas, démontra qu'il n'avait aucune présence matérielle. Et cependant, tu persistes à te donner une forme humaine, commenta la personnalité. Comme c'est étrange. La force de l'habitude, sans doute. Plutôt une façon subconsciente de te rassurer. Cette forme est ton soubassement premier, l'origine de ta quintessence identitaire. Sa persistance est probablement indispensable à ta continuité en tant qu'entité vivable. En d'autres termes, tu n'aimes guère le changement. Mais nous le savions déjà, n'est-ce pas ? Par contre, je ne crois pas être animé de pulsions autodestructrices. Par conséquent, je vous prie de renoncer aux insultes pendant quelques décennies. Comme tu voudras. Après tout, nous savons lesquelles seraient les plus efficaces. Dariat faillit éclater de rire tant ce genre de dialogue lui était familier. Rubra et lui s'étaient livrés à maintes joutes verbales lorsqu'il possédait le corps de Horgan. Vous souhaitiez me parler pour une raison précise ? Ou bien vouliez-vous seulement me dire bonjour ? Ce royaume n'est pas hostile aux seules âmes. Il affecte également notre viabilité jusqu'au niveau atomique. Des pans entiers de la strate neurale ont cessé de fonctionner, et ce phénomène ne touche pas des sections localisées mais au contraire se déplace constamment, ce qui nous oblige à une surveillance constante. Notre présence homogénéisée elle-même est menacée. Nous devons faire tourner en permanence des routines de duplication de stockage pour que notre identité ne soit pas effacée. C'est un sale coup, mais vous ne craignez rien, sauf si cette avarie se produit partout en même temps. Possible. Mais l'efficience globale de nos cellules s'en trouve grandement réduite. Les grappes de cellules sensi-tives perçoivent moins nettement que par le passé ; la capacité de nos organes se détériore à un rythme alarmant. La réaction de nos membranes musculaires est presque atone. La production d'électricité est proche de zéro. Les principaux systèmes mécaniques et électriques sont désactivés. Le réseau de communication souffre de dysfonctionnements, ainsi que la plupart des processeurs. Si cette situation se prolonge, nous ne pourrons plus maintenir la biosphère pendant plus de dix jours, quinze au grand maximum. Excusez-moi de me montrer un peu négatif dans un moment pareil, mais qu'est-ce que je peux y faire ? La population de l'habitat doit s'organiser afin de nous assister. Il existe certaines procédures qui peuvent être initiées afin de prévenir de nouvelles détériorations. Des procédures concrètes. Ça regarde les vivants, pas moi. Nous tentons de les contacter. Cependant, les anciennes victimes de la possession sont en ce moment dans un état de confusion extrême. Même celles avec lesquelles nous sommes lié par l'affinité ne répondent pas. Non seulement elles ont subi de profonds traumatismes psychologiques, mais leur état physiologique s'est détérioré. Et alors ? Environ trois cents de nos descendants sont encore en tau-zéro. C'était ton idée, rappelle-toi. Kiera les gardait en réserve pour les livrer aux âmes possédant les harpies. S'ils sortaient de leur stase, nous disposerions d'une équipe prête à se mettre au travail et comptant dans ses rangs une bonne proportion de techniciens qualifiés. Bonne idée... Un instant! Comment se fait-il que les nacelles tau-zéro fonctionnent encore alors que tout le reste est en panne ? Les systèmes tau-zéro sont indépendants et de qualité militaire, et les nacelles sont en outre stockées dans des cavernes profondément enfouies dans l'habitat. Nous supposons que la combinaison de ces facteurs les protège de ce qui nous affecte. S'il vous suffit d'appuyer sur un bouton, pourquoi ne pas utiliser un chimpanzé domestique ? Leur état physiologique est encore pire que celui des humains. Tous les animaux de l'habitat semblent souffrir d'une forme aiguë de la maladie du sommeil. Il nous est impossible de les arracher à leur torpeur via le lien d'affinité. Les espèces xénos aussi ? Oui. Leur biochimie est fondamentalement similaire à celle des créatures d'origine terrienne. Si nos cellules sont affectées, il en va de même des leurs. Bien. Vous avez une idée de la nature du problème ? Un rapport avec l'émission énergétique des possédés ? Peu probable. Il s'agit sans doute d'une propriété fondamentale de ce royaume. Nous pensons que les valeurs quan-tiques de ce continuum sont substantiellement différentes de celles de notre univers. Après tout, nous l'avons sélectionné afin qu'il ait un effet négatif sur la structure énergétique qu'est une âme possédante. En conséquence, nous devons supposer que les propriétés de la masse et de l'énergie ont été altérées ici, et que les caractéristiques de l'atome en seront forcément affectées. Mais nous ne pouvons rien dire de plus tant que nous n'aurons pas effectué une analyse complète de notre état quantique. Vous avez envisagé l'hypothèse que le diable ait interdit l'électricité dans ce cercle de l'enfer ? Nous pensons de la même façon que toi. Nous préférons nous concentrer sur le rationnel. Cela nous permet de construire une hypothèse susceptible de nous permettre, à terme, de sortir de cette merde. Ouais, d'accord. Alors, que voulez-vous que je fasse ? Essaie d'entrer en contact avec un dénommé Tolton. Il pourra désactiver les nacelles tau-zéro. Pourquoi ? Qui est-ce ? Un poète de la rue, à ce qu'il prétend. C'est l'un des résidents de l'habitat que nous avons pu préserver des griffes de Bonney. Il a le lien d'affinité ? Non. Mais, d'après les légendes, certains humains voient les fantômes. C'est un peu ténu comme espoir, non ? Tu as une autre idée ? Même les fantômes se fatiguent. Dariat le comprit à ses dépens lorsqu'il traversa la plaine en direction de l'anneau de gratte-ciel situé au milieu de l'habitat. Si on a des muscles imaginaires, ils doivent dépenser beaucoup d'efforts pour déplacer un corps imaginaire sur une longue distance, surtout un corps aussi volumineux que le sien. Ce n'est pas juste, déclara-t-il à la personnalité. Quand les âmes reviennent de l'au-delà, elles se perçoivent sous la forme de jeunes gens au physique parfait. C'est de la vanité, tout simplement. Dommage que je n'aie pas ce défaut. Les parcs de Valisk devenaient eux aussi moins accueillants. À présent que Dariat émergeait de la vallée, il voyait que l'herbe rosé qui recouvrait la moitié sud de l'habitat virait peu à peu au gris, comme si le smog d'une grande ville enveloppait lentement le paysage. La défaillance du phototube n'était pas seule en cause ; le plasma axial était toujours d'un bleu vif. Cet effet tenait davantage du manque de vitalité qui semblait imprégner l'ensemble de l'habitat. L'herbe xéno paraissait sur le point de se faner, comme si elle avait dispersé ses spores et se préparait à passer à l'état donnant. Aucun des insectes qui grésillaient et bondissaient dans la plaine ne s'était manifesté. De temps à autre, il tombait sur un mulot ou sur son équivalent xéno, qui dormait comme une masse. Les petits animaux s'étaient effondrés un peu partout, sans se soucier de regagner leurs nids et leurs tanières. Les réactions chimiques ordinaires doivent toujours se produire, suggéra-t-il. Dans le cas contraire, tout serait mort. Oui. Mais, à en juger par ce que nous voyons ou sentons, elles doivent être en partie inhibées. Dariat poursuivit sa route. Les brins d'herbe spirales ralentissaient sa marche, résistant à ses jambes quand elles les traversaient. On aurait dit qu'il avançait à contre-courant dans un ruisseau dont l'eau lui arrivait à mi-mollet. Comme ses plaintes se faisaient plus insistantes, la personnalité le guida vers une sente étroite. Après avoir réfléchi à sa situation pendant une bonne demi-heure, il dit : Si je me souviens bien, votre production d'électricité est à présent proche de zéro. C'est exact. Proche, mais pas égale ? Non. Donc, l'habitat doit se trouver dans une sorte de champ magnétique s'il y a du courant dans les câbles d'induction. Logiquement, oui. Mais? Seule une minorité des câbles d'induction produisent du courant. Et ils le font de façon sporadique. Nous ne voyons vraiment pas ce qui cloche, mon garçon. En outre, nous ne localisons aucun champ magnétique à l'extérieur. Nous ne voyons rien qui soit susceptible d'en produire un. Qu'y a-t-il à l'extérieur ? Très peu de choses. Dariat sentit la personnalité rassembler les images erratiques qui lui provenaient des grappes de cellules sensitives parsemant la coque de polype et préparer à son intention une visualisation cohérente. La concentration qui lui était nécessaire pour effectuer une tâche jadis toute simple (essentiellement autonome, en fait) le surprit autant qu'elle l'inquiéta. Il n'y avait pas de planètes. Ni de lunes. Ni d'étoiles. Ni de galaxies. Rien qu'un néant trouble. La plus étrange de toutes les impressions qu'il reçut via le lien d'affinité était que Valisk se déplaçait. Il eut conscience d'un mouvement, dont la nature était impossible à définir. Le gigantesque cylindre semblait glisser à l'intérieur d'une nébuleuse. Une nébuleuse comme on n'en trouvait pas dans leur univers. Elle était apparemment composée de couches extraor-dinairement subtiles de brume couleur d'ébène, qui se mouvaient si lentement qu'il était quasiment impossible de les distinguer. S'il avait vu ce spectacle de ses propres yeux, il aurait conclu à une fatigue visuelle de sa part. Mais on entrevoyait des filets de cette substance évanescente ; plus légers que des nuages dans l'atmosphère, moins denses que des volutes de gaz interstellaire. Soudain, une fracture de lumière crue chatoya loin derrière la calotte sud de Valisk, un serpent lumineux sinuant autour des nuées sans substance. Des lambeaux de vapeur explosèrent en une phosphorescence émeraude et turquoise lorsque cette brèche les frôla. Cela dura à peine une seconde. Est-ce que c'était un éclair ? demanda Dariat, stupéfait. Nous n'en avons aucune idée. Cependant, nous ne détectons aucune augmentation de charge statique sur notre coque. Ce n'est donc probablement pas un phénomène électrique. Avez-vous déjà vu ça ? C'est la troisième fois que cela se produit. Nom de Dieu. C'était loin ? Il est impossible de le dire. Nous nous efforçons de mettre en corrélation les données spatiales fournies par les cellules sensitives externes. Malheureusement, l'absence de points de repère identifiables dans ces formations nuageuses nous retarde considérablement. Vous commencez à parler comme un Édéniste. Essayez de deviner. Nous estimons que notre champ visuel s'étend sur deux cents kilomètres. Merde. Pas plus ? Non. Il peut y avoir n'importe quoi derrière cette purée de pois. Tu commences à comprendre, mon garçon. Pouvez-vous me dire si nous nous déplaçons? C'est l'impression que j'ai eue. Mais c'est peut-être à cause des mouvements à l'intérieur de cette masse nuageuse. Nous avons la même impression, sans pouvoir la confirmer. En l'absence de tout point de repère digne de ce nom, c'est impossible à dire. Nous ne sommes pas en train d'accélérer, c'est une certitude, de sorte qu'il est impossible que nous soyons pris dans un champ gravifique... Si tant est que la gravité existe dans ce royaume, bien entendu. Bien, et si vous faisiez des recherches au radar? Vous avez essayé ? Il y a plein d'émetteurs-récepteurs dans le spatioport contrarotatif. Le spatioport dispose en effet d'un équipement radar, d'astronefs adamistes et de plus d'une centaine de drones de maintenance qui pourraient être convertis en sondes. Malheureusement, aucun de ces appareils ne fonctionne pour le moment, mon garçon. Nous avons vraiment besoin de faire sortir nos descendants de tau-zéro. Ouais, ouais. Je serai bientôt arrivé. Vous savez, j'ai l'impression que l'apport de mes routines mentales n'a guère changé votre mentalité, pas vrai ? Selon la personnalité, Tolton se trouvait dans le parc proche du gratte-ciel Gonchraov. Dariat ne put y arriver lors de sa première tentative, car il rencontra d'autres fantômes. À deux kilomètres des gratte-ciel, l'herbe rosé laissait progressivement la place aux arbres et à l'herbe terriens. Une luxuriante jungle bien entretenue qui faisait le tour de la section centrale de l'habitat et où des sentiers gravillonnés contournaient les bosquets les plus épais. Il y coulait des ruisseaux enjambés par des ponts de pierre aux piliers couverts de lierre en fleur. Dariat constata que lesdites fleurs pendouillaient tristement. Comme il s'approchait du hall, il tomba sur les premiers cadavres d'animaux domestiques, en majorité des victimes du feu blanc. Puis il aperçut dans les fourrés les restes en décomposition de plusieurs de leurs victimes humaines. Ce spectacle lui parut étrangement déprimant. Un rappel malvenu de la lutte sans merci qui avait opposé Rubra à Kiera et dont l'enjeu était la domination de l'habitat. - Et qui a gagné ? demanda-t-il d'un air morbide. Il franchit un nouveau pont de pierre. Les arbres se faisaient plus rares, plus grands et mieux taillés à mesure que la jungle faisait place au parc. Il perçut des mouvements devant lui, entendit des bribes de conversation et se retrouva soudain tout emprunté. Allait-il être obligé de trépigner et d'agiter les bras pour que les vivants le remarquent ? Alors qu'il se préparait mentalement à l'inévitable, le petit groupe l'aperçut. Il y avait trois hommes et deux femmes. Leurs vêtements auraient dû lui mettre la puce à l'oreille. Le plus âgé des hommes portait un long manteau de velours jaune avec un col en dentelle ; l'une des femmes était boudinée dans une tenue de cuir noir sado-maso et tenait un fouet à la main ; sa compagne, une quadragénaire aux cheveux ternes, était vêtue d'un manteau de laine couleur muraille ; quant aux deux autres hommes, il s'agissait d'un adolescent noir aux muscles de panthère, entièrement vêtu de rouge, et d'un homme d'une trentaine d'années en salopette de mécano. Le tableau qu'ils formaient était hautement improbable, même pour Valisk. Dariat fit halte, surpris et un peu soulagé, et leva la main pour les saluer. - Bonjour. Ravi que vous puissiez me voir. Je m'appelle Dariat. Leurs regards se braquèrent sur lui, et il y vit la contrariété laisser la place au soupçon. - C'est toi que Bonney a ordonné de chasser ? demanda le jeune Noir. Dariat se fendit d'un sourire modeste. - C'est bien moi. - Espèce d'enculé ! s'écria-t-il. C'est toi qui nous as fait ça. J'avais un corps. J'étais de nouveau vivant. Et tu m'as baisé. Tu nous as tous baisés. Tu as tout gâché. Tout ! C'est toi qui nous as amenés ici, avec cette ordure qui vit dans les murs. Dariat comprit enfin ce qui se passait. Il distinguait les branches d'un arbre à travers le corps de l'homme. - Vous êtes un fantôme ! s'exclama-t-il. - Comme nous tous, dit la dominatrice. Grâce à toi. - Oh, merde, murmura-t-il, consterné. Il y a d'autres fantômes ? demanda la personnalité avec un intérêt nettement perceptible. Il le semble bien, non ? La dominatrice fit un pas vers lui ; son fouet claqua à grand bruit. Elle se fendit d'un sourire vicieux. - Ça fait un bon moment que je n'ai pas eu l'occasion de me servir de ça, chéri. C'est dommage, car je sais vraiment bien m'en servir. - Tu vas avoir tout le temps de te rattraper, lui dit le Noir en ronronnant. Dariat se mit à trembler mais ne recula pas. - Vous ne pouvez pas me blâmer. Je suis l'un des vôtres. - Ouais, fit le mécano. Et, cette fois-ci, tu ne peux pas nous échapper. Il attrapa une lourde clé anglaise dans sa poche. Elles sont toutes ici, dit la personnalité. Toutes les âmes des possesseurs. Génial. - Est-ce qu'on peut lui faire du mal ? demanda la femme aux cheveux ternes. - Voyons voir, répliqua la dominatrice. - Attendez ! implora Dariat. Nous devons nous unir pour faire sortir l'habitat d'ici. Vous ne comprenez pas ? Il s'effondre tout autour de nous, plus rien ne marche correctement. Nous allons être pris au piège. Le jeune Noir lui sourit de toutes ses dents. - Tu aurais dû t'unir à nous pour vaincre l'habitat dans le véritable univers. Dariat tiqua, fit demi-tour et se mit à courir. Ils se lancèrent aussitôt à sa poursuite. Ils ne pouvaient que le rattraper. Non seulement il était obèse, mais il venait de se taper neuf kilomètres de marche. Le fouet lui laboura le mollet gauche. Il poussa un hurlement en se rendant compte qu'il était vulnérable. Constatant la même chose, ses poursuivants poussèrent des cris de joie. Dariat traversa le pont en chancelant et fit quelques pas vers la lisière de la jungle. Le fouet frappa à nouveau, laissant une balafre sur sa joue et son épaule, et la dominatrice éclata de rire. Puis l'adolescent noir le rattrapa et lui décocha un coup de pied dans les reins. Dariat s'envola et atterrit sur le ventre, les bras en croix. Pas un seul brin d'herbe ne ploya lorsqu'il frappa la terre ; son corps ventripotent semblait reposer quelques centimètres au-dessus du sol, les brins d'herbe les plus longs lui traversant les chairs. Ce fut un tabassage en règle. Il reçut des coups de pied dans les flancs, les jambes, le cou. Le fouet s'abattait sans cesse sur sa colonne vertébrale. Puis le mécano s'assit à califourchon sur ses épaules et lui frappa le crâne à coups de clé anglaise. La cadence s'accéléra, horrible, impitoyable. Dariat poussait un cri à chaque coup. Il souffrait atrocement, mais pas une seule goutte de sang ne s'échappait de son corps, pas un seul de ses muscles n'était froissé, pas un seul de ses os n'était brisé. La douleur naissait d'un déchaînement de haine et de colère. Chaque coup soulignait leur détermination à le voir anéanti. Ses cris s'affaiblirent sans perdre de leur insistance, et ils gagnèrent encore en angoisse. La clé anglaise, le fouet, les bottes et les poings commencèrent à s'enfoncer dans ses chairs, violant l'intangible frontière de son être. Il s'enfonçait de plus en plus dans l'herbe, dans la terre. Une vague glaciale déferla sur lui comme il se fondait dans la surface solide. Sa forme perdait lentement toute définition, devenait de moins en moins substantielle. Même ses pensées perdaient de leur intensité. Rien ne pouvait les arrêter. Ni ses cris. Ni ses suppliques. Ni ses promesses. Ni ses prières. Rien. Il devait endurer son supplice jusqu'au bout. Sans savoir quelle en serait l'issue ; et c'était là le plus terrifiant. Ils finirent par l'abandonner. Au bout de combien de temps, aucun d'eux n'aurait su le dire. Le temps d'assouvir leur soif de vengeance. De se lasser de leur sadisme. D'avoir fait le tour des formes de brutalité accessibles aux fantômes. Il ne restait plus grand-chose de sa présence quand ils en eurent fini avec lui. Une flaque de luminescence nacrée souillant l'herbe, un pan de sa toge flottant au-dessus de la terre. Ses membres et sa tête étaient ensevelis. Ils s'éloignèrent en riant. Au sein de cette froidure, de cette ténèbre, de cette apathie, quelques bribes de pensée subsistaient encore. Un léger filigrane de souffrance et de désespoir. Tout ce qui restait de lui. Très peu de chose, en fait. Tolton avait connaissance de quelques scènes semblables. Une connaissance indirecte, acquise grâce aux souvenirs de la lie des gratte-ciel. Missions de combat, escouades vaincues par une puissance de feu supérieure, évacuation en catastrophe du champ de bataille. Les blessés se retrouvaient toujours dans un lieu comme celui-ci, un hôpital de campagne où le triage était prioritaire. Tel était le dernier chapitre en date de la triste saga des habitants de Valisk. Ces derniers temps, l'observation du parc s'apparentait à l'archéologie. Les traces des populations successives dessinaient des cercles concentriques nettement visibles. À l'origine, le hall du gratte-ciel, une rotonde agréable de pierre et de verre, qui se fondait harmonieusement dans le parc. Après l'arrivée des possédés, ce hall avait été démoli au cours de l'une des batailles ayant opposé Rubra aux disciples de Kiera, et un village avait poussé autour de lui. Un amas confus de cottages de style Tudor, de tentes de Bédouins et de mobile homes ; l'imagination des possédés n'avait pas de bornes. C'était avant que Valisk quitte l'univers connu. Ensuite, l'illusion de solidité avait fondu comme neige au soleil, révélant un bidonville fait de plastique et de métal. Les bâtiments s'appuyaient les uns contre les autres en un équilibre précake. Les ruelles se réduisaient à d'étroites bandes boueuses qui servaient souvent de dépotoirs. À présent, les survivants de la dernière épreuve de Valisk, horrifiés par les demeures sordides de leurs possesseurs disparus, se retrouvaient sur la pelouse. Ils n'avaient ni la volonté ni l'énergie de bouger. Tantôt allongés sur le dos, tantôt recroquevillés en position fotale, tantôt assis contre les arbres, tantôt errant sans but. Ce n'était pas si grave, songea Tolton, c'était même compréhensible après toutes les épreuves qu'ils avaient endurées. Mais le bruit lui portait sur les nerfs. Gémissements de détresse et sanglots étouffés se mêlaient pour imprégner l'atmosphère d'un parfum délétère. Cinq mille personnes agitées par le même cauchemar. Un cauchemar qu'il était impossible de fuir en se réveillant. Au début, lorsqu'il avait émergé de sa cachette, il était allé de l'un à l'autre. Leur avait offert des paroles de consolation, un bras autour des épaules pour les réconforter. Il s'était ainsi, démené pendant deux bonnes heures, avant de reconnaître finalement que ça ne servait à rien. Il faudrait bien qu'ils surmon- ' tent par eux-mêmes leur traumatisme psychologique. Ça n'allait pas être facile, vu que la présence des fantômes leur rappelait constamment leurs épreuves. Les ex-possesseurs rôdaient furtivement derrière la lisière de la jungle. Pour une raison inconnue, ils refusaient de s'éloigner des corps dont ils avaient été chassés. Aussitôt après l'étrange transformation de Valisk, ils étaient restés collés à leurs victimes, les avaient suivies avec une dévotion perverse tandis qu'elles réagissaient à leur libération en tremblant et en vomissant tout leur soûl. Puis, à mesure que les gens reprenaient leurs esprits et constataient leur nouvelle situation, la colère avait fait son apparition. Les fantômes avaient battu en retraite devant cette déferlante de haine pure plutôt que devant les cris d'horreur et les menaces de vengeance. Ils s'étaient réfugiés dans la jungle entourant le parc, presque éberlués par les réactions de leurs anciennes proies. Mais ils n'étaient pas allés très loin. Tolton les voyait se masser parmi les arbres funéraires, leur éclat blême projetant des ombres diaphanes qui sinuaient sur les branches et les troncs. Les fantômes n'osaient pas s'éloigner davantage. On aurait dit que les profondeurs enténébrées de l'habitat les effrayaient. C'était ce détail que Tolton jugeait le plus inquiétant. Sa propre errance était aussi dénuée de sens que celle des anciennes victimes de la possession. Comme elles, il n'avait guère envie de s'aventurer dans le bidonville, pas plus qu'il ne souhaitait fraterniser avec les fantômes. Toutefois, il se souvenait vaguement que, à en croire la légende, un fantôme n'avait jamais tué personne. De toute évidence, celui ou celle qui avait répandu ce bobard n'avait jamais rencontré ces fantômes-là. Il continua sa route, évitant de croiser les regards, à la recherche de... eh bien, il le saurait en le trouvant. Ironie de l'histoire, Rubra lui manquait énormément, ainsi que les connaissances qu'il pouvait lui dispenser. Mais le bloc-processeur qui lui servait à rester en contact avec la personnalité de l'habitat s'était crashé dès l'instant de la transformation. Depuis, il en avait testé bien d'autres. Aucun d'eux ne fonctionnait, sauf pour émettre des grésillements. Ses connaissances techniques étaient insuffisantes (très insuffisantes) pour comprendre pourquoi. Il ne comprenait pas davantage le changement subi par l'habitat, se contentait de constater qu'il avait causé un exorcisme massif. Sans doute était-ce l'oeuvre d'un allié quelconque, pensait-il. Sauf que Valisk n'avait pas d'alliés. Et Rubra n'avait jamais envisagé la possibilité d'un tel bouleversement durant les semaines que Tolton avait passées dans sa cachette. Il ne pouvait rien faire excepté bouger, ce qui lui donnait l'illusion d'avoir un objectif, et attendre la suite des événements. Quelle qu'elle soit. - Je vous en supplie. Une voix de femme, à peine un murmure, mais suffisamment insistante pour que Tolton hésite et cherche l'infortunée du regard. - Je vous en supplie, j'ai besoin d'aide. Pitié. Une femme d'un certain âge, blottie au pied d'un arbre. Il se dirigea vers elle, contournant deux personnes couchées sur l'herbe dans un état quasi comateux. Difficile de distinguer des détails dans cette pénombre crépusculaire. Elle était enveloppée dans une couverture écossaise qu'elle avait ramenée sur elle comme un châle. Ses longs cheveux sales dissimulaient en partie son visage, et leurs racines noires contrastaient vivement avec leurs mèches châtain fané. Les traits qu'il apercevait étaient plutôt délicats, un nez mutin et des pommettes ciselées, des cils d'une longueur invraisemblable. Sa peau semblait lisse, presque tendue, comme pour souligner les courbes de son visage. - Qu'y a-t-il ? demanda Tolton d'une voix douce, se maudissant de poser une question aussi stupide. Comme il s'agenouillait près d'elle, la chiche lumière du phototube accrocha les larmes coulant sur ses joues. - J'ai mal, dit-elle. Maintenant qu'elle est partie, j'ai horriblement mal. - Ça va passer. Ça passera avec le temps, je vous le promets. - Elle a couché avec des centaines d'hommes, sanglota la misérable. Des centaines. Et aussi avec des femmes. Elle était en chaleur, je l'ai bien senti, et elle adorait ça. Une traînée, une véritable traînée. Elle a forcé mon corps à faire des choses bestiales. Des choses horribles. Des choses que refuserait toute personne décente. Il essaya de la prendre par la main, mais elle se déroba vivement, se détourna de lui. - Ce n'était pas vous, lui dit-il. Ce n'est pas vous qui avez fait ça. - Comment pouvez-vous dire ça ? C'est à moi qu'on a fait tout ça. J'ai ressenti tout ce qu'on m'a fait. C'est mon corps. Mon corps ! Ma chair et mon sang. Elle m'a volé mon corps. Elle m'a souillée, elle m'a tuée. Je suis si corrompue que je ne suis même plus humaine. - Je suis profondément navré. Mais vous devez apprendre à ne plus penser ainsi. Sinon, ça veut dire que c'est elle qui a gagné. Il faut laisser tout ça derrière vous. C'est fini, vous avez gagné. Elle a été exorcisée, elle n'est plus qu'un feu follet névrotique. Et c'est tout ce qu'elle sera désormais. Moi, j'appelle ça une victoire, pas vous ? - Mais j'ai mal, insista-t-elle. (Elle se mit à chuchoter, comme à confesse.) Comment puis-je oublier tant que j'ai mal ? - Écoutez, il existe des traitements, des inhibiteurs de mémoire, toutes sortes de remèdes. Dès que le courant sera rétabli, nous... - Ce n'est pas dans ma tête ! Pas seulement. (Sa voix se faisait suppliante.) C'est mon corps, mon corps qui a mal. La tournure que prenait la conversation commençait à inquiéter Tolton. La femme tremblait de tous ses membres et son front était inondé d'une sueur malsaine. Il jeta un coup d'oeil anxieux à ses racines si peu naturelles. - Où avez-vous mal exactement ? - Au visage, marmonna-t-elle. J'ai mal au visage. Ce n'est plus le mien. Je ne me voyais plus quand elle se regardait dans la glace. - Ils faisaient tous la même chose, ils s'imaginaient ridiculement jeunes et beaux. Ce n'est qu'une illusion passagère. - Non. C'est devenu réel. Je ne suis plus moi-même. Elle m'a même pris mon identité. Et... (sa voix devint tremblante) ... ma forme. Elle a volé mon corps, et ça ne lui a pas suffi. Regardez, regardez ce qu'elle m'a fait. Avec des gestes si lents que Tolton avait envie de la bousculer, elle écarta les pans de la couverture. Pour la première fois depuis le changement, il regretta qu'il y ait autant de lumière. Au premier regard, on aurait pu croire que la malheureuse avait raté l'application d'un package cosmétique. Ses seins étaient horriblement difformes. Puis il vit que cette impression était due à de gros paquets de chair qui y étaient collés, telles des sangsues rosés. La taille de chaque sein s'en trouvait doublée, et ils pendaient lourdement sous leur propre poids. Le tissu naturel était presque invisible. Le pire, c'était qu'il ne s'agissait ni de greffons ni d'implants ; ce tissu, quelle que soit sa nature, avait crû à partir des glandes mammaires. Au-dessous, son ventre était aussi plat que celui d'une anorexique, et maintenu tel par une plaque ovale de peau rigidifiée. On aurait dit qu'elle s'était fait pousser un énorme cal, une fausse plaque de chocolat dessinée à coups de lignes translucides. - Vous voyez ? demanda-t-elle en contemplant sa poitrine d'un air abject. Des gros seins et un ventre plat. Elle voulait vraiment de très gros seins. C'était son souhait. À ses yeux, c'était plus utile, plus fun, plus spectaculaire. Et elle avait le pouvoir de réaliser ses souhaits. - Que Dieu ait pitié de nous, murmura Tolton, horrifié. Il ne savait pas grand-chose sur les maladies, mais quelques informations lui avaient été inculquées durant son enfance, grâce à des mémoires didactiques portant sur les bases de la médecine. Des tumeurs cancéreuses. Une maladie presque oubliée. Grâce à l'ingénierie génétique, le corps humain était devenu résistant à cet ancien fléau. Et quand il lui arrivait encore de frapper, ce qui était rare, les nanos médicales isolaient et éradiquaient les cellules affectées en l'espace de quelques heures. - J'étais infirmière, dit la femme en se recouvrant, honteuse. Ce sont des tumeurs malignes. Les plus grosses sont sur mes seins, mais il y en a sûrement partout là où elle a imposé des changements à mon corps. - Que puis-je faire ? demanda-t-il d'une voix rauque. - J'ai besoin de packages médicaux. Savez-vous comment les programmer ? - Non. Je n'ai même pas de naneuroniques. Je ne suis qu'un poète. - Alors trouvez-m'en, s'il vous plaît. Mes naneuroniques ne fonctionnent pas, elles non plus, mais un bloc-processeur pourrait faire l'affaire. - Je... Oui, d'accord. Il allait devoir s'aventurer dans le gratte-ciel, d'où la vie et la lumière étaient également absentes, mais son inconfort serait risible comparé à la souffrance de cette femme. Sans trop savoir comment, il réussit à conserver une expression neutre pendant qu'il se relevait, bien qu'il soit quasiment sûr qu'un package médical ne marcherait pas dans cet étrange environnement. Mais il subsistait quand même une chance. Il allait donc lui en apporter un, quoi qu'il arrive. Il jeta autour de lui un regard circulaire, considérant tous les malheureux étendus à terre qui gémissaient de concert. Ce fut à ce moment-là que lui vint à l'esprit une question angoissante. Et si leurs souffrances n'étaient pas uniquement psychologiques ? Tous les possédés qu'il avait vus avaient altéré peu ou prou leur aspect physique. Et si chaque altération avait entraîné une tumeur, même minuscule ? - Oh, nom de Dieu, Rubra. Où êtes-vous ? On a besoin d'aide. Comme d'habitude, la porte de la cellule s'ouvrit sans prévenir. Louise ne savait même plus quand elle s'était refermée. Elle somnolait allongée sur le bat-flanc, à peine consciente de ce qui l'entourait. Aucun moyen de savoir depuis combien de temps elle était dans cet état. Pour une raison indéterminée, son sens de la durée était déréglé. Elle se rappela l'interrogatoire auquel l'avait soumise Brent Roi, ses sarcasmes et son mépris non dissimulé. Puis elle était revenue ici. Ensuite... Ça faisait des heures qu'elle était revenue ici. Enfin, un bon moment... Du moins le pensait-elle. J'ai dû m'endormir. Difficile à croire ; l'inquiétude lui taraudait l'esprit, activait ses pensées enfiévrées. Les deux femmes policiers apparurent sur le seuil. Louise battit des paupières pour mieux distinguer leurs silhouettes floues et tenta de se redresser. Des néons s'allumèrent derrière ses yeux ; elle dut fermer la bouche pour étouffer un accès de nausée. Que m'arrive-t-il ? - Oh, là, du calme. L'une des deux femmes s'était assise à côté d'elle, l'empêchait de tomber. Agitée de tremblements incontrôlables, Louise sentit son corps se couvrir d'une sueur glacée. Puis elle se calma peu à peu, mais elle avait toujours du mal à se concentrer. - Un instant, dit la femme. Je vais reprogrammer votre package médical. Essayez de respirer à fond, d'accord ? C'était relativement simple à faire. Elle avala une goulée d'air, sentit frémir son torse. Encore un coup, puis deux. Son corps semblait s'apaiser. - Que... quoi ? haleta-t-elle. - Crise d'angoisse, dit la femme. On en voit souvent ici. Ce n'est pas le pire. Louise hocha la tête, tentant de se convaincre que ce n'était que ça. Rien de grave. Tout allait bien. Le bébé était en bonne santé - le package médical y veillait. Reste calme. - Bien. Ça va maintenant. Merci. Elle adressa un petit sourire à la femme policier, qui y répondit par une indifférence appuyée. - Allons-y, alors, dit l'autre femme sur le seuil. Louise rassembla ses forces et se retrouva bientôt sur des jambes encore flageolantes. - Où allons-nous ? - Voir l'officier chargé des prisonniers libérés sur parole, répondit la femme d'un air écouré. - Où est Geneviève ? Où est ma soeur ? - Sais pas. M'en fous. Venez. Louise fut quasiment poussée dans le couloir. Son état s'améliorait de minute en minute, mais sa migraine persista encore quelque temps. Elle sentait des picotements à la nuque, comme si on lui avait fait une piqûre. Elle caressa doucement le point sensible. Crise d'angoisse ? Jusqu'ici, elle ignorait l'existence de ce terme. Mais vu tous les soucis qu'elle avait en ce moment, un tel malaise n'avait rien d'invraisemblable. Elles entrèrent dans un ascenseur qui gagna les étages inférieurs. La pesanteur était redevenue presque normale lorsqu'elles en sortirent. Cette partie de l'astéroïde ne ressemblait pas aux cellules et aux salles d'interrogatoire qu'elle avait visitées jusque-là. Des bureaux gouvernementaux, sans aucun doute, à en juger par les meubles standardisés et les visages polis mais vierges de tout sourire. Comme ces corridors et ces bureaux entrevus étaient nettement moins sinistres que les étages supérieurs, elle sentit son moral remonter un peu. Son statut avait évolué en bien. D'un iota. Les femmes policiers la firent entrer dans une pièce où une étroite fenêtre donnait sur la biosphère de High York. Comme c'était l'aube - ou le crépuscule, impossible de le dire -, il n'y avait pas grand-chose à voir. L'herbe et les arbres qui absorbaient la lumière orangée étaient d'un vert plus éclatant que dans la caverne de Phobos. Deux sofas avaient été placés l'un en face de l'autre au milieu de la pièce, de chaque côté d'une table ovale. Geneviève était affalée sur l'un d'eux, les mains enfoncées dans les poches de sa combi, les pieds se balançant au-dessus du sol, tournée vers la fenêtre. L'expression de son visage se partageait entre le ressentiment maussade et l'ennui absolu. - Gen, dit Louise d'une voix presque brisée. Geneviève se précipita sur elle. Elles s'étreignirent avec ferveur. - Ils n'ont pas voulu me dire où tu étais ! protesta la fillette. Ils m'ont interdit de te voir. Ils ont refusé de me dire ce qui se passait. Louise caressa les cheveux de sa petite sour. - Tout va bien, je suis là maintenant. - Ça fait une éternité ! Enfin, plusieurs jours. - Non, non. C'est juste l'impression que tu as eue. - Plusieurs jours, insista Geneviève. Louise esquissa un sourire hésitant ; elle s'efforça de res^f sentir l'assurance qu'elle tentait de projeter. - Est-ce qu'ils t'ont interrogée ? demanda-t-elle. - Mouais, marmonna Geneviève. Ils n'arrêtaient pas de parler de ce qui est arrivé à Norwich. Je le leur ai raconté cent fois. - Moi aussi. - Tous les Terriens doivent être stupides. Pour qu'ils comprennent quelque chose, il faut leur expliquer au moins cinq fois. La dérision enfantine de cette voix, calculée avec précision pour faire sortir un adulte de ses gonds, donna à Louise une violente envie de rire. - Et en plus, ils m'ont confisqué mes jeux. C'est du vol ! - Je n'ai plus revu mes affaires, moi non plus. - Les repas étaient immondes. Je suppose qu'ils sont trop bêtes pour savoir cuisiner. Et on ne m'a pas donné de vêtements propres. - Eh bien, je verrai ce que je peux faire. Brent Roi entra dans la pièce d'un pas pressé et en chassa les deux femmes policiers d'un geste de la main. - Très bien, mesdemoiselles, asseyez-vous. Louise lui décocha un regard peu amène. - S'il vous plaît, ajouta-t-il sans une once de sincérité. Sans se lâcher la main, les deux sours s'asskent sur un sofa en face de lui. - Est-ce que nous sommes en état d'arrestation ? s'enquit Louise. - Non. - Alors, vous croyez ce que je vous ai dit ? - À ma grande stupéfaction, je constate que certaines parties de votre récit sont conformes à la vérité. Louise plissa le front. Cette attitude était diamétralement opposée à celle qu'il avait eue durant l'interrogatoire. Et cependant, loin de se repentir, il donnait toujours l'impression que c'était lui qui avait raison et pas elle. - Donc, vous allez faire attention à Quinn Dexter ? - Assurément. Geneviève frissonna. - Je le déteste. - Il n'y a que cela qui compte, reprit Louise. On ne doit pas le laisser descendre sur Terre. Si vous me croyez, alors j'ai gagné. Brent Roi s'agita sur son siège, mal à l'aise. - Bien, on a cherché à savoir ce qu'on allait faire de vous deux. Une décision difficile à prendre, vu ce que vous avez tenté de faire. Vous pensiez bien agir en amenant Christian ici, mais, croyez-moi, du point de vue légal, vous n'auriez pas pu vous planter davantage. Certains de nos meilleurs experts ont passé deux jours à expliquer au commissaire du Halo ce qu'il convenait de faire de vous, et ça ne l'a pas mis de bonne humeur, vous pouvez m'en croire. En temps normal, on vous présenterait à un juge vite fait et on vous enverrait en colonie pénale. Le verdict de culpabilité ne ferait aucun doute. (Regard appuyé vers Geneviève.) Même compte tenu de votre âge. Geneviève se tassa sur elle-même et lui décocha un regard noir. - Cependant, vous avez des circonstances atténuantes et les temps n'ont rien de normal. Une chance pour vous, car cela donne à la police du Halo plus de latitude que d'habitude. - Donc ? demanda Louise d'une voix neutre. Pour une raison inconnue, elle n'avait pas peur ; si on avait prévu de les conduire au tribunal, les choses ne se seraient pas passées ainsi. - Donc : nous ne voulons plus de vous ici après ce que vous avez fait, ce qui doit vous paraître évident ; en outre, vous ne possédez pas les connaissances techniques de base nécessaires pour vivre dans une colonie-astéroïde, ce qui vous rend dangereuses pour vos semblables. Malheureusement, il y a en ce moment une quarantaine interstellaire en vigueur, ce qui veut dire que nous ne pouvons pas vous envoyer à Tranquillité où votre fiancé pourrait vous prendre en charge. Il ne nous reste par conséquent qu'une seule solution : la Terre. Vous avez de l'argent, vous pouvez vous permettre d'y séjourner pendant la durée de la crise. Louise se tourna vers Geneviève, qui fît une moue exprimant une indifférence totale. - Je n'y vois aucune objection, déclara Louise. - Ça ne me fait ni chaud ni froid, répliqua Brent Roi. Vous n'avez pas votre mot à dire. En même temps que j'ordonne votre expulsion, je vous adresse un avertissement solennel. Vous avez commis un acte illégal et potentiellement dangereux pour High York, et cela sera consigné dans les banques de mémoire judiciaires du Gouvcentral sous la forme d'une action en suspens. Si vous deviez commettre un nouvel acte criminel, de quelque nature que ce soit, à l'intérieur de la juridiction du Gouvcentral, ce dossier serait rouvert et annexé à l'acte d'accusation. Est-ce clair ? - Oui, murmura Louise. - Causez-nous encore un problème, et on vous jettera hors de l'arche en verrouillant la porte derrière vous. - Et Fletcher ? demanda Geneviève. - Quoi, et Fletcher ? rétorqua Brent Roi. - Est-ce qu'il descend sur Terre avec nous ? - Non, Gen, dit Louise. Il ne peut pas. Elle s'efforça de ne pas laisser paraître son chagrin. Fletcher les avait aidées à surmonter tant d'épreuves qu'elle n'arrivait toujours pas à voir en lui un possesseur, un ennemi. La dernière fois qu'elle l'avait vu, il était évacué de force du sas où on les avait piégés. Il lui avait adressé un triste sourire d'encouragement. Même dans la défaite, il gardait toute sa noblesse. - Votre grande soeur a raison, dit Brent Roi à Geneviève. Ne pensez plus à Fletcher. - Est-ce que vous l'avez tué ? - Difficile. Il est déjà mort. - Vous l'avez tué ? - Pour le moment, il se montre très coopératif. Il nous parle de l'au-delà et il aide nos physiciens à comprendre la nature de son pouvoir énergétique. Une fois qu'on aura appris tout ce qu'on a besoin d'apprendre, on le fourrera en tau-zéro. Et ce sera fini pour lui. - Pouvons-nous le voir avant de partir ? demanda Louise. - Non. Les deux femmes policiers escortèrent Louise et Geneviève jusqu'au spatioport contrarotatif. Elles eurent droit à une cabine standard à bord du Scher, un spationef de transport interorbital. La quarantaine interstellaire n'avait pas encore affecté la prodigieuse triade économique formée par la Terre, le Halo et la Lune ; les exportations ne représentaient que quinze pour cent de ses échanges commerciaux. Les vols civils entre les trois astres étaient plus ou moins à leur niveau habituel. Elles arrivèrent au salon de départ douze minutes avant l'appareillage du spationef. La police leur rendit leurs bagages et leurs passeports, frappés d'un visa d'entrée sur Terre ; elles récupérèrent également leurs blocs-processeurs. Finalement, Louise retrouva son crédisque de la Banque jovienne. Elle soupçonnait la procédure dans son ensemble d'avoir été accélérée afin que Geneviève et elle n'aient pas le temps de poser des questions. De toute façon, elle n'était pas en état de faire un scandale. Un bon avocat aurait sûrement trouvé à redire au traitement qu'on lui avait fait subir. Cela lui était égal. Le module de vie du Scher était d'une conception identique à celui du Jamrana, sauf que chacun de ses ponts était plein de sièges. Une hôtesse au visage peu amène leur montra les leurs avec brusquerie, attacha leurs ceintures et s'en fut accueillir d'autres passagers. - Je voulais me changer, geignit Geneviève. (Elle considéra sa combi d'un air dubitatif.) Ça fait une éternité que je ne me suis pas lavée. Ce truc est tout crado. - Nous pourrons nous changer une fois arrivées à la tour, je pense. - Quelle tour ? Où allons-nous ? - Je ne sais pas. (Louise se tourna vers l'hôtesse, qui pressait une vieille dame de boucler sa ceinture correctement.) Je pense qu'il nous faudra attendre d'en être informées. - Et ensuite ? Qu'est-ce qu'on fera quand on sera arrivées ? - Je n'en suis pas sûre. Laisse-moi réfléchir une minute, d'accord ? Louise fit quelques mouvements d'assouplissement. Elle était toujours tendue en chute libre, son corps refusant de comprendre que les positions habituelles n'avaient plus cours. Heureusement, les sièges étaient quasiment plats, ce qui la préservait des maux d'estomac. Elle ne s'était guère posé de questions durant son emprisonnement. L'essentiel était de convaincre Brent Roi de la menace que représentait Dexter. Elle y avait réussi, du moins selon toute apparence. Elle n'arrivait toujours pas à croire qu'il avait pris ses avertissements au sérieux ; on les avait libérées bien trop vite pour que ce soit crédible. Tout juste si on ne s'était pas débarrassé d'elles. Les autorités avaient enfermé Fletcher, et il collaborait avec elles pour qu'elles comprennent mieux la possession. Là était leur vraie victoire, songea-t-elle. Elles étaient persuadées que leurs dispositifs de sécurité repéreraient Dexter. Pas Louise. Pas du tout. Et elle avait fait à Fletcher une promesse solennelle qui s'appliquait précisément dans un tel cas de figure. Si je ne peux pas l'aider à se libérer, au moins puis-je tenir ma promesse. C'est ce qu'il ferait si nos positions étaient inversées. Je lui ai promis de trouver et d'alerter Banneth. Oui. Et je le ferai. Cette soudaine résolution lui réchauffa un peu le cour. Puis elle prit conscience d'un étrange bourdonnement rythmé et ouvrit les yeux. Geneviève avait activé son bloc-processeur ; le projecteur AV braquait un cône de lumière en plein sur son visage. Des serpents effrangés aux couleurs pastel lui caressaient le nez et les joues, parcouraient ses lèvres ouvertes sur un sourire émerveillé. Ses doigts s'agitaient avec vivacité sur la surface du bloc, y esquissant des idéogrammes excentriques. Il faut vraiment que je la guérisse de cette obsession, se dit Louise, ce n'est sûrement pas sain. L'hôtesse s'en prenait à un homme qui tenait un enfant en pleurs. Mieux valait sans doute attendre d'être sur Terre pour s'occuper de Gen. Ce ne fut ni un sursaut de volonté ni un regain d'assurance qui le ramena à la surface. Ce fut la perspective de rester éternellement dans les limbes s'il ne faisait rien. L'esprit de Dariat flottait parmi de vastes amas de molécules de terre, de membranes de poussière nébuleuse maillant l'espace entre les étoiles, totalement insipides. Incapables de s'évaporer, de s'estomper dans un bienheureux néant. Au lieu de cela, ces amas portaient ses douloureux souvenirs dans un bourdonnement monotone, les faisant tourner en rond et accentuant encore sa misère, son humiliation et sa terreur. C'était pire que l'au-delà. Au moins y avait-il là-bas d'autres âmes, ainsi que des souvenirs dont l'écho apportait des sensations. Ici, il n'y avait que lui-même : une âme enterrée vivante. Rien ne pouvait le réconforter excepté sa propre vie. On avait cessé de le frapper, mais il hurlait encore, tant la haine de soi qui l'animait était toute-puissante. Il n'était pas incarcéré. Mais il ne voulait pas retourner à l'air libre, à la lumière, où l'attendait la brutalité vicieuse des fantômes. Chaque fois qu'il avait tenté d'émerger, ils l'avaient de nouveau assailli de leurs coups. Ils ne souhaitaient rien d'autre. Il allait souffrir pour l'éternité. Et pourtant, il ne pouvait pas rester indéfiniment comme ça. Dariat bougea. Il visualisa son corps massif, se vit en train de remonter dans le sol, comme s'il effectuait un exercice de gymnastique. Ça n'avait rien de facile. Son imagination peinait à le propulser. Il lui était arrivé quelque chose qui l'avait affaibli. La vitalité qui était la sienne, même à l'état de fantôme, avait été en partie absorbée par la matière dans laquelle il s'était fondu. Ses muscles fantomatiques tressaillirent sous l'effort. Puis, enfin, des bribes de sensation se manifestèrent le long de son échine. De la chaleur, mais pas sur sa peau. Au-dessous, juste sous la surface. Il sentit s'éveiller sa faim. Rien n'avait d'importance excepté cette chaleur, cette fontaine de vie. Elle alimentait ses forces, et il s'éleva de plus en plus vite dans la terre, absorba de plus en plus de chaleur. Son visage émergea bientôt, et il se déplaça à une vitesse quasiment normale. En s'extirpant de la glèbe, il découvrit à quel point il avait froid. Dariat se redressa en claquant des dents, les bras refermés autour de son torse, se frictionnant vigoureusement les flancs pour se réchauffer. Seuls ses pieds ressentaient une chaleur toute relative. Autour de ses sandales, l'herbe était d'un jaune maladif, elle mourait sur pied. Chaque brin était constellé de givre. Cette zone nécrosée occupait un ovale d'environ deux mètres de long. De la forme d'un corps, pour être précis. Il le considéra avec des yeux éberlués. Qu'est-ce que j'ai froid, bon sang ! Dariat ? C'est toi, mon garçon ? Oui. (Il posa une question dont il redoutait la réponse.) Pendant combien de temps ai-je été... inconscient ? Dix-sept heures. Dix-sept ans, voilà qui aurait été plus crédible. C'est tout ? Oui. Que s'est-il passé ? Ils m'ont enterré vivant à force de me taper dessus. C'était... dur. Très dur. Pourquoi n'es-tu pas ressorti plus tôt ? Vous ne comprendriez pas. C'est toi qui as tué l'herbe ? Je ne sais pas. Sans doute. Comment ? Nous pensions que tu n'avais aucune interaction avec la matière solide. Aucune idée. J'ai ressenti une certaine chaleur en émergeant. Mais peut-être que c'est une concentration de haine qui a tué cette herbe. C'est ce qu'ils émettaient ; que Thoale soit damné, ils me haïssaient ! Je suis glacé maintenant. Il regarda tout autour de lui, scrutant la jungle en quête d'un signe des autres fantômes. Au bout de quelques instants, il s'éloigna de l'herbe morte, dont le spectacle lui donnait des frissons. Le contraire d'une terre consacrée. Ça lui faisait du bien de bouger, ça lui réchauffait les jambes. Lorsqu'il baissa les yeux, il découvrit qu'il laissait un sillage d'empreintes de givre. Mais il se réchauffait, aucun doute là-dessus. Il se remit à marcher et sentit un filet de chaleur monter de ses jambes vers son torse. Il lui faudrait un bout de temps pour dissiper cette froidure, mais il finirait par y arriver. Le gratte-ciel est de l'autre côté, dit la personnalité. Je sais. C'est pour ça que je retourne dans la vallée. Je serai en sécurité là-bas. Pour un temps. Je ne tiens pas à faire de nouvelles rencontres. Il le faut. Un homme averti en vaut deux. Montre-toi plus prudent, c'est tout. Si tu vois des fantômes sur ton chemin, contourne-les. Pas question. Il le faut. Notre statut interne continue de se dégrader. Nous devons faire sortir nos descendants de tau-zéro. A quoi te servirait un habitat mort? Tu sais qu'ils représentent notre seule chance de salut à tous. Tu le sais pertinemment. Tu viens de faire l'expérience des souffrances de la tombe ; tu pourrais y être condamné si nous ne redressons pas la situation. Merde ! Il fit halte et serra les poings. Des vrilles de givre jaillissaient de ses pieds et allaient flétrir l'herbe. Simple question de bon sens, Dariat. L'accepter ne signifie pas se soumettre à Rubra. Je ne... Ah ! Rappelle-toi ce que nous sommes. Bon, d'accord ! Bande de salauds. Où est Tolton ? Tolton avait trouvé un bâton torche dans un placard du hall du gratte-ciel. Il n'émettait qu'un pitoyable rayon pourpre, d'une puissance infime par rapport à ses capacités théoriques, mais, au bout de quarante minutes, ses yeux avaient fini par s'y accoutumer. La navigation à l'intérieur du gratte-ciel ne posait que peu de problèmes de nature physique. Côté courage, c'était une autre affaire. Il tenait dans son autre main une hache d'incendie qu'il avait trouvée dans le même placard, mais cela ne lui donnait que peu d'assurance. Par-delà la bulle de lumière qui l'entourait, il faisait noir comme dans un four. Ténèbres et silence. Les fenêtres ne laissaient passer aucune lumière ; on n'entendait même pas un robinet en train de couler pour rompre la monotonie de ses bruits de pas timorés. Depuis qu'il était entré, les cellules élec-trophorescentes s'étaient activées à trois reprises. Une bouffée d'énergie aléatoire qui avait projeté un paquet de photons dans les vestibules et les cages d'escalier. La première fois, il avait été pétrifié. Les éclairs de lumière, surgis de nulle part, semblaient foncer droit sur lui à grande vitesse. Lorsqu'il se baissa en poussant un cri, ils avaient déjà disparu, dépassant l'endroit où il se trouvait pour disparaître à l'angle d'un couloir. Sa réaction fut plus ou moins identique les deux autres fois. Il aurait dû être soulagé de constater que Rubra et l'habitat semblaient vouloir fonctionner à nouveau, même si c'était de façon erratique. Mais ce n'était guère rassurant ; la disparition des étoiles l'avait profondément choqué. Il avait déjà décidé de ne pas mentionner ce détail aux autres résidents de l'habitat. Où avaient-elles pu passer, bon sang ? La panique poussait son esprit à peupler les ténèbres extérieures de chimères terrifiantes. Et il ne fallait pas beaucoup d'imagination pour supposer que ce qui rôdait au-dehors avait pu s'introduire dans le gratte-ciel pour explorer ses couloirs où les ombres régnaient sans partage. Des monstres se rassemblaient, le suivaient en silence. La membrane musculaire au pied de la cage d'escalier était en partie ouverte, et ses bordures tremblaient doucement. Avec un luxe de précautions, il glissa le bâton torche dans l'embrasure et scruta le vestibule du cinquième étage. Les hauts plafonds et les amples voûtes qui caractérisaient l'architecture de Valisk lui avaient toujours semblé impressionnants ; l'inaliénable majesté du biotek. Sauf que, à l'époque, chaleur et lumière y régnaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre. À présent, de vagues formes noires se pressaient à la lisière du champ de son bâton torche, donnant l'impression de se mouvoir à chacun de ses tremblements. Tolton rassembla son courage avant de faire un pas. On trouvait surtout des bureaux et des cabinets à cet étage. La plupart des portes mécaniques étaient en panne. Il avança le long du corridor, déchiffrant les plaques sur chacune d'elles. La huitième s'ouvrait sur le cabinet d'un ostéopathe spécialisé dans la médecine du sport. Il s'y trouvait sûrement des nanos médicales. Le panneau de déverrouillage d'urgence était placé au-dessus du montant de la porte. Il le brisa d'un coup de hache, mettant la poignée à nu. Comme l'électricité n'arrivait plus, les verrous électroniques s'étaient désengagés. Deux tours de poignée, la serrure se débloqua, et il put ouvrir la porte. Une salle d'attente tout à fait banale : des chaises bon marché, un distributeur de boissons non alcoolisées, des reproductions et des plantes en pot. La grande fenêtre circulaire donnait sur le noir absolu. Tolton y vit son propre reflet qui le fixait, et, derrière lui, un gros homme vêtu d'une toge. Il poussa un cri de saisissement et lâcha son bâton torche. La lumière découpa l'espace en tranches autour de lui. Il se retourna en brandissant son arme, prêt à l'abattre sur son adversaire. Il faillit perdre l'équilibre et s'étaler par terre. Le gros homme criait et agitait les bras. Tolton n'entendait rien hormis un doux murmure dans l'air. Il raffermit sa prise sur la hache en la sentant trembler au-dessus de sa tête, prêt à réagir au moindre signe d'hostilité. Il n'y en eut aucun, ce qui n'avait sans doute rien d'étonnant. Tolton distinguait la porte à travers l'inconnu. C'était un fantôme. Ce qui ne le rassura nullement. Les poings sur les hanches, le fantôme eut une grimace d'exaspération. À présent, il s'exprimait lentement, en détachant ses syllabes, tel un adulte parlant à un enfant un peu idiot. De nouveau ce vague courant d'air. Tolton plissa le front ; ça correspondait aux mouvements des lèvres du fantôme. Au bout du compte, il réussit à lire sur ses lèvres. Il n'y avait jamais assez de son (si c'était bien du son) pour qu'il distingue des mots, mais il arrivait assez bien à déchiffrer les syllabes. - Il faut tenir votre hache dans l'autre sens. - Euh... Tolton leva les yeux. La lame était pointée derrière lui. Il la fit pivoter, puis abaissa la hache d'un air penaud. - Qui êtes-vous ? demanda-t-il. - Je m'appelle Dariat. - Vous perdez votre temps en me suivant, vous ne pouvez pas me posséder. - Je n'en ai aucune intention. Je suis ici pour vous transmettre un message. - Ah bon ? - Oui. La personnalité de l'habitat veut que vous désactiviez certaines nacelles tau-zéro. - Comment diable le savez-vous ? - Nous sommes en contact par affinité. - Mais vous êtes un... - Fantôme. Oui, j'avais remarqué. Même si, dans mon cas, le terme de revenant est sans doute plus approprié. - Hein ? - La personnalité ne m'avait pas dit que vous étiez aussi stupide. - Je ne suis pas... La colère de Tolton s'évanouit. Il éclata de rire. Dariat gratifia le prétendu poète de la rue d'un regard légèrement irrité. - Quoi encore ? - Il m'est déjà arrivé des trucs bizarres, mais discuter de mon QI avec un fantôme, ça c'est le comble. Dariat sentit ses lèvres former un sourire. - Bien envoyé. - Merci, mec. - Alors, vous allez nous aider ? - Bien sûr. Ça va servir à quelque chose de désactiver ces nacelles ? - Ouais. Cette salope de Kiera a mis en stase un certain nombre de mes illustres parents. Ils devraient pouvoir remettre les choses en route. - Alors on pourra sortir de... (Tolton jeta un nouveau regard par la fenêtre.) Où sommes-nous exactement ? - Je ne suis pas sûr qu'on puisse qualifier ça de lieu, disons plutôt qu'il s'agit d'un autre état de la réalité. Il existe afin d'être hostile aux possédés. Malheureusement, il présente certains effets secondaires imprévus. - À vous entendre, on dirait que vous en savez beaucoup là-dessus ; ce que, franchement, j'ai peine à croire. - C'est en partie à cause de moi que nous sommes ici, avoua Dariat. Mais je ne suis pas complètement sûr des détails. - Je vois. Bon, on ferait mieux d'y aller. (Il ramassa son bâton torche.) Un instant. J'ai promis à une femme de lui trouver des nanos médicales. Elle en a vraiment besoin. - Il y en a dans le placard de l'ostéopathe, par ici, dit Dariat en indiquant une direction. - Vous êtes vraiment en contact avec Rubra, hein ? - Ce n'est plus tout à fait le même, mais oui. - Alors, je suis un peu curieux. Pourquoi m'avez-vous choisi pour cette tâche, tous les deux ? - C'est lui qui a pris cette décision. Mais la plupart des autres résidents non spectraux ont été choqués lors de leur dépossession. Vous les avez vus dans le parc. Pour l'instant, ils ne sont pas utiles à grand-chose. Vous êtes ce que nous avons de mieux sous la main. - On n'est pas dans la merde. Lorsqu'ils arrivèrent dans le hall décrépi, Tolton s'assit et tenta de faire fonctionner un bloc-processeur. Il n'avait jamais reçu de mémoire didactique relative à leurs opérations et à leurs paramètres de programmation. Il n'en avait jamais eu besoin ; il ne se servait de ces appareils que pour enregistrer et se passer des cartels AV, pour communiquer et pour gérer des nanos médicales plutôt simples (le plus souvent quand il se réveillait avec la gueule de bois). Dariat lui expliqua comment altérer le format de programmation afin de réduire l'unité à ses fonctions les moins complexes. Il dut consulter la personnalité pour savoir quelles sous-routines devaient être effacées. À eux trois, ils mirent vingt minutes pour obtenir du bloc des performances relativement satisfaisantes. Un quart d'heure supplémentaire pour faire tourner un programme de diagnostic (qui se révéla bien plus lent que d'ordinaire), et ils avaient une bonne idée des capacités des nanos médicales dans un environnement antagoniste tel que celui où ils se trouvaient. Les nouvelles n'étaient pas bonnes ; les filaments qui s'inséraient dans la chair pour la manipuler étaient des cordes moléculaires sophistiquées dont les routines de gestion étaient par conséquent fort complexes. Ils étaient en mesure de refermer les plaies et d'infuser des produits biochimiques. Mais il leur était désormais impossible de soigner les tumeurs en éliminant les cellules cancéreuses. Nous avons assez perdu de temps, protesta la personnalité. Tolton était penché au-dessus du bloc. Dariat lui passa une main devant les yeux - le seul moyen d'attirer son attention. Depuis qu'ils avaient émergé des profondeurs du gratte-ciel, le poète avait encore plus de mal à l'entendre ; mais Dariat soupçonnait sa " voix " d'être plus ou moins de nature télépa-thique. - Il faudra s'en contenter, lui dit-il. Tolton considéra en plissant le front la théorie d'icônes qui défilait sur l'écran du bloc. - Est-ce que ça pourra la guérir ? - Non. Les tumeurs ne peuvent pas être résorbées, mais les packages médicaux devraient contenir leur croissance jusqu'à ce que nous ayons regagné notre univers. - Bien. Je suppose qu'on ne peut pas mieux faire. Dariat se sentit un peu coupable en percevant la tristesse dans la voix de Tolton. Le poète de la rue avait une capacité à s'émouvoir du sort d'un inconnu qui était proprement touchante. Ils traversèrent le bidonville entourant le hall pour entrer dans le cercle de misère humaine. Le mépris que certains survivants éprouvaient pour Dariat était presque palpable. Créature de pensée pure, il était touché de plein fouet par ces émotions à l'état brut ; comme si sa propre substance se retournait contre lui. C'était moins intense que les coups que lui avaient infligés les autres fantômes, mais l'effet cumulatif était néanmoins débilitant. Quand il s'était introduit dans le hall, il n'avait guère attiré l'attention, recevant quelques rares regards vaguement méchants. Mais à ce moment-là, songea-t-il, il souffrait encore de son épreuve, il était plus faible, moins substantiel. À présent, les lazzis et les insultes qui le suivaient atteignaient un crescendo à mesure que de plus en plus de gens, attirés par le bruit, le reconnaissaient et joignaient leur voix à ce concert. Il se mit à chanceler et à gémir. - Qu'y a-t-il ? demanda Tolton. Dariat secoua la tête. La peur montait en lui maintenant. S'il s'effondrait ici, terrassé par ce flot de haine, peut-être ne pourrait-il plus jamais s'extirper de la terre. À chaque nouvelle tentative, il serait repoussé dans les profondeurs par les gens qui dansaient sur sa tombe. - Je pars, grogna-t-il. Je dois partir. Il se plaqua les mains sur les oreilles (ce qui ne lui servit pas à grand-chose) et s'enfuit précipitamment vers l'abri précake de la jungle. - Je vous attends, lança-t-il. Rejoignez-moi quand vous aurez fini. Consterné, Toltcn vit le fantôme s'éloigner à toutes jambes ; il percevait à présent l'animosité dirigée contre lui. Baissant la tête, il fila vers l'endroit où il avait laissé la femme. Elle était toujours là, toujours adossée à l'arbre. Des yeux mornes se levèrent vers lui, habités par l'angoisse et le désespoir. C'était la seule partie de son corps à exprimer une quelconque émotion. Son visage à la peau tirée semblait incapable d'afficher la moindre expression. - Qu'est-ce que c'était que ce bruit ? s'enquit-elle. ; - Je crois qu'il y avait un fantôme dans les parages. - Ils l'ont tué ? - Je ne sais pas. J'ignore si on peut tuer un fantôme. - De l'eau bénite. Il faut utiliser de l'eau bénite. Tolton s'agenouilla et desserra doucement les mains crispées sur la couverture. Cette fois-ci, il était bien résolu à ne pas grimacer. Ce fut dur. Il plaça les packages médicaux sur ses seins et son ventre, conformément aux instructions de Dariat, et activa les programmes préalablement chargés avec le bloc-processeur. Les packages frémirent doucement en se fondant dans les chairs. Elle poussa un soupir exprimant à la fois le bonheur et le soulagement. - Ça va aller, lui dit-il. Ces packages vont stopper le cancer. Elle avait fermé les yeux. - Je ne vous crois pas. Mais c'est gentil quand même. - Je parle sérieusement. - De l'eau bénite, ça cramera ces salauds. - Je m'en souviendrai. Tolton retrouva Dariat près de la lisière de la jungle. Incapable de se tenir tranquille, le fantôme trépignait sur place, guettant avec anxiété l'approche d'un quelconque ennemi. - Calmez-vous, mon vieux. Ils ne vous feront rien tant que vous ne vous approcherez pas d'eux. - Je n'en ai pas l'intention, grommela Dariat. Venez, nous avons un long chemin à faire. Il se mit en marche. Tolton haussa les épaules et le suivit. - Comment était la femme ? demanda Dariat. - En forme. Elle voulait vous asperger d'eau bénite. - L'imbécile, dit-il avec un reniflement de dérision. C'est pour les vampires. Kiera avait décrété que les nacelles tau-zéro seraient entreposées dans des chambres enfouies autour de la calotte nord de l'habitat. Dans cette section, le polype était un labyrinthe de cavernes et de tunnels ; ces chambres étaient utilisées presque exclusivement par l'industrie astronautique pour servir les besoins des corniches. Magasins, ateliers et usines étaient tous au service de la flotte de gerfauts de Magellanic Itg. C'était un choix des plus logiques. L'équipement était déjà à portée de main. Les lieux étaient moins vulnérables que les gratte-ciel à l'influence pernicieuse de Rubra. Et si les possédés avaient voulu installer les nacelles ailleurs, ils auraient dû pour cela dépenser des efforts considérables. Dès que Dariat l'eut informé de leur destination, Tolton tenta d'utiliser l'un des pick-up abandonnés autour du hall. Le véhicule commença par se traîner. Puis s'arrêta. Repartit. S'arrêta. Ils gagnèrent la calotte nord à pied. Tolton remarqua à plusieurs reprises que Dariat examinait le chemin derrière eux, et il lui demanda ce qu'il y cherchait. - Des traces de pas, répondit le fantôme. Vu ce qu'il avait souffert, songea Tolton, il avait le droit de se sentir un peu paranoïaque. Le bâton torche devint un peu plus lumineux à mesure qu'ils s'enfonçaient dans les cavernes. On voyait clignoter des voyants sur certaines machines. Au bout d'un temps, quand ils furent descendus près de la coque de l'habitat, les bandes électrophorescentes se mirent à briller ; pas aussi fort qu'avant, mais sans défaillances. Tolton éteignit le bâton torche. - J'ai l'impression que je me sens mieux, déclara-t-il. Dariat ne répondit pas. Il avait lui aussi conscience de la différence. L'atmosphère qui imprégnait ces lieux lui rappelait une période vieille de trente ans, de longues journées d'été où la vie était plénitude. La personnalité avait raison : l'altérité de ce continuum n'avait pas pénétré jusqu'ici. Les choses fonctionnaient normalement. Peut-être qu'on va pouvoir sauver la situation. Ils trouvèrent les nacelles tau-zéro dans une caverne tout en longueur. Jadis, il y avait eu des machines ou des étagères fixées à ses murs ; des petites attaches métalliques saillaient encore sur le polype couleur d'ambre foncé. On avait vidé cette caverne très récemment, à en juger par les balafres sur les murs. Il ne s'y trouvait plus que ces rangées de sarcophages d'un noir d'encre. Chacun d'eux avait été prélevé sur un gerfaut, comme en témoignaient leurs fixations grossièrement sciées. Les panneaux d'interface étaient alimentés par des cellules énergétiques à haute densité auxquels ils étaient reliés par des câbles épais. - Par où je commence ? demanda Tolton. Le bloc-processeur qu'il tenait à la main émit un bip avant que Dariat ait commencé à lui répondre. ,, - Peu importe. Prenez-en une au hasard. w - Hé ! fit Tolton en souriant. Vous êtes revenu. - Les rumeurs de ma disparition étaient fort exagérées. , Pitié, dit Dariat. Qu'est-ce qui t'arrive ? Nous sommes de nouveau sur les rails. Réjouis-toi. Dariat éprouva soudain un sursaut d'optimisme, comme un animal en hibernation sentant l'approche du printemps. Refrénant son scepticisme, il regarda Tolton se diriger vers la nacelle tau-zéro la plus proche. La personnalité lui donna deux ou trois instructions toutes simples, et il se mit à pianoter sur un clavier. Erentz se recroquevillait sur elle-même lorsque la scène changea brusquement devant elle. À un instant donné, un seigneur de la guerre chinois au sourire cruel lui promettait tous les tourments de la possession ; l'instant d'après, un homme légèrement potelé, aux grands yeux ébahis et aux joues mangées de barbe, la regardait d'un air soucieux. La lumière était plus faible. Le hurlement qu'elle poussait au moment où on l'avait mise de force dans la nacelle continua à s'échapper de ses lèvres. Tout va bien. Calme-toi. Erentz marqua une pause, reprit son souffle. Rubra ? Il y avait une légère différence dans la voix mentale qui l'avait guidée depuis sa plus tendre enfance. Presque. Mais ne t'inquiète pas. Les possédés sont partis. Tu es en sécurité. Elle perçut une émotion sous-jacente qui éveilla ses doutes. Mais l'inquiétude non feinte de l'homme penché sur elle lui était un tonique aussi étrange que fascinant. De toute évidence, il ne s'agissait pas d'un possédé. - Bonjour, dit Tolton, espérant arracher une réaction quelconque à cette femme surprise. Elle acquiesça lentement et se redressa avec un luxe de précautions. Malheureusement, la première chose qu'elle vit fut Dariat, qui s'était arrêté sur le seuil de la caverne. Elle eut un hoquet de terreur. Je suis dans ton camp, lui dit Dariat, ce qui lui arracha un rire nerveux. Que se passe-t-il ici ? demanda-t-elle. La personnalité entreprit de le lui raconter. Une vague de soulagement l'envahit comme elle acceptait sa nouvelle situation. A l'instar des autres descendants de Rubra, Erentz tenait de celui-ci la plus grande part de son assurance. Le fait qu'il ait réussi à chasser les possédés lui remonta considérablement le moral. Au bout d'un quart d'heure, toutes les nacelles tau-zéro étaient désactivées. Un peu vexés, Dariat et Tolton se retrouvèrent réduits au statut d'observateurs pendant qu'Erentz et ses cousins achevaient de libérer les leurs. Puis, une fois qu'ils se furent calmés, la personnalité de l'habitat les divisa en groupes, chacun chargé de tâches bien précises. Le plus urgent était d'enclencher les divers générateurs de fusion dont était équipé le spatioport. Ils se livrèrent à deux tentatives, qui échouèrent lamentablement. Puis ils constatèrent que les générateurs de microfusion fonctionnaient dans les cavernes ; ils entreprirent donc de transporter jusqu'à la calotte les tokamaks auxiliaires des astronefs du spatioport. Lorsque le premier se mit en ligne, opérant à un taux d'efficience de trente-huit pour cent, ils surent qu'ils avaient une chance de s'en sortir. Il fut décidé d'en installer une douzaine dans les cavernes afin d'alimenter en énergie les conducteurs organiques de l'habitat. Au bout de deux jours d'efforts incessants, le phototube se mit à briller avec une intensité proche de son niveau matinal. L'éclat méridien était inaccessible, mais le retour d'une lumière presque normale revigora tous les résidents (y compris, curieusement, les fantômes mis en quarantaine). Les gigantesques organes de l'habitat se remirent à fonctionner, ingérant et revitalisant les myriades de gaz et de fluides qui circulaient dans le polype. Ayant retrouvé leur assurance, la personnalité et son équipe entreprirent d'explorer leur continuum. On récupéra l'équipement adéquat dans les labos de physique et les centres de recherche de Magellanic Itg pour le transporter dans les cavernes et le mettre en ligne. Des VSM furent convertis en sondes primitives équipées de grappes de capteurs. Les résidents de l'habitat commencèrent à se rétablir, tant sur le plan physique que sur le plan mental. Leur guérison, toutefois, s'annonçait comme un processus extrêmement long. Mais, au bout d'une semaine, Valisk avait engrangé une quantité considérable de son bien le plus précieux : l'espoir. Joshua afficha un large sourire durant toute la manoeuvre d'approche, tantôt franchement admiratif, tantôt tout simplement affectueux. Il devait avoir l'air parfaitement crétin, mais il s'en foutait. Les capteurs externes du Lady Mac transmettaient à ses naneuroniques une vue panoramique des nuages rosé et blanc de Jupiter. Sur ce fond de tourmente atmosphérique se détachait la silhouette d'un noir d'encre de Tranquillité. L'habitat massif semblait intact, mais son spatioport contra-rotatif était moins éclairé que d'ordinaire. Les baies d'accostage, autour desquelles on aurait dû voir s'activer les équipes de maintenance, étaient fermées et plongées dans l'ombre, de sorte que les astronefs adamistes aux coques couleur d'ébène disparaissaient à moitié dans leurs cratères métalliques. Seules les balises de guidage et de signalisation clignotaient, indomptables, sur le pourtour du grand disque argenté. - Il est bien ici, souffla Ashly depuis l'autre bout de la passerelle. C'est... c'est... - Inimaginable ? suggéra Beaulieu. - Foutre oui, opina Dahybi. Un astronef aussi gros, ça ne devrait pas exister. Sarha eut un petit rire. - Autant se rendre à l'évidence, les amis : nous vivons une époque intéressante. Joshua se félicita de ce que Mzu, ses compatriotes et les agents secrets se trouvent dans le salon du module D. Après toutes les épreuves qu'ils avaient traversées, la réaction de ses astros aurait pu être interprétée comme un signe de faiblesse, une incapacité à affronter les rigueurs du vol interstellaire. Le centre de contrôle spatial jovien leur télétransmit un ultime vecteur d'approche, et Joshua réduisit la poussée à un tiers de g lorsqu'ils franchirent la frontière invisible du domaine de Tranquillité. Les cinq faucons qui les escortaient effectuèrent la même manoeuvre avec une élégance consommée, bien décidés à se comporter à la perfection devant Lagrange Calvert en témoignage de reconnaissance de l'Édénisme pour le sauvetage d'-Othra. Si seulement ils étaient au courant, dit Samuel. Ils se lanceraient dans des paraboles de joie. Le Sous-Consensus jovien responsable des questions de sécurité confidentielles répondit à ce sentiment par un frisson mental exprimant l'ironie. Vu la nature de notre culture, la rétention d'information nous apparaît toujours comme paradoxale, dit-il. Cependant, dans le cas de l'Alchimiste, elle est parfaitement justifiée. Tous les Édénistes n'ont pas besoin de connaître tous les détails, d'où la nécessité de mon existence. Et celle de votre travail. Ah ! oui, mon travail... Vous en êtes las. Très las. Samuel était entré en contact avec le Sous-Consensus dès que le Lady Macbeth avait émergé au-dessus de Jupiter. C'était pour cette raison que leur arrivée s'était passée sans trop de problèmes. Le Consensus et Tranquillité avaient très vite approuvé la décision du grand amiral Aleksandrovich. Ensuite, Samuel avait immergé sa mentalité dans le Consensus, dissipant sa tension et son inquiétude au sein de ses semblables. Pour un Édéniste, il ne s'agissait pas là d'une démonstration de compassion mais plutôt d'empathie : grâce au lien d'affinité, il sentait les autres lui toucher l'esprit, en chasser l'accumulation de ténèbres qu'y avait laissée la peur. Il n'était plus seul. Il flottait sur un océan compréhensif et accueillant. Ses pensées adoptèrent une configuration plus régulière et son corps s'apaisa enfin. Il se laissa aller à une sensation de bien-être : partagé entre lui-même et le Consensus, lié aux billions d'êtres qui vivaient au-dessus de Jupiter, filant avec les faucons, il retrouva son intégrité. Et pourtant, nous avons plus que jamais besoin de vous, lui dit le Sous-Consensus. Vous avez fait la preuve de votre valeur. Vos talents sont requis pour résoudre cette crise. Je sais. Et si on a besoin de moi pour une nouvelle mission, je l'accepterai. Mais, quand cette histoire sera finie, je me chercherai une nouvelle carrière. Cinquante-huit ans, ça suffit largement, même pour un boulot moins stressant. Nous comprenons. Aucune mission de terrain ne vous a été assignée. Pour le moment, nous aimerions que vous poursuiviez la surveillance du Dr Mzu. Ce n'est plus qu'une formalité à présent. Oui. Mais votre présence nous sera utile. Vous avez prouvé votre valeur à Monica Foulkes, elle a confiance en vous, et son rapport sera déterminant pour emporter la décision du duc, et ensuite du roi. Nous devons montrer notre bonne foi au royaume dans cette affaire. Bien entendu. Notre alliance est une réussite remarquable, même dans de telles circonstances. En effet. Je resterai auprès de Mzu. Merci. Samuel utilisa le lien d'affinité pour contacter les faucons d'escorte et accéder à l'image de Jupiter transmise par leurs grappes de capteurs. Elle était nettement plus belle que celle obtenue par les capteurs du Lady Macbeth. Il contempla le gigantesque habitat, émerveillé par sa taille et un peu déconcerté par sa capacité à sauter dans l'espace. Comme c'était étrange de découvrir un lieu et un contexte également familiers mais normalement séparés par des années-lumière. Il sourit de son propre malaise. - Vous avez l'air ravi, maugréa Monica. Les agents secrets s'étaient installés à une certaine distance de Mzu et des survivants du Frelon ; il subsistait entre les deux groupes une bonne dose de méfiance réciproque. Chacun se montrait poli avec l'autre camp, sans plus. Samuel désigna la colonne AV du salon, qui diffusait elle aussi des images de leur approche. - J'aime bien l'idée qu'on ait pu berner Capone de cette façon. Un habitat capable d'effectuer une manoeuvre de saut ! Qui aurait imaginé cela ? Eh bien, un Saldana l'a fait, de toute évidence. Il doit être le seul, je pense. - Il n'y a pas que ça, insista Monica. Vous étiez ravi dès l'instant de notre arrivée, et ça ne s'est pas arrangé depuis. Je vous ai bien observé. - Il est toujours réconfortant de rentrer chez soi. - Encore une fois, il n'y a pas que ça, on durait que vous êtes rasséréné. - En effet. C'est toujours comme ça quand j'entre en communion avec mon peuple et avec le Consensus. C'est un soulagement psychologique des plus précieux. Je n'aime pas être séparé d'eux très longtemps. - Seigneur, encore de la propagande. Samuel éclata de rire. Ils n'étaient pas liés par l'affinité, mais il la connaissait si bien maintenant que ça n'avait aucune importance. Révélation des plus agréables vu qu'elle concernait une personne adamiste, et un agent de l'ASE en plus. Je ne cherche pas à vous convertir, je dis seulement que ça me fait du bien. Comme vous l'avez constaté. Grognement de Monica. - À mon avis, ça constitue plutôt une faiblesse. Vous en êtes dépendant, et ce n'est pas bon dans notre profession. On devrait pouvoir se débrouiller sans ce genre de béquilles. Si je suis crevée, je me contente de faire tourner un programme stim. - Ah ! oui, la méthode humaine pour lutter contre le stress. - Elle n'est pas pire que la vôtre. Elle est plus rapide et plus propre. - Il existe maintes façons d'être humain. Monica jeta un regard en direction de Mzu et d'Adul, à qui elle en voulait encore un peu de leurs épreuves. - D'être inhumain aussi. - Je pense qu'elle a pris conscience de sa folie. Ce qui est une bonne chose. Savoir tirer parti de ses erreurs est un signe de maturité, en particulier quand on a vécu aussi longtemps avec elles. Peut-être qu'elle pourra encore être utile à la société. - Peut-être, oui. Mais, à mon avis, il faudra la surveiller jusqu'à son dernier jour. Et elle est tellement rusée que, même après sa mort, je ne serai toujours pas tranquille. Je reste persuadée que le grand amiral a eu tort, qu'on aurait dû tous les fourrer en tau-zéro. - Ne vous inquiétez pas ; j'ai déjà dit au Consensus que je continuerais à la surveiller. Je suis trop vieux et trop blasé pour reprendre du service actif. Une fois que cette crise sera réglée, je passerai à autre chose. J'ai toujours eu envie de devenir vigneron ; pas pour faire de la piquette, bien entendu. Je rêve de récolter un grand cru qui soit la coqueluche des onophiles. Après tout, j'ai eu mon content de mauvais vin en parcourant la Confédération. On trouve de splendides vignobles dans certains de nos habitats, vous savez. Monica lui adressa un regard étonné, puis eut un reniflement de dérision. - Vous croyez que je vais avaler un truc pareil ? Ils n'eurent pas droit à un accueil de héros. Seule l'agence Collins signala que le Lady Macbeth venait d'accoster, s'arrangeant pour insinuer que Joshua était revenu se planquer. Cinq sergents attendaient Mzu et les survivants du Frelon, et ils les escortèrent vers leurs nouveaux quartiers. Ils n'étaient pas en état d'arrestation, leur expliqua Tranquillité par l'intermédiaire des organismes bioteks, mais en résidence étroitement surveillée. Quelques amis attendaient les astros dans le salon de réception de la baie. Dahybi et Beaulieu s'en furent avec eux pour faire la tournée des bars. Sarha et Ashly prirent une navette ensemble. Deux employés de l'hôtel Pringle s'occupèrent de Shea et de Kole, dont les chambres étaient déjà prêtes. Restait le cas Liol à régler. Joshua n'était pas sûr de savoir comment s'y prendre. Les deux hommes tournaient toujours l'un autour de l'autre, mais un peu plus près que précédemment. Pas question de l'envoyer dans un hôtel, il faisait partie de la famille, après tout. Si seulement ils avaient pu trancher la question des prétendus droits de Liol sur le Lady Mac. Certes, son frère s'était montré de plus en plus conciliant au fil du voyage. Ce qui était bon signe. Sans doute serait-il obligé de l'héberger dans son appartement. Au moins serait-il habitué au désordre de célibataire. Mais dès que Joshua émergea en flottant du boyau-sas, lone lui apparut, le bout de ses orteils reposant sur une pelote-crampon avec la grâce d'une ballerine. Il oublia tous ses tracas. Elle portait une robe d'été à pois toute simple, ses cheveux blonds flottaient en toute liberté. Cela la rendait à la fois jeune d'aspect et fort élégante. Ce spectacle éveilla chez Joshua des souvenirs plus vivaces que n'importe quel enregistrement mémoriel. Elle lui lança un sourire malicieux et lui tendit les mains. Joshua se laissa étreindre doucement. Leur baiser était quelque part entre celui de bons amis et celui de vieux amants. - Bien joué, murmura-t-elle. - Merci, je... Il plissa le front en voyant qui attendait derrière elle : Dominique, vêtue d'un tee-shirt sans manches en cuir noir et d'un short blanc. Tout en courbes et en muscles souples. Aussi voyante qu'Ione était discrète. - Joshua, mon chéri ! glapit Dominique. Mon Dieu, tu as l'air divin dans ta combi d'astro. Elle est si moulante. À quoi pensaient donc ces coquins de stylistes ? - Euh... salut, Dominique. - Salut ? répéta-t-elle avec une moue de tragédienne. Viens par ici, mon grand. Des bras d'une force étonnante se refermèrent sur lui. Des lèvres se posèrent sur les siennes, une langue s'insinua entre ses dents. Cheveux et phéromones lui irritèrent les narines, lui donnant envie d'éternuer. Il était trop gêné pour résister. Puis elle se raidit. - Oh ! wouaouh ! Vous êtes deux ! Elle l'écarta, ses yeux avides fixés sur un point derrière lui, ses longs cheveux blonds s'agitant dans l'air. - Euh... je te présente mon frère, marmonna Joshua. Liol adressa à Dominique un regard languide, puis s'inclina. Il manouvra avec souplesse, si l'on considère qu'il ne s'était pas ancré à une pelote-crampon. - Liol Calvert, je suis le grand frère de Joshua. - Beaucoup plus grand. Dans les yeux de Dominique, on voyait des éclats de lumière évoquant des diamants. Soudain, Joshua se rendit compte qu'il ne s'interposait plus entre les deux nouveaux amis. - Bienvenue à Tranquillité, ronronna Dominique. Liol s'inclina pour lui faire un baisemain. - Je suis enchanté d'être ici. Pour l'instant, c'est spectaculaire. Un petit grognement consterné monta de la gorge de Joshua. - Il y a plein d'autres choses à voir, et le meilleur est encore à venir, dit Dominique d'une voix de gorge à la h'mite de l'obscénité. Si tu es prêt à tenter l'aventure, bien sûr. - Je ne suis qu'un pauvre garçon débarquant de son astéroïde provincial ; il me tarde de découvrir les plaisirs de l'habitat tentateur, bien sûr. - Oh ! nous avons ici des tentations dont ton astéroïde n'a jamais entendu parler. - Je n'en doute pas. Elle agita l'index devant le nez de Liol. - Par ici. Et tous deux se dirigèrent vers l'écoutille de sortie. - Hum, fit lone avec un sourire satisfait. Huit secondes pile ; c'est rapide, même pour Dominique. Joshua se tourna vers elle et vit une lueur d'amusement dans ses yeux. Il s'aperçut qu'ils étaient seuls. - Très bien joué, dit-il, admiratif. - Disons que je pressentais que ces deux-là allaient s'entendre. - Elle va le manger tout cru. Tu en es consciente, n'est-ce pas? - Je ne t'ai pas entendu protester. - Comment savais-tu pour Liol ? - Pendant que tu effectuais ta manoeuvre d'approche, j'ai assimilé les souvenirs de tes sergents. Enfin, des deux qui ont survécu à vos aventures. Vous avez été salement secoués. - Ouais. - Ça va bien se passer, entre Liol et toi. Vous êtes un peu trop semblables pour vous entendre tout de suite. - Peut-être, dit-il en dansant d'un pied sur l'autre. Elle lui posa les mains sur les épaules et sourit. - J'ai dit semblables, pas identiques. Ils ne dirent pas grand-chose dans la navette qui les conduisit le long de l'axe du spatioport, se contentant d'échanger regards et sourires. Tous deux savaient ce qui allait suivre une fois qu'ils auraient gagné les appartements d'Ione. Tous deux étaient soulagés d'avoir survécu, tous deux étaient impatients d'être rassurés par le rituel familier de l'amour. Ce ne serait jamais pareil, mais cela resterait la même chose. Ce fut seulement dans le métro qu'ils s'embrassèrent. Joshua leva la main pour caresser la joue d'Ione. - Ta main ! s'exclama-t-elle. Un flot de souvenirs bouillonna à la surface de son esprit : le corridor d'Ayacucho, Joshua à quatre pattes, sa main calcinée et fumante, les deux filles blotties l'une contre l'autre, gémissantes, et l'Arabe furieux, puis horrifié en voyant le sergent ouvrir le feu. Le rugissement des balles, la puanteur du sang chaud. Rien à voir avec un sensovidéo auquel elle aurait accédé, lointain et vaguement irréel : elle avait été témoin de cette escarmouche. Joshua retira sa main et elle l'examina d'un air soucieux. Un package médical lui recouvrait les doigts et la paume à la façon d'un morceau de gant. - Tout va bien. Les toubibs des Forces spatiales m'ont greffé des tissus musculaires compatibles ; ils ont l'habitude de traiter ce genre de blessure. Je serai guéri dans huit jours. - Bien. Elle l'embrassa sur le bout du nez. - Tu te fais du mouron pour quelques doigts ; moi, j'étais malade d'inquiétude à propos de Tranquillité. Bon Dieu, lone, tu n'as pas idée de l'effet que ça m'a fait de ne rien trouver là-bas. J'ai cru que l'habitat avait été possédé, comme Valisk. L'incrédulité se peignit sur le visage d'Ione. - Hum, intéressant. La surprise d'autrui ne cesse de me surprendre. Oui, c'est vrai, ça aurait pu être un coup des possédés. Mais tu aurais dû te douter de la vérité. Je te l'avais quasiment avouée. - Quand? - Lors de notre toute première rencontre. Je t'ai dit que grand-père Michael était persuadé que nous affronterions tôt ou tard ce qui a tué les Laymils. À l'époque, évidemment, tout le monde pensait qu'il s'agirait d'une menace extérieure, une supposition tout à fait raisonnable. Malheureusement, cela signifiait aussi que Tranquillité allait probablement se retrouver en première ligne. Soit nous tomberions sur cette menace dans l'Anneau Ruine, soit elle reviendrait autour de Mirchusko, le dernier endroit où elle avait sévi. Grand-père savait que nous ne pourrions sans doute pas la vaincre avec des armes conventionnelles, et il espérait que nous aurions pu élucider sa nature afin de pouvoir nous prémunir contre elle. Mais au cas où... - Il voulait être en mesure de s'enfuir, conclut Joshua. - Oui. Donc, il a ordonné que le génome de l'habitat soit modifié. - Et personne ne s'en est rendu compte ? Seigneur ! - Pourquoi s'en serait-on aperçu ? Il y a un anneau de cellules ergostructurantes autour de la coque, à l'extrémité de l'océan circulaire. Si tu examines l'habitat depuis l'extérieur, le réceptacle de l'océan en question est plus large que celui-ci d'un bon kilomètre. Mais qui aurait eu l'idée de le mesurer ? - La cachette parfaite. - En effet. Michael préférait la discrétion. Nos royaux cousins sont au courant... enfin, je le suppose. Les fichiers sont stockés dans les archives du palais Apollon. Cela nous permet de fuir les ennuis, de fuir très, très loin. Cette fois-ci, j'ai choisi Jupiter parce nous estimions que c'était un endroit sûr. Mais en fait, Tranquillité pourrait aller se réfugier à l'autre bout de la galaxie en faisant une série de sauts de mille années-lumière, et les possédés ne nous retrouveraient jamais. Si la crise s'aggrave trop à mon goût, c'est sans doute ce que nous ferons. - Ça y est, j'ai pigé. C'est pour ça que tu connaissais le vecteur du trou-de-ver de l'Udat. - Oui. Lorsque le métro les déposa devant l'entrée des appartements d'Ione, Joshua se sentait rassuré autant qu'excité. Ni l'un ni l'autre ne prit les devants, ils se dirigèrent tous deux vers la chambre parce que c'était ce que demandait l'instant. Ils se déshabillèrent et s'admirèrent mutuellement. Comme dans un rêve, comme il y avait bien longtemps, Joshua savoura une nouvelle fois les mamelons de sa maîtresse. Chacun d'eux fit la démonstration de ses talents, de sa capacité à titiller, à caresser, à exciter la peau de l'autre. lone ne prit la parole qu'une fois, quand elle s'agenouilla devant lui. - N'utilise pas tes naneuroniques, murmura-t-elle. (Elle fit glisser sa langue le long du pénis raidi, referma délicatement ses dents sur un testicule.) Pas cette fois-ci. Que ça reste naturel. Il acquiesça, lui obéit, et jouit de chaque seconde de leur étreinte crue. C'était nouveau pour lui. Le matelas aquatique était le même, ainsi que toutes les positions qu'ils adoptèrent. Mais, cette fois-ci, ils étaient tous deux francs, ouverts, chacun célébrait le pouvoir qu'il avait sur l'autre. C'était aussi satisfaisant sur le plan émotionnel qu'enrichissant sur le plan sensuel. Après, ils passèrent la nuit endormis dans les bras l'un de l'autre, blottis l'un contre l'autre comme deux enfants. Leur plénitude au réveil fit de leur petit déjeuner un authentique repas de civilisés. Vêtus de peignoirs bien chauds, ils prirent place devant une grande table en chêne, dans une pièce conçue pour ressembler à une serre. Palmiers, fougères et pothos y poussaient dans des pots d'argile festonnés de mousse, leurs feuilles et leurs branches formant des entrelacs semblables à des murs verts. Seule la silhouette furtive d'un poisson nageant de l'autre côté de la baie vitrée venait dissiper l'illusion de temps à autre. Des chimpanzés domestiques leur servirent des oufs brouillés, du thé et des toasts. Tout en mangeant, ils accédèrent à divers bulletins d'information en provenance de la Terre et du Halo O'Neill, et portant sur les réactions de la Confédération face à la menace de Capone, sur les préparatifs de la libération de Mortonridge, sur des rumeurs relatives à l'apparition de possédés dans les astéroïdes et dans des systèmes stellaires considérés jusque-là comme non contaminés. - Briseurs de quarantaine, dit sèchement lone en apprenant que Koblat venait à son tour de disparaître dans un autre univers. Ces imbéciles les laissent pénétrer dans leurs astéroïdes. À ce rythme-là, l'Assemblée générale va bientôt interdire les vols interplanétaires. Joshua détourna les yeux du projecteur AV. - Ça ne fera aucune différence. - Bien sûr que si ! Il faut les isoler. Il poussa un soupir, regrettant qu'ils soient si vite sortis de leur bulle. C'était si agréable d'oublier ses soucis pendant une journée. - Tu ne comprends pas. C'est comme quand tu dis que tu seras en sécurité si Tranquillité saute jusqu'à l'autre bout de la galaxie, là où les possédés ne pourront jamais te trouver. Ils pourront toujours te retrouver, vois-tu. Ils sont ce que nous serons. Toi, moi, tout le monde. - Pas nécessairement, Joshua. Laton a parlé d'un voyage à travers l'autre monde, il ne pensait pas qu'il serait piégé dans l'au-delà. Les Kiints ont quasiment reconnu que nous n'étions pas tous condamnés à y échouer. - Bien, allons plus loin. Découvrons pourquoi. - Comment ? (Elle le regarda d'un air spéculateur.) Ça ne te ressemble pas, ce genre de remarque. - Je pense que j'ai changé. Il a fallu cette rencontre avec un possédé pour m'y contraindre. - Tu veux dire cet Arabe à Ayacucho ? - Ouais. Sans déconner, lone, j'avais devant moi la mort et ce qui vient après. Ça pousserait n'importe qui à réfléchir. L'action directe ne permet pas de résoudre tous les problèmes. C'est pour ça que cette libération de Mortonridge est une idée grotesque. - Comme si je ne le savais pas. Cette campagne n'est rien de plus qu'une manoeuvre de propagande. - Ouais. Mais les gens qu'ils libéreront de la possession leur seront quand même reconnaissants. - Joshua ! Tu ne peux pas avoir le beurre et l'argent du beurre. Il lui sourit derrière sa tasse de thé. - Mais c'est pourtant ce qu'on va obtenir, pas vrai ? Il existe forcément une solution qui convient aux deux camps. - Exact, dit-elle avec prudence. 5. Chaque mois, entre deux et sept armadas de tempêtes ravageaient la surface de la Terre, et cela faisait plus de cinq siècles que durait cet assaut impitoyable. Comme bien d'autres choses, ce nom était devenu un lieu commun. Rares étaient ceux qui connaissaient son origine, plus rares encore ceux qui s'en souciaient. Tout avait commencé avec la théorie du chaos : l'image bien connue du papillon qui, en battant des ailes dans la forêt amazonienne, pouvait déclencher un typhon à Hong Kong. Puis, durant le xxf siècle, étaient venues la fusion à bon marché et l'industrialisation de masse ; en moins de deux décennies, des continents entiers s'étaient hissés au niveau de vie et de consommation des pays occidentaux. Des milliards de personnes avaient soudain la possibilité de s'offrir biens d'équipement, voitures et vacances exotiques ; elles emménagèrent dans des maisons plus grandes et plus confortables, adoptèrent un style de vie qui les poussa à consommer comme jamais. Impatientes de conquérir ces nouveaux marchés, les entreprises construisirent des villes entières de nouvelles usines. Producteurs et consommateurs furent également responsables d'un dégagement de chaleur dont les conséquences sur l'atmosphère n'avaient jamais été prévues, même par les modèles les plus pessimistes. En 2071, après que la plus grosse tempête de l'histoire eut ravagé l'est du Pacifique, un présentateur de chaîne câblée à sensation déclara qu'il avait sans doute fallu toute une armada de papillons pour engendrer ce monstre. Le mot frappa les esprits et on parla alors d'armadas de tempêtes. La tempête qui venait de débouler de l'Atlantique pour frapper New York était des plus féroces, même eu égard aux critères en vigueur au xxvif siècle. Les ingénieurs météo de l'arche observaient sa progression avec attention depuis plusieurs heures, et leur système de défense était déjà en ligne quand elle arriva. On aurait dit qu'une tranche de nuit traversait le ciel. Les nuages étaient si épais, si denses, qu'aucune lumière n'éclairait leur ventre -jusqu'à ce qu'apparaissent les premiers éclairs. On distingua alors les contours de la formation nuageuse, dessinés à coups de strates d'un gris métallique qui ondoyaient à une vitesse inquiétante. L'énergie dissipée par une telle tempête aurait été fatale à un bâtiment non protégé. Par conséquent, les autorités new-yorkaises n'accordaient jamais de permis de construire si le système de résistance aux tempêtes n'était pas irréprochable. C'était le seul principe que ni la corruption ni la pression politique ne parvenaient à battre en brèche. Le sommet de chaque mégatour était couronné de lasers à forte puissance, dont les rayons étaient capables de percer le coeur des lourds nuages. Ils gravaient dans leur masse des sillons d'air ionisé, encourageant la foudre à se décharger dans le maillage supraconducteur protégeant la structure des bâtiments. Chacune des tours étincelait comme une explosion solaire au-dessus des habitants du dôme, crachant des globules résiduels de plasma violet. Et la pluie tombait à verse. Des gouttes grosses comme le poing venaient se fracasser contre les dômes. On activait les générateurs de valence moléculaire pour renforcer les hexagones transparents face à ce barrage cinétique assez puissant pour érafler l'acier. Au plus fort de la tempête, le volume d'eau reposant sur les dômes multipliait leur poids par quatre, voire davantage. Comme leur diamètre atteignait les vingt kilomètres, on voyait rouler sur leurs flancs des vagues qui auraient fait le bonheur d'un surfeur. En bout de course, c'étaient des cascades écumantes qui se déversaient dans les grilles d'évacuation, où des hélices propulsaient l'eau dans des conduits verticaux d'un diamètre impressionnant. À l'intérieur du dôme résonnait une vibration continue qui secouait les piliers en carbotanium du métro. La circulation s'était presque complètement interrompue en surface. Les équipes d'intervention de toute l'arche étaient en état d'alerte, redoutant l'ouverture d'une brèche. La police tenait à l'oeil les criminels les plus énervés. La foudre frappait dans les rues et même dans les immeubles. Même les lasers et les supraconducteurs ne garantissaient pas une protection absolue. Les gens raisonnables restaient chez eux ou allaient au café et attendaient que des rayons de lumière éclairent les nuages, signalant la fin de l'alerte. La tension montait, la peur était à son comble. L'esprit retrouvait ses pulsions les plus primitives. Le moment était idéal. Quinn leva les yeux et contempla le vieil immeuble abritant le grand mage de New York, satisfait du spectacle qui s'offrait à ses yeux. Haut de huit cents mètres à peine, le gratte-ciel Leicester était un de ces buildings sans grâce qu'apprécient tant les équipes de conception dirigées par des comptables, où toute tentative d'originalité et de beauté avait été éliminée au moindre signe de dépassement de budget. Une gigantesque pierre tombale avec des fenêtres, une sentinelle aux murs nus parmi les quarante qui montaient la garde autour de Hackett Park, dans le Dôme 2. Dans les hauteurs, des lames d'électricité dansaient entre les six mégatours qui protégeaient le dôme, projetant sur tout le paysage une sarabande d'ombres saisies de démence. L'espace d'un instant, Quinn eut l'impression que le Leicester était en marche, que ses murs s'avançaient vers lui. Les lumières qui découpaient une bonne moitié de ses milliers de fenêtres vacillaient comme si elles provenaient de chandelles prises dans un courant d'air plutôt que de panneaux lumineux. Il eut un sourire satisfait : la tempête servirait de couverture aux activités de cette nuit. Les membres de la secte descendaient des fourgonnettes pour se masser derrière lui. Pour l'instant, il n'avait que dix possédés sous ses ordres : un nombre raisonnable pour l'action qu'il envisageait. Les autres, acolytes et initiés, les suivaient avec obéissance, impressionnés par les apôtres du mal qui les dirigeaient désormais. La foi est un bien étrange pouvoir, songea Quinn. Ces hommes et ces femmes avaient voué leur vie à la secte, sans jamais contester sa doctrine. Et, cependant, ils avaient fini par s'abandonner à la routine, par se persuader que jamais le Frère de Dieu ne se manifesterait. Par croire que la promesse de leur dieu, la fondation même de toute religion, ne serait jamais réalisée dans cette vie, dans cet univers. Et voilà que les âmes revenaient, qu'elles avaient le pouvoir d'accomplir de ténébreux miracles. Les acolytes, loin de succomber à la terreur, avaient été stupéfaits de voir s'effondrer leurs doutes. Mis au ban de la société, ils savaient désormais qu'ils avaient toujours eu raison. Qu'ils allaient triompher. C'était avec enthousiasme qu'ils obéissaient aux ordres, quels qu'ils soient. Quinn fit signe au premier groupe d'avancer. Conduits par Wener, trois acolytes descendirent la volée de marches menant à la porte du sous-sol et se massèrent devant celle-ci. Ils lui appliquèrent un bloc-décrypteur, puis glissèrent une sonde en sihcone programmable entre le battant et le montant. La sonde s'insinua entre les verrous d'un autre âge, puis se reconfigura pour les manoeuvrer. En moins de trente secondes, la voie était libre. Sans que l'alarme ait été donnée, sans que les possédés aient eu à faire usage de leur pouvoir énergétique. Quinn franchit le seuil. Lui-même fut surpris par la différence entre ce QG et le centre qu'il avait déjà investi. En fait, il crut tout d'abord s'être trompé d'adresse, mais Dobbie, qui possédait le corps du mage Garth, le rassura sur ce point. Chambres et corridors dessinaient une image pervertie des splendeurs du Vatican. Riches dorures et oeuvres d'art somptueuses déclinaient le thème du plaisir sybaritique plutôt que celui de la foi, célébraient la douleur et la dépravation plutôt que la sainteté. - Putain, regardez-moi ça, marmonna Wener tandis qu'ils arpentaient un couloir. Celui-ci était meublé de sculptures placées sous le signe de la bestialité, où l'on reconnaissait des créatures mythiques et xénos, et de tableaux montrant des saints et des personnages historiques sacrifiés sur l'autel du Porteur de lumière. - Oui, regardez bien, renchérit Quinn. Tout ceci est à vous. Toutes ces heures que vous avez passées à braquer des citoyens et à dealer des stims illégaux ont servi à payer tout ceci. Vous vivez dans la merde pour que le grand mage puisse vivre comme un évêque. Sympa, non ? Wener et les autres acolytes décochèrent sur les lieux des regards d'envie et de colère. Ils se séparèrent en groupes, comme prévu. Chacun de ces groupes était dirigé par un possédé et avait pour mission d'investir les issues, les caches d'armes et les endroits stratégiques. Quinn se réservait le grand mage. À trois reprises, il croisa des acolytes et des prêtres dans les couloirs. Il leur fit à tous la même proposition : Rejoignez-moi ou devenez des possédés. Il leur suffit de contempler sa robe noire, d'écouter sa voix qui murmurait sous le capuchon de nuit, et ils capitulèrent. L'un d'eux eut même un petit rire soulagé, et son esprit s'emplit d'une joie vindicative. Le grand mage prenait un bain lorsque Quinn entra dans son appartement. Celui-ci aurait pu être le penthouse du président d'une compagnie multistellaire, et on ne trouvait guère de signes d'idolâtrie au sein de cette opulence. À la grande déception de Wener, il n'y avait même pas de servantes nues pour laver le maître des lieux. Des mécanoïdes domestiques se tenaient au garde-à-vous devant les meubles bleu et blanc. Sa seule concession à la turpitude était le verre dans lequel il dégustait un grand cru et dont la forme évoquait irrésistiblement une vulve. Des amas de bulles couleur citron vert dérivaient autour de son corps massif, émettant un parfum de pin. Il plissait déjà le front lorsque Quinn glissa au-dessus du marbre pailleté d'or, très certainement alerté par les avaries de ses naneuroniques. Il écarquilla les yeux en voyant les intrus, puis les plissa en découvrant leur allure excentrique. - Vous êtes un possédé, dit-il de but en blanc, s'adressant à Quinn. Celui-ci fut surpris de ne percevoir aucune panique dans l'esprit du grand mage, qui semblait surtout curieux. - Non, je suis le messie de notre Seigneur. - Vraiment ? Quinn sentit sa robe frémir en réaction à cette ironie moqueuse. - Obéis-moi, sinon ton corps grotesque sera possédé par quelqu'un qui en sera plus digne. - Par quelqu'un de plus malléable, plutôt. - Ne cherche pas à me baiser. - Je n'ai aucune intention de vous baiser, ni vous ni personne d'autre. Quinn était intrigué par cet échange. Le calme qu'il avait perçu chez le grand mage était peu à peu remplacé par de la lassitude. Le vieil homme but une nouvelle gorgée de vin. - Je suis ici pour apporter la Nuit sur la Terre, comme le commande notre Seigneur. - Il n'a rien commandé de la sorte, espèce de petit con. Le visage livide de Quinn apparut sous son capuchon. Le grand mage éclata de rire en percevant sa colère, puis se suicida. Sans le moindre bruit, sans le moindre spasme, son corps se figea, puis s'affaissa lentement dans la baignoire. Il roula sur le côté et s'immobilisa, flottant à la surface tandis que sa masse graisseuse agitait les bulles vertes. Le vin coula, et une tache rouge se répandit dans l'eau. - Qu'est-ce que tu fais ? lança Quinn à l'âme qui s'enfuyait. Il sentit un ultime rictus comme les volutes d'énergie achevaient de se dissiper dans les replis dimensionnels. Ses mains griffues jaillirent des manches de sa robe, comme pour agripper l'essence du grand mage et le juger en bonne et due forme. - Merde ! hoqueta-t-il. Ce vieux schnoque devait être fou à lier. Personne, personne n'avait envie de se retrouver dans l'au-delà à présent que son existence avait été prouvée. - Connard, grommela Wener. Comme tous les acolytes, il était troublé par cette mort. S'efforçait de n'en rien laisser paraître. Quinn s'agenouilla près de la baignoire, examinant le corps avec ses yeux et ses sens surnaturels, en quête du mécanisme par lequel il s'était donné la mort. Il n'avait aucune peine à repérer les implants classiques, échardes dures enchâssées dans les chairs molles, ainsi que les naneuroniques. Mais le pouvoir énergétique de Quinn avait neutralisé ces dernières. Comment avait-il fait ? Quelle sorte d'instrument lui avait permis un suicide instantané et indolore ? Et surtout, pourquoi le grand mage en avait-il été équipé ? Il se redressa lentement, faisant à nouveau disparaître son visage et ses mains dans l'ombre de sa robe. - Peu importe, dit-il à ses fidèles pour les calmer. Le Frère de Dieu a l'oeil sur les traîtres, et l'au-delà n'est pas un refuge pour ceux qui Le trahissent. Hochements de tête enthousiastes. - Maintenant, allez et ramenez-les-moi, leur dit-il. Les acolytes se dispersèrent. Ils rassemblèrent toutes les personnes présentes dans le QG et les conduisirent dans le temple. Il s'agissait d'une chambre au toit voûté nichée au coeur du gratte-ciel Leicester, un édifice baroque tout en colonnes dorées et en blocs de pierre mal dégrossis. Six gigantesques pentagones gravés sur le plafond émettaient une sourde lueur écar-late. Le grondement de la tempête était à peine audible, une vibration qui imprégnait les fondations et faisait trembler le sol. Planté à côté de l'autel, Quinn interrogeait les prisonniers un par un à mesure qu'on les présentait à lui. Le choix qu'il leur proposait était toujours le même : suivez-moi ou soyez possédés. Il ne suffisait pas de lui faire des promesses. Avant de prendre sa décision, toujours sans appel, il mettait à l'épreuve leurs croyances et leurs terreurs les plus intimes. Nombre d'entre eux échouèrent, ce qui ne le surprit pas. Plus on s'élevait dans la hiérarchie de la secte, plus on se ramollissait. Ces hommes et ces femmes étaient restés maléfiques, ils n'avaient pas cessé d'exploiter leurs inférieurs, mais leurs motivations avaient changé. Leur premier souci était de conserver leur statut et leur confort plutôt que de servir la cause du Porteur de lumière. C'étaient des traîtres. Il leur fit durement expier leur crime. Plus de trente d'entre eux furent enchaînés à l'autel et défaits. Quinn était passé maître dans l'art d'ouvrir une fissure dans l'au-delà ; en outre, il avait appris à imposer sa propre présence sur ce seuil, n'ouvrant le passage qu'à ceux qui en étaient dignes. Si désespérées soient-elles d'échapper à leur sort, la plupart des âmes perdues le fuyaient comme la peste. Celles qui surmontaient l'épreuve se conformaient aux souhaits de Quinn. Presque toutes avaient appartenu à la secte de leur vivant. Il les rassembla à l'issue de la cérémonie, leur expliquant ce que leur commandait le Frère de Dieu. - Une seule arche ne nous suffira pas pour faire tomber la Nuit sur ce monde, leur dit-il. Je vous laisse donc celle-ci. Ne gaspillez pas cette chance. Je veux que vous vous empariez d'elle en prenant des précautions, à l'inverse de ce que font les autres possédés dans l'espace, y compris Capone. Ces têtes de noud s'empressent de conquérir toutes les villes qu'elles trouvent sur leur passage. Et, chaque fois, les flics n'ont qu'à faire un peu de nettoyage pour les cueillir. Cette fois-ci, ça ne se passera pas comme ça. Vous disposez d'acolytes qui vénèrent le sol sur lequel vous chiez. Servez-vous d'eux. Si les IA vous repèrent, c'est parce que vous passez trop près d'elles. Votre seule présence suffit à bousiller les processeurs et les câbles d'alimentation en énergie. Alors ne bougez pas. Restez dans les églises de la secte et laissez les acolytes vous amener des proies. - Quelles proies ? demanda Dobbie. Je reconnais que tu as raison, Quinn. Mais il y a plus de trois cents millions de personnes à New York, bordel. Les acolytes ne peuvent pas les conduire toutes jusqu'à nous. - Ils peuvent vous amener celles qui comptent, les officiers de police et les techniciens, celles qui sont les plus dangereuses. Ils peuvent au moins les éliminer, les empêcher de signaler votre présence. C'est tout ce que je vous demande pour le moment. Installez-vous. La secte dispose d'un centre dans chaque dôme, investissez-les et restez-y planqués. Vivez comme des rois, je ne vous empêche pas de profiter de la situation. Mais je veux que vous soyez prêts, je veux que chaque dôme abrite un peloton de possédés. Des possédés loyaux, je n'ai pas besoin de vous rappeler l'importance de la discipline. Nous devons développer une stratégie. Localisez les principaux générateurs de fusion, les stations de distribution d'eau potable et les usines de recyclage des ordures, dressez une carte du réseau de transport, déterminez les points les plus vulnérables du réseau de communication. Les acolytes en savent beaucoup là-dessus, et ce qu'ils ne savent pas, ils peuvent l'apprendre. Quand je vous donnerai le signal, je veux que vous me liquéfiez tous ces sites. Je veux que vous paralysiez toute cette putain d'arche avec vos actes de terrorisme, je veux que vous la mettiez à genoux. Comme ça, les flics seront incapables d'organiser une quelconque résistance quand nous sortirons de l'ombre pour proclamer Sa gloire. Allez dans les rues, créez le maximum de possédés, et lâchez-les. Personne ne pourra fuir, il n'y a aucune issue. Les possédés finissent toujours par gagner sur les astéroïdes, et ici ce sera pareil, en plus grand. - Tous ces nouveaux possédés ne seront pas des fidèles du Frère de Dieu, fit remarquer quelqu'un. Nous pourrons les sélectionner au début, mais si nous les laissons agir librement, jamais nous ne pourrons nous faire obéir de millions de possédés. - Évidemment, répliqua Quinn. Du moins au début. Nous devons les forcer à accomplir notre volonté, comme je l'ai fait sur Nyvan. Vous n'avez pas encore compris ? Que va-t-il arriver à une arche une fois qu'elle abritera trois cents millions de possédés ? - Rien, dit Dobbie, intrigué. Plus rien ne marchera. - Eh oui, fit Quinn. Plus rien ne marchera. Je vais visiter le plus d'arches possible et je vais laisser des possédés dans chacune d'elles. Et elles vont toutes s'effondrer, car le pouvoir énergétique élimine toutes les machines. Les dômes ne pourront plus résister aux tempêtes, il n'y aura plus ni eau ni nourriture. Il n'y aura plus rien. Même si quarante milliards de possédés se mettent à souhaiter que ça s'arrange, ils n'y arriveront pas. Ils propulseront la Terre dans un autre univers, mais ça ne changera rien. Ce n'est pas parce qu'ils seront ailleurs qu'ils auront de la bouffe dans leurs assiettes et des machines qui accepteront de marcher. Et c'est à ce moment-là qu'ils comprendront. Ils n'auront plus qu'une seule issue. Notre Seigneur aura conquis leur esprit. (Il leva les mains, laissa un sourire pâle émerger de l'ombre de son capuchon.) Quarante milliards de possesseurs, quarante milliards de possédés. Quatre-vingts milliards d'âmes implorant la Nuit. Vous ne comprenez donc pas ? Cet appel si vibrant de terreur et d'angoisse L'amènera parmi nous. Il émergera enfin de la Nuit, apportant la lumière à ceux qui ont osé L'aimer. Quinn éclata de rire en voyant la stupeur sur leurs visages, en percevant une sombre extase dans leurs esprits. - Combien de temps ? demanda Dobbie d'un air avide. Combien de temps devrons-nous attendre ? - Un mois, sans doute. Il me faudra un certain temps pour visiter toutes les arches. Mais, au bout du compte, je les aurai toutes infiltrées. Attendez mon signal. La silhouette de sa robe commença à s'estomper. Les contours des meubles apparurent derrière elle. Puis il disparut. Une brise fraîche souffla dans la pièce, perturbant les petits hoquets de consternation qui montaient des disciples désemparés. Le Mindori s'approchait de Monterey avec une accélération d'un demi-g. Les détails de l'astéroïde distant de deux cents kilomètres devenaient peu à peu visibles, flèches et panneaux métalliques sur la surface rocheuse couleur de poussière. Tout autour, un essaim de taches blanches clignotant à la lumière du soleil. La flotte de l'Organisation : plus de six cents astronefs adamistes flottant immobiles dans l'espace, plus des navettes d'entretien allant et venant entre eux. Chacun formait un noud précis dans le champ de distorsion de Rocio Condra. D'autres champs de distorsion étaient perceptibles, dessinant un subtil réseau d'interférence. Les harpies de Valisk étaient là. Rocio leur lança un salut. Celles qui prirent la peine de lui répondre le firent sans grande chaleur. Chez la plupart de ses semblables, le sentiment dominant était une résignation morose. Rocio n'en était pas surpris outre mesure. Ravi de voir que tu nous as rejoints, dit Hudson Proctor. Que nous ramènes-tu ? Grâce au lien d'affinité, Rocio perçut ce que l'homme voyait. Il se tenait dans l'un des salons dépendant des corniches, dominant les plates-formes où se trouvaient plusieurs harpies. La pièce avait été aménagée en un bureau pour cadre supérieur. Assise dans un imposant fauteuil, Kiera Salter tournait vers lui un regard inquisiteur. Des Nocturnes, dit Rocio. Je ne leur ai pas dit que Valisk avait disparu. Bien, bien. - Ces petits crétins ne sont d'aucune utilité à l'Organisation, dit Kiera lorsque Hudson lui eut répété leur échange. Accoste ici et débarque-les. On s'occupera d'eux. Et nous ? s'enquit Rocio d'un ton affable. Que vont faire les harpies à présent ? - Ta mission sera désormais d'assister la flotte, répondit Kiera, impassible. Capone prépare une nouvelle invasion. Les harpies doivent devenir essentielles si elles souhaitent survivre. Je ne souhaite plus effectuer des missions de combat, merci. Cet astronef s'avère un hôte parfait pour mon âme, je n'ai aucune intention de le mettre en danger, en particulier si vous n'avez plus de corps à mettre à ma disposition. Le sourire de Kiera exprimait le regret. Mais le lien d'affinité ne permettait pas de constater la même émotion chez Hudson, qui demeurait parfaitement neutre. - Nous sommes en état de guerre, j'en ai peur, dit-elle. Ce qui signifie que ma demande n'était pas une suggestion. C'était donc un ordre ? - Le choix qui s'offre à toi est des plus simples. Tu fais ce que je dis ou tu vas voir les Édénistes la queue entre les jambes. Tu sais pourquoi ? Parce que nous sommes les seuls à pouvoir te nourrir. Désormais, c'est moi qui contrôle la seule réserve de fluides nutritifs appartenant aux possédés dans ce système. Moi, pas Capone ou son Organisation - moi. Si tu ne veux pas que ton hôte parfait périsse de malnutrition, tu fais exactement ce que je dis et, en échange, tu auras le droit d'accoster et d'avaler toute la bouillie que tu voudras. Personne d'autre ne peut te nourrir, car les astéroïdes non possédés te pulvériseront avec leurs plates-formes DS avant que tu aies le temps de t'en approcher. Seuls les Édénistes pourraient te sauver. Et ce ne sera pas pour rien, je suis sûre qu'ils te l'ont déjà dit. Tu devras coopérer avec eux pour qu'ils comprennent la nature de l'interface avec l'au-delà. Ils trouveront le moyen de nous bannir. Et nous serons replongés dans ce néant infernal, toi et moi. Alors décide-toi, Rocio ; choisis ton camp. Je ne te demande pas d'être mon ami, je veux seulement savoir si tu m'obéiras. Et tu vas me le dire tout de suite. Rocio accéda à la bande d'affinité pour s'entretenir avec les autres harpies. Dit-elle la vérité ? demanda-t-il. Oui, lui répondit-on. Cette alternative est la seule qui s'offre à nous. C'est monstrueux. Je suis ravi de cette forme. Je ne veux pas la risquer pour aider Capone dans ses conquêtes égo-tistes. Alors protège-la, pauvre minable, lança Etchells. Arrête de geindre et bats-toi pour ce que tu crois. Certains d'entre vous sont si pathétiques qu'ils ne méritent pas ce qu'ils ont. Rocio se rappelait Etchells, toujours impatient d'en découdre avec les faucons qui observaient Valisk. Lorsque Capone avait demandé à Kiera de l'aider avec ses harpies, il avait été tout excité à l'idée de guerroyer. Va te faire voir, espèce de facho. Tiens, un lâche qui a du vocabulaire, rétorqua Etchells. Pas étonnant que tu aies la trouille. Rocio coupa la communication avec la harpie hostile. Je vais accoster à Monterey et débarquer mes passagers, dit-il à Hudson et à Kiera. De quelle manière dois-je assister la flotte ? Le sourire de Kiera manquait de grâce. - Tant que la flotte est amarrée ici, toutes les harpies doivent se relayer pour éliminer les globes-espions et les bombes furtives. Les faucons ont quasiment renoncé à ces petits gadgets, mais ils continuent de sonder nos défenses et nous devons rester vigilants. À part ça, tu devras accomplir des missions de communication, transporter des VIP et rapporter des marchandises des astéroïdes. Rien de très contraignant. Et quand Capone aura trouvé une nouvelle planète à envahir ? - Les harpies escorteront la flotte et l'aideront à éliminer le réseau DS de la planète cible. Très bien. Je vais accoster dans huit minutes, veuillez préparer une plate-forme. Rocio coupa le contact avec l'esprit de Hudson Proctor et analysa ce qui avait été dit. La situation était presque en tout point conforme à ses prévisions. Si l'on voulait contraindre les harpies à collaborer avec l'Organisation, la seule façon pratique d'y parvenir était de contrôler leur approvisionnement en nourriture. Ce qu'il n'avait pas prévu, c'est que Kiera serait toujours aux commandes. De toute évidence, elle avait fait le même raisonnement que lui. À l'issue d'une brève enquête auprès des harpies les plus amicales, il apprit qu'Etchells avait fait le tour des colonies-astéroïdes de Nouvelle-Californie et démoli leurs systèmes de production de fluides nutritifs. C'était Kiera qui lui avait confié cette mission, et Hudson l'avait accompagné pour s'assurer qu'il l'accomplissait. Donc, Kiera et l'Organisation demeuraient deux puissances distinctes. Grâce au contrôle qu'elle exerçait sur les harpies, elle conservait son statut d'allié précieux. Rusée petite salope. Et ce seraient les harpies qui en supporteraient les conséquences. L'ersatz de bec s'entrouvrit. Rocio n'était plus capable d'esquisser un sourire satisfait, mais l'intention y était. La coercition engendre toujours le mécontentement. Il n'aurait pas de mal à trouver des alliés. Il renonça à son aspect d'oiseau comme il virait autour du spatioport contrarotatif de Monterey. Le Min-dori se posa sur l'une des plates-formes de la corniche et accueillit avec reconnaissance les tuyaux tendus vers son ventre. Ses membranes musculaires se contractèrent autour des sceaux d'accès, et l'épais fluide nutritif coula dans les vessies de réserve presque vides. Cette procédure ne faisait que souligner la vulnérabilité de l'astronef biotek. Le voyage avait été si long que le subconscient de Rocio ne cessait de le presser de se nourrir, et il n'avait aucun moyen d'analyser la substance qu'ingéraient ses tuyaux. Kiera aurait pu lui servir n'importe quoi, de l'eau pure ou un poison mortel. Ses sens limités et ses glandes filtrantes lui assuraient que ce fluide était bon, mais il ne pourrait jamais en être sûr. Cette situation était intolérable. Et alors ? songea-t-il avec amertume. Le chantage est toujours intolérable. La rébellion commença aussitôt. Rocio ordonna à ses processeurs bioteks d'ouvrir un canal vers le réseau de communication de l'astéroïde. Il n'avait aucun accès aux systèmes de défense ; l'Organisation avait protégé son architecture aussi soigneusement que l'avaient fait avant elle les forces de Nouvelle-Californie. Cependant, un grand nombre de banques de mémoire et de processeurs civils restaient accessibles. Il entreprit d'étudier les informations disponibles et se brancha sur diverses caméras pour examiner les lieux. Un bus s'avançait sur la corniche, et son boyau-sas en forme de trompe d'éléphant se tendait vers le module de vie du Min-dori. À l'intérieur de la harpie, les Nocturnes fonçaient récupérer leurs bagages dans les cabines. Une file d'attente de gamins excités se forma devant le sas principal. Choi-Ho et Maxim Payne l'encadraient, un sourire placide aux lèvres. Lorsque l'écoutille s'ouvrit dans un nuage de vapeur, les gosses poussèrent un hoquet de ravissement. Kiera en personne était venue les accueillir. Son corps superbe était moulé dans une robe écarlate, ses longs cheveux cascadaient sur ses épaules couleur de miel. Et son sourire était aussi enchanteur que sur l'enregistrement. Ils défilèrent devant elle, comme sonnés, les yeux écarquillés, tandis qu'elle les saluait tous l'un après l'autre. Quelques-uns réussirent à marmonner une réponse. - Ça s'est relativement bien passé, dit-elle à Choi-Ho et à Maxim une fois que tout le monde eut débarqué. On a eu droit à quelques émeutes quand les passagers se sont rendu compte qu'ils n'étaient pas à Valisk. Pour de prétendus désespérés, ils peuvent être sacrement méchants. Il y a eu pas mal de dégâts, et c'est coton de remplacer les éléments de ces modules de vie. - Que faisons-nous maintenant ? demanda Maxim. - J'ai toujours besoin de bons officiers. Ou alors, vous pouvez rejoindre l'Organisation si ça vous tente. Capone cherche à recruter des soldats pour maintenir l'ordre sur la planète. Vous serez aux avant-postes de son empire, conclut-elle d'une voix mielleuse. - J'aime bien ce que je fais en ce moment, dit Choi-Ho d'une voix neutre. Maxim s'empressa d'opiner. Kiera examina leurs esprits. Elle y perçut une pointe de ressentiment, ce qui n'avait rien d'étonnant. Mais ils avaient bel et bien capitulé. - Bon, c'est d'accord. Maintenant, conduisez-moi ces morveux dans l'astéroïde. Ils n'auront pas de soupçons si on les accompagne. Elle ne se trompait pas. Sa seule présence suffit à berner les malheureux Nocturnes, dont aucun n'eut l'idée de demander pourquoi on avait opacifié les vitres du bus. Ce fut seulement lorsqu'ils se retrouvèrent dans une nouvelle série de sas qu'ils commencèrent à se douter de quelque chose. Ils étaient tous originaires de colonies-astéroïdes, et l'équipement qui les entourait leur était horriblement familier. Les habitats étaient censés être différents, vierges de toute cette mécanique si encombrante. Lorsqu'ils arrivèrent dans le hall principal, les plus âgés étaient sérieusement inquiets. Les gangsters de l'Organisation les attendaient. Il leur suffit de corriger les deux adolescents les plus rebelles pour étouffer toute résistance. Les Nocturnes furent bientôt divisés en groupes conformément aux instructions préparées par Leroy et Emmet. Ce fut dans un brouhaha de cris et de sanglots que les prisonniers furent poussés dans les couloirs. Comme l'Organisation restait une structure à dominante masculine, les garçons les plus âgés furent conduits à Patricia Mangano, qui allait superviser leur possession par de nouveaux soldats. Les filles les moins séduisantes les suivirent. Quant aux beautés, elles furent envoyées au bordel, où elles seraient à la disposition des soldats de l'Organisation et des collaborateurs non possédés. Les enfants - c'est-à-dire les garçons et les filles encore impubères ou n'ayant atteint la puberté que depuis un ou deux ans - furent acheminés à la surface de la planète, où Leroy les exhiba aux journalistes, affirmant qu'Ai les avait arrachés aux griffes des Nocturnes par pur esprit de charité. L'image brouillée d'une fille de dix-sept ans en pleurs bousculée par un mafioso en costume trois-pièces armé d'une mitraillette disparut de l'écran du bloc-processeur. - Je ne trouve plus de caméras en état de marche dans cette section, annonça Rocio. Voulez-vous que je retourne au hall d'arrivée ? Jed dut dénouer les muscles de sa gorge avant de pouvoir répondre. - Non. Ça ira comme ça. Lorsque le possesseur de la harpie leur avait montré les premières images volées aux caméras, Jed avait eu une violente envie de sortir de leur minuscule refuge. Kiera était à bord ! À peine à trente mètres de là. Soudain, il s'était demandé ce qu'il foutait dans ce réduit, coincé entre deux réservoirs couverts de buée, le front maculé par la poussière des câbles électriques. Voir Kiera lui avait rappelé ses extases de naguère. Et elle souriait ! Un ange aurait pu lui envier sa beauté et sa compassion. Puis ce dingue de Gerald s'était mis à entonner : " Monstre, monstre, monstre, monstre ", comme s'il lui jetait un sort. Beth frictionnait le bras du vieux schnoque en lui disant : " Tout ira bien, vous la retrouverez. " II aurait voulu leur hurler qu'ils étaient bêtes à pleurer, tous les deux. Puis le dernier Nocturne était monté dans le bus et le sourire de Kiera s'était effacé, pour être remplacé par une hideuse expression de mépris proche de la cruauté. Les paroles qu'elle avait alors prononcées étaient horribles à entendre. Rocio avait dit vrai. En dépit de l'évidence, une partie de Jed avait toujours envie de croire en ce sauveur divin, en cette promesse d'un monde meilleur. Il savait désormais que ce n'était que du vent. Pire, ça n'avait jamais été que du vent. Même Digger avait eu raison. Ce connard de Digger, nom de Dieu ! Jed n'était qu'un gamin débile brûlant du désir de s'évader de Koblat. Si Beth et les deux fillettes n'avaient pas été avec lui, il aurait éclaté en sanglots. À ses yeux, les scènes qui se déroulaient dans le hall étaient bien moins horribles que la vision du sourire de Kiera qui s'effaçait. Lorsque le visage de Rocio Condra réapparut sur le bloc, Gari et Navar sanglotaient, blotties dans les bras l'une de l'autre. Beth ne cherchait nullement à dissimuler les larmes qui coulaient sur ses joues. Gerald était retombé dans son apathie habituelle. - Je suis navré, dit Rocio. Mais je me doutais qu'il allait arriver quelque chose comme ça. Si cela peut vous réconforter, je me retrouve dans une situation similaire. - Similaire ? grogna Beth. Réconforter ? Certaines de ces filles étaient mes amies, bon sang. Comment pouvez-vous comparer leur sort avec le vôtre ? Votre complaisance est écourante. - Elles sont obligées de se prostituer pour survivre. Je dois livrer combat à des forces hostiles, risquant ainsi ma vie et celle de mon hôte, si je veux continuer à exister dans cet univers. Oui, je pense qu'il y a une similarité, que vous le voyiez ou non. Beth oublia son chagrin le temps de lancer un regard noir au bloc-processeur. Jamais elle ne s'était sentie aussi terrorisée, même lorsqu'elle avait été agressée par ces hommes dont Gerald l'avait sauvée. - Qu'est-ce qu'on fait maintenant ? demanda Jed d'un air morose. - Je n'en suis pas sûr, répondit Rocio. De toute évidence, nous devons trouver une nouvelle source de fluide nutritif, pour moi mais aussi pour les harpies qui se rangeront à mes côtés. Avant d'être en mesure d'agir dans ce sens, il me faudra rassembler d'autres informations. - Est-ce qu'on est obligés de poireauter ici ? - Non, bien sûr que non. D n'y a plus personne dans le module de vie, vous pouvez sortir. Cinq minutes d'efforts et de contorsions leur furent nécessaires pour s'extirper de leur cachette. Jed fut le premier à émerger dans la salle de bains. Il s'empressa de dégager les autres, et ils s'aventurèrent dans le corridor central en jetant autour d'eux des coups d'oeil anxieux, doutant de la parole de Rocio quand il leur affirmait qu'ils étaient seuls à bord. Une fois dans le grand salon de proue, ils contemplèrent la corniche d'accostage par le hublot. L'enfilade de plates-formes se déployait devant eux, telle une longue ligne incurvée de champignons gris argent poussant à même la roche et baignés par une lueur jaune. On aurait pu se croire dans une zone de désolation postindustrielle n'eussent été les trois autres harpies en train de se nourrir. Quelques techniciens s'affairaient autour des nacelles de transport de l'un des astronefs, mais, à part ça, ni rien ni personne ne bougeait. - Donc, on attend, dit Beth en s'affalant sur un canapé. Jed colla son nez au hublot, tentant de distinguer la paroi rocheuse derrière la corniche. - Sans doute, fit-il. - J'ai faim, se plaignit Gari. - Eh bien, va manger, dit Jed. Je ne vais pas t'en empêcher. - Viens avec nous. Il se retourna et, voyant l'expression apeurée de sa sour, lui adressa un sourire rassurant. - D'accord, pas de problème. Rocio ne s'était pas donné la peine d'appliquer son énergie imaginative à la cuisine, s'abstenant de toucher au métal et au matériau composite des meubles et de l'équipement. Malheureusement, les lieux semblaient avoir été pillés par une armée de barbares. Plusieurs dizaines de sachets vides jonchaient le sol, parfois collés par un liquide poisseux. Les portes des placards étaient ouvertes sur le vide. La minuterie d'un four à induction tintait sans se décourager. Au bout de dix minutes, ils avaient déniché quatre boîtes de lait chocolaté, un sachet de céréales déshydratées et trois tranches de pizza lyophilisée avec une ration supplémentaire d'anchois. Jed considéra ce butin d'un air consterné. - Bon Dieu, il n'y a plus rien à bouffer. Il savait ce que ça signifiait : l'un d'eux allait devoir s'introduire dans l'astéroïde pour en rapporter des provisions. Devinez qui serait désigné pour cette mission. Jay se réveilla dans un lit merveilleusement douillet, enveloppée dans un doux cocon de draps propres à l'odeur de lavande. Elle se trouvait dans cet état de chaleur languide qui suit toujours une nuit de profond sommeil. Elle se blottit entre les draps, profitant au maximum de cette plénitude. Un petit objet, plus dur que l'oreiller, s'était glissé sous son épaule. Sa main se referma sur lui. Une fourrure rêche lui chatouilla les doigts. Plissant le front, elle attira à elle la... poupée. Chère vieille chose. Elle sourit et allongea Prince Dell à côté d'elle. Se blottit de plus belle. Ses yeux s'ouvrirent en grand. Une brume lumineuse s'insinuait entre les rideaux bleu marine. Elle éclairait une jolie chambre tout en bois, dont le plafond incliné était soutenu par tout un échafaudage de poutres. Les cloisons, peintes d'un vert soyeux, étaient décorées par des tableaux, le plus souvent des paysages exécutés à l'aquarelle, ainsi que par des photos sépia montrant des personnages vêtus de costumes antiques. Dans un coin se trouvait un lavabo en céramique, aux robinets de cuivre, avec une serviette accrochée à côté. Une chaise en osier était placée au pied du lit, avec deux gros coussins sur son siège. On entendait en fond sonore le bruit des vagues se brisant sur la plage. Jay repoussa ses draps et descendit du lit. Ses pieds se posèrent sur un tapis bien chaud et elle trottina jusqu'à la fenêtre. Elle leva un coin du rideau, puis l'ouvrit en grand. La plage était juste devant elle, une bande d'herbe suivie par une bande de sable blanc et, derrière, une mer turquoise s'étendant jusqu'à l'horizon embrumé. Au-dessus de celui-ci se déployait un ciel d'azur, découpé en deux par cet étonnant chapelet de planètes argentées. Elle poussa un petit rire de joie. C'était bien vrai, vrai de vrai. La porte de sa chambre donnait sur le couloir principal. Jay courut jusqu'à la véranda au-dehors. L'ourlet de sa chemise de nuit caressait ses pieds nus, Prince Dell était blotti au creux de sa main. Une vague de chaleur humide déferla sur elle en même temps que l'éclat du soleil. D'un bond, elle sauta dans l'herbe, se mit à danser et à crier. Le sable était si brûlant qu'elle battit en retraite. Elle lança à l'eau miroitante un regard exaspéré. Comme elle aurait aimé piquer une tête tout de suite ! Haile allait adorer cet endroit. - Je te souhaite le bonjour, jeune Jay Hilton. Jay sursauta et se retourna. L'un des globes pourpres qu'elle avait vus la veille flottait cinquante centimètres au-dessus de sa tête. Elle plissa le nez, intriguée. Cette créature semblait avoir été conçue par un spécialiste des graffitis, qui lui avait infligé deux points noirs en guise d'yeux, surmontés de sourcils tracés d'un seul trait ; un demi-cercle définissait son nez, la bouche se réduisant à une ligne délimitée par des fossettes. - Qui êtes-vous ? demanda-t-elle. - Eh bien, je m'appelle Mickey. Je suis un fournisseur universel. Mais un fournisseur spécial, puisque je suis uniquement à ton service. Le mouvement des lèvres était fidèle à l'intonation de la voix. - Ah bon ? fit Jay, soupçonneuse. (Ce visage stupide était trop béat à son goût.) Qu'est-ce que ça fait, un fournisseur universel ? - Eh bien, je fournis, évidemment. - Tu es une machine. - Ben oui, dit le globe avec une joie pataude. - Je vois. Alors, qu'est-ce que tu fournis ? - Tout ce que tu voudras. N'importe quel objet, y compris ceux qui se mangent. - C'est stupide. Tu es tout petit. Et si je voulais... un wagon de vidtrain ? - Pourquoi voudrais-tu cela ? Jay eut un sourire suffisant. - Parce que. Pour faire une démonstration. Les traits du globe exprimèrent une obéissance résignée. - Oh. Okay d'accord. Il me faudra environ un quart d'heure pour le fabriquer. - C'est ça, fit Jay. - Hé ! Il y a plein de rouages compliqués là-dedans. - Mais oui. - Si tu avais demandé quelque chose de simple, je l'aurais fourni tout de suite. - D'accord. Je veux la statue de Diana, celle de l'arche de Paris. Ce n'est qu'un tas de roche. - Fastoche. - Euh... Mickey s'envola au-dessus de la plage, trop vite pour qu'elle le suive des yeux. Elle se retourna juste à temps pour le voir qui enflait à toute allure. Quand il eut atteint dix mètres de diamètre, son visage grotesque n'avait plus l'air aussi inoffensif. Une paire de souliers émergea en dessous de lui. Ils étaient aussi longs que Jay était grande. Mickey s'éleva lentement, révélant des jambes, une taille, un torse-La statue de quinze mètres de haut contemplait sereinement l'océan kiint. Ses épaules étaient maculées de crottes de pigeons. Au-dessus de sa tête, Mickey reprit sa taille initiale et redescendit auprès de Jay. Sa bouche rudimentaire esquissait un sourire de chat content de lui. - Qu'est-ce que tu as fait ? hurla Jay. - Je t'ai fourni ta statue. Qu'y a-t-il, ce n'est pas la bonne ? - Non ! Si ! Elle jeta autour d'elle des regards frénétiques. On apercevait quelques silhouettes autour des autres villas et du grand bâtiment blanc, mais, heureusement, personne ne semblait avoir remarqué quoi que ce soit. Pour le moment. - Débarrasse-toi de ça ! ordonna-t-elle. - Oh. Charmant. Mickey se remit à enfler. À une telle échelle, sa moue de déception était positivement sinistre. Le globe engloutit la totalité de la statue. Il n'en resta plus que deux traces de pas géantes dans le sable. - Tu es cinglé, lança Jay comme le globe reprenait sa taille initiale. Complètement cinglé. On devrait te désactiver. - Mais pourquoi ? ! - Pour avoir fait ça. - Moi, je fais ce qu'on me dit de faire, grommela-t-il. Je suppose que tu souhaites aussi annuler le vidtrain ? - Oui ! - Tu devrais te décider une bonne fois pour toutes. Pas étonnant qu'ils ne veuillent pas introduire des appareils comme moi dans la Confédération. Pense à toutes les statues que tu laisserais sur ton passage. (Sa voix prit une tonalité quasi hystérique.) Est-ce qu'il y a des humains sur cette planète ? Oui, on voit tous les obélisques qu'ils ont plantés pour remplacer les arbres. - Comment as-tu fait ça ? demanda-t-elle sèchement. Comment fonctionnes-tu ? Je parie que tu n'es jamais allé sur Terre, comment sais-tu à quoi ressemble la statue de Diana ? La voix de Mickey redevint normale. - Les Kiints ont une bibliothèque géniale. Il y a plein de trucs archivés dedans, y compris toutes vos encyclopédies. Il m'a suffi de localiser le schéma directeur dans une mémoire. - Et tu as fabriqué la statue à l'intérieur de toi ? - Ça ne marche qu'avec les petits trucs. Sitôt dit, sitôt fait. Mais les trucs plus gros doivent être assemblés dans une usine à grande vitesse. Quand ils sont prêts, on les expédie à destination par mon intermédiaire. Simple comme bonjour. - D'accord. Question suivante : qui a décidé de te donner cette voix ridicule ? - Comment ça, ridicule ? Elle est splendide ! - Eh bien, euh... tu ne parles pas comme un adulte, pas vrai ? - Ah ! tu t'es entendue ? Sache, mademoiselle, que ma personnalité est appropriée à celle du compagnon d'une jeune fille de ton âge. On a passé toute la nuit à fouiller cette bibliothèque pour voir à quoi je devais ressembler. Tu as une idée de l'effet que ça fait de se taper huit millions d'heures d'AV de chez Disney ? - Merci de ton obligeance. - Je suis là pour ça. On est des partenaires, toi et moi. Le sourire de dessin animé refit son apparition. Jay croisa les bras et lança au globe un regard noir. - Très bien, partenaire, je veux que tu me fournisses un astronef. - C'est encore pour faire une démonstration ? - Peut-être. Je me fiche du type et de la marque ; mais je veux pouvoir le piloter moi-même, et je veux qu'il ait assez d'autonomie pour me ramener dans la galaxie de la Confédération. Mickey cligna lentement des yeux, comme si des volets léthargiques se refermaient sur eux. - Navré, Jay, dit-il à voix basse. Je ne peux pas. Je le ferais bien, vraiment, mais le patron a dit non. - Tu n'es pas terrible, comme compagnon. - Que dirais-tu d'une glace au chocolat et aux amandes ? Miam-rniam ! - À la place d'un astronef? Non merci. - Allez, je sais que t'en as envie. - Jamais avant le petit déjeuner, merci. Et elle lui tourna le dos. - Bon, d'accord, et un gigantesque lait-fraise, avec plein et plein de... - Tais-toi. Et tu ne t'appelles pas Mickey, en plus. Alors ne fais donc pas semblant. Il resta silencieux et Jay se fendit d'un sourire ; sans doute ses traits rudimentaires affichaient-ils une expression consternée. On l'appela depuis la villa. Tracy Dean lui faisait des signes depuis la véranda. Elle était vêtue d'une robe jaune pâle, avec un col en dentelles, désuète mais élégante. Jay se dirigea vers elle, sachant parfaitement que le fournisseur universel la suivait comme son ombre. - Ce visage n'était pas une bonne idée, hein ? dit Tracy d'une voix amusée lorsque la fillette l'eut rejointe. Je m'en doutais. Quand on a vu tout ce que tu as vu, ce genre de détail est de trop. Mais ça valait la peine d'essayer. (Soupir.) Programme annulé. Voilà, ce n'est plus qu'un fournisseur ordinaire. Et il ne te parlera plus comme à un bébé. Jay jeta un coup d'oeil à la sphère pourpre, dont la surface était maintenant uniforme. - Je ne voulais pas vous embêter. - Je sais, ma chérie. Allez, viens t'asseoir. Je t'ai préparé ton petit déjeuner. On avait posé une nappe blanche sur la petite table près de la balustrade en fer forgé. Il s'y trouvait des saladiers de style espagnol contenant des fruits et des céréales, une carafe de lait et une de jus d'orange. Plus une théière et une passoire toute cabossée. - Du thé de Ceylan de chez Twinings, dit Tracy d'un air jovial comme elles s'asseyaient. Le meilleur pour le petit déjeuner, à mon humble avis. Je m'en suis entichée à la fin du xixe siècle, si bien que j'en ai apporté quelques feuilles avec moi. Maintenant, les fournisseurs me les synthétisent. J'aimerais pouvoir dure que ce n'est pas pareil que les vraies, mais je suis incapable de faire la différence. On va le laisser infuser encore un peu, d'accord ? - D'accord, répondit Jay avec bonne humeur. Si vous voulez. Elle était délicieusement fascinée par cette vieille dame qui avait à la fois la compassion du père Horst et la détermination de Powel Manani. - Tu as déjà bu du thé préparé de cette manière, ma jeune amie ? - Non. Maman achetait toujours des sachets. - Grands dieux. La marche du progrès ne s'accompagne pas toujours d'améliorations, tu sais. Jay versa un peu de lait dans ses céréales, décidant de ne pas poser de questions sur ces flocons aux formes étranges. Une chose à la fois. - Est-ce que les Kiints vivent sur toutes ces planètes ? - Ah ! oui. Je t'avais promis des explications pour aujourd'hui, n'est-ce pas, ma chérie ? - Oui! - Quelle impatience. Mais par où commencer ? (Tracy saupoudra un peu de sucre sur son pamplemousse et y planta une cuillère en argent.) Oui, les Kiints vivent sur toutes ces planètes. Ce sont eux qui les ont construites, tu sais. Pas d'un seul coup, mais cela fait fort longtemps qu'ils sont civilisés. Une seule planète n'aurait pas suffi à les abriter tous, tout comme il n'y a plus assez de place sur Terre pour tous les humains. Donc, ils ont appris à extraire de la matière de leur soleil et à la condenser. Un authentique exploit, d'ailleurs, même compte tenu de leur avancée technologique. Cette arche planétaire est l'une des merveilles de cette galaxie. Sur le plan culturel comme sur le plan physique. Toutes les espèces qui découvrent le vol supraluminique viennent ici en pèlerinage. Plus quelques autres. C'est le plus grand centre d'information et de communication de l'univers connu. Et les Kiints connaissent une très grande partie de l'univers, crois-moi. - Le fournisseur m'a dit qu'il y avait une grande bibliothèque. - Il a péché par modestie. Quand on dispose des ressources nécessaires pour satisfaire tous ses besoins matériels, on n'a plus grand-chose à faire excepté développer ses connaissances. C'est ce qu'ils font. Et l'univers est immense. Ça les occupe et ça correspond au but même de la vie. - Qu'est-ce que c'est ? - La vie, c'est l'expérience, et l'expérience, c'est la vie. Je me suis bien amusée le jour où le premier ambassadeur kiint venu de Jobis a dit à la Confédération qu'ils ne s'intéressaient plus au vol interstellaire. Le voyage éveille l'esprit, et ce sont de grands voyageurs. Leur société est vraiment magique, tu sais, ils passent leur temps à développer leur intellect. La meilleure façon que j'aie de te l'expliquer, c'est de dire que la sagesse est l'équivalent de leur unité monétaire, ils la recherchent et l'entassent. Je généralise, bien entendu. Dans une population aussi importante que la leur, il y a forcément des dissidents. Rien à voir avec nos Serpents édénistes, bien sûr ; leurs désaccords sont surtout de nature philosophique. Mais il existe quelques Kiints qui tournent le dos à leurs congénères. Il y a même deux planètes dans cette arche céleste où ils peuvent se réfugier hors de la société centrale. " Quelle que soit la faction à laquelle ils appartiennent, ce sont des êtres fort nobles par rapport à nous. Ce qui, je l'avoue, les prépare tout à fait à affronter la transcendance quand leur organisme périt. Mais, pour être franche, une existence comme la leur est barbante aux yeux d'un être humain. Je ne pense pas que nous irons aussi loin qu'eux dans cette direction. Notre esprit n'est pas configuré comme le leur, Dieu merci. Nous sommes trop impatients et trop querelleurs. Tant mieux pour nous. - Donc, vous êtes humaine ? - Oh ! oui, ma chérie. Je suis humaine. Comme tous ceux qui vivent ici. - Mais pourquoi êtes-vous ici ? - Nous travaillons pour les Kiints, nous les aidons à enregistrer l'histoire humaine. Nous occupons des emplois discrets qui nous permettent d'avoir une bonne vue sur les événements. Jadis, nous étions les domestiques des seigneurs et des rois, ou alors nous étions nomades. Puis, quand est venue l'ère industrielle, nous nous sommes orientés vers les agences de presse. Nous n'étions pas des grands reporters, toujours sur le terrain, mais des employés de bureau ; d'un autre côté, cela nous donnait accès à une avalanche d'informations dont la majorité n'a jamais figuré dans les livres d'histoire. À nos yeux, c'était parfait ; et, aujourd'hui, la plupart d'entre nous travaillent toujours dans les médias. Si tu veux, je te montrerai comment utiliser le projecteur AV : toutes les émissions humaines sont archivées dans la bibliothèque de l'arche. Ça m'a toujours fait rire : si les services du marketing avaient une idée de la véritable étendue de leur audience ! - Les Kiints s'intéressent tant que ça à nous ? - À nous, aux Tyrathcas, aux Laymils, et à des xénos dont tu n'as jamais entendu parler. Ils sont fascinés par la conscience, vois-tu. Ils ont vu tellement d'espèces conscientes s'étioler et disparaître, ou alors s'autodétruire. Ces pertes sont tragiques pour les espèces qui connaissent la réussite et la prospérité. Nous sommes tous différents, vois-tu, ma chérie. La vie en elle-même est précieuse, mais la conscience est le plus beau cadeau que nous ait fait l'univers. Donc, ils s'efforcent d'étudier toutes les entités qu'ils rencontrent ; ainsi, si elles ne survivent pas, leurs connaissances ne seront pas entièrement perdues pour nous. - Comment avez-vous fait pour travailler pour eux ? - Les Kiints ont découvert la Terre alors qu'ils exploraient notre galaxie, il y a environ deux mille cinq cents ans. Ils ont prélevé des échantillons d'ADN sur quelques personnes. Nous avons été clones à partir de là, avec quelques altérations. - Lesquelles ? demanda Jay. Elle était impatiente d'entendre la suite de cette histoire, de découvrir de nouveaux secrets. - De toute évidence, nous vieillissons moins vite que vous ; et nous sommes équipés d'une sorte d'affinité ; des petits détails de ce genre. - Ouaouh ! Et vous êtes allée sur Terre après votre naissance ? - Quand je suis arrivée à l'âge adulte. Nous devions d'abord être éduqués à la kiint. Quand ils ont affaire à une autre espèce, en particulier une espèce primitive, leur règle d'or est la non-intervention. Ils avaient peur que nous nous rangions dans le camp des indigènes par excès de compassion. Auquel cas nous aurions introduit sur Terre des idées trop en avance sur leur temps ; imagine, par exemple, ce qui se serait passé si l'Invincible Armada avait été équipée de radars météo. C'est aussi pour ça qu'ils nous ont rendus stériles ; c'était censé nous aider à rester impartiaux. - Mais c'est horrible ! Tracy contempla l'horizon avec un sourire neutre. - Il y a des compensations. Oh, ma chérie, si tu avais vu ne serait-ce qu'une partie de ce que j'ai vu ! L'Empire du Milieu à son apogée. Les habitants de l'île de Pâques en train d'ériger leurs statues. Les chevaliers en armure défendant leurs minuscules royaumes. Les cités incas émergeant de la jungle. J'étais une humble servante à Runnymede quand le roi Jean sans Terre a signé la Grande Charte. Puis j'ai vécu au sein de la noblesse pendant que la Renaissance faisait fleurir l'Europe. J'agitais un mouchoir le jour où les caravelles de Colomb ont appareillé pour traverser l'Atlantique ; et j'ai craché sur les tanks nazis qui ravageaient l'Europe. Trente ans plus tard, à Cocoa Beach, j'ai pleuré en voyant Apollo 11 s'envoler pour la Lune tellement j'étais fière de notre réussite. Et j'étais à bord du spatiojet qui a conduit Richard Saldana à la surface de Kulu. Tu n'as aucune idée de la vie merveilleuse que j'ai vécue. Je sais tout, tout ce dont sont capables les humains. Nous sommes une bonne espèce. Pas la meilleure, pas à l'aune des Kiints, mais tellement préférable à bien d'autres. Et merveilleusement unique. Elle renifla et se passa un mouchoir sur les yeux. - Ne pleurez pas, murmura Jay. S'il vous plaît. - Excuse-moi. T'avoir ici, près de moi, et savoir tout ce que tu pourrais accomplir si on t'en donnait la chance, ça me fait encore plus de peine. C'est tellement injuste. - Que voulez-vous dire ? (Jay s'inquiétait de voir la vieille dame aussi troublée.) Les Kiints ne vont pas me laisser rentrer chez moi ? - Ce n'est pas ça, répondit Tracy en lui tapotant la main, un sourire courageux aux lèvres. C'est ce qui risque de rester de ton chez-toi. Ça n'aurait pas dû se passer comme ça, vois-tu. La découverte des différents états énergétiques et de leur signification survient beaucoup plus tard dans le développement d'une société. L'effort d'adaptation qui est demandé est colossal. Une psychologie de type humain a besoin d'une très longue préparation avant de pouvoir accepter cette vérité, pendant une génération au moins. Et encore est-il nécessaire que la société considérée soit plus avancée que la Confédération. Cette crise est un dramatique accident. Je crains que l'espèce humaine n'y survive pas, ou du moins sans en être gravement affectée. Nous tous, les observateurs kiints, nous voudrions vous aider, à tout le moins orienter les chercheurs dans la bonne direction. Notre conditionnement n'est pas assez fort pour réprimer de tels sentiments. - Alors pourquoi vous ne le faites pas ? - Même si les Kiints nous le permettaient, cela ne servirait à rien. J'ai fait partie de notre histoire, Jay. Je nous ai vus évoluer, passer de l'état de barbares crasseux à celui de civilisés essaimant dans les étoiles. Je suis mieux placée que quiconque pour pressentir ce que nous pourrions devenir si on nous en donnait la chance. Et mon expérience me permet d'intervenir sans que quiconque s'en rende compte. Mais alors que survient le moment le plus crucial de notre évolution sociale, alors qu'on a un besoin vital de mon expérience, voilà que je suis clouée ici. - Mais pourquoi ? demanda Jay d'une voix suppliante. Les frêles épaules de Tracy tremblèrent de frustration. - Oh, ma chérie, tu n'as pas encore compris la nature de cet horrible endroit ? C'est une maison de retraite, bon sang ! La vue apparut soudainement. Pendant plus de vingt minutes, Louise était restée assise sur l'un des sofas du salon, maintenue parmi les coussins par la toile de protection. Ses abdominaux commençaient à souffrir de la posture qui lui était imposée. Puis elle sentit une légère vibration dans le sol comme la capsule se plaçait sur le rail de la tour. On entendit un carillon. Trente secondes plus tard, la capsule jaillit de l'astéroïde Sky-high Kijabe. Elle entr'aperçut des montagnes métalliques d'un blanc proche de l'écru, mais celles-ci disparurent bien vite. Une douce pesanteur vint soulager ses muscles, et la toile se détendit. En dessous d'elle, la Terre luisait d'une lueur opalescente. Il était midi en Afrique, à la base de la tour, et les nuages prenaient d'assaut le continent. Ils semblaient beaucoup plus nombreux que sur Norfolk, bien que le Royaume lointain ait adopté une orbite à plus basse altitude. Ceci expliquait peut-être cela. Louise ne prit pas la peine de chercher les fichiers météo dans son bloc-processeur afin de faire tourner un programme de comparaison. Une telle vue devait être savourée et non analysée. Elle voyait les gigantesques spirales blanches tournoyer et s'entrechoquer. Leur vitesse devait être impressionnante pour que leur mouvement soit visible à une telle distance. Geneviève désactiva sa toile et flotta jusqu'à la fenêtre du salon, se collant contre le verre. - C'est magnifique, dit-elle, le visage rougi par le plaisir. Je croyais que la Terre était toute pourrie. Louise regarda autour d'elle, se demandant comment les autres passagers allaient interpréter la remarque de la fillette. Vu la quarantaine en vigueur, la majorité d'entre eux devaient être originaires de la Terre ou du Halo. Mais personne ne daignait seulement la regarder. En fait, on aurait dit qu'ils évitaient soigneusement de la voir. Elle alla rejoindre Gen. - C'est sans doute aussi faux que tout ce qu'on nous a appris à l'école. Le Halo était visible sur fond de firmament, pareil à un collier de lumière cerclant la planète, au plus ténu des anneaux d'une géante gazeuse. Cela faisait cinq cent soixante-cinq ans que grandes entreprises et consortiums financiers plaçaient des astéroïdes en orbite autour de la Terre. La procédure était à présent standardisée ; on commençait par exploiter les gisements de minerais, puis on creusait les cavernes d'habitation, puis on construisait les stations industrielles à mesure que les ressources s'épuisaient et que l'économie gagnait en sophistication. Près de quinze mille astéroïdes habités occupaient une orbite cislunaire commune, et il en arrivait des nouveaux au rythme de trente-cinq par an. Des dizaines de milliers de spationefs reliaient ces cailloux tournoyants, leurs fusiopropulseurs dessinant dans le vide un essaim de lumière scintillante. Chaque astéroïde formait une petite boule dans cette masse, enveloppée par une nuée de stations industrielles. Louise contempla ce témoin éphémère du commerce et de l'astro-ingénierie. Plus fragile que le pont du ciel de Norfolk au moment de l'Estivage, mais cependant plus imposant. Ce spectacle inspirait confiance. La Terre était forte, bien plus forte qu'elle ne l'avait cru ; et sa force était née d'une richesse plus colossale qu'elle ne pourrait jamais le concevoir. Si nous sommes en sécurité quelque part, c'est bien ici. Elle passa le bras autour des épaules de Geneviève. Tranquillisée, pour une fois. La Terre était presque discrète comparée à la majesté du Halo. Seules les côtes du continent américain donnaient un indice de l'activité humaine et industrielle à la surface de la planète. Elles étaient encore plongées dans l'ombre, dans l'attente du terminateur qui filait sur l'Atlantique ; mais la nuit ne l'empêchait pas de distinguer les zones de population. Les arches étincelaient tels des volcans solaires. - C'est les villes ? demanda Geneviève, tout excitée. - Oui, je pense. - Ouaouh ! Pourquoi l'eau est-elle de cette couleur ? Louise délaissa les taches de lumière sur les terres émergées. L'océan était d'un gris-vert très étrange, tout à fait différent du bleu turquoise des mers norfolkoises quand brillait le Duc à l'éclat si intense. - Je ne sais pas. Ça n'a pas l'air très propre, non ? Je suppose que c'est cette pollution dont on parle tant. Les deux jeunes filles sursautèrent en entendant toussoter derrière elles. C'était la première fois que quelqu'un tentait de communiquer avec elles, exception faite des hôtesses. Elles se retournèrent et découvrirent un homme de petite taille en costume pourpre. Quoiqu'il ne soit pas très âgé, il avait déjà de fines rides sur les joues. Louise fut surprise de constater qu'il mesurait trois bons centimètres de moins qu'elle et qu'il avait un front extrêmement haut, comme si ses cheveux refusaient de pousser au-dessus. - Je sais que c'est grossier de ma part, dit-il à voix basse. Mais vous venez d'un autre système stellaire, n'est-ce pas ? Louise se demanda ce qui les avait trahies. Elle leur avait acheté des vêtements neufs à Skyhigh Kijabe, des combis inspirées de celles des astros mais plus sophistiquées, avec des poches et des boutons. Elle avait vu d'autres femmes en porter et espérait qu'on les remarquerait moins ainsi vêtues. - Oui, dit-elle. Nous venons de Norfolk. - Ah ! Je n'ai jamais goûté vos célèbres Larmes, j'en ai peur. C'est trop cher, même quand on gagne mon salaire. J'ai été navré d'apprendre la perte de votre planète. - Merci. Louise conserva un visage neutre, comme elle avait appris à le faire quand Papa se mettait à crier. L'homme leur dit s'appeler Aubry Earle. - C'est votre premier séjour sur Terre ? s'enquit-il. - Oui, fit Geneviève. On voulait aller à Tranquillité, mais on n'a pas pu trouver de vol. - Je vois. Donc, tout ceci est nouveau pour vous ? - En partie, dit Louise. Elle se demandait ce que voulait cet Aubry. Il ne semblait pas du genre à se lier d'amitié avec deux jeunes filles. Du moins par pur altruisme. - Alors permettez-moi de vous expliquer ce que vous voyez. Les océans ne sont pas pollués, du moins pas gravement ; on a consacré beaucoup d'efforts à leur nettoyage à la fin du xxf siècle. Leur couleur actuelle provient de la présence d'algues. Une variété transgénique qui flotte à la surface de l'eau. Personnellement, je trouve ça horrible. - Mais il y en a partout, dit Geneviève. - Hélas oui. C'est notre principal absorbeur de carbone. Les poumons de la Terre, si vous voulez. Ces algues remplissent le rôle jadis dévolu aux forêts et aux grandes plaines. La végétation surfacique n'est plus ce qu'elle était, aussi le Gouv-central a-t-il introduit ces algues pour nous empêcher de suffoquer. En fait, il s'agit là d'une terraformation plus réussie que celle de Mars. Mais jamais je n'aurais l'affront de le dire à un citoyen lunaire. Il n'y a jamais eu aussi peu de dioxyde de carbone dans notre atmosphère depuis huit cents ans. À votre arrivée, vous respirerez un air d'une pureté remarquable. - Dans ce cas, pourquoi vivez-vous tous dans des arches ? demanda Louise. - À cause de la chaleur, dit Aubry avec tristesse. Avez-vous une idée de la quantité de chaleur dégagée par une civilisation industrielle moderne comptant plus de quarante milliards d'habitants ? (Il désigna le globe terrien.) Titanesque. Suffisamment élevée pour faire fondre les calottes polaires et accélérer la course des nuages. Bien entendu, nous avons pris toutes les mesures préventives possibles et imaginables. C'est ce qui nous a poussés à édifier ces tours orbitales, d'ailleurs, car les aérofreins des spatiojets contribuaient au réchauffement de l'atmosphère. Mais, en dépit de tous nos efforts, il nous est impossible de revenir en arrière. Les courants océaniques ont disparu, ainsi que la couche d'ozone. Et nous n'avons pas la capacité de revenir aux conditions écologiques initiales. Nous devons malheureusement nous contenter de notre environnement actuel. - Et c'est grave ? interrogea Geneviève. Le monde qu'il venait de décrire semblait pire que l'au-delà, bien qu'il n'ait guère semblé affecté par cette situation cata-clysmique. Il contempla la planète avec affection. - C'est le plus beau monde de toute la Confédération. Mais chacun dit la même chose de sa planète natale, je pense. N'est-ce pas ? - J'aime bien Norfolk, dit Louise. - Naturellement. Mais, si je peux me permettre, la Terre est un monde plus bruyant que tous ceux que vous avez pu visiter. - Je sais. - Bien. Faites attention à vous. Les gens n'auront pas tendance à vous aider. C'est notre culture qui veut ça. Louise lui jeta un regard en coin. - Vous voulez dire qu'ils n'aiment pas les étrangers ? - Oh, non. Ce n'est pas ça. Rien à voir avec du racisme. Du moins ouvertement. Sur Terre, chacun de nous est un étranger pour son voisin. C'est parce que nous sommes si nombreux. La vie privée est notre bien le plus précieux. Dans les lieux publics, les gens évitent de parler aux inconnus, ils évitent même de croiser leur regard. Ils les traitent comme ils souhaitent eux-mêmes être traités. Je brise un tabou en vous adressant la parole. Aucun des autres passagers ne l'aurait fait, je pense. Mais j'ai déjà voyagé hors du système solaire, et je sais combien tout doit vous sembler étrange. - Personne ne va nous parler ? demanda Geneviève avec appréhension. - Pas aussi facilement que je le fais. - Cela me convient parfaitement, dit Louise. Elle persistait à se méfier d'Aubry Earle, s'inquiétait à l'idée qu'il leur propose de leur servir de guide. Ça avait mal tourné à Norwich, quand elle avait dépendu du bon vouloir de tante Celina ; Roberto faisait partie de la famille. Earle était un étranger, qui plus est disposé à ignorer les coutumes terriennes quand ça l'arrangeait. Elle lui adressa un sourire distant et s'éloigna du hublot, Geneviève la suivant sans protester. Il y avait dix ponts dans cette capsule, et leurs billets leur donnaient accès à quatre d'entre eux. Elles réussirent à éviter Earle durant le reste du trajet. Toutefois, elle constata qu'il leur avait dit la vérité. Personne d'autre ne leur adressa la parole. Cette isolation était peut-être plus sûre, mais elle rendit les dix heures de voyage considérablement plus ennuyeuses. Les deux sours passèrent un long moment à bavarder tout en regardant la Terre devenir de plus en plus grosse. Louise réussit même à dormir pendant les trois dernières heures de trajet, pelotonnée dans un fauteuil. Gen la réveilla en la secouant. - Ils viennent d'annoncer qu'on va bientôt atteindre l'atmosphère, dit-elle. Louise chassa de son front quelques mèches de cheveux et se redressa. Les autres passagers assoupis se réveillaient eux aussi. Elle ôta sa barrette pour se peigner, puis la remit en place. La première chose à faire une fois en bas serait de se laver la tête. La dernière fois qu'elle l'avait fait dans des conditions correctes, c'était sur Phobos. Peut-être était-il temps de passer chez le coiffeur, d'adopter une coupe plus courte, plus pratique. Mais elle avait passé tellement de temps à entretenir ses cheveux qu'agir de la sorte serait un peu un aveu de défaite. Certes, à Cricklade, elle avait tout le temps de se pomponner, et elle avait même une femme de chambre pour l'y aider. Qu'est-ce que je faisais donc de mes journées à l'époque ? - Louise ? demanda Geneviève d'une voix prudente. Elle arqua un sourcil en percevant son ton. - Oui? - J'ai une question à te poser, mais promets-moi que tu ne vas pas te mettre en colère. - C'est promis. - Tu ne l'as pas encore dit. - Dit quoi ? - Où est-ce qu'on ira quand on aura atterri. - Oh ! Louise en resta abasourdie. Elle n'avait même pas pensé à leur destination. Fuir High York et Brent Roi, cela seul avait compté. Ce qu'elle devait faire, c'était trouver un lieu où se poser afin de réfléchir à la suite des événements. Sans avoir besoin de consulter son bloc, elle se rappela une ville dont on avait parlé dans ses cours d'histoire ethnique et qui, elle en était sûre, existait encore. - À Londres, dit-elle à Geneviève. Nous irons à Londres. La tour orbitale africaine avait été la toute première, une réussite technologique considérée comme l'égale de la propulsion supraluminique par les comités et les politiciens du Gouv-central qui avaient décidé de sa construction. La manoeuvre de propagande était un peu grossière, mais la comparaison n'en était pas moins fondée. Comme l'avait expliqué Aubry Earle, le but de ces tours était de remplacer les spatiojets et d'éliminer leur influence néfaste sur l'atmosphère déjà bien éprouvée de la Terre. En 2180, lorsque la tour fut enfin inaugurée (avec huit ans de retard), la Grande Dispersion battait son plein, et le trafic de spatiojets était si intense que les météorologues craignaient des armadas de tempêtes encore plus féroces que par le passé. Leurs craintes devinrent bientôt théoriques. Une fois que la tour fut en mesure de fonctionner, sa capacité se révéla supérieure de trente pour cent à celle de toute la flotte de spatiojets. On prévoyait déjà une amélioration avant que la première capsule accoste Skyhigh Kijabe. Quatre cent trente ans plus tard, la tour originelle, une lance en fibre de monocarbone jetée vers le ciel, n'était que l'un des supports centraux de la Tour Afrique. Une colossale colonne grise disparaissant dans les hauteurs, que même les plus puissantes armadas de tempêtes étaient incapables d'ébranler. Sa surface extérieure était parcourue par quarante-sept rails magnétiques, le nombre maximum autorisé par la structure. Il était désormais plus économique de construire de nouvelles tours que d'agrandir encore celle-ci. La tour s'élargissait sur ses cinq derniers kilomètres, les capsules circulant alors dans des tunnels qui les protégeaient des vents, de sorte que le système restait opérationnel sauf dans les conditions météo les plus extrêmes. On n'était plus sûr de savoir où s'achevait la tour et où commençait la spatiogare du Mont Kenya. L'infrastructure de gestion des capsules, qui pouvait traiter chaque jour jusqu'à deux cent mille tonnes de marchandises et soixante-quinze mille passagers, avait poussé autour de la montagne, en devenant une à son tour. Quatre-vingts lignes de vidtrains y convergeaient, faisant de ce lieu le plus important noud ferroviaire du continent. Afin de mieux réguler le flot de passagers, il existait dix-huit halls d'arrivée distincts. Tous étaient conçus suivant le même plan : un long corridor dallé de marbre avec, d'un côté, les portes de sortie des services des douanes et de l'immigration et, de l'autre, des ascenseurs conduisant aux quais des vidtrains souterrains. Un passager connaissant à l'avance l'ascenseur qu'il devait emprunter devait néanmoins franchir les fourches Caudines dressées par quantité de marchands, dont les produits allaient de la paire de chaussettes à l'appartement de luxe. Il était extrêmement difficile de suivre un individu (ou un couple) au sein de cette foule grouillante, même quand on était équipé de gadgets dernier cri. Le B7 ne laissait rien au hasard. Cent vingt agents du DSIG avaient été mobilisés pour cette opération. Cinquante étaient affectés au Hall 9, où les sours Kavanagh devaient débarquer, et leurs mouvements étaient coordonnés par une LA reliée à tous les capteurs de sécurité du bâtiment. Cinquante autres s'étaient mis en route pour Londres dès que Louise avait choisi cette ville pour destination. Les vingt restants se tenaient prêts à intervenir en cas de pépin, changement de programme ou autre impondérable. L'organisation de cette opération avait déclenché de nouvelles querelles au sein du B7 ; tous les superviseurs étaient extrêmement sensibles aux questions d'intégrité territoriale. Afrique-Sud, dans le domaine duquel se trouvait la spatiogare du Mont Kenya, contesta la prétention qu'avait Europe-Ouest à endosser le commandement. Europe-Ouest répliqua que la spatiogare ne représentait qu'une étape pour les deux sours et que, l'opération ayant été décidée à son initiative, il était normal qu'il en assume la responsabilité. Les autres superviseurs savaient qu'Afrique-Sud, bien connue pour son esprit procédurier, n'avait protesté que pour la forme. Europe-Ouest fut investi de l'autorité nécessaire, aussi bien dans la spatiogare que dans toute autre zone où les sours Kavanagh pourraient se rendre par la suite à la recherche de Banneth. Afrique-Sud se rangea à l'avis de la majorité mais se retira sans plus attendre de la sensoconférence. Souriant de son inévitable victoire, Europe-Ouest demanda à l'IA de lui ouvrir un canal illimité. Tandis que les plans de la spatiogare s'affichaient dans son esprit, il entreprit de positionner les agents. Il gardait présents à l'esprit l'heure d'arrivée de la capsule et les horaires de tous les vidtrains en partance de la gare. L'IA détermina tous les trajets possibles et imaginables que pourraient effectuer les deux sours en traversant le hall, allant jusqu'à dresser la liste des boutiques susceptibles d'attirer leur attention. Persuadé que tous les cas de figures prévisibles avaient été pris en compte, Europe-Ouest raviva son feu et s'installa confortablement dans un fauteuil en cuir, un cognac à la main, pour attendre la suite des événements. Signe certain du professionnalisme des cinquante agents du DSIG en poste dans le Hall 9, Simon Bradshaw ne repéra aucun d'eux en dépit de ses instincts affûtés à l'extrême. Âgé de vingt-trois ans, il aurait pu passer pour un adolescent, des traitements aux hormones lui conservant l'allure d'un jeune Noir petit et maigre. Il avait de grands yeux humides qui inspiraient la compassion et qui lui avaient souvent sauvé la mise durant les douze ans qu'il avait passés à écumer la spatiogare du Mont Kenya. Son profil était chargé dans les naneuroniques des flics du coin, ainsi que ceux de plusieurs centaines de voleurs et d'escrocs. Simon altérait ses traits tous les quinze jours au moyen de packages cosmétiques, mais sa taille demeurait la même. Il s'efforçait de modifier sa gestuelle pour éviter que les flics fassent passer leur programme de reconnaissance en mode primaire. Tantôt il s'habillait avec goût et faisait semblant d'être perdu, tantôt il s'habillait décontracté et prenait un air décidé, et d'autres fois il était l'image même de la banalité, quand il ne payait pas un cousin pour qu'il lui prête sa petite soeur de cinq ans qui lui servait de couverture. Mais il ne se fringuait jamais comme un pauvre. Les pauvres n'avaient rien à foutre dans la spatiogare, et même les vendeurs portaient un uniforme et arboraient un sourire benêt. Ce jour-là, c'était d'ailleurs la tenue qu'avait choisie Simon : l'uniforme saphir et écarlate de Cuppamaica, le café des cafés. Le camouflage idéal. Personne ne soupçonnait les vendeurs. Il vit les deux filles dès qu'elles sortirent de la douane. Comme si elles étaient surmontées d'un panneau lumineux proclamant : PROIES FACILES. Elles venaient d'une autre planète, pas de doute. Elles dévoraient des yeux ce qui les entourait, aussi ravies que stupéfaites. La petite se mit à glousser, désignant du doigt les bulles de signalisation qui survolaient la foule comme des libellules en folie, orientant les passagers vers les quais où les attendaient leurs vidtrains. Simon se mit aussitôt en chasse, s'écartant vivement du stand de pâtes près duquel il s'était posté, comme propulsé par un moteur nucléaire. Il avançait d'un pas vif, suivi par un chariot à bagages au moteur bourdonnant et fatigué. Il s'efforçait de ne pas courir, car rien ne pressait vraiment. Mais si l'un de ses confrères repérait ces deux nanas, ça allait être la curée. Louise n'arrivait pas à bouger. Geneviève et elle avaient été emportées par le flot des autres passagers, mais voilà que ses nerfs la lâchèrent une fois franchie la douane. Le hall d'arrivée était gigantesque, une ruche de marbre et de cristal multicolores, saturée de lumière et de bruit. Il y avait sûrement entre ses murs plus de gens qu'on n'en trouvait sur l'île de Kesteven. Ils étaient eux aussi suivis par des chariots à moteur qui ajoutaient encore au vacarme. C'était la compagnie d'exploitation de la capsule qui lui avait fourni cette petite boîte oblongue. Un employé y avait fourré leurs bagages et lui avait tendu une petite carte circulaire. Le chariot, avait-il promis, la suivrait tant qu'elle garderait cette carte sur elle. La même carte ouvrirait ledit chariot une fois qu'elles seraient sur le quai du vidtrain. - Ensuite, il faudra vous débrouiller sans, avait-il conclu. Ne cherchez pas à emporter le chariot dans le vidtrain, ce serait considéré comme un vol. Louise avait juré qu'elle n'en ferait rien. - Comment on va à Londres ? demanda Gen d'une petite voix. Louise considéra la nuée de photons au-dessus de leurs têtes. C'étaient des boules de chiffres et de lettres. Logiquement, il devait s'agir d'informations destinées aux voyageurs. Mais elle ne savait pas comment les déchiffrer. - Au guichet, bredouilla-t-elle. On nous le dura au guichet. De toute façon, on sera bien obligées d'acheter des billets. Geneviève fit un tour complet sur elle-même, scrutant le hall où se pressaient passants et chariots à bagages. - Et où il est, le guichet ? Louise attrapa son bloc-processeur dans son sac à main. - Je vais le trouver, dit-elle d'une voix résolue. Il lui suffirait pour cela d'accéder à un processeur-réseau local et de charger un programme de recherche. Une opération qu'elle avait effectuée cent fois en se formant à cet appareil. En regardant les schémas s'afficher sur l'écran à mesure qu'elle les appelait, elle éprouva un profond sentiment de satisfaction. J'ai un problème et je le résous. Toute seule. Je ne dépends de personne. Elle lança un sourire à Geneviève tandis que le programme de recherche interrogeait les processeurs de la spatiogare. - Nous sommes vraiment sur Terre, souffla-t-elle. On aurait dit qu'elle venait tout juste de s'en rendre compte et, d'une certaine façon, c'était bien le cas. - Oui, fit Geneviève en lui rendant son sourire. Soudain, un jeune homme vêtu d'un uniforme rouge et bleu entra en collision avec elle. - Hé! Il marmonna des excuses peu sincères, fit le tour du chariot à bagages et s'éloigna. Le bloc-processeur signala à Louise qu'il avait localisé les lignes de vidtrains desservies par le Hall 9. Il y en avait soixante-dix-huit. Sans s'énerver, elle entreprit de redéfinir les paramètres de recherche. Facile, facile, facile. Simon avait envie de pousser des cris de joie. Il avait réussi sans problème à détourner l'attention des deux filles en heurtant la plus jeune. L'espace d'un instant, les deux chariots s'étaient confondus aux yeux de ces deux nigaudes, et son accrocheur avait capté le code de leur cartel de verrouillage. Il lutta contre l'envie de se retourner pour vérifier qu'il avait bien piqué leur chariot. Elles allaient avoir une sacrée surprise quand elles arriveraient sur le quai du vidtrain, pour découvrir que leur chariot ne transportait plus que du papier d'emballage. Simon fonça vers les stands des vendeurs. Il y avait un ascenseur de service dans cette zone. Il aurait tout le loisir d'examiner son butin dans un coin tranquille. Il était à dix mètres de son but lorsqu'il repéra les deux personnes qui convergeaient sur lui. Rien à voir avec un simple hasard, elles étaient aussi décidées que des guêpes de combat à tête chercheuse. Fuir ne servirait à rien. Il appuya sur le bouton de l'accrocheur planqué au creux de sa main. Le chariot à bagages des deux filles cessa de le suivre. Il ne lui restait plus qu'à se débarrasser de l'accrocheur dans une poubelle. Plus aucune preuve contre lui. Merde. Comment sa chance avait-elle pu tourner aussi vite ? L'un des flics (si c'étaient bien des flics) courut après le chariot. Simon chercha une poubelle du regard. Sûrement à proximité d'un fast-food. Il fit le tour d'un stand, se retournant pour repérer ses poursuivants. C'est pour cela qu'il ne vit pas le troisième (ou quatrième, ou cinquième) agent du DSIG, une femme qui le heurta violemment. L'espace d'un instant, il sentit une piqûre au torse. À l'endroit précis où elle avait posé sa main. Soudain, ses tripes se frigorifièrent, puis il ne sentit plus rien. Simon baissa les yeux, intrigué, et ses jambes se dérobèrent sous lui. Il avait entendu parler de ce type d'armes, si minuscules qu'elles ne laissaient aucune trace ; mais elles faisaient autant de dégâts qu'une grenade EE. Autour de lui, le monde devenait immobile et silencieux. La femme le fixait depuis les hauteurs, un rictus méprisant aux lèvres. - Tout ça pour deux misérables valises ? hoqueta-t-il, incrédule. Mais elle s'était déjà détournée de lui, s'éloignait avec un calme qui imposait le respect. Une vraie pro. Simon prit conscience qu'il tombait sur le carreau. Le sang jaillit de sa bouche grande ouverte. Un flot de ténèbres vint l'engloutir. Des ténèbres pas tout à fait absolues. Le monde restait à portée de main. Et il n'était pas le seul à l'observer. Les âmes perdues fondirent sur lui pour dévorer cette masse d'angoisse pure qu'était son esprit. - Par ici, dit Louise d'une voix enjouée. L'écran du bloc affichait un plan du hall, qu'elle pensait avoir correctement interprété. Geneviève à ses côtés, elle s'avança parmi les stands et les boutiques. Les deux sours ralentirent le pas pour faire un peu de lèche-vitrines, incapables de comprendre à quoi servaient la moitié des produits proposés au chaland. En outre, sans doute n'étaient-elles pas douées pour se déplacer au sein de cette foule. Des gens leur rentrèrent dedans à deux reprises. Pourtant, Louise prenait soin de regarder où elle allait. Le bloc lui avait appris qu'il n'existait ni guichet ni bureau des renseignements, ce qui lui avait fait comprendre qu'elle raisonnait encore en Norfolkoise. Toutes les informations dont elle avait besoin étaient archivées dans des systèmes électroniques, il lui suffisait de savoir les localiser. Un voyage à Londres en vidtrain coûtait vingt-cinq fusiodol-lars (quinze pour Gen) ; il y avait un départ toutes les douze minutes sur le quai 32 ; on prenait les ascenseurs G à J pour s'y rendre. Une fois qu'elle eut assimilé ceci, elle parvenait presque à interpréter les informations flottant au-dessus de sa tête. Europe-Ouest accéda au sensorium d'un agent pour observer les deux filles en train de s'escrimer sur un distributeur automatique de tickets. Les rétines renforcées de l'agent zoomèrent sur Geneviève, qui se mit à trépigner lorsqu'un ticket sortit de la fente. - Il n'y a donc pas de distributeurs automatiques sur Norfolk, nom d'un chien ? demanda le superviseur du Halo O'Neill. Il avait assuré le suivi de l'équipe d'observation pendant que les sours Kavanagh effectuaient le trajet entre High York et la spatiogare du Mont Kenya, soucieux d'opérer une transition parfaite avec les agents d'Europe-Ouest. La curiosité l'avait ensuite poussé à s'attarder. Il avait dirigé quelques opérations peu orthodoxes en son temps, mais il était impressionné par l'assurance dont faisait montre Europe-Ouest dans la lutte qui l'opposait à Dexter. Europe-Ouest adressa un sourire à son collègue, qui semblait flotter au-dessus du manteau de la cheminée. - J'en doute. Un vieux bonhomme souriant derrière son hygiaphone, c'est davantage dans leurs cordes. Vous n'avez jamais accédé à un sensovidéo récent de Norfolk ? Encore qu'il n'ait pas vraiment besoin d'être récent. Cette planète n'a pas changé d'un iota depuis sa fondation. - Un monde d'arriérés, oui. Un parc d'attractions à thème médiéval. Ces crétins d'anglo-ethniques ont détourné l'éthique de la Grande Dispersion avec leur lubie. - Pas vraiment. La classe dirigeante des propriétaires a maintenu une stabilité qui reste hors de notre portée, en faisant couler à peine le centième du sang que nous répandons pour maintenir l'ordre ici. Dans un certain sens, j'envie ces planètes pastorales. - Pas assez pour y émigrer. - Ça, c'est un coup bas. Indigne de vous. Nous sommes des produits de notre environnement, tout comme les sours Kavanagh. Et au moins ont-elles la possibilité de quitter le leur. - Oui. Mais seraient-elles capables de survivre dans le monde réel ? Il désigna le rapport de situation transmis par les agents sur le terrain. Ce n'était guère exaltant. Ils avaient déjà éliminé cinq personnes - pickpockets, voleurs et autres délinquants - pendant que les deux sours traversaient le hall. L'extermination était la solution la plus simple. Malheureusement, la police locale allait être furieuse en découvrant les cadavres. - À ce rythme, vous allez massacrer encore plus de gens que Dexter pour protéger ces deux oies blanches. - J'ai toujours jugé laxiste la sécurité dans les spatiogares, répliqua Europe-Ouest sur un ton badin. L'image du Gouvcen-tral ne peut que souffrir quand nos hôtes se font détrousser moins de dix minutes après avoir posé le pied sur la planète mère. - Le commun des voyageurs n'est pas affecté. - Ces deux jeunes filles n'ont rien de commun. Mais ne vous inquiétez pas, elles seront à l'abri une fois arrivées à Londres et logées dans un hôtel. Halo-O'Neill scruta le jeune visage bien fait d'Europe-Ouest, amusé de le voir légèrement soucieux. - Cette Louise vous a tapé dans l'oil. - Ne soyez pas ridicule. - Je connais vos goûts en matière de femmes, tout comme vous connaissez mes préférences. C'est exactement votre type. Europe-Ouest agita le verre vieux de trois siècles dans lequel il dégustait son cognac, sans daigner fixer l'image souriante. - Il y a quelque chose de fort séduisant chez elle, je l'admets. Sa naïveté, sans doute. Cette qualité est toujours attirante, en particulier chez une jeune fille aussi belle. Les Terriennes sont si... agressives. Elle a de bonnes manières, elle a reçu une bonne éducation, elle a beaucoup de dignité. Ce qui manque beaucoup à nos chers indigènes. - Ce n'est pas de la naïveté, c'est de l'ignorance pure et simple. - Soyez donc un peu plus charitable. Vous-même seriez complètement perdu sur Norfolk. Cela m'étonnerait que vous soyez capable de participer à une chasse au hax. - Pourquoi voudrais-je, pourquoi voudrait-on aller sur Norfolk ? Europe-Ouest leva son verre et le but d'un trait. - Exactement la réponse que l'on attend d'un être blasé et décadent comme vous l'êtes. Un jour, toute cette planète pensera comme nous, et cela ne cesse pas de m'inquiéter. Pourquoi nous soucions-nous encore de les protéger ? - Nous n'en faisons rien, gloussa Halo-O'Neill. Votre transfert de mémoire a dû dérailler. C'est nous-mêmes que nous protégeons. La Terre est simplement notre citadelle. 6. On aurait dit que l'espace venait de succomber à un sinistre hiver. Monterey entrait en conjonction avec la Nouvelle-Californie et s'enfonçait dans la pénombre, en direction de l'éclipsé totale. Lorsqu'il regardait la baie vitrée de la suite Nixon, Al voyait les ombres au-dessus de lui grossir jusqu'à devenir des flaques de noirceur. La surface plissée de l'astéroïde disparaissait lentement à la vue. Seuls les feux des panneaux de régulation thermique et du réseau de communication lui prouvaient encore que Monterey n'avait pas été arraché à l'univers. De la même manière, la flotte de l'Organisation aurait été invisible sans les balises de navigation des astronefs et l'éclat occasionnel de leurs fusiopropulseurs. Sous ses pieds, la Nouvelle-Californie glissait sur fond de firmament, couronne vert et or nimbant un disque de vide. À cette altitude, on ne voyait ni les lumières des villes, ni le délicat maillage des autoroutes sillonnant les continents. On ne voyait rien, en fait, qui témoigne de l'existence de l'Organisation. Jezzibella lui passa les bras autour du torse pendant qu'elle posait la tête sur son épaule. Un léger parfum boisé imprégna l'atmosphère. - Aucun signe de nuage rouge, dit-elle d'une voix encourageante. Il lui embrassa doucement les doigts. - Non. Ça veut sans doute dire que je suis toujours numéro uno dans le coin. - Bien sûr que oui. - On ne le croirait pas à les entendre râler. Et il n'y a pas que leurs paroles. Leurs pensées aussi en disent long. - Tout ira bien une fois que la flotte sera repassée à l'action. - Mais oui. Et c'est pour quand, à ton avis ? Connard de Luigi, j'aurais dû le descendre pour lui faire payer sa gaffe. Il va nous falloir vingt ou trente jours pour reconstituer nos stocks d'antimatière au niveau nécessaire pour une nouvelle invasion. C'est ce que dit Emmet. Six semaines au bas mot. Nom de Dieu ! Je suis en train de perdre pied, Jez. De perdre pied, bordel ! Elle resserra son étreinte. - Ne sois pas ridicule. Tu devais tôt ou tard tomber sur un os. - Mais je ne peux pas me le permettre. Pas maintenant. Le moral est au plus bas. Tu as entendu ce qu'a dit Leroy. Les équipages de possédés descendent en permission sur la planète et n'en remontent pas. Ils pensent que je vais perdre le contrôle de la situation et qu'ils seront plus en sécurité là-bas. - Demande à Silvano de les remettre au pas. - Peut-être. Mais la répression a ses limites, tu sais. - Tu es sûr de ne pas pouvoir avancer la prochaine invasion ? - Oui. - Alors nous devons trouver autre chose pour occuper les lieutenants et les hommes de troupe. Il se retourna pour lui faire face. Elle portait encore une de ses robes de pute, formée de minces bandes de tissu jaune pâle (il avait des cravates plus larges que ça) et d'une jupe microscopique. Toute cette peau dévoilée ; il avait envie de lui arracher ce chiffon. Comme s'il ne l'avait jamais vue à poil. Mais elle trouvait toujours un nouveau truc pour parader, comme un caméléon dans une galerie des glaces. Une fille sacrement baisable, pas de doute là-dessus. Mais sa manie de lui souffler des idées (ainsi que sa mystique toujours renouvelée) commençait à agacer Al ces derniers temps. Comme si elle était devenue une drogue pour lui. - Quoi donc, par exemple ? demanda-t-il d'un ton neutre. Jezzibella fit la moue. - Je ne sais pas. Quelque chose qui ne mobilise pas toute la flotte mais qui soit quand même efficace. Pas une manoeuvre de propagande comme Kursk ; on doit porter un coup à la Confédération. - Kingsley Pryor va s'en charger. - Peut-être. Mais sa réussite n'est pas garantie, rappelle-toi. - D'accord, d'accord. Al conjura un de ses havanes premier choix et en tira une bouffée. Mais même le cigare lui faisait moins d'effet ces temps-ci. - Alors, comment emmerder les Fédés en n'utilisant qu'une petite partie de la flotte ? - Je ne sais pas. Tu ferais peut-être mieux de convoquer Emmet ; il aura peut-être une idée. C'est son boulot, après tout. Elle lui lança une oillade et se dirigea vers la chambre en sautillant. - Où vas-tu comme ça ? demanda-t-il. Elle lui répondit par un geste de la main. - Cette robe est réservée à ton seul regard, mon chéri. Je sais que tu es fâché quand d'autres que toi me voient comme ça. Et tu auras besoin d'avoir les idées claires pour discuter avec Emmet. Il soupira tandis que la porte se refermait sur elle. Elle avait encore raison. Lorsque Emmet Mordden arriva, un quart d'heure plus tard, Al était de nouveau planté devant la baie vitrée. Le grand salon était plongé dans la pénombre, on ne voyait briller que quelques joyaux rouges enchâssés dans les murs or et blanc. Comme Monterey était passé dans l'ombre de la planète, la baie vitrée se réduisait à un rectangle gris ardoise, devant lequel se découpait la silhouette d'Aï. Son jeune visage était illuminé par la braise orange d'un havane bien entamé. Emmet s'efforça de ne pas montrer son irritation en découvrant la pièce ainsi enfumée. La climatisation du Hilton ne venait jamais totalement à bout de l'odeur de tabac et ça ne valait pas la peine d'utiliser le pouvoir énergétique pour l'éliminer. Sans compter qu'Ai risquait de se sentir insulté. Al leva une main pour le saluer, sans toutefois se retourner. - On ne voit rien aujourd'hui, dit-il en désignant la baie vitrée. Ni le soleil ni les planètes. - Ils sont toujours là, Al. - Ouais, ouais, et je parie que tu vas me dire que j'ai des responsabilités envers eux. - Je n'en ai pas besoin, Al. Tu le sais parfaitement. - Écoute-moi bien, et ne le répète pas à Jez : j'échangerais tout ça contre un petit tour à Chicago. J'avais une grande maison dans Prairie Avenue, tu sais ? Pour ma famille. Une belle rue dans un quartier d'honnêtes gens, avec des arbres et des réverbères. Jamais de problème dans ce quartier. C'est là que je voudrais retourner, Emmet, je voudrais me promener dans Prairie Avenue et entrer de nouveau dans ma maison. C'est tout. Je veux rentrer chez moi. - La Terre n'est plus ce qu'elle était, Al. Et elle n'a pas changé en mieux. Tu ne la reconnaîtrais pas, crois-moi sur parole. - Je ne veux pas de la Terre d'aujourd'hui, Emmet. Je veux rentrer chez moi. Pigé ? - Oui, Al. - Ça te paraît un peu dingue ? - J'avais une copine à l'époque. C'était le bon temps, tu sais. - Ouais. Écoute, j'ai eu une idée. Je me souviens d'un rosbif, je crois bien qu'il s'appelait Wells. Je n'ai jamais lu ses bouquins, hein ? Mais il racontait des trucs qui se passent maintenant, dans ce monde de dingues, des trucs sur les Martiens qui envahissaient la Terre et sur une machine à explorer le temps. Bon sang, s'il est revenu, je te parie qu'il prend un sacré pied. Bref, je me suis posé une question : il a imaginé sa machine au xixe siècle, et les crânes d'ouf de la Confédération savent construire des astronefs. Est-ce qu'ils ont jamais tenté de fabriquer une machine à explorer le temps ? - Non, Al. Le tau-zéro permet de voyager dans l'avenir, mais ça ne marche pas dans l'autre sens. Les théoriciens affirment que c'est impossible. Infaisable. Désolé. Al hocha la tête d'un air songeur. - C'est pas grave, Emmet. Mais je voulais en être sûr. - Est-ce que c'était tout, Al ? - Bon Dieu, non. (Al se retourna, un sourire hésitant aux lèvres.) Comment ça se passe là-bas ? - On tient le coup, en particulier à la surface de la planète. Ça fait trois jours qu'on n'a pas eu besoin de faire donner les plates-formes DS. Certains lieutenants ont même capturé quelques déserteurs. Ils les expédient ici ce soir. Patricia va s'occuper d'eux. Elle parle de faire un exemple. - Bien. Peut-être que ces salopards vont comprendre que le contrat qu'ils ont passé avec moi ne prévoit pas la démission. - Les faucons ont arrêté de larguer leurs bombes furtives et leurs globes-espions. Les harpies de Kiera nous ont débarrassé de ces gadgets, et elles ont fait du bon boulot. - Hum. Al ouvrit l'armoire à liqueurs et se servit un verre de bourbon. Cet alcool était importé d'une planète baptisée Nash-ville. Il n'arrivait pas à croire qu'on ait donné à une planète le nom de cette ville de bouseux. Mais leur gnôle était plutôt raide. - Tu te rappelles que Kiera et ses gars se sont installés dans des bureaux le long de la corniche ? dit Emmet. Maintenant, je sais pourquoi. Ils ont démoli toutes les machines qui fabriquent le fluide nutritif des harpies. Et pas seulement sur Monterey, mais aussi dans tout le système. Le Stryla est allé faire un tour dans tous les astéroïdes que nous contrôlons pour anéantir leurs synthétiseurs de fluide. Le seul qui soit encore en état de marche est gardé par ses soldats. Si les harpies refusent de lui obéir, elles n'ont plus rien à bouffer. Et elles en crèvent. C'est aussi simple que ça. - Rusé, dit Al. Laisse-moi deviner : si nous tentons de nous emparer de la dernière machine qui marche, elle la démolira aussi. - On dirait bien. Il paraîtrait qu'elle est piégée. Je n'aimerais pas courir ce risque. - Tant que les harpies font ce que je veux, Kiera peut rester ici. Mais c'est idiot de sa part de se retrancher comme ça. Elle est encore plus dépendante de moi pour son statut. Si elle doit me soutenir, elle n'a d'importance pour personne d'autre. - J'ai demandé à quelques gars d'examiner les machines qu'elle a démolies. Peut-être qu'on pourrait en reconstituer une, mais ça nous prendrait pas mal de temps. - Le temps commence à me donner la migraine, Emmet. Et ça n'a plus rien à voir avec la machine de Wells. La flotte doit repasser à l'action le plus vite possible. - Mais, Al... Al leva la main et il se tut. - Je sais. On ne peut pas lancer une invasion pour le moment. Pas assez d'antimatière. Mais il y a sûrement autre chose à faire. Je suis franc avec toi, Emmet : les gars sont tellement nerveux qu'ils risquent de se mutiner si on les laisse ronger leur frein encore longtemps. - Je suppose qu'on pourrait organiser quelques raids. Pour que les gens sachent qu'on est encore là. - Des raids sur quels objectifs ? Pake sauter des trucs pour le plaisir, c'est pas mon style. La flotte doit avoir un but précis. - Il y a cette campagne de libération de Mortonridge. La Confédération inonde de sa propagande toutes les villes de Nouvelle-Californie, elle affirme que nous ne pouvons que perdre sur le long terme. Si nous attaquions leurs convois d'approvisionnement, ça aiderait les possédés d'Ombey. - Ouais, fit Al. (Cette idée ne le séduisait guère - pas assez de profits immédiats.) Ce qu'il me faut, c'est un truc qui sèmera vraiment la merde dans la Confédération. Démolir deux ou trois astronefs, ça ne suffira pas. - Eh bien... C'est seulement une idée, Al. Je ne sais pas si ça correspond à ce que tu cherches. Ça dépend du nombre de planètes que tu souhaites contrôler. - L'Organisation doit poursuivre sur sa lancée si elle veut exister. Contrôler des planètes n'est qu'un des aspects du problème. Je t'écoute, Emmet. Kiera comptait huit harpies sur la corniche en contrebas. Toutes en train d'ingérer leur fluide nutritif sur les plates-formes. On avait installé un rotor afin que tous les astronefs puissent se nourrir sur les dix champignons métalliques encore fonctionnels. En voyant ces gigantesques créatures, si puissantes mais si dépendantes de son bon vouloir, Kiera ne put s'empêcher d'évoquer une image religieuse. Elles étaient pareilles à des fidèles venus recevoir le sacrement dispensé par leur prêtresse. Chacune des harpies se prosternait devant elle et, à condition de lui obéir, recevait sa bénédiction et voyait sa survie assurée. Le Kerachel apparut au-dessus de la corniche, surgissant si soudainement de l'ombre qu'on aurait pu croire qu'il venait d'émerger. La harpie, un losange pointu de cent mètres de long, se posa sans hésiter sur la plate-forme qui lui avait été allouée. Sachant que, même si l'astronef ne voyait pas l'expression de son visage, il pouvait percevoir ses pensées, elle lui adressa un sourire arrogant. - Des problèmes ? demanda-t-elle d'une voix distraite. - Le PC de Monterey a surveillé sa patrouille, répondit Hudson Proctor. Aucune déviation par rapport au plan de vol. Huit objets suspects détruits. - Très bien, dit-elle. D'un geste de la main, elle lui fit signe d'entamer la procédure. Hudson Proctor attrapa un micro-casque et se mit à parler. Deux cents mètres au-dessous du salon, ses loyaux équipiers ouvrirent une valve et le fluide précieux se précipita dans le tuyau qui aboutissait à la plate-forme. Une sensation de satisfaction imprégna l'atmosphère à la façon d'une musique de fond lorsque Kerachel commença à absorber sa bouillie. Kiera se sentit de meilleure humeur en percevant le contentement de l'astronef biotek. Il y avait à présent quatre-vingt-sept harpies basées à Mon-terey. Une flottille objectivement impressionnante. Ces derniers jours, elle n'avait pas ménagé ses efforts pour la soumettre. Maintenant, il était à nouveau temps de préparer l'avenir. La position qui était la sienne ici était en fait plus forte que celle dont elle avait joui à Valisk. Si l'habitat était un fief, alors la Nouvelle-Californie était un royaume. Et le souverain de ce royaume paraissait singulièrement inepte à le gouverner. Si elle avait réussi à investir la corniche sans problème, c'était en grande partie grâce à l'apathie qui se répandait dans Monterey. Personne n'avait songé un instant à s'opposer à elle. Ça ne pouvait pas durer. En édifiant son Organisation, Capone avait instinctivement saisi une vérité. Les gens, possédés ou non, avaient besoin d'une structure, d'un ordre dans leur vie. C'était pour cela qu'il était si facile de les faire obéir, car ils en avaient l'habitude et cela les rassurait. Donnez-leur le genre de nirvana qui prévalait dans le domaine où s'enfuyaient les planètes conquises (un nirvana dont l'existence n'avait cependant jamais été prouvée), et ils ne manqueraient pas de dégénérer pour devenir des lotophages. La médaille de l'éternel loisir avait forcément son revers. Si elle voulait être franche avec elle-même, elle devait bien reconnaître qu'elle était terrifiée à l'idée de vivre éternellement. Car l'existence ne manquerait pas de changer de façon irréversible, et elle aurait beaucoup de mal à s'adapter. En fait, il lui faudrait devenir une autre pour y parvenir. Et je ne le permettrai pas. Elle s'aimait telle qu'elle était, elle appréciait ses désirs et sa volonté. Au moins restait-elle peu ou prou humaine à ses propres yeux. L'identité qui était la sienne valait la peine d'être défendue. Farouchement. Capone, lui, n'y arriverait pas. C'était un être faible, que cette pétasse de Jezzibella, une non-possédée, menait par le bout du nez. L'Organisation avait perfectionné une méthode pour contrôler la population de toute une planète. Cette même méthode pouvait être utilisée pour appliquer la politique décidée par Kiera. Les possédés allaient apprendre à vivre avec leur phobie du ciel ouvert. En échange, ils auraient droit à l'existence humaine ordinaire qu'ils désiraient si ardemment. Pas question de se métamorphoser pour devenir une créature non humaine, ce serait trop dangereux. Elle resterait elle-même. Un mouvement interrompit sa méditation. Quelqu'un marchait le long de la corniche, un homme vêtu d'un vidoscaphe orange et blanc avec un casque sphérique. Comparé à une combinaison IRIS, cette tenue était carrément antique. Seule une personne non équipée de naneuroniques pouvait s'en encombrer. - Est-ce qu'il y a des techniciens sur la corniche ? demanda-t-elle. Apparemment, aucune équipe de maintenance ne s'occupait des harpies. - Deux ou trois, répondit Hudson Proctor. On charge des guêpes de combat à bord du Foica, et Varrad a besoin qu'on répare les échangeurs thermiques de son générateur principal. - Oh. Où... - Kiera. (Hudson brandit son micro-casque d'un air excité.) Capone a contacté ses principaux lieutenants. Apparemment, il va y avoir une sorte de raout ce soir. - Vraiment ? (Elle jeta un dernier coup d'oeil à la silhouette en vidoscaphe.) Et moi qui n'ai rien à me mettre. Mais si notre glorieux grand timonier me convoque, je ferais mieux de ne pas le décevoir. À Koblat, les vidoscaphes de ce type étaient appelés des brise-couilles. Jed avait compris pourquoi le jour où il avait dû en porter un lors d'un exercice d'alerte. Il était facile de l'enfiler ; quand il l'avait sorti de l'armoire, il avait l'aspect d'un sac tout flasque trois fois trop grand pour lui. Jed l'avait mis en se tenant debout, les bras et les jambes bien écartés afin que le tissu pende à chacun de ses membres. Puis Beth avait activé le bracelet de contrôle, et le tissu s'était contracté comme un cilice. Son corps tout entier était désormais boudiné dans cette saleté. Le principe était le même qu'avec une combinaison IRIS : aucune bulle d'air ne devait se retrouver coincée entre le scaphe et la peau. Si le vidoscaphe avait contenu la moindre trace de gaz, il se serait gonflé comme un ballon dès que Jed se serait retrouvé dans le vide. Ainsi équipé, il pouvait se déplacer avec une souplesse relative. À condition d'ignorer les tenailles qui lui pinçaient les couilles à chaque mouvement. Pas facile. Hormis ce détail, le scaphe fonctionnait de façon satisfaisante. Il aurait aimé pouvoir en dire autant de son cour. S'il fallait en croire les icônes pourpres et floues projetées sur la visière de son casque, les bandes d'échange thermique du scaphe évacuaient une forte quantité de chaleur. La nervosité et l'adrénaline faisaient battre le sang dans ses artères. Et la présence des gigantesques harpies sur la corniche n'arrangeait rien. Il savait qu'elles percevaient les pensées coupables qui s'agitaient dans son esprit, ce qui ne faisait qu'accroître sa tension. Le serpent qui se mord la queue. Les bulles de plastique et de métal noir accrochées au ventre des astronefs bioteks lui évoquaient des excroissances mécaniques. Armes et capteurs. Il était sûr d'être pisté en permanence. - Ça ne s'arrange pas, Jed, lui dit Rocio. - Comment le savez-vous ? - Pourquoi parlez-vous à voix basse ? Vous utilisez une fréquence radio parfaitement légitime. Si les techniciens de l'Organisation tentent de capter vos émissions, ce dont je doute, ils doivent décrypter les signaux, et ils en sont à mon avis incapables. À leurs yeux, vous êtes l'un des hommes de Kiera, alors que celle-ci vous prend sûrement pour un des sbires de l'Organisation. C'est l'avantage des querelles intestines : personne ne fait jamais attention au troisième larron. - Désolé, fit Jed d'un air contrit. - Je surveille vos fonctions corporelles, et votre rythme cardiaque a encore grimpé. Cette remarque arracha à Jed un frisson qui lui remonta des jambes au torse. - Oh ! merde. Je reviens. - Non, non, tout va bien. Plus que trois cents mètres jusqu'au sas. - Mais les harpies vont me repérer ! - Uniquement si vous ne prenez pas de précautions. Je pense qu'il est temps de faire appel aux ressources de la chimie. - Je n'ai rien apporté. On n'était pas censés avoir besoin de ça à Valisk. - Je ne parlais pas de vos narcotiques de prolos. Le module médical du scaphe vous fournira le nécessaire. Jed ne savait même pas que le vidoscaphe était pourvu d'un module médical. Obéissant aux instructions de Rocio, il tapa une série d'ordres sur le bracelet de contrôle. L'air qui parvenait dans son casque se rafraîchit, et il sentit un léger parfum mentholé. L'effet fut immédiat. La fraîcheur massa doucement les muscles de Jed, lui arrachant un soupir extatique. C'était de la bonne, comme jamais il n'en avait goûté à Koblat. Son esprit était purgé de toute terreur par une infusion apaisante. Il tendit les bras, s'attendant à voir son angoisse quitter son corps par le bout de ses doigts. - Pas mal, déclara-t-il. - Combien en avez-vous pris ? s'enquit Rocio. La voix de la harpie lui parut sèche et agaçante. - J'ai fait ce que vous avez dit, répliqua-t-il sur un ton péremptoire. C'était lui qui dirigeait les opérations, après tout. Deux des icônes de suivi physiologique avaient pris une jolie couleur rosé. Comme des fleurs en train d'éclore, songea-t-il. - Très bien, Jed, continuons, voulez-vous ? - Okay, mon pote. Il se remit en route. Même sa douleur au bas-ventre semblait s'être atténuée. Ce module médical était impec. Les harpies avaient cessé d'émettre leurs ondes menaçantes. L'esprit désormais plus froid, il commença à les considérer d'un autre oeil : clouées sur leurs plates-formes, tétant désespérément leur nectar. Elles n'étaient guère différentes des filles et de lui-même. Son pas se fit plus assuré quand il passa devant les deux dernières. La voix de Rocio se remit à lui donner des instructions, le guidant vers le sas. Des flèches mécaniques poussaient sur la falaise rocheuse derrière la corniche, dégorgeant une arborescence de tuyaux. Des petites fontaines de vapeur jaillissaient à l'horizontale là où ces tuyaux se rejoignaient ou avaient été percés par des micrométéorites, témoignant de la négligence qui affectait l'entretien de Monterey. Des fenêtres étaient creusées dans la roche terne, longs rectangles panoramiques donnant sur des salles d'attente et des bureaux d'ingénieurs. Elles étaient presque toutes opaques, et on y distinguait le reflet des harpies illuminées par les projecteurs. Dans les deux qui étaient éclairées, on ne voyait que des ombres qui se déplaçaient derrière le verre fumé. Véhicules d'entretien, camions et autobus étaient garés un peu n'importe comment au pied de la falaise. Jed s'engagea dans le labyrinthe qu'ils dessinaient, ravi d'y être dissimulé aux regards. Les sas l'attendaient, tunnels obscurs conduisant à l'intérieur de l'astéroïde. Au repaire des possédés les plus redoutables de la Confédération. Son coeur se remit à battre la chamade comme il se rapprochait du but. Il fit halte devant un sas réservé au personnel et actionna une nouvelle fois son bracelet de contrôle. - Attention à ne pas abuser de ces tranquillisants, dit Rocio. Ils sont assez raides, on les a conçus pour aider les victimes d'accidents à rester fonctionnelles. - Vous inquiétez pas, assura Jed. Je tiendrai le coup. - Très bien. Il n'y a personne dans la zone proche de ce sas. Allez-y. - Jed ? (La voix de Beth paraissait suraiguë dans ce casque.) Jed, tu m'entends ? - Oui, ma choute. - Bien. On regarde les écrans, nous aussi. Rocio nous transmet les images des caméras de surveillance, alors on ne te quitte pas des yeux, mon pote. Et il a raison à propos du module médical, vas-y mollo, d'accord ? Je veux partager ce truc avec toi quand tu seras rentré. En dépit de son état, Jed comprit parfaitement ce que signifiait cette promesse. Il avait la démarche d'un conquérant quand il entra dans le sas. Il ôta son casque et avala une bouffée d'air neutre. Ça lui éclaircit un peu les idées, le débarrassant de son euphorie mais pas de sa lucidité. Parfait. Rocio lui donna la direction à suivre, et il s'engagea prudemment dans le corridor. La réserve de provisions était toute proche du sas, naturellement. Rocio avait surveillé le déroulement des opérations chaque fois qu'une harpie accostait. Nombre des astronefs bioteks avaient encore un équipage humain. Les guêpes de combat qu'ils transportaient nécessitaient des codes d'activation et, conformément aux procédures de sécurité en vigueur, Kiera et Capone avaient réparti ces codes entre les possédés. Il en fallait au moins deux pour les activer. Détail significatif, elle n'en avait confié aucun à Rocio. Jed localisa la porte sélectionnée par Rocio et en déverrouilla les attaches. Une bouffée d'air froid transforma son haleine en nuage de vapeur. La pièce qu'il découvrit était découpée en allées par des rangées d'étagères. L'Organisation avait beau prétendre que la production de nourriture sur la Nouvelle-Californie était l'une de ses priorités, il ne restait pas beaucoup de provisions. La production de rations spatiales était l'affaire des entreprises spécialisées ; les miettes devaient être réduites au strict minimum, ainsi que l'encombrement, et la saveur devait tendre vers un maximum. Leroy Octavius avait décidé qu'il ne serait pas rentable de faire redémarrer ce type de production. En conséquence, les astros de la flotte devaient se contenter des vieux stocks, quand ils ne se rabattaient pas sur des sachets ordinaires. - Qu'est-ce qu'il y a là-dedans ? demanda Beth. Il n'y avait pas de caméra dans cette réserve, Rocio devait se fier à ce qu'avaient filmé celles du corridor. Jed avança le long des allées, époussetant diverses boîtes pour mieux lire leurs étiquettes. - Plein de bonnes choses, marmonna-t-il. À condition qu'on aime le yaourt, les cakes à la menthe, les flans au fromage et à la tomate (déshydratés et se présentant sous la forme de sachets ressemblant à des gros biscuits), la mousse au cassis et à la pomme, plus les brocolis, les épinards, les carottes et les choux surgelés. - Oh ! merde. - Qu'y a-t-il ? demanda Rocio. - Rien. Mais ces caisses sont sacrement lourdes. Je vais m'amuser quand il va falloir rapporter tout ça à bord. - Est-ce qu'il y a des oranges au chocolat ? pépia Gari. - Je vais regarder, ma puce, mentit Jed. Il retourna dans le corridor pour rapprocher de la porte de la réserve un chariot abandonné dans le corridor. Il devrait pouvoir passer dans le sas et lui permettre de transporter son butin jusqu'au Mindori. Ensuite, il faudrait hisser les cartons jusqu'à l'écoutille du module de vie. La journée s'annonçait longue. - Quelqu'un vient, annonça Rocio lorsque Jed eut chargé une douzaine de cartons dans le chariot. Il se figea, une caisse de chips lyophilisés dans les bras. - Qui ça ? siffla-t-il. - Je ne sais pas. L'image n'est pas très bonne. Un type de petite taille. - Où est-il ? dit Jed en lâchant son carton. - À une centaine de mètres. Mais il se dirige vers vous. - Merde. Il est possédé ? - Impossible de le dire. Jed fonça se réfugier dans la réserve et en referma la porte. Mais il ne pouvait rien faire pour le chariot. Son coeur se mit à battre à tout rompre tandis qu'il se collait au mur près de la porte - comme si ça allait changer quelque chose. - Il vient toujours par ici, annonça Rocio. Il n'est plus qu'à soixante-dix mètres. La main de Jed rampa jusqu'à la poche placée sur sa hanche. Ses doigts en défirent le sceau et il les y plongea, les refermant sur la masse froide, rassurante, de la crosse du pistolaser. - Trente mètres. Il arrive au croisement de ce corridor. Ne regarde pas ce putain de chariot, pria Jed. Ne le regarde pas, je t'en supplie. Il dégaina le pistolaser et en examina les contrôles tout simples. Le régla sur tir continu, pleine puissance. Inutile de le régler sur répétition, un possédé serait capable de bousiller son système électrique en quelques secondes. Il ne disposerait que d'une seule chance. - Il est dans le corridor. Je crois qu'il a vu le chariot. Il s'arrête devant la porte. Jed ferma les yeux et se mit à trembler comme une feuille. Si c'était un possédé, il allait capter ses pensées. Ils seraient tous conduits devant Capone. Lui serait torturé et Beth serait envoyée dans un bordel. J'aurais dû laisser la porte ouverte, comme ça je lui aurais sauté dessus et je l'aurais pris par surprise. - Ohé ? appela une voix. Une voix de fausset, quasiment féminine. - Est-ce que c'est lui ? chuchota Jed dans son micro. - Oui. Il a examiné le chariot. Maintenant, il est devant la porte. L'attache bougea, se souleva doucement. Jed la fixa de ses yeux horrifiés, regrettant de ne pas pouvoir faire appel au module médical du scaphe. Si le laser ne marche pas, je me suiciderai, décida-t-il. C'est mieux que... - Ohé ? (Cette petite voix semblait bien timide.) Y a quelqu'un ? La porte commença à s'ouvrir. - Ohé? Poussant un cri de rage, Jed s'écarta du mur d'un bond. Il empoigna le pistolaser des deux mains, pivota sur lui-même et tira dans le corridor. Webster Pryor ne dut son salut qu'à deux choses : sa petite taille et le fait que Jed ne savait pas viser. Le rayon laser était fort brillant comparé à l'éclairage du corridor. Jed dut plisser les yeux pour se protéger de son éclat, et il eut du mal à distinguer sa cible. Des flammes blanc-bleu et un nuage de fumée noire jaillissaient du mur en face de lui, creusant un sillon dans le matériau composite. Puis la fumée laissa la place à une cascade de métal en fusion. Il venait de transpercer un conduit de la climatisation. Il vit un petit homme se jeter à terre près de lui alors que son pistolaser cherchait une nouvelle cible. Un cri de panique, une voix suraiguë qui glapit : - Ne tirez pas ! Ne tirez pas ! Jed cria à son tour. Complètement désemparé par la tournure des événements. Il relâcha la pression de son doigt sur la détente. On entendit un grincement inquiétant lorsque le conduit presque cassé en deux se mit à ployer sous son propre poids. Jed considéra la silhouette en veste blanche et pantalon noir couchée sur le sol. - Qu'est-ce qui se passe, nom de Dieu ? Qui êtes-vous ? Un visage terrifié se tourna vers lui. Le visage d'un gosse. - Ne me tuez pas, s'il vous plaît, implora Webster. Je vous en supplie. Je ne veux pas devenir l'un d'entre eux. Ils sont horribles. - Que se passe-t-il ? demanda Rocio. - Je n'en suis pas sûr, marmonna Jed. Il jeta un coup d'oeil des deux côtés du corridor. Rien à signaler. - C'était un laser ? - Ouais. (Il pointa son arme sur Webster.) Tu es possédé ? - Non. Et vous ? - Bien sûr que non ! - Je pouvais pas le savoir, sanglota Webster. - Comment vous êtes-vous procuré cette arme ? demanda Rocio. - La ferme ! Fichez-moi la paix, bon sang. D'accord, j'ai une arme, voilà ! Webster, toujours en larmes, le regardait en plissant le front. - Hein ? - Rien. Jed hésita un instant, puis rengaina le pistolaser. Ce gosse avait l'air inoffensif, même s'il était plutôt bizarre avec sa veste de garçon de café à boutons dorés et ses cheveux gominés. Mais il avait encore plus la trouille que lui. - Qui es-tu ? Il eut droit à un récit entrecoupé de sanglots. Webster et sa mère avaient été capturés lors de la prise du pouvoir par Capone. Ils avaient été détenus dans un hall d'hôtel, en compagnie de plusieurs centaines de femmes et d'enfants. Puis une femme de l'Organisation était venue les chercher. Il avait été séparé de sa mère et on avait fait de lui le serviteur des chefs des gangsters et d'une jolie dame très étrange. Chaque fois que Capone et cette dame prononçaient le nom de son père, iW jetaient des regards dans sa direction. u - Qu'est-ce que tu venais faire ici ? demanda Jed. - On m'a envoyé chercher à manger, répondit Webster. Le cuisinier voulait savoir s'il restait du cygne dans la réserve. - Mais ici, c'est la réserve de rations spatiales, dit Jed. Tu ne le savais pas ? Reniflement de Webster. - Si. Mais si je regarde partout, ça me permet de rester loin d'eux plus longtemps. - Bien. (Jed se redressa et se tourna vers l'une des caméras.) Qu'est-ce qu'on fait ? demanda-t-il, ému par le récit du petit garçon. - Débarrassez-vous de lui, répliqua sèchement Rocio. - Que voulez-vous dire ? - Il représente une complication. Vous avez un pistolaser, non ? Webster le regardait d'un air inexpressif, les yeux rougis de larmes. Triste et impuissant ; il ressemblait beaucoup à Jed quand celui-ci devait rendre les armes devant Digger. - Je ne peux pas faire ça ! s'exclama-t-il. - Qu'est-ce qu'il vous faut, la permission de votre mère ? Écoutez-moi, Jed. Dès qu'il passera à proximité d'un possédé, celui-ci saura qu'il lui est arrivé quelque chose. Ensuite, c'est vous qu'ils viendront chercher. Et c'est vous qu'ils captureront, ainsi que Beth et les deux gamines. - Non. Je ne peux pas. Je ne peux pas. Même si je le voulais. - Que proposez-vous, alors ? - Je n'en sais rien ! Beth ? Beth, tu as entendu tout ce qui s'est dit ? - Oui, Jed, répondit-elle. Tu ne toucheras pas à ce garçon. Nous avons plein de nourriture maintenant, alors ramène-le avec toi. Il viendra avec nous. - Ah bon ? s'enquit Rocio avec mépris. Et où est son vido-scaphe ? Comment est-il censé sortir d'ici ? Jed se tourna vers Webster, complètement dépassé par les événements. - Sors-moi de ce pétrin, bon sang ! - Arrête de te conduire comme un crétin, rétorqua Beth. Tu vas devoir voler un véhicule, c'est évident. J'en ai vu plein dans le coin. Il y en a même quelques-uns qui sont garés près du sas que tu as emprunté. Prends-en un et rejoins l'astronef. Jed aurait voulu se pelotonner dans un coin et vider le module médical. Un véhicule ! Au vu et au su de ce nid de possédés. - S'il te plaît, Jed, reviens, geignit Gari. Je n'aime pas quand tu es parti. - Oui, ma puce, dit-il, trop vidé pour protester. J'arrive. (Il se tourna vers Webster.) Et toi, tu as intérêt à te tenir tranquille. - Vous allez m'emmener ? demanda le petit garçon, émerveillé. - Ouais, en quelque sorte. Jed ne prit pas la peine de ramasser d'autres provisions. Il se mit à pousser le chariot, s'assurant de ne pas perdre Webster de vue. Rocio passa en revue les images et les schémas qui lui étaient accessibles et s'empressa de tracer une route menant aux véhicules de la corniche. Jed et le gamin seraient obligés de prendre un ascenseur pour gagner le niveau des salons, ce qui ne l'enchantait guère. Mais il réussit à leur faire traverser sans incident les sections où des techniciens étaient présents. Le véhicule qu'il leur avait choisi était un petit taxi à cinq places. Assez grand pour contenir le chariot, assez simple pour que Jed puisse le conduire. Il avait regagné le Mindori trois minutes après être sorti du sas. En fait, il lui fallut plus de temps pour attacher le boyau-sas du taxi à l'écoutille du module de vie de l'astronef. Une fois la pressurisation effectuée, Beth, Gari et Navar se précipitèrent pour accueillir le héros comme il le méritait. Beth lui prit le visage entre les mains et lui donna un long baiser. - Je suis fière de toi, lui dit-elle. Jamais elle ne lui avait dit une chose pareille, et elle n'était pas du genre à prononcer de telles banalités. Certes, la journée qu'ils venaient de vivre n'avait rien de banal. Mais ces paroles emplirent Jed de bonheur. Ce bonheur fut quelque peu gâché lorsque les deux fillettes se mirent à lire les étiquettes et virent ce qu'il leur avait rapporté. Le chef cuisinier du Hilton de Monterey avait mis plus de trois heures pour préparer le repas. Al et Jezzibella avaient invité une douzaine de lieutenants et leurs compagnes ou compagnons à cette soirée. Des pâtes avec une sauce aussi bonne que sur Terre (Al y avait personnellement veillé), du cygne farci au poisson, des légumes frais en provenance directe de la planète, des desserts au chocolat bourrés de calories, des fromages corsés, les meilleurs vins et les liqueurs les plus subtiles de la Nouvelle-Californie. Plus un orchestre de cinq musiciens et des danseuses en guise de pousse-café. Chaque invité recevrait en outre des joyaux de vingt-quatre carats (authentiques et non conjurés) sélectionnés par Al lui-même. La soirée devait rester dans les mémoires. Aucun invité ne devait en ressortir déçu. Après tout, Al Capone avait une réputation d'extravagance à entretenir. Ce qu'il ignorait, c'est que Leroy avait dû laisser de côté ses tâches administratives pour s'occuper de tout. D avait passé plus d'une heure à contacter divers employés de l'Organisation pour s'assurer que le personnel et les provisions requis seraient bien acheminés. Le manager obèse était fort soucieux. Les lieutenants et leurs subalternes en poste à la surface de la planète leur assuraient, à Emmet et à lui, que tout se passait à merveille, qu'on leur obéissait au doigt et à l'oil. Mais quelque temps plus tôt, lorsque la flotte était partie à la conquête d'Arnstadt, Leroy avait dû organiser un grand bal avec un délai de huit jours. À cette époque, la planète et les astéroïdes s'étaient mis en quatre pour fournir à Al le meilleur de leur production. La soirée d'aujourd'hui, qui était infiniment plus modeste, lui avait demandé vingt fois plus d'effort. Toutefois, en dépit de la mauvaise volonté qu'on lui avait opposée, la salle à manger de la suite Nixon était l'image même du luxe lorsque Leroy y fit son entrée, le corps boudiné dans un smoking immaculé. Il était accompagné d'une des plus belles pensionnaires du bordel, dont le physique offrait avec le sien un contraste saisissant. Les têtes se tournèrent vers eux dès qu'ils firent leur apparition. Des rouages tournèrent dans les esprits quand Al les accueillit d'un sourire et offrit à la fille un collier de diamants qui fit disparaître son décolleté. Aucun commentaire ne fut prononcé, mais les ondes mentales en disaient long. Monterey était ressorti de l'ombre pour regagner la lumière. Derrière la baie vitrée, le croissant bleu et vert de la Nouvelle-Californie luisait d'un éclat plein de chaleur. Une atmosphère à la fois somptueuse et détendue pour l'apéritif. Les garçons circulaient avec des plateaux d'or et d'argent croulant sous les petits-fours, veillant à ce qu'aucun verre ne se retrouve à moitié vide. Les conversations allaient bon train et Al était partout, en hôte idéal soucieux de ne pas faire de favoritisme. Sa bonne humeur ne s'altéra pas d'un iota lorsque Kiera fit son apparition un bon quart d'heure après tous les autres invités. Elle portait une robe d'été sans manches, d'une simplicité provocante, dont la coupe et le tissu mauve étaient conçus pour mettre en valeur sa silhouette. Sur une fille de l'âge de celle qu'elle possédait, cette tenue aurait respiré le charme et l'innocence ; sur elle, c'était comme une déclaration de guerre adressée à toutes les femmes de l'assistance. Seule Jezzibella, dans sa robe de cocktail classique, parvenait à avoir l'air plus classe. Et, à en juger par le sourire angélique dont elle gratifia sa rivale, elle le savait parfaitement. - Al, mon cher. (Kiera embrassa son hôte sur la joue avec un sourire rayonnant.) Quelle merveilleuse soirée ! Merci de m'avoir invitée. L'espace d'une seconde, Al se demanda si elle n'allait pas le mordre à la jugulaire. Une supériorité glacée imprégnait ses pensées. - La soirée aurait été moins belle sans vous, lui dit-il. Jé-sus, et dire qu'il avait eu envie de coucher avec elle. Sa bite se serait gelée en la pénétrant, et elle l'aurait cassée en deux. Il frissonna à cette idée. Puis il fit signe à un garçon. Celui-ci devait avoir quatre-vingt-dix ans bien tassés, le portrait craché du majordome british pétri de dignité. Le jeune Webster aurait dû être à sa place, c'aurait été plus mignon. Mais Al n'avait pas vu le gosse de toute la soirée. Le vieux débris se dirigea vers lui, portant un plateau de velours noir sur lequel reposait un collier de saphirs aux lignes arachnéennes. - C'est pour moi ? s'exclama Kiera. Mais c'est adorable ! Al attrapa le collier sur le plateau et le lui passa autour du cou, sans relever le sourire salace qu'elle lui adressait. - Quel plaisir de vous voir ! dit Jezzibella en se pendant au bras d'Aï. Nous nous demandions si vous auriez le temps de venir. - Je trouve toujours le temps pour Al. - Quel plaisir de l'entendre ! Cela doit vous prendre des heures pour mater les harpies. - Cela ne présente guère de difficulté. Elles savent que je les tiens. - Ouais, vous vous êtes bien débrouillée, dit Al. Emmet vous tire son chapeau. Il dit que c'était sacrement rusé de votre part. Venant de lui, c'est un compliment. Il faudra que je me souvienne de ça si jamais je me retrouve dans une situation similaire. Kiera attrapa une flûte de Champagne, et son regard fouilla la salle comme un viseur laser jusqu'à ce qu'il se pose sur Emmet. - Vous ne serez jamais dans une situation similaire, Al. Je vous couvre sur ce flanc. Avec beaucoup de zèle. Jezzibella se coula dans sa personnalité d'adolescente idolâtre. - Vous couvrez Al ? dit-elle d'une voix de fausset. - Oui. Qui d'autre ? - Allons, Jez, dit Al en feignant la sévérité. Il n'y a personne d'autre sur le marché des harpies, tu le sais bien. - Oui, fit Jezzibella en lui lançant un regard d'adoration pure. - Et, sans moi, la Nouvelle-Californie n'a aucune raison de les entretenir, reprit Al. L'attention de Kiera se porta de nouveau sur Emmet. - Croyez-moi, j'ai parfaitement conscience de la position de chacun. Et de sa valeur. - C'est bien, commenta Jezzibella d'un air neutre. - Profitez de votre Champagne, dit Al en tapotant le bras de Kiera. J'ai une petite annonce à faire avant de passer à table. Il se dirigea vers Emmet et fit signe au chef de rang de frapper sur un gong. Le silence se fit à mesure que les convives captaient l'excitation qui imprégnait l'esprit d'Aï. - Le discours que je vais vous faire n'est pas du genre ordinaire. Pour commencer, je n'ai pas de blagues osées dans ma besace. Sourires un peu partout. Al but une nouvelle gorgée de cham-pagne - il aurait préféré du bourbon, nom de Dieu. - Bon, je ne vais pas vous raconter des craques. Nous avons des problèmes avec la flotte, vu qu'elle ne peut aller nulle part. Vous savez ce que c'est, on doit rester en mouvement ou alors les gars ne vont pas être contents. Pas vrai, Silvano ? Le lieutenant au visage sombre acquiesça. - Ouais, y a des mecs qui commencent à s'énerver, Al. Mais on les tient, faut pas t'en faire. - Je n'ai pas envie de les tenir, comme tu dis. Il faut qu'ils se défoulent pendant qu'on reconstitue nos stocks d'antimatière. On ne peut pas conquérir de nouvelles planètes, pas avant un certain temps. Donc, il faut trouver une autre façon de frapper la Confédération. Et c'est ce que je vous apporte, une nouvelle idée. Une façon pour nous de leur infliger des dommages sans en subir nous-mêmes. C'est Emmet qu'il faut remercier pour cette idée de génie. (Il passa un bras autour des épaules de l'expert en technologie, qui prit un air gêné.) On va lancer des raids sur des nouvelles planètes et percer leurs défenses spatiales. Cela fait, on pourra envoyer plein de nos gars à la surface. Explique-leur, Emmet. - J'ai étudié le modèle d'une nacelle de transport capable d'envoyer un homme à la surface d'une planète, dit Emmet d'une voix tendue. Une variante du canot de sauvetage classique, mais capable de descendre en un quart d'heure. Le passager devra supporter pas mal de g, mais, avec notre puissance énergétique, ce ne sera pas un problème. Et cette nacelle est suffisamment simple pour qu'on ne risque pas d'en bousiller l'équipement électronique. La flotte n'aura qu'à ouvrir une brèche dans la couverture DS le temps que nos nacelles puissent passer. Une fois qu'elles auront atterri, la possession se répandra de façon exponentielle. - Mais sans la puissance de feu de la flotte pour les soutenir, tes possédés perdront la bataille, intervint Dwight. Les flics du coin les anéantiront. - Tout dépendra de la situation politique de la planète et du nombre de soldats que nous pourrons y lâcher, répliqua Al sans se démonter. Emmet a raison à propos du taux d'expansion. Les gouvernements planétaires vont la sentir passer. - Mais, Al, l'Organisation ne peut pas adopter le même taux d'expansion qu'un groupe de possédés ordinaires. Il faut laisser le temps à Harwood et aux autres de filtrer les âmes qui reviennent de l'au-delà. On a assez d'emmerdés avec les gars de la Nouvelle-Californie, sans parler d'Arnstadt. Si nous ne disposons pas de lieutenants loyaux, l'Organisation va s'effondrer. - Qu'est-ce qu'on en a à foutre ? (Al éclata de rire en voyant la tête qu'ils faisaient.) Enfin, les gars ! À votre avis, sur combien de planètes pouvons-nous régner ? Le royaume de Kulu lui-même n'en compte qu'une douzaine. Si j'en donnais une à chacun de vous pour qu'il joue à l'empereur, il en resterait des centaines pour continuer à nous emmerder. Il faut qu'on rétablisse l'équilibre. Lâchons des possédés sur certaines d'entre elles et laissons-les se débrouiller. On pourrait y expédier toutes nos têtes brûlées, tous les contestataires qui veulent envoyer la Nouvelle-Californie dans un autre univers, se débarrasser une bonne fois pour toutes de ces connards. Comme ça, on ferait d'une pierre deux coups. On aurait moins de traîtres sur le dos et la Confédération perdrait une partie de ses planètes. Vous avez compris ce que ça signifie, bande d'attardés mentaux ? Moins d'emmerdés pour nous. Chacune des planètes que nous frapperons demandera l'assistance des Forces spatiales, comme pour Mortonridge. Ça leur coûtera un paquet de fric. Du fric qu'ils ne pourront pas dépenser pour nous harceler. Il parcourut la salle du regard, sachant qu'il les avait conquis. Encore une fois. Sa victoire lui empourpra les joues, faisant ressortir les trois cicatrices sur ses joues. L'admiration qu'il venait d'éveiller en eux leur avait prouvé qu'il était le chef, qu'il avait assez de tête et de couilles pour les diriger. Al leva son verre en signe de triomphe. Et tout le monde en fit autant, on se serait cru dans un meeting de nazis où tous les soldats saluaient le chef. Jezzibella lui adressa un clin d'oeil malicieux au dernier rang, tandis que Kiera prenait un air pensif, réfléchissant aux conséquences de sa nouvelle tactique. - Portons un toast ! Adieu à ces emmerdeurs de la Confédération ! Le champ de distorsion du Mindori entra en expansion suivant un schéma bien précis, engendrant dans l'espace-temps une série de déformations ondulatoires. Elles exercèrent une pression sur sa coque, la hissant doucement au-dessus de la plate-forme. Dans le salon de proue, aucun des six passagers ne remarqua la moindre altération du champ gravifique. Ils venaient d'achever un repas à base de hachis de dinde, la seule viande à leur disposition susceptible d'être cuisinée en hamburgers. Jed ignorait superbement les regards méchants qu'on lui adressait. La dinde, ce n'était pas si mal une fois grillé. Gerald Skibbow leva les yeux vers le grand écran du salon, où l'on voyait le bord de la corniche s'approcher du vaisseau. - Où allons-nous ? demanda-t-il. Webster sursauta ; c'était la première fois qu'il entendait la voix de Gerald. Les autres le regardèrent fixement, se demandant ce qui allait suivre. Après tout ce temps, il restait à leurs yeux un type un peu cinglé. Rocio avait confié à Jed et à Beth qu'il était incapable de trouver un sens quelconque à ses pensées. L'image miniature du visage de Rocio apparut dans un coin de l'écran. - On m'a confié une mission de patrouille, leur annonça-t-il. Rien de très contraignant, nous ne nous éloignerons pas plus de trois millions de kilomètres. Sans doute s'agit-il pour moi d'une mise à l'épreuve. Je viens de remplir mes vessies de fluide nutritif ; si je devais m'éclipser, le moment serait bien choisi. - Et est-ce que vous comptez vous éclipser? demanda Beth. - Non. Mes seuls refuges seraient la Confédération et les habitats édénistes. Je serais contraint de coopérer avec leurs physiciens pour garder la vie sauve. Comme cela conduirait inévitablement à la défaite des possédés, je dois trouver d'autres solutions, je vous l'ai déjà dit. - Je ne veux pas quitter Monterey, dit Gerald. (L'écran montrait à présent le spatioport contrarotatif de l'astéroïde, qui s'éloignait à une vitesse considérable.) Faites demi-tour et laissez-moi débarquer, s'il vous plaît. - Ce n'est pas possible, Gerald, lui dit Beth. Les possédés vous repéreraient en un clin d'oil. Ça ficherait tout en l'air. On se retrouverait tous possédés, comme Marie, et ils puniraient sûrement Rocio. - Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour vous aider à vaincre Kiera, promit Rocio. Mais je dois d'abord la persuader que je fais partie de ses fidèles serviteurs. Beth agrippa le bras de Gerald. - On peut attendre encore un peu, hein ? Gerald réfléchit à la question ; il était sûr que son esprit ne travaillait pas à plein régime ces temps-ci. Il fut un temps où il aurait répondu du tac au tac. Ce Gerald si vif n'était plus qu'un souvenir enfui, à peine perceptible au fond de son crâne. - D'accord, dit-il finalement. Cette concession lui coûtait. Il avait été si près d'elle. À quelques centaines de mètres. Et voilà qu'il devait partir, voilà qu'il devait l'abandonner. Il s'écoulerait sans doute plusieurs jours avant leur retour. Des jours durant lesquels sa chère Marie souffrirait le martyre sous la férule impitoyable de cette horrible femme. L'idée des tourments qu'elle pouvait infliger à la chair de sa fille lui était insoutenable. Marie était une si gentille enfant, si adorable. Elle avait quantité de petits copains, et il s'était efforcé de ne pas se montrer trop possessif envers elle. Sur Lalonde, les possédés ne semblaient s'intéresser qu'à une seule chose : le sexe. Et, à l'instar de tous les pères depuis l'aube de la civilisation, Gerald n'osait pas trop s'attarder sur la sexualité de sa fille. Elle devait être souillée, songea-t-il au coeur des ténèbres de son âme. Nuit après nuit, Kiera offrait son corps aux caresses d'un homme. Elle riait et gémissait sous ses coups de boutoir. Exigeait de nouvelles violences. Des corps qui se convulsent dans l'obscurité. Des corps jeunes et beaux. Gerald poussa un geignement. - Ça va ? demanda Beth. À côté d'elle, Jed plissait le front. - Ça ira, murmura Gerald. (Il passait ses mains sur son front en nage, le massait pour en chasser la douleur.) Je veux seulement l'aider. Je pourrais l'aider si j'arrivais à l'approcher, je le sais. C'est Loren qui me l'a dit. - On sera bientôt rentrés, ne vous inquiétez pas. Il acquiesça faiblement, se remit à jouer avec sa nourriture. Il devait retrouver Marie, et vite. D'accord, les autres avaient leurs problèmes, mais les souffrances de sa fille étaient indicibles. La prochaine fois qu'ils accosteraient à Monterey, décida-t-il, ce serait différent. Il ne voyait pas encore en quoi, mais il en était sûr. Rocio capta le calme qui envahissait l'esprit de Gerald, refoulant son angoisse dans son subconscient. Cet homme était pour lui une énigme insoluble. Non que Rocio ait spécialement envie de le comprendre. Dommage qu'il n'ait pas pu convaincre Jed et Beth de venu" seuls à son bord. Leur entourage compliquait la situation à ses yeux. Dans l'idéal, il aurait dû faire un peu de nettoyage par le vide. Il se mit à accélérer une fois suffisamment éloigné de l'astéroïde, modifiant son champ de distorsion afin de créer des fluctuations encore plus prononcées dans l'espace-temps. Il fila à sept g d'accélération, une manipulation secondaire altérant cette force à proximité du module de vie. Sentant la vitesse lui apporter une sensation de liberté, il laissa s'épanouir sa forme rêvée. Des ailes noires se déployèrent lentement, battant avec ampleur, projetant sur son sillage une traînée de poussière interplanétaire. Il s'ébroua, faisant ondoyer son cou, ouvrant ses immenses yeux rouges et agitant ses serres. Sous cette forme, il ne faisait qu'un avec lui-même, avec la vie. Sa conviction s'en trouva raffermie : il fallait absolument briser l'emprise exercée par Kiera sur ses camarades et sur lui-même. Il engagea la conversation avec les autres harpies, les sondant en quête de nuances émotionnelles, déterminant lesquelles pensaient comme lui. Sur les soixante-dix actuellement présentes dans le système, il en compta dix-neuf susceptibles de lui apporter leur soutien, une dizaine d'autres faisant figure d'alh'és potentiels si la situation tournait à son avantage. La majorité optait pour l'attentisme, tandis que huit ou neuf, entraînées par Etchells et Cameron Leung, ne pensaient qu'à se couvrir de gloire au service de l'Organisation. Les chances en sa faveur étaient plutôt bonnes. Huit heures après son départ, il reçut de nouvelles instructions de Hudson Proctor. Un spationef approche de la Nouvelle-Californie, lui dit le lieutenant de Kiera. Il arrive droit sur le pôle Sud à un million cinq cent mille kilomètres de distance. Nous pensons qu'il vient de l'astéroïde Amalden. Est-ce que tu le sens? Rocio agrandit son champ de distorsion, sondant l'espace dans la direction indiquée par Proctor. Le vaisseau lui apparut comme une boule de masse pure rayonnant d'énergie. Je l'ai, répondit-il. Intercepte-le et ordonne-lui de faire demi-tour. Il est hostile ? J'en doute. Sans doute une bande de crétins qui pensent vivre là où ils veulent et non là où l'Organisation leur a ordonné de vivre. Compris. Et s'ils ne veulent pas faire demi-tour ? Démolis-les. D'autres questions ? Non. Rocio altéra une nouvelle fois son champ de distorsion, le concentrant sur une zone minuscule située juste devant son bec. L'énergie irradia ses cellules ergostructurantes, et la force qu'il appliquait tendit vers l'infini. Un interstice de trou-de-ver s'ouvrit et il y plongea, émergeant du terminus moins de deux secondes plus tard. Le terminus se referma derrière les plumes de sa queue, et l'espace-temps local retrouva son état initial. Le spationef était à trois kilomètres de là, longue écharde grise de métal et de matériau composite. Son module de vie en forme de tonneau, modèle des plus classiques, était séparé de son propulseur par une tour dentelée. Il décélérait à deux tiers de g, et une flamme bleu-blanc jaillissait de ses tuyères. Rocio sentit qu'un autre terminus de trou-de-ver s'ouvrait à cinq mille kilomètres de là. Une harpie en émergea, atténuant aussitôt son champ de distorsion et demeurant inerte. Il résista à la tentation de la saluer. Le faire suivre par un congénère pour le surveiller, voilà qui n'était guère subtil. Une pulsation radar activa le transpondeur du spationef ; à en croire son code, il s'appelait le Lucky Logorn. Rocio aligna sa vitesse sur la sienne et ouvrit un canal de communication à courte portée. - Ici le Mindori, de la flotte de l'Organisation, annonça-t-il. Vous approchez du réseau de défense stratégique de la Nouvelle-Californie et vous n'avez reçu aucune clairance. Veuillez vous identifier. - Ici Deebank, c'est moi qui fais office de capitaine. On a préféré rester discrets de crainte d'attirer l'attention de ces putains de faucons. Désolé, on ne voulait pas vous faire peur. On voudrait une clairance pour accoster une station en orbite basse. - Clairance refusée. Retournez dans votre astéroïde. - Hé, un instant, bordel ! Nous sommes des membres loyaux de l'Organisation. Qu'est-ce qui te fait croire que tu peux nous donner des ordres comme ça ? Rocio activa un canon maser placé en bas de sa coque et visa l'un des échangeurs thermiques du Lucky Logorn. - Primo, je ne vous donne pas des ordres, je vous transmets les instructions de l'Organisation. Et secundo... Il tira. La radiation maser creusa un trou de cinquante centimètres au milieu du panneau. Des braises fluorescentes en jaillirent, virant lentement au noir comme elles s'éloignaient du vaisseau. - Va te faire foutre ! hurla Deebank. Vous ne pourrez pas nous tenir éternellement à l'écart, bande de salauds ! - Réalignez vos propulseurs. Tout de suite. Le prochain coup frappera votre tube de fusion. Vous partirez à la dérive. Vous serez obligés de prendre des paris pour tuer le temps. Qu'est-ce qui se tarira en premier, l'air ou la nourriture ? D'un autre côté, peut-être qu'un faucon viendra vous recueillir, et vous servirez de cobayes aux savants de la Confédération. - Espèce d'ordure. - J'attends. Rocio se rapprocha, captant la colère et le ressentiment qui imprégnaient les huit possédés présents dans le module de vie. Mais il sentit aussi leur résignation. Comme il s'y attendait, le fusiopropulseur changea d'orientation, plaçant le Lucky Logom sur une trajectoire qui le ramènerait à Almaden. Altérer un tel delta V demandait beaucoup d'énergie. Il leur faudrait des heures pour accomplir la manoeuvre. - On se souviendra de toi, promit Deebank. L'heure viendra où tu auras besoin de nous rejoindre. Ne t'attends pas à ce que ce soit facile. - De vous rejoindre ? Où ça ? demanda Rocio, sincèrement curieux. - Sur une planète, tête de noud. - C'était donc ça, l'explication ? Votre peur de l'espace ? - Évidemment ! Tu nous prenais pour des envahisseurs ? - On ne m'avait rien dit. - D'accord. Maintenant que tu as compris, tu veux bien nous laisser passer ? - Je ne peux pas. - Salaud. Décidant de jouer la compassion, Rocio tenta de prendre une voix contrite. - Je parle sérieusement. Il y a une autre harpie qui me suit pour s'assurer que j'obéis bien à mes ordres. Ils ne sont pas tout à fait sûrs de ma loyauté, voyez-vous. - T'entends ce robinet qui coule ? C'est mon coeur qui saigne pour toi. - Pourquoi l'Organisation ne veut-elle pas de vous sur la Nouvelle-Californie ? - Parce qu'elle a besoin des produits qu'on fabrique dans les stations industrielles d'Almaden. Sur cet astéroïde, il y a plein de boîtes d'astro-ingénierie spécialisées dans les systèmes d'armement. Et c'est nous qui faisons le sale boulot, à savoir obliger les techniciens non possédés à faire tourner les machines. Tu as une idée de ce que ça représente ? C'est un travail de merde. J'étais soldat de mon vivant, je combattais les fascistes qui réduisaient leurs semblables en esclavage. C'est pas bien, ce qu'on m'oblige à faire, je te le dis. C'est contraire à tout ce qu'on m'a appris. - Pourquoi rester dans l'Organisation, en ce cas ? - Ceux qui ne sont pas avec Capone sont contre lui. C'est comme ça que ça marche. Il s'est bien débrouillé pour monter son affaire. Ses lieutenants sont prêts à tout pour conserver leur position. Ils nous mettent la pression, et on doit mettre la pression sur les non-possédés. S'il y a des problèmes, si on commence à protester ou à faire les difficiles, ils appellent la flotte pour les appuyer. Tu es bien placé pour le savoir, pas vrai ? Tu es l'un de ses gardes-chiourme, tu maintiens l'ordre parmi les galériens. - Nous avons notre propre garde-chiourme, elle s'appelle Kiera. - La Nocturne, hein ? Sans déconner ? Ça ne me dérangerait pas qu'elle me donne quelques coups de fouet. Rires gras dans le spationef. - Tu ne dirais pas ça si tu la connaissais. - C'est une vraie salope, hein ? - Oui. - T'as pas l'air tellement content de ton sort. - Nous sommes dans le même pétrin, vous et moi. - Ah bon ? Alors écoute, on pourrait peut-être s'arranger, non ? Je veux dire, si on doit retourner sur Almaden, les lieutenants vont nous faire bouffer de la merde pour avoir tenté de filer. Et si tu nous emmenais sur la Nouvelle-Californie ? Tu nous laisserais sur une station en orbite basse, ou alors tu nous prêterais ton spatiojet. Une fois qu'on sera descendus sur la surface, on n'en remontera plus. Crois-moi. Plus personne n'entendra parler de nous. - Quel avantage en retirerais-je ? - On te dénicherait un corps. Un corps humain, jeune et beau. Il reste des millions de non-possédés sur la planète ; on en capturerait un et on te le garderait au chaud. Comme ça, tu pourras nous rejoindre sans courir aucun risque. Tu sais que je dis la vérité, pas vrai ? - Oui. Mais ça ne m'intéresse pas. - Hein ? Pourquoi ? Allez ! C'est un marché d'enfer que je te propose là. - Pas pour moi. Vous détestez vraiment le vide de cet univers, n'est-ce pas ? - Pas toi ? Tu as été dans l'au-delà. Tu entends encore l'au-delà. Il est toujours là, à un pas du seuil de la nuit. Nous devons le fuir à tout prix. - Pas moi. - Foutaises. - Non, je suis sincère. Bien sûr, j'entends toujours les âmes perdues, mais elles ne peuvent pas me toucher. Elles ne sont pour moi qu'un souvenir de ce néant. Elles ne représentent aucune menace. La peur est la seule chose qui vous pousse à les fuir. Une peur que j'ai surmontée. La place de Mindori est dans ce vide, il y est comme un poisson dans l'eau. Grâce à cet organisme qui me sert d'hôte, j'ai appris à ne plus avoir peur. Peut-être que c'est vous qui devriez vous procurer des corps de faucons et de gerfauts. Imaginez un peu. Cela résoudrait les problèmes de tout le monde, sans conflit ni violence, si chacun recevait un corps d'astronef biotek après sa mort. Avec suffisamment de temps et de volonté politique, on pourrait en concevoir en nombre suffisant pour toutes les âmes perdues, j'en suis persuadé. Ensuite, au bout du compte, l'espace serait peuplé de milliards de vaisseaux comme moi, l'espèce humaine tout entière transformée en anges des ténèbres filant entre les étoiles. - Hé, mon vieux, tu sais quoi ? Posséder ce monstre ne t'a pas guéri, ça t'a rendu complètement marteau. - Peut-être. Mais, de nous deux, qui est satisfait de son sort? - Tu as toujours Kiera sur le dos, rappelle-toi. Pourquoi tu ne t'enfuis pas dans le soleil couchant ? - Comme tu le dis, Kiera pose problème. - Eh oui, alors ne te prends pas pour notre supérieur. - Telle n'était pas mon intention. Ta proposition m'intéresse. Il est possible que nous parvenions à un accord. J'ai une idée, mais il me faudra du temps pour vérifier qu'elle est faisable. Quand tu seras de retour à Almaden, je te recontacterai. Le gymnase aménagé au sous-sol du Hilton éveillait toujours l'instinct animal de Kiera. Savourant son nouveau rôle de vamp languide, elle contempla les jeunes boxeurs qu'encadrait un Malone grincheux. Leur appréhension, leurs coups d'oeil inquiets faisaient plaisir à voir. Elle avait déjà eu maintes liaisons quand elle vivait sur la Nouvelle-Zurich, épiçant son mariage d'un tas d'amants avant et après la chute de son époux. Mais ses aventures, placées sous le signe de la prudence, lui avaient toujours paru insipides. Si elle était excitée, c'était surtout à l'idée de tromper son mari sans se faire prendre. Le sexe passait toujours au second plan. À présent, elle était libre d'explorer pleinement sa sexualité sans rendre de comptes à personne. Une partie de sa séduction venait de sa puissance, qui représentait un défi pour n'importe quel homme ; le reste était dû au corps superbe de Marie Skibbow. C'était ce corps qui la poussait à aguicher les non-possédés. Les amants possédés, tel ce minable de Stanyon, étaient trop artificiels à son goût. Faisant preuve d'un manque d'imagination confondant, les hommes se donnaient de gigantesques pénis toujours raides et des corps de dieux grecs. Ces clichés en disaient long sur leur faiblesse et leurs complexes. Elle préférait de loin les jeunes boxeurs, dont la réalité était indéniable. Ils ne pouvaient se dissimuler derrière aucune illusion, physique ou mentale, de sorte que le sexe avec eux était cru et primitif. Elle jouissait de les dominer au lit, sans la moindre inhibition. Et Marie elle-même avait déjà une certaine expérience dont Kiera pouvait s'inspirer pour de nouvelles variantes. Une expérience désagréable acquise lors d'un long voyage fluvial durant lequel elle avait dû se plier aux caprices d'un vieux capitaine nommé Len Buchanan. Seule la perspective de gagner sa liberté une fois sa destination atteinte lui avait permis d'endurer une humiliation quotidienne. Cette fille était douée d'une volonté qui faisait l'admiration de Kiera. Elles se ressemblaient beaucoup, toutes les deux. Même emprisonnée dans sa geôle mentale, Marie s'accrochait encore à l'espoir d'une délivrance. Mais comment feras-tu ? se demandait vaguement Kiera. Je ne sais pas. Un jour. Pas tant que je serai aux commandes. Rien ne dure éternellement. Tu le sais bien. Esquissant un rictus mental, Kiera chassa de ses pensées cette fille impudente. Son regard se posa sur un athlète de dix-neuf ans qui martelait de ses poings un punching-ball en cuir. Son agressivité, ses muscles luisants de sueur étaient puissamment aphrodisiaques. Il savait qu'elle se tenait derrière lui mais refu-, sait de se retourner, espérant qu'elle passerait sans s'arrêter s'il s'abstenait de croiser son regard. Elle fit un signe à Malone, qui s'approcha d'elle à contrecour. - Comment s'appelle-t-il ? demanda-t-elle d'une voix rauque. - Jamie. Les pensées de l'entraîneur suintaient le mépris. - Est-ce que tu as peur de moi, Jamie ? Il s'arrêta de taper, immobilisa le punching-ball. Des yeux gris la fixèrent sans ciller. - De vous, non. De ce que vous pouvez faire, oui. Elle applaudit avec indolence. - Très bien. Ne t'inquiète pas, je ne te ferai pas mal. (Se tournant vers Malone :) Je vous le ramène demain matin. Malone ôta sa casquette et cracha par terre. - Comme vous voudrez, Kiera. Elle marcha sur Jamie, savourant le malaise qu'elle éveillait chez lui. - Je ne suis quand même pas si méchante, pas vrai ? minauda-t-elle. Il faisait une bonne tête de plus qu'elle. Il baissa les yeux, le regard attiré par la peau bronzée que révélait sa robe d'été mauve. La gêne le disputait en lui à d'autres émotions plus subtiles. Kiera se fendit d'un sourire triomphal. Enfin quelque chose qui marchait selon ses voux. Capone et ses foutus projets de sédition ! Elle prit la grosse patte du boxeur dans sa main et le conduisit vers la sortie comme un petit garçon. Les portes s'ouvrirent avant qu'elle soit arrivée à leur niveau. Luigi apparut, porteur d'une pile de serviettes-éponges. Il aperçut Kiera et lui jeta un regard noir. L'ex-commandant de la flotte, réduit à servir d'esclave à ce minable de Malone. Le ressentiment qui l'habitait était presque assez fort pour se concrétiser en acte de violence ; il était sûr qu'elle n'était venue au gymnase que pour être le témoin de son humiliation. La nouvelle favorite du boss jouissant de la chute de son rival. - Luigi, dit Kiera d'un air jovial. Quelle surprise de vous trouver ici ! C'est merveilleux. - Va chier, salope, dit-il en la bousculant au passage. - Quand vous leur aurez porté leurs serviettes, vous comptez vous mettre à genoux devant eux pour nouer leurs lacets ? Luigi se figea et fit demi-tour vers elle d'un pas menaçant. Il tendit le cou jusqu'à lui toucher le nez. - Tu n'es qu'une pute. Même pas de luxe. Et tu n'as qu'une seule chose à vendre. Quand l'Organisation aura fini d'exploiter tes harpies, tu ne seras plus rien. Et le pire, c'est que tu sais que ça finira comme ça. Ton petit numéro de vierge de glace ne trompe personne. L'astéroïde tout entier se fout de ta gueule. - Bien sûr que ça finira comme ça, dit-elle avec sérénité. Mais les harpies dureraient plus longtemps si le commandant de la flotte était à la hauteur. L'incompréhension colora le visage et les pensées de Luigi. - Hein ? Cette incertitude fit pencher la balance. Kiera tapota l'avant-bras musculeux de Jamie. - Tu devrais débarrasser Luigi de ces serviettes-éponges, mon chou. Apparemment, je n'aurai pas besoin de toi cette nuit. Jamie considéra la pile de serviettes dont il venait d'hériter, puis la porte qui venait de se refermer sur Kiera et Luigi. - Je n'ai rien compris, se plaignit-il. Une partie de lui-même avait été impatiente de passer à l'action, en dépit des rumeurs qui couraient sur la Nocturne dévoreuse d'hommes. Malone lui tapa sur l'épaule d'un air paternel. - Ne t'inquiète pas, mon gars. Estime-toi heureux d'avoir échappé à ses griffes. Vu la position élevée du Dr Pierce Gilmore au sein du service scientifique du SRC (division Armement), il était inévitable que son caractère soit attiré par la bureaucratie. Précis et méthodique dans son travail, il se faisait un point d'honneur de suivre à la lettre les procédures en vigueur lors de ses enquêtes. Un tel respect du protocole lui attirait les moqueries de ses jeunes subalternes, qui l'accusaient de rigidité et de manque d'imagination. Il supportait stoïquement les critiques qu'ils lui adressaient quand il avait le dos tourné et refusait, poliment mais fermement, de brûler les étapes et de se fier à son intuition. Il convient de préciser que sa conception du commandement correspondait précisément aux attentes de ses supérieurs. La patience est indispensable lorsqu'on s'attache à étudier et démanteler des armes inconnues résultant d'une conception illégale (quoique souvent décidée par un gouvernement) et contenant des composants conçus pour résister à l'examen. Durant ses sept ans d'exercice, le nombre d'accidents dont avait souffert son service était étonnamment peu élevé. En outre, il ne s'abaissait jamais à participer aux luttes de pouvoir mesquines qui étaient l'apanage de certains fonctionnaires, en particulier ceux qui, à ses yeux, manquaient de sérieux dans leur travail. Son bureau était par conséquent des plus modestes, et on aurait pu le comparer à celui du cadre moyen d'une société multistellaire. Il contenait de rares objets personnels, quelques éléments décoratifs et deux ou trois images solidifiées ; une jardinière d'orchidées de Stanhope prospérait sous un mince tube solaire. Les meubles étaient des reproductions dans le style du mobilier américain qu'il avait connu durant son enfance. Les images holo des contrées sauvages de Cheyenne ne parvenaient pas à dissimuler l'emplacement de son bureau, enfoui dans les profondeurs de Trafalgar. L'équipement électronique que Gilmore s'était installé dans son saint des saints était un modèle édéniste des plus perfectionnés, et ses capacités le rapprochaient de l'IA. Ce système l'aidait grandement à coordonner les réunions bihebdomadaires qu'il dirigeait et dont le but était d'étudier les capacités des possédés. C'était la deuxième fois que les chefs d'équipe se retrouvaient depuis la tentative d'évasion de Jacqueline Goûteur dans le tribunal sécurisé numéro 3, et personne ne s'était tout à fait remis de l'incident. Le professeur Nowak, spécialiste en physique quantique, arriva le premier et se servit une tasse de café à la cafetière que Gilmore gardait branchée en permanence. Le Dr Hemmatu, ergospécialiste, et le Dr Yusuf, responsable de l'électronique, firent leur entrée de concert en échangeant des murmures. Saluant Gilmore d'un hochement de tête, ils prirent place autour de la table. Puis ce fut au tour de Mattox, le docteur en neurologie, qui ne se départit pas de son mutisme cou-tumier, de s'asseoir en face de Yusuf. Euru compléta le groupe, prenant place en face de Gilmore. Par contraste avec ses collègues, l'Édéniste à la peau d'ébène semblait positivement ravi. Gilmore connaissait son assistant depuis assez longtemps pour comprendre que sa bonne humeur d'Édéniste n'expliquait pas tout. - Vous avez reçu des bonnes nouvelles ? s'enquit-il. - Un faucon vient tout juste d'arriver du système de Sri-nagar. Il transportait un enregistrement des plus intéressants. Hemmatu s'anima. - En provenance de Valisk ? Avant sa disparition, l'habitat indépendant leur avait fourni quantité d'informations cruciales sur le comportement des possédés. - Oui, il est parti juste avant que Rubra et Dariat l'emportent hors de cet univers, dit Euru avec un large sourire. Il ordonna à son processeur biotek de transmettre le fichier à ses collègues. Le sensovidéo qu'ils reçurent était des plus étranges, exempt qu'il était de la résolution associée d'ordinaire aux documents de son espèce. Les souvenirs d'un habitat édéniste perdaient beaucoup à la conversion au format électronique standard en usage chez les Adamistes, mais il y avait autre chose. Piégé dans un environnement de couleurs pastel, d'odeurs ténues et de sensations tactiles évanescentes, Gilmore s'efforça courageusement de ne pas évoquer l'adjectif " spectral ". Il y échoua lamentablement. Le souvenir montrait Dariat, en train de flotter dans une sorte de tube en polype empli d'eau glacée. Le froid devait être suffisamment intense pour pénétrer sa protection énergétique, car ses membres d'emprunt étaient engourdis et son corps agité de tremblements. Une femme noire plutôt corpulente s'accrochait à lui, tressaillant dans son étrange armure de coussins. Avez-vous pu vous faire une idée de sa taille ? demanda à Dariat le Consensus de Kohistan. Pas vraiment, un univers est un univers. Quelle est la taille de celui-ci ? Il transmit au Consensus son souvenir de l'au-delà. Son âme était devenue une étincelle d'identité dérivant dans un néant détaché de la réalité. Un néant peuplé d'âmes semblables à lui, toutes désirant ardemment les sensations qu'elles percevaient de l'autre côté. Le souvenir de la mémoire d'un autre : si le senso-environ-nement du conduit du gratte-ciel était vague, ceci avait aussi peu de substance qu'un rêve oublié. L'au-delà, pour ce que Dariat en savait, était exempt de toute sensation physique, seule une palette d'émotions trahissait sa présence. L'angoisse et le désir imprégnaient ce domaine. Les âmes flottaient alentour, parasitant ses souvenirs en quête des illusoires sensations physiques qu'ils abritaient. La peur et la confusion régnaient dans l'esprit de Dariat. Il avait envie de fuir. De plonger dans le glorieux astre de sensation à l'éclat incandescent que Kiera et Stanyon faisaient éclore dans le corps de Horgan. L'au-delà se flétrit derrière lui tandis qu'il franchissait la brèche séparant deux plans d'existence. Et comment contrôlez-vous le pouvoir énergétique? demanda le Consensus. Dariat leur donna une visualisation (parfaitement claire cette fois-ci) du désir triomphant de la réalité. Des traits plus séduisants, des cheveux plus fournis, des vêtements plus beaux. Comme une projection holo alimentée par une énergie venant de l'au-delà qui lui donnait sa solidité. Sans parler de ce pouvoir destructeur, pareil à une foudre mentale propulsée par une passion dévorante. Le flux d'énergie en provenance de l'au-delà devenait mille fois plus puissant, parcourait le corps du possédé à l'instar d'une décharge électrique. Et vos sens ? Cette faculté de perception extrasensorielle dont vous jouissez ? Le monde s'altéra autour de lui, se peupla d'ombres mouvantes. On posa bien d'autres questions, on formula bien d'autres observations sur la nature du nouvel état de Dariat, et le possesseur rebelle fit de son mieux pour satisfaire la curiosité du Consensus. L'enregistrement durait plus d'un quart d'heure. - Voilà qui est riche d'enseignements, commenta Gilmore quand il eut pris fin. Ces clarifications sont exactement ce qu'il nous fallait pour avancer vers une solution. Il m'a semblé que Dariat jouissait d'une certaine liberté de mouvement dans l'au-delà. Pour moi, cela implique l'existence de dimensions physiques. - Un étrange type d'espace, déclara Nowak. Vu la façon dont les âmes étaient serrées les unes contre les autres, je ne parlerais pas tout à fait de lieu, mais plutôt de zone unifiée. Il s'agit presque d'un continuum clos, mais nous savons qu'il existe parallèlement à notre univers, de sorte qu'il doit avoir une profondeur infinie. C'est quasiment un paradoxe. Il s'ébroua, troublé par son propre raisonnement. - Cette capacité de perception dont Dariat a fait la démonstration m'intéresse grandement, dit Euru. L'effet obtenu est remarquablement similaire à celui du sens de perception de masse d'un faucon. Gilmore se tourna vers l'Édéniste, l'invitant d'un geste à poursuivre. - Je pense que les possédés ont le pouvoir d'interpréter les résonances énergétiques locales. Nous savons que l'énergie au sein de laquelle ils opèrent, quelle que soit sa nature, imprègne notre univers, même si nous sommes encore incapables de la percevoir. - Si vous avez raison, intervint Nowak, cela tendrait à prouver que notre univers est contigu à cet au-delà, qu'il n'y a pas de point d'interface unique entre les deux. - Il existe forcément une connexion identifiable, dit Euru. De toute évidence, Dariat avait conscience des âmes perdues pendant qu'il occupait le corps de Horgan. Il pouvait les entendre - ce terme en vaut bien un autre. Elles suppliaient constamment les possesseurs de leur donner des corps. Il y a une connexion quelque part, un conduit entre les deux domaines. Gilmore balaya l'assemblée du regard pour voir si quelqu'un souhaitait prendre la parole. Tous réfléchissaient en silence aux implications des propos d'Euru et de Nowak. - Je pense que nous devrions adopter un autre type d'approche, déclara-t-il. Après tout, nous avons échoué dans notre analyse de la signature quantique de cet effet, et peut-être devrions-nous nous concentrer sur les agissements de notre sujet d'étude plutôt que sur sa nature. - Nous devons l'identifier pour pouvoir lutter contre lui, protesta Yusuf. - Je ne suis partisan ni de la précipitation ni de la force brutale, répliqua Gilmore. Mais rappelez-vous ceci : au début de cette crise, nous pensions avoir affaire à l'apparition d'un virus énergétique. Je persiste à croire que le problème est de cet ordre. Nos âmes sont des structures énergétiques autonomes capables d'exister et de se déplacer hors de notre matrice corporelle. Hemmatu, comment sont-elles formées à votre avis ? L'ergospécialiste se caressa la joue avec ses doigts longilignes, abîmé dans ses réflexions. - Oui, je crois comprendre où vous voulez en venir. Apparemment, l'énergie de l'au-delà est présente dans toute la matière, ce qui inclut les cellules vivantes, bien que la quantité en jeu soit par nécessité extrêmement ténue. Par conséquent, à mesure que l'intelligence augmente avec la vie, elle s'imprime sur cette énergie d'une façon encore indéterminée. - Exactement, dit Gilmore. Les pensées qui se manifestent dans notre structure neurale conservent leur cohésion après la mort du cerveau. C'est ceci qui constitue notre âme. Il n'y a rien de religieux ni de spirituel là-dessous, il s'agit d'un phénomène parfaitement naturel vu la nature de l'univers. - Je ne pense pas que nous devions écarter la dimension religieuse, dit Nowak. Le fait que nous soyons branchés sur l'univers à un niveau aussi fondamental me paraît relever peu ou prou de la spiritualité. Ne faire qu'un avec le cosmos, littéralement, fait de nous des éléments de la création divine. N'est-ce pas ? Gilmore ne savait pas si l'autre plaisantait ou non. Nombreux étaient les physiciens qui viraient au mysticisme à force de se heurter aux inconnaissables frontières de la cosmologie, presque autant que ceux qui optaient pour l'athéisme. - Laissons cela de côté pour le moment, d'accord ? Nowak se fendit d'un large sourire et agita la main d'un geste qui se voulait généreux. - Ce que je veux dire, c'est que quelque chose est responsable du maintien de la cohésion de l'âme. Quelque chose colle ensemble ces souvenirs et ces pensées. Lorsque Syrinx a interrogé Malva, celle-ci lui a dit : La vie engendre l'âme, telle est la structure que la conscience et la conscience de soi imposent à l'énergie au sein de l'organisme biologique. - Donc, l'âme croît grâce aux réactions des pensées sur cette énergie, dit Nowak. Je ne réfute pas cette hypothèse. Mais en quoi peut-elle nous aider ? - Parce qu'elle ne concerne que nous : les humains. Les animaux n'ont pas d'âme. Dariat et Laton ne les ont jamais évoqués. - Ils n'ont pas non plus évoqué les âmes xénos, fit remarquer Mattox. Mais, à en croire les Kiints, elles existent elles aussi. - L'univers est grand, dit Nowak. - Non, contra Gilmore. Cet argument ne tient pas. Seules quelques âmes sont piégées dans la section dont nous avons connaissance, celle qui se trouve près de la frontière. Laton nous l'a quasiment confirmé. Après la mort, il est possible de s'embarquer pour le grand voyage. Je le cite. Euru secoua la tête avec tristesse. - J'aimerais pouvoir le croire. - Sur ce point, je suis d'accord avec lui, même si cela n'a guère de rapport avec mon idée. - À savoir ? demanda Mattox. - Je crois connaître la nature de cette colle qui fait tenir nos âmes ensemble. C'est forcément la conscience. Réfléchissez : un animal, un chien ou un chat, par exemple, dispose d'une individualité en tant qu'entité biologique, mais il n'a pas d'âme. Pourquoi ? Il a une structure neurale, il a des souvenirs, il a des processus mentaux opérant au sein de cette structure neurale. Et cependant, quand il meurt, tout cela perd sa cohérence. Sans point de focalisation, sans notion forte d'identité, la structure se dissout. Il n'y a pas d'ordre. - La terre vide et informe, murmura Nowak d'une voix amusée. Gilmore s'abstint de relever cette référence biblique. - Nous savons qu'une âme est une entité cohérente, et Cou-teur et Dariat ont confirmé la présence d'une dimension temporelle dans l'au-delà. Ils souffrent de l'entropie tout comme nous. Je suis convaincu que cela les rend vulnérables. - De quelle façon ? demanda sèchement Mattox. - Nous pouvons introduire un changement. L'énergie, la substance constitutive des âmes, ne peut pas être détruite, mais elle peut être dissipée ou brisée, elle peut revenir à son état premier. - Ah ! oui, fit Hemmatu avec un sourire admiratif. Je commence à suivre votre logique. En effet, nous devons réintroduire un peu de chaos dans leur vie. Euru fixa Gilmore d'un air choqué. - Les tuer ? - Acquérir la capacité de les tuer, répondit Gilmore d'une voix mielleuse. S'ils ont le pouvoir de quitter cette partie, ou cet état de l'au-delà où ils résident, alors nous devons de toute évidence les y contraindre. La perspective de la mort, d'une mort réelle, définitive, les pousserait sans nul doute à nous laisser tranquilles. - Mais comment ? demanda Euru. Par quelle méthode y parvenir ? - Un virus mental, dit Gilmore. Une antimémoire universelle qui se répandrait dans les processus mentaux, les fracturant au passage. Le plus beau dans l'histoire, c'est que les possédés sont constamment occupés à fusionner leurs pensées pour assouvir leur soif de sensations. Pris en masse, ils constituent un supraconducteur mental. - Vous avez peut-être mis le doigt sur quelque chose, dit Hemmatu. Mais est-ce que ça existe, une antimémoire ? - Il existe plusieurs armes conçues pour attaquer les processus mentaux de la cible choisie, dit Mattox. La plupart d'entre elles sont des agents chimiques ou biologiques. Cependant, j'en connais certaines qui sont basées sur le même principe que les mémoires didactiques. Mais, jusqu'ici, mes collègues n'ont produit que des variantes causant des désordres psychotiques extrêmes comme la paranoïa ou la schizophrénie. - On a bien besoin de ça, grommela Nowak. Des âmes perdues encore plus démentes. Elles sont déjà assez cinglées comme ça. Gilmore lui adressa un regard réprobateur. - Une antimémoire est-elle théoriquement possible ? demanda-t-il à Mattox. - Je ne vois pas comment elle pourrait être d'une efficacité absolue. - Son effet serait autodestructeur, non ? demanda Yusuf. Si elle éradique son propre mécanisme conducteur, comment peut-elle poursuivre son oeuvre ? - Il nous faut une arme dont l'action précède son champ de destruction, dit Mattox. Théoriquement, l'idée n'est pas impossible. - Le concept a besoin d'être développé, personne n'a prétendu le contraire, dit Gilmore. - Développé et testé, dit Euru. (Son visage bien fait exprimait un malaise profond.) N'oubliez pas cette étape. Nous aurons besoin d'un être conscient pour nos expériences. De plusieurs êtres conscients, probablement. - Nous avons Goûteur, murmura Gilmore. (Il encaissa la réaction de l'Édéniste.) Désolé, ça m'a échappé. Elle nous a causé plus que sa part d'emmerdés au tribunal sécurisé numéro 3. - Je suis sûr que nous pourrons trouver des réseaux neu-ronaux bioteks qui nous conviendront à merveille, s'empressa de dire Mattox. Nous n'aurons pas besoin de cobayes humains à ce stade. - Très bien, fit Gilmore. Si personne n'a d'objections, je pense que ce projet doit recevoir un statut prioritaire. Cela fait quelque temps que le grand amiral nous presse de trouver une solution globale. Ce serait un soulagement pour tous que de pouvoir affirmer que nous pouvons enfin passer à l'offensive contre les possédés. Les habitats édénistes papotaient. Cette découverte surprit, puis amusa lone et Tranquillité. D'un autre côté, leurs personnalités étaient constituées de plusieurs millions de personnes qui, comme tous les grands-parents de l'Histoire, appréciaient de savoir ce que faisaient leurs descendants et le répétaient à leurs amis. Et comme ces personnalités faisaient partie intégrante de la culture édéniste, elles s'intéressaient tout naturellement aux affaires humaines, vu que celles-ci avaient sur elles des répercussions inévitables. La vie politique, sociale et économique de la Confédération faisait l'objet de quantité de débats et de méditations. Tout Édéniste avait droit au savoir. En ce cas précis, c'était le mode de transmission de ce savoir qui s'avérait délicieusement excentrique. Quantité de sous-groupes se formaient au sein de chaque personnalité, avec des centres d'intérêt aussi divers que la littérature classique et la xénobiologie, les locomotives à vapeur de la révolution industrielle et la formation des nuages de Oort. Il n'y avait rien de formel, rien d'ordonné dans ces agrégats de mentalités cognitives. C'était ainsi que se faisaient les choses, tout simplement. Une anarchie informelle. En observant ceci, Tranquillité commença à se considérer comme l'équivalent d'un oncle vieillissant occupé à superviser des nièces et des neveux aussi jeunes que turbulents. Son propre décorum engendra chez elle une certaine distanciation vis-à-vis de ses contemporains (ce qu'Ione trouva également amusant). C'était seulement lorsque le Consensus jovien émergeait, noble et solennel, de l'ensemble de ces esprits bavards, que Tranquillité se sentait un peu moins seule. Lorsque l'habitat arriva près de Jupiter, il existait déjà plusieurs millions de sous-groupes occupés à examiner le problème de la possession sur toutes ses coutures (l'équivalent du comité de Gilmore, à la puissance n). Désireuse de participer à la recherche d'une solution, Tranquillité leur fit part de ses souvenirs et des conclusions auxquelles elle était parvenue, et les autres personnalités s'empressèrent de les disséminer et de les commenter. Parmi les sous-groupes se concentrant sur les questions religieuses, la réaction des Kiints à l'existence du Dieu endormi des Tyrathcas éveilla un intérêt considérable. La question de la nature dudit Dieu endormi fut soumise aux sous-groupes préoccupés de cosmologie. Comme ils ne parvinrent à aucune conclusion, ils entrèrent en contact avec les sous-groupes férus de xénopsychologie. Ceux-ci se demandèrent alors si cette énigme ne relevait pas en fait du domaine des historiens de la xénoculture... À ce moment-là, deux mentalités distinctes (et également importantes, chacune à sa façon) prirent conscience du problème du Dieu endormi. Le Sous-Consensus chargé de la sécurité et Wing-Tsit Chong décidèrent de concert que la question les regardait en priorité, eux et certains de leurs collaborateurs spécialisés. Ainsi qu'Ione, bien sûr. Joshua eut un sinistre pressentiment lorsque lone le convoqua à une conférence sans lui dire sur quoi elle allait porter. Cela lui rappela le jour où elle lui avait demandé de partir à la recherche de Mzu. Quand elle lui apprit que ladite conférence allait se tenir au palais De Beauvoir, son humeur s'assombrit encore davantage. Tout ça sentait la mission officielle. Lorsqu'il arriva dans la petite station de métro desservant le palais, il découvrit Mzu sur l'escalator devant lui. Il éprouva une violente envie de tourner les talons et d'aller superviser la réfection du Lady Mac. Ça ne pouvait décidément pas être pire. Ils échangèrent quelques propos consternants de banalité tout en empruntant le chemin de pierres jaunes conduisant à l'édifice de style classique. Mzu ne savait pas pourquoi elle avait été convoquée, elle non plus. Une horde de chimpanzés domestiques s'affairaient autour d'eux, ainsi que des serviteurs spécialisés en agronomie. Tous étaient occupés à réparer le jardin naguère immaculé. Des milliers de fêtards avaient piétiné l'herbe, bousculé les buissons et jeté un peu partout des bouteilles vides. Mais c'étaient les tomis qui avaient le plus souffert ; leurs fleurs bleu et rosé, en forme de trompette, avaient été arrachées aux branches brisées pour joncher le sol. Les serviteurs, faisant preuve d'un optimisme digne d'éloges, s'efforçaient de réparer les dégâts en élaguant les arbustes les plus grands, les plus petits étant carrément déracinés pour être remplacés. Jamais on n'avait vu un tel vandalisme dans Tranquillité. Joshua sourit en voyant les piles de vêtements que les chimpanzés avaient ramassées. Il s'agissait en majorité de slips et de culottes. Deux sergents montaient la garde devant l'entrée voûtée de la basilique. - Le seigneur de Ruine vous attend, déclara l'un d'eux. Il les précéda dans la nef pour les conduire dans la salle d'audience. lone était assise à sa place habituelle, derrière la table en forme de croissant. De longues lames de lumière convergeaient sur elle depuis les hautes fenêtres, lui donnant presque l'apparence d'une sainte. Ravalant le commentaire ironique qui lui brûlait les lèvres, Joshua s'inclina solennellement lorsqu'elle lui souhaita la bienvenue d'un sourire. Mzu eut droit à un hochement de tête nettement moins chaleureux. Six chaises à haut dossier étaient disposées devant la grande table, dont quatre étaient déjà occupées. Joshua connaissait Parker Higgens, ainsi bien entendu que Samuel, mais il dut lancer un programme de recherche dans ses naneuroniques pour identifier Kempster Get-chell, chef de la division Astronomie du Projet de recherche sur les Laymils. La quatrième personne se tourna vers lui... - Vous ! - Bonjour, Joshua, dit Syrinx, une amorce de sourire aux lèvres. - Oh, murmura lone avec une douceur suspecte. Vous vous connaissez ? Joshua lui lança un regard noir, puis se dirigea vers Syrinx et l'embrassa sur la joue. - J'ai appris ce qui s'était passé sur Pernik. Je suis ravi que vous vous en soyez sortie. Elle effleura le package médical qui lui enveloppait la main. - Apparemment, je ne suis pas la seule à m'être tirée d'affaire. Joshua lui rendit son sourire et s'assit auprès d'elle. - Avant que nous commencions, je souhaiterais vous montrer un fichier, au Dr Mzu et à toi. Le décor misérable de Coastuc-RT envahit l'esprit de Joshua ; Waboto-YAU vitupérait par l'intermédiaire de son traducteur, deux Tyrathcas de la caste des soldats se tenaient à proximité de Reza Malin. Il était resté à l'écart des enregistrements de Kelly lorsque Collins les avait diffusés. Lalonde était un endroit où il ne souhaitait pas retourner, par quelque méthode que ce soit. La présence du chef des mercenaires lui rappelait des souvenirs désagréables. Une fois l'enregistrement parvenu à son terme, il leva les yeux et vit que l'une des fenêtres derrière lone s'était assombrie. Au lieu d'émettre un rayon lumineux, elle contenait l'image d'un vieil Asiatique assis dans un fauteuil roulant. - Wing-Tsit Chong s'exprimera au nom du Consensus jovien, annonça lone. - Bien, fit Joshua. Il chargea ce nom dans un programme de recherche, prêt à le faire tourner dans ses fichiers mémoire. Syrinx se pencha vers lui. - Le fondateur de l'Édénisme, dit-elle à mi-voix. Un personnage historique de première importance, donc. - Qui a inventé la propulsion TTZ ? rétorqua Joshua. - On s'accorde pour attribuer cette découverte à Julian Wan. Mais, théoriquement, ce n'était que le chef de projet appointé par la Nouvelle-Kong ; un bureaucrate, quoi. Joshua plissa le front, vexé. - Les circonstances présentes nous fournissent des sujets de discussion plus appropriés, railla gentiment Wing-Tsit Chong. - Le Dieu endormi soulève quantité de questions, dit lone. Des questions fort pertinentes, compte tenu de la psychologie des Tyrathcas. Ils le croyaient capable de les aider contre les possédés humains. Et les Tyrathcas ne mentent pas. - Jusqu'ici, cette entité ou cet objet n'a eu aucun impact sensible sur notre situation, dit Wing-Tsit Chong. Ce qui entraîne trois conclusions possibles. Il s'agit d'un mythe, et les Tyrathcas ont été trompés ou induits en erreur lors de leur rencontre avec lui. Il est incapable de les aider. Ou alors il existe bien, il est capable de les aider mais il s'en est tout simplement abstenu pour le moment. - Cette troisième implication est la plus intéressante, dit Kempster. Elle sous-entend que le Dieu endormi est conscient, ou à tout le moins qu'il a conscience de son existence ; ce qui nous permet d'écarter l'hypothèse d'un phénomène céleste. - En ce qui me concerne, j'ai toujours été partisan de l'hypothèse de l'artefact, dit Parker Higgens. L'arche stellaire tyrathca n'aurait pas manqué d'identifier un phénomène céleste. Et ceux-ci ne montent pas la garde. Waboto-YAU a insisté sur ce point. Le Dieu endormi rêve l'univers, il a connaissance de tout. - Je suis d'accord, dit Wing-Tsit Chong. Les Tyrathcas attribuent à cette entité d'extraordinaires pouvoirs de perception. Nous pouvons certes supposer que les souvenirs de la famille de Sireth-AFL se sont dégradés au fil des siècles, mais les principaux éléments ont dû conserver leur intégrité. Il y a quelque part dans le cosmos quelque chose de très étrange. - Avez-vous demandé aux Kiints de quoi il s'agissait et en quoi cela les intéressait ? s'enquit Joshua. - Oui. Ils affirment ne rien savoir sur le sujet. L'ambassadeur Armira s'est contenté de répéter l'affirmation de Lieria, à savoir que les enregistrements effectués par Kelly Tirrel sur Lalonde les intéressaient dans la mesure où ils leur permettaient de mieux comprendre la nature de la possession humaine. - Peut-être disent-ils la vérité. - Non, affirma avec force Parker Higgens. Pas eux. Ils nous mentent depuis l'instant du premier contact. Ce n'est pas une simple coïncidence. Les Kiints ont un vif intérêt pour ce Dieu endormi. Et je serais enchanté de le dénicher avant eux. - Vous avez oublié qu'ils sont capables de se téléporter, dit Joshua d'une voix enjouée. Il était fort surpris par la véhémence du vieux directeur. - Même si les Kiints s'en désintéressaient, ce ne serait certainement pas notre cas, intervint lone. Les Tyrathcas pensent que ce dieu est réel et capable de les aider. Cela seul justifie l'organisation d'une expédition. - Un instant... (Joshua se maudit d'avoir été aussi lent à la détente.) Tu veux que ce soit moi qui m'en charge, c'est ça ? - C'est pour ça que tu es ici, répondit calmement lone. Si je me souviens bien, tu souhaitais contribuer à nos efforts, non ? - En effet. Il perçut une certaine réticence dans ses propres paroles. Un résidu de son ancienne arrogance. Je veux que la solution vienne de moi seul. Je ne veux partager la gloire avec personne. Comme au bon vieux temps. Il adressa un large sourire à lone, se demandant si elle l'avait percé à jour. C'était plus que probable. Mais s'il y avait une chance pour que ce dieu xéno puisse résoudre la crise, il était prêt à partir à sa recherche. Il le devait à tout un tas de gens. À ses astros morts. À son enfant à naître. À Louise et à tous les habitants de Norfolk. À lui-même, maintenant qu'il acceptait de penser à la mort et à tous les mystères dont elle s'accompagnait. C'était peut-être terrifiant d'affronter ainsi le destin, mais ça lui rendait la vie foutrement plus facile. Sans compter que, soyons franc, il allait pouvoir se remettre aux commandes de son astronef. - Et je pense que c'était aussi le cas de Syrinx, reprit lone. Le capitaine de faucon hocha la tête en signe d'assentiment. - Les Kiints n'ont rien lâché, pas vrai ? demanda Joshua. - Malva s'est montrée très polie, mais elle ne m'a rien dit d'essentiel. Joshua se carra dans son siège, s'abîma dans la contemplation du plafond. - Voyons... Si une arche stellaire tyrathca a rencontré ce dieu, ça s'est passé loin, très loin d'ici. Pas de problème pour un faucon, mais... ah ! j'ai compris. L'antimatière. Le choix du Lady Mac coulait de source. Sa réserve de delta V était cinq ou six fois supérieure à celle d'un vaisseau ada-miste ordinaire, ce qui faisait de lui le candidat idéal pour surmonter les problèmes de mécanique orbitale galactique. Pour un astronef, l'espace interstellaire ne pose pas que des problèmes de distance. La vélocité entre aussi en ligne de compte. Sol effectue une révolution galactique en deux cent trente millions d'années environ, ce qui lui donne une vitesse relative de deux cent vingt kilomètres par seconde par rapport au centre galactique. Les autres étoiles ont bien entendu des vitesses différentes, qui sont fonction de leur distance par rapport à ce même centre galactique, et, par conséquent, leurs vitesses relatives sont également différentes. Les faucons sont capables de compenser cette variation en définissant leur terminus de trou-de-ver de façon qu'il corresponde au vecteur de l'étoile de destination. Cette manoeuvre demande aux cellules ergostructurantes une quantité d'énergie considérable ; toutefois, comme les cellules se procurent cette énergie pour rien ou presque, cela n'affecte en rien leurs performances commerciales, sauf pour ce qui est du délai de recharge. Pour les astronefs adamistes, malheureusement, cette contrainte est un véritable fléau. Le saut TTZ est peut-être un raccourci dans l'espace interstellaire, mais il n'altère en rien l'inertie du véhicule. Un astronef émergeant de son saut a exactement le même vecteur qu'au moment de son départ. S'il veut accoster sa planète ou son astéroïde de destination, il doit modifier son delta V en conséquence. Une procédure qui prend du temps et du carburant ; en d'autres termes, de l'argent. Et plus l'étoile d'arrivée est éloignée de l'étoile de départ, plus leur différence de vélocité est importante. Pour le commun des astronefs adamistes, un voyage le long du plus grand axe de la Confédération, ce qui représente une distance proche de neuf cents années-lumière, nécessiterait la consommation de quatre-vingt-dix pour cent de ses réserves de carburant. Plusieurs modèles seraient tout bonnement incapables de cette prouesse. Cette limite est imposée par la nature même de la fusiopropul-sion. L'antimatière, bien entendu, permet d'obtenir un delta V nettement supérieur. Et l'antimatière prélevée sur le Frelon se trouvait toujours dans lés chambres de confinement du Lady Mac. Le grand amiral avait donné à Samuel les instructions nécessaires afin qu'elle soit récupérée par les agences militaires spécialisées. L'un des cinq astronefs équipés pour cette tâche était en route pour Tranquillité. - Il est possible qu'un long voyage soit nécessaire pour mener à bien cette tâche, dit Wing-Tsit Chong. Je vous félicite pour votre vivacité, jeune Joshua. Syrinx et lone échangèrent un regard. - Vous allez l'autoriser à utiliser de l'antimatière ? demanda Mzu, surprise. - Un faucon et un astronef adamiste forment une équipe idéale pour ce type de mission, dit Syrinx. Leurs forces et leurs faiblesses respectives se compensent à merveille. À condition que le vaisseau adamiste ne traîne pas derrière le faucon. - En termes de vitesse ou de performances ? demanda Joshua le plus poliment du monde. - D'accord, fit M/u. Mais moi, pourquoi suis-je ici ? - Nous pensons que vous pourrez nous aider à analyser la nature du Dieu endormi, dit Kempster Getchell. En particulier s'il se révèle être une arme de haute technologie plutôt qu'un phénomène naturel, auquel cas il relèverait de votre compétence. Alkad parcourut l'assistance du regard, se sentant déprimée alors qu'elle aurait dû être flattée. - J'ai eu une idée et une seule, dit-elle. Il y a trente ans. - Une pensée originale, renchérit Wing-Tsit Chong. Bien plus que n'en ont eu ou n'en auront la majorité des gens. Votre esprit en est capable. Nous ne pouvons pas nous permettre de négliger une capacité d'innovation comme la vôtre. - Et Foulkes ? demanda Alkad à Samuel. - Si vous acceptez notre proposition, j'irai lui parler. Les restrictions qui vous sont imposées ne s'appliquent pas dans ce type de situation. Vous serez autorisée à participer à cette mission. Cependant, je vous accompagnerai ainsi que Monica. - Je suis flattée. - Ne prenez pas cette peine. Et gardez-vous d'interpréter notre présence à vos côtés comme un témoignage d'approbation. Cette mission présente aussi certains aspects qui nécessiteront des talents comme ceux que nous maîtrisons, Monica et moi. - Voilà qui est fort énigmatique. Très bien, si vous jugez que je suis apte à ce travail, je serai honorée de l'accomplir. - Bien, fit lone. - Mais j'aurai besoin de Peter à mes côtés. - Nous ne partons pas en croisière, protesta Samuel. - Nous avons travaillé en équipe pour concevoir l'Alchimiste. Nous avons l'habitude d'une synergie mentale. - Je ne pense pas que vous soyez entièrement sincère, dit lone. Mais je vous autorise néanmoins à lui demander s'il souhaite vous accompagner. - Bon, dans quel coin as-tu l'intention de nous envoyer ? demanda Joshua. - Malheureusement, il faudra que vous alliez directement à la source, dit Wing-Tsit Chong. C'est entre autres pour cette raison que votre mission est placée sous l'autorité du Sous-Consensus jovien chargé de la sécurité. Une recherche approfondie des archives xénologiques de Jupiter et de la Terre n'a permis de localiser aucune référence au Dieu endormi. Les Tyrathcas ne nous en avaient jamais parlé auparavant. - À la source ? Seigneur, vous voulez dire Hesperi-LN, la planète mère des Tyrathcas ? - C'était notre idée à l'origine, oui. D'après Waboto-YAU, ce n'est pas Tanjuntic-RI mais une autre arche stellaire qui a rencontré le Dieu endormi. Cette arche a par conséquent transmis l'information par laser à toutes les autres arches tyrathcas participant à l'exode. Il nous faut espérer qu'il subsiste un enregistrement de ce message à bord de Tanjuntic-RI. Si vous arrivez à le retrouver, peut-être pourrez-vous localiser approximativement le lieu de la rencontre. - Ça risque de nous amener loin, tout ça, dit Joshua. Ses naneuroniques accédèrent à l'almanach et aux fichiers mémoriels relatifs à l'Histoire des Tyrathcas, puis à un programme de navigation. Le résultat qui s'afficha dans son esprit, sous la forme d'icônes dorées et écartâtes, était aussi fascinant qu'inquiétant. - Hesperi-LN n'est pas leur planète natale, en fait. Ce n'est que la dernière colonie fondée par Tanjuntic-RI. L'étoile d'origine des Tyrathcas, Mastrit-PJ, celle qu'ils ont fuie, se trouve de l'autre côté de la nébuleuse d'Orion. C'est-à-dire au moins à seize cents années-lumière de distance. Si on n'a vraiment pas de pot, si l'arche qui a trouvé le Dieu endormi allait dans une direction opposée à celle de Tanjuntic-RI, ça veut dire qu'on doit se taper deux fois cette distance. - Nous avons conscience de ce fait, dit Wing-Tsit Chong. Joshua poussa un soupir de regret non feint. Conduire le Lady Mac dans un tel périple aurait été une aventure fabuleuse. - Je suis navré, mais il ne nous reste pas assez d'antimatière. Mon astronef n'ira jamais aussi loin. - Nous avons conscience des performances de votre vaisseau, dit Wing-Tsit Chong. Cependant, il existe une source d'antimatière à laquelle vous pourrez vous approvisionner. - Vous en conservez ici, à Jupiter ? s'enquit Joshua d'une voix qu'il espérait décontractée. - Non, fit Syrinx. Un agent du SRC nommé Erick Thakrar a localisé une station de production qui approvisionne peut-être Capone. - Thakrar... (Le programme de recherche de Joshua localisa le fichier approprié ; ses yeux se rivèrent à ceux d'Ione.) Vraiment ? Cela pourrait... être utile. - Vu que la Première Flotte est quelque peu occupée, l'état-major du grand amiral a prié les faucons de Jupiter de la mettre hors d'état de nuire, dit Samuel. - Ce qu'ils se préparent à faire, ajouta Wing-Tsit Chong. Cependant, avant que cette station ne soit annihilée, vous pourrez y prélever toute l'antimatière que sont susceptibles de contenir les chambres de confinement du Lady Macbeth. - Trois mille années-lumière, murmura Joshua. Seigneur. - L'escadre de Meredith Saldana dispose d'un fort contingent de marines des Forces spatiales, dit lone. Ils investiront la station pour vous une fois que le personnel se sera rendu aux faucons. - Et si les techniciens de la station optaient pour l'autodestruction ? dit Joshua. C'est ce qu'ils font en général quand ils sont coincés par les Forces spatiales. - En tuant le maximum de soldats, murmura Syrinx. - Ils se verront proposer la colonie pénale plutôt que la peine de mort qui leur est d'ordinaire appliquée, dit Samuel. Espérons que cela les dissuadera de tout faire sauter. - D'accord, mais même si nous chargeons le Lady Mac d'antimatière en quantité suffisante, n'oublions pas que les Tyrathcas ont coupé les ponts avec la Confédération, dit Joshua. Vous croyez vraiment qu'ils nous autoriseront à farfouiller dans les systèmes électroniques de Tanjuntic-RI ? - Probablement pas, reconnut Samuel. Mais comme nous n'avons pas l'intention de leur en demander la permission, cela n'a pas grande importance, n'est-ce pas ? 7. Il n'y avait pas besoin d'être un possédé en harmonie avec la terre pour savoir que l'attaque était imminente. La majorité de la population d'Ombey en avait conscience. Jour après jour, les médias diffusaient les sensovidéos envoyés par les reporters couvrant le déploiement des forces de libération. Tout le monde connaissait quelqu'un qui connaissait quelqu'un qui était impliqué dans l'effort de guerre, depuis le transporteur acheminant de l'équipement au Fort En-Avant au barman du spatioport qui servait les clients édénistes ( !). Les éditorialistes se montraient délibérément vagues pour ce qui était de la date de l'offensive et du nombre des effectifs, ainsi d'ailleurs que les forums spécialisés dans les ragots. Mais les preuves étaient irréfutables. La nature des cargaisons venant de l'espace avait changé. Le matériel de combat était peu à peu remplacé par les matériaux de construction, preuve que le Génie se préparait à réparer les dégâts infligés à Mortonridge et à assurer l'infrastructure nécessaire aux troupes d'occupation. Le personnel arrivant au Fort En-Avant n'était plus lui non plus de la même nature. Un peu moins d'un million de sergents avaient été dépêchés de Jupiter, ainsi que deux cent cinquante mille marines et mercenaires venus de toute la Confédération. L'armée de libération était pour ainsi dire au complet. C'étaient désormais les équipes médicales qui descendaient du ciel, les volontaires civils venant renforcer les hôpitaux militaires mobiles. Les chiffres prévisionnels des blessés (civils et militaires) étaient maintenus secrets, mais tout le monde savait que les douze mille médecins et infirmiers n'allaient pas chômer. Quatre-vingts faucons avaient déjà été affectés à des missions d'évacuation, afin que les victimes soient réparties dans les centres de soins du royaume et de ses alliés. Le septième jour qui suivit la visite de la princesse Kirsten, Ralph Hiltch passa plusieurs heures à étudier les données fournies par les IA en compagnie de son état-major. Les images neuro-iconiques qui s'accumulaient dans son esprit ne cessaient de se multiplier à mesure que de nouvelles informations étaient collationnées. En fin d'après-midi, son point de perception semblait flotter sous une supergalaxie d'étoiles multicolores qu'il tentait d'examiner sous tous les angles possibles et imaginables, au risque de succomber au vertige. En dépit de la cohérence de l'ensemble, il aurait voulu encore plus de temps, de moyens de transport, de provisions et surtout d'informations sur le futur champ de bataille. Mais son armée était bel et bien prête. Il ordonna que débute l'ultime phase de son déploiement. Plus de la moitié des sergents et de leurs brigades de soutien avaient déjà quitté le Fort En-Avant. Ils avaient passé les deux journées précédentes à se mettre en position au large de la péninsule de Mortonridge. Une bonne centaine d'îles servaient désormais de bases temporaires, du récif à peine émergé à l'atoll aménagé en station balnéaire de luxe. Là où on n'avait pas trouvé de masse terrestre, on avait reconverti en docks flottants des cargos qui mouillaient à trente kilomètres du rivage. La marine serait mise à contribution pour la première phase de l'assaut. Les sergents allaient effectuer un débarquement dans la grande tradition, au milieu des vagues et sur le sable, comme pour rendre hommage à l'époque révolue dont provenaient nombre de leurs adversaires. Ralph ne tenait pas à envoyer ne serait-ce qu'un avion de reconnaissance dans l'environnement énergétique de Mortonridge, du moins tant que le nuage rouge serait opérationnel. Les autres fantassins quitteraient le Fort En-Avant dans des convois, se répartissant le long de la ligne de démarcation à bord de plusieurs milliers de véhicules tout-terrain. Il n'était pas question d'oeuvrer dans la discrétion, de chercher à se dissimuler derrière les collines. Les escouades fonçaient dans le crépuscule puis dans la nuit, le halo de leurs phares rampant telle une aube anémique le long de l'horizon parallèlement à la ligne de démarcation. Un nouveau couvre-feu fut décrété sur le continent de Xingu, et la police fut mise en état d'alerte. Bien qu'elles aient la certitude qu'il ne restait aucun possédé hors de Mortonridge, les autorités prenaient très au sérieux les menaces de sabotage proférées par Annette Ekelund. Lorsque l'aube se lèverait, aucun civil n'aurait le droit d'être dans les rues. Il y eut bien quelques grincheux pour protester, pour télétransmettre aux médias l'expression de leur mécontentement, car ils n'avaient pas oublié le précédent couvre-feu ni les contraintes qu'il avait occasionnées. Mais ce fut le plus souvent pour la forme. Dans leur immense majorité, les citoyens restèrent chez eux et accédèrent au spectacle. Au-dessus de la planète, le PC de la défense stratégique sur Guyana commença à coordonner l'action de la Flotte royale. Les tuyères s'activèrent sur les plates-formes en orbite basse, qui se calèrent sur leurs nouvelles orbites. Une flottille de trois cents faucons se mirent à accélérer, synchronisant leurs champs de distorsion pour s'élever dans une longue parabole. La pression psychique pesant sur Mortonridge changea de registre, passant de l'attente à la certitude. Aux yeux d'un observateur distrait, Chainbridge apparaissait comme une ville en pleine activité. Lorsque Annette Ekelund atteignit une crête située à deux kilomètres des faubourgs, elle stoppa son 4 x 4 et regarda par-dessus son épaule. Plusieurs centaines de fenêtres éclairées déversaient leur lumière sur les champs, résistant vaillamment aux vagues écartâtes descendant des nuages agités de tourbillons. Les bâtiments, quant à eux, recelaient suffisamment de chaleur pour persuader les capteurs les plus inquisiteurs qu'ils étaient toujours occupés. Mais il n'y restait plus personne à présent que son état-major avait quitté la ville. - Ça les occupera quelque temps, lui assura Devlin. Il était assis à ses côtés, vêtu d'un uniforme kaki discrètement décoré de rubans rouge et or sur le torse. Sur la banquette arrière, Hoi Son réprima un rictus. Lui aussi avait retrouvé sa tenue d'antan : pyjama noir et chapeau de brousse. - Pendant au moins un quart d'heure, oui. - Vous voulez retourner dans l'au-delà un quart d'heure plus tôt ? s'enquit Devlin d'un ton léger. - Quand il s'agit de les retarder, chaque minute compte, leur dit Annette. Elle desserra le frein et fila le long de la route secondaire. Ils se dirigeaient vers Cold Overton, un petit village distant de quatre-vingts kilomètres. C'était leur nouveau PC, sélectionné par Hoi Son un peu au hasard, un point central mais pas tout à fait stratégique, situé au coeur de la forêt mais bien relié au réseau routier. Comme ils ne comptaient pas s'y attarder, ce choix en valait bien un autre. Il importait avant tout de rester fluide au niveau tactique. Hoi Son tapa sur l'épaule de Devlin. - Notre heure est venue, pas vrai ? En avant vers la mort et la gloire, tous les deux. - La gloire, quelle blague ! Le tonnerre grondait si fort et Devlin avait parlé si bas que les deux autres l'entendirent à peine. - Ne me dites pas que vous hésitez à présent. - J'entends mes hommes hurler dans la nuit, répondit le vieux soldat sans la moindre émotion. Ceux qui sont restés coincés dans le no man's land à se noyer dans leur propre sang ; ceux qui n'ont pas dégueulé leurs poumons quand cette saloperie de gaz leur est tombée dessus. Ils nous appellent à l'aide, la solitude leur fait plus peur que l'idée de recevoir une autre balle. - Vous prenez toujours les choses au tragique, vous autres les chrétiens. Nous sommes ici par accident, pas par dessein. Rien n'est écrit à l'avance, nous ne sommes que ce que nous faisons de nous-mêmes. On ne peut pas revenir en arrière, le passé est immuable. Arrêtez de vous tourmenter. Dans l'Histoire, il n'y a que l'avenir qui importe. - Ça m'a brisé le coeur de les abandonner ainsi. Des hommes braves et corrects ; et si jeunes, si jeunes ! Je me suis juré de ne plus jamais participer à ce genre de folie. On appelait ça la guerre totale. Mais c'était une boucherie. La démence était devenue une maladie, et nous l'avions tous attrapée. À deux reprises durant ma vie, mon pays a envoyé sa jeunesse mourir pour une juste cause, pour nous protéger, nous et notre mode de vie. (Il gratifia l'éco-guerrier d'un sourire glacial.) Et me revoilà. Sept siècles plus tard, bon sang. Sept siècles, et rien n'a changé. Rien. Je me bats pour me protéger, moi et mon mode de vie. Une guerre vertueuse, où je suis dans le camp des anges, même si ce sont des anges déchus. Et, Dieu ait pitié de moi, j'entends déjà les hurlements de mes hommes. - Tout ce que j'entends, c'est le chant de la victoire, rétorqua Hoi Son. La voix de la terre est plus forte que n'importe quel cri humain. Ceci est notre terre, nous ne faisons qu'un avec elle. Notre place est ici. Nous avons le droit d'exister dans cet univers. Devlin ferma les yeux et rejeta la tête en arrière. - Seigneur, pardonnez-moi, je suis un fieffé crétin. Nous voilà, embarqués dans une croisade, désespérés au point de vouloir donner l'assaut aux portes du paradis. Quelle monumentale folie ! Je frapperai les anges des ténèbres massés contre nous, implorant de trouver la mort car dans la mort seule réside notre salut. Et, pourtant, Vous nous avez déjà révélé que la mort n'était pas, ne serait jamais notre destinée. - Réveillez-vous, vieil homme. Nous ne luttons pas contre Dieu mais contre un univers injuste. Pour la première fois depuis qu'il était revenu de l'au-delà, Devlin sourit. - Parce que vous pensez qu'il y a une différence ? L'île était enchanteresse, le type de combinaison idyllique de botanique et de géologie qui représentait une sorte de Graal pour les concepteurs d'habitats édénistes. À l'intérieur, des rocs aux lignes fières abritant de grandes cascades immaculées, des forêts luxuriantes grouillant de fleurs parfumées. Sur le pourtour, une théorie de criques où un sable d'or pâle luisait sous un ciel d'azur ; à l'exception de l'une d'elles, où les vagues en frappant les récifs donnaient naissance à un semis de corail rosé évoquant une poussière féerique. Ce décor bouleversait le coeur des humains, les incitait à s'y abandonner à des rêveries de nature virginale. Comme pour récompenser leur vénération, le temps semblait ralentir jusqu'à perdre toute signification. Même réduit au statut de simple organisme biotek, Sinon regretta de ne passer que dix-huit heures dans ce havre de paix. Cinq mille sergents étaient descendus sur ce joyau enchâssé dans l'océan, ainsi que leur équipement et leur personnel de soutien. Les marines bivouaquaient à dix par chambre dans les hôtels de luxe, les jardins et les courts de tennis avaient été transformés en terrains d'atterrissage, et les criques abritaient une centaine de barges de débarquement. Les bateaux avaient passé toute la journée à se rapprocher du rivage afin que jeeps et camions puissent monter à leur bord. À présent que le soir tombait, c'était enfin au tour des sergents d'embarquer. Syrinx adorerait cet endroit, dit Sinon à Chôma. D faudra que je lui en parle. Il avait pris place dans une phalange de sergents se dirigeant vers une barge. La plage où il se trouvait ne pouvait accueillir que trois embarcations à la fois, de sorte que les onze autres avaient jeté l'ancre à cent mètres du rivage. Une colonne de sergents s'étirait vers chacune d'elles, progressant assez lentement dans l'eau. Les organismes bioteks, outre leur sac à dos, portaient leurs armes au-dessus de leur tête afin de ne pas les endommager. Des marines royaux arpentaient la plage et observaient les événements. Si tout se passait comme prévu, ce serait leur tour le lendemain matin. Voilà un optimisme qui fait plaisir à entendre, commenta Chôma. Que veux-tu dire ? J'ai cherché à estimer notre taux de pertes. Veux-tu savoir combien de nos camarades sont susceptibles de survivre à cette campagne ? Pas vraiment. Je n'ai aucune intention de devenir une statistique. Où ai-je déjà entendu ça? Quoi qu'il en soit, le chiffre est de vingt pour cent. Merci infiniment. Sinon arriva à hauteur de la barge. Il s'agissait d'un bâtiment fort laid, d'un modèle unique omniprésent dans l'armada des forces de libération. Sa coque en monosilicone avait été fabriquée sur Esparta, ses cellules énergétiques et son moteur dans un quelconque système industriel allié au royaume. Les ingénieurs navals des Forces spatiales s'étaient défoncés pour produire plusieurs centaines de ces barges par jour. Des techniciens spécialisés faisaient tourner les trois qui avaient accosté ce jour-là. La franchise est censée être le ciment de notre culture, reprit Chôma, légèrement irrité par la réaction de son camarade. Nous sommes loin d'Éden à présent. Calant sa mitraillette sur son épaule, Sinon gravit l'échelle jetée sur le flanc de la barge. Une fois sur le pont de celle-ci, il se retourna vers le rivage. Le soleil sombrait dans la mer, laissant un halo rosé au-dessus des eaux sombres. À l'horizon opposé, comme une parodie de ce spectacle naturel, le nuage rouge était à peine visible, étroite fracture entre l'air et l'eau. C'est ta dernière chance, se dit Sinon. Les autres sergents se mettaient en place sur la barge, impressionnés par les circonstances mais toujours décidés. Il allait aider la Confédération à gagner du temps en attendant une solution définitive, rien de plus. Et le Consensus avait approuvé cette initiative. Il enjamba le bastingage et se baissa pour aider Chôma à le suivre. Allons donc prendre d'assaut la citadelle du Seigneur des ténèbres. L'aéro à propulsion ionique des Marines royaux était une étincelle d'or filant dans le ciel nocturne, encore plus brillante qu'une étoile. Il survola la péninsule de Mortonridge parallèlement à la ligne de démarcation, maintenant une distance de vingt-cinq kilomètres par rapport à elle et restant à une altitude de quinze mille mètres. Assis dans la cabine, Ralph Hiltch observait Cathal Fitzgerald alors qu'il passait au-dessus de la pointe nord de la chaîne de montagnes formant l'épine dorsale de la péninsule. Huit heures de sommeil induit par ses naneuroniques lui avaient requinqué l'esprit mais engourdi les émotions. Il s'était réveillé indifférent aux conséquences humaines de la campagne de libération. Impossible de dire si c'était dû au flot d'informations qui le submergeait depuis des semaines ou à l'énormité de sa responsabilité dans les événements à venir. Maintenant qu'il était branché sur les capteurs de l'aéro, il pouvait examiner les ultimes phases du déploiement avec un détachement quasi divin. Ce qui valait sans doute mieux, songea-t-il. S'il se sentait personnellement responsable de chaque blessé, il ne lui faudrait pas deux minutes pour devenir fou. Il avait quand même tenu à cette ultime patrouille. Pour se convaincre qu'il ne rêvait pas, à défaut d'autre chose. Pour vérifier que les données et les images auxquelles il avait accédé étaient conformes à la réalité. Cela ne faisait aucun doute. L'armée déployée au-dessous de lui, son armée, se répandait sur la terre assombrie en fleuves de lumière dont les méandres soulignaient le dessin des collines et des vallées. Les véhicules apparaissaient sous la forme de points lumineux, à peine différents des icônes qu'il avait naguère examinées sur une carte. Sauf qu'ici il n'y avait pas de couleurs, rien que les faisceaux blancs des phares déchirant l'obscurité. Il était minuit passé et le déploiement terrestre était aux deux tiers effectué. Maintenant que les deux flancs étaient en place, il ne restait qu'à consolider le centre, ce qui était le plus délicat. Le gros de ses troupes allait avancer sur la M6, pour ouvrir la voie aux titanesques convois chargés de l'intendance. Le choix de l'autoroute pouvait se révéler dangereux, de par son évidence même, mais il était dicté par l'urgence de la situation. Ekelund avait forcément saboté la route, mais on pouvait réparer les ponts, contourner les barrages et combler les fossés. Le Génie était prêt à intervenir. Heureusement, les possédés n'avaient pas de forces aériennes. Même s'il avait pu observer des biplans à hélices dans le ciel au-dessus des jeeps, exécutant des loopings tandis que l'écharpe jaune du pilote flottait au vent. Ridicule. Ralph braqua les capteurs sur le nuage rouge. Son pourtour était toujours abaissé jusqu'au sol tel un rideau, isolant la péninsule du reste de la planète. Des ondulations parcouraient sa surface de façon aléatoire. Sans doute les possédés étaient-ils plus agités que d'habitude, à moins que ce ne soit une simple illusion. Grâce à Dieu, on n'apercevait nulle part la formation ovale qu'il avait déjà vue une fois. Celle qu'il se refusait à appeler un oil. Tout ce qu'il voulait, c'était entrevoir ce qu'il y avait sous ce nuage ; s'assurer que la péninsule était encore là. Ils n'avaient plus reçu une seule donnée depuis le jour où Ekelund avait abaissé le nuage. On n'avait pas pu entrer en contact avec le réseau ; aucun possédé n'avait déserté les lieux. Un dernier balayage aux capteurs ne révéla rien de plus. - Ramenez-nous au bercail, dit-il à Cathal. L'aéro vira pour mettre le cap sur le Fort En-Avant. Devant lui, les gigantesques Thunderbird continuaient de descendre du ciel à l'ouest, leurs boucliers thermiques émettant une lueur vermillon sur fond de firmament. Une chose au moins qui restait inchangée. Cathal atterrit au sein du nouveau complexe de commandement, au sud de la ville-champignon. Ralph descendit l'échelle d'un pas vif, sans prêter attention aux marines de son escorte qui se plaçaient à ses côtés. Les conséquences de son nouveau statut avaient cessé de lui importer quelques jours plus tôt, devenant un aspect parmi d'autres de l'événement extraordinaire qui se préparait. Le général de brigade Palmer (le premier officier promu par Ralph) l'attendait devant la porte de la salle des opérations. - Alors ? demanda-t-elle comme ils entraient. - Je n'ai vu personne agiter un drapeau blanc. - S'ils voulaient se rendre, ça se saurait. Comme bon nombre des participants de la campagne de libération, en particulier ceux qui se trouvaient dans la péninsule depuis le début, elle était persuadée d'avoir un lien avec les possédés cachés sous le nuage rouge, d'être capable d'estimer leur attitude. Ralph restait sceptique, même s'il reconnaissait l'influence psychique exercée par l'ennemi. La salle des opérations était une longue pièce rectangulaire séparée par des cloisons en verre d'une multitude de bureaux et d'espaces de travail. Le corps du Génie des marines royaux avait réussi à intégrer ses systèmes électroniques et à en connecter l'architecture avec les circuits de communication militaires d'Ombey, ce qui représentait un authentique triomphe, même si l'aspect des postes de travail, du système de climatisation et de l'aménagement du bâtiment attestait du caractère parfois improvisé de son action. L'espace était occupé par des bureaux bon marché sur lesquels étaient posés consoles, projecteurs AV et matériel de communication. Cet espace était bourré à craquer. Plus de cinquante officiers de la Flotte royale y travaillaient en étroite collaboration avec autant d'Edénistes ; les Forces spatiales de la Confédération avaient fourni quant à elles une vingtaine de personnes, les autres provenant de divers alliés du royaume. Tous ces officiers et sous-officiers allaient coordonner la campagne de libération, leur tâche étant d'analyser la situation en temps réel et d'assurer la liaison entre les forces terrestres et les IA de Pasto. Bref, de démentir l'adage militaire qui affirme : " Aucun plan de bataille ne survit au premier contact avec l'ennemi. " Tout le monde se mit au garde-à-vous quand Ralph Hiltch fit son apparition. Ce qu'il remarqua. Il avait passé les semaines précédentes avec ces hommes et ces femmes, à discuter, supplier, échanger des idées et accomplir des miracles. Ils avaient appris à travailler ensemble et à coordonner leurs domaines de compétence, oubliant leurs querelles pour former une équipe une et indivisible. Il était fier d'eux et de ce qu'ils avaient fait. Leur démonstration de respect raviva les émotions qu'il avait en partie refoulées. - Je serai bref, annonça-t-il. Nous ne pouvons pas prétendre que notre action va résoudre le problème que la possession pose à la Confédération, mais elle ne se réduit pas à une guerre de propagande, contrairement à ce qu'ont affirmé certains journalistes. Nous allons nous battre pour libérer deux millions de personnes et pour rendre l'espoir à des milliards d'autres. À mes yeux, il s'agit là d'une tâche non seulement noble mais également essentielle. Veillons donc à ce que notre contribution soit décisive. Salué par des applaudissements, il se dirigea vers son bureau, situé au bout de la salle. Il y jouissait d'une vue sur l'ensemble du dispositif de commandement, à condition qu'il lève la tête au-dessus de la batterie de blocs-processeurs connectés à sa console principale. Son état-major le rejoignit pendant qu'il accédait à la dernière mise à jour stratégique. Outre Janne Palmer, chef des forces d'occupation, cet état-major comprenait Acacia, l'agent de liaison édéniste, qui avait servi comme ambassadeur sur Ombey ces cinq dernières années, Diana Tiernan, qu'il avait réquisitionnée pour en faire le conseiller technique de l'armée, avec notamment pour responsabilité le traitement des informations scientifiques relatives aux possédés qui arrivaient de toute la Confédération, et Cathal, qui était toujours son assistant mais avait désormais rang de capitaine de corvette. Lorsque la porte coulissante les isola du brouhaha ambiant, Ralph demanda la tenue d'une sensoconférence de niveau un. La princesse Kirsten et l'amiral Farquar les rejoignirent autour de la table dans la salle blanche. - Le déploiement se passe remarquablement bien, déclara Ralph. Nos principales divisions seront toutes en position à l'heure H. - Mes troupes d'occupation sont prêtes, dit Janne. On constate certes quelques contretemps, le plus souvent logistiques. Mais, vu la quantité de matériel impliquée et les différents corps que nous tentons de coordonner, je suis raisonnablement satisfaite. Nous sommes largement à l'intérieur des paramètres d'estimation. Les LA devraient avoir réglé les derniers détails avant le matin. - Les sergents sont également prêts, rapporta Acacia. Là aussi, il y a quelques contretemps, la plupart relatifs aux moyens de transport, mais rien de grave. - Amiral Farquar ? demanda Kirsten. - Toutes les composantes spatiales de notre offensive sont fonctionnelles. Les orbites des plates-formes ont été synchronisées et les faucons ont atteint leur apogée. Ça se présente très bien. - Parfait, fit Kirsten. Que Dieu m'en soit témoin, ils ne nous ont pas laissé le choix. Général Hiltch, je vous confie le commandement de toutes les forces militaires d'Ombey. Attaquez l'ennemi, Ralph, chassez-le de ma planète. La doctrine militaire ne laissait plus beaucoup de place à l'imagination, ce qui était sans doute inévitable. Au fil des siècles, généraux, seigneurs de la guerre et empereurs avaient testé, pratiqué et affiné toutes les tactiques possibles jusqu'à éliminer pratiquement tout risque d'erreur. Par conséquent, et bien que Mortonridge représente un cas d'espèce sur le plan philosophique, il ne s'agissait sur le plan militaire que d'un cas des plus classiques : siège à grande échelle avec prise d'otages. Cela posé, la tactique à appliquer était évidente. Ralph voulait dissocier les possédés en petits groupes. Ils deviendraient ainsi vulnérables et susceptibles d'être vaincus. Pour parvenir à ce résultat, il était nécessaire de frapper leurs communications, de les empêcher de se regrouper et de monter une contre-attaque. Il fallait les harceler en permanence jusqu'à ce qu'ils finissent par craquer. Et, si possible, les priver de cette couverture que représentait pour eux le nuage rouge. En bref : diviser pour régner. Un principe des plus antiques, mais mis en oeuvre par une puissance de feu dont seule la technologie moderne était capable. Ombey disposait de quatre mille cinq cents plates-formes DS en orbite basse. Leurs vecteurs étaient orchestrés de façon à former une barrière protectrice au-dessus de la surface, un peu comme des électrons au-dessus du noyau d'un atome. La campagne de libération avait changé tout cela. Des vaisseaux de la Flotte royale se chargeaient désormais de la protection en orbite basse, libérant les plates-formes pour une autre tâche fort différente. L'inclinaison de leur orbite avait été altérée, et leurs tuyères avaient fonctionné pendant des heures pour les regrouper en escadres de vingt-cinq éléments. Elles formaient à présent une chaîne continue au-dessus de la planète, et leur inclinaison n'était que de deux degrés par rapport au plan de l'équateur. Une escadre survolait Mortonridge toutes les trente secondes. Des satellites-capteurs avaient été placés entre ces escadres, prêts à envoyer aux forces de libération des images en temps réel de la péninsule une fois que le nuage rouge aurait été éliminé. C'était par leur entremise que l'amiral Farquar observait le cercle terminateur qui glissait sur l'océan en direction de la sinistre tache rouge. Un affichage tactique lui montra les barges fonçant vers les plages de la péninsule. Dans les hauteurs, les faucons venaient de franchir leur point d'apogée et fondaient à présent sur la planète à une accélération de huit g. Dans une heure, l'aube allait se lever sur la côte est de Mortonridge. L'amiral télétransmit son code d'activation au PC de la défense stratégique sur Guyana. - Feu ! ordonna-t-il. Elles ne devaient jamais le savoir, mais les forces de libération faillirent remporter la victoire au cours des quatre-vingt-dix premières secondes de la bataille. La première escadre de plates-formes DS envoya soixante-quinze faisceaux électroniques dans la haute atmosphère pour frapper le nuage rouge. Ils étaient alignés sur l'axe nord-sud de la péninsule et on avait délibérément omis de les focaliser, de sorte qu'ils faisaient plus de cinquante mètres de large au point d'impact. Le but n'était pas de transpercer le nuage rouge mais de lui injecter de l'énergie électrique, le seul talon d'Achille connu des possédés. Chacun de ces rayons balaya la péninsule d'une côte à l'autre par passages de dix secondes. Puis la deuxième escadre de plates-formes apparut au-dessus de l'horizon. Soixante-quinze nouveaux faisceaux frappèrent Mortonridge. Dix secondes s'écoulèrent avant que la première escadre cesse son offensive. Annette Ekelund poussa un hurlement de souffrance et tomba à genoux. La douleur était insoutenable. Une lance de lumière bleue surgie d'au-dessus du ciel venait de lui transpercer le crâne. Elle ne se contenta pas de lui incendier la cervelle mais lui brûla les pensées. Son conducteur n'était autre que la partie de son esprit en contact permanent avec tous les possédés de Mortonridge. La partie qui créait le nuage rouge et donnait à tous la sensation d'appartenir à une communauté. Qui lui soufflait qu'un peu de son humanité avait survécu à son séjour dans l'au-delà. Et c'était cette partie d'elle-même qui la tuait. Elle l'abandonna dans sa totalité. Ses cris exprimaient le désespoir le plus total. Tout autour d'elle, les âmes s'écartaient les unes des autres, s'isolaient en elles-mêmes. Un dernier sanglot s'échappa de ses lèvres, et elle s'effondra sur le dos. Son corps était frigorifié, agité de tressaillements. Devlin et Hoi Son rampaient dans la boue non loin de là, elle les entendait gémir. Elle ne les voyait plus, -le monde avait viré au noir. Tous les possédés de la Confédération furent instantanément avisés de la frappe. Choc et souffrance se répercutèrent dans l'au-delà. Où qu'ils soient, quoi qu'ils fassent, ils surent. Al Capone faisait l'amour avec Jezzibella quand cela se produisit, dans une position complexe lui permettant d'enfouir son visage dans les seins de son amante tout en la pénétrant comme elle le méritait. Elle se partageait entre gloussements et gémissements lorsque l'impact mental frappa Al avec la force d'une batte de base-bail. Il entra en convulsions, poussa des cris de panique. Jezzibella poussa un cri elle aussi, manquant se faire déboîter l'épaule. - Al ! arrête ça, bordel ! Ça fait mal, espèce de connard. Je t'ai déjà dit que je fais pas dans le sado-maso, merde ! Al poussa un grognement, secoua la tête pour se remettre les idées en place. Il était si désorienté qu'il tomba à bas du lit. Pour la première fois, Jezzibella entr'aperçut les traits de Brad Lovegrove sous le visage illusoire d'Aï. Les deux hommes auraient pu être frères. Sa colère se dissipa lorsqu'elle le vit grimacer et trembler de tous ses membres. - Al? - Merde, bredouilla-t-il. Qu'est-ce que c'était que ça, nom de Dieu ? - Al, est-ce que ça va, mon bébé ? Que s'est-il passé ? - Je n'en sais rien, bordel ! (Il parcourut la chambre du regard, s'attendant à la découvrir ravagée par une bombe, envahie de G-men...) Je n'en sais rien ! L'onde de choc invisible faillit être fatale à Jacqueline Cou-teur. Sanglée à la table d'examen du piège à démons, elle se retrouva incapable de bouger lorsque des spasmes lui agitèrent les muscles. Le moniteur médical lança un signal d'alarme, et ce fut à ce moment-là qu'elle se retrouva incapable de défendre son corps contre les décharges électriques qu'on lui infligeait. Heureusement, l'un des techniciens les plus vifs coupa le courant avant qu'elle ne soit électrocutée. Il lui fallut cinq ou six minutes pour être à nouveau en pleine possession de ses moyens. Alors qu'il patrouillait un million de kilomètres au-dessus de la Nouvelle-Californie, Rocio Condra perdit le contrôle de son champ de distorsion, qui entra violemment en expansion. La harpie se mit à tournebouler dans l'espace, sa forme d'oiseau disparaissant pour laisser la place à un nuage d'étincelles noires. La gravité disparut à l'intérieur de son module de vie, ainsi que son décor pittoresque de navire à vapeur. Jed, Beth, Gerald et les trois enfants se retrouvèrent soudain en chute libre. Puis la gravité revint, mais beaucoup trop forte et pourvue d'une mauvaise orientation, et tous tombèrent en direction du mur. À peine s'étaient-ils remis du choc que la gravité redevint nulle, et ils s'envolèrent dans la cabine en poussant des hurlements. Derrière le hublot, les étoiles tourbillonnaient. Un nouvel accès de gravité les précipita vers le plafond. Quinn Dexter connut son premier contretemps sur Terre. Il venait d'arriver à Grand Central pour prendre un vidtrain à destination de Paris. Cette gare n'avait rien à voir avec celle que l'on avait jadis connue sur Manhattan, une île abandonnée et engloutie depuis belle lurette ; mais les New-Yorkais étaient sentimentaux. L'édifice où se trouvait Quinn était le troisième à porter ce nom. Enfoui mille mètres sous le centre du Dôme 5, il formait le centre névralgique du réseau ferroviaire intercontinental des arches. Il avait à nouveau gagné le royaume des fantômes pour éviter de se faire repérer. Ce fut alors qu'il remarqua à quel point les fantômes étaient nombreux dans la gare ainsi que dans les autres sections souterraines de l'arche. Il y en avait plusieurs centaines qui hantaient la foule des passagers. C'étaient des silhouettes ternes, effacées, qui ne cessaient de fixer les visages qui passaient. Un profond désespoir se lisait sur leurs traits, comme si chacun d'eux cherchait en vain un enfant perdu. Ils avaient conscience de la présence de Quinn et le regardaient d'un air étonné tandis qu'il traversait le grand hall en direction des quais. Lui leur demeurait indifférent, ce n'étaient à ses yeux que des créatures insignifiantes, incapables de l'aider comme de le contrer dans la croisade qu'il avait entreprise. Ils auraient tout aussi bien pu être morts. Il se trouvait à vingt mètres de l'escalator conduisant au quai 52 lorsque l'onde de choc venue de Mortonridge le frappa de plein fouet. L'impact ne fut pas vraiment dévastateur, il avait connu bien pire aux mains de Banneth, mais sa soudaineté le choqua. Il se mit à hurler comme des flèches de douleur rayonnaient de son cerveau pour infecter tout son corps. Les pensées captives d'Edmund Rigby entrèrent en convulsions, déchirées par cette attaque de douleur. Quinn paniqua, terrifié par l'inconnu. Jusqu'à cet instant, il s'était cru virtuellement omnipotent. Et voilà qu'il subissait les assauts d'une énigmatique magie. Dans l'au-delà, les âmes hurlaient de terreur. Les fantômes autour de lui se mirent à gémir, à joindre les mains comme pour prier. Il perdit tout contrôle sur le pouvoir énergétique comme ses pensées sombraient dans le chaos. Bud Johnson ne le vit même pas apparaître devant lui. À un instant donné, il fonçait vers l'escalator pour attraper le train de San Antonio... et, l'instant d'après, voilà qu'il y avait un type en robe noire à genoux sur le marbre devant lui. C'était presque impossible, tous les habitants des arches de la Terre avaient une connaissance instinctive de la foule, percevaient l'illogique mouvement brownien qui l'agitait. Il savait toujours où se trouvaient les autres, il réussissait toujours à éviter les collisions. Personne ne pouvait sortir du vide comme ça. Le torse de Bud continua sa route mais ses jambes se retrouvèrent bloquées par l'obstacle. Il s'envola, passa par-dessus le type en robe et s'écrasa sur le marbre frais. De son poignet monta un sinistre craquement, une violente douleur lui incendia le bras. Et ses naneuroniques qui ne faisaient rien. Rien ! Pas le moindre bloc axonique, pas le moindre affichage médical. Bud poussa un cri de douleur, retint ses larmes et leva les yeux. C'étaient peut-être ces larmes qui le faisaient voir trouble, car il crut distinguer parmi les visages penchés sur lui ceux de deux ou trois personnes au couvre-chef bizarre. Il battit des paupières, et elles disparurent. Il s'empara de son poignet meurtri. - Bon Dieu que ça fait mal. Un murmure de surprise passa au-dessus de sa tête, contrastant vivement avec les cris qui retentissaient dans la gare. Personne ne semblait se soucier de son sort. - Hé ! mes naneuroniques ne marchent plus. Appelez un médecin, quelqu'un. J'ai l'impression que j'ai le poignet brisé. L'homme qui l'avait fait tomber se relevait. Bud prit conscience du silence qui l'entourait, des gens qui s'écartaient de lui. Lorsqu'il leva les yeux, toute envie d'engueuler le type en robe le déserta. Il y avait un visage sous ce capuchon, un visage à peine visible. Bud se félicita de ce que le capuchon abrite autant d'ombres. L'expression de haine et de rage qui animait ce visage était déjà trop apparente. - Je vous prie de m'excuser, murmura-t-il. Des doigts se refermèrent autour de son cour. Il les sentit, sentit leurs articulations pivoter, sentit leurs ongles se planter dans ses ventricules. La main exerça une violente torsion. Bud hoqueta en silence, moulinant des bras. À peine s'il aperçut les gens qui convergeaient sur lui. Cette fois-ci, ils avaient l'air soucieux. Trop tard, tenta-t-il de leur dire, beaucoup trop tard. Le diable qui venait de le tuer se détourna de lui et disparut de son champ visuel. Puis ce fut au tour du reste du monde. Quinn vit l'âme de Bud échapper à son corps, disparaître dans l'au-delà et ajouter ses cris à l'infernale cacophonie. La foule s'agitait autour de lui, les gens se bousculaient pour mieux voir ce qui se passait. Seuls quelques-uns l'avaient vu regagner le royaume des fantômes, s'estomper sous leurs yeux. Au moins avait-il conservé assez de sang-froid pour ne pas faire usage du feu blanc. Ce qui n'avait aucune importance. Il avait été vu, et pas seulement par des passants aux naneuroniques en panne ; les capteurs de surveillance de la gare avaient forcément enregistré l'incident. Le Gouvcentral était informé de sa présence. Placé comme il l'était au centre de la barge, Sinon ne pouvait pas voir le débarquement en cours. Mais, grâce à l'affinité, tous les Édénistes présents sur Ombey et autour d'elle étaient en contact permanent, de sorte qu'il recevait davantage d'informations que le général Hiltch soi-même. Il avait conscience de sa position personnelle, de celle de ses camarades, et même la situation globale des forces de libération lui était accessible. La flottille de faucons lui permettait de voir le nuage rouge depuis les hauteurs. D'immenses éclairs en déchiraient la surface tandis que les plates-formes DS poursuivaient leur tir de barrage électronique. Au centre du nuage, le long des crêtes des collines, son éclat s'estompait, et des flaques de ténèbres couraient vers les bords. En même temps que tous les autres sergents, Sinon tendit le cou pour apercevoir le rivage. La muraille de vapeur rouge avait crû régulièrement à mesure que les barges se dirigeaient vers les plages. Distante de dix kilomètres, elle s'étendait au-dessus de l'eau, aussi solide qu'une barrière marquant la fin du monde. Des petits éclairs dansaient à sa base, achevant leur course dans l'eau. Des plumets de vapeur montaient des points d'impact. Puis ces éclairs se rassemblèrent en faisceaux, formant de véritables fleuves de lumière remontant la masse du nuage vers l'intérieur des terres. La lueur rouge disparut en moins de cinq secondes. Sinon et les autres sergents furent complètement pris par surprise. Leur victoire était trop soudaine. Rien à voir avec la lutte épique à laquelle ils s'étaient préparés. Mais le maillage de foudre compensait amplement la disparition de la couleur rouge : il s'étendait jusqu'à l'horizon. Ça fait un nuage sacrement grand, commenta Sinon. Les éclairs déchiraient le nuage de façon presque continue, illuminant sa masse en permanence. Tu avais remarqué ? rétorqua Chôma. Oui. Ce qui pourrait nous poser un problème. Pendant que les possédés l'utilisaient comme bouclier, il nous semblait relativement inoffensif. Nous avions tendance à négliger ses propriétés physiques ; après tout, il s'agissait avant tout d'une barrière psychologique. Psychologie ou pas, nous ne pouvons pas foncer là-dedans tant qu'il subsiste cette activité électrique. Chôma ne fut pas le seul à parvenu: à cette conclusion. Ils sentirent la barge ralentir comme son capitaine changeait le régime des moteurs. Une précaution que prenait l'ensemble de l'armada. - Vos recommandations ? demanda Ralph. - Arrêtez les attaques DS, dit Acacia. Les barges ralentissent déjà. Jamais elles ne pourront pénétrer dans une telle tempête. - Diana ? - Je suis d'accord. Si cette lueur rouge est un témoin des capacités de contrôle des possédés, alors nous les avons déjà vaincus. - Hypothèse audacieuse, commenta l'amiral Farquar. - Nous n'avons guère le choix, rétorqua la conseillère technique. De toute évidence, les barges ne peuvent pas passer, pas plus que les véhicules terrestres, d'ailleurs. Nous devons laisser cette énergie se décharger naturellement. Si la lueur rouge refait son apparition quand nos troupes auront avancé, nous pourrons reprendre l'attaque électronique jusqu'à ce que le nuage lui-même commence à se briser. - Entendu, trancha Ralph. Acacia, que les sergents se rapprochent au maximum du nuage, puis qu'ils foncent dès que les éclairs se seront calmés. - Oui, mon général. - Diana, combien de temps avant la dissipation de cette électricité ? - Excellente question. Nous ignorons la profondeur et la densité de ce nuage. - Répondez-moi, s'il vous plaît. - J'en suis malheureusement incapable. Beaucoup trop de variables. - Génial. Acacia, est-ce que les éclairs vont affecter les harpons ? - Non. Le nuage est trop bas et les harpons trop rapides. Même si la foudre frappait l'un d'eux, cela n'altérerait sa trajectoire que deux ou trois mètres au maximum. Les faucons n'étaient plus qu'à mille cinq cents kilomètres de la surface d'Ombey. Leurs grappes de capteurs étaient braquées sur Mortonridge, qui, de masse uniformément rouge, venait de se métamorphoser en un grouillement d'éclairs blanc-bleu. Il restait à peine le temps de poser une ultime question. Les ordres tiennent toujours, leur dit Acacia. Les trois cents faucons atteignirent l'apex de leur trajectoire. L'espace d'un instant, leur accélération passa de huit g à zéro. Chacun d'eux tira une salve de cinq mille harpons cinétiques. Puis l'énergie courut à nouveau dans leurs cellules ergostruc-turantes, renversant la direction de leur champ de distorsion. Huit g d'accélération les propulsèrent loin de la planète et de son champ gravifique mortel. Loin en dessous, la dentelle de foudre disparut sous une couronne de feu lorsque la haute atmosphère s'embrasa. Le sillage de plasma laissé par un million cinq cent mille harpons cinétiques ne formait plus qu'une titanesque onde de choc photonique. Celle-ci frappa le sommet du nuage, transperçant la vapeur grise et bouillonnante avec une telle vitesse qu'elle n'eut aucune réaction. Il s'avéra qu'Acacia avait raison : le nuage, en dépit de sa masse et de son caractère menaçant, fut incapable de dévier les harpons de leurs cibles. Aucun être humain n'aurait pu en dresser la liste, et c'était les LA de Pasto qui s'en étaient chargées. Les missiles étaient groupés par trois, ce qui portait leurs chances de réussite à quatre-vingt-dix-sept pour cent. Ils visaient avant tout le réseau de communication de Mortonridge. À en croire les légendes urbaines, les réseaux de communication modernes étaient invulnérables. Composés de plusieurs centaines de milliers de commutateurs répartis sur toute une planète et reliés par des millions de câbles, appuyés par des satellites relais, ils étaient imperméables à toute attaque du fait même de leur conception à la fois homogène et anarchique. Les données trouvaient toujours une route pour circuler, en dépit de tous les circuits qu'on pouvait couper. Il fallait annihiler une planète pour paralyser son réseau. Mais Mortonridge était un domaine circonscrit, isolé de la redondance que proposait le reste d'Ombey. L'emplacement de chaque commutateur était connu à cinquante centimètres près. Malheureusement, quatre-vingt-dix pour cent d'entre eux se trouvaient dans une zone de population. Il n'était pas question de lâcher sur eux des harpons cinétiques, sous peine de causer un véritable massacre. Restaient les câbles qui couraient dans la campagne. Nombre d'entre eux suivaient le tracé des routes, abrités dans des conduits longeant les rubans de carbobéton, mais quelques-uns coupaient à travers champs, entretenus par des mécanoïdes disposant d'une autonomie de plusieurs mois, ou passaient sous les forêts et les rivières, complètement invisibles à l'oeil nu. Les IA avaient accédé aux fichiers décrivant leur parcours. Elles en avaient déduit des coordonnées de tir, veillant à ce que celles-ci soient éloignées de sept cent cinquante mètres au moins de l'habitation la plus proche. Vu l'habileté que manifestaient les possédés à se défendre, cette distance était considérée comme raisonnablement sûre. Stéphanie Ash resta à terre, tremblante, même après que son esprit se fut remis de sa communion avec d'autres âmes. La perte de ces esprits proches la faisait encore plus souffrir que l'attaque électronique que venait de subir le nuage. Le simple fait de cette union mentale lui avait redonné espoir. Tant que les gens continueraient de s'entraider ainsi, ils demeureraient humains en dépit de tout le reste. Et voilà que cette fragile certitude venait de lui être arrachée. - Stéphanie ? dit Moyo en lui secouant doucement l'épaule. Stéphanie, ça va ? Elle se sentit coupable en percevant la terreur et le souci dans sa voix. - Bon Dieu, non. Elle ouvrit les yeux. La chambre n'était éclairée que par une petite flamme bleue brûlant au pouce de Moyo. Dehors, le monde était plongé dans les ténèbres. - Qu'est-ce qu'ils ont fait ? demanda-t-elle. Elle ne sentait plus la pression psychique provenant de l'autre côté de la ligne de démarcation. Seule la vallée était perceptible. - Je n'en sais rien, mais ce n'est sûrement pas bon, dit-il en l'aidant à se lever. - Et les autres ? Comment vont-ils ? Elle sentait leurs esprits un peu partout dans la ferme, pareils à des braises de souffrance et d'inquiétude. - Comme nous, je pense, répondit Moyo. Un éclair le réduisit au silence. Tous deux allèrent près de la fenêtre. De gigantesques lances de foudre zébraient le ventre du nuage. Stéphanie frissonna. Ce qui les avait naguère protégés du ciel était à présent une masse menaçante au-dessus de leurs têtes. - Nous ne le maîtrisons plus, dit Moyo. Nous y avons renoncé. - Que va-t-il se passer ? - Je présume qu'il va pleuvoir. (Il lui jeta un regard affolé.) Et c'est un gros nuage. On n'a pas cessé de le faire grossir, comme un gosse qui aurait voulu un doudou encore plus grand. - Peut-être qu'on devrait rentrer les bêtes. - Peut-être qu'on devrait foutre le camp, oui. L'armée de la princesse ne va pas tarder. Elle eut un sourire plein de tristesse. - Nous ne pouvons aller nulle part, tu le sais bien. Les éclairs étaient de plus en plus fréquents lorsqu'ils rassemblèrent Cochrane, Rana et Quigley pour les aider à attraper les poulets et les agneaux qui s'étaient égaillés autour de la ferme. Les premières grosses gouttes se mirent à tomber du ciel. Moyo tendit une main, la paume levée vers le ciel, comme s'il avait besoin d'une confirmation. - Je l'avais bien dit, déclara-t-il avec une certaine suffisance. Sans trop y croire, Stéphanie s'abrita la tête sous son cardigan. Jamais elle n'avait vu des gouttes de pluie aussi énormes. Les poulets s'enfuyaient par le portail, les agneaux avaient déjà disparu dans la pénombre. Elle allait suggérer à ses camarades de laisser tomber lorsque le jour se leva de nouveau sur Mor-tonridge. Cochrane en resta bouche bée. Les nuages s'étaient transformés en voiles de soie translucides, laissant passer la lumière. - Ouaouh ! Qui c'est qui a laissé entrer le soleil ? Le ventre du nuage explosa en un essaim d'échardes incandescentes qui envahirent l'air. On aurait dit des étoiles filantes traînant un cône de brume violette. Stéphanie dut se protéger les yeux tellement elles étaient brillantes. - C'est la fin du monde, les enfants ! jubila Cochrane. Les un million cinq cent mille harpons frappèrent le sol dans un intervalle de cinq secondes. Un paquet d'entre eux visaient un câble qui passait à quatre kilomètres de la ferme, et leur terrifiante vélocité donna naissance à un souffle dévastateur. Le flash orange découpa en ombres chinoises le pourtour de la vallée, subsistant le temps de faire ressortir le plumet de fumée qui montait vers le ciel. - Putain, grommela Cochrane. Ce monsieur Hiltch ne nous aime vraiment pas. - Qu'est-ce que c'était ? demanda Stéphanie. Elle n'arrivait pas à croire qu'ils étaient toujours indemnes. Une telle violence aurait dû les annihiler, non ? - Un bombardement orbital, je crois bien, dit Moyo. Visant sans doute les troupes d'Ekelund. Il ne semblait guère convaincu. - Visant quoi ? Ces trucs sont tombés partout ! - Alors pourquoi n'avons-nous pas été touchés ? demanda Rana. Moyo se contenta de hausser les épaules. Ce fut à ce moment-là que le bruit de l'impact déferla sur eux, un grondement qui rendait inaudibles toutes leurs paroles. Stéphanie se plaqua les mains sur les oreilles et leva de nouveau les yeux. Le nuage était en plein tourment, son ventre fripé agité de secousses. Des volutes spectrales d'un pourpre luminescent, résidus de la frappe des harpons, sinuaient au sein de la masse nuageuse sans jamais s'y fondre tout à fait, comme deux liquides de densité différente. Elle plissa le front, chercha à mieux voir à mesure que la lumière baissait d'intensité. Du nuage émergeait une brume gris ardoise qui engloutissait à la fois les éclairs et les lambeaux de vapeur ionisée. Une masse de brume qui allait en croissant. - Rentrons, dit-elle d'une petite voix tandis que les derniers échos de l'explosion résonnaient dans la vallée. Tous se tournèrent vers elle. Les gouttes de pluie avaient refait leur apparition. Une brise vint caresser leurs vêtements. - Rentrons, répéta-t-elle. Il va pleuvoir. Ils se tournèrent vers la chape de brume qui descendait doucement et, terrorisés, comprirent enfin ce qui se passait. - Rien ! hurla Annette, furieuse, en secouant le bloc-processeur. (Le schéma primitif affiché sur son écran prouvait qu'il fonctionnait, mais personne ne répondait à ses appels.) Nous sommes coupés de tout. Hoi Son examina son propre bloc. - D'après ce que je vois, toutes les lignes sont affectées, dit-il. - Ne soyez pas ridicule, on ne peut pas anéantir tout un réseau, protesta Annette. (Puis un doute lui vint.) C'est impossible. - C'était la raison de ce bombardement, j'imagine, répliqua Hoi Son, impassible. Il était plutôt spectaculaire, après tout. Jamais ils n'auraient fait un tel effort sans raison. Et n'oubliez pas que nous ne faisions fonctionner qu'une petite partie du réseau, la partie la plus critique. - Merde, comment vais-je faire pour organiser la résistance ? - Chacun de nous a reçu ses ordres et chacun de nous n'a d'autre choix que celui de combattre. Ce qui veut dire que vous ne commandez plus les possédés. Elle lui décocha un regard qui ébranla sa complaisance. - Ah bon ? demanda-t-elle d'une voix dangereusement tendue. Dehors, la lumière baissa d'intensité. Annette se dirigea vers la baie vitrée du Taureau noir. Elle avait réquisitionné ce restaurant de Cold Overton situé à l'extrémité de la grand-rue, sur laquelle il avait une vue imprenable. Cinquante véhicules étaient garés sur les pavés de la place du marché, attendant les soldats qui s'étaient réfugiés dans les boutiques et les cafés. Milne et quelques-uns de ses techniciens s'affairaient à inspecter l'équipement. Celui-ci ne semblait pas endommagé, bien que quelques harpons soient tombés à proximité du village. - Hoi, dit-elle, prenez un peloton et allez inspecter les routes. Je veux savoir combien de temps il nous faudra pour évacuer. - À vos ordres. Il hocha sèchement la tête et se dirigea vers la porte. - Nous avons un groupe assez important à Ketton, dit-elle comme pour elle-même. Ce n'est qu'à dix kilomètres à l'ouest. Nous allons le rejoindre. En chemin, on devrait pouvoir enrôler quelques civils. Ensuite, on passera au prochain groupe sur notre route. - On pourrait utiliser des messagers pour les transmissions, suggéra Devlin. C'est ce qu'on faisait de mon temps. Les communications laissaient toujours à désirer près du front. Il n'y avait presque plus de lumière. Annette vit Milne et les autres se mettre à courir. La peur était absente de leurs esprits, mais ils étaient sacrement pressés. Des gouttes s'écrasèrent sur la vitre. En moins de quelques secondes, la grand-rue était inondée. Les caniveaux se mirent à déborder, des petits tourbillons se formèrent au niveau des bouches d'évacuation. - Je n'ai jamais rien vu de pareil, s'exclama Hoi Son, levant la voix pour se faire entendre. Il était planté sur le seuil, un poncho imperméable se formant jsur ses épaules. Les gouttes faisaient au moins autant de bruit ue naguère le grondement du tonnerre montant du nuage rouge. - Et j'ai vu pas mal de typhons de mon vivant, croyez-moi, conclut-il. Un ruisselet d'eau sale passa entre ses jambes, se dirigea vers les tables. Annette ne distinguait plus rien au-dehors, la pluie battait furieusement les fenêtres, produisant une écume qui était d'ordinaire l'apanage des vagues de l'océan. Plus loin, il n'y avait que les ténèbres. Devlin se rapprocha d'elle pour mieux voir le spectacle. - Personne n'ira nulle part avec ce temps. - Oui, dit Annette, secouée. Attendez un peu. - Mais combien de temps ? marmonna Devlin. Nous n'avons pas pensé à ça en formant le nuage au-dessus de nous. - Ne vous inquiétez pas, lui dit Hoi Son. Personne ne va faire la guerre pendant quelque temps. Ils affrontent les mêmes éléments que nous. Et nous, au moins, nous sommes à l'abri. La barge fonça dès que la couronne engendrée par les harpons cinétiques illumina le ciel. Sinon accéda aux capteurs des faucons pour observer la boule de plasma qui sombrait dans les ténèbres de la masse nuageuse. Expansion, annonça Acacia. Confirmation du suivi. De gigantesques spirales cycloniques apparaissaient à la surface du nuage. Baigné par le pâle clair de lune d'Ombey, ce mouvement semblait presque majestueux. Des forces premières venaient d'être réveillées. Sur les bords du nuage naissaient des tornades titanesques qui fonçaient vers la mer. Ce truc est en train de tomber en pièces, lança Chôma. Sinon partagea un frisson de consternation avec tous les autres sergents de l'armée. La même menace pesait sur eux. Il regarda par-dessus la proue, découvrant une montagne d'eau en marche. Un vent surgi de nulle part vint le gifler. Nous ne pouvons pas faire demi-tour, dit Chôma. Cette tempête nous rattraperait en pleine mer. Mieux vaut débarquer. Sinon tapota son ceinturon pour se rassurer. Le massif de nuages semblait fondre sur eux, pareil à une ténèbre en formation se déployant au-dessus de l'océan. On continue : telle fut la décision à laquelle parvinrent les Édénistes et l'état-major du général Hiltch. Toutes les barges de l'armada mirent les gaz et se lancèrent à l'assaut de la tempête. Ce ne fut pas une pluie ordinaire qu'ils eurent à affronter. On aurait dit qu'ils se retrouvaient sous une chute d'eau. À mesure que les nuages se massaient au-dessus d'eux, les vagues se faisaient plus hautes, comme si l'air et l'eau avaient cherché à se rejoindre. Les barges étaient agitées comme des fétus de paille. Sinon devait parfois s'accrocher à un pont incliné de trente degrés par rapport à la verticale. Les jeeps arrimées au centre de l'embarcation tiraient sur leurs câbles, chahutées par le roulis. Les pompes tournaient à plein régime, sans grand effet. Sinon se cramponna au bastingage tandis que l'eau glacée montait le long de ses jambes, le plaquait contre la coque. Il redoutait de passer par-dessus bord. Il redoutait de voir son corps nouvellement assemblé se briser le long de ses lignes de fracture, muscles et tendons étant incapables d'en assurer l'intégrité. Il redoutait de se faire écraser par une jeep arrachée à ses attaches. Il redoutait de ne pas arriver sur la plage, d'être englouti par les éléments déchaînés. Contrairement à ce qui se passait d'habitude chez les Édé-nistes, cette angoisse n'était pas atténuée du fait de son partage. Il y avait bien trop de détresse sur la bande d'affinité tandis que l'armada avançait péniblement vers le rivage. Les Édénistes de l'arrière, loin de la tempête, faisaient de leur mieux, aidés par les équipages des faucons, pour soutenir leurs congénères dans cette épreuve. Mais tous sentaient les pertes s'accumuler, et leur angoisse n'en croissait que davantage. Les barges versaient, coulaient, se brisaient en deux, les sergents se noyaient dans les creux démesurés. Les faucons travaillaient sans relâche à récupérer les personnalités des sergents nouvellement décédés. Horrifié, Ralph fit passer un programme antinausée en mode primaire tandis qu'il assistait impuissant à ce cauchemar. Des icônes bien ordonnées s'affichaient dans son esprit, dressant le bilan catastrophique de ce début d'offensive. Certaines barges étaient même chassées vers le large par le vent. Il faisait son possible. Pour ce que ça servait. Ordonnait aux forces terrestres en poste près de la ligne de démarcation de tenir bon. Plaçait les équipes médicales en état d'alerte. Formait des patrouilles de reconnaissance aérienne qui se tenait prêtes à décoller. Ni Diana Tiernan ni les IA ne pouvaient lui dire quand la tempête prendrait fin. Impossible d'estimer la quantité d'eau qui l'alimentait. Les satellites-capteurs avaient effectué un balayage radar de la masse nuageuse, mais les décharges électriques qui la parcouraient décourageaient toute interprétation. Il n'y avait qu'une seule chose à faire : attendre. - Nous ne pouvions pas le savoir, dit Janne Palmer. L'ennemi n'est encore qu'une gigantesque inconnue. - Nous aurions dû le deviner, rétorqua Ralph avec amertume. Ou à tout le moins y penser. - Les informations dont nous disposions s'accordaient à dire que le nuage faisait deux cents mètres d'épaisseur, dit Diana. Tel était le cas sur Lalonde, ainsi que sur toutes les autres planètes possédées. Mais ce truc devait être épais de plusieurs kilomètres. Ils ont dû absorber toute l'humidité de l'air. Peut-être même ont-ils prélevé de l'eau dans l'océan par une sorte d'osmose. - Les enfoirés ! cracha Ralph. - Ils ont peur, déclara calmement Acacia. Ils ont édifié la muraille la plus épaisse possible pour se protéger de nous. C'est humain. Ralph ne trouva rien à répondre à l'Édéniste. C'étaient Acacia et son peuple qui étaient en première ligne. Et c'étaient ses plans, ses ordres qui les avaient mis dans ce pétrin. Tout ce qu'il pourrait dire serait misérablement déplacé. La pluie avait atteint le Fort En-Avant et faisait de son mieux pour pousser dans la rivière toute proche les structures en sili-cone programmable de la ville-champignon. Des torrents emportaient la terre sous les fondations. Les occupants de la salle des opérations jetaient des coups d'oeil inquiets à l'extérieur, où soufflaient des vents qui faisaient trembler les murs. Cinquante minutes après le lâcher de harpons cinétiques, les barges atteignaient enfin les plages. - Ça y est, annonça Acacia. Les premières bouffées d'assurance firent leur apparition dans la psyché collective des Édénistes lorsque les sergents transmirent la sensation du sable crissant sous leurs bottes. La preuve que le succès était possible fit naître en eux un profond soulagement. - Tout va bien se passer, on va réussir, ajouta l'ambassadeur. - Oui, opina Ralph. Une sinistre icône luisait au centre de son esprit : 3129. Le nombre de morts. Et l'ennemi n'a même pas encore ouvert le feu. Une immense vague propulsa la barge sur la plage, où elle atterrit avec fracas. Sinon se retrouva sur le cul, en train d'agiter les bras pour tenter de se redresser. L'eau le ralentit bien vite, et il s'immobilisa au sein d'une mêlée de sergents, tous en train de s'agiter pour se relever. Les trois du bas étaient complètement immergés. L'affinité leur fut d'une aide inestimable pour coordonner leurs mouvements dans ce qui ressemblait à une partie de mikado grandeur nature. Ils venaient de se dégager lorsque l'embarcation fut secouée par une nouvelle vague. Moins forte que celle qui les avait jetés sur le rivage, elle se contenta de pousser la barge de quelques mètres et de la faire pencher un peu plus. La terre ferme ! lança triomphalement Chôma. Ferme... ça reste à voir, dit Sinon en s'avançant. La pluie était encore plus violente qu'en pleine mer. La visibilité était de quinze mètres à peine, et encore avec l'aide des feux de la barge. J'ai parfois l'impression que tu n'as pas la mentalité pour ce genre de boulot. Sinon projeta l'image mentale d'un sourire. Puis il se remit à la recherche des parties de son kit qu'il avait perdues durant la dernière partie de son périple. L'escouade entreprit de faire le point. Cinq de ses membres étaient grièvement blessés au point d'être inaptes à la suite des opérations. Plusieurs sergents avaient leur exosquelette endommagé, mais les nanos médicales les remettraient sans peine sur pied. (Lesdites nanos fonctionnaient parfaitement, à la surprise générale.) La plage sur laquelle ils venaient de s'échouer ne se trouvait qu'à trois kilomètres de Billesdon, le point de chute qui leur avait été assigné. Le camion transporté par leur barge avait été noyé, et l'intervention de la maintenance serait nécessaire à sa remise en état de marche. Quant à la barge, il faudrait attendre la marée haute pour pouvoir la dégager et la renvoyer à l'île où l'attendaient les marines de la seconde vague d'assaut. Côté positif, la rampe était fonctionnelle, ce qui permit de débarquer les trois jeeps encore opérationnelles. La plupart des armes étaient intactes. Toutes les barges de leur régiment avaient atteint le rivage, quoique de façon un peu désordonnée. Après une brève discussion avec la salle des opérations, les sergents décidèrent de marcher sur Billesdon et de s'y regrouper. À l'origine, le plan prévoyait de débarquer les forces d'appoint et les provisions dans le port de ce village côtier, mais le port en question devait d'abord être sécurisé. Lorsque la rampe de la barge s'abaissa, l'aube était théoriquement en train de se lever. Planqué derrière l'abri tout aussi théorique de la coque, Sinon ne remarqua aucune différence avec la nuit. Il dut utiliser le lien d'affinité pour vérifier que les chauffeurs des jeeps les conduisaient effectivement sur la plage. On dirait bien que c'est parti, dit Chôma. Ils se redressèrent et examinèrent leur kit une dernière fois. L'escouade de Sinon prit position près de la deuxième jeep. Les phares de celle-ci perçaient les ténèbres sur une longueur de dix mètres avant de s'avouer vaincus par les eaux grises qui tombaient à verse. La progression était fort lente. Les pieds des sergents s'enfonçaient dans la terre gorgée d'eau. La jeep se retrouva embourbée à deux reprises et ils durent la pousser. Ils étaient totalement dépendants de leurs guido-blocs. Des images satellites prises avant la possession leur donnaient une bonne idée de la configuration de la plage et du tracé du sentier qui traversait la forêt. Le guidage inertiel définissait leur position avec une marge d'erreur de dix centimètres. En théorie. Il était impossible de le vérifier. Les capteurs n'arrivaient toujours pas à pénétrer le nuage pour confirmer leur localisation. Il fallait espérer que les processeurs bioteks n'avaient subi aucune avarie depuis qu'ils les avaient chargés avant leur expédition. Le sable laissa la place à la boue. Des ruisseaux jaunes affluaient de toutes parts pour se jeter dans la mer, emportant dans leur flot petits buissons et mottes de terre. Génial, fit Sinon en pataugeant. À cette allure, on va mettre huit jours pour arriver à destination. Il savait que les autres escouades rencontraient des difficultés semblables tout le long de la côte. Nous devons prendre de la hauteur, dit Chôma. (Il désigna via le lien d'affinité un point sur l'écran de son guido-bloc.) Le terrain devrait être plus facile à franchir. L'escouade opina et changea de direction. Est-ce qu'on sait quand cette pluie va s'arrêter de tomber? demanda Sinon à leur agent de liaison auprès de l'état-major. Non. Cochrane lui-même ne prenait plus la peine de maintenir l'apparence délirante du Croisé karmique. La pluie attaquait leur moral en même temps que le sol de la vallée. Trois heures que ça durait, sans le moindre signe de répit. Les éclairs révélaient le sort que les trombes d'eau infligeaient à leur vallée paradisiaque. Les terrasses, envahies par quantité de torrents, étaient transformées en cascades. En descendant vers le lac, l'eau devenait de plus en plus trouble, emportant le terreau sur son passage. Des avalanches de légumes et d'arbres fruitiers se déversaient dans le lac en constante expansion. La pelouse plantée derrière le corps de ferme était lentement submergée, et l'eau arrivait à présent au niveau des portes en fer forgé du patio. À ce moment-là, ils s'affairaient déjà à charger leurs valises dans le Croisé karmique. Le vent avait emporté quantité de plaques d'ardoise du toit, et l'eau commençait à goutter du plafond. - Rappelez-vous qu'il n'y a qu'une seule route pour sortir de cette vallée, dit McPhee lorsque le premier filet d'eau se glissa sous la porte de la salle de séjour. Et elle longe la rivière. Si nous voulons partir, il ne faut pas trop tarder. Personne n'avait protesté. Ils étaient montés faire leurs bagages pendant que McPhee et Cochrane sortaient le minibus de la grange. Moyo se mit au volant et avança à une vitesse à peine plus élevée que celle d'un piéton. La piste qui courait le long de la vallée sinueuse menaçait de disparaître sous les abats d'eau sale qui se déversaient des arbres et des buissons. Son esprit se concentra sur les pneus du véhicule, les élargissant pour améliorer leur adhérence sur le sol glissant. C'était une tâche difficile ; il demanda à Franklin et à McPhee de l'assister de leur force mentale. Un arbre s'effondra sur la piste vingt mètres devant eux, déraciné par la force des eaux. Moyo pila sur les freins, mais le minibus continua de glisser vers l'avant. Même son énergie mentale fut impuissante à arrêter le mouvement. Le moment était mal choisi pour lui rappeler qu'il n'était pas tout-puissant, songea-t-il. - Accrochez-vous ! À peine avait-il lancé ce cri que le bus entra en collision avec le tronc d'arbre. Le pare-brise vira au blanc, s'incurvant au maximum pour absorber le choc avant de voler en éclats. Une masse de branches et de feuilles couleur topaze s'engouffra dans la brèche. Moyo tenta de se baisser, mais la ceinture de sécurité l'en empêcha. Son instinct prit les commandes, et une boule de feu blanc désintégra branches et feuilles. Il poussa un hurlement en sentant ses cils, ses sourcils et ses cheveux se carboniser. La peau de son visage s'engourdit. L'habitacle du Croisé karmique s'emplit de vapeur comme il s'arrêtait en tressautant. Stéphanie lâcha le dossier auquel elle s'était agrippée, laissant de profondes marques dans le matériau composite. Le sol était bizarrement penché. Avec le bruit que faisaient la pluie tombant sur le toit et le torrent coulant autour d'eux, elle entendait à peine les grincements produits par le véhicule. Impossible de dire ce qui les causait. Ses sens surnaturels subissaient des interférences, comme si la pluie produisait des parasites. Puis l'eau s'engouffra dans le minibus, apportant avec elle quantité de détritus. Ses pieds furent aussitôt trempés. Elle s'efforça de chasser la vapeur de l'habitacle, de voir ce qui se passait à l'intérieur. - Mes yeux ! Ce n'était qu'un murmure, mais ce murmure était suffisamment poignant pour être audible dans tout le minibus. Tout le monde se tourna vers l'avant. - Ô mon Dieu, mes yeux. Mes yeux. Aidez-moi. Mes yeux. Stéphanie dut s'accrocher aux casiers à bagages et s'aider de ses mains pour avancer. Toujours assis au volant, Moyo semblait tétanisé. Les débris incinérés des branches de l'arbre flottaient à quelques centimètres de son visage, telle une sculpture en charbon prodigieusement ouvragée. Il avait les mains à quelques centimètres de ses joues mais n'osait pas toucher celles-ci, redoutant ce qu'il allait y découvrir. - Tout va bien, dit-elle automatiquement. Mais son esprit la trahissait, et terreur et révulsion affleuraient à la surface de ses pensées. La peau de Moyo avait cuit, emportant avec elle son nez et ses paupières. Le sang suintait des fissures entre ses tissus ravagés. Ses yeux avaient bouilli, virant à un jaune écourant et exsudant un liquide crémeux en guise de larmes. - Je ne vois plus ! s'écria-t-il. Pourquoi est-ce que je ne vois plus ? Elle s'empara de ses deux mains. - Tais-toi. Je t'en prie, tais-toi. Tout ira bien. Tu as été un peu brûlé, c'est tout. - Je ne vois plus rien ! - Mais si. Utilise ton sixième sens en attendant que tes yeux guérissent. Tu sais que je suis là, n'est-ce pas ? - Oui. Ne t'en va pas. Elle lui passa les bras autour du torse, - Je suis là. Il se mit à trembler. Une sueur malsaine coulait sur sa peau là où elle était indemne. 288 - Il est en état de choc, dit Tina. Les autres se rassemblaient autour d'eux autant que le leur permettait l'étroitesse de l'habitacle. Leurs pensées étaient refroidies par la vision des blessures de Moyo. - Il va bien, insista Stéphanie d'une petite voix. - C'est une réaction classique chez les grands brûlés, poursuivit Tina. Stéphanie lui décocha un regard noir. - Donne-lui une taffe, dit Cochrane. Il lui tendit un joint rebondi à l'odeur douceâtre. - Ce n'est pas le moment ! siffla Stéphanie. - En fait, si, ma chère, dit Tina. Pour une fois, ce barbare a raison. La marijuana est un sédatif léger, et c'est tout à fait ce qu'il lui faut. Stéphanie plissa le front, surprise par l'autorité avec laquelle s'exprimait Tina. - J'ai été infirmière, poursuivit l'imposante femme en se drapant avec dignité dans son châle noir. C'est vrai. Stéphanie prit le joint et le glissa entre les lèvres de Moyo. Celui-ci inhala une bouffée et se mit à toussoter. Le bus émit un grognement. Il s'effondra de deux ou trois mètres à l'arrière, les obligeant tous à s'accrocher à quelque chose. McPhee passa la tête par le pare-brise éclaté. - Nous n'irons nulle part là-dedans, déclara-t-il. On ferait mieux de descendre avant d'être emportés par le courant. - On ne peut pas déplacer Moyo, protesta Stéphanie. Du moins pas tout de suite. - La rivière est quasiment au niveau de cette piste, et on a encore quinze cents mètres à se taper avant de sortir de la vallée. - Hein ? Ce n'est pas possible. La piste est à vingt mètres au-dessus du courant. Comme les phares du Croisé karmique étaient éteints, elle projeta une petite boule de feu blanc au-dessus de la piste. On aurait dit que la terre s'était transformée en eau. Elle ne voyait autour d'elle qu'une sorte d'étang aux eaux boueuses qui avait submergé toutes choses. Par-delà la zone plus ou moins dégagée signalant la piste, une cascade de bois de flotte se déversait dans la vallée. Branches brisées, portions de troncs fracassés et arbustes divers ne faisaient qu'une masse confuse de détritus ; rien ne résistait à leur progression. Sous ses yeux, un arbre déraciné dévala le coteau devant le bus, restant dressé à la verticale jusqu'à ce qu'il s'abîme dans les eaux. 289 Elle frissonna en pensant à tous les arbres plantés au-dessus d'eux. - Tu as raison, dit-elle. Fichons le camp. Cochrane récupéra son joint. - Ça va mieux ? demanda-t-il à Moyo, qui tressauta. Hé, fais pas cette tête. Tu n'as qu'à les refaire pousser. C'est facile. Moyo lui répondit par un rire hystérique. - Tu crois que je vois ce que je fais ? Mais oui, mais oui. C'est facile, facile comme tout. (Il se mit à sangloter, palpa délicatement son visage ravagé.) Je suis navré. Profondément navré. - Tu as arrêté le bus, lui dit Stéphanie. Tu nous as sauvé la vie. Tu n'as aucune raison d'être navré. - C'est à lui que je parle, pas à toi ! s'écria-t-il. À lui que je fais des excusées ! C'est son corps, pas le mien. Regarde ce que je lui ai fait. Ô mon Dieu ! Pourquoi tout cela est-il arrivé ? Pourquoi ne sommes-nous pas morts, tout simplement ? - Donne-moi la trousse de premier secours, dit Tina à Rana. Tout de suite ! Stéphanie passa de nouveau un bras autour des épaules de Moyo, regrettant amèrement que le pouvoir énergétique soit incapable de dispenser le réconfort. McPhee et Franklin tentèrent d'ouvrir la portière, mais elle était coincée et même leur force surnaturelle ne put en venir à bout. Ils échangèrent un regard, se prirent par la main et fermèrent les yeux. Une section circulaire de la carrosserie s'envola vers le ciel. La pluie se déversa dans l'habitacle avec la violence d'une cataracte. Rana revint vers l'avant, la trousse de premier secours à la main. - Ça ne servira à rien, gémit Tina. Elle considérait un package médical d'un air consterné. L'épaisse bande verte pendait à sa main comme un ballon dégonflé. - Allez ! Tu vas sûrement trouver quelque chose là-dedans ! l'encouragea Stéphanie. Tina fouilla la trousse. Elle contenait plusieurs packages, des blocs diagnostiqueurs... bref, rien d'utile. Même les fioles d'antibiotiques fonctionnaient avec des patches infuseurs, les doses étant régulées par un bloc diagnostiqueur. Impossible de soigner un blessé sans avoir recours à la haute technologie. Elle secoua la tête avec tristesse. - Je ne peux rien faire. - Merde... Le bus gémit et bougea une nouvelle fois. - Plus de temps à perdre, dit McPhee. Tout le monde descend. Et vite. Cochrane se glissa dans la brèche et atterrit sur la piste inondée juste à côté de l'arbre. De toute évidence, il avait du mal à rester debout. L'eau lui arrivait à mi-mollet. Rana le suivit. Stéphanie empoigna la ceinture de sécurité de Moyo et la désagrégea en un instant. Franklin et elle l'aidèrent à se lever et le guidèrent vers la sortie. Tina les suivit, poussant des glapissements de martyre chaque fois qu'elle posait les pieds par terre. - Laisse tomber tes talons hauts, idiote ! hurla McPhee. Elle lui jeta un regard peu amène, mais ses talons aiguilles écarlates cédèrent bientôt la place à des chaussures de marche. - Espèce de paysan. Une femme digne de son nom doit toujours être soucieuse de son aspect physique. - Tu n'es pas dans un film-catastrophe, imbécile. Il n'y a pas de caméras pour te voir. L'ignorant superbement, elle aida Stéphanie à faire avancer Moyo. - Essayons au moins de panser son visage, dit-elle. Il me faut du tissu. Stéphanie arracha un bout de son cardigan saturé d'eau. Lorsqu'elle le passa à Tina, il était devenu une serviette blanche sèche et propre. - Je suppose que ça devrait aller, dit Tina d'un air dubitatif. Elle en enveloppa le visage de Moyo, veillant à recouvrir son nez mutilé ainsi que ses yeux. - Essaye donc de visualiser ton visage dans son état normal, lui dit-elle. Il repoussera, et tu auras vite fait de retrouver la vue. Stéphanie ne fit aucun commentaire ; Moyo serait sûrement capable de réparer les dégâts subis par son front et ses joues, mais quant à se faire pousser de nouveaux globes oculaires... Franklin atterrit dans un jaillissement d'éclaboussures ; il était le dernier à descendre du bus. Personne n'avait envie de sauver les bagages. La soute était à l'arrière du véhicule, et leur pouvoir énergétique ne les aiderait pas à escalader l'arbre. Et s'ils tentaient de forcer la porte de la soute, cela ne servirait qu'à faire verser le minibus dans la rivière en furie. Ils prirent deux minutes pour réfléchir à la suite des événements. Leur priorité était avant tout de s'abriter de la pluie ; leur imagination collective conjura une sorte de dôme transparent, comme une gigantesque ombrelle flottant au-dessus de leurs têtes. Cela réglé, ils firent sécher leurs vêtements. Comme ils ne pouvaient pas détourner le torrent qui coulait à leurs pieds, ils se retrouvèrent chaussés de cuissardes d'égoutier. Ainsi protégés, ils se mirent en route, se relayant pour guider un Moyo encore secoué. Un globe de lumière blanche les guidait, sifflant sous l'assaut de la pluie qui s'évaporait à son contact mais les éclairant et, espéraient-ils, leur permettant d'échapper aux arbres qui tombaient autour d'eux. Ils ne demandaient qu'une chose : pouvoir sortir de la vallée avant que la piste ne soit totalement impraticable. La pluie et le vent étaient si violents qu'ils n'entendirent même pas l'arbre qui, glissant sur le coteau, alla emboutir le Croisé karmique et le précipita dans les flots en furie. Billesdon était un joli petit village niché au creux d'une falaise de granité sur la côte est de Mortonridge. Abrité comme il l'était des rouleaux qui se fracassaient sur le rivage, il faisait un port idéal. Les planificateurs en avaient tiré le maximum de profit, utilisant la roche présente en abondance pour construire une longue jetée incurvée dessinant un bassin aux eaux relativement profondes bordé par une petite plage. La majorité des bateaux qui y mouillaient étaient des chalutiers, dont les propriétaires gagnaient leur vie grâce aux poissons et aux pseudocrustacés d'Ombey. Même les algues locales étaient envoyées dans tous les restaurants de la péninsule. Le port abritait aussi des bateaux de plaisance, et on y trouvait des clubs de pêche et des yacht-clubs. Vu l'ampleur de la flotte locale, fournisseurs et architectes navals s'étaient installés ici en nombre conséquent. Maisons individuelles, résidences, boutiques, hôtels, salles de loisir et parcs industriels occupaient la superficie restante de l'étroite vallée. Villas et jardins paysagers poussaient sur les hauteurs, à côté des terrains de golf et des complexes hôteliers. Billesdon était devenu le symbole de la ville ayant réussi sans sacrifier son art de vivre, tel que l'appréciaient les citoyens du royaume de Kulu. L'escouade de Sinon atteignit ses faubourgs vers midi. Une chiche lumière traversait les nuages au-dessus de leurs têtes, conférant au monde une lugubre opacité. La visibilité s'élevait à présent à quelques centaines de mètres. Ce qui pouvait se révéler dangereux, songea Sinon. Les sergents se trouvaient à deux pas de la ville, un peu au-dessus du niveau de la mer. Seul un bosquet à moitié ravagé par les intempéries les dissimulait aux regards. Aucun des arbres aborigènes n'avait été épargné. Leurs branches en forme d'éventail avaient amorti la chute des troncs, qui s'étaient immobilisés dans des positions fort étranges. La pluie les lavait en permanence de la boue dans laquelle ils gisaient, donnant à leur tronc couleur cerise un éclat maladif. Adossé à l'un de ces arbres à la lisière du bosquet, Chôma agitait un bloc-capteur devant lui. Tous les sergents accédèrent à son processeur biotek pour examiner les bâtiments de la ville par l'entremise de diverses fréquences. Même les sommes consacrées aux infrastructures du village n'avaient pu le sauver du déluge. Les jardins en terrasse s'étaient désagrégés, envoyant une marée de boue dans les rues en contrebas et bouchant les égouts en quelques minutes. L'eau coulait sur les chaussées et les trottoirs, engloutissant l'herbe comme le goudron avant de déborder vers le port ; tous les bateaux à l'ancre dans celui-ci avaient servi à l'évacuation de la population avant l'attaque d'Ekelund. En théorie, le bassin était donc prêt à accueillir les barges des forces de libération, qui débarqueraient ici les troupes d'occupation et leur matériel militaire. Ça a l'air désert, dit Chôma. Rien ne bouge, opina Sinon, mais les infrarouges ne nous servent à rien avec cette pluie. Ils sont peut-être des milliers à nous guetter bien à l'abri. Regardons le bon côté des choses : toute cette eau devrait les empêcher d'utiliser leur feu blanc. Peut-être, mais ça leur laisse tout un tas d'autres méthodes pour nous exterminer. Bien, continue de penser comme ça. La paranoïa est une forme achevée de la vigilance. Merci. Alors, que faisons-nous maintenant ? C'est tout simple : nous fouillons toutes les maisons, une par une. Génial, c'est exactement pour faire ce genre de boulot que je me suis engagé. Ils firent le point avec les autres escouades qui encerclaient Billesdon. Désignation des zones de recherche, coordination des tactiques, mise en place de barrages sur les routes principales. Guyana, avisé de leur prochaine entrée dans le village, prépara les plates-formes DS à leur apporter un soutien si nécessaire. Sinon se trouvait dans un quartier de maisons modestes dominant le port, propriétés des pêcheurs et de leurs familles. Leurs grands jardins avaient été emportés par les eaux. De longues langues de débris boueux s'étalaient sur le coteau, avec en leur centre un chenal creusé par l'eau d'écoulement dans le sol meuble. Comme il n'y avait aucun abri entre le bosquet et la première maison, les membres de l'escouade se déplacèrent un par un. Si l'un d'eux était attaqué au feu blanc, ses camarades auraient le temps de se mettre à l'abri. En théorie. Sinon était en troisième place. Il tenait sa mitraillette des deux mains et courbait le dos pour offrir une cible moins visible. Depuis le débarquement, il se félicitait d'être protégé par un exosquelette ; la pluie aurait été beaucoup plus pénible pour un être humain ordinaire. On avait envisagé de les équiper d'une armure, mais cela n'aurait pas suffi à les mettre à l'abri du feu blanc. Ils avaient quand même eu droit à des chaussures, des sortes de sandales à semelle épaisse qui leur permettaient de mieux agripper le sol. Il eut néanmoins des difficultés à ne pas glisser lorsqu'il se mit à foncer dans la boue. La première maison était à dix mètres de là. Une boîte blanche aux longues fenêtres d'argent, flanquée d'un grand balcon sur l'arrière. L'eau dégoulinait des gouttières affaissées, diluant la gangue de boue qui s'accumulait au pied des murs. Il ne cessait de balayer le mur le plus proche avec le canon de son arme, guettant le moindre signe de mouvement en provenance de l'intérieur. Rabattue par le vent, la pluie le frappait de plein fouet. Le froid était si vif que même son corps en avait conscience ; toutefois, cela n'affectait pas encore ses performances. Ses blocs-capteurs inutiles pendaient à son ceinturon pendant qu'il avançait. Son entraînement constituait à présent sa seule défense. Chôma avait déjà atteint la maison. Prenant soin de se baisser pour passer devant les fenêtres, Sinon suivit son ami le long de la façade. Il importait de rester en mouvement, de ne pas se regrouper. Brins d'herbe et feuilles de palmier s'entortillaient autour de ses chevilles et le ralentissaient. Arrivé devant la plus grande des fenêtres, il attrapa l'un de ses blocs-capteurs et, avec un luxe de précautions, le colla à la vitre. Le bloc lui transmit une image légèrement floue de l'intérieur. Un salon douillet, avec meubles confortables et holos de famille aux murs. L'eau jaillissait du plafonnier central ; le sol disparaissait sous une couche de boue et de détritus en provenance du couloir. Un scan aux infrarouges ne révéla rien de suspect. RAS au rez-de-chaussée, dit-il. Et mon bloc ELINT n'a rien repéré. Apparemment, il n'y a personne à la maison. Nous devons en être sûrs, répliqua Chôma. Vérifie l'étage. Je te couvre. Sinon se redressa, passa sa mitraillette en bandoulière. Empoignant sa thermolame, il attaqua le montant de la fenêtre pour en ouvrir le loquet. Les gouttes de pluie grésillaient sur la lame rougeoyante. Les deux sergents qui les suivaient venaient d'arriver devant la maison voisine lorsqu'il franchit l'obstacle. Il exhala une longue bouffée d'air, l'équivalent d'un soupir. Enfin au sec. Il n'entendait plus qu'un vague staccato sur le toit. Chôma sauta dans une flaque près de lui. Ah ! c'est nettement mieux. Sinon avait conscience du reste de l'escouade grâce au lien d'affinité ; deux sergents dans la maison voisine, les autres en train de se déployer dans la rue. Toujours rien dans mon bloc ELINT, dit-il. Chôma leva les yeux vers le plafond, pointa vers lui le canon de son arme. Oui. Je suis quasiment sûr qu'il n'y a personne ici, mais nous devons le vérifier. Sinon se dirigea vers le couloir, prêt à donner de la mitraillette. Comment peux-tu en être quasiment sûr ? Tu ne sais pas ce qu'il y a là-haut. Question d'instinct. Ridicule. (Il posa le pied sur la première marche, arrachant un bruit mou à la moquette saturée d'eau.) Notre structure neurale est à peine conçue pour accommoder l'imagination, alors l'intuition... Dans ce cas, je te suggère de travailler sur une mise à jour, car tu vas avoir besoin de toute ton intuition. Sinon pivota sur lui-même pour avoir une meilleure vue du palier. Rien ne bougeait excepté l'eau qui ruisselait le long des murs, s'étalait sur les sols carrelés et moquettes, gouttait des meubles. Il arriva devant la chambre principale, dont la porte était entrouverte. Un violent coup de pied, et le bois se fendit. Projection de gouttelettes dans tous les sens. Chôma avait raison : l'étage était désert. Signes de départ précipité dans toutes les pièces. Tiroirs vidés, vêtements épars. Personne ici, rapporta Sinon à l'escouade quand ils eurent fouillé la dernière chambre. Un peu partout dans Billesdon, d'autres équipes de recherche faisaient la même constatation. Une ville fantôme, dit Chôma en ricanant. L'expression ne me semble pas très bien choisie. Sinon regarda par la fenêtre et vit les autres sergents éparpillés dans la rue. Ils remontaient le courant et leurs jambes creusaient des tourbillons dans la boue. Un flot continu de débris envahissait la chaussée. On voyait ça et là des bosses mouvantes ; impossible de dire si c'étaient des rochers ou des agrégats de branches. Elles avançaient toutes à la même allure. Il leva son bloc-capteur, balayant l'espace en quête d'une chaleur anormale. L'image infrarouge se superposait à son champ visuel, ce qui fit qu'il avait les sens braqués sur la maison d'en face lorsqu'elle explosa. Un sergent venait de forcer le verrou d'une porte et de pénétrer à l'intérieur, l'arme au poing. Le rez-de-chaussée avait sans doute été inspecté avec succès, car un second sergent l'avait suivi. Trente secondes plus tard, il y eut quatre explosions simultanées. Les charges avaient été placées avec soin, une à chaque coin de l'édifice. Quatre geysers de pierres et de blocs de béton jaillirent des flammes. La maison trembla, puis, privée de son assise, s'effondra de haut en bas. L'onde de choc fracassa toutes les vitres de la rue. Sinon réussit de justesse à se retourner, laissant son sac à dos absorber le plus gros de l'impact. La bande d'affinité se retrouva saturée de questions angoissées. Les deux sergents présents dans la maison ne survécurent pas longtemps à la déflagration. Mais leurs exosquelettes résistèrent le temps que leurs personnalités entament la procédure de transfert. L'un des faucons en orbite recueillit leurs pensées ; puis la maison ensevelit leurs corps déjà brisés. - Merde ! hurla Sinon. Effondré sur le sol d'une chambre, il prit conscience que quelque chose clochait dans son avant-bras gauche. Lorsqu'il l'examina, ce fut pour constater que son exosquelette présentait une série de fissures dessinant une étoile. Du sang suintait en leur centre. La pluie s'engouffra par la fenêtre fracassée, le nettoyant aussitôt de cette tache écarlate. Ça va ? demanda Chôma. Oui... Oui, je crois. Que s'est-il passé ? Il se releva, jeta un coup d'oeil circonspect dans la rue. La pluie et la boue avaient occulté presque toutes les traces de l'explosion. On ne voyait ni fumée ni nuage de poussière. Rien qu'un tas de gravats là où, quelques instants plus tôt, s'était trouvée une maison. Le torrent de boue déferlait déjà sur lui, menaçant de le submerger. Chôma pointa sa mitraillette sur la rue, constatant avec satisfaction que l'escouade s'était fondue dans le paysage. Il savait où se trouvaient les autres sergents, mais ceux-ci étaient invisibles. Où sont les possédés ? Quelqu'un a-t-il vu d'où est parti le feu blanc ? On lui répondit par la négative. Je ne pense pas que c'était le feu blanc, dit Sinon. Il ordonna à son bloc de lui repasser la scène. Les flammes qui montaient aux quatre coins de la maison étaient orangées, et elles venaient de l'intérieur. Sabotage ? demanda Chôma. Possible. Les charges étaient idéalement placées pour une démolition. Ils regagnaient le rez-de-chaussée lorsque la deuxième maison explosa. Elle se trouvait à l'autre bout de la ville, dans un quartier alloué à une autre escouade. Un sergent fut tué, deux autres blessés, si grièvement qu'on dut les évacuer séance tenante. Pendant que son escouade montait la garde, Sinon grimpa au sommet du tas de gravats qui avait naguère été une maison. Quand il se jugea suffisamment loin de la boue, il balaya les ruines avec son bloc-capteur. La pluie aurait bientôt nettoyé les lieux, mais il restait assez de molécules résiduelles pour procéder à une analyse. Problème, annonça-t-il. Ce n'était pas le feu blanc. Il y a des traces de TNT ici. Bordel ! s'exclama Chôma. Ces enfoirés ont piégé toute la ville. Pas nécessairement. Ça m'étonnerait qu'ils aient eu assez de matériel pour planquer une bombe dans chaque bâtiment. Mais tu peux être sûr qu'ils ont piégé les plus importants, ainsi que quelques maisons choisies au hasard, dit Chôma à contrecour. C'est ce que j'aurais fait à leur place. Si tu as raison, nous allons devoir considérer tous les bâtiments comme potentiellement dangereux. Et nous ne savons même pas ce qu'ils ont utilisé comme détonateur. Sûrement pas un détonateur électronique. Nos capteurs auraient repéré leurs processeurs et, de toute façon, les possédés auraient été incapables de les régler. On va devoir faire venir les gars du Génie pour étudier la question sur place. La réponse de Sinon fut occultée par de nouvelles manifestations de chagrin sur la bande d'affinité commune. Ils se tournèrent instinctivement vers l'ouest. Deux nouveaux sergents venaient de périr. Un entrepôt avait explosé dans une ville nommée Holywell. Il n'y a pas qu'ici que c'est piégé, commenta Chôma. Les gars d'Ekelund ne sont pas restés sans rien faire. On dut bientôt se rendre à l'évidence dans la salle des opérations : les principales villes du pourtour de Mortonridge avaient été truffées de pièges. À mesure que l'après-midi avançait, Ralph sentait monter en lui une incrédulité teintée de lassitude. Les LA. devaient réviser leurs calculs prévisionnels tous les quarts d'heure. Leur planning initial n'était plus qu'un souvenir, les objectifs qu'ils s'étaient fixés semblaient de plus en plus lointains. - C'est stupéfiant, déclara-t-il à la princesse Kirsten lors de la séance de briefing ce soir-là. L'offensive a débuté il y a quinze heures, et elle a déjà vingt heures de retard. - Les conditions sont déplorables sur le terrain, dit l'amiral Farquar. Les troupes d'Ekelund sont logées à la même enseigne que les nôtres. - Comment pouvons-nous en être sûrs ? Nous n'avons pas vu un seul possédé en quinze heures. Bon Dieu, je sais qu'aucun plan de bataille ne survit au premier contact avec l'ennemi, mais je n'aurais jamais cru que le nôtre serait anéanti avant même ce premier contact ! - Général Hiltch, dit sèchement la princesse. J'aimerais entendre quelque chose de positif. Les possédés ont-ils tout simplement disparu dans cet autre monde où ils souhaitaient se réfugier ? - Nous ne le pensons pas, madame. Il est logique qu'ils se soient éloignés des côtes et de la ligne de démarcation. De toute évidence, ils avaient planifié leur retraite stratégique, d'où cette profusion de pièges et de chausse-trapes. - Plusieurs indices circonstanciels permettent de déduire qu'ils se trouvent au centre de la péninsule, intervint Diana. Nos satellites-capteurs ont beaucoup de mal à scanner cette zone. Le radar et le laser UV commencent à être efficaces sur le pourtour, mais, quand nous les braquons sur le centre, nous obtenons des images floues comme en entraîne d'ordinaire la présence de possédés. Par conséquent, ils sont toujours là. - C'est déjà ça, je suppose. - Je pense également que la pluie devrait diminuer d'intensité à partir de demain midi. Les capteurs fiables nous montrent que le nuage perd de son épaisseur. À présent que les possédés ont cessé de le contrôler, il s'éloigne en partie vers le large. Et puis, bien entendu, il se dégorge de toute son eau. - Je veux bien le croire, dit Acacia. (Elle frissonna en se rappelant les impressions qu'elle avait reçues du terrain via le lien d'affinité.) Vous allez avoir de gros problèmes avec la végétation de Mortonridge quand cette histoire sera finie. Il ne reste plus un seul arbre debout dans la péninsule. J'ignorais qu'il pouvait exister une pluie aussi violente. - Dans des circonstances normales, elle serait impossible, dit Diana. Mais toute cette situation est artificielle sur le plan météorologique. La dispersion du nuage influera sur le climat planétaire pendant au moins un an. Cependant, comme je viens de le dire, cette pluie ne peut pas durer ; elle s'atténuera dès demain midi. Ensuite, les sergents seront en mesure de progresser à peu près normalement. - Si le terrain est dégagé, peut-être, nuança Ralph. Mais nous allons devoir tenir compte de tous ces bâtiments piégés. - Avons-nous une idée de la nature de ces pièges ? demanda la princesse. - Il s'agit le plus souvent de TNT tout à fait classique, lui | dit Ralph. Facile à produire à partir des produits chimiques disponibles dans nos zones urbaines. Nous avons réussi à envoyer des hommes du Génie sur place pour voir ce qu'ils pouvaient faire. Naturellement, les possédés n'ont pas utilisé un | seul type de dispositif de mise à feu. On trouve de tout, du fil de fer tendu au-dessus du sol au bouton de porte trafiqué. Il est impossible de désamorcer ces pièges aussi vite que nous le souhaiterions. Or l'objectif de notre corps de sergents est de sécuriser le terrain à mesure qu'ils avancent. Savoir que chaque mètre dudit terrain recèle un danger potentiel va les placer en f, situation de stress, j'en ai peur. Le nettoyage va ralentir considérablement notre progression. - Sans parler de la boue, dit Janne. Nous savons où se | trouvent les routes, mais personne n'a encore aperçu un mètre carré de goudron. - La M6 se révèle difficile à négocier, confirma Cathal. Les ponts les plus importants ont été démolis. Nous nous y attendions, bien entendu, mais les mécanoïdes ont des difficultés à assembler les ouvrages d'art transportés par les convois, ils ne sont pas conçus pour opérer dans un tel environnement. - Là encore, la situation devrait s'améliorer à partir de demain, dit Diana. - La pluie aura cessé, oui ; mais la boue sera toujours là. - Nous allons devoir apprendre à vivre avec, j'en ai peur. Elle ne disparaîtra pas avant la fin de la campagne. Savais-tu que les Inuits originels disposaient de plusieurs douzaines de mots pour désigner la neige ? demanda Sinon. Vraiment? répondit Chôma depuis l'autre côté de la ravine qu'ils étaient en train de suivre. Il me semble bien. Ma structure neurale a peut-être été assemblée à la va-vite, mais je ne vois pas le rapport avec notre situation actuelle. Je me disais seulement que nous devrions peut-être trouver autant de mots pour désigner la boue. Ah ! oui. D'accord. Voyons ça, on pourrait avoir cette saloperie de boue, cette putain de boue, cette chierie de boue, cette boue à la con qui s'insinue sous l'exosquelette et n'arrête pas de couiner, sans parler de la forme suprême de la boue : la mare de boue dans laquelle on se noie. Ton contexte émotionnel est plus aigu que le nôtre, tu ne crois pas ? Ta remarque de tout à l'heure, sur ta structure neurale, était peut-être un truisme, en fin de compte. Nous sommes ce que nous nous apportons. En effet. Sinon enjamba une énième branche cassée. Deuxième jour de campagne, milieu de l'après-midi. L'état-major avait transmis le nouveau planning à tous les sergents : ils étaient censés avancer à une vitesse deux fois moins élevée que prévu. Belle preuve d'optimisme, songeait Sinon. Ils n'avaient fini de sécuriser Billesdon qu'à quatre heures du matin. Comme ils savaient qu'ils avaient affaire à du TNT, les blocs-capteurs avaient été programmés pour déceler cette substance. Vu l'instabilité relative du trinitrotoluène, la quantité de molécules présentes autour d'une chausse-trape permettait de le repérer facilement. L'humidité ne leur facilitait certes pas la tâche, mais les blocs s'étaient révélés efficaces. Sinon avait identifié deux maisons piégées. Les sergents avaient pris l'habitude d'attacher leurs blocs-capteurs à de longs bâtons qu'ils introduisaient par des portes et des fenêtres déjà ouvertes par les coulées de boue. Sinon s'était contenté de signaler sa découverte, le Génie se chargeant ensuite d'envoyer des mécanoïdes pour désamorcer les pièges. Malheureusement, ils avaient perdu huit nouveaux sergents avant la fin des opérations. Les barges étaient revenues aux premières lueurs de l'aube, porteuses de provisions, de jeeps et de marines. Le vent s'était calmé, mais la pluie était toujours aussi violente. Et le bassin portuaire était à présent envahi par la boue, ce qui ralentissait les manoeuvres de débarquement. En milieu de matinée, cependant, les quais étaient le théâtre d'une intense activité. Les sergents reprirent confiance. Ils étaient de nouveau à pied d'oeuvre. Une fois les marines retranchés dans Billesdon, le bataillon se déploya le long de la côte en préparation de la marche vers l'intérieur. Comme l'avait prédit Diana Tiernan, la pluie se calma à la mi-journée. Ou du moins les soldats alliés s'en persuadèrent-ils ; la lumière qui transperçait les nuages était sensiblement plus brillante. La boue, malheureusement, restait tout aussi pénible. Jamais on n'avait vu un tel paysage sur une planète terracompatible. Regroupés à la périphérie du village, les journalistes enregistraient cette scène de désolation avec leurs rétines renforcées pour la transmettre à des millions de citoyens de la Confédération. Seuls les contours de la péninsule demeuraient inchangés, la boue avait revendiqué tout le reste. Il n'y avait plus de prés, plus de champs, plus de friches, rien qu'une couche luisante couleur de merde qui rampait lentement, agitée de mouvements péristaltiques. De la mer à l'horizon, Morton-ridge était devenue un gigantesque marécage. Les images satellites montraient une tache se répandant le long des côtes, large d'une bonne dizaine de kilomètres, qui lançait des vrilles lentes et affamées dans le calme océan couleur turquoise. Sinon et le reste de son escouade avançaient dans la forêt, gênés par les arbres abattus et par leurs racines entrelacées. Pas un seul d'entre eux n'était resté debout, même si la marée de boue ne les emportait jamais très loin. La zone que traversaient les sergents avait des allures de bayou, sauf que le bois qui la | peuplait était sec et tranchant, contrairement à ce qui se passait § dans un authentique marais. En outre, il n'y avait pas autant de cadavres d'animaux dans un bayou. La faune de Mortonridge avait été frappée aussi durement que sa flore. Oiseaux, reptiles et mammifères s'étaient noyés par millions. Leurs cadavres faisaient partie des détritus que la boue emportait vers l'océan. Sauf dans les forêts, où ils étaient retenus par les branches et les nids de racines à nu. Ils se massaient alors autour de chaque arbre, petits tas anonymes enflés par les gaz de putréfaction. On voyait de temps à autre une bulle apparaître à la surface de leur corps, tel un champignon gonflable. Le bataillon de Sinon avançait sur une ligne longue de quatre-vingts kilomètres, avec Billesdon en son milieu. Sur chacun de ses flancs évoluait un bataillon similaire. L'armée avait déployé ses forces au maximum pour encercler la totalité de la péninsule. Obéissant aux instructions de l'IA, les sergents s'étaient placés à cinquante mètres l'un de l'autre au moment du départ et, en théorie, ils se rapprocheraient petit à petit à mesure qu'ils progresseraient à l'intérieur des terres. Un possédé tentant de se planquer trouverait inévitablement un sergent à moins de vingt-cinq mètres de lui. L'action combinée de la vision oculaire, des infrarouges, des satellites d'observation (le moment venu) et des blocs ELINT devrait permettre de localiser l'ennemi. Jeeps, camions et troupes de réserve suivaient la ligne de front par colonnes distantes d'un kilomètre, prêts à soutenir toute section subissant une attaque d'envergure. Venaient enfin les forces chargées du traitement des prisonniers. Une fois déployée la totalité de cette formation, les sergents marquèrent une pause pour réaffirmer leur engagement dans la libération de Mortonridge, pour célébrer leur unité et leur confiance. La péninsule était encerclée, ils y avaient débarqué et, après tant d'épreuves, tant de contretemps, le succès était à portée de main. Pas de place pour le doute. - Go ! ordonna Ralph. Les choses se gâtèrent dès qu'ils se furent éloignés de la côte. Les routes et les sentiers avaient également disparu. Les vallées servaient de lits à des fleuves de boue. Aucun véhicule ne pouvait pénétrer dans les forêts ravagées. L'IA les aida à contourner les obstacles, veillant à ce que la ligne de front ne s'éloigne pas trop des forces de réserve, ralentissant en partie le mouvement et envoyant des sergents en renfort là où le terrain était le moins praticable. Le premier contact avec un possédé eut lieu soixante-seize minutes après le départ. Sinon observa via le lien d'affinité un sergent avançant près de la ligne de démarcation, qui lâchait une rafale de mitraillette sur une couronne de feu montant d'une voiture renversée. Les balles crépitantes perforèrent la carrosserie en matériau composite. Des vrilles de feu blanc montèrent aussitôt vers le ciel. Un deuxième sergent ouvrit le feu. Toute la ligne de front fit halte pour observer la suite. L'espace d'un instant, il ne se passa rien. Puis le feu blanc s'estompa, devenant translucide avant d'être étouffé par la pluie transformée en vapeur. Un homme émergea derrière l'épave, moulinant des bras tandis que les balles le frappaient sans pitié. Chaque impact engendrait une vague de lumière pourpre, et son corps devint bientôt le théâtre d'un splendide spectacle pyrotechnique. Les sergents augmentèrent leur cadence de tir. - Arrêtez ! hurla l'homme. (Il tomba à genoux, cherchant toujours à intercepter les projectiles avec ses mains.) Arrêtez, je vous dis. Je me rends, nom de Dieu. L'un des sergents cessa le feu et se dirigea vers lui. - Allongez-vous sur le ventre, les mains derrière la nuque. N'essayez ni de bouger ni d'utiliser votre pouvoir énergétique. - Allez vous faire foutre, dit l'homme en serrant les dents. Son corps était agité de tremblements. - À plat ventre. Tout de suite ! - D'accord, d'accord. (Il s'allongea dans la boue.) Je peux garder la tête levée ? On n'a pas encore le pouvoir de respirer dans la gadoue. Le sergent attrapa un bâton passé à son ceinturon, un cylindre argenté long de cinquante centimètres. Il se déploya sur une longueur de deux mètres et une pince s'ouvrit à son extrémité. - Qu'est-ce que... ? grogna le possédé comme la pince se refermait autour de son cou. - Cet appareil est muni d'un système de l'homme mort. Si je le lâche, ou si on m'oblige à le lâcher, il vous enverra une décharge de dix mille volts. Si vous résistez ou refusez d'obéir aux instructions, je vous enverrai également une décharge électrique, et ce jusqu'à ce que votre pouvoir énergétique soit neutralisé. Est-ce bien compris ? - Un jour, vous allez mourir et vous joindre à nous. Le sergent lui envoya une décharge de deux cents volts. - Seigneur ! glapit l'homme. - Est-ce que c'est compris ? - Oui. Oui ! Arrêtez ça, bordel ! - Très bien. Veuillez maintenant quitter ce corps. - Qu'est-ce que vous ferez si je refuse, connard ? Continuez d'envoyer le jus, et mon hôte mourra en même temps que moi. - Si vous ne quittez pas ce corps de votre propre volonté, vous serez placé en tau-zéro. - Putain ! Je ne peux pas retourner là-bas. (Il se mit à sangloter.) Vous ne comprenez pas ? Je ne peux pas. Pas là-bas. Je vous en supplie. Je vous en supplie, si vous avez une once d'humanité en vous, ne faites pas ça. Je vous en conjure. - Je suis navré. C'est impossible. Quittez ce corps. - Je ne peux pas. Le sergent tira sur son bâton, obligeant le possédé à se lever. - Par ici. - Où on va ? - Vous allez en tau-zéro. Dans la salle des opérations, le vacarme était assourdissant. Ralph se permit un sourire à l'intention de son état-major, et l'image de la capture du possédé resta gravée dans son esprit. Ça peut marcher, se dit-il. Ça peut marcher. Il se rappela le jour où il était sorti d'Exnall, une adolescente en pleurs dans ses bras. Et le rire moqueur d'Ekelund. " Savourez bien le triomphe que représente cette fille ", avait-elle ricané. La seule victoire qu'il avait remportée lors de cette terrible nuit. - Ça fait deux, murmura Ralph. Plus que deux millions. Les poissons se mouraient. Stéphanie trouvait cela des plus étranges. Ce déluge aurait dû être pour eux l'occasion rêvée de conquérir le monde. Au lieu de quoi, la boue de plus en plus épaisse leur obstruait les ouïes et les empêchait de respirer. Ils gisaient à la surface des eaux, doucement ballottés par les courants, frétillant désespérément. - On devrait creuser des troncs d'arbres pour en faire des canoës. C'est ce que faisaient nos ancêtres, et ils étaient fou-trement en harmonie avec la nature, suggéra Cochrane lorsqu'ils arrivèrent au bout de la vallée. Il était temps : les flots paresseux de la rivière débordaient sur la piste. Parfois, on avait l'impression que la vallée tout entière se déplaçait. Plantés au-dessus des eaux bouillonnantes, ils virent une cascade gargantuesque se déverser sur la plaine. - Ça ne nous servirait pas à grand-chose, maugréa Franklin. Tous les courants foncent vers la côte, et c'est là qu'ils se trouvent. Et puis... (il balaya le paysage d'un geste ample) où vas-tu trouver des arbres ? - Quel rabat-joie ! Il me faut une tire, mec. J'en ai plein le cul de piétiner cette bouillasse. - Je croyais que les voitures étaient une conspiration de l'establishment capitaliste conçue pour nous encourager à consommer et nous éloigner de la nature, dit Rana d'une voix mielleuse. Je suis sûre d'avoir entendu quelqu'un déclarer ça il n'y a pas si longtemps. Cochrane chassa d'un coup de pied un poisson qui agonisait près de lui. - Fous-moi la paix, ma sour, d'accord ? Je pensais à Moyo. Il ne pourra jamais tenir le coup. - Taisez-vous, dit Stéphanie. Elle aussi était irritée, excédée même, par la mesquinerie dont ils faisaient tous preuve. L'épreuve du minibus, puis celle de la piste leur avaient mis les nerfs en pelote. - Comment te sens-tu ? demanda-t-elle à Moyo. Son visage était redevenu normal, l'illusion occultant ses bandages et ses chairs scarifiées. Même ses globes oculaires semblaient animés de mouvements normaux. Mais elle avait dû lui dispenser quantité d'encouragements pour qu'il poursuive sa marche. Son esprit s'était refermé autour un noyau d'apitoiement sur son sort. - Ça ira, marmonna-t-il. Mais abritez-moi de cette pluie. J'en ai ma claque. - Amen, renchérit Cochrane. Stéphanie parcourut du regard le misérable paysage qui les entourait. La visibilité était toujours incertaine par-delà la protection de leur ombrelle transparente, même si elle s'était un tantinet améliorée. Difficile de croire que cette désolation grisâtre était en fait la campagne verdoyante qu'ils avaient traversée à bord du Croisé karmique. - Bon, pas question d'aller par là-bas, dit-elle en désignant la cataracte boueuse qui grondait au loin. Donc, il va falloir rester de ce côté. Quelqu'un se rappelle-t-il où est la route, même à peu près ? - Par ici, je crois, dit McPhee. (Ni le ton de sa voix ni celui de ses pensées n'exprimaient l'assurance.) On aperçoit une surface plane. Vous voyez ? Le carbobéton tient encore le coup. - Jusqu'à ce que les fondations soient emportées par un glissement de terrain, dit Franklin. Stéphanie ne distinguait aucune surface plane là où McPhee pointait le doigt. - Très bien, on y va, lança-t-elle. - Oui, mais jusqu'où allons-nous ? demanda Tina d'une voix de crécelle. Et combien de temps ça va nous prendre pour y arriver ? - Ça dépend de ta destination, ma poulette, lui dit Cochrane. - Eh bien, je n'en ai aucune idée. Sinon, je ne poserais pas la question, pas vrai ? - N'importe quel bâtiment fera l'affaire, dit Stéphanie. Nous le rendrons nous-mêmes plus résistant aux intempéries. Je veux que nous nous sortions de là, point. On pourra décider de la suite quand on sera reposés. Allez. Stéphanie agrippa la main de Moyo et se dirigea vers l'endroit où la route était censée se trouver. Tout autour d'elle, les poissons battaient désespérément des nageoires. - Ce qu'on décidera ne fera aucune différence, tu sais, lâcha Cochrane. On sait tous comment ça va finir. - Alors, reste ici et attends la fin, lui rétorqua Rana en emboîtant le pas à Stéphanie. - J'ai pas dit que j'étais pressé. L'ombrelle invisible s'agrandit pour inclure Cochrane, qui trottina derrière les autres. - Il y avait un village du nom de Ketton sur cette route, dit McPhee. Je me rappelle qu'on l'a traversé avant d'obliquer vers la ferme. - Il est loin d'ici ? demanda Tina d'une voix pleine d'espoir. Cochrane se fendit d'un sourire ravi. - À plusieurs miles, il nous faudra sans doute dix ou vingt jours pour y arriver. Un jet de feu blanc aspergea violemment le mur deux mètres au-dessus de Sinon. Il se plaqua au sol tandis que la peinture s'enflammait et que le carbobéton se couvrait de cloques. Ça vient des boutiques, à soixante-dix mètres sur la droite. Difficile d'y voir quelque chose avec cette fumée qui se mêlait à la pluie, mais une image rémanente était restée gravée sur ses rétines, celle d'une longue traînée pourpre. Vu, répondit Kerrial. Le feu blanc forma une feuille incandescente, une chevelure de vrilles qui se tendirent soudain vers Sinon. - Merde ! S'il restait derrière le mur, il était perdu, s'il bougeait, il se retrouvait à découvert. Et il y avait sans doute plusieurs possédés dans ces boutiques, car deux autres sergents étaient également visés. Eayres était un simple point sur les cartes du guido-bloc, un hameau qui avait poussé autour d'un carrefour, dont la plupart des habitants travaillaient dans une carrière de marbre toute proche. Qui aurait cru que les possédés auraient choisi ce trou pour s'y retrancher ? " II faut toujours s'attendre à l'inattendu ", avait déclaré Chôma lorsque les premières boules de feu blanc avaient frappé l'escouade. Sinon vit Kerrial se mettre en position de tir et arroser les boutiques situées au milieu du hameau. Des cratères criblèrent le mur devant lui. Puis son corps s'envola et ses terminaisons nerveuses se crashèrent. Ténèbres. Les pensées de Kerrial désertèrent sa structure neuronale et furent recueillies par un faucon en orbite. Ils sont armés ! lança Sinon. Oui, dit Chôma. J'ai vu. D'où sortent-ils ces armes ? C'est la campagne ici, et la chasse est un sport très populaire. Et puis, tu crois qu'on a le monopole des flingues ? Les vrilles avaient atteint le sol. Elles sinuèrent sur la boue en direction de Sinon, laissant derrière elles un sillage de vapeur. Il se releva en hâte et s'écarta d'un bond. Derrière lui, le feu blanc disparut. Une nouvelle lance, nettement plus éclatante, jaillit de la vitrine fracassée d'une boutique. Il s'étala dans la boue, roula sur lui-même et tenta de saisir son lance-grenades. Tu risques de les tuer, avertit Chôma. La jambe droite de Sinon, dévorée par le feu blanc, perdit toute sensation. Il actionna le lance-grenades avec les gestes mécaniques d'un cyborg. Ses grenades atterrirent à l'étage de la boutique et explosèrent aussitôt. Le plafond s'effondra, et avec lui le toit, et le rez-de-chaussée fut envahi de gravats. Trois mitraillettes concentrèrent leur tir sur la vitrine. Le feu blanc s'évapora, se réduisant à des flammèches violettes coulant sur la jambe de Sinon. Il se redressa et marcha sur les bâtiments devant lui, traînant sa jambe comme un poids mort. Il enfonça la première porte sur son passage, se retrouvant dans un bar désert. Astucieux, commenta Chôma. On dirait que ça les a pris par surprise. Le feu blanc s'était éteint partout. Les sergents convergèrent sur les boutiques d'un pas assuré, sans cesser de tirer. L'escouade réagissait à la menace des possédés comme des anticorps à l'invasion d'un virus. Elle prenait le hameau en tenaille, soutenue par les forces d'appoint. Une version miniature du noud coulant qui se refermait autour de Mortonridge. Eayres fut encerclé en quelques minutes. Puis ce fut l'assaut. Ils étaient dix-sept à s'avancer dans la fumée qui avait envahi la grand-rue, indifférents aux flammes qui rugissaient tout autour d'eux. Leur feu était concentré sur les boutiques, leurs projectiles s'engouffraient dans tous les interstices qu'ils pouvaient repérer. D'étranges lumières illuminèrent l'intérieur du bâtiment, comme si on venait d'y activer un holo de night-club. La vapeur jaillit des fenêtres et des fissures des murs. - D'accord, ça suffit. Ça suffit, bon Dieu. On se rend. Les sergents se plantèrent dix mètres devant la boutique centrale, bien campés sur leurs jambes, et continuèrent de faire rugir leurs mitraillettes. - ÇA SUFFIT. On se rend. Les armes se turent. Des pierres frémirent sur le tas de gravats qui avait naguère constitué le premier étage de la boutique, le dévalant pour s'écraser dans la boue omniprésente. On vit émerger des bras et des jambes, on entendit des toussotements. Six possédés apparurent, les mains en l'air et les yeux écarquillés. De nouveaux sergents s'avancèrent vers eux, un bâton à la main. Elena Duncan arriva à Eayres deux heures plus tard. La pluie avait depuis longtemps éteint l'incendie. En descendant de son camion, elle eut un sifflement admiratif si aigu que des marines en grimacèrent. - Ça a dû être une sacrée bagarre, commenta-t-elle avec envie. Le convoi avait fait halte dans la grand-rue. La moitié des immeubles de celle-ci n'étaient plus que des décombres ; la plupart de ceux qui restaient debout n'avaient plus de toit. Leurs poutres métalliques nues, déformées par la chaleur, se dressaient sur fond de ciel gris. La pluie était en train de dissoudre la suie qui recouvrait les murs, révélant de profonds impacts de balles. Les marines descendaient déjà des camions. La procédure leur était devenue familière. Toutes les zones urbaines, quelle que soit leur taille, devaient être occupées par une garnison. Elles servaient de réserve d'urgence et de point de ralliement, ainsi que, la plupart du temps, d'hôpital de campagne. Les possédés ne renonçaient pas facilement. Le lieutenant responsable des opérations se mit à lancer des ordres, et les marines entreprirent de sécuriser le périmètre. Elena et ses mercenaires, aidés de cinq mécanoïdes maculés de boue, commencèrent à décharger leur camion. Ils en sortirent d'abord une sorte de tente multifonctions en silicone programmable. Cet édifice ovale de vingt-cinq mètres de long, qui faisait partie de l'équipement standard des Marines royaux de Kulu, était conçu pour un climat tropical, avec auvent pour se protéger de la pluie et aération pour faire circuler la brise. L'idéal pour Mortonridge en temps ordinaire. Vu la situation météo actuelle, les mécanoïdes étaient obligés de le pourvoir de fondations scellées avec des polymères à prise rapide, le seul moyen pour qu'il ne s'enfonce pas dans la boue. Cela fait, ils y installèrent les nacelles tau-zéro. Deux groupes de sergents apparurent dans la grand-rue, escortant trois possédés. Elena alla à leur rencontre dans la gadoue. Elle adorait cet aspect de son travail. L'un des captifs, un homme âgé d'une soixantaine d'années, avait perdu le moral. Elle avait déjà vu ça. Sale et vêtu de haillons, il n'avait même pas pris la peine de guérir ses blessures. Il se laissait même tremper par la pluie. Les deux autres étaient plus typiques. Encore très dignes. Pas une tache sur leurs fringues, pas une égratignure sur leur peau. Les gouttes rebondissaient sur eux comme s'ils s'étaient passé une couche antifriction. Elena détailla longuement l'un d'eux. Une femme vêtue d'un tailleur antique de couleur bleue et d'un chemisier blanc avec col en dentelle, qui portait un collier de perles. Ses cheveux d'un blond artificiel évoquaient une masse taillée dans le roc et invulnérable aux assauts du vent. Elle gratifia la mercenaire d'un regard plein de dédain et d'arrogance. Elena salua d'un air affable le sergent qui la tenait à l'oil, et dont la jambe était enveloppée dans un package médical. - Hum, c'est la troisième de ce type aujourd'hui. Et moi qui croyais que cette femme était unique. - Je vous demande pardon ? fit le sergent. - Ils apprécient les personnages historiques. Depuis le début de cette campagne, je n'arrête pas de consulter mes fichiers encyclopédiques pour les identifier. Hitler est fort populaire, ainsi que Napoléon et Richard Saldana, sans parler de Cléopâtre chez les femmes. Elles aiment bien aussi un personnage nommé Ellen Ripley ; mais aucun de mes programmes de recherche n'a réussi à la localiser. La femme au tailleur bleu regarda dans le lointain et eut un petit sourire. - Bien, fit Elena. Amenez-les. Les mercenaires branchaient les nacelles tau-zéro à leurs cellules énergétiques et télétransmettaient des diagnostics via leurs processeurs de gestion. Le bloc ELINT d'Elena lui lança un avertissement. Elle rassembla les trois prisonniers et saisit un choqueur à fort voltage passé à son ceinturon. De sa grille faciale monta une mise en garde délivrée d'une voix de stentor. - Laissez tomber, têtes de nouds. Vous avez perdu et vous êtes en fin de course. Trop tard pour négocier maintenant. Les sergents sont peut-être trop honorables, trop décents pour vous faire frire, mais ce n'est pas mon cas. Et c'est moi qui suis responsable de cette phase de la procédure. Pigé ? (Le bloc ELINT se calma.) Bien. Nous allons donc nous entendre durant les dernières minutes que vous passerez dans cet univers. Si vous avez envie d'une ultime cigarette, matérialisez-la vous-mêmes. Sinon, tenez-vous tranquilles. - Je vois que vous vous êtes trouvé une occupation qui vous convient. - Hein ? fit Elena. Elle se tourna vers le sergent à la jambe blessée. - Nous nous sommes rencontrés au Fort En-Avant, juste après notre arrivée. Je suis Sinon. Elle claqua des serres, ce qui produisit un clic sonore. - Ah ! oui, la chair à canon. Désolé, je trouve que vous vous ressemblez tous. - Nous sommes identiques. - Ravie de voir que vous avez survécu. Mais Dieu sait comment vous y avez réussi. Tenter de débarquer par ce temps pourri, c'était la décision la plus stupide depuis que les Troyens ont fait rentrer un cheval de bois dans leur ville. - Je trouve votre cynisme un peu déplacé. - Arrêtez vos conneries. Vous vous trimbalez sûrement une dose de cynisme, vous aussi, puisque vous êtes encore vivant. N'oubliez pas la plus ancienne de toutes les règles militaires, mon vieux. - Ne jamais se porter volontaire ? - Les plus grosses bourdes sont celles des généraux. La première nacelle tau-zéro s'ouvrit. Elena braqua son choqueur sur la femme en tailleur bleu. - À vous l'honneur, madame le Premier ministre. Sinon maintint les pinces autour du cou de la possédée lorsqu'elle s'y allongea. Des menottes se refermèrent autour de ses poignets et Elena y envoya un courant de faible intensité. La femme lui lança un regard mauvais, grimaçant dans ses efforts pour résister à la décharge. - Juste au cas où, expliqua Elena à Sinon. On en a vu quelques-uns tenter de s'échapper en comprenant que c'était la fin. Vous pouvez lui ôter son collier. Sinon s'exécuta, puis s'écarta de la prisonnière. - Vous comptez vous laisser faire ? demanda Elena à celle-ci. Le couvercle de la nacelle commençait déjà à se rabaisser. La femme cracha faiblement. - Je m'en doutais, commenta Elena. Ce n'est pas votre genre. La nacelle vira au noir d'encre. Elena entendit l'un des deux possédés restants siffler entre ses dents, mais resta muette. - Combien de temps les laissez-vous là-dedans ? s'enquit Sinon. - On attend un petit quart d'heure. Puis on ouvre pour voir si c'est fini. Si le possédé est toujours là, on remet ça pendant un peu plus longtemps, et ainsi de suite. J'en ai eu un qui a tenu dix heures, mais c'est le record pour le moment. - Je vous soupçonne de prendre un certain plaisir à votre travail. Elena fit signe au deuxième possédé que son tour était venu. - Vos soupçons sont parfaitement fondés. Le général Hiltch, que Dieu le damne, m'interdit de participer à l'offensive. Donc je préfère encore faire ce genre de boulot. La discipline des marines, ce n'est pas ma tasse de thé. Si je devais passer mon temps dans un trou comme celui-ci, à compter les gouttes de pluie en compagnie de ces crétins, je ne tiendrais pas une journée sur cette putain de planète. Donc, vu que je suis compétente pour ce boulot sur le plan technologique, mes copains et moi nous sommes portés volontaires. Comme ça, tout le monde est content. L'armée manque de techniciens susceptibles de tenir le choc quand les possédés se mettent à ruer dans les brancards : nous autres mercenaires avons ce qu'il faut là où il faut. Et ça me permet de voir ces salopards se faire virer des corps qu'ils possèdent. Je sais que ça arrive pour de vrai. Le deuxième possédé entra dans sa nacelle sans résister. Puis ce fut au tour du troisième, le plus apathique. Elena pointa son choqueur sur lui. - Hé, fais-nous un sourire, on dirait que c'est ton jour de chance, tu vas y passer toi aussi. Il la fixa d'un air paniqué et grimaça. Ses traits devinrent flous, et un autre visage se substitua au sien, celui d'un vieil homme au teint livide. - Attrapez-le ! hurla Elena. Mais l'homme s'effondra vers l'avant, et ce fut elle qui le réceptionna. - J'étais sûre qu'il allait partir tout seul, celui-là, dit-elle d'un air satisfait. Chôma débloqua les pinces passées autour du cou de l'homme. Elena l'allongea sur le sol, demanda des oreillers et des couvertures. - Et merde, on n'a pas encore eu le temps de déballer le matériel médical. Et pourtant, on va en avoir besoin. Les salauds ! - Que se passe-t-il ? demanda Sinon. L'une des griffes d'Elena déchira la chemise de l'homme, exposant son torse. D'étranges grosseurs lui tendaient la peau, évoquant les contours des muscles d'un culturiste de vingt ans. Lorsqu'elle en palpa une du bout de son ongle, elle s'affaissa comme une poche de gelée. - Ils veulent toujours obtenir la perfection, expliqua-t-elle aux deux sergents. Les imbéciles. J'ignore la vraie nature de leur pouvoir énergétique, mais l'illusion qu'il engendre sème le bordel dans les tissus. Parfois, ce ne sont que des amas de graisse, ce qui n'est pas trop grave ; mais, neuf fois sur dix, on a affaire à des tumeurs. - Et ils sont tous comme ça ? demanda Sinon. - Ouaip. Jamais contents de ce qu'ils ont. Je suis sûre que c'est une métaphore de quelque chose, mais du diable si je sais de quoi. Toutes les victimes débarrassées de leurs possesseurs doivent être évacuées vers les hôpitaux de Xingu. Ceux-ci affichent déjà complet et ils commencent à manquer de packages nanoniques. Encore une semaine de ce régime, et tout le système d'Ombey va atteindre la saturation sur le plan médical. Et ceci sans parler de vous autres, les sergents ; vous ne sortez pas exactement indemnes de cette campagne. - Pouvons-nous vous aider ? - Désolée, vous ne pouvez rien faire pour nous. Si vous voulez bien nous laisser à présent... Il faut que je m'occupe du transport de ce contingent. Si seulement les avions pouvaient nous livrer des aéroglisseurs, c'est le seul moyen de transport efficace sur cette gadoue. Mais cette tête de noud de Hiltch refuse de les laisser voler sous le nuage. Sinon et Chôma la laissèrent examiner en paix l'homme inconscient, aidée en cela par deux autres mercenaires. Ils sont tous comme ça ? répéta Sinon, abasourdi. Cette perspective éveillait son inquiétude, et cela même était déjà inquiétant. Il ne s'était pas configuré pour être vulnérable aux émotions. Tu sais ce que ça signifie ? demanda-t-il à Chôma. Des ennuis, déclara celui-ci. De gros ennuis. 8. Les vidtrains étaient une excellente solution au problème des transports sur la Terre de l'âge des arches. Les avions avaient complètement disparu, les armadas de tempêtes ayant sonné le glas du transport aérien en même temps que celui des voitures automobiles. Une image datant de la fin du xxf siècle était restée dans les mémoires, celle d'un pick-up de fermier retrouvé au dix-neuvième étage de la Sears Tower à l'issue d'une tempête. À mesure que les Terriens s'étaient réfugiés dans les villes et les avaient rendues plus résistantes au climat, ils avaient tout misé sur le train, le seul moyen de transport pratique permettant de relier entre elles les agglomérations urbaines. Comme les wagons étaient lourds et solides, les tornades avaient du mal à les emporter. Toutefois, ils étaient quand même secoués par les vents les plus violents. Conséquence logique, on avait protégé les voies ferrées de la même façon que les centres-villes, qui s'étaient peu à peu recouverts de dômes. Premier exemple : le tunnel sous la Manche, qui avait été prolongé pour couvrir la totalité de la distance entre Paris et Londres. Une fois que l'entreprise se fut révélée viable, le réseau ferroviaire global entra dans une phase d'expansion rapide. Comme tous les grands travaux gouvernementaux bénéficiant d'un financement confortable, il entraîna de nombreuses avancées technologiques. À l'époque où Louise et Geneviève arrivèrent sur Terre, le système des vidtrains était depuis longtemps parvenu à maturité, et les rames se déplaçaient à une vitesse considérable. Le commun des mortels pensait que les tunnels étaient creusés à plusieurs kilomètres de profondeur. Ce n'était pas toujours exact et, dans de nombreux cas, il ne s'agissait même pas de tunnels. On avait posé de gigantesques caissons tabulaires sur les terres abandonnées, qu'on avait ensuite enfouis juste sous la surface. Il était beaucoup plus facile de maintenir sous vide ces tunnels artificiels qu'un tunnel naturel creusé dans le roc. En outre, les parois de lave taillées à la fusion puis solidifiées étaient fort sensibles aux mouvements tectoniques ; l'expérience avait prouvé qu'elles avaient tendance à se fissurer, voire parfois à se briser. On ne creusait donc un tunnel que pour faire passer les caissons dans les montagnes et sous les arches. Même les voies transocéaniques étaient posées dans des tranchées et solidement ancrées. En l'absence d'atmosphère génératrice de friction, les trains atteignaient de fortes accélérations ; leur vitesse approchait Mach 15 sur les plus longs parcours transpacifiques. Propulsés par des moteurs linéaires, ils étaient rapides, confortables, silencieux et efficients. Pour aller de la gare du Mont Kenya à celle de King's Cross, Louise et Geneviève ne mirent que trois quarts d'heure, avec une halte à Gibraltar. Les sas situés aux extrémités de leur voiture s'accouplèrent à des écoutilles et s'ouvrirent. - Les passagers à destination de Londres sont priés de descendre, annoncèrent les colonnes AV fixées au plafond. Ce train partira pour Oslo dans quatre minutes. Les jeunes filles récupérèrent leurs sacs à dos et s'empressèrent de descendre sur le quai. Elles émergèrent dans une longue salle rectangulaire, dont les murs délicatement ouvragés rappelaient la grandeur impériale des temps jadis. Les vingt écoutilles donnant sur le train semblaient être faites de fer forgé, évoquant une vision victorienne de l'âge spatial. De l'autre côté, trois larges voûtes donnaient sur de grands escalators montant en spirale vers les hauteurs. Geneviève resta collée à sa grande soeur tandis que celle-ci se frayait un chemin sur le quai. Cette fois-ci, elles évitèrent d'entrer en collision avec les passants. Un sourire d'excitation était peint sur leurs lèvres. Une arche terrienne. Londres ! Le lieu d'où nous sommes tous venus. Notre berceau - en quelque sorte. C'était stupéfiant, stupéfiant. Tout le contraire du cauchemar qu'était devenue Norfolk au moment de leur départ. Ce monde était suprêmement bien défendu et ses habitants, assistés par de fabuleuses machines, pouvaient devenir tout ce qu'ils voulaient. La petite fille étreignit la main de Louise comme elles montaient sur l'escalator. - Où on va maintenant ? - Je ne sais pas, dit Louise. (Pour une raison inconnue, elle se sentait parfaitement calme.) Commençons par vok ce qu'il y a là-haut, d'accord ? L'escalator les conduisit dans une gigantesque caverne hémisphérique. On aurait dit le hall d'arrivée du Mont Kenya, en plus grand. Au pied du mur se trouvaient des entrées de tunnels conduisant à des ascenseurs et aux quais des trains régionaux, tandis que des cercles concentriques d'escalators en spirale permettaient d'accéder aux vidtrains. Des flots de sphères d'information étincelantes défilaient cinq mètres au-dessus de la foule des passagers, sinuant les uns autour des autres avec une grâce serpentine. Au centre du hall se dressait une flèche rocheuse qui montait vers l'apex de la salle jusqu'à se fondre avec lui. - Ce n'est qu'une gare, dit Geneviève, déçue. On est encore sous terre. - On dirait bien. Louise leva les yeux. Des taches noires sillonnaient les strates d'informations lumineuses, comme des parasites. Elle sourit et leva la main. - Regarde, des oiseaux. Geneviève pivota sur elle-même pour suivre des yeux leur vol erratique. Il y en avait de toutes les espèces, du moineau gris et marron au perroquet turquoise et émeraude. - Nous ferions mieux de trouver un hôtel, je pense, dit Louise. Elle fit passer son sac à dos devant elle pour y chercher son bloc-processeur. Geneviève lui tirailla le bras. - S'il te plaît, Louise. On ne pourrait pas d'abord aller à la surface ? Je veux jeter un coup d'oil. Je serai sage, c'est promis. S'il te plaît ? Louise remit le sac en place. - Ça me ferait plaisir, à moi aussi, répondit-elle en étudiant les sphères d'information. EUe en aperçut une qui semblait prometteuse, prit Gen par la main et lui dit : - Viens, par ici. Elles prirent un ascenseur pour gagner la surface, débouchant dans un temple pseudohellénique au milieu d'une vaste place peuplée de statues et bordée de grands chênes. Une petite plaque commémorative vissée à un antique pilier témoignait de la disparition de l'ancienne gare et de ses installations. Louise émergea de l'ombre du temple, fit quelques pas et s'arrêta. On aurait dit que l'arche se dévoilait peu à peu à ses yeux. Lentement, progressivement. Dès que son esprit en assimilait une partie, une autre prenait sa place, exigeant d'être examinée. Elle l'ignorait, mais King's Cross était le centre géographique du gigantesque Dôme de Westminster qui, avec ses trente kilomètres de diamètre, englobait le plus gros de la ville originelle, d'Ealing à l'ouest à Woolwich à l'est. Depuis que les premiers dômes protecteurs avaient poussé au-dessus de Londres (initialement larges de quatre kilomètres à peine - la technologie du xxf siècle ne pouvait guère faire mieux), les sociétés de préservation s'étaient efforcées de sauver tous les bâtiments présentant un quelconque intérêt, historique ou architectural, c'est-à-dure tous ceux qui n'étaient pas entièrement construits en béton. Lorsque le Dôme de Westminster avait été érigé au-dessus de ces premières tentatives de boucliers climatiques, la grande couronne londonienne avait subi des changements considérables, mais toute personne née après le milieu du xixe siècle n'aurait nullement été dépaysée en visitant son centre. Celui-ci était essentiellement l'un des plus grands musées habités de la planète. Les neuf dômes plus petits entourant celui de Westminster étaient fort différents. On ne trouvait pas à Londres des mégatours comme celles de New York, mais l'arche abritait néanmoins deux cent cinquante millions de personnes sous ses toits géodésiques en cristal. Les dômes périphériques, couvrant chacun une superficie de quatre cents kilomètres carrés, ne contenaient qu'une minuscule portion de bâtiments d'époque, enchâssés à titre de curiosité parmi les gratte-ciel, les résidences et les centres commerciaux. Louise ignorait tout de cela. Tout ce qu'elle voyait par-delà les chênes, c'était une grande route qui faisait le tour de la place, couverte de véhicules aux formes aérodynamiques roulant si près les uns des autres que personne n'aurait pu se glisser dans leur flot. Ils arrivaient sur cette route depuis les grandes avenues courant entre les splendides édifices de pierre qui bordaient la place. Lorsqu'elle levait la tête vers leurs toits gris ardoise décorés de cheminées ouvragées, elle distinguait d'autres bâtiments encore plus grands, encore plus distingués. Et encore plus loin... C'était comme si elle se trouvait au fond d'un titanesque cratère dont les parois étaient uniquement composées d'immeubles. Autour de la place, ils étaient aussi élégants qu'uniques, chacun se fondant dans l'ensemble formé par ses voisins pour dessiner des rues compactes et raffinées ; à mesure que l'on s'éloignait, les bâtiments devenaient des gratte-ciel aux lignes plus simples, formant des groupes moins denses. Leur beauté naissait de leur forme générale plutôt que des détails de leur structure, où l'on percevait, entre autres, des influences romanes, gothiques, bavaroises et art déco. Et puis, enveloppant toutes ces architectures disparates au sein de son étreinte, il y avait le mur d'enceinte. Une impressionnante falaise de fenêtres, une mosaïque de panneaux si dense qu'elle formait une muraille de verre ininterrompu, étincelant d'une lueur dorée sous le soleil de midi. Le dôme proprement dit, un ciel de cristal artificiel, s'élevait au-dessus de ce mur. Louise s'assit sur les pavés de la place et poussa un soupir de stupéfaction pure. Gen s'effondra à côté d'elle, les bras serrés autour de son sac à dos. Les piétons de Londres, l'oeil toujours aux aguets, évitèrent sans problème l'obstacle qu'elles formaient. - C'est très grand, n'est-ce pas ? demanda Gen d'une petite voix. - Absolument. Tous ces immeubles, tous ces gens. Louise se sentait légère, légère, et pourtant le souci commençait à peser sur elle. Au nom du Ciel, comment vais-je faire pour trouver une personne donnée au sein de cette multitude ? En particulier si elle ne souhaite pas être trouvée. - Fletcher aurait adoré ça, ajouta Geneviève. Louise se tourna vers elle. - Oui. Tu as sans doute raison. - Tu crois qu'il reconnaîtrait sa ville ? - Peut-être qu'il reste des traces de son époque. Certains de ces immeubles ont l'air fort vieux. Il faudra qu'on vérifie dans la mémoire de la bibliothèque locale. Elle eut un sourire. Mais oui, tout ce que tu as besoin de savoir se trouve dans la mémoire du processeur. Banneth figure sûrement sur une liste quelconque, il suffit que je programme correctement la recherche. - Bien, fit-elle. D'abord, nous trouver un hôtel. Ensuite, manger un morceau. Qu'est-ce que tu en dis ? - Bravo. Dans quel hôtel on va ? - Un instant. Elle attrapa son bloc-processeur et entreprit d'interroger le centre d'informations générales de l'arche. Catégorie : visiteurs, section : résidence. Centrale, civilisée. La note serait plus élevée dans un hôtel de classe, mais au moins y seraient-elles en sécurité. Louise savait que certaines parties des arches terriennes étaient ravagées par le crime. Et puis, comme l'avait dit un jour Papa : " Les Kavanagh ne descendent jamais au-dessous de quatre étoiles. " Les informations défilaient sur l'écran. Apparemment, le système des étoiles ne s'appliquait pas sur Terre, aussi effectua-t-elle sa sélection en fonction du prix. Un hôtel du centre de Londres semblait aussi onéreux qu'un astronef. Les lits y seraient toutefois plus confortables. - Le Ritz, décida-t-elle finalement. Restait à y aller. Pendant que Geneviève s'impatientait, à en juger par les soupirs qu'elle poussait en tapant du pied, Louise rechercha les moyens de transport qui les conduiraient de King's Cross au Ritz. Au bout de dix minutes passées à s'escrimer avec le plan et les horaires également compliqués du métro, elle constata qu'elle avait encore des progrès à faire dans le maniement du bloc-processeur. Cependant, elle réussit à apprendre l'existence d'un service de taxis. - Nous allons prendre un taxi, annonça-t-elle. Sous le regard sceptique de Gen, elle ramassa son sac et se dirigea vers les chênes bordant la place. Les perroquets et les perruches qui picoraient sur les pavés s'envolèrent devant elle. La plupart des passages souterrains portaient le nom de la rue sur laquelle ils débouchaient, mais sur quelques-uns d'entre eux figurait l'emblème de London Transport, un cercle bleu barré d'une ligne rouge avec une couronne en son milieu. Louise emprunta l'un d'eux et se retrouva dans un petit couloir donnant sur une plate-forme étroite. Cinq taxis bleu argent identiques y attendaient en silence, bulles aérodynamiques aux pneus énormes. - Et maintenant ? demanda Geneviève. Louise consulta son bloc. Elle se dirigea vers le premier taxi et appuya sur l'icône " Début de course " de l'écran de son bloc. La porte s'écarta de cinq centimètres de la carrosserie, puis s'ouvrit en coulissant. - Maintenant, on monte, dit-elle à sa petite soeur d'un air suffisant. - Très astucieux. Et que se passe-t-il si tu n'as pas de bloc-processeur ? - Je ne sais pas. (Elle ne voyait de poignée nulle part.) Je suppose que tous les Terriens apprennent à se servir de choses comme ça. La plupart d'entre eux ont des naneuroniques, après tout. L'habitacle était tout juste assez spacieux pour contenir quatre sièges aux dossiers incurvés. Louise glissa son sac sous le sien et étudia de nouveau l'écran de son bloc. Celui-ci était entré en liaison avec le processeur de gestion du taxi, ce qui lui facilitait grandement la vie. La procédure d'activation lui était présentée sous la forme d'un menu aussi simple qu'accessible. Elle entra leur destination et la porte se referma. Le taxi communiqua au bloc le montant de la course (aussi élevé que celui du voyage en vidtrain depuis le Mont Kenya) et leur expliqua comment utiliser les ceintures de sécurité. - Prête ? demanda-t-elle à Gen une fois les ceintures bouclées. - Oui! La fillette avait du mal à dissimuler son enthousiasme. Louise présenta son crédisque de la Banque jovienne devant le panneau placé au centre du taxi et transféra la somme demandée. Ils se mirent en route. Le taxi s'engagea sur une rampe ascendante, prenant une accélération telle que les deux sours se retrouvèrent plaquées sur leurs sièges. Une fois au niveau de la surface, il s'inséra dans la circulation sans le moindre temps mort, se retrouvant lui aussi en train de tourner autour de la place de King's Cross. Geneviève éclata de rire tandis que, sautant de file en file, il se rapprochait d'une avenue dans laquelle il avait décidé de tourner. - Ouaouh ! c'est encore mieux que l'aéroambulance, dit la fillette en souriant. Louise leva les yeux au ciel. Cependant, une fois qu'elle eut compris que le processeur de gestion maîtrisait la conduite à la perfection, elle se remit à respirer normalement. Les immeubles qui défilaient devant elle étaient fort vieux et fort sombres, ce qui leur conférait une certaine dignité. Sur le trottoir, de l'autre côté de la barrière, les piétons avançaient dans un flot incessant. - Jamais je n'aurais imaginé qu'il existait tant de gens, dit Gen. Londres doit avoir encore plus d'habitants que Norfolk. - Probablement, acquiesça Louise. Le taxi négocia un nouveau virage, empruntant une rampe qui le fit passer au-dessus d'un trottoir bondé et le long d'une étroite ruelle. Puis il grimpa à toute allure une voie rapide qui entourait les parties centrales du Dôme de Westminster, peuplées de bâtiments relativement bas. Louise aperçut des routes qui rayonnaient à partir de cette zone, aboutissant à des voies aériennes qui sinuaient entre les gigantesques gratte-ciel. En baissant les yeux, elle découvrit une quantité étonnante de parcs et de jardins, dont les arbres et les pelouses fomentaient une invasion de verdure dans les gris et les bruns de la cité sous verre. Le taxi avait encore pris de la vitesse. Les immeubles formaient une masse floue de briques et de pierres. - Ça va encore plus vite que quand c'est Papa qui conduit ! s'exclama Gen. C'est merveilleux, hein, Louise ? - Oui. Décidant de se rendre à l'inévitable, elle se laissa captiver par le fabuleux paysage urbain. Lorsqu'elle se morfondait à Cricklade, même les plus fabuleux de ses rêves de rébellion et de voyage n'avaient pas imaginé ceci. Après avoir parcouru un tiers de la longueur de la voie express, le taxi en sortit pour regagner le niveau du sol. La route était bordée de parcs des deux côtés lorsqu'il entama sa descente, puis des immeubles apparurent à sa gauche, et il se retrouva dans les rues antiques. Les trottoirs y semblaient moins fréquentés. Le taxi ralentit brutalement, se rangea devant un bâtiment qui venait d'apparaître sur la droite, un cube de pierre gris-blanc creusé de hautes fenêtres protégées par des grilles de fer et surmonté d'un toit d'ardoise. Une arcade courait le long de sa façade, soutenue par de larges voûtes. Le taxi fit halte devant une porte dans la barrière, qu'un portier ouvrit avec style. Il était vêtu d'une veste bleu marine et coiffé d'un chapeau haut de forme, et une double rangée de boutons dorés étincelait sur son torse. Louise se sentit enfin chez elle. Ce genre de spectacle lui était familier. Si le portier fut surpris par l'âge des passagères du taxi, il n'en laissa rien paraître. - Résidez-vous ici, mademoiselle ? demanda-t-il. - Oui, je l'espère. Il se fendit d'un hochement de tête poli et guida les deux sours vers l'entrée principale. Geneviève examina d'un oeil sceptique la façade de l'immeuble. - Ça a l'air horriblement sinistre. Le hall était tout de blanc et d'or, avec des chandeliers qui ressemblaient à des arbres festonnés de givre dont chaque branche aurait porté une étoile à son extrémité. La longue allée centrale était bordée de portes s'ouvrant sur des pièces meublées de tables blanches où l'on buvait le thé. Des garçons en queue-de-pie noire s'affairaient, porteurs de plateaux où l'on trouvait des théières en argent et des gâteaux fort tentants. Louise se dirigea d'un pas assuré vers la réception. - Une chambre à deux lits, s'il vous plaît. La jeune réceptionniste lui adressa un sourire professionnel. - Bien, madame. Pour combien de temps, je vous prie ? - Euh... Une semaine, pour commencer. - Bien. Veuillez me confier vos cartels d'identité pour l'inscription. Et il y aura des arrhes à verser, bien entendu. - Oh, nous n'avons pas de cartels d'identité. - Nous venons de Norfolk, s'empressa d'ajouter Gen. La réceptionniste perdit de son quant-à-soi. - Vraiment ? (Elle s'éclaircit la gorge.) Si vous ne venez pas de cette planète, vos passeports suffiront. En lui tendant les microcartels, Louise pensa brièvement à Endron et se demanda si le Martien avait des ennuis à cause d'elle. La réceptionniste scanna les passeports avec son bloc et accepta les arrhes de Louise. Un chasseur vint débarrasser les jeunes filles de leurs bagages, puis les conduisit vers un ascenseur. Leur chambre, située au quatrième étage, avait une baie vitrée donnant sur le parc. Le décor était si proche du style préféré des propriétaires fonciers de Norfolk que Louise éprouva une profonde sensation de déjà-vu ; la tapisserie était d'un pourpre royal et les meubles d'un bois si antique qu'il semblait noirci par les ans. Ses pieds s'enfoncèrent dans un tapis épais d'un bon pouce. - Où sommes-nous ? demanda Gen au chasseur. (Elle avait le nez collé à la vitre.) Je veux dire, comment s'appelle ce parc ? - Green Park, mademoiselle. - Est-ce qu'on est près d'un endroit célèbre ? - Buckingham Palace se trouve de l'autre côté du parc. - Ouaouh. Il montra à Louise le bloc-processeur de la chambre, qui était intégré à la coiffeuse. - Toutes les informations nécessaires à votre séjour dans la ville devraient s'y trouver, expliqua-t-il. La section Tourisme est très complète. Elle lui donna deux fusiodollars de pourboire avant qu'il prenne congé. Il tenait son crédisque au creux de sa main, discrètement visible entre ses doigts. Geneviève attendit qu'il ait refermé la porte. - C'est quoi, Buckingham Palace ? L'IA fut alertée moins d'un centième de seconde après l'avarie. Deux distributeurs de tickets et un projecteur d'informations. Elle mit en ligne d'autres programmes d'analyse et procéda aussitôt à une vérification par balayage de tous les circuits électroniques de la gare de Grand Central. Une demi-seconde. Réponse incorrecte de cinq systèmes de naneuroniques à une télétransmission appelant un accusé de réception ordinaire. Leurs possesseurs se trouvaient dans un rayon de sept mètres autour des deux machines affectées. Deux secondes. Les capteurs de sécurité du hall de Grand Central se braquèrent sur la zone suspecte. L'IA transmit une alerte au superviseur B7 d'Amérique du Nord : elle venait de localiser à New York une avarie caractéristique des possédés. Amérique-Nord venait de répondre lorsque les capteurs virent Bud Johnson trébucher sur une silhouette en robe noire accroupie par terre. Trois secondes et demie. Discontinuité visuelle. Aucun des capteurs n'avait enregistré la silhouette dans sa mémoire à court terme. On aurait dit qu'elle venait de surgir de nulle part. Si ce suspect avait des naneuroniques, elles ne répondaient pas à la demande de vérification d'identité qu'on lui envoyait. Quatre secondes. Amérique-Nord prit le contrôle de la situation en liaison avec l'IA. Une alerte fut transmise à tous les autres membres du B7. Six secondes. Tous les superviseurs étaient en ligne et observaient les événements. Le programme de reconnaissance visuelle de l'IA se verrouilla sur le visage à moitié dissimulé par le capuchon. Quinn Dexter se releva. PACIFIQUE-SUD : Envoyez-lui une bombe ! Tout de suite ! EUROPE-OUEST : Ne soyez pas ridicule. HALO-O'NEILL : Plates-formes DS armées ; souhaitez-vous une frappe au sol ? AMÉRIQUE-NORD : Non. C'est tout sauf pratique. Le hall de Grand Central se trouve à cent cinquante mètres de profondeur et s'étend sous trois gratte-ciel. Aucun laser à rayons X ne serait capable d'atteindre ce genre de cible. PACIFIQUE-SUD : Alors utilisez une bombe nucléaire. Une guêpe de combat l'aura déposée en deux minutes. PACIFIQUE-ASIE : Je suis d'accord. EUROPE-OUEST : Non ! Bon sang. Maîtrisez-vous, bande de crétins. AMÉRIQUE-NORD : Merci. Je n'ai aucune intention d'anéantir le Dôme 1. Il y a vingt millions de personnes qui y vivent. Laton lui-même n'en a pas tué autant. EUROPE-NORD : Vous ne pouvez pas le laisser filer. Nous devons l'exterminer. EUROPE-OUEST : Comment ? EUROPE-NORD : Pacifique-Sud a raison. Avec une bombe. Tant pis pour les autres habitants, c'est le seul moyen de résoudre cette crise. EUROPE-OUEST : Veuillez observer. Onze secondes. Le visage de Bud Johnson avait viré au pourpre. Il porta une main à sa poitrine, puis s'effondra. Les témoins se massèrent autour de lui. Quinn Dexter devint translucide et disparut de la scène. L'IA signala que tous les processeurs étaient à nouveau en ligne. RENSEIGNEMENT-MILITAIRE : Oh ! merde. EUROPE-OUEST : Pensez-vous qu'une bombe le tuera à présent ? Où qu'il soit ? PACIFIQUE-SUD : II n'y a qu'un moyen de le savoir. EUROPE-OUEST : Je ne peux pas le permettre. Nous existons avant tout pour protéger la Terre. Les prérogatives qui sont les nôtres ne nous autorisent pas à exterminer vingt millions de personne dans l'espoir de tuer un terroriste. HALO-O'NEILL : II a raison, j'en ai peur. Je désactive les plates-formes DS. PACIFIQUE-SUD : Un terroriste ? Un démon, oui. EUROPE-OUEST : Ne perdons pas de temps en tentatives de définition. Ceci ne fait que confirmer que j'avais raison. Nous devons être extrêmement prudents dans la façon dont nous traiterons le cas Quinn Dexter. PACIFIQUE-NORD : II faudrait à tout le moins fermer le réseau de vidtrains. AMÉRIQUE-CENTRE : Oui. Isolez-le à New York. Ensuite, on pourra lui tomber dessus par surprise. EUROPE-OUEST : Encore une fois, je suis contraint de m'opposer à cette idée. PACIFIQUE-NORD : Pourquoi, au nom d'Allah ? Nous savons où il se trouve, cela nous donne un avantage considérable. EUROPE-OUEST : Question de psychologie. Il sait que nous savons qu'il est là. Comme il n'est pas stupide, il saura que son apparition à Grand Central ne sera pas passée inaperçue. La question est la suivante : combien de temps mettrons-nous avant d'être au courant ? Si nous paralysons les vidtrains tout de suite, cela lui montrera que nous sommes inquiets, que notre temps de réaction est très bref et que nous sommes prêts à tout pour l'arrêter. Du coup, il sera sur ses gardes, ce qui n'est pas bon pour nous. AMÉRIQUE-CENTRE : D'accord, il sera sur ses gardes, et alors ? S'il est pris au piège quelque part, cela ne lui servira à rien d'être vigilant. Il se retrouvera quand même condamné à mort. Il sait quel sort l'attend et il ne peut rien faire pour y échapper. EUROPE-OUEST : La première chose qu'il fera sera de mobiliser New York pour le défendre. Et nous n'aurons plus d'autre choix que de bombarder la ville. Vous ne comprenez donc pas ? Les arches sont encore plus vulnérables que les colonies-astéroïdes. Nous y sommes complètement dépendants de la technologie, non seulement pour nous protéger du climat mais aussi pour nous procurer de la nourriture et un air respirable. Si vous enfermez trois cents millions de possédés dans une arche, toutes les machines de celle-ci cesseront de fonctionner. Les dômes seront fracassés par la première tempête, et la population n'aura d'autre alternative que la famine ou le cannibalisme. AMÉRIQUE-CENTRE : Si nécessaire, je suis prêt à sacrifier une arche pour sauver les autres. EUROPE-OUEST : Mais il est inutile d'en sacrifier une. Du moins pour le moment. Vous brûlez les étapes. Pour commencer, Dexter va aller d'une arche à l'autre, pour y mettre en place des unités de possédés qui vont garder un profil bas jusqu'à ce qu'il leur envoie un signal. Pendant ce temps, nous avons encore une chance. Il n'y aura que des petits groupes dans chaque arche, et nous devrions pouvoir les localiser sans trop de peine. Si les autres planètes en sont capables, alors nous aussi. Notre problème, c'est Dexter, pas les possédés ordinaires. PACIFIQUE-ASIE : Réglons ça par un vote. EUROPE-OUEST : Voilà qui est merveilleusement démocratique. Eh bien, entendu. Six des superviseurs votèrent pour que le réseau de vidtrains new-yorkais soit fermé tout de suite. Les dix autres s'y opposèrent. EUROPE-OUEST : Je vous remercie de votre confiance. AFRIQUE-SUD : La balle est dans votre camp pour le moment. Mais si vous n'avez pas réglé le cas Dexter dans dix jours, je voterai pour qu'il soit isolé, où qu'il se trouve. Ensuite, nous verrons s'il échappe aux bombes nucléaires aussi facilement qu'aux capteurs. La conférence était achevée. Europe-Ouest demanda à Amérique-Nord, Renseignement-Militaire et Halo-O'Neill de rester en ligne. Comme ils étaient ses alliés naturels dans les conflits internes du B7, ils acceptèrent. Son programme de gestion sen-sovidéo les habilla et les positionna dans son salon comme s'il s'agissait d'invités revenant d'une promenade dans la propriété. - Vous finirez par être mis en minorité, l'avertit Halo-O'Neill. Ils sont ravis de vous laisser la responsabilité des opérations tant que Dexter ne fait pas trop de dégâts. Mais ils changeront d'avis dès qu'il commencera à faire du foin. - Cette petite connasse de Pacifique-Sud, râla Amérique-Nord. Voilà qu'elle m'ordonne d'anéantir New York ! Pour qui se prend-elle, bon sang ? - Elle a toujours été pour la manière forte, dit Europe-Ouest. Nous le savons tous. C'est pour ça que je l'aime tant, on se sent supérieur en sa présence. - Quoi qu'il en soit, elle finira tôt ou tard par emporter la décision, fit remarquer Renseignement-Militaire. Europe-Ouest alla jusqu'à la grande porte-fenêtre et laissa entrer ses deux labradors. - Je sais. C'est pour cela que notre petite réunion m'a paru si encourageante. - Encourageante ? répéta Amérique-Nord, stupéfait. Vous plaisantez ? N'oubliez pas que ce salaud de Dexter court encore quelque part dans New York. - Exactement. Quelque chose a cloché pour lui. Il était à terre lorsqu'il est apparu, et il a disparu quelques secondes plus tard. C'est lui qui a subi une avarie. Encore un élément en notre faveur. - Peut-être, dit Halo-O'Neill d'un air dubitatif. - Très bien, fit Amérique-Nord. Que faisons-nous à présent ? - Deux choses. Je veux que vous interrompiez le trafic des vidtrains new-yorkais dans quarante minutes. - Dans quarante minutes ? Il sera déjà loin. - Oui. Comme je l'ai dit, il sait que nous savons qu'il est là. Nous devons en tenir compte, tout en lui laissant croire qu'il conserve cinq longueurs d'avance sur nous. Donc, fermez les vidtrains. Il ne sera plus à New York, par conséquent ça n'a aucune importance. - Du moins vous l'espérez. - J'en suis sûr. Il a été exposé et il est obligé de fuir. New York lui est désormais fermée, elle ne figure plus dans l'équation. Pour faire ce qu'il projette de faire, il doit rester mobile. Sans doute a-t-il pris le premier vidtrain venu, pensant que la police allait interrompre le trafic ; mais peu importe. - Très bien. Pendant combien de temps dois-je fermer le réseau ? - C'est la seconde chose. Nous devons supposer qu'il est parti. Par conséquent, il a probablement laissé un groupe de possédés derrière lui. Vous devez les localiser et les éliminer. Maintenez l'arche scellée jusqu'à ce que ce soit fait. D'ailleurs, ce serait une bonne idée d'isoler les dômes les uns des autres si cela est possible. - Vous pensez vraiment que c'est là son plan ? - Oui. Il veut infliger le plus de dégâts possible à cette planète. Il infestera de ses disciples le plus grand nombre d'arches possible. Et quand il leur donnera le signal, ils descendront dans les rues et nous serons de nouveau face à une expansion exponentielle. - N'oubliez pas que l'IA surveille les équipements électroniques des arches. - C'est vrai. Je suis sûr qu'elle serait efficace sur Kulu et sur les autres mondes modernes, mais nous savons parfaitement qu'elle ne peut pas accéder aux zones les plus anciennes. Ces fameux équipements électroniques se sont accumulés en réseau depuis cinq siècles ; il faut compter avec des millions de systèmes obsolètes, d'ordinateurs capricieux et de bricolages non standard. L'IA est une excellente sentinelle, mais ne vous avisez pas de devenir dépendant de ses performances. Notre meilleur atout reste sans doute les sectes. - Les sectes ? - Certainement. Les imbéciles qui se rangeront dans le camp des possédés sans y être forcés. Dexter le sait, et c'est vers les sectes qu'il va se tourner. - Très bien, je vais m'en occuper. - Et vous, que comptez-vous faire ? demanda Halo-O'Neill à Europe-Ouest. - La même chose que précédemment. Préparer une rencontre. Nos agents doivent l'approcher pendant qu'il est encore visible et par conséquent vulnérable. - Vulnérable à quoi ? - À une frappe DS s'il est suffisamment exposé. Ou, si le contact reste indirect, à une électrocution ou encore à un brouillage mémoriel. - Un brouillage mémoriel ? - Oui, fit Renseignement-Militaire. Le SRC pense être en mesure de tuer les âmes en lâchant une sorte de virus mental sur les possédés. Le contraire d'une empreinte didactique. Ils concentrent leurs recherches là-dessus en ce moment. Europe-Ouest accorda son attention à l'un de ses chiens, lui caressant le ventre tandis qu'il se roulait sur le tapis. - Essayez donc de vous tenir à jour, lança-t-il à Halo-O'Neill. - Cette arme ne sera pas disponible avant la fin de la semaine, avertit Renseignement-Militaire. - Je sais. De toute façon, je ne pense pas être en mesure d'arranger une interception tout de suite. - Où en êtes-vous de ce côté-là ? s'enquit Halo-O'Neill. - La connexion Banneth est prête, ou quasiment. En ce qui concerne les filles Kavanagh, j'ai encore des doutes ; elles représentent un facteur incertain, voire hasardeux. Mais j'y travaille. Louise s'escrima pendant une heure sur le processeur de gestion de la chambre. L'annuaire lui fournit un nombre amplement suffisant de Banneth (173 364 une fois éliminées les personnes décédées), mais pas moyen d'en sélectionner une grâce aux références croisées avec le nom de Quinn Dexter. Elle fouilla dans ses souvenirs, tentant de se rappeler ce qu'avait dit Dexter dans le hangar de Bennett Field. Banneth était une femme, aucun doute là-dessus. Et elle avait fait du mal à Dexter. À part ça, pas grand-chose. Cela aurait dû lui permettre d'avancer. Elle en était sûre. Mais ses aptitudes de programmeur ne lui permettaient pas de dénicher la connexion. L'idée qui lui était venue en montant dans le taxi devenait de plus en plus séduisante. Il fallait qu'elle ose. Pourquoi pas ? songea-t-elle. Les naneuroniques ne présentent aucun danger physique, tous les citoyens de la Confédération les utilisent. Joshua en a, lui. Il n'y a que Norfolk qui les interdise. Elle leva le bras et considéra le discret bracelet médical passé à son poignet. Également interdit sur Norfolk, il l'aidait pourtant à gérer sa grossesse. C'était décidé. Elle sourit, enhardie par sa décision. Désormais, je dois être responsable de moi-même. Si j'ai besoin de naneuroniques pour m'aider sur Terre, alors je dois m'en procurer. Elles n'avaient pas quitté leur chambre depuis leur arrivée à l'hôtel, prenant un déjeuner léger qu'on leur avait apporté. Écourée par cette inactivité, Geneviève s'était allongée sur son lit et avait activé son bloc. Elle était à présent immergée dans un maillage laser où des créatures fantasmagoriques bondissaient avec enthousiasme chaque fois qu'elle leur hurlait un ordre. - Gen? La projection s'étiola. Geneviève la regarda en clignant des yeux. Louise était sûre que sa petite soeur s'abîmait la vue en s'immergeant dans ces jeux de malheur. - Quoi ? - Nous allons sortir. Comme je n'arrive pas à me servir de ce bloc, je vais me faire installer des naneuroniques. Et voilà, elle l'avait dit. Maintenant, plus question de reculer. Geneviève ouvrit de grands yeux étonnés. - Arrête de me taquiner, Louise. Nous n'avons pas le droit. - Nous n'avions pas le droit. Nous sommes désormais sur Terre, rappelle-toi. Ici, on peut faire tout ce qu'on veut quand on a de l'argent. Geneviève inclina la tête sur le côté. Puis son visage se para du plus charmant des sourires. Louise n'en fut pas dupe une seule seconde. - S'il te plaît, Louise. Je peux en avoir, moi aussi ? Tu sais que je pourrai jamais une fois que nous serons rentrées à la maison. - Je suis désolée, mais tu es encore trop jeune. - Ce n'est pas vrai ! - Si, Gen. Et tu le sais parfaitement. La fillette tapa du pied et serra les poings en signe de frustration. - Ce n'est pas juste ! Pas juste ! Tu en profites toujours parce que je suis la plus jeune. Méchante ! - Je ne profite de rien du tout. On ne peut pas t'implanter des naneuroniques tant que ton cerveau n'a pas achevé sa croissance. Il est impossible de faire les connexions. J'ai vérifié. Non seulement c'est illégal, mais c'est dangereux pour tes cellules cérébrales. En ce qui me concerne, j'ai à peine l'âge requis si on le compte en années terriennes. - Je déteste être petite ! Louise serra sa soeur cadette dans ses bras, se rendant compte qu'elle l'avait souvent fait depuis leur départ de Norfolk. Naguère, elles étaient bien moins affectueuses. - Un jour, tu seras grande, murmura-t-elle à son oreille. Et les choses changeront une fois que nous serons rentrées chez nous. - Tu en es sûre ? - Oh ! oui. La réceptionniste sembla plutôt amusée par la requête de Louise. Mais elle consentit à l'aider, lui disant qu'elles trouveraient des magasins de vêtements dans Oxford Street et New Bond Street et des équipements électroniques dans Tottenham Court Road. Elle assura également les deux sours que le quartier ne présentait aucun risque pour elles. - En outre, l'hôtel peut vous faire profiter d'un service de livraison pour vos achats, ajouta-t-elle. Elle donna à Louise un disque lui permettant d'accéder à ce service et codé en fonction de sa structure bioélectrique. Louise chargea dans son bloc un plan des rues détaillé prélevé dans la mémoire de l'hôtel et le relia à son programme de guidage. - Prête ? demanda-t-elle à Gen. Allons dépenser la fortune familiale. Aubry Earle avait dit vrai à bord de la capsule : les habitants des arches respectaient la vie privée de leur prochain. Une fois dans la rue, Louise se demanda comment les piétons parvenaient à s'éviter à la dernière seconde. Tandis qu'elle ne cessait de scruter la foule qui l'entourait pour s'y frayer un chemin, les indigènes se déplaçaient avec autant d'aisance que des véhicules automatiques, sans même jeter un coup d'oeil dans sa direction. Certains d'entre eux semblaient glisser au-dessus du sol. Elle aperçut des adolescents chaussés de bottes dont les semelles flottaient au-dessus du trottoir sans rencontrer la moindre résistance. Geneviève les regarda faire avec une profonde admiration doublée d'une envie dévorante. - Je veux des bottes comme ça, déclara-t-elle. Un passage souterrain les conduisit sous Piccadilly Circus et dans New Bond Street. Cette rue se révéla être une pittoresque allée piétonnière bordée de boutiques enchanteresses, chacune avec sa plaque portant l'année de sa création. Elles avaient toutes plus de trois siècles, et certaines en affichaient jusqu'à sept. Les marques de vêtements ne signifiaient rien pour les deux sours mais, à en juger par leurs prix, ce devaient être les modèles les plus chers de toute la planète. - C'est splendide, soupira Louise. Elle admirait une robe de soirée chatoyante, couleur écarlate et turquoise, qui évoquait une queue de sirène recouvrant la totalité du corps... enfin, disons plutôt certaine partie du corps. Le genre de tenue qu'elle aurait adoré porter lors d'un bal d'été sur Norfolk. Sa planète natale n'avait jamais rien vu de pareil. - Eh bien, achète-la, encouragea Gen. - Non. Nous devons être raisonnables. Il nous faut des vêtements de tous les jours que nous pourrons porter dans l'arche. Rappelle-toi qu'il faudra bien que j'explique nos dépenses à Papa. Cette robe de soirée ne fut que la première des tentations qu'elles rencontrèrent dans New Bond Street. Elles passèrent devant des vitrines qui suppliaient toutes d'être achetées en masse1. - Il faudra qu'on aille dîner au restaurant de l'hôtel, suggéra Geneviève avec malice. Je parie qu'on devra être bien habillées pour entrer. Louise succomba. - Très bien. Mais une robe chacune. Pas plus. Elles franchirent en courant le seuil de la boutique qui s'offrait à elles. Ici, les règles sur la vie privée étaient suspendues ; trois vendeuses foncèrent sur elles. Louise leur expliqua ce qu'elles recherchaient, et les deux sours passèrent les trois quarts d'heure suivants à entrer et sortir des cabines d'essayage. Elles se considéraient mutuellement, échangeaient des commentaires et repartaient pour un tour. Louise apprit beaucoup de choses. Les vendeuses les complimentèrent pour leurs cheveux. Sauf que... sur Terre, on avait coutume de mêler des mèches actives aux mèches naturelles. Leurs combis à grandes poches étaient acceptables mais pas tout à fait à la mode2. Oui, les magasins d'Oxford Street étaient parfaits pour les vêtements de tous les jours, et voici ceux que nous vous recommandons. Louise aurait pu jurer que la mémoire du bloc grognait en enregistrant tous ces noms. Lorsqu'elle sortit son crédisque de la Banque jovienne, elle ne se sentit coupable que l'espace d'un instant. Une fois ressorties, elles éclatèrent de rire. Gen avait opté pour une robe écarlate et une veste pourpre, tandis que Louise s'était offert une robe bleu nuit dont le tissu était un compromis 1. En français dans le texte. (N. d. T.) 2. Ibid. (N. d. T.) entre le velours et le daim. Sans oublier un petit boléro orange merveilleusement assorti à sa coupe. - C'est vrai, dit Louise. La thérapie par les achats, ça marche. Elles ne se rendirent pas directement à Oxford Street. D'abord, il fallait faire halte dans un salon de coiffure au bout de New Bond Street. Les esthéticiennes les traitèrent comme des princesses, ravies de travailler sur un matériau aussi brut. La propriétaire en personne vint superviser les opérations (une fois qu'elle se fut assurée de leur crédit). Au bout de deux heures, plusieurs tasses de thé et un récit quelque peu édulcoré de leur périple, Louise put enfin se contempler telle qu'elle était devenue. Les yeux fixés sur son reflet, elle se demanda comment elle avait pu supporter de s'en remettre au naturel. Le régime en vigueur sur Norfolk - shampooing, séchage et coups de brosse - lui apparaissait à présent comme barbare. Grâce au talent des esthéticiennes, sa chevelure était devenue une luxuriante cascade de mèches pareilles à autant d'étoiles filantes. Sa vie durant, elle avait dompté sa crinière à coups de rubans et de barrettes, demandant parfois à sa gouvernante de la tresser. Les produits dits flexitifs la dispensaient désormais de tels efforts. Ses cheveux retombaient souplement sur ses épaules, et ils demeuraient toujours impeccablement coiffés. En outre, ils étaient animés de subtiles ondulations, comme si elle était entourée de sa brise personnelle. - Comme tu es belle, Louise, dit Geneviève, soudain intimidée. - Merci. Les cheveux de sa petite sour, peignés, légèrement teints et brillants, présentaient une ondulation impeccable. Eux aussi étaient admirablement coiffés. Des échoppes s'alignaient le long de la barrière, proposant des articles plus clinquants et nettement moins chers que les boutiques. Geneviève aperçut une paire de bottes magiques accrochées à l'auvent de l'une d'elles. On appelait ça des bottes-patins, lui expliqua le vendeur en lui proposant une paire à sa pointure. Les moins de quinze ans les appréciaient tout particulièrement, car on n'avait pas besoin de naneuroniques pour activer ou désactiver leurs semelles antifriction. Louise les acheta à condition que Gen attende d'être de retour à l'hôtel pour les essayer. La fillette s'offrit aussi un bracelet à paillettes. Lorsqu'elle agitait le poignet, il diffusait une fine poudre qui émettait des étincelles en retombant vers le sol. Elle leva le bras et fit une pirouette, s'enveloppant d'une spirale de lumière étincelante. Oxford Street, enfin ! Plus grande, plus animée que New Bond Street : les grands magasins se serraient les uns contre les autres, parfois séparés par de minuscules boutiques et des snack-bars. Au-dessus du trottoir flottaient des holopubs plus brillantes encore que les rayons de soleil tombant du ciel d'azur. Chaque commerce se livrait avec ses voisins à une guerre impitoyable, promettant des prix plus modiques, une qualité plus supérieure, des couleurs plus éclatantes, des coupes plus soignées, des modèles plus exclusifs. Leurs proclamations contradictoires se déchaînaient autour des deux filles, qui courbaient les épaules comme pour se protéger de la pluie. Tous les autres passants semblaient immunisés contre cet assaut. - Louise ? Gen lui tirailla le bras et leva la main vers les hauteurs, aspergeant les passants de paillettes. La fillette était partagée entre l'étonnement et la gêne. Louise daigna prêter attention aux publicités qui flottaient au-dessus de leurs têtes. Ses joues s'empourprèrent. La jeune fille flottant dans l'air avait un visage incroyablement jeune et des cheveux d'elfe blonds comme les blés. Mais elle était sûrement moins jeune qu'elle n'en avait l'air ; Louise était fière de sa poitrine (Joshua l'avait maintes fois louée), mais elle était minable comparée à celle de cette sirène. Son minuscule bikini n'en laissait rien ignorer. Plusieurs arpents de peau bronzée ondoyèrent comme elle se trémoussait contre un garçon également idéalisé. Une gerbe d'eau étincelante les aspergea tandis qu'ils s'embrassaient à pleine bouche. Le regard de Louise fut attiré par la braguette du jeune homme, qui se gonflait de façon .aussi éhontée que révélatrice. Il dégrafa le bikini de la fille et [enfouit son visage entre ses seins luisants. La fille sourit aux passants. - Les logiciels domotiques Brooke vous laissent tout le temps de vous livrer à vos activités domestiques préférées, minauda-t-elle d'une voix assourdissante. Tout en clignant de l'oeil, elle laissa sa main ramper vers la braguette du garçon. - Vite ! Là-dedans ! Agrippant la main de Gen, Louise la tira vers le magasin le plus proche. Un sillage de paillettes matérialisa leur fuite. Gen se tordait le cou pour mieux voir lorsque Louise pénétra en trombe dans le grand magasin. - Ils allaient le faire, gloussa la fillette. Tu te rends compte ! - Ça ne nous regarde pas. Compris ? Gen était secouée d'hilarité. - Oui, Louise. Louise n'arrivait pas à croire ce qu'elle avait vu - presque vu ! Les publicités norfolkoises se contentaient de montrer des jolies jeunes filles brandissant le produit qu'elles vantaient. Un joli visage et un joli sourire, rien de plus. Était-ce donc cela qu'on appelait la malédiction du progrès sur sa planète natale ? Ce spectacle honteux n'avait choqué aucun des autres passants. Papa disait toujours que la Terre était décadente et corrompue. Mais jamais je n'aurais cru que ce serait visible au grand jour. Pourtant, ils avaient jadis les mêmes préceptes que nous, puisque nous avons fondé notre civilisation sur la leur. Si Papa et les autres propriétaires fonciers résistent tellement au chan- . gement, c'est parce qu'ils sont persuadés que le changement conduit au déclin. Ils redoutent que, dans cinq siècles de cela, il y ait des filles nues sur nos écrans de télévision. En dépit de tous ses efforts, elle n'arrivait pas à imaginer une telle chose sur Norfolk. - Je ne dirai pas à Maman que nous avons vu cela, dit Gen en s'efforçant de paraître contrite. - Ce n'est pas grave. De toute façon, elle ne nous croirait pas. Assis sur un banc des berges de la Seine, Quinn ouvrit son esprit aux hurlements de déments qui résonnaient dans l'au-delà. Il lui avait fallu deux heures et demie pour atteindre l'arche de Paris depuis qu'il avait été frappé par cet inexplicable flot d'émotion qui avait déferlé sur toutes les âmes perdues. La première chose à faire - évidemment ! - était de fuir New York. Les flics ne tarderaient pas à examiner les mémoires des capteurs du hall et à l'identifier. Il avait foncé vers le premier quai venu et pris un vidtrain en partance pour Washington. Un quart d'heure de trajet, à peine. Il était resté dans le domaine des fantômes durant tout ce temps, redoutant de voir le vidtrain faire demi-tour vers New York. Mais il était arrivé à Washington à l'heure prévue, et il avait alors pris le premier vidtrain intercontinental qui se présentait à lui, celui de Paris. Il était demeuré invisible tandis que la rame fonçait dans les profondeurs de l'Atlantique Nord, redoutant de se vok trahi par une nouvelle vague d'émotion irrésistible. Si cela s'était produit pendant qu'il était sous l'océan, il aurait été perdu. Impossible que le Frère de Dieu permette une telle chose. Mais le premier incident avait éveillé ses doutes. Ce fut seulement lorsqu'il fut sorti du terminus de Paris pour se retrouver dans l'un des parcs de l'antique cité qu'il s'était autorisé à émerger. Il était vêtu d'une chemise et d'un pantalon tout à fait ordinaires, et sa peau était irritée par l'éclat du soleil qui se déversait à travers le colossal dôme de cristal. Mais il était en sécurité ici, aucun processeur n'était susceptible de réagir à sa présence, personne ne l'avait vu surgir du néant plutôt qu'au détour d'un sentier. Durant une minute, il scanna les esprits les plus proches en quête d'un signal d'alarme. N'ayant rien trouvé, il se détendit et descendit vers le fleuve. Autour de lui, les Parisiens se promenaient ainsi qu'ils le faisaient depuis des siècles - amoureux, artistes, nommes d'affaires, bureaucrates -, sans prêter la moindre attention au sombre jeune homme solitaire qu'il était. Ils ne cherchaient pas non plus à partager le banc sur lequel il s'était installé. Quelque avertissement subliminal les en tenait à l'écart, une inexplicable sensation glaciale qui les faisait frissonner. Peu à peu, Quinn reconstitua le puzzle, à coups d'images floues et de voix éplorées. Il vit des nuages qui le surprirent, lui qui était né dans les arches. Des corps recroquevillés sur eux-mêmes, frappés par une pluie si dense qu'elle était presque solide. Des éclairs terrifiants qui déchiraient les ténèbres. Des forces hostiles irradiant une horrible et inhumaine résolution. Mortonridge n'était guère accueillante pour les possédés aujourd'hui ; et deux millions d'entre eux s'y trouvaient pris au piège. Quelque chose les avait frappés, annihilant la couverture nuageuse qui les protégeait. Quelque diablerie technologique. Le coup d'envoi de la campagne de libération. Une offensive unique en réponse à une situation unique. Pas un miracle attri-buable au grand rival du Porteur de lumière. Quinn leva la tête et se fendit d'un sourire plein de mépris. Un tel choc ne se reproduirait sûrement pas de sitôt. Aucune menace inconnue ne pesait sur lui. Il était en sécurité. L'aube de la Nuit pouvait encore se lever. Il se leva et tourna lentement sur lui-même, détaillant pour la première fois le paysage qui l'entourait. Le célèbre coeur napoléonien de la cité reposait dans un écrin de tours blanches, dorées et argentées. Leurs façades étincelantes lui faisaient mal aux yeux, leur grandeur blessait sa sensibilité. Mais quelque part au sein de cette propreté, de cette vitalité, les gosses exclus pataugeaient dans la boue et les immondices, frappant leurs semblables et leurs supérieurs pour des raisons qu'ils étaient incapables de comprendre. Il serait aussi facile de les trouver , ici que cela l'avait été à New York. Il suffisait de marcher dans la direction dont tout le monde s'écartait. Là se trouvait son domaine, là ses mots soulèveraient de nouveaux disciples. Il s'immobilisa. Devant lui, la Tour Eiffel montait la garde à l'extrémité d'un vaste parc immaculé, dominant les touristes qui se pressaient à sa base. Cette structure était connue jusqu'à Edmonton. Symbole de l'exception française au sein de l'uniformité blafarde du Gouvcentral, son endurance reflétait la force et la détermination du peuple qui la reconnaissait comme sienne. Elle était précieuse aux yeux du monde entier. Et fragilisée par les ans. Quinn se mit à glousser d'horrible façon. Andy Behoo tomba amoureux. Ce fut instantané. Elle entra dans Jude Électro, déclenchant une cascade de transmissions d'alarme, et il tomba sous son charme. La beauté suprême. Plus grande que lui de dix bons centimètres, avec les plus splendides cheveux qu'il ait jamais vus. Un visage aux traits si délicats qu'aucun package cosmétique n'aurait pu les reproduire - une beauté vraiment naturelle. Elle était vêtue d'un tee-shirt blanc sans manches qui laissait deviner les courbes de son corps sans jamais les montrer et d'une jupe écarlate qui lui descendait à peine aux genoux. Mais ce fut son port qui le séduisit plus que tout. Quasiment royal, et pourtant elle avait des allures de petite fille dévorée par la curiosité. Les autres vendeurs lui jetaient des regards en douce pendant que les scanners de la porte télétransmettaient leurs analyses. Puis une petite fille entra derrière elle et les scanners remirent ça. Bizarre. Ce n'était sûrement pas un coup des flics, trop évident. Et puis, le gérant de la boutique versait chaque mois sa petite enveloppe au commissariat. Andy se tourna vers le client dont il s'occupait. - Regardez bien, réfléchissez bien : nulle part à Londres vous ne ferez une meilleure affaire, lui dit-il. Puis il le planta là et fonça vers la jeune fille avant qu'un de ses prétendus copains l'ait coiffé sur le poteau. Si son chef de rayon l'avait vu, il venait sans doute de perdre son job. Abandonner un client avant d'avoir conclu la vente - voilà qui est passible de la peine capitale. - Bonjour, je suis Andy, votre rat de vente. Quel que soit votre désir, mon devoir est de vous convaincre d'acheter l'article le plus onéreux. Il lui sourit de toutes ses dents. - Mon quoi ? demanda Louise, mi-amusée, mi-intriguée. Elle avait un accent qui déclencha une vague de frissons sur l'échiné d'Andy. La classe, dans le registre exotique. Il scanna son visage à l'aide de ses rétines renforcées, impatient de capturer son image. Même si elle sortait de sa vie à l'instant, jamais elle ne serait complètement perdue. Andy disposait de certains packages logiciels, à l'usage d'une clientèle masculine, qui pouvaient la faire figurer dans certains senso-environnements. Il se sentait un peu honteux en l'enregistrant. - Votre rat de vente. C'est comme ça qu'on appelle les responsables de l'interactivité avec la clientèle dans le quartier. - Oh ! soupira la fillette d'un air vaguement méprisant. Ce n'est qu'un camelot, Louise. Andy dut faire appel à ses naneuroniques pour maintenir son sourire en place. Pourquoi débarquent-elles toujours par couples ? Et pourquoi faut-il toujours que l'une des deux soit insupportable ? Il claqua des doigts et pointa ses deux index sur la morveuse. - Gagné. J'espère que vous n'êtes pas trop déçue. Je suis vraiment ici pour vous aider. - J'aimerais acheter des naneuroniques, déclara Louise. Est-ce que c'est très difficile ? Andy fut surpris par cette requête. Il aurait eu besoin de quinze jours de salaire pour se payer l'équivalent de ses fringues, alors pourquoi n'était-elle pas déjà équipée ? Belle et énigmatique. Il lui sourit. - Pas le moins du monde. Que cherchez-vous exactement ? Elle se mordilla la lèvre inférieure. - Je n'en suis pas vraiment sûre. Le meilleur modèle dans mes prix, je suppose. - Nous n'en avons pas sur Norfolk, intervint la fillette. C'est de là-bas que nous venons. Louise s'efforça de ne pas prendre un air sévère. - Geneviève, nous n'avons pas besoin de raconter notre histoire à tout le monde. Des étrangères riches. La conscience d'Andy lutta contre la tentation. L'amour l'aida à triompher. Je ne peux pas lui vendre un système piraté. Pas à elle. - Eh bien, c'est votre jour de chance. Nous avons des systèmes ultraperfectionnés en stock. Et comme je peux vous les proposer à un prix très raisonnable, vous n'aurez pas besoin de dépenser une fortune. Par ici. Il les conduisit devant le comptoir qui lui était alloué, se faisant communiquer leur nom au passage. Ses naneuroniques enregistrèrent fidèlement la démarche de Louise, ses mouvements, même sa façon de parler. À l'instar de la plupart des jeunes hommes de dix-neuf ans ayant grandi à Islington, un quartier de Londres où les revenus étaient faibles, Andy Behoo se voyait comme un futur seigneur du réseau. Il visait un travail à la limite de la légalité (autre caractéristique de son quartier d'origine) et nécessitant très peu d'effort. Depuis qu'il avait fêté son quatorzième anniversaire, il assimilait chaque mois de nouvelles mémoires didactiques ayant trait à l'électronique, la nanonique et l'informatique. Son deux-pièces était plein à craquer de vieux blocs-processeurs et de périphériques plus ou moins redondants, récupérés ou carrément volés. Tous les habitants de son immeuble savaient que c'était à lui qu'il fallait s'adresser si on avait un problème d'électronique. Pourquoi un futur prince des ténèbres logicielles comme lui bossait-il comme rat de vente chez Jude Electro ? Eh bien, il devait trouver quelque part l'argent nécessaire au financement de ses idées de génie - voire à celui de ses études universitaires. Et cette boutique adorait les adolescents techno comme lui : ils étaient les seuls à se tenir au courant des mises à jour et à accepter de travailler pour une misère. Derrière lui, le mur était tapissé de boîtes contenant du matériel électronique. Chacune d'elles était frappée d'un nom et d'un emblème également pittoresques. Louise déchiffra sans les comprendre quelques-unes de leurs inscriptions. Geneviève, qui commençait déjà à s'ennuyer ferme, explorait du regard les autres parties de la boutique un peu minable - une parmi les ' centaines qui se disputaient les trottoirs de Tottenham Court Road. C'était un labyrinthe de comptoirs et de pyramides de boîtes, avec de vieilles affiches et des autocollants holomorphes un peu partout. Des holoécrans affichaient des images alléchantes montrant les produits en action. Le comptoir situé en face de celui d'Andy Behoo était surmonté d'une enseigne proclamant JEUX. Et Louise avait promis. Andy attrapa plusieurs boîtes et les aligna sur le comptoir. De forme rectangulaire, grandes comme la main, elles étaient enveloppées de plastique transparent et portaient le sceau de leur fabricant. - Bien, fit-il avec assurance. Celui-ci, le Presson-050, est notre modèle d'entrée de gamme. Tout ce qu'il vous faut pour survivre à la vie quotidienne dans les arches : télétransmission, affichage neuro-iconique, stockage mémoriel renforcé, blocs axoniques. Il est préformaté au standard LAN-2600, ce qui signifie qu'il est compatible avec la quasi-totalité des logiciels actuellement sur le marché. Il est fourni avec un équipement d'imprégnation didactique de la même marque, mais nous pouvons vous en proposer d'autres. - Ça a l'air très... complet, dit Louise. Quel est son prix ? - De quelle façon comptez-vous payer ? - En fusiodollars, répondit-elle en lui montrant son cré-disque. - Bien. Excellente idée. Notre taux de change est très intéressant. Cela nous fera environ trois mille cinq cents, prix comprenant cinq packages Quantumsoft de la série BCD-30. À vous de choisir leurs fonctions. Nous pouvons convenir d'un paiement échelonné si vous le souhaitez, nos taux d'intérêt sont plus avantageux que ceux de n'importe quelle banque solaire. - Je vois. - Ensuite, nous avons... Sa main se posa sur la boîte suivante. - Andy, coupa Louise. Quel est le modèle de haut de gamme ? - Bonne question. (Il disparut quelques instants sous le comptoir, réapparaissant avec une nouvelle boîte et un air impressionné.) Le modèle ANI-5000 de la Kulu Corporation. Celui-là même qu'utilisé le roi. Il ne nous en reste que trois à cause de la quarantaine. L'article le plus recherché en ville en ce moment. Mais je peux encore vous l'offrir à un prix raisonnable. - Et il est meilleur que le premier ? - Incomparablement. Également au format LAN-2600, bien entendu, mais avec suffisamment de potentiel pour accommoder la mise à jour 2615 quand elle sortira. - Euh... Ce nombre LAN dont vous parlez, qu'est-ce que c'est au juste ? - Logiciel d'augmentation neurale. C'est le système de gestion de tout le réseau de filaments, le nombre désigne la date de sortie de la version considérée. Celle de 2600 date du début du siècle, et elle était sacrement boguée à sa sortie. Aujourd'hui, c'est un système rodé qui a fait ses preuves. Et les packages en option sont innombrables, car toutes les boîtes de la Confédération fabriquent des produits compatibles. Si vous envisagez un usage professionnel, vous pouvez vous équiper d'un moniteur physiologique, de V Encyclopodia Galactica, de contrôles de waldos ou de combinaison IRIS, d'armes intégrées, d'outils linguistiques, d'infobranchements, d'un logiciel d'astrogation, d'un programme de recherche en réseau... bref, la totale. Et puis il y a les applications ludiques, qui sont trop nombreuses pour être listées. (Il tapota la boîte avec révérence.) Sérieusement, Louise, ce modèle vous permet d'interfacer avec tout ce que vous voulez : inhibiteurs neurologiques pour contrôler votre organisme, amplificateurs sensoriels, générateurs neuro-iconi-ques de simulation visuelle, senso-environnement intégral, commande des implants, stockage mémoriel à indexation complète. - Je le prends. - Ce n'est pas donné, je dois vous prévenir. Dix-sept mille fusiodollars. (Il leva les mains comme pour s'excuser.) Désolé. Papa va me tuer, songea Louise, mais je n'ai pas le choix. J'ai promis à Fletcher, et cet horrible Brent Roi n'a même pas voulu me croire. - Très bien. Andy se fendit d'un sourire admiratif. - C'est ce que j'appelle de l'esprit de décision. Impressionnant, Louise. Mais je peux alléger votre fardeau. Pour l'achat de ce modèle, nous vous offrons vingt-cinq logiciels gratuits et une remise de vingt pour cent sur les vingt-cinq prochains logiciels que vous nous achèterez. - On dirait bien que ie fais une affaire, dit-elle un peu bêtement, emportée par l'enthousiasme du rat de vente. Combien de temps faut-il pour se faire installer un système ? - Une heure et demie, s'il est aussi complet que celui-ci. Je peux vous installer le système d'imprégnation didactique en même temps. - De quoi s'agit-il ? Andy sentit son excitation vaciller lorsqu'il entendit cette question. Il accéda à son fichier encyclopédique sur Norfolk et, pour faire bonne mesure, lança une recherche en mode primaire. - Vous n'en avez pas sur votre planète ? - Non. Nous avons une constitution de type pastoral, ce qui proscrit la haute technologie. Ainsi que les armements. Et voilà qu'elle défendait à nouveau Norfolk. - Pas d'armements? Excellente politique. Un système d'imprégnation didactique est un peu comme un mode d'emploi, sauf qu'il est directement gravé dans le cerveau et qu'on ne l'oublie jamais. - Eh bien, quitte à dépenser tout cet argent, autant savoir comment marche mon système, n'est-ce pas ? Andy se mit à rire de bon cour, s'interrompant en voyant le regard que lui décochait Geneviève. Pourquoi n'avait-on jamais conçu un programme de suavité qu'il aurait pu se charger ? Ça serait tellement plus facile de parler aux filles et de les impressionner. Son chef de rayon lui télétransmettait des questions sur ses nouvelles clientes et sur les réactions des capteurs de la porte, et il y répondit brièvement. Puis il reçut les informations demandées sur Norfolk. - Nous avons une salle de préparation, dit-il en indiquant le fond du magasin. - Louise, je veux jeter un coup d'oil, dit Geneviève en s'efforçant d'être charmeuse. Peut-être que je trouverai quelque chose pour moi. - Très bien. Mais si tu vois quelque chose qui te plaît, demande mais ne touche pas. C'est possible, n'est-ce pas ? - Mais bien sûr, dit Andy. Il lança un clin d'oeil à Geneviève, le pouce levé. Le rictus qu'elle lui adressa aurait fait flétrir un chêne au printemps. Louise suivit Andy dans la salle de préparation, un minuscule cube dont les cloisons étaient faites de panneaux noirs tapissés d'appareils électroniques. Elle était meublée en tout et pour tout d'une petite cabine transparente et d'une couche capitonnée évoquant une table d'examen médical. Elle était un peu amusée par l'empressement dont faisait preuve Andy. Sans doute n'agissait-il pas ainsi à cause de sa seule fortune. La plupart des gentlemen de Norfolk (jeunes et moins jeunes) avaient manifesté envers elle un intérêt similaire, quoique moins évident, durant les deux dernières années. En outre, elle portait maintenant une tenue franchement exhibitionniste, bien que modeste selon les critères terriens. Elle n'avait pas pu résister en se découvrant ainsi vêtue dans le miroir du grand magasin. Sur ce plan-là, elle n'avait rien à envier aux filles de Londres. Pour la première fois de sa vie, elle était sexy. Et libre de l'être. Ce qui lui plaisait infiniment. La porte vitrée se referma derrière elle avec un déclic définitif. Elle jeta à Andy un regard soupçonneux. - Zut, fit Europe-Ouest comme son lien avec Louise était brisé. Il se rabattit sur Geneviève, ce qui ne l'avança à rien ; la gamine examinait un jeu à coloration gothique, où des guerrières-prêtresses se rassemblaient dans la cour d'un château de conte de fées pour aller affronter l'ennemi sur leurs licornes. Europe-Ouest souhaitait que Louise découvre les petits espions qui la parasitaient. Mais il n'avait pas prévu qu'elle le ferait aussi vite. D'un autre côté, il n'aurait pas cru qu'une jeune fille de Norfolk déciderait de s'acheter des naneuroni-ques. Décidément, Louise était quelqu'un de tout à fait exceptionnel. Andy Behoo se gratta le bras d'un air emprunté. - Vous savez que vous êtes piquée, quand même ? demanda-t-il. - Piquée ? (Louise eut une intuition.) Vous ne parlez pas d'insectes, n'est-ce pas ? - Non. Les capteurs de la porte les ont repérés dès votre entrée. Vous avez des espions nanoniques sous la peau ; un peu comme des radios miniatures, si vous voulez. Ces saletés transmettent toutes sortes d'informations sur vous - l'endroit où vous êtes, ce que vous faites, et cetera. Il y en a quatre sur vous, trois sur votre sour. Enfin, c'est ce qu'on a pu détecter. Elle eut un hoquet de surprise. Petite idiote ! Évidemment que Brent Roi n'allait pas la laisser filer comme ça. Après tout, elle avait tenté d'introduire un possédé sur Terre. Son devoir exigeait de lui qu'il la garde sous surveillance. - Doux Jésus ! - Le Gouvcentral doit se méfier des étrangers en ce moment, en particulier ceux qui viennent de Norfolk comme vous, dit Andy. Avec toutes ces histoires de possédés. Mais ne vous inquiétez pas, cette salle est protégée, ils ne peuvent pas nous entendre. Son assurance de rat de vente le quittait à mesure qu'il s'efforçait de la rassurer. En fait, voilà qu'il avait presque l'air timide, ce qui ne faisait que le rendre plus charmant, se dit-elle. - Merci de m'avoir informée, Andy. Est-ce que vous scannez tous vos clients ? - Oh ! oui. Surtout au cas où ils auraient des implants. Il y a pas mal de bandes qui tentent de siphonner nos cartels de logiciels. Et comme on vend des nano-espions, nous aussi, les flics viennent parfois ici pour essayer d'identifier nos acheteurs. Jude Électro observe une politique de stricte neutralité que nous appliquons tous avec rigueur. Bien obligé, sinon on ne vendrait rien à personne. - Pouvez-vous me débarrasser de ces espions ? - Nous sommes ravis de rendre ce service à nos clients. Et je peux aussi vous soumettre à un scan plus détaillé au cas où le premier en aurait laissé passer. Obéissant à ses instructions, elle se plaça dans la cabine, où elle subit un scan intégral au niveau subcellulaire. Une personne de plus à savoir que je suis enceinte, songea-t-elle avec résignation. Pas étonnant que les Terriens accordent tellement d'importance à leur vie privée, c'est à peine s'ils en ont une. Les capteurs décelèrent deux autres nano-espions. Andy lui appliqua sur les bras et la jambe un petit patch rectangulaire ressemblant à son package médical (c'était la même technologie, lui dit-il) ; puis elle souleva son tee-shirt pour qu'il puisse le lui appliquer dans le dos. - Et si jamais la police m'en met de nouveaux, est-ce que j'ai un moyen de m'en rendre compte ? s'enquit-elle. - Un bloc de contre-mesures électroniques devrait vous le permettre. On en a reçu il y a deux mois en provenance de Valisk. Je pense qu'il nous en reste encore quelques-uns. C'est du solide. - Je pense que vous feriez mieux d'ajouter cet article à la liste de mes achats. Louise fit venir Geneviève dans la salle et lui expliqua la situation. Heureusement, sa soeur était plus curieuse que scandalisée. Elle examina sa peau après qu'Andy eut ôté le patch nanonique, fascinée par l'opération. - Je ne vois aucun changement, se plaignit-elle. - Ces nano-espions sont invisibles à l'oeil nu, expliqua Andy. Et imperceptibles au toucher. On parle de piqûre, mais c'est plutôt une caresse. Une fois Geneviève repartie explorer les richesses du magasin, Andy tendit à Louise la boîte contenant le système de naneuroniques de la Kulu Corporation. - Vous devez vérifier le sceau, lui dit-il. Vous assurer qu'il n'a pas été brisé et que l'emballage est toujours intact. Ça se voit à sa couleur. Il vire au rouge si on tente de le découper ou de le déchirer. Obéissante, elle l'examina sur toutes les coutures. - Pourquoi suis-je obligée de faire ça ? - Les naneuroniques sont directement connectées à votre cerveau, Louise. Si quelqu'un altérait les filaments ou subver-tissait les codes LAN, cela lui permettrait de pénétrer dans votre mémoire ou de manipuler votre corps comme une marionnette. L'examen que vous effectuez vous garantit que personne n'a touché à ce modèle depuis sa sortie d'usine ; et vous avez l'assurance de la Kulu Corporation que ce même modèle n'est pas conçu pour vous asservir. Louise examina la boîte de plus près. L'emballage était intact. - Pardon, je ne voulais pas vous faire peur, s'empressa-t-il de dire. C'est un discours standard ; nous implantons cinquante trucs comme celui-ci par jour. Je veux dire, imaginez les conséquences pour le magasin, et pour le fabricant, s'il survenait un incident. On se ferait lyncher. Il est dans notre intérêt de veiller à ce que tout soit casher. Raison de plus pour avoir des capteurs à la porte. - Très bien. Elle lui rendit la boîte. Il en brisa le sceau devant elle et en sortit une petite capsule noire longue de deux centimètres. Il l'inséra dans un package d'implantation médical. La boîte ne contenait qu'un seul autre objet, un microcartel. - Ceci est le didacticiel standard, qui contient aussi le premier code d'accès spécifique à cette unité, lui dit-il. En d'autres termes, il vous permet d'activer vos naneuroniques. Ensuite, il vous suffira de penser à un nouveau code pour en changer. De cette façon, même si quelqu'un se procurait ce cartel, il ne lui serait d'aucune utilité. Ne vous inquiétez pas, tout est expliqué dans le didacticiel. Elle s'allongea à plat ventre sur la couche, le cou maintenu en place par des attaches souples. Andy écarta ses cheveux, prêt à lui appliquer le package sur la nuque. Il y avait déjà une minuscule cicatrice sur sa peau. Il savait exactement ce qu'elle signifiait, en ayant déjà vu un bon millier d'identiques, chaque fois qu'il ôtait un package après implantation. - Tout va bien ? demanda Louise. - Oui. Aucun problème. Mais il me faut une minute pour régler ce truc. Il télétransmit une requête au processeur de la cabine. L'enregistrement du scan que venait de subir la jeune fille confirmait l'absence dans son cerveau de toute matière étrangère. Optant pour la prudence, voire la lâcheté, Andy s'abstint de tout commentaire. En grande partie parce qu'il ne souhaitait pas inquiéter Louise. Mais il y avait du louche dans toute cette histoire. Soit elle lui mentait, ce qu'il ne pouvait pas croire. Soit... impossible de dire ce qui se passait. Mais le Gouvcentral était impliqué. Cela ne rendait la jeune fille que plus mystérieuse, et donc plus attirante. Une damoiselle en détresse, comme dans les sensovidéos. Dans son magasin ! - C'est parti, lança-t-il. Et il plaça le package pile sur la cicatrice. Comme ça, il n'y aurait plus de preuve. Louise se tendit. - J'ai la nuque engourdie. - C'est normal. Ne vous affolez pas. Le package médical se contentait d'ouvrir un passage vers l'intérieur du crâne et d'y insérer la capsule contenant les naneuroniques plissées. Les filaments se séparaient ensuite les uns des autres pour se déployer, leurs extrémités s'insinuant autour des cellules en quête de synapses. Il y en avait plusieurs millions, des cordes moléculaires actives soumises à un protocole formaté par une IA ; c'était leur propre structure atomique qui leur dictait leurs instructions. Ils formaient un filigrane merveilleusement dense autour du bulbe rachidien, se divisant pour se connecter avec les nerfs tandis que les filaments principaux s'enfonçaient dans les profondeurs du cerveau pour compléter leur interface. Une fois le package en place, Andy alla chercher le système d'imprégnation didactique. Louise lui trouva des ressemblances avec une paire de lunettes de ski. Il inséra le cartel dans une fente creusée sur la monture et plaça l'appareil sur son visage. - Ça marche par pulsations, expliqua-t-il. Un flash vert pour vous avertir, puis une lumière violette pendant une quinzaine de secondes. Essayez de ne pas cligner des yeux. Ça devrait se produire à huit reprises. - C'est tout ? L'appareil était collé à son visage, et elle avait l'impression d'être dans le noir total. - Ouaip, pas mal, hein ? - Et c'est ainsi que tout le monde s'instruit sur Terre ? - Oui. La lumière contient les informations sous forme cryptée, et c'est votre nerf optique qui les transmet à votre cerveau. L'explication est toute simple, mais c'est bien ça le principe. Louise vit un éclair vert et retint son souffle. La lueur violette fit son apparition, éclat uniforme interrompu par le crépitement monotone caractéristique d'une émission laser. Elle réussit à ne pas battre des cils pendant quinze secondes. - Les enfants ne vont pas à l'école ? demanda-t-elle. - Non. Ils fréquentent une crèche, ça les occupe et ça les socialise. C'est tout. Elle resta silencieuse quelque temps, réfléchissant aux implications. Toutes ces heures - toutes ces années ! - que j'ai passées en cours, à écouter les professeurs et à lire les livres de classe. Et cette merveilleuse méthode d'instruction qui existait pendant tout ce temps-là ! L'une de ces techniques démoniaques menaçant de ruiner notre mode de vie. Interdite sans hésitation. Cela n'a rien à voir avec le caractère pastoral de Norfolk, c'est de l'obscurantisme, de la tyrannie ! Encore pire que le sort de ce pauvre cousin Gideon, avec son bras amputé. Elle serra les dents, soudain habitée par une violente colère. - Hé, est-ce que ça va ? demanda Andy d'une petite voix. Retour de la lumière violette. - Oui, fit-elle un peu sèchement. Ça va parfaitement, merci. Andy attendit que l'imprégnation soit achevée pour reprendre la parole, redoutant de sortir une nouvelle bourde et d'irriter un peu plus la jeune fille. Il ne voyait aucune explication à son brusque changement d'humeur. Lorsqu'elle ôta l'appareil, il vit qu'elle avait l'air extrêmement pensif. - Pourriez-vous me rendre un service ? (Elle eut un sourire entendu.) Gardez l'oeil sur Geneviève pendant que je suis ici. Je lui ai promis que je lui achèterais quelque chose, alors si vous pouviez l'orienter vers un gadget relativement inoffensif, je vous en serais reconnaissante. - Avec plaisir. Je saurai la protéger de tout chagrin numérique. Andy dut faire appel à un inhibiteur nerveux pour dissimuler la peine que lui inspirait cette demande. Il avait eu l'intention de profiter de l'implantation des naneuroniques pour discuter avec Louise. J'ai encore tout raté, râla-t-il intérieurement. J'aimerais bien pouvoir séduire une fille rien qu'une fois. Rien qu'une ! La section Jeux était bien moins intéressante que Geneviève ne l'avait imaginé. Jude Électro assurait la promotion d'un bon millier de jeux grâce à ses catalogues animés, avec accès direct à une dizaine de milliers de jeux supplémentaires via des liaisons cryptées avec leurs éditeurs, du jeu de rôle au jeu de stratégie. Mais, à mesure qu'elle découvrait lesdits catalogues, elle constata que tous ces jeux se ressemblaient beaucoup. Chacun d'eux promettait une résolution graphique de pointe, un scénario cohérent, des simulations tactiques sophistiquées, des énigmes ingénieuses, des adversaires terrifiants, une musique prenante... C'était toujours mieux que la concurrence, mais jamais différent. Elle en testa quatre ou cinq, se plaçant dans le cône de projection émanant d'une lentille AV enchâssée dans le plafond. Bof. En fait, elle avait commencé à se lasser de ces jeux alors qu'elle était encore à bord du Jamrana ; c'était un peu comme si on passait toute une journée à manger du chocolat. À part ça, il n'y avait pas grand-chose d'intéressant chez Jude Électro. On y vendait surtout des naneuroniques et des logiciels associés, plus des blocs-processeurs et des périphériques du genre bizarre. - Salut ! Comment ça se passe ? T'as trouvé des trucs hypercool ? Geneviève se retourna, découvrant Andy, l'horrible petit vendeur, qui lui adressait un sourire niais. L'une de ses incisives était tordue. Jamais elle n'avait observé ce genre de déficience chez un adulte. - Je m'amuse comme une folle, merci de vous soucier de moi. Quand elle employait ce ton-là avec Mère ou avec Mrs Charlsworth, c'était la paire de baffes garantie. - Hum, grogna Andy, impressionné. Euh... j'ai pensé que | vous aimeriez que je vous montre nos produits pour les gamins de... euh, je veux dire, le genre de blocs et de logiciels qui pourraient vous plaire. - Youpi. Il agita les bras comme un moulin à vent déréglé, lui indiquant la partie du magasin où il souhaitait la voir aller. - S'il vous plaît ? ajouta-t-il, un peu désespéré. Poussant un soupir exagérément long et courbant les épaules, elle s'avança en traînant les pieds. Pourquoi Louise attire-t-elle toujours des mecs de ce type ? se demanda-t-elle. Et ça lui donna une idée. - Elle a un fiancé, vous savez. - Hein ? Elle eut un petit sourire en voyant son visage horrifié. - Louise. Elle va bientôt se marier. On a déjà publié les bans à la chapelle de notre domaine. - Se marier ? glapit Andy. Il tiqua, parcourut la boutique du regard pour voir si l'un de ses collègues l'avait entendu. Comme c'était amusant ! - Oui. Avec un capitaine d'astronef. C'est pour ça que nous sommes sur Terre, nous attendons son arrivée. - Et quand doit-il vous rejoindre ? - Dans quinze jours, je crois bien. Il est très riche, il est propriétaire de son astronef. (Elle jeta autour d'elle des regards soupçonneux, puis se pencha vers le jeune garçon.) Ne le répétez à personne, mais je crois que c'est uniquement à cause de sa fortune que Papa a autorisé ce mariage. Nous avons un vaste domaine, et ça coûte cher de le faire tourner. - Elle l'épouse pour son argent ? - Sûrement. Il est si vieux. Louise m'a dit qu'il avait trente ans de plus qu'elle. Mais, à mon avis, elle n'a pas voulu me faire trop de peine et je pense qu'il en a bien quarante-cinq de plus. - O mon Dieu. C'est dégoûtant. - Quand il l'embrasse, c'est vraiment écourant, imaginez un peu, il est obèse et presque chauve. Elle dit qu'elle a horreur qu'il la touche, mais que peut-elle faire ? C'est son futur mari, après tout. Andy la fixa d'un air misérable. - Pourquoi votre père a-t-il permis cela ? - Tous les mariages sont arrangés sur Norfolk, c'est notre façon de vivre. Si ça peut vous rassurer, je pense qu'il aime vraiment Louise. Elle décida que le moment était venu de conclure. Dommage, mais elle avait de plus en plus de mal à garder son sérieux. - Il n'arrête pas de dire qu'il veut beaucoup d'enfants, il s'attend à ce que Louise lui en fasse au moins sept. Gagné ! Andy s'était mis à trembler d'indignation... voire de rage. Sa bonne action accomplie, Geneviève le prit par la main et le gratifia d'un sourire enchanteur. - On peut aller voir les appareils hypercool, s'il vous plaît ? Le savoir déferlait sur l'esprit de Louise comme une aurore de solstice. Doux et irrésistible, porteur d'une vision inédite du monde. Une nouvelle saison dans sa vie. Elle apprenait avec précision la meilleure façon d'utiliser les nouvelles capacités de son cerveau à mesure que les filaments se connectaient à ses neurones, contrôlant son potentiel en expansion avec un instinct si profond qu'on aurait pu le croire partie intégrante de son patrimoine génétique. Filtrage audio : analyse du brouhaha en provenance du magasin. Indexation de la mémoire visuelle : sauvegarder et cataloguer tout ce qu'elle voyait. Analyse structurelle. Test de télétransmission : demande d'une mise à jour adressée au package médical passé à son poignet. Affichage neuro-iconique : une sorte de double vue qui transformait les données en diagrammes. L'excitation lui donnait le vertige. Quelle extraordinaire sensation de plénitude ! Je suis désormais l'égale de tous. Ou je le serai quand j'aurai appris à utiliser correctement toutes les applications. Elle demanda un rapport de situation au package fixé à sa nuque. Un menu s'afficha dans son crâne, et elle procéda à une comparaison. Celle-ci lui confirma que la procédure était parvenue à son terme. Elle ordonna au package de se désengager, de retirer de son crâne la capsule ayant contenu les filaments et de réparer les cellules de sa peau. - Du calme, fit Andy. C'est censé être mon boulot. Louise lui sourit tout en se levant pour s'étirer, assouplissant des muscles restés trop longtemps immobiles. - Allons, taquina-t-elle. Tous vos clients doivent faire pareil. C'est notre première bouffée de liberté. Recevoir ses naneuroniques, c'est comme quand on obtient le droit de vote, on devient un membre de la société à part entière. C'est merveilleux, non ? - Euh... oui. (Il lui demanda de se pencher en avant et lui retira le package d'implantation.) Vous pourriez devenir citoyenne de la Terre, vous savez. Intriguée par l'espoir qui perçait dans sa voix, elle lui adressa un regard curieux. - Que voulez-vous dire ? - Vous pouvez faire une demande de citoyenneté en tant que résidente. Si vous le souhaitez. J'ai vérifié dans les archives légales du Gouvcentral. Ça ne pose aucun problème ; il suffit qu'un citoyen du Gouvcentral vous parraine et que vous versiez une somme de cent fusiodollars. Vous pouvez leur télétransmettre une demande de formulaire. J'ai l'e-adresse du service compétent. - C'est... euh... très aimable à vous, Andy. Mais je n'ai pas l'intention de rester ici très longtemps. (Elle sourit, s'efforçant de le traiter avec gentillesse.) J'ai un fiancé, voyez-vous. Il ne va pas tarder à venir me chercher. - Mais les lois de Norfolk cesseraient de s'appliquer à vous, bredouilla-t-il. Si vous devenez une citoyenne de la Terre, je veux dire. Vous seriez en sécurité. - Je le suis déjà, j'en suis sûre. Merci. Elle lui adressa un nouveau sourire, un peu plus sévère cette fois-ci, et l'écarta pour sortir de la salle de préparation. - Louise ! s'écria Geneviève. C'est ça que je veux ! La fillette était plantée au beau milieu du magasin, les bras le long du corps, et tournait sur elle-même. À sa ceinture était fixé un petit bloc sur lequel figurait le mot DEMO. Cela faisait longtemps que Louise ne l'avait pas vue sourire ainsi. - Qu'est-ce que tu as trouvé, Gen ? - Je lui ai fait essayer des lentilles vueréelle, expliqua Andy à voix basse. Ce sont des verres de contact auxquels le bloc télétransmet des images fantastiques qui se superposent au paysage autour de vous. (Il lui transmit un code.) Tenez, vous avez un accès direct à son bloc de démonstration. Louise télétransmit le code, s'émerveillant de l'aisance avec laquelle elle le faisait, et ferma les yeux. Le monde se mit à tournoyer autour d'elle. Un monde des plus étranges. Il avait les mêmes dimensions que l'intérieur de Jude Électro, mais il s'agissait d'une caverne d'onyx, où toutes les surfaces correspondaient aux murs et aux comptoirs, d'épaisses stalagmites remplaçant les pyramides de boîtes. Clients et vendeurs étaient devenus des cyborgs tout de noir et de chrome, dont les membres étaient des assemblages de pistons jaunes. - C'est fabuleux, pas vrai ? s'écria Gen. Ça transforme tout ce qu'on regarde ! - Oui, Gen, c'est très beau. Elle vit l'un des cyborgs ouvrir la bouche pour prononcer ses propres mots et sourit. La bouche du cyborg se figea. Louise coupa la liaison avec le bloc. - Vous pouvez charger une cinquantaine de programmes dedans, dit Andy. Celui-ci s'intitule Désolation Métal Punk. Il est très populaire. Il existe un périphérique audio pour altérer les voix. - S'il te plaît, Louise ! Je veux celui-ci. - D'accord, d'accord. Andy transmit un code de désactivation au bloc. Geneviève fit la moue en voyant la caverne disparaître pour être remplacée par le décor prosaïque du magasin. Andy se mit à empiler boîtes et cartels sur le comptoir. - Quels suppléments désirez-vous ? demanda-t-il. Louise consulta le menu inclus dans son LAN-2600. - Infotraqueurs, Annuaire global, Recherche par identité... euh... le supplément grossesse de mon moniteur physiologique, Script message universel. Je crois que c'est tout. - Vous avez droit à vingt autres articles. - Je sais. Suis-je obligée de les emporter tous aujourd'hui ? Je ne sais pas encore ce dont j'aurai besoin. - Prenez tout votre temps pour les sélectionner, et revenez quand vous voudrez. Mais je me permets de vous recommander NetA, ça vous permettra d'avoir une e-adresse ; vous aurez un abonnement annuel à verser au fournisseur, mais personne ne pourra vous contacter si vous n'avez pas d'e-adresse. Oh, et aussi StreetNav si vous devez rester à Londres - ça vous aidera à utiliser les transports publics et à découvrir les raccourcis. - D'accord, donnez-les-moi. (De nouveaux microcartels apparurent sur le comptoir.) Ainsi que ce bloc de contre-mesures électroniques dont nous avons parlé. - Entendu. Le bloc en question ne semblait guère différent du bloc-processeur qu'elle possédait déjà : une boîte en plastique oblongue de couleur gris foncé. - Qui vous achète ces fameux nano-espions ? demanda-t-elle. - Un peu n'importe qui. Une fille qui veut savoir si son petit copain la trompe. Un cadre qui veut savoir lequel de ses subalternes le truande. Des pervers. Mais, le plus souvent, nos clients sont des détectives privés. Parfois, il y en a tellement ici qu'on dirait qu'ils sont en congrès. Louise était choquée d'apprendre que tout un chacun avait la possibilité d'espionner ses amis comme ses ennemis. L'achat de ces nano-espions aurait dû être sévèrement régulé. D'un autre côté, la Terre semblait se passer de régulations. Andy lui tendit un bloc-comptable avec un sourire un peu contrit. Louise réprima un frisson lorsqu'elle lui transféra le .montant de ses achats depuis son crédisque de la Banque (jovienne. Elle donna le bloc vueréelle, ainsi qu'un paquet de lentilles jetables, à Geneviève, qui s'empressa de le déballer. - J'espère vous revoir quand vous viendrez chercher vos autres logiciels, dit Andy. Et si vous changez d'avis à propos de... ce dont je vous ai parlé, je serais ravi d'être votre parrain. J'en ai le droit, vu que je suis un citoyen adulte. - Entendu, dit-elle, un peu gênée. L'insistance du jeune homme avait quelque chose d'étrange. Elle se demandait si elle ne devait pas l'interroger lorsqu'elle aperçut une lueur malicieuse dans les yeux de Gen. La fillette s'empressa de se détourner. - Vous avez été fort aimable, Andy, dit Louise. Ne vous inquiétez pas pour moi. (Elle se pencha au-dessus du comptoir et lui donna un petit baiser.) Merci. Geneviève fonçait déjà vers la porte en gloussant. Louise agrippa la poche pleine de cartels et se lança à sa poursuite. Louise s'allongea sur son lit tandis que le soleil éclatant disparaissait enfin derrière Green Park. Geneviève s'était déjà endormie, terrassée par leur journée épuisante. Quelle peste, songea Louise avec affection. Je veillerai à ce qu'elle ait des naneuroniques pour son seizième anniversaire. Elle ferma les yeux et fit passer le programme infotraqueur en mode primaire. Le processeur-réseau de la chambre accepta sa télétransmission et elle demanda des informations générales sur les possédés. Le logiciel lui imposa alors une formation accélérée dans l'utilisation de ses accessoires, notamment son moteur de recherche et le paramétrage de celui-ci. Cela lui prit une heure, mais elle réussit à trier la multitudes d'événements traités par les agences de presse terriennes pour en tirer une vue d'ensemble. L'arrivée du Mont Delta était l'information la plus bizarre du moment. Le sort qu'avait subi la seule personne retrouvée à son bord lui évoqua les méthodes de Quinn Dexter. Mais le fait du jour, c'était la soudaine isolation de New York, et les médias ne s'intéressaient quasiment qu'à ce sujet. Le commissaire du Gouvcentral pour l'Amérique du Nord avait donné une conférence de presse pour assurer le public qu'il s'agissait d'une simple précaution, dans le cadre d'une enquête sur un incident " du type associé aux possédés " survenu dans le Dôme 1. Aucune date n'était donnée pour la remise en route des vidtrains. Des escouades de policiers, soutenues par des mécanoïdes antiémeute, étaient descendues dans les rues à mesure que les citoyens devenaient de plus en plus agités. Puis Louise tomba sur un événement qui lui fit faire un bond sur sa couche et ouvrir les yeux de surprise et de ravissement. L'arrivée de Tranquillité à proximité de Jupiter. Joshua était ici ! Dans ce système stellaire ! Elle se rallongea, tremblante d'excitation. Vite, vite, elle fit passer Script message universel en mode primaire. Elle composa un fichier dont elle espérait qu'il n'était ni désespéré ni pathétique, puis le transmit au réseau de communication. Ses naneuroniques lui dirent que Jupiter se trouvait à cinq cent cinquante millions de miles de la Terre, de sorte que son message mettrait une quarantaine de minutes à être acheminé Peut être aurait-elle une réponse dans deux heures ! Europe-Ouest, qui surveillait sa connexion ordonna à l'IA de bloquer ce message. Pas question. 9. La fête était sympa, même si le manchot était du genre bizarre. Liol se rendit compte qu'il le fixait comme un demeuré et chargea un petit pense-bête dans ses naneuroniques. Pour sa décharge, il fallait dire que c'était la première fois qu'il voyait ça. Sur la piste de danse, le manchot ne semblait nullement affecté par son handicap, et la fille qui l'accompagnait était visiblement indifférente à celui-ci. À moins qu'elle n'en ait savouré l'originalité. Connaissant les filles de cet habitat, ce n'était pas impossible. Et d'ailleurs, peut-être que ce bras amputé n'était qu'une façon obscure de suivre une mode quelconque. Pourquoi pas, après tout ? Liol mit le cap sur le buffet, se frayant un chemin à travers la foule. Tout le monde lui sourit et le salua sans cesser de danser. Il répondait le plus souvent, sans avoir besoin d'accéder à ses fichiers mémoire pour retrouver le nom de tel ou tel fêtard. Princes et princesses ploutocrates, plus quelques célébrités médiatiques pour mettre un peu de piment dans la mixture. Ils bossaient comme des bêtes durant la journée, agrandissant leurs empires et fondant de nouvelles dynasties sans jamais considérer leur fortune comme acquise, notamment dans la présente période de crise. Le déplacement de Tranquillité leur posait des problèmes tout à fait uniques pour maintenir leurs marchés traditionnels, mais le fait que l'habitat se trouve désormais dans le système stellaire le plus riche de la Confédération leur offrait une fabuleuse occasion d'accroître encore leurs bénéfices. Ils exploitaient donc la situation avec l'agressivité et l'enthousiasme dont eux seuls étaient capables. Mais, la nuit venue, c'était la fête qui imposait sa loi : soirées privées, restaurants, spectacles, night-clubs... Tranquillité ne proposait que le haut du panier. Il n'était même pas sûr de l'identité de son hôte. L'appartement, uniquement conçu pour l'hospitalité, était aussi anonyme et aussi luxueux que tous ceux qu'il avait visités ces derniers jours. Les designers qui l'avaient créé n'avaient travaillé que dans un seul but : exhiber leur goût et leur talent - que leurs concurrents s'empressaient de critiquer dès leur arrivée. Dominique et lui séjourneraient sans nul doute dans deux ou trois autres piaules similaires avant le lever du jour. Le milieu dont il faisait partie à Ayacucho n'avait pas peur de s'amuser, et ses membres étaient assez riches pour se payer tout ce qu'ils désiraient. Mais, comparés à ces types de Tranquillité, ils étaient carrément provinciaux. Il était le frère de Joshua et ils le trouvaient tous fascinant. Ils souriaient avec indulgence quand il évoquait son entreprise d'Ayacucho. Mais il ne pouvait pas leur dire grand-chose sur le dernier voyage du Lady Mac. Les conversations qu'il initiait avaient donc tendance à s'étioler assez vite. Il ne savait presque rien de la vie politique de la Confédération, des fluctuations du marché interstellaire ou des derniers potins (Jezzibella, maquée avec Al Capone ? Impossible !) ; et il n'avait envie de parler ni des possédés ni de la progression de la crise. Il prit une assiette sur la table démesurément longue, sélectionnant les canapés à l'aspect le plus bizarre. Jupiter se levait derrière la baie vitrée, et il contempla le spectacle en mangeant, aussi ému qu'un jeune benêt débarquant de sa campagne. Réaction étonnante de la part d'un astro sophistiqué qui avait déjà roulé sa bosse dans la galaxie. Car il était bien devenu ce qu'il avait espéré devenir dès qu'il avait appris que le Lady Mac était censément son héritage. Et voilà qu'il avait volé à bord du Lady Mac, qu'il l'avait même piloté. Il avait vu de nouveaux systèmes stellaires, il s'était battu lors d'une guerre orbitale et (idée ironique autant qu'invraisemblable) il avait même sauvé la Confédération - enfin, il avait tiré une épine du pied aux Forces spatiales. Quand on arrive au sommet, c'est toujours pour redescendre. Jamais, jamais il ne serait aussi bon pilote que Joshua. Il l'avait compris en assistant aux manoeuvres effectuées par son frère lors de leur rencontre avec le Frelon. Et la Confédération avait perdu une bonne partie de son lustre. Ainsi que la vie en général, d'ailleurs, depuis qu'on savait qu'elle était suivie de l'au-delà. Il se retourna en voyant un reflet dans la vitre. Joshua et lone se mêlaient aux invités. Riaient et devisaient gaiement. Ils faisaient un fort beau couple, Joshua en smoking et elle en robe de soirée verte. Il allait se diriger vers eux lorsque Joshua conduisit lone sur la piste de danse. - You-hou ! Dominique lui fit signe depuis l'autre bout de la pièce. Elle fonça droit sur lui, obligeant les convives à s'écarter de son chemin. Liol comprit ce que devait ressentir une planète en subissant l'assaut d'une flotte ennemie. Elle l'agrippa par le bras et frotta son nez contre le sien. - Tu m'as manqué, murmura-t-elle d'un air de reproche. - J'avais faim. - Moi aussi. Oubliant son ressentiment, elle prit un air malicieux. Elle saisit un canapé sur l'assiette de Liol et l'engloutit. - Bêrk ! Purée de goémon accommodée à la coriandre. - J'ai trouvé le goût intéressant, protesta-t-il faiblement. Elle était aussi adorable que terrifiante. Éclipsant par sa beauté toutes les autres filles présentes sur les lieux, Dominique cultivait une allure plus naturelle que ses contemporains, une Gitane parmi les top-models. Sa robe de soirée noire, pourtant démesurément longue, exposait néanmoins une bonne quantité de peau aux endroits stratégiques. Ses lèvres esquissèrent un sourire ravi. Elle lui tapota le nez du bout du doigt. - J'adore ton innocence. Une qualité pourtant bien entamée. Avec Dominique, le sexe était une drogue, l'extase une accoutumance. Elle le fixa un moment de ses yeux pleins d'adoration. Il eut une violente envie de s'enfuir. - J'aimerais te présenter quelqu'un, dit-elle d'une voix neutre, comme si elle avait deviné son état d'esprit. De l'index, elle désigna une mince jeune fille qui se tenait près d'elle, et qu'elle dissimulait de ses courbes pleines de santé. Son visage d'Asiatique contrastait avec des cheveux encore plus blonds que ceux de Dominique. - Voici Néomone. - Salut. Néomone piqua sur lui et l'embrassa. Puis elle se recula vivement, rougissante mais ravie de son audace. - Salut. Il ne savait trop quoi penser de la nouvelle venue. Âgée d'un peu moins de vingt ans, elle était vêtue d'une robe de soie vaporeuse qui ne laissait rien ignorer de sa silhouette androgyne, tout en muscles et en côtes. À la fois excitée et nerveuse, elle lançait à Dominique des regards de vénération pure. - Néomone s'entraîne pour devenir ballerine, ronronna Dominique. - Je n'ai jamais assisté à un ballet, admit Liol. On a eu des représentations à Ayacucho, mais le ballet, ce n'est pas pour moi. Désolé. Gloussement de Néomone. - Le ballet, c'est pour tout le monde. - Tu devrais danser avec lui, souffla Dominique. Il verra qu'il n'y a aucune raison de craindre l'élitisme culturel. (Oillade en direction de Liol.) Néomone est une de tes fans, tu sais. Il sourit, se sentant un peu emprunté. - Oh ! Pourquoi donc ? - Tu as volé à bord du Lady Mac, dit la fille, hors d'haleine. Tout le monde sait que Joshua était en mission secrète. - Si tout le monde est au courant, alors elle n'a plus rien de secret, pas vrai ? - Je t'avais dit que c'était un héros modeste, dit Dominique. Du moins en public. Liol réussit à continuer de sourire vaillamment. Peut-être s'était-il un peu trop vanté. C'était ce qu'on attendait d'un astro, après tout. - Ah, tu sais ce que c'est. Néomone ne pouvait se retenir de glousser. - Pas encore, dit-elle. Mais je compte bien l'apprendre cette nuit. La plage émettait un pâle éclat argenté sous la lueur lunaire du phototube. Joshua ôta ses chaussures pour la fouler et prit la main d'Ione. Le sable doux et chaud coulait entre ses orteils comme un liquide grumeleux. De minuscules poissons fluorescents filaient sous la surface des eaux, tel un essaim d'étincelles rosé et azur. Quelqu'un avait laissé une série de monticules sur lesquels les vagues se brisaient, un chapelet de ruines de sable qui s'étirait vers le lointain. lone poussa un soupir d'aise et se pressa contre lui. - Je sais que c'est stupide, mais je n'arrête pas de revenir ici. Elle adorait jouer sur cette plage. Je suppose que je m'attends toujours à l'y retrouver. - Jay? - Oui. (Un temps.) Avec Haile. J'espère qu'elle se porte bien. - C'est ce que disent les Kiints. Je ne pense pas qu'ils mentent. Ils ne le feraient pas, pas quand le sort d'un enfant est en jeu. - Comme elle doit se sentir seule. (lone s'assit, adossée à l'une des petites dunes ; elle ôta l'écharpe de soie passée à son cou.) Je ne comprends pas pourquoi ils ne veulent pas qu'on aille la récupérer sur Jobis. Leur planète n'est pourtant pas fermée au trafic interstellaire. - Satanés mystiques, dit Joshua en s'asseyant près d'elle. Ça ne doit pas être prévu par leur horoscope. - Tu commences à parler comme ce cher Parker Higgens. Joshua éclata de rire. - Je n'arrive pas à croire que ce vieux schnock sera du voyage. Ainsi que Getchell. - Ce sont nos meilleurs spécialistes. - Merci de m'avoir proposé cette mission. J'ai besoin de voler. Je ne suis utile à personne quand je me tourne les pouces. - Joshua. (Elle lui caressa la mâchoire du bout des doigts.) Je suis encore enceinte. C'est toi le père. Il en resta bouche bée. Elle sourit et l'embrassa gentiment. - Désolée. Je sais que le moment est encore mal choisi. Je suis très douée dans ce registre. - Non, protesta-t-il faiblement. Non... euh... il n'est pas mal choisi, non. - J'ai pensé que je devais te le dure avant ton départ. En dépit de la lumière crépusculaire, elle percevait le choc et l'émerveillement dans ses yeux. Il était d'une beauté irrésistible quand il avait l'air vulnérable. Ça veut dire qu'il m'aime sincèrement, je suppose. Elle lui caressa de nouveau le visage. - Euh... Ça date de quand ? demanda-t-il. - Avant ton départ pour Norfolk. Tu te rappelles ? Il eut un sourire presque timide. - Alors, on ne saura jamais le moment exact. Il y a un tas de prétendants au titre. - Si j'avais le choix, je jetterais mon dévolu sur la soirée chez Adul Nopal. - Seigneur, oui. En plein milieu du dîner. (Il se laissa choir sur le sable et sourit au ciel.) Ouais ! Ce serait l'idéal. - Et, Joshua... c'était délibéré. Je ne suis pas enceinte par accident. - Bien. Merci de m'avoir demandé mon avis. Je croyais qu'on s'était mis d'accord, que Marcus serait le prochain seigneur de Ruine. - Il te suffît de dire non. Il lui posa la main sur la nuque et la força à se baisser pour l'embrasser. - J'en suis incapable, plus personne n'en doute maintenant. - Tu n'es pas fâché contre moi ? - Non. Peut-être un peu inquiet. À propos de l'avenir, surtout. Mais le gosse connaîtra le même sort que le reste de l'espèce humaine au terme de sa vie. Si on se laissait arrêter par ce genre de terreur, on ne ferait plus rien. Les Kiints ont trouvé une solution et les Laymils aussi - même si elle est inapplicable pour nous. On y arrivera. - Merci, Joshua. - Toutefois, j'aimerais connaître tes raisons. Ta succession est déjà assurée, après tout. Elle ferma les yeux pour se protéger de sa curiosité. - C'est parce que tu es parfait, murmura-t-elle. Pour moi. Un corps de rêve et des gènes de rêve. - Comme c'est romantique. - Et tu es un amant merveilleux. - Oui, je sais. Mais c'est un fardeau que je porte avec joie. Elle éclata de rire, puis se mit à pleurer. - Hé, non ! (Il la berça en la serrant très fort.) Pas de larmes, s'il te plaît. - Pardon, fit-elle en s'essuyant les yeux. Joshua. Je t'en supplie. Je ne t'aime pas. Je ne peux pas t'aimer. Il tiqua, mais ne s'écarta pas d'elle. - Je vois. - Oh ! bon Dieu ! Je t'ai fait mal, je le sais. Ce n'est pas ce que je voulais. Je ne l'ai jamais voulu. - Mais qu'est-ce que tu veux, à la fin, lone ? Je ne comprends pas. Ne me dis pas que tu as uniquement agi poussée par le sens pratique, parce que j'étais un mâle à portée de main le jour où tu as pris ta décision. Tu voulais mon bébé. Et tu viens de me le dire. Si tu me haïssais autant, jamais tu n'aurais fait ça. - Je ne te hais pas. (Elle s'accrocha à lui.) Je ne te hais pas. - Alors quoi ? Il fit un effort pour ne pas hurler. Toutes ses émotions étaient en chute libre. Impossible de réfléchir, il ne pouvait se fier qu'à son instinct. - Seigneur Jésus, as-tu une idée de ce que tu es en train de me faire ? lâcha-t-il. - Eh bien, que veux-tu exactement, Joshua ? Veux-tu faire partie de la vie de cet enfant ? - Oui ! Seigneur, comment peux-tu en douter ? - Quel rôle veux-tu jouer dans sa vie ? - Le rôle de père ! - Comment feras-tu pour être son père ? - Je serai son père au même titre que tu seras sa mère. Elle prit ses mains dans les siennes pour apaiser ses tremblements. Il se dégagea vivement. - Tu ne pourras pas, lui dit-elle. J'ai un lien d'affinité avec le bébé, ainsi que Tranquillité. - Seigneur. Je peux me faire poser des symbiotes, je peux être ton égal ainsi que celui de ce putain d'habitat. Pourquoi essaies-tu de m'en empêcher ? - Joshua. Écoute-moi. Que ferais-tu de tes journées ? Même si tu étais mon prince consort, mon époux officiel. Que ferais-tu ? Tu ne peux pas diriger Tranquillité. C'est mon rôle, ma vie. Et ce sera ensuite le rôle, la vie de notre premier enfant. - Je ne sais pas. Je trouverai bien quelque chose. Je sais m'adapter. - Tu ne trouveras rien. Il n'y a rien pour toi à Tranquillité, sauf dans le cadre d'une escale. Tu es un capitaine d'astronef, je n'arrête pas de te le dire. Ceci est ton port d'attache, pas ton foyer. Si tu restes ici, tu deviendras ce qu'est devenu ton père. - Ne mêle pas mon père à ça. - C'est pourtant mon intention, Joshua. C'était un grand capitaine, comme toi ; et il s'est enterré à Tranquillité, il n'a plus jamais volé après ta naissance. C'est ce qui l'a brisé. - Tu te trompes. - En tout cas, il n'a plus jamais volé. Joshua la scruta. Malgré son instinct, son expérience, ce beau visage triomphait de lui chaque fois. Impossible de savoir ce qui se passait à l'intérieur de ce crâne. - Très bien, dit-il brusquement. Je vais te dire ce qui lui est arrivé. Il a touché le jackpot et il a tout perdu. C'est pour ça qu'il n'a plus jamais volé. Ce n'est pas de rester ici qui lui a brisé le coeur, son coeur était brisé bien avant cela. - Le jackpot ? - Oui. Ce dont rêvent tous les capitaines-propriétaires. Le gros coup, le gros filon, un truc à faire sauter toutes les banques. Comme mon plan avec Norfolk. J'étais à ça de réussir, lone, et je prenais un pied d'enfer. L'exclusivité sur le commerce du mayope m'aurait rapporté des centaines de millions, je serais devenu l'un des ploutocrates qui infestent ce putain d'habitat. Alors j'aurais été ton égal. J'aurais eu mon empire, moi aussi, j'aurais pu me payer une flotte d'astronefs comme Parris Vasilkovsky. Voilà ce que j'aurais fait de mes journées. On aurait pu se marier, et la question de savoir si j'en étais digne ne se serait jamais posée. - La question n'est pas là, elle n'a jamais été là, Joshua. Ne dis jamais ça, ne pense jamais ça. Tu les as empêchés d'utiliser l'Alchimiste, bon sang. Tu crois que je pourrais te mépriser après cela ? Comment un banal président de compagnie pourrait-il t'être comparé ? Joshua, je suis si fière de toi que j'en ai mal. C'est pour ça que je voulais que tu sois le père de mon bébé. Parce qu'aucun homme ne t'est supérieur, et ce n'est pas seulement à cause de tes gènes ou de ton intuition. Et si j'avais cru ne serait-ce qu'une seconde que tu aurais pu être heureux en restant ici, en devenant mon mari ou mon partenaire, ou encore en daignant seulement m'accorder une place dans ton harem, alors j'aurais envoyé le Lady Mac au recyclage pour te retenir. Mais tu ne seras jamais heureux ici, et tu le sais. Et tu finirais par m'en vouloir, par t'en vouloir à toi-même, ou pire, par en vouloir à notre enfant. Je ne supporterais pas de me savoir responsable de ton malheur. Tu as vingt-deux ans, Joshua, et personne n'a jamais réussi à te dompter. C'est normal, c'est fabuleux et c'est ton destin, tout comme le mien est de régner sur Tranquillité. Nos vies se sont touchées, et j'en remercie le Seigneur. Il nous a donné deux enfants en guise de récompense. Mais c'est tout. Il n'y aura rien de plus. Nous ne sommes que des vaisseaux qui se sont croisés dans la nuit. Joshua chercha dans son esprit la colère qui l'avait illuminé quelques instants plus tôt. Mais elle avait disparu. Il se sentait tout engourdi et un peu honteux. Je devrais me battre, lui faire comprendre que je suis nécessaire. - Tu as raison et c'est pour ça que je te déteste, déclara-t-il. - Je préférerais avoir tort, répondit-elle tendrement. J'espère seulement que tu me pardonneras mon égoïsme. Je suppose que c'est mon héritage qui veut ça ; les Saldana obtiennent toujours ce qu'ils veulent, et tant pis pour les pertes humaines. - Tiens-tu à ce que je revienne ? Les épaules d'Ione s'affaissèrent. - Je serais prête à te traîner ici, Joshua. Je ne t'interdis rien, je ne dis pas que tu ne peux pas être père. Et si tu veux tenter le coup de rester à Tranquillité, personne ne t'aidera, ne te soutiendra plus que moi. Mais je crois que ça ne marchera pas, désolée mais c'est ce que je pense. Ça durera peut-être quelques années, mais, un jour, tu prendras conscience de tout ce que tu auras perdu. Et ça gâcherait notre vie, et notre enfant grandirait dans une zone de guerre émotionnelle. Je ne le supporterais pas. Tu n'as donc pas écouté ce que j'ai dit ? Tu vas être la grande joie de ton enfant, il attendra avec impatience le jour où tu viendras le voir, pour lui apporter des cadeaux et des histoires. Les moments que vous passerez ensemble seront magiques. Toi et moi, nous ne pouvons pas être inséparables, notre roman d'amour est l'un des plus beaux de l'Histoire. Ce que tu manqueras, c'est la convention de la paternité, rien de plus. - La vie était bien moins compliquée avant. La compassion qu'il lui inspirait la faisait littéralement souffrir. - Je suppose que c'est ma venue qui a tout changé, dit-elle. La destinée est une fieffée salope, hein ? - Ouais. - Remets-toi. Tu auras le plaisir mais pas les responsabilités. Le rêve de tous les mâles. - Non. (Il leva le doigt en signe d'avertissement.) Ne rigole pas avec ça. Tu as changé ma vie. Normal, toute rencontre entraîne un changement. C'est ce qui fait que la vie est si formidable, en particulier la mienne, avec toutes les expériences auxquelles j'ai eu droit. Tu as raison quand tu parles de ma bougeotte. Mais la plupart des rencontres doivent tout au hasard. C'est toi qui as voulu notre situation. Donc, n'essaie pas de prendre les choses à la légère. Ils restèrent quelque temps adossés à la dune, sans rien dire. Même Tranquillité resta silencieuse, sentant qu'Ione n'avait pas envie de discuter de ce qui venait d'être dit. Finalement, ils se retrouvèrent dans les bras l'un de l'autre. Joshua serra lone contre lui, et elle se remit à pleurer. Ils partagèrent sinon le chagrin du moins l'acceptation. - Ne me laisse pas seule cette nuit, dit lone. - Je ne te comprendrai jamais. Leur préparation au coucher avait des allures de cérémonie religieuse. La baie vitrée donnant sur les profondeurs océanes était opacifiée et l'éclairage tamisé à l'extrême. Ils ne distinguaient qu'une seule chose : l'autre. Ils se déshabillèrent et, la main dans la main, descendirent lentement dans la baignoire. Leur toilette, accomplie avec l'aide d'épongés parfumées, vira au massage erotique. L'étreinte à laquelle ils se livrèrent passa d'un extrême à l'autre, de la tendresse extrême à la brutalité de la passion. Le corps de chacun réagissait à la perfection aux exigences de l'autre, un exploit que seule expliquait leur totale familiarité. Mais jamais ils n'auraient pu retrouver la complicité émotionnelle qui avait été la leur ces derniers jours. Leur accouplement les ramena à leur toute première fois, une jouissance sans aucune connotation sentimentale. Chacun d'eux se faisait de l'autre une image différente. Leur attirance était presque toujours aussi forte, mais la dévotion qu'ils avaient l'un envers l'autre s'était atténuée. Joshua convint enfin qu'elle avait raison : la roue avait tourné. Il se retrouva allongé en travers du lit, au milieu d'un océan de coussins, avec lone étendue sur sa poitrine. Elle avait la joue collée à ses pectoraux, jouissait de ce contact tout simple. - Je croyais que les enfants d'un seigneur de Ruine devenaient toujours adamistes, dit-il. - Oui, les enfants de Père et de Grand-Père sont devenus adamistes. J'ai décidé que les miens n'en feraient rien. Sauf si c'est ce qu'ils décident, bien entendu. Je veux les élever comme il faut, même si je ne sais pas ce que ça signifie. - Tiens donc, une révolution qui part du sommet. - Tout est en train de changer dans nos vies. Cette petite décision passera inaperçue au sein de la tourmente. Mais le fait d'avoir une famille, quelle que soit la forme qu'elle prendra, me rapprochera de mon héritage humain. Les seigneurs de Ruine ont vécu jusqu'ici dans un terrible isolement. - Tu comptes donc te marier ? - Décidément, tu ne peux penser qu'à ça, pas vrai ? Je n'en ai aucune idée. Si je rencontre quelqu'un de spécial, et que nous le souhaitions tous les deux, et si nous sommes en position de nous marier, alors, oui, nous le ferons. Mais j'aurai quantité d'amants, et encore plus d'amis ; et les enfants auront aussi des amis pour jouer dans les parcs. Peut-être même que Haile pourra revenir nous voir. - Le genre de pays des rêves où j'aurais bien aimé grandir. La question est la suivante : est-ce encore possible ? Nous devons d'abord survivre à cette crise. - Nous y survivrons. Il existe une solution quelque part. C'est toi qui l'as dit, et je suis d'accord. Il laissa courir ses doigts le long de l'échiné d'Ione, savourant les soupirs qu'elle poussait. - Ouais. Eh bien, voyons si ce dieu tyrathca peut nous donner quelques indices. - Il te tarde vraiment de reprendre l'espace, hein ? C'est ta vie, je te l'ai dit. (Elle se blottit un peu plus contre lui, lui caressa la cuisse.) Et toi ? Est-ce que tu comptes te marier ? Je suis sûre que Sarha serait intéressée. - Non ! - Bon, bon, ne parlons plus de Sarha. Oh ! il y a toujours cette jeune fille de ferme de Norfolk, tu sais... comment s'appelle-t-elle, déjà? Eclatant de rire, Joshua la fit rouler sur elle-même et lui immobilisa les bras au-dessus de la tête. - Elle s'appelle Louise, et tu le sais parfaitement. Et tu es toujours jalouse, n'est-ce pas ? lone lui tira la langue. - Non. - Si je n'ai pas l'étoffe d'un prince consort, je me vois encore moins passer ma vie à labourer. - Exact. Elle leva la tête et lui donna un vif baiser. Il ne décida pas pour autant de la lâcher. - Joshua ? Poussant un grognement, il se laissa choir à côté d'elle ; le matelas aquatique se mit à ondoyer. - J'ai horreur de ce ton-là. Chaque fois que tu le prends, je me retrouve dans la merde. - Je voulais seulement te poser une question : qu'est-il arrivé à ton père durant son dernier vol ? Le Lady Mac est revenu au port avec un fuselage endommagé et deux nouds bousillés. Ce n'était ni un combat contre les pkates, ni une mission secrète pour le compte de l'empereur d'Oshanko, encore moins le sauvetage d'un vaisseau de la flotte de Meri-dian piégé par une étoile neutronique... je passe sur toutes les explications que tu as servies au fil des ans. - Ô femme de peu de foi ! Elle roula sur elle-même et se cala le menton sur une main. - Alors, qu'est-ce que c'était? - Très bien, je vais te le dire. Papa a trouvé une épave xéno abritant une technologie qui valait une fortune : générateur de gravité, convertisseur masse-énergie, synthétiseur moléculaire de puissance industrielle... Des trucs fabuleux, en avance de plusieurs siècles sur la Confédération. Il était riche, lone. Avec ces gadgets, son équipage et lui auraient pu bouleverser l'économie de la Confédération. - Qu'est-ce qui les en a empêchés ? - Le Lady Mac avait été engagé pour prospecter un système en quête d'astéroïdes en or massif, par des types qui se sont révélés être des terroristes, et il n'a pu leur échapper qu'en passant par une distorsion temporelle au centre de l'épave xéno. lone le fixa durant une seconde, puis éclata de rire. Elle lui tapa sur l'épaule. - Mon Dieu, tu es impossible. Joshua lui adressa un regard blessé. - Hein ? Elle l'étreignit, pressa son corps contre le sien et ferma les yeux d'un air comblé. - N'oublie pas de raconter cette histoire aux enfants. Tranquillité vit les traits de Joshua exprimer une légère exaspération. Des routines mentales complexes opérant au sein de la vaste strate neurale examinèrent un instant la possibilité qu'il ait dit la vérité, puis l'écartèrent sans trop de problèmes. La situation commençait à s'améliorer chez Harvey. Si on la comparait à la récession causée par la quarantaine, époque où les astros ne dépensaient leur solde qu'avec parcimonie, le bar était même en période de boom. On n'en était certes pas revenu au niveau d'avant la crise ; mais le gigantesque spatioport contrarotatif de Tranquillité accueillait à nouveau des vaisseaux. Bien sûr, il s'agissait de spationefs plutôt que d'astronefs, mais ils apportaient des cargaisons et des membres d'équipage équipés de crédisques, et les compagnies de maintenance reprenaient doucement leurs activités. Les maîtres du commerce et de la finance demeurant dans les penthouses des gratte-ciel signaient déjà des contrats avec les titanesques industries édénistes au sein desquelles ils avaient eu la bonne fortune de se matérialiser. Les astronefs immobilisés ne tarderaient pas à se mettre en route pour la Terre, Saturne, Mars et les colonies-astéroïdes. Comble du bonheur, l'animation était de retour parmi les tables, et les ragots allaient bon train. Une telle ambiance était fort propice à l'enthousiasme et aux dépenses. Sarha, Ashly, Dahybi et Beaulieu occupaient leur box habituel, comme le leur avait demandé Joshua qui avait convoqué cette réunion. Personne ne leur avait disputé la place, car il était neuf heures moins le quart et on ne trouvait qu'une douzaine de clients dans le bar. Dahybi huma son café lorsque la serveuse se fut éloignée. À cette heure de la journée, même leurs jupes étaient plus longues. - Ce n'est pas naturel de boire du café ici. - Cette heure n'a rien de naturel, renchérit Ashly. Il versa un peu de lait dans sa tasse et y ajouta du thé. Sarha, qui procédait toujours dans l'autre sens, eut un petit tss-tss réprobateur. - Est-ce qu'on va repartir ? demanda Dahybi. - On le dirait bien, répondit Beaulieu. Le capitaine a autorisé l'équipe de maintenance à enlever les plaques du fuselage au-dessus du noud endommagé. C'est forcément pour le remplacer. - Ça va coûter cher, marmonna Ashly en remuant son thé. Joshua prit place sur la chaise laissée vacante à son intention. - Qu'est-ce qui va coûter cher ? s'enquit-il sèchement. - Le noud de rechange, répliqua Sarha. - Oh, ça. (Joshua leva le doigt, et une serveuse apparut subitement près de lui.) Du thé, des croissants et du jus d'orange. Elle lui adressa un sourire amical, puis s'en fut. Dahybi se renfrogna. Elle portait une jupe courte. - Le Lady Mac appareille demain, annonça Joshua. Dès que YOnone sera revenu du Halo O'Neill avec le nouveau noud ergostructurant. - Est-ce que le grand amiral est au courant ? s'enquit Sarha d'un ton léger. - Non, mais le Consensus l'est, lui. Ce vol n'a rien de commercial, puisque nous accompagnerons l'escadre du contre-amiral Saldana. - Nous ? - Oui. C'est pour ça que vous êtes ici. Cette fois-ci, je n'ai pas l'intention de vous forcer la main. Je tiens à vous consulter. Je peux vous promettre un long et très intéressant voyage. Pour lequel j'ai besoin d'un excellent équipage. - J'en suis, capitaine, se hâta de dire Beaulieu. Dahybi but une gorgée de café et sourit. - Moi aussi. Joshua se tourna vers Sarha et Ashly. - Où allons-nous ? demanda-t-elle. - Nous partons à la recherche du Dieu endormi des Tyrathcas pour lui demander comment résoudre la crise de la possession. lone et le Consensus pensent qu'il se trouve de l'autre côté de la nébuleuse d'Orion. Sarha se tourna vers Ashly pour étudier sa réaction. Le pilote était stupéfait. Les paroles toutes simples de Joshua semblaient avoir été expressément conçues dans le but d'ensorceler cet homme, qui avait renoncé à une vie normale pour profiter au maximum de l'éternité. Et Joshua en était parfaitement conscient, songea Sarha. - On n'attrape pas les mouches avec du vinaigre, marmonna-t-elle. Très bien, Joshua, nous en sommes, évidemment. Ashly opina du bonnet. - Merci, leur dit Joshua. Je vous suis très reconnaissant à tous. - Qui s'occupe de la fusion ? demanda Dahybi. - Ah. (Joshua afficha un air gêné.) La mauvaise nouvelle, c'est que notre ami le Dr Alkad Mzu nous accompagne. Tous se mirent à protester. - Elle n'est pas la seule, poursuivit Joshua en élevant la voix. Nous allons emmener avec nous quelques spécialistes. Mzu sera notre expert officiel en physique exotique. - Physique exotique ? répéta Sarha d'un air amusé. - Personne ne sait ce qu'est ce fameux dieu, de sorte que toutes les disciplines seront représentées dans l'équipe. Rien à voir avec la mission Alchimiste. Cette fois-ci, nous ne serons pas autonomes. - Très bien, mais qui souhaites-tu avoir comme spécialiste es fusion ? insista Dahybi. - Eh bien... quand elle travaillait au Projet de recherche sur les Laymils, la fusion était le domaine de Mzu. Je pourrais lui demander de faire office de spécialiste. Mais je voulais d'abord savoir ce que vous en penseriez. - Rien que du mal, rétorqua Beaulieu. Joshua tiqua. C'était la première fois qu'il entendait la cos-monik formuler une opinion sur quiconque. - Joshua, dit Sarha d'une voix ferme. Va donc le voir et pose-lui la question, d'accord ? S'il dit non, tant pis, on trouvera quelqu'un d'autre. S'il dit oui, sois sûr qu'il saura que c'est toi le capitaine. Et tu sais que Liol sera à la hauteur. Il mérite cette chance, et je ne parle pas seulement de la chance de devenir astro. Joshua parcourut le petit groupe du regard, vit que tous ses astros pensaient la même chose. - Ça ne peut pas faire du mal de lui demander, je suppose, admit-il. Les membres d'équipage commençaient à parler entre eux d'escadre Trompe-la-Mort. À plusieurs reprises, le contre-amiral Meredith Saldana en personne avait failli prononcer ces mots. C'était son sens de la discipline, plutôt qu'un ordre logé dans ses naneuroniques, qui l'en avait empêché, mais il comprenait parfaitement ses gars. Les médias du système solaire saluaient l'apparition de Tranquillité sur l'orbite de Jupiter comme une immense victoire sur les possédés et sur Capone en particulier. Meredith n'était pas tout à fait de cet avis. C'était la deuxième fois que son escadre affrontait les possédés et la deuxième fois qu'elle était obligée de battre en retraite. Cette fois-ci, les militaires devaient leur survie à la chance... et à l'intelligence de son ancêtre rebelle. Il se demandait si l'univers lui manifestait ainsi son mépris ou son sens de l'ironie. La seule certitude qu'il avait ces temps-ci portait sur le moral de l'escadre, lequel était inexistant ou presque. Le processeur de sa cabine lui transmit une demande d'admission, qu'il accorda. Le capitaine de frégate Kroeber et le lieutenant de vaisseau Rhoecus franchirent l'écoutille. Ils saluèrent après avoir ancré leurs pieds à une pelote-crampon. - Repos, leur dit Meredith. Que m'apportez-vous ? - Nos ordres de mission, amiral, répondit Rhoecus. Ils sont émis par le Consensus jovien. Meredith jeta un bref regard à Kroeber. Ils attendaient des ordres du QG de la Deuxième Flotte, qui se trouvait dans le Halo O'Neill. - Je vous écoute, capitaine. - Il s'agit d'une mission secrète, amiral. Le SRC a localisé une station de production d'antimatière et a demandé à Jupiter de l'éliminer. - Ça aurait pu être pire, commenta Meredith. Quoique rare, une attaque contre une station de production d'antimatière faisait néanmoins l'objet d'une procédure standard. Une mission de ce type, c'était exactement ce dont ses gars avaient besoin pour reprendre confiance en eux. Puis il remarqua que Rhoecus n'affichait pas l'enthousiasme qui aurait dû être de mise. - Poursuivez. - Le Sous-Consensus jovien chargé de la sécurité a émis un ordre supplémentaire, amiral. La station doit être capturée intacte. Meredith se renfrogna, sachant que le Consensus observerait sa réaction par l'entremise des yeux de Rhoecus. - J'espère sincèrement que vous n'allez pas nous suggérer de nous armer avec cette abomination. En fait, Rhoecus semblait soulagé. - Non, amiral, absolument pas. - Alors pourquoi devons-nous capturer cette station ? - Elle doit être utilisée pour alimenter le système de propulsion du Lady Macbeth, amiral. Le Consensus va envoyer deux astronefs par-delà la nébuleuse d'Orion. Cette déclaration était si extraordinaire que Meredith ne la comprit pas de prime abord. Quoique, le nom de ce vaisseau... Mais oui, bien sûr : Lagrange Calvert ; et cette manoeuvre insensée dans l'atmosphère de Lalonde. - Dans quel but ? demanda-t-il sur un ton posé. - Pour entrer en contact avec les Tyrathcas vivant en dehors de la Confédération. Nous pensons qu'ils détiennent des informations vitales pour la compréhension de la possession. Meredith savait que le Consensus était en train de le jauger. Un Adamiste - un Saldana - se voyant demander par les Edé-nistes de violer la loi même que la Confédération avait été créée pour faire respecter. Peut-être devrais-je consulter le QG de la Deuxième Flotte. Mais, en fin de compte, tout est une question de confiance. Le Consensus ne lancerait jamais une telle mission sans une excellente raison. - Nous vivons une époque intéressante, capitaine. - Oui, amiral, malheureusement. - Alors, espérons que nous lui survivrons. Très bien. Commandant, que l'escadre se tienne prête à remplir son devoir. - Le Consensus a désigné quinze faucons pour se joindre à nous, amiral, dit Rhoecus. Priorité a été donnée à l'armement des frégates. - Quand partons-nous ? - Le Lady Macbeth est en train de subir des réparations essentielles. Il devrait être prêt à rejoindre l'escadre dans douze heures. - J'espère que le célèbre Lagrange Calvert est capable de voler en formation, dit Meredith. - Le Consensus accorde son entière confiance au capitaine Calvert, amiral. Ils étaient assis face à face à une table près d'un hublot. Des étoiles filantes sillonnaient le firmament lorsqu'on leur apporta leurs verres. Deux flûtes de Larmes de Norfolk. La serveuse de ( Chez Harvey trouvait ça merveilleusement romantique. Tous deux étaient des capitaines d'astronef, lui dans une combi froissée mais portant l'étoile d'argent en épaulette, elle dans une impeccable tenue édéniste couleur de satin bleu. Quel beau couple ! Syrinx leva son verre et sourit. - Nous ne devrions pas boire. On embarque dans sept heures. - Absolument, fit Joshua. Ils trinquèrent. - Santé ! Tous deux sirotèrent l'alcool, savourant son impact inimitable. - Norfolk était un monde charmant, dit Syrinx. J'avais l'intention d'y retourner pour le prochain estivage. - Moi aussi. J'avais passé un contrat fabuleux. Et puis... il y avait cette fille. Elle but une nouvelle gorgée. - Tiens, tiens, quelle surprise ! - Tu as changé. Tu es moins coincée. - Et toi moins irresponsable. - Buvons à ce bon vieux juste milieu. Ils trinquèrent une nouvelle fois. - Comment se passent les travaux de réfection ? demanda Syrinx. - Pour l'instant, on tient les délais. Les nouveaux réservoirs massiques ont été installés dans les soutes du Lady Mac. J'ai laissé les ingénieurs s'occuper de la plomberie. Dahybi fait tourner les protocoles d'intégration avec le nouveau noud ; une question d'incompatibilité logicielle avec les anciens modèles. Mais il y a toujours des problèmes avec les nouvelles unités, les fabricants ne résistent jamais au désir d'améliorer un appareil qui fonctionne à la perfection. Dahybi aura chassé les bogues à temps pour le départ. - Tu as un bon équipage, on dirait. - Le meilleur. Comment va Onone ? - Bien. Les nouveaux générateurs de fusion sont standardisés. Nous avions déjà de quoi les accommoder dans les berceaux de soute. - Apparemment, on va bientôt arriver à court d'excuses. - Oui. Mais je parie que la vue est splendide de l'autre côté de la nébuleuse. - Je n'en doute pas. (Il hésita un instant.) Est-ce que tu vas bien? Syrinx l'étudia par-dessus le rebord de sa flûte ; elle se jugeait de plus en plus douée pour déchiffrer les expressions des Adamistes. L'inquiétude sincère de Joshua lui réchauffa le cour. - Maintenant, oui. J'ai été salement secouée par ce qui s'est passé sur Peraik, mais les médecins et mes amis m'ont aidée à m'en remettre. - Tu as de bons amis, on dirait. - Les meilleurs. - Alors, pourquoi cette mission ? - Si Onone et moi l'avons acceptée, c'est en grande partie parce que c'est ainsi que nous pouvons le mieux servir l'espèce humaine. Je m'excuse si cela semble prétentieux, mais c'est ce que nous ressentons. - C'est la seule raison pour laquelle je l'ai acceptée. Tu sais, nous sommes un peu uniques, toi et moi. Nous ne sommes pas si nombreux que ça à avoir survécu à une rencontre rapprochée avec les possédés. Ce genre de truc incite l'esprit à se concentrer sur l'essentiel. - Je sais. - Jamais je n'avais eu aussi peur. La mort est toujours difficile pour nous. La plupart des gens se contentent de ne pas y penser. Et puis, quand tu vois approcher tes derniers jours, tu te dis que tu as eu une bonne vie, que ça n'a pas servi à rien. Et peut-être qu'il y a une vie après la mort, d'ailleurs, et c'est tant mieux parce que, au fond de toi, tu sais que tes bonnes actions ont été plus nombreuses que tes mauvaises et que tu seras sauvé lors du Jugement dernier. Sauf qu'il n'y a pas de Jugement dernier, sauf que l'univers n'en a rien à foutre. - Laton a trouvé une solution ; c'est ça qui m'énerve. J'ai écouté et écouté son ultime message, et il croyait dur comme fer que les Édénistes ne seraient pas piégés dans l'au-delà. Même pas un sur un milliard, affirmait-il. Pourquoi, Joshua ? Nous ne sommes pas si différents de vous, en fin de compte. - Qu'en pense le Consensus ? - Pour l'instant, il n'a pas d'opinion bien définie. Nous nous efforçons de définir la nature des possédés afin de la comparer à notre propre profil psychologique. D'après Laton, cela devrait nous donner des indices. La libération de Mortonridge devrait nous fournir quantité de données brutes. - Je ne sais pas si ça va vraiment nous aider. Chaque époque a son propre point de vue. Ce qui passe pour un comportement normal aux yeux d'un potier du xvif siècle va te paraître totalement bizarre. Ashly me semble parfois ridiculement démodé sur certains sujets ; par exemple, il est horrifié à l'idée que les enfants puissent accéder à des programmes stims. - Moi aussi. - Mais on ne peut pas restreindre l'accès, pas dans une culture de données universelles comme la nôtre. Il faut éduquer la société, lui apprendre ce qui est acceptable et ce qui ne l'est pas. Les expériences de l'adolescence ne sont pas nuisibles, à doses modérées. C'est cette modération que nous devons promouvoir, cela aide les gens à comprendre comment est fait le monde. Sinon, on n'a d'autre choix que la censure, laquelle ne résistera jamais aux réseaux de communication. - C'est du défaitisme. Je ne dis pas qu'il ne faut pas éduquer les gens à propos des dangers des programmes stims ; mais, avec un peu d'effort, la culture adamiste pourrait les abolir. - Le savoir ne peut pas être détruit, il doit être absorbé par la société, laquelle doit s'y adapter. (Il jeta un regard navré en direction de Jupiter.) Ce que j'ai tenté d'expliquer au grand amiral. Il n'a guère été convaincu, lui non plus. - Je n'en suis pas surprise. Le fait que nous utilisions de l'antimatière lors de cette mission est classé top-secret. Et avec raison. - Ce n'est pas pareil... (Laissant sa phrase inachevée, Joshua poussa un grognement.) On dirait que je^n'irai pas plus loin que l'au-delà. Je ne pense pas comme un Édéniste. - Ce n'est pas ça du tout. C'est une simple différence de croyance. Nous sommes tous les deux d'accord pour dire que l'assuétude aux stims est un fléau, nous ne sommes pas d'accord sur les solutions à y apporter. Nous pensons néanmoins la même chose. Je ne comprends pas ! Bon sang ! - Espérons que le Dieu endormi pourra nous montrer la différence. (Il lui jeta un regard hésitant.) Puis-je te poser une question personnelle ? Elle caressa le rebord de sa flûte avec le bout de son doigt, puis porta celui-ci à ses lèvres. - Joshua Calvert, j'ai déjà un amant qui m'est tout dévoué, merci. - Euh... en fait, je me demandais si tu avais des enfants. - Oh, fit-elle en rougissant. Non. Pas encore, du moins. Ma soeur Pomona en a trois ; chaque fois que je pense à eux, je me demande ce que j'ai fait de ma vie. - Quand vous avez des enfants, comment les élevez-vous ? Les capitaines d'astronef, je veux dire. Vous ne les emmenez pas à bord, n'est-ce pas ? - Bien sûr que non. La vie d'astronef, c'est pour les adultes, même à bord d'un faucon. - Alors, comment grandissent-ils ? - Que veux-tu dire ? C'était une question des plus étranges, en particulier venant de lui. Mais elle vit que c'était important à ses yeux. - Ils n'ont pas leur mère auprès d'eux. - Oh ! je vois. Ça n'a guère d'importance, du moins pour eux. Les capitaines de faucon ont tendance à avoir une famille nombreuse. Il faudra que je te présente à ma mère un de ces jours, tu verras de tes propres yeux. Si j'ai un enfant alors que je suis encore capitaine d'Onone, c'est mon armée de proches qui s'en occupera, sans oublier l'habitat, bien entendu. Je ne cherche pas à faire du prosélytisme, mais l'Édénisme n'est ni plus ni moins qu'une gigantesque famille. Il n'y a pas d'orphelins parmi nous. Certes, c'est dur pour nous, les capitaines, d'abandonner nos bébés pendant parfois plusieurs mois d'affilée. Mais tel a été le sort des marins pendant des millénaires. Et, quand vient la fin de notre vie, nous avons droit à d'amples compensations. Quand Onone pondra ses oufs, j'aurai quatre-vingt-dix ans et je serai à la tête d'une maisonnée peuplée de lardons braillards. Imagine un peu ! - Est-ce qu'ils sont heureux, ces enfants ? Ceux que vous êtes obligés d'abandonner ? - Oui. Ils sont heureux. Je sais que tu nous trouves horriblement guindés, mais nous ne sommes pas des mécanoïdes, Joshua. Nous aimons nos enfants. Elle lui étreignit la main. - Est-ce que ça va ? - Oui, oui, ça va. (Il se concentra sur sa flûte.) Syrinx. Tu peux compter sur moi durant cette mission. - Je le sais, Joshua. J'ai accédé aux souvenirs de Murora, et j'ai également discuté avec Samuel. Il désigna le firmament. - La réponse est quelque part là-bas. - Le Consensus le sait depuis le début. Et comme les Kiints n'ont rien voulu me dire... - Et comme je ne suis pas assez futé pour aider les chercheurs... Ils sourirent de concert. - À notre mission, dit Syrinx. - Nous irons là où les anges n'osent pas voler. Ils vidèrent leurs verres d'un trait. Syrinx, suffoquée, battit des cils pour chasser ses larmes. Puis elle plissa les yeux en découvrant une silhouette accoudée au bar. - Seigneur, Joshua, je ne savais pas que vous étiez deux. La surprise un peu malicieuse qu'il ressentit en entendant une Édéniste jurer de la sorte fut quelque peu gâchée lorsqu'il vit l'objet de cette remarque. Il fit signe à Liol de s'approcher. - Enchanté de faire votre connaissance, dit Liol lorsque Joshua l'eut présenté à Syrinx. Il la gratifia du fameux sourire des Calvert, ainsi que d'un baisemain. Syrinx éclata de rire et se leva. - Désolée, Liol, j'ai été vaccinée il y a belle lurette, j'en ai peur. Joshua riait sous cape. - Je vous laisse, tous les deux. (Elle se pencha sur Joshua pour l'embrasser sur la joue.) Essaie de ne pas être en retard. - Tu as son e-adresse ? demanda discrètement Liol en la regardant s'éloigner. - Tu as vu la tunique qu'elle porte, Liol ? Syrinx est capitaine de faucon, elle n'a pas d'e-adresse. Alors, comment vas-tu ? - Bien, très bien. (Liol retourna une chaise pour s'asseoir dessus à califourchon.) La fête continue, encore et encore. Après la crise, je déplacerai ici le siège de Quantum Serendipity. - Bien. Je ne t'ai pas beaucoup vu depuis notre arrivée. - Hé, ça n'a rien de surprenant. Cette Dominique, c'est un sacré numéro. (Il baissa la voix, passant au ton des confidences salaces.) Prête à remettre le couvert cinq ou six fois par nuit. Dans toutes les positions que je connais, plus quelques-unes qui ont dû être inventées par des xénos. - Ouaouh. - La nuit dernière, tu sais quoi ? Un trio. Néomone s'est jointe à nous. - Sans déconner ? Tu as enregistré un sensovidéo ? Liol posa les deux mains sur la table et regarda fixement son frère. - Josh. - Ouaip. - Pour l'amour de Dieu, emmène-moi avec toi. L'épreuve du feu se déroula sur Kerry. Les habitants de cette planète, catholique et irlando-ethnique, donnaient du fil à retordre aux prêtres de l'Église chrétienne unifiée. Profondément technophobes, ils avaient mis un demi-siècle de plus que prévu pour atteindre le stade de l'indépendance techno-industrielle. Et, à partir de ce moment-là, leurs indices économiques restèrent constamment en deçà des courbes prévisionnelles applicables aux sociétés dominées par l'éthique chrétienne du travail. Ils se contentaient d'un confort modeste, aimaient les familles nombreuses, commerçaient avec les systèmes voisins, contribuaient à contrecoeur à l'Assemblée générale et aux Forces spatiales de la Confédération et allaient régulièrement à la messe. Chez eux, aucune envie de devenir une puissance galactique à l'instar de Kulu, d'Oshanko ou de l'Édénisme. Des gens tranquilles menant une vie tranquille. Jusqu'à la crise de la possession. Séparée de la Nouvelle-Californie par sept petites années-lumière, Kerry se faisait du souci. Son réseau de défense stratégique était tout juste suffisant pour un monde de cette catégorie, et ses stocks de guêpes de combat étaient maintenus au strict minimum ; quant aux budgets d'entretien, ils étaient sujets aux coupes motivées par des raisons politiciennes. Depuis le début de la crise, et en particulier depuis la conquête d'Arn-stadt, Kerry s'efforçait désespérément de se mettre à niveau. Malheureusement, ses stations industrielles n'étaient pas conçues pour produire des armements en masse. Et la planète ne faisait pas partie des alliés les plus proches de la Terre ou de Kulu, qui fabriquaient de tels articles en abondance. Les Édénistes du système, en orbite autour de Rathdrum, lui apportèrent leur soutien, dans la mesure de leurs moyens ; mais ils devaient penser avant tout à leurs propres défenses. Un espoir subsistait cependant : comme Kerry faisait partie du menu fretin galactique, elle ne risquait guère d'attirer la convoitise de quelqu'un comme Capone. Raisonnement des plus solides quand on pensait au coût d'une invasion comme celle d'Arnstadt et aux bénéfices qu'on pouvait espérer en retirer. De sorte que la nouvelle politique d'Aï prit nos braves Irlandais par surprise. Douze harpies émergèrent cinq mille cinq cents kilomètres au-dessus de l'atmosphère de Kerry et lâchèrent chacune une salve de dix guêpes de combat propulsées à la fusion. Puis les astronefs bioteks adoptèrent une accélération de six g, s'éloignant les uns des autres pour former un globe en expansion. Leurs guêpes de combat filèrent, éjectant une multitude de charges secondaires. L'espace se retrouva infesté de pulsations de brouillage électronique et de leurres thermiques, ce qui obéra gravement le fonctionnement de la couverture capteur. Les charges secondaires se verrouillèrent sur les satellites-capteurs, les spationefs, les spatiojets et les plates-formes DS en orbite basse. Une volée de bombes à fusion explosèrent, créant un nouveau maelstrôm de chaos électromagnétique. Les contrôleurs du réseau DS de Kerry, surpris par la véhémence de cette attaque, et redoutant une invasion dans le style Arnstadt, firent de leur mieux pour résister. Leurs plates-formes ripostèrent par des salves de guêpes de combat ; électro-rayons et lasers à rayons X zébrèrent le vide pour transformer les charges secondaires en nuages d'ions étincelants. Les générateurs de contre-mesures électroniques du réseau DS ajoutèrent leur chaos à celui qui régnait déjà dans l'espace local. Après avoir passé quatre secondes à analyser l'assaut des harpies, FIA coordonnant le réseau conclut qu'elles étaient engagées dans une opération de nettoyage préliminaire. Tel était bien le cas. Dix frégates de l'Organisation émergèrent au centre de la zone dont les harpies avaient pris le contrôle. Leurs fusiopro-pulseurs les faisaient fondre sur la planète à huit g d'accélération. Des guêpes de combat jaillirent de leurs rampes de lancement et leurs moteurs s'activèrent. L'IA braqua tous les satellites-capteurs disponibles sur les frégates. Radars et lasers étaient inefficaces face à la supériorité technologique de la Nouvelle-Californie en matière de contre-mesures électroniques. Les explosions nucléaires et les leurres laser affectaient les performances des capteurs visuels du réseau DS, mais ils réussirent à identifier la signature caractéristique de la propulsion à antimatière. L'horreur ultime se déchaînait au-dessus de l'atmosphère paisible de Kerry. Contrairement à ce qui se passe avec une guêpe de combat ordinaire, une frappe n'élimine pas le problème. Une bombe à fusion atteinte par un rayon laser ou un projectile cinétique n'explose pas mais se désintègre. Frappez une guêpe de combat propulsée à l'antimatière, et ses sphères de confinement exploseront dans un déchaînement de furie, ainsi que ses têtes nucléaires. Dès que l'IA eut confirmé ses observations, sa priorité fut d'empêcher les guêpes de combat à l'antimatière d'arriver à moins de mille kilomètres de la stratosphère. Astronefs, plates-formes de communication, stations portuaires et industrielles furent considérés comme perdus corps et biens. Le réseau DS consacra toutes ses ressources à l'élimination des sinistres drones. Renonçant à frapper harpies et frégates, les armes furent braquées sur les points lumineux qui filaient au-dessus des continents à une vitesse surnaturelle. Les guêpes défensives accomplirent des manoeuvres de réalignement drastiques ; les canons montés sur les plates-formes lâchèrent un tir de barrage de missiles cinétiques suivant des vecteurs soigneusement calculés. Les astronefs de patrouille accélérèrent à plusieurs g, mettant l'ennemi à portée de leurs guêpes de combat et de leurs armes énergétiques. Les harpies lâchèrent une nouvelle salve de guêpes de combat, qui jaillirent du caillot de plasma nébuleux créé par la première phase de la bataille. Ces guêpes visaient les plates-formes DS en orbite basse encore capables de protéger le continent. Les contrôleurs du réseau DS ne purent pas faire grand-chose, hormis activer les armes à courte portée de ces plates-formes. Les frégates qui fondaient sur la planète commencèrent à s'éloigner les unes des autres. Rien ne pouvait plus s'opposer à leur approche. Le continent était totalement vulnérable à leurs coups. Lorsque l'antimatière explosa dans le ciel, faisant naître un parapluie de radiation incandescente large de trois mille kilomètres, les vaisseaux de guerre prirent une décision des plus étranges. Parvenu deux cents kilomètres au-dessus de l'atmosphère, chacun d'eux largua une série d'ovoïdes inactifs hauts d'à peine trois mètres. Une fois leur tâche accomplie, les frégates reprirent de l'altitude, fonçant à huit g d'accélération. Une nouvelle salve de guêpes de combat propulsées à l'antimatière leur fournit le même type de couverture que lors de leur descente. Cette fois-ci, les envahisseurs ne s'en tirèrent pas aussi bien. La quantité d'armes en activité dans la zone de combat où circulaient frégates et harpies finit par produire ses effets. En dépit de la médiocrité de son matériel, Kerry avait les probabilités de son côté. Une charge secondaire à tête nucléaire explosa en touchant une frégate. Le stock d'antimatière de celle-ci détona instantanément. La radiation résultante désactiva tous les équipements électroniques dans un rayon de cinq cents kilomètres. Sur la périphérie de cette zone, astronefs et drones se mirent à dériver, la mousse protectrice de leur coque complètement carbonisée. Leurs fuselages étincelaient comme des petits soleils sous l'éclat intense de la décharge photonique. Les habitants de la planète qui avaient eu le malheur de contempler le feu d'artifice de la première bataille eurent l'impression que le soleil de midi était devenu quatre fois plus brillant. Puis leurs nerfs optiques furent brûlés. Deux des harpies furent grièvement touchées par l'explosion, et leur polype pénétré par des rayons gamma en quantité létale. L'une des frégates se retrouva incapable de gérer l'impact énergétique massif. Sous les plaques hexagonales de son fuselage, le réseau de dissipation vira à l'écarlate et fondit. Ses nouds ergostructurants directement exposés à la déflagration subirent des avaries catastrophiques, les radiations transformant en chaos leur délicate structure moléculaire. Ses fusiopropulseurs se crashèrent. Des plumets de vapeur jaillirent de ses bouches d'aération. A son bord, ses membres d'équipage s'efforçaient désespérément de maintenir l'intégrité des sphères de confinement d'antimatière des guêpes de combat qui n'avaient pas été lancées. Aucun des autres vaisseaux de l'Organisation ne vint à son secours. Dès que les huit frégates intactes eurent atteint une altitude de cinq mille kilomètres, elles sautèrent hors du système. Les harpies les suivirent quelques secondes plus tard, laissant la population de Kerry se demander ce qui venait de se passer. Derrière les interstices de trou-de-ver en voie de résorption, les oufs noirs descendaient impunément vers la surface. Les capteurs DS étaient incapables de les localiser au sein du chaos électronique. Les observateurs planétaires ne parvenaient pas à distinguer leur sillage au milieu du feu d'artifice éblouissant consécutif à la bataille orbitale. Les oufs poursuivirent leur entrée dans l'atmosphère en décélérant brutalement. Des bangs supersoniques résonnèrent au-dessus des campagnes, premier signe concret d'une anomalie. Lorsque les paysans alertés se mirent à scruter le ciel, ils ne virent que des débris en flammes tombant du ciel tourmenté - ce qui était parfaitement normal, affirmaient les experts en combat spatial. Les oufs descendkent au-dessous de Mach 1 alors qu'ils étaient un kilomètre au-dessus du sol. Des pétales jaillirent de la partie inférieure de leur coque, augmentant leur surface portante et diminuant encore leur vitesse. Leur premier parachute s'ouvrit à quatre cents mètres d'altitude, le second à deux cents. Deux cent cinquante oufs noirs atterrirent de façon totalement aléatoire dans une zone de plus de trois cent mille kilomètres carrés. Huit d'entre eux souffrirent d'une défaillance de leurs aérofreins, neuf autres de leurs parachutes. Les deux cent trente-trois survivants rebondirent à plusieurs reprises sur le sol avant de s'immobiliser, secouant leurs passagers. Puis leur coque s'ouvrit dans un claquement sec, et les possédés en sortirent pour admirer la terre verdoyante qu'ils s'étaient portés volontaires pour infiltrer. Les harpies regagnèrent la Nouvelle-Californie trente heures plus tard. Elles n'eurent même pas droit à un accueil de héros. L'Organisation savait déjà que l'opération d'essaimage était un succès ; les infiltrateurs leur avaient transmis des informations optimistes par le canal de l'au-delà. Al jubilait. Il ordonna à Emmet et à Leroy de préparer cinq nouvelles expéditions similaires. Les équipages des astronefs et les équipes des astéroïdes coopérèrent avec enthousiasme. Ce n'était pas là un triomphe comparable à celui de la conquête d'Arnstadt, mais l'Organisation avait retrouvé le moral. Nous | sommes une puissance avec laquelle il faut compter, se disaient les possédés. Râleurs et mécontents se faisaient plus discrets. Le Varrad se défit de son image d'oiseau fantastique comme il approchait de Monterey. Il se glissa au-dessus de la corniche et se posa lentement sur sa plate-forme, irradiant un soulagement nettement perceptible. Tu as fait du bon travail, dit Hudson Proctor à Pran Soo, l'âme qui possédait la harpie. Kiera est contente de toi. Prêt à recevoir le fluide nutritif, répondit Pran Soo d'une voix neutre. Entendu. Le voilà. Bon appétit. Sur un ordre de Hudson Proctor, le fluide coula dans les tuyaux et, de là, dans les vessies de réserve de la harpie. Deux d'entre nous ont été exterminés, annonça Pran Soo aux autres harpies. Linsky et Maranthis. Ils ont été irradiés lorsque le réseau DS de Kerry a touché le Dorbane. C'était horrible. J'ai senti leur structure s'étioler. C'est le prix à payer pour la victoire, s'empressa de dire Etchells. Deux pertes parmi nous, mais une planète de la Confédération à notre actif. Ouais, fit Flix, qui possédait le Kerachel. D'autant plus que Kerry est un adversaire redoutable. Dans les bagarres de pub et les concours de beuverie, ses habitants nous battent à tous les coups. Garde tes opinions pour toi, espèce de défaitiste rouge, rétorqua Etchells. Cette mission était avant tout destinée à prouver la faisabilité d'un concept. Qu'est-ce que tu y connais en matière de stratégie globale? Nous sommes l'avant-garde cosmique, les troupes de choc. Arrête ton char, espèce de petit con pontifiant. Et ne va pas nous faire croire que tu as fait la guerre. Jamais tu n'aurais pu passer les tests de QI de l'armée. Ah ouais ? Ne parle pas de ce que tu ne connais pas. J'ai tué quinze hommes au combat. C'est vrai : il était infirmier et il n'arrivait pas à lire les étiquettes sur les flacons. Fais gaffe, petit merdeux. Ou alors?... Je suis sûr que Kiera serait ravie d'apprendre que tu répands la sédition dans nos rangs. On va voir si un peu de jeûne ne te ferait pas du bien. FERME TA GUEULE, ESPÈCE DE CONNARD DE NAZI SANS CERVELLE. Le silence régna quelque temps sur la bande d'affinité. Tu écoutais ce qui se disait ? demanda Pran Soo à Rocio en passant sur mode individuel. Oui, répondit l'âme qui possédait le Mindori. J'ai l'impression que la situation commence à évoluer en notre faveur. Peut-être. Nous savons tous compter, j'en suis sûr. Deux pertes pour conquérir une planète qui n'avait rien de redoutable. Quand on commencera à s'attaquer aux gros morceaux, Kiera risque d'avoir une grève sur les bras. Et elle n'aura aucun mal à l'étouffer dans l'ouf, sauf si nous disposons d'une autre source de nourriture. Ouais. Des nouvelles de ce côté-là ? J'ai suivi la progression du Lucky Logorn, il est presque revenu à Almaden. Tu penses que ce Deebank va marcher avec nous ? Il a été le premier à nous proposer un deal. Au moins écoutera-t-il ma proposition. Le grand amiral était resté à l'écart du labo du SRC depuis le drame du tribunal sécurisé numéro 3. Maynard Khanna avait été un brillant officier et un jeune homme des plus attachants. Samual Aleksandrovich l'avait jugé promis à une brillante carrière dans les Forces spatiales de la Confédération. Avec ou sans sa protection. Et voilà qu'il était mort. La cérémonie funèbre, qui s'était déroulée dans le temple ocuménique de Trafalgar, avait été aussi brève que simple. Et digne, ce qui était normal. Le cercueil enveloppé d'un drapeau, image éternelle du sacrifice des militaires, avait été posé avec révérence sur une plate-forme placée devant l'autel par un peloton de marines en tenue d'apparat. Ce cercueil, symbole de leur honneur, ressemblait davantage à une offrande, avait songé Samual. Alors qu'il chantait un hymne, debout au premier rang, il s'était soudain demandé si Khanna les observait. D'après les informations glanées auprès des possédés capturés, les prisonniers de l'au-delà avaient conscience de ce qui se passait dans l'univers. Sentant monter en lui une terreur glacée, il avait abaissé son missel pour jeter un regard soupçonneux au cercueil. Était-ce pour cette raison qu'on avait créé le rituel funéraire lors des temps préhistoriques ? Ce rituel était commun à toutes les cultures humaines, une cérémonie pour marquer la fin de la vie. Les amis et les parents du défunt venaient lui rendre hommage, lui souhaiter bon voyage dans l'autre monde. Il aurait été rassurant pour une âme, nue et seule, de découvrir que tant de personnes la considéraient comme digne de cet honneur. Les restes de Maynard Khanna tournaient en dérision l'idée d'une vie bien remplie. Mort sous la torture en pleine jeunesse, il avait connu une fin aussi lente qu'ignoble. Samual Aleksandrovich avait relevé son missel et chanté avec une vigueur qui avait surpris les autres officiers. Peut-être Khanna serait-il témoin de la dévotion dont lui témoignait son officier supérieur et en retirerait-il un certain réconfort. Ça valait donc la peine de faire un effort. À présent, Samual Aleksandrovich se préparait à affronter de nouveau l'origine de tous ses problèmes. Jacqueline Goûteur possédait toujours son corps d'emprunt. Elle restait invulnérable aux lois qui auraient dû frapper une meurtrière récidiviste de son espèce. Il était accompagné par Mae Ortlieb et Jeeta Anwar, deux membres du cabinet du président de l'Assemblée générale, ainsi que par l'amiral Lalwani et le capitaine de vaisseau Amr al-Sahhaf, le remplaçant de Maynard Khanna. La présence des deux envoyés du président lui inspirait un certain agacement ; ses décisions et ses prérogatives étaient désormais soumises à l'examen des politiques. Olton Haaker avait le droit d'agir comme il le faisait, Samual le reconnaissait de bonne grâce, mais le président se montrait de moins en moins subtil à mesure que la crise progressait. Pour la première fois, il se surprenait à approuver la libération de Mortonridge. Vu son envergure, cette campagne avait détourné l'attention des médias et de l'Assemblée générale des autres activités des Forces spatiales. Les politiciens, concéda-t-il avec cynisme, ne s'étaient pas trompés en évoquant son impact psychologique. Lui-même avait accédé à quelques reportages en sensovidéo pour voir comment se débrouillaient les sergents. Mon Dieu, cette boue ! Le Dr Gilmore et Euru accueillirent la petite délégation d'un air décontracté. C'était bon signe, songea Samual. Il sentit son moral monter d'un autre cran lorsque Gilmore les conduisit vers les laboratoires de physique et d'électronique, loin du piège à démon. Le Labo biotek numéro 13 ressemblait à n'importe quel laboratoire de recherche électronique. Une longue pièce bordée d'établis, avec en son centre des tables évoquant celles d'une morgue et à son extrémité des chambres stériles séparées par des cloisons vitrées. Des piles de matériel expérimental occupaient toutes les surfaces disponibles, pareils à des mégalithes modernes, à côté des scanners haute résolution et des blocs ultrapuissants. Le seul détail qui jurait, c'était les cuves de clonage. Il était rare d'en voir ailleurs que dans un établissement édéniste. - Sur quoi porte votre démonstration, exactement ? s'enquit Jeeta Anwar. - Sur le prototype d'antimémoire, répondit Euru. Il a été étonnamment facile de l'assembler. Certes, nous avons quantité de fichiers portant sur les armes cogicielles, et nous les avons étudiés à fond. En outre, les mécanismes neuraux de rétention mémorielle sont aujourd'hui bien compris. - Si tel est le cas, pourquoi n'a-t-on jamais conçu une arme de ce type ? - Question d'application, dit Gilmore. Comme l'a fait remarquer un jour le grand amiral, plus une arme est complexe, moins elle est pratique, surtout sur le champ de bataille. Pour que l'antimémoire soit efficace, le cerveau doit être soumis à une longue séquence d'impulsions d'imprégnation. Il ne suffit pas de tirer sur l'adversaire comme on le fait avec un revolver. Le possédé doit regarder dans la direction du rayon, et le moindre mouvement, le moindre clin d'oil, annule toute la procédure. En outre, si cette arme entrait dans le domaine public, on n'aurait aucun mal à programmer les implants rétiniens à la reconnaître et à en contrer les effets. Cependant, une fois que l'on tient un prisonnier, son utilisation devient extrêmement simple. Mattox les attendait devant la dernière chambre stérile, dont il contemplait l'intérieur avec un air de parent tout fier. - Notre plus gros problème a été de définir un test, expliqua-t-il. Les processeurs bioteks ordinaires sont complètement inutiles dans de telles circonstances. Nous avons dû concevoir un système reproduisant l'intégralité de la structure neuronale humaine. - Vous voulez dire que vous avez clone un cerveau ? demanda Mae Ortlieb d'une voix nettement réprobatrice. - La structure est la reproduction fidèle de celle d'un cerveau humain, précisa Mattox, sur la défensive. Mais l'objet en lui-même est purement biotek. Aucun clonage n'a été effectué. Il désigna la chambre stérile. La délégation s'en approcha. La cellule était presque vide, ne contenant qu'une table sur laquelle était posé un cylindre métallique. Des tubes de nutrition reliaient sa base à un mécanisme de recyclage protéinique. Une petite boîte saillait à mi-hauteur du cylindre. Faite d'un plastique translucide couleur ambre, elle contenait une petite sphère noire taillée dans une matière plus dense placée près de sa surface. Le grand amiral augmenta l'amplification de ses rétines renforcées. - C'est un oil, déclara-t-il. - En effet, amiral, dit Mattox. Nous essayons d'effectuer une expérience la plus réaliste possible. Pour être efficace, l'antimémoire doit être appliquée à un sujet via son nerf optique. Un module électronique noir était suspendu à quelques centimètres de l'oeil biotek, maintenu en place par une pince métallique des plus grossières. Des câbles en fibre optique le reliaient aux prises de transfert de données de la chambre stérile. - Quel type de routine faites-vous tourner dans ce construct ? demanda Mae Ortlieb. - Les miennes, répondit Euru. Nous avons relié le cortex à un processeur équipé du lien d'affinité et j'y ai transféré une copie de ma mémoire et de ma personnalité. Elle tiqua, et son regard alla de l'Édéniste au cylindre de métal. - C'est plutôt inhabituel, non ? - Pas si l'on considère la situation qui est la nôtre, répliqua-t-il avec un sourire. Nous tentons de créer l'environnement le plus réaliste possible. Pour cela, nous avons besoin d'un esprit humain. Si vous voulez bien le soumettre à un test de Turing. Il appuya sur un bloc-processeur fixé au mur près de la chambre stérile. Sa lentille AV étincela. - Qui êtes-vous ? demanda Mae Ortlieb d'une voix empruntée. - Je suppose que je devrais m'appeler Euru 2, répondit la lentille. D'un autre côté, cela fait douze fois qu'Euru transfère sa personnalité dans un simulacre neuronal pour procéder à l'évaluation de F antimémoire. - Alors, vous êtes sans doute Euru 13. - Appelez-moi Junior, c'est plus simple. - Pensez-vous avoir conservé vos facultés humaines ? - Je n'ai pas de lien d'affinité, naturellement, ce qui me plonge dans une certaine détresse. Cependant, vu que mon existence sera fort brève, cette absence est tolérable. Excepté ce détail, je suis complètement humain. - Se porter volontaire pour le suicide, voilà qui n'est guère sain pour un humain, en particulier un Édéniste. - C'est néanmoins ce que je me suis engagé à faire. - C'est ce que votre moi originel a décidé, vous voulez dire. Et vous, n'avez-vous pas votre indépendance ? - Si vous me laissiez poursuivre mon développement pendant plusieurs mois, j'hésiterais sans doute à poursuivre l'expérience. Pour le moment, je suis le jumeau du cerveau d'Euru Senior et, à ce titre, elle me paraît tout à fait acceptable. Le grand amiral plissa le front, troublé par ce qu'il voyait et entendait. Il ne s'était pas douté que l'équipe de Gilmore était allée aussi loin. Il jeta à Euru un regard en coin et prit la parole. - On m'a fait comprendre qu'une âme se formait lorsqu'une pensée consciente imprégnait sa cohérence sur une énergie de type au-delà présente dans notre univers. Par conséquent, vu que vous êtes une entité consciente, vous avez sans nul doute une âme. - Je le suppose, amiral, répondit Euru Junior. C'est logique. - Donc, vous avez le potentiel de devenir vous aussi une entité immortelle. Et, cependant, cette épreuve vous éliminera de façon définitive. Voilà une perspective alarmante, pour moi sinon pour vous. Je ne sais pas si nous avons le droit de poursuivre. - Je comprends votre propos, amiral. Cependant, mon identité est plus importante pour moi que mon âme, ou mes âmes. Je sais que, lorsque je disparaîtrai de ce construct, je-Euru continuerai d'exister. La somme de ce que je suis n'aura pas disparu. C'est ce savoir qui récompense les Édénistes durant toute leur vie. Et je n'existe en fait que pour une seule raison : protéger cette continuité de ma culture. Durant toute l'Histoire, des êtres humains ont péri pour protéger leur foyer ou leur idéal, sans savoir avec certitude s'ils avaient une âme. Je ne suis en rien différent d'eux. De toute évidence, j'ai choisi de me soumettre à l'antimémoire afin que notre espèce surmonte cette crise. - Tu parles d'un test de Turing, dit Mae Ortlieb d'une voix sardonique. Je parie que le vieux bonhomme n'a jamais imaginé ce genre de conversation avec une machine tentant de prouver son intelligence. - Si vous en avez fini, s'empressa de dire Gilmore. Le grand amiral contempla le cylindre et envisagea de mettre son veto à l'expérience. Il savait que le président ne laisserait jamais passer ça. Et je n'ai pas besoin de ce type d'interventionnisme dans les affaires des Forces spatiales, surtout en ce moment. - Très bien, dit-il à contrecour. Gilmore et Mattox échangèrent un regard vaguement coupable. Mattox télétransmit une instruction au processeur de contrôle de la chambre stérile, et la cloison de verre s'opacifia. - C'est uniquement pour vous protéger d'une éventuelle fuite, précisa-t-il. Vous pouvez observer l'expérience en accédant à la caméra interne. On ne verra pas grand-chose, je vous avertis. Le spectre utilisé pour transmettre l'antimémoire est bloqué par le capteur. Et, en effet, l'image que reçurent les membres de la délégation en accédant au capteur était pâle et quasiment incolore. Ils ne virent qu'un petit disque vierge sortir du module électronique et se positionner au-dessus de l'oeil dans sa capsule. Des affichages iconiques défilèrent, indéchiffrables. - Ça y est, annonça Mattox. Le grand amiral coupa sa liaison avec le processeur. La cloison de la chambre stérile redevint transparente, à temps pour qu'il voie le disque retourner à l'intérieur du module électronique. Gilmore fit face à la lentille AV. - Junior, est-ce que vous m'entendez ? L'éclat de la lentille demeura uniforme. Mattox reçut une transmission du moniteur du construct. - Les fonctions cérébrales se sont effondrées, déclara-t-il. Et les décharges synaptiques sont maintenant complètement aléatoires. - Et la rétention de mémoire ? s'enquit Gilmore. - Probablement ramenée à trente ou trente-cinq pour cent. Je procéderai à un scan de capacité neurologique une fois la stabilisation terminée. Les scientifiques du SRC échangèrent un sourire satisfait. - C'est bien, dit Gilmore. C'est très bien. C'est notre meilleur résultat jusqu'ici. - Ce qui signifie ? - Il ne reste plus une seule pensée dans ce construct. Junior a cessé de réfléchir. Le biotek ne sert plus que d'unité de stockage pour des fragments mémoriels. - Impressionnant, dit Mae Ortlieb d'un air songeur. Quelle est l'étape suivante ? - Nous n'en sommes pas sûrs, dit Gilmore. Le potentiel de cette arme est terrifiant, je l'admets. Nous envisageons de l'utiliser comme arme dissuasive pour obliger les âmes à interrompre leur interface avec notre univers. - À condition que son effet s'exerce bien sur les âmes, fit remarquer Jeeta Anwar. - Cette perspective nous amène à envisager toute une série de nouveaux problèmes, concéda Gilmore d'un air peu enthousiaste. - Laissez-moi deviner, intervint Samual. Si vous faites usage de F antimémoire sur un possédé, vous effacez aussi les souvenirs de son hôte et détruisez F âme de celui-ci. - Cela semble probable, dit Euru. Nous savons que l'esprit de l'hôte est toujours abrité par le cerveau même lorsque c'est l'âme du possédé qui contrôle le corps. La réapparition de l'hôte après l'éviction du possesseur grâce au tau-zéro le prouve sans l'ombre d'un doute. - Donc, l'antimémoire ne peut pas être utilisée à l'échelle de l'individu ? - Non, amiral, sauf à tuer aussi l'âme de l'hôte. - Cette arme peut-elle aussi fonctionner dans l'au-delà? demanda sèchement Samual. - Je ne vois pas comment nous pourrions l'y introduire, répondit Mattox. Pour le moment, elle est encore trop lente et trop inefficace. Elle a réussi à dissiper les processus mentaux de Junior ; mais, comme vous l'avez vu, elle n'a pas éliminé la totalité de ses souvenirs. Les zones de l'esprit qui sont inactives au moment de la frappe à l'antimémoire en sont probablement protégées, car les connexions qui les relieraient en temps ordinaire sont annulées. Pour employer une analogie, c'est comme si vous détruisiez les rues et les avenues d'une ville en laissant les bâtiments intacts. Vu que la connexion d'un possédé avec l'au-delà est au mieux ténue, il n'y a aucune garantie pour que l'antimémoire réussisse à passer dans l'au-delà sous sa forme actuelle. Nous devons développer une version bien plus rapide. - Mais vous n'en êtes pas sûrs ? - Non, amiral. Nous ne disposons que de théories et d'estimations. Nous ne saurons qu'une version donnée est efficace qu'après l'avoir testée. - L'ennui, c'est qu'une antimémoire vraiment efficace exterminerait toutes les âmes de l'au-delà, dit doucement Euru. - Est-ce exact ? - Oui, amiral, répondit Gilmore. Tel est notre dilemme. Il ne peut y avoir ni test ni démonstration à petite échelle. L'antimémoire est bel et bien une arme de l'apocalypse. - Jamais vous ne pourriez en persuader les âmes, dit Lal-wani. En fait, vu ce que nous savons des conditions qui prévalent dans l'au-delà, il n'y aurait qu'une infime minorité d'entre elles pour écouter vos mises en garde. - En toute conscience, je ne peux pas autoriser l'utilisation d'une arme qui exterminera plusieurs milliards d'entités humaines, déclara le grand amiral. Vous devez me fournir d'autres solutions. - Mais, amiral... - Non. Navré, docteur. Je sais que vous avez travaillé dur et j'apprécie vos efforts ainsi que ceux de votre équipe. Personne n'est plus conscient que moi de la gravité de la menace que représentent les possédés. Mais cela même ne peut justifier une telle réponse. - Amiral ! Nous avons exploré toutes les possibilités. Tous les théoriciens dont je dispose, dans toutes les disciplines possibles et imaginables, n'ont cessé d'envisager les hypothèses les plus extravagantes. Nous avons même essayé de pratiquer un exorcisme quand ce prêtre de Lalonde nous a dit que ça marchait. Rien, rien n'a été aussi prometteur que cette idée. Elle représente les seuls progrès que nous ayons faits. - Docteur, je ne dénigre ni votre travail ni votre engagement. Mais vous devez comprendre que ceci est totalement inacceptable. Sur le plan moral comme sur le plan éthique, cette arme relève du mal absolu. Ce que vous suggérez, c'est un génocide. Laissez-moi vous dire une chose : jamais je n'autoriserai quiconque à faire usage d'une telle monstruosité. Pas plus que n'importe quel officier des Forces spatiales, je l'espère et même j'en suis sûr. Maintenant, trouvez-moi une autre solution. Ce projet est supprimé. Les membres de F état-major du grand amiral prirent des paris sur le temps que mettrait le président Haaker à demander une sensoconférence. Le gagnant fut celui qui avait proposé le chiffre de quatre-vingt-dix-sept minutes. Les deux hommes étaient assis face à face dans une bulle de senso-environnement de niveau un. - Samual, vous ne pouvez pas mettre un terme au projet antimémoire, commença le président. C'est tout ce que nous avons. Dans son bureau, Samual Aleksandrovich sourit en constatant que Haaker l'appelait par son prénom, comme chaque fois qu'il se préparait à se montrer totalement intransigeant. - À part la libération de Mortonridge, vous voulez dire ? Il imaginait sans peine la façon dont l'autre devait pincer les lèvres à cette pique. - Comme vous l'avez fait remarquer naguère, la campagne de libération n'est pas une solution globale au problème. L'antimémoire, si. - Indubitablement. Une solution finale. Écoutez, je ne sais pas si Mae et Jeeta vous ont bien expliqué la situation, mais les chercheurs pensent qu'une telle arme exterminerait toutes les âmes de l'au-delà. Vous ne pouvez pas envisager cela. - Samual, ces âmes dont vous vous souciez tant s'efforcent de nous réduire tous en esclavage. Je dois dire que votre attitude me surprend. Vous êtes un militaire, vous savez que la guerre résulte d'un conflit d'intérêts auquel on applique des solutions irrationnelles. Cette crise en est un exemple parfait. Les âmes veulent désespérément revenir parmi nous et nous ne pouvons pas le leur permettre. Si elles réussissent, cela signifiera l'extinction de l'espèce humaine. - Toutes nos oeuvres ne seront plus que champs de ruines, mais je doute que nous soyons promis à l'extinction. Je ne pense même pas qu'elles puissent nous posséder tous. Les Édénistes ont fait preuve d'une résistance remarquable ; et l'expansion du phénomène est quasiment interrompue. - Oui, grâce à votre quarantaine. Cette idée était la bonne, je n'en disconviens pas. Mais, jusqu'ici, nous avons été incapables de renverser le cours des choses. Et c'est ce que veut la majorité de la population de la Confédération. Ce qu'elle exige, devrais-je dire. L'expansion s'est ralentie, mais elle n'a pas été stoppée. Vous le savez aussi bien que moi. Et la quarantaine est difficile à appliquer. - Vous ne comprenez pas ce que vous proposez, n'est-ce pas ? Il y a des milliards d'âmes dans l'au-delà. Des milliards. - Et elles vivent dans le tourment. Pour une raison inconnue, elles ne peuvent pas progresser, alors que Laton affirme que c'est possible. Vous ne pensez pas qu'elles accueilleraient la mort avec joie ? - Certaines d'entre elles, peut-être. Ce serait probablement mon cas. Mais ni vous ni moi n'avons le droit de prendre cette décision à leur place. - Ce sont elles qui nous ont mis dans cette position. Ce sont elles qui nous envahissent. - Cela ne nous donne pas le droit de les exterminer. Nous devons trouver un moyen de leur venir en aide ; ce faisant, c'est nous-mêmes que nous aiderons. Vous ne comprenez donc pas ? Renonçant à son image d'impartialité, le président se pencha en avant et sa voix se fit insistante. - Bien sûr que je comprends. N'essayez pas de me faire endosser le rôle du méchant intransigeant. Si je vous ai soutenu, Samual, c'est parce que je sais que personne ne pourrait mieux que vous diriger les Forces spatiales. Et j'ai été amplement récompensé de ce soutien. Jusqu'ici, nous avons réussi à maîtriser la situation sur le plan politique, à calmer les têtes brûlées. Mais ça ne peut pas durer éternellement. Un de ces jours, il faudra bien présenter une solution à la Confédération dans son ensemble. Et, pour le moment, nous n'avons qu'un seul candidat crédible : l'antimémoire. Je ne peux pas vous laisser faire une croix dessus, Samual. Nous vivons des moments désespérés ; nous devons envisager toutes les possibilités, même les plus horribles. - Jamais je n'autoriserai l'utilisation de cette monstruosité. En dépit des différences qui nous opposent, ces âmes sont humaines. J'ai fait le serment de protéger la vie dans toute la Confédération. - Ce ne sera pas vous qui donnerez l'ordre d'utiliser l'antimatière. Une telle arme n'est pas du ressort des militaires. La responsabilité de son usage appartient aux politiciens que nous sommes et que vous méprisez. - Que je désapprouve. De temps en temps. Le grand amiral s'autorisa à afficher un petit sourire. - Poursuivez vos recherches, Samual. Obligez Gilmore et son équipe à trouver une solution plus décente, plus humanitaire. C'est ce que je souhaite autant que vous. Mais ils doivent parallèlement continuer à développer l'antimémoire. Il y eut une pause. Samual savait que, s'il persistait dans son refus, Haaker émettrait une requête officielle qui passerait pardessus sa tête. Ce qui rendrait sa position carrément intenable. Tel était le choix qui se présentait à lui. - Entendu, monsieur le président. Le président Haaker se fendit d'un petit sourire et transmit à son processeur l'ordre de clore la réunion, rassuré à l'idée que leur petit clash diplomatique resterait inconnu de tous. En effet, tout le monde savait que les techniques de cryptage garantissant un niveau 1 de sécurité étaient inviolables. Les experts en sécurité aimaient à utiliser l'image suivante : si toutes les IA de la Confédération se mettaient en parallèle pour casser le code, il leur faudrait pour y parvenir une durée estimée à cinq fois la durée de vie de l'univers. La division Sécurité et Communication du SRC (ainsi que ses équivalents au sein de l'ASE et du B7) aurait par conséquent été consternée d'apprendre que la réplique d'un téléviseur Sony Trinitron 70 cm des années 1980 affichait présentement l'image du grand amiral et du président de l'Assemblée générale pour le bénéfice d'un auditoire composé de quinze bimillénaires attentifs et d'une fillette de dix ans plutôt distraite. Tracy Dean poussa un soupir de frustration lorsque l'image se réduisit à un minuscule point au centre de l'écran. - Eh bien, voilà que le renard a découvert l'entrée du poulailler, pour ainsi dure. Assise sur un tabouret trop haut pour elle, Jay s'amusait à faire balancer ses pieds. Le club, outre qu'il constituait le centre de la vie sociale, hébergeait aussi les observateurs kiints à la retraite qui ne souhaitaient plus vivre seuls dans une villa. C'était un grand bâtiment aéré, aux larges couloirs et aux grandes pièces inondées de soleil, qui ressemblaient toutes à des salons d'hôtel. Les murs étaient blanchis à la chaux, les sols carrelés de brique rouge sombre. Les grandes plantes en pot étaient omniprésentes. De minuscules oiseaux, au poitrail rouge et or et aux ailes membraneuses turquoise, voletaient un peu partout, sinuant entre les fournisseurs. Le club tout entier était placé sous le signe du confort. On n'y trouvait aucun escalier, rien que des rampes ; les fauteuils étaient rembourrés ; la nourriture distribuée par les fournisseurs universels, quelle que soit sa nature, était liquide ou pâteuse, de sorte qu'on n'avait pas à la mâcher. Les cinq premières minutes que Jay avait passées à l'intérieur du bâtiment s'étaient révélées intéressantes. Tracy lui avait montré les lieux et l'avait présentée aux autres résidents, qui étaient tous en parfaite santé en dépit de leur fragilité apparente. Ils étaient ravis de la voir et de la dorloter, la complimentaient sur sa nouvelle robe, lui proposaient de goûter toutes sortes de biscuits, de glaces et de sucreries aux noms des plus étranges. Ils ne bougeaient pas souvent de leur chaise, se contentant d'observer ce qui se passait dans la Confédération et de regarder des programmes datant des siècles passés. Jay et Tracy passèrent la moitié de l'après-midi dans le salon où trônait la grosse télévision pendant que les autres résidents se disputaient sur le choix de la chaîne. Ils passaient d'une conférence ultrasecrète en temps réel, militaire ou gouvernementale, à un spectacle intitulé Happy Days qui les faisait tous glousser à l'unisson des rires préenregistrés. On avait même droit aux publicités d'époque. Jay, totalement déconcertée par les personnages archaïques qui ne lui semblaient nullement comiques, ne cessait de jeter des regards par la fenêtre. Elle avait passé les trois derniers jours à jouer sur la plage avec les jouets que lui avaient donnés les fournisseurs universels, à nager et à se promener sur les dunes et dans la paisible forêt tropicale. Les repas étaient aussi savoureux qu'à Tranquillité. Tracy lui avait même procuré un bloc-processeur pourvu d'une lentille AV grâce auquel elle pouvait suivre tous les soirs les émissions de la Confédération. Et Richard Keaton lui avait rendu visite deux ou trois fois pour voir comment elle se portait. Mais elle commençait à en avoir marre. Ces planètes suspendues en permanence dans le ciel étaient de plus en plus tentatrices, lui rappelant que, dans le système des Kiints, la vie était nettement plus active qu'autour de cette plage. Tracy surprit son regard impatient et lui tapota la main. - Différences culturelles, dit-elle sur le ton de la confidence tandis qu'un Fonzie mortifié recevait son ordre de mobilisation. Il faut comprendre l'époque avant de pouvoir comprendre son humour. Jay hocha la tête d'un air plein de sagesse et se demanda quand elle aurait le droit de revoir Haile. Celle-ci était beaucoup plus drôle que Fonzie. Puis quelqu'un changea de chaîne et on vit apparaître sur l'écran le grand amiral et le président de l'Assemblée générale. - Le Corpus va être obligé d'intervenir à présent, dit une dame du nom de Saska. Cette antimémoire pourrait se répandre en dehors du spectre humain. C'est là que les ennuis commenceraient. - Le Corpus ne fera rien, répondit Tracy. Comme d'habitude. Ce qui est, est. Tu te rappelles ? - Vérifie tes références, contra une autre dame. Quantité d'espèces ont envisagé de déployer une arme similaire lors de leur contact avec l'au-delà. Nous connaissons dix-huit cas d'utilisation. - C'est horrible. Que s'est-il passé ? - Ça n'a pas très bien marché. Seul un faible pourcentage de la population inversotranscendante a été éliminé. La structure mentale des inverses est trop chamboulée pour que l'antimémoire fonctionne de façon efficace. Aucune espèce n'est arrivée à la rendre assez rapide pour cela. Une telle arme ne peut être sérieusement considérée comme une solution finale. - Oui, mais ce crétin de Haaker ne le saura qu'après qu'elle aura été testée sur le terrain, se plaignit un homme nommé Galic. Nous ne pouvons pas permettre qu'un humain soit tué, même si c'est un inverse. Aucun humain n'a jamais été tué. - Mais nous avons beaucoup souffert, murmura une voix pleine de ressentiment. - Et ils vont bientôt mourir sur les mondes dérobés. - Je vous dis que le Corpus n'interviendra pas. - Nous pourrions interjeter appel, dit Tracy. A tout le moins demander une insertion dans le projet antimémoire pour surveiller son développement. Après tout, si une espèce est capable d'inventer une antimémoire assez rapide pour dévaster l'au-delà, c'est bien la nôtre. - D'accord, fit Saska. Mais il nous faudra atteindre le quorum avant de pouvoir transmettre l'appel au niveau exécutif. - Comme si ça posait problème, dit Galic. Tracy eut un sourire malicieux. - Et je connais le candidat idéal pour cette insertion. On entendit des gémissements dans le salon. - Lui? - Beaucoup trop malin pour son bien, si vous voulez mon avis. - Aucun sens de la discipline. - On n'a jamais mené ce type d'observation. - Petit prétentieux. - Ridicule, trancha Tracy. (Elle passa un bras autour des épaules de Jay.) Jay l'aime bien, n'est-ce pas, Jay ? - Qui ça ? - Richard. - Oh ! (Jay leva Prince Dell dans ses mains ; pour une raison inconnue, elle n'avait pu se résoudre à l'abandonner dans sa chambre.) Il m'a donné ça, annonça-t-elle à l'assistance. Tracy éclata de rire. - Et voilà. Amie, prépare l'appel, c'est toi qui connais le mieux le protocole procédurier du Corpus. - Entendu. (L'un des hommes leva les bras en feignant la résignation.) Je suppose que j'ai le temps de m'y atteler. Quelqu'un changea de chaîne, et on entendit le générique de L'Extravagante Lucy. Tracy fit la grimace et prit Jay par la main. - Viens, mon chou. Je pense que tu t'es assez barbée pour aujourd'hui. - Qui c'est, le Corpus ? demanda Jay comme elles sortaient du bâtiment pour se retrouver sous un soleil éclatant. Sur la placette, un piédestal où était monté un grand bi en fer forgé. La première fois que Jay l'avait vu, il lui avait fallu une éternité pour comprendre comment on faisait pour l'enfourcher. - Le Corpus n'est pas exactement un " qui ", répondit Tracy. Disons que c'est l'équivalent kiint d'un Consensus édé-niste. Sauf que c'est une philosophie en plus d'un gouvernement. Je suis désolée, mon explication est un peu vague, n'est-ce pas ? - C'est lui qui dirige tout, vous voulez dire ? Tracy hésita de façon à peine perceptible. - Oui, c'est ça. Nous devons obéir à ses lois. Et la première de toutes est la non-intervention. Celle que Haile a violée en t'amenant ici. - Et vous vous inquiétez pour cette histoire d'antimémoire? - Oui, même si nous nous efforçons de n'en rien laisser paraître. Cette arme pourrait déclencher le chaos si elle pénétrait dans l'au-delà. Nous ne pouvons pas le permettre, mon chou. C' est pour ça que je veux qu' on envoie Richard à Trafalgar. - Pourquoi ? - Tu as entendu ce qui vient d'être dit. Il n'a aucun sens de la discipline. Elle lui lança un clin d'oil. Tracy la conduisit devant le disque de marbre noir au-dessus de la plage. Jay en avait vu plusieurs autres éparpillés entre les villas, et deux à l'intérieur du club. À quelques reprises, elle avait vu les sphères noires surgk du néant et déposer quelque chose sur les disques. Prenant son courage à deux mains, elle s'était même placée sur l'un d'eux, fermant les yeux et retenant son souffle. Mais il ne s'était rien passé. Sans doute devait-on télétransmettre d'abord une instruction à un genre de bloc-processeur kiint. Tracy fit halte au bord du disque et se tourna vers Jay. - Une visite pour toi, lui dit-elle. Une sphère noire se matérialisa. Puis Haile apparut, agitant prudemment ses bras à moitié formés. Amie Jay 1 Grande joie. Poussant un cri de bonheur, Jay se précipita sur son amie pour la serrer dans ses bras. - Où étais-tu ? Comme tu m'as manqué. Son chagrin était nettement perceptible. J'ai passé du temps à apprendre beaucoup. - Quoi, par exemple ? Un bras tractamorphique s'enroula autour du poignet de Jay. Comment marchent les choses. - Quelles choses ? Le Corpus, répondit Haile avec révérence. Jay frotta le crâne du bébé kiint. - Oh ! Il embête tout le monde ici. Le Corpus ? Cela ne peut être. - Il ne veut pas aider les humains avec les possédés, enfin, pas comme on en a besoin. Mais ne t'inquiète pas, Tracy va lui jeter un appel. Tout finira par s'arranger. Cela est bon. Le Corpus est fort sage. - Ah ouais ? Elle tapota la jambe antérieure de Haile qui, obéissante, ploya le genou. Jay l'escalada pour se loger sur ses épaules. - Est-ce que le Corpus sait construire un château de sable ? Haile sortit pesamment du disque d'ébène. Le Corpus n'a aucune connaissance en matière de construction de châteaux de sable. Jay eut un sourire plein de suffisance. - Promettez-moi d'être sages, toutes les deux, dit Tracy d'un air sévère. Vous pouvez nager, mais restez là où vous avez pied. Je sais que les fournisseurs viendront à votre aide si vous avez des problèmes, mais ce n'est pas une raison. Vous devez apprendre à être responsables de vous-mêmes. C'est compris ? - Oui, Tracy. Compréhension atteinte. - Très bien, allez donc vous amuser. Et, Jay, ne te bourre pas de sucreries. Je vais préparer le dîner pour ce soir, et je serai très fâchée si tu ne peux rien avaler. - Oui, Tracy. Elle enserra les flancs de Haile avec ses genoux, et la Kiint se mit en marche, les éloignant de la vieille dame. - On t'a fait beaucoup d'histoires parce que tu m'avais secourue ? demanda Jay, inquiète, une fois qu'elles furent hors de portée de voix. Le Corpus a grande compréhension et grande capacité de pardon. - Oh ! bien ! Mais je ne dois pas recommencer. Jay gratta les épaules de son amie tandis qu'elles descendaient vers la plage. - Hé ! tu marches de mieux en mieux. Le reste de l'après-midi fut paradisiaque. Comme dans la crique de Tranquillité quelques semaines plus tôt. Elles nagèrent, et le fournisseur universel qui rôdait dans les parages leur donna une brosse et une éponge pour que Jay puisse frictionner Haile, elles bâtirent des châteaux de sable, ce qui n'était pas évident vu que le sable était un peu trop fin, Jay s'aventura à demander deux glaces au chocolat et aux amandes (si elle en prenait davantage, le fournisseur le dirait sûrement à Tracy), elles jouèrent au ballon de plage et, une fois qu'elles furent bien fatiguées, parlèrent du système stellaire des IQints. Au début, Haile ne put que répéter à Jay ce que Tracy lui avait déjà expliqué, mais, chaque fois que la fillette lui posait une nouvelle question, elle s'adressait au Corpus qui lui en donnait invariablement la réponse. Les découvertes que fit Jay étaient parfois étonnantes. Pour commencer, le petit groupe de villas entourant le club était l'un des trois lieux dévolus aux humains sur une île déserte longue de cinquante kilomètres. On l'appelait le Village. - L'île s'appelle le Village ? demanda Jay, mystifiée. Oui. Ce sont les observateurs humains qui ont insisté pour qu'on lui donne ce nom. Le Corpus m'indique que celui-ci est ironique. J'ignore ce qu'est l'ironie. - Différences culturelles, répliqua Jay avec hauteur. Le Village faisait partie d'un vaste archipel abritant des observateurs appartenant à huit cents espèces xénos différentes. Jay jeta un regard plein d'espoir au yacht ancré à quelques encablures du rivage. Ce serait fabuleux de voguer sur cet océan, où on pouvait découvrir une nouvelle espèce à chaque escale. - Est-ce qu'il y a des Tyrathcas ici ? Quelques-uns. Le Corpus a des difficultés à pratiquer l'insertion dans leur société. Ils occupent beaucoup de mondes, davantage que ta Confédération. Le Corpus dit qu'ils sont insulaires. Cela lui a donné du souci récemment. Haile lui parla de Riynine, le monde sur lequel elle vivait maintenant. Nang et Lieria avaient choisi une maison dans une grande ville, un parc-continent parsemé de dômes, de tours et autres édifices cyclopéens. Plusieurs centaines de millions de Kiints y habitaient, et Haile avait rencontré plein de jeunes de son âge. J'ai plein de nouveaux amis maintenant. - C'est bien, dit Jay en refoulant sa jalousie. Riynine était invisible depuis le Village ; elle se trouvait presque à l'autre bout de l'Arc, quasiment de l'autre côté du soleil. C'était l'une des capitales, une planète où des astronefs xénos arrivaient en permanence de tous les coins de la galaxie, dessinant une nébuleuse spirale argentée au-dessus de l'atmosphère. - Emmène-moi là-bas, supplia Jay. (Elle brûlait du désir de voir cette merveille.) Je veux faire la connaissance de tes nouveaux amis et voir la ville où tu habites. Le Corpus ne veut pas que tu sois alarmée. Il y a beaucoup d'étrangeté là-bas. - Oh ! s'il te plaît, s'il te plaît. Je mourrai si je ne vois pas ça. C'est pas juste d'avoir fait tout ce chemin et de ne pas voir ce qu'il y a de plus joli. S'il te plaît, Haile, demande au Corpus de ma part. S'il te plaît ! Amie Jay. Retrouve calme. Je ferai appel. C'est promis. - Merci, merci, merci. Elle se mit à sauter de joie et à danser autour de Haile, qui transforma ses bras tractamorphiques en lassos pour tenter de l'attraper. - Hé ! lança une voix. Apparemment, vous vous amusez bien, toutes les deux. Jay se figea, tout essoufflée, et se sentit rougir. Elle plissa les yeux pour mieux voir la silhouette qui avançait vers elle sur le sable étincelant. - Richard ? - Je suis venu te dire au revoir, dit-il en souriant. - Oh ! soupira-t-elle. Décidément, il y avait de plus en plus de provisoire dans sa vie ces temps-ci. Les endroits comme les personnes... Elle inclina la tête sur le côté. - Vous avez changé. Il portait un uniforme bleu marine impeccablement repassé et des bottes de cuir noir rutilantes. Il tenait une casquette sous son bras. Et sa queue-de-cheval avait disparu ; ses cheveux coupés en brosse faisaient à peine un centimètre de long. - Lieutenant de vaisseau Keaton, Forces spatiales de la Confédération, au rapport, madame ! dit-il en saluant. Jay gloussa. - Voici mon amie Haile. Bonjour, Haile. Bienvenue, Richard Keaton. Richard tirailla sur sa veste et bomba le torse. - Alors, qu'est-ce que tu en dis ? Comment me trouves-tu ? - Très beau. - Ah ! je le savais. Le prestige de l'uniforme, ça impressionne toujours les filles. - Vous êtes vraiment obligé de partir ? - Ouaip. J'ai été mobilisé par notre amie Tracy. Je m'en vais à Trafalgar pour sauver l'univers menacé par le méchant Dr Gilmore. Sauf que lui-même ne sait pas qu'il est méchant. C'est là qu'est le problème, du moins en partie. L'ignorance est ce qu'il y a de plus tragique dans la vie. - Vous allez rester là-bas longtemps ? Elle n'aurait pas cru que les choses iraient si vite. Tracy n'avait parlé de cette insertion que quelques heures plus tôt. Et voilà qu'elle était sur le point de se produire. - Aucune idée. C'est pour ça que je voulais être sûr de te voir avant de partir. Pour te dire de ne pas t'inquiéter. Tracy et ses vieux potes ont les meilleures intentions du monde, mais ils paniquent trop vite. Je veux que tu saches une chose : l'espèce humaine est bien plus maligne, bien plus robuste que ne le pensent ces merveilleux vieux débris. Ils nous ont surtout connus durant notre âge des ténèbres, tu sais. Moi, je sais ce que nous sommes devenus aujourd'hui. Et c'est aujourd'hui qui compte. Nous avons de très bonnes chances de nous en sortir, Jay. Je te le promets. Elle se serra contre lui. - Je veillerai sur Prince Dell, promit-elle. - Merci. (Il regarda autour de lui en feignant la méfiance, puis baissa la voix.) Quand tu en auras l'occasion... demande au fournisseur une planche de surf et un jet-ski. Et dis-lui que c'est ton idée. D'accord ? Elle hocha la tête en exagérant le mouvement. - D'accord. La réfection en cours était plus modeste que les deux précédentes, mais il n'y avait désormais plus aucun doute : le Lady Macbeth faisait partie des principales sources de revenus des compagnies de maintenance et d'ingénierie opérant dans le spatioport contrarotatif de Tranquillité. Nombre des équipements de ses modules de vie n'avaient pas résisté aux puissantes accélérations de son propulseur à antimatière. Il fallait installer des réservoirs massiques additionnels dans les soutes. Kempster Getchell avait besoin de toute une batterie de capteurs spécialisés et d'une petite flottille de satellites de surveillance. On avait ôté plusieurs plaques de la coque pour installer le nouveau noud ergostructurant. Lorsque lone arriva dans le centre de contrôle de la baie, les tuyaux à mousse protectrice se repliaient pour regagner leurs attaches sur la paroi. Le Lady Mac luisait d'un éclat gris argenté sous les projecteurs bordant le pourtour du cratère métallique. Devant la baie vitrée, Joshua discutait avec les opérateurs des consoles, sélectionnant une police et une couleur pour le nom et le numéro matricule du vaisseau. Un waldo étique se mettait déjà en position, son aérographe à moteur ionique prêt à passer à l'action. - Tu es censé appareiller dans vingt-huit minutes, dit lone. Joshua regarda dans sa direction et lui sourit. Abandonnant les techniciens, il glissa jusqu'à elle et l'embrassa. - Rien ne presse. Et on ne peut pas voler si on n'a pas de nom écrit sur la coque. En outre, les inspecteurs du MAC nous ont déjà donné notre clairance. - Dahybi a fini par dompter le nouveau noud ? - Ouais. Ça ne s'est pas fait tout seul. Il a fallu faire venu-dés renforts. Un faucon s'est rendu dans le Halo O'Neill pour aller chercher deux des ingénieurs travaillant pour le fabricant. C'est eux qui ont résolu ce problème de synchronisation. Seigneur, j'adore les missions ultraprioritaires. - Bien. - Il ne nous reste plus qu'à charger les guêpes de combat, plus le nouveau VSM qu'Ashly est allé chercher chez Dassault. Ton équipe scientifique est déjà à bord. On a hérité de Kempster et de Renato, plus Mzu et les agents secrets. Parker Higgens a insisté pour embarquer à bord de l'Onone, avec Oski Katsura et ses assistants. - Ne le prends pas mal, dit lone. Ce pauvre Parker est sujet au mal de l'espace. Joshua la regarda comme s'il ne comprenait pas de quoi elle parlait. - Et les sergents sont déjà dans les nacelles tau-zéro. Le Lady Mac a chargé plus de choses que i'Onone. - Il ne s'agit pas d'une compétition, Joshua. Il eut un sourire en coin et l'attira contre lui. - Je sais. Liol apparut soudain à l'écoutille. - Josh ! Tu es là. Écoute, on ne peut pas... oh. - Bonjour, Liol, dit lone d'une voix douce. Comment se passe votre séjour à Tranquillité ? - Euh... C'est formidable. Merci. - Vous avez fait une forte impression sur Dominique. Elle le parle que de vous. Liol grimaça et supplia Joshua du regard. - Je ne pense pas que vous lui ayez fait vos adieux, n'est-ce pas ? demanda lone. Même les naneuroniques de Liol auraient été incapables de refouler le rouge qui lui montait aux joues. - J'ai été très occupé ces jours-ci à aider Josh. Euh... peut-être pourriez-vous lui transmettre mon meilleur souvenir. - Entendu, Liol, dit lone en se retenant pour ne pas rire. Je lui ferai savoir que vous êtes parti. - Merci, lone, je vous revaudrai ça. Euh... Josh, on a vraiment besoin de toi à bord maintenant. lone et Joshua se mirent à glousser dès qu'il eut disparu. - Fais attention à toi, lui dit-elle au bout d'un temps. - Comme d'habitude. Elle mit un long moment à regagner ses appartements. À moins que la solitude n'ait prolongé le trajet. Il a très bien pris les choses, déclara Tranquillité. Tu crois ? Il souffre beaucoup intérieurement. Celui qui a dit que le bonheur était dans l'ignorance ne se trompait pas de beaucoup. D'un autre côté, il aurait fini par deviner la vérité. Sur le long terme, ça n'aurait pas été un service à lui rendre, ni à moi d'ailleurs. Je suis fière de ton intégrité. Faible compensation pour un coeur brisé... Désolée, j'exagère. C'est encore mes hormones. Est-ce que tu l'aimes ? Tu me poses toujours la même question. Et tu ne me donnes jamais la même réponse. J'éprouve pour lui des sentiments puissants. Tu le sais. Bon Dieu, choisir d'avoir deux enfants avec un homme, ça prouve quelque chose, non? Il est absolument adorable. Mais l'aimer... je n'en sais rien. Ce n'est pas lui que j'aime, je crois, mais ce qu'il est. Si je l'aimais vraiment, j'aurais tout fait pour qu'il reste ici. D'un autre côté, c'est peut-être ma faute. Peut-être que je ne peux jamais vraiment aimer un homme, puisque je t'ai. Elle ferma les yeux, assise dans la rame vide, et regarda le Lady Mac s'élever sur son berceau pour sortir de la baie. Les échangeurs thermiques de l'astronef se déployèrent, et les câbles ombilicaux se désengagèrent de sa coque. Un nuage de gaz et de poussière argentée s'envola. Des flammes ioniques d'un bleu étincelant naquirent sur l'équateur du vaisseau, qui s'éleva doucement. À dix mille kilomètres de là, l'escadre de Meredith Saldana se mettait en formation. L'Onone s'éleva au-dessus de sa plateforme pour aller rejoindre le Lady Mac. Les deux astronefs, qui formaient un couple des plus disparates, accordèrent leurs vitesses et mirent le cap sur l'escadre. Je ne peux pas me substituer à un être humain, dit doucement Tranquillité. Jamais je ne pourrais avoir ce genre de relation avec toi. Je le sais. Mais tu es mon premier amour, et tu seras toujours mon amour. Tu es un rival imbattable aux yeux d'un homme. Les capitaines de faucons réussissent à aimer. Tu penses à Syrinx. Et à tous ses semblables. Mais ce sont des Édénistes. Ce n'est pas la même chose. Peut-être devrais-tu profiter de notre présence ici pour apprendre à les connaître. Au moins ne seront-ils pas intimidés par ma personne. Excellente idée. Mais... je ne sais pas si c'est parce que je suis une Saldana, mais je ne suis pas très chaude à l'idée de considérer l'Édénisme comme une solution à tous mes problèmes. C'est une culture fabuleuse. Mais si nous restions ici, si un Édéniste devenait mon partenaire, nous finirions par être absorbés par eux. Il n'y a plus d'avenir pour nous à Mirchusko. Les Laymils ne représentent plus un mystère. Je sais. Mais je ne suis toujours pas disposée à me convertir à l'Édénisme. Nous sommes uniques, toi et moi. Peut-être avons-nous été créées dans un but bien précis, mais nous avons évolué et l'avons désormais transcendé. Nous avons notre propre vie à vivre ; nous avons le droit de choisir notre propre avenir. Si les possédés n'en décident pas à notre place. Ils ne le feront pas. La mission de Joshua n'est que l'une des cent entreprises et quelques qui ont été lancées pour résoudre la crise. L'espèce humaine surmontera cette épreuve. Pas sans subir des changements. Les Édénistes devront repenser leur attitude vis-à-vis de la religion. J'en doute. À leurs yeux, l'au-delà justifiera leur rejet de la spiritualité, leur insistance pour trouver à toute chose une explication naturelle, si bizarre soit-elle. Le fait que Laton leur ait dit qu'ils ne seraient pas piégés dans l'au-delà ne fera que renforcer leur position. Que proposes-tu, alors ? Je n'en suis pas sûre. Rien du tout, peut-être, hormis l'idée de repartir de zéro dans un nouveau système stellaire. Ensuite, on verra bien ce qui se passera. Ah! Je comprends maintenant pourquoi tu tiens tellement à garder cet enfant. Tu as l'intention de fonder une nouvelle culture. Un peuple doué de l'affinité mais existant en dehors du contexte édéniste. Fonder une culture, voilà qui est grandiose. Je ne suis pas sûre que mon ambition aille jusque-là. Tu es une Saldana. Ta famille a déjà accompli cet exploit. Oui, mais je n'ai qu'une seule matrice. Je ne peux pas engendrer une race à moi toute seule. Il existe certains moyens. Les exomatrices. D'autres que toi pourraient avoir envie de tenter quelque chose de nouveau. Regarde le nombre d'adolescents qui ont répondu à l'appel de Kiera Salter - même si ce n'était qu'un piège. Et on peut créer de nouveaux habitats. lone sourit. Cela t'excite, n'est-ce pas ? Je ne t'ai jamais connue aussi enthousiaste. Je suis intriguée, oui. Je n'ai jamais beaucoup réfléchi à l'avenir. Ma vie a été consacrée à l'administration des affaires humaines et au Projet de recherche sur les Laymils. Eh bien, nous devrons attendre que la crise actuelle soit réglée avant de pouvoir passer nos options en revue. Mais ce serait formidable, n'est-ce pas ? Créer la première culture d'après la possession, une culture qui jette aux orties le ridicule préjugé antibiotek des Adamistes. Nous pourrions englober ce qu'il y a de mieux dans les deux cultures. Tu parles comme une vraie Saldana. Arrivé au bout de l'allée, Luca Comar tira sur les rênes de son cheval et mit pied à terre. Il était près de midi et les gens quittaient les champs pour faire une pause. Il ne le leur reprochait pas, tant la moiteur était étouffante. Fichtrement peu naturelle pour Norfolk. Mais tel était le choix de la communauté. Chaque jour, le temps était parfaitement estival, avec fort ensoleillement et brises chaudes, tandis que chaque nuit apportait son averse pour baigner la terre. Cette combinaison produisait une terrible humidité. Il craignait que les plantes aborigènes n'en soient bientôt affectées ; normalement, la fin de l'été voyait la chaleur diminuer et les ondées devenu" plus fréquentes. Et puis, comment lesdites plantes allaient-elles réagir à l'absence de la lumière écarlate de la Duchesse ? Jusqu'ici, on ne percevait aucun changement, mais il se sentait quand même mal à l'aise. Ces nouvelles conditions, cependant, faisaient merveille pour les récoltes. Jamais il ne les avait vues si précoces. La moisson s'annonçait extraordinaire. Les choses revenaient à la normale. L'humeur ambiante suffisait à prouver que le monde tournait bien rond. On percevait un enthousiasme qui n'avait pas été de mise auparavant. On prenait soin des maisons en les nettoyant et en les entretenant pour de bon, pas seulement en souhaitant qu'elles soient bien tenues. Les gens prêtaient attention à leurs vêtements et à leur allure. Et cela faisait un bout de temps qu'on n'avait plus de nouvelles de Bruce Spanton et de sa fine équipe. Même si l'on savait qu'il sévissait à la pointe sud de Kesteven, tourmentant les gens comme il faut. Exception faite de problèmes similaires, la vie devenait de plus en plus belle, douce et paisible. Satisfaisante. C'est ça, et tu comptes vivre ainsi quelques millions d'années, hein ? Luca secoua la tête pour éclaircir son champ de perception. Il l'avait sentie qui approchait tôt ce matin. Une silhouette solitaire qui s'avançait dans les bosquets, un noud dans l'uniformité mentale qui enveloppait tout le comté. Sereine. Pas une menace comme Spanton. Mais certainement une curiosité. Il y avait chez elle quelque chose qui clochait. Il n'avait aucune idée de ce que ça pouvait être. Aussi, juste avant que la cloche de Cricklade ne sonne pour le déjeuner, Luca avait annoncé à Johan qu'il irait à la rencontre de l'étrangère et l'étudierait. Il débarquait encore de nouveaux arrivants. Quiconque était prêt à travailler avait sa place dans la communauté. L'inconnue était à un demi-mile de là, progressant sur la route dans un étrange véhicule. Luca plissa le front. C'est une caravane romani. Ce spectacle était plaisant et éveillait d'agréables souvenirs. Des jeunes filles ravies par ses attentions, coquettes et insolentes. Leurs corps qui se donnent dans les champs de blé, les clairières isolées, les caravanes. Chaque année, je prouvais ma virilité en leur compagnie. Je? Il attacha les rênes de sa monture à l'un des barreaux du portail en fer forgé et dansa d'un pied sur l'autre en signe d'impatience. La nouvelle venue devait avoir conscience de son humeur, mais l'allure de son cheval ne s'altéra pas d'un iota. C'était un animal de trait plutôt robuste, découvrit Luca tandis qu'il parcourait les deux cents derniers yards les séparant, avec une robe pie et une crinière ébouriffée. À le voir, il aurait été capable de faire le tour de la planète en tirant sa caravane sans jamais se fatiguer. Le cheval continua d'avancer vers Luca qui s'agita, sachant qu'on mettait ses nerfs à l'épreuve. Mais il refusa de bouger d'un pouce, même en voyant que l'animal se dirigeait obstinément vers lui. À la dernière minute, la femme qui tenait les rênes claqua la langue et le fit arrêter. La caravane fit halte en oscillant doucement sur les ressorts de ses roues. Carmitha serra le frein et descendit d'un bond. Elle examina l'homme qui contournait Olivier pour se diriger vers elle. Le cheval lui lança un hennissement. - Bienvenue, dit-il. Puis il sursauta en se retrouvant face aux deux canons de sa carabine. Pour la énième fois, elle regretta amèrement d'avoir donné son fusil à pompe à Louise Kavanagh. - Je m'appelle Carmitha. Je ne suis pas des vôtres, je ne suis pas un possesseur. Est-ce que ça vous pose un problème ? - Non ! - Parfait. Croyez-moi, je saurai si vous changez d'avis. J'ai certains de vos pouvoirs. Elle se concentra, et le fond du pantalon de Luca devint brûlant. Il se tortilla avec frénésie pour taper sur le tissu avant qu'il s'enflamme. - Nom d'un chien ! Carmitha se fendit d'un sourire enchanteur. Il était en proie à des pensées agitées, qu'elle percevait sous la forme de tourbillons pastel à la lisière du spectre visible. Je peux les lire, se dit-elle, ravie. Un pouvoir magique de plus. Une fois que la chaleur eut disparu, Luca se ressaisit et retrouva un peu de sa dignité. - Comment avez-vous... (Il s'interrompit.) Carmitha ? Carmitha ! Elle cala le fusil sur son épaule et écarta de son front une mèche de cheveux. - Je vois qu'une partie de vous se souvient. Mais aucun homme n'oublierait un séjour dans mon lit. - Euh... Luca rougit. Les souvenirs étaient vigoureux et détaillés : cette chair ferme sous ses mains, l'odeur de sueur, les grognements extatiques. Il sentit son sexe se raidir. - On se calme, murmura-t-elle. Comment vous faites-vous appeler en ce moment ? - Luca Comar. - Je vois. En ville, on m'a dit que c'était vous le responsable par ici. Plutôt ironique, non ? Mais, d'un autre côté, vous êtes tous en train de régresser. - C'est faux ! dit-il, indigné. - Mais oui. - Comment avez-vous fait pour acquérir nos pouvoirs ? - Je n'en ai aucune idée. C'est sans doute à cause de cet endroit où vous nous avez transportés. Après tout, vous n'avez plus aucun contact avec l'au-delà, n'est-ce pas ? - Non. Dieu merci. - Donc, les pensées de tous doivent exercer une influence sur la réalité de ce lieu. Félicitations, vous avez fait de nous tous des égaux. Grant doit être vraiment furieux. - Si vous le dites, répliqua-t-il avec dédain. Carmitha accueillit cette réaction d'un petit rire de gorge. - Peu importe. Tant que vous comprendrez qu'il vous est impossible de me transformer en hôte pour l'un des vôtres, nous nous entendrons à merveille. - Que voulez-vous dire ? - C'est tout simple. Je suis révulsée par le sort que vous avez infligé à tous ces gens, ne vous y trompez pas. Mais je ne peux rien y faire ; et vous non plus, désormais. Donc, autant que je vive avec, d'autant plus que vous régressez et restaurez tout ce qui a disparu. - Nous ne sommes pas en train de régresser, insista-t-il. Et pourtant, il s'était déjà inquiété en constatant que la personnalité de Grant Kavanagh influait de plus en plus sur ses actes et ses décisions. Je dois cesser d'en être dépendant, je dois le traiter comme une encyclopédie et rien de plus. - D'accord, d'accord, disons que vous vous bonifiez. Utilisez le terme qui vous chante si ça doit préserver votre dignité. Je m'en fiche. Maintenant, j'ai passé les dernières semaines à me cacher dans la forêt et j'en ai assez de manger du lapin froid à mon petit déjeuner. Et puis, ça fait un bail que je n'ai pas pris un bon bain chaud. Comme vous en êtes sans doute conscient. Donc, je cherche un endroit où séjourner quelque temps. Je ferai ma part de travail - cuisine, ménage, récolte, ce que vous voudrez. C'est ce que je fais toujours. Luca tirailla sa lèvre inférieure d'un air pensif. - Vous n'auriez pas dû réussir à nous échapper. Nous avons conscience de la planète entière. - Mon peuple possède encore le savoir que les gens de votre espèce - je vous parle à tous les deux - ont oublié. En ramenant la magie en ce monde, vous avez redonné de la force aux anciens enchantements, qui ont cessé d'être des charmes de bonne femme. - Intéressant. Il y en a beaucoup d'autres comme vous ? - Vous connaissez le nombre de caravanes qui viennent ici chaque année pour l'estivage. Faites le calcul. - Ça n'a sans doute pas d'importance. Même si tous les Romanis ont survécu, vous n'avez pas le pouvoir de nous ramener dans l'univers dont nous nous sommes évadés. - Cette idée vous fait vraiment peur, n'est-ce pas ? - Elle nous terrifie. Mais vous le savez déjà, puisque vous avez les mêmes pouvoirs que nous. - Hum. Alors, est-ce que je peux rester ? Il laissa volontairement son regard s'attarder sur son gilet de cuir, se rappelant les seins lourds et le ventre plat qu'il dissimulait. - Oh ! je pense pouvoir vous trouver une petite place. - Ah ! inutile de vous faire des idées, je vous avertis ! - Qui, moi ? Je ne suis plus Grant. Il retourna près de son cheval et détacha les rênes du portail. Carmitha glissa sa carabine dans l'étui en cuir fixé près du siège et mena Olivier le long de l'allée en restant au niveau de Luca. Les roues de la caravane faisaient crisser le gravier. - Saleté d'humidité. (Elle se passa une main sur le front, remettant du désordre dans ses cheveux.) On va quand même avoir un hiver, hein ? - Je l'espère. J'y veillerai pour ce qui est de Kesteven, en tout cas. La terre a besoin d'un hiver. - " J'y veillerai " ! Mon Dieu. Quelle arrogance ! - Je préfère parler de sens pratique. Nous savons ce qu'il nous faut et nous nous débrouillons pour l'obtenir. C'est l'une des joies de cette nouvelle vie. Le destin n'existe plus. C'est nous qui contrôlons notre sort. - C'est ça. Elle examina avec attention les environs du grand manoir de pierre comme ils approchaient de celui-ci. Bizarre que si peu de choses aient changé. Mais les possédés avaient tendance à habiller de glorieuses façades les lieux qu'ils occupaient, et c'était inutile ici. Quand on occupe ce qui est essentiellement un palais, à quoi bon dépenser de l'énergie pour créer des quin-quets flatteurs ? Pour une raison indéterminée, le spectacle des champs bien tenus était réconfortant. L'impression de normalité, je suppose. Nous avons tous besoin de ça. Luca la conduisit dans la cour attenante à la demeure. Les murs de pierre du manoir et des écuries firent résonner le fracas des sabots et des roues sur le pavé. Il faisait encore plus chaud dans cet espace clos. La faible capacité énergétique de Carmitha ne pouvait pas y faire grand-chose, malheureusement. Elle ôta son gilet de cuir, ignorant la façon dont Luca reluquait le tissu de sa robe collé à sa peau. L'une des écuries n'était plus qu'une carcasse calcinée, aux murs ornés de longues traînées de suie au-dessus de chaque fenêtre. Le toit en plaques d'ardoise s'était effondré en son centre. Carmitha émit un petit sifflement. Louise n'avait pas menti. Plusieurs groupes d'ouvriers agricoles se reposaient à l'ombre des portes cochères. Ils déjeunaient de sandwiches et se faisaient passer des bouteilles. Carmitha sentit tous les regards se poser sur elle tandis que Luca la conduisait vers l'écurie encore intacte. - Vous pouvez mettre Olivier là-dedans, dit-il. Je crois que les box sont assez grands. Et il y a de la luzerne dans ces sacs, là-bas au fond. Si vous voulez le laver, le tuyau d'arrosage fonctionne à la perfection. Il semblait particulièrement fier de ce dernier point. Carmitha n'avait aucune peine à imaginer la réaction de Grant Kavanagh si le tuyau n'avait pas fonctionné normalement. - Merci, je crois que c'est ce que je vais faire. - Bien. Comptez-vous dormir dans votre caravane ? - Je pense que cela vaut mieux, n'est-ce pas ? - Entendu. Quand vous serez prête, allez à la cuisine et demandez Susannah. Elle vous trouvera quelque chose à faire. Il commença à s'éloigner. - Grant... Je veux dire : Luca. - Ouais. Carmitha tendit sa main. Un rayon de soleil accrocha le diamant passé à son annulaire. - C'est elle qui me l'a donné. Luca fixa la bague d'un air stupéfait et fonça sur elle. Il lui agrippa le poignet pour regarder sa main de plus près. - Où sont-elles ? demanda-t-il, le visage cramoisi. Où sont-elles parties, bon sang ? Est-ce qu'elles sont en sécurité ? - Louise m'a parlé de la dernière fois où elle vous a vu, répondit Carmitha d'une voix glaciale. Elle lança un regard appuyé en direction de l'écurie incendiée. Luca serra les poings, le visage déformé par l'angoisse. Toutes les pensées qui s'agitaient dans son crâne étaient colorées par la honte. - Je n'ai pas... je n'étais pas... Et merde ! Nom de Dieu. Où sont-elles ? Je ne leur ferai aucun mal, je vous le promets, je vous le jure. Mais dites-le-moi. - Je sais. C'était un moment de folie. Vous le regrettez et vous avez honte de vos actes. À présent, vous seriez incapable de toucher un seul cheveu de leurs têtes. - Oui. (Il fit un effort pour se maîtriser.) Écoutez, nous avons fait des choses horribles. Des choses atroces, inhumaines. À des hommes, à des femmes, à des enfants. Je sais que c'était mal. Je le savais à ce moment-là, mais cela ne m'a pas retenu. Mais vous devez comprendre ce qui me poussait. Ce qui nous poussait tous. (Il leva un doigt accusateur et se mit à crier.) Vous n'êtes jamais morte ! Vous n'avez jamais connu le désespoir qui était le mien. J'aurais accueilli Lucifer à bras ouverts s'il avait pu me délivrer de ma prison. À bras ouverts. Je l'aurais supplié de me laisser franchir les portes de l'enfer. Mais il ne m'en a jamais donné la possibilité. (Il s'effondra, vidé de toute énergie.) Damnation. S'il vous plaît ? Je veux seulement savoir si elles sont saines et sauves. Écoutez, il y a d'autres non-possédés parmi nous, des enfants surtout ; et on en trouve aussi en ville. Nous veillons sur eux. Nous ne sommes pas des monstres. Carmitha parcourut la cour du regard, presque gênée. - Est-ce que vous autorisez Grant à écouter ce que je dis ? - Oui. Oui. Je vous le promets. - D'accord. Je ne sais pas exactement où elles se trouvent. Je les ai laissées à Bytham, où elles ont pris l'aéroambulance. Je l'ai vue décoller. - L'aéroambulance ? - Oui. Une idée de Geneviève. Elles tentaient d'atteindre Norwich. Elles pensaient y être en sécurité. - Oh ! (Il s'accrocha à son cheval, comme s'il redoutait de tomber dans les pommes ; le regret se lisait sur son visage.) Il me faudrait des mois pour atteindre la capitale. Si je trouve un navire qui veut bien m'y conduire. Merde ! Elle posa sur son bras une main hésitante. - Navrée de ne pas pouvoir vous aider davantage. Mais cette Louise est une fille débrouillarde. Si quelqu'un peut éviter d'être possédée, c'est bien elle. Il la regarda d'un air incrédule, puis éclata d'un rire amer. - Ma Louise ? Débrouillarde ? Elle ne sait même pas sucrer son thé à l'heure du petit déjeuner. Bon Dieu, quelle façon stupide d'élever les enfants ! Pourquoi avez-vous fait ça ? Pourquoi ne leur montrez-vous pas le monde tel qu'il est ? Elles sont nées pour être des ladies, notre société les protège. Je les protège, car tel est le rôle d'un père qui se respecte. Je leur donne tout ce qui est bon et décent en ce bas monde. Votre société, c'est de la merde, elle ne vaut strictement rien ; ce n'est même pas une société ; votre vie n'est pas une vie, c'est une fête médiévale. Ce n'est pas en restant pathétiquement insignifiant que vous défendrez vos êtres chers. Les gens doivent faire face à ce qu'il y a au-delà de leur horizon. Il n'y avait rien au-delà du nôtre avant que les démons de votre espèce viennent transformer l'univers en champ de ruines. Nous avons vécu ici pendant des siècles et nous nous sommes construit une bonne et respectable demeure. Et vous avez tout détruit. Tout ! Vous nous avez volé nos biens, et maintenant vous tentez de reconstruire ce monde que vous prétendez haïr. Vous n'êtes même pas des sauvages, vous êtes encore en dessous de ça. Pas étonnant que l'enfer n'ait pas voulu de vous. - Hé ! (Carmitha se mit à le secouer.) Ressaisissez-vous ! - Ne me touchez pas ! hurla-t-il. (Son corps tout entier était pris de convulsions.) Ô mon Dieu ! Il tomba à genoux, les mains plaquées sur son visage. Une voix angoissée monta entre ses doigts. - Je suis lui, je suis lui. Il n'y a plus de différence entre nous. Ce n'est pas ce que nous voulions. Vous ne comprenez pas ? Ce n'est pas ainsi que la vie était censée être. Cet endroit aurait dû être le paradis. - Le paradis n'existe pas. (Elle lui massa la nuque, s'efforçant de détendre ses muscles noués.) Il faut tirer le meilleur parti de ce que l'on a, voilà tout. Comme tout le monde. Il dodelina de la tête, un geste que Carmitha choisit d'interpréter comme un assentiment. Elle décida que le moment était sans doute mal choisi pour lui apprendre que sa chère et précieuse Louise était enceinte. 10. Mortonridge se vidait de son essence dans l'océan en une lente et douloureuse agonie, comme si toute la souffrance, le tourment, la misère de cet impitoyable conflit s'étaient manifestés sous la forme d'une masse de boue. Visqueuse, insidieuse, inépuisable, elle gangrenait la résolution des deux camps en même temps qu'elle ravageait leur environnement physique. La couche d'humus de la péninsule s'était arrachée à l'épine dorsale de sa chaîne centrale pour couler inexorablement vers ses côtes. Tout le riche terreau qui s'était formé au fil des millénaires, à mesure que la forêt tropicale se régénérait grâce aux troncs pourrissants des arbres trépassés, fut emporté en l'espace de deux jours par la pluie surnaturelle. Réduite à l'état de bouillie saturée, la couche supérieure contenant en abondance nitrates, bactéries et pseudo-lombrics ne formait plus qu'une titanesque coulée de boue. Des collines de glèbe traversaient les vallées, propulsées par l'intolérable pression de la terre qui se massait en amont. Cette marée bourbeuse ravageait toutes les vallées et toutes les combes, mettant à nu les couches souterraines. Un mélange compact d'argile et de roche, aussi stérile que le régolite d'un astéroïde. Il n'y avait là ni graines, ni spores, ni oufs prêts à faire renaître la vie. Et même s'il y en avait eu, jamais la vie n'aurait trouvé de quoi s'alimenter dans cette désolation. Ralph accéda aux capteurs DS pour observer l'épaisse tache noire qui se dégorgeait dans l'océan. L'embouchure de la Juliffe avait imposé une décoloration semblable à l'océan de Lalonde, il s'en souvenait encore. Mais le phénomène avait été limité. Cette catastrophe écologique était sans précédent depuis les excès du XXIe siècle terrien. Les créatures marines périssaient par milliers dans ces eaux enténébrées, étouffées par les innombrables cadavres de leurs cousins terrestres. - Elle avait raison, vous savez, dit-il à Cathal à la fin de la première semaine de campagne. - Qui ça ? - Annette Ekelund. Vous vous rappelez notre rencontre sur la ligne de démarcation ? Elle a dit qu'il nous faudrait détruire le village afin de le sauver. Et moi, je lui ai répliqué que je ferais ce que je devais faire, quoi qu'il m'en coûte. Mon Dieu. Il s'effondra sur son fauteuil capitonné. S'il ne s'était pas su observé par tout le personnel de la Salle de commandement de l'autre côté de la cloison, il se serait pris la tête entre les mains. Cathal considéra l'image affichée par la colonne AV devant lui. La tache malsaine qui entourait Mortonridge avait crû à mesure que le nuage s'était dissipé. Il pleuvait toujours sur la péninsule, évidemment, mais plus de façon constante. Le nuage était presque redevenu un phénomène naturel, et on apercevait désormais des solutions de continuité dans ses circonvolutions ténébreuses. - Ce sont eux les responsables, chef. Arrêtez donc de vous sentir coupable. Tous ceux que nous avons libérés de la possession grâce au tau-zéro vous considèrent comme un héros. Vous aurez droit à une médaille quand on en aura fini avec cette histoire. Médaille, anoblissement, promotion... ce n'était pas la première fois qu'on évoquait ce genre de sujet. Ralph ne s'en souciait guère. C'étaient là des hochets agités par l'État, sans aucune valeur pratique. Ce qui comptait vraiment, c'était de sauver des gens ; le reste relevait de la tenue des registres, ou |du devoir de mémoire. Il n'était pas vraiment sûr d'être inté-jressé. Jamais Mortonridge ne pourrait guérir, redevenir ce Iqu'elle avait été. Peut-être serait-ce le plus approprié des mémoriaux : une terre décimée, que les générations futures ne pourraient jamais oublier. Une vérité que les révisionnistes ne pourraient jamais altérer. La campagne de libération, avait-il conclu quelque temps plus tôt, ne serait pas une victoire remportée sur Ekelund ; tout au plus un match nul. Elle reviendrait tôt ou tard pour la revanche. Acacia frappa à la porte et entra, suivie par Janne Palmer. Ralph leur fit signe de s'asseoir et télétransmit à la porte un ordre de verrouillage. La bulle de senso-environnement se referma autour d'eux. La princesse Kirsten et l'amiral Farquar étaient déjà assis dans la salle virtuelle, prêts à entamer la réunion quotidienne. La table ovale était occupée par une carte en relief de Mortonridge, où des symboles clignotants donnaient des informations sur l'avancement de la campagne. Les triangles pourpres indiquant les amas de possédés s'étaient multipliés durant les dix derniers jours, la dissipation du nuage permettant aux capteurs DS de scanner le terrain avec plus de précision. Les forces alliées, représentées par des hexagones verts, formaient une ligne parallèle à la côte et distante de celle-ci de soixante-cinq kilomètres. L'amiral Farquar se pencha pour étudier la situation d'un air abattu. - Moins de dix kilomètres par jour, dit-il. J'espérais que nous avancerions plus vite. - Vous ne diriez pas cela si vous aviez essayé de marcher dans cette boue, répliqua Acacia. Les sergents progressent de façon plus que satisfaisante. - Ce n'était pas une critique, s'empressa d'ajouter l'amiral. Étant donné les circonstances, ils ont fait de l'excellent travail. Mais j'aimerais que la chance tourne un peu en notre faveur -jusque-là, les éléments semblent être dans le camp d'Ekelund. - Ça commence à changer, dit Cathal. La pluie et la boue ont déclenché presque tous les pièges qu'ils nous avaient préparés. Et nous avons réussi à les localiser. Ils ne peuvent pas nous échapper. - Je vois que la campagne progresse sur le terrain, dit la princesse Kirsten. Je n'ai aucune remarque à faire sur ce point. Cependant, le problème des blessés dans les deux camps commence à être préoccupant. Les chiffres apparurent au-dessus de la table sous la forme de deux colonnes dorées. Ralph avait fait de son mieux pour les ignorer. Mais il lui était impossible de les oublier. - Le taux de suicides chez les possédés augmente de façon inquiétante, concéda-t-il. Aujourd'hui, il a atteint les huit pour cent et nous ne pouvons pas y faire grand-chose. C'est un acte délibéré de leur part. Une tactique inhibitrice. Après tout, qu'est-ce qu'ils ont à perdre ? Le but même de cette campagne est de libérer les corps qu'ils ont capturés ; s'ils parviennent à nous frustrer de cette victoire, ils réussissent à affaiblir notre résolution, sur le champ de bataille comme sur le terrain politique. - Si tel est leur raisonnement, alors ils se trompent lourdement, déclara la princesse. Si le royaume est aussi puissant, c'est en partie parce que ma famille est capable de prendre des décisions difficiles quand le besoin s'en fait sentir. La campagne continuera jusqu'à ce que les sergents opèrent leur jonction au sommet des montagnes. Toutefois, j'aimerais qu'on me propose des solutions pour réduire les pertes. - Je n'en vois qu'une seule, dit Ralph. Et elle est loin d'être parfaite. Nous ralentissons la progression du front et profitons de ce délai pour concentrer nos forces autour des possédés. Pour le moment, nous n'envoyons que le nombre minimum de sergents affronter chaque nid que nous rencontrons. Cela signifie que les sergents doivent utiliser pas mal de munitions pour soumettre les possédés. Dès que ceux-ci constatent qu'ils sont vaincus, ils cessent de résister à nos balles. Et nous avons perdu. Une nouvelle victime périt et va grossir les rangs des âmes perdues. - Si nous augmentons le nombre de sergents comme vous le proposez, vous espérez une réduction du taux de suicides ? - Pour l'instant, les sergents sont trente pour cent plus nombreux que les possédés lors d'un affrontement direct. Si nous pouvions porter cet avantage à soixante pour cent, nous estimons que le taux de suicides pourrait descendre à quatre ou cinq pour cent. - Naturellement, ce taux s'améliorera de lui-même à mesure que le front se concentrera et que le nombre de possédés décroîtra, fit remarquer l'amiral Farquar. Pour le moment, nous ne pouvons pas faire mieux. Les sergents n'ont pas assez progressé pour pouvoir concentrer leurs assauts comme ce serait souhaitable, mais ils doivent affronter un grand nombre de possédés. - La situation va changer de façon radicale au cours des trois ou quatre prochains jours, dit Cathal. Presque tous les possédés se déplacent. Ils s'éloignent du front aussi vite que le leur permet la boue. Notre progression va s'accélérer, et la ligne de front va par conséquent se réduire. - Ils se déplacent, mais pour l'instant seulement, intervint Janne Palmer. On a signalé de fortes concentrations de possédés à cinquante kilomètres du front. S'ils ont un tant soit peu de jugeote, ils vont se regrouper. - Plus ils sont nombreux, plus ils sont forts et plus ils seront difficiles à soumettre. En particulier avec cette histoire de suicides, dit Acacia. J'ai demandé à l'IA de concevoir un programme de frappes DS pour arrêter leurs mouvements. Je ne pense pas que nous devrions les laisser poursuivre leur retraite. Nous risquerions de nous retrouver avec un noyau dur de possédés au centre de la péninsule, et il nous serait impossible de le réduire sans de très lourdes pertes. - Je n'ai pas vraiment l'intention d'attendre trois ou quatre jours que la situation s'améliore, dit la princesse Kirsten. Que proposez-vous, Ralph ? - Mon principal souci est de les empêcher de se regrouper, madame. Leurs forces sont déjà nombreuses à Schallton, Ketton et Cauley. Je ne tiens pas à ce qu'ils les accroissent encore. Mais si nous les empêchons de bouger puis ralentissons la progression de notre avance, alors la campagne de libération durera sans doute deux fois plus de temps que prévu. - Mais avec un taux de pertes réduit de façon significative ? interrogea la princesse. Ralph se tourna vers Acacia. - Seulement parmi les victimes de la possession, dit-il. Si nous affrontons chaque nid avec un nombre plus élevé de sergents disposant cependant d'une puissance de feu moins importante, alors les pertes seront plus graves chez les sergents. - Nous connaissions les risques lorsque nous nous sommes portés volontaires, répondit Acacia. Et nous sommes prêts à les assumer. Cependant, je tiens à vous dire qu'un grand nombre de sergents souffre de ce que, faute de mieux, je ne puis appeler qu'une baisse de moral. Nous ne nous attendions pas à cela, car les personnalités qui les animent étaient censées être de simples routines mentales. Il semblerait qu'elles soient en train d'évoluer pour devenir quelque chose de bien plus complexe. Malheureusement, elles ne jouissent pas de la sophistication qui leur serait nécessaire pour apprécier pleinement leur héritage édéniste. En temps normal, nous sommes capables d'alléger le fardeau de l'un des nôtres par le partage et la compassion. Ici, toutefois, la quantité de souffrance est bien trop importante par rapport à notre capacité, ce qui nous soumet à un stress élevé. Nous n'avons pas connu de telles souffrances depuis Jantrit. - Vous voulez dke que les sergents sont en train de devenir de vraies personnes ? demanda Janne Palmer. - Pas encore. Et nous ne pensons pas qu'ils en soient capables. En fin de compte, ils sont limités par les processeurs dont ils sont équipés. Ce que je vous dis, c'est qu'ils cesseront bientôt d'être de simples serviteurs bioteks. À l'avenir, ne vous attendez plus à ce qu'ils soient d'une efficacité absolument mécanique. Il y a des facteurs humains qui interviennent et dont nous devons désormais tenir compte. - Par exemple ? s'enquit la princesse. - Probablement auront-ils besoin de récupérer entre deux assauts. Il faudra faire tourner les missions entre les différents pelotons. Navrée, dit-elle à Ralph. Je sais que cela va encore compliquer votre planning. En particulier si vous voulez empêcher les suicides de possédés. - Je suis sûr que l'IA s'en tirera, dit-il. - Apparemment, la campagne va être beaucoup plus longue que prévu, et ce quelle que soit l'option que nous choisirons, commenta l'amiral Farquar. - J'y vois un petit avantage, dit Janne Palmer. - Je serais ravie de le connaître, lui rétorqua la princesse. - En ralentissant le flot de victimes libérées de la possession, nous relâcherons en partie la pression qui pèse sur nos unités médicales. Dans l'intimité de son bureau, ICirsten s'autorisa un frisson que personne ne pouvait percevoir dans la salle virtuelle. De toutes les horreurs révélées par la campagne de libération, celle-ci était sans doute la pire. Le cancer était si rare qu'elle avait été profondément choquée en apprenant que des victimes de la possession souffraient de tumeurs malignes en quantité. Rares étaient celles qui avaient été épargnées. Infliger par pure vanité une maladie aussi incapacitante était un acte quasiment obscène. Persister à le faire par pure ignorance était encore plus grave. - J'ai demandé une aide médicale d'urgence au royaume et à nos alliés, déclara-t-elle. Nous devrions recevoir prochainement des cargaisons de nanoniques médicales. Tous les établissements hospitaliers de la planète sont mobilisés, et j'ai réquisitionné des astronefs civils pour évacuer des malades vers les colonies-astéroïdes du système - les lits y sont en nombre limité, certes, mais tout est bon à prendre à ce stade. J'armerais pouvoir envoyer certains malades hors système, mais je ne puis rompre la quarantaine. En outre, mon ministre des Affaires étrangères estime que les autres systèmes hésiteraient sans doute à accepter des patients venus d'Ombey. Leurs autorités redoutent l'infiltration par les possédés, et je ne peux pas dire que je leur en veux. - La nouvelle folie de Capone ne contribue pas à faire baisser la paranoïa, grommela l'amiral Farquar. Que ce salopard aille au diable ! - Vous êtes donc en faveur d'un ralentissement ? s'enquit la princesse. - Oui, madame, dit Janne Palmer. Ce n'est pas seulement une question d'infrastructure médicale, il faut aussi compter avec les goulets d'étranglement. La situation s'est légèrement améliorée maintenant que nous pouvons faire atterrir des avions dans les ports, mais nous devons d'abord y acheminer les blessés, et ceux-ci ont besoin de soins que les forces d'occupation ne sont pas équipées pour leur dispenser. - Quelle est votre opinion, général Hiltch ? - Je n'aime pas l'idée de ralentir notre avance, madame. Avec tout le respect que je dois à l'amiral Farquar et à ses officiers de la Défense stratégique, je ne pense pas qu'ils pourront empêcher les possédés de se regrouper. Ils arriveront à les ralentir, peut-être, mais pas à les arrêter. Et, une fois ceci fait, nous serons vraiment dans de beaux draps. La puissance de feu qui nous sera alors nécessaire pour investir Ketton sera démesurée. Nous ne devons pas leur permettre de nous opposer une résistance désespérée. Pour le moment, c'est nous qui dictons la cadence des événements, et je n'aimerais pas renoncer à cet avantage. C'est notre principal atout. - Je vois. Très bien, vous aurez ma décision avant l'aube, heure locale. Le senso-environnement s'évanouit avec sa brutalité habituelle, et Kirsten, agacée, battit des paupières à plusieurs reprises pour s'accoutumer à la vue de son bureau. Retour bienvenu à la normale. Tellement nécessaire désormais. Ces réunions quotidiennes lui pesaient de plus en plus. Le Grand Conclave des Saldana, qui se déroulait au palais Apollon, n'avait pas cette intensité car on y élaborait des poli tiques qui mettaient des décennies à porter leurs fruits. La campagne de libération, c'était de l'immédiat. Et les Saldana n'en avaient pas l'habitude. Dans toute crise moderne, la décision à prendre était d'envoyer ou non la flotte. Ensuite, tout dépendait de l'amiral qui avait le commandement de celle-ci. Je prends des décisions poli tiques et non militaires. Mais la libération de Mortonridge avait changé la donne, brouillé ces distinguos. Les décisions militaires devenaient ipso facto des décisions politiques. Elle se leva et s'étira. Puis se planta devant le buste d'Allié. Elle caressa ses traits austères, familiers, rassurants. - Que ferais-tu à ma place ? murmura-t-elle. Non qu'elle courût le risque d'être accusée d'avoir fait le mauvais choix. La famille la soutiendrait quoi qu'il arrive. Lorsqu'elle sortit de son bureau, Sylvester Geray, son écuyer, se leva en hâte, faisant grincer les pieds de sa chaise sur le parquet en tushk. - Fatigué ? demanda-t-elle d'un ton badin. - Non, madame. - Si, je le vois bien. Je retourne quelque temps dans mes appartements. Je n'aurai pas besoin de vous avant sept heures. Allez dormir un peu, ou au moins vous reposer. - Merci, madame, dit-il en s'inclinant devant elle. Très peu de domestiques étaient affectés aux appartements princiers, ce qui convenait parfaitement à Kirsten. Toutes ces pièces obscures et silencieuses évoquaient un foyer normal à cette heure de la soirée. Une gouvernante et une femme de chambre étaient de garde et bavardaient à voix basse dans le salon attenant aux chambres des enfants. Kirsten les écouta pendant quelques instants ; le fiancé de la gouvernante, un soldat de la Flotte royale, ne l'avait pas appelée depuis deux ou trois jours. La femme de chambre compatissait. Tous, songea Kirsten, nous sommes tous affectés jusqu'au dernier. Et la libération de Mortonridge n'est que le commencement. Jusqu'ici, l'Église n'avait guère réussi à apaiser les terreurs de ses ouailles. Cependant, l'archevêque d'Atherstone signalait que toutes les églises de la planète affichaient complet - les fidèles étaient encore plus nombreux que lors de la messe de minuit, avait-il précisé, indigné. Elle ouvrit sans s'annoncer la porte du bureau d'Edward, ne constatant son erreur qu'une fois entrée. Il y avait une jeune fille avec lui sur le sofa de cuir ; sa maîtresse du moment. Kirsten se rappela le dossier que lui avait communiqué Jannike Dermot : son père était de la petite noblesse et possédait un domaine ainsi qu'une compagnie de transport. Une jolie jeune femme, à l'ossature classique et délicate. Grande, avec de longues jambes, comme Edward le préférait. Elle fixa Kirsten d'un air consterné, puis s'efforça désespérément de remettre un peu d'ordre dans sa tenue. Peine perdue, se dit Kirsten amusée, sa robe de soirée étant décidément trop légère pour lui permettre une quelconque pudeur. Ses doigts tremblants lâchèrent le verre de vin qu'ils tenaient. Kirsten plissa le front. Le tapis rouge et bleu était une authentique antiquité turque ; elle l'avait offert à Edward pour son anniversaire il y avait quinze ans de cela. - Madame, bredouilla la fille. Je... nous... Kirsten se contenta de lui adresser un regard interrogateur. - Venez, ma chère, dit posément Edward. (Il la prit par le bras et l'escorta jusqu'à la porte.) Affaire d'État. Je vous rappellerai demain matin. Elle réussit à prononcer un mot incompréhensible. Un valet de chambre, répondant à une télétransmission d'Edward, apparut et adressa un signe de tête poli à la malheureuse, maintenant totalement paniquée. Edward referma la porte du bureau et soupira. Kirsten se mit à rire, puis porta une main à sa bouche. - Oh ! Edward, je suis navrée. J'aurais dû te faire savoir que j'arrivais. Il écarta les bras. - C'est la vie1. - Elle avait l'air terrifiée, la pauvre. (Elle s'agenouilla pour ramasser le verre et épongea le tapis.) Regarde ce qu'elle a fait. Je ferais mieux d'appeler un mécanoïde d'entretien pour nettoyer cette tache. Elle télétransmit une instruction au processeur de la pièce. - En fait, ce chablis n'est pas mauvais. (Il prit la bouteille dans son seau.) Ce serait dommage de ne pas en profiter, tu veux un verre ? - Excellente idée. J'ai eu une journée plutôt pénible. - Ah! Il alla lui chercher un verre propre dans une armoire. Kirsten huma le bouquet une fois qu'il l'eut servie. - Elle était splendide. Mais un peu jeune, quand même. Espèce de polisson. (Elle chassa de son veston un grain de poussière imaginaire.) D'un autre côté, je vois comment tu as pu la séduire. L'uniforme te va à merveille, comme toujours. Edward contempla un instant sa tunique de la Flotte royale. Il n'y figurait aucun signe de son rang, rien que trois barrettes des plus discrètes - qu'il avait méritées bien des années auparavant. - Je ne fais que mon devoir. Mais la jeunesse de ces militaires est vraiment déprimante. J'ai l'impression qu'ils me considèrent comme une sorte de mascotte. - Pauvre chou, c'est indigne. Mais ne t'inquiète pas, Zandra et Emmeline sont très impressionnées. Il s'assit sur le sofa en cuir et en tapota le siège. - Viens près de moi et dis-moi ce qui ne va pas. - Merci. Elle contourna le petit mécanoïde qui reniflait la tache de vin et prit place à côté de son époux, qui lui passa un bras autour des épaules. Voici le secret d'un mariage (royal) réussi : n'ayez pas de secrets l'un pour l'autre. Tous deux étaient intelligents, ce qui leur avait permis de parvenir depuis longtemps à un accord sur leur vie conjugale. En public comme en privé, il était un compagnon parfait, un ami et un confident. Tout ce qu'elle lui demandait, c'était sa loyauté, et il la lui donnait sans barguigner. En échange, il était libre de profiter des avantages en nature de sa situation, lesquels ne se limitaient pas aux conquêtes féminines, car il était un amateur d'art avisé doublé d'un bon vivant1. Il leur arrivait même encore de coucher ensemble. - La campagne de libération ne progresse pas aussi bien que prévu, dit-il. Cela au moins est évident. Et le réseau grouille de rumeurs et de spéculations. Kirsten dégusta une gorgée de chablis. - Oui, " progresser " est le mot clé. Elle lui exposa la décision qu'elle devait prendre. Lorsqu'elle eut fini, il se resservit un peu de vin avant de répondre. - Ainsi, les sergents acquièrent une personnalité avancée ? Hum. Intriguant. Je me demande s'ils accepteront encore de regagner le sein des multiplicités édénistes quand la campagne sera achevée. - Je n'en ai aucune idée. Acacia n'a exprimé aucune opinion sur ce point. Et, pour être franche, ce n'est pas mon problème. - Ça pourrait le devenir si les sergents demandent à devenir citoyens du royaume. - Ô mon Dieu ! (Elle se blottit contre lui.) Non. Je ne veux même pas l'envisager pour l'instant. - C'est fort sage de ta part. Tu veux mon avis ? - C'est pour te le demander que je suis ici. - Tu ne peux pas ignorer le problème posé par les sergents. La libération de Mortonridge dépend entièrement d'eux, et elle ne sera pas accomplie de sitôt. - Pour l'instant, le bilan est de cent quatre-vingt mille personnes libérées et dix-sept mille tuées ; ça nous laisse un million huit cent mille sujets à sauver. - Exactement. Et nous allons entrer dans la phase de 1. En français dans le texte. (N. d. T.) combat la plus intense. Si les sergents continuent d'avancer à leur cadence actuelle, le front atteindra après-demain les premières zones de concentration des possédés. Si tu ralentis ladite cadence, les sergents vont subir de lourdes pertes avant la jonction. C'est peu souhaitable. À mon avis, il faut maintenir le rythme tel qu'il est jusqu'à ce que le front rejoigne ces concentrations, et ensuite appliquer la tactique préconisée par le général Hiltch. - C'est une solution des plus logiques. (Elle fixa son verre du regard.) Si seulement je n'avais que des nombres à considérer. Mais ils comptent sur moi, Edward. - Qui ça ? - Tous ces gens qui ont été possédés. Même emprisonnés dans leur propre corps, ils savent que la libération est en marche ; ils savent qu'on va les sauver de cette obscénité. Ils ont foi en moi, ils comptent sur moi pour les délivrer de ce mal. Et j'ai un devoir envers eux. Ce devoir est l'un des rares véritables fardeaux que le peuple a placés sur les épaules de ma famille. Maintenant que je sais qu'il existe un moyen pour réduire le nombre de tués parmi mes sujets, je ne peux pas l'ignorer en bonne conscience, même pour des raisons tactiques. Cela signifierait trahir la confiance de mon peuple,, renoncer à mes devoirs envers lui. - Deux impossibilités pour un Saldana. - Oui. Nous avons eu la vie facile pendant longtemps, hein ? - Disons modérément difficile. > - Et pourtant, si je veux réduke le taux des pertes, je vais devoir demander aux Édénistes de prendre sur eux-mêmes. Et tu sais ce qui me déplaît le plus dans cette idée ? Le fait que c'est ce qu'on attendra de moi. Je suis une Saldana, ce sont des Édénistes. Quoi de plus simple ? - Les sergents ne sont pas vraiment des Édénistes. - Nous ne savons pas, nous ne savons plus ce qu'ils sont. Acacia a pris soin de protéger ses arrières. S'ils sont suffisamment inquiets pour me parler de ce problème, alors il s'agit d'un facteur des plus substantiels. Un facteur que je dois prendre en compte dans l'équation humaniste. C'était censé être des automates, bon sang. - Cette campagne de libération est en grande partie improvisée. Je suis sûr que, si les généticiens de Jupiter avaient eu assez de temps pour concevok un supersoldat automatique, le problème ne se serait jamais posé. Mais nous avons dû emprunter un génome au seigneur de Ruine. Écoute, le commandement de la campagne a été confié au général Hiltch. Qu'il prenne donc la décision, c'est pour ça qu'on le paye. - Vade rétro, murmura-t-elle. Non, Edward, pas cette fois-ci. C'est moi qui ai insisté pour que le nombre de blessés soit réduit. C'est à moi qu'incombé cette responsabilité. - Cela créera un précédent. - Il est peu probable qu'il ait des applications pratiques. Nous voguons tous sur des mers inconnues et agitées ; cela nécessite un capitaine digne de ce nom. Si je ne peux pas remplir ce rôle, alors ce sera un échec pour la famille dans son ensemble. Nous avons passé quatre cents ans à faire de nous des hommes et des femmes d'État, et je ne compte pas me dérober au moment crucial. Cela serait de la lâcheté, un crime dont je ne laisserai pas les Saldana se faire accuser. Il l'embrassa sur la tempe. - Eh bien, tu sais que tu as mon soutien plein et entier. Si je puis me permettre une dernière remarque... Les personnalités qui animent les sergents sont toutes volontaires. Ils connaissaient le sort qui serait sans doute le leur en venant ici. Cette perspective est encore présente au coeur de leur personnalité. De ce point de vue, ils sont pareils à des soldats d'avant le xxf siècle : hésitants, voire terrifiés, mais néanmoins résolus. Donne-leur le temps de maîtriser leurs nerfs et de rassembler leur résolution, puis utilise-les dans le but pour lequel ils ont été créés : sauver des vies humaines. S'ils sont bel et bien capables d'émotions, alors il n'y a qu'en agissant ainsi qu'ils pourront espérer retirer une quelconque satisfaction de leur expérience. Ralph mangeait un repas froid à la cantine du Fort En-Avant lorsqu'il reçut la télétransmission. - Ralentissez l'assaut, lui dit la princesse Kirsten. Je veux que le taux de suicides soit réduit au maximum. - Oui, madame. J'y veillerai. Et... merci. - Était-ce ce que vous souhaitiez ? - Nous ne sommes pas ici pour reconquérir un territoire, libération concerne des êtres humains. - Je le sais. J'espère qu'Acacia nous pardonnera. - Je n'en doute pas, madame. Les Édénistes nous comprenant à merveille. - Bien. Je veux aussi que les pelotons de sergents aient droit au maximum de repos entre deux assauts consécutifs. - Cela va nous ralentir encore davantage. - Je sais, mais impossible de faire autrement. Ne vous souciez pas du soutien politique et technique, général, je veillerai à ce qu'il vous reste acquis jusqu'au bout. - Oui, madame. Fin de la transmission. Il parcourut du regard les officiers supérieurs attablés autour de lui et se fendit d'un sourire. - C'est gagné. Bien loin au-dessus de l'atmosphère, des yeux technologiques espionnaient le sol sans jamais ciller. Leur vision multi-spectrale pénétrait sans peine les bribes effrangées de nuages planant sur Mortonridge pour se braquer sur le petit groupe de silhouettes arpentant la boue. Mais c'était là que l'observation atteignait ses limites. Les objets entourant ces silhouettes étaient d'une netteté parfaite - l'entrelacs dendritique de racines jaillissant des arbres renversés, le 4 x 4 pulvérisé et presque englouti par la boue bleu-gris, et même les gros rochers emportés par les courants bourbeux. Les fuyards, quant à eux, conservaient des contours flous et apparaissaient sous la forme de taches infrarouges à peine plus substantielles que des feux follets. Quelle que soit la combinaison de filtres discriminatoires qu'elle appliquait aux images des capteurs, l'IA était incapable de déterminer le nombre exact de possédés. Elle ne pouvait avancer qu'un chiffre compris entre quatre et neuf, déduit à partir de l'épaisseur de la distorsion enregistrée et de l'empreinte thermique laissée sur la boue. Stéphanie sentait le chapelet de satellites-espions qui glissait sans relâche d'un horizon à l'autre. Elle ne percevait pas tant leur existence physique - la dispersion du nuage et, avec lui, de l'unité mentale des possédés lui interdisait désormais ce genre de prouesse - que leur intention, qui gauchissait l'harmonie intrinsèque du monde. Cela lui rappelait la nécessité de ne pas baisser sa garde. Les autres agissaient comme elle, jouant avec le spectre visible pour se dissimuler un peu comme ils auraient chassé de la main une mouche agaçante. Les satellites, d'ailleurs, ne représentaient pas leur problème le plus pressant. La note discordante émanant des sergents, à présents distants de deux miles à peine, était bien plus forte. Et ils se rapprochaient sans cesse. Aussi impitoyables que des machines. Stéphanie avait commencé par les ignorer, faisant appel à un courage qui était presque étranger à sa nature. Tous les autres avaient agi de même une fois à l'abri (et au sec !) dans la grange. Celle-ci n'était guère impressionnante, un petit bâtiment aux fondations de pierre, aux murs de matériau composite et au toit en pente douce. Ils étaient tombés dessus par hasard, cinq longues et horribles heures après avoir quitté la vallée. Sa présence prouvait qu'ils suivaient bien la route, prétendit McPhee. Personne n'avait envie de discuter avec lui. En fait, personne n'avait envie de discuter, point final. Leurs muscles tremblaient d'épuisement, et il ne servait pas à grand-chose de les requinquer à coups de pouvoir énergétique. Ils avaient fini par comprendre que, sur le long terme, l'organisme finissait toujours par payer le prix de ces mesures palliatives. Ils étaient sur le point de craquer lorsqu'ils avaient trouvé la grange. Cet abri avait fait l'unanimité. Dès qu'ils avaient aperçu sa silhouette sombre au sein de la pluie battante, ils s'étaient péniblement dirigés vers elle. De prime abord, elle ne semblait guère leur offrir de répit. Le vent avait arraché d'innombrables panneaux à son armature en carbotanium et son sol de béton était enfoui sous un bon pied de boue. Mais, vu l'état qui était le leur, cette grange représentait le salut. Ils la rénovèrent grâce à leur pouvoir énergétique. La boue remonta le long des murs, se durcissant pour remplacer les panneaux disparus. La pluie fut repoussée, les hurlements du vent étouffés. De nouveau unis par le soulagement, ils oublièrent les épreuves de leur retraite. Conséquence inévitable, ils se laissèrent aller à un excès d'assurance et de défiance. Il leur était désormais possible d'ignorer les cris d'angoisse de leurs congénères lorsqu'ils étaient chassés de leurs hôtes par la menace du tau-zéro. Ils lancèrent une expédition à l'extérieur pour trouver de la nourriture, se montrant aussi joviaux que des campeurs lorsqu'ils nettoyèrent et firent cuire les poissons et les légumes souillés de boue. Puis la pluie se calma et les sergents poursuivirent leur inexorable progression. La nourriture se fit rare. Une semaine après le début de la campagne, ils quittèrent leur grange, avançant le long d'une ornière que McPhee persistait à baptiser du nom de route. Même le déluge qu'ils avaient enduré ne les avait pas préparés à l'étendue du désastre causé par l'invasion des eaux. Plusieurs vallées étaient carrément infranchissables. Des fleuves de boue les traversaient, agités d'incessants bouillonnements à mesure qu'ils avalaient et dévoraient tout ce qui se trouvait sur leur chemin. Ils ne progressaient que lentement, bien qu'ils se soient façonné de robustes tenues de randonnée (même Tina portait des bottes de cuir). Deux jours passés à tenter de naviguer dans un paysage dévasté, désolé. Ils restaient sur les hauteurs, où seules quelques touffes d'herbe vert foncé se détachaient du panorama uniformément marron. Ça et là, la terre s'était effondrée, rongée par un courant souterrain. Ils n'avaient pas de carte, ne connaissaient aucun point de repère qui aurait pu les guider. De nombreuses crêtes prometteuses s'achevaient sur un lac de boue, les contraignant à faire demi-tour et à gaspiller ainsi plusieurs heures. Mais ils ne perdaient jamais leur cap de vue. C'était tout simple : il suffisait de s'éloigner des sergents. Mais ils avaient de la peine à conserver leur avance sur ceux-ci. La ligne de front semblait avancer à une allure régulière, en dépit du terrain accidenté, tandis que Stéphanie et son groupe ne pouvaient progresser que par zigzags. Quarante-huit heures plus tôt, ils avaient neuf miles d'avance ; à présent, ils n'en avaient plus que deux. - Hé, les aminches ! lança Cochrane. Je commence par les bonnes nouvelles ou par les mauvaises ? Il était parti en avant-garde pour jouer les éclaireurs. Debout au sommet d'une dune plantée d'herbes mal en point, il contemplait le paysage en contrebas d'un air excité. - Les mauvaises, répondit automatiquement Stéphanie. - La légion des méchants presse le pas, et il y en a plein. - Et les bonnes nouvelles ? glapit Tina. - S'ils pressent le pas, c'est parce qu'il y a une route ici. Une vraie route. On ne pouvait pas dire qu'ils accéléraient l'allure pour rejoindre le hippie, mais il y avait dans leur pas une certaine vivacité dont ils avaient perdu l'habitude ces derniers temps. Ils escaladèrent la dune et s'arrêtèrent au niveau de Cochrane. - Qu'y a-t-il en bas ? demanda Moyo. Son visage était parfait, vierge de cloques et de cicatrices ; ses yeux étaient solides et luisants. Il était même capable de sourire, ce qui lui était souvent arrivé lors de leur séjour dans la grange. Mais il refusait obstinément de leur laisser voir ce que dissimulaient ses globes oculaires illusoires, et cela inquiétait grandement Stéphanie. Il niait la réalité, ce qui pouvait être grave. Il jouait un rôle, le sien, et ne se montrait guère convaincant. - Une vallée, lui dit-elle. - Oh ! non, encore ! grogna-t-il. - Attends, ce n'est pas pareil. La dune était en fait le sommet d'une colline descendant doucement dans Catmos Vale, une vallée large d'au moins vingt miles. Le brouillard empêchait de distinguer le coteau opposé. Au fond de la vallée, on trouvait une large plaine que sa taille, paradoxalement, avait en grande partie protégée des assauts de la boue. En émergeant des étroites ravines, les courants bourbeux s'étaient étalés de façon inoffensive, perdant tout leur pouvoir destructeur. La rivière sinueuse qui coulait au centre de la vallée avait absorbé le plus gros du flot, sans lui donner la chance de s'amasser en vagues potentiellement dangereuses. Malheureusement, pluies et inondations avaient transformé en marécages les parties les plus basses de la vallée. Des forêts entières avaient basculé, les arbres tombant les uns sur les autres comme des dominos. À présent, ils s'enfonçaient lentement dans le sol à mesure que l'eau montait et transformait la terre en marigot. Un témoin qui aurait observé les événements sur une durée de deux jours aurait pu croire qu'ils fondaient. Talus et éminences dessinaient un vaste archipel d'îles vert olive sur une mer ocre. Des centaines d'animaux aborigènes, affamés et paniques, s'agitaient sur chacun d'eux ; kolfrans (une sorte de pseudocerf) et ferrangs (un cousin éloigné du loup) piétinaient les quelques brins d'herbe encore épargnés par la boue. Des oiseaux trottinaient parmi eux, leurs ailes trop lourdes de boue pour qu'ils soient encore capables de voler. On distinguait des tronçons de carbobéton sur la plupart des îles au pied de la colline. En les mettant bout à bout, l'oeil arrivait à reconstituer une route traversant la vallée sur sa longueur et conduisant à une petite ville à peine visible dans la bruine. Comme elle avait été bâtie en hauteur, la plupart des bâtiments émergeaient au-dessus de la boue, comme si la vallée tout entière leur servait de douves. En son centre se dressait fièrement une église au clocher en pierre de forme classique. On avait peint des symboles écarlates à mi-hauteur de la flèche. - Ça doit être Ketton, dit Franklin. Vous les sentez ? - Oui, fit Stéphanie, mal à l'aise. Nous sommes présents en force dans le coin. Cela expliquait l'état des bâtiments. Pas une tuile ne manquait aux maisonnettes, on ne voyait pas une flaque dans le petit parc. - Ça doit être pour ça que ces types sont si impatients d'arriver ici, dit Cochrane en désignant l'autre bout de la vallée. C'était la première fois qu'ils voyaient vraiment l'armée de libération. Un convoi de vingt jeeps avançait sur la route, ralentissant prudemment là où le ruban de carbobéton disparaissait sous l'eau. La couche de boue ne devait pas être très épaisse, car leurs roues s'y enfonçaient à peine. Une phalange de sergents en formation en V suivait les véhicules, silhouettes sombres avançant à vive allure, d'autant plus qu'aucun d'eux ne foulait la chaussée. La ligne qu'ils formaient s'étendait presque jusqu'au fleuve de boue d'un côté, et de l'autre jusqu'aux coteaux bordant Catmos Vale. Une deuxième colonne de véhicules, plus gros que les jeeps, pénétrait dans la vallée plusieurs miles en arrière. - Bordel de merde, gémit Franklin. On ne peut pas aller aussi vite qu'eux sur ce terrain. McPhee scrutait l'horizon derrière eux. - Je ne les vois pas de ce côté-là. - Ils y sont sûrement, dit Rana. Et ils sont aussi de l'autre côté du fleuve, regarde. Ils avancent en ligne continue, sans interruption. C'est comme une nasse qui se referme. - Si on reste ici, elle se sera refermée sur nous avant le crépuscule. - En descendant, nous pouvons espérer les devancer sur la route, dit Stéphanie. Mais il nous faudra traverser la ville, et j'ai un sinistre pressentiment. Les possédés savent que les sergents approchent, mais ils ne bougent pas. Et ils sont sacrement nombreux. - Ils ont l'intention de se battre, dit Moyo. Stéphanie se tourna de nouveau vers la redoutable armée en marche. - Ils vont vers la débâcle, dit-elle d'une voix morose. Personne ne peut résister à ça. - Il ne nous reste plus rien à manger, fit remarquer McPhee. Du bout de l'index, Cochrane fit remonter ses lunettes pourpres sur l'arête de son nez. - Mais on a encore plein d'eau, mon vieux. - Il n'y a rien à manger par ici, dit Rana. On doit descendre. - La ville les arrêtera au moins quelque temps. (Stéphanie résista à l'envie de se tourner vers Moyo, qui représentait pourtant son principal souci.) Nous pourrions en profiter pour faire une pause, nous reposer un peu. - Et ensuite ? grogna Moyo. - Ensuite, on repartira. On les tiendra à distance. - Pour quoi faire ? - Arrête, murmura-t-elle. On essaie de vivre notre vie comme on l'a toujours souhaité, tu te rappelles ? Eh bien, je ne souhaite pas vivre comme ça ; et peut-être qu'il y a autre chose devant nous, car il n'y a rien derrière, c'est évident. Tant que nous continuons, il y a de l'espoir. Le visage de Moyo se figea dans une grimace mélancolique. Il tendit le bras, agita les doigts comme pour la chercher. Elle s'empara de sa main et il l'attira contre lui. - Pardon. Excuse-moi. - Ce n'est rien, murmura-t-elle. Et tu sais quoi ? Vu la direction qu'on a prise, on va droit sur la chaîne centrale. Tu vas pouvoir me donner des leçons de parapente. Moyo eut un rire éraillé, et ses épaules tremblèrent. - Écoutez, les poteaux, ça me fait de la peine de bousiller mon karma en vous dérangeant dans votre scène d'amour, mais on doit décider de ce qu'on fait. Etfissa. Dans cette armée, ils n'ont pas l'air de connaître les pauses, pigé ? - Il faut descendre à Ketton, trancha Stéphanie. Elle considéra le versant en contrebas. La pente était glissante, mais leur pouvoir énergétique devrait les aider à limiter les dégâts. - En passant par là, reprit-elle, on pourra prendre de l'avance sur cette armée. - Tout juste un peu d'avance, tempéra Franklin. Nous serons pris au piège une fois en ville. En restant en hauteur, nous pouvons espérer les distancer. - Pas de beaucoup, dit McPhee. - Et vous n'aurez pas le temps de ramasser de la nourriture, dit Rana. Vous, je ne sais pas, mais moi, je ne peux pas continuer à cette allure sans avaler un vrai repas. N'oublions pas le côté pratique des choses. Je n'ai pas assimilé suffisamment de calories ces deux derniers jours. - Tu me sapes le moral, dit Cochrane. De toute façon, tu ne manges pas correctement. Elle lui jeta un regard noir. - J'espère que tu ne vas pas me suggérer de manger de la chair morte. - Oh ! les mecs ! (Il leva les bras au ciel.) C'est reparti. La check-list d'enfer : pas de viande, pas de clopes, pas de jeu, pas de baise, pas de musique bruyante, pas de lumière aveuglante, pas de danse, pas de joie. - Je descends à Ketton, dit Stéphanie en élevant la voix pour les faire taire. (Elle joignit le geste à la parole, prenant garde de ne pas lâcher la main de Moyo.) Si quelqu'un souhaite me suivre, qu'il se décide maintenant. - Je t'accompagne, dit Moyo en avançant prudemment. Rana haussa les épaules et les suivit. Un joint apparut dans la main de Cochrane, et son extrémité s'embrasa. D le ficha dans sa bouche et suivit Rana. - Et merde ! lâcha Franklin. Je viens, moi aussi. Mais autant rendre les armes tout de suite. On ne sortira jamais de cette ville. - On ne peut pas les distancer en restant là-haut, dit McPhee. Regarde-moi ces salauds. On dirait qu'ils ont le pouvoir de marcher sur la boue - D'accord, d'accord. Tina lança à Rana un regard désespéré. - Ces créatures vont démolir la ville, ma chérie. Et nous avec. - Peut-être. Qui sait ? La propagande militaire a toujours tendance à exagérer les prouesses de ses machos. La réalité n'est jamais à la hauteur. - Yo, Tina, fit Cochrane en tendant son joint. Viens avec nous, ma belle. Toi et moi, on pourrait passer ensemble notre dernière nuit en ce bas monde. Partir en s'éclatant, qu'est-ce que tu dis de ça ? Tina fixa le hippie souriant et frissonna. - Je préférerais être capturée par ces créatures. - Ça veut dire non, c'est ça ? - Pas tout à fait. Je ne veux pas qu'on se sépare. Vous êtes mes amis. Stéphanie s'était retournée pour observer la petite scène. - Décide-toi, Tina, lança-t-elle. Puis elle reprit sa descente, sans cesser de guider Moyo. - Seigneur ! s'exclama Tina. Vous ne me laissez jamais le temps de réfléchir. Ce n'est pas juste. - Adieu, poupée, dit Cochrane. - N'allez pas si vite, je ne peux pas vous suivre. Stéphanie chassa de son esprit la voix geignarde de sa compagne pour se concentrer sur sa progression. Elle dut descendre la pente de la colline en suivant un angle assez important, utilisant son pouvoir énergétique pour consolider le sol sous ses pieds. Malgré cela, il lui arrivait souvent de glisser. - Je sens un grand nombre de possédés au-dessous de nous, dit Moyo alors qu'ils n'étaient plus qu'à cent yards des marécages de la vallée. - Où ça ? demanda Stéphanie sans réfléchir. Elle ne prêtait guère attention à ce qui les attendait en bas, la difficulté du terrain requérant toute sa concentration. Comme elle levait les yeux, elle vit que le convoi de jeeps était à peine un mile derrière eux. Son coeur se serra à cette vue. - Pas loin, dit-il en tendant sa main libre. Par ici. Stéphanie ne voyait personne. Mais son esprit capta à la lisière de ses perceptions des murmures mentaux d'anticipation. - Hé ! Moyo, t'as pas tort, lança Cochrane en fouillant la vallée du regard. Ces mecs se sont planqués dans la boue. Je ne vois personne. - Venez, dit Stéphanie. Allons voir ce qui se passe. Le gradient de la pente diminua, ce qui leur permit de presser le pas. Stéphanie avait bien envie de rester parmi les talus moutonnants qui bordaient le versant. Le sol y était plus ou moins sec et ils y progresseraient à une vitesse satisfaisante. Sauf que leur chemin les éloignerait alors de Ketton. L'un des tronçons de route se trouvait devant eux, trois cents yards derrière une section de terre embourbée parfaitement plate. Stéphanie se planta à sa lisière, sentant la boue lui monter jusqu'aux chevilles. Ses bottes lui permettaient de garder ses pieds au sec, mais, par précaution, elle les fit monter jusqu'au niveau des genoux. Le silence était angoissant, comme si la boue avait pour propriété d'absorber le moindre bruit. - Je ne pense pas que ce soit très profond, hasarda-t-elle. - Il n'y a qu'une façon de le savoir, dit McPhee. (Il s'avança d'un pas assuré dans la boue, qui clapotait sur son passage.) Venez, bande de lâches. On ne risque pas de se noyer, après tout. Cochrane et Rana échangèrent un regard hésitant, puis le suivirent. - Ça va bien se passer, dit Stéphanie. Elle étreignit la main de Moyo, et ils avancèrent tous deux de concert. Tina s'empara de la main de Franklin, ce qui lui valut un sourire salace de la part de Cochrane. Stéphanie avait raison, la couche de boue n'était guère épaisse, mais elle en eut bientôt jusqu'aux genoux. Elle tenta de creuser une tranchée devant elle en s'aidant de son pouvoir énergétique, puis dut y renoncer. La boue avait une telle inertie qu'elle aurait mis une bonne heure pour gagner la route avec une telle méthode. Il fallait avancer en serrant les dents, et leurs muscles déjà fatigués donnèrent bientôt de nouveaux signes d'épuisement. Tous firent usage de leur pouvoir pour renforcer les muscles de leurs jambes, que la résistance de la boue mettait à rude épreuve. La menace des sergents tout proches leur servait d'aiguillon. Comme leur trajectoire formait un angle droit avec celle de l'ennemi, ils perdaient un peu plus de terrain à chaque seconde. Dès qu'ils auraient atteint la route, ils regagneraient ce terrain perdu, se répétait Stéphanie. Mais il y avait encore pas mal de boue à arpenter avant de pouvoir gagner Ketton, et elle sentait que son organisme approchait sa limite. Elle entendait Cochrane haleter, un bruit qui portait loin au-dessus de la plaine de boue. - Ils sont droit devant nous maintenant, dit Moyo. Il avait entrouvert son ciré pour se rafraîchir. La pluie s'infiltrait dans la barrière énergétique qu'il avait érigée pour se protéger et se mêlait à la sueur pour imbiber sa chemise. - Il y en a deux, ajouta-t-il. Et ils ne sont pas contents de nous voir. Stéphanie leva les yeux, tentant de distinguer la source de ces pensées hostiles. Le talus sur lequel était tracée la route se trouvait à soixante-dix yards de là. Touffes d'herbe piétinées et buissons ravagés par la pluie luisaient derrière le rideau aquatique. Plusieurs douzaines de ferrangs couraient dans tous les sens, rassemblés par groupes de six ou sept. En les voyant, elle pensa à des bancs de poissons aux mouvements parfaitement coordonnés. - Je ne vois personne, grommela McPhee. Hé ! bande de connards ! lança-t-il. Qu'est-ce que vous trafiquez ? - Génial, commenta Cochrane. Ça, c'est malin, mec. Ça va les mettre dans de bonnes dispositions. Après tout, c'est pas comme si on était dans une merde sans nom en ce moment, hein? Tina poussa un cri misérable comme elle glissait. - Je déteste cette saleté de boue ! - Tu peux le dire, ma vieille. Franklin l'aida à se relever et, s'appuyant l'un sur l'autre, tous deux reprirent leur marche. Stéphanie se retourna vers Catmos Vale et eut un hoquet de surprise. Les jeeps n'étaient plus qu'à un demi-mile. Plus que cinquante yards jusqu'à la terre ferme. - On n'y arrivera jamais. - Hein ? fit Moyo. - On n'y arrivera jamais. Elle haletait. Plus question désormais de se soucier de ses vêtements, de son apparence, de ces frivolités énergétiques -même les satellites la voyaient telle qu'elle était. Elle s'en foutait. Elle se concentrait sur l'intégrité de ses bottes, sur ses jambes qui avançaient, un pied devant l'autre. Ses cuisses et ses mollets étaient parcourus de tressaillements dus à la fatigue. Rana trébucha et tomba à genoux. La boue lui engloutit les jambes avec un bruit obscène. Elle souffla, le visage luisant de sueur. Cochrane se pencha sur elle, lui passa un bras sous les aisselles et la souleva. La boue visqueuse refusait de la lâcher. - Hé ! les mecs, venez nous donner un coup de main ! lança-t-il. Allez, arrêtez de déconner. Ça commence à devenir grave. Les ferrangs couraient dans tous les sens sur la chaussée. Leurs pattes faisaient un bruit de tonnerre. Les possédés qui se dissimulaient plus loin choisirent de ne pas se montrer. On commençait à percevoir un léger geignement métallique. Les moteurs des jeeps. - Allons les aider, dit Moyo. Stéphanie et lui se dirigèrent vers leurs deux camarades. McPhee s'était arrêté à vingt yards de la terre ferme et les regardait sans rien dire. - Continue ! lui cria Stéphanie. Mais continue donc ! Il faut bien que l'un de nous s'en sorte. Moyo aida Cochrane à supporter le poids de Rana. Ils la hissèrent entre eux, puis se remirent à avancer dans la boue. - Mes jambes, gémit-elle, misérable. Je ne peux plus les faire bouger. On dirait qu'elles sont en feu. Ça ne devrait pas se passer comme ça, bon Dieu, mon esprit peut déplacer des montagnes ! - Peu importe, marmonna Cochrane sans desserrer les dents. On te tient maintenant, ma sour. Ils continuèrent d'avancer. McPhee avait atteint la terre ferme et les encourageait de la voix. Tina et Franklin y étaient presque. De toute évidence, ils étaient à bout de forces. Seul l'Écossais ne semblait pas vanné. Stéphanie fermait la marche. Les jeeps roulaient sur un tronçon de route dégagé, sept cents yards derrière eux. Et accéléraient. - Merde, murmura-t-elle. Merde, merde, merde. Même si McPhee se mettait à sprinter, jamais il n'atteindrait Ketton ; les jeeps n'auraient aucun mal à le rattraper. Si le reste d'entre eux affrontait les sergents à coups de feu blanc... Quelle idée ridicule ! se dit-elle. Je n'ai pas d'énergie à gaspiller, je dois me concentrer sur mon pouvoir énergétique. Plus que dix yards. Je ne me battrai pas. Cela ne servirait à rien, cela risquerait d'endommager le corps de mon hôte. Je ne peux pas lui faire ça. Elle sentit l'hôte en question s'agiter dans son esprit avec impatience. Puis tous quatre émergèrent de la boue et s'effondrèrent sur la chaussée près de Tina et de Franklin. Et elle ne voyait toujours pas les propriétaires des deux esprits qui rôdaient à la lisière de son champ de perception. - Stéphanie Ash, dit soudain une voix de femme. Comme d'habitude, vous arrivez au mauvais moment. - C'est pour très bientôt, annonça un homme invisible. Leurs deux esprits bouillonnaient d'impatience. Quelque part, tout près, on entendit monter le gémissement suraigu des cornemuses. Stéphanie leva la tête. A mi-chemin de la distance qui la séparait des jeeps, un sonneur écossais se tenait face à l'envahisseur. Vêtu d'un tartan et chaussé de bottes d'un noir étincelant, il semblait totalement indifférent à l'ennemi qui s'avançait vers lui. Ses doigts jouaient avec assurance : Ama-zing Grâce. Dans le véhicule de tête, un sergent se redressa pour regarder par-dessus le pare-brise maculé de boue. - Ça, ça me plaît, déclara McPhee. - Notre appel au combat, répliqua l'homme invisible. Il a un certain je-ne-sais-quoil, non ? Stéphanie regarda autour d'elle, espérant localiser cette voix. - Votre appel au combat ? Une explosion retentit dans le lointain, étouffant tout autre bruit montant des marécages qui avaient envahi Catmos Vale. Une mine venait de sauter sous la jeep de tête, projetant son châssis dans les airs. Elle retomba violemment, dégorgeant sur la chaussée sa cargaison de sergents. Une fumée blanc bleuté monta du cratère creusé dans la route. Une pluie de débris redescendit du ciel. Les autres jeeps pilèrent net. Le long de la ligne de front, les sergents se figèrent. Le sonneur acheva son air et s'inclina solennellement devant l'ennemi. On entendit un bruit sourd et puissant, qui fit frémir les tripes de Stéphanie. Puis un autre. Puis un véritable tir de barrage, les tirs d'artillerie ne formant qu'un seul feu continu. Tina poussa un glapissement de terreur. - Oh ! merde, fit Cochrane. Des mortiers. 1. En français dans le texte. (N. d. T.) 432 - Bien vu, dit la voix de femme. Maintenant, planquez-vous. Comme le reconnut l'IA qui coordonnait la campagne de libération, ce fut une embuscade des plus classiques, exécutée à la perfection. Les jeeps, qui roulaient sur une étroite bande de terre émergée, étaient incapables d'y échapper. Une volée d'obus, dont la trajectoire était calculée avec une précision exemplaire, leur tomba dessus. Les explosifs détonaient de façon quasi constante, pulvérisant les véhicules immobilisés et déchiquetant les sergents qui les occupaient. Un geyser de fumée, de flammes et de boue ultrafine vint occulter le carnage. L'IA ne pouvait strictement rien faire. Des impulsions radar lancées par les satellites-capteurs DS balayèrent la vallée sur toute sa longueur, mais il leur fallut plusieurs secondes pour se verrouiller. Le premier bombardement dura une minute et demie, puis les artilleurs changèrent d'obus et d'angle de tir. De denses nuages noirs entrèrent en éruption au-dessus des sergents comme ceux-ci tentaient de se dépêtrer du bourbier. La grenaille engendra des cyclones de boue qui anéantirent les soldats bioteks. Les radars de la Défense stratégique localisèrent enfin les mortiers. L'IA lança sa contre-attaque. Des rayons d'un rouge incandescent frappèrent le sol, vaporisant les armes et leurs servants en quelques microsecondes. Plus d'une douzaine de zones dégagées étaient visées. Des torrents de vapeur supersonique jaillirent de chaque point d'impact. Quand ils se dissipèrent, les pièces d'artillerie avaient été réduites à des cratères d'argile vitrifiée dont le centre était encore fumant. Ils grésillèrent doucement sous la pluie, et sur leur surface se dessinèrent des milliers de fissures engendrées par la chaleur. Et ce fut à nouveau le silence. Des volutes de fumée dérivaient au-dessus de la vallée, se dispersant lentement pour révéler les épaves fumantes des jeeps. Eparpillés dans le marécage, les cadavres mutilés des sergents sombraient lentement dans la boue. Dans moins d'une heure, il ne resterait presque aucune trace de la bataille. Stéphanie se surprit à s'ancrer au sol mouvant, bandant ses muscles dans l'attente de la frappe laser. Celle-ci ne vint pas. Elle laissa échapper un sanglot, succombant aux convulsions qui lui agitaient les membres. Deux ferrangs se dirigèrent vers le petit groupe formé par les fuyards. Ils se transformèrent en deux êtres humains vêtus de tenues kaki. Annette Ekelund et Hoi Son les toisèrent avec mépris. - Bande d'imbéciles, vous auriez pu nous faire réexpédier dans l'au-delà en débarquant comme vous l'avez fait, dit Annette. Et si ce cher Ralph avait jugé que vous faisiez partie de nos troupes ? Il aurait vitrifié ce carré de terre, aucun doute là-dessus. Cochrane leva les yeux, et de la boue goutta de sa barbe fournie. Son joint éteint était plaqué contre ses lèvres. Il le cracha. - Toujours ce même accueil qui réchauffe le cour. Je suis vraiment navré de vous avoir incommodée, madame. Même le climat oppressant de Lalonde n'avait pas préparé Ralph à l'humidité qui le frappa à sa descente de l'avion de transport hypersonique de la Flotte royale. Elle lui irritait la peau tout en le vidant de son énergie vitale. Respirer était une épreuve. À présent que les dernières bribes du nuage dérivaient vers la mer, le soleil tropical pouvait enfin déployer ses forces sur la misérable péninsule. Des milliers de kilomètres carrés de boue se mirent à fumer, emplissant l'air d'une épaisse vapeur chaude. En contemplant le paysage depuis le sommet de l'échelle de descente, Ralph vit de longs rubans ténus de nuage blanc sinuer avec ténacité autour des collines et des contreforts de la vaste vallée. La brume montait des hauteurs sur chaque versant, et de longues vrilles se glissaient à travers les parois rocheuses pour descendre les coteaux telles des cascades coulant au ralenti. Il huma l'air. Des traces de corruption étaient perceptibles au sein de l'humidité saine. La biomasse massacrée de Morton-ridge commençait à pourrir et à fermenter. Dans quelques jours, la puanteur serait insoutenable et très certainement malsaine. Encore un facteur à prendre en compte. Quoiqu'il ne soit guère prioritaire. Ralph descendit en hâte l'échelle, Palmer et Cathal sur ses talons. Pour une fois, il n'y avait pas de peloton de marines pour l'escorter. Ils avaient atterri à l'extérieur du camp établi à l'entrée de Catmos Vale. Des centaines d'igloos en silicone programmable avaient poussé tels des champignons impeccablement rangés, formant une réplique miniature du Fort En-Avant. On n'y trouvait que des sergents, des troupes d'occupation et des rescapés de la possession. Plus une poignée de journalistes, tous dûment accrédités et encadrés par deux officiers du service d'information de la Flotte royale. Lorsqu'il se tourna vers la vallée, ce fut pour découvrir que les bribes de brouillard s'étaient massées pour former une épaisse couverture blanche occultant le sol. Ses rétines renforcées zoomèrent sur le seul élément visible du paysage, l'étroit clocher gris de l'église de Ketton qui émergeait du coton. Rien qu'en le fixant, Ralph sentait les possédés rassemblés dans la ville, exerçant la même pression mentale qu'on avait connue à l'époque du nuage rouge. - Elle est ici, murmura-t-il. La femme Ekelund. Elle est à Ketton. - Vous en êtes sûr ? demanda Cathal. - Je sens sa présence, comme avant. Quoi qu'il en soit, elle fait partie de leurs leaders, et ce groupe est fichtrement bien organisé. Cathal contempla le clocher d'un air dubitatif. Le colonel Anton Longhurst, commandant le camp, les attendait au pied de l'échelle. Il salua Ralph. - Bienvenue à Catmos Vale, mon général. - Merci, colonel. Apparemment, on vous a confié un poste intéressant. - Oui, mon général. Je vais vous faire visiter. Enfin, après que... Il désigna les journalistes. - Ah ! oui... Ralph maîtrisa son agacement. Sans doute utilisaient-ils tous des programmes de discrimination audio, ces salauds étaient rompus à toutes les ruses. Sur un signe des officiers qui les encadraient, les reporters se rapprochèrent. - Général Hiltch, Hugh Rostler de DataAxe ; pouvez-vous nous dire pourquoi la ligne de front a interrompu sa progression ? Ralph adressa un sourire entendu et un peu attristé à l'homme au visage quelconque, vêtu d'une chemise à carreaux et d'une veste sans manches, qui venait de lui poser cette question. Diffusion en direct de la personnalité publique qu'il cultivait et affichait depuis quelques semaines. - Allons, les gars. Nous consolidons le terrain conquis. Pour mener cette campagne, nous ne devons pas nous contenter de foncer comme des brutes. Nous devons nous assurer, nous assurer sans l'ombre d'un doute, qu'aucun des possédés n'a pu nous échapper. N'oubliez pas qu'il a suffi qu'un seul possédé s'infiltre dans la péninsule de Mortonridge pour aboutir à la présente situation. Nous ne voulons pas refaire la même erreur, n'est-ce pas ? - Général, Tim Beard, de l'agence Collins ; est-il exact que les sergents plient face aux possédés à présent que ceux-ci ont vraiment commencé à résister ? - Non, c'est totalement faux. Et si l'on veut bien me présenter la personne qui a émis cette opinion, je serais ravi d'avoir avec elle une conversation privée pour lui montrer l'étendue du mépris que je lui porte. Je viens d'arriver par avion et vous êtes venus de la côte en voiture. (Il désigna la contrée couverte de boue.) Eux, ils ont marché depuis les plages et ont participé à des dizaines de milliers d'escarmouches. Et, en chemin, ils ont libéré près de trois cent mille personnes de la possession. Comment peut-on dire que ces soldats ne sont pas à la hauteur ? Je ne suis pas de cet avis. - Alors pourquoi leur progression est-elle interrompue ? - Parce que nous avons atteint une nouvelle phase de la campagne. Pardonnez-moi si je n'ai pas rendu public notre plan de bataille, mais ce genre de manoeuvre de consolidation était inévitable. Comme vous le voyez, nous avons atteint Ketton, qui abrite un grand nombre de possédés hostiles et bien organisés - et ce n'est que l'une des nombreuses poches de résistance que nous allons rencontrer à Mortonridge. Notre armée se redéploie en conséquence, tout simplement. Quand nous aurons rassemblé suffisamment de ressources, alors les sergents prendront la ville. Mais je n'ai aucune intention de les envoyer au combat tant que je ne serai pas assuré d'obtenir le résultat souhaité avec le minimum de pertes. Merci. Il fit mine de poursuivre sa route. - Mon général, Elizabeth Mitchell, de Time-Warner ; une dernière question, s'il vous plaît. Impossible d'ignorer cette voix, insistante et pleine d'autorité. - Avez-vous un commentaire à faire sur la défaite subie dans la vallée ? Une voix qui, évidemment, posait la question qu'il aurait préféré ne pas entendre. - Oui, dit Ralph. Avec le recul, je me rends compte qu'avancer dans Catmos Vale à une telle allure était une erreur tactique, une erreur des plus graves ; et j'en assume l'entière responsabilité. Nous savions que les possédés étaient équipés de fusils, mais nous ignorions qu'ils disposaient d'une artillerie lourde. Un mortier est extrêmement primitif, mais fort efficace dans certains contextes. Comme celui-ci, par exemple. Maintenant que nous savons de quoi sont capables les possédés, cela ne se reproduira pas. Chaque fois qu'ils utilisent une nouvelle arme, une nouvelle tactique, cela nous permet de l'analyser et de nous en prémunir lors des engagements suivants. Et ils ne peuvent puiser que dans un stock limité. Il se remit en marche, d'un pas nettement plus résolu. Une transmission aux deux officiers du service d'information, et on cessa de lui poser des questions. - Désolé, dit le colonel Longhurst. - Ce n'est pas un problème pour moi, répliqua Ralph. - Vous ne devriez pas vous abaisser à de telles scènes, dit Cathal d'une voix agacée comme ils se dirigeaient vers le PC du camp. C'est indigne. Tenez donc une conférence de presse dans les règles, avec des questions sélectionnées. - Cette guerre est aussi une guerre de propagande, Cathal. Et puis, vous raisonnez encore comme un officier de l'ASE : ne jamais rien dire à personne. Le public veut voir l'autorité en action durant cette campagne. Nous devons lui donner ce qu'il demande. Des convois d'approvisionnement continuaient à arriver, leur expliqua le colonel Longhurst durant la visite d'inspection. Les hommes du Génie avaient sécurisé sans problème les igloos en silicone programmable, le camp ayant été établi sur une zone située plusieurs mètres au-dessus du sol boueux de la vallée. Mais l'approvisionnement des troupes entraînait des difficultés logistiques. - Les camions mettent quinze heures pour venir ici depuis la côte, expliqua-t-il. Les gars du Génie ont pratiquement dû reconstruire la route. Même à présent, il y a encore des tronçons qui se réduisent à une série de balises plantées dans la boue - Malheureusement, je ne peux rien y faire, lui dit Ralph. Et pourtant, ce n'est pas faute d'avoir essayé. On a tenté de solidifier cette saleté aux produits chimiques ou aux rayons laser, mais c'est impossible vu l'échelle du problème. - Ce qu'il nous faut, c'est un appui aérien. Vous avez pu venir ici en avion. - C'était le tout premier vol, souligna Janne Palmer. Et votre aérodrome pouvait à peine accueillir l'hypersonique. Jamais un avion-cargo ne pourrait s'y poser. - Il y a plein de zones dégagées en hauteur, il nous suffirait de construire une route de liaison. - Je vais regarder ça, dit Ralph. Peut-être faudrait-il envisager de transporter les sergents par avion avant l'assaut de la ville. - Nous l'apprécierions, dit le colonel. Les choses ont tourné un peu différemment de ce qu'avait prévu l'IA. - C'est en partie pour cela que je suis ici, pour voir comment vous vous en sortez. - Maintenant, ça va à peu près. Le premier jour, c'était le chaos absolu. Des avions m'auraient été utiles pour évacuer les blessés et les rescapés de la possession. Le retour sur la côte ne les arrange pas. Ils arrivèrent devant le grand hall ovale où Elena Duncan et son équipe s'étaient mises à l'oeuvre. La mercenaire colossale accueillit Ralph d'un salut machinal, faisant claquer ses serres. - On laisse tomber le cérémonial ici, mon général, dit-elle. Trop de boulot et pas assez de place. Regardez ce que vous voulez, mais laissez mes gars tranquilles, ils sont pas mal occupés en ce moment. Dix nacelles tau-zéro, toutes activées, étaient installées au centre du hall. Avec leurs gros câbles d'alimentation et leur mosaïque compacte de composants, elles avaient l'air de venir d'outre-espace. Ou peut-être d'outre-temps, songea Ralph. Le reste du hall était occupé par des sergents recevant des soins. Un hôpital de campagne dont le caractère primitif lui serra le cour. Les mercenaires d'Elena s'affairaient autour des organismes bioteks, leur apportant bouteilles en plastique et serviettes en papier jetables. Dans l'air flottait une forte odeur chimique que Ralph ne put identifier. Il en avait un lointain souvenir, mais ni ses naneuroniques ni ses mémoires didactiques ne purent le localiser - d'un autre côté, la gestion des odeurs était un domaine où leur efficacité demeurait incertaine. Ralph se dirigea vers le sergent le plus proche. Il sirotait tranquillement son fluide nutritif, un liquide évoquant le miel, dans un sac en polyéthylène transparent. - Vous avez été touché par les mortiers ? - Non, mon général, dit Sinon. Je n'ai pas participé à l'incident de Catmos Vale. Je fais partie des veinards, on dirait. J'ai pris part à six assauts qui ont abouti à la capture d'un possédé et je n'ai reçu que des blessures sans gravité. Malheureusement, ça signifie que j'ai dû marcher jusqu'ici depuis la côte. - Que vous est-il arrivé, alors ? - Exposition à l'humidité, mon général. Impossible à éviter, j'en ai peur. Comme je l'ai dit, j'ai été légèrement blessé, et mon exosquelette souffre de plusieurs petites fêlures. Celles-ci ne présentent aucun danger en elles-mêmes, mais elles facilitent l'introduction de plusieurs variétés de spores aborigènes. Il désigna ses jambes. Maintenant qu'il connaissait la nature du problème, Ralph distinguait les longues traînées grises maculant les mollets du sergent ; on aurait dit des plaques de velours. En jetant un regard vers les autres lits, il vit que d'autres sergents étaient plus gravement atteints et que leurs membres semblaient pris dans une gangue de fourrure ou d'épongé mouillée. - Mon Dieu. Est-ce que ça... - Fait mal ? acheva Sinon. Pas le moins du monde. Ne vous faites pas de souci, mon général. Je ne ressens pas la douleur. Je suis conscient de la présence de cette moisissure, bien entendu. Les démangeaisons qu'elle occasionne n'ont rien d'agréable. Le problème, c'est son effet sur la chimie de mon sang. Si on n'y prenait garde, cette moisissure fabriquerait une quantité de toxines que mes organes seraient incapables de filtrer. - Existe-t-il un traitement ? - Étrangement, oui. Une friction à l'alcool pour éliminer le plus gros de la moisissure, suivie d'une application de teinture d'iode, et cette saleté est apparemment terrassée. Malheureusement, les spores ont tendance à revenir après exposition, d'autant plus qu'ils semblent se porter à merveille dans cette humidité. - De la teinture d'iode, dit Ralph. Je me disais bien que je reconnaissais cette odeur. On s'en servait à Lalonde dans les infirmeries des églises. L'incongruité de la situation commençait à lui apparaître. Difficile pour lui de jouer le rôle d'un officier supérieur remontant le moral d'une jeune recrue. Si Sinon était un Édéniste typique, il devait avoir vécu cent cinquante ans. Il était plus âgé que le grand-père de Ralph. - Ah ! Lalonde. Je ne l'ai jamais visitée. J'étais astro à bord d'un faucon, vous savez. - Vous ne connaissez pas votre bonheur ; j'y suis resté en poste durant trois ans. Quelqu'un se mit à hurler, un cri d'amertume franchement pitoyable. Ralph leva les yeux et vit deux mercenaires en train d'aider un homme à sortir d'une nacelle tau-zéro. Il était vêtu jde haillons gris presque impossibles à distinguer des lambeaux de chair veineuse qui pendaient à son visage. On aurait dit que sa peau avait commencé à fondre. - Et merde ! fit Elena Duncan. Excusez-moi, général, encore un anorexique instantané. (Elle fonça aider ses collègues.) Allez, vite, mettez-lui des infuseurs de protéines. Le rescapé dégorgeait un liquide verdâtre ; il semblait sur le point de s'étouffer. - Allons-nous-en, dit Ralph. Nous ne faisons que les gêner. Il sortit du hall, suivi par son entourage, honteux de ne rien pouvoir faire excepté déguerpir. Stéphanie sortit sur l'étroit balcon et s'assit sur une chaise longue à côté de Moyo. De son poste d'observation, elle avait vue sur les deux parties de la grand-rue de Ketton, où se massaient les guérilleros d'Ekelund. Toute trace du déluge de boue avait été impitoyablement chassée de la ville, la transformant en une vision idéalisée de prospérité urbaine. Même les grands arbres écarlates décorant les rues et le parc étaient dans une forme éclatante et constellés de fleurs couleur topaze. Les sept réfugiés avaient été logés dans une adorable maison de style géorgien, avec murs de brique orange et linteaux de pierre blanche. Le balcon courait sur la façade, et une splendide glycine se mêlait à sa rambarde en fer forgé. Le pâté de maisons, proche des quartiers commerçants, était peuplé d'imposantes demeures du même style. Ils partageaient celle-ci avec deux escadrons de militaires. On ne les avait pas placés en état d'arrestation, mais on leur avait vivement déconseillé de se promener partout et d'interférer avec les opérations. Au grand dégoût de Cochrane. Ekelund et ses ultraloyalistes contrôlaient les réserves de nourriture de la ville, ce qui leur donnait le pouvoir d'imposer leur volonté. - Je déteste cet endroit, dit Moyo. (Affalé sur sa chaise longue, il sirotait une margarita ; sur la table basse se trouvaient déjà quatre verres vides, dont la bordure de sel fondait sous l'effet de l'humidité.) Il est complètement chiqué. Tu ne le sens pas dans l'atmosphère ? - Je vois ce que tu veux dure. Elle contempla les hommes et les femmes qui s'agitaient en contrebas. C'était partout le même spectacle. L'armée se préparait à défendre Ketton contre les sergents qui se massaient dans la plaine. Les fortifications, après être apparues sous la forme d'esquisses spectrales, étaient solidifiées par le pouvoir énergétique. Devlin avait pris le commandement des usines des faubourgs, et ses ingénieurs y travaillaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour produire des armes. Tous les séides d'Ekelund avaient un but bien précis. Ce qui leur donnait de l'assurance et renforçait leur foi en la cause. - Efficience typiquement fasciste, commenta-t-elle. Toutes les abeilles de la ruche travaillent pour le bénéfice de la reine. Tout cela va être détruit par les sergents. Et ça n'aura servi à rien. Il tâtonna jusqu'à trouver son bras. Puis il l'agrippa avec force. - C'est la nature humaine, ma chérie. Ils ont peur et elle exploite leur peur. Ils n'ont d'autre alternative que la guerre totale ou la reddition non moins totale. Et ils ne voudront pas se rendre. Nous ne l'avons pas voulu non plus. - Mais c'est à cause d'elle et d'elle seule qu'ils se retrouvent dans cette position. Et nous n'avions pas l'intention de nous battre. Du moins pas moi. Il but une goulée d'alcool. - N'y pensons plus. Dans vingt-quatre heures, ça n'aura plus aucune importance. Stéphanie lui prit le verre des mains et le posa sur la table. - Tu as assez bu. Et nous nous sommes assez reposés. Il est temps de repartir. - Ah ! tu dois être plus ivre que moi. Nous sommes cernés. Je le sais, et pourtant je suis aveugle. Il n'y a aucune issue. - Viens. Elle le prit par la main et l'obligea à se lever. Moyo la suivit à l'intérieur en marmonnant. McPhee et Rana se trouvaient au salon, absorbés par leur partie d'échecs. Effondré sur un sofa, Cochrane était perdu au sein d'un nuage de fumée odorante. Un énorme écouteur noir et or sur les oreilles, il écoutait à fond la caisse un album du Grateful Dead. Tina et Franklin émergèrent d'une chambre lorsqu'on les appela. Cochrane se mit à glousser en voyant Franklin remettre sa chemise dans son pantalon, mais Stéphanie le fit cesser d'un regard appuyé. - Je vais tenter de sortir, leur annonça-t-elle. - Objectif des plus intéressants, commenta Rana. Malheureusement, la Ekelund a toutes les cartes en main, y compris celle de la bouffe. Elle nous a donné à peine de quoi survivre, et en tout cas pas assez pour que nous ayons la force de patauger à nouveau dans la boue. - Je le sais. Mais si nous restons ici, nous serons sûrement capturés par les sergents. À condition de survivre à l'assaut, bien entendu. Les deux parties en présence se sont lancées dans une inquiétante course aux armements. - Je vous avais dit que ça finirait comme ça, se lamenta Tina. Je vous avais dit qu'on aurait dû rester sur les hauteurs. Mais personne ne m'a écoutée. - Alors, quel est ton plan ? demanda Franklin. - Je n'en ai aucun, répondit Stéphanie. Je veux simplement améliorer nos chances. Les sergents sont à cinq miles des faubourgs. Ça fait pas mal de terre entre eux et nous. - Et alors ? pressa McPhee. - Nous pouvons en tirer parti. En tout cas, c'est mieux que de rester ici. Peut-être pourrions-nous profiter de la confusion pour nous glisser derrière les lignes ennemies lors de l'assaut. En nous déguisant en kolfrans, ou alors en nous planquant en attendant que les sergents soient passés. Ça vaut la peine d'essayer. - Une politique d'évasion non agressive, dit Rana d'un air pensif. Je marcherais bien avec toi sur ce coup-là. - Sûrement pas, dit McPhee. Écoute, Stéphanie, je suis navré, mais on a vu comment les sergents font avancer leur ligne de front. Il était impossible d'y faire passer un moustique. Et c'était avant l'attaque au mortier. Ils savent maintenant que nous pouvons nous camoufler en ferrangs. Si nous tentons une sortie comme tu le proposes, nous serons les premiers à nous retrouver en tau-zéro. - Non, non, un instant, dit Cochrane. (Il descendit de son perchoir et se dirigea vers le reste du groupe.) Notre chère soeur a peut-être mis le doigt sur quelque chose. - Merci, fit Stéphanie d'une voix sarcastique. - Écoutez, les mecs. Les méchants et leurs ovnis fouillent le sol au microscope, d'accord ? Donc, si nous coopérons entre nous pour nous construire un bunker bien confortable en pleine nature, il ne nous resterait plus qu'à nous y planquer en attendant qu'ils aient nettoyé la ville pour passer à la suivante. Ils échangèrent des regards surpris. - Ça pourrait marcher, dit Franklin. Nom de Dieu ! - Alors, j'suis un mec ou quoi ? Rictus de Tina. - Ou quoi, sûrement. - Je n'arrête pas de me dire qu'on va me demander mon cartel d'identité, commenta Rana alors que les sept réfugiés descendaient la grand-rue. Ils étaient les seuls à ne pas porter de kaki. Les guérilleros leur jetaient des regards soupçonneux en les voyant passer. Les clochettes et les saluts insolents de Cochrane attiraient encore un peu plus l'attention sur eux. En sortant de la maison, Stéphanie avait envisagé de renoncer à sa robe en faveur d'une tenue de camouflage. Puis elle s'était dit : Au diable ! Je n'ai plus envie de cacher ce que je suis. Pas après ce que j'ai vécu. J'ai le droit d'être moi-même. À la sortie de la ville, la route était bordée par deux rangées de maisons. Rien d'aussi somptueux que celle qu'ils venaient de quitter, mais de solides demeures bourgeoises. La limite entre ville et campagne était matérialisée par un profond fossé sur les bords duquel étaient plantés des pieux. Un liquide puant le pétrole coulait au fond de la tranchée. Cet obstacle était plus symbolique que pratique. Annette Ekelund les y attendait, nonchalamment accoudée à un pieu. Plusieurs douzaines de guérilleros l'accompagnaient. Stéphanie était sûre qu'ils avaient besoin de leur pouvoir énergétique pour soulever les lourdes armes calées sur leurs épaules. Une barbe de trois jours paraissait obligatoire pour les hommes, un serre-tête imbibé de sueur pour tout le monde. - J'ai une sacrée sensation de déjà-vu, dit Annette avec une ironie forcée. Sauf que, cette fois-ci, vous n'avez pas de bonne cause à proposer à mon bon cour. En fait, votre démarche relève presque de la traîtrise. - Vous n'êtes pas un gouvernement, rétorqua Stéphanie. Nous ne vous devons aucune loyauté. - Erreur. Je suis l'autorité ici. Et vous avez des obligations envers moi. J'ai sauvé votre pathétique petit cul, ainsi que celui de cette bande de paumés qui vous suit partout. Je vous ai accueillis, protégés, nourris. Je pense que ça me donne droit à un peu de loyauté, non ? - Je n'ai pas l'intention d'en discuter avec vous. Nous ne voulons pas nous battre. Cela vous laisse trois possibilités : nous tuer sur-le-champ, nous emprisonner, ce qui mobilisera des ressources qui vous sont utiles, ou nous laisser partir. Il n'y a pas d'autre solution. - Eh bien, dans ce cas, cela ne fait que deux options, pas . vrai ? Car il n'est pas question que je gaspille des hommes en [ leur ordonnant de veiller sur des ingrats de votre espèce. - Eh bien, décidez-vous alors. Annette secoua la tête, sincèrement intriguée. - Je ne vous comprends pas, Stéphanie, vraiment pas. Je veux dire, où diable pensez-vous aller comme ça ? Ils nous ont encerclés, vous savez. Vous n'aurez pas fait une heure de route qu'ils vous auront fourrée dans une nacelle tau-zéro. Ne passez pas par la case Départ, ne recevez pas deux cents dollars. Et vous resterez en prison pour l'éternité. - Peut-être réussirons-nous à les éviter. - C'est tout ? C'est à ça que se résume votre plan ? C'est pitoyable, Stéphanie, même pour vous. Stéphanie se serra contre Moyo, troublée par l'animosité qui agitait les pensées d'Annette. - Que proposez-vous ? lui demanda-t-elle. - Nous battre pour notre droit à l'existence. C'est ce que les hommes et les femmes ont toujours fait. Si vous n'étiez pas une petite idiote à peine sortie de sa province, vous auriez compris que rien n'est jamais gratuit dans la vie ; tout se paye, et cash. - Je n'en doute pas, mais vous n'avez pas répondu à ma question. Vous savez que vous allez perdre, alors à quoi ça sert de se battre ? - Laissez-moi lui expliquer, intervint Hoi Son. Annette lui décocha un regard furibond, puis acquiesça. - Le but de notre action est d'infliger à l'ennemi des pertes inacceptables, déclara Hoi Son. Sur le terrain, les sergents sont quasiment imbattables, mais la structure politique qui les sous-tend est assujettie à de nombreuses forces. Peut-être ne remporterons-nous pas cette bataille, mais notre cause finira par triompher. Ce triomphe surviendra une fois que les dirigeants de la Confédération seront contraints de renoncer à des aventures comme cette absurde campagne de libération. Nous devons rendre leur victoire aussi coûteuse que possible. Je vous demande donc de réfléchir à votre décision avant de nous quitter. Avec votre aide, le temps que nous devrons passer dans l'au-delà sera réduit dans des proportions considérables. Réfléchissez, le sergent que vous exterminerez aujourd'hui sera peut-être la goutte d'eau qui fera déborder le vase. - Vous avez vécu avant la floraison de l'Édénisme, n'est-ce pas ? demanda Moyo. - L'habitat Éden a été germiné de mon vivant. Je n'ai pas survécu très longtemps après cela. - Alors permettez-moi de vous dke que vous racontez des conneries. Les idéologies politiques sur lesquelles vous fondez votre raisonnement sont dépassées depuis plusieurs siècles -tout comme nous autres, d'ailleurs. L'Edénisme a une capacité de résolution proprement terrifiante. - Toute résolution humaine est vulnérable. Moyo tourna vers Stéphanie ses yeux parfaits, aveugles, et ses lèvres esquissèrent une humble grimace. - Nous sommes condamnés. Impossible de raisonner avec une psychopathe et un idéologue dément. - A votre place, je conseillerais à mon petit copain de faire attention à ce qu'il dit, avertit Annette. - Ou alors... ? (Moyo éclata de rire.) Vous l'avez déjà dit, Psycho Marna, vous l'avez dit à Ralph Hiltch il y a bien longtemps : les possédés ne peuvent pas perdre. Peu importe que vous massacriez mon hôte, encore et encore. Je reviendrai toujours. Apprenez à vivre avec moi, car vous ne pourrez jamais m'échapper. Durant toute l'éternité, vous allez devoir m'écouter râler, encore et encore... Qu'est-ce que tu dis de ça, connasse ? - Ça suffit, dit Stéphanie. Elle lui tapa sur l'épaule pour le mettre en garde. Il ne pouvait pas voir l'expression d'Annette, mais ses sombres pensées devaient lui être perceptibles. - Écoutez, nous allons partir sans faire d'histoires, d'accord ? Annette cracha dans la tranchée. - Vous savez ce qu'il y a là-dedans ? Une substance appelée le napalm. Hoi Son nous en a parlé et Milne en a reconstitué la formule. Nous en avons des tonnes, dans des bombes et pour alimenter nos lance-flammes. Quand les sergents vont arriver ici, ça va être un vrai barbecue. Et je ne parle que de cette section du champ de bataille. Nous leur avons préparé toutes sortes de réjouissances tout autour de la ville. Chacune des rues où ils entreront leur coûtera des cadavres. On a même organisé des paris pour voir combien on en emportera avec nous. - J'espère que vous gagnerez. - Voici où je veux en venir, Stéphanie : si vous partez maintenant, ce n'est plus la peine de revenir. Je parle sérieusement. Puisque vous désertez vos semblables, vous vous rangez dans le camp de nos ennemis, au même titre que les non-possédés. Vous allez être prise entre les sergents et moi. Eux vont vous mettre en tau-zéro. Moi, je vous ferais frire sur un crucifix. Alors, vous voyez, ce n'est pas moi qui ai un choix à faire. C'est vous. Stéphanie lui adressa un sourire triste. - Je choisis de m'en aller. - Espèce d'idiote. L'espace d'un instant, Stéphanie crut que l'autre allait lui lancer un éclair de feu blanc. Annette luttait de toutes ses forces pour contrôler sa rage. - Très bien, fit-elle sèchement. Partez. Tout de suite. Priant pour que Cochrane ne fasse aucun commentaire, Stéphanie tira sur la manche de Moyo. - Utilisez l'un des pieux, murmura-t-elle à l'adresse de McPhee et de Rana. Tous deux se concentrèrent. Le pieu le plus proche s'inclina, tel un pont-levis s'abaissant au-dessus d'une douve. Lorsque sa pointe toucha l'autre rive du fossé, il s'aplatit sur toute sa longueur, se transformant en planche. Tina fut la première à passer, grandement impressionnée par l'hostilité qu'irradiaient Ekelund et ses troupes. Ensuite, Franklin guida Moyo. Stéphanie attendit que les trois autres aient traversé avant de les rejoindre. Lorsqu'elle se retourna, Annette avait déjà repris la dkection de Ketton, suivie par Hoi Son et quelques autres, qui restaient prudemment à distance. Les autres guérilleros leur lançaient des regards peu amènes. Plusieurs d'entre eux armèrent ostensiblement leurs fusils. - No problème, les copains, dit Cochrane d'une voix inquiète. On est déjà partis. Faites comme si on n'avait jamais été là. Il était midi, le soleil tapait comme un laser aux rayons X et la brume s'était dissipée depuis longtemps. À trois miles de là, les collines qui bordaient la vallée se dressaient au-dessus des marécages. Les sergents avaient pris position sur leurs versants, formant une ligne quasiment ininterrompue de silhouettes noires dressées épaule contre épaule. Des groupes plus importants se tenaient derrière eux à intervalles réguliers, des troupes de réserve prêtes à porter assistance aux soldats du front. Deux miles plus loin, l'air chatoyait comme une plaque d'argent, et la lumière dansait autour de Ketton. La boue séchée craquait et s'effritait sous leurs pieds tandis qu'ils avançaient sur la route sinueuse. Ils n'allaient pas particulièrement vite. C'était l'apathie plutôt que la faim qui leur rongeait le corps. - Et puis merde ! dit soudain Stéphanie. Écoutez, je suis vraiment navrée. - Pourquoi donc ? demanda McPhee d'un ton enjoué que démentaient ses pensées. - Laisse tomber. (Elle fit halte et pivota sur elle-même pour embrasser du regard la totalité du paysage.) Je me suis trompée. Regardez autour de nous. Nous sommes des boules de neige en route pour l'enfer. McPhee considéra la vallée à contrecour. Durant les quelques jours qu'ils avaient passés à Ketton, la boue avait englouti presque tous les arbres et les buissons. Même les mares commençaient à s'évaporer. - Certes, les abris ne sont guère nombreux dans le coin. Elle jeta à l'Écossais un regard plein de reproches. - Vous êtes tous très gentils, et je suis ravie que vous m'accompagniez. Mais je me suis plantée. Nous n'avons aucun moyen d'échapper aux sergents. Et je crois qu'Ekelund ne plaisantait pas quand elle nous a dit qu'il n'était pas question pour nous de revenir. - Ouais, fit Cochrane. C'est aussi l'impression que j'ai eue. Elle a un balai dans le cul enfoncé si profond que le manche ne va pas tarder à ressortir par la bouche. - Je ne comprends pas, dit Tina d'un air misérable. Pourquoi on ne creuse pas, comme Cochrane l'avait suggéré dès le début ? - Les satellites nous verront, ma douce, dit McPhee. D'accord, ils ne savent ni combien nous sommes ni ce que nous mijotons exactement, mais ils savent que nous sommes là. Si nous disparaissons subitement, les sergents viendront voir de quoi il retourne. Ils comprendront ce qu'on a fait et nous déterreront. - Nous pourrions nous séparer, dit Franklin. Si nous nous déplaçons au hasard en nous débrouillant pour que nos itinéraires se croisent, alors un ou deux d'entre nous pourraient s'évanouir sans qu'ils s'en aperçoivent. Une partie de cache-cache grandeur nature. - Mais je ne veux pas qu'on se sépare, dit Tina. - Nous n'en ferons rien, lui dit Stéphanie. Nous avons traversé trop d'épreuves ensemble. Je suis pour que nous les affrontions fièrement et dignement. Nous n'avons aucune raison d'avoir honte. Ce sont eux qui ont échoué. Cette grande et merveilleuse société, avec toutes ses ressources, qui n'a d'autre choix que de recourir à la violence au lieu de chercher une solution équitable pour tous. Ce sont eux qui ont perdu, pas nous. Tina renifla et se frotta les yeux avec un petit mouchoir. - Que c'est beau ! - Je veux, ma sour. - J'affronterai les sergents avec toi, Stéphanie, dit McPhee. Mais ce serait peut-être une bonne idée de sortir d'abord de cette route. Je te parie que nos chers amis nous ont alignés avec leurs mortiers. Ralph attendit que vingt-trois mille sergents aient été déployés dans Catmos Vale pour donner le signal de l'assaut. L'IA estimait que huit mille possédés au moins étaient pris au piège dans Ketton. Il ne voulait pas être responsable d'un massacre. Les sergents devaient être assez nombreux pour triompher à coup sûr. Dès que la première attaque au mortier eut pris fin, l'IA fit reculer la ligne de front. Puis les flancs de l'armée, en position dans les hauteurs, se remirent en marche. Lorsque le soleil se coucha, Ketton était cernée. Ce cercle était là avant tout pour empêcher des possédés de s'enfuir. Tout groupe important tentant de le faire serait averti par des frappes DS, selon le protocole qui avait été en vigueur près de la ligne de démarcation. Très peu de possédés tentèrent le coup. Quelle que soit sa méthode, Ekelund maintenait dans ses troupes une discipline de fer. Le périmètre fut progressivement renforcé, avions et camions y convoyant des troupes fraîches. Les forces d'occupation se rassemblèrent autour de la ligne de front, prêtes à traiter les possédés capturés. On mit en place les hôpitaux de campagne nécessaires à la prise en charge de nouveaux rescapés meurtris dans leur chair (en dépit de la pénurie croissante d'équipement et de personnel qualifié). L'IA avait dressé une liste de toutes les armes historiques que les possédés avaient pu reconstituer et élaboré des contre-mesures pour chacune d'entre elles. Ralph constata avec satisfaction que la plus simple des politiques était aussi l'une des plus anciennes : la meilleure défense, c'est l'attaque. Peut-être ne pouvait-il pas noyer la ville sous les bombes, ni la transformer en magma incandescent. Mais il allait quand même bousculer les certitudes d'Ekelund, les bousculer sérieusement. - Secouez-les, télétransmit-il. Deux mille kilomètres au-dessus d'Ombey, un faucon solitaire entama sa manœuvre de déploiement. Ralph attendit la suite des événements près du PC, flanqué d'Acacia et de Janne Palmer. Tous avaient les yeux braqués sur Catmos Vale, plus précisément sur la plaque d'air dense qui signalait la présence de la ville. Peut-être aurait-il dû retourner à la Salle de commandement du Fort En-Avant, mais, après avoir visité le camp, il s'était rendu compte à quel point il se sentait isolé de tout dans son bureau. Ici, sur le terrain, au moins avait-il l'illusion de participer au combat. C'était l'une des plus grandes parcelles de terre émergée situées en hauteur, bien au-dessus des marigots qui infestaient la vallée. Quantité de plantes aborigènes perçaient la couche de boue solidifiée, encore épargnées par les animaux. Il y avait même quelques arbres survivants en son centre ; ils étaient certes tombés, et leurs branches basses s'étaient enfoncées dans le sol meuble, mais leurs troncs n'avaient pas été engloutis et leurs feuilles se tournaient lentement vers le ciel. Stéphanie se dirigea vers eux, laissant la route un quart de mile derrière elle. Autour des arbres abattus, le sol était creusé de profondes rides occupées par des mares d'eau stagnante. Elle se fraya un chemin parmi elles pour gagner l'ombrage et s'assit en poussant un soupir. Les autres l'imitèrent, également soulagés de faire une petite pause. - Étonnant que nous n'ayons pas sauté sur une mine, dit Moyo. Ekelund a dû en mettre partout sur la route, c'est bien trop tentant. - Hé, les aminches, décidons une bonne fois pour toutes qu'il s'agit d'une non-entité, déclara Cochrane. Je n'ai pas envie de passer mes dernières heures dans ce corps à parler de cette salope. Rana s'adossa à un tronc d'arbre, ferma les yeux et sourit. - Tiens, tiens, nous sommes enfin d'accord sur quelque chose. - Je me demande si on aura une chance de parler avec les journalistes, dit McPhee. Il doit y avoir des correspondants de guerre sur le front. - Bizarre, comme dernière volonté, commenta Rana. Tu as une raison en particulier ? - J'ai encore de la famille dans les Orcades. Trois enfants. J'aimerais... Je ne sais pas. Leur dire que je vais bien, je suppose. En fait, je souhaiterais les revoir. - C'est gentil de ta part, dit Franklin. Peut-être que les sergents te laisseront enregistrer un message, en particulier si nous coopérons avec eux. - Et toi ? demanda Stéphanie. - Je suis pour respecter la tradition. J'aimerais un dernier repas. J'appréciais la bonne chère, tu vois, et aussi les expériences culinaires, mais je ne roulais pas sur l'or. Il n'y a que ça que je n'ai pas pu faire comme je le souhaitais. Je voudrais goûter aux mets les plus délicats de l'univers, préparés par le plus grand chef de la Confédération et arrosés de Larmes de Norfolk. - Moi, mes dernières volontés, c'est facile, dit Cochrane. Outre les trucs évidents, je voudrais revivre Woodstock. Mais cette fois-ci en écoutant mieux la musique. À peine si je me souviens des cinq premières heures, les mecs. Qu'est-ce que vous dites de ça ? L'angoisse ! - Je veux monter sur scène, dit Tina, le souffle court. Être une actrice classique, âgée d'une vingtaine d'années, si belle que les poètes défaillent en me voyant. Et la première de ma nouvelle pièce est l'événement de l'année, et tous les membres de la haute société se battent pour avoir des billets. - J'aimerais revoir Elisea Woods, dit Rana. (Elle jeta à Cochrane un regard méfiant, mais il l'écoutait poliment.) C'était une forêt, près de la ville où j'ai grandi, où poussaient des fleurs baptisées slandaus. Elles avaient des pétales chromotactiles : ils changeaient de couleur quand on les touchait. Quand la brise soufflait sur les arbres, on avait l'impression d'être dans un kaléidoscope. Je passais des heures à me promener sur les sentiers. Puis les promoteurs sont venus et ils ont rasé le site pour y construire un parc industriel. J'ai eu beau me démener, faire signer des pétitions, ni le maire ni le sénateur ne se souciaient de la beauté de ce lieu et du plaisir qu'il procurait aux gens. Le fric et les affaires ont gagné, comme toujours. - Je pense que j'aimerais faire des excuses à mes parents, dit Moyo. J'ai gâché ma vie. - Mes enfants. (Stéphanie lança à McPhee un sourire entendu.) J'aimerais revoir mes enfants. Ils firent alors silence, rêvant à ce qui ne pouvait pas être. Soudain, le ciel s'illumina. Tous levèrent les yeux, Moyo excepté, et il perçut leur agitation. Dix harpons cinétiques descendaient sur eux, traînant leur sillage de plasma caractéristique. Ils étaient en formation conique en pleine expansion. Un deuxième bouquet de dix harpons apparut plus haut. Des lunettes de soleil se matérialisèrent sur le visage de Stéphanie. - Oh ! merde, fît McPhee. Encore ces saloperies de harpons. - Ils vont tomber tout autour de Ketton. - Leur configuration de tir est plutôt bizarre, dit Franklin. Pourquoi ne pas les avoir lâchés tous en même temps ? - Quelle importance ? demanda Rana. De toute évidence, c'est le signal de l'attaque. McPhee considérait les harpons d'un oeil dubitatif. Le premier groupe poursuivait son expansion tandis que l'air se réchauffait autour de leurs nez coniques. - Je pense qu'on ferait mieux de se planquer, dit Stéphanie. Elle se plaqua au sol et imagina une feuille d'air qui se durcissait au-dessus d'elle pour la protéger. Les autres suivirent son exemple. Les harpons que Ralph avait choisi de déployer contre Ketton n'étaient pas du même modèle que ceux avec lesquels il avait annihilé le réseau de communication de Mortonridge au début de la campagne. Ils étaient considérablement plus longs et plus lourds, ce qui influait sur leur inertie. Au moment de l'impact, ils pénétrèrent sans difficulté dans le soi meuble et saturé d'humidité. Ce fut seulement lorsqu'ils frappèrent le soubassement rocheux que leur fantastique énergie cinétique exerça au maximum son impact destructeur. L'onde de choc se propagea à travers la couche supérieure du sol. Au-dessus de chaque point d'impact, la terre jaillit dans les airs comme si un volcan venait d'entrer en éruption. Mais ce fut l'onde radiale qui se révéla la plus intense. Puis la deuxième vague de harpons frappa. Leurs points d'impact décrivaient un cercle extérieur au premier, avec les mêmes conséquences. Vues de dessus, les vingt ondes de choc évoquaient des ronds dans l'eau. Mais ce fut lorsqu'elles entrèrent en interférence que le bombardement eut l'effet précisément souhaité. Un déchaînement d'énergie en quantité colossale, suivant le schéma classique des nouds et des ventres de vibration, dont la formation ressemblait à celle d'une mer en pleine tempête, et au sein duquel apparut une force orientée dans une direction bien précise. À l'extérieur des deux cercles, les ondes de choc se propagèrent dans la vallée jusqu'à venir mourir en douceur au pied de chaque versant. À l'intérieur des cercles, elles fusionnèrent pour devenir une seule et unique ondulation qui fondit sur Ketton avec une vigueur croissant à chaque minute. Stupéfaits, Annette Ekelund et les guérilleros affectés aux défenses de la ville virent une vague de collines naissantes déferler sur eux de toutes parts. Les routes encore intactes furent réduites en pièces, balayées par l'onde de choc. Des rochers s'envolaient dans les airs, décrivant de gracieuses paraboles. Une écume de boue se formait sur la crête de cette vague de terre, au creux de laquelle coulaient des cataractes engloutissant kolfrans et ferrangs pris de panique. La vague monta encore et encore, devenant un tsunami de glèbe. Elle atteignit les premiers bâtiments de Ketton, qui s'élevèrent dans les airs à la rencontre de sa crête. Les tranchées défensives se refermèrent subitement ou dégorgèrent leur contenu, pareilles à des lignes de fracture géologiques, et le napalm s'embrasa tel un ersatz de lave. Les possédés consacrèrent toutes les ressources de leur pouvoir énergétique à renforcer leurs corps, que l'on vit rebondir dans tous les sens comme des boules sur un sol transformé en flipper pris de démence. Comme plus personne ne les maintenait en l'état, les belles demeures et les boutiques de luxe explosèrent en une myriade de débris. Briques, éclats de verre, véhicules et arbres fracassés s'envolèrent au-dessus de la ville dévastée. Et le séisme se propageait toujours, fondant sur le centre-ville. Il atteignit son point culminant sous la pittoresque petite église, qui fut emportée par un geyser de terre de cinquante mètres de haut. Un tourbillon de boue jaillit sous elle, la catapultant dans les cieux. L'élégant édifice resta suspendu plusieurs secondes au-dessus du cataclysme, puis la pesanteur et la raison reprirent leurs droits. L'église s'ouvrit comme un navire heurtant un récif, éparpillant prie-dieu et missels sur la ville meurtrie. Puis, à mesure que la secousse diminuait d'intensité, elle bascula et ses murs se désintégrèrent en une pluie de briques pulvérisées. Le clocher demeura miraculeusement intact. Pivotant de cent quatre-vingts degrés, émettant un carillon dément, il se planta dans le cratère de terre retournée qui marquait l'épicentre du séisme. Puis son armature céda, et il n'en resta plus qu'une pile de métal et de carbobéton désagrégés. Les répliques qui rayonnèrent de ce point focal étaient plus faibles que le tremblement de terre, mais elles n'en soumirent pas moins les ruines à de fortes vibrations. Les ultrasons qui avaient accompagné le séisme battirent en retraite, pour rebondir sur les parois de la vallée. En quatre-vingt-dix secondes, Ketton avait disparu de la péninsule de Mortonridge, laissant en guise de mémorial une zone de terre mouvante large de trois kilomètres. Des piques et des lances de métal, souvenirs de l'armature de tel ou tel immeuble, saillaient du sol noir, des fragments de meubles, à moitié enfouis dans la glèbe, gisaient éparpillés parmi les blocs de béton fracassé. Des ruisseaux de napalm en feu coulaient dans des fossés sinueux, crachant une fumée noire. Et au-dessus de cette scène flottait un rideau de poussière assez épais pour occulter le soleil. Annette se redressa sur ses coudes, luttant contre la boue qui menaçait de l'engloutir, et regarda autour d'elle, considérant les ruines du petit empire qui avait fait sa fierté. Son pouvoir énergétique lui avait épargné fractures et plaies ouvertes, mais elle se savait littéralement couverte d'ecchymoses. À un moment donné, se rappela-t-elle, elle s'était retrouvée à dix mètres de haut, soulevée dans les airs tandis qu'un petit café faisait un roulé-boule tout près d'elle puis s'écrasait sur son toit, câbles électriques et conduits d'alimentation fouettant l'air comme des serpents à l'instant de l'impact. Quoique sonnée, elle trouvait en elle assez d'esprit pour admirer le séisme ; il y avait dans son élaboration une splendide précision. Assez violent pour démolir la ville, mais néanmoins calculé pour que les possédés puissent se protéger de ses effets. Comme ce cher Ralph l'avait anticipé. Chez l'être humain, l'instinct de survie est le plus fort de tous ; devant une telle menace, plus personne ne s'était soucié des immeubles et des fortifications de Ketton. Elle éclata d'un rire hystérique, s'étouffant sur la poussière répugnante. - Ralph ? Je t'avais prévenu, Ralph, il fallait détruire le village pour le sauver. Mais tu n'avais pas besoin de me prendre au pied de la lettre, espèce d'enfoiré ! Il ne lui restait plus rien à défendre, plus une bannière à laquelle son armée aurait pu se rallier. Les sergents arrivaient. Imbattables. Inexorables. Annette roula sur le dos, chassant la poussière de ses yeux et de sa bouche. Ses poumons happaient l'oxygène. Jamais elle n'avait été aussi terrifiée. La terreur illuminait tous les esprits dispersés autour d'elle dans la ville ravagée. Des milliers d'esprits. C'était la seule chose qu'ils avaient encore en commun. Les arbres avaient dansé la gigue durant le séisme. Ils s'étaient arrachés à l'étreinte de la boue dans d'horribles bruits de succion pour fake des pirouettes pendant que le sol se reconfigurait. Un spectacle sans nul doute impressionnant. Mais vu de loin seulement. Stéphanie n'avait cessé de hurler pendant qu'elle courait sous les branches agitées de convulsions, évitant celles qui labouraient le sol. Elle avait été frappée à plusieurs reprises, comme par une gigantesque batte de base-bail. Seul le pouvoir énergétique qui assurait l'intégrité de ses cellules lui avait valu de ne pas être cassée en deux. Tina avait eu moins de chance. Alors que le séisme commençait à s'estomper, l'un des arbres lui était tombé dessus. Il l'avait enfouie dans la terre meuble et gorgée d'eau, ne laissant émerger que sa tête et l'un de ses bras. Elle gémit doucement tandis que les autres se rassemblaient autour d'elle. - Je ne sens plus rien, chuchota-t-elle. Je ne peux plus obliger mon corps à sentir. - Désintégrons le bois, souffla McPhee. Ici et ici. Allez, concentrez-vous. Ils se prirent par la main, imaginèrent l'écorce qui se désagrégeait, le tronc qui se liquéfiait. Une grosse section de l'arbre se transforma en eau et coula dans la boue. Franklin et McPhee se précipitèrent vers Tina pour l'extraire de la glèbe. Ses hanches et ses jambes étaient meurtries, le sang coulait de ses nombreuses blessures, ses os fracassés saillaient de sa peau. Elle vit ses blessures et hurla de terreur. - Je vais mourir ! Je vais retourner dans l'au-delà ! - Mais non, ma choute, dit Cochrane. Il s'agenouilla auprès d'elle et posa une main sur l'une des plaies abdominales. Les chairs déchirées se réparèrent. - Tu vois ? Arrête de nous faire croire que tu es perdue. - Il y a trop de blessures. - Allez, les mecs, dit Cochrane en se tournant vers le reste du groupe. Si on s'y met tous, on y arrivera. Que chacun choisisse une plaie. Stéphanie hocha vivement la tête et s'accroupit près de lui. - Ça va aller, promit-elle à Tina. Mais celle-ci avait perdu beaucoup de sang. Ils firent cercle autour d'elle et lui imposèrent les mains. Leur pouvoir s'exerça, transmuté par la volonté de soigner et de guérir. Ce fut ainsi que Sinon les trouva, comme en prière autour de l'une des leurs. Tina souriait placidement, sa main livide agrippant celle de Rana. Approchant prudemment parmi les arbres renversés, Sinon et Chôma braquèrent leurs mitraillettes sur le groupe de dévots. - Tous à plat ventre et les mains sur la nuque, vite ! ordonna Sinon. Ne tentez ni de bouger ni de faire usage de votre pouvoir énergétique. Stéphanie se retourna pour lui faire face. - Tina est blessée, elle ne peut pas bouger. - Je suis prêt à le croire pour le moment, à condition que vous ne tentiez pas de résister. Les autres, à plat ventre. Ils s'écartèrent lentement de Tina et s'allongèrent sur le sol bourbeux. Vous pouvez venir, dit Sinon au reste de l'escadron. Ils semblent dociles. Trente sergents remarquablement silencieux émergèrent du fouillis végétal. Leurs mitraillettes étaient toutes braquées sur les possédés. - Veuillez maintenant évacuer les corps dont vous vous êtes emparés, dit Sinon. - C'est impossible, répondit Stéphanie. Elle sentait la misère et la terreur dans l'esprit de ses amis, faisant écho aux sentiments qui l'habitaient. Sa voix n'était qu'un pitoyable coassement. - Vous devriez savoir maintenant qu'il est inutile de nous demander cela, ajouta-t-elle. - Très bien, fit Sinon en attrapant son bâton. - Vous n'êtes pas non plus obligés d'utiliser ces horreurs, dit Stéphanie. Nous vous suivrons sans résister. - Désolé, c'est le règlement. - Écoutez, je suis Stéphanie Ash. C'est moi qui ai fait sortir les enfants. Ça devrait compter pour quelque chose. Vérifiez auprès du lieutenant Anver, des marines de la Flotte royale, il vous le confirmera. Sinon interrogea la banque de mémoire du Fort En-Avant avec l'aide de son bloc-processeur. L'image de la femme semblait correspondre, et l'homme chevelu à la vêture flamboyante était aisément reconnaissable. Nous ne pouvons pas nous fier aux apparences, lui dit Chôma. Ils peuvent adopter l'aspect qui leur chante. S'ils sont prêts à coopérer, il est inutile d'avoir recours à la force. Jusqu'ici, ils ont obéi bien sagement, et ils savent qu'ils ne peuvent plus s'échapper. Tu es trop confiant. - Levez-vous l'un après l'autre, en suivant les instructions qui vous seront données, dit Sinon aux prisonniers. Nous allons vous conduire à notre camp, où vous serez placés en tau-zéro. Trois mitraillettes seront pointées sur vous en permanence. Si vous refusez d'obéir aux ordres, nous ferons usage de nos bâtons pour neutraliser votre pouvoir énergétique. Avez-vous compris ? - C'est on ne peut plus clair, répondit Stéphanie. Merci. - Très bien. À vous de commencer. Stéphanie se redressa avec prudence, veillant à ne bouger que très lentement. Chôma désigna de sa mitraillette un petit sentier passant parmi les arbres effondrés. - Allons-y. Elle se mit en marche. Derrière elle, Sinon ordonnait à Franklin de se relever à son tour. - Tina aura besoin d'une civière, dit Stéphanie. Et il faudra que quelqu'un serve de guide à Moyo, il s'est blessé aux yeux. - Ne vous inquiétez pas, rétorqua Chôma d'une voix bourrue. Nous veillerons à ce que vous arriviez tous au camp en bon état. Ils émergèrent du bosquet. Stéphanie se tourna vers l'emplacement de Ketton. Un dense nuage de poussière gris anthracite pesait sur la ville annihilée. De petits incendies s'y étaient allumés, braises orangées à la lueur diffuse. Vingt fins rayons pourpres traversaient l'atmosphère, reliant le nuage au ciel. Des éclairs y apparaissaient par intermittence. - Nom de Dieu, murmura-t-elle. Plusieurs milliers de sergents marchaient dans la vallée en direction des ruines silencieuses. Les possédés qui s'y abritaient savaient qu'ils arrivaient. Du nuage de poussière suintait la terreur à l'état brut, comme une émanation d'adrénaline. Le coeur de Stéphanie se mit à battre plus fort. Des frissons glacés lui parcoururent les jambes et le torse. Elle chancela. Chôma l'encouragea à avancer du canon de sa mitraillette. - Allez. - Vous ne sentez rien ? Ils sont terrifiés. - Bien. - Non, vraiment terrifiés. Regardez. Des lueurs bordeaux s'échappaient par endroits du nuage. Sur son pourtour, des vrilles de vapeur s'aplanissaient, se déplaçaient de façon de plus en plus ordonnée. On érigeait de nouveau un bouclier contre le ciel. - Je ne vous aurais pas crus assez stupides pour ressortir cette vieille ruse, commenta Chôma. Le général Hiltch ne vous laissera pas vous cacher ainsi. Alors même qu'il prononçait ces mots, un électrorayon fendit l'air, envoyé par une plate-forme DS. Une colonne blanc bleuté large de deux cents mètres frappa l'apex du bouclier en formation. Il se dispersa dans un vacarme assourdissant, projetant des fourches électriques qui, dévalant la surface bouillonnante du nuage, allèrent se planter dans le sol. Cette fois-ci, les possédés résistaient. Dix mille esprits qui se concentraient dans une zone de cinq kilomètres carrés, tous tendus vers le même but. Être libre. Ils eurent bientôt maîtrisé les frappes DS. Les éclairs se réduisaient à des fleuves d'électrons dessinant un maillage serré au-dessus du bouclier. Une lueur carmin monta sous celui-ci. La terreur fit place à l'extase, puis à la résolution. Stéphanie contempla l'extraordinaire spectacle, la bouche ouverte sur un sourire d'étonnement, puis de fierté. Ils avaient retrouvé leur ancienne unité. Et avec elle un objectif qui les mobilisait tous sans exception : s'assurer la sécurité que tant d'autres possédés avaient déjà gagnée. Disparaître. La lumière rouge qui baignait le nuage s'intensifia encore, puis commença à inonder le sol de la vallée. Un disque étin-celant qui se répandait sur la boue et les marécages. - Fuyez ! lança Stéphanie aux sergents stupéfaits. Dégagez. Je vous en prie. Vite ! Elle se tendit comme la lueur écarlate fonçait vers elle. Elle n'éprouva aucune sensation physique, hormis des picotements quasiment psychosomatiques. Puis son corps se mit à luire à l'unisson de la terre, de l'air, de ses amis et des corps colossaux des sergents. - Ouais ! s'écria Cochrane. (Il se mit à boxer dans le vide.) Déchaînez-vous, bande de dingues ! La terre trembla, les jetant tous à genoux une nouvelle fois. Sinon s'efforça de garder son arme braquée sur le prisonnier le plus proche, mais le sol se remit à vibrer, plus violemment cette fois-ci. Jetant le règlement aux orties, il se précipita à terre. Tous les sergents participant à l'assaut contre Ketton entrèrent en contact mental via le lien d'affinité, s'agrippant les uns aux autres avec autant de résolution qu'ils en mettaient à s'accrocher à la terre. - Que se passe-t-il ? beugla-t-il. - On fout le camp d'ici, mec, lui répliqua Cochrane. Dernier départ pour l'autre univers ! Ralph regardait la lumière rouge surgk du nuage de poussière. Grâce aux télétransmissions des capteurs DS et des forces d'occupation présentes dans Catmos Vale, l'image lui apparaissait sous tous les angles voulus, lui donnant un aperçu global du phénomène. Il savait à quoi ressemblait celui-ci vu du ciel, vu du sol et même (brièvement) vu par les marines suivant les sergents qu'il engloutissait en son sein. Mais il se contentait la plupart du temps de l'observer depuis le camp. - Ô mon Dieu ! souffla-t-il. Ça allait être grave. Il le savait. Très grave. - Souhaitez-vous une frappe DS de première magnitude ? lui demanda l'amiral Farquar. - Je ne sais pas. On dirait que l'expansion se ralentit. - Je confirme. Couverture circulaire de douze kilomètres de diamètre. Deux tiers des sergents se trouvent là-dessous. - Sont-ils encore vivants ? demanda Ralph à Acacia. - Oui, mon général. Leur équipement électronique est inopérant, mais ils sont vivants et peuvent encore utiliser le lien d'affinité. - Alors que... Le sol bascula soudain sous ses pieds. Il atterrit sur le flanc en grimaçant de douleur. Autour de lui, les bâtiments en sili-cone programmable dansaient la gigue. Tout le monde s'était retrouvé à terre. - Merde ! s'écria Acacia. Une falaise verticale se dressait dans la vallée, correspondant au pourtour du bouclier de lumière rouge. Une cascade de boue et de caillasse dévalait sa façade. La lumière rouge la suivait, se faisait plus brillante à mesure qu'elle gagnait la roche. Ralph refusait d'écouter ce que lui criait son instinct. C'en était trop pour lui, et pourtant il savait qu'ils avaient déjà infligé ce traitement à des planètes entières. - Ils ne peuvent pas faire ça ! - Mais ils le font, mon général, répliqua Acacia. Ils s'en vont. La falaise continuait son ascension. Haute de deux cents mètres, elle était de plus en plus rapide, de plus en plus imposante. La lumière écarlate devint éblouissante, projeta de longues ombres sur la vallée. Trois cents mètres, et les naneuroniques de Ralph se crashèrent, victimes de l'effet de rupture dans le réel. Tout autour de lui, les herbes piétinées se redressaient, se défaisant de leur gangue de boue pour transformer le camp en parc verdoyant. Les arbres abattus se redressèrent tels des vieillards faisant craquer leur échine, reprirent peu à peu une position verticale. La lueur rouge perdit de son intensité. Lorsque Ralph la fixa en plissant les yeux, il vit la falaise s'éloigner de lui. Haute maintenant de cinq cents mètres, elle se déplaçait avec la majestueuse sérénité d'un iceberg. Sauf qu'elle ne bougeait pas, comprit-il. Elle rétrécissait, et la lumière rouge se rétractait pour envelopper l'île de rocaille que les possédés avaient arrachée à Mortonridge pour voguer vers un autre univers. Au moment où disparaissait cette tranche du monde, il distingua la forme qu'elle avait prise, celle d'un cône inversé à la base aplatie, strié de sillons en spirale comme si on l'avait enlevé à la péninsule en le dévissant. L'air rugissait au-dessus de sa tête, absorbé par l'espace que l'île évacuait. Celle-ci flottait encore au centre de la vallée, mais elle perdait en substance et en taille. La lumière qui la baignait devint d'un blanc éblouissant qui oblitérait les détails. En moins de quelques minutes, ce n'était plus qu'une minuscule étoile. Qui disparut. Les naneuroniques de Ralph revinrent en ligne. - Annulez les deux prochains assauts, ordonna-t-il à l'IA. Et immobilisez la ligne de front. Tout de suite. Il se releva avec un luxe de précautions. L'herbe revigorée se flétrissait tout autour de lui, se transformant en un tapis de brins marron que le vent désagrégeait en un instant. Les images transmises par les capteurs DS lui donnèrent une idée de l'importance du cratère. Le pourtour de celui-ci commençait déjà à s'effondrer, et des glissements de terrain faisaient basculer des montagnes de terre dans les profondeurs lointaines. Cinq kilomètres plus bas luisait un éclat orange dont les fluctuations lui étaient incompréhensibles. Il plissa le front et se demanda de quoi il s'agissait. Puis il y eut une explosion et un jet de lave incandescente monta à l'assaut du ciel. - Faites évacuer les survivants, s'il y en a, dit-il à Acacia. Qu'ils s'éloignent de ce volcan le plus vite possible. - Ils sont déjà en train de battre en retraite, répliqua-t-elle. - Et les autres ? Les sergents piégés sur l'île ? Pouvez-vous encore les joindre via le lien d'affinité ? Le regard qu'elle lui adressa pour toute réponse en disait long. Stéphanie et ses amis se tournèrent vers les sergents, qui les fixèrent eux aussi d'un air hésitant. Pour la première fois depuis des heures, semblait-il, le sol avait cessé de bouger sous leurs pieds. Lorsqu'elle leva les yeux, le ciel était d'un bleu outremer et vierge de toute étoile. Une lumière blanche inondait toutes choses depuis une source invisible... et cette lumière était bonne, c'était la lumière qu'elle voulait. Son regard se porta sur l'endroit où s'était trouvé l'autre bout de la vallée. Le ciel uniforme descendait à la rencontre du sol, et la taille de leur île lui devint apparente. Un petit disque de terre, délimité par des collines aux contours découpés, dérivant dans un univers de poche. - Oh ! non, murmura-t-elle, désespérée. J'ai bien l'impression qu'on a merde. - Est-ce que nous sommes libres ? demanda Moyo. - Pour le moment. Elle entreprit de lui décrire leur nouvel univers. Sinon et les autres sergents battirent le rappel de leurs troupes grâce au lien d'affinité. Ils étaient plus de douze mille répartis dans l'île. Leurs armes fonctionnaient, leurs équipements électroniques et leurs packages nanoniques étaient inopérants (nombre d'entre eux avaient été blessés lors du séisme), le lien d'affinité n'était pas affecté et ils disposaient de nouveaux sens. Un dérivé de l'affinité leur permettait de percevoir l'esprit des possédés. Et il y avait ce pouvoir énergétique. Sinon ramassa un caillou et le serra au creux de sa main. Peu à peu, il devint transparent et se mit à étinceler. Mais de quelle utilité pouvait lui être un kilo de diamants ? - Vous ne pourriez pas laisser tomber l'ambiance militaire, les mecs ? questionna Cochrane. Apparemment, notre mission originelle n'a plus aucun sens dans cet environnement, dit Sinon à ses camarades. Il fit passer sa mitraillette en bandoulière. - Très bien. Que nous proposez-vous de faire ? demanda-t-il au hippie. - Hé, me regarde pas comme ça, mec. C'est Stéphanie qui décide. - Sûrement pas, dit l'intéressée. Et, de toute façon, je n'ai aucune idée de ce qui va se passer à présent. - Alors pourquoi nous avez-vous amenés ici ? s'enquit Chôma. - Parce que ce n'est pas Mortonridge, dit Moyo. Voilà tout. Stéphanie vous l'a dit : nous étions terrifiés. - Et voici le résultat, conclut Rana. Vous devez affronter les conséquences de votre agression physique. Nous devrions nous regrouper et mettre en commun nos ressources physiques, dit Chôma. Peut-être même qu'il nous est possible de regagner l'univers en utilisant le pouvoir énergétique. Leurs esprits se réunirent dans le cadre d'un Mini-Consensus et approuvèrent cette proposition. On convint d'un lieu pour accueillir une assemblée. - Nous allons rejoindre nos camarades, dit Sinon à Stéphanie. Si vous voulez nous accompagner, vous êtes les bienvenus. Je pense que votre point de vue sur la situation nous serait précieux. Stéphanie revit mentalement la dernière image qu'elle conservait d'Ekelund, ce qui n'alla pas sans l'agacer. Elle les avait bannis de Ketton. Mais Ketton avait cessé d'exister. Ils n'allaient pas redevenir des exclus, quand même ? Elle n'arrivait pas à s'en convaincre. La seule alternative pour eux était de rester seuls. Sans vivres. - Merci, dit-elle au sergent. - Hé ! minute ! lança Cochrane. Vous rigolez, les poteaux. Écoutez, le bout du monde se trouve à peine à un demi-mile d'ici. Vous n'avez pas envie d'aller voir à quoi ça ressemble ? Sinon se tourna vers la direction où l'île s'achevait. - Excellente suggestion. Cochrane sourit de toutes ses dents. - Si on doit rester ensemble, il faudra vous habituer à mes bonnes idées. Une forte brise se leva comme ils approchaient de la lisière de l'île. Elle soufflait vers le large, ce qui troubla les sergents. L'air était devenu une ressource limitée. Des ruisseaux de boue coulaient doucement par-dessus bord, gouttant sur le précipice comme de la cire fondue. Il n'y avait rien d'autre à voir. Aucune solution de continuité dans la frontière bleu nuit de l'univers qui aurait pu indiquer la présence d'un autre objet, microscopique ou macroscopique. Tous prirent peu à peu conscience de leur isolement à mesure qu'ils approchaient du bord. Il n'y eut que Cochrane pour se planter sur celui-ci avec un luxe de précautions afin de scruter l'infinité turbide qui les sustentait. Il écarta les bras et rejeta la tête en arrière, laissant la brise qui soufflait sur l'île lui ébouriffer les cheveux. - YAHOUOUOU ! (Il tapa du pied comme un dément et reprit d'une voix extatique :) Je suis sur une île volante. Qu'est-ce que vous dites de ça ? Y a des dragons par ici, maman ! GÉNIAL ! 11. Pour une raison indéterminée, les vrilles de brume noire qui peuplaient ce continuum s'écartaient toujours pour laisser ! passer Valisk. Aucune d'elles n'avait touché le polype. La personnalité de l'habitat n'était toujours pas parvenue à déterminer la nature du mouvement hors de l'espace occupé par sa coque. Comme elle ne disposait d'aucun point de référence, elle n'aurait su dire si Valisk voguait vers l'inconnu ou si c'était tout simplement ces voiles de ténèbres qui défilaient autour de lui. L'identité, la structure et la signature quantique de ce nouveau continuum demeuraient mystérieuses. Impossible de seulement savok si cette nébuleuse d'ébène était composée de matière. La seule certitude, c'était que le vide régnait à l'extérieur de l'habitat. La brigade des descendants de Rubra avait dépensé des efforts considérables pour transformer les VSM en plates-formes à capteurs automatisées. Cinq d'entre eux avaient déjà été lancés, éclairant l'espace du sillage de leurs fusées chimiques. Le processus de combustion demeurait une constante dans ce monde. Malheureusement, on ne pouvait pas en dire autant des composants électroniques. Seuls les systèmes les plus basiques restaient opérationnels une fois privés de la protection de la coque. Et ils se dégradaient en raison directe de la distance qui les séparait de celle-ci. Les circuits d'alimentation en énergie cessaient de fonctionner à partir de cent kilomètres. À ce moment-là, la quantité d'information transmise avoisinait déjà zéro. Ce qui était une information en soi. Ce continuum exerçait un effet atténuateur sur la radiation électromagnétique ; cela expliquait sans doute le caractère funèbre de la nébuleuse. Les physiciens et la personnalité se demandaient si cet effet n'affectait pas les orbites des électrons, ce qui expliquerait certains des problèmes électriques et biochimiques auxquels ils étaient confrontés. La gigantesque toile de vapeur ébène refusait aussi de toucher les sondes, ce qui les empêchait de déterminer sa nature. Le radar était totalement inefficace. Même le radar laser pouvait tout juste suivre les VSM. Dix jours après l'activation du phototube, les choses n'avançaient guère. Aucune expérience, aucune observation n'avait permis d'acquérir une quelconque donnée. Par conséquent, il demeurait impossible d'envisager un retour dans l'univers connu. Par contraste, la vie à l'intérieur de l'habitat reprenait son cours, quoique celui-ci ne soit pas forcément plaisant. Tous les rescapés de la possession nécessitaient un traitement médical. Les plus âgés étaient les plus gravement atteints, leurs possesseurs ayant imposé à leurs corps des altérations irraisonnées pour les rendre juvéniles et vigoureux. Toutes les victimes un peu trop grosses souffraient également. Ainsi que celles qui étaient trop maigres ou trop petites, ou dont la peau ou les cheveux différaient en couleur ou en texture de ceux de leurs possesseurs. Et toutes sans exception avaient vu les traits de leurs visages se modifier - pour les possédés, une telle adaptation allait de soi. Valisk ne disposait pas de la quantité de nanoniques médicales nécessaire pour traiter l'ensemble de sa population. Les packages disponibles opéraient à un niveau d'efficience des plus bas. Les médecins capables de les programmer souffraient des mêmes troubles psychologiques que les rescapés. Et les descendants de Rubra étaient trop occupés à maintenir l'habitat en état de fonctionner pour jouer les infirmiers. En outre, le nombre de malades apparaissait comme un obstacle insurmontable. Après la bouffée d'optimisme qui avait suivi le retour de la lumière, l'ambiance vira à la résignation parmi les réfugiés à mesure qu'ils prirent la mesure de leur situation. On assista à un véritable exode en direction des cavernes de la calotte nord. De longues processions partaient des halls des gratte-ciel pour emprunter les sentiers sinueux qui sillonnaient l'intérieur. Il leur fallait parfois plusieurs jours pour franchir les vingt kilomètres de désert. Les habitants de Valisk cherchaient un lieu où ils trouveraient des packages médicaux fonctionnels, une autorité responsable et de la nourriture, un lieu d'où les fantômes seraient absents. Un tel havre était introuvable parmi les taudis décrépits qui entouraient les gratte-ciel. Je ne sais vraiment pas ce qu'ils attendent de moi, dit la personnalité de l'habitat à Dariat (et à bien d'autres) lorsque les premiers groupes se mirent en route. Il n'y a pas assez de nourriture dans les cavernes, poar commencer. Alors, vous avez intérêt à trouver les moyens de vous en procurer, répliqua Dariat. Parce que leur idée est la bonne. Ils ne peuvent pas survivre dans les gratte-ciel. L'alimentation en énergie de ceux-ci était erratique depuis leur arrivée dans le continuum noir. Les ascenseurs ne fonctionnaient pas. Les organes producteurs de nourriture ne sécrétaient qu'une bouillie immangeable. Les organes digestifs étaient incapables de recycler les ordures et les eaux usées. Les conduits de circulation de l'air soufflaient et crachotaient. Si les gratte-ciel ne peuvent pas les sustenter, les cavernes non plus, répondit la personnalité. Ridicule. La moitié des arbres de vos parcs sont des arbres fruitiers. Un quart à peine. Et les vergers se trouvent près de la calotte sud. Alors organisez des équipes pour la cueillette, et d'autres pour la récupération des provisions dans les gratte-ciel. De toute façon, il faudra en passer par là. N'oubliez pas que le gouvernement, c'est vous. Ils feront tout ce que vous leur direz ; c'est ce qu'ils ont toujours fait. Et ils se sentiront réconfortés d'avoir de nouveau affaire à votre autorité. D'accord, d'accord. Laisse tomber le sermon. Un certain ordre fut donc rétabli. Les cavernes ressemblèrent bientôt à un compromis entre le campement nomade et l'hôpital de campagne. Les gens s'effondraient quand ils trouvaient un emplacement libre et attendaient qu'on leur dise quoi faire. La personnalité, reprenant son rôle d'antan, commença à émettre des ordres. On diagnostiqua les cancers et les anorexies les plus graves, dont on entama le traitement en distribuant des packages médicaux. Ceux-ci, à l'instar des générateurs de fusion et des machines de laboratoire, fonctionnaient mieux dans les cavernes les plus profondes. On divisa les résidents les plus sains en équipes, qui furent chargées de glaner de la nourriture. D'autres équipes avaient pour mission de fouiller les gratte-ciel pour y récupérer de l'équipement, des vêtements, des couvertures - bref, divers produits essentiels à la survie. Il fallait également organiser les transports. Les fantômes suivirent leurs anciens hôtes, évidemment, errant dans le désert au crépuscule et rôdant dans les anfrac-tuosités de la calotte nord durant la journée. L'hostilité de leurs anciennes victimes continuait de les tenir à l'écart, les empêchant d'entrer dans les passages souterrains. Dariat subissait le même traitement. Les réfugiés ne faisaient pas le tri entre les fantômes. Quoi qu'il en soit, s'ils avaient découvert qu'il était responsable de leur présente condition, leur antipathie l'aurait probablement annihilé. Sa seule consolation était de savoir qu'une partie de la personnalité de l'habitat était formée à partir de son moi. Elle était donc susceptible de le traiter avec un minimum d'égards. Il avait en partie raison, bien qu'il fasse preuve d'une certaine arrogance - souvenir du Dariat d'avant - en se jugeant privilégié. Toutefois, en ces temps fort étranges, il y avait même du travail pour les fantômes coopératifs. La personnalité lui demanda de faire équipe avec Tolton pour dresser un inventaire du contenu des gratte-ciel. - Avec lui ? s'était exclamé Tolton, consterné, lorsque Erentz lui avait exposé sa nouvelle mission. Elle fixa un instant le poète des rues indigné, puis se tourna vers le fantôme obèse qui affichait un sourire moqueur. - Vous avez bien travaillé ensemble, tous les deux, déclara-t-elle. J'en suis la preuve vivante. - Ouais, mais... - Très bien. Si ça ne t'intéresse pas, il faut soigner ces malades. Elle désigna une rangée de lits placée contre le mur de polype. Il y en avait huit comme celle-ci dans la caverne, des alignements de matelas et de coussins disposés au petit bonheur la chance. Leurs occupants, enveloppés dans des couvertures sales, ressemblaient à des chrysalides frémissantes. Pendant que les packages nanoniques réparaient leurs chairs meurtries, ils gémissaient, bavaient et se souillaient régulièrement, nécessitant des soins constants. Et on n'avait trouvé que peu de volontaires pour s'occuper d'eux. - Par quel gratte-ciel on commence ? demanda Tolton. Il fallait environ trois jours pour explorer à fond chacun de ceux-ci. Ils avaient trouvé leur rythme lorsqu'ils s'attaquèrent au troisième, la tour Djerba. Celle-ci avait survécu aux récentes calamités avec un minimum de dégâts. Les équipes de Kiera ne l'avaient pas " reprise " à Rubra. Possédés et serviteurs ne s'étaient guère affrontés dans ses couloirs avant qu'elle soit abandonnée. Cela signifiait qu'elle devait contenir quantité d'objets utiles. Il suffisait juste de les cataloguer. Il aurait été peu efficace d'envoyer des équipes de récupération sans travail préparatoire, en particulier vu la pénurie de main-d'oeuvre. Et les routines mentales de la personnalité avaient été quasiment bannies de ces parties de l'habitat ; les souvenirs qu'elles gardaient du contenu de chaque pièce étaient peu fiables. - Il y a surtout des bureaux par ici, déclara Tolton en agitant son bâton lumineux. Deux autres bâtons étaient fixés à son torse, retenus par deux sangles croisées. Ensemble, ils produisaient presque autant de lumière qu'un seul bâton dans des conditions ordinaires. - On dirait bien, oui, dit Dariat. Ils se trouvaient dans le couloir du vingt-troisième étage, dont les murs s'ouvraient sur des portes toutes identiques. Les plantes en pot étaient à l'agonie ; privées de lumière, leurs feuilles viraient au jaune et tombaient sur la moquette bleu et blanc. Ils s'avancèrent en déchiffrant les noms sur les portes. Jusqu'à présent, ils n'avaient presque rien trouvé d'intéressant dans les bureaux ; si ceux-ci n'appartenaient pas à un fournisseur d'équipement médical ou électronique, il était inutile de les fouiller, ainsi que l'expérience le leur avait appris. De temps à autre, une mémoire locale de la personnalité se rappelait un détail utile, mais la strate neurale devenait de moins en moins efficace à mesure qu'ils progressaient. - Trente ans, dit Tolton d'une voix songeuse. Il faut en vouloir pour haïr aussi longtemps. Pour passer le temps, ils s'étaient mutuellement raconté leur vie. Dariat eut un sourire plein de nostalgie. - Tu comprendrais mieux si tu avais vu Anastasia. C'était la plus belle fille qui ait jamais existé. - Il faudra sans doute que je lui consacre un poème un de ces jours. Mais ton histoire me paraît plus intéressante. Il y a plein de souffrance en toi, tu sais. Tu es bel et bien mort pour elle. Tu t'es tué pour elle. Je croyais que ce genre de chose n'arrivait que dans les poèmes et dans les romans russes. - Ne te laisse pas impressionner. Je ne suis passé à l'acte qu'après avoir eu confirmation de l'existence des âmes. Et puis... (il désigna son corps obèse et sa toge crasseuse) je ne perdais pas grand-chose. - Ah bon ? Tu sais, je ne suis pas une star de sensovidéo, mais je compte m'accrocher à ce que j'ai le plus longtemps possible. Surtout depuis que j'ai eu confirmation de l'existence des âmes. - Ne te fais pas de souci à propos de l'au-delà. Tu peux dépasser ce stade si tu le veux vraiment. - Va dire ça aux fantômes. En fait, je tiens encore plus à m'accrocher à mon corps tant qu'on sera dans ce continuum. Tolton fit halte devant un studio de senso-enregistrement et jeta un regard rusé à Dariat. - Toi qui es en contact avec la personnalité, est-ce qu'il y a de bonnes chances pour qu'on se sorte d'ici ? - Il est trop tôt pour le dire. Nous n'en savons pas encore assez sur le continuum noir. - Hé, n'oublie pas à qui tu parles. J'ai survécu à l'occupation, tu sais. Laisse tomber la langue de bois et parle franchement. - Je ne comptais pas te cacher quoi que ce soit. Ce qui inquiète mes chers cousins, c'est l'hypothèse de la marmite à homard. - Hein ? - Celle dont on ne peut pas sortir une fois qu'on y est plongé. Une histoire de niveaux d'énergie, tu vois. À en juger par la façon dont notre énergie est absorbée par le tissu de ce continuum, celui-ci n'a pas le même état d'énergie active. Ici, nous sommes plus bruyants, plus costauds que la normale. Et cette force s'érode lentement du seul fait de sa présence. Un effet d'équilibrage de l'entropie. Tout se remet à niveau en fin de compte. Si nous raisonnons en termes de hauteur, nous sommes au fond d'un trou dont notre univers est au sommet ; ce qui veut dire qu'il nous faudra un sacré effort pour remonter là-haut. Logiquement, nous devrions nous échapper d'ici en empruntant une sorte de trou-de-ver. Mais, même si nous savions comment aligner les coordonnées de son terminus pour qu'il s'ouvre dans notre univers, il nous serait incroyablement difficile d'en générer un. Dans notre univers, il faut une grande quantité d'énergie focalisée avec précision pour en ouvrir un, et la nature de ce continuum est contraire à ce principe. Avec cet effet de débilitation constant, peut-être n'est-il pas possible de concentrer l'énergie en quantité suffisante, car elle se dissiperait avant d'atteindre le point de distorsion critique. - Merde. On doit pourtant pouvoir faire quelque chose. - Si ce sont bien ces règles qui s'appliquent, notre meilleure chance est d'essayer d'envoyer un message. C'est là-dessus que travaillent la personnalité et mes cousins. S'ils savent où nous sommes, les scientifiques de la Confédération parviendront peut-être à ouvrir un trou-de-ver depuis leur côté. - Peut-être ? - Toutes les suggestions sont les bienvenues. Mais, pour le moment, nous devons espérer qu'ils sauront comment nous envoyer une corde. - Tu parles d'un plan. La Confédération a d'autres problèmes en ce moment. - Si elle arrive à nous récupérer, cela l'aidera à les résoudre. - Mais oui. Ils arrivèrent au bout du couloir et firent demi-tour. Rien ici, rapporta Dariat. Nous passons au vingt-quatrième étage. Entendu, répondit la personnalité. Il y a un hôtel, le Brin-gnal, deux étages plus bas. Allez jeter un coup d'oeil dans son magasin, il nous faut d'autres couvertures. Vous allez envoyer une équipe pour transporter des couvertures sur une hauteur de vingt-cinq étages ? Toutes les caches plus accessibles ont été exploitées. Et, pour le moment, il est plus pratique de trouver des nouvelles couvertures que de laver celles que nous avons ; personne n'a assez d'énergie pour cette tâche. Très bien. Dariat se tourna vers Tolton et articula : - Ils veulent que nous trouvions des couvertures. - Apparemment, on nous a confié une tâche vraiment prioritaire. Tolton se glissa à travers une membrane musculaire entrouverte pour gagner une cage d'escalier. Les chairs frissonnantes avaient cessé de le troubler. Il y eut soudain une décharge d'énergie aléatoire. Les cellules électrophorescentes éclairèrent les marches d'une lueur blanc bleuté. Un plumet d'air jaillit d'une bouche d'aération en émettant un soupir qui semblait chagriné. Une fine pellicule d'eau grise recouvrait chaque surface. Tolton distinguait sa propre haleine devant lui. Il agrippa la rambarde, redoutant de glisser. - On ne va pas pouvoir continuer très longtemps à récupérer des trucs dans les gratte-ciel, déclara-t-il en essuyant sa main sur son blouson de cuir. Ça ne s'arrange pas là-dedans. - Tu devrais voir dans quel état sont les conduits. Le poète des rues lâcha un grognement irrité. Il mangeait mieux que le gros de la population. L'un des nombreux avantages de son travail. Il prélevait ce qui lui chantait dans les appartements privés dont il dressait l'inventaire, qu'il s'agisse de mets raffinés ou de vêtements de luxe. Les équipes de transport ne s'intéressaient qu'aux réserves les plus importantes, celles des bars et des restaurants. Et maintenant que l'obscurité avait cessé de l'inquiéter, il était ravi de ne plus être confiné aux cavernes, où régnaient la souffrance et la puanteur. Dariat. Le ton surpris de la personnalité le fit sursauter. Quoi donc ? Il y a quelque chose dehors. Le lien d'affinité lui permit de percevoir la consternation de ses cousins, dont la plupart se trouvait dans les cavernes ou dans le spatioport contrarotatif. Montrez-moi. L'une des lentes phosphorescences rouge et bleu chatoyait à travers la nébuleuse d'ébène, à une soixantaine de kilomètres de la calotte sud. Comme elle s'estompait, d'autres entrèrent en éclosion dans le lointain, projetant sur la coque de l'habitat des vagues de lumière pastel. La personnalité ne pensait pas que cette soudaine augmentation de fréquence relevait de la coïncidence. Elle s'affairait à collecter les images provenant de ses cellules sensitives externes. Une nouvelle fois, Dariat prit conscience de l'énergie que demandait une tâche qui, en temps ordinaire, aurait relevé de la simple routine. Un point d'un gris sinistre apparut parmi les rubans de ténèbres, puis disparut pour refaire aussitôt surface. En suivant ses mouvements pleins de souplesse, Dariat pensa à un skieur en train de courir un slalom. Chaque virage le rapprochait de Valisk. La nébuleuse ne s'écarte pas de son passage, fit remarquer la personnalité. Cette chose évite les vrilles. Ce qui suppose qu'une intelligence contrôle ses mouvements, ou à tout le moins un instinct de type animal. Absolument. Chez les descendants de Rubra, la consternation initiale avait fait place à un surcroît d'activité. Ceux qui se trouvaient au | spatioport mettaient des systèmes en ligne pour observer le visiteur. On énergisa un VSM, le préparant pour un vol d'inspection et d'interception. Un VSM est incapable de manoeuvrer comme ça, dit Dariat. Le visiteur fit un looping pour éviter un tentacule d'un noir grenu, obliquant dans une direction parallèle à celle que suivait Valisk ; il ne se trouvait plus qu'à quinze kilomètres de celui-ci. La résolution visuelle s'améliorait. Le visiteur avait l'aspect d'un disque de pétales rugueux d'un diamètre d'une centaine de mètres. Même un faucon aurait des difficultés à arraisonner cette chose, reprit Dariat. Le visiteur disparut derrière une colonne de ténèbres effrangées. Lorsqu'il réapparut, il filait à angle droit par rapport à sa trajectoire précédente. Ses pétales se dilataient et se contractaient. On dirait des voiles, commenta Dariat. Ou des ailes. Mais je ne comprends pas ce qui peut les sustenter. Si le niveau d'énergie de ce continuum est aussi bas, comment se fait-il que cette chose se déplace aussi vite ? Aucune idée. Plusieurs antennes paraboliques du spatioport se verrouillèrent sur le visiteur. Elles entreprirent de transmettre sur un spectre étendu le protocole de communication xéno standard élaboré par le MAC. Dariat laissa son lien d'affinité se réduire à un murmure de fond. - Viens, dit-il à un Tolton soucieux. Il faut qu'on trouve une fenêtre. Le visiteur ne réagit pas au protocole du MAC. Pas plus qu'il ne parut conscient des pulsations radar qu'on lui envoyait. C'était peut-être compréhensible, vu qu'elles ne produisaient aucun retour. Le seul changement notable qu'on pouvait observer chez lui, c'était la façon dont les ombres se coagulaient autour de lui. On aurait dit qu'il rapetissait, comme s'il s'éloignait de l'habitat. Ça ressemble à l'effet de distorsion optique que les possédés utilisent pour se protéger, dit Dariat. Tolton et lui avaient trouvé un bar accueillant du nom de Chez Horner, situé au vingt-cinquième étage. Ses deux baies vitrées ovales étaient embuées, ce qui obligea le poète à les essuyer avec une nappe. Son haleine se transformait en buée aussitôt qu'elle touchait le verre. Eh bien, nous avons choisi un royaume qui sied aux fantômes, dit la personnalité. Je n'ai jamais entendu parler d'un fantôme qui ressemble à ceci. Le visiteur était à présent à cinq kilomètres de la coque, à peu près là où se trouvaient les franges de la nébuleuse. Seul l'espace vide le séparait désormais de l'habitat. Peut-être qu'il a peur de se rapprocher davantage, dit la personnalité. Je suis beaucoup plus grand que lui. Vous avez tenté de le contacter via le lien d'affinité ? Oui. Aucune réponse. Tant pis. C'était une idée. Laissant derrière lui la trame complexe de la nébuleuse, le visiteur fonça vers la masse de l'habitat. Son charme trompeur l'avait maintenant réduit à une rosace de rubans effrangés tournoyant sans grâce autour du sillage d'une singularité fluctuante. L'image de la nébuleuse et de ses étranges aurores boréales ondoya comme le visiteur la traversait, oscillant entre une série de scintillements iridescents et une frontière d'un noir plus intense qu'un horizon des événements. Autour de lui, rien ne demeurait stable. Il arriva à cinquante mètres de la coque, puis vira pour suivre sa courbure, frétillant sur toute sa longueur. L'orbite qu'il adopta lui permettait de couvrir une bonne partie de l'extérieur de l'habitat. Il cherche quelque chose, dit la personnalité. Ce qui sous-f, entend un certain degré d'organisation. Il doit s'agir d'une créature consciente. Mais que cherche-t-il ? Une ouverture, j'imagine. Ou quelque chose de reconnais-sable pour lui, un moyen d'établir une communication. Est-ce que le spatioport dispose de défenses opérationnelles ? Tu plaisantes ! Nous avons besoin de tous les alliés que nous trouverons. Avant notre fusion, tu étais la mère de tous les névrosés soupçonneux. Je pense que ce type d'attitude serait préférable dans les circonstances actuelles. Ça doit être l'effet apaisant de ta maturité. Tout est donc de ta faute. Mais ne t'inquiète pas. Je vais lui envoyer le VSM. Grâces en soient rendues à Tarrug. Notre visiteur devrait arriver sur ton horizon d'un instant à l'autre. Peut-être que tes yeux seront plus performants que mes cellules sensitives. - Essuie la vitre, dit Dariat à Tolton. La nappe déjà imbibée d'eau fit péniblement disparaître la buée. Sur la vitre ovale, on apercevait quelques bribes de givre à la lueur terne. Tolton éteignit deux de ses bâtons lumineux. Dariat et lui scrutèrent l'extérieur. Le visiteur apparut au-dessus de la coque, projetant de fins rayons vermillon et indigo. Ils frappèrent les coulures sur le verre, frémissant avant de se rétracter dans la masse du visiteur. Il ne restait à présent qu'un noud de noirceur dans le tissu du continuum qui filait au-dessus du polype couleur de rouille. Le sourire de Tolton était figé par l'incertitude. - Est-ce que je suis paranoïaque, ou bien est-ce que ce truc fonce droit sur nous ? Jadis, ailleurs, en un autre temps et un autre lieu, il s'appelait l'Orgathé. À présent, les noms avaient perdu toute signification, à moins qu'il n'ait évolué à rebours pour devenir autre chose, car il en allait ainsi dans cette atroce existence. Il y avait bien d'autres créatures errant dans le continuum noir et partageant son sort. L'identité avait cessé d'être singulière. Au fil des éons, une myriade de traits raciaux s'était fondue en une singularité. Mais un but, le but, demeurait primordial. La quête de la lumière et de la force, un retour aux douces hauteurs dont ils avaient tous chu. Un rêve qui survivait même au mélange. Rares étaient les formes à exister hors du mélange. Le processus de diminution n'épargnait aucun des êtres prisonniers de ces profondeurs. Mais celui-ci venait d'en remonter, propulsé par les flux de hasard chaotique qui faisaient rage au sein du mélange. Bien décidé à écumer la soupe tant qu'il en aurait la force. L'état de tels évadés était encore celui de l'Orgathé, bien que l'essence de maints autres ait plané sur ses ailes. Sa forme chimérique était une caricature des oiseaux-seigneurs jadis glorieux qui avaient régné sur les courants aériens de leur planète natale. Devant lui dérivait l'objet exotique. Composé d'une substance qui n'était plus présente que dans les souvenirs les plus anciens de l'Orgathé, les souvenirs antérieurs au continuum noir. Étrange qu'il reconnaisse à peine les antécédents de son propre salut. De la matière. De la matière solide, organisée. Animée par une chaleur si farouche que l'Orgathé mit quelque temps à s'acclimater à son rayonnement ; il s'éleva à un niveau de chaleur carrément extatique. Incroyable, mais juste en dessous de cette surface incandescente brûlait de l'énergie vitale, étince-lante de vigueur. Cet objet ne formait qu'une seule et puissante entité. Passive cependant. Vulnérable. Un festin qui nourrirait une bonne proportion du mélange pendant très, très longtemps. Qui déclencherait peut-être même une dispersion totale. L'Orgathé s'insinua à proximité de la surface de l'objet, sentant l'esprit qui l'habitait suivre sa progression. De vastes volutes de riches pensées coulèrent en lui tandis qu'il se baignait dans la chaleur. Mais il ne pouvait atteindre cette énergie vitale qui le narguait sous la surface. Si l'Orgathé tentait de se frayer un chemin à coups de serre, il risquait de s'incinérer. Impossible de survivre à un contact prolongé avec une telle chaleur. Mais les appétits qu'éveillait en lui la proximité de cette énergie vitale étaient tout-puissants. Il y avait sûrement un moyen de l'approcher. Un orifice, une faille. L'Orgathé dériva au-dessus de l'objet, se dirigeant vers les pointes qui irradiaient de son centre. Elles étaient plus petites, plus faibles que le reste de sa masse. De longs minarets creux d'où l'énergie fuyait pour se perdre dans le continuum noir. Là, l'énergie vitale était moins présente, la chaleur moins intense. Chacune de ces structures était brisée par des milliers d'ovales noirs, protégés par des plaques de matière transparente. La lumière apparaissait parfois dans certains d'entre eux, mais cela ne durait jamais très longtemps. Sauf en un point. Un ovale brillant en permanence. L'Orgathé fila vers lui avec impatience. Deux flammes d'énergie vitale luisaient derrière la plaque transparente. L'une nue, l'autre habillée de matière chaude ; toutes deux excitaient sa faim. Il fonça. - MERDE ! s'écria Tolton. Il se jeta par côté, renversant tables et chaises. Dariat l'imita au moment précis où l'Orgathé percuta la fenêtre. Le givre envahit celle-ci avec la rapidité d'un organisme vivant, y dessinant des arborescences de cristal, puis se projeta dans l'air. Des formes se mouvaient derrière cette fourrure blanche, de sombres serpents aux contours confus, plus épais que le torse d'un homme, des tentacules ou des langues démesurées frappant le verre avec furie. Le gémissement caractéristique d'une fracture dans la matière résonna dans le bar, étouffant les cris terrifiés de Tolton. Faites quelque chose ! supplia Dariat. Nous sommes ouvert à toute suggestion. Tolton reculait à quatre pattes, incapable de détacher ses yeux de la fenêtre. Les formes reptiliennes forçaient l'obstacle, animées d'ondulations frénétiques. On entendit soudain un snap au moment où une mince ombre noire se matérialisait derrière la fenêtre couverte de givre. Les meubles tressautaient et dansaient sur le plancher. Les bouteilles et les verres abandonnés sur le comptoir frémirent et se mirent à tomber. Il va entrer ! glapit Dariat. Lorsqu'il tenta de se relever, ce fut pour découvrir qu'il n'en avait pas la force. La fatigue lui engourdissait tous les membres. - Tuez ce truc ! beugla Tolton. Nous pouvons essayer de l'électrocuter, comme nous l'avons fait avec les possédés, proposa la personnalité. Faites quelque chose ! Cela risque de te tuer ; nous ne savons pas ce qui se passera. Je fais partie de vous. Vous pensez que j'ai envie que ce truc m'attrape ? Très bien. La personnalité se mit à rerouter ses circuits énergétiques de secours, détournant du courant du phototube axial et des cavernes, poussant les générateurs de fusion au maximum. L'électricité se remit à courir dans les conducteurs organiques de la tour Djerba. Les fenêtres du premier étage étincelèrent d'une lumière dorée ; les systèmes mécaniques et électroniques reprirent vie dans un cliquetis frénétique de mouvements et d'envois de données. Quelques millisecondes plus tard, c'était au tour du deuxième étage. Puis du troisième, du quatrième... D'éblouissants rais de lumière transpercèrent les fenêtres du gratte-ciel, illuminant la pénombre au-dehors. Ils descendirent les étages l'un après l'autre en direction du vingt-cinquième. La personnalité rassembla ses routines principales et les injecta dans la tour Djerba, se faisant l'impression de plonger dans un puits de ténèbres. Les réseaux bioteks ressuscitaient en hâte autour de sa mentalité en chute libre. Une zone morte se concentrait autour de la fenêtre de Chez Horner. Le polype extérieur était si froid que la personnalité ne pouvait plus calibrer sa température. Les cellules vivantes les plus atteintes étaient carrément solidifiées. La personnalité sentait les vibrations qui parcouraient le plancher sous l'effet de: coups de boutoir de l'Orgathé. Au sein des conducteurs organiques, des jonctions changèrent de polarité, des sous-routines supérieures annulèrent les contraintes de sécurité. Tous les ergs en provenance des générateurs de fusion furent canalisés vers Chez Horner. Les plafonniers électrophorescents s'allumèrent, inondant la salle d'une lumière aveuglante. Les conducteurs organiques encastrés dans le mur fondirent, carbonisant le polype sur de longues traînées d'où jaillirent des étincelles ambrées. Des arcs électriques incandescents traversèrent l'espace comme une charge d'électrons mortelle frappait la paroi externe. Arrivant comme il le faisait en sus de la chaleur et de l'énergie vitale, ce pilonnage électronique eut raison de l'Orgathé. Il s'écarta vivement de la fenêtre, ses appendices secoués de convulsions sous l'effet de l'énergie étrangère. On eut le temps d'entrevoir des vrilles sinueuses d'un noir de chrome, hérissées de lames incurvées, qui se recroquevillaient autour d'une section centrale bulbeuse. Les ailes en forme de pétale se mirent à battre. Puis la distorsion souilla la créature de scintillements réfractés en provenance du gratte-ciel étince-lant, et elle s'éloigna à une vitesse démesurée. En moins de quelques secondes, elle avait disparu au sein de la nébuleuse. Dariat abaissa lentement le bras qui protégeait son visage. Le titanesque barrage audiovisuel qui avait frappé le bar s'estompait. Quelques étincelles couraient toujours sur les zébrures calcinées du mur. Les cellules électrophorescentes avaient explosé pour tomber en averse sur le sol, et leurs fragments flétris crachaient des plumets de fumée noire. Est-ce que ça va, mon garçon ? s'enquit la personnalité. Dariat examina son corps spectral, constatant grâce au faible éclat jaune du bâton de Tolton qu'il était inchangé. Quoique peut-être plus translucide qu'auparavant. Il se sentait toujours horriblement faible. Je crois. Mais j'ai froid. Ça aurait pu être pire. Ouais. Dariat sentit les principales routines de la personnalité se retirer du gratte-ciel. Les lumières s'éteignaient de nouveau dans les étages supérieurs, et les fonctions bioteks autonomes se désactivaient. Il se redressa péniblement sur ses genoux en frissonnant. Lorsqu'il regarda autour de lui, ce fut pour découvrir un bar transformé en grotte arctique, la moindre surface étant recouverte d'une couche de glace. La décharge électrique n'avait pas fait fondre grand-chose. C'était probablement cette glace qui les avait sauvés : il y en avait plusieurs centimètres sur la fenêtre. Et les lignes de fractures qui zébraient celle-ci étaient des plus inquiétantes. Tolton gisait par terre, secoué de convulsions, la bave aux lèvres. Ses cheveux étaient festonnés de givre. Chacun de ses souffles était matérialisé par un petit nuage de vapeur. - Merde. Dariat se dirigea vers lui en trébuchant, se rappelant juste à temps de ne pas toucher son corps tourmenté. Envoyez-nous une équipe médicale. Ouais. Tout de suite. Elle devrait arriver dans trois heures. Merde. Il s'agenouilla près de Tolton et se pencha au-dessus de ses yeux égarés. - Hé! Des doigts translucides s'agitèrent devant le nez de Tolton. - Hé ! Tolton ! Tu m'entends ? Essaie de respirer régulièrement. Inspire à fond. Allez ! Tu dois maîtriser ton corps. Respire. Tolton se mit à claquer des dents. Il gargouilla, gonfla les joues. - C'est ça. Allez. Respire. À fond. Avale bien cet air. Je t'en supplie. Les lèvres du poète se pincèrent, produisant un léger sifflement. - Bien. Bien. Encore. Vas-y. Les tremblements qui secouaient Tolton ne s'atténuèrent qu'au bout de plusieurs minutes. Son souffle se réduisit à une série de hoquets. - Froid, grogna-t-il. Dariat lui sourit. - Eh bien, mon gars. Tu commençais à m'inquiéter. Pour le moment, il y a assez de fantômes errant dans les parages, ce n'est pas la peine d'en rajouter un. - Mon cour. Mon cour. Bon Dieu ! J'ai cru... - Ça va. C'est fini. Tolton hocha la tête et tenta de se redresser. - Stop ! Reste encore allongé une minute. Il n'y a plus d'assistance médicale, tu te rappelles ? On doit d'abord te trouver quelque chose à manger. Je crois qu'il y a un restaurant à cet étage. - Pas question. On se casse dès que je pourrai tenir debout. Fini les gratte-ciel ! (Tolton fut pris d'une quinte de toux et regarda autour de lui.) Seigneur, dit-il dans un rictus. Est-ce qu'on est en sécurité ? - Oui. Du moins pour le moment. - Est-ce qu'on a tué ce monstre ? Grimace de Dariat. - Pas vraiment, non. Mais on lui a foutu une sacrée trouille. - Cet éclair ne l'a pas tué ? - Non, mais il s'est envolé. - Merde. J'ai failli y passer. - Ouais. Failli seulement. Concentre-toi là-dessus. Tolton se redressa lentement dans une position assise, grimaçant à chacun de ses mouvements. Une fois adossé à un pied de table, il tendit la main vers une chaise enchâssée dans la glace et la palpa d'un air curieux. Il tourna alors vers Dariat ses yeux injectés de sang. - Cette histoire va sûrement mal finir, hein ? Les sept harpies flottèrent en direction de Monterey, accusant réception de la communication DS dès que les capteurs se verrouillèrent sur elles. Le réseau DS de Sevilla était nettement plus développé que le prétendait notre briefing, dirent-elles à Jull von Holger lorsqu'il leur demanda comment s'était déroulée leur mission. Sept frégates ont été perdues et c'est tout ce qui reste de notre escadron. L'infiltration a-t-elle réussi ? Nous estimons que cent capsules ont pu passer. Excellent. La conversation s'arrêta là. Jull von Holger sentait la rage sourde qui habitait les harpies survivantes. Il se garda d'en parler à Emmet Mordden ; cela regardait Kiera et elle seule. Allez directement sur les corniches, dit Hudson Proctor aux astronefs bioteks. Vos plates-formes sont déjà prêtes. Vous serez nourris dès que vous vous serez posés. Il se concentra sur le visage de Kiera. Elle se fendit de son plus beau sourire d'ingénue, colorant ses pensées de toute la gratitude que pouvait relayer son adjoint. - Bien joué. Je sais que ce n'est pas facile, mais, croyez-moi, ces ridicules missions d'essaimage vont bientôt prendre fin. (Elle fixa Hudson en arquant un sourcil.) Elles ont répondu quelque chose ? Il rougit légèrement en percevant sur la bande d'affinité les réactions au petit discours de Kiera. - Non. Elles sont trop fatiguées. - Je comprends. (Le visage de Kiera se durcit.) Romps le contact. Hudson Proctor acquiesça sèchement. - Vous ne faites qu'espérer que les missions d'essaimage vont prendre fin, dit Luigi d'une voix indolente. Tous trois étaient assis dans un petit salon dominant les corniches de l'astéroïde, dans l'attente du quatrième membre du groupe. La petite révolution de Kiera avait pris de l'ampleur durant les dix jours écoulés. Le succès des missions d'essaimage avait propulsé la popularité et l'autorité d'Aï vers de nouveaux sommets. Mais ce triomphe lui coûtait cher en astronefs, et pas mal de gens se rendaient compte que cette campagne d'infiltration ne serait fructueuse qu'à court terme. Lentement, discrètement, Kiera avait exploité ce mécontentement larvé. Il lui était d'autant plus facile de localiser les recrues potentielles qu'elle percevait sans problème l'insatisfaction et l'inquiétude dans les pensées d'autrui. Silvano Richmann entra dans le salon et s'assit à son tour devant la table basse. Il choisit une bouteille de whisky parmi celles qui étaient posées devant lui et se servit un verre. - La flottille de Sevilla vient de rentrer, lui dit Kiera. Sept frégates et cinq harpies perdues. - Bordel. (Silvano secoua la tête, consterné.) Al prépare encore quinze missions de ce type. Il ne voit pas ce qui se passe. - Il voit ce qu'il a envie de voir, corrigea Kiera. Ces missions sont des réussites dans la mesure où des possédés parviennent à s'infiltrer chaque fois. La Confédération est furax. Nous touchons cinq de ses planètes chaque jour. Du coup, Al est respecté par tous les membres de l'Organisation affectés sur la surface de la planète. - Pendant que ma flotte se fait décimer, rétorqua sèchement Luigi. C'est cette pute de Jezzibella. Elle le tient par les couilles. - Il n'y a pas que ta flotte, dit Kiera. Je perds des harpies à un rythme précipité. Si ça continue comme ça, elles vont me laisser tomber. - Pour aller où ? demanda Silvano. Elles sont obligées de rester avec toi. Le coup du fluide nutritif, c'était bien joué. - Les Édénistes leur font des propositions de plus en plus alléchantes, intervint Hudson. Etchells nous tient au courant. Aux dernières nouvelles, ils sont disposés à transférer la personnalité du gerfaut-hôte dans la strate neurale d'un de leurs habitats pour que le possesseur soit le seul occupant de l'astronef. En échange, il aura accès à du fluide nutritif à condition de coopérer avec les Édénistes pour effectuer des recherches sur nos pouvoirs. - Merde, marmonna Silvano. Il faut arrêter ça. Si on me proposait de me débarrasser de mon hôte, je serais sacrement tenté d'accepter. - Comme nous tous. (Kiera sirota son verre de vin.) Bien, la question est la suivante : jusqu'où êtes-vous prêts à aller ? - En ce qui me concerne, c'est évident, déclara Luigi. Je tiens à descendre moi-même cet enfoiré de Capone. Il m'a réduit au rang de garçon de course, bordel. Personne n'aurait pu faire mieux à Tranquillité. - Silvano ? - Il doit partir. Mais il y a une condition pour que je m'engage à tes côtés. Une condition non négociable. - Laquelle ? Kiera pensait déjà connaître la réponse à cette question. En tant que chef des hommes de main d'Aï, Silvano était redouté, mais une différence majeure le séparait de son boss. - Quand on aura pris le pouvoir, il n'y aura plus de non-possédés dans l'Organisation. On se débarrassera d'eux tous. C'est compris ? - Ça me va, dit Kiera. - Pas question ! s'écria Luigi. Si je n'ai que des possédés dans ma flotte, je ne peux plus la faire tourner. Tu le sais parfaitement. Tu te fous de moi, mec. - Tu crois ? Qui a dit qu'il y aurait encore une flotte quand on aura pris le pouvoir ? Pas vrai, Kiera ? Si on a décidé d'agir, c'est pour garantir notre sécurité. Une fois qu'on aura gagné, on emportera la Nouvelle-Californie hors d'ici, hors de cet univers. Comme l'ont fait les autres possédés. Et si on veut s'en sortir, il faut être sûr qu'il n'y a plus de non-possédés parmi nous. Allez, Luigi, tu sais que j'ai raison. Tant qu'il en restera un dans nos rangs, il complotera pour se débarrasser de nous. Réfléchis, nom de Dieu. On leur vole leur corps ! Si tu étais à leur place, tu ne penserais qu'à une seule chose : récupérer ton corps et te protéger de nous. (Il reposa violemment son verre sur la table.) Si on n'élimine pas tous les non-possédés, je ne marche pas. - Alors la discussion est close, rétorqua Luigi. Kiera leva les bras en signe d'apaisement. - Allons, allons, vous donnez raison à Al. Vous n'avez jamais entendu parler de Machiavel ? Diviser pour régner : nous avons tous des intérêts différents, et seule l'Organisation nous permet pour l'instant de nous accrocher à eux. Seule l'Organisation a simultanément besoin d'une flotte, de harpies et de lieutenants qui doivent rester dans les rangs. (Elle lança à Sil-vano un regard appuyé.) Al a bâti un édifice compliqué qui nous oblige tous à le soutenir si nous voulons conserver notre position. Ce que nous devons faire, c'est démanteler l'Organisation mais préparer ce qui la remplacera de façon à ce que nous dominions la situation. - Comment ? demanda Luigi d'un air soupçonneux. - Bien, tu veux récupérer ta flotte ? Dis-moi pourquoi. - Parce qu'elle est à moi, espèce d'idiote. J'ai créé cette flotte à partir de rien. J'étais là dès le début, le jour où Al a investi l'hôtel de ville de San Angeles. - D'accord. Mais cette flotte n'a servi qu'à une seule chose : faire de toi un joueur de premier plan. Tiens-tu vraiment à attaquer les planètes de la Confédération et à affronter leurs réseaux DS ? Ils ont compris où on voulait en venk. Ces expéditions d'essaimage, ça ne passe plus. Ils tuent nos hommes et ils démolissent nos astronefs, Luigi. - Et alors ? Rien à foutre. Je suis l'amiral. Je n'ai pas besoin d'être tout le temps en première ligne. - La flotte n'en a pas besoin non plus, Luigi ; c'est là où je voulais en venir. Ce que tu dois faire, c'est troquer la flotte contre quelque chose qui fera aussi de toi un joueur incontournable. D'accord? Luigi la fixa d'un air hésitant. - Peut-être. - C'est là-dessus qu'il faut qu'on réfléchisse, tous les trois. Pour le moment, disons que nous pourrons faire tourner l'Organisation si nous éliminons Capone. Mais l'Organisation est une impasse. Imaginez un peu, remplacer le fric par des jetons ! Si nous prenons le pouvoir, nous devons imposer un nouveau genre de gouvernement. Dirigé par nous. - De quel type ? demanda Silvano. Dès que la Nouvelle-Californie aura quitté cet univers, plus personne n'aura besoin d'un gouvernement. - Tu crois ? répliqua Kiera avec un rictus. Tu as vu ce qui se passait dans les villes. Si l'Organisation n'oblige pas les paysans à leur fournir de la nourriture, elles s'effondreront en une journée. Si la Nouvelle-Californie s'échappe dans un autre univers, tous ses habitants seront obligés de devenir des paysans médiévaux s'ils veulent survivre. Sauf que c'est de la connerie. Cinq pour cent de la population aux champs, ça suffit pour nourrir tout le monde. Je ne sais pas quel genre de société on pourra construire de l'autre côté, mais je n'ai foutrement pas envie de vivre dans une hutte et de passer mes journées à arpenter les champs derrière le cul d'un cheval. En particulier si quelqu'un d'autre peut le faire à ma place. - Alors, qu'est-ce que tu proposes ? demanda Silvano. Qu'on oblige les fermiers à bosser pendant qu'on mènera la belle vie ? - En gros, oui. Exactement comme j'ai procédé avec les harpies, mais à plus grande échelle. Les fermiers doivent continuer à travailler à la ferme, et c'est nous qui contrôlerons la distribution des denrées alimentaires dans les zones urbaines. On convertit l'Organisation en un fournisseur planétaire, et c'est nous qui décidons de la répartition des fournitures. - Mais il te faudrait une armée pour que ça marche ! s'exclama Luigi. Kiera eut un geste magnanime. - Et voilà. C'est ce qui remplacera ta flotte. Trouve une arme portable qui soit efficace contre les possédés, le genre de truc que les sergents utilisent à Mortonridge, fais-en fabriquer et équipes-en nos troupes. Utilise la chaîne de commandement déjà en place, mais avec une armée de terre pour la soutenir plutôt que des plates-formes DS. - Ça pourrait marcher, concéda Silvano. Mais, si Luigi a droit à l'armée, qu'est-ce qui me reste, à moi ? - Les communications seront vitales pour l'intégrité d'une telle entreprise. Et nous devrons nous montrer subtils dans notre façon de traiter les fermiers, pas question de les faire labourer à la pointe du fusil. Du travail pour quelqu'un qui sait se faire respecter. Il se servit un autre whisky. - Très bien. Négocions. Europe-Ouest promenait toujours ses chiens lui-même. Posséder des chiens lui rappelait ses responsabilités : si on les négligeait, tout partait à vau-l'eau. Rares étaient les crises qui l'empêchaient de s'occuper d'eux ne serait-ce qu'une journée. Mais il craignait d'être bientôt obligé de les confier à l'un de ses domestiques. La pelouse s'étendait sur une profondeur de trois cents mètres derrière la maison (on parlait encore de yards à l'époque où il avait acheté le domaine, mais il avait fini par adopter lui aussi cet horrible système métrique des Français). La limite en était matérialisée par une haie d'antiques ifs de dix mètres de haut, aux branches lourdes de baies rouge terne. Il franchit l'ouverture, signalée par deux poteaux en ruine, là où s'était jadis trouvé le portail, notant mentalement d'envoyer un méca-noïde jardinier s'occuper de l'élagage. Le tapis d'aiguilles sèches ploya sous ses semelles tandis que les labradors gambadaient autour de lui. Devant lui s'étendaient de vastes prés de hautes herbes, parsemées de pâquerettes et de boutons d'or. Un chemin en pente douce conduisait à un lac tout en longueur distant de huit cents mètres (un demi-mile). Il siffla doucement et lança son bâton. - Je les ai trouvés, télétransmit Amérique-Nord. - Qui ça ? - Les possédés que Quinn Dexter a laissés derrière lui à New York. Tu avais raison, bon sang. Il a attaqué la secte du Porteur de lumière. - Ah! Les labradors localisèrent le bâton, et l'un d'entre eux referma ses mâchoires dessus. Europe-Ouest se tapa sur les cuisses, et les chiens se mirent à courir vers lui. - C'est grave ? demanda-t-il. - Pas tellement, je pense. J'ai perdu le Grand Mage, bien entendu. Je présume qu'il s'est suicidé. Mais il me reste plusieurs agents infiltrés. Deux d'entre eux m'ont appelé avant que l'effet énergétique affecte leurs naneuroniques. Les possédés s'emparent des églises une à la fois. Ils en ont déjà huit, dont la principale église de l'arche, dans le Leicester Building. - Quels sont leurs effectifs ? - Bonne nouvelle : il n'y a qu'une dizaine de possédés par église. Ces crétins de fidèles les accueillent à bras ouverts et leur obéissent au doigt et à l'oil. Leurs nouveaux maîtres se contentent de rester planqués et d'organiser des orgies du genre répugnant. Ils ont veillé à ce que l'équipement électronique de chaque église soit désactivé, mais très peu de leurs unités avaient une interface avec le réseau. - Je le savais. Ils appliquent un plan bien précis. - Tactique d'infiltration caractérisée. Ils ont une tête de pont, et maintenant ils attendent. - S'ils se répandent dans chaque dôme, alors certain d'entre eux doivent être mobiles. 482 - Oui, je sais. Et la confusion actuelle leur facilite la tâche. Les émeutes consécutives à la fermeture des vidtrains ont entraîné pas mal de vandalisme ; du coup, les IA ont des difficultés à localiser les avaries. - Quand comptes-tu frapper ces églises ? - Bonne question. Je voulais ton avis sur ce point. Si je les frappe tout de suite, les éléments mobiles seront prévenus et prendront le maquis. New York se retrouvera alors vulnérable. Europe-Ouest prit le bâton au labrador et marqua une pause. - Oui, mais si tu attends qu'ils se soient emparés de toutes les églises, tu auras beaucoup plus de possédés à éliminer. L'un d'eux passera forcément à travers les mailles du filet et tu te retrouveras à ton point de départ. Combien d'églises peux-tu surveiller en temps réel ? - La totalité. C'est déjà en cours. J'ai des agents pour surveiller celles auxquelles je n'ai pas un accès direct. - Alors tu es prêt à passer à l'action. Attends qu'un groupe de possédés débarque dans une nouvelle église, et élimine-les tous en même temps. - Et s'il y a plus d'un groupe d'éléments mobiles ? - Je suis paranoïaque, mais le suis-je suffisamment ? Quel type d'assaut envisageais-tu ? - Un commando tactique du DSIG, avec ordre de tirer à vue. Et d'éliminer toutes les églises, sans faire de prisonniers. On n'en a pas besoin, vu que Fletcher continue de coopérer avec les scientifiques du Halo. - Vu les enjeux en présence, je te suggère de les attaquer d'abord aux impulsions gamma. Tu auras des dommages collatéraux, mais moins qu'avec une frappe DS. Ensuite, envoie les commandos pour procéder au nettoyage. - D'accord. J'accepte ta proposition. - On risque même d'avoir droit à un vote de confiance de nos chers collègues. - En dépit des progrès de l'ingénierie génétique, les poules n'ont toujours pas de dents. L'assaut sera organisé pour trois heures du matin, heure locale. - Si tu as besoin d'aide, n'hésite pas à me siffler. Europe-Ouest se fendit d'un sourire ravi et jeta son bâton dans les airs. Même le B7 ne pouvait pas empêcher les nouvelles en provenance de New York de se répandre sur le réseau global. Les spéculations allaient bon train depuis que les vidtrains de l'arche avaient cessé de circuler après 1' " incident " du Dôme 1. Les journalistes avaient déjà couvert plusieurs émeutes, et deux d'entre eux avaient été blessés ce faisant, ce qui avait encore fait monter l'excitation. Puis, onze heures plus tard, le commissaire responsable de l'Amérique du Nord avait donné une nouvelle conférence de presse pour annoncer que l'enquête était bouclée et que l'incident n'avait aucun rapport avec la possession. Il s'agissait en fait d'un assassinat perpétré dans la gare de Grand Central par des professionnels disposant d'une tenue caméléon et d'implants sophistiqués. Les concurrents de la victime, un nommé Bud Johnson, étaient recherchés pour être interrogés. Les vidtrains s'étaient remis en marche. Émeutiers et pillards avaient disparu des rues. La police avait reçu des renforts. Les présentateurs vedettes animaient des émissions spéciales consacrées à la paranoïa qui faisait rage sur la planète. L'arrivée du Mont Delta avait apparemment servi de catalyseur à toute une série d'événements attribués aux possédés, le point culminant ayant été atteint avec l'incident de Grand Central. Et la nouvelle tactique de Capone, qui lançait des manœuvres d'infiltration sur quantité de planètes de la Confédération, n'avait fait qu'exacerber les craintes des citoyens. Les Forces spatiales et les réseaux DS locaux semblaient incapables d'arrêter ses flottilles. La quarantaine avait apparemment stoppé la progression du mal, mais voilà que de nouveaux mondes succombaient à celui-ci. Nous sommes tous vulnérables - cette idée faisait l'unanimité. La reprise du trafic vidtrain dissipa quelque peu la tension, jusqu'à 2 h 50, heure locale, moment où il fut à nouveau interrompu. En moins de dix secondes, les passagers frustrés avaient transmis l'information aux médias. Les reporters new-yorkais, qui étaient descendus en masse dans les bars après une journée de dur labeur, furent renvoyés dans les canons de béton par leurs rédac-chefs. Les agences de presse qui demandèrent des renseignements aux autorités de l'arche suscitèrent l'étonnement de celles-ci. Personne ne les avait avisées de la fermeture des vidtrains. La police était tout aussi déconcertée. Même les flics qui avaient l'habitude de tuyauter la presse n'avaient rien à dire à leurs contacts, du moins pendant les dix premières minutes. Observé par tous les autres superviseurs qui s'étaient mis en ligne, Amérique-Nord donna l'ordre de passer à l'assaut. Les commandos du Directoire de la sécurité intérieure avaient convergé sur New York dès que les vidtrains s'étaient remis à circuler. Lorsque l'ordre fut lancé, il y avait plus de huit cents personnes déployées autour des églises de la secte. Elles étaient toutes équipées d'armes à projectiles chimiques ou électriques. Et de lasers à rayons gamma. Ceux-ci, conçus pour la lutte antiterroriste, étaient assez puissants pour pénétrer une épaisseur de cinq mètres de carbobéton. Cela permettrait aux commandos de frapper des cibles planquées dans des gratte-ciel ou des mégatours. Un seul laser devrait suffire à éliminer instantanément une pièce remplie d'ennemis. Amérique-Nord en avait disposé neuf autour de chaque église, exception faite de celle du Leicester Building qui s'en était vu attribuer quinze. Le superviseur craignait surtout que les possédés, aidés par leurs sens surhumains, le percent à jour pendant la phase des préparatifs. Pour augmenter ses chances, il avait utilisé des mécanoïdes qui avaient passé la journée à déballer et à installer les lasers dans les bâtiments voisins des églises. L'intervention d'opérateurs humains avait été réduite au strict minimum. En plus de déployer des lasers aux rayons gamma, Amérique-Nord avait fait piéger les sorties et les tunnels d'entretien afin que tout fuyard y périsse électrocuté. C'était l'aspect le plus dangereux de ses préparatifs, mais, une nouvelle fois, des mécanoïdes portant les armes de la ville de New York avaient pu procéder aux branchements nécessaires sans éveiller les soupçons de quiconque. Les commandos s'étaient rassemblés à plusieurs pâtés de maisons de leurs cibles pour éviter d'attirer l'attention. Amérique-Nord les lança à l'assaut à l'instant précis où il fermait les vidtrains. Il interrompit également le trafic routier et métropolitain à l'intérieur de l'arche et isola les dômes les uns des autres - détail dont les médias ne prirent conscience que beaucoup plus tard. À en croire les agents et les nano-espions infiltrés parmi la secte, ni les possédés ni les acolytes n'avaient conscience de ce qui se tramait. Ils ne savaient même pas que les commandos étaient tout proches. Les lasers à rayons gamma frappèrent à 2 h 55. Les quinze rayons qui transpercèrent le Leicester Building balayèrent ses huit étages inférieurs, ceux qui abritaient la secte. Leurs mouvements, qui passaient de l'horizontale à la verticale, étaient conçus pour ne pas épargner un seul centimètre cube d'espace. Lorsqu'ils étaient braqués sur le coeur du gratte-ciel, leur énergie était absorbée par sa structure pendant que les meubles et les murs en matériau composite s'embrasaient sous l'effet des radiations. De larges traînées orange se gravèrent sur les planchers et les piliers de soutènement en carbobéton lorsque les rayons les frappèrent. L'air porté à une température ahurissante se décomposa en ses atomes constituants. Les fenêtres explosèrent sous l'effet de la pression, projetant des dagues de verre dans les rues en contrebas. Les extincteurs s'activèrent, mais leur eau fut vaporisée puis réduite en nuages d'ions. Des rais de lumière d'un bleu ou d'un violet criard jaillirent des fenêtres fracassées ou se déversèrent dans les puits d'ascenseur. La chaleur acheva de se répandre dans le bâtiment grâce aux conduits de climatisation. Tous les étages inférieurs furent engloutis par une gigantesque boule de feu. Les corps humains piégés dans cette nasse tridimensionnelle explosèrent sous l'effet de ce terrible apport d'énergie. Le carbone contenu dans leur organisme entra en combustion, l'eau se vaporisa. Lorsque les rayons atteignirent les parties externes du bâtiment, ils étaient assez puissants pour transpercer les murs porteurs. Les gratte-ciel environnants furent arrosés par les radiations, qui causèrent des dégâts considérables. Puis les plumets d'ions exhalés par le Leicester vinrent lécher leurs murs, y allumant des douzaines d'incendies. Les lasers cessèrent le feu. La nuit était emplie du rugissement des flammes et des hurlements des brûlés. Les incendies produisaient assez de lumière pour éclairer tout le quartier. Les résidents des immeubles voisins qui avaient la chance d'habiter les étages inférieurs descendirent dans les rues ; ceux qui habitaient plus haut ne pouvaient qu'assister impuissants à la progression des flammes. Sur les images qu'ils transmirent aux médias, qui les diffusèrent en temps réel sur toute la planète, on vit les commandos du DSIG converger de toutes parts sur le Leicester. Sur fond de flammes orange vif, leurs armures à l'épreuve de la chaleur étaient des silhouettes d'un noir de jais. Une arme au canon oblong calée au creux de leur bras, ils s'avancèrent dans la conflagration avec une stupéfiante nonchalance. À trois reprises on vit un homme ou une femme jaillir du hall du bâtiment pour tenter de fuir. On aurait dit des monstres de feu, des créatures exsudant les flammes par tous les pores de leur peau. Les fusils des commandos crachèrent des pulsations turquoise avec une sinistre efficience, et les créatures s'effondrèrent sur le trottoir et se consumèrent. Ce furent ces scènes d'extermination systématique qui convainquirent la planète que les possédés avaient pénétré les défenses titanesques du Halo. Les conséquences politiques furent dévastatrices. Une motion de censure fut déposée devant le sénat du Gouvcentral, condamnant le président qui avait négligé d'informer la commission Défense du sénat. Le président, qui ne pouvait guère admettre publiquement son ignorance totale, limogea les responsables des bureaux 1 à 4 du DSIG pour insubordination et abus de pouvoir. Le chef de l'antenne new-yorkaise du DSIG fut mis en examen pour homicide et placé en état d'arrestation. Le public ne s'intéressait guère à ces manœuvres en coulisses, captivé qu'il était par la couverture médiatique de la catastrophe. Une fois que les commandos eurent confirmé l'élimination de tous les possédés infiltrés dans la secte, ils se retirèrent. Ce fut seulement à ce moment-là que les services d'assistance purent intervenir. Les mécanoïdes pompiers mirent dix heures à maîtriser le sinistre. Médecins et ambulanciers les suivirent dans les étages ravagés par le feu. Les hôpitaux de l'arche étaient envahis de blessés (l'isolement des dômes ne facilitait pas leur transport). Les premières estimations des compagnies d'assurances évoquaient des dégâts se chiffrant à plusieurs centaines de millions de dollars. Le maire du Dôme 1, en accord avec les quatorze autres édiles de l'arche, décréta une journée de deuil officiel et ouvrit un fonds de solidarité. Officiellement, mille deux cent trente-trois personnes périrent lors de l'assaut contre les possédés de New York, dont près de la moitié suite à une exposition aux rayons gamma. Les autres succombèrent à leurs brûlures ou à l'asphyxie. Plus de neuf mille personnes durent être soignées pour diverses blessures, sans parler du choc. On déplorait environ dix-huit mille sans-abri, plus des centaines d'entreprises ayant perdu leur siège social. Les vidtrains restèrent fermés et New York coupée du monde. - Alors ? demanda Pacifique-Nord. Cinq heures s'étaient écoulées depuis que les commandos avaient fini de nettoyer les églises de la secte, et le B7 se réunissait à nouveau pour évaluer le bilan réel de l'opération. - Nous avons éliminé cent huit possédés, c'est la meilleure estimation que je puisse fournir. Les pathologistes n'avaient pas grand-chose à analyser après le passage des rayons gamma. - Ce qui m'intéresse, ce sont ceux qui n'ont pas été éliminés. - Huit des pièges que nous avions installés dans les tunnels ou les conduits ont été déclenchés. Les commandos ont récupéré onze cadavres. - Accouchez ! lança Amérique-Sud. Est-ce qu'il y a des possédés qui ont réussi à s'échapper ? - Probablement, oui. Les pathologistes pensent que trois ou quatre personnes ont pu survivre à l'électrocution. Impossible de dire s'il s'agissait de possédés, mais il faudrait que ce soit des durs à cuke pour survivre à ça. - Merde ! On est ramenés au point de départ. Il faudra relancer ce type d'opération chaque fois qu'ils parviendront à se regrouper. Sauf que, maintenant que la secte est éliminée, il sera moins facile de les repérer. - Cette fois-ci, j'insiste pour que les vidtrains de New York restent fermés, déclara Pacifique-Nord. Nous ne pouvons pas les laisser se répandre ailleurs. - Je suis tout à fait d'accord, dit Europe-Ouest. - Seulement parce qu'un nouveau vote vous mettrait en minorité. - Inutile de nous quereller. Nous maîtrisons toujours la situation. - Ah bon ? Où est Dexter, dans ce cas ? - Le moment venu, je l'éliminerai. - Foutaises. L'étoile de type K5 était cataloguée mais n'avait pas de nom. Seules trois planètes tournaient autour d'elle, deux astres plus petits que Mars et une géante gazeuse d'un diamètre de cinquante mille kilomètres. Dénuée de tout signe particulier en termes astronomiques, elle se trouvait à quarante et une années-lumière de l'espace revendiqué par la Confédération. Un éclai-reur l'avait inspectée en 2530, concluant sans problème qu'elle n'avait aucune valeur. Officiellement, c'était la première et dernière fois que des humains avaient visité ce système stérile. Les Forces spatiales ne s'étaient plus jamais souciées de lui ; leurs patrouilles ne suffisaient déjà pas à couvrir l'espace de la Confédération et ses zones périphériques en quête d'activités illicites. Les frontières étaient certes un terrain propice aux opérations clandestines (et aux colonies d'inspkation douteuse), mais quarante et une années-lumière, c'était trop loin pour justifier l'instauration de visites d'inspection périodiques. Le système était donc idéal aux yeux du cartel de production d'antimatière. Sa station de production tournait à cinq millions de kilomètres de l'étoile, une distance limite pour les possibilités de la physique humaine. Les taux de radiation, de chaleur, de particules et de magnétisme étaient horribles. Un astronef en approche aurait perçu la station sous la forme d'un disque noir sur fond d'explosions solaires incandescentes. D'un diamètre de soixante kilomètres, elle projetait une ombre conique significative ; c'était dans cette zone relativement protégée de la chaleur de l'étoile qu'un flocon de neige aurait eu des chances de survivre à cet enfer. La face éclairée consistait en un bouclier de cellules à transistors absorbant l'ahurissante chaleur pour la convertir directement en électricité. De l'autre côté, elles émettaient une douce lueur rosé, utilisant leur ombre pour évacuer dans l'espace leur chaleur excédentaire. Ce dispositif était capable de produire plus d'un térawatt et demi d'électricité. Le système de production d'antimatière proprement dit était abrité dans une grappe de modules industriels d'un blanc argenté placée au centre du dispositif. La méthode de production était essentiellement restée la même depuis la fin du xxe siècle, bien qu'on ait fait des progrès considérables en termes d'efficience et de volume de production depuis que les premiers antiprotons avaient fait leur apparition dans les laboratoires de physique expérimentale. On accélère les protons jusqu'à ce que l'énergie de chacun d'eux dépasse un gigaélec-tronvolt, devenant par là même supérieure à l'équivalent de sa masse au repos. Une fois dans cet état, les protons entrent en collision avec des noyaux lourds, ce qui entraîne la production de particules élémentaires parmi lesquelles on trouve des antiprotons, des antiélectrons et des antineutrons. Ceux-ci sont alors séparés, collectés, refroidis et assemblés pour former de l'antihydrogène. Mais c'est le stade initial, celui de l'accélération des protons, qui nécessite la quantité d'énergie phénoménale produite par l'activité de la centrale solaire. L'opération était supervisée par une équipe de vingt-cinq techniciens postés dans une roue de carbotanium lourdement protégée qui flottait à l'ombre du bouclier. Ils étaient désormais en compagnie de huit membres de l'Organisation qui les tenaient en respect. Les possédés n'avaient eu aucune difficulté à s'emparer de la station. Le cartel ayant pris la précaution élémentaire d'équiper de ses propres naneuroniques altérées tous ceux qui connaissaient les coordonnées de la station, celle-ci ne pouvait recevoir que deux types de visiteurs : les Forces spatiales de la Confédération en mission répressive ou un acheteur légitime. L'arrivée des lieutenants de Capone avait fort surpris les techniciens. Les quelques armes dont ils disposaient n'étaient d'aucune utilité face aux possédés ; ils ne pouvaient leur résister qu'en choisissant le suicide. Une fois que l'Organisation leur eut exposé ses conditions, cette solution fut écartée jusqu'à une date indéterminée. Il régnait depuis dans la station le même équilibre de la terreur que celui qui prévalait dans le système de Nouvelle-Californie. Après avoir chargé toutes les réserves d'antimatière disponibles dans le premier convoi de l'Organisation, la station avait tourné à plein régime pour satisfaire les exigences de Capone. Un astronef arrivait tous les cinq ou six jours de Nouvelle-Californie pour faire des provisions. L'escadre du contre-amiral Saldana n'opta ni pour la discrétion ni pour la subtilité lorsqu'elle émergea dans le système, à vingt-cinq millions de kilomètres de l'étoile. Les astronefs des Forces spatiales disposaient sur les stations de production d'antimatière d'un avantage considérable. Celles-ci, de par leur nature, étaient si près de l'étoile que leurs occupants n'avaient aucune chance de s'échapper. Les armes défensives ne leur servaient à rien. Même les guêpes de combat propulsées à l'antimatière étaient quasiment inopérantes dans un tel environnement, leurs capteurs étant frappés de cécité. La procédure standard voulait que les astronefs militaires lancent une volée de projectiles cinétiques en orbite rétrograde. Grâce à cette tactique, la station avait vite fait d'épuiser son stock de drones, et son arsenal se retrouvait réduit aux seules armes rayonnantes. Et elle n'avait aucune chance de vaporiser les dix mille harpons qui fonçaient sur elle. A supposer que ses capteurs soient en état de les localiser. La plupart du temps, la proximité de l'étoile masquait complètement leur approche. Et comme les vaisseaux des Forces spatiales tiraient sans sommation, la station n'était parfois informée de l'attaque que lorsque le premier missile l'atteignait. Il suffisait d'une seule frappe pour détruire le système de production. Toute explosion un tant soit peu importante déclencherait inévitablement une réaction en chaîne dans les chambres de confinement d'antimatière. La déflagration qui en résulterait pouvait être quatre à cinq fois plus importante que celle d'une superbombe, en fonction de la quantité d'antimatière stockée à ce moment-là. Cette fois-ci, les choses allaient se passer un peu différemment. Meredith Saldana attendit impatiemment sur la passerelle de VAnkara que les faucons se soient déployés autour de l'étoile à l'issue de petites manoeuvres de saut. Chacun d'eux lança une batterie de satellites-capteurs pour scanner la gigantesque magnétosphère où ils étaient immergés. Il était facile, quoique relativement long vu le volume d'espace considéré, de localiser la station de production. L'ordinateur tactique de YArikara commença à recevoir des télétransmissions des satellites, ce qui lui permit de construire une représentation de l'espace à proximité de l'étoile. Une fois toutes les données rassemblées, l'astre apparaissait comme une boule noire entourée de sphères concentriques couleur or pâle. La plus centrale était agitée comme une mer de tempête sous l'effet des flux magnétiques, les sphères supérieures devenant de plus en plus calmes. Un point lumineux couleur cuivre se déplaçait le long d'une orbite circulaire de cinq millions de kilomètres de rayon. La position de l'escadre fut entrée dans le schéma, et Meredith commença à donner des ordres. Vulnérables comme ils l'étaient à la chaleur et à la radiation de l'étoile, les faucons restèrent sur leur orbite, ce qui leur permettait de guetter l'éventuelle émergence d'un astronef hostile. Les vaisseaux adamistes foncèrent. Huit frégates se placèrent sur des orbites à forte inclinaison, d'où elles pourraient lancer un assaut cinétique sur la station. Les autres astronefs, parmi lesquels le Lady Macbeth, s'alignèrent sur une trajectoire d'interception et accélérèrent à trois g. Lorsqu'ils furent à trois millions de kilomètres de la station, YArikara pointa sur celle-ci son antenne principale et lança un signal à puissance maximale. - Ce communiqué est destiné au directeur de la station, télétransmit Meredith. Ici YArikara, vaisseau des Forces spatiales de la Confédération. Votre activité illégale est à présent terminée. En temps ordinaire, vous seriez tous exécutés pour avoir produit de l'antimatière, mais j'ai été autorisé à vous proposer la déportation sur une colonie pénale de la Confédération si vous acceptez de coopérer avec nous. Cette proposition est également valable pour les possédés qui se trouvent dans la station. Je vous demande une réponse dans une heure dernier délai. Toute absence de réponse sera interprétée comme un refus de coopérer, et vous serez tous annihilés. Il ordonna à l'ordinateur de bord de répéter le message, et l'escadre attendit. Dix minutes s'écoulèrent avant que la station émette un signal parasité. - Ici Renko, c'est à moi qu'Ai a confié la direction de ce truc. Et je vous conseille de foutre le camp avant qu'on vous écrase le cul sur le soleil. Pigé, mec ? Meredith se tourna vers le lieutenant Grese, allongé comme lui sur l'une des couchettes anti-g de la passerelle. L'officier du SRC réussit à sourire en dépit de la forte accélération. - Coup de pot, dit-il. Quoi qu'il arrive, nous aurons tari la source de Capone. - Les Forces spatiales ont bien besoin d'un coup de pot, répliqua Meredith. Et notre escadre en particulier. - Il sera obligé d'interrompre ses missions d'infiltration. Sa flotte aura besoin de toutes ses réserves d'antimatière pour défendre la Nouvelle-Californie. - En effet. Meredith se sentait presque guilleret lorsqu'il ordonna à l'ordinateur de bord de télétransmettre une réponse à la station. - Consultez votre équipage, Renko. Vous n'êtes pas en position de résister. Il nous suffit de lancer sur vous un missile toutes les heures. Vous devrez en lancer cinq pour être sûrs de l'abattre. Et nous ne sommes pas pressés, nous pouvons vous assiéger pendant quinze jours s'il le faut. Vous ne pouvez pas gagner, un point c'est tout. Alors, allez-vous accepter ma proposition ou bien préférez-vous retourner dans l'au-delà ? - Bien essayé, mais vous mentez. Vous ne nous épargnerez pas, je le sais. Dès qu'on se sera rendus, vous nous fourrerez dans une nacelle tau-zéro. - Pour votre gouverne, sachez que je suis le contre-amiral Meredith Saldana ; je vous donne ma parole que vous serez transportés sur une planète inhabitée mais capable d'abriter une vie humaine. Considérez vos autres options. Si nous attaquons la station, vous retournez dans l'au-delà ; si je mens, même chose. Mais il subsiste la possibilité que je dise la vérité. Pouvez-vous vraiment négliger cet espoir ? Avec le reste de l'escadre, Joshua attendit la réponse pendant vingt minutes. En fin de compte, Renko accepta de se rendre. - Apparemment, c'est parti, dit Joshua. L'accélération l'empêchait à nouveau de sourire. Mais son excitation était nettement perceptible dans sa voix. - L'autre côté de la nébuleuse, bon Dieu ! s'émerveilla Liol. Est-ce que quelqu'un a jamais voyagé aussi loin ? - En 2570, une flottille de faucons est allée à six cent quatre-vingts années-lumière de la Terre, répondit Samuel. Mais ils avaient mis le cap sur le nord galactique et non dans cette direction. - J'ai raté ça, râla Ashly. Ils ont trouvé quelque chose d'intéressant ? Samuel ferma les yeux, interrogeant les faucons qui se trouvaient toujours sur leur orbite, à plusieurs millions de kilomètres de là. - Rien d'extraordinaire ni de spectaculaire. Quelques étoiles pourvues de planètes sans doute terracompatibles. Aucune espèce xéno consciente. - La flotte de Meridian est allée plus loin, dit Beaulieu. - Seulement à en croire la légende, contra Dahybi. Personne ne sait où elle est passée. Et puis, c'était il y a des siècles. - Logiquement, elle a dû aller très loin si personne ne l'a jamais retrouvée. - Si personne n'a retrouvé d'épave, tu veux dire. - Le pessimisme, c'est mauvais pour la santé. - Ah bon ? Hé, Monica. (Dahybi fit un signe à l'agent secret avant que l'accélération l'oblige de nouveau à baisser la main.) Vous savez ce qu'est devenue cette flotte, vous autres ? C'est peut-être important, peut-être qu'elle nous attend là-bas. Monica garda les yeux obstinément fixés sur le plafond, sentant monter sous ses globes oculaires comprimés une migraine que ses programmes étaient impuissants à soigner. Elle détestait les fortes accélérations. - Non, télétransmit-elle. Sa gorge la faisait trop souffrir pour qu'elle puisse parler, l'empêchant de faire comprendre aux astros à quel point ils l'agaçaient. Cette attitude n'aurait guère amélioré leurs relations, mais elle commençait à en avoir marre de les écouter parler de futilités. Et dire qu'elle allait devoir les supporter pendant au moins un mois. - L'ASE venait à peine d'être créée quand la flotte de Meridian a été lancée, poursuivit-elle. Et, même aujourd'hui, je ne pense pas que nous perdions du temps à infiltrer des agents parmi des crétins à la recherche du paradis. - Je ne tiens pas à savoir ce qu'il y a là-bas, dit Joshua. Le but de cette mission, c'est la découverte. Nous partons explorer un territoire inconnu, ce qui n'est pas arrivé depuis au moins un siècle. - Amen, fit Ashly. - L'endroit où nous nous trouvons en ce moment est inconnu du commun des mortels, dit Liol. Regarde seulement cette station. - Des modules industriels standard, dit Dahybi. Rien d'extraordinaire. Liol soupira tristement. - Bon, on approche du point d'injection, annonça Joshua. Contrôle des systèmes, s'il vous plaît. Comment se comporte notre fuselage ? L'ordinateur de bord transmit à ses naneuroniques des images provenant des capteurs de coque. Les échangeurs thermiques du Lady Mac étaient déployés au maximum et tournaient sur eux-mêmes en permanence afin de présenter leur bordure à l'étoile. Leurs surfaces planes émettaient une vive lueur rosé, signalant l'évacuation de la chaleur excédentaire du vaisseau. Il avait programmé dans leur vecteur un spin obéissant à un cycle de quinze minutes pour veiller à ce que l'absorption de chaleur soit distribuée de façon uniforme sur le fuselage. Leur vitesse de manoeuvre était peu élevée, vu la masse de réaction additionnelle qu'ils transportaient, mais les programmes de compensation d'équilibre géraient cette contrainte à condition qu'il les actualise constamment. - Pas encore de point chaud, rapporta Sarha. Cette couche de mousse supplémentaire fait très bien son boulot. Mais elle ramasse pas mal de radiations, bien plus que les quantités habituelles. Il va falloir surveiller ça. - Le problème devrait se résoudre tout seul quand on sera derrière le bouclier, dit Liol. C'est-à-dire dans pas longtemps. - Tu vois ? dit Beaulieu à Dahybi. Tu es entouré d'optimistes. Les astronefs chargés de l'interception se mettaient en orbite à trois mille kilomètres de la station de production d'antimatière. Si Renko décidait de désactiver les chambres de confinement, les radiations consécutives à l'explosion mettraient à rude épreuve les systèmes protecteurs des vaisseaux des Forces spatiales. Mais ceux-ci ne seraient pas détruits. Pour le moment, le possédé semblait disposé à coopérer. Le capitaine de frégate Kroeber dirigeait les négociations et les modalités de prise en charge de la station. L'astronef civil amarré à celle-ci allait embarquer tout le monde à son bord, puis se diriger vers l'un des croiseurs des Forces spatiales. Les possédés seraient transférés à bord de celui-ci et conduits sur une passerelle de détention par une escorte de marines armés. Si l'un d'eux utilisait son pouvoir énergétique, pour quelque raison que ce soit, une décharge de quarante mille volts serait envoyée dans ladite passerelle. Le croiseur, accompagné par deux frégates, se rendrait ensuite près d'une planète terracom-patible inhabitée (qui traversait actuellement une ère glaciaire), et les possédés seraient largués dans sa ceinture tropicale, avec des vivres et de l'équipement de survie. La Confédération resterait ensuite à l'écart de cette planète, sauf à y déposer d'autres possédés avec lesquels aurait été conclu un accord similaire. Kroeber proposa également aux possédés d'assister le SRC dans ses recherches sur la nature du pouvoir énergétique dans le but de trouver une solution globale à la crise, mais ils refusèrent. Une fois les possédés incarcérés, un autre croiseur arraisonnerait l'astronef civil pour prendre à son bord les techniciens, qui seraient transportés vers une colonie pénale. Le contrôle de tous les systèmes de la station devait être transféré aux ingénieurs des Forces spatiales, qui procéderaient à des tests à distance. Si ces tests s'avéraient positifs, un troisième croiseur s'amarrerait à la station et exécuterait une manoeuvre d'abordage et de sécurisation. A l'issue d'un marchandage portant surtout sur la nature de l'équipement de survie auquel auraient droit les possédés, Renko accepta les conditions énoncées par le contre-amiral. L'équipage du Lady Macbeth assista à la suite des événements via les capteurs. La procédure se déroula remarquablement bien et ne prit qu'une journée à peine. Une transmission en provenance du premier croiseur leur montra les possédés pleins de morgue, vêtus de costumes croisés à larges revers, en train de se masser sur leur passerelle de détention. Quant aux techniciens, ils semblaient franchement soulagés d'échapper à la peine capitale. Ils télétransmirent leurs codes d'accès sans barguigner. - Vous pouvez maintenant accoster, capitaine Calvert, transmit le contre-amiral Saldana. Le lieutenant Grese m'informe que nous contrôlons totalement la station. Il y a assez d'antimatière en stock pour satisfaire vos besoins. - Merci, amiral, répondit Joshua. Il activa les fusiopropulseurs. Cela faisait des heures qu'il avait calculé sa trajectoire d'approche. Accélération, rotation, accélération. Ils étaient déjà dans l'ombre de la station et entamaient les manoeuvres d'accostage lorsque le convoi de l'Organisation fit son apparition. - Onze vaisseaux, amiral, dit le lieutenant Rhoecus. Point d'émergence situé à trente-sept millions de kilomètres de l'étoile et à cent quarante-trois millions de kilomètres de la station. - Évaluation des risques ? s'enquit le contre-amiral. Évidemment, il avait fallu qu'un événement imprévu vienne encore lui mettre des bâtons dans les roues. - Minimaux. (L'officier de liaison édéniste semblait presque ravi.) Ilex et Onone rapportent que la formation ennemie se compose de cinq harpies et de six frégates. Les harpies ne peuvent pas sauter jusqu'à nous, vu la distance qui nous sépare de l'étoile. Et même si nous supposons que les frégates sont armées de guêpes de combat propulsées à l'antimatière, il leur faudrait plusieurs heures pour nous atteindre en accélération continue. Et jamais on n'a vu de guêpes avec plus d'une heure d'autonomie. - Pour cela, elles devraient être construites sur mesure, renchérit Grese. Capone n'a sûrement pas pensé à ça. Et même si tel était le cas, nous n'aurions aucun mal à les esquiver à cette distance. - Donc, Calvert peut continuer la procédure ? demanda le contre-amiral. - Oui, amiral. - Très bien. Kroeber, informez le Lady Macbeth qu'il peut poursuivre comme prévu. J'aimerais que le vaillant capitaine ne traîne pas trop. - À vos ordres, amiral. Meredith étudia l'affichage tactique. L'Onone était à peine à cinq millions de kilomètres des vaisseaux de l'Organisation. - Capitaine, dites aux faucons de se regrouper à vingt-cinq millions de kilomètres au-dessus de la station de production d'antimatière. Je ne veux pas qu'ils restent isolés, cela pourrait donner des idées à ces harpies. Commandant, ordonnez au reste de l'escadre de se porter à la rencontre des faucons, et dites aux frégates de se placer en orbite à forte inclinaison pour nous retrouver là-bas. Deux d'entre elles devront rester à proximité de la station jusqu'à ce que le Lady Macbeth ait fini de faire le plein. Une fois qu'elles en seront à bonne distance, la station devra être détruite. - À vos ordres, amiral. Meredith demanda à l'ordinateur tactique de compiler des options. Le résultat confirma son analyse. Les deux camps étaient plus ou moins de force égale. Il avait davantage d'astronefs, mais l'Organisation disposait sûrement de guêpes de combat propulsées à l'antimatière. Et s'il ordonnait à son escadre d'intercepter les vaisseaux ennemis, il lui faudrait des heures pour les atteindre. Les astronefs de l'Organisation n'auraient qu'à sauter pour lui échapper, et seuls les faucons - qui seraient alors en position d'infériorité - pourraient les poursuivre. Match nul. Aucun des deux camps ne pouvait nuire à l'autre. Mais je ne peux pas me permettre de les laisser filer comme ça, se dit Meredith, ce serait un fâcheux précédent. - Lieutenant Grese ? Que savons-nous sur les équipages non-possédés des vaisseaux de l'Organisation ? Comment Capone tient-il les hommes qui en font partie ? - Selon les informations que nous avons collectées, ils ont tous une famille retenue en otage à Monterey. Capone sélectionne très soigneusement ceux de ses sbires qui s'occupent de l'antimatière. Jusqu'ici, cette stratégie s'est révélée payante. Nombre d'astros affectés à des astronefs de l'Organisation ont réussi à déserter après avoir éliminé leurs officiers possédés, mais nous n'avons eu connaissance d'aucune mutinerie à bord d'un vaisseau équipé d'antimatière. - Dommage, grommela Meredith comme VAnkara commençait à accélérer pour rejoindre les faucons. Néanmoins, je vais leur envoyer le même ultimatum qu'au personnel de la station. Qui sait, la possibilité de capituler suffira peut-être à déclencher une petite rébellion. Etchells écouta le message que le contre-amiral envoyait au convoi. De vagues promesses de pardon et de sauf-conduit. Rien de tout cela ne le concernait. Nous vous confirmons la proposition que vous a faite PÉdénisme, ajoutèrent les faucons. Si vous nous transférez la personnalité de votre hôte, nous vous fournirons du fluide nutritif. Tout ce que nous demandons en échange, c'est que vous nous aidiez à trouver une solution satisfaisante. Ne tentez même pas de leur répondre, dit Etchells aux autres harpies. Ils sont au bout du rouleau. Ils ne nous feraient pas une telle proposition s'ils étaient en position dominante. Il sentit des vagues d'hésitation sur la bande d'affinité. Mais aucun de ses semblables n'avait le courage de le défier. Persuadé qu'ils ne moufteraient pas, Etchells demanda au commandant du convoi quelles étaient ses intentions. Battre en retraite, il n'y a rien d'autre à faire, lui répondit-on. Etchells n'en était pas si sûr. Les Forces spatiales n'avaient pas détruit la station. Ce qui était contraire à la doctrine de la Confédération. Il y avait forcément une explication à un tel revirement. Nous pourrions rester dans les parages, dit-il au commandant du convoi. Plusieurs heures s'écouleront avant qu'ils soient en mesure de nous affronter. Cela nous donne une chance de découvrir ce qu'ils mijotent ici. S'ils ont décidé d'utiliser de l'antimatière contre nous, Capone doit en être informé. Le commandant acquiesça à contrecour. Cependant, il ordonna aux vaisseaux adamistes de se diriger vers de nouvelles coordonnées de saut qui leur permettraient de regagner la Nouvelle-Californie, laissant aux seules harpies le soin d'observer la station. Il était difficile de fixer directement l'étoile aveuglante. Les grappes de capteurs d'Etchells souffrirent bientôt d'images rémanentes similaires à celles qui affectent un oeil humain. Il se mit à tourner doucement sur lui-même, utilisant ses rémiges d'ébène pour rouler sur les vents solaires afin d'alterner entre ses capteurs. Mais il ne put échapper au stress qu'engendrait une concentration de tous les instants sur ce point lumineux distant de plusieurs millions de kilomètres. Une migraine tarauda bientôt sa structure neuronale d'emprunt. Les capteurs électroniques chargés dans sa soute ne lui seraient d'aucune utilité, car il s'agissait en majorité de systèmes militaires conçus pour une utilisation à courte portée. Et son champ de distorsion n'atteignait pas le point où se trouvait la station. C'était encore le spectre visible qui était le plus exploitable. Il vit les astronefs adamistes de l'ennemi s'éloigner du titanesque champ gravifique de l'astre, petites étincelles de lumière plus brillantes encore que la photosphère. Au bout d'une demi-heure, trois autres unités à fusion s'activèrent autour de la station. Deux d'entre elles suivirent l'escadre des Forces spatiales. La dernière prit une trajectoire fort différente, qui lui faisait contourner l'hémisphère sud de l'étoile en suivant une forte inclinaison. Etchells ouvrit son bec en grand comme pour pousser un cri de triomphe. Cet astronef, quelles que soient sa nature et sa mission, était sûrement à l'origine de l'étrange comportement de l'escadre. Il lança une série d'instructions aux autres harpies. En dépit de son attitude de brute bornée, Etchells avait absorbé quantité d'informations utiles de son hôte. Ses allures de dur à cuire étaient en fait un leurre - il faut toujours faire croire à l'ennemi qu'on est plus bête qu'on ne l'est vraiment. En devenant la plus fiable des harpies de Kiera, il s'était assuré de ne jamais participer à une mission d'essaimage ni à toute autre aventure un tant soit peu dangereuse. Escorter un convoi tenait de la sinécure. Les décennies qu'il avait gaspillées à jouer au mercenaire dans toute la Confédération lui avaient appris à dissimuler son véritable potentiel. Pour survivre, on doit compter sur l'intelligence et la ruse, pas sur le courage. Et il savait qu'une bonne dose d'ingéniosité lui serait nécessaire pour survivre à sa situation actuelle. Tout comme Rocio Condra, il avait fini par admirer sa nouvelle forme biotek, la jugeant infiniment supérieure à un corps humain. Comment faire pour la conserver, voilà une question à laquelle il n'avait pas encore trouvé de réponse. Il était sûr d'une chose : il n'y aurait pas de place pour les harpies dans l'univers où les possédés emportaient les planètes dont ils s'étaient emparés. Et la Confédération ne renoncerait jamais à trouver une méthode pour renvoyer définitivement les possédés dans l'au-delà. Il avait donc décidé de ronger son frein, attendant que se présente un moyen pour lui de sauver son cul, et au diable ses camarades. L'étrange revirement des Forces spatiales représentait peut-être son salut. Lorsque les trois derniers astronefs furent à trente mille kilomètres de la station de production d'antimatière, celle-ci explosa avec un éclat si violent qu'il éclipsa celui de la chromosphère de l'étoile. Comme si elles reconnaissaient leur défaite, les harpies disparurent. Les faucons analysèrent les interstices de trou-de-ver ouverts par leurs champs de distorsion. Apparemment, les cinq harpies avaient regagné la Nouvelle-Californie. Les frégates restantes sont extrêmement vulnérables, rapporta Auster, le capitaine de Yllex. Quels sont les ordres du contre-amiral ? Conservez votre position. Si vous les attaquez, elles se contenteront de sauter. Nous pourrions les harceler jusqu'à leur port d'attache, mais nous n'en retirerions aucun avantage tactique. Notre mission est accomplie. Très bien. Syrinx. Oui, Rhoecus. Onone a l'autorisation de retrouver le Lody Macbeth, Le contre-amiral vous souhaite à tous deux bon voyage1. Merci. Etchells ne pensait pas que les faucons les suivraient, à tout le moins pas immédiatement. Les harpies sautèrent à dix années-lumière de l'étoile, puis sautèrent de nouveau trois secondes plus tard. Il n'y avait aucun moyen de savoir où elles étaient parues, sauf si un faucon avait pu observer le second saut. Quatre d'entre elles regagnèrent la Nouvelle-Californie. Etchells retourna près de l'étoile qu'il venait de quitter, émergeant vingt-deux millions de kilomètres au-dessus de son pôle Sud. Les faucons, qui se trouvaient tous sur une orbite équato-riale d'un rayon de vingt-cinq millions de kilomètre, étaient incapables de détecter l'ouverture et la fermeture de son terminus de trou-de-ver. Sa position était idéale pour observer le départ des astronefs des Forces spatiales. Ses grappes de capteurs n'avaient même pas besoin d'accommoder l'éclat de l'étoile. Sa migraine commençait à s'estomper. Il observa les vaisseaux militaires tandis qu'ils sortaient du champ gravifique, mais c'était l'astronef filant vers le sud qui l'intéressait. Il cessa de le percevoir alors qu'il se trouvait à vingt millions de kilomètres de l'étoile. Etchells extrapola sa trajectoire et exploita les capacités de calcul spatial de son hôte. Vu l'alignement adopté par l'astronef, il avait pu se diriger vers vingt systèmes stellaires de la Confédération. Mais il existait une autre destination possible. Hesperi-LN. La planète des Tyrathcas. 1. En français dans le texte. (N. à. T.) 12. Courtney poireauta un quart d'heure au bar. Quatre hommes se pointèrent pour lui offrir un verre. Beaucoup moins que d'habitude, mais les bons citoyens sortaient peu ces temps-ci. Les histoires d'horreur qui infestaient le réseau affectaient même l'Orchidée bleue. Sa clientèle était en chute libre. Normalement, le night-club aurait dû être bondé à cette heure de la soirée ; c'était un établissement pas tout à fait sordide, où un cadre moyen pouvait traîner après le boulot sans risquer d'être aperçu par un collègue. Courtney avait connu bien pire. Les portiers ne lui cherchaient pas noise, et ce bien que son cul menace en permanence de déborder de sa robe. Elle adorait cette robe, avec ses lanières en tissu noir qui maintenaient ses nénés à la perfection et ses autres lanières qui se croisaient dans son dos. Ça lui donnait l'air sexy sans qu'elle ressemble à une pute. À en croire Banneth, cette robe lui allait comme un gant. La fourrer dedans, c'était la meilleure idée qu'ait jamais eue la secte ; jamais elle n'avait été aussi féminine. Et ça marchait. Elle faisait une livraison tous les soirs. Parfois même deux. Pas de problème pour ramener des hommes dans l'un des hôtels pour étudiants dont la secte avait soudoyé le gérant. Dès que le micheton se retrouvait pantalon bas, Billy-Joe, Rav et Julie débarquaient pour lui casser la gueule. Ensuite, une fois qu'il était inconscient, Billy-Joe enregistrait sa signature bioélectrique et vidait son crédisque. Elle se livrait à ce genre d'activité depuis que son frère l'avait présentée à la secte du Porteur de lumière, trois ans auparavant. Sauf que, au début, elle attirait surtout les pédo-pervers, qui l'emmenaient dans leurs propres repaires quand ils ne l'attiraient pas dans une ruelle sombre. En ce temps-là, c'était Quinn qui lui servait de mac. Elle s'était toujours sentie en sécurité avec lui. Même si le client était un malade fini, Quinn arrivait toujours à temps. Maintenant, elle avait quinze ans et elle était trop grande pour passer pour de la chair fraîche. Banneth avait modifié son régime. Les hormones qu'elle prenait désormais n'empêchaient pas ses seins de pousser ; au contraire, elles accéléraient leur croissance. Quoique toujours maigrichonne, elle était désormais équipée en beauté. Au fil des neuf derniers mois, ses cibles avaient totalement changé de nature. Ce n'étaient plus les pédos qu'elle attirait mais tout simplement les paumés. Courtney estimait s'être bien tirée d'affaire. L'hypertrophie mammaire n'était pas la pire des altérations imposées aux membres de la secte. Le cinquième homme qui lui demanda si ça allait et si elle avait envie d'un autre verre semblait idéal. Un gros ventre, un visage rondouillard et en sueur, des cheveux plaqués par le gel, un costard correct mais nettoyé trop souvent. Il se préparait déjà à se faire jeter. Courtney vida son verre et le lui tendit en souriant. - Oui, merci. Il était trop gras pour danser. Dommage, elle aimait bien danser. Et ça l'obligeait à passer une bonne heure à l'écouter se plaindre - son patron, sa femme, sa piaule ; tout allait de travers dans sa vie. Il voulait lui faire comprendre qu'il était un type sympa qui traversait une mauvaise passe, qu'elle lui ferait un bien fou en acceptant de baiser avec lui. Elle joua son numéro à la perfection. Après tout ce temps passé dans les night-clubs de l'arche, elle connaissait par coeur la biographie des types comme lui. La preuve : elle ne se plantait jamais. Ils avaient toujours un disque bien garni. Au bout d'une heure et de trois verres, il avait rassemblé le courage nécessaire pour lui faire une proposition innocente. À sa grande surprise, elle y répondit par un sourire timide et un hochement de tête. La chambre n'était pas loin, et c'était tant mieux. Courtney n'aimait pas prendre un taxi avec les michetons ; Billy-Joe risquait de la perdre. Elle ne se retourna pas pour vérifier que les trois acolytes la suivaient dans la rue. Ils étaient sûrement là. La manoeuvre était bien rodée maintenant. À deux reprises, toutefois, elle crut entendre quelqu'un qui la filait. Des bruits de pas lourds, des souliers avec du métal dans les semelles. Quelle idée idiote ! il y avait plein de monde dans la rue. Lorsqu'elle jeta un coup d'oeil derrière elle, elle ne vit rien qui eût ressemblé à un flic. Uniquement des citoyens qui s'affairaient comme si leur misérable existence avait une quelconque importance. Seule la menace des flics l'inquiétait. Bien qu'à peine un quart de leurs victimes ait porté plainte, il n'y avait pas besoin d'être une IA pour comprendre leur méthode. Mais Banneth serait au courant en cas d'opération policière. Banneth savait tout ce qui se passait à Edmonton, tout. Parfois, ça faisait peur. Certains des acolytes de la secte ne croyaient pas au Frère de Dieu, Courtney le savait : Banneth leur faisait tout simplement trop peur pour qu'ils lui désobéissent. - C'est ici, dit-elle au pigeon. Ils s'étaient arrêtés devant l'entrée miteuse d'un gratte-ciel vieux de deux siècles. Deux authentiques étudiants étaient assis sur ses marches, occupés à téter un inhalateur. Ils fixèrent Courtney de leurs yeux vitreux, indifférents. Elle attira l'homme dans le hall. Il attendit d'être dans l'ascenseur pour oser tenter quelque chose. Elle lui accorda le baiser qu'il quémandait. Et une langue dans sa gorge, une ! Il n'eut pas le temps d'aller plus loin : la chambre qu'ils avaient réquisitionnée pour la nuit était au troisième étage. Sa locataire était perdue quelque part dans l'arche, les neurones grillés par un stim du marché noir. - Qu'est-ce que tu étudies ? demanda-t-il une fois dans la chambre. Elle se retrouva prise de court. Elle n'avait pas préparé de bobard assez poussé - le pigeon n'était pas censé se soucier de ce genre de détail. Et rien pour lui donner une indication autour d'elle. La chambre était un logis d'étudiant typique : en désordre, mal éclairée, avec des fringues et des microcartels un peu partout, un processeur hors d'âge sur une table bancale. Comme Courtney ne savait pas bien lire, elle ne pouvait pas déchiffrer les inscriptions sur les boîtiers des cartels. Une issue lui tendait les bras. Elle tira sur les lanières de ses épaules, libérant ses nénés. Le pigeon en resta bouche bée. Il ne mit que trente secondes à la jeter sur le lit, puis à glisser une main sous sa robe pendant que l'autre lui empoignait un sein. Elle gémit comme si c'était bon, espérant que Billy-Joe et les autres n'allaient pas trop traîner. Parfois, ces crétins prenaient tout leur temps et laissaient le client la tringler. Ils profitaient même du spectacle grâce à un oilleton ou à un capteur, prenant leur pied en riant doucement. À les croire, ça ressemblait moins à un coup monté s'ils attendaient la fin pour débarquer. Et Banneth se moquait d'elle si elle se plaignait. La main de l'homme tirait sur sa culotte. Il bavait tout son soûl sur son mamelon. Courtney s'efforça de ne pas grimacer. Puis elle se mit à frissonner, comme si la grille d'aération venait soudain de larguer une tonne de glace dans la pièce. Le pigeon poussa un grognement étonné et leva la tête. Tous deux échangèrent un regard surpris. Puis une main livide se referma sur les cheveux de l'homme, l'écartant violemment de Courtney. Il poussa un cri de douleur tandis qu'il s'envolait à l'autre bout de la pièce. Son corps flasque heurta bruyamment, le mur, puis s'effondra sur le carreau. Une silhouette en robe noire se dressait au pied du lit, son capuchon penché vers Courtney. Elle prit son souffle et se prépara à hurler, sachant foutrement que ce n'était ni Billy-Joe ni l'un des deux autres. - Chut, avertit la silhouette. Un visage émergea des ténèbres sous le capuchon. - Quinn ! piaula Courtney. (Un sourire naquit sur ses lèvres.) Quinn ? Frère de Dieu, mais d'où sors-tu ? Je croyais que tu avais été déporté. - C'est une longue histoire. Je te raconte ça dans une minute. Il se retourna, alla près de l'homme assommé, l'empoigna par les cheveux et lui leva violemment la tête. Sa gorge apparut sur toute sa longueur, blanche et tendue. - Quinn, qu'est-ce que tu... Beurk ! Sous les yeux vaguement intéressés de Courtney, deux crocs acérés jaillirent de la bouche de Quinn. Il les planta dans la gorge de l'homme après lui avoir lancé une oillade. Elle vit sa pomme d'Adam osciller de bas en haut pendant qu'il avalait le sang, dont quelques gouttes coulèrent sur ses lèvres. Le pigeon poussait des petits gémissements suraigus. - Oh ! merde, Quinn, c'est dégueulasse. Quinn se redressa en souriant de toutes ses dents et s'essuya les lèvres du revers de la main, étalant le sang sur ses joues. - Au contraire. C'est l'ultime conquête. Le sang est la nourriture idéale pour un être humain. Réfléchis : toutes les protéines dont tu as besoin, raffinées et prêtes à la consommation. Et le sang des disciples du faux Dieu te revient de droit. Il te rend plus forte, Courtney, il revigore ton corps. Il considéra le gros type qui cherchait désespérément à refermer sa plaie à la gorge. Le sang jaillissait entre ses doigts. Courtney gloussa en entendant les gargouillis qu'il émettait. - Tu as changé, dit-elle. - Toi aussi. - Ouais ! (Elle prit ses nénés en coupe et les souleva.) Pour commencer, je me suis fait pousser ça. Ils sont beaux, hein ? - Frère de Dieu, Courtney, tu es une traînée. Elle tendit une jambe et fit balancer son soulier sur ses orteils. - J'aime ce que je suis, Quinn. C'est mon serpent, tu te rappelles ? La dignité est une faiblesse, ainsi que toutes les saloperies qui servent de valeurs à la classe moyenne. - Tu as bien écouté les sermons. - Oh ! oui. - Alors, comment est Banneth ? - Comme toujours, je suppose. - Pas pour longtemps. Je suis revenu. Il tendit les mains et fit des gestes tout simples. La chambre se mit à changer : les murs s'assombrirent et les meubles devinrent des objets d'art en fer forgé. Des menottes apparurent, attachées aux barreaux métalliques du lit. Courtney accueillit ces manifestations d'un oeil égaré, puis se tassa sur le duvet froissé, se rencognant le plus loin possible de Quinn. - Merde, tu es un possédé ! - Non, pas moi, dit-il à voix basse. Je suis un possesseur. Le Frère de Dieu a fait de moi son messie. Ce pouvoir dont disposent les âmes revenantes dépend de la force de leur volonté. Et personne ne croit en lui-même avec plus d'intensité que moi. C'est comme ça que j'ai regagné le contrôle de mon corps, grâce à la foi qu'il m'a donnée en moi-même. Désormais, je suis plus fort qu'une centaine de ces têtes de noud. Courtney déplia ses jambes et le fixa en plissant les yeux. - C'est bien toi, n'est-ce pas ? Je veux dire, c'est vraiment toi. Tu as ton propre corps et tout le reste. - Tu n'as jamais été très vive, pas vrai ? D'un autre côté, ce n'est pas ton cerveau qui intéressait la secte. - Tu es allé à New York ? demanda-t-elle, admirative. J'ai vu toutes ces bagarres à l'AV. Les flics avaient tellement peur qu'ils ont tué plein de gens dans les gratte-ciel. - J'ai fait un petit tour là-bas, oui. Ainsi qu'à Paris, à Bombay et à Johannesburg, au nez et à la barbe de la police. Puis j'ai fini par craquer et je suis rentré au pays. - J'en suis vraiment contente. (Courtney quitta le lit d'un bond et se jeta sur lui, le léchant de l'oreille à la commissure des lèvres.) Bienvenue à la maison. - C'est moi que tu vas suivre désormais, et non plus Banneth. - Oui. Elle donna un coup de langue au sang qui se coagulait sur le menton de Quinn, en savourant le parfum salé. - Tu m'obéiras. - Bien sûr. Quinn se concentra sur les pensées qui agitaient la cervelle de Courtney et sut qu'elle disait la vérité. Il s'y était attendu. Il ouvrit la porte et laissa entrer les trois autres. Billy-Joe et Rav lui étaient déjà connus ; il n'avait guère eu de mal à les subjuguer. Cinq personnes, c'était beaucoup pour la minuscule chambre, que leurs souffles conjugués commencèrent à réchauffer. L'excitation les faisait respirer par à-coups. Ils étaient tous impatients de voir ce que Quinn allait faire ensuite. - Je suis revenu sur Terre pour faire tomber la Nuit, leur déclara-t-il. Vous allez jouer un rôle important dans cette tâche, ainsi que les possédés. Je laisserai un nid dans chaque arche. Mais Edmonton est un endroit spécial à mes yeux, car c'est ici que se trouve Banneth. - Que vas-tu lui faire ? demanda Billy-Joe. Quinn tapota le bras musclé du jeune homme. - Ce que je pourrai imaginer de pire, répondit-il. Et j'ai passé bien des heures à imaginer. La bouche de Billy-Joe s'ouvrit sur un sourire avide. - Ouais ! Quinn se tourna vers le gros type. Il hoquetait comme un poisson hors de l'eau. Une mare de sang s'étalait autour de lui. - Tu es mourant, lui dit Quinn d'une voix joviale. Il n'existe plus qu'un seul moyen de te sauver. Des champs énergétiques fluctuèrent à ses ordres, exerçant une pression bien précise sur la réalité. Les cris des âmes montèrent bientôt de l'au-delà. - Courtney, fais-lui mal. Elle adressa un haussement d'épaules à ses camarades et décocha à l'homme un coup de pied dans le bas-ventre. Il frissonna, les yeux exorbités, puis ses paupières furent prises de battements incontrôlables. Le sang jaillit de ses plaies avec plus de force. - Encore, ordonna Quinn d'un air distrait. Il dictait mentalement ses conditions aux âmes perdues qui se pressaient autour de la brèche ouverte entre deux univers. Écoutait les suppliques de celles qui se prétendaient dignes. Arrêtait son jugement. Courtney s'exécuta, observant la scène avec fascination tandis qu'une âme (un mort, pour de vrai !) s'emparait du misérable. Ses plaies se refermèrent. Il émit un sifflement de consternation. Des langues d'électricité coururent le long des plis de son costume imbibé de sang. - Donnez-lui quelque chose à boire, ordonna Quinn. Billy-Joe et Julie fouillèrent les placards en quête de soda, ouvrant plusieurs boîtes et les tendant au possédé reconnaissant. - Il te faudra un certain temps pour remplacer tout ce sang, expliqua Quinn. Reste ici et repose-toi quelque temps. Profite bien du spectacle. - Oui, Quinn, murmura le possédé. Il réussit à rouler sur le dos, manquant défaillir sous l'effort. Les menottes de fer s'ouvrirent avec un bruit sec. Courtney les regarda, puis lança à Quinn un coup d'oeil interrogateur. Sa robe se dissolvait déjà. - Tu sais te servir de ça, lui dit-il. Elle s'extirpa de sa robe de soirée et se pencha au-dessus du lit, plaçant ses poignets dans les menottes. Celles-ci se refermèrent toutes seules. Ilex émergea au-dessus d'Avon, rayonnant d'une profonde satisfaction (et d'une faim dévorante). Tous les Édénistes de Trafalgar captèrent son émission mentale et sourirent en écoutant ce qu'Auster avait à leur dire. Lalwani déclassifia aussitôt la mission contre la station de production d'antimatière, et le service de presse des Forces spatiales relaya l'information aux médias du système. Tout se passa si vite que l'état-major du grand amiral eut à peine le temps de prévenir Jeeta Anwar avant que le bureau du président n'apprenne la nouvelle par le réseau. Le trajet qui amena le faucon aux corniches de la base spatiale fut considérablement moins tendu que le dernier qui l'avait conduit dans ces parages. Ce que soulignèrent quantité de commentaires ironiques adressés à son équipage triomphant sur la bande d'affinité. Deux heures après l'arrivée d'Ilex, le capitaine Auster fut introduit dans les bureaux du grand amiral par le lieutenant Keaton, nouvellement affecté à son état-major. Samual Alek-sandrovich accueillit chaleureusement le capitaine édéniste et lui fît signe de gagner le petit salon. Lalwani et Kolhammer les rejoignirent dans les fauteuils en cuir tandis que le lieutenant leur servait du thé et du café. Alors qu'il distribuait les tasses, le cylindre AV placé à l'apex du plafond se mit à chatoyer, et les images du président Haaker et de Jeeta Anwar se matérialisèrent devant eux. - Mes félicitations aux Forces spatiales, amiraux, capitaine, dit Haaker. La destruction d'une station de production d'antimatière est particulièrement bienvenue en ce moment. - D'autant plus que c'était celle de Capone, monsieur le président, dit Kolhammer d'un air entendu. C'est un bonus à ne pas négliger. - Il va se retrouver incapable de lancer ces saletés de missions d'infiltration dirigées contre les planètes de la Confédération, sans parler d'organiser une invasion comme celle d'Arnstadt, dit Samual. Ce qui signifie qu'il est neutralisé. Nous allons donc reprendre notre campagne de harcèlement et l'intensifier de façon considérable. Cela devrait épuiser ses harpies et réduire encore son stock d'antimatière. Vu le caractère instable de son assise sociale, nous estimons que l'Organisation ne tiendra pas plus de quelques semaines, deux mois au maximum. - A moins qu'il ne sorte un nouveau lapin de son chapeau magique, déclara Haaker. Je ne veux pas minimiser votre offensive contre cette station d'antimatière, Samual, mais, au nom d'Allah, elle arrive bien tard. Peut-être même trop tard. Selon le dernier rapport qui m'est parvenu, près d'un tiers de la population de Kerry est possédé, et ce n'est qu'une question de temps avant que le reste ne connaisse le même sort. En outre, il existe à notre connaissance onze autres planètes infiltrées par les forces de Capone. Autant de mondes que nous allons perdre, vous le savez aussi bien que moi. Et il y a sûrement des astronefs en route vers nos bases pour nous informer d'autres infiltrations, lancées avant la destruction de cette station. Votre victoire a malheureusement tout d'une victoire à la Pyrrhus. - Que vouliez-vous que nous fassions ? - Vous le savez très bien. Comment progressent les travaux du Dr Gilmore ? - Lentement, comme vous l'a dit Mae Ortlieb. - Oui, oui. (Haaker eut un geste agacé.) Eh bien, tenez-moi informé de tout nouveau développement. De préférence avant les médias. - Oui, monsieur le président. L'image du président et de son aide disparut. - Espèce de vieil ingrat, marmonna Kolhammer. - Son attitude est compréhensible, dit Lalwani. La panique monte à l'Assemblée générale. Les ambassadeurs ont compris que, pour une fois, leurs superbes discours n'allaient pas suffire à résoudre cette crise. Ils exigent des actes, même s'ils se gardent bien d'en préciser la nature. - Le fait que l'Organisation soit privée d'antimatière devrait faciliter la tâche des Forces spatiales, dit Kolhammer. Nous devrions pouvoir contraindre les gouvernements à faire respecter la quarantaine. - Cette idée rencontre toujours une certaine réticence, dit Lalwani. Les astéroïdes les plus petits et les plus reculés souffrent de la situation économique. À leurs yeux, ce conflit ne les concerne pas. Cela justifie leurs vols clandestins. - Le conflit les concernera le jour où un possédé pénétrera dans leurs murs grâce à leur stupidité égoïste, dit sèchement Kolhammer. - Nous identifions les coupables avec une efficacité sans cesse croissante, dit Lalwani. Les autres services de renseignement nous apportent leur coopération pleine et entière. Une fois confirmée la violation de quarantaine, le problème devient purement diplomatique. - Et tout tourne en eau de boudin, conclut Kolhamnier. Enfoirés d'avocats. Samual posa sa tasse de thé sur la table en bois de rosé et se tourna vers Auster. - Vous étiez avec l'escadre de Meredith à Jupiter, je crois bien? - Oui, amiral, dit Auster. - Bien. J'ai accédé à tous vos rapports sur la station de production d'antimatière pendant que l'Ilex accostait ici ; et j'aimerais que vous me disiez pourquoi le Consensus envoie deux astronefs de l'autre côté de la nébuleuse d'Orion. Et aussi pourquoi l'un de ces deux astronefs n'est autre que le Lady Macbeth. J'ai pourtant clairement fait comprendre que le capitaine Calvert et cette misérable Mzu devaient selon moi rester Tranquillité et n'avoir aucun contact avec personne. Le capitaine de faucon s'inclina, le visage empreint d'une gravité pleine de respect. En dépit du soutien que lui apportaient la totalité des Édénistes, sans parler de son lien avec Ilex, affronter le grand amiral en colère était pour lui une véritable épreuve. - Le Consensus considère la question de l'Alchimiste comme de la première importance, je vous l'assure. Cependant, nous avons obtenu de nouvelles informations qui nécessitaient une révision de votre proscription. Samual Aleksandrovich se carra dans son siège, sachant qu'il aimait un peu trop jouer les tyrans inflexibles. Mais comment résister à ce plaisir ? - Je vous écoute. - Le seigneur de Ruine a découvert que la religion des Tyrathcas avait peut-être un fondement concret. - J'ignorais que les Tyrathcas avaient une religion, dit Kolhammer. Ses naneuroniques avaient lancé une recherche dans divers fichiers encyclopédiques. - Cela aussi a été une révélation, reprit Auster. Ils ont une religion, et leur dieu semblerait être un artefact des plus puissants. Ils le croient capable de les sauver des humains possédés. - Donc, le Consensus a envoyé deux astronefs enquêter là-dessus, dit Samual. - Oui. Vu les distances à franchir, seul un astronef ada-miste propulsé à l'antimatière était en mesure d'accomplir cette mission. - En outre, là où ils se trouvent, Calvert et Mzu ne seront plus à même d'avoir des contacts avec les possédés. Voilà qui est fort pratique. - C'est aussi ce qu'a pensé le Consensus, amiral. Samual eut un petit rire. - Lagrange Calvert face à un authentique dieu. Quel spectacle ! Le clash de ces deux ego devrait être visible de ce côté-ci de la nébuleuse. Lalwani et Auster sourirent à l'unisson. - Enfin, c'est une équipée qui en vaut une autre, je suppose, conclut Samual. Merci, capitaine, et mes félicitations à Ilex pour le succès de sa mission. L'Édéniste se leva et s'inclina. - Amiral. Le lieutenant Keaton le raccompagna à la porte. Même s'il se sentait un peu ridicule, et peut-être même grossier, Samual attendit qu'Auster soit sorti pour s'adresser aux deux amiraux. La nécessité du secret était pour lui un concept essentiel ; et il savait que Lalwani gardait leurs réunions strictement confidentielles. - Un dieu ? lui demanda-t-il. - Je ne suis au courant de rien, répondit-elle. Mais le Consensus ne se lancerait pas dans une telle entreprise s'il ne comptait pas en retirer du concret. - Très bien, fit Samual. J'aimerais recevoir un rapport complet du Consensus jovien, s'il vous plaît. - Je veillerai à ce que nous soyons informés. - En attendant, inutile d'intégrer le salut biblique à nos séances stratégiques. - Oui, amiral. - Il nous reste à traiter notre dernier problème, dit Samual. Mortonridge. - Une perte de temps, j'aurais pu vous le dire, déclara Kol-hammer en reniflant de mépris. - Vous l'avez fait. Fréquemment. Tout comme moi. Mais il s'agit avant tout d'une campagne d'inspiration politique. Cependant, elle ne se déroule pas tout à fait comme prévu, ce que nous ne pouvons pas nous permettre d'ignorer. Le dernier développement en date est pour le moins troublant. En outre, il semble que nos bataillons de marines doivent rester bloqués là-bas plus longtemps que nous ne l'avions escompté. - Plus longtemps, tu parles ! s'emporta Kolhammer. Vous avez accédé à ces sensovidéos ? Bon Dieu, cette boue. La campagne de libération est complètement paralysée. - Elle n'est pas paralysée, elle rencontre plus de difficulté f que prévu, dit Lalwani. Kolhammer gloussa et leva sa tasse de café comme pour la ' saluer. - J'ai toujours admiré le talent des Edénistes pour manier la litote. Mais qualifier de petite difficulté une tranche de terre large de quinze kilomètres qui décide soudain de s'envoler dans une autre dimension, c'est le plus bel exemple que j'aie jamais entendu. - Je n'ai jamais parlé de petite difficulté. - Ce n'est pas la disparition de Ketton qui m'inquiète au premier chef, dit Samual. (Il accueillit sans broncher le regard surpris que lui lancèrent les deux autres.) Je pensais aux problèmes de nature médicale qu'entraîné la dépossession. Jusqu'ici, nous avons eu de la chance : les agences de presse ne s'y sont guère intéressées, mais ça ne durera pas. Les gens finiront par prendre conscience des implications si nous réussissons à ramener dans cet univers des planètes comme Lalonde et Norfolk. Les alliés du royaume ont fait des efforts louables pour l'assister sur le plan médical, mais le nombre de décès liés au cancer est toujours en augmentation. Il fit un signe à Keaton, qui s'était posté près du samovar. - Amiral. (Le lieutenant avança d'un pas.) Les services médicaux de Trafalgar ont examiné les conséquences de la dépossession. Franchement, nous avons de la chance que la population de Mortonridge ne soit pas plus importante. Le royaume et ses alliés devraient pouvoir fournir suffisamment de packages médicaux pour traiter deux millions de victimes du cancer. Quoique nous ayons des réserves sur leur utilisation ; le nombre de médecins expérimentés sera un facteur critique. Toutefois, nous estimons qu'il suffirait d'une planète moyenne, avec une population de sept cent cinquante millions d'habitants, pour épuiser les réserves médicales de la Confédération. À notre connaissance, les possédés se sont à ce jour emparés de dix-huit planètes, ainsi que de plusieurs centaines de colonies-astéroïdes. Et nous pensons que les planètes que Capone a réussi à infiltrer s'ajouteront bientôt à celles-ci. Au bout du compte, nous aurons sans doute à traiter l'équivalent de trente populations planétaires, et peut-être davantage. - Merde ! s'exclama Kolhammer. (Il considéra le jeune lieutenant d'un air inquiet.) Que va-t-il se passer si nous récupérons toutes ces planètes ? - Vu le développement des cancers que nous avons observé jusqu'ici sur les possédés, le taux de mortalité de leurs populations atteindra vite des sommets si les rescapés de la possession ne sont pas rapidement traités. - Voilà une façon fort clinique de s'exprimer, capitaine. - Oui, amiral. Rappelez-vous également que les possesseurs sont soit inconscients des dommages qu'ils causent à leurs hôtes, soit incapables de les guérir. Leur pouvoir énergétique est capable de soigner des blessures physiques, mais nous ne les avons pas vus pour l'instant s'attaquer à ce type de maladie. Peut-être ne le peuvent-ils pas. - Où voulez-vous en venir ? demanda Lalwani. - Dans l'hypothèse où l'environnement biochimique des univers où ils ont emporté leurs planètes n'est pas fondamentalement différent du nôtre, les possédés souffriront de la même affliction où qu'ils se trouvent. Auquel cas, s'ils ne commencent pas à leur appliquer un traitement quelconque, les corps de leurs hôtes ne vont pas tarder à périr. Lalwani éprouva un choc si violent qu'elle ne parvint pas à le dissimuler totalement à la bande d'affinité. Les Édénistes de l'astéroïde lui ouvrirent automatiquement leur esprit pour lui apporter leur soutien émotionnel. Elle le refusa à regret. - Trente populations planétaires ? répéta-t-elle, incrédule. (Elle quitta le lieutenant des yeux pour se tourner vers le grand amiral.) Vous étiez au courant ? - J'ai accédé au rapport ce matin, reconnut Samual. Et je n'ai pas encore informé le président. Mieux vaut attendre qu'il ait repris le contrôle de l'Assemblée avant de lui communiquer des nouvelles de ce type. - Grand Dieu, murmura Kolhammer. Si nous les ramenons de l'endroit où ils sont partis, nous ne pourrons pas les sauver. Et si nous les y laissons, ils ne survivront pas non plus. (Il adressa à Keaton un regard qui était presque suppliant.) Les services médicaux ont-ils eu une idée quelconque ? - Oui, amiral, deux en fait. - Enfin des gens qui ont de l'initiative ! Quelles sont ces idées ? - La première est relativement simple. Nous envoyons une mise en garde aux groupes de possédés encore présents dans cet univers. Ils doivent cesser d'altérer l'apparence de leurs hôtes. Il faut jouer sur leur instinct de survie pour les convaincre. - À condition qu'ils ne prennent pas un tel message pour de la simple propagande, dit Lalwani. Lorsqu'une tumeur devient perceptible, il est en général trop tard pour un traitement primitif. - Néanmoins, nous allons mettre cette idée en application, déclara Samual. - Et quelle est la seconde ? s'enquit Kolhammer. - Nous adressons une demande d'assistance officielle à l'ambassadeur kiint. Kolhammer poussa un soupir écouré. - Ah ! ces salauds ne nous aideront jamais. Ils nous l'ont déjà clairement fait comprendre. - Euh... amiral ? fit Keaton. (Il se tourna vers le grand amiral, qui l'autorisa à poursuivre d'un hochement de tête.) Ils ont dit qu'ils ne nous donneraient pas la solution à l'énigme des possédés. Dans ce cas précis, nous leur demandons seulement une assistance matérielle. Nous savons que leur technologie est plus sophistiquée que la nôtre ; depuis que nous sommes entrés en contact avec eux, les entreprises humaines n'ont cessé de leur acheter des versions améliorées de tout un tas de produits. Et depuis l'incident de Tranquillité, nous savons qu'ils n'ont pas renoncé à leur capacité industrielle de façon aussi complète qu'ils l'ont toujours prétendu. Peut-être sont-ils capables de produire l'équipement médical dont nous avons besoin dans la quantité qui nous est nécessaire. Après tout, nous n'en aurons l'utilité que si nous résolvons par nous-mêmes le problème de la possession. Si les Kiints ont autant de compassion à notre égard qu'ils nous l'assurent, alors il y a de grandes chances pour qu'ils acceptent. - Excellente analyse, commenta Lalwani. Nous ne pouvons pas ignorer cette option. - Je n'en avais pas l'intention, dit Samual. En fait, j'ai déjà demandé un rendez-vous à l'ambassadeur Roulor. Je vais voir ce qu'il pense de ce projet. - Bonne idée, dit Kolhammer. Votre service médical a mis sur pied une équipe de conseillers particulièrement efficace, Samual. Ça lui faisait tout drôle d'être de retour. Quinn pénétra dans le royaume des fantômes pour observer le QG de la secte à Edmonton. La perception décalée qu'il avait de la réalité à partir de cet univers d'ombre expliquait peut-être l'impression que lui laissaient ces pièces et ces couloirs familiers. Ou alors c'était un effet du temps qui avait passé, ou encore de l'évolution de son attitude. Ce lieu lui avait servi de foyer pendant des années. Un refuge où régnait la terreur. Aujourd'hui, ce n'était plus qu'un amas de cellules obscures, vide de toute séduction comme de tout souvenir. Les activités n'y avaient guère changé, même si elles s'étaient un peu ralenties. À la grande colère des acolytes de haut rang. Il sourit en les voyant réprimander et frapper leurs subordonnés. C'était sa faute. Sa parole se répandait. Tout Edmonton serait bientôt informé de son arrivée. Jusqu'ici, il s'était emparé de huit églises, et il était prêt à visiter les autres. Les disciples qui étaient tombés sous sa coupe s'activaient désormais à accomplir la volonté du Frère de Dieu. Ces derniers jours, il avait envoyé des commandos attaquer des sections stratégiques de l'infrastructure de l'arche. Générateurs, usines de traitement des eaux, nouds de transport : tous avaient subi des dégâts à des degrés divers. Les moyens employés étaient plutôt primitifs, des explosifs chimiques dont les formules avaient été injectées des siècles auparavant dans les banques de données publiques par des anarchistes, dans des fichiers si souvent dupliqués qu'il était impossible de les effacer. Selon les ordres de Quinn, les possédés devaient se contenter de superviser ces missions, sans jamais s'approcher de leurs cibles. Cette tâche incombait aux fidèles : des crétins utiles dont le sacrifice ne lui coûtait rien. Il ne fallait pas que les autorités découvrent des possédés à Edmonton, du moins pas tout de suite. Ces attentats devaient apparaître comme l'oeuvre d'une faction dissidente de la secte, d'une bande de fanatiques ayant renié leur mage. Des sympathisants des groupes anarchistes qui sévissaient déjà à Paris, à Bombay et à Johannesburg. Les autorités finiraient par découvrir la vérité. Mais, à ce moment-là, il aurait créé suffisamment de cellules de possédés pour faire venir la Nuit. Quinn arriva au temple et l'examina avec soin. C'était une vaste salle, plus complexe que celles des églises moins importantes. Sur ses murs, des images de violence et de dépravation alternaient avec des runes et des pentacles. Une gerbe de flammèches jaunes brillait d'un éclat faible autour de la croix inversée de l'autel. Il se sentit attiré par celui-ci, une plaque de pierre, comme ses souvenirs revenaient à la surface. La douleur de son initiation, la douleur des cérémonies qui avaient suivi. Et, chaque fois, le sourire serein de Banneth, un ange noir aux petits soins pour le corps de sa victime. On lui administrait des drogues et des packages, et un plaisir obscène se mélangeait à sa souffrance. Le rire de Banneth l'enveloppait telle une indécente et puissante caresse. Elle/il/ça, ce terrible monstre andro-gyne au sexe multiple, le conditionnait pour réagir à ses tourments comme à une extase. Les deux sensations avaient fini par se fondre l'une dans l'autre. Un triomphe, avait déclaré Banneth. La création d'une parfaite mentalité de sectaire. La naissance d'un serpent. Quinn fixa l'autel d'un air curieux, s'y vit ligoté, la peau luisant de sueur et de sang, entendit ses propres hurlements. La douleur et les images étaient bien réelles, mais il ne se rappelait rien de ce qui les avait précédées. C'était comme si Banneth avait créé sa chair en même temps que son esprit. - Quinn ? C'est toi, Quinn ? Il se retourna lentement, plissant les yeux pour mieux distinguer la silhouette assise sur un banc au premier rang. Un visage connu, il en était sûr, à sa place en ce lieu mais pas en ce moment. L'autre se leva, un adolescent au dos voûté, vêtu d'un blouson de cuir déchiré et d'un jean crasseux. Il avait si peu de substance que c'en était pitoyable. - C'est bien toi, n'est-ce pas ? Rappelle-toi, Quinn. C'est moi, Erhard. - Erhard ? répéta-t-il d'une voix hésitante. - Bon sang, on a pourtant passé du temps ensemble à remuer de la merde. Tu ne m'as pas oublié, quand même. - Oui. Oui, je me souviens. Un novice qui était entré dans la secte à peu près en même temps que Quinn. Mais qui n'était pas assez fort pour survivre à ce genre de fraternité. L'impitoyable succession d'épreuves et de châtiments qui avait endurci Quinn avait broyé Erhard. Tout s'était achevé par une cérémonie que Banneth avait conçue pour qu'Erhard n'y survive pas. Il y avait eu un viol, des tortures, de la drogue, et des parasites dévorants imaginés par Banneth ; autant d'atrocités que les acolytes rassemblés avaient illustrées de leurs rires et de leurs chants. Les ultimes suppliques d'Erhard avaient étouffé leur chour l'espace d'un instant, faisant résonner les murs des échos de sa terreur. Puis, dans un éclair, Banneth avait abaissé le couteau sacrificiel. La joie que Quinn avait éprouvée ce jour-là était quasiment orgasmique. C'était lui qui avait eu l'honneur de tendre le couteau à Banneth. - Ce n'est pas juste, Quinn. Je ne devrais pas être coincé ici. Je déteste cet endroit. Je déteste la secte. - Tu n'as jamais nourri ton serpent, dit Quinn, méprisant. Regarde-toi maintenant. Toujours le même paumé. - Ce n'est pas juste ! répéta Erhard. Je ne savais pas à quoi ressemblait la secte, pas vraiment. Et puis ils m'ont tué. C'est toi qui m'as tué, Quinn. Tu étais avec eux. - Tu le méritais. - Conneries ! J'avais dix-neuf ans. J'avais une vie, et vous me l'avez prise, toi et cette cinglée de Banneth. Je vais la tuer. Je me suis juré de la tuer. - Non ! hurla Quinn. Erhard se tapit sur lui-même, terrifié par sa voix. - Banneth ne doit pas mourir, reprit Quinn. Jamais. Banneth m'appartient. Le fantôme s'approcha de lui, la main tendue comme pour se réchauffer à la chaleur d'un feu. - Qu'es-tu donc ? > Quinn eut un petit rire. - Je n'en sais rien. Mais le Frère de Dieu m'a montré ce que je dois faire. Il sortit du temple, y abandonnant le fantôme. Trois silhouettes s'avançaient dans le corridor, dont l'une d'un pas franchement hésitant. Quinn la reconnut. L'acolyte Kilian. Ils s'étaient rencontrés quelques jours plus tôt. Les trois fidèles plissèrent le front en passant à travers l'observateur invisible, se demandant pourquoi ils avaient si froid tout à coup Quinn les suivit. Il savait où ils se rendaient, car il avait maintes fois suivi la même route. Bientôt, il allait revoir la créature nommée Banneth. Il ne ferait rien de plus cette fois-ci II voulait seulement la voir, se familiariser à nouveau avec son visage. Quoi qu'il arrive à Banneth, ce serait extrêmement long. Quinn avait bien retenu ses leçons. Les châtiments les plus délectables sont toujours les plus lents. Et quand viendrait la Nuit, l'éternité viendrait avec elle. Les ténèbres sont arrivées. Même lorsque aucun acolyte ne la murmurait, cette phrase hantait l'atmosphère enfumée du QG de la secte à Edmonton. Une menace bien plus grave que toutes celles que pouvaient proférer les sectaires les plus sadiques. Banneth savait ce que cela signifiait. Les projecteurs AV diffusaient en permanence des reportages sur les événements de New York, et toute la secte en était obsédée. L'isolation imposée à l'arche. Les rumeurs sur les possédés. Les présages persistants. Des présages que certains acolytes accueillaient avec joie. Leur travail en souffrait inévitablement. Les revenus étaient en baisse dans toutes les églises. Même le grand mage, c'est-à-dire elle-même, ne suscitait plus le même enthousiasme qu'avant. Comment ses subalternes auraient-ils pu se montrer performants ? Lorsqu'elle passait sa colère sur les sergents, ils répondaient en marmonnant qu'il ne servait plus à grand-chose de poursuivre leurs activités délictueuses. Notre heure est venue, proclamaient-ils, le Frère de Dieu revient sur Terre. Pourquoi perdre du temps à truander ces crétins de citoyens ? Vu le credo de la secte du Porteur de lumière, elle n'avait guère d'arguments à opposer à cette attitude. L'ironie de la situation ne lui échappait pas. Tout ce qu'elle pouvait faire, c'était rester à l'écoute de la rue, glaner le maximum d'indices. Tâche ingrate, surtout en ce moment. Comme la grande majorité des arches de la Terre Edmonton fermait lentement boutique, dévorée par la peur. Les commerces déploraient un absentéisme de plus en plus élevé parmi leurs employés. Ceux-ci se faisaient porter pâles ou soldaient leurs congés. Les parcs et les arcades de jeux étaient presque déserts. Les matchs de football, de base-bail, de hockey sur glace, et cetera, n'attiraient plus que de rares spectateurs. Les enfants restaient chez eux plutôt que d'aller à la crèche. Pour la première fois de mémoire d'homme, il était possible de trouver des places assises dans les bus et le métro. Les vidtrains circulaient toujours. Une démonstration d'assurance du Gouvcentral destinée à prouver aux Terriens que leur planète était encore sûre. Le taux de fréquentation avait cependant baissé de trente pour cent. De moins en moins de gens souhaitaient entrer en contact avec leurs semblables. En particulier avec des inconnus. Les entreprises de service public avaient dû menacer leurs salariés de poursuites afin d'assurer un minimum de continuité. Les fonctionnaires, en particulier dans la police, s'étaient vu promettre des mesures disciplinaires s'ils refusaient d'accomplir leur devoir. Les administrations municipales avaient tenté de projeter une image de normalité dans l'espoir d'être imitées par les citoyens. Leur insistance désespérée apparaissait de plus en plus surréaliste à mesure que croissait le scepticisme du public. Banneth envoyait régulièrement des membres de la secte dans les venelles ténébreuses qui passaient pour des rues afin de prendre le pouls de la ville. Les habitants miséreux qui erraient sur les trottoirs évitaient consciencieusement ces émissaires, auxquels ils jetaient des regards méfiants. Les voitures de flics passaient dans un silence absolu, créant des tourbillons de papiers gras ; c'étaient les seuls véhicules à se déplacer au niveau du sol. Elles ralentissaient à l'approche des acolytes, et leurs occupants examinaient ceux-ci à l'abri des vitres blindées, puis la voiture filait à vive allure, toutes sirènes dehors. L'entêtement de Banneth semblait de plus en plus futile. Mais elle avait continué à dépêcher ses émissaires pendant que le monde s'étouffait lentement dans sa paranoïa. Et la chance, apparemment, avait fini par lui sourire. L'acolyte Kitian s'efforça de ne pas trembler lorsque les deux sergents l'abandonnèrent dans le saint des saints de Banneth. Cette pièce était enfouie au centre du gratte-ciel servant de quartier général à la secte. Comme dans toutes les églises du Porteur de lumière, le plan originel des pièces et des couloirs avait souffert de maintes corruptions, les acolytes creusant les murs et les cloisons comme des asticots humains. Des partitions avaient poussé au petit bonheur la chance, dessinant une étrange topologie de chambres et de cellules conçue pour protéger le coeur de l'église. Cela faisait presque trente-cinq ans que Banneth vivait en ce lieu, sans jamais en être sortie ou presque. C'était désormais inutile, car on lui apportait à demeure tout ce qui lui permettait de jouir de la vie. Contrairement à plusieurs autres grands mages de sa connaissance, elle n'avait pas le goût de l'ostentatoire. Ses principaux adjoints avaient le droit d'assouvir leurs envies de luxure et de décadence avec le fruit de leurs activités. Ils demeuraient plusieurs étages au-dessus d'elle, dans des appartements décorés dans le style hédoniste, et pourvus de harems aux pensionnaires jeunes et aux factotums monstrueux (Banneth avait créé ces derniers sur mesure). Les plaisirs qu'elle cultivait étaient d'une tout autre essence. Lorsque Kilian examina ce qui l'entourait, il s'aperçut que la réalité des lieux était encore pire que tout ce que les échelons inférieurs de la secte avaient pu imaginer. Le saint des saints de Banneth était une salle d'opération expérimentale. En son centre trônait un établi de laboratoire recouvert de blocs-processeurs à haute capacité et d'instruments de chirurgie d'une propreté étincelante. Trois tables en acier inoxydable étaient alignées à proximité, équipées de sangles de cuir discrètement dissimulées aux regards. Contre les murs étaient disposées des cuves de survie artificielle évoquant de gigantesques colonnes de verre. Leur contenu était éclairé par des lampes d'aquarium. Kilian regretta que leur éclat soit aussi intense, car ces choses étaient de nature à le faire chier de terreur. Jadis, certaines avaient été humaines. Elles flottaient dans un fluide clair et épais, suspendues par un filet de soie blanche, avec des tubes enfoncés dans leurs narines et dans leur bouche (du moins pour celles qui en avaient encore). Et leurs yeux étaient grands ouverts. C'étaient des acolytes qu'il se souvenait d'avoir vus pas très longtemps auparavant, pourvus de nouveaux appendices ou privés de certains organes, dont les plaies étaient restées béantes. Puis il y avait des créatures moins qu'humaines, d'autant plus horribles qu'on leur avait greffé des parties de corps humains. Des grappes d'organes retenues par un cordon de veines palpitantes. Des félins et des gorilles au crâne ouvert et vidé de sa cervelle. Et au-dessus de tout ça, accroché au mur à la place d'honneur, une antique peinture à l'huile représentant une jeune femme vêtue d'une robe corsetée qui lui descendait jusqu'aux chevilles. Kilian n'avait jamais pénétré dans le saint des saints avant ce jour, mais tout le monde finissait par y venir, pour recevoir des altérations ou un châtiment. Banneth se chargeait en personne de ces deux opérations. Il s'efforça de ne pas trembler tandis que le grand mage se dirigeait vers lui d'un pas vif. Le dessin des mâchoires de Banneth était carré, leur pourtour tranchant comme une lame. Mais c'était le seul de ses traits que l'on aurait pu qualifier de masculin : ses yeux et ses lèvres étaient doux, profondément féminins. Sa masse de cheveux blonds ébouriffés ne faisait qu'accentuer l'énigme de son visage. Kilian jeta un regard inquiet au chemisier blanc du grand mage. Tout le monde disait que le spectacle de la peur ne faisait que l'exciter. Si ses mamelons étaient visibles, cela signifiait qu'elle était dans la phase féminine de son cycle. De petits disques sombres étaient perceptibles sous le coton. Kilian se demanda si ça faisait une quelconque différence. Banneth était un hermaphrodite (ce qu'elle avait souhaité, affirmait la rumeur). Sous son aspect mâle comme sous son aspect femelle, elle semblait âgée de vingt ans ; mais cela pouvait être l'oeuvre d'un package cosmétique. Personne ne savait quel âge elle avait en réalité, ni depuis combien de temps elle était grand mage. En fait, on ne connaissait de son passé que des légendes et des rumeurs. Elle décourageait les questions. - Merci d'être venu me voir, dit Banneth. Elle caressa la joue de Kilian, et la peau fraîche de ses phalanges souligna le dessin de sa pommette. Le geste d'un sculpteur de talent en quête de la forme de son oeuvre. Il frémit à ce contact. Des yeux rosés aux iris de félin cillèrent d'amusement. - Inquiet, Kilian ? - Je ne sais pas ce que j'ai fait, grand mage. - C'est exact. Mais un exécutant à peine humain comme toi ne sait pas grand-chose. N'est-ce pas ? Eh bien, inutile de te faire du souci. En fait, tu m'as été fort utile. - Moi? - Étonnamment, oui. Et, comme tu le sais, je récompense toujours les plus dévots. - Oui, grand mage. - Que puis-je faire pour toi, je me le demande. (Elle fit le tour de l'acolyte tremblant, un sourire juvénile aux lèvres.) Quel âge as-tu donc ? Vingt-cinq ans, c'est ça ? Que peut donc vouloir un joli garçon de ton âge ? La réponse est évidente : une grosse bite. C'est toujours pareil. Je peux t'en donner une, tu sais. Je peux trancher ton pitoyable spaghetti et le remplacer par quelque chose de bien supérieur. Une bite longue comme ton avant-bras et dure comme l'acier. Tu aimerais bien cela, pas vrai ? - Je vous en prie, grand mage, geignit Kilian. - Cette réponse doit-elle être interprétée comme un " oui ", Kilian? - Je... je veux seulement vous aider. De toutes les façons possibles. Elle lui lança un baiser sans cesser de lui tourner autour. - Bon garçon. Si j'ai demandé à te voir, c'était pour te demander quelque chose. Crois-tu en l'enseignement du Porteur de lumière ? Question piège, hurla mentalement Kilian. Si je réponds non, elle m'applique le châtiment qui lui chante ; si je réponds oui, elle me demande de le prouver par mon endurance. - Oui, grand mage, jusqu'au dernier mot. J'ai trouvé mon serpent. - Excellente réponse, Kilian. Maintenant, dis-moi : accueilles-tu avec joie la ténèbre à venir ? - Oui, grand mage. - Vraiment ? Et comment sais-tu qu'elle va venir ? Kilian risqua un regard par-dessus son épaule, cherchant à suivre les déplacements du grand mage. Mais elle était derrière lui à présent, et la seule chose qu'il remarqua fut les yeux des acolytes dans les conteneurs de survie, qui restaient fixés sur elle. - Les possédés sont ici. C'est notre Seigneur qui les a envoyés. Ils vont faire tomber Sa Nuit sur le monde. - C'est ce que dit tout un chacun. L'arche tout entière ne parle que de cela. En fait, la planète entière ne parle que de cela. Mais comment le sais-tu ? Toi, Kilian ? Banneth se planta devant lui, un sourire sympathique et impatient sur les lèvres. Je dois lui dire la vérité, comprit Kilian, horrifié. Mais je ne sais pas si c'est ce qu'elle souhaite entendre. Merde ! Ô Frère de Dieu ! que va-t-elle me faire si je me trompe ? En quoi va-t-elle me transformer ? - Tu donnes ta langue au chat ? demanda Banneth d'une voix malicieuse. Son sourire se fit soudain plus dur, moins joueur. Ses yeux se posèrent sur un conteneur de survie abritant un puma. - Je pourrais donner ta langue à ce chat, Kilian. Mais que mettrais-je à sa place ? Qu'est-ce qui serait le plus approprié, à ton avis ? J'ai tellement de matériau dont je n'ai plus vraiment besoin. Dont une bonne partie a dépassé sa date de péremption. As-tu jamais touché de la chair en voie de décomposition, Kilian ? Le goût pour la nécromorphologie n'est pas inné, tu sais. Mais peut-être finirais-tu par l'acquérir, avec le temps. - J'en ai vu un ! s'écria Kilian. Oh ! merde, j'en ai vu un. Je suis navré, grand mage, je n'en ai pas parlé à mon sergent, je... Elle l'embrassa sur le lobe de l'oreille, le réduisant aussitôt au silence. - Je comprends, chuchota-t-elle. Oui, je comprends. Pour savoir comment pensent les gens, il faut d'abord apprendre comment ils fonctionnent. Et cela fait longtemps que j'ai fait du fonctionnement du corps humain mon domaine d'études. De la physiologie naît la psychologie, pourrait-on dire. N'est-ce pas, Kilian ? Kilian détestait que le grand mage lui sorte des mots à rallonge. Il ne savait jamais comment lui répondre. Pas plus qu'aucun des acolytes, d'ailleurs, même les plus élevés dans la hiérarchie. - Je... je l'ai vu dans la chapelle de l'église de Vegreville. Kilian venait de comprendre que le grand mage souhaitait avoir des informations sur les possédés. Peut-être qu'il allait s'en tirer. Banneth cessa de faire les cent pas pour se camper devant le misérable acolyte. Il n'y avait plus l'ombre d'un sourire sur son visage androgyne. - Et tu n'as rien dit à ton sergent parce que tu avais peur de te retrouver dans la merde. Car si les possédés sont bien réels, alors la hiérarchie de la secte, à qui tu as consciencieusement léché le cul pendant six ans, va devok leur céder la place. Dire à tout le monde ce que tu avais vu aurait signifié répandre la sédition ; je ne pense pas que tu aies les ressources mentales suffisantes pour tenir un tel raisonnement, mais c'est sans doute ce que t'a soufflé ton instinct. Ton serpent veille sur toi, il fait passer ta survie avant tout le reste. Ce qui n'est que normal et, en ce sens, tu as été loyal envers toi-même et envers le Frère de Dieu. Bien entendu, tu n'as pas résisté au désir de parler de tout ça à certaines personnes, pas vrai ? Tu aurais dû te montrer plus malin, Kilian. Tu sais que je récompense les acolytes qui me dénoncent leurs amis. - Oui, grand mage, marmonna Kilian. - Eh bien, je suis contente que cette affaire soit réglée. Malheureusement, la règle d'or de la secte veut que je sois informée de tout. C'est moi et moi seule qui décide de ce qui est important et de ce qui ne l'est pas. (Banneth se dirigea vers l'une des tables en acier inox et la tapota du doigt.) Viens ici, Kilian. Allonge-toi. - Pitié, grand mage. - Tout de suite. S'il avait pensé avoir une chance de fuir, c'est ce qu'il aurait fait. En fait, il entretint un instant l'idée démente d'attaquer Banneth. Le grand mage était physiquement plus faible que lui, après tout. Mais une simple démonstration de sa volonté suffit à étouffer ce projet dans l'ouf. Il commit l'erreur de croiser son regard. - Voilà une très mauvaise pensée, dit-elle. Je n'aime pas ça du tout. Kilian se dirigea vers la table en traînant les pieds. Le faible éclat violet provenant des conteneurs de survie artificielle lui permit de distinguer des petites taches de sang séché sur la surface rayée. - Enlève d'abord tes vêtements, lui ordonna Banneth. Ils risquent de me gêner dans ce que je vais faire. Les cérémonies d'initiation, les châtiments, les dégradations qu'il avait endurées au nom de la secte... rien de tout cela ne l'avait préparé à ce jour. Il savait supporter la douleur. La douleur était brève et elle le rendait plus fort, plus méchant. Chaque fois son serpent était plus grand, plus impérieux. Mais cela ne pouvait pas l'aider à présent. Chacun des vêtements dont il se défaisait était une partie de lui-même qu'il sacrifiait à Banneth. - Jadis, on disait que le châtiment devait être choisi en fonction du crime, déclara-t-elle. (Kilian ôta son jean et elle sourit en découvrant ses jambes flasques.) Un sentiment des plus appropriés. Mais, à présent, je crois que c'est l'organe qui doit être choisi en fonction du crime. - Oui, fit Kilian d'une voix épaisse. Il n'avait pas besoin qu'on lui explique ça. Il avait passé des heures à s'occuper des cochons. Tous les acolytes devaient se taper cette corvée. Tous détestaient ces bêtes aussi bruyantes que répugnantes. Elles leur rappelaient le sort qui attendait tous les membres de la secte d'Edmonton, si dévoués, si disciplinés soient-ils. Les cochons de Banneth étaient d'un genre spécial, créés plusieurs siècles auparavant lors des débuts de l'ingénierie génétique. À l'origine, on les avait conçus pour avoir une réserve d'organes destinés à la transplantation. Un projet censé sauver les gens au coeur fatigué ou aux reins défaillants. Des organes de cochon ont la même taille que des organes humains, et les généticiens avaient réussi à altérer les cellules porcines afin qu'elles ne soient pas rejetées par le système immunitaire d'un greffé humain. Ce concept avait connu un certain succès durant quelques années, au début du xxf siècle. Puis la médecine, la génétique et la prosthétique avaient fait de nouveaux progrès. Les cochons humanisés furent abandonnés et oubliés de tous, excepté des historiens de la médecine et de quelques zoologistes curieux. Jusqu'au jour où Banneth était tombée sur un obscur fichier dans un dictionnaire médical depuis longtemps dépassé. Elle avait identifié et retrouvé les descendants des cochons originels et avait créé un élevage. Grâce aux progrès de la génétique moderne, leur sang avait été séquence et renforcé. C'était le caractère profondément primitif de ce concept qui la séduisait. La technologie moderne, dont la secte faisait grand usage, était l'antithèse même de son idéologie. Des cochons et une chirurgie à l'ancienne, voilà qui constituait une méthode idéale. Quand un acolyte avait besoin d'être renforcé, ce n'était pas du tissu artificiel qu'elle lui implantait en complément de ses muscles humains. Les muscles porcins, eux aussi, n'étaient pas rejetés lors d'une greffe. La peau de cochon était plus robuste, plus épaisse, que son équivalent humain. Ces derniers temps, elle commençait à expérimenter avec d'autres animaux. Grâce à des pieds de singe, un acolyte devenait un acrobate hors pair, capable de s'introduire aisément dans les étages supérieurs. Des jambes aux os plus légers lui permettaient de semer les méca-noïdes de la police. Avec suffisamment de temps et de cobayes, elle se savait capable de reproduire toutes les modifications dont jouissaient les cosmoniks et les gladiateurs si nombreux dans les mondes de la Confédération. La chirurgie lui permettait également de réguler le comportement des fidèles. Si l'un d'eux tentait de s'enfuir, par exemple, elle remplaçait ses jambes par des pieds de porc. Dans le cas de Kilian, Banneth n'avait pas encore arrêté la leçon qui s'imposait. Elle était cependant tentée par l'idée de rerouter son côlon pour le faire aboutir dans sa gorge, afin qu'il soit obligé de déféquer par la bouche. Ce tube supplémentaire le doterait en outre d'un cou dont l'épaisseur, koniquement, serait assortie à celle de son crâne. Lorsqu'il se fut déshabillé, elle lui ordonna de s'allonger à plat ventre sur la table, puis le sangla pour le tenir en place. Le châtiment créatif devrait attendre. Puisqu'il avait aperçu un possédé, une chose passait avant tout. Elle lui badigeonna la nuque de crème dépilatoire, puis la lava avec de l'eau froide. La peau nue et propre était prête à recevoir le package d'implants nanoniques. Kilian n'eut droit ni à l'anesthésique ni au sédatif. Il ne cessait de geindre et de gémir tandis que les filaments de débrie-fing violentaient son esprit, y déclenchant des cascades d'impulsions nerveuses aberrantes qui le plongeaient dans des spasmes. Assise sur un tabouret, Banneth supervisait la procédure tout en sirotant un Martini glacé qu'elle s'était préparé elle-même, transmettant de temps à autre de nouvelles instructions au package. Au bout de deux heures environ, les premières impulsions erratiques commencèrent à remonter le long des filaments. Banneth mit son IA en ligne pour analyser et interpréter ce déluge confus. À mesure que l'IA ordonnait les décharges synaptiques de Kilian, les visualisations qu'émettait celui-ci devinrent autre chose que de simples explosions de couleurs aléatoires. Une fois ses routines mentales cataloguées et mises en corrélation avec sa structure neurale, sa conscience devint totalement contrôlable. Il suffisait que les filaments injectent de nouvelles impulsions dans les brèches synaptiques qu'ils avaient ouvertes pour prendre le dessus sur ses pensées naturelles. Kilian pensait à sa famille, ou plutôt à ce qui en tenait lieu. Une mère et deux demi-frères plus jeunes, habitant un deux-pièces minables dans un gratte-ciel du dôme Edson. Bien des années plus tôt. Sa mère survivait grâce à un job subventionné par le Gouvcentral ; elle n'était pas là de la journée. Il vivait dans un univers de vacarme : disputes, bagarres, musique, bruits de pas, métro. Et il ne voulait qu'une chose : s'échapper. Une très mauvaise idée. - Pourquoi ? lui demanda Banneth. Kilian tiqua. Affalé sur le canapé-lit avachi, près de la fenêtre, il contemplait d'un oeil attendri tous les objets familiers de sa brève enfance. Et voilà que Banneth se tenait sur le seuil, le fixant d'un air plein de dédain. Elle était plus brillante, plus colorée que la pièce et son contenu. - Pourquoi ? répéta-t-elle. Une sphère de pression se dilata dans le crâne de Kilian, obligeant ses pensées à s'évacuer par sa bouche en un flot indomptable. - Parce que je n'ai quitté cela que pour entrer dans la secte. Et je n'aurais jamais dû faire ça. Je déteste ma vie, je la déteste. Et maintenant, je suis sur ta table d'opération et tu vas me transformer en chien, ou alors me couper la bite pour la donner à quelqu'un d'autre qui m'enculera avec. Une connerie de ce genre. Et ce n'est pas juste. Je n'ai rien fait de mal. J'ai toujours obéi aux ordres de la secte. Tu n'as pas le droit de me faire ça. Tu n'en as pas le droit, bon Dieu. Mais tu n'es pas humaine. Tout le monde le sait. Tu n'es qu'un monstre, une déesse cannibale. - Ça, c'est de la gratitude. Mais qu'est-ce qu'on en a à foutre de tes pitoyables tentatives de régression ? Je veux le moment où tu as vu le possédé. La sphère trouva une autre partie de l'esprit de Kilian à écraser. Il poussa un hurlement comme des souvenirs jaillissaient derrière ses yeux ainsi que des fontaines d'acide. Le foyer de son enfance fut froidement balayé de son esprit, se désagrégeant comme de la chair gangrenée, pour laisser la place au temple de Vegreville. Kilian s'y était rendu trois jours plus tôt, envoyé par un sergent pour y chercher un paquet. Il ignorait quel en était le contenu, savait seulement que " Banneth le veut, et vite ". L'église avait changé. Une nouvelle atmosphère imprégnait le labyrinthe de pièces enténébrées, comme à la veille d'un grand match. Et on se moquait de lui. L'impatience avec laquelle il voulait accomplir sa tâche, récupérer le paquet et se casser suscitait les ricanements. Chaque fois qu'il leur demandait de faire vite, les acolytes prenaient un malin plaisir à lambiner. Comme des gamins qui avaient trouvé un nouveau souffre-douleur à la crèche. On avait fini par le conduire dans le temple, où le paquet devait lui être remis. Les murs, faits de plusieurs milliers de renforts métalliques soudés les uns aux autres, évoquaient l'intérieur d'un nid d'oiseau métallique. L'autel était un bouquet serré de pics rouilles, aux pointes taillées et égalisées. Des flammes jumelles montaient à chaque bout de cette pelote de métal, longues langues jaunes dans. ... dans la pénombre. Les bancs étaient faits de planches en matériau composite clouées à des montants de composition variée. Comme de coutume dans la secte, des runes étaient gravées sur les murs, mais elles étaient désormais à peine lisibles. Un nouveau slogan était peint à la bombe un peu partout : la Nuit arrive. Sur les murs, sur le plafond et même sur le sol. Kilian entra tout seul, son escorte stoppant devant les lourdes portes et se mettant à glousser. Lorsqu'il se dirigea vers l'autel, il sentit son irritation s'estomper pour être remplacée par l'inquiétude. Trois silhouettes l'attendaient en silence, vêtues de robes noires. On ne distinguait sur celles-ci aucune des décorations tant aimées des échelons supérieurs de la secte. Cela rendait les acolytes plus menaçants que d'ordinaire. Leurs visages étaient quasi invisibles sous les capuchons. De temps à autre, la lueur fugitive des cierges révélait des yeux injectés de sang, un nez crochu, une large bouche. Pour ce qu'en savait Kilian, le troisième capuchon aurait pu être vide. Même une fois devant l'autel, il ne distinguait rien au sein de cette cavité de nuit. - Le grand mage m'a envoyé, bafouilla-t-il. Vous avez un paquet pour moi, hein ? - En effet, dit une voix provenant de ce troisième capuchon. Aux aguets, Banneth soumit cette voix à un programme d'analyse, en dépit des faibles performances de tels programmes dans le domaine de la reconnaissance vocale. Néanmoins, elle obtint une ressemblance remarquable en la comparant à un enregistrement de Dexter. Kilian se mit à trembler lorsque la silhouette tendit soudain un bras. Il s'attendait presque à découvrir le canon d'un pistolet. Mais ce qui émergea de la manche n'était qu'une main livide. Un petit conteneur en plastique atterrit sur l'autel. - Notre offrande à Banneth. J'espère qu'elle lui sera utile. Kilian s'empressa de ramasser l'objet. - Ouais. Merci. Tout ce qu'il voulait maintenant, c'était foutre le camp d'ici. Ces types étaient presque aussi terrifiants que Banneth. - Peut-être sais-tu pourquoi le grand mage se comporte comme si de rien n'était. Kilian ne savait que répondre à cette question. Il jeta un regard par-dessus son épaule, se demandant s'il oserait fuir. Mais jamais il ne sortirait de cette chapelle sans la permission de ses hôtes. - Eh bien, vous savez ce que c'est, répondit-il, pitoyable. - Bien sûr. - Je ferais mieux de retourner auprès d'elle. - La Nuit tombera. - Je sais. - Excellent. Alors, tu te joindras à nous quand viendra l'heure. - Mon serpent est fort. Une tête émergea de sous le capuchon, les ténèbres reculant lentement pour révéler un visage. - Tu auras besoin de sa force, dit Quinn. Banneth figea l'image. Aucun doute. La peau était blafarde, les yeux d'un noir de jais - même si c'était une simple exagération pour impressionner les naïfs. Mais c'était bien Quinn. Le grand mage eut un petit sourire tandis que cette image flottait dans son esprit. La violence qui l'avait jadis animé, et qu'elle avait trouvée fascinante, avait disparu. En fait, il avait l'air salement stressé. De fines rides rayonnaient au coin de ses yeux, ses jolies joues étaient tristement creusées. Elle se concentra sur la personnalité de certain individu. Dexter est à Edmonton. L'un de mes acolytes l'a rencontré il y a trois jours. Ah ! Merci, répondit Europe-Ouest. Les dix astronefs du convoi émergèrent au-dessus de la Nouvelle-Californie et confirmèrent aussitôt leur identité au commandement DS de Monterey. Pour une fois, les harpies accompagnant les frégates n'étaient pas revenues en éclaireurs. Elles laissèrent le commandant du convoi annoncer les mauvaises nouvelles dont il était porteur. Où est Etchells ? demanda Hudson Proctor une fois que les quatre autres harpies l'eurent contacté. Nous l'ignorons, répondit Pran Soo. Il nous a abandonnés pour regagner le voisinage de la station de production d'antimatière. Il ne devrait probablement pas tarder. Vous êtes sûrs que la Confédédation a détruit la station ? Les frégates étaient encore sur place. Elles l'ont vue exploser. Un fait que le commandant du convoi confirma de mauvaise grâce à Monterey. En moins d'une demi-heure, tout l'astéroïde était au courant, en moins d'une heure la nouvelle se répandait dans les zones urbaines de la planète. Dans les campagnes, on fut au courant au bout de deux jours. Pour les colonies-astéroïdes les plus reculées de l'Organisation, il fallut attendre environ une semaine pour être informé, parfois par l'entremise du bureau de propagande de la Confédération - lequel n'allait pas laisser passer une si belle occasion. Cette fois-ci, Emmet Mordden refusa catégoriquement d'être de corvée pour prévenir Al. Les lieutenants de celui-ci décidèrent donc que cet honneur reviendrait à Leroy Octavius. Lorsqu'ils le regardèrent sortir en se dandinant du PC de l'astéroïde, ils étaient tous persuadés (quelle que soit leur faction) qu'il se dégonflerait et supplierait Jezzibella de faire le boulot à sa place. Leroy avait envisagé cette possibilité, ayant passé toute une vie à jongler avec les personnalités capricieuses des vedettes du show-biz. Sachant que seule Jezzibella garantissait l'intégrité de son corps et de son âme également précieux, il ne pouvait pas se permettre d'affaiblir sa position. Il pensa un instant refiler la patate chaude à Avram Harwood, mais l'exmaire, déjà très fragilisé, n'y survivrait peut-être pas. Si bien que Leroy, rassemblant son courage, se dirigea vers la suite Nixon. Lorsqu'il parcourut les derniers mètres le séparant de la porte, il sentit ses jambes flageoler d'appréhension. Les deux gangsters qui montaient la garde captèrent ses émotions et évitèrent studieusement de croiser son regard en le faisant entrer. Al et Jezzibella prenaient leur petit déjeuner dans la serre, une longue pièce étroite dont l'un des murs était un hublot taillé dans le saphir, ce qui colorait de bleu la planète et les étoiles au-dehors. Le mur opposé disparaissait sous une treille de vigne en fleur. Les colonnes disposées sur toute la longueur de la serre étaient en fait des aquariums contenant des poissons étranges et splendides provenant d'une douzaine de mondes. Il ne se trouvait qu'une table dans cette pièce, une large table ovale en fer forgé avec un vase de lis orange en son milieu. Al et Jezzibella y étaient assis côte à côte, vêtus de sorties de bain identiques aux couleurs océanes, et dégustaient des toasts. Libby leur servait le lait. Al leva la tête à l'entrée de Leroy. Son sourire de bienvenue s'effaça lorsqu'il perçut l'angoisse imprégnant l'esprit du manager obèse. - Tu n'as pas l'air ravi, Leroy, mon gars. Qu'est-ce qui te tracasse ? Jezzibella leva les yeux de son livre d'histoire. Leroy respira à fond et plongea. - J'ai des nouvelles. Elles ne sont pas bonnes. - Okay, Leroy, je ne vais pas te manger parce que cette bande d'enfoirés t'a refilé le sale boulot. Que s'est-il passé ? - Le dernier convoi que nous avons envoyé à la station de production d'antimatière vient de revenir. Le problème, c'est que les Forces spatiales les attendaient là-bas. Elles ont démoli la station, Al. Nous n'aurons plus d'antimatière, plus jamais. - Nom de Dieu ! (Al tapa du poing sur la table, faisant vibrer le service à café ; trois cicatrices blanches palpitèrent soudain sur sa joue.) Comment diable ont-ils pu savoir ? Personne ne peut repérer les convois qu'on envoie à cette station. Est-ce que ces imbéciles se sont fait filer ? - Je ne sais pas, Al. Les frégates accosteront dans une heure et demie, peut-être que leurs capitaines nous en apprendront davantage. - Ils ont intérêt, bordel. Al serra les poings. Il fixa sans les voir les étoiles au-dehors. Leroy hésita, jeta un regard à Jezzibella. Elle lui indiqua la porte d'un signe de tête. Ça lui suffisait comme permission ; il salua Al et s'empressa de mettre les bouts. Jezzibella attendit patiemment la suite, sans dire un mot. Elle avait fini par s'habituer aux changements d'humeur d'Aï. Celui-ci sembla rester figé pendant une minute, puis il rugit : - Bordel de merde ! Il flanqua un nouveau coup de poing sur la table, mais, cette fois-ci, son pouvoir énergétique était actif. Le fer se plia de façon inquiétante. Assiettes, pots de confiture, tasses et vase glissèrent au creux de cette vallée de fer, où ils s'écrasèrent les uns contre les autres. Al se leva en hâte lorsque le café bouillant aspergea le sol en même temps que les lis. Les pieds de sa chaise ripèrent sur le carrelage. - MERDE ! D'un coup de pied, Al propulsa la chaise sur le hublot de saphir. Terrifiée, Libby leva la carafe de lait comme pour se protéger. Jezzibella restait immobile sur son siège, tenant la tasse de café qu'elle avait réussi à sauver. L'expression de son visage était d'une parfaite neutralité. - Espèce d'enculés bouffeurs de merde ! Cette station était à moi ! A moi ! Saisissant des deux mains la table gauchie, il l'envoya valser dans la serre. Le service à café se fracassa sur le carreau. Libby se recroquevilla sur elle-même lorsqu'un des pieds de la table passa à quelques centimètres de son chignon gris. - Personne n'a le droit de me prendre ce qui m'appartient. Personne ! Ils ne savent donc pas à qui ils ont affaire, nom de Dieu ? Je ne suis pas un minable pirate à la petite semaine ! Je suis Al Capone, bordel ! J'ai une flotte capable de bousculer les planètes, bon Dieu de bon Dieu. Est-ce qu'ils sont devenus fous ? Je vais envoyer leurs putains de vaisseaux pourrir au fond des mers. Ce connard d'amiral russkof va se faire enfoncer une batte de base-bail si profond dans le cul qu'elle va lui ressortir par la bouche. - Au fond de l'espace, dit Jezzibella d'une voix ferme. - Quoi ? rugit Al en se tournant vers elle. Qu'est-ce que tu viens de dire ? - Tu vas envoyer leurs vaisseaux pourrir au fond de l'espace. Pas au fond de l'eau. Nous ne sommes plus sur Terre, Al. Il leva un poing serré, qui se mit à vibrer au-dessus de la tête de Jezzibella. Puis il pivota sur lui-même et frappa l'un des aquariums. Le verre se brisa. De la brèche jaillit un déluge d'eau où surnageaient des poissons pourpres tout en longueur qui aspergèrent son peignoir. - Putain de merde. Il s'écarta vivement pour ne pas mouiller ses mules. Jezzibella, toujours impassible, leva les pieds lorsque la marée déferla autour de sa chaise. Les poissons se mirent à frétiller sur la mosaïque, achevant leur course parmi les plantes. - Est-ce que tu avais de l'antimatière au début ? Al considérait les poissons d'un oeil légèrement perplexe, comme s'il se demandait d'où ils sortaient. - Hein ? fit-il. - Tu m'as parfaitement entendu. (Détournant délibérément les yeux, elle gratifia Libby d'un sourire.) Va donc chercher un seau ou quelque chose comme ça, s'il te plaît. - Oui, ma poupée, dit Libby, qui s'éloigna en tremblant. - Tu lui as fait peur, gronda Jezzibella. - Qu'elle aille se faire foutre, rétorqua Al. Qu'est-ce que tu disais à propos de l'antimatière ? - Premièrement, nous en avons encore plusieurs tonnes. Pense au nombre de convois qu'on avait envoyés à la station. - Des tonnes ? - D'accord, peut-être pas des tonnes, mais sûrement plusieurs kilos. Fais le calcul si tu ne me crois pas : un kilogramme égale deux de tes Uvres plus un cinquième. Donc, il reste suffisamment d'antimatière à la flotte et au réseau DS pour anéantir une escadre des Forces spatiales de la Confédération suffisamment débile pour tenter d'attaquer la Nouvelle-Californie. Et puis il y a Kingsley Pryor. Tu ne l'as pas oublié, n'est-ce pas ? Al interrompit son calcul mental. Il était doué pour ça, en fait, souvenir de l'époque où il travaillait comme comptable à Baltimore. Jez avait encore raison, ils avaient un joli paquet de cette poudre à superbombe. Et, non, il n'avait pas oublié Kingsley, pas tout à fait, mais ça faisait un bail qu'ils l'avaient envoyé en mission clandestine. - Ce crétin ? J'ai fait une croix dessus. Ça fait trop longtemps, bon sang. - Pas du tout. C'est un courrier, pas un missile. Il finira par arriver au but. - Peut-être. - Sûrement, et ensuite tu auras gagné. Une fois la Confédération à genoux, tu n'auras plus à redouter qu'elle te reprenne la Nouvelle-Californie. - Peut-être, soupira-t-il. Mais on n'aura plus d'antimatière. Bon sang, Jez, s'ils nous envoient deux escadres, on est foutus. - Ils n'en feront rien. Crois-moi. Sur le plan politique, c'est impossible. Donc, on en revient à ma question. Tu n'avais pas d'antimatière quand tu as débuté, et tu as quand même réussi à t'emparer de cette planète. L'antimatière était un splendide bonus, Al. Et tu l'as exploité à la perfection. Non seulement tu inspires une peur bleue aux bons citoyens de la Confédération, mais en outre tu as affaibli celle-ci grâce à tes campagnes d'infiltration. Vingt-cinq planètes essaimées. Leur autorité et leur économie sont vacillantes, Al. Ils ne peuvent plus venir te défier sur ton territoire. C'est fini. Et c'est ce qui compte vraiment. (Elle tendit les jambes pour poser ses talons sur l'une des chaises restantes.) Jamais nous ne verrons un astronef des Forces spatiales dans ce hublot. Plus maintenant. Tu as sécurisé le système, Al. Tu l'as rendu imprenable. Tu as construit une douve qui empêche quiconque d'entrer dans ton château fort, mais maintenant tu dois consolider tes conquêtes. Ne laisse pas ces mauviettes qui se disent tes amis gangrener l'Organisation. - Bon Dieu, tu es superbe. Il avança parmi les flaques pour aller l'embrasser. Elle lui sourit et lui chatouilla le menton du bout de l'index. - Les gars vont être furax à l'idée d'avoir perdu la station. - Ils vont avoir peur, c'est tout, dit-elle. Montre-leur que c'est inutile, que tu contrôles la situation. Ils ont besoin d'être rassurés. Ils ont besoin de toi, Al, personne d'autre ne peut faire tourner la machine. - Tu as raison. Je vais convoquer mes principaux lieutenants. Leur servir quelques bobards et leur remonter les bretelles. Elle coula une main sur sa nuque. - Ça peut attendre une petite heure. Al ravala sa réprobation en entrant dans le bureau du chef d'état-major. Pas besoin d'arracher les couilles aux gars avant d'avoir commencé. Sauf que... il n'avait pas oublié l'allure qu'avait cette pièce lors de leur première réunion. Impeccable, nickel, avec un service à café en porcelaine de Chine et une cafetière en argent. À présent, tout était crade, comme partout à Monterey. En l'absence de mécanoïdes, personne ne nettoyait jamais rien. La table croulait sous les assiettes sales et les sachets de nourriture datant de trois ou quatre réunions ; on voyait de la moisissure dans certaines tasses. Personne ne prenait la peine de les rapporter à la cantine la plus proche. Ce n'était pas bon. Pas bon du tout. Jez avait raison. Il devait consolider ce qu'il tenait. Refaire tourner la machine. Comme au tout début. Kiera fut la dernière à se pointer. Ça devenait une habitude. Al n'arrivait pas à savoir si elle faisait ça pour l'irriter ou pour se faire remarquer de tout le monde. Elle prit sa place entre Patricia et Leroy, au milieu de la table. Al fit à son tour un petit numéro en allant se servir un café à la machine à espresso. - Hé ! Leroy, où est passé Webster ? demanda-t-il soudain. C'est lui qui devrait faire le service. Le manager interrompit la conversation à voix basse qu'il avait entamée avec Patricia et parcourut le bureau d'un oeil surpris. - Il doit être en train de tirer au flanc. - Ah bon ? Ça fait une paye que je ne l'ai pas vu. Comment ça se fait ? Maintenant qu'il y pensait, Al ne se rappelait plus quand il avait vu le gosse pour la dernière fois. C'était typique du laisser-aller qui s'installait ces temps-ci. Webster Pryor était le plus important de tous leurs otages ; lui seul garantissait que King-sley Pryor accomplirait sa mission. Leroy attrapa son bloc de poche et ouvrit le planning des employés. Le résultat de sa recherche le mit mal à l'aise, ce que tout le monde perçut autour de la table. - Il est aux cuisines, je pense. La dernière tâche qu'on lui a confiée était d'assister le chef. Son superviseur ne s'est pas manifesté depuis. Al s'assit et remua son café. - Silvano, où est le gosse ? Le rictus morose du lieutenant s'accentua. - Je n'en sais foutre rien. - C'est ton boulot de le savoir. Jé-sus, je te confie la surveillance d'une équipe, et tu n'es même pas capable de garder l'oeil sur un mouflet. Tu sais ce qui dépend de Webster. Il est plus important que tous nos autres otages réunis. - D'accord, Al. Je le retrouverai. - Tu as intérêt. Bon sang, c'est typique de la façon dont tout part en eau de boudin. (Il sirota une gorgée de café et s'efforça de reprendre son calme.) Okay, tout le monde est au courant de ce qui est arrivé à la station d'antimatière ? (Vu la façon dont les regards se détournèrent de lui, la réponse était oui.) Eh bien, ne faites pas ces têtes d'enterrement. Ce n'est pas la fin du monde. Nous avons réussi ce que nous avions entrepris. Dwight, ça nous fait combien de planètes infiltrées à présent ? Le commandant de la flotte rougit en sentant les regards se tourner vers lui. - Dix-sept de confirmées, Al. Nous attendons le retour de deux autres expéditions. - Dix-neuf planètes. (Al sourit de toutes ses dents.) Plus Arnstadt. Pas mal. Pas mal du tout. Les Forces spatiales sont tellement dans la merde qu'elles n'y voient plus clair. Et si elles tentent un raid... Que se passera-t-il, Emmet ? On a encore de quoi les repousser ? - Sans problème, Al. Les plates-formes DS sont toutes armées d'antimatière, ainsi que la moitié des vaisseaux de la flotte. Si on voit débarquer des astronefs des Forces spatiales dans le coin, c'est qu'ils viennent pour une mission suicide. - Ravi de l'entendre. Alors, c'est compris, tout le monde ? Il fit appel à ses sens éthérés, cherchant à repérer les traîtres et les lâches tandis que tous lui manifestaient leur assentiment. Le mépris glacé de Kiera était évident ; chez les autres, il ne captait qu'une certaine inquiétude ou, dans le cas de Silvano, un franc ressentiment. Mais, pour l'instant, tout le monde le suivait. - Okay, donc on a atteint le but qu'on s'était fixé le jour où on est entré dans l'hôtel de ville. On s'est emparés d'une planète entière, sans compter toutes ces usines spatiales. Et on a écrasé l'adversaire le plus proche, ce qui est encore le plus important. Cette planète est une putain de forteresse. Ça veut dke qu'on peut se permettre de relâcher un peu notre vigilance pour faire tourner la machine comme elle le demande. Leroy, où en est la situation côté nourriture à la surface de la planète ? - Personne ne meurt de faim, Al. Les fermes ne produisent pas autant qu'avant, mais elles produisent. Je pense qu'on peut les amener à un niveau optimal si les lieutenants en poste là-bas font monter un peu la pression. On a besoin de les motiver. - Okay. Donc, côté nourriture, on peut encore faire mieux à condition d'avoir le temps. Mickey, est-ce que tes gars continuent de râler ou est-ce qu'ils t'obéissent au doigt et à l'oeil comme des Boches ? Mickey Pileggi lécha les gouttes de sueur qui venaient d'apparaître au-dessus de sa lèvre supérieure. - Je les tiens, Al. Ouais. Je les ai à ma botte. - Mickey, tu me racontes des craques. Nous allons bientôt couler. On a tellement été occupés par nos campagnes contre la Confédération que personne n'a remarqué que le bateau fait eau de toutes parts. - C'est ce que tu voulais. Al se figea soudain, maîtrisant la colère qui montait en lui. Alors qu'il venait tout juste de trouver son rythme. - Arrête de me casser les couilles, ICiera. Si j'ai fait ce que j'ai fait, c'était pour nous protéger. Personne ici ne peut prétendre le contraire. - Je ne prétends pas le contraire, Al. Je dis la même chose que toi. Si nous sommes là où nous sommes, c'est parce que tu nous y as conduits. - Est-ce que tu as envie d'être ailleurs ? - Non. - Alors ferme ta gueule. Et écoutez-moi, vous tous : à partir de maintenant, on va remettre de l'ordre dans tout ça. Je veux que vous teniez à l'oeil les soldats qui sont sous vos ordres, sinon ils vont tous disparaître dans la nature comme le petit Webster. Et on se retrouvera dans la merde jusqu'au cou. Il faut que la machine se remette à tourner correctement. Si vous ne rétablissez pas un peu de discipline, toute l'Organisation va tomber en pièces. Et nous avec par conséquent. - Al, l'Organisation est conçue pour faire tourner la flotte, dit Kiera. - Hé, madame Einstein, t'as trouvé ça toute seule ou c'est un de mes apprentis boxeurs qui te l'a expliqué pendant qu'il te tringlait ? Al éclata de rire, encourageant les autres à l'imiter. - Je l'ai toujours su. Je me demandais seulement si tu le savais. Al perdit tout son humour. - Où veux-tu en venir ? - Nous n'avons besoin de la flotte que si la Nouvelle-Californie reste dans cet univers. - Ah ! merde, on va pas recommencer avec ces conneries. Tu ne piges donc pas ? Si on s'en va, alors les têtes d'ouf de la Confédération seront libres de trouver un moyen de nous ramener. On doit rester ici, c'est le seul moyen de les tenir à l'oeil. - Et suppose que tu apprennes qu'ils montent une attaque de ce type, Al, comment vas-tu faire pour y résister ? Imagine, une technologie assez puissante pour récupérer une planète partie de l'autre côté de l'au-delà ! Tu vas leur lancer des guêpes de combat ? Crois-moi, si la Confédération devient assez puissante pour réussir un coup pareil, alors nous n'avons aucune chance. Mais ça m'étonnerait que ses scientifiques parviennent à trouver un truc comme ça. Si nous avons de tels pouvoirs, c'est parce que nous sommes investis de la puissance du diable. Aucune machine ne peut nous arrêter. Si nous partons de cet univers, nous serons sacrement plus en sécurité que si nous y restons. Al sentit la paume de sa main le démanger, exactement là où reposait la poignée de sa batte de base-bail. Il se retint de matérialiser celle-ci. Ces histoires de diable le mettaient mal à l'aise. Catholique de naissance, il n'aimait guère réfléchir à ce qu'impliquait sa présente nature. - On ne va pas décider de notre avenir en fonction de ce que tu penses, ma belle, gronda-t-il. Si nous voulons une certitude, on a intérêt à rester ici. - L'Organisation peut être transportée sur la planète, reprit Kiera comme si Al n'avait rien dit. Grâce au réseau DS, l'assise de notre puissance continuera d'être assurée jusqu'à ce que nous ayons pris le contrôle des villes. Ensuite, nous utiliserons la troupe pour maintenir l'ordre. Al avait raison sur ce point. Il y a eu trop de laisser-aller ces derniers temps. Nous savons que les fermes et la plupart des industries doivent continuer de tourner pour nous garantir une existence correcte de l'autre côté. Un gouvernement fort sera nécessaire pour parvenir à ce résultat. Et ce gouvernement, c'est nous. - On peut faire tous ces trucs en restant ici, dit Al. Sa voix était à peine plus audible qu'un murmure. Ce qui inquiétait grandement ceux qui le connaissaient le mieux, même si Kiera ne semblait pas se rendre compte du danger. - Quand j'aurai besoin qu'on me dise comment faire tourner mon Organisation, je te ferai signe, poursuivit-il. Pigé, ma belle ? Ou bien faut-il que je sois encore plus clair ? - J'ai entendu, Al, dit-elle avec une indolence amusée. - C'est fort avisé de ta part. Maintenant, je veux que vous fassiez ce que je vous ai dit. Il faut remettre de l'ordre dans ce bordel, et sans ménager quiconque. Je veux que tout soit nickel. Faites passer les instructions à vos soldats : l'heure de la reprise en mai. a sonné. Et ceux qui ne sont pas contents savent ce qui les attend. Al dit à Emmet et à Silvano de rester une fois que les autres seraient partis. Il actionna un interrupteur pour dégager le mur et attendit avec impatience tandis que des vagues transparentes ondoyaient devant lui. Il avait l'esprit tellement échauffé que son pouvoir énergétique était difficile à maîtriser. Le mur finit par se stabiliser, lui donnant une vue sur le centre des opérations tactiques de la Défense stratégique. Il y avait cinq personnes assises devant la longue rangée de consoles, dont deux en train de jouer aux cartes. - Elle est douée, la salope, dit Al. Il était surpris plus qu'autre chose. - C'était la femme d'un politicien, dit Silvano. Elle sait s'y prendre pour avoir l'air plausible. - En tout cas, elle m'a convaincu que c'était une bonne idée de ne pas rester ici, marmonna Al. (Il se tourna vers ses deux principaux lieutenants.) Emmet, est-ce qu'elle a raison ? Est-ce qu'on peut mettre la planète hors de portée de leurs griffes ? Je veux dire, tout de suite ? Emmet se passa une main sur le front. - Al, je peux faire marcher les machines dont on s'est emparés. Je peux faire quelques réparations, vérifier que tout est bien branché là où ça doit l'être. Mais, merde, des questions comme celle-là... Ça me dépasse, Al, ça me dépasse complètement. Ce qu'il te faut, c'est un physicien, ou alors un prêtre. Mais même s'ils découvrent comment parvenir à faire ça, ce n'est pas demain la veille. On serait en sécurité pendant un bon moment. Et peut-être qu'on pourrait aussi se débrouiller en restant ici. Merde, je n'en sais rien, Al. - Ah. (Al s'assit, irrité par la défaite qu'il venait de subir face à Kiera.) Et on ne le saura jamais avec certitude. Au diable cette salope. Maintenant qu'elle s'est déclarée en faveur de l'exil, il va falloir que j'affirme ma volonté de rester ici. Et vous pouvez être sûrs qu'elle ne tiendra pas sa langue. - Quitter cet univers, c'est quelque chose dont tous les possédés ont envie, dit Silvano. C'est dans notre nature. Peut-être que tu devrais t'incliner devant l'inévitable. - Tu crois que je vais baisser ma culotte devant cette putain ? - Pas devant elle, non. Mais devant l'idée qu'elle défend, parce que c'est la bonne. - J'ai encore besoin des harpies pendant quelque temps. Emmet, tu as bossé sur cette idée de distributeur de nourriture pour elles ? - Désolé, Al, je n'ai pas eu le temps. - Tu l'as maintenant. Banneth effectuait ses préparatifs sur Kilian lorsque l'un de ses principaux acolytes frappa à la porte de son saint des saints. Kilian émit un faible gargouillis comme elle enfonçait un peu plus le tube effilé. - Je reviens dans une minute, lui promit-elle d'un ton enjoué. Elle plaça un clamp autour de l'incision pour stopper l'hémorragie, puis ôta ses gants de chirurgien et se dirigea vers la porte. - Un cadavre, grand mage, dit l'acolyte en haletant. Il y a un cadavre dans le temple. Elle plissa le front. - Qui est-ce ? - L'acolyte Tilkea, grand mage. Une véritable boucherie. Nous ne l'avions pas autorisée. Tilkea était l'un de nos meilleurs éléments. - Je vois. (Banneth télétransmit un code de déverrouillage à sa porte et se dirigea vers le temple d'un pas vif.) Un cadavre que nous n'avons pas autorisé, mais c'est horrible. - Oui, grand mage, acquiesça l'acolyte d'un air inquiet. Comme tous les membres de la secte, il ne savait jamais quand elle plaisantait. Même selon les critères du Porteur de lumière, le meurtre était du genre horrifique. Le corps de l'acolyte Tilkea était suspendu à des câbles de carbone au-dessus de l'autel, les bras et les jambes écartés. De gros crochets étaient plantés dans ses chairs au-dessus des omoplates, ainsi que dans ses fesses, ses poignets et ses chevilles pour le maintenir à son chevalet aérien. On lui avait incisé le torse de la gorge au bas-ventre, puis ouvert la cage thoracique pour en laisser couler ses viscères. Ceux-ci s'étaient abîmés sur l'autel dans une mare de sang. Banneth examina le cadavre avec soin tandis qu'un petit groupe d'acolytes se tenait à une distance respectueuse. Quelle ironie ! songea-t-elle, qu'ils soient si impressionnés par une mort dans ce lieu où eux-mêmes avaient tué des centaines de personnes ces dix dernières années. Un signe des temps. Le sang était encore chaud. Banneth prit un petit bloc médical dans sa poche et appliqua son capteur sur le foie luisant de Tilkea. - Cela s'est produit au cours de la demi-heure écoulée, annonça-t-elle. Était-il de service ici ? - Oui, grand mage. Elle entra en communication avec le processeur réseau du QG et lui ordonna de soumettre le système de sécurité à un audit. Personne n'avait quitté le bâtiment depuis une heure. - Je veux que chaque porte soit gardée par une équipe de cinq acolytes. Vous pouvez distribuer les armes de poing, projectiles chimiques exclusivement. Ses lieutenants s'empressèrent de lui obéir. Lorsqu'elle se redressa, Banneth aperçut l'inscription sur le mur. On avait utilisé le coeur de Tilkea comme une éponge pour écrire en lettres de sang : La ténèbre est arrivée. Son regard se porta ensuite sur les câbles qui disparaissaient dans les ombres du plafond. - Qui a placé ces trucs là-haut ? demanda-t-elle à voix basse. Ce n'était pas une tâche très difficile, mais quelqu'un avait sûrement remarqué son auteur. Les acolytes lui répondirent par des haussements d'épaules. Une exécution des plus complexes, dit-elle à Europe-Ouest. Qui a nécessité de toute évidence un temps de préparation. En outre, des possédés auraient eu beaucoup de mal à entrer et à sortir du bâtiment. Mon IA guette constamment les avaries. Dexter n'aurait pas eu de difficulté à y parvenir, répondit Europe-Ouest. D'après nos observations, il est parfaitement capable de se jouer de votre équipement électronique. Je pense qu'il a commencé la guerre des nerfs. S'il est aussi obsédé par votre personne que nous le pensons, alors une mort rapide ne lui suffira pas. Vous devez avoir raison. Remettez-vous, cela nous confirme au moins qu'il est toujours à Edmonton. Et si Tilkea a été tué il y a une demi-heure, il n'a pas eu le temps de filer. Je vais faire arrêter les vidtrains sans délai. Si Dexter a le pouvoir de se rendre invisible, il est sans doute encore à l'intérieur de ce temple. (Banneth résista à l'envie de scruter les ombres qui l'entouraient.) Il voudra sûrement observer mes réactions. Vous pourriez lui faire plaisir. Hurler, vous évanouir ; ce genre de truc. J'y penserai à l'avenir. Peut-être devriez-vous accélérer la phase suivante de votre cycle, suggéra Europe-Ouest. Redevenir un homme plus tôt que prévu. Je ne vois pas le rapport. L'agressivité masculine serait une attitude plus appropriée à cette situation. Dexter est psychotique, après tout. Banneth transmit un rire sec sur la bande d'affinité. C'est l'un de mes privilèges les plus précieux, une connaissance intime des deux types de profil psychologique de l'espèce humaine. Je peux exploiter les faiblesses de chacun à la perfection. Les hommes ont moins de conscience, je vous l'accorde ; mais votre réputation de dur à cuire est un mensonge que vous vous racontez à vous-même pour flatter votre ego. Tout ceci est charmant, j'en suis sûr. Bon, si cette idée ne vous plaît pas, avez-vous besoin d'autre chose ? Je ne pense pas. Il y a tellement de pièges dans le coin qu'une invasion de possédés me fait moins peur que la maladresse de mes acolytes. Très bien. Est-ce que vous observez les autres sectes ? Oui. Amérique-Nord et moi-même les avons toutes à l'oil. Les possédés se sont emparés de huit des églises d'Edmonton. Les autres suivront, ce n'est qu'une question de temps. Quinn a également commencé à saboter l'infrastructure de la ville. Il a dépêché plusieurs de ses complices pour endommager les générateurs de fusion et les stations de traitement des eaux. Ils ont réussi leur coup trois ou quatre fois. Je n'ai pas remarqué de problèmes. Parce qu'il n'y en pas eu pour l'instant. Mais les marges ont été considérablement réduites, ce qui nous amène à nous poser des questions sur les buts à long terme de Dexter. Cependant, notre observation a été fructueuse. Des incidents similaires ont été déplorés à Bombay et à Paris. Vous pensez qu'il est allé là-bas aussi ? Oui. Je me charge moi-même de l'enquête parisienne, bien entendu. Asie-Est consacre toute son attention à la secte de Bombay. Vos observateurs devraient s'intéresser à Courtney et à Billy-Joe. (Banneth se concentra sur leurs portraits.) Ça fait deux ou trois jours qu'on ne les a pas vus. Dexter était le mac de Courtney quand il faisait partie de mes acolytes. On ne peut pas dire qu'elle soit son amie, mais elle lui est sûrement loyale. S'il a une garde rapprochée, elle en fait sûrement partie. Merci. Nous allons ouvrir l'oil. La visualisation du programme avait la forme d'une toile d'araignée tridimensionnelle qui recouvrait l'univers entier. Ses fils de couleur primaire se croisaient et se recroisaient, formant un réseau serré qui s'étirait à l'infini, où il devenait d'un gris neutre uniforme. L'esprit de Louise se trouvait au centre de la toile et regardait dans toutes les directions à la fois. Ce que lui montraient ses naneuroniques, c'était le réseau de communication de la Terre. Ou, à tout le moins, une partie de celui de Londres. D'un autre côté, peut-être ne s'agissait-il que du réseau interne du Ritz. Elle n'en était pas entièrement sûre, mais c'était bien cela qui entourait le processeur réseau de sa chambre... enfin, quand elle faisait tourner ce protocole sym-bologique. Il existait d'autres interprétations évoquant un banc de corail cybernétique, ou encore des routes de dessin animé, les anneaux d'une géante gazeuse et même un récipient empli de liquides non miscibles. Mais c'était la toile qui lui semblait la plus réelle. Des infotaxis remontaient jusqu'à elle, étincelles de lumière courant sur les fils de la toile en direction du centre, se condensant autour d'elle telle une galaxie nouveau-née. Une réponse au dernier questeur qu'elle avait dépêché dans l'éther numérique ; la cinquantième variante de cette sempiternelle requête : trouver un lien entre Quinn Dexter et Banneth, dans n'importe quelle catégorie. Elle avait essayé de multiples combinaisons des orthographes les plus variées, levé les contraintes temporelles afin que les questeurs puissent fouiller des mémoires plusieurs fois séculaires, autorisé l'incorporation d'oeuvres de fiction (de tous les types de média, y compris les Uvres) dans le champ des recherches. Si elle arrivait à trouver une connexion, une seule référence positive, alors les questeurs, les infotraqueurs, les extracteurs d'annuaires, les profileurs de crédits et tous les programmes de recherche installés dans ses naneuroniques pourraient foncer sur Banneth comme un chien sur un hax. Les infotaxis chargèrent leurs fichiers passagers dans le programme d'analyse qu'elle faisait tourner en mode primaire. - Et zut, grogna-t-elle. L'affichage neuro-iconique s'effaça et elle se redressa sur ses coudes. Assise au bureau de la chambre, Geneviève faisait tourner dans son bloc-processeur un programme éducatif sur l'histoire et la géographie de l'Angleterre. Elle adressa un regard compatissant à sa grande sour. - Tu as encore fait chou blanc ? - Ouaip. (Louise se pencha vers le plancher et chercha ses chaussures.) Pas une seule entrée de fichier combinant les deux noms. - Il faut insister. (Geneviève désigna la pile de boîtiers de cartels devant elle.) Les ordinateurs sont rapides, mais ils ne sont pas intelligents. Il n'en sort que ce qu'on y a mis. - Ah bon ? Louise n'avait pas envie de contrarier Geneviève, qui semblait maintenant préférer les logiciels éducatifs aux jeux de rôle. Le problème, c'est qu'elle n'acquérait que des connaissances superficielles. Tout comme moi. - Je n'en sais pas assez, reconnut-elle. Même avec des programmes tuteurs pour m'aider à formater les questeurs. Ce n'était pas seulement son incapacité à retrouver Banneth qui l'inquiétait. Elle n'avait toujours aucune réponse de Joshua. Cela faisait une demi-douzaine de messages qu'elle envoyait à Tranquillité, et pas même un accusé de réception pour sa peine. - Il me faut un professionnel. Elle était revenue. Andy Behoo ne put s'empêcher de pousser un soupir en la voyant entrer. La magie de l'instant n'était que modérément gâchée par la présence de Geneviève à ses côtés. Cette fois-ci, il ne prit même pas la peine de s'excuser auprès du client dont il s'occupait avant de l'abandonner. Louise se tenait au milieu du magasin, regardant ce qui l'entourait d'un air aussi perdu que la première fois. Elle eut un petit sourire en le voyant approcher (pas si vite, ne cours pas - tu vas avoir l'air ridicule). - Vous êtes venue faire d'autres achats ? demanda-t-il. Mon Dieu ! quelle question stupide ! Pourquoi ne pas tout simplement hurler : " Je n'ai pu survivre qu'en rêvant de vous " ? - Oui, j'aimerais acheter d'autres programmes, dit Louise. - Bien. Il la scanna des pieds à la tête, sauvegardant l'image dans une cellule mémorielle. Aujourd'hui, elle portait une robe jaune citron taillée dans un tissu chatoyant qui lui moulait les fesses et d'antiques lunettes noires cerclées de fer. Un choix étrange mais stylé. Il suffisait d'un aplomb formidable pour l'assumer. - Que désirez-vous exactement ? - Il me faut un questeur surpuissant. Je recherche quelqu'un, voyez-vous, et je n'ai que peu d'informations sur lui. Le questeur du LAN-2600 n'arrive pas à le trouver. L'intérêt de sa requête parvint à distraire Andy de son décolleté. - Vraiment ? En général, ce questeur est plutôt performant. Votre ami doit être bien caché. Pourvu que ce soit son horrible fiancé ! - Peut-être. Pouvez-vous m'aider ? - Je suis là pour ça. Andy regagna son comptoir, s'interrogeant sur la meilleure façon d'exploiter la situation. Il n'avait pas assez de courage pour lui demander franchement si elle accepterait d'aller boire un verre avec lui après le boulot. En particulier avec Geneviève dans ses jambes. Mais il existait sûrement un moyen pour qu'il la revoie, et ailleurs que chez Jude Électro. Il avait conscience des regards que Liscard, la gérante de la boutique, posait sur lui. Elle était sur les nerfs depuis que deux flics des Forces spéciales étaient venus lui rendre visite. Ils étaient restés enfermés durant une heure dans son bureau. Quoi qu'ils lui aient dit, ça l'avait mise dans un état de nervosité contre lequel ses programmes inhibiteurs étaient impuissants. Et elle avait harcelé Andy durant toute la journée, saisissant le moindre prétexte pour l'engueuler. Il se demanda en frissonnant si ça avait un rapport avec Louise. Plus précisément avec les micro-espions dont il les avait débarrassées, elle et sa sour. S'ils avaient été placés par le Gouvcentral, alors Jude Électro avait sans doute violé la loi en les enlevant. Mais aucune sanction n'était tombée. Les rats de vente n'avaient eu que des rumeurs à se mettre sous la dent. Chacun d'eux prétendait connaître un client suspect qui était sûrement responsable. L'inventaire de la boutique défila dans l'esprit d'Andy, et il lança une recherche pour trouver des questeurs. - Votre problème vient sans doute de ce que le questeur du 2600 ne s'intéresse qu'aux fichiers actualisés, dit-il à Louise. Nous devons vous trouver un modèle qui fouille tous les fichiers, indépendamment de leur date de création et de dernière mise à jour ; ça devrait vous aider avec les références les plus obscures. (Il se pencha au-dessous du comptoir et considéra les piles de microcartels sur les étagères.) Et voilà. (Retour à la surface.) Killabyte. C'est quasiment une IA. Le traitement de la requête opère au niveau de l'intuition floue, ce qui signifie que le programme utilise toutes les références rencontrées en chemin pour élaborer des associations nouvelles et relancer ses recherches à partir de cela. Et il ne reviendra que lorsqu'il aura trouvé la réponse, même si ça lui prend un temps fou. Une bestiole du genre tenace. - Bien. Merci, Andy. - Ce que j'aurais aimé vous proposer, en fait, c'est Hyper-podia, mais on ne l'a pas en stock en ce moment. Si vous l'utilisez en tandem avec Killabyte, je vous garantis que vous trouverez votre ami. Ce sont les deux produits qui dominent le marché actuellement. - Je suis sûre que Killabyte conviendra parfaitement. - Je vais commander Hyperpaedia. Le fabricant refuse de nous télétransmettre son logiciel, il a trop peur des pirates. (Il s'accouda au comptoir et se pencha pour lui dire sur le ton de la confidence :) Le code du produit a déjà été craqué, évidemment. On en trouve des clones piratés à tous les stands du marché de Chelsea, mais il y a des risques pour qu'ils aient été dégradés lors de la transcription. La commande arrivera demain matin, et je peux la faire livrer là où vous logez. - Je suis descendue au Ritz. Louise fouilla dans son sac à dos et en sortit le disque de l'hôtel. - Ah. (Andy inséra le disque dans le bloc de gestion des livraisons de son comptoir.) Votre fiancé n'est pas encore arrivé, alors ? Geneviève se plia en deux en tentant d'étouffer ses gloussements. - Non, pas encore, répondit Louise d'une voix égale. Mais je l'attends d'un jour à l'autre. Il se trouve déjà dans le système solaire. Je me demandais si vous pourriez m'aider à autre chose. - Bien sûr. De quoi s'agit-il ? Louise sourit de son enthousiasme. Je devrais être plus ferme avec lui. Mais faire preuve de fermeté avec Andy Behoo, ce serait aussi cruel que de noyer des chatons. - Au cas où les questeurs ne pourraient pas trouver ce que je cherche. Vous m'avez dit que vous comptiez des détectives privés parmi vos clients. Pourriez-vous me recommander l'un d'entre eux ? - Je peux me renseigner, dit-il d'un air pensif. Une minute. Liscard lui jeta un regard paniqué en le voyant se diriger vers elle. - Un privé ? marmonna-t-elle lorsque Andy lui eut fait part de la requête de Louise. - Ouais, fit-il. Un qui soit doué pour retrouver les personnes disparues. Vous connaissez ça, vous ? - Je pense, bredouilla Liscard. Elle attendit la suite avec appréhension. Dès que les filles Kavanagh avaient franchi la porte du magasin, elle était entrée en liaison sensovidéo avec l'e-adresse que lui avaient donnée les officiers des Forces spéciales. Ses rétines et ses programmes de filtrage audio avaient enregistré la scène pour le bénéfice de son correspondant non identifié. Elle n'avait pas eu le courage de charger l'un des programmes de traçage dont disposaient tous les employés de Jude Électro. Ils étaient indétectables à en croire les boîtes qui les fabriquaient, mais elle n'avait pas envie de courir ce genre de risque. Pas avec des types affirmant travailler pour les Forces spéciales. Quand elle avait voulu se renseigner sur eux auprès de son contact chez les flics, celui-ci lui avait ordonné de ne plus jamais l'appeler et avait coupé la télétransmission. - Que voulez-vous que je réponde ? demanda-t-elle à son correspondant. - " Je connais quelqu'un qui peut aider cette jeune fille ", lui dit-on. Liscard télétransmit directement l'information aux naneuro-niques d'Andy. Celui-ci prit tout son temps pour regagner son comptoir, adoptant une allure nonchalante qui lui permettait de détailler les formes de Louise. Les images qu'il avait dérobées lors de sa première visite étaient relativement correctes, mais elles valaient à peine mieux que des poupées photoniques une fois injectées dans son senso-environnement. Après les avoir conjurées, il restait frustré dans son désir de répliquants plus substantiels. À présent que ses rétines étaient réglées sur infrarouge et qu'un programme de discrimination traitait les données qu'il recevait, il était capable de dessiner son ventre et ses côtes sous le tissu de sa robe. Une grille tridimensionnelle lui permit d'obtenir les mensurations précises de sa superbe poitrine. Et il avait déjà enregistré la texture de sa peau ; le programme de sculpture n'aurait plus qu'à l'appliquer à son torse et à ses jambes. Il ne lui manquait plus que le goût de sa chair lorsqu'il lui léchait le ventre et descendait entre ses cuisses. Plus la fréquence exacte de ses cris d'extase, des louanges qu'elle lui chanterait, à lui, le plus grand entre tous ses amants. Andy se détestait d'avoir recours à de tels succédanés. C'était *a preuve ultime, et la plus humiliante, de son statut de minable. Mais elle était si belle ! Mieux vaut avoir perdu un amour que de n'avoir jamais aimé. Même si cet amour est purement numérique. - Qu'est-ce qui lui prend ? demanda Geneviève à voix haute. Pourquoi il te regarde comme ça ? Andy esquissa un pauvre sourire pour tenter de dissimuler l'horreur que faisait monter en lui cette voix de fausset. Une pellicule de sueur froide recouvrait sa peau cramoisie. Ses naneuroniques ne pouvaient pas lui donner un teint normal, elles étaient trop occupées à dompter son érection. Louise le gratifia d'un regard vaguement soupçonneux. - Est-ce que ça va ? - Oui, grommela Andy. (Il se réfugia derrière son comptoir, ignorant l'oeil réprobateur de Geneviève.) Je pense que la personne qu'il vous faut s'appelle Ivanov Robson. Il est spécialisé dans les personnes disparues - des deux types. - Des deux types ? - Ouais. Il y a les personnes qu'on perd de vue, celles qui changent de vie ou oublient de mettre leur agenda à jour - votre ami, par exemple. Et puis il y a celles qui s'efforcent de disparaître pour de bon : les gens endettés, infidèles ou criminels. Enfin, vous voyez. - Oui. Eh bien, merci, ce Mr Robson devrait convenir. Andy lui télétransmit les adresses, physique et électronique, du détective. Louise lui adressa un petit sourire et un salut de la main avant de repartir. Un soupir s'insinua entre les dents déchaussées d'Andy. Ses mains se remirent à trembler, l'obligeant à agripper le comptoir. Imbécile. Imbécile. Imbécile ! Mais elle n'avait pas fait de scandale, elle n'avait pas commenté ses rêveries erotiques. Il avait encore une chance. Ouais, la même que d'être couronné un jour roi de Kulu. Il se baissa pour vérifier. Sur l'étagère du milieu, une pile de quinze cartels d'Hyperpaedia, à l'emballage encore intact. Sa seule et unique excuse pour la revoir. Le taxi s'arrêta à l'extrémité de Fernshaw Road, au niveau du croisement avec Edith Terrace. Louise et Geneviève en descendirent, et la porte se referma derrière elles. Le véhicule s'en fut en silence dans la rue. Il les avait déposées dans un quartier calme et résidentiel, où les trottoirs étaient composés de pavés de pierre plutôt que de plaques de carbobéton. La rue était bordée de bouleaux et de sycomores vieux de deux bons siècles dont les frondaisons se fondaient les unes dans les autres pour former une voûte vert émeraude qui protégeait les piétons du soleil. Les maisons étaient d'antiques demeures de deux ou trois étages, peintes en blanc ou en écru. Leurs toits affaissés, de tuile ou d'ardoise, trahissaient leur âge ; plusieurs siècles de glissements de terrain et de pollution avaient gauchi leurs murs et leurs poutres de soutènement. Leurs fenêtres se découpaient suivant des angles bizarres. On ne voyait pas une seule ligne droite dans toute la rue. Chaque maison était pourvue d'un jardinet, malheureusement pavé ; les arbres massifs absorbaient tellement la lumière qu'ils empêchaient fleurs et arbustes de pousser. - Ça doit être ici, dit Louise d'un air dubitatif. Elle était plantée devant un mur où s'encadrait une porte en chêne doré ternie par les ans. Une grille de cuivre était creusée à côté d'elle, avec un panneau doré. Ce système semblait bien trop primitif pour accepter une télétransmission. Elle appuya sur un bouton d'ivoire placé au-dessus de la grille. - Oui ? couina celle-ci. - Je voudrais voir Mr Robson, dit-elle. Je l'ai appelé tout à l'heure. Je suis Louise Kavanagh. La porte émit un bourdonnement, et elle n'eut qu'à la pousser pour l'ouvrir. Derrière se trouvait un patio rectangulaire qui courait devant la totalité de l'immeuble, meublé de chaises en fer forgé et de deux conifères en pot malheureusement asséchés. La porte du bâtiment, identique à celles qu'elles venaient de franchir, était ouverte. Louise jeta un coup d'oeil circonspect dans le hall. Une jeune fille blonde, à peine plus âgée qu'elle, était assise derrière un bureau dont la surface était encombrée de dossiers, de boîtiers de cartels et de tasses de café. Elle avait les yeux rivés à une petite colonne AV jaillissant d'un système de blocs-processeurs d'aspect coûteux. La lueur turquoise émise par la colonne étincelante se reflétait dans ses yeux marron. Elle semblait figée par le choc. En guise de salut, elle lança aux deux sours d'une voix éraillée : - Vous y avez accédé ? - Pardon ? fit Geneviève. La réceptionniste désigna la colonne AV. - Les infos. Louise et Geneviève fixèrent la colonne lumineuse. Devant elles s'étendait un vaste parc, sous un dôme comme on en trouvait dans toutes les arches. Au centre de l'image, une gigantesque tour métallique venait de s'effondrer sur l'herbe émeraude, se réduisant à un enchevêtrement de poutres. Nombre des arbres au feuillage fourni qui l'entouraient avaient été écrasés par les morceaux de métal rouillé. Une foule gigantesque se massait autour du site de la catastrophe, et on voyait d'autres gens venir la grossir par milliers. Ils éprouvaient tous un profond chagrin, comme si cette tour avait fait partie de leur famille. Louise vit qu'ils avaient la tête basse et que la majorité d'entre eux était en pleurs. Des cris de douleur résonnaient dans l'air. - Les salauds, dit la réceptionniste. Les infâmes salauds. - Qu'est-ce que c'est ? demanda Geneviève. La réceptionniste lui jeta un regard surpris. - Nous venons de Norfolk, expliqua Louise. - C'est la Tour Eiffel. À Paris. Et les anarchistes ténébrants viennent de la faire sauter. Ce sont des dingues qui passent leur temps à démolir les monuments. Ils disent qu'ils ont pour mission de préparer la venue de la Nuit. Mais tout le monde sait que les possédés se cachent derrière eux. Les salauds. - Cette tour était-elle vraiment importante ? s'enquit Geneviève. - À votre avis ? Elle avait plus de sept cents ans. La fillette fixa la projection. - C'est horrible. - Oui. Je pense que c'est pour ça qu'il existe un au-delà. Pour que les coupables de tels actes puissent y souffrir jusqu'à la fin des temps. Un escalier en colimaçon conduisit les deux sours au premier étage. Ivanov Robson les attendait sur le palier. Son séjour à bord du Royaume lointain avait habitué Louise aux personnes dont l'organisme ne se conformait pas aux canons en vigueur dans sa société. Et puis, bien entendu, on trouvait une étonnante variété de gens à Londres. Mais elle faillit sursauter en découvrant Robson. C'était l'homme le plus grand qu'elle ait jamais vu. Il mesurait au moins sept pieds de haut, et son corps paraissait massif même compte tenu de sa taille. Cependant, il ne semblait pas avoir une once de graisse, remarqua-t-elle. Il émanait de lui une impression de puissance, et elle vit qu'il avait les bras plus épais que les jambes. Sa peau était du plus bel ébène, et entretenue par de fréquents séjours dans un club de remise en forme. Avec ses cheveux auburn aux nuances dorées, retenus par un catogan, et son costume d'homme d'affaires en soie jaune, il était l'image même de l'élégance. - Soyez la bienvenue, Mlle Kavanagh. Vu l'amusement qu'on percevait dans sa voix, il avait conscience de l'effet qu'il produisait sur ses semblables. Le plancher grinça sous ses pieds lorsqu'il les fit entrer dans son bureau. En voyant les étagères, Louise repensa au bureau de son père, bien qu'il y ait ici beaucoup moins de livres reliés de cubr. Ivanov Robson s'installa dans un large fauteuil derrière un bureau de verre teinté. Celui-ci n'était occupé que par un bloc-processeur aux lignes profilées et par un étrange tube de verre à l'extrémité en chrome, haut de dix-huit pouces, rempli d'un liquide clair et éclairé par en dessous. Des bulles orange y montaient et descendaient doucement, animées de douces oscillations. - Est-ce que ce sont des poissons xénos ? demanda Geneviève. C'était la première fois qu'elle ouvrait la bouche. Le géant avait réussi à l'impressionner, ce qui tenait de l'exploit. Elle s'était quasiment réfugiée dans les jupes de Louise. - Rien d'aussi spectaculaire, non, répondit Ivanov. C'est une antiquité, une authentique lampe à lave du XXe siècle. Elle m'a coûté une fortune, mais je l'adore. Bien, que puis-je faire pour vous ? Il croisa les doigts et regarda Louise droit dans les yeux. - Je dois trouver quelqu'un, commença-t-elle. Euh... si vous ne voulez pas accepter cette affaire quand je vous aurai dit de qui il s'agit, je le comprendrai parfaitement. Je crois qu'elle s'appelle Banneth. Louise se lança dans le récit de leurs mésaventures depuis leur départ de Cricklade, livrant au détective une version moins expurgée que d'ordinaire. - Impressionnant, commenta Ivanov à voix basse une fois qu'elle eut fini. Vous avez affronté les possédés et vous avez survécu. C'est un véritable exploit. Si vous avez besoin d'argent, je connais quelques personnes dans les médias. - Je ne veux pas d'argent, Mr Robson. Je veux seulement retrouver Banneth. Aucun questeur ne semble en être capable. - Je suis presque gêné de prendre votre argent, mais je le ferai quand même, évidemment. (Il eut un large sourire, révélant toute une denture plaquée or.) Mes honoraires se montent à deux mille fusiodollars, payables d'avance. Si je localise Banneth, vous me devrez cinq mille fusiodollars supplémentaires. Plus les frais. Je vous fournirai des reçus chaque fois que ce sera possible. - Très bien. Louise lui tendit son crédisque de la Banque jovienne. - Deux ou trois questions au préalable, dit Ivanov après que le transfert eut été effectué. (Il inclina son fauteuil vers l'arrière et ferma les yeux pour se concentrer.) La seule chose que vous savez de cette Banneth, c'est qu'elle a blessé Quinn Dexter. Exact ? - Oui. C'est ce qu'il a dit. - Et Banneth demeure sur Terre ? Intéressant. Ce qui s'est passé entre ces deux-là n'est apparemment pas très joli, ce qui pousse à croire qu'ils étaient impliqués dans des activités criminelles. Je pense que cela devrait fournir un bon point de départ à mon enquête. - Oh! Louise baissa les yeux. Exposé de cette manière, c'était tellement évident. Elle aurait dû envoyer un questeur dans les archives de la justice. - Je suis un professionnel, Louise, dit-il non sans amabilité. Vous savez que les possédés ont atteint la Terre, n'est-ce pas ? - Oui. J'ai accédé aux infos new-yorkaises. Mais le maire affirme qu'ils ont été éliminés. - Ça n'a rien d'étonnant de sa part. Mais le Gouvcentral n'a pas encore rétabli le trafic vidtrain. Ce qui en dit long. Et voilà que la Tour Eiffel est démolie sans raison valable, sinon pour démoraliser les gens et les mettre en colère. Cela veut probablement dire qu'ils sont aussi à Paris. Un tel acte n'est pas à la portée d'un gang dont les membres sont shootés aux stims. Ce que je m'efforce de vous dire, un peu maladroitement, c'est que si Quinn Dexter est ici, alors il va chercher à localiser Banneth, lui aussi. Tenez-vous vraiment à le revoir ? - Non ! glapit Geneviève. - Et pourtant, c'est vers lui que risque de vous conduire le chemin que vous suivez en ce moment. - Tout ce qu'il me faut, c'est l'e-adresse de Banneth, dit Louise. Rien de plus. - Alors je m'efforcerai de vous la communiquer le plus vite possible. Je vous recontacterai. Ivanov attendit que les deux sours se soient engagées dans l'escalier en colimaçon avant de demander : Voulez-vous que je lui donne l'e-adresse de Banneth ? Cela ne servirait plus à grand-chose, j'en ai peur, répondit Europe-Ouest. Edmonton vient d'être isolée, avec Quinn à l'intérieur. Il m'est impossible d'envoyer Louise là-bas pour le rencontrer; elle va devoir rester quelque temps sur le banc des remplaçants. 13. L'exploration spatiale était une réalité aux yeux de quelques êtres humains bien avant le lancement de Spoutnik 1. Ce concept, né avec des visionnaires tels que Tsiolkovski, Goddard et les écrivains de science-fiction de leur époque, avait été repris et défendu par des activistes quelque peu obsessionnels lorsque les premières usines en microgravité étaient devenues opérationnelles, prouvant que l'industrie orbitale pouvait être une source de profit. Le développement du Halo O'Neill et l'exploitation de Jupiter durant le xxf siècle avaient achevé de convaincre les sceptiques. On s'affairait déjà à creuser les astéroïdes pour les rendre habitables. Si l'on voulait les propulser hors de l'orbite terrestre pour les envoyer vers Proxima Cen-tauri, ce n'était plus qu'une question d'ingénierie et de financement. Plus aucun obstacle théorique ne subsistait ; équipés de moteurs à fusion ou à antimatière, ces titanesques cailloux pouvaient atteindre de cinq à vingt pour cent de la vitesse de la lumière - le chiffre variait suivant le physicien consulté. Plusieurs générations de passagers vivraient et mourraient dans ces arches stellaires pendant qu'elles se traîneraient dans le vide, rassérénés à l'idée que leurs descendants hériteraient d'un monde vierge. Malheureusement, la nature humaine étant ce qu'elle est, ces vols semblaient trop longs au commun des mortels, et l'idéal colonisateur était quant à lui trop abstrait pour que gouvernements et institutions décident de construire ces vaisseaux spatiaux. Le coût fut bien entendu le facteur décisif. Jamais il n'y aurait de retour sur investissement. Les idéalistes du nouveau départ devraient se contenter de leurs rêves. Parmi ces idéalistes figurait un dénommé Julian Wan ; plus débrouillard que ses semblables, il persuada le conseil d'administration de la Nouvelle-Kong de financer des recherches sur la propulsion supraluminique. Ce serait, affirmait-il, un projet modeste et peu coûteux, qui permettrait de mettre à l'épreuve les équations les plus douteuses de la Théorie du champ unifié. Un joujou pour une bande de physiciens de pointe disposant de temps d'ordinateur ; et si on obtenait des résultats, imaginez les conséquences économiques ! Pas un instant il ne fut question de la quête sacrée du savoir et de l'avenir de l'humanité. En 2115, la Nouvelle-Kong testait avec succès le premier prototype de propulsion TTZ, et le concept d'arche stellaire se retrouvait dans les poubelles de l'Histoire. Quantité de plans et de projets élaborés par une multitude de sociétés et d'associations furent archivés dans des mémoires universitaires, où ils retrouvèrent des songes creux technologiques tels que le bombardier à propulsion nucléaire, le pont sur la Manche, la station solaire géostationnaire et le projet Atlantide (ou comment créer un nouveau continent en influant sur l'activité tectonique avec des bombes à fusion). Puis Hesperi-LN fut découverte en 2395, et on apprit que la planète tyrathca était en fait une colonie fondée par une arche stellaire. Les étudiants en histoire et en ingénierie ressortirent brièvement les antiques projets pour les juger à l'aune de la réalité. Ce regain d'intérêt universitaire ne dura guère plus d'une décennie. Joshua, qui se considérait comme un passionné d'astronautique, était fasciné par le signal sur lequel étaient braqués les capteurs du Lady Mac. Il décrivait une orbite elliptique fortement excentrique autour d'Hesperi-LN : douze mille kilomètres de périgée pour quatre cent mille kilomètres d'apogée. Heureusement pour eux, l'objet se trouvait à un peu moins de trois cent mille kilomètres de la planète tyrathca et s'en éloignait régulièrement. Ils avaient émergé à deux millions de kilomètres de celle-ci, une distance bien supérieure à la portée de la couverture DS des Tyrathcas. On ne trouvait pas autour d'Hesperi-LN le type d'industries spatiales typique des mondes humains. Il y avait quelques stations d'accostage en orbite basse, des grappes de modules industriels, des satellites de communication et de surveillance et vingt-cinq plates-formes équipées et tenues par les Forces spatiales de la Confédération. Celles-ci n'avaient pas à craindre une attaque de pirates, les Tyrathcas ne fabriquant pas des produits susceptibles d'être vendus sur un marché humain, que ce soit de façon licite ou illicite. Ce que redoutaient les militaires, c'était le chantage qu'exercerait un capitaine renégat équipé d'armes terrestres. Bien qu'ils ne produisent pas de biens de consommation, les Tyrathcas extrayaient du sol de leur planète de l'or, du platine, des diamants et autres minerais précieux. Et leur colonie avait été fondée en 1300 après Jésus-Christ ; une rumeur persistante faisait état d'une prodigieuse réserve accumulée au fil des siècles. Il était fréquent de rencontrer, surtout autour d'un verre, quelqu'un qui connaissait quelqu'un d'autre à qui un témoin avait raconté son exploration de fabuleuses cavernes tyrathcas recelant l'équivalent du trésor d'un dragon. Les Forces spatiales maintenaient donc une présence militaire minimale afin de prévenir tout incident interespèces. Cet avant-poste avait été abandonné, ainsi que tous les systèmes tenus par des humains, lorsque les Tyrathcas avaient rompu leurs relations avec la Confédération. À en croire Monica et Samuel, qui avaient briefé l'équipage sur le sujet, les Tyrathcas ne réussiraient pas très longtemps à garder opérationnels leurs systèmes DS. - Mais nous devons supposer qu'ils essaieront de le faire, avait ajouté Monica. Leur ambassadeur ne plaisantait pas quand il a déclaré qu'ils ne souhaitaient plus jamais avoir affaire à nous. Joshua et Syrinx supposèrent donc que le réseau DS était pleinement fonctionnel et arrêtèrent leur tactique en conséquence. Leur but était de déposer un groupe d'explorateurs dans Tanjuntic-RI, groupe dont la mission serait de trouver une référence au Dieu endormi dans les systèmes électroniques de l'antique arche stellaire. Le problème serait de ne pas se faire repérer en effectuant cette manoeuvre. Les deux astronefs étaient en mode furtif lors de leur émergence. Avant de sauter dans le système, Joshua avait aligné le Lady Mac de façon que son vecteur de trajectoire soit orienté vers l'arche stellaire. Tant qu'il n'aurait pas besoin d'utiliser la fusiopropulsion (sans parler des moteurs à antimatière), le vaisseau ne serait probablement pas détecté. Leur rôle était pour l'instant de se tenir en réserve ; ils étaient censés protéger l'évacuation des explorateurs si jamais Onone était obligée de foncer à la rescousse. Ils n'utilisaient que des capteurs en mode passif et des verniers chimiques pour assurer leur stabilité ; tous les systèmes non essentiels étaient suspendus, ce qui réduisait la consommation d'énergie et par conséquent l'émission thermique. Le trop-plein issu des générateurs de fusion se déversait dans des accumulateurs, lesquels pouvaient tenir le coup deux jours avant qu'on ne soit obligé de sortir les échangeurs thermiques. Ce qui ne serait pas une catastrophe, car on pouvait orienter leur émission de radiations afin qu'elle échappe aux capteurs DS. Il leur faudrait une sacrée déveine pour être remarqués par les gardiens d'Hesperi-LN. - Je capte des impulsions radar du réseau DS, rapporta Beaulieu. Mais elles sont très faibles. Ils ne sont pas en train de nous scanner. Notre coque absorbera ça sans problème. - Bien, fit Joshua. Liol, rapport sur l'activité spatiale. - D'après les lectures infrarouges, il y a vingt-trois vaisseaux en déplacement autour de la planète. La majorité voyageant entre les plates-formes DS et les satellites en orbite basse. Quatre d'entre eux semblent se diriger vers des orbites polaires hautes. Je dirais qu'ils servent d'appoint aux plates-formes. Mais aucun d'eux ne va très vite, un demi-g au maximum. Et ils sont gigantesques. - C'est comme ça que les Tyrathcas les préfèrent, dit Ashly. Ils ont besoin de place dans leurs modules de vie. On dirait des cathédrales. - Potentiel offensif ? - Considérable s'ils sont armés de guêpes de combat de fabrication humaine, répondit Liol. Vu la signature de leur système de propulsion, je suppose que ce sont des spationefs tyrathcas ; ils ont une douzaine de colonies-astéroïdes produisant des composants en microgravité pour leurs industries planétaires. Ce qui signifie que leur capacité est largement supérieure à la nôtre. Ces trucs sont comparables à des plates-formes d'artillerie faciles à manoeuvrer. - Génial. (Joshua ouvrit le processeur biotek dont on les avait pourvus lors de la dernière réfection.) Onone, quelle est votre situation ? - Je tiens le planning, Joshua. Nous devrions accoster Tanjuntic-RI dans quarante-deux minutes. L'équipe d'exploration est en train de se préparer. Contrairement au Lady Macbeth, Onone avait pu accélérer et manoeuvrer après son émergence. En réduisant son champ de distorsion à sa valeur minimale, le faucon pouvait filer vers l'arche stellaire à un demi-g d'accélération. Vu les distances considérées, les satellites DS étaient incapables de déceler une si faible déformation de l'espace-temps. L'inconvénient, c'était que le faucon ne pouvait alors percevoir qu'une infime partie de son environnement. Si, pour une raison indéterminée, les Tyrathcas avaient entouré Tanjuntic-RI de mines de proximité, les astros ne le sauraient qu'en arrivant sur elles. Syrinx détestait devoir se fier aux seuls capteurs et détecteurs passifs. La capacité du faucon à percevoir un vaste volume d'espace autour de lui était partie intégrante de sa maîtrise du vol. On se débrouillait sans problème durant notre période de service, lui dit Onone, impassible. Syrinx se fendit d'un large sourire dans la pénombre de la passerelle. La consommation d'énergie était également réduite au minimum dans le tore d'équipage. Lors de notre folle jeunesse, tu veux dire ? Notre présente mission est tout sauf folle, morigéna le faucon. Wing-Tsit Chong la juge de la plus haute importance. Moi aussi. Mais cet instant me rappelle des souvenirs. Des souvenirs de Thétis, mais elle se garda de prononcer son nom. Ces derniers temps, elle s'était demandé si son frère avait réussi à éviter l'au-delà, ainsi que l'avait promis ce damné de Laton. Un vague sentiment de culpabilité l'avait empêchée de rendre visite au monde étrangement petit qu'il habitait au sein de la multiplicité de Romulus. À quoi servait-il de préserver sa mémoire si son âme était libre ? Quel serait le point d'abordage le mieux choisi, à ton avis ? demanda Onone. Comme toujours, le faucon avait deviné qu'elle avait besoin d'être distraite. Je n'en suis pas sûre. Montre-moi ce qu'on peut voir. Elle accéda aux trop rares fichiers sur Tanjuntic-RI que contenaient les processeurs de bord et tenta de les faire correspondre à l'image que voyait le faucon. L'arche stellaire avait été complètement abandonnée un peu moins de cinquante ans après son arrivée dans le système d'Hesperi-LN. C'était là un traitement un peu cavalier selon des critères humains, mais Tanjuntic-RI avait accompli le rôle que lui avaient assigné ses constructeurs quinze mille ans auparavant, et les Tyrathcas n'étaient pas une espèce sentimentale. L'arche stellaire avait parcouru mille six cents années-lumière pour que l'espèce tyrathca ne périsse pas en même temps que l'astre de sa planète natale. Cinq colonies distinctes avaient été fondées en route. Chaque fois qu'elle s'était arrêtée dans un système stellaire pour accomplir cette tâche, les Tyrathcas l'avaient virtuellement reconstruite avant de faire le plein pour reprendre leur croisade au nom de la survie raciale. Mais même les mécaniques les plus solides ont leurs limites. Après la fondation d'Hesperi-LN, Tanjuntic-RI avait été abandonnée en orbite autour de la planète. Grâce aux grappes de capteurs d'Onone, Syrinx vit les détails lui apparaître à mesure qu'ils s'approchaient du point de rendez-vous. Tanjuntic-RI était un cylindre de roche noire long de six kilomètres, d'un diamètre de section s'élevant à deux mille cinq cents mètres. Sa surface, piquetée de cratères aux contours adoucis, évoquait une patinoire sculptée par le vent. Les restes d'immenses machines dessinaient au fond des vallées sinueuses une topologie aléatoire de lignes de métal terni. Ces machines avaient succombé à plusieurs millénaires d'impacts de particules et d'exposition au vide. La surface de l'arche, jadis hérissée de tours ouvragées et d'échangeurs thermiques grands comme des lacs, n'était plus couverte que de ruines à moitié démolies, souvenirs d'une grandeur passée. La proue du cylindre était la plus affectée, en grande partie à cause de la présence de ce qui restait d'une grille hexagonale en cuivre. Comme Tanjuntic-RI était capable d'atteindre plus de quinze pour cent de la vitesse de la lumière, une collision avec un simple caillou aurait pu causer des dégâts considérables. L'arche stellaire était donc protégée par un tampon de plasma, un nuage de gaz électrisé qui désintégrait et absorbait toute masse inférieure à celle d'un rocher de taille moyenne. Ce tampon précédait l'arche dans sa course, champignon lumineux maintenu en position par un champ magnétique créé par la grille supraconductrice. Au centre géométrique de celle-ci, aligné sur l'axe de rotation de l'arche, se trouvait le spatioport. Il reposait sur un concept similaire à celui du spatioport contrarotatif d'un habitat édéniste, mais les Tyrathcas lui avaient donné l'aspect d'un cône renversé fait de disques empilés les uns sur les autres. Sa pointe disparaissait dans la roche, comme si l'ensemble n'était qu'une flèche géante qui se serait jadis plantée dans l'arche stellaire. Les disques les plus larges s'étaient brisés plusieurs siècles auparavant, sans doute sous l'effet d'une défaillance du champ magnétique du tampon de plasma. Ceux qui restaient en place étaient érodés par le vide, et leurs bordures s'effrangeaient comme du chiffon tandis que leur surface plate se dissolvait lentement, réduisant leur épaisseur globale. Vu qu'elles n'étaient plus entretenues depuis treize siècles, les grandes plaques de métal n'étaient plus épaisses que de quelques centimètres, et elles étaient criblées d'impacts de micrométéorites. Onone transmettait également ces images aux explorateurs qui se mettaient en tenue dans l'antichambre du sas. Vu le caractère clandestin de leur mission, ils étaient placés sous le commandement de Monica Foulkes et de Samuel. Seuls deux membres du personnel technique les accompagnaient : Renato Vella, le principal assistant de Kempster Getchell, et Oski Katura, qui avait dirigé la Division électronique du Projet de recherche sur les Laymils. Leur tâche serait de réactiver la bibliothèque électronique de Tanjuntic-RI et d'en extraire les fichiers relatifs au Dieu endormi qu'ils parviendraient à localiser. Quatre sergents, dans lesquels lone avait chargé sa personnalité, fournissaient le soutien tactique. Kempster Getchell et Parker Higgens se trouvaient auprès d'eux, pour les aider à se mettre en tenue mais surtout pour revoir avec Renato et Oski les objectifs de leur mission. Les explorateurs, enveloppés du silicone noir d'une combinaison IRIS, ajustaient à présent leurs exosquelettes. Il s'agissait d'armures du modèle utilisé par les marines des Forces spatiales de la Confédération, en carbone monovalent renforcé et équipé d'un développeur énergétique. Aussi lisses et anonymes que les combinaisons IRIS, elles étaient conçues pour les manoeuvres d'assaut à bord d'un astronef ou sur un astéroïde, capables de fonctionner dans un environnement de forte gravité et pourvues d'un module de manoeuvre. Les explorateurs firent tourner des programmes de diagnostic. Tests des articulations, spectre de réception des capteurs. Monica, Samuel et les sergents firent tourner les programmes d'interface de leurs armes et, à mesure que les processeurs de leurs armures confirmaient la connexion, fixèrent lesdites armes à leurs ceinturons. Oski et Renato rassemblèrent leurs blocs et leurs trousses à outils ; comme ceux-ci étaient trop nombreux pour être fixés à leurs ceintures, ils les rangèrent dans des mallettes fixées à leur poitrine. Kempster maintint la mallette de Renato en place tandis qu'il achevait de la fixer. - Je ne sens pas son poids, télétransmit le jeune astronome. Il me suffit de garder l'équilibre. Et j'ai même un programme pour y parvenir. - Les merveilles de la science, marmonna Kempster. Enfin, je devrais être flatté. Une opération commando pour acquérir des données astronomiques. Je suppose que c'est un signe de l'importance nouvelle de ma profession. - Le Dieu endormi n'est pas un événement astronomique, corrigea Parker d'un air irrité. Nous en avons acquis la certitude. Kempster contempla en souriant le dos d'un gris neutre de son assistant. À présent qu'il était prêt, Renato demanda aux processeurs d'Onone un rapport sur leur situation. Le spatioport en ruine de Tanjuntic-RI se trouvait à cent cinquante kilomètres de là, et les grappes de capteurs du faucon l'avaient en ligne de mire. Les disques étaient enfilés sur une grosse colonne centrale qui semblait composée de plusieurs centaines de conduits tressés. Ils étaient suffisamment distants l'un de l'autre, cent mètres au bas mot, pour que des astronefs puissent passer entre eux. Les vaisseaux tyrathcas les avaient utilisés comme hangars, s'ancrant à des attaches et se branchant à des prises d'alimentation. À présent, ces disques se réduisaient à des plaines de métal rouillé ; leur réseau serré de systèmes auxiliaires s'était évaporé en même temps que leur pourtour. - On ne va quand même pas atterrir sur ces trucs ? demanda Renato Vella. Ils n'ont pas l'air très solides. Samuel lui télétransmit sa réponse via le processeur biotek de son armure. - Onone va nous amener au-dessous du dernier disque. On fera une SEV et on cherchera un point d'accès sur la colonne centrale du spatioport. - Ça ne devrait pas nous poser de problème, ajouta Monica. Les archéologues du Halo O'Neill n'ont eu aucune peine à entrer. - C'était il y a cent trente ans, fit remarquer Kempster. Vu le rythme auquel Tanjuntic-RI se dégrade, ça risque d'être plus difficile pour vous. Leur point d'accès est peut-être bloqué. - Nous ne participons pas à une expédition archéologique, doc, transmit Monica. S'il le faut, nous forcerons le passage. L'état des lieux devrait nous aider. On ne devrait pas rencontrer trop de résistance. Kempster se tourna vers Parker, et les deux hommes échangèrent un regard réprobateur. Forcer le passage ! - Au moins disposons-nous d'un plan des chambres internes, intervint Oski. Si nous devions vraiment explorer cette monstruosité, nous n'aurions aucune chance de trouver quoi que ce soit. - Ouais, opina Monica. Comment se fait-il que les Tyrathcas aient autorisé ces universitaires à entrer ici ? - Vous vous trompez de question, lui dit Parker. Pourquoi ne l'auraient-ils pas fait? Les Tyrathcas sont incapables de comprendre l'intérêt que nous inspire cette arche stellaire. Vous savez qu'ils scellent et abandonnent une habitation une fois que les reproducteurs qui l'occupaient sont décédés, n'est-ce pas ? Eh bien, dans le cas de Tanjuntic-RI, c'est un peu la même chose. Une fois qu'un de leurs objets est arrivé au terme de son existence naturelle, il devient... invalide - je ne vois pas de terme plus approprié. Ils cessent de l'utiliser, d'avoir recours à lui. Et cela n'a rien à voir avec le type de respect que nous avons pour les sépultures ; ils ne considèrent ni leurs reliques ni leurs funérariums comme sacrés. - Quelle espèce bizarre ! commenta Monica. - Ils ont la même opinion de nous, répliqua Parker. Les seigneurs de Ruine leur ont demandé à plusieurs reprises s'ils souhaitaient participer au Projet de recherche sur les Laymils, car un point de vue supplémentaire est toujours précieux. Leur réponse a été la même chaque fois. L'examen des artefacts obsolètes ne les intéresse pas, tout simplement. Onone réduisit son champ de distorsion à sa valeur minimale durant le dernier kilomètre la séparant de Tanjuntic-RI. L'arche stellaire tournait autour de son axe de symétrie toutes les quatre minutes, un mouvement affecté d'une irrégularité à peine perceptible. Ce qui en disait long sur la rigueur avec laquelle les Tyrathcas avaient distribué la masse à l'intérieur, songea Syrinx. Conséquence de cette instabilité réduite, le spatioport décrivait une petite boucle sur laquelle le faucon pouvait s'aligner sans problème. Ils se glissèrent sous le dernier disque, qui ne faisait que soixante-dix mètres de diamètre. La section de colonne qui émergeait de son centre pour s'enfouir dans la roche était large de vingt-cinq mètres. Ce disque devait être utilisé comme quai pour l'équivalent tyrathca de nos VSM, suggéra Syrinx. Les spationefs les plus gros devaient aller sur le disque tout en haut. Ce serait logique, acquiesça Onone. Je me demande à quoi ils ressemblaient. Ils étaient fort semblables à ceux que les Tyrathcas utilisent aujourd'hui, dit Ruben. Ils ne pratiquent guère l'innovation. Une fois qu'un système atteint sa forme définitive, ils cessent de le modifier. Ça n'a guère de sens, dit Serina. Comment peut-on savoir que quelque chose est parfait si on arrête d'en peaufiner la conception ? La bicyclette est un excellent moyen de transport, mais si nous avons inventé l'automobile, c'est parce que nous n'étions pas encore satisfaits. Je n'y avais jamais vraiment réfléchi, admit Ruben. Maintenant que tu le dis, treize cents ans, c'est long comme période d'utilisation, encore plus si l'on ajoute la durée du voyage pour arriver jusqu'ici. Nous continuons d'améliorer nos systèmes de fusiopropulsion, et ça ne fait que six cents ans que nous les avons. Et ils sont nettement supérieurs à ceux des Tyrathcas, dit Oxley. Nous leur vendons nos versions améliorées depuis que nous sommes entrés en contact avec eux. Vous leur appliquez des critères de psychologie humaine, dit Ruben. C'est une erreur. Ils n'ont ni notre intuition ni notre imagination. Si quelque chose marche, ils n'essaient jamais de le réparer. Ils doivent avoir un peu d'imagination, quand même, protesta Cacus. Comment concevoir une arche stellaire si on en est dépourvu ? Demande à Parker Higgens, suggéra Ruben. (Vu le ton de ses émissions mentales, il était un peu sur la défensive.) Peut-être qu'il pourra te l'expliquer. Sans doute y sont-ils parvenus parce qu'ils étaient lents et méthodiques. Syrinx examina la tresse complexe de câbles et de tuyaux qui constituait la colonne de soutènement du spatioport. Obéissant à ses instructions, Onone agrandit son champ de distorsion de façon à englober la structure en ruine. Une image de tubes transparents entortillés sur eux-mêmes emplit son esprit. La quantité de fissures dans le métal et le matériau composite était inquiétante, ainsi que la minceur de certains tubes. Sacrement fragile, déclara-t-elle. Samuel, s'il vous plaît, soyez prudents quand vous progresserez là-dedans. Il ne faudrait pas grand-chose pour détacher le spatioport de l'arche. Merci du conseil. Onone tourna doucement sur elle-même, plaçant le sas de son tore d'équipage face à la colonne grise. Les capteurs de Samuel, campé dans l'écoutille, lui montrèrent le firmament, puis la torsade de métal. Celle-ci n'était qu'une banale structure mécanique, mais quelque chose dans sa conception respirait le non-humain. Les finitions, décida-t-il, ce truc manquait de finitions, de cette élégance assurée qui caractérisait l'astro-ingénierie humaine. Là où des humains auraient prévu des systèmes à redondance multiple, les Tyratheas construisaient des systèmes simples et robustes en double exemplaire. Si le premier était hors d'usage pour cause de maintenance ou de réparation, ils comptaient sur le second pour rester fonctionnel. Et, de toute évidence, leur philosophie était efficace. L'existence et le triomphe de Tanjuntic-RI le prouvaient amplement. Sauf que... cette philosophie était décalée par rapport à la nature humaine. Le faucon se stabilisa. Des ombres rampaient sur sa coque, colorant le polype marbré d'une nuance marron. La gravité disparut dans le sas comme le champ de distorsion s'en écartait. Nous ne pouvons pas nous approcher davantage, dit Syrinx. Les archéologues sont entrés juste au-dessus de l'anneau de serrage. La colonne du spatioport semblait immobile derrière la courbure de la coque. Au loin, les étoiles valsaient. Samuel activa les jets de son armure et s'éloigna du sas. Il n'eut guère de difficulté à repérer les brèches ouvertes dans la colonne. La tresse jadis compacte de câbles et de tuyaux s'était relâchée lorsque les couronnes d'appui s'étaient grippées, créant une multitude d'ouvertures. Il était cependant impossible de dire laquelle avait été utilisée par les archéologues un siècle et quelque plus tôt. Il en sélectionna une, située dix mètres au-dessus de l'immense couronne incrustée dans la roche. Les minuscules tuyères placées sur son module de manoeuvre émirent des plumets d'azote, et il se rapprocha de son but. La brèche était bordée d'un côté par un tuyau tout tordu et de l'autre par une gaine déchirée. Il tendit la main gauche et chercha à saisir l'un des câbles visibles à l'intérieur. Il y eut un petit nuage de poussière autour de ses doigts, et les récepteurs tactiles placés dans sa paume lui apprirent que le câble s'était légèrement comprimé. Mais il tenait bon. Il avait craint que tout ce qu'ils pourraient toucher se désintègre ainsi que de la porcelaine friable. - Bon, le matériau a conservé une bonne partie de son intégrité, transmit-il au reste de l'équipe. Vous pouvez me rejoindre. J'y vais. Il activa les lampes de son casque et de ses poignets, les braquant dans la caverne obscure devant lui. Lorsque les couronnes d'appui de la colonne s'étaient grippées, la contrainte provoquée par l'inertie du spatioport avait entraîné la rupture de quantité de poutres et d'entretoises, déchirant la multitude de câbles et de tuyaux fixés sur elles. Si cela s'était produit tout d'un coup, tout le cône de disques se serait détaché de l'arche. Mais le processus avait sans doute été long et graduel, la rotation descendant à zéro sur une durée de plusieurs semaines - mais même alors les disques les plus larges s'étaient détachés. En conséquence, l'intérieur de la colonne était rempli de débris enchevêtrés. Samuel activa son bloc de guidage inertiel. Des flèches vertes se superposèrent à l'image monochrome transmise par les capteurs, et il se propulsa vers l'avant. Selon les capteurs de son armure, les espaces séparant les poutres entrecroisées contenaient une fine brume moléculaire provenant de la corrosion du métal. Les fissures devenaient plus petites, avec des fragments qui raclaient son armure, à mesure qu'il suivait le chemin tracé par les flèches vertes. Il attrapa une thermolame de dix centimètres passée à son ceinturon. Son éclat jaune illumina les franges de métal gris cendré. Elle les trancha sans rencontrer de résistance. J'ai l'impression d'être un explorateur victorien se frayant un chemin dans la jungle à coups de machette, confessa-t-il à l'équipage d'Onone. Des bouts de métal tournoyaient autour de lui, rebondissant sur les angles acérés de ce labyrinthe cauchemardesque. Une deuxième silhouette en armure venait de franchir la brèche : Renato Vella, qui s'empressait de le suivre. L'un des sergents venait derrière lui, puis Monica, puis un autre sergent, puis Oski Katura. Syrinx et son équipage accédèrent aux grappes de capteurs pour les regarder disparaître l'un après l'autre dans la colonne. Ça se présente bien, dit-elle, partageant son assurance avec ses amis. Parker Higgens et Kempster Getchell arrivèrent sur la passerelle, prenant place sur les sièges que Syrinx leur indiquait. - Ils progressent de façon satisfaisante, dit Edwin aux deux conseillers scientifiques. À cette allure, Samuel aura atteint le sas principal dans dix minutes. Ils pourraient arriver à destination dans deux heures. - Je l'espère, dit Tyla. Plus vite on partira d'ici, mieux ça vaudra. Cet endroit me donne des frissons. Pensez-vous que les âmes des Tyratheas nous observent ? - Question intéressante, dit Parker. Jamais l'une de nos âmes revenantes n'a dit avoir rencontré des âmes xénos dans l'au-delà. - Où vont-elles, alors ? s'enquit Oxley. - Cette question figurera sur la liste de celles que nous poserons au Dieu endormi, dit Kempster d'une voix joviale. Je suis sûr que ce problème est fort trivial comparé à celui du... Il se tut en voyant tous les Édénistes se figer et fermer les yeux. - Qu'y a-t-il ? - Un astronef, siffla Syrinx. Onone perçoit son champ de distorsion. Ce qui veut dire que les détecteurs tyrathcas vont en faire autant. Oh !... nom de Dieu. Coucou, lança le Stryla, goguenard. Etchells ne s'était pas rendu compte tout de suite qu'un faucon accompagnait l'astronef adamiste. Ce fut seulement lorsqu'il émergea au-dessus d'Hesperi-LN et scanna l'espace en quête de celui-ci qu'il constata son erreur. Une certaine activité régnait autour de la planète xéno : de gros vaisseaux poussifs gagnant des orbites à forte inclinaison pour compléter la sphère protectrice des plates-formes DS ; les perturbations gra-vitationnelles émises par les lunes jumelles, qui tournaient l'une autour de l'autre à cinq cent mille kilomètres d'Hesperi-LN ; un réseau de satellites-capteurs ; une bande de poussière étrangement épaisse au-dessus de la ceinture externe de Van Allen. Il dut effectuer une série de petits sauts dans l'espace cislunaire afin que son champ de distorsion puisse balayer la totalité du voisinage de la planète. L'astronef adamiste était facile à localiser - une dépression prononcée dans l'uniformité de l'espace-temps. Il se focalisa sur lui, l'examinant et déterminant sa composition en créant une multitude de microvagues dans son champ de distorsion afin d'examiner leur comportement, leur diffraction lorsqu'elles déferlaient sur la coque et sur les machines. Une chose était sûre : il ne s'agissait pas d'un astronef militaire. Son plan ne collait pas. Sans parler de ses propulseurs à antimatière. Les générateurs principaux du vaisseau étaient coupés, seuls deux tokamaks auxiliaires alimentant les modules de vie, et ses échangeurs thermiques étaient rétractés. Il était en mode furtif. Un astronef en mission secrète dans le système tyrathca pour le compte des Forces spatiales de la Confédération. Ladite mission devait être de la dernière importance pour courir le risque d'un incident interespèces, surtout en ce moment. Etchells ne doutait pas une seconde qu'elle soit liée à la possession. Rien d'autre n'aurait pu la justifier. En extrapolant la trajectoire de l'astronef, il vit qu'il aller passer tout près d'une petite lune. Il accéda à l'almanach archivé dans la mémoire de son hôte et découvrit qu'il s'agissait en fait d'une arche stellaire abandonnée plus de mille ans auparavant à l'issue d'un exode planétaire. Sa connaissance de l'Histoire tyrathca était presque nulle, mais les données fondamentales étaient à sa portée. Impossible de voir en quoi cette antiquité avait un rapport avec la possession. Une nouvelle manoeuvre de saut l'amena à mille kilomètres de Tanjuntic-RI, lui donnant plusieurs heures d'avance sur l'astronef adamiste, et il entreprit d'examiner l'artefact. Ce fut à ce moment-là qu'il repéra le faucon en mode furtif, qui se trouvait si près de l'arche stellaire qu'il aurait pu la toucher. L'inquiétude tempéra rapidement sa bouffée de fierté. Qu'est-ce qu'ils foutaient ici ? C'était sûrement important. D'une importance primordiale. Par conséquent, c'était une menace. Plusieurs choix se présentaient à lui, mais une chose était claire : quel que soit leur but, ils ne devaient pas l'atteindre. Ici le capitaine Syrinx, commandant le faucon Onone. Qui êtes-vous ? Je m'appelle Etchells, et je suis l'une des harpies de Capone. Quittez sur-le-champ ce système stellaire. Nous n'hésiterons pas à recourir à la force pour vous y contraindre. Une dure à cuire, hein ? Eh bien, donne-moi une bonne raison pour que je me casse, salope. Oui, tiens, j'aimerais bien savoir ce que vous foutez ici. Cela ne vous regarde pas. Partez tout de suite. Erreur. Je crois que ça me regarde, et de près encore. Etchells lança une guêpe de combat sur l'arche stellaire, puis sauta aussitôt. Le terminus du trou-de-ver s'ouvrit à cent kilomètres de l'astronef adamiste. Il chargea un programme chasseur dans une autre guêpe de combat et la lança alors qu'il émergeait dans l'espace réel. Dès que Syrinx l'avertit de l'arrivée d'une harpie, Joshua passa en état d'alerte au combat. Il savait foutrement que leur incognito n'était plus qu'un souvenir. Les générateurs principaux du Lady Mac s'activèrent, les capteurs de combat sortirent de leurs niches, les rampes de lancement des guêpes de combat s'ouvrirent. Alkad Mzu et Peter Adul se sanglèrent sur les couchettes anti-g du salon, capables de générer un champ tau-zéro en cas de besoin. Sur la passerelle, chaque astro se retrouva enveloppé dans un filet de protection. - Ouverture d'un terminus de trou-de-ver à cent kilomètres, avertit Beaulieu. Joshua actionna les fusiopropulseurs du Lady Mac. À cette distance, ce n'était pas un hasard : la harpie connaissait leur position exacte. - Liol, un coup de maser sur cet enfoiré. - À tes ordres, Josh. Un programme de visée passa en mode primaire dans ses naneuroniques. Trois des huit canons maser de l'astronef se braquèrent sur le terminus et tirèrent. Les rayons capturèrent la harpie à l'instant de son émergence, pour ne plus la lâcher. Vu la distance de cent kilomètres qui les séparait de leur cible, et vu la loi de l'inverse des carrés, ils ne pouvaient pas la tuer instantanément. Joshua n'en avait rien à cirer. Il voulait seulement l'obliger à dégager. Et si la harpie optait pour un duel aux armes énergétiques, le Lady Mac pouvait encaisser beaucoup plus de radiations qu'un astronef biotek. Mais ce fut une guêpe de combat qui jaillit de sa coque pour tenter d'intercepter le Lady Mac. La forme cauchemardesque de la harpie s'estompa, laissant la place à un ovoïde de polype piqueté de modules mécaniques gris acier. Il se débattit frénétiquement pour éviter les rayons. Au bout de trois secondes de manoeuvres futiles, son champ de distorsion appliqua une force quasiment infinie à l'espace, et un interstice s'ouvrit. Joshua lança quatre guêpes de combat pour intercepter le drone qui fondait sur eux et changea de trajectoire. Les astros gémirent comme l'astronef accélérait à dix g. Derrière le triple sillage éblouissant des fusiopropulseurs du Lady Mac, l'espace fut secoué par une explosion de plasma comme les guêpes de combat éjectaient leurs charges secondaires. Un rideau d'explosions nucléaires érigea une barrière impénétrable tandis que se déchaînaient lasers à rayons X et bombardements de particules. - Je crois que c'est bon, télétransmit Beaulieu. Nos guêpes de combat ont neutralisé la leur. Joshua examina les données fournies par les capteurs : l'espace se calmait peu à peu, les rosaces de plasma nées des explosions viraient au pourpre puis passaient par toutes les nuances du spectre. On entrevoyait à nouveau les étoiles derrière le rideau d'ions en furie. Il réduisit leur accélération à quatre g et changea une nouvelle fois de trajectoire. - Nous venons de renoncer à notre politique de discrétion, grogna Sarha. - Ouais, fit Dahybi. Celui qui possède cette harpie s'y connaît en tactique. Sa guêpe de combat n'avait aucune chance de nous toucher. Mais elle nous a obligés à nous montrer au réseau DS. - Pas seulement nous, dit Beaulieu. Les capteurs leur montraient une nouvelle escarmouche à quelques centaines de kilomètres de Tanjuntic-RI. - Syrinx, où diable est-il passé ? demanda Joshua. Vous avez pu le repérer ? - Il a émergé au-dessus des lunes, répondit Syrinx. Joshua avait déjà ouvert l'almanach du système stellaire. Il se renseigna sur les deux lunes. Des cailloux sans atmosphère, de trois mille kilomètres de diamètre. Si elles n'avaient pas tourné autour d'Hesperi-LN, on les aurait cataloguées comme des astéroïdes d'une taille exceptionnelle. - Mais il n'y a rien là-bas, protesta-t-il. Elles sont si pauvres que les Tyrathcas ne prennent même pas la peine de les exploiter. - Je sais. Nous pensons qu'il les a choisies uniquement pour y effectuer une retraite stratégique. Et il y sera partiellement protégé des capteurs DS. Les Tyrathcas ignorent probablement sa présence. - Génial. Les explorateurs sont à pied d'oeuvre ? - Oui, nous avons pu les débarquer. Mais Onone s'est postée à cent kilomètres de Tanjuntic-RI au cas où la harpie referait son apparition pour nous lancer des guêpes de combat. L'arche stellaire est extrêmement fragile, Joshua, elle ne supporterait pas une attaque nucléaire. Cela nous rend totalement vulnérables. Les capteurs DS sont déjà verrouillés sur nous. L'ordinateur de bord signala que trois radars étaient braqués sur la coque du Lady Mac. - Merde, fit Joshua. Il coupa la fusiopropulsion et laissa dériver l'astronef. Leur trajectoire ne risquait plus de les conduire près de Tanjuntic-RI. - Ils nous ont repérés, nous aussi, dit-il à Syrinx. Qu'est-ce qu'on fait maintenant ? - On attend. C'est à eux de jouer. Le message arriva huit minutes plus tard, transmis au Lady Macbeth et à VOnone par l'une des stations en orbite basse. - Vaisseaux humains, votre présence n'est pas autorisée. Vous avez lancé des armes au-dessus de notre planète. Ceci constitue un acte de guerre. Partez tout de suite. Ne revenez pas. - Bref mais sans ambiguïté, commenta Ashly tandis que le message commençait à se répéter en boucle. Je m'étonne qu'ils n'aient pas rajouté ou alors. - C'est ce qu'ils viennent de faire, dit Beaulieu. Trois vaisseaux sur une trajectoire d'interception. Accélération d'un g deux. - Une valeur considérable pour eux, fit remarquer Liol. Les Tyrathcas détestent les hauts g. - Trois nouveaux fusiopropulseurs de repérés, reprit Beau-lieu. L'un d'eux se dirige vers nous. Les deux autres vers Tanjuntic-RI. - Au moins, nous sommes hors de portée des guêpes de combat de leurs plates-formes, dit Liol. Ça aurait pu dégénérer. - Quelle est ton évaluation ? s'enquit Joshua auprès de Syrinx. Il soumit les trajectoires des astronefs tyrathcas à quelques programmes d'analyse tactique. Pendant ce temps, deux nouveaux vaisseaux activèrent leurs fusiopropulseurs et mirent le cap sur l'arche stellaire. - Je pense qu'on peut encore sauver la situation, répondit-elle. À condition que l'escalade s'arrête là. - Ouais. Je travaille là-dessus. On doit s'assurer que l'équipe d'exploration peut faire son boulot. Il faut empêcher cette harpie de revenir près de Tanjuntic-RI. - On pourrait sauter près des lunes pour la tenir occupée. Mais notre équipe se retrouverait sans protection. L'un de ces astronefs tyrathcas va forcément s'intéresser à l'arche stellaire. Leur flegme ne les empêchera pas de se demander ce qu'on trafique là-dedans. - Laisse-moi faire. Je vais les occuper. Va faire un tour près des lunes. - Entendu. Joshua leva la tête et gratifia son équipage d'un sourire rayonnant. - Ô mon Dieu, gémit Sarha avec une consternation parfaitement sincère. Que je n'aime pas ce sourire. - Réjouissez-vous. Nous allons envahir Hesperi-LN. Le sas rotatif avait survécu presque intact à la dégradation du spatioport. Samuel y pénétra après avoir ouvert une brèche dans l'un de ses murs. Les lampes de son casque changèrent automatiquement de focalisation pour éclairer tout ce qui l'entourait. Il découvrit une chambre de forme cylindrique, de cinquante mètres de longueur et de quinze de diamètre, fort austère même compte tenu des critères tyrathcas. Les parois en étaient recouvertes d'un matériau organique pétrifié évoquant la pierre ponce, creusé de petits trous régulièrement espacés. Chacun d'eux avait la taille requise pour accueillir le pied d'un reproducteur. À chaque extrémité se trouvaient trois écoutilles circulaires dont le pourtour se verrouillait grâce à un système électrochimique. Au centre de la chambre se trouvait une sorte de membrane, le sceau rotatif qui permettait au Tyrathcas de passer de l'arche au spatioport sans subir de dépressurisation. A présent que le fluide qui le faisait fonctionner avait disparu, il ne restait plus de ses composants internes que des sculptures grenues évoquant des peintures rupestres de l'ère technologique. Renato Vella entra dans la chambre avec une démarche saccadée, délogeant des bribes de matériau sur le pourtour de la brèche ouverte par Samuel. - Génial, déco dépressive période crépusculaire, déclara-t-il. On ne peut pas dire qu'ils aiment les fioritures, pas vrai ? - Je ne pense pas que ce mot figure dans leur vocabulaire, répliqua Samuel. Le premier sergent fit son apparition, élargissant l'ouverture à son tour. Un peu plus loin sur la paroi se trouvait un trou plus ou moins identique, quoique un peu plus large. Un autre avait été creusé près de l'une des écoutilles par lesquelles on accédait à l'arche stellaire. S'accrochant aux petits trous dans la pseudo-pierre ponce, Samuel se déplaça prudemment dans cette direction. - Les archéologues ont dû entrer par ici, dit-il. Un instant. Oui, c'est ça. Les capteurs de son armure lui montraient une petite boîte en plastique fixée à la paroi par de la résine époxy, et dont la surface bleu marine était recouverte d'un texte en lettres romaines. - Un genre de bloc de communication, reprit-il. Il y a plusieurs câbles qui passent par le trou. (Il ordonna au communi-cateur de sa tenue de transmettre un signal standard.) Aucune réponse. Ses réserves d'énergie doivent être épuisées. - Dommage, télétransmit Renato. Si on avait pu disposer d'un réseau de communication, ça aurait été pratique. - On pourrait sans doute le réactiver, proposa Oski. Il n'a qu'un siècle, ses processeurs sont sûrement fonctionnels. - Laissez tomber, leur dit Monica. Les processeurs bioteks maintiennent le contact entre nous et aussi avec Onone. Nous ne resterons pas assez longtemps ici pour avoir besoin d'un réseau. - Espérons-le, dit Samuel. À présent que toute l'équipe l'avait rejoint, il régla ses lampes pour qu'elles forment de larges rais lumineux. Il s'accrocha à la bordure du trou et s'y engagea. Les archéologues s'étaient ouvert un passage dans un vaste corridor desservant l'un des sas condamnés. Une simple colonne de section carrée creusée dans la roche, aux murs couverts de pseudopierre ponce et de divers conduits. L'agent secret édéniste y avait à peine jeté un coup d'oeil lorsque Syrinx leur annonça la présence de la harpie. Elle leur commenta la suite des événements à mesure que les autres explorateurs le rejoignaient. - L' Onone va sauter jusqu'aux lunes pour occuper cette harpie, conclut-elle. Le Lady Macbeth va distraire les Tyrathcas. - Pendant combien de temps ? s'enquit Monica. - Le plus longtemps possible, répondit Joshua. Si nous échouons complètement, leur premier vaisseau atteindra Tan-juntic-RI dans cinquante-trois minutes - top chrono. - Ça s'annonce plutôt mal. On ne sera même pas arrivés au deuxième niveau. - Si vous voulez qu'on échange nos places... - Pardon, Joshua, ce n'était pas une critique. Comment cette harpie a-t-elle su que nous étions ici ? - Elle nous a probablement suivis depuis la station de production d'antimatière, dit Syrinx. Ça ne présentait guère de difficulté. - Merci à vous deux, capitaines, télétransmit Samuel. Nous allons nous efforcer de faire vite. - Prévenez-nous si ça commence à chauffer, répondit Joshua. - Ne traînons pas, dit Samuel à ses équipiers. Chaque minute risque de compter plus tard. Il ordonna à son module de mettre les gaz et s'avança dans le corridor jusqu'au premier sas. Monica actionna elle aussi son module et le suivit. Le corridor s'évasait autour du sas, exemple typique de l'ingénierie tyrathca : un carré de titane de quatre mètres de côté aux coins arrondis, bordé de sceaux de verrouillage, aussi solide que fiable. Et bloqué par le vide. Les archéologues avaient contourné l'obstacle en y découpant un disque de métal d'un mètre de diamètre où ils avaient fixé leur propre sas. Le mécanisme de fermeture de celui-ci était la simplicité même : sceaux et charnières sans friction. Une poignée de chrome pourpre était logée en son centre, avec un mode d'emploi standard imprimé au pochoir. Samuel se cala en position et tourna la poignée. Les auxiliaires énergétiques de son armure n'eurent même pas à intervenir. La poignée effectua un quart de tour sans le moindre problème. - Un point pour l'ingénierie humaine, déclara Renato tandis que Samuel poussait l'écoutille. - Pas vraiment, rétorqua Oski. C'est notre science des matériaux qui fait la différence. Cette écoutille a été conçue pour une longue exposition au vide. Leur sas était censé bénéficier d'un entretien régulier. Ils découvrirent un corridor identique au premier. L'un des sergents referma l'écoutille derrière eux. Au bout du corridor, encore un gigantesque sas en titane, avec une écoutille humaine insérée en son centre. Samuel actionna la poignée. Avant qu'il ait eu le temps d'ouvrir l'écoutille, ses capteurs l'avisèrent d'un changement d'environnement. - Pressurisation en cours, transmit-il. Quantité d'azote minimale, aucun risque de contamination. - Ouvrez donc ce truc, lança Monica. Il ne reste sûrement plus d'atmosphère là-dedans. Nous perdons du temps. Samuel s'agrippa à un espar en titane et, de l'autre main, poussa l'écoutille. Cette fois-ci, les auxiliaires énergétiques de son armure firent entendre un bourdonnement à la limite de l'audible. Un petit tourbillon de poussière argentée l'enveloppa comme l'écoutille s'ouvrait. - Combien de corridors y a-t-il dans ce truc ? demanda Renato en découvrant un nouveau puits creusé dans la roche. L'affichage de son système de guidage inertiel lui montra que le puits présentait une légère inclinaison et s'éloignait de l'axe de rotation, bien qu'on n'y perçoive encore aucune pesanteur digne de ce nom. - C'est le dernier à en croire nos fichiers, lui répondit Samuel. Le sas à l'autre bout était lui aussi orné d'une écoutille humaine ; et d'une petite plaque. EXPÉDITION ARCHÉOLOGIQUE DE HIGIl YORK, 2487 Nous rendons un hommage respectueux aux générations de Tyrathcas qui ont voyagé dans l'espace à bord de ce vaisseau. Nous qui avons trouvé ici les ruines d'une grandeur passée, nous exprimons notre reconnaissance éternelle à la noblesse qu'elles nous ont révélée. Bien que les Tyrathcas ri aient pas de dieu, ils sont de toute évidence capables défaire des miracles. Renato vint l'examiner après que Monica se fut écartée. - Eh bien, c'est un bon départ, transmit-il. Les archéologues n'ont trouvé aucune référence à un dieu tyrathca. - Nous le savions déjà, fit remarquer Oski. Et puis, ce n'est pas cela qu'ils cherchaient. Les seuls fichiers auxquels ils ont accédé traitaient de l'architecture de gestion des systèmes. Il faudra qu'on aille plus profond pour trouver quelque chose d'utile. Samuel focalisa ses capteurs sur l'écoutille. - J'ai de plus en plus l'impression d'être un pilleur de tombes. - J'ai connu des missions plus répugnantes, télétransmit Monica. Et vous aussi, je parie. Samuel ne releva pas. Il agrippa la poignée et la souleva. Cette fois-ci, il y eut un dégagement de gaz perceptible. - On y est, lança Oski. Mélange oxygène-azote terracom-patible, présence de gaz rares. Pression atmosphérique de trois pour cent standard. Vapeur d'eau : néant. Il doit faire trop froid. Température : moins trente degrés centigrades. - Ça correspond au fichier, confirma Monica. Samuel ouvrit l'écoutille et avança. Les archéologues de High York avaient passé six semaines à explorer l'intérieur de Tanjuntic-RI. A peine le temps d'effleurer leur sujet. Mais les principales sections de l'arche stellaire étaient toutes cartographiées, ce qui permettait d'inspecter les machines et le système de maintenance environnementale. Tanjuntic-RI se divisait en trois niveaux principaux. Le premier était constitué par trois longues chambres cylindriques larges de six cents mètres placées le long de l'axe de rotation. Chacune d'elles contenait un lac peu profond qui faisait office de système de recyclage biologique. L'eau servait de réservoir à poissons en même temps que de régénérateur d'atmosphère grâce à des algues, l'énergie étant fournie par un dispositif d'éclairage placé le long de l'axe. Le tout était entouré par le niveau deux, un réseau étendu de cavernes hémisphériques reliées par des kilomètres et des kilomètres de larges corridors. Ce niveau était dévolu à l'ingénierie et à la maintenance ; les cavernes contenaient des machines à profusion, du générateur de fusion à l'usine de filtrage chimique, de la fabrique cybernétique au silo de stockage de minerai. Les plus proches de la poupe contenaient les systèmes de soutien et le carburant des moteurs à fusion. Entourant ce deuxième niveau, on trouvait les huit modules de vie en forme d'anneau. Creusés dans la roche et renforcés de métal, tels de gigantesques anneaux de serrage, ils avaient une section rectangulaire large de cinq cents mètres et haute de cent. Leur sol était une bande ininterrompue de tours tyrathcas parcourue de routes bordées de végétation, l'idée qu'un ordinateur primitif aurait pu se faire du bonheur urbanisé. - Cinquième anneau, troisième niveau, télétransmit Oski dès qu'ils eurent franchi le dernier sas. C'est là que les archéologues ont trouvé le centre de contrôle. Une carte tridimensionnelle de l'intérieur de l'arche se déploya dans son esprit. Son guido-bloc fit apparaître une ligne vert fluorescent le long des tunnels, le trajet à emprunter pour se rendre dans l'anneau cinq. Les explorateurs venaient de déboucher dans un corridor de taille standard qui cerclait la proue de l'arche stellaire. Plus de cent autres corridors rayonnaient à partir de lui. La pesanteur était à peine perceptible, et les objets mettaient plusieurs minutes à tomber sur le sol. Monica se propulsa jusqu'à des caisses d'origine humaine empilées contre un mur. Leur plastique blanc avait viré au crème dans cette atmosphère ténue. Elle lut certaines de leurs étiquettes. - Rien de très utile, télétransmit-elle. C'est leur équipement de camping. Abris en silicone programmable, unités de survie, générateurs de microfusion, ce genre de trucs. - Et l'éclairage ? demanda un sergent. - Excellente question. (Monica changea de position pour examiner d'autres étiquettes.) Voilà. Projecteurs monochromes, trois cents mètres de portée. Mais ils ne sont sûrement pas auto-alimentés. - Laissez tomber, dit Samuel. Nous n'avons pas le temps. Il activa son module de manoeuvre et s'avança dans le corridor. Dans le mur en face des sas étaient creusées des arcades conduisant à l'intérieur et où régnait une obscurité impénétrable. - Il devrait y avoir un ascenseur quelque part, dit-il. Au niveau de la cinquième arcade, il aperçut un petit disque de plastique fixé au mur et reconnut une balise longue durée. Il ne put résister à l'envie de l'actionner. Mais aucune lumière n'apparut, les réserves de tritium qui l'alimentaient étant épuisées depuis des décennies. Son module continua de le propulser. La porte de l'ascenseur se trouvait à quinze mètres de l'entrée du corridor. Un simple panneau métallique de dix mètres de long sur trois mètres de haut. Les explorateurs ne s'y arrêtèrent même pas. De part et d'autre s'ouvraient des portes plus petites donnant sur des rampes descendant en colimaçon tout au long du puits d'ascenseur. L'une d'elles était ouverte ; une balise morte était placée au-dessus du seuil. - Ceci devrait nous faire descendre d'un kilomètre, annonça Samuel. - On ne devrait pas avoir de problème une fois que la pesanteur sera sensible, transmit Renato. Heureusement que les Tyrathcas n'utilisent pas de marches. Vous imaginez leur taille ? Monica fit halte près de la porte et orienta le rayon de sa lampe vers la rampe. L'inclinaison de celle-ci était à peine perceptible, en dépit de sa courbure prononcée. Elle attrapa un tube passé à son ceinturon et en sortit le premier disque. C'était Jupiter qui leur avait fourni ces capteurs bioteks, des disques d'un centimètre de diamètre complètement transparents. Leur portée n'était que de quelques kilomètres - ce qui était amplement suffisant dans le cadre de cette mission. Elle le plaqua sur le bord de la porte. Il y adhéra aussitôt. Lorsqu'elle demanda au processeur biotek de sa tenue d'entrer en liaison avec lui via la bande d'affinité, le disque lui transmit une vue du corridor, et elle aperçut ses compagnons flottant devant le seuil. - Dommage qu'on n'ait pas un essaim d'insectes bioteks pour surveiller tout l'intérieur, transmit-elle. (Samuel ne releva pas cette pique.) Quoi qu'il en soit, ces trucs nous préviendront de tout danger éventuel. Ils sont équipés d'un détecteur de mouvement. - Allez, en avant, lança Samuel. Son module le propulsa le long de la rampe. Le message de Joshua fut capté par tous leurs processeurs bioteks. - Vous allez avoir de la compagnie, j'en ai peur, annonça-t-il. Le Lady Mac fonçait à six g d'accélération à deux cent cinquante mille kilomètres d'Herperi-LN, dont il se préparait à survoler le pôle Nord. Deux escadrilles de cinq vaisseaux tyrathcas tentaient de l'intercepter, sortant de leur orbite de cent mille kilomètres d'altitude à un g et demi d'accélération. Ils n'inquiétaient guère Joshua, pas plus que les trois bâtiments qui se dirigeaient vers les lunes jumelles pour voir ce qu'y fabriquaient les deux astronefs bioteks. Un autre groupe de quatre vaisseaux filait droit sur Tanjuntic-RI, à soixante-quinze mille kilomètres du Lady Mac. - Trajectoire d'interception confirmée, déclara Beaulieu. Apparemment, ils veulent savoir ce qui se passe là-bas. - Génial, grommela Joshua. La seule façon de les arrêter, c'est de les convaincre que nous sommes hostiles. - Je pense qu'ils le savent déjà, lança Sarha avec toute l'ironie que lui permettait la forte accélération. Dès qu'ils s'étaient alignés sur leur présente trajectoire, Joshua avait lancé trois guêpes de combat. Celles-ci ne s'étaient vu indiquer aucune cible précise excepté la planète ; et elles étaient programmées pour exploser dix mille kilomètres au-dessus de son atmosphère, si elles arrivaient jusque-là. Mais les Tyrathcas l'ignoraient. Ils n'avaient vu que trois missiles nucléaires fonçant sur leur planète à vingt-trois g. Une attaque lancée sans provocation aucune par un astronef humain qui poursuivait des manoeuvres hostiles. Joshua changea à nouveau de trajectoire, adoptant un vecteur qui l'amènerait en dessous des vaisseaux se dirigeant vers Tanjuntic-RI. Soit vers une position d'où il pourrait logiquement bombarder la planète. Deux nouvelles guêpes de combat jaillirent de ses rampes, leur fusiopropulsion les envoyant en direction des quatre vaisseaux. C'était une bonne tactique, qui faillit être payante. Trois des bâtiments tyrathcas altérèrent leur trajectoire pour se défendre contre les guêpes de combat et se lancer à la poursuite du Lady Mac. Le quatrième garda le cap sur l'arche stellaire. - Ça fait treize vaisseaux qui foncent vers nous, dit Beau-lieu. Et douze plates-formes DS qui se sont verrouillées sur nous. Pas de guêpes de combat pour le moment. Joshua revint à l'affichage tactique, où des vecteurs pourpres et orange filaient dans tous les sens. Le Lady Mac avait maintenant pris une direction opposée à celle du dernier vaisseau tyrathca. Il ne pouvait plus rien faire pour distraire celui-ci. La seule solution restante était celle de l'attaque directe, et elle lui était interdite. D'abord, il serait obligé d'inverser son vecteur actuel, ce qui lui demanderait du temps et du delta V, et ensuite il aurait à franchir l'obstacle des trois autres bâtiments, sans doute bien pourvus en guêpes de combat. Et, même s'il y parvenait, il devrait anéantir ce vaisseau pour l'empêcher d'aborder l'arche stellaire. Très mauvaise idée. Les Tyrathcas qui se trouvaient à son bord étaient innocents - ils ne cherchaient qu'à défendre leur monde contre des xénos agressifs. Quoique, si on examinait le problème de façon purement abstraite... peut-être constituaient-ils le seul obstacle séparant les explorateurs d'une solution au problème de la possession. Pouvait-il laisser une douzaine de Tyrathcas causer la fin de l'espèce humaine à cause de ce qui n'était en fin de compte qu'un problème de communication sur plusieurs niveaux ? Joshua utilisa son équipement biotek pour avertir les explorateurs de l'arrivée d'un bâtiment hostile. - Nous estimons qu'il abordera l'arche dans quarante minutes, dit-il. De combien de temps avez-vous besoin ? - De deux ou trois heures si tout se passe bien, répondit Oski. Mais je pense qu'une journée serait plus raisonnable. - Pas question, trancha Joshua. Si je m'agite un peu, je peux vous faire gagner une heure. - Ce n'est pas nécessaire, Joshua, dit l'un des sergents. Cette arche est gigantesque. Si les Tyrathcas débarquent, il faudra encore qu'ils nous trouvent. - Ce ne sera pas difficile s'ils ont des capteurs infrarouges. - À condition qu'ils foncent directement sur nous. Maintenant que nous savons qu'ils arrivent, nous pouvons leur rendre la tâche extrêmement difficile. Et n'oublions pas l'option Horace : nous pouvons être sacrifiés, tous les quatre. - Sans oublier la supériorité de notre puissance de feu, intervint Monica. Puisque nous n'avons pas affaire à des possédés, notre matériel ne risque pas de nous lâcher et nous pouvons l'utiliser à plein. - Et comment ferez-vous pour ressortir, vous y avez pensé? demanda Dahybi. - Il ne sert à rien de planifier quand la situation est aussi fluide que celle-ci, trancha Samuel. Attendons d'avoir les données nécessaires avant de réfléchir à notre extraction. - Très bien, dit Joshua à contrecour. C'est vous qui décidez. Mais nous sommes là si vous avez besoin de nous. Il retourna à l'affichage tactique. Quoique représentant un danger potentiel pour Hesperi-LN, le Lady Mac n'était nullement menacé par les défenses de la planète. Le vaisseau était trop loin des plates-formes DS et des vaisseaux tyrathcas. Il faudrait au moins un quart d'heure à une guêpe de combat pour franchir cette distance. L'astronef aurait tout le temps de sauter. - Bon, on va occuper ces petits salauds, dit-il. Il ordonna à l'ordinateur de bord de lancer une nouvelle guêpe de combat en direction de la planète. Arrivés à mi-hauteur de la rampe, ils avaient constaté que la façon la plus facile de progresser était encore de se laisser glisser. Le sol était couvert de glace, et sur les murs montaient des vrilles de givre évoquant de la vigne vierge. Monica descendait donc la rampe sur le cul, comme si elle faisait de la luge, et s'efforçait d'ignorer cette atteinte à sa dignité. Un nuage de particules de glace sale montait des points de contact de son armure avec le sol. De temps à autre, elle heurtait une petite bosse et se retrouvait dans les airs pendant quelques décimètres. Mais elle sentait croître la gravité qui l'attirait vers le sol. - On approche, télétransmit Samuel. Deux personnes le séparaient de Monica, qui le percevait à peine au sein du nuage sombre. Les faisceaux de leurs lampes s'agitaient dans le désordre, découpant sur les murs des ombres discordantes. Elle colla ses gants au sol pour tenter de freiner. Sans succès. - Comment on fait pour ralentir ? demanda-t-elle. - Utilisez vos modules de manoeuvre, lança Samuel. Il mit les gaz au maximum, sentit sa vitesse diminuer sous l'effet de leur poussée. Le sergent qui le suivait entra en collision avec lui. - Tout le monde en même temps, s'il vous plaît. L'espace s'emplit soudain d'une brume couleur de nacre lorsque la glace et l'azote se mélangèrent, augmentant la pression atmosphérique. Les lampes des explorateurs étaient impuissantes à percer cette purée de pois. Monica bascula sur son micro-radar alors que sa vitesse diminuait d'un coup. Cette fois-ci, le contact de ses mains avec le sol fit son petit effet. Elle réussit à planter ses doigts dans la glace, y creusant dix sillons en émettant un crissement suraigu. Elle fit halte sur une portion de rampe relativement plate. Le radar lui montra le terminus à quinze mètres de là tandis que ses compagnons s'arrêtaient avec élégance tout autour d'elle. La brume blanche s'estompa aussi vite qu'elle était apparue, s'évacuant dans la rampe et dans l'arcade devant eux. Ils se relevèrent et scannèrent leur environnement immédiat. La rampe débouchait sur un croisement de huit corridors. Une balise était fixée à l'entrée de chacun d'eux. La glace sur le sol semblait légèrement froissée, évoquant un pavement usé par plusieurs siècles de passage. Aucun autre signe ne subsistait de la présence des archéologues. - C'est ici que nous devrions nous séparer, transmit l'un des sergents. Deux d'entre nous vont créer une fausse piste pendant que vous vous dirigerez vers l'anneau cinq. Monica ouvrit le fichier cartographique élaboré par les archéologues et l'intégra à son bloc de guidage inertiel. Des annotations orange se superposèrent à son image capteur, lui désignant le corridor à emprunter. Elle prit un disque-capteur dans son tube et le fixa au mur. - Bon. Faites gaffe, vous deux. Ils seront ici dans vingt minutes. Oski, Renato, allons-y. Les quatre humains et les deux sergents restants s'engagèrent dans le corridor, rebondissant doucement sur le sol dans une pesanteur d'un tiers de g. L'esprit d'Ione se divisa en quatre individualités distinctes, conférant à chaque sergent une identité propre au moment où ils se séparaient les uns des autres. L'une de ces identités choisit un corridor censé conduire à une installation chimique. Elle dégaina son pistolaser et le régla pour qu'il tire toutes les trois secondes une décharge de très faible puissance. Tout en avançant à longues enjambées, elle en balaya l'espace autour d'elle, veillant à pointer le canon sur le sol. Des points de chaleur apparurent autour de ses pieds - une chaleur pas assez forte pour faire fondre la glace mais suffisamment pour laisser des traces. Un capteur infrarouge donnerait à son utilisateur l'impression que plusieurs personnes l'avaient accompagnée. Les ténèbres qui enveloppaient la bulle de lumière émanant de son corps étaient absolues et l'isolaient de fort inquiétante façon. À peine si elle était rassurée par le contact qu'elle avait via le lien d'affinité avec Samuel et les trois autres sergents. Ma troisième sortie hors de Tranquillité, et je me retrouve encore dans des tunnels creusés dans le roc, comme à Ayacucho. Sans les possédés à mes trousses, mais en plus oppressant quand même. Les autres membres de l'équipe partageaient son malaise. Monica ouvrait la marche, avançant d'une démarche souple et régulière grâce à des programmes de locomotion en faible gravité. Son assurance s'en trouvait accrue en dépit du caractère déprimant du paysage. Elle avait de gros doutes sur cette mission, et en particulier sur cette phase-ci. Durant le voyage, elle s'était imaginé Tanjuntic-RI comme une vaste ruine, comparable aux fragments qui composaient l'anneau Ruine. La réalité était nettement moins sinistre. Il n'y avait rien de cassé à bord de l'arche stellaire. Celle-ci était glaciale et abandonnée, c'était tout. Elle se voyait même en train de réactiver le vieux vagabond. Si on pouvait redémarrer les générateurs de fusion, alimenter en énergie le réseau de distribution, il suffirait alors d'attendre le retour de la lumière et de la chaleur. - Pourquoi ont-ils abandonné cette arche ? demanda-t-elle. Pourquoi ne pas l'avoir ancrée à un astéroïde pour l'utiliser comme base de leur industrie en microgravité ? - À cause des problèmes de maintenance, lui répondit Oski. Tous les systèmes sont interdépendants, ils ne pouvaient pas conserver les modules de vie et se débarrasser du reste. Et ce truc est gigantesque. Son entretien aurait été trop onéreux par rapport aux bénéfices qu'on pouvait en escompter. Il était plus économique pour les Tyrathcas de repartir de zéro en aménageant de petites biosphères dans les astéroïdes. - Dommage. Ils auraient pu au moins l'aménager en site touristique pour les humains, ça leur aurait rapporté une petite fortune. - Encore leur célèbre flegme. Ça ne les intéressait pas, un point c'est tout. Au bout de cinq minutes, ils débouchèrent dans la première caverne du niveau deux, un hémisphère d'une hauteur de deux cents mètres, aux murs couverts de tubes. En son centre se trouvait une gigantesque machine, supportée par trois conduits de trois mètres de diamètre disposés en trépied. Dix autres conduits émergeaient du sommet de la machine pour disparaître dans l'apex de la chambre. Les explorateurs s'immobilisèrent sur le seuil pour examiner ce monstre de métal à la lueur de leurs lampes. Ses flancs étaient parcourus de longues colonnes de verre aux parois internes ternies par du chrome noirci par la chaleur. Valves, aimants, relais, moteurs, grilles, transformateurs et pompes poussaient sur le reste de l'édifice tels des furoncles métalliques. - Qu'est-ce que c'est que ce machin ? demanda Renato. - Regardez dans le fichier, lui dit Oski. C'est une sorte de réacteur biologique. Ils y développaient tout un tas de composants organiques. Renato s'approcha de l'un des conduits et jeta un coup d'oeil en dessous de la masse titanesque du réacteur. Le revêtement s'était fissuré lorsque l'arche stellaire s'était vidée de sa chaleur, et des filaments de matière bleu-vert avaient coulé sur la base. Ils avaient formé des toiles grenues avant de geler. Le sol était parsemé de taches provenant d'autres liquides non identifiés. - Il y a quelque chose qui ne colle pas, télétransmit Renato. - Que voulez-vous dire ? demanda Samuel. - Regardez ce truc. Le jeune astronome donna un coup sur le conduit. Les capteurs des explorateurs perçurent un léger bruit métallique en dépit de l'atmosphère raréfiée. - Cette machine est quasiment immortelle, reprit-il. Rien d'autre n'a occupé cette chambre depuis qu'ils ont quitté leur étoile en perdition. Je suis sûr qu'ils l'ont reconstruite cent fois durant leur voyage. Et je sais qu'ils préfèrent les solutions les plus primitives en matière d'ingénierie. Mais je ne comprends pas qu'aucun changement ne soit intervenu en quinze mille ans. Aucun, nom de Dieu. Comment peut-on décider qu'une technologie est arrivée à son sommet et renoncer à toute évolution pour l'avenir? - Vous pourrez bientôt leur poser la question, transmit Monica. Leur vaisseau arrivera ici dans dix minutes. Ecoutez, Renato, je sais que tout ceci est fascinant, mais nous n'avons vraiment pas le temps de nous y intéresser. D'accord ? - Oui, excusez-moi. Mais je déteste les énigmes non résolues. - C'est ce qui fait de vous un bon scientifique. Et je suis ravie que vous soyez ici pour nous aider. Bon, c'est ce corridor qui nous intéresse. Monica laissa un disque-capteur sur l'un des conduits et se remit en route. Renato la suivit après avoir jeté un dernier regard à l'antique réacteur, et les deux sergents fermèrent la marche. - Le vaisseau tyrathca est décidé à accoster, rapporta Beau-lieu. Il vient de caler sa vélocité sur celle de Tanjuntic-RI. - Merde, grogna Joshua. Ils étaient en train de savourer une pause dans leur offensive de diversion, qui avait tourné à la partie d'échecs tridimensionnelle. Le Lady Mac se déplaçait à un g d'accélération, survolant le pôle d'Hesperi-LN à cent soixante-quinze mille kilomètres d'altitude. Dix-huit guêpes de combat convergeaient sur lui de toutes parts, manoeuvre d'encerclement des plus classiques. La plus proche l'atteindrait dans quatre minutes. Au moins son équipage n'avait-il plus à se soucier de la harpie. Syrinx confirma que le Stryla se trouvait toujours au voisinage des deux lunes. - Liol, annonce-leur les mauvaises nouvelles, s'il te plaît. Joshua se concentra sur le schéma des systèmes de l'astronef, ordonnant à l'ordinateur de bord de configurer la coque pour un saut. Au fond de son esprit, quasiment dans son subconscient, une partie de lui-même s'étonnait de l'assurance avec laquelle il abordait cette nouvelle bataille spatiale. Quand il comparait son attitude présente, ainsi que celle de son équipage, aussi calme qu'efficace, avec la frénésie, le désespoir qui avaient marqué leurs actions au large de Lalonde, il avait l'impression d'être passé dans un univers parallèle. Cette fois-ci, cependant, c'était lui qui avait pris l'initiative, et c'était là une différence de taille. - Dahybi ? - Nouds chargés et en ligne. Prêts à sauter, capitaine. - Formidable. Voyons quel est notre degré de précision. Il coupa les fusiopropulseurs et initia le saut. Les Tyrathcas virent l'envahisseur disparaître au milieu de l'essaim de guêpes de combat. Les capteurs DS localisèrent son point d'émergence au même instant. A cinquante mille kilomètres de là. Sa fusiopropulsion s'activa de nouveau, le poussant en direction de la planète, faisant de lui une menace pour sa population. Les vaisseaux changèrent tous de trajectoire pour se lancer à sa poursuite. Un nuage crépitant d'ions s'écrasa sur la proue de Tanjuntic-RI lorsque le bâtiment tyrathca conclut sa manoeuvre d'approche. Des décharges électriques coururent sur la grille de supraconducteurs en ruine, grillant sa couche superficielle de molécules fragiles qui s'embrasa en une multitude de fontaines irisées. Le pilote n'avait pas pris la peine de passer des fusiopropulseurs aux rusées auxiliaires préalablement à l'abordage. Le vecteur de vol du vaisseau était conçu pour le conduire à moins d'un kilomètre de l'antique arche stellaire, sans tenir compte des dégâts qui seraient infligés à celle-ci. Il s'agissait d'un spationef tyrathca du modèle standard (et unique), un cylindre de trois cents mètres de long et de cent cinquante mètres de diamètre. Contrairement aux modèles humains, qui étaient bâtis autour d'une soute à laquelle étaient fixés les modules et capsules requis, il contenait tous ses éléments à l'intérieur de sa coque d'aluminium. C'était un engin aussi laid que banal, décoloré par plusieurs années d'exposition aux émissions thermiques et ultraviolettes de l'étoile d'Hes-peri-LN. Quatre écoutilles rectangulaires étaient creusées dans sa proue, cinq fusées trapues saillaient de sa poupe. Lorsqu'il cessa de décélérer, il flottait parallèlement au spatioport de Tanjuntic-RI à une distance de deux kilomètres. Des petites tuyères chimiques s'embrasèrent sur sa coque, et des flammes couleur de soufre le propulsèrent doucement vers l'axe de rotation. Il se mit à tourner sur lui-même en phase avec l'arche stellaire, alignant sa poupe sur le spatioport. Ses tuyères de proue crachèrent à leur intensité maximale et deux de ses fusiopropulseurs s'activèrent un instant. Leurs plumets de plasma semblèrent transpercer le centre du spatioport telles deux lances incandescentes. La combustion ne dura pas plus de deux secondes, et elle n'était pas particulièrement puissante. Mais les dégâts qu'elle causa furent immenses. Métaux et matériaux composites vaporisés jaillirent du point d'impact. C'en était trop pour la structure déjà fragilisée du spatioport. Le cône de disques empilés se brisa près de sa base et se détacha. Les disques s'éparpillèrent dans toutes les directions, semant des fragments dans leur sillage. L'un d'eux entra en collision avec Tanjuntic-RI, s'effritant comme s'il était fait de papier avant de rebondir. Il ne resta plus de la colonne du spatioport qu'un moignon de dix mètres dépassant de la roche. Il disparut bientôt derrière la masse du spationef tyrathca. Deux écoutilles s'ouvrirent, éjectant plusieurs douzaines de formes pâles et ovoïdes. Celles-ci semblèrent d'abord dériver comme des feuilles emportées par la brise, puis elles émirent des petits jets de gaz et se dirigèrent vers la colonne brisée. Les lunes jumelles d'Hesperi-LN n'étaient guère hospitalières. Leurs champs gravifiques en conflit permanent avaient attiré quantité de débris cosmiques depuis leur formation et en capturaient de nouveaux chaque jour. Les poussières et les particules les plus petites étaient tôt ou tard chassées par le vent solaire, les photons et les particules élémentaires les propulsant vers les étoiles. Mais les gros cailloux restaient. Leur taille allait du rocher à l'astéroïde ; une fois piégés dans leur orbite, ils se baladaient durant des millénaires en suivant une trajectoire soumise à de constantes perturbations. Au bout du compte, ils échouaient au point de Lagrange central, à égale distance des deux lunes. Il s'agissait en fait d'une zone encombrée de plus de cent kilomètres de diamètre, visible depuis la surface d'Hesperi-LN sous la forme d'une tache grise. Sa forme évoquait celle d'une galaxie, les astéroïdes les plus gros étant massés en son centre tandis que les plus petits dessinaient un nuage sur sa périphérie. Impossible d'utiliser en ce lieu guêpes de combat et armes rayonnantes. On pouvait s'y abriter et observer son ennemi qui attendait au-dehors. À condition de pouvoir éviter les nuées de gravillons véloces qui tournaient sans cesse à la périphérie du nuage de Lagrange. Onone avait échoué dans toutes ses tentatives de poursuivre la harpie dans le nuage. Au bout de vingt minutes de manoeuvres dangereuses, durant lesquelles le faucon avait à peine réduit de cent mètres la distance le séparant de l'ennemi, Syrinx avait décidé que ça suffisait comme ça. Leurs cellules énergétiques se vidaient à une allure inquiétante pour maintenir le champ de distorsion, lequel jouait un rôle essentiel dans la protection de la coque. Et ils auraient besoin de toute leur puissance, quelle que soit l'issue de l'exploration de Tanjuntic-RI. Elle dit à Onone de faire halte et d'ajuster son vecteur orbital en fonction de la trajectoire des particules environnantes. Une fois qu'Etchells constata qu'on avait cessé de le poursuivre, lui aussi se calma et se contenta de maintenir sa position. Les deux vaisseaux n'étaient séparés que par une quinzaine de kilomètres. Seuls leurs champs de distorsion leur permettaient de déterminer leur position respective, l'observation radar comme visuelle étant impossible. Cette situation n'est pas tenable, dit Syrinx à la harpie. Trois vaisseaux tyrathcas arrivent sur nous. Vous ne pouvez pas rester éternellement à l'intérieur du nuage. Quittez ce système. Pas question, répliqua Etchells. Maintenant, vous êtes obligés de me coller aux fesses. Ça veut dire que j'ai gagné. Vous ne pouvez plus faire ce que vous êtes venus faire ici. Et vos copains adamistes sont dans la merde. Ils sont neutralisés, eux aussi. J'accepte vos observations, avec certaines réserves, lui dit-elle en veillant à ne pas laisser ses émotions déborder sur la bande d'affinité. De toute évidence, la harpie ignorait qu'ils avaient débarqué une équipe dans Tanjuntic-RI. Ils n'avaient plus qu'à la bloquer ici jusqu'à ce qu'Oski et Renato aient accédé aux fichiers. Continuez de le distraire, dit-elle à son équipage. Je veux surveiller les activités des vaisseaux tyrathcas. Nous risquons de devoir partir précipitamment. Entendu, dit Cacus. Ruben, active nos nouveaux générateurs de fusion. J'aimerais que les cellules énergétiques d'Onone soient rechargées le plus vite possible. Quand nous partirons d'ici, cette harpie ne doit pas pouvoir nous suivre. Compris. Ruben ordonna aux processeurs d'entamer la séquence d'allumage des générateurs. La communication entre les deuxième et troisième niveaux de Tanjuntic-RI se faisait surtout au moyen de monte-charge. Chacun de ceux-ci était flanqué de deux rampes en spirale. Les explorateurs durent activer les crampons de leurs bottes en empruntant l'une de celles qui conduisaient à l'anneau cinq. Le sol verglacé devenait de plus en plus dangereux à mesure que croissait la pesanteur. À la fin de cette rampe les attendait un sas dont les écoutilles auraient été à leur place sur un coffre-fort. Ce point représentait la première ligne de défense des Tyrathcas contre la dépressurisation dans les niveaux supérieurs, et ils lui avaient appliqué leur philosophie de l'ingénierie. Pour preuve de leur efficience, les cavernes et les anneaux de Tanjuntic-RI conservaient encore une partie de leur atmosphère au bout de treize siècles. Un stock d'équipement humain était rangé près de la porte en bas de la rampe : générateurs de microfusion, chariots élévateurs, plaques de thermoinduction industrielles, béliers hydrauliques et actuateurs électromagnétiques, tous reliés par des câbles et des conduits. Les archéologues les avaient utilisés pour réactiver le gigantesque sas. Celui-ci était entrouvert, ce qui leur permettait d'accéder à l'anneau cinq. Quatre petites jeeps étaient parquées derrière l'écoutille, des véhicules comme on en utilisait sur les planètes sans atmosphère, avec de gros pneus et un châssis arachnéen. On n'aurait pu imaginer plus vif contraste avec le décor massif qui les entourait. Samuel alla les examiner, activant des touches sur leurs tableaux de bord. - J'ai une réaction du processeur central, transmit-il. Il reste un peu de jus dans les circuits de réserve, mais c'est à peu près tout. Les cellules principales sont mortes. - Aucune importance, répliqua Monica. Elle ordonna à ses lampes d'émettre une pulsation de forte puissance et prépara ses capteurs. Ses naneuroniques figèrent l'image au moment du flash. Puis des programmes l'isolèrent à fin d'examen. Même les lampes de son armure ne pouvaient pénétrer les ténèbres à l'autre bout de l'anneau. Conséquence : l'effet de courbure était totalement perdu. Elle se trouvait dans une caverne de métal, dont les parois, le plafond et le sol étaient faits de plusieurs millions de panneaux d'aluminium, plaqués à la roche et soudés les uns aux autres. Des plantes avaient poussé le long des murs pendant que l'arche stellaire était occupée, grimpant vigoureusement sur des treillis métalliques. Leurs feuilles étaient maintenant noires et flétries, tuées par le manque d'eau et de lumière bien avant que la chaleur se soit dissipée dans l'espace. Mais le froid était arrivé avant leur ultime automne, les aspergeant de givre et les figeant sur leurs supports métalliques. Le plafond évoquait un peu un entrepôt humain ; les poutres et les conduits qui s'y entrecroisaient donnaient à la vaste chambre des allures d'usine. Elle avait été éclairée par des milliers de disques de verre fumé que l'on apercevait encore par endroits. - Le palais des merveilles hivernales, commenta Monica. Bâti par les petites mains du diable. - Comment ont-ils pu vivre là-dedans, bon Dieu ? demanda Renato. Cette arche n'est qu'une gigantesque machine. Rien n'a été fait pour la rendre agréable ou hospitalière. On ne peut pas passer sa vie là-dedans, il y a de quoi devenu- fou. - Si on est un humain, transmit Oski. Les Tyrathcas n'ont pas notre profil psychologique. - Ni notre sens artistique, apparemment, dit Samuel. Nos habitats leur paraîtraient déprimants, je suppose. - Les Tyrathcas sont arrivés, lança l'un des sergents. Tous assistèrent à la scène grâce au disque-capteur que Monica avait laissé au niveau un. Un éclair dans le sas donnant sur la colonne de soutènement du spatioport. L'écoutille en titane vola en éclats dans le corridor, où des débris de métal et de givre rebondirent sur les murs dans toutes les directions. Les Tyrathcas firent leur apparition et se dirigèrent vers les rampes. Ils portaient des vidoscaphes, et il était malaisé de distinguer les guerriers des reproducteurs. L'Institut de recherche industrielle et spatiale de la République lunaire avait tenté à plusieurs reprises de leur vendre des combinaisons en silicone programmable conformes à leur morphologie, mais ils s'en tenaient obstinément au modèle de leur conception. Le scaphandre spatial tyramca était fait dans un plastique flexible de couleur bleu argenté ressemblant à de la soie métallisée. Il était lâche et suffisamment volumineux pour que le xéno puisse s'y glisser, avec des tubes en accordéon pour ses membres inférieurs et supérieurs. Au lieu d'être gonflé à l'oxygène une fois enfilé, il était empli d'un épais gel qui en expulsait l'air. Vu le nombre de membres (et donc d'articulations) de l'organisme tyrathca, un tel concept dispensait le scaphe de joints pressurisés. Pour respirer, le xéno portait un masque à l'intérieur de sa tenue. Les bonbonnes, le régulateur et l'échan-geur thermique étaient fixés à son dos, grâce à deux excroissances courant le long de l'échiné. Il portait autour du cou un harnais contenant le reste de son équipement. - Apparemment, ils n'ont pas non plus notre subtilité, télétransmit Monica. Ils ont dû faire exploser tous les sas du premier corridor pour arriver jusqu'ici. Le capteur enregistre des déplacements gazeux dans le corridor. Ils se fichent de savok que Tanjuntic-RI risque de perdre ce qui lui reste d'atmosphère. - Alors n'y faisons pas attention, nous non plus, dit Renato. Cela n'affectera pas notre mission. - Ils sont tous armés, fit remarquer Samuel. Même les reproducteurs. Chaque Tyrathca portait deux fusils d'un noir mat, reliés par des câbles à des modules fixés à leurs harnais. Monica fit passer ses fichiers armement en mode primaire et lança une recherche dans le catalogue. - Ce sont des masers, télétransmit-elle. Modèle à projection basique. Notre armure devrait résister à un assaut direct. Mais on aura des pépins en cas de saturation. Et ils ne transportent pas que ce type d'arme. Je crois reconnaître des roquettes et des grenades EE. De fabrication humaine. - Je me demande qui les leur a vendues, transmit Oski. Je croyais que la Confédération interdisait les ventes d'armes aux Tyrathcas. - Peu importe, fit Samuel. Venez, il faut localiser le centre de contrôle que les archéologues avaient découvert. Monica fit passer les capteurs de son armure en mode de visualisation infrarouge. Les bâtiments tyrathcas se matérialisèrent autour d'elle, des tours d'un bleu pâle luminescent alignées le long de l'anneau. Une nécropole glacée, où chaque rue, chaque immeuble était identique, comme si toutes les sections avaient été coulées dans le même moule. Les tours étaient assiégées par des plantes entrelacées dont les tiges s'affaissaient pour l'éternité. Le froid impitoyable les avait transformées en sculptures de fer forgé. Feuilles curvilignes, fleurs aux formes étranges et cosses gonflées avaient toutes viré au gris anthracite. - Bon Dieu, ces enfoirés de Tyrathcas se débrouillent bien en zéro g, transmit Samuel. Cela faisait dix minutes qu'ils avançaient, et leurs poursuivants étaient déjà arrivés en bas de la première rampe. Un disque-capteur montrait l'un d'eux scannant le sol avec un appareil portable pendant que les autres attendaient les résultats. Ils se divisèrent en trois groupes, suivant les diverses pistes thermiques. - J'en compte dix-huit qui sont après nous, télétransmit Monica. Dont quatre reproducteurs, je crois. Ils sont un peu plus grands que les soldats. - Je retourne à l'entrée, dit l'un des sergents. J'aurai le temps de semer plusieurs fausses pistes avant qu'ils atteignent cet anneau. Ça devrait les pousser à se diviser encore. Et peut-être que je réussirai à fermer l'écoutille. Dans tous les cas, ça réduira le nombre de vos poursuivants. - Merci, dit Monica. Le sergent fit demi-tour et rebroussa chemin. - Et il n'y eut plus que cinq petits nègres, marmonna Renato pour lui-même, mal à l'aise. lone tenait à découvrir le plus vite possible les intentions des Tyrathcas. Cela l'aiderait sûrement à élaborer une tactique destinée à les maintenir à l'écart des explorateurs. Les deux sergents chargés de la première diversion avaient bien tracé leurs fausses pistes respectives, décrivant plusieurs méandres entre les grandes salles des machines du deuxième niveau. C'était à ce moment-là qu'elle avait constaté que la carte dressée par les archéologues n'était pas parfaite. Elle avait dû faire appel à son guido-bloc pour se repérer et déterminer sa position exacte lorsque le tracé des corridors ne correspondait pas à la réalité. Il lui faudrait tenir compte de ce facteur pour préparer sa retraite. Les Tyrathcas, eux, disposaient d'informations exactes. La topologie de Tanjuntic-RI leur était connue, transmise d'une génération à l'autre par le biais de leurs glandes de programmation. L'un des deux premiers sergents se tenait en retrait d'une arcade conduisant à une chambre hémisphérique. Ce vaste espace était occupé par ce qui ressemblait à une raffinerie de verre. Colonnades, sphères, dômes et minarets dessinaient une ville en miniature, parcourue par un réseau serré de tubes. Les conteneurs individuels étaient emplis de liquides colorés désormais gelés. On apercevait des lézardes un peu partout. Si la chaleur revenait dans cette chambre, tout l'édifice s'effondrerait probablement. Il y avait trois autres entrées donnant sur la raffinerie de verre, et le sergent s'était placé face à celle où conduisait sa fausse piste thermique. Grâce aux disques-capteurs, lone voyait les Tyrathcas avancer dans le corridor en suivant celle-ci. Elle savait que la signature thermique de sa tenue leur serait perceptible dès qu'ils seraient entrés dans la chambre, telle une naine rouge brillant sur fond de firmament arctique. Le premier Tyrathca entra. Stoppa. Leva le scanner qu'il tenait et le pointa droit sur elle. Le bloc de communication d'Ione capta un signal crypté. Toute la colonne de Tyrathcas fit halte. Puis deux d'entre eux vinrent prêter main-forte au premier. Ils se déployèrent aussitôt dans la chambre, réduisant les chances qu'elle avait de les toucher tous. Zut, fit-elle. On peut dire adieu à notre idée de piège. Les autres restent en retrait pour voir ce qui va se passer. Il fallait s'y attendre, répondit Samuel. Ils font partie de la caste des soldats, après tout. Ils sont nés pour la guerre. Les reproducteurs n'ont pas besoin de leur transmettre chimiquement des programmes tactiques; de telles connaissances sont innées chez eux. Le sergent sortit de l'alcôve où il s'était dissimulé. lone ordonnait à son bloc de communication d'ouvrir un canal sur la fréquence utilisée par les Tyrathcas lorsque deux d'entre eux donnèrent du maser. Les rayons l'atteignirent de plein fouet, manquant saturer la toile de dissipation énergétique de son armure. Elle fit un bond, encore accentué par la faible pesanteur et par la puissance de son armure. En même temps, elle déclenchait les charges EE qu'elle avait planquées au-dessus des deux entrées de la chambre. Quatre avalanches de roche se déversèrent sur celle-ci, piégeant les trois Tyrathcas qui s'y étaient aventurés. lone se releva et refocalisa ses capteurs. Son bond l'avait propulsée sur cinquante mètres dans le couloir, et elle n'avait évité le plafond que de justesse. Des cailloux dérivaient encore un peu partout. Les disques-capteurs placés dans la chambre de la raffinerie ne montraient qu'un épais nuage de poussière, ceux du corridor montraient les autres Tyrathcas battant en retraite. Ils se divisèrent en deux groupes, qui disparurent dans des corridors secondaires où aucun capteur ne pouvait les suivre. Mauvaise nouvelle : ils tirent pour tuer, avertit-elle. Ils ne semblent pas s'intéresser aux raisons de notre présence ici. Encore une fois, il fallait s'y attendre, dit Samuel. On ne crée pas une caste spécialisée dans l'agression si on n'en a pas un besoin vital. La structure sociale tyrathca est fondée sur une hiérarchie clanique ; c'est une espèce extrêmement territoriale. Et nous violons le plus ancien de tous leurs territoires, défiant ainsi des instructions expresses de leur part. Oui. Enfin, on sait au moins à quoi s'attendre quand ils arriveront dans l'anneau cinq. Maintenant, je ferais mieux de disparaître avant qu'ils surgissent d'un passage secret et me descendent. Le centre de contrôle consistait en une série de pièces creusées dans le mur de l'anneau cinq, à quatorze cents mètres de la rampe. Des rectangles tout simples, aux murs couverts de plaques d'aluminium, au sol de matériau composite. Chaque pièce contenait des terminaux d'ordinateurs plutôt massifs, avec des claviers en rosace adaptés aux appendices des Tyrathcas. Au-dessus d'eux étaient affichés des diagrammes se rapportant aux engins et à la trajectoire de l'arche stellaire. Bref, ce centre de contrôle était un peu la passerelle de commandement de Tanjuntic-RI. Selon le rapport des archéologues, il y avait eu moins de glace dans cette partie de l'arche, ce qui leur avait permis de réactiver sans trop de problèmes plusieurs systèmes électroniques. Le centre de contrôle dépendait d'un circuit environnemental spécial où le taux d'hygrométrie était fortement réduit, et les sas avaient été fermés avant la dernière évacuation de l'arche stellaire, de sorte qu'on ne déplorait aucune contamination par l'atmosphère humide de l'anneau cinq. Les archéologues savaient que ces pièces scellées étaient importantes ; ils avaient reconstitué le réseau de communication de l'arche et constaté que le nodule principal se trouvait là. : Avec tout le respect voulu, ils avaient enchâssé leurs écoutilles dans les sas tyrathcas, comme au niveau un. Vu la température ambiante, il n'y avait plus aucun risque de contamination atmosphérique, mais ils avaient tenu à conserver l'intégrité environnementale du lieu. Leur expédition était la première que l'humanité ait menée dans un artefact appartenant à une espèce xéno consciente ; l'éthique était pour eux d'une importance vitale - même si les Tyrathcas étaient parfaitement indifférents à une telle notion. D'autres visiteurs avaient partagé cette indifférence, ainsi que le découvrirent Monica et ses compagnons. Les grands rectangles de titane conduisant au centre de contrôle avaient été réactivés et ouverts. En outre, les verrous de sécurité avaient été désactivés, ce qui avait permis aux intrus de les ouvrir tous les trois en même temps. Les cinq explorateurs se tenaient immobiles devant l'ouverture, scannant ce qui les entourait avec leurs capteurs. - C'est forcément ici, télétransmit Monica. Les écoutilles humaines sont toujours là. Les archéologues n'en avaient pas placé ailleurs. - Y a-t-il eu une autre expédition depuis la première ? s'enquit Renato. - Si tel est le cas, alors ni la Terre, ni Jupiter, ni Kulu n'en ont été informés, répondit Samuel. Ce qui me paraît hautement improbable. - Et s'il y en avait eu une, pourquoi n'aurait-elle pas utilisé les écoutilles installées par la première ? demanda Renato. Nous savons qu'elles fonctionnent. Il a fallu beaucoup d'efforts aux intrus pour forcer ces monstruosités. Oski s'avança d'un pas hésitant et scanna le pourtour du sas avec un capteur portable. - Aucune impulsion électrique. Mais l'ouverture est survenue très récemment. Il subsiste des traces thermiques très faibles dans la structure environnante. Sans doute ont-ils été obligés de porter les sas à leur température d'origine pour pouvoir les remettre en marche. Monica résista à l'instinct qui lui commandait d'aller fouiller les rues de la nécropole derrière elle. Le micro-radar de son scaphe scannait constamment les lieux en quête de mouvement. Pourtant, la froidure qui régnait à bord de l'arche stellaire était perceptible en dépit de son armure. - Qu'entendez-vous par " récemment " ? demanda-t-elle. - Durant les cinq derniers jours. - Et ce n'étaient pas des humains, intervint Renato. - Pourquoi dites-vous ça ? - C'est évident. Si c'étaient des humains, ils auraient utilisé les écoutilles des archéologues. Ces visiteurs, qui qu'ils soient, étaient trop gros pour passer par là. - C'étaient forcément des Kiints, télétransmit Samuel. Après tout, c'est en partie à cause d'eux que nous sommes ici. lone et Kelly avaient raison, Lieria était grandement intéressée par le Dieu endormi. Et c'est à bord de cette arche stellaire qu'on a le plus de chances de trouver des informations à son sujet. Ils ont dû se téléporter ici peu de temps après avoir quitté Tranquillité. Et, vu leur élégance, ça ne m'étonnerait pas qu'ils aient ouvert le sas d'origine pour passer. Nous avons vu que les Tyrathcas ont une tout autre optique. - Pourquoi ne se sont-ils pas directement téléportés dans le centre de contrôle ? demanda Monica. - N'oubliez pas qu'il est minuscule à l'échelle cosmique. Réussir ce coup-là doit être impossible, surtout si on part de Jobis, qui se trouve à trois cents années-lumière d'ici. - Peut-être. Vous croyez qu'ils sont toujours ici ? Oski pointa son capteur sur le tunnel peu profond du sas. - Il est inerte, pour autant que je le sache. - Et le temps presse, transmit Monica. Allons-y. Il faisait sensiblement plus chaud dans le centre de contrôle. Les capteurs des scaphes détectèrent des concentrations thermiques autour de trois des terminaux de la deuxième pièce. - C'est le centre d'astrogation, télétransmit Oski. L'une de nos destinations. Si nous devons trouver le lieu où se trouve le Dieu endormi, c'est ici que nous avons le plus de chances d'y parvenir. - Alors, au boulot, lança Monica. Les disques-capteurs lui montraient les Tyrathcas en train d'entrer dans la chambre au réacteur biologique, située niveau deux. Ils avaient sensiblement ralenti l'allure depuis leur affrontement avec le premier sergent et abordaient chaque nouvelle chambre avec prudence, n'y envoyant pas plus de trois soldats chaque fois. Néanmoins, il ne leur faudrait plus qu'un quart d'heure pour atteindre la rampe conduisant à l'anneau cinq. Oski et Renato s'agenouillèrent devant l'un des terminaux et sortirent leur équipement. Monica, Samuel et le dernier sergent fouillèrent les autres pièces, puis regagnèrent l'anneau cinq. - On devrait revenir un peu en arrière et semer quelques fausses pistes thermiques, suggéra Monica. Ça nous donnera quelques minutes de répit supplémentaires. - Je ne pense pas, dit Samuel. Quand ils arriveront ici, notre destination sera évidente à leurs yeux. Il ne sera plus question de faire diversion. Nous devrons défendre notre position. - Merde, j'espère que non, car sur le plan tactique nous sommes foutus. Ils peuvent nous attaquer sur tous les flancs et nous n'avons aucune possibilité de retraite. - Mais nous avons des armes plus performantes. Espérons que nous n'aurons pas à les utiliser. - Bon. Puisque nous avons atteint notre but, pourquoi ne pas réfléchir maintenant à un moyen de se tailler d'ici ? Le deuxième sergent avait piégé une section de corridor longue de cent cinquante mètres. Son plan était la simplicité même. Attendre que le Tyrathca de tête soit parvenu au niveau de la charge EE la plus proche, puis activer les deux charges. Les douze xénos seraient alors coincés dans le tronçon de corridor. Mais lorsque le Tyrathca de tête arriva à proximité de la première charge, il ralentit et les autres s'arrêtèrent. lone jura en le voyant avancer prudemment tout en agitant son scanner. Elle avait dû laisser une trace thermique révélatrice là où elle avait placé les charges. Après avoir consulté une dernière fois l'affichage du scanner, le Tyrathca braqua son maser sur le plafond. Si le rayon frappait le système de mise à feu électronique, les radiations le détruiraient. Irritée, lone déclencha la charge EE, démolissant le plafond sur une longueur de cinq mètres. Aucun des Tyrathcas ne fut atteint. Ils battirent en retraite et se séparèrent. Sans doute pour contourner l'obstacle et pour retrouver la piste thermique du sergent, mais elle ne pouvait pas en être sûre, privée qu'elle était de données capteur. Elle se remit en route, se dirigeant vers les entrailles de l'arche, persuadée qu'ils ne pouvaient pas la précéder. Oski était dans son élément. Elle cessa totalement de s'inquiéter de son sort lorsque Renato et elle ôtèrent les panneaux des terminaux pour exposer leurs ckcuits au grand jour. L'électronique tyrathca accusait plusieurs générations - sinon plusieurs siècles - de retard sur l'électronique humaine. Elle n'avait pas vu des systèmes aussi primitifs depuis le semestre obligatoire d'Histoire de l'électronique à la fac. Renato suivit avec efficacité les instructions qu'elle lui télétransmettait. Il remonta le câble d'alimentation principal du terminal et y inséra l'une des matrices énergétiques qu'ils avaient apportées. Des petits symboles colorés s'allumèrent autour du clavier en rosace. - Dieu merci, ils n'ont aucune imagination, transmit Oski. Je n'aimerais pas faire ce que je fais sur un système non standard avec le temps dont je dispose. Mais ce concept est inconnu des Tyrathcas. - Et je persiste à dire que c'est un paradoxe, déclara Renato. L'imagination est à l'origine de toutes les idées nouvelles. Impossible de concevoir un astronef sans imagination. C'est la soeur siamoise de la curiosité. - Une qualité dont ils semblent également dépourvus. - Mais explorer son environnement, c'est nécessaire à la survie ! Si on veut vivre, on est bien obligé de repérer les menaces. Afin de mieux pouvoir les circonvenir ensuite. - Je n'en disconviens pas. Mais remettons la discussion à plus tard, d'accord ? Oski entreprit de relier les blocs-processeurs qu'elle avait apportés aux bus de données du terminal, déroulant de longs rubans de câble en fibre optique s'achevant par des broches d'interface spécialisées. Les archives du Projet de recherche sur les Laymils disposaient des spécifications des systèmes électroniques tyrathcas, bien entendu, mais elle avait consulté les rapports des archéologues par acquit de conscience. Les systèmes de Tanjuntic-RI étaient identiques à ceux que les xénos utilisaient aujourd'hui, jusqu'à la taille et à la configuration des prises. Quinze mille ans de standardisation ! Renato avait raison, ce n'était pas seulement étrange, c'était carrément surnaturel. Les broches d'interface se mirent en place sans problème et le bloc rapporta que la liaison photonique à haute densité était établie. Ce qui était ridicule. Elle s'était préparée à appliquer un produit chimique sur les broches pour assurer leur insertion. Une invention de sa division pour nettoyer les appareils optiques exposés au vide, à la poussière et à la dégradation de l'anneau Ruine ; ils avaient souvent recours à ce produit pour étudier les systèmes laymils récupérés par les prospecteurs. Elle reposa la bombe et attrapa un micro-scanner. - Que leurs systèmes électroniques soient en meilleur état que les débris laymils avec lesquels on travaille, je veux bien le croire, télétransmit-elle. Cet environnement est moins hostile que le vide spatial et cela fait moins longtemps qu'il a été déserté. Mais à ce point, c'est absolument impossible. (Les blocs achevèrent d'assembler le schéma iconographique de l'architecture du terminal.) Tout le terminal est en ligne, il n'y a pas un seul élément qui ne soit pas fonctionnel. Les Kiints ne se sont pas contentés d'accéder à ce truc, ils l'ont complètement réparé. Certains de ces composants sont flambant neufs, bon sang. - Quel en est le pourcentage ? - Selon mon scanner, cela ne concerne que les processeurs et une partie des circuits. Les cristaux mémoire sont d'origine. Ce qui est sensé. Ils voulaient les données qui y sont enregistrées, comme nous. - Vous pouvez les récupérer ? - Pas de problème. Ils connaissaient déjà le langage de programmation tyrathca, et il n'y avait dans ce terminal ni protocole de sécurité ni code d'accès pour se protéger des intrus. Avant leur départ de Tranquillité, les experts de la division avaient préparé des questeurs sur mesure capables d'examiner toutes les informations contenues dans les cristaux mémoire tyrathcas. Oski injecta le premier paquet de programmes préformatés dans l'architecture du terminal. Certains cherchaient des références précises, tandis que d'autres classaient l'information en fonction du type de fichier. Oski et Renato accédèrent aux résultats des questeurs dès le retour de ceux-ci. - Enfin, il ne fallait pas s'attendre à trouver une référence dkecte au Dieu endormi, transmit Renato. - Et aucune mention non plus d'un événement cosmologique hors du commun, fit remarquer Oski. (Elle étudia l'index des fichiers, déterminant la nature de la base de données obtenue afin de formater les prochains questeurs en fonction de celle-ci.) Nous avons plein de données d'astrogation. - Je vais demander aux questeurs de chercher les mesures stellaires qui leur ont servi à l'alignement des communications laser durant le voyage. Au moins, ça nous donnera une idée de leur protocole de contact avec les autres arches stellaires. - Bonne idée. Moi, je vais chercher d'autres trajectoires d'arches stellaires. Ça devrait nous permettre d'évaluer le volume d'espace à prendre en considération. Les questeurs trouvèrent des dizaines de mesures stellaires liées à l'alignement du laser de communication. Quatre-vingt-cinq pour cent d'entre elles avaient été effectuées durant les six premiers millénaires du voyage, après quoi la fréquence des communications avait diminué de façon drastique. Au cours des dernières parties du voyage, ces mesures stellaires servaient presque exclusivement à aligner le laser sur les cinq colonies fondées par Tanjuntic-RI. Oski partit ensuite à la recherche des fichiers de communication concernés. - Les messages ne sont pas stockés ici, déclara-t-elle en fin de compte. Je trouve un code associé à chaque fichier laser. Mais il fait référence à un tout autre système. - Vous savez où il se trouve ? lui demanda Renato. - Pas encore. (Elle élabora un nouveau paquet de questeurs et les envoya dans les routines de gestion basiques du terminal.) Et vous, comment ça se passe ? - J'obtiens un succès inquiétant. Les Tyrathcas ont construit plus d'un millier d'arches stellaires. - Nom de Dieu. - Ouais. Si elles ont toutes fait autant de chemin que celle-ci, notre champ d'investigation risque d'être considérable. Leur Dieu endormi peut se trouver dans une zone recouvrant un pourcentage mesurable de la galaxie. Un pourcentage limité, certes. Mais tout est relatif. Parker et Kempster vont adorer. Les questeurs d'Oski commencèrent à lui apporter des réponses. - Ah, nous y voilà. Les fichiers que nous cherchons sont stockés dans une archive principale. J'ai le code d'identification. - Mais elle peut se trouver n'importe où. Nous n'avons pas accès à tout depuis ce centre de contrôle. - Oui. Venez. Ce qu'il nous faut, c'est le centre de gestion des systèmes de l'arche stellaire. On va voir si on peut activer l'un de ses terminaux et ouvrir un schéma général. Le rayon maser frappa le sergent à la cuisse alors qu'il traversait l'une des chambres hémisphériques. lone réagit automatiquement en plongeant derrière une gigantesque machine. Le rayon disparut dès qu'elle fut à l'abri. Le bloc de contre-mesures électroniques de son armure en avait déterminé la source. Le Tyrathca était posté à l'entrée d'un corridor. Elle chargea les coordonnées dans ses armes. Une grenade à tête chercheuse jaillit de son ceinturon, décrivant une parabole au-dessus de la machine. Une explosion EE oblitéra l'entrée du corridor. Un autre maser frappa l'armure du sergent. lone roula sur elle-même, mit son lance-grenades en position. Une seconde grenade élimina le corridor d'où sortait un nouveau Tyrathca. Us sont foutrement rapides, dit-elle à Samuel et à ses autres moi. C'était une excellente manoeuvre en tenailles. Elle scanna le corridor devant elle avec les capteurs de son armure. Aucun mouvement, aucune source d'infrarouge anormale. Tu ne peux pas battre en retraite, lui dit le sergent qui se trouvait avec Monica et Samuel, dans l'anneau cinq. Ils sont derrière toi et tu le sais. Oui. Elle déclipsa un chargeur de son ceinturon et l'inséra dans son lance-missiles tout en se dirigeant vers l'entrée d'un corridor encore intact. Trois missiles profilés filèrent à deux secondes d'intervalle l'un de l'autre, s'enfonçant dans le boyau enténébré. Le sergent se plaqua contre le mur. Chacun de ces trois missiles était pourvu d'une tête neutro-nique. Ils détonèrent simultanément, baignant d'une dose létale de radiations une section de corridor longue de cinq cents mètres. S'il s'était trouvé un Tyrathca dans cette zone, il aurait été tué sur le coup ou presque. Tenant le lance-missiles d'une main et le laser à rayons X de l'autre, le sergent s'avança dans le corridor radioactif. - Oski, au rapport, s'il vous plaît, télétransmit Monica. La situation commence à devenir critique. Un disque-capteur lui montrait des Tyrathcas en train de se regrouper en haut de la rampe donnant sur l'anneau cinq. - Je viens d'entrer dans le plan général du système. Je devrais localiser d'un instant à l'autre l'archive qui nous intéresse. Les Kiints ont également remis ce terminal à neuf. Ça doit vouloir dire qu'on est sur la bonne voie. - Oski, transmit Samuel, tâchez d'enregistrer ce plan, s'il vous plaît. Ça pourrait nous aider à sortir d'ici. - Sortir d'ici ? répéta Monica. - Oui. J'ai une idée. - Je serais ravie de l'entendre. - Un instant. Syrinx? Oui, Samuel. Est-ce que vous avancez ? Pas autant que je le souhaiterais, mais ça peut aller. Oski va bientôt vous télétransmettre, ainsi qu'au Lady Macbeth, les informations acquises, au cas où nous ne pourrions pas filer d'ici. Il n'y a toujours qu'un seul spationef tyrathca à Tan-juntic-RI. Il n'est pas de taille à résister à Onone. Tant que vous pouvez regagner ce qui reste de la colonne du spatioport, tout ira bien. Ça risque d'être difficile. Les Tyrathcas de la caste des soldats sont très efficaces, comme les sergents sont en train de le découvrir. Et ils savent où nous devons nous rendre. Il leur est très facile de nous tendre une embuscade. Que proposez-vous ? Monica et moi étions présents quand Mzu s'est évadée de Tranquillité. Un instant... protesta Syrinx. Je serais capable de faire ça, intervint Onone. Si Udat y est arrivé, je peux y arriver. On percevait une vive impatience dans l'esprit du faucon. Non, fit Syrinx, n'écoutant que ses instincts protecteurs. Tanjuntic-RI est fichtrement plus petit que Tranquillité. Tu ne rentrerais jamais dans un de ses anneaux. Mais je pourrais sauter dans l'une des chambres du niveau un. C'est ce que j'allais suggérer, reprit Samuel. Nous devrions pouvoir atteindre l'une d'entre elles. Et ça m'étonnerait que la harpie puisse vous suivre jusque-là. Alors que si vous reveniez dans les parages pour affronter le spationef tyrathca, elle tenterait sûrement de vous mettre des bâtons dans les roues. Je peux y arriver, insista Onone. Tu en es sûre? Ce n'est pas seulement ton orgueil qui parle ? Tu sais bien que non. Et, par cet acte, nous honorerions la mémoire d'Udat. Très bien. (Syrinx était incapable de dissimuler sa fierté et son impatience.) Samuel, nous allons tenter de vous récupérer dans l'une des chambres axiales. Merci, dit Samuel avec vigueur. Oski et Renato marchaient d'un pas précipité lorsqu'ils sortirent du sas du centre de contrôle. Les programmes de leurs scaphes durent veiller à ce qu'ils ne se cognent pas la tête au plafond de la chambre. - J'ai localisé l'archive. (Renato transmit le fichier à Monica, à Samuel et aux sergents.) Elle se trouve à un kilomètre d'ici, de l'autre côté de l'anneau. - En route, lança Monica. Son guido-bloc analysait les nouvelles données, les intégrait aux fichiers existants. - Selon ce fichier, il y a une rampe menant au niveau deux juste à côté de cette archive, transmit Samuel. Je ferai sauter l'écoutille du sas, et nous filerons par là dès que vous aurez trouvé l'information qui nous intéresse. - Entendu, répondit Renato. Ils se mirent à glisser dans les rues obscures, avançant par bonds, se fiant totalement à leurs programmes de guidage. Autour d'eux, le paysage était immuable. Les tours festonnées de givre étaient rigoureusement identiques, en mode visuel comme dans la gamme infrarouge. - Les Tyrathcas sont en train de descendre la rampe menant à ce niveau, télétransmit le sergent qui gardait l'entrée. J'ai saboté le sas. Voulez-vous que je le fasse sauter ? - Négatif, répondit Monica. Attendez qu'ils soient tous dans l'anneau, puis déclenchez la mise à feu. - Vous voulez les piéger ici ? demanda Renato. Avec nous ? - C'est une bonne tactique, confirma Samuel. Si nous les bloquons maintenant, nous ne saurons plus où ils se trouvent, ni par où ils vont passer pour nous rejoindre. Mais une fois qu'ils seront dans l'anneau, ils ne pourront plus en sortir facilement et nous pourrons suivre leurs mouvements grâce aux disques-capteurs. Cela nous donnera un net avantage stratégique. Un éclat infrarouge illumina soudain le couloir en face du sergent, pareil à une aube automnale. lone fit halte et inséra un chargeur de missiles intelligents dans le lanceur, télétransmettant le profil des Tyrathcas à leurs processeurs. Les capteurs de son scaphe lui montrèrent une autre lueur infrarouge derrière elle. Je suis cernée, dit-elle à ses autres moi. Faites attention. Ils sont doués pour exploiter leur connaissance des lieux. Elle lança deux missiles neutroniques sur le groupe de derrière. Puis elle laissa choir une grenade et se mit à courir. Des missiles intelligents la précédaient. Les pulsations neutroniques s'arrêtèrent net. Elle actionna la grenade, faisant choir le toit du corridor. Elle aperçut des petites dénotations EE devant elle : les missiles transperçaient les scaphes des Tyrathcas, s'enfouissaient dans leur corps avant de sauter. De brillants éclats écarlates balayèrent sa vision infrarouge. Elle continuait de tirer. Sa jambe droite fut frappée par ce qui ressemblait à un boulet de canon. Explosion. Elle fut violemment projetée contre le plafond, rebondit sur le sol. Ses os se brisèrent. Son exosquelette se lézarda. Mais son armure tint bon, renforcée par les générateurs de valence moléculaire. Le sergent leva la tête, délogeant divers rochers reposant sur son casque. Il déplaça ses bras, et des actuateurs l'aidèrent à soulever les rochers qui bloquaient son torse. Il commença à dégager son armure. Deux Tyrathcas de la caste des soldats fonçaient sur lui. lone attendit qu'ils ne soient plus qu'à quinze mètres et lança deux grenades à tête chercheuse. Le disque-capteur placé près de la rampe du niveau un constata une altération de l'environnement thermique sortant du cadre de ses paramètres et lança un signal d'alarme. L'observation visuelle montra vingt nouveaux Tyrathcas pénétrant dans la rampe. - Bon Dieu, télétransmit Monica. On avait bien besoin de ça. - Il leur faudra quarante minutes pour atteindre l'anneau cinq, rétorqua Samuel. Si Oski n'a pas récupéré d'ici là les informations dont nous avons besoin, ça n'aura plus aucune importance. Ils se trouvaient à cinquante mètres de la paroi de l'anneau, devant la dernière des tours. Cinq sources lumineuses balayant le mur de façon erratique, engendrant de minuscules aurores boréales parmi les plantes grimpantes figées par le givre. - Ici, transmit Renato. Il désigna d'un geste ce qu'il venait de repérer, ce qui n'était pas vraiment utile. Les autres, qui avaient vu l'endroit où le rayon de sa lampe s'était arrêté, l'éclairèrent à leur tour. L'écoutille du sas donnant sur les archives était similaire à celles du centre de contrôle. Et également ouverte. - C'est tout récent, dit Oski. Je distingue plusieurs empreintes infrarouges, similaires à celles du centre de contrôle. - Accompagnez-les, Monica, dit Samuel. Je vais préparer les charges qui nous permettront d'accéder à la rampe. Monica dégaina un fusil laser à rayons X et fit passer ses grenades en mode actif. Ainsi rassérénée, elle franchit l'écou-tille. Oski et Renato disposaient des mêmes armes qu'elle, mais même un programme de combat dernier cri ne peut transformer des universitaires en soldats d'élite. Comme elle n'avait pas l'avantage de la surprise, elle fonça à toute vitesse, balayant l'espace de ses capteurs dès qu'elle eut passé le dernier seuil. En quelques millisecondes, elle avait scanné la chambre des archives au radar et aux infrarouges. Son programme tactique examina les résultats du scannage et conclut à l'absence de toute activité. - Vous pouvez entrer, télétransmit-elle. La salle des archives présentait de profondes différences avec le centre de contrôle. Il s'agissait d'un hall tout en longueur creusé dans la roche, au plafond voûté de trente mètres de haut. Quoique rempli de terminaux et d'écrans de style tyrathca, c'était l'endroit le plus humain qu'ils aient vu dans Tanjuntic-RI. Sans doute parce qu'il était tout de suite reconnaissable, se dit Monica : ce n'était ni plus ni moins qu'un musée. Sur toute sa longueur s'alignaient des armoires cubiques en verre de cinq mètres d'arête. Leurs vitres étaient tachées par la glace et la saleté. Lorsque le rayon d'une lampe se posait sur l'une d'elles, on ne distinguait à l'intérieur que des ombres énigmatiques. Vu leurs formes à moitié visibles, il devait s'agir de machines ; on y trouvait trop d'angles et de méplats pour que ce soient des entités biologiques. Les enfilades d'armoires étaient séparées par des zones occupées par des colonnes de section hexagonale supportant six écrans géants et entourées par six terminaux. Oski se dirigea vers la plus proche. - Ça doit être les postes de travail de la salle d'archives, transmit-elle. (Le rayon de sa lampe balaya les terminaux, puis s'attarda sur les écrans.) Il y a une plaque. (Son programme de traduction tyrathca passa en mode primaire.) Ingénierie atmosphérique, lut-elle. Chaque poste doit correspondre à différentes disciplines. Essayez de trouver celui qui se rapporte à l'astro-gation ou aux communications. - Pouvez-vous dire si les Kiints ont réparé l'un de ces terminaux ? demanda Renato. Ça nous ferait gagner deux ou trois minutes. - Pour l'instant, je ne vois rien, lui répondit Monica. Renato marcha le long d'une rangée d'armoires cubiques, irrité par leur opacité. Le premier poste de travail était affecté à la distillation des minéraux, puis il tomba sur la maintenance thermique et les opérations minières. Obéissant à une impulsion, il augmenta l'intensité de ses lampes et frotta une armoire avec son gant. Elle contenait une machine. - Ces gadgets ont l'air flambant neufs, transmit-il. Je me demande si nous sommes vraiment dans un musée. Peut-être qu'ils archivaient les composants physiques, une forme de sauvegarde matérielle au cas où leurs systèmes électroniques seraient fichus. - Une catastrophe suffisamment grave pour anéantir leurs cristaux mémoire n'aurait pas épargné ces machines, répliqua Oski. Et puis, imaginez le nombre de composants nécessaire pour faire tourner Tanjuntic-RI. Bien plus que ceux que nous voyons ici. - D'accord, alors disons qu'ils n'archivaient que les composants critiques. - Je crois que j'ai trouvé, transmit Monica. Ce terminal a été affecté et il fait quelques degrés de plus que les autres. Oski localisa l'agent de l'ASE grâce à ses capteurs. - Quelle est son affectation ? - Habitation planétaire. - Pourtant, ça ne colle pas. La scientifique rejoignit Monica au pas de course, braquant ses lampes sur le terminal. - Les Tyrathcas viennent d'entrer dans le niveau cinq, dit le sergent qui gardait l'entrée de la rampe. Je fais sauter le sas derrière eux. En dépit de ses capteurs à haute résolution, Monica ne perçut rien de l'explosion. - Oski, nous n'avons pas vraiment le temps de finasser, transmit-elle. Faites de votre mieux pour exploiter ce terminal, et prions pour que les Kiints ne se soient pas plantés. - Entendu. La spécialiste en électronique s'agenouilla à côté du terminal et s'activa sur son panneau principal. lone pistait les Tyrathcas à l'aide de multiples points d'observation tandis qu'ils se dispersaient dans les rues de l'anneau cinq. Dès que le sas avait explosé, s'effondrant derrière eux et ensevelissant les deux soldats qui fermaient la marche, ils s'étaient déployés au maximum. Les disques-capteurs recevaient les pulsations micro-ondes qu'émettaient plusieurs d'entre eux. Cela l'aida à effectuer son premier lancer de grenades à tête chercheuse, qui en élimina trois de plus. Puis ils comprirent sa tactique et désactivèrent leurs radars à micro-ondes. Elle lança alors un essaim de missiles intelligents, les programmant pour survoler les tours et pour piquer sur le premier scaphe qu'ils auraient repéré. Ce faisant, elle révéla à l'ennemi la zone où elle se trouvait. Ce qui était en partie le but recherché. Elle se trouvait en effet de l'autre côté du sas par rapport au centre de contrôle et à la salle des archives, de sorte qu'elle éloignait les Tyrahcas de ses camarades. L'un des disques-capteurs lui montra un soldat levant un fusil aussi gros qu'un petit canon humain. lone se mit à courir, sans se soucier de se retrouver à découvert. Une tour se désintégra derrière elle ; l'explosion était assez forte pour faire vibrer l'atmosphère pourtant ténue de l'anneau. Des débris s'écrasèrent sur les tours voisines, en fracassant le béton friable. Trois d'entre elles s'effondrèrent, soulevant d'épais nuages de poussière noire qui déferlèrent dans les rues de toutes parts, bloquant la vision dans tous les spectres concevables. Monica s'efforça de suivre la bataille par l'entremise des disques-capteurs. Sous l'effet de la nervosité, elle sentait des démangeaisons au niveau de ses côtes et de son épine dorsale. Impossible de se gratter avec ce fichu scaphe. Se tortiller dans l'armure était inutile. Et elle ne pouvait rien faire pour aider Oski et Renato. Ces deux derniers venaient de dégager les entrailles du terminal et s'affairaient à brancher leurs blocs-processeurs sur ses composants primitifs. Leurs gestes précis et mesurés produisaient d'indéniables résultats. Des voyants s'allumèrent autour du clavier en rosace et des icônes vert et écarlate se mirent à défiler sur l'écran du moniteur. Elle entreprit de faire le tour des armoires cubiques, en quête d'une trace laissée par les Kiints. La seule tâche qu'elle était en mesure d'accomplir. Ce qui ne leur servirait pas à grand-chose au point où ils en étaient. Ce fut seulement lorsqu'elle entama un second passage près du poste dévolu à l'habitation planétaire qu'un signal d'alarme retentit dans son inconscient, la poussant à s'arrêter afin de mieux vok ce qu'elle regardait. Les formes emprisonnées dans les cubes n'étaient plus aussi anguleuses. Sentant son inquiétude céder la place à un réel malaise, Monica passa son gant sur le verre couvert de glace, y ouvrant une petite fenêtre de vision. L'intensité de ses lampes s'accrut et elle les braqua sur l'armoire. Ses capteurs visuels se focalisèrent. Elle recula soudain d'un pas, le souffle coupé. Son moniteur médical l'avertit que ses pulsations cardiaques venaient de s'accélérer. - Samuel ? télétransmit-elle. - Que se passe-t-il ? - Il y a des xénos dans ces armoires, des xénos que je n'avais jamais vus. Elle braqua ses capteurs sur la créature, composant une image dont elle transmit le fichier à l'Édéniste. C'était un bipède, plus petit qu'un humain, avec quatre bras symétriques émergeant de son torse. On ne discernait ni coudes ni genoux, chaque membre semblant taillé d'une pièce. Des protubérances aux épaules et aux hanches témoignaient de la présence d'articulations. Les quatre bras s'achevaient par des mains trapues pourvues de quatre doigts griffus, les jambes reposant quant à elles sur des appendices circulaires. La tête était un cône aplati, avec un cou épais enroulé de replis de peau lui permettant une importante rotation. On remarquait une fente verticale, qui pouvait être un nez ou une bouche, et des cavités qui étaient peut-être des orbites. - Mon Dieu, Samuel, c'est une espèce consciente. Regardez, il porte des objets. (Elle se focalisa sur un bras à la peau couleur caramel, autour duquel était passé un bracelet en argent.) On dirait une montre. En tout cas, c'est un objet technologique. Ils ont capturé un xéno doué de conscience et l'ont empaillé pour l'exhiber à leurs rejetons comme un phénomène de foire. Pour l'amour de Dieu, à qui avons-nous affaire ? - Vous concluez bien vite au pire, Monica. - Expliquez-moi ce que cette chose fait ici. C'est une exhibition, je vous dis. Ça doit venir de l'une des planètes où ils ont fait étape. - Nous sommes dans une salle d'archives, pas dans un zoo. - Vous croyez que ça me rassure ? C'est donc une exhibition à but scientifique. Ils voulaient l'étudier, pouvez-vous imaginer une chose pareille ? Une créature consciente ! Ce n'est pas un rat de laboratoire. - Monica, je sais que cette découverte est choquante, mais elle n'a aucun rapport avec notre situation actuelle. Je suis navré, mais il nous faut la laisser de côté pour le moment. - Seigneur Jésus ! Elle pivota sur ses talons et regagna le terminal où s'affairaient Oski et Renato. Elle fit quelques pas sous l'effet de la colère, puis se retourna pour scanner à nouveau l'armoire cubique. Le rayon lumineux se réfracta sur la glace grenue, révélant en son sein un coeur ambré de chagrin et de souffrance. Quand ils étaient montés à bord de l'arche stellaire, elle s'était demandé s'ils n'étaient pas observés par des âmes tyrathcas. À présent, c'était à l'âme de ce xéno inconnu qu'elle pensait ; seule et perdue, appelant désespérément ses semblables. Cette âme la voyait-elle en ce moment ? La suppliait-elle de la sauver de l'au-delà où elle était emprisonnée ? Où même ses déités restaient sourdes à ses appels ? Son moniteur médical l'avertit qu'elle ne respirait pas correctement. Elle fit un effort pour réguler son souffle. - Oski ? demanda-t-elle. Comment ça se passe ? - Je n'en suis pas sûre. Il y a là-dedans des fichiers qui ressemblent à des communiqués. Je viens de décider d'appliquer le plan B. Nous copions toutes les mémoires pour les analyser plus tard. - Ça va prendre combien de temps ? - La programmation est presque achevée. Il faudra une demi-heure pour télétransmettre tous les fichiers à nos processeurs. - C'est beaucoup trop long. - Je sais. Les processeurs bioteks peuvent envoyer l'information en temps réel vers Onone et le Lady Macbeth. Il nous reste à espérer que les Tyrathcas ne débarqueront pas ici et ne comprendront pas ce que nous avons fait avant la fin de la procédure. - Pas de risque. Ils seront trop occupés à nous traquer. Comment diable sont-ils arrivés ici ? demanda lone. Il y avait au moins trois soldats tyrathcas parmi les entretoises du plafond de l'anneau cinq. Les étroites passerelles de métal, dissimulées parmi les poutres et les conduits, vibraient de façon inquiétante sous le poids de leurs corps. Mais elles tenaient bon. Et elles fournissaient à l'ennemi un avantage déterminant. Six nuages de poussière distincts occultaient maintenant autant de quartiers démolis de l'anneau, témoignage de l'escalade du conflit. Des cadavres tyrathcas gisaient un peu partout, se vidant de leur chaleur et de leurs fluides vitaux sur le sol glacé. L'un des deux sergents survivants avançait en claudiquant, une jambe broyée par un pan de mur dont l'inertie s'était révélée trop forte pour les générateurs de valence moléculaire de son armure. Les masers avaient détruit plusieurs de ses processeurs et de ses unités d'armement. Pis encore du point de vue tactique, seul un Tyrathca s'opposait encore à lui. Les autres s'étaient éloignés du champ de bataille pour suivre les pistes thermiques restantes. Quatre d'entre eux, dont un reproducteur, se regroupaient autour de l'écoutille ouverte donnant accès au centre de contrôle. - Maintenant, ils savent que nous sommes allés là-dedans, télétransmit Samuel. - Ceux qui ont emprunté les passerelles vont se lancer à notre recherche, répondit lone. Et ils ne tarderont pas à nous trouver. - Nous avons fini de programmer l'extraction des fichiers, dit Oski. Les astronefs commencent à recevoir les données. - Excellent. Sortons des archives, je vais faire sauter le sas. lone, pouvez-vous éliminer les soldats de la passerelle ? - Je vais essayer. - Et pas question de vous sacrifier pour l'instant, d'accord ? Nous aurons besoin de votre soutien pour sortir d'ici. - Compris. Mais un seul de mes moi pourra vous suivre sur la rampe. Le sergent blessé leva son lanceur et tira ses deux derniers missiles intelligents. Ils jaillirent dans la pénombre, telles des flèches de lumière ambrée disparaissant par-delà la courbure de l'anneau. Puis le sergent avança en traînant la patte dans le nuage de poussière, en direction de la salle des archives. En examinant son ceinturon, lone y trouva un chargeur de missiles à impulsions neutroniques. Sur les douze, quatre seulement répondirent à sa télétransmission. Elle inséra quand même le chargeur dans le lanceur. Une fois que ses camarades auraient gagné l'abri de la rampe, elle allait rendre la vie impossible aux Tyrathcas piégés dans l'anneau cinq. Samuel et le dernier sergent attendaient Monica, Oski et Renato devant l'entrée des archives. Monica était tellement bouleversée par sa découverte qu'elle n'osait pas encore prendre la parole. - Il reste encore un soldat dans les hauteurs, transmit Samuel. Ce qui n'a plus grande importance désormais. Il actionna les charges qu'il avait placées près du sas. Ils étaient assez près de celui-ci pour voir l'explosion. Une vague de lumière éblouissante qui déferla sur l'anneau l'espace d'un instant. Samuel fonça droit sur elle. Ils n'avaient que cent cinquante mètres à parcourir. Il transmit ses instructions aux autres, qui activèrent leurs lance-roquettes. Une série de tours formant un demi-cercle s'effondrèrent simultanément lorsque les missiles pulvérisèrent leurs rez-de-chaussée. La poussière étouffa les flammes, projetant vers les hauteurs un rideau de ténèbres impénétrables. Les charges placées par Samuel avaient déchiqueté le sas conduisant à la rampe, et la plaque de titane était gauchie comme du vulgaire plastique. Un éboulis avait encore rétréci le passage. Samuel fit choir quelques débris en l'escaladant. Il y avait assez d'espace pour passer, à condition de se contorsionner un peu. Dès qu'il arriva de l'autre côté, il se mit à placer des charges EE sur les murs. Monica et les autres le suivirent, le sergent fermant la marche. Dix-huit guêpes de combat convergeaient sur le Lady Mac. C'était la troisième fois en une heure que les défenses d'Hes-peri-LN lançaient une salve sur eux. Chaque fois, le Lady Mac s'était contenté de sauter avant que les drones atteignent leur cible, les laissant errer dans le vide. - Heureusement que les Tyrathcas n'ont rencontré aucun ennemi durant leur voyage, fit remarquer Joshua. Ils sont franchement nuls en combat spatial, bon Dieu. Pourquoi persistent-ils à nous tirer dessus alors que nous sommes encore assez loin de la planète pour pouvoir sauter ? - Ils cherchent à endormir notre méfiance, répliqua Ashly d'un air jovial. Ils ont calculé l'endroit où nous allons émerger la prochaine fois et leurs superarmes nous y attendent. - Tu parles. Le choix de coordonnées aléatoires durant le combat, c'est le B-A BA du manuel. - De toute façon, ils n'ont pas de superarme, dit Liol. Pour en concevoir une, il faut de l'imagination. Une qualité dont ils sont dépourvus. - Ils semblent en effet du genre dogmatique, dit Dahybi. Et comme ils n'ont aucun vaisseau de guerre à nous opposer, leurs options sont limitées. - Limitées, oui, acquiesça Joshua. Mais ils en ont plus d'une. II étudia l'affichage tactique. Dans deux minutes, la guêpe de combat la plus proche serait en mesure de déployer ses charges secondaires. - Préparez-vous au saut, annonça-t-il. Sarha, comment se passe le transfert de mémoire ? - Sans problème, Joshua. Les processeurs bioteks acceptent la surcharge. - Génial, espérons qu'il y a quelque chose d'utile dans ces données. Il coupa les fusiopropulseurs, assurant la stabilité de l'astronef avec les tuyères ioniques. L'ordinateur de bord lui communiqua le statut des nouds ergostructurants tandis que les capteurs de combat se rétractaient. - C'est parti. Ils émergèrent à quarante mille kilomètres de l'essaim de guêpes de combat. Le réseau DS d'Hesperi-LN mit presque trois minutes pour se verrouiller sur eux. - Tu comptes lancer une autre guêpe de combat ? demanda Liol. - Pas encore. (Joshua demanda aux processeurs bioteks une liaison avec les explorateurs.) Où êtes-vous ? - On arrive au niveau deux, répondit Monica. La rampe est scellée derrière nous, donc on sera au niveau un dans douze minutes sauf s'ils nous ont préparé une embuscade. - Très bien, merci. Monica, Syrinx, nous ferions mieux de planifier pour de bon la phase suivante. - D'accord. Nous devons supposer que la harpie tentera à nouveau de nous suivre. - Je peux la semer en effectuant une série de sauts en succession rapide. Et toi ? - Pas de problème. Fixons-nous des coordonnées de rendez-vous. - Ça, c'est plus délicat. Ces satanées manœuvres de diversion ont fichu notre vecteur en l'air. Je peux m'aligner plus ou moins sur la deuxième planète. On effectuera une manoeuvre de fronde et ensuite on s'alignera sur la nébuleuse d'Orion. Après, on pourra semer la harpie. - Entendu. Onone sautera vers la deuxième planète dès qu'on aura récupéré nos explorateurs. À bientôt. La caverne du deuxième niveau abritait un gigantesque générateur de fusion consistant en trois sphères de métal pâle empilées l'une sur l'autre, le tout faisait quatre-vingts mètres de haut. Des arcs-boutants formés de câbles et de conduits entouraient la section centrale, pareils à des viaducs mécanisés, et s'enfonçaient dans les murs et le sol. Cinq échangeurs thermiques étaient placés autour de l'engin. Des fluides avaient coulé de leurs valves et de leurs tubes d'alimentation, se solidifiant pour devenir des stalactites de toutes les couleurs de F arc-en-ciel. Les capteurs Geiger des explorateurs lancèrent des signaux d'alarme dès qu'ils pénétrèrent dans cette salle fortement radioactive. - On y est, dit Samuel. C'est notre raccourci. - Avec ce niveau de radiation, on a effectivement intérêt à faire court, répliqua Monica. C'est aussi grave qu'un incident dans une centrale à fission. Quel combustible utilisaient-ils ? - Dieu seul le sait. (Samuel balaya de ses capteurs les conduits qui disparaissaient dans l'apex incurvé.) N'importe lequel de ces trois-là fera l'affaire. Son choix s'arrêta sur un conduit, et le programme tactique de son armure en télétransmit l'icône à ses compagnons. - Selon le fichier qu'Oski a récupéré dans le centre de contrôle, c'était un conduit à gaz. Les échangeurs thermiques l'alimentaient pour réguler la température des lacs du niveau un. Il mène donc directement là-bas. Il nous suffit d'y ouvrir un passage. Monica ne protesta pas, en dépit de ses doutes. Elle était restée aux côtés d'Oski et de Renato, laissant à Samuel le soin de planifier leur retraite. C'était ainsi que devait fonctionner une équipe. Et elle avait l'impression que l'Édéniste était son équi-pier depuis toujours. Chacun d'eux savait désormais qu'il pouvait compter sur l'autre. Elle saisit le fusil laser passé à son ceinturon, le régla sur feu continu et le pointa sur le conduit que Samuel venait de désigner. Cinq rayons couleur rubis frappèrent le métal. Des gouttes incandescentes se mirent à en couler doucement, se ternissant avant d'atteindre le sol. Le radar de Monica perçut le mouvement juste avant que son armure soit frappée par le rayon maser. Deux grenades jaillirent automatiquement de son lanceur, parcourant à toute allure le dédale tridimensionnel de conduits pour aller exploser dans le corridor où s'était planqué le soldat tyrathca. L'onde de choc de l'explosion électronique la jeta par terre, et elle s'accrocha à la base d'un échangeur thermique. Son capteur infrarouge repéra un mouvement de l'autre côté de la chambre. Le radar ne servait à rien, il y avait trop de machines dans les parages. - Ils sont ici, avertit-elle. - Oski, Renato, finissez de découper ce conduit, ordonna Samuel. Nous nous occupons d'eux. Le projectile lancé par l'un des canons tyrathcas percuta le générateur de fusion. Monica agrippa son lanceur et leur envoya deux missiles intelligents. Samuel faisait des bonds de kangourou pour escalader un échangeur thermique. Il lança plusieurs grenades à tête chercheuse qui allèrent exploser à l'entrée des corridors. Des rayons maser se pointèrent sur lui. Les capteurs de Monica localisèrent leur origine par triangulation, et elle lança de nouveaux missiles en guise de représailles. La chambre fut secouée par plusieurs explosions à mesure que les corridors s'effondraient. - Passage ouvert, télétransmit Oski. - Foncez, répondit Samuel. On vous couvre. Monica passa sous une poutre et scanna son environnement au niveau du sol. Quatre membres inférieurs tyrathcas étaient nettement visibles devant elle, juste en dessous d'un rhéostat. Elle les trancha d'un coup de laser. Des globes de gel pourpre jaillirent du vidoscaphe déchiré, rebondissant sur le sol et les machines. Le Tyrathca s'effondra. Monica lui laboura le flanc de son laser. Le scaphe dégorgea une marée de gel. Puis le corps du xéno explosa sous l'effet de la décompression. Le module de manoeuvre d'Oski, réglé à la puissance maximale, la propulsait vers l'apex de la caverne. Tous les programmes inhibiteurs susceptibles d'étouffer sa terreur étaient en mode primaire. Ils devaient être efficaces, car c'était avec détachement qu'elle considérait les rayons et les projectiles qui fusaient autour d'elle. À mesure qu'elle prenait de l'altitude, ses programmes de guidage l'entraînaient dans un labyrinthe de conduits qu'elle négociait avec aisance. En chemin, elle croisa un tronçon de conduit de deux mètres de long, dont les bords luisaient encore d'une lueur rosée tandis qu'il tombait en tournoyant. Un rayon maser la frappa aux jambes. Le programme tactique de son armure répliqua en lançant une grenade à tête chercheuse. Puis elle se concentra sur sa fuite, visant la brèche qu'ils avaient ouverte dans le conduit. Elle se heurta l'épaule et s'érafla les bras en passant. Puis elle se retrouva dans le noir. Le radar, le seul de ses sens qui ait fonctionné en ce lieu, lui montra un tube rigide s'étendant devant elle sur une longueur de trois cents mètres. Les tuyères de son module de manoeuvre changèrent de régime, lui faisant adopter une vitesse moins élevée à mesure que la gravité diminuait. Une deuxième armure se glissa dans le conduit derrière elle. - Tu parles d'une issue de secours, télétransmit Renato. Etchells fut complètement pris par surprise quand YOnone effectua une manoeuvre de saut. Les Édénistes lui cassaient toujours les pieds avec leurs promesses et leur propagande lorsque cela se produisit. Mais il sentit comme une déchirure dans l'uniformité de son champ de distorsion. Qu'est-ce que vous faites ? demanda-t-il. Les vaisseaux tyrathcas étaient encore à des heures des lunes jumelles. Nous partons, lui dit Ruben. Vous devriez rentrer chez vous. Réfléchissez à ce que nous vous avons dit. Il y eut un bref hiatus dans la liaison par affinité. Etchells mesura la quantité d'énergie utilisée par Onone pour ouvrir l'interstice de trou-de-ver et localisa son terminus. Ils étaient retournés près de cette foutue arche stellaire ! Que faites-vous ici? interrogea-t-il. Qu'est-ce que cette arche a de si extraordinaire ? Si vous vous joignez à nous pour résoudre cette crise, alors vous aurez la réponse à votre question, lui dit Serina. Allez vous faire foutre avec vos beaux discours. Il énergisa ses cellules ergostructurantes, constatant avec une certaine inquiétude qu'il avait dépensé pas mal de puissance à éviter les particules du point de Lagrange. Un trou-de-ver s'ouvrit et il y plongea, émergeant dans l'espace réel à vingt kilomètres à peine de l'arche stellaire. L'Onone sondait l'antique vaisseau en profondeur avec son champ de distorsion (un acte qu'Etchells ne parvint pas à comprendre). Et le spationef tyrathca activait son propulseur secondaire, quittant sa position d'attente près de la proue de Tanjuntic-RI. Etchells n'avait pas vraiment envie d'engager les hostilités avec les xénos, sachant qu'il n'aurait pas forcément le soutien des Édénistes. Onone effectuait une nouvelle manoeuvre de saut. Vous ne m'échapperez pas, lança Etchells. Bien, répliqua Syrinx avec un mépris glacial. Dans ce cas, tu n'as qu'à nous suivre. Etchells détermina le terminus du trou-de-ver du faucon. Impossible ! Ils se rendaient dans l'arche stellaire. Il y avait des cavernes à l'intérieur de celle-ci, il les percevait sans trop de peine. Des bulles ténues enchâssées dans la roche. Si petites. II n'osait pas sauter là-dedans. Une telle précision était stupéfiante. Le spationef tyrathca s'élevait au-dessus de l'horizon de l'arche stellaire. Il lança sur lui quinze guêpes de combat. Etchells s'empressa de disparaître. La caverne du niveau un fut soudain saturée de lumière, apparaissant dans toute sa splendeur de glace. Vagues et vaguelettes figées en plein mouvement, vidées de couleur comme de chaleur. Un seul point échappait à l'emprise du froid, sur l'une des falaises de métal bordant le lac gelé. Cinq silhouettes en armure flottaient près de lui, observant la source lumineuse qui entrait en expansion ; des bribes de lumière stellaire s'insinuèrent dans le trou-de-ver pour éclairer la scène un peu au hasard. Aucun autre indice ne permettait de déduire qu'un terminus était en train de s'ouvrir. Comme la lumière diminuait d'intensité, elle frappa la coque bleue $ Onone, rebondissant sur le tore d'équipage. Le faucon survola la courbure du lac pour se diriger vers les cinq explorateurs, contournant l'antique poutre axiale avec grâce et simplicité. Vous ne savez pas à quel point ça fait plaisir de vous voir, dit Samuel, accompagnant sa déclaration d'une bouffée de gratitude et de soulagement. De même, répondit Onone. Je savais que je pouvais y arriver. Etchells reconnut sa défaite. Ce n'était pas aujourd'hui qu'il découvrirait la raison de la présence des deux astronefs dans ce système. Onone ne resta que cinq minutes à l'intérieur de l'arche avant d'effectuer une dernière manoeuvre de saut. Son terminus de trou-de-ver s'ouvrit au-dessus de la deuxième planète. Le vaisseau adamiste le rejoignit. Etchells en fit autant, se plaçant à une distance respectueuse pour observer l'astronef filer autour de la planète sur une trajectoire d'effet de fronde. Il tenta de le suivre après un nouveau saut. Mais l'autre avait dû effectuer plusieurs sauts consécutifs, car il fut incapable de le localiser aux coordonnées d'émergence. Comme ses cellules ergostructurantes et sa réserve de fluide nutritif avaient également besoin d'être rechargées, il prit la longue route qui le ramènerait dans le système de Nouvelle-Californie. L'heure était venue de refiler le problème à Kiera et à Capone. 14. Des chandelles en forme de lis noir flottaient dans la baignoire sans jamais toucher les deux corps reposant au milieu de celle-ci. Nombre d'entre elles étaient figées dans la mousse au parfum de pomme, et leurs mèches crépitaient en s'efforçant de ne pas mourir. D'autres cierges brûlaient ardemment sur le rebord en marbre. Hauts de cinquante centimètres, ils étaient maintenus en place par d'épaisses coulures de cire. Seule source de lumière dans la salle de bains ravagée, leurs flammes vacillantes instauraient une ambiance décadente des plus appropriées. Des années durant, le Chatsworth avait été l'un des cinq-étoiles les plus renommés d'Edmonton, attirant un flot incessant de clients riches et célèbres. Mais il avait perdu de sa superbe au fil des deux dernières décennies, suite à plusieurs changements de propriétaire et de gérant, et sa trésorerie avait été affectée aux prises de bénéfices de ses actionnaires plutôt qu'à l'entretien de ses chambres. On ne survit jamais très longtemps en vivant sur ses lauriers, et le Chatsworth avait été fermé pour travaux dans l'espoir d'une nouvelle ère de prospérité. Mais les ouvriers et leurs mécanoïdes ne s'étaient pas encore mis à l'oeuvre que l'on apprenait la présence de possédés à New York. Les financiers et les entrepreneurs terriens, qui n'acceptaient de se mouiller que lorsque la conjoncture était favorable, avaient mis en attente la plupart des projets d'investissement à long terme. La rénovation du Chatsworth incluse. Quinn s'était discrètement emparé de l'hôtel pour en faire sa base dans l'arche. Les trois membres de l'équipe d'entretien avaient été possédés, et tous les liens avec le monde extérieur avaient été coupés : électricité, eau, données et aération. Il savait que la police et les forces gouvernementales traquaient les possédés en repérant les avaries causées par ceux-ci, mais encore fallait-il qu'il y ait à proximité de leurs proies des machines gérées par des processeurs. Ses loyaux disciples et lui-même se contentaient donc des réserves d'eau de l'hôtel, des réchauds à gaz installés dans une salle de restaurant, et de cierges. Leur pouvoir énergétique leur permettait de chauffer l'eau pour se laver. Ils avaient volé des savons et des huiles essentielles dans un centre commercial. Ainsi que de l'alcool. Quinn attrapa la bouteille de Larmes de Norfolk dans son seau à glace, posé parmi les cierges, et versa le liquide pâle sur les seins luisants de Courtney. Elle gloussa comme ses mamelons se durcissaient sous l'effet du froid et s'arc-bouta pour sortir de l'eau. Sa peau était marbrée d'hématomes et de morsures, traces des récentes démonstrations d'affection de Quinn. Les pratiques de son amant ne l'offusquaient pas outre mesure ; en fait, les prouesses que lui permettait la magie noire étaient plutôt intéressantes. Cet usage déviant du pouvoir la faisait vibrer, car il constituait une nouvelle preuve de son omnipotence. Il n'avait plus à se soucier d'être châtié ou emprisonné. Désormais, c'était lui qui édictait les lois. Et elle n'avait jamais très mal, du moins pas trop longtemps. Il n'avait pas besoin de la faire souffrir pour asseoir leur relation ; il savait qu'elle s'était complètement soumise, à lui et à la cause. Avec joie, en plus. Le jour où Courtney avait accueilli le serpent en son sein, sa vie avait changé - pour le mieux, cela allait sans dire. Elle vivait dans le luxe, elle avait tous les vêtements, tous les cartels AV qu'elle désirait ; et elle n'était plus obligée d'obéir aux ordres de quiconque. Pas mal pour une petite pute de secte. Quinn jeta la bouteille au loin et lécha l'alcool de luxe sur sa peau. - Impossible de faire mieux, dit-il. Le grand jour est enfin arrivé ; les méchants ont ce qui se fait de mieux. Fringues, drogues, filles, fiestas, baise. C'est génial. - C'est nous, les méchants ? demanda Courtney, intriguée. Je croyais qu'on était dans notre droit en détruisant le monde. Quinn se dressa, envoyant les cierges flottants valser dans la mousse. Son érection devint une épaisse épée de chair suspendu au-dessus du visage de Courtney. - Nous sommes les méchants et nous avons tous les droits. Crois-moi. Elle sentit sa confusion se dissiper et se fendit d'un sourire de contentement. - Je crois en toi. Elle empoigna ses couilles, les serra comme il le lui avait appris et commença à lui lécher la bite. - Quand j'aurai fini de te baiser, j'irai encore tuer l'un des esclaves de Banneth, dit Quinn. Cette fois-ci, je le ferai devant elle. Ça l'obligera à prendre conscience de son impuissance. - Je ne comprends pas, dit Courtney en levant vers lui des yeux interrogateurs. Pourquoi tu ne fonces pas dans l'église pour aller directement la torturer ? Après tout, elle ne peut rien faire pour t'arrêter. - Parce que c'est exactement ce qu'elle m'a fait. Ce qu'elle nous a fait. A nous tous. Elle aime terroriser les gens. C'est son style. Ce qu'elle peut te faire dans son saint des saints, c'est si horrible, si terrifiant que ça te baise la cervelle comme une bite de monstre. Tu n'as plus qu'une idée : l'empêcher de te faire du mal. Tous les membres de la secte savent qu'ils vont se retrouver un jour ou l'autre sanglés à l'une de ses tables. Tout ce que tu peux faire, c'est prier le Frère de Dieu pour que, ce jour-là, elle te fasse quelque chose qui te renforce. Question douleur, tu ne peux rien faire. Avec Banneth, tout le monde en passe par là. - Je comprends maintenant, dit Courtney, contente d'elle-même. Tu veux la faire flipper. - Entre autres, ouais. Chaque fois que je vais faire un tour là-bas pour tuer un de ses acolytes, ça souille un peu plus son image. La Banneth qu'ils redoutent tant commence à vaciller sur son piédestal. Même ces connards finiront par comprendre que leur maîtresse toute-puissante ne peut rien contre la Nuit. Je veux qu'elle soit là le jour où tous les membres de sa secte la laisseront tomber. Je veux que cette salope ressente ce que nous avons tous ressenti. Je veux qu'elle comprenne qu'elle n'est rien, que tout ce pouvoir qu'elle a passé des dizaines d'années à bâtir ne vaut plus que dalle. Les gens pissaient dans leur froc quand elle se montrait sarcastique avec eux. Sarcas-tique, bordel ! Tu imagines ? Te dire si elle était forte. Eh bien, maintenant, elle saura ce que je vais lui faire, et elle saura qu'elle n'a aucun moyen de m'échapper. C'est moi qui contrôle la situation, c'est moi qui la domine. Ça va la retourner sens dessus dessous ; ça va lui triturer la cervelle à lui en faire mal. J'adore ça, presque autant que j'adore la souffrance que je vais lui infliger. Courtney se frotta la joue contre sa bite, les yeux fermés d'admiration. - Je veux voir ça. - Tu auras le droit. Il fit un geste. Elle se retrouva plaquée contre le mur, les mains ramenées au-dessus de la tête. Il donna une série de violents coups de reins, et ses muscles énergisés partirent à l'assaut du corps qui s'offrait à lui. Il imagina que c'était celui de Banneth, ce qui accrut encore son plaisir. Alors qu'il se sentait monter vers l'orgasme, Billy-Joe frappa à la porte d'une main hésitante. - Entre, petit merdeux, lui lança Quinn. Viens nous regarder. Billy-Joe s'exécuta. En restant hors de portée. Immobile, il suivait les contorsions de Courtney avec des yeux enflammés. Quinn en finit avec elle et la laissa choir. Elle s'effondra sur le carreau, s'adossa tant bien que mal au mur et frissonna de tous ses membres. Elle porta des mains tremblantes sur son corps, palpant ses nouvelles plaies. - Qu'est-ce que tu veux ? demanda Quinn. - Y a un possédé qui veut te voir, Quinn, dit Billy-Joe. C'est un des nouveaux. Il vient de l'église de Lacombe. Il dit qu'il doit te parler. C'est urgent, qu'il dit. - Merde. (La peau de Quinn sécha instantanément ; sa robe se matérialisa autour de lui.) Hé ! Tu veux que je te soigne ? - Ça ira, Quinn, dit Courtney d'une voix éraillée. J'ai des crèmes et des onguents. Ça ira. - Y a intérêt à ce que ce soit important, déclara Quinn. Je vous ai dit de ne pas vous déplacer dans l'arche. Les flics sont aux aguets. - J'ai fait attention, dit le possédé. Il s'appelait Duffy, et son hôte n'était autre que le mage de l'église de Lacombe. Contrairement à celui-ci, il était assez dévot pour servir le Frère de Dieu, avait jugé Quinn. Duffy avait pris la responsabilité de l'église et organisé plusieurs attaques contre l'infrastructure d'Edmonton. Quinn s'assit dans l'un des fauteuils en cuir fatigués du salon et laissa son esprit vagabonder à travers le Chatsworth et son voisinage immédiat. Ils ne se trouvaient qu'à deux rues de distance du QG de Banneth, ce qui lui convenait à merveille. Aucune trace d'un esprit suspect. Si Duffy avait été repéré et suivi, alors les flics se tenaient bien en retrait. Quinn résista à l'envie d'aller devant la fenêtre et de tirer le rideau poussiéreux pour jeter un coup d'oeil dans la rue. - D'accord, t'as pas complètement merde. Que se passe t-il? - C'est Vientus, le mage que je possède. J'ai commencé à le cuisiner. Ce n'est pas un vrai mage. Il ne croit pas au Frère de Dieu. - La belle affaire. Aucun de ces gros cons n'y croyait vraiment. Duffy se tordit les mains avec nervosité. Personne n'appréciait de devoir donner des ordres à Quinn - tais-toi et écoute, au cas précis -, mais ceci était d'une importance vitale. - Bon, grogna Quinn. Continue. - C'est une sorte d'informateur de la police. Et ça fait des années que ça dure. Chaque soir, il fait un rapport à un superviseur et il lui raconte ce que fait l'église et ce qui se passe dans la rue. - Impossible, dit aussitôt Quinn. Si les flics possédaient des informations de ce genre, ils auraient lancé un raid contre l'église. - Son superviseur ne dépend pas vraiment de la police, Quinn. Du moins pas de la police locale. Vientus ne l'a jamais rencontré, il se contente de télétransmettre ses informations à une e-adresse. Et il y a autre chose. Ce superviseur lui demandait parfois de s'en prendre à certaines cibles, des hommes d'affaires qu'il devait agresser ou des immeubles qu'il devait incendier. Et ils parlaient des activités des autres gangs, pour savoir s'il fallait les calmer et même parfois les éliminer. Plein de détails de ce genre. Comme si c'était le superviseur qui dirigeait l'église et non Vientus. - Il y a autre chose ? Quinn écoutait Duffy sans trop lui prêter attention. Les implications de cette découverte étaient si préoccupantes, si inquiétantes même, qu'elles mobilisaient toutes ses capacités de réflexion. - Ce superviseur devait avoir une certaine influence sur les flics. Une grande influence, plutôt. Vientus arrivait parfois à faire relâcher des acolytes qui lui étaient utiles. Il lui suffisait de demander au superviseur, et les flics les laissaient filer. Soit ils étaient libérés sous caution, soit leur peine de prison était commuée en travaux d'intérêt général, des trucs de ce genre. - Ouais, fit Quinn à voix basse. C'était là l'un de ses souvenirs les plus amers : les journées qu'il avait passées à attendre au Palais de Justice d'Edmonton, dans l'espoir de plus en plus mince que Banneth allait le faire libérer. Elle semblait maîtriser tous les arcanes du système judiciaire, comme si tous les juges avaient eu une dette envers elle. Des acolytes soupçonnés de meurtre pouvaient être libérés sur parole au bout d'une heure de garde à vue. Des dealers de stims se voyaient assignés à résidence. - Euh... (Duffy suait à grosses gouttes.) Et le superviseur avait dit à Vientus de guetter ton arrivée. - Hein ? Ce superviseur lui avait parlé de moi ? - Oui. Vientus avait un fichier visuel sur toi. D'après le superviseur, tu utilisais les possédés pour prendre le contrôle des églises, et ils pensaient que tu allais tuer Banneth. - Merde ! Quinn se leva et fonça vers la sortie. Arrivé au milieu du salon, il passa dans le royaume des fantômes et traversa la porte sans même ralentir. Deux heures et demie du matin, l'heure la plus calme dans l'arche d'Edmonton. Les tubes solaires accrochés sous les ponts aériens entre les gratte-ciel n'éclairaient que des rues désertes. Les holopubs grouillaient sur les vitrines des boutiques, projetant l'image brillante d'un univers fantasmatique parcouru de slogans séduisants. Une armée de mécanoïdes municipaux s'affairait sur les trottoirs, aspirant les papiers gras et projetant des solvants sur les taches de crasse. Les seuls piétons qui leur disputaient les lieux étaient quelques camés aux stims qui s'étaient fait vider des boîtes de nuit et de rares couples d'amoureux rentrant chez eux à pied. Quinn adopta l'aspect d'Erhard tandis qu'il remontait la rue. Pas une réplique exacte, mais plutôt une bonne imitation du pathétique fantôme. Assez bonne pour qu'un programme de reconnaissance visuelle tournant dans les moniteurs de surveillance n'identifie pas Quinn Dexter en le voyant. Il s'arrêta devant la station de taxis la plus proche du Chatsworth et la barrière glissa devant lui. Un Perseus couleur argent à la carrosserie profilée jaillit du garage et fit halte devant lui. Quinn boucla sa ceinture d'une main, utilisant l'autre pour composer sa destination sur la colonne centrale. Il transféra le montant de la course depuis son crédisque (veillant à garder le contrôle sur son pouvoir énergétique) et le petit véhicule se mit en route. Ça se tenait, et c'était terrifiant, Il se rappela le grand mage de New York qui, de toute évidence, en savait trop pour risquer la possession. Plus l'époque où il n'était qu'un jeune acolyte, le rapport qu'il devait transmettre au sergent sur ce qui se passait dans la rue. Un rapport quotidien. Les sergents faisaient leur propre rapport aux lieutenants, qui à leur tour se présentaient devant Banneth. Une procédure rigoureuse, que Quinn et les autres acolytes avaient appris à respecter dès leur initiation. L'information est une arme qui permet de gagner toutes les guerres. Nous devons savoir ce que font les gangs, ce que font les flics en patrouille, ce que font les bons citoyens. C'était pareil dans toutes les églises, dans toutes les arches. La secte connaissait les activités de tous les criminels de la planète. - Un plan parfait ! hurla-t-il en tapant du poing sur le siège. Foutrement parfait. Le taxi gravissait une rampe d'accès à la voie express. Des fenêtres occultées défilèrent devant lui à grande vitesse, puis se brouillèrent pour former une ligne continue. Des milliers d'esprits endormis affleuraient à sa conscience. Des esprits reposés, satisfaits. Comme ils étaient censés l'être. Comme ils devaient l'être. Une arche est une explosion sociale potentielle. Cinq cents millions de personnes entassées sur deux ou trois cents kilomètres carrés ; une impossibilité sur le plan humain. La seule société susceptible de tenir le coup dans de telles conditions était une dictature absolue. Tout devait y être régulé, réglementé, le moindre signe de rébellion, de dissidence, devait y être réprimé. Dans une machinerie comme l'arche moderne, l'anarchie et la liberté n'avaient pas leur place. Tout devait fonctionner à la perfection, partout de la même façon. Car tout était lié. Si ça foirait d'un côté, tout le monde en souffrait tôt ou tard. Pas question de tolérer ça. Et c'est là qu'on touchait du doigt le paradoxe, car la botte ne peut pas écraser la nuque pour l'éternité. Le peuple finit toujours par se révolter contre une dictature, si bienveillante soit-elle. Et c'est ainsi qu'un génie, il y avait quelques siècles de cela, avait trouvé le moyen d'assurer son emprise. L'idée n'était pas neuve, mais personne n'avait pu la mettre en pratique. Jusqu'à aujourd'hui. Un service gouvernemental qui, le plus discrètement du monde, avait pris le contrôle de la lie de la société. Les criminels et les insurgés en puissance travaillaient sans le savoir pour le compte de ceux-là mêmes dont ils menaçaient l'existence. Quinn sentait bouillir son pouvoir énergétique. Son esprit était en proie à une rage si vive qu'il pouvait à peine le contenir. - Il faut que je me calme, cracha-t-il sans desserrer les dents. (À la moindre erreur, il était foutu.) Il faut que je me calme. Il se bourra la tête de coups de poing, et la folie de cet acte l'aida à reprendre le contrôle de lui-même. Il respira à fond et regarda au-dehors. Il connaissait le plan de la ville par cour, mais il n'avait jamais eu l'occasion de la voir sous cet angle, dans un taxi roulant sur la voie express. Ils allaient bientôt descendre vers la gare Macmillan. Plus que quelques minutes. Son souffle se fit plus régulier, mais il n'était toujours pas calmé. La secte, l'évangile des ténèbres auquel il avait voué sa vie, n'était qu'un outil au service d'une agence secrète. Pas étonnant que Banneth et Vientus aient pu arranger la libération d'un acolyte avec les flics ; c'étaient eux, les flics. Tout rebelle en puissance un tant soit peu dangereux était enrôlé dans la secte. Et si on n'arrivait pas à le neutraliser en le soumettant, alors on le refilait à la police qui le faisait condamner à la déportation. - Et c'est ce qui m'est arrivé, chuchota-t-il avec fierté. Banneth n'a pas pu me soumettre. Même avec toutes ces tortures qu'elle a infligées à mon corps. Elle ne m'a pas eu ! Et les flics avaient appris qu'il cherchait à introduire dans l'arche des nanoniques d'asservissement (même si le carton qu'il transportait était probablement vide). Il s'était toujours demandé qui l'avait vendu, qui était le traître parmi ses amis si dévots. Banneth. Toujours cette salope de Banneth. Le taxi s'arrêta devant l'une des centaines de points d'accès de la gare Macmillan. Quinn comprit alors qu'il était dans la merde jusqu'au cou. Il descendit du véhicule et avança lentement dans le grand hall. Le gigantesque bâtiment, fleuron de l'architecture urbaine contemporaine, était presque aussi désert que les rues au-dehors. Il n'y avait aucune arrivée de train. Aucun flot de passagers déferlant sur le hall depuis les escalators. Aucune icône d'information flottant dans les airs. Les rats de vente avaient démonté ou abandonné leurs stands. Quelques piétons désouvrés se tenaient sous les holoécrans, les yeux fixés sur le message en lettres rouges qui se répétait en boucle sur chacun d'eux : SERVICE VIDTRAIN TEMPORAIREMENT SUSPENDU. Même les rares fantômes que Quinn apercevait erraient comme des âmes en peine, l'air encore plus sinistre et décontenancé que d'ordinaire. Un groupe de flics se tenait près d'un Burrow Burger fermé, en train de boire un café et de tailler une bavette. En entendant l'écho de ses propres pas lorsqu'il se dirigea vers eux, Quinn repensa à un souvenir plutôt déplaisant. Le même hall de gare, les mêmes uniformes noirs. Ce jour-là, il avait couru, sentant son coeur battre à tout rompre dans sa poitrine. Les gens qui s'écartent devant lui en hurlant. Les sirènes d'alarme. Un éclair aveuglant. Le supplice du brouilleur neural. - Excusez-moi, officier, pourriez-vous me dire ce qui se passe ? Je dois prendre une correspondance pour San Antonio dans une demi-heure. Quinn gratifia les flics du sourire nerveux d'Erhard. Il devait bien se débrouiller : la plupart d'entre eux eurent un rictus. Le minable acolyte se révélait enfin utile au Frère de Dieu. - Consultez donc les bulletins d'information, bon Dieu, répondit l'un d'eux. - Je... je n'ai pas de naneuroniques. J'ai passé les tests d'aptitude de mon employeur mais je dois attendre l'année prochaine pour être équipé. ; - Entendu... monsieur. Il y a eu une brèche dans les tun-i, nels. Comme ils étaient en phase de repressurisation, la compagnie a dû activer les sceaux d'urgence. Les techniciens sont déjà descendus sur place. Ça devrait être réparé dans un jour ou deux. Vous n'avez aucun souci à vous faire. - Merci. Quinn retourna à la station de taxis. Je suis coincé ici, songea-t-il. Frère de Dieu ! Ces salauds m'ont piégé. Si je ne peux pas me rendre dans les autres arches, Son oeuvre ne sera pas accomplie. La Nuit ne tombera pas. Ce n'est pas possible. Ils osent s'opposer au Porteur de lumière en personne ! Terrifiant à quel point il avait pu se laisser bercer d'illusions. Lui d'ordinaire si méfiant, si soupçonneux. Il était tombé dans leur piège. Mais ils devaient avoir peur de lui pour recourir à de telles extrémités. Quels qu'ils soient. Il resta un long moment devant un taxi, réfléchissant à ce qu'il devait faire. En fin de compte, il n'avait guère le choix. S'il était à Edmonton, c'était à cause d'une personne bien précise. Et elle seule pouvait lui dire qui était son véritable ennemi. Billy-Joe détestait se retrouver dans ce genre de situation. Il tenait un pistolaser dans sa main droite, une carabine magnétique de gros calibre - chargée de projectile à pointe EE - était accrochée à la cartouchière passée à son épaule gauche, une besace bourrée de charges EE était sanglée à son épaule droite, des blocs ELINT et des décrypteurs étaient fixés à son ceinturon et il portait sur son crâne une bande omnivue destinée à renforcer son acuité visuelle. Suffisamment de quincaillerie pour entamer une petite guerre. Lui, il avait plutôt l'habitude de tabasser les michetons piégés par Courtney. Le genre corps à corps méchant, quoi. Il avait horreur de ces missions commando, où il risquait de se faire descendre par un système de sécurité si l'un de ses soldats faisait une connerie. Mais Quinn voulait foutre la merde à Edmonton, occuper les flics et les éloigner de la ville basse. Et c'est pour ça que Billy-Joe rôdait dans une ruelle obscure à quatre heures et demie du matin, accompagné de dix acolytes venus de l'église de Duffy. - C'est ici, dit le possédé qui les guidait en s'arrêtant devant un mur sans signe distinctif. Ce type faisait peur à Billy-Joe, peut-être encore plus que Quinn. C'était l'un des cinq possédés auxquels Duffy avait offert des citoyens. Ils vivaient tous dans l'église, traitaient les acolytes comme de la merde et les écrasaient de leur supériorité. Les premiers éléments de l'armée de la Nuit promise par Quinn. Billy-Joe commençait à avoir des doutes sur ces histoires de destinée des ténèbres, en dépit de tout ce que Quinn était désormais capable de faire. De son point de vue, on n'avait fait que remplacer une bande d'enfoirés par une autre. La secte ne changerait jamais ; c'était toujours lui qui se ferait marcher dessus par les chefs, quels qu'ils soient. Le possédé plaqua ses mains sur le mur, se tendant comme s'il allait le pousser. Probablement en était-il capable, songea Billy-Joe. Et sans faire usage de son pouvoir énergétique. Il lui rendait trente bons centimètres et devait peser une fois et demie son poids. Une porte se matérialisa dans le mur. Elle était faite de planches en bois maintenues en place par des clous, avec une solide poignée circulaire. Elle s'ouvrit en silence, laissant un rai de lumière inonder la sinistre ruelle. Derrière l'entrée, on apercevait un couloir bordé de machines ; des turbines étaient à moitié enfouies dans le sol de carbobéton. Billy-Joe les dominait d'une hauteur de soixante mètres environ ; la porte donnait sur une passerelle métallique courant contre le mur. - Allez-y, ordonna le possédé. Sa voix de basse résonna dans la ruelle, affolant les rats. - Je croyais que vous ne deviez pas utiliser votre pouvoir, dit Billy-Joe. Les flics risqueraient de vous repérer à cause de lui. - Il n'y a que les boules de feu qu'ils peuvent détecter, lui assura le possédé. Écoute, gamin ; Quinn veut que vous foutiez la merde dans cette station d'épuration, il a bien insisté sur ce point. C'est pour ça que je suis ici, pour vous faire entrer dans la place. Mais si tu préfères passer par la porte d'entrée, alors ne te gêne pas. Trois des capteurs de surveillance de la station, perchés sur le mur de la ruelle, enregistrèrent cette déclaration faite sur un ton d'assurance blasée et la transmirent à Amérique-Nord et à Europe-Ouest. Le colossal possédé avait laissé derrière lui un sillage de processeurs en panne depuis que le petit groupe de saboteurs avait quitté l'église. Faisant preuve de sa vigilance habituelle, FIA avait alerté Amérique-Nord dès que les deux premiers incidents avaient été confirmés. Quelques secondes plus tard, un commando du DSIG recevait l'ordre de suivre les saboteurs de près. Mais la piste qu'ils laissaient était si visible qu'Amérique-Nord avait contacté Europe-Ouest et ordonné au commando de rester en retrait. Les deux membres du B7 attendaient de voir où se dirigeaient Billy-Joe et sa troupe. - Je ne peux pas les laisser endommager la station d'épuration, dit Amérique-Nord. Le fonctionnement d'Edmonton commence à être sérieusement affecté par le vandalisme de Quinn. - Je sais, dit Europe-Ouest. Et notre ami le sait forcément. Dites à vos tireurs de descendre les acolytes si nécessaire, mais qu'ils ne touchent pas à ce possédé. Son attitude m'intrigue. - Moi aussi. Amérique-Nord donna ses instructions au commando, qui commença à se mettre en position dans le hall de la station d'épuration. Les capteurs internes montraient les saboteurs entrant dans la place par la porte magique, examinant les lieux pour vérifier que personne ne les guettait puis avançant sur la passerelle avec un tel luxe de précautions que c'en était presque comique. Neuf d'entre eux franchirent le seuil. Puis le possédé agrippa l'épaule de Billy-Joe avec sa grosse main et le tira en arrière alors qu'il allait suivre ses camarades. Du feu blanc jaillit des doigts de sa main libre, se déversant dans le grand hall. Deux boules frappèrent un boîtier de dérivation, le faisant exploser à grand bruit. - Hein ? fit Billy-Joe. Il se débattit, impuissant, tandis que ses camarades poussaient des cris paniques. La porte se referma en claquant bruyamment, puis disparut. - Espèce de salaud ! hurla-t-il. Pivotant sur lui-même, il tira un coup de pistolaser à bout portant sur le possédé gloussant. Il ne se passa rien. Les systèmes de l'arme s'étaient crashés. Plusieurs explosions retentirent dans le hall, faisant vibrer le mur pourtant solide. Le commando élimina les saboteurs sous le regard indifférent des deux superviseurs. L'attention de ceux-ci se portait essentiellement sur le petit drame se déroulant dans la ruelle. - Traître ! hurla Billy-Joe. Tu les as tués, ils sont en train de mourir là-dedans ! Le possédé accentua son étreinte sur son épaule, le soulevant dans les airs pour coller son visage au sien. - Quinn va te transformer en pâté pour rats, siffla Billy-Joe d'un air de défi. - Je t'ai épargné pour que tu puisses lui transmettre un message. - Quoi ? Je... Billy-Joe reçut une gifle qui lui secoua toutes les dents. Un voile rouge occulta son champ visuel, comme si on avait éclairé sa bande omnivue au laser. Il gémit et sentit le goût du sang dans son palais. - Est-ce que tu m'écoutes ? ronronna le possédé. - Ouais, marmonna Billy-Joe, docile. - Dis à Quinn Dexter que les amis de Carter McBride vont bientôt le retrouver. On va ruiner tous ses petits plans à la con, et ensuite on le fera payer pour tout ce qu'il a fait. C'est compris ? Les amis de Carter McBride. - Qui êtes-vous ? - Je viens de te le dire, tête de noud. Billy-Joe fit un atterrissage forcé parmi les sacs-poubelles graisseux et grouillants de rats. Il reçut un coup de pied au cul qui l'envoya voler, heurter le mur et rebondir. Il poussa un hurlement en sentant la douleur lui irradier les fesses. - Maintenant, cours, lui lança le possédé. Je veux que tu foutes le camp d'ici avant que les flics viennent nous chercher. - Gardez votre commando à l'écart, dit Europe-Ouest. Il avait failli pousser un cri tant cette révélation était stupéfiante. - Merci du conseil, dit Amérique-Nord d'un ton sarcas-tique. Mes hommes ne s'approcheront pas de ces deux-là. - Mon Dieu, nous avons un allié. Un authentique allié. Un possédé en guerre contre Quinn Dexter. - J'ai l'impression qu'il ne restera pas longtemps parmi nous. Le possédé en question semblait poursuivre dans la ruelle un Billy-Joe terrorisé. Ils émergèrent dans un vaste terrain vague, au sol couvert de plaques de carbobéton fissurées, bordé de colonnes métalliques réduites à des moignons. Le genre d'endroit typique de ce quartier en bordure de dôme, où l'on trouvait surtout des entrepôts et des usines désaffectées. - Que voulez-vous dire ? demanda Europe-Ouest. - C'est un petit malin, cet ami de Carter McBride. Il fonce droit sur le labyrinthe. Amérique-Nord transmit un fichier à Europe-Ouest, qui découvrit en ouvrant l'affichage neuro-iconique un véritable dédale. Canalisations, tunnels, lignes de métro, réseau ferroviaire de transport, câbles électriques... tous semblaient converger sur cette partie du dôme. Là se trouvait le centre névralgique de toutes les industries de service et de transport travaillant pour le bien-être des habitants d'Edmonton ; la centrale d'énergie qui alimentait les gares, les fournisseurs et les centres commerciaux. Autour de la station d'épuration, le sol était creusé de tunnels et de cavernes sur plusieurs kilomètres à la ronde, un royaume souterrain comportant un millier d'entrées et une dizaine de milliers de jonctions. - Et le fichier que je vous ai transmis n'a rien d'exhaustif, précisa Amérique-Nord avec amertume. Dieu sait ce qui se trouve en fait là-dessous. Le possédé et Billy-Joe s'arrêtèrent devant une grande trappe métallique dont la bordure rectangulaire était entourée de chardons. Elle s'ouvrit en grinçant, déchirant à grand bruit le fouillis de mauvaises herbes qui la recouvrait à moitié. Des mottes de terre sèche tombèrent dans l'abîme ainsi révélé. On apercevait les barreaux rouilles d'une échelle. Billy-Joe se mit à descendre celle-ci. Le possédé le suivit. Dès que sa tête fut au niveau du sol, la trappe se referma sur lui. L'espace d'une seconde, sa bordure émit une lueur pourpre, comme si son contour était découpé au néon. - Je parie qu'il a scellé la trappe, dit Amérique-Nord. - Faites venir vos hommes sur place, dit Europe-Ouest. Avec la puissance de feu dont ils disposent, ils auront vite fait de la desceller. - Ils arrivent. - Est-ce que l'IA peut le suivre sous terre ? - Elle a déjà accédé à tous les capteurs et à tous les processeurs du labyrinthe. Mais ils sont descendus dans un puits d'inspection et de maintenance desservant une vieille canalisation où circulait du fluide réfrigérant à usage thermique industriel. Il n'y a pas de système électronique actif là-dedans et ça fait cinquante ans que personne ne s'est servi de ce truc. Ils pourraient ressortir n'importe où. - Merde. Envoyez vos insectes bioteks. Placez tous vos agents disponibles à toutes les sorties. Cet homme ne doit pas nous échapper. - S'il vous plaît. Veuillez vous abstenir de me dicter ma conduite. J'ai une certaine expérience en la matière. - Mes excuses, dit Europe-Ouest. Mais avouez que c'est frustrant, bon sang. Ce possédé représente peut-être la chance que nous attendions. Peut-être pourrait-il neutraliser Dexter. Nous devons entrer en contact avec lui. Le commando arriva près de la trappe et y découpa un disque de métal pour accéder au puits. Ses membres descendirent l'échelle un par un. - Billy-Joe nous conduirait sans doute directement à Dexter, dit Europe-Ouest. À condition qu'on le repère quand il sortira de là. - Peut-être, répliqua Amérique-Nord. Mais je ne garantis rien. La fouille du labyrinthe fut une opération d'envergure, quoique menée de façon suffisamment subtile pour passer inaperçue auprès des médias. Les policiers en patrouille reçurent l'ordre de surveiller toutes les sorties connues. Une multitude d'araignées, d'abeilles, de perce-oreilles et de cafards bioteks furent lâchés dans le dédale de tunnels et de conduits, sous la direction du processeur biotek semi-conscient d'Amérique-Nord. Tous les employés de service dans la zone furent soumis à un interrogatoire à la fin de leur période de travail. L'IA prit le contrôle direct de tous les mécanoïdes utilisés par les compagnies du secteur, qui furent mobilisés pour participer aux recherches. Amérique-Nord découvrit plusieurs ateliers clandestins de fabrication de stims, suffisamment de zombies pour peupler deux gratte-ciel, des caches d'armes parfois vieilles de deux décennies et suffisamment de décharges clandestines de déchets toxiques pour lancer une alerte environnementale. Plus une grande quantité de cadavres, du corps fraîchement rué au squelette nettoyé par les rats. Mais de Billy-Joe et de l'ami de Carter McBride, il n'y avait aucune trace. - Carter McBride ? (Quinn fut si surpris lorsqu'il reconnut ce nom que toute sa colère se dissipa.) Frère de Dieu ! Ce possédé a dit Carter McBride ? Tu en es bien sûr ? À peine s'il se rappelait le visage de Carter, l'un des nombreux lardons qui infestaient le village d'Aberdale. Par la suite, comme il l'avait découvert, Laton l'avait fait assassiner en se débrouillant pour faire retomber la faute sur les Déps. Et les villageois assoiffés de vengeance avaient impitoyablement traqué Quinn et ses compagnons. - Oui, fit Billy-Joe. Il tremblait de tous ses membres. En revenant au Chatsworth, il s'était attendu à se faire brûler vif par Quinn. En fait, il avait même hésité à rentrer au bercail. Il avait passé cinq heures à chier dans son froc en pensant à ce qui l'attendait tout en arpentant les tunnels souterrains grouillant de rats. Redoutant de se faire capturer par les flics. Et il s'était fait agresser. Lui, un membre de la secte ! Des zombies lui avaient sauté dessus, l'assommant et le dépouillant de son équipement high-tech. Et il n'avait pas osé leur résister de peur de se faire repérer par les flics. Il avait longtemps hésité avant de regagner le Chatsworth. S'il s'y était résolu, c'était parce que Quinn finirait par triompher, il en était persuadé. Edmonton allait être livrée aux démons de l'anarchie, aux possédés qui étaient les nouveaux maîtres de la secte. Et le messie des ténèbres se souviendrait alors de Billy-Joe. Il devrait lui expliquer sa conduite. Et accepter son châtiment. Mieux valait donc se présenter à lui tout de suite. Ainsi, il n'aurait qu'une seule faute à se reprocher. - Merde ! souffla Quinn. C'est lui ! C'est sûrement lui. - Qui ça ? demanda Courtney. - Je ne sais pas. Il n'arrête pas de... de me faire chier. Il est apparu plusieurs fois pour foutre en l'air ce que je faisais. Qu'est-ce qu'il a dit d'autre ? demanda-t-il à Billy-Joe. - Il a dit qu'il allait ruiner tous tes plans. - Tu m'étonnes. Autre chose ? La voix de Quinn était carrément mielleuse. - Que tu payerais pour tout ce que tu as fait. C'est lui qui a dit ça, Quinn, pas moi. Je te le jure. - Je te crois, Billy-Joe. Tu t'es montré obéissant envers notre Seigneur. Je ne punis pas la loyauté. Donc, il a dit qu'il me ferait payer. Comment ? - C'est tout ce qu'il a dit, Quinn. Il n'a pas précisé. La robe de Quinn changea de texture, le tissu se durcit autour de ses membres. - Il me tarde de le rencontrer. - Qu'est-ce que tu vas faire, Quinn ? demanda Courtney. - La ferme. Il fonça vers la fenêtre et écarta d'un iota les lourds rideaux pour jeter un coup d'oeil au-dehors. Cinq étages plus bas, voitures et camions descendaient la rampe à vive allure en direction de la rue. Beaucoup moins de véhicules que d'ordinaire, et les piétons eux aussi se faisaient rares. D'un autre côté, Edmonton était en proie à l'inquiétude depuis que les bons citoyens avaient découvert la fermeture du réseau vidtrain. Tous les porte-parole du Gouvcentral avaient déclaré à la presse qu'aucun possédé n'avait été signalé en ville. Personne n'y croyait. La ville succombait à l'anarchie. Mais pas de la façon dont Quinn l'avait souhaité. Je n'y crois pas, bordel, ragea-t-il en silence. Des superflics dont j'ignorais l'existence savent que je suis ici. La fermeture des vidtrains m'empêche de provoquer la venue de la Nuit. Et voilà qu'un justicier envoyé par le paradis se met à me traquer. Frère de Dieu, comment se fait-il que tout ait foiré à ce point ? Même Banneth qui risque de me filer entre les doigts. C'est encore une épreuve qu'il m'envoie. Oui, c'est ça. Il veut me montrer que la route de l'Harmaguedon est ailleurs. Que je suis son messie et que je ne dois pas me laisser aller, même si c'est pour nourrir mon serpent. Mais qui diable est cet ami de Carter ? S'il connaissait Carter, alors il doit venir de Lalonde, et même d'Aberdale. Oui, c'était l'un des villageois. Cette déduction ne réduisait pas vraiment le nombre des suspects. Tous les habitants de ce trou perdu le détestaient. Il se força à se calmer, à se remémorer les paroles qu'avait prononcées ce salaud sur l'astéroïde Jesup, lorsqu'il avait saboté la cérémonie sacrificielle. " Tu te rappelles comment ça se passe ? " avait raillé le propre visage de Quinn. Son ennemi, quel qu'il soit, avait déjà assisté à la cérémonie de la secte. Et il venait d'Aberdale. Quinn fut tellement ravi de sa déduction qu'il se fendit d'un sourire comme on ne lui en voyait qu'au moment de l'orgasme. Il se retourna vivement. - Convoque tout le monde, lança-t-il à l'un des acolytes inquiets. Nous allons nous équiper et marcher sur Banneth. Je veux que tous mes fidèles m'accompagnent. - Merde, on va vraiment l'attaquer ? demanda Courtney, les yeux brillants d'impatience. - Bien sûr. - Tu m'as promis que je pourrais regarder. - Et je tiendrai ma promesse. C'était le seul moyen. Les flics n'autoriseraient les vidtrains à circuler de nouveau que s'ils pensaient avoir éliminé tous les possédés de l'arche. Quinn allait les rassembler et leur infliger le sort que l'ami de Carter McBride avait réservé au groupe de saboteurs. Ensuite, le temps deviendrait la plus redoutable de ses armes. Même les superflics ne pourraient pas imposer la fermeture des vidtrains s'il n'y avait plus trace de possession dans la ville. - Mais avant ça, je dois m'occuper de quelque chose, reprit-il. Obéissante, Courtney activa un bloc-processeur et ouvrit un canal avec le réseau d'Edmonton. Restant à une distance prudente, Quinn observa le petit écran pendant qu'elle lâchait un questeur dans l'annuaire principal du Gouvcentral. Huit minutes de recherche furent nécessaires avant que le fichier désiré ne soit transféré dans la mémoire du bloc. Il lut les informations obtenues par le questeur et se fendit d'un sourire triomphal. - C'est elle ! (Il tendit le bloc à Courtney et à Billy-Joe, leur montrant la photo qu'il affichait.) Il me la faut. Vous deux, allez à la gare et attendez là-bas. Peu importe le temps que ça prendra, mais je veux que vous attendiez que les vidtrains se remettent à circuler, que vous preniez le premier qui partira d'ici et que vous alliez à Francfort. Retrouvez cette femme et amenez-la-moi. Compris ? Et je la veux vivante. Un appel de la réception informa Louise qu'elle devait descendre pour accepter livraison d'un article. Le téléphone de sa chambre était presque identique au modèle noir et encombrant en usage sur Norfolk, sauf qu'il émettait un bruit de cloche plutôt qu'une sonnerie stridente. À présent qu'elle était équipée de naneuroniques, ce système lui semblait ridiculement primitif. Pour des gens dont le réseau de communication ne se réduisait pas à cette antiquité, sans doute leur apparaissait-elle comme pittoresque. Un témoignage supplémentaire de l'élégance tant vantée du Ritz. Louise parcourut le hall du regard dès que les portes de l'ascenseur se furent ouvertes, se demandant ce qu'on pouvait bien lui livrer. Elle était sûre d'avoir déjà reçu tous ses achats de vêtements. Andy Behoo était accoudé au bureau du concierge, qui le considérait d'un oeil soupçonneux. Il sursauta et se redressa en apercevant Louise, manquant renverser un vase de freesias blancs avec son coude. Elle lui adressa un sourire pou'. - Bonjour, Andy. - Euh... (Il tendit vers lui une main tenant un cartel.) Le questeur Hyperpeaedia est arrivé aujourd'hui. J'ai préféré vous l'apporter en personne pour vous le donner en mains propres. Je sais que c'est important pour vous. Le concierge l'observa avec intérêt. Ce n'était pas souvent qu'on voyait un jeune homme fou d'amour comme celui-ci. Louise désigna d'un geste l'autre bout du hall. - Merci, dit-elle comme Andy lui glissait le cartel dans la main. C'est fort aimable à vous. - Cela fait partie du service que nous devons à nos clients. Il lui sourit de toutes ses dents tordues. Louise resta un moment à court d'idées. - Comment allez-vous ? demanda-t-elle finalement. - Oh ! comme d'habitude. Surmené et sous-paye. - Pourtant, vous faites du bon travail au magasin. Je vous suis reconnaissante de l'attention que vous m'avez consacrée. - Ah! Andy sentit soudain que l'oxygène lui manquait. Elle était descendue toute seule, songea-t-il. Ça devait signifier que son fameux fiancé ne l'avait pas encore rejointe. - Euh... Louise ? - Oui? Elle le gratifia d'un sourire avec accès direct à son principe de plaisir, qui lui grilla complètement sa coordination mentale. Il se rendait complètement ridicule et il le savait. - Je me demandais... si vous n'avez rien de prévu, bien sûr. Je veux dire, je comprendrai que vous soyez déjà prise. Mais je me suis dit... enfin, ça ne fait pas longtemps que vous êtes à Londres et vous n'en avez pas vu grand-chose. Si vous voulez, je pourrais vous inviter à dîner. Ce soir. S'il vous plaît. - Oh ! c'est vraiment gentil de votre part. Où cela ? Elle n'avait pas dit non. Andy avait les yeux fixes, le sourire figé sur place. La fille la plus belle, la plus classe, la plus sexy de la planète ne lui avait pas dit non quand il lui avait demandé un rendez-vous. - Pardon ? - Où voulez-vous m'emmener à dîner ? - Euh... j'avais pensé au Lake Isle. C'est à Covent Garden, pas très loin d'ici. Il avait demandé à Liscard une avance de quinze jours de salaire, au cas où Louise aurait accepté (Liscard la lui avait consentie, à quatre pour cent d'intérêt). Ça lui permettrait de leur payer le Lake Isle. Probablement. Le seul coût de la réservation s'était révélé plus important que prévu ; et il n'était pas remboursable. Mais, d'après les autres rats de vente, c'était le lieu idéal pour une fille comme Louise. - Cela a l'air très agréable, dit Louise. À quelle heure ? - Sept heures. Si cela vous convient. - C'est parfait. (Elle lui déposa un petit baiser sur la joue.) Je serai ici. Andy la raccompagna jusqu'à l'ascenseur. Quand il avait réservé la table, il avait reçu en retour une télétransmission où il était fait mention d'une tenue correcte exigée. Il disposait de deux heures et quart pour se trouver un smoking. Propre et à sa taille. Aucune importance. Un homme qui a décroché un rendez-vous avec Louise Kavanagh est capable de n'importe quel exploit. Louise pressa le bouton de son étage. - Cela ne vous dérange pas si Geneviève m'accompagne, n'est-ce pas ? Je ne peux pas la laisser ici toute seule, j'en ai peur. - Euh... (Du nirvana à l'enfer en une demi-seconde.) Non. Ce sera charmant. - Je ne veux pas passer la soirée avec lui. Il est bizarre. Et il est amoureux de toi. C'est dégoûtant. - Évidemment qu'il est amoureux de moi, dit Louise en souriant. Sinon, il ne m'aurait pas invitée à dîner. - Tu n'es pas amoureuse de lui, hein, Louise ? demanda Geneviève, complètement choquée. Ce serait trop hideux. Louise ouvrit l'armoire et commença à trier les robes qu'elles avaient achetées lors de leur virée dans les magasins. - Non, je ne suis pas amoureuse de lui. Et il n'est pas bizarre. Il est totalement inoffensif. - Je ne comprends pas. Si tu ne l'aimes pas, pourquoi as-tu accepté de sortir avec lui ? On peut se débrouiller toutes seules. S'il te plaît, Louise. Londres n'est pas aussi dangereuse que le dit Papa. Je me plais bien ici. Il y a tellement de choses à faire. On pourrait aller dans l'un des théâtres du West End. Ils vendent des tickets à la réception. J'ai vérifié. Louise soupira et s'assit sur le lit. Elle tapota le matelas, et Geneviève, après avoir poussé moult soupirs, vint s'asseoir à côté d'elle. - Si tu n'as vraiment, vraiment pas envie de sortir avec Andy, je l'appelle pour annuler. - Tu ne vas pas l'embrasser ou le câliner, n'est-ce pas ? - Mais non ! fit Louise en s'esclaffant. Espèce de petite peste. Quelle idée terrifiante ! - Alors pourquoi ? Louise caressa les cheveux de sa petite sour, qui ondoyèrent en cascade sous l'effet des produits flexitifs. - Parce que c'est la première fois de ma vie qu'un garçon m'invite à dîner, dit-elle à voix basse. C'est la première fois que je vais dans un grand restaurant où je pourrai mettre une robe superbe. La première et sans doute la dernière. Joshua lui-même ne m'a jamais sortie nulle part. Certes, il n'en avait pas la possibilité. Pas tant que j'étais enfermée à Cricklade. - C'est lui, le papa du bébé ? - Oui. C'est Joshua le père. Gen retrouva sa belle humeur. - Ça veut dire qu'il va devenu" mon beau-frère. - Oui. Sans doute. - J'aime bien Joshua. Ce serait formidable s'il venait vivre à Cricklade. Il est si amusant. - Oh ! oui. On s'amuse bien avec lui. Louise ferma les yeux, se rappelant les mains caressantes de son amant. Si chaudes, si habiles. Cela faisait si longtemps qu'elle ne l'avait pas vu. Mais il avait promis... - Alors, qu'est-ce que je dis à Andy Behoo ? Est-ce qu'on sort ou est-ce qu'on passe la soirée enfermées dans la chambre ? - Je peux mettre ma belle robe, moi aussi ? demanda Gen. Au-dessus de la salle de sensoconférence du B7 se déroulait la scène de la tentative de sabotage de la station d'épuration d'Edmonton. L'image n'était pas très bonne, les capteurs de sécurité étant d'une qualité inférieure à des modèles du commerce ; mais les deux silhouettes humanoïdes qui s'affrontaient verbalement avaient suffisamment de couleur et de texture pour être identifiables. Le colossal possédé avait saisi Billy-Joe par la peau du cou et le tenait suspendu au-dessus du sol de la ruelle sordide. Leurs nez se frôlaient. Puis Billy-Joe reçut une gifle, de nouvelles paroles furent échangées. Et les deux hommes se mirent à courir. - Nous pensons savoir qui est Carter McBride, déclara Europe-Ouest comme l'enregistrement touchait à sa fin. L'IA a trouvé plusieurs références à ce nom. C'était l'enfant d'une famille de colons qui avait gagné Lalonde sur le même astronef que Quinn Dexter. Selon les fichiers de la Société d'exploitation de Lalonde, les McBride demeuraient dans le village où Dexter était assigné avec son groupe de travail. - Un ami de Carter McBride, dit Afrique-Sud d'une voix songeuse. Vous voulez dire que ce nouveau possédé vient de Lalonde ? - Oui, répondit Europe-Ouest. Et tous les problèmes survenus dans les comtés de la Quallheim avaient apparemment pour origine le meurtre d'un enfant attribué aux Déps, ce qui aurait déclenché la rébellion de ceux-ci. Conclusion évidente : la victime n'était autre que ce Carter McBride. Cela implique que le possédé qui a fait échouer ce sabotage a dû être tué sur Lalonde à peu près à ce moment-là. - Donc, vous dites que ce possédé cherche à se venger de Quinn Dexter ? - Exactement, dit Amérique-Nord. Nous avons un nouvel allié. - Foutaises, fit sèchement Pacifique-Sud. Ce n'est pas parce qu'il y a des querelles intestines chez les possédés que l'une des factions est bien disposée envers nous. Supposons que ce nouveau possédé réussisse à éliminer Dexter. Pensez-vous vraiment qu'il décidera de disparaître ensuite uniquement parce que cela nous arrange ? Ça m'étonnerait. Et puis, quoi qu'il en soit, on ne peut pas dire que nous soyons entrés en communication avec lui, non ? Vous l'avez perdu, ainsi que ce jeune minable. C'est du travail d'amateur. - J'aurais voulu vous y voir, dans ce putain de labyrinthe, gronda Amérique-Nord. - Vu la soudaineté de l'événement, je pense que la situation a été gérée le plus adroitement possible, dit Europe-Ouest. Toutefois, nous devons prendre en considération de nouveaux facteurs qui requièrent toute notre attention. - À savoir ? s'enquit Pacifique-Nord d'un air soupçonneux. - Je pense que Dexter va être contraint pour un temps d'interrompre toutes ses activités. Malheureusement, ce petit minable de Billy-Joe n'a pas pu être intercepté, et nous devons donc supposer qu'il est retourné auprès de Dexter et lui a transmis le message qu'on lui avait confié. Dexter sait donc qu'il est traqué par un possédé ; et que les autorités ont confirmé la présence de possédés à Edmonton suite à l'échec de sa tentative de sabotage. Si nous ne nous sommes pas trompés sur ses motivations, à savoir infliger à la planète le maximum de dégâts, il n'aura pas le choix et devra laisser tomber Banneth et soit abandonner, soit trahir les autres possédés de l'arche. Ensuite, il n'aura plus qu'à se planquer en attendant que le Sénat d'Amérique du Nord soit obligé de rétablir le trafic vid-train sous la pression de l'opinion. Admettons-le, nous ne pouvons pas le paralyser pendant des mois en l'absence de toute menace visible. Le temps joue pour lui. Les actions que nous avons déjà prises à ce jour n'ont fait que nous compromettre. - Pas question ! bredouilla Pacifique-Sud. (Elle pointa sur Europe-Ouest un index vindicatif.) C'est bien joué. Mais je vois où vous voulez en venir et je dis non. Pas question. - Où veut-il en venir ? demanda Amérique-Centre. - Il veut que nous rouvrions la gare d'Edmonton. - Je vote contre, s'empressa de dire Pacifique-Asie. - Moi aussi, renchérit Asie-Est. Nous avons coincé Dexter dans une arche. Qu'il y reste. Vous n'avez qu'à améliorer votre dispositif de surveillance et le localiser. - Il est invisible, nom de Dieu ! s'emporta Amérique-Nord. Vous avez vu ce qui s'est passé à Grand Central. Aucune de nos techniques, si sophistiquée soit-elle, ne peut se montrer à la hauteur d'un tel pouvoir. - Si nous ne rétablissons pas le trafic vidtrain, alors nous condamnons Edmonton et tous ses habitants à succomber à la possession, dit Europe-Ouest. Et sans doute à disparaître de cet univers. Rappelez-vous ce qui est arrivé à Ketton, dans la péninsule de Mortonridge. Edmonton subira le même sort. Les possédés ne peuvent pas survivre ici. - Cette conclusion est acceptable à mes yeux, dit Pacifique-Nord. Nous en avons déjà discuté. Mieux vaut perdre une arche si cela permet de sauver les autres. - Mais nous ne sommes pas obligés d'aller jusque-là, insista Europe-Ouest. Dexter devient visible lorsqu'il se déplace. Visible et par conséquent vulnérable. - Il n'est pas visible, contra Pacifique-Sud. Nous savons qu'il s'est déplacé uniquement parce qu'il laisse derrière lui un sillage de destruction. Il a fait sauter la Tour Eiffel, bon sang ! Admettez-le, jamais nous ne pourrons le capturer. - Nous devons quand même tenter le coup. C'est pour cette raison, et pour elle seule, que nous existons. Si nous ne pouvons pas protéger la Terre d'un possédé alors que nous en avons l'occasion, et en particulier à cause de notre lâcheté politique, je dis que nous avons échoué dans la tâche qui est la nôtre. - Je n'avale pas vos histoires de noblesse oblige ' et je ne les ai jamais avalées. C'est peut-être votre héritage, mais ce n'est sûrement pas le mien. Si nous avons créé le B7, c'est uniquement pour servir nos intérêts. Et vous n'avez pas été le dernier à vous consacrer à cette tâche, ne l'oubliez pas. Nous existons pour protéger nos intérêts. Dans quatre-vingt-dix-neuf cas sur cent, cela nous conduit à protéger ceux de la Terre et à aider ses citoyens. Bravo pour nous. Je ne leur en tiens pas rigueur. Mais ce cas est le centième. Cette fois-ci, notre but est de nous protéger de la possession, et en particulier de cet enfoiré de Quinn Dexter. Je le regrette pour les habitants d'Edmonton, mais la Nuit voulue par ce possédé va tomber sur leur ville. Et sans doute aussi sur Paris et les autres. Pas de pot. Mais nous serons à l'abri. - Je me suis trompé, dit Europe-Ouest d'une voix glaciale. Ce n'est pas de la lâcheté politique. Dexter vous terrifie. - Votre réaction est méprisable, rétorqua Pacifique-Sud. Ne comptez pas sur moi pour rouvrir les vidtrains simplement parce que vous m'aurez insultée. - Je sais. Mais je tenais quand même à vous insulter. Vous le méritez. - La belle affaire. Ne me dites pas que vous ne vous préparez pas à quitter le navire, vous aussi. - Bien sûr que si, comme nous tous, et nous le savons. Il serait stupide d'agir autrement. Mais cela reste pour moi une solution de dernier recours. Pour être parfaitement honnête, je n'ai guère envie de repartir de zéro sur un monde nouveau. Et je vous soupçonne tous de partager ce sentiment. Silence unanime autour de la table. - Exactement, reprit Europe-Ouest. Nous devons vaincre Dexter sur notre territoire. - Nous le vaincrons en lui abandonnant Edmonton, dit 1. En français dans le texte. (N. d. T.) 634 Amérique-Centre. Il disparaîtra de la planète en même temps que l'arche. - Il n'en fera rien. Il est trop malin pour tomber dans ce piège et son but ultime n'est pas celui du commun des possédés. Le trafic vidtrain sera rétabli en dépit de votre obstination. Ce n'est qu'une question de temps. Je propose que nous l'attirions sur un champ de bataille que nous aurons choisi. - Il a déjà massacré quatre des acolytes de Banneth dans son propre QG, fit remarquer Renseignement-Militaire. Nous savons qu'il ne cesse de retourner là-bas, et pourtant nous n'avons pas encore réussi à tuer ce petit salopard. Je ne vois pas en quoi ça nous aiderait de l'attirer dans une autre arche. - Nous ne pouvons pas altérer l'environnement de Banneth en ce moment, ce serait trop grossier. Dexter se douterait de quelque chose. Mais nous pouvons la conduire dans un lieu plus propice à une frappe. - Vous venez de dire qu'il sacrifierait sa vendetta contre Banneth pour accomplir son objectif principal, dit Pacifique-Asie. Veuillez donc vous efforcer d'être cohérent. - Je peux le faire sortir d'Edmonton, insista Europe-Ouest. L'apparition des sours Kavanagh à ce stade de la partie sera pour lui une énigme irrésistible. Il ne pourra faire autrement que de les suivre pour voir ce qui va se passer. Et c'est moi qui tirerai toutes les ficelles. - Si vous devez choisir un territoire pour manoeuvrer, vous n'êtes pas obligé de choisir le mien, dit Pacifique-Sud. - Loin de moi cette idée. Mon plan nécessite une efficience et une coopération totales. Deux exigences apparemment hors de votre portée. - Attirez-le dans votre territoire, alors. - Telle est mon intention. - Alors, pourquoi tous ces atermoiements ? - Je ne veux aucune interférence de votre part. L'exécution de mon plan requiert une certaine finesse. Si je lance mon opération, je ne veux pas que vous vous en mêliez. Pas de soudain décret présidentiel qui ruinerait mes préparatifs. Pas de blitz médiatique. Nous savons tous de quoi nous sommes capables si nous voulons nous poignarder dans le dos les uns les autres. Ça fait suffisamment longtemps que nous jouons à ce petit jeu, mais, cette fois-ci, ce n'est pas le moment. Le regard de Pacifique-Sud alla d'Europe-Ouest à Amérique-Nord. - Faites donc ce que vous voulez, tous les deux. Mais faites-le entre vous. Vos territoires sont dorénavant placés sous embargo, ainsi que les villes de Bombay et de Johannesburg. Souhaitez-vous contester cette motion par un vote en bonne et due forme ? - Non, fit Europe-Ouest. J'ai obtenu ce que je voulais. En fin de compte, Andy dut retourner voir Liscard et solliciter une nouvelle avance. Quatre semaines de salaire à rembourser avec un taux d'intérêt de sept et demi pour cent ! Il s'abstint délibérément de faire passer son programme calculateur en mode primaire - il ne voulait pas savoir combien de temps il allait devoir trimer chez Jude Électro pour financer son rendez-vous galant. Mais il ne pouvait pas demander à Louise de payer le repas de Geneviève. Ce serait trop mesquin. Cette fois-ci, quand il entra dans le hall du Ritz, le concierge lui fit son plus beau sourire. Le smoking qu'il portait appartenait à un type dont il avait réparé l'équipement quelques mois plus tôt ; nok comme la nuit, pas vraiment tout à fait démodé. Il avait emprunté la chemise blanche à un camarade rat de vente, ainsi que le noud papillon rouge. Les souliers noirs lui venaient d'un voisin. Le mouchoir en soie qui lui servait de pochette appartenait à sa mère. En fait, le seul de ses effets qui lui appartienne en propre était son slip. Mais il avait pensé pouvoir courir le risque, vu que Louise ne le verrait sûrement pas au cours de la soirée. Sept heures, et elle n'était toujours pas là. Sept heures six, et il se demandait s'il ne devait pas faire appeler sa chambre. Sept heures huit, et il comprit qu'on lui avait posé un lapin. Quelle surprise ! La porte de l'ascenseur s'ouvrit. Louise portait une splendide robe de soirée bleu nuit, que faisait ressortir un petit boléro couleur rouille. Rien à voir avec l'adolescente déboussolée qui avait poussé la porte de Jude Électro - ainsi apprêtée, elle avait l'allure d'une femme. Andy ne prit pas la peine d'enregistrer cette image dans une cellule mémorielle. Aucun programme ne pourrait capturer ce mélange de beauté et de sophistication. Et il savait que le souvenir de cet instant l'accompagnerait toute sa vie durant. Lorsqu'il lui sourit, ce fut presque avec tristesse. - Merci d'être venue. Elle lui répondit par un sourire hésitant, car elle venait de comprendre à quel point cette soirée était importante pour lui. - Votre invitation m'a flattée, Andy. Elle poussa Geneviève devant elle. - Merci de m'avoir laissée vous accompagner, dit la fillette. On ne percevait aucun indice de duplicité dans sa voix. - De rien, fit Andy. Hé ! tu as une belle robe. Fais-nous une pirouette. Un sourire aux lèvres, Geneviève écarta les bras et décrivit un tour complet sur elle-même. Sa robe écarlate claqua comme une oriflamme. Une petite chaîne était passée autour de son cou, avec un pendentif un peu terne qui rebondit sur sa gorge. Andy regarda Louise droit dans les yeux. - Encore cinq ans, et les garçons ne comprendront pas ce qui leur arrive. - Qu'est-ce que vous voulez dire par là ? demanda Geneviève. - Il veut dire que tu es très jolie, répondit Louise. - Oh! Geneviève rougit, mais elle réussit à faire un beau sourire à Andy. Sa présence n'était pas un drame, après tout, songea celui-ci. En fait, elle le soulagea d'une bonne partie de la tension qu'il aurait éprouvée en passant toute une soirée avec la seule Louise. Il n'était pas obligé de se montrer constamment à la hauteur, de l'impressionner avec le moindre de ses gestes, la moindre de ses déclarations. Ce qui aurait inévitablement débouché sur une catastrophe, il ne le savait que trop. Il paya le taxi qui les conduisit à Covent Garden. Le Lake Isle était l'un des cent restaurants de ce quartier. Une façade antique s'ouvrant sur un petit bar, avec dans le fond une salle bien trop grande étant donné la taille des immeubles environnants, et trop étincelante pour être antique. Louise tapota sur l'épaule d'Andy alors qu'ils entraient dans l'établissement. - Chacun paie sa part ce soir. Ne discutez pas. Je vous ai imposé Gen, après tout. Ce n'est que justice. Le chef de rang les confia à un garçon qui les conduisit à leur table. Louise regarda autour d'elle et se demanda s'ils n'étaient pas un peu trop bien habillés. Mais elle n'avait pas voulu laisser passer cette occasion de mettre sa robe bleue, et Andy n'y avait rien trouvé à redire. Si ses yeux avaient été des mains, il l'aurait étreinte à lui filer des hématomes. - Avez-vous trouvé votre ami ? lui demanda-t-il une fois qu'ils furent assis. - Non, pas encore. Mais le détective que vous m'avez recommandé a l'air efficace. Merci. La carte des vins apparut. Louise garda quelques instants les yeux fixés sur les Larmes de Norfolk, stupéfiée par leur prix. Elle laissa Andy choisir : un vin blanc sec des habitats joviens et de l'eau minérale pétillante pour Gen. - Tu auras droit à un verre de vin, dit-elle en voyant que sa petite soeur faisait mine de se rebeller. - Oui, Louise. Merci, Louise. Elle lui fit baisser les yeux d'un froncement de sourcils. Gen savait que son châtiment serait terrible si jamais elle lui gâchait la soirée. Le repas s'avéra des plus étranges. Louise l'apprécia pour les informations qu'il lui permit de glaner. L'impression de ce que devait être la vie au sein d'une arche dynamique. Une soirée avec un garçon. Le plaisir de porter une belle robe. La saveur de la cuisine exotique. Une conversation qui ne portait pas sur les récoltes, la famille ou les événements du comté mais sur les périls menaçant la Confédération, "la bravoure des Forces spatiales et les dernières nouvelles de la campagne de libération de Mortonridge. La liberté de dire ce qu'elle pensait, de tirer profit de son expérience personnelle. De raconter l'incroyable récit de ses aventures à un auditoire suspendu à ses lèvres. Mais, durant tout ce temps, il lui était impossible d'oublier que tout ceci n'était qu'une chimère. Jamais elle ne serait cette jeune femme sophistiquée, car elle allait bientôt être mère. Jamais Joshua ne l'avait vue ainsi vêtue. Jamais elle ne connaîtrait une vie insouciante à présent que l'humanité avait découvert l'existence de l'au-delà. Et Quinn Dexter rôdait dans les splendides arches de la Terre, prêt à les réduire en pièces. Au moment du dessert, elle se surprit à considérer Andy avec ce qui ressemblait à de l'envie. Il pouvait encore vivre cette vie : courir les filles, faire la fête avec ses amis, aller à l'université, passer son diplôme, rédiger ses programmes, voyager. Peut-être. À condition que les possédés ne gagnent pas. - Est-ce que ça va ? lui demanda-t-il. Il était en train de lui confier son dernier projet en date : créer sa propre boîte de logiciels une fois qu'il aurait réuni le financement nécessaire. Un rêve parmi d'autres. - Excusez-moi. (Elle posa une main sur la sienne et l'étrei-gnit doucement.) Ça ressemble à un cliché, et vous n'allez sans doute pas me croire, mais cette soirée est l'une des plus agréablés que j'aie connues de toute ma vie. Je vous suis vraiment reconnaissante de m'avoir invitée. Le regard d'adoration pure qu'il lui adressa en réponse lui donna envie de pleurer. Elle fit un signe au garçon. - Trois verres de Larmes de Norfolk, s'il vous plaît. Geneviève, qui raclait le fond de son bol dans l'espoir d'en extraire les ultimes miettes de son soufflé à l'orange et au chocolat, se figea, un sourire incrédule aux lèvres. - Oui, pour toi aussi, dit Louise en riant. (Se tournant vers Andy :) C'est moi qui offre. Si vous n'y avez jamais goûté, je vous envie. C'est la seule façon de conclure une soirée comme celle-ci. On leur servit le nectar de sa planète dans des flûtes en cristal sur un plateau d'argent. Louise huma délicatement le bouquet. - Comté de Wessex, sans doute le domaine de Clayton. - En effet, madame, dit le garçon interloqué. C'est exact. Tous trois levèrent leurs verres. - À la vie ; vivons-la plutôt que de la gâcher, dit Louise. Ils burent à ce sentiment. Louise reçut la télétransmission alors qu'ils regagnaient le Ritz dans un taxi ; une icône pourpre représentant un téléphone se mit à clignoter dans un coin de son champ visuel - le LAN-2600 disposait d'un catalogue de plusieurs milliers d'images et de sons, mais elle avait opté pour un objet familier. L'impression de bien-être qu'elle avait retirée de sa soirée se dissipa instantanément. On ne pouvait la contacter que pour affaires. Ses naneuroniques acceptèrent l'appel, et l'identifiant d'Ivanov Robson remplaça le téléphone pourpre. - J'ai une bonne nouvelle pour vous, transmit le détective. J'ai localisé Banneth. - Où cela ? répondit Louise. - Elle réside actuellement à Edmonton. - Merci. (C'était l'une des arches qui, selon les infos, étaient en ce moment coupées du monde.) Avez-vous une e-adresse où la joindre ? - Bien entendu. (Il lui transmit un fichier.) Louise, vous risquez d'avoir des problèmes à la convaincre. N'hésitez pas à m'appeler en cas de besoin. Je pourrai peut-être vous aider. - Certainement, merci encore. Le portier dévisagea Andy d'un air soupçonneux lorsqu'ils arrivèrent devant l'hôtel. Louise vit le jeune homme hésiter, en proie à ses incertitudes habituelles, et sentit pour lui une bouffée de compassion. - Attends-moi dans le hall, dit-elle à Geneviève. Sa petite soeur disparut non sans avok lancé à Andy un clin d'oeil et un sourire malicieux. Heureusement, elle s'était abstenue de glousser. Louise respira à fond. - Je dois vous quitter à présent, Andy. - Pourrai-je vous revoir ? L'espoir qui imprégnait sa voix aurait arraché des larmes à une pierre. Jamais je n'aurais dû accepter de sortir avec lui, songea-t-elle, il ne pouvait que mal l'interpréter. Et pourtant, malgré tous ses défauts, il avait bon cour. - Non, Andy, je suis navrée. Je dois retrouver cette personne, et n'oublions pas mon fiancé. Je compte partir de Terre dès que possible. Ce ne serait pas juste, ni pour vous ni pour moi. Je ne veux pas que vous vous mépreniez sur mes intentions. - Je vois, dit-il en baissant la tête. - Mais vous avez le droit de me faire la bise, dit-elle timidement. Poussé par la peur plus que par l'enthousiasme, il se pressa contre elle et colla ses lèvres aux siennes. Lorsqu'ils se séparèrent, elle eut une grimace de sympathie. - J'ai vraiment apprécié cette sokée, Andy. Merci beaucoup. - Si ça ne marche pas avec votre fiancé, et si vous revenez..., commença-t-il, plein d'optimisme. - Vous serez en haut de ma liste. C'est promis. Les bras ballants, il la regarda disparaître derrière la porte. C'était fini, et bien fini. L'espace d'un instant de folie, il eut envie de se précipiter vers elle. - Tu t'en remettras, fiston, lui dit le portier. Il y a plein d'autres filles dans cette ville. - Pas comme elle ! lui cria-t-il. L'homme haussa les épaules et se fendit d'un insupportable sourire satisfait. Andy tourna les talons et s'enfonça dans la foule des noctambules qui avait envahi les trottoirs. - Mais je l'ai embrassée, murmura-t-il pour lui-même. Je l'ai embrassée pour de bon. (Il eut un petit reniflement incrédule en prenant conscience de l'énormité de ce fait indéniable.) J'ai embrassé Louise Kavanagh. Riant de sa bonne fortune, il se mit en marche vers Islington ; il était trop fauché pour s'offrir le métro. Louise attendit que Geneviève soit couchée pour appeler Banneth. - Bonjour. Vous ne me connaissez pas, je m'appelle Louise Kavanagh. Je vous appelle pour vous mettre en garde contre un dénommé Quinn Dexter. Est-ce que vous le connaissez ? - Allez vous faire foutre. Le contact fut coupé. Louise composa de nouveau l'e-adresse de Banneth grâce au processeur de la chambre. - Écoutez, c'est important. J'ai rencontré Quinn Dexter sur Norfolk, et il va... Le contact fut de nouveau coupé, et une croix rouge se mit à clignoter. Lorsque Louise tenta une troisième fois de joindre Banneth, un programme de filtrage lui demanda son identifiant. Elle le chargea et apprit qu'elle ne figurait pas sur la liste des correspondants acceptés par le destinataire de son appel. - Damnation ! - Que se passe-t-il ? Geneviève se redressa sur sa couche, encore enveloppée dans ses couvertures. - Banneth refuse de me parler. Je n'arrive pas à y croire, après tout ce que nous avons enduré pour la prévenir. Que c'est... que c'est stupide. - Que vas-tu faire maintenant ? - Appeler Robson, je suppose. Elle composa l'e-adresse du détective privé, se demandant s'il n'était pas un peu voyant. Ce qui devait être pratique dans sa profession. - Ne vous inquiétez pas, lui dit-il. J'arrive tout de suite. Elle n'aurait pas dû descendre au bar à cocktails. Louise s'assit à une table et commanda un jus d'orange en attendant l'arrivée d'Ivanov Robson. Le décor du bar était aussi soigné que celui du reste de l'hôtel : lambris couleur de miel et miroirs bordés d'or recouvrant la totalité des murs. La lumière dispensée par les chandeliers était tamisée juste comme il le fallait. Il y avait suffisamment de bouteilles derrière le comptoir pour qu'on ait l'impression de se trouver dans un musée. Effet du dîner arrosé au vin et aux Larmes de Norfolk ou du profond fauteuil dans lequel elle avait pris place, Louise se sentit bientôt somnolente. En outre, elle dut se battre contre une armée de jeunes hommes (et d'hommes plus mûrs) qui tenaient tous à lui offrir un verre et à lui tenir compagnie. Elle craignait parfois de se montrer trop sèche en les repoussant. Qu'aurait dit Mère ? L'un des garçons en queue-de-pie daigna enfin venir à sa table. Un vieillard pourvu de favoris blancs qui lui évoqua Mr Butterworth. - Êtes-vous sûre de vouloir rester ici, mademoiselle ? demanda-t-il gentiment. Il y a des salons privés à la disposition des résidents de l'hôtel. - Je m'en occupe, dit Ivanov Robson. - Entendu, monsieur. Le garçon s'inclina et se retira. Le détective passa en revue les hommes accoudés au bar. Tous détournèrent les yeux. - Sans vouloir vous offenser, Louise, on ne va pas seule dans un bar quand on porte une robe comme celle-ci. Même dans cet hôtel. Cela peut entraîner une méprise. Il s'assit dans le fauteuil à côté du sien, faisant grincer le cuir sous son poids. - Oh ! (Elle baissa les yeux et s'aperçut qu'elle portait encore la belle robe bleue qu'elle avait mise pour Andy.) Je pense que j'ai un peu trop bu. Je suis sortie dîner avec un ami. - Ah bon ? Je croyais que vous aviez mis cette robe pour moi. Ce qui aurait été des plus flatteurs. Vous êtes splendide. Louise s'empourpra. - Euh... merci. - Vos naneuroniques sont équipées d'un programme inhibiteur qui vous permet de lutter contre les effets de l'alcool ; vous le saviez, n'est-ce pas ? - Non. - C'est vrai. Si vous faisiez passer ce programme en mode primaire, peut-être que notre discussion serait plus fructueuse. - D'accord. Elle ouvrit l'architecture de contrôle et chercha le programme en question. Au bout de deux minutes, elle avait retrouvé une bonne partie de sa lucidité. Elle inspira à fond deux ou trois fois et se retrouva aussi alerte que lors d'un examen scolaire. Un verre de whisky était apparu sur la table devant Ivanov. Il en but une gorgée en la regardant avec attention. - Ça va mieux ? - Oui. Merci. Cependant, elle était toujours contrariée d'avoir gardé sa robe ; les gens la regardaient comme l'avait fait Andy, mais sans faire preuve de sa réticence si touchante. - Que s'est-il passé avec Banneth ? demanda Ivanov. - Elle a raccroché. Je n'ai rien pu lui dire. - Hum. Cela ne me surprend guère. Les informations que j'ai pu réunir sur elle au cours de mon enquête montrent qu'elle n'a rien d'une citoyenne ordinaire. La police d'Edmonton a rassemblé un épais dossier sur ses activités. On pense qu'elle est impliquée dans une organisation criminelle spécialisée dans les hormones illégales et les produits bioteks clandestins. Elle ne pouvait que se méfier en vous entendant prononcer le nom d'un ancien complice. Et vous aviez raison à propos de ce Dexter, c'était un déporté ; le principal chef d'accusation contre lui était l'obstruction à la justice. On le soupçonnait de travailler comme coursier pour le compte de Banneth. - Que dois-je faire à présent ? - Vous avez deux possibilités. Primo : laissez tomber et restez à Londres. Nous sommes en sécurité pour le moment. Je suis généralement bien informé et puis vous assurer que les possédés ne sont pas encore arrivés ici. - Je ne peux pas faire ça. Ne me demandez pas pourquoi, mais je dois avertir Banneth. Je n'ai pas fait tout ce chemin pour me décourager avant la dernière ligne droite. - Je comprends. Dans ce cas, même si je le fais à contrecour, je vous conseille de vous rendre à Edmonton. Si vous rencontrez Banneth face à face, elle comprendra que vous n'êtes ni une folle ni une taupe de la police. Elle prendra votre mise en garde au sérieux. - Mais Edmonton a été mise en quarantaine. - Plus maintenant. (Il sirota son whisky et la regarda d'un oeil perçant.) Les vidtrains se sont remis à circuler. Je pense que les autorités ont éliminé ou pensent avoir éliminé les possédés. - Quinn Dexter est sûrement là-bas, murmura-t-elle. - Je sais. C'est pour ça que je vous avais déconseillé d'y aller. Mais, puisque vous êtes décidée, je vous accompagnerai pour vous protéger dans la mesure de mes moyens. S'il est aussi redoutable que vous le dites, je ne pourrai sans doute pas faire grand-chose. Mais c'est mieux que rien. - Vous feriez cela ? - Pas gratuitement, rassurez-vous. Mais je suis qualifié pour le travail de garde du corps. Ce n'était pas encore fini. Louise dut refouler la terreur que lui inspirait la perspective de croiser à nouveau le chemin de Quinn Dexter. Mais ce cher Fletcher était si déterminé, et elle lui avait donné sa parole. - Savez-vous où se trouve Banneth ? demanda-t-elle. - Oui. J'ai un contact au sein de la police d'Edmonton qui me tient informé en permanence. Si vous êtes toujours décidée, nous pouvons aller directement chez elle. Vous lui transmettez votre message, et ensuite on s'en va. Cela ne devrait pas prendre plus de dix minutes. Nous pourrions être de retour à Londres dans moins de cinq heures. - Je ne peux pas laisser Gen toute seule. Même pour faire cela. - Je suis sûr que l'hôtel peut vous procurer les services d'une gouvernante pour la nuit. - Vous ne comprenez pas. Je suis responsable de ma soeur ; Gen et moi sommes tout ce qui reste de notre domaine, de notre famille, peut-être même de notre planète. Je ne dois pas lui faire courir de nouveaux dangers. Elle n'a que douze ans. - Le danger est le même ici et à Edmonton, répliqua le détective d'un ton neutre. - Non, vous vous trompez. Le véritable danger, c'est de se trouver dans la même arche que Banneth. Jamais le Gouvcentral n'aurait dû rétablir le trafic des vidtrains. - Je peux me procurer des armes comme en utilise l'armée de libération de Mortonridge. Leur efficacité face aux possédés a été démontrée sur le champ de bataille. Cela augmentera les chances en notre faveur. Elle le dévisagea un long moment, intriguée par son attitude. - On dirait que vous tenez à ce que j'aille là-bas. - Tout ce que je fais, c'est vous expliquer les choix qui se présentent à vous, Louise. Nous sommes convenus que je connaissais mieux que vous les règles du jeu, n'est-ce pas ? Ce type de mission fait partie de mes compétences. Peut-être était-ce sa seule présence, sa stature imposante, mais Louise se sentait en sécurité auprès du détective. Et tout ce qu'il disait paraissait des plus plausibles. Elle porta une main à son front et constata avec surprise qu'il était baigné de sueur. - Si nous allons là-bas, et si je n'apprécie pas ce que nous trouvons chez Banneth, alors je renoncerai à la rencontrer. Ivanov sourit avec indulgence. - Si c'est grave au point de vous faire hésiter, alors je n'insisterai pas. Louise hocha lentement la tête. - Très bien. Je vais aller chercher Gen. Pouvez-vous nous procurer des billets ? - Bien sûr. Il y a un départ de vidtrain dans une demi-heure. Nous serons à King's Cross à temps pour le prendre. Elle se leva, consternée par la fatigue qu'elle sentait dans ses membres. - Oh, et... Louise ? Mettez une tenue appropriée, s'il vous plaît. L'IA enregistra une série d'avaries révélatrices quelques secondes avant que les bons citoyens d'Edmonton télétransmettent à la police des appels frénétiques relatifs à une armée de morts vivants ayant envahi le centre du dôme. On était en milieu d'après-midi et le soleil, brillant au sein d'un ciel vierge de toute tempête, illuminait la scène à la perfection. Voitures et rames de métro actionnèrent leur freinage de secours tandis que leurs moteurs calaient et que leurs cellules énergétiques se crashaient. Leurs occupants s'empressèrent de descendre, fuyant les possédés et les acolytes en marche. Les piétons désespérés se heurtèrent aux portes closes des immeubles. Quinn avait passé le plus clair de l'après-midi à placer ses troupes dans les quatre rues principales conduisant au QG de la secte. Pour les acolytes ordinaires, aucune difficulté : il suffisait de les grouper par deux ou par trois et de leur assigner telle boutique ou tel café où ils devraient patienter, leurs armes soigneusement planquées dans un sac ou dans leurs poches. Pour les possédés, il avait dû dénicher des bureaux et des appartements déserts, situés de préférence au rez-de-chaussée. Des acolytes non possédés ayant reçu une formation rapide en électronique y étaient entrés par effraction afin de désactiver les processeurs qui s'y trouvaient, ce qui éviterait aux possédés de se faire repérer. Il avait fallu deux heures pour mettre tout le monde en position. Personne ne s'était plaint, du moins en sa présence. Tous acceptaient le discours qu'il leur avait servi, à savoir que ces manœuvres faisaient partie d'une stratégie globale destinée à faire venu" la Nuit. Le seul obstacle qui se dressait devant eux, avait-il déclaré, c'était le QG de la secte et les traîtres qu'il abritait. Une fois rassemblés tous les possédés d'Edmonton (sauf un, songeait-il avec frustration), il leur avait donné l'ordre de foncer. Si les superflics étaient aussi forts qu'il le soupçonnait, alors leur réaction serait aussi rapide que meurtrière. Aucun des possédés ne serait épargné, et seuls quelques acolytes survivraient au massacre. Quinn fit quelques pas à la tête de ses soldats condamnés lorsque ceux-ci envahirent les rues, sortant leurs armes et adoptant divers déguisements illusoires également monstrueux. Une fois que tout le monde se fut montré, il s'éclipsa discrètement dans le royaume des fantômes. Les bons citoyens qui eurent la chance de se retrouver derrière les possédés en marche interrompirent leur retraite le temps de jeter un regard inquiet par-dessus leur épaule. Les profiteurs parmi eux contactèrent les médias locaux et leur transmirent des sensovidéos. Tous ceux qui captèrent ceux-ci assistèrent à une démonstration d'insolence dépassant toutes celles qui avaient pu faire la réputation des possédés. Un ultime geste de défi, une parade au grand jour pour proclamer au monde : Allez vous faire foutre ! Journalistes et rédacteurs en chef restèrent muets de saisissement devant ce spectacle. Les manifestants eurent vite fait de converger sur un gratte-ciel de cinquante étages tout à fait ordinaire. Chaque groupe comprenait une centaine de personnes, emmenées par une avant-garde de possédés. Leurs armures complexes et archaïques étincelaient de pouvoir énergétique. Sur leur passage, les piliers soutenant les voies express aériennes crépitaient sous les assauts d'éclairs miniatures qui pénétraient le métal dans un jaillissement de gouttelettes en fusion. Les acolytes non possédés suivaient leurs meneurs de près, porteurs des armes les plus redoutables qu'avait pu fournir l'arsenal clandestin de la secte. Aucun d'eux ne prêtait attention aux bons citoyens paniques qui s'égaillaient sur leur route tant ils se concentraient sur le QG. Les véhicules à l'arrêt devant eux émirent une lueur bleu électrique avant d'exploser en un essaim de granulés noirs. L'armée des damnés s'avança parmi leurs épaves fumantes. Nouvelle démonstration de panache. Du spectacle à l'état pur. Pour la majorité des citoyens d'Edmonton, le building sur lequel se focalisait leur rage n'était qu'un modeste bâtiment affecté au commerce et à l'habitation. La police était plus avisée, ainsi que les habitants du quartier. Les présentateurs médias commencèrent à avoir vent de la présence d'une secte dans ses murs. À ce moment-là, les reporters professionnels étaient déjà sur place, observant la police qui établissait un cordon sanitaire et la force d'intervention qui prenait position. Soixante pour cent de la population terrienne avait accédé à la scène et attendait l'affrontement. La plus importante audience de tous les temps. À l'intérieur du QG, les acolytes haut gradés ouvrirent l'arsenal et distribuèrent des armes à la piétaille, fusils de gros calibres et mitraillettes à projectiles chimiques. Loin de paniquer, les membres de la secte étaient en fait presque satisfaits de pouvoir donner un visage à leur ennemi jusque-là invisible. Banneth supervisa en personne la mise en place des défenses, commençant par disposer les tireurs d'élite aux fenêtres du bâtiment puis établissant dans les couloirs des barricades renforcées par de l'artillerie lourde. Elle était partout à la fois, dispensant ses ordres et ses encouragements - l'heure n'était plus aux menaces. Quinn et les possédés étaient devenus les nouveaux croque-mitaines de ses ouailles. La fidélité de celles-ci constituait un phénomène intéressant. Quinn avait instillé en elles le doute et la méfiance, mais tous les meurtres qu'il avait perpétrés au sein de leur QG ne lui avaient servi à rien. Les acolytes restaient persuadés qu'elle était la plus forte. Vous réalisez que ceci n'est sans doute qu'une diversion, n'est-ce pas ? demanda-t-elle. Il a probablement l'intention de profiter de la bataille pour me tuer ou me kidnapper. C'est possible, répondit Europe-Ouest d'un ton neutre. Personnellement, je pense que cette pitoyable bataille n'est qu'un massacre collatéral qui lui permettra d'accomplir son véritable but : échapper au piège que nous lui avons tendu. Merci. Voilà qui me remonte le moral. Vous avez peur ? Vous ? Qu'éprouveriez-vous à ma place ? Si je me trouvais là où vous êtes, oui, j'aurais sans doute peur. Mais je suis ailleurs, n'est-ce pas ? Arrêtez avec votre supériorité naturelle à la con. Je vous présente mes excuses. C'est fort magnanime de votre part. Cela signifie-t-il que les plates-formes DS sont verrouillées sur moi ? Oui, j'en ai peur. Mais, je le répète, cela m'étonnerait que nous ayons à les utiliser. Quinn ne va pas se montrer, pas aujourd'hui. Banneth jeta de longs regards aux couloirs enténébrés de son quartier général pendant qu'elle regagnait ses appartements. Obéissant à ses ordres, les acolytes les avaient éclairés avec des cierges et des lampes halogènes de faible puissance alimentées par des batteries chimiques - une technologie que les possédés ne pourraient affecter qu'au prix d'efforts considérables. Mais cela n'a plus grande importance, songea-t-elle, nous n'avons plus rien à protéger. Après la bataille, le QG aurait cessé d'exister. La seule mission de la secte était désormais de gagner du temps jusqu'à ce que la police et le B7 aient neutralisé l'ersatz d'invasion lancé par Quinn. Mais, de toute façon, la secte était une création du B7. Un paravent pratique dont Ban-neth avait également bénéficié. Elle passa par le temple, lui adressant un regard empli de nostalgie. Puis le premier projectile frappa le gratte-ciel, un missile léger à tête EE. Ce fut Duffy qui le lança - Quinn lui avait accordé le privilège d'ouvrir le feu, en récompense de son indéfectible loyauté envers la Nuit. La structure du bâtiment fut secouée par l'onde de choc, tandis que l'explosion ouvrait une gigantesque brèche sur la façade nord et fracassait plusieurs centaines de fenêtres. Une avalanche de débris s'écrasa dans la rue, juste devant les possédés. Les tireurs d'élite placés par Banneth qui avaient survécu à l'assaut se relevèrent et ouvrirent le feu. Il y avait cent places assises dans la voiture du vidtrain. Louise, Geneviève et Ivanov étaient les seuls occupants. En fait, Louise n'avait vu qu'une douzaine de personnes sur le quai de King's Cross avant de partir. Impossible de dire s'il s'agissait de passagers ou d'employés de la compagnie. En dépit de son incertitude grandissante, et du ressentiment affiché par Gen, elle avait suivi le détective privé dans l'écou-tille du train. Il y avait chez lui, encore maintenant, quelque chose qui la rassurait. Outre sa stature imposante, il était doué d'une confiance en soi plus flagrante encore que celle de Joshua. Ce qui n'était pas peu dire. Elle s'enfonça dans son siège, l'esprit empli de pensées de son fiancé. Elle avait cessé de faire agir son programme inhibiteur et le compartiment, quoique loin d'être neuf, était très confortable. Elle se rappelait le sourire chaleureux de Joshua. Comme il serait agréable de revoir ce sourire. " Je t'aime, et je reviendrai pour toi. " La promesse qu'il lui avait faite. Alors qu'ils étaient seuls tous les deux, nus et serrés l'un contre l'autre. Il avait été d'une totale franchise, impossible d'en douter. Et je le retrouverai, malgré cette horrible crise. Son infotraqueur l'avertit qu'il se passait quelque chose à Edmonton. Elle accéda à un sensovidéo de la bataille diffusée par Time-Universe. Et se retrouva planquée derrière un bus abandonné, observant prudemment l'armée bigarrée qui marchait dans les rues. Des boules de feu éblouissantes jaillissaient d'une douzaine de mains tendues pour s'écraser sur un gratte-ciel. Flammes et brèches béantes criblaient la façade de celui-ci jusqu'au huitième ou neuvième étage. Des armes de gros calibre tiraient depuis ses fenêtres, déclenchant de petites explosions couleur topaze sur le trottoir en carbobéton. Plusieurs cadavres gisaient sur le sol, encore fumants sous l'action des armes rayonnantes qui les avaient terrassés. Elle vit courir des silhouettes confuses. Des policiers en armure gris anthracite, transportant des armes encore plus impressionnantes que celles qui se déchaînaient déjà autour d'elle. Ils se déplaçaient avec la vivacité d'une brigade d'araignées. Lorsqu'ils ouvrirent le feu, le hurlement montant de leurs armes tirant à jet continu menaça de lui éclater l'oreille interne. Elle sursauta et leva les mains, puis le programme audio du reporter se mit en action. Elle se baissa pour éviter la grenaille qui volait de toutes parts. Des boules de feu blanc fusaient au-dessus de sa tête. Louise régla le sensovidéo sur fonction moniteur, réduisant son intensité à celle d'un souvenir vivace en temps réel. Elle se tourna vers Ivanov. - Et maintenant ? s'enquit-elle. Ils ne vont pas laisser ce train entrer à Edmonton. N'est-ce pas ? - Je crois que si. Accédez donc au commentaire global. Les possédés sont concentrés dans une zone bien précise et la police a réussi à les contenir. La puissance de feu réunie contre eux suffirait à exterminer dix fois leur nombre. Et puis, si le train avait été dérouté, nous en aurions été informés sans délai. Louise accéda au processeur de la rame et demanda un état du trajet. Il lui fut répondu que l'arrivée à Edmonton était prévue pour dans quarante et une minutes. - Ça n'a pas de sens. Les autorités redoutent plus que tout une épidémie de possession. - Simple question de politique. Edmonton veut prouver que le problème des possédés est résolu, que les autorités locales contrôlent la situation. - Mais... - Je sais. Il aurait mieux valu attendre la fin des hostilités pour publier des communiqués triomphalistes. Ce n'est pas la première fois que le Gouvcentral anticipe sur les bonnes nouvelles. Dès que la mise en quarantaine d'Edmonton a été rendue publique, un groupe de lobbies puissants a dû insister auprès de la présidence et de certains sénateurs pour que le trafic vid-train soit rétabli. Si Edmonton était restée isolée de la boucle économique globale, toutes les compagnies de cette arche auraient été distancées par leurs concurrents ; sans oublier que chaque arche constitue aussi un marché de taille pour les entreprises qui n'y sont pas domiciliées. - Ils mettent la vie des gens en danger pour des questions d'argent ? demanda Louise, stupéfaite. Mais c'est horrible ! - Bienvenue sur Terre. - Ils ne savent donc pas ce qui se produira si les possédés s'introduisent dans d'autres arches ? - Bien sûr que si. À présent que leur présence à Edmonton a été confirmée, d'autres lobbies vont se manifester pour exiger la fermeture du trafic vidtrain. Action et réaction, Louise. - Vous voulez dire que nous risquons de ne pas pouvoir descendre du train une fois arrivés ? - Pas de danger. Nous aurons tout le temps. Rappelez-vous ce que je vous ai promis : vous aurez regagné votre hôtel dans moins de cinq heures. Elle jeta un coup d'oeil à Gen, qui dormait allongée sur sa banquette, le visage figé dans une vilaine grimace sans doute causée par un rêve. - Je n'ai pas oublié. Elle persistait à être soucieuse, mais que pouvait-elle y faire ? Le train allait s'arrêter dans l'arche d'Edmonton, que ça lui plaise ou non. Jamais elle ne s'était sentie aussi impuissante depuis le jour où Gen et elle avaient fui Cricklade après l'apparition de Quinn Dexter. Pas un instant on n'avait pensé que le combat serait équilibré. L'efficacité du groupe d'intervention de la police était néanmoins des plus étonnantes. Les armes lourdes déployées en première ligne recevaient le soutien des lasers à rayons X placés à l'arrière, hors de portée des possédés. Conséquence : rares furent ceux-ci à gagner l'intérieur du gratte-ciel ; en outre, les acolytes menaient depuis leurs positions une résistance acharnée. La couverture sensovidéo n'en montrait pas davantage. Le B7 accéda aux capteurs encore opérationnels à l'ultérieur du QG, découvrant des silhouettes indistinctes rampant dans des couloirs envahis par une fumée noire. L'une d'elles passa sur une grille parcourue par un courant de vingt mille volts. Son corps s'embrasa, devenant une colonne de flammes qui fit fondre le couloir autour d'elle. - Pas mal, commenta Europe-Nord. Quel type de niveau d'énergie, à votre avis ? - Conversion chimique totale, sans doute, suggéra Amérique-Centre. Ça ne peut pas être une conversion de masse en énergie, cela détruirait la totalité de l'arche. - Aucune importance, trancha Pacifique-Sud. - Au contraire, dit Amérique-Centre. Plus nous en apprendrons sur leurs pouvoirs, plus vite nous serons en mesure de les vaincre. - Je ne vois pas en quoi la forme prise par leur agonie participe de leur pouvoir. - Toute information est utile, déclara Europe-Ouest avec des accents délibérément teintés de snobisme. Jamais nous n'aurions connu le succès sans information. - Le succès ? Pacifique-Sud désigna l'image au-dessus de la table virtuelle. Le possédé avait fini de se consumer, se métamorphosant en une carcasse de cendres au sein d'un cratère de carbobéton fumant. Elle se désintégra en une masse de flocons grisâtres. - Edmonton envahie par les possédés, vous appelez ça un succès ? Le Ciel nous préserve de vos échecs. - En étudiant les données relatives à Dexter, nous déterminons ses actes les plus probables. Je vous avais dit qu'il trahirait les autres possédés pour nous échapper. Ceci prouve amplement que j'avais raison. - Et Edmonton n'est pas envahie, dit Amérique-Nord. Les forces d'intervention de la police ont encerclé les possédés. - Erreur, dit Pacifique-Sud. L'ami de Carter McBride n'est pas dans le lot. Vous ne l'avez pas encerclé, lui. - Il ne menace personne excepté Dexter, fit remarquer Europe-Ouest. - C'est vous qui le dites. En ce qui me concerne, rien n'a changé. Un possédé invisible et un possédé trop habile sont encore en liberté. Vos territoires restent placés sous embargo. - J'en remercie le Ciel. Nous savons tous ce qui arriverait à Edmonton si la décision vous appartenait. - Au moins n'aurions-nous à déplorer la perte que d'une seule arche. Je n'arrive pas à croire que vous soyez prêt à laisser Dexter en liberté. - Au point où nous en sommes, il faut courir des risques pour avoir une chance de triompher. Dexter est le point culminant de tout ce que nous avons affronté durant ces cinq derniers siècles. Le symbole du petit voyou anarchiste que le B7 a banni de ce monde. Je ne veux pas le voir revenir sur Terre. Nous devons honorer le sang et l'argent que nous aura coûtés ce combat. - Vous parlez comme un souverain shakespearien de troisième ordre la veille d'une bataille. Et vous osez m'accuser d'arrogance. Banneth regagna son saint des saints tandis que l'équipe d'intervention fouillait le reste du QG en quête de possédés ayant survécu à l'assaut. Elle savait que leurs recherches seraient vaines, mais ce n'était pas à elle d'intervenir. Le superviseur de l'Amérique du Nord avait donné au commissaire l'ordre de la laisser tranquille et de ne pas fouiller ses appartements privés. Les acolytes haut gradés avaient pris position devant les portes pour veiller au grain au cas où les flics auraient voulu faire du zèle. Des hommes surexcités par le combat ont toujours tendance à négliger les ordres ; et puis, la présence des possédés excusait bien des excès. Les acolytes survivants durent subir de nouvelles épreuves. Les policiers, quoique poussés à sympathiser avec leurs alliés, ne s'affairaient pas moins à les désarmer et à les menotter. Le temple recevait la visite de maints officiers stupéfaits. Les deux dernières victimes de Quinn s'y trouvaient encore. Et lorsque les légistes se mettraient au boulot, ils allaient trouver quantité d'échantillons d'ADN autour de l'autel et dans les conduits d'évacuation. La nuit s'annonçait agitée au Palais de justice d'Edmonton. Le saint des saints était en ruine. Deux ampoules avaient survécu à l'effondrement du plafond et tournaient doucement sur elles-mêmes au bout de leurs fils. Banneth pataugeait dans le fluide mêlé de sang qui avait coulé des conteneurs et atteignait une hauteur de plusieurs centimètres. La plupart desdits conteneurs avaient été fracassés, et leurs occupants chimériques gisaient sur le carreau. Les tubes d'alimentation qui leur apportaient les produits nutritifs indispensables à leur survie avaient été arrachés, et les misérables créatures n'avaient pu que battre des bras et des jambes (quand elles en avaient encore) jusqu'à ce que mort s'ensuive. Quant aux organes et appendices qu'elle conservait à part, ils étaient complètement foutus. Banneth ramassa le portrait de Mary Shelley et le dégagea de la plaque de verre fracassée. Le fluide avait salement endommagé la toile. Elle contempla un moment le visage de l'écri-vaine, puis soupira et jeta le portrait par terre. - Comme c'est poétique, murmura-t-elle. Ses soupçons se confirmaient de minute en minute. Le saint des saints avait subi des dommages considérables, compte tenu du fait qu'aucun projectile ne l'avait frappé directement. Si les ondes de choc consécutives aux explosions avaient eu cette puissance, le gratte-ciel aurait dû s'effondrer. Louise Kavanagh est arrivée, lui dit Europe-Ouest. Veuillez vous conformer au scénario que nous avons adopté. Mais oui. Elle n'ignorait pas que son humeur rebelle était nettement perceptible. Aucune importance. Elle ne pouvait pas échapper aux superviseurs. Elle le savait lorsqu'elle avait accepté leur marché, bien des années plus tôt. Certes, elle ne s'était jamais doutée qu'elle serait réduite au statut d'appât condamné au suicide. Mais quand on signe un pacte avec le diable, il faut s'attendre à ce qu'il ait soigneusement rédigé les petits caractères. Descendez à l'un des étages inférieurs, dit Europe-Ouest. Je ne tiens pas à ce que Louise voie votre petite chambre des horreurs. Il est important qu'elle vous trouve relativement sympathique. Banneth hésita. Ses jambes flageolèrent. Manipulation destinée à lui rappeler les spécificités de son lien d'affinité. Si elle renâclait, ils se contenteraient de prendre le contrôle de son corps. D'accord, Frère de Dieu, je vais le faire. Mais ne me demandez pas de sourire et de dire merci. Elle se retourna lentement, jetant un dernier regard aux ruines. Un regard nostalgique. Une brise lui caressa la joue, faisant doucement osciller les ampoules. La porte était fermée. Il y a quelque chose ? demanda Amérique-Nord. Non. (Elle se ravisa aussitôt ; après tout, l'affinité leur permettait de percevoir ses émotions.) Si, peut-être. Je pense qu'il est ici en ce moment. J'ai l'impression d'être observée. Je n'ai jamais eu aussi peur de ma vie. Elle projeta un sourire ironique. Appelez-le, dit Europe-Ouest, tout excité. Provoquez-le. Faites quelque chose. Essayez de l'obliger à se matérialiser. Nous n'avons besoin que d'une seconde. - Quinn ? C'est toi, mon petit chéri ? Es-tu enfin revenu ? (Banneth tendit la main vers la table centrale et en caressa les sangles.) Es-tu enfin rentré chez toi ? Tu n'as pas peur, n'est-ce pas, mon chéri ? Je t'ai amené au-delà de ça. Rappelle-toi cette splendide douleur qui t'a donné naissance. Je t'ai purifié de la peur grâce à cette douleur, et ce afin que tu serves le Frère de Dieu. Et tu L'as bien servi, n'est-ce pas ? Que tu as grandi depuis que je t'ai banni. Tu es devenu le messie des ténèbres. C'est bien ce que tu prétends, hein ? Mais peux-tu vraiment accomplir les prouesses dont tu te vantes, ou bien es-tu devenu vicié ? Je peux rectifier ceci, Quinn, je peux te donner la plénitude. Soumets-toi à moi. Reviens à moi, et je t'aimerai comme moi seule peux t'aimer. Comme avant. Elle brandit la sangle comme pour l'inviter à venir. Quinn tremblait de rage. Il avait envie de la prendre sur-le-champ. La moindre de ses paroles, la moindre des syllabes qu'elle prononçait, éveillait le souvenir de ce qu'elle lui avait infligé. C'était ici qu'elle l'avait soumis au plus abject des viols. Les cris qu'il avait poussés, les rires de gorge qu'elle avait chantés, se mêlaient les uns aux autres la nuit durant. L'envie de lui rendre la pareille faisait hurler son serpent de frustration. C'était elle qui aurait dû être sanglée à cette table. C'était lui qui aurait dû se dresser devant elle, triomphant. Il tendit les mains vers elle, prêt à la caresser et à la broyer. Elle fit une grimace agacée, presque capricieuse. - Inutile, marmonna-t-elle. Ce petit con ne peut pas m'entendre. Quinn s'approcha un peu plus, intrigué. On aurait dit qu'elle parlait à quelqu'un. Banneth prit une décision et fonça vers la porte. Sa grimace et ses muscles tendus exprimaient sa colère. Son humeur était maussade et extrêmement terrifiée. En la percevant, Quinn pensa aux victimes de ses cérémonies sacrificielles. Il la suivit comme elle sortait de son QG en marchant d'un pas vif. Deux officiers de police l'escortèrent dans la cage d'escalier. Preuve supplémentaire, si besoin était, de sa trahison, de son infidélité au Frère de Dieu. Ils entrèrent dans un bureau situé en dessous du quartier général, celui d'un grossiste en alcools qui servait de couverture à la secte. Et Quinn eut droit au choc le plus violent qu'il ait ressenti depuis son retour sur Terre. Les sours Kavanagh étaient dans ce bureau et attendaient Banneth. Louise fut stupéfaite de découvrir qu'ils se rendaient dans le gratte-ciel des infos. Elle commença à se poser des questions sur Ivanov Robson. D'abord, il y avait sa tendance à avoir toujours raison. Puis ce " contact " qu'il avait dans la police d'Edmonton. Elle n'avait guère de peine à croire qu'il avait pu collaborer avec la police, et qu'il avait des obligés au sein de celle-ci. Mais la facilité avec laquelle il franchissait les barrages était pour le moins déconcertante. Et le major commandant les forces d'intervention les attendait lorsque leur taxi fit halte à cinquante mètres de la foule agitée. À présent que tout danger était écarté, les bons citoyens d'Edmonton avaient accouru par milliers sur les lieux du drame. Journalistes et conseillers municipaux formaient l'avant-garde de cette masse, se pressant contre les barrières, quémandant des informations aux policiers impassibles ou les suppliant de bénéficier d'un traitement de faveur interdit à leurs rivaux et concurrents. Six officiers se placèrent autour du petit groupe et l'aidèrent à se frayer un chemin dans cette mer humaine. Une fois la barrière franchie, Louise vit que les pompiers étaient déjà à l'oeuvre. Des mécanoïdes armés de tuyaux escaladaient les murs du gratte-ciel pour éteindre les derniers foyers d'incendie encore actifs. Les policiers, quant à eux, embarquaient les combattants survivants dans des paniers à salade qui filaient ensuite vers le Palais de justice. L'un de ces combattants, une fille encore plus jeune que Louise, résistait avec acharnement aux quatre policiers qui l'emportaient vers un camion. - Le messie est revenu ! hurlait-elle, hystérique, tandis qu'ils la hissaient pour l'embarquer de force. Sa Nuit vous emportera tous ! Alors qu'ils franchissaient le seuil de l'entrée principale, trois cochons adultes foncèrent vers eux en couinant, dévalant les marches qui conduisaient à la rue. Des policiers furibonds se lancèrent à leur poursuite. Louise s'écarta sans chercher à comprendre ; la journée avait connu des événements plus insensés encore. Le major les guida à l'intérieur de l'immeuble. Incendies et explosions avaient démoli le hall, où se formaient des flaques d'eau et de mousse anti-incendie. Des groupes électrogènes alimentaient un éclairage de secours. Ni les ascenseurs ni les escalators ne fonctionnaient. Ils empruntèrent un escalier pour gagner un bureau du quatrième étage relativement épargné par la bataille. Louise sentit un frisson glacé la parcourir. Le major les laissa, et une femme à l'allure étrange entra dans la pièce. Louise se demanda d'abord si c'était bien une femme. Ses mâchoires carrées étaient franchement masculines, mais le reste de ses traits respirait la féminité. Sa démarche, volontaire mais décontractée, était également celle d'un homme. Le plus étrange, c'étaient ses yeux aux iris rosés. Lorsqu'elle se tourna vers Louise, celle-ci se rendit compte qu'elle ne pourrait jamais connaître ses pensées. - J'ignore qui vous êtes, commença Banneth, mais vous devez avoir des amis haut placés pour être arrivés jusqu'ici. Son regard se posa sur Geneviève. Pour la première fois, son visage exprima une émotion. - Bizarre, marmonna-t-elle d'un air intrigué. - J'ai certains contacts, déclara Ivanov d'un air modeste. - Je n'en doute pas. - Je m'appelle Louise Kavanagh. Je vous ai appelée il y a peu à propos de Quinn Dexter. Vous en souvenez-vous ? - Oui. Je m'en souviens. - Je pense que c'est lui qui a fait tout ceci, ou du moins ses hommes. Il m'a dit qu'il revenait sur Terre pour vous attaquer. J'ai essayé de vous prévenir. Les yeux de Banneth restaient fixés sur Geneviève, qui tripotait son pendentif. - En effet. J'ai eu tort de ne pas vous écouter. Bien que j'aie de bonnes raisons d'être sceptique, comme vous pouvez l'imaginer. Quinn a été déporté. Je ne m'attendais pas à le revoir. - Il vous détestait vraiment. Que lui avez-vous fait ? - Nous avons eu plusieurs désaccords. Comme vous l'avez sans doute deviné, j'exerce une activité qui sort un peu de la normale. Je gagne ma vie en fournissant certains articles à mes clients, des articles qui ne sont pas disponibles dans les commerces classiques. Cela m'a amenée à plusieurs reprises à entrer en conflit avec la police. Ce cher Quinn était l'un de mes coursiers. Et il s'est fait prendre, ce qui était fort stupide de sa part. C'est pour cette raison qu'il a été déporté, en fait. Je suppose qu'il me rend responsable de sa condamnation. Je ne me suis pas souciée d'assurer sa défense ; à l'époque, j'ai dû utiliser tous mes contacts pour me protéger. Son incompétence m'a placée dans une situation judiciaire extrêmement inconfortable. Donc, voyez-vous, je lui rends bien l'antipathie que je lui inspire. - Je n'en doute pas, dit Louise. Mais c'est un possédé à présent, et l'un des plus puissants de tous. Cela le rend très dangereux, en particulier pour vous. Banneth désigna la pièce qui l'entourait. - Je commence à m'en rendre compte. Mais je suis curieuse : pourquoi une parfaite inconnue, car c'est ce que vous êtes pour moi, se soucie-t-elle ainsi de mon sort ? Je ne suis pas le genre de femme que vous aimeriez fréquenter, je vous le garantis. Louise commençait à se poser la même question. Banneth ne ressemblait en rien à l'image qu'elle s'en était faite ; elle s'était attendue à une version plus âgée d'elle-même : une jeune femme innocente et bouleversée. Pas à cette criminelle glaciale dont le moindre geste, la moindre parole respirait le mépris. - Il était littéralement obsédé par votre personne, et il fallait avertir les gens du danger qu'il représente. Je crains qu'il n'inflige à la Terre le sort qu'il a infligé à Norfolk. C'était ma planète natale, voyez-vous. - Voilà qui est fort noble et fort altruiste de votre part, Louise. Sur cette planète, personne n'a l'habitude d'un tel comportement. Du moins à notre époque. (Elle regarda Ivanov en arquant un sourcil.) Que me suggérez-vous de faire ? - Je n'en suis pas sûre, répondit Louise. Je voulais seulement vous avertir, je me l'étais promis. Je n'ai pas vraiment réfléchi à la suite. Pouvez-vous convaincre la police de vous protéger vingt-quatre heures sur vingt-quatre ? - Si je disais aux flics que je suis traquée par un possédé, je pense qu'ils s'empresseraient de dire à Quinn où je me trouve, et en plus ça les ferait beaucoup rire. J'ai joué tous mes atouts pour éviter de me faire arrêter, ayant commis le seul crime de me trouver dans l'immeuble attaqué par les possédés. - Alors, il ne vous reste qu'à fuir. - Je vois que c'est important pour vous. Mais les flics ont tué tous les possédés qui ont participé à l'attaque du gratte-ciel. Inutile de vous inquiéter. L'âme de Quinn Dexter a dû retourner à sa place, dans l'au-delà où on lui inflige les souffrances qu'elle mérite. - Vous n'en savez rien, insista Louise. Si un possédé est capable de survivre à une telle bataille, c'est bien lui. Partez au moins d'ici jusqu'à ce que la police confirme qu'il n'y a plus de possédés à Edmonton. S'il n'a pas été éliminé, il cherchera encore à vous attaquer. Je le sais. Il me l'a dit. L'idée de vous tuer l'obsède. Banneth acquiesça. À contrecour, songea Louise, comme si elle s'abaissait en suivant ses conseils. Quel horrible snobisme ! Quand je pense à tout ce que j'ai risqué pour lui venir en aide, sans parler de ce que j'ai dû dépenser. Fletcher lui-même ne se serait pas soucié de la sauver s'il l'avait connue. - Je suppose que ça ne peut pas faire de mal de jouer la prudence, dit Banneth. Malheureusement, Quinn connaît tous mes associés et toutes mes résidences dans cette arche. (Un temps.) Un vidtrain me permettrait de gagner certains pays d'Europe et la plupart des pays d'Amérique du Nord ; les autres parties du monde se montrent sceptiques sur la fiabilité d'Edmonton. Pas bête. - Nous repartons pour Londres dès ce soir, dit Ivanov. Connaissez-vous là-bas quelqu'un qui pourrait vous héberger ? - J'ai des contacts, moi aussi. - D'accord, je peux m'arranger pour que quelques policiers nous escortent jusqu'à la gare. Mais une fois que vous serez à Londres, vous devrez vous débrouiller toute seule. Banneth haussa les épaules en signe d'indifférence. Quinn regarda se jouer cette petite scène, résistant à l'envie d'intervenir lorsque Banneth proféra ses mensonges. Il était captivé non seulement par ce qui se disait mais aussi par l'émotion sous-jacente à chaque réplique. Louise soulignait chacun de ses propos par une ferveur intense. Banneth était comme à son habitude aussi sereine qu'égotiste, des sentiments qu'elle partageait avec l'imposant détective privé (ce qui le rendait hautement suspect aux yeux de Quinn). Tout cela était du pur théâtre. De la comédie. Et pourtant, quel paradoxe ! Louise Kavanagh n'avait ni appris ni répété un texte ; elle croyait dur comme fer que sa mission était de sauver Banneth. Elle était parfaitement sincère. Toute cette comédie était orchestrée par les superflics. Pour le bénéfice de qui ? C'est là que ça devenait inquiétant. Louise n'avait pas pu trouver Banneth sans que celle-ci le souhaite peu ou prou. C'étaient les superflics qui avaient dû la guider jusqu'ici, pour une raison connue d'eux seuls, et afin de faire sortir Banneth d'Edmonton. Mais Banneth était une créature des superflics, elle n'avait pas besoin de Louise pour lui dire où elle devait se rendre. Ça ne tenait pas debout. Dans tout ça, il y avait un détail qu'il ne pouvait pas se permettre d'ignorer : les vidtrains s'étaient remis à circuler. Mais c'était peut-être là le piège, l'explication de toute cette comédie. Peut-être cherchait-on à le coincer en plein milieu de l'océan ; jamais il ne pourrait se sortir d'un tel piège. Mais comment sauraient-ils qu'il se trouvait à bord de tel ou tel train? Il suivit le petit groupe dans l'escalier sans vraiment lui prêter attention. Son esprit examinait plusieurs hypothèses. S'ils pouvaient me détecter dans ce royaume, ils auraient déjà fait tout leur possible pour tenter de me détruire. Conclusion : ils ne peuvent pas me détecter. C'est donc une ruse pour m'attirer à eux. Les superflics savent que je veux Banneth, donc ils l'utilisent comme appât. Le piège, ce n'est pas le vidtrain, c'est l'endroit de Londres qu'ils ont sélectionné comme arène. C'est là qu'ils se trouvent ; les forces défensives de cette planète les plus farouchement opposées à l'avènement de Sa Nuit. Quinn se fendit d'un sourire salace et accéléra l'allure au sein du royaume des fantômes, bien décidé à ne pas perdre de vue Louise et ses compagnons. Après tant de faux départs, le véritable Harmaguedon allait enfin commencer.