Peter F. HAMILTON L'AUBE DE LA NUIT DEUXIEME PARTIE: L'ALCHIMISTE DU NEUTRONIUM I TROISIÈME LIVRE: CONSOLIDATION 1. Louise Kavanagh avait l'impression que l'atroce chaleur de l'Estivage avait duré d'interminables et mornes semaines et pas seulement les quatre jours-du-Duc écoulés depuis la dernière et maigre averse. " C'est l'air qui vient de la cuisine du diable ", disaient les vieilles femmes du comté pour qualifier cette immobilité écrasante et irrespirable qui couvrait les plateaux. Cela correspondait parfaitement à l'état d'esprit où se trouvait Louise. Elle ne ressentait pas grand-chose ces temps-ci. Apparemment, le destin l'avait condamnée à passer ses journées à ne rien faire, excepté attendre. En théorie, elle attendait son père, parti à la tête de la milice du comté de Stoke pour aider à réprimer l'insurrection que l'Union démocratique des travailleurs agricoles avait fomentée à Boston. La dernière fois qu'il avait téléphoné remontait à trois jours, un appel bref, sinistre, pour indiquer que la situation était pire que ce que le lord-lieutenant leur avait laissé entendre. La mère de Louise en avait été toute retournée. Ce qui signifiait qu'au manoir de Cricklade Louise et Geneviève devaient se déplacer comme des souris pour ne pas aviver sa mauvaise humeur. Depuis, aucune nouvelle, ni de père ni d'aucun autre milicien. Bien entendu, des rumeurs circulaient dans tout le comté. On parlait de violents affrontements et de terribles actes de sauvagerie perpétrés par les irréguliers de l'Union. Louise s'efforçait de faire la sourde oreille à ces rumeurs, convaincue que ce n'était que sale propagande colportée par les sympathisants de l'Union. En réalité, personne ne savait rien. Pour le comté de Stoke, Boston aurait pu se trouver sur une autre planète. Même les fades comptes rendus faisant état de " troubles " avaient disparu des journaux télévisés du soir - censurés par le gouvernement - après que les milices du comté eurent encerclé la ville. Elles ne pouvaient qu'attendre, impuissantes, que les miliciens aient triomphé, ce qui serait sûrement le cas. Louise et Geneviève venaient de passer une nouvelle matinée à tourner en rond dans le manoir. Une occupation périlleuse ; rester assises était d'un prodigieux ennui mais, si elles attiraient l'attention sur elles, on leur confierait quelque corvée domestique. Avec le départ des jeunes hommes, les femmes de chambre et les vieux serviteurs avaient fort à faire pour assurer l'entretien journalier de la bâtisse pleine de coins et de recoins. Quant aux fermes domaniales des environs, avec leur main-d'oeuvre squelettique, elles prenaient un retard inquiétant dans les préparatifs de la seconde récolte de céréales de l'été. A l'heure du déjeuner, l'ennui avait commencé à devenir insupportable pour Louise, aussi avait-elle suggéré que sa soeur et elle aillent se promener à cheval. Elles durent seller les chevaux elles-mêmes, mais cela en valait la peine, ne serait-ce que pour s'évader du manoir pendant quelques heures. La monture de Louise avança avec précaution sur le sol. Les chauds rayons du Duc avaient craquelé la terre, formant un lacis de plis et de fissures. Les plantes aborigènes, qui avaient toutes fleuri en même temps lors de l'Estivage, étaient mortes depuis longtemps. Là où, dix jours auparavant, la prairie avait été parsemée de jolies étoiles blanches et rosés, ne restaient plus désormais que de petits pétales ratatinés voletant comme de minuscules feuilles d'automne. Dans certains creux de terrain, ils s'étaient amoncelés pour former des dunes mouvantes dont la hauteur atteignait parfois un bon pied. - À ton avis, pourquoi l'Union nous déteste tant ? demanda Geneviève d'un ton plaintif. Ce n'est pas parce que papa est colérique que c'est un méchant homme. Louise adressa un sourire compatissant à sa jeune sour. Tous se plaisaient à souligner leur ressemblance, les qualifiant de jumelles nées à quatre ans d'intervalle. Et de fait, par moments, elle avait l'impression de se regarder dans un miroir ; les mêmes traits, la même abondante chevelure brune, le même nez délicat et les mêmes yeux presque bridés. Mais Geneviève était plus petite et un peu plus potelée. Et, en cet instant, brisée de tristesse. Durant la semaine écoulée, Geneviève avait fait preuve de tact devant son humeur maussade, se gardant d'aborder des sujets autres que superficiels de peur d'attiser l'inexplicable irritation de sa grande sour. Elle m'idolâtre, songea Louise. Dommage qu'elle n'ait pu choisir un meilleur modèle. - Ce n'est pas seulement papa, ni même les Kavanagh, répondit Louise. Ils n'aiment pas la façon dont fonctionne Norfolk, tout simplement. - Mais pourquoi ? Tout le monde est heureux dans le comté de Stoke. - Tout le monde est pourvu du nécessaire. Il y a une différence. Comment te sentirais-tu si tu devais travailler dans les champs toute la journée, chaque jour de ton existence, et que tu nous voyais nous promener à cheval sans le moindre souci en tête ? Geneviève sembla perplexe. - Je ne sais pas trop. - Tu n'aimerais pas ça, et tu voudrais être à notre place. - Sans doute. (Elle eut un sourire espiègle.) Alors ce serait moi qui ne les aimerais pas. - Exactement. Là est le problème. - Mais les choses que fait l'Union d'après ce qu'on raconte..., murmura Geneviève d'une voix hésitante. J'ai entendu deux femmes de chambre en parler ce matin. Elles disaient des choses horribles. Je me suis sauvée au bout d'une minute. - Elles mentent. Si quelqu'un au comté de Stoke savait ce qui se passait à Boston, ce serait nous, les Kavanagh. Les domestiques seront les derniers informés. Geneviève adressa un sourire admiratif à sa sour. - Tu es si intelligente, Louise. - Toi aussi tu es intelligente, Gen. Nous avons les mêmes gènes, rappelle-toi. Geneviève sourit à nouveau, puis éperonna son cheval avec un rire ravi. Merlin, leur chien de berger, courut derrière elle, faisant voler des tourbillons de pétales bruns. D'instinct, Louise lança sa propre monture au petit galop, en direction de la forêt de Wardley, à un mile de là. Au cours des étés passés, les sours l'avaient revendiquée comme leur aire de jeux. Cet été, cependant, s'y ajoutait un élément poignant. Cet été, elle renfermait le souvenir de Joshua Calvert. Joshua et les choses qu'ils avaient faites tandis qu'ils se prélassaient près des mares entre les rochers. Tout l'éventail des actes sexuels les plus indécents, des actes qu'aucune vraie dame de bonne famille de Norfolk ne commettrait jamais. Des actes qu'elle mourait d'envie de refaire. Des actes qui, par ailleurs, l'avaient fait vomir chaque matin ces trois derniers jours. Les deux premières fois, Nounou s'était occupée d'elle comme à l'habitude. Heureusement, Louise avait réussi à cacher les nausées de ce matin, sinon sa mère aurait été mise au courant. Et mère était drôlement perspicace. Louise eut une moue triste. Tout ira bien une fois que Joshua sera revenu. Ces derniers temps, c'était devenu presque comme un mantra. Mon Dieu ! je déteste cette attente. Geneviève était à un quart de mile des bois, Louise la suivant à cent yards de distance, quand elles entendirent le train. Le sifflet insistant portait loin dans l'air calme. Trois coups brefs, suivis d'un long. Le signal qu'il approchait du passage à niveau de Collyweston. Geneviève ramena son cheval au pas, attendant que Louise la rattrape. - Il arrive en ville ! s'exclama la cadette. Toutes deux connaissaient par coeur les horaires du train local. Colsterworth avait douze services passagers par jour. Celui-ci n'en faisait pas partie. - Ils reviennent ! cria Geneviève. Papa est de retour ! Percevant son excitation, Merlin courut autour du cheval en lançant des aboiements joyeux. Louise se mordit la lèvre. Elle ne voyait aucune autre explication. - Probablement. - C'est lui. C'est lui ! - Très bien, alors allons-y. Tapi à l'intérieur de sa clôture d'immenses cèdres génétiquement modifiés, le manoir de Cricklade était un imposant bâtiment en pierre construit en hommage aux châteaux d'une Angleterre aussi éloignée dans le temps que dans l'espace. Au moment où les sours longeaient la pelouse au pied de l'édifice, les parois de verre de l'orangerie de style ornemental contiguë à l'aile est reflétaient l'étincelante lumière jaune du Duc en cascades géométriques. Quand elle fut dans l'enceinte délimitée par les cèdres, Louise aperçut le gros quatre-quatre bleu-vert de la ferme remontant à vive allure la longue allée de gravier. Elle poussa des hourras et éperonna son cheval pour le faire galoper encore plus vite. Peu de personnes étaient autorisées à conduire les véhicules à moteur du domaine. Et personne ne les conduisait aussi vite que papa. Louise ne tarda pas à laisser Geneviève à bonne distance, avec un Merlin exténué qui traînait un quart de mile derrière elle. Elle distingua six silhouettes serrées sur les sièges du véhicule. Et c'était bien papa qui conduisait. Elle ne reconnut aucun des passagers. Deux autres quatre-quatre tournèrent dans l'allée juste au moment où le premier s'arrêtait devant le manoir. Marjorie Kavanagh, suivie de plusieurs domestiques, descendit les grandes marches d'un pas empressé pour les accueillir. Louise mit pied à terre d'un bond et courut vers son père. Elle l'étreignit avant qu'il sache ce qui lui arrivait. Il était vêtu du même uniforme que le jour où il était parti. - Papa ! Tu es sain et sauf. Elle frotta sa joue contre le tissu rêche de sa veste kaki, avec l'impression d'avoir à nouveau cinq ans. Les larmes n'étaient pas loin de déborder. Il se raidit sous la folle ardeur de son étreinte, baissant lentement la tête pour la regarder. Quand elle leva vers lui des yeux adorateurs, elle vit une lueur d'incompréhension sur son visage robuste et rougeaud. L'espace de quelques affreuses secondes, elle crut qu'il savait à propos du bébé. Puis il esquissa une vile parodie de sourire. - Bonjour, Louise. C'est bon de te revoir. - Papa ? Elle fit un pas en arrière. Qu'est-ce qui n'allait pas chez lui ? Elle lança un regard indécis à sa mère qui venait juste de les rejoindre. Marjorie Kavanagh saisit la scène d'un rapide coup d'oil. Grant avait une mine épouvantable ; fatigué, pâle et étrangement tendu. Mon Dieu ! que s'était-il passé à Boston ? Indifférente à l'évidente contrariété de Louise, elle s'approcha de lui. - Bienvenue à la maison, murmura-t-elle avec retenue. Elle lui effleura la joue du bout des lèvres. Il se détourna pour se pencher - presque avec déférence, songea Marjorie avec une perplexité grandissante - vers l'un des hommes qui l'accompagnaient. C'étaient tous des étrangers, aucun d'entre eux ne portait même l'uniforme de la milice du comté. Les deux autres quatre-quatre freinèrent derrière le premier, occupés eux aussi par des inconnus. - Marjorie, j'aimerais te présenter Quinn Dexter. Quinn est un... prêtre. Il va rester ici avec certains de ses disciples. Le jeune homme qui s'avançait avait le genre de démarche que Marjorie associait aux petits voyous qu'elle apercevait parfois à Colsterworth. Prêtre, mon cul, pensa-t-elle. Quinn était habillé d'une robe flottante faite d'un étrange tissu noir ; le genre d'habit que pourrait porter un moine millionnaire. Aucun crucifix visible. Le visage qui lui souriait sous le volumineux capuchon avait la froideur rusée du renard. Elle nota que les membres de son entourage prenaient grand soin de ne pas trop s'approcher de lui. - Intriguée, père Dexter, dit-elle en laissant paraître son ironie. Il battit des cils et hocha la tête d'un air pensif, comme pour montrer qu'il savait fort bien qu'aucun d'eux n'était dupe. - Pourquoi êtes-vous ici ? s'enquit Louise, le souffle court. - Cricklade va servir de refuge à la secte de Quinn, dit Grant Kavanagh. Il y a eu beaucoup de dégâts à Boston. Aussi lui ai-je offert le plein usage du domaine. - Que s'est-il passé ? demanda Marjorie. Les années de discipline qui lui avaient été nécessaires pour tenir son rang lui permirent de garder une voix égale, mais elle n'avait qu'une envie : empoigner le col de la veste de Grant et lui hurler sa colère en plein visage. Du coin de l'oil, elle vit Geneviève descendre précipitamment de son cheval et courir saluer son père, son visage délicat baigné d'un bonheur candide. Avant que Marjorie ait pu dire quoi que ce soit, Louise tendit le bras et arrêta net sa jeune sour. Dieu merci, songea Marjorie ; impossible de dire comment réagiraient ces étrangers glacés face à des petites jeunes filles promptes à s'émouvoir. Un voile de tristesse couvrit instantanément le visage de Geneviève, qui fixait son père inaccessible avec des yeux écar-quillés et pleins de rébellion. Louise, toutefois, garda un bras ferme et protecteur autour de son épaule. - L'insurrection est terminée, dit Grant, qui n'avait même pas remarqué l'arrivée de Geneviève. - Tu veux dire que vous avez arrêté les gens de l'Union ? - L'insurrection est terminée, répéta Grant d'une voix atone. Marjorie était totalement déconcertée. Elle entendit au loin Merlin pousser des aboiements anormalement agressifs. Le vieux chien de berger avançait pesamment le long de la pelouse en direction du petit groupe. - Nous allons commencer tout de suite, annonça Quinn à brûle-pourpoint. Il monta les marches menant à la grande porte à deux battants, les longs plis de sa robe oscillant lourdement autour de ses chevilles. Les domestiques du manoir qui, poussés par une vive curiosité, s'étaient rassemblés sur le perron s'écartèrent, l'air intimidés. Les compagnons de Quinn se lancèrent à sa suite. Le visage de Grant se tordit pour esquisser un semblant d'excuse auprès de Marjorie alors que les nouveaux arrivants s'extirpaient des quatre-quatre pour se presser sur les marches derrière leur étrange prêtre. La plupart étaient des hommes, tous avec la même expression inquiète. Ils ont l'air de marcher vers le peloton d'exécution, songea Marjorie. Et deux ou trois d'entre eux portaient des habits bizarres. Comme des costumes militaires anciens : des capotes grises avec de grands revers rouges et de longs galons dorés en forme de boucle. Elle se creusa les méninges pour se rappeler les cours d'Histoire de son enfance, revoyant vaguement des images d'officiers teutons. - On ferait mieux de rentrer, dit Grant d'un ton incitatif. Ce qui était bizarre. Grant Kavanagh ne demandait ni ne suggérait quoi ce soit dans sa propriété, il donnait des ordres. Marjorie hocha la tête de mauvaise grâce et le rejoignit. - Vous deux, restez ici, dit-elle à ses filles. Je veux que vous vous occupiez de Merlin, puis que vous mettiez vos chevaux à l'écurie. Pendant que j'essaie de découvrir ce qui se trame par ici, compléta-t-elle pour elle-même. Au bas des marches, les deux sours étaient pratiquement cramponnées l'une à l'autre, le visage accablé par le doute et le désarroi. - Oui, mère, répondit Louise d'une voix docile. Elle tira sur la veste noire de Geneviève. Quinn s'arrêta sur le seuil du manoir pour jeter un dernier regard sur le domaine. Des doutes commençaient à agiter son esprit. À Boston, il lui avait semblé que son devoir était de faire partie de l'avant-garde qui répandrait l'évangile du Frère de Dieu sur toute l'île de Kesteven. Personne ne pouvait se dresser sur sa route lorsque son serpent était lâché. Mais il y avait tant d'âmes perdues revenant de l'au-delà ; inévitablement, certaines osaient lui désobéir tandis que d'autres flanchaient après qu'il fut passé parmi elles pour dispenser la parole. En vérité, il ne pouvait compter que sur les plus proches disciples qu'il avait rassemblés. Les acolytes de la secte qu'il avait laissés à Boston pour soumettre les âmes revenantes, pour leur enseigner la véritable raison de leur retour en ce monde, ne lui obéissaient que poussés par la peur. C'est pour cela qu'il était venu dans les campagnes, pour dicter le credo à toutes les âmes de cette misérable planète, les vivantes comme les mortes. Avec un nombre plus grand d'initiés, croyant sincèrement à la mission que le Frère de Dieu leur avait confiée, leur doctrine finirait forcément par triompher. Mais cette terre que Luca Comar avait décrite en des termes enthousiastes était tellement vide, des kilomètres et des kilomètres de prairies et de champs, peuplés de hameaux assoupis et de paysans effarouchés ; une Lalonde au climat tempéré. Le but de son existence ne pouvait se limiter à cela. Le Frère de Dieu ne l'aurait jamais choisi pour une oeuvre aussi modeste. Il y avait des centaines de planètes dans la Confédération qui avaient grandement besoin d'entendre Sa parole, de Le suivre dans l'ultime combat contre les faux dieux des religions de la Terre, à l'heure où se lèverait à jamais l'aube de la Nuit. Après ce soir, il me faudra chercher moi-même à savoir vers où II me guide ; je dois trouver quel est mon véritable rôle dans Son plan. Son regard finit par se poser sur les sours Kavanagh, qui l'observaient en s'efforçant toutes deux de se montrer courageuses face au sort étrange qui s'abattait sur leur maison, aussi doucement et inexorablement que la neige au plus fort de l'hiver. La plus âgée ferait une bonne récompense pour les disciples qui manifesteraient leur loyauté, et l'enfant pourrait être de quelque utilité à une âme revenue de l'au-delà. Le Frère de Dieu trouvait un usage à chaque chose. Provisoirement satisfait, Quinn pénétra dans le manoir, se délectant de l'opulence qui s'offrait à ses yeux. Ce soir au moins, il pourrait s'abandonner à la splendeur décadente, stimuler le serpent qui était en lui. Car qui n'apprécierait le luxe absolu ? Les disciples savaient très bien ce qu'ils avaient à faire, nul besoin de supervision. Ils liquideraient le personnel du manoir et ouvriraient les corps à la possession : un travail de routine sans cesse répété au cours de la semaine écoulée. Ensuite, ce serait à lui d'accomplir sa tâche, quand il s'agirait de sélectionner ceux qui méritaient une seconde chance de vivre, ceux qui embrasseraient la Nuit. - Que... ! commença Geneviève d'un ton emporté alors que le dernier des adultes aux allures bizarres disparaissait à l'intérieur du manoir. La main de Louise lui bâillonna la bouche. - Viens ! Elle tira vivement le bras de Geneviève, manquant de lui faire perdre l'équilibre. Celle-ci, à contrecour, se laissa emmener. - Tu as entendu mère, dit Louise. Nous devons nous occuper des chevaux. - Oui, mais... - Je ne sais pas ! D'accord ? Mère va tout arranger. Ces mots la rassurèrent à peine. Mais qu'était-il arrivé à papa ? Les choses avaient vraiment dû être terribles à Boston pour l'avoir affecté ainsi. Louise défit le lacet de sa bombe, qu'elle cala sous son bras. Le manoir et ses alentours étaient soudain devenus très calmes. En se refermant, les grandes portes du hall d'entrée avaient comme donné aux oiseaux le signal de se taire. Même les chevaux étaient dociles. Cette impression lugubre fut brisée par l'arrivée de Merlin, qui avait fini par atteindre l'allée gravillonnée. Il poussa un aboiement pitoyable tandis qu'il reniflait autour des pieds de Louise, la langue pendante et le souffle bruyant. Louise prit les rênes des deux chevaux et entreprit de les conduire aux écuries. Geneviève empoigna Merlin par le cou et le tira le long du chemin. Quand elles parvinrent au bâtiment, situé derrière l'aile ouest du manoir, elles ne virent personne, pas même les deux jeunes palefreniers auxquels Mr Butterworth avait délégué sa charge. Les sabots des chevaux faisaient un bruit d'enfer sur les pavés de la cour extérieure, les murs répercutant le son. - Louise, dit Geneviève d'un air sombre, je n'aime pas ça. Ces gens avec papa étaient vraiment étranges. - Je sais. Mais mère nous dira quoi faire. - Elle est entrée avec eux. - Oui. Louise prit conscience de l'insistance avec laquelle mère les avait éloignées des amis de papa. Elle promena son regard sur la cour, ne sachant trop que faire à présent. Mère allait-elle les envoyer quérir, ou devaient-elles rentrer ? Papa souhaitait sans doute parler avec elles. Ce bon vieux papa, se rappela-t-elle avec tristesse. Louise décida de gagner du temps. Il y avait de quoi s'occuper dans l'écurie ; ôter les selles, brosser les chevaux, leur donner à boire. Geneviève et elle enlevèrent leurs vestes et se mirent au travail. Ce fut vingt minutes plus tard, alors qu'elle rangeait les selles dans la sellerie, qu'elles entendirent le premier hurlement. Le choc fut d'autant plus grand qu'il s'agissait d'un homme : un cri de douleur écorché qui diminua pour laisser place à une plainte inarticulée mêlée de sanglots. Geneviève, sans rien dire, passa son bras autour de la taille de Louise. Celle-ci la sentit trembler et lui tapota la main. - Ça va, chuchota-t-elle. Elles s'approchèrent doucement de la fenêtre et regardèrent au-dehors. Il n'y avait rien à voir dans la cour. Les fenêtres du manoir étaient noires et vides, absorbant la lumière du Duc. - Je vais aller voir ce qui se passe, dit Louise. - Non ! (Geneviève la retint avec insistance.) Ne me laisse pas seule. S'il te plaît, Louise. Elle était au bord des larmes. Instinctivement, Louise la serra plus fort. - D'accord, Gen, je ne te laisserai pas. - Promis ? Promis vrai de vrai ? - Promis ! (Elle se rendit compte qu'elle était tout aussi effrayée que Geneviève.) Mais nous devons savoir ce que mère veut que nous fassions. Geneviève eut un hochement de tête saccadé. - Si tu le dis. Louise regarda le grand mur de pierre de l'aile ouest, évaluant sa hauteur. Que ferait Joshua dans pareille situation ? Elle réfléchit à la façon dont étaient disposés l'aile, les appartements réservés à la famille, les couloirs de service des domestiques. Des pièces et des couloirs qu'elle connaissait mieux que personne à l'exception du maître intendant, et peut-être de papa. Elle prit Geneviève par la main. - Viens. On va essayer de monter au boudoir de mère sans qu'on nous voie. Elle ne peut pas manquer d'y aller tôt ou tard. Elles se glissèrent sans bruit dans la cour et coururent le long du mur du manoir, jusqu'à une petite porte verte qui menait à une réserve à l'arrière des cuisines. Louise s'attendait à tout instant à entendre quelque sommation. Elle haletait au moment où elle tira sur la grosse poignée en fer pour entrer précipitamment à l'intérieur. La réserve était remplie de sacs de farine et de légumes empilés sur une bonne hauteur dans plusieurs travées en bois. Deux vasistas, encastrés dans le haut du mur, laissaient entrer une pauvre lumière grise par leurs carreaux de verre armé couverts de toiles d'araignée. Louise actionna le commutateur comme Geneviève fermait la porte. Deux ampoules nues fixées au plafond crachotèrent, puis s'éteignirent. - Damnation ! Louise prit Geneviève par la main et avança à tâtons entre les travées et les sacs. Le couloir de service avait des murs de plâtre tout blancs et des dalles jaune pâle. Et des ampoules disposées tous les six mètres qui ne cessaient de clignoter de façon aléatoire. Louise en avait la tête qui lui tournait un peu, comme si le couloir tanguait. - Qu'est-ce qui fait ça ? murmura Geneviève d'un ton véhément. - Je n'en ai aucune idée, répondit sa soeur avec circonspection. Une terrible sensation de solitude s'était brusquement emparée d'elle. Cricklade ne leur appartenait plus, elle le savait désormais. Elles avancèrent le long du couloir à l'atmosphère angoissante, vers l'antichambre à l'autre bout. Un escalier de fonte en colimaçon montait jusqu'au plafond et le traversait. Louise s'arrêta pour écouter si quelqu'un venait. Puis, heureuse de constater qu'elles étaient toujours seules, elle commença à grimper les marches. Les couloirs principaux du manoir contrastaient grandement avec les simples passages réservés aux domestiques. Le parquet ciré couleur d'ambre était recouvert de larges bandes d'une épaisse moquette vert et or, aux murs étaient accrochées d'immenses peintures à l'huile de style classique dans des cadres aux dorures fastueuses. À intervalles réguliers étaient disposées des petites commodes antiques ornées de bibelots ou de vases en cristal taillé, ces derniers contenant des bouquets odorants de fleurs de la Terre et d'ailleurs, cultivées dans la serre même du manoir. En haut de l'escalier en colimaçon se trouvait une porte camouflée en lambris. Louise l'ouvrit légèrement et glissa la tête dans l'entrebâillement. À l'autre bout du couloir, un grand vitrail laissait passer de larges éventails de lumière multicolore qui éclaboussaient les murs et le plafond de teintes écossaises. Des globes de verre gravé dispensaient depuis le plafond une lumière ambrée. Tous émettaient un grésillement sinistre. - Personne, constata Louise. Elles s'empressèrent d'entrer et refermèrent la porte dérobée. Elles se dirigèrent à pas feutrés vers le boudoir de leur mère. Un cri retentit au loin. Louise fut incapable de dire d'où il venait. Mais ce n'était pas des environs immédiats ; Dieu merci. - Faisons demi-tour, chuchota Geneviève. S'il te plaît, Louise. Maman sait que nous sommes allées aux écuries. C'est là qu'elle va nous chercher. - On va voir d'abord si elle est ici. Sinon, on repartira tout de suite. Elles entendirent à nouveau le cri de douleur, un peu moins fort cette fois. La porte du boudoir se trouvait à vingt pieds. S'armant de courage, Louise fit un pas dans sa direction. - Oh, mon Dieu, non ! Non, non, non. Arrête. Grant ! Mon Dieu, aidez-moi ! Les muscles de Louise se figèrent de terreur. C'était la voix de sa mère - le cri de sa mère - qui résonnait derrière la porte du boudoir. - Grant, non ! Oh, je t'en prie. Je t'en supplie, arrête. Suivit un long cri de douleur strident. Geneviève se cramponnait à sa sour, pétrifiée d'horreur, des gémissements étouffés sortant de sa bouche ouverte. La lumière des globes au-dessus de la porte du boudoir devint plus forte. En quelques secondes, ils brillèrent d'un éclat plus vif que le Duc en plein midi. Ils éclatèrent tous les deux dans un petit pop !, projetant des fragments de verre laiteux qui tombèrent en tintant sur la moquette et les lattes du plancher. Marjorie Kavanagh hurla de nouveau. - Maman ! gémit Geneviève. Le cri cessa brusquement. Il y eut un bruit sourd, mystérieux, de l'autre côté de la porte. Puis : - SAUVE-TOI ! SAUVE-TOI, MA CHÉRIE. VA-T'EN, TOUT DE SUITE ! Louise était déjà en train de rebrousser chemin d'un pas chancelant vers la porte dérobée, agrippée à une Geneviève affolée et sanglotante. La porte du boudoir s'ouvrit toute grande, le bois se fendant en éclats sous la force du coup. Un rayon de lumière solide, d'un vert émeraude blafard, fit irruption dans le couloir. À l'intérieur se mouvaient des ombres arachnéennes devenant de plus en plus denses. Deux silhouettes émergèrent. Louise eut un haut-le-cour. C'était Rachel Handley, l'une des femmes de chambre. Elle avait l'air normale. Excepté ses cheveux. Ils étaient rouge brique, et les mèches se tordaient et s'enroulaient les unes autour des autres avec une lenteur onctueuse. Puis papa se dressa à côté de la fille trapue, encore revêtu de son uniforme de la milice. Son visage arborait un étrange sourire sarcastique. - Viens voir papa, ma belle, grommela-t-il d'un ton jovial en faisant un pas vers Louise. Celle-ci ne put que secouer désespérément la tête. Geneviève s'était affaissée sur les genoux, en pleurs, le corps agité de violents tremblements. - Viens, ma belle. Il avait pris une voix doucereuse, roucoulante. Louise était incapable de retenir le sanglot qui bouillonnait à ses lèvres. Bientôt cela deviendrait un cri démentiel qui ne s'arrêterait jamais. Son père eut un rire réjoui. Derrière Rachel et lui, une silhouette traversa le flot de lumière verdâtre. Louise était tellement glacée de peur qu'elle ne parvint même pas à esquisser le moindre hoquet de surprise. C'était Mrs Charlsworth, leur nounou. À la fois tyran et substitut maternel, confidente et traîtresse. Replète, la cinquantaine, les cheveux prématurément blanchis et un visage revêche quelque peu adouci par des centaines de rides de grand-mère. Elle brandit une aiguille à tricoter vers le visage de Grant Kavanagh, visant son oeil gauche. - Laisse mes filles tranquilles, sale monstre, hurla-t-elle d'un ton de défi. Louise ne put jamais se rappeler exactement ce qui s'était passé ensuite. Il y eut du sang et des éclairs miniatures. Rachel Handley laissa échapper un cri aussi aigu que le son du clairon. Des éclats de verre jaillirent des toiles accrochées aux murs jusqu'au milieu du couloir tandis que la foudre projetait une lumière aveuglante. Louise se plaqua les mains sur les oreilles de peur que les hurlements ne lui fassent éclater le crâne. L'éclair s'éteignit. Quand elle leva les yeux, son père avait été remplacé par une forme humanoïde massive qui se dressait à côté de Rachel. Elle portait une étrange armure, faite entièrement de petits carrés de métal noir, estampés de runes écartâtes, attachés les uns aux autres par du fil de cuivre. - Salope ! beugla la chose à une Mrs Charlsworth tremblotante. D'épaisses volutes d'une fumée orange vif sortaient des fentes de sa visière. Les bras de Rachel Handley devinrent incandescents. Elle colla ses doigts écartés sur les joues de Mrs Charlsworth, les dents retroussées sous l'effort, et poussa. La peau grésilla et se carbonisa sous ses mains. Mrs Charlsworth miaula de douleur. Quand la femme de chambre la lâcha, elle tomba à la renverse, la tête pendant de côté ; et elle regarda Louise, souriant entre les larmes qui coulaient le long de ses joues ravagées. - Va-t'en, articula-t-elle. Ce fut comme si cette prière se transmettait directement au système nerveux de Louise. Appuyant ses épaules contre le mur, elle se releva. Un sourire triste se forma sur les lèvres de Mrs Charlsworth alors que la domestique et le colosse en armure s'approchaient d'elle pour assouvir leur vengeance. Elle brandit de nouveau sa dérisoire aiguille à tricoter. Des rubans de feu blanc ondulèrent autour des bras de Rachel tandis qu'elle souriait à sa proie. Des gouttelettes de feu suintèrent du bout de ses doigts, filant vers la femme qui gisait impuissante, dévorant l'uniforme gris empesé. L'armure résonna d'un rire retentissant venant se mêler aux gargouillis de douleur de Mrs Charlsworth. Louise passa la main sous l'aisselle de Geneviève et la souleva à bras-le-corps. Les éclairs de feu et les cris torturés de Mrs Charlsworth envahirent le couloir derrière elle. Je ne dois pas me retourner. Je ne dois pas. Ses doigts trouvèrent le loquet de la porte dérobée, qui s'ouvrit sans un bruit. Louise jeta quasiment Geneviève dans l'obscurité, sans se soucier de savoir s'il y avait quelqu'un d'autre dans l'escalier. La porte se referma. - Gen ? Gen ! (Louise secoua la fillette pétrifiée.) Gen, nous devons sortir d'ici. (Pas de réponse.) Ô mon Dieu ! Elle avait une envie irrésistible de se rouler en boule et de fondre en larmes pour chasser ses tourments. Si je fais ça, je mourrai. Et le bébé avec moi. Elle affermit sa prise sur la main de Geneviève et descendit précipitamment l'escalier. Au moins Geneviève pouvait-elle bouger les jambes. Mais ce qui arriverait si elles tombaient sur une autre de ces... créatures était une tout autre question. Elles venaient juste d'atteindre la petite antichambre au bas de l'escalier en colimaçon quand un martèlement sonore se fit entendre au-dessus d'elles. Louise se mit à courir dans le couloir menant à la réserve. Derrière elle, Geneviève avançait en trébuchant, un murmure résolu s'échappant de ses lèvres. Le martèlement cessa, pour être remplacé par le son cuivré d'une explosion. Des vrilles bleutées d'électricité statique se propagèrent dans l'escalier en colimaçon, puis à travers le sol. Les dalles de pierre rouge vibrèrent et se craquelèrent. Les ampoules vacillantes reprirent soudain leur pleine intensité. - Plus vite, Gen, cria Louise. Elles se précipitèrent dans la réserve et franchirent la porte verte donnant sur la cour. Planté au milieu de l'entrée grande ouverte des écuries, Merlin poussait des aboiements incessants. Louise courut vers lui. Si elles pouvaient prendre un cheval, elles seraient sauvées. Elle montait mieux que n'importe qui au manoir. Elles se trouvaient encore à cinq yards des écuries quand deux silhouettes émergèrent de la réserve. C'étaient Rachel et son père (sauf que ce n'était pas vraiment lui, songea-t-elle avec désarroi). - Reviens, Louise, lança le chevalier noir. Reviens, mon ange. Papa veut un câlin. Louise et Geneviève s'engouffrèrent dans les écuries. Merlin resta une seconde le regard rivé à la cour, puis se retourna vivement et suivit les jeunes filles à l'intérieur. Des gouttelettes de feu blanc s'écrasèrent contre les portes de l'écurie, se divisant en toiles d'araignée aux formes complexes qui fouaillèrent le bois avec la ténacité des ongles d'un vampire. La laque noire forma des cloques et se vaporisa, les planches commencèrent à flamber. - Ouvre les portes des stalles, cria Louise par-dessus le rugissement des flammes ardentes et les hennissements affolés des chevaux. Elle dut répéter cet ordre avant que Geneviève parvienne tant bien que mal à tirer le premier loquet. Le cheval se rua hors de la stalle dans l'allée traversant l'écurie. Louise fonça à l'autre bout du bâtiment, suivie de Merlin qui poussait des jappements hystériques. Le feu s'était propagé des portes à la paille répandue dans les mangeoires. Des étincelles orangées voltigeaient comme la pluie au sein d'un cyclone. D'épaisses langues de fumée noire roulaient insidieusement le long du plafond. Les voix du dehors reprirent, lançant des ordres autant que des promesses. Ni les uns ni les autres n'étaient réels. Des cris s'ajoutaient à présent au tumulte. C'était inéluctable, les disciples de Quinn avaient pris le dessus ; ils pourchassaient et possédaient les quelques domestiques encore libres de Crick-lade sans souci de discrétion. Louise atteignit la stalle au fond de l'écurie, celle du magnifique étalon noir de papa, un pur-sang que la génétique avait porté à un degré de perfection dont les riches éleveurs du XIXe siècle ne pouvaient que rêver. Le verrou glissa sans problème, et Louise saisit la bride avant que l'animal ait eu la possibilité de se ruer dans l'allée. Il secoua furieusement la tête, mais se laissa maîtriser. Louise dut grimper sur une balle de foin pour le monter. Pas le temps de le seller. Le feu s'était propagé à une vitesse effroyable. Plusieurs stalles étaient la proie des flammes, de grandes flammes sulfureuses qui dévoraient les parois de vieux madriers. Merlin reculait en poussant des aboiements terrorisés. Plus d'une demi-douzaine de chevaux se bousculaient dans l'allée en lançant des hennissements sinistres. Les flammes leur barraient le chemin des portes de l'écurie, le brasier qui grondait les refoulant au-delà de la seule et unique issue. Louise ne voyait plus Gen. - Où es-tu ? appela-t-elle. Gen ! - Ici. Je suis ici. La voix provenait d'une stalle vide. Louise fit avancer l'étalon dans l'allée, lançant de grands cris aux chevaux affolés qui se trouvaient sur son passage. Deux d'entre eux se cabrèrent, effrayés par cette nouvelle menace. Ils avancèrent en masse vers les flammes. - Vite ! cria Louise. Saisissant sa chance, Geneviève se précipita dans l'allée. Louise se pencha et l'empoigna par le bras. Au début, elle crut qu'elle avait mal évalué le poids de la fillette quand elle sentit qu'elle glissait de sa selle. Puis Geneviève agrippa la crinière de l'étalon qui poussa un hennissement aigu. Juste au moment où Louise croyait qu'elle allait se briser l'échiné, ou tomber la tête la première sur le sol dallé de l'écurie, Geneviève se souleva pour enfourcher la partie inférieure de l'encolure de l'étalon. Le terrible incendie avait presque entièrement consumé les portes de l'écurie. Les quelques planches qui restaient se gauchissaient sur les charnières portées au rouge avant de s'affaisser sur les dalles dans un claquement sonore. Comme les flammes baissaient momentanément d'intensité, les chevaux se ruèrent vers la sortie, leur seule chance de salut. Louise enfonça les talons dans les flancs de sa monture qui, aiguillonnée, se lança dans un vigoureux galop. Des flammes jaunes léchèrent au passage son bras et sa jambe gauches, lui arrachant un cri de douleur. Devant elle, Geneviève se mit à brailler en frappant frénétiquement son chemisier. Une odeur de cheveux roussis lui emplit les narines. Le voile de fumée flottant dans l'allée lui fouetta le visage, lui piquant les yeux. Puis ce fut fini, elles avaient franchi les portes béantes et la couronne de flammes rongeant la charpente ravagée, filant derrière les autres chevaux, soudain plongées dans la fraîcheur et la pénombre du soir. Le grand chevalier en armure de mosaïque noire leur barrait la route. Des volutes de fumée orange vif s'échappaient encore des fentes de sa visière. Des étincelles de feu blanc dansaient autour de ses gantelets levés vers le ciel. Il pointa vers les jeunes filles un index rigide où se concentra le feu blanc. Mais la charge des chevaux affolés était irrésistible. Le premier passa à quelques pouces de lui. Conscient du danger qu'ils représentaient, même pour quelqu'un possédant son pouvoir énergétique, il fit un saut de côté. Ce fut une erreur. Le deuxième cheval ne l'aurait peut-être pas touché s'il était resté immobile. Au lieu de quoi, il le heurta presque de plein fouet. Dans un hennissement aigu, l'animal buta contre lui, ses pattes antérieures se brisant dans un craquement horrible comme la force d'inertie le poussait irrémédiablement en avant. Le chevalier fut projeté sur le côté, tournoyant dans les airs. Il atterrit comme un poids mort, rebondissant un bon pied au-dessus des dalles avant de s'immobiliser sur le sol. Son armure se volatilisa aussitôt, révélant le corps de Grant Kavanagh, encore revêtu de son uniforme de milicien. Le tissu était déchiré en une douzaine d'endroits, taché de rouge par le sang coulant des plaies ouvertes. Louise eut un hoquet de stupeur et tira instinctivement sur les rênes pour arrêter l'étalon. Papa était blessé ! Mais le sang cessa vite de couler. Les lambeaux de chair commencèrent à se refermer. L'uniforme se raccommoda tout seul. Les chaussures poussiéreuses au cuir éraflé se transformèrent en bottes métalliques. Grant Kavanagh secoua la tête, émit ce qui n'était guère plus qu'un grognement de contrariété. Louise demeura un instant le regard fixé sur lui alors qu'il se redressait sur ses coudes, puis écartait le cheval blessé d'un coup de pied. - Papa ! s'écria Geneviève d'une voix angoissée. - Ce n'est pas lui, dit Louise entre ses dents serrées. Plus maintenant. C'est quelque chose d'autre. La créature du diable. Rachel Handley se tenait devant l'entrée voûtée de la cour. Les mains sur les hanches, les cheveux grouillant comme des vers voraces. - Belle tentative, lança-t-elle avec un rire goguenard. Elle leva une main, la paume tournée vers les deux sours. Le redoutable feu blanc apparut autour de son poignet, des griffes flamboyèrent au bout de ses doigts. Son rire se fit plus sonore au spectacle de la peur qui étreignait Louise, entrecoupant les pitoyables aboiements de Merlin. L'éclair blanc qui atteignit Rachel Handley deux centimètres au-dessus de l'oeil gauche provenait de quelque part derrière Louise. Le projectile perça le crâne de la femme de chambre, détonant au centre du cerveau. L'arrière de la tête éclata en un jaillissement de sang carbonisé et une flamme violette qui se dissipa rapidement. Le corps demeura debout durant une seconde, puis les muscles furent agités d'un spasme avant de perdre toute tension. La femme tomba en avant. Le sang artériel rouge vif jaillit de sa boîte crânienne fracassée et fumante. Louise se retourna. La cour était déserte à l'exception de la silhouette chancelante de son père toujours en train de se relever. Cent fenêtres vides la regardaient. L'écho de faibles cris s'élevait au-dessus des toits. De longues flammes sortaient en tourbillons bruyants des portes grandes ouvertes de l'écurie. Geneviève était à nouveau agitée de violents tremblements, secouée de grands sanglots convulsifs. L'inquiétude que Louise éprouva pour la fillette l'emporta sur la confusion totale qui l'habitait, et elle éperonna une fois de plus l'étalon en lui faisant contourner l'affreux cadavre pour s'élancer à travers l'entrée de la cour. De là où il se tenait, près de la fenêtre de la chambre d'amis du deuxième étage, Quinn Dexter regarda la fille mener à bride abattue le superbe cheval noir à travers la pelouse du manoir, puis vers les hautes plaines. À cette distance, même son impressionnante force énergétique ne pouvait atteindre les sours en fuite. Il eut une moue de dégoût. Quelqu'un était venu à leur secours. Il n'arrivait pas à comprendre pourquoi. Le traître devait certainement savoir qu'elles ne resteraient pas impunies. Le Frère de Dieu voyait tout. Chaque âme finissait par répondre de ses actes. - Elles se dirigent vers Colsterworth, c'est évident, dit-il. Elles ne font que différer l'inévitable de deux ou trois heures. La plus grande partie de cette petite ville merdique nous appartient déjà. - Oui, Quinn, acquiesça le garçon à côté de lui. - Et bientôt la planète entière, marmonna Quinn. Et ensuite ? Il se retourna et sourit fièrement. - C'est tellement bon de te revoir. Je n'aurais jamais cru que cela arriverait. Mais II a dû décider de me récompenser. - Je t'aime, Quinn, dit simplement Lawrence Dillon. Le corps du palefrenier qu'il avait possédé était complètement nu, les cicatrices du rituel de possession n'étaient déjà plus que de fines rides rosés s'estompant sur sa peau hâlée. - Ce que j'ai fait sur Lalonde, il fallait que je le fasse. Tu le sais. On ne pouvait pas t'emmener avec nous. - Je sais, Quinn, dit Lawrence avec dévotion. J'étais un handicap. J'étais faible alors. (Il s'agenouilla aux pieds de Quinn et leva son visage épanoui vers la face austère du personnage en robe noire.) Mais je ne le suis plus. Désormais, je peux à nouveau te servir. Ce sera comme avant, si ce n'est encore mieux. L'univers entier s'inclinera devant toi, Quinn. - Ouais, acquiesça lentement Quinn, savourant cette idée. Tous ces enfoirés à mes pieds. La télétransmission d'alerte tira Ralph Hiltch de son sommeil agité. En tant que responsable de l'ASE, on lui avait attribué des quartiers temporaires au mess des officiers de la Flotte royale. L'étrange décor impersonnel et le brusque vide émotionnel qui l'habitait depuis qu'il avait amené Gerald Skibbow sur Guyana l'avaient plongé dans de sombres pensées lorsqu'il s'était étendu sur la couchette après la séance de débriefing de la veille, qui avait duré trois heures. Il avait fini par accéder à un léger programme tranquillisant pour relaxer son corps. Au moins n'avait-il pas fait de cauchemars, quoique Jenny ne fût jamais très loin de la surface de son esprit. Arrêt sur la dernière image de la mission : Jenny prisonnière d'une mêlée d'hommes-singes, transmettant un code kamikaze à la pile énergétique de sa hanche. Cette image n'avait pas besoin d'être enregistrée dans une cellule mémorielle de ses naneuroniques pour conserver sa netteté. Elle avait jugé cette issue préférable à l'autre. Mais avait-elle eu raison ? C'était une question qu'il s'était souvent posée pendant le voyage qui l'avait conduit vers Ombey. Lançant ses jambes par-dessus le bord de sa couchette, il passa les doigts dans des cheveux qui avaient sérieusement besoin d'un shampooing. L'ordinateur de la pièce l'informa que l'astéroïde Guyana venait juste de passer en état d'alerte code trois. - Merde, qu'est-ce qu'il y a encore ? Comme s'il ne s'en doutait pas. Ses naneuroniques signalèrent un appel extérieur en provenance de l'antenne de l'ASE sur Ombey, émanant du directeur en personne. Ralph ouvrit un canal protégé sur l'ordinateur du réseau, envahi par un sentiment de fatalité. Pas besoin d'être devin pour savoir que les nouvelles étaient mauvaises. - Désolé de vous remettre en activité si tôt après votre arrivée, télétransmit Roche Skark. Mais la situation est devenue explosive. Nous avons besoin d'utiliser vos compétences. - Monsieur ? - Il semblerait que trois membres du personnel de l'ambassade arrivés à bord de YEkwan aient été asservis par le virus. Ils sont descendus à terre. - Quoi ? La panique s'empara de Ralph. Pas cette abomination, pas ici, dans le royaume. Mon Dieu, non. - En êtes-vous sûr ? demanda-t-il. - Oui. Je sors à l'instant d'une réunion du Conseil de sécurité avec la princesse. C'est pour cette raison qu'elle a autorisé l'alerte code trois. Les épaules de Ralph s'affaissèrent. - Ô mon Dieu, et c'est moi qui les ai amenés ici. - Vous ne pouviez pas savoir. - C'est mon boulot de savoir. Merde, je me suis ramolli sur Lalonde. - Aucun d'entre nous n'aurait pu agir différemment. - Oui, monsieur. Dommage qu'on ne puisse pas télétransmettre un rictus. - Quoi qu'il en soit, nous sommes à leurs trousses. L'amiral Farquar et ma distinguée collègue Jannike Dermot, de l'ASI, ont fait preuve d'une promptitude digne d'éloges pour mettre en place les procédures propres à limiter les dégâts. Nous estimons que les trois de l'ambassade ont à peine sept heures d'avance sur vous. Ralph songea aux dommages qu'une de ces choses pouvait infliger en l'espace de sept heures et se prit la tête entre les mains. - Ça leur laisse pas mal de temps pour contaminer d'autres personnes. (Dans son esprit désemparé, il commençait à entrevoir les conséquences d'une telle situation.) La progression va être exponentielle. - Peut-être, admit Roche Skark. Si l'épidémie n'est pas contenue très rapidement, nous risquons de devoir abandonner tout le continent de Xingu. Les procédures de quarantaine sont déjà en place, et la police est informée sur la façon de gérer la situation. Mais je veux que vous alliez là-bas pour leur faire comprendre qu'il y a urgence, que vous leur bottiez un peu le cul. - Oui, monsieur. Cette remise en activité, cela signifie-t-il que je dois les pourchasser en personne ? - En effet. Officiellement, vous êtes censé conseiller les autorités civiles du continent de Xingu. En ce qui me concerne, vous pouvez mener votre action sur le terrain comme ça vous chante, à condition que vous ne vous exposiez pas vous-même à un risque de contamination. - Merci, monsieur. - Ralph, je vous le dis franchement, le potentiel de ce virus énergétique me fout les jetons. Ce doit être le signe avant-coureur de quelque chose, une forme d'invasion. Et préserver le royaume de telles menaces, c'est mon boulot. Le vôtre aussi, par conséquent. Donc arrêtez-les, Ralph. Tirez le premier, et je vous couvrirai si besoin est. - Comptez sur moi, monsieur. - Bravo ! L'amiral a affecté un aéro pour vous conduire au spatioport de Pasto, il part dans douze minutes. Je vais préparer un dossier complet faisant le point sur la situation, auquel vous pourrez accéder pendant la descente. N'hésitez pas à me demander tout ce que vous voulez. - J'aimerais emmener Will Danza et Dean Folan avec moi, et qu'ils soient autorisés à tirer une fois à terre. Ils savent comment s'y prendre avec les asservis. Et aussi Cathal Fitzgerald ; il a vu le virus à l'ouvre. - Ils auront l'autorisation avant votre atterrissage. La Duchesse s'était élevée au-dessus de l'horizon quand elles arrivèrent en vue de Colsterworth. La naine rouge occupait une position diamétralement opposée à celle du Duc, les deux soleils rivalisant pour contaminer le paysage de leurs spectres respectifs. La Duchesse remportait la bataille, poursuivant son ascension dans le ciel au rythme de la descente du Duc. À l'est, les versants des plateaux passaient lentement de la verdure à un pastel lie-de-vin. Les pseudo-pins aborigènes plantés entre les haies d'aubépines génétiquement modifiées prenaient une teinte grisâtre qui leur donnait l'aspect de piliers d'étain. Même la robe ébène de l'étalon devenait plus foncée. L'éclat doré du Duc reculait devant une marée rouge. Pour la première fois de sa vie, Louise se sentit triste alors que s'estompait la primaire. D'ordinaire, la nuit-de-la-Duchesse était un moment magique, transformant l'univers familier en un paysage d'ombres remplies de mystère, baigné d'une odeur suave. Cette fois, la teinte rouge était le signe indéniable d'un sinistre présage. - Tu crois que tante Daphnie sera chez elle ? demanda Geneviève, pour la cinquième fois peut-être. - J'en suis sûre, répondit Louise. Après leur fuite de Cricklade, Geneviève avait mis une bonne demi-heure à se calmer. Louise avait dépensé tellement d'efforts pour consoler sa soeur qu'elle en avait presque oublié sa propre peur. Il ne lui était guère difficile d'effacer de son esprit ce qui s'était produit. D'ailleurs, elle ne savait pas trop ce qu'elle allait raconter à tante Daphnie. Si elle rapportait l'exacte vérité, elle passerait pour une folle. Cependant, tout ce qui serait en dessous de la vérité risquait de ne pas suffire. Les forces de l'ordre qui seraient envoyées à Cricklade devraient être bien armées et sur le qui-vive. Il était essentiel que le commissaire et le maire soient convaincus que ce qu'ils avaient à affronter était des plus réels, et non pas sorti de l'imagination d'une adolescente à moitié hystérique. Heureusement, c'était une Kavanagh. Les gens l'écouteraient. Et s'il vous plaît, mon Dieu, faites qu'ils me croient. - C'est un incendie ? questionna Geneviève. Louise redressa brusquement la tête. Colsterworth s'étendait sur deux miles le long d'une vallée peu profonde, à l'intersection d'une rivière et de la ligne de chemin de fer. Une petite ville marchande plutôt somnolente, avec ses alignements de coquettes maisons mitoyennes entourées de jolis jardinets. Les demeures plus vastes des grandes familles se dressaient sur le versant est en pente douce, bénéficiant de la plus belle vue sur la campagne environnante. Un quartier industriel avec des entrepôts et de petites usines occupait tout le terrain autour du quai. Trois longs panaches de fumée s'élevaient du centre de la ville. À la base de l'un d'eux, il y avait des flammes. Des flammes très vives. L'édifice qui brûlait rougeoyait comme du métal en fusion. - Oh, non ! s'exclama Louise. Pas ici aussi. Elle vit une des longues péniches dériver au-delà du dernier entrepôt. Tout le pont était en feu ; de la cale recouverte de toile goudronnée montaient des champignons de fumée brune. Louise devina que la cargaison de barils était en train d'exploser. Des silhouettes sautaient de la proue et tentaient de gagner la rive à la nage. - Et maintenant, qu'allons-nous faire ? demanda Geneviève d'une voix affligée. - Laisse-moi réfléchir. Pas un instant Louise n'avait envisagé qu'un autre endroit que Cricklade soit touché par le fléau. Mais, de toute évidence, son père et cet affreux jeune prêtre s'étaient d'abord arrêtés à Colsterworth. Et avant ça... Cette pensée lui glaça l'échiné. Etait-il possible que tout ait commencé à Boston ? De l'avis général, l'Union était incapable de monter une insurrection. L'île entière allait-elle être conquise par ces démons travestis en humains ? Et, dans ce cas, où aller ? - Regarde ! lança Geneviève en pointant son index devant elle. Louise aperçut une roulotte romani qui filait à toute allure le long d'une des routes en bordure de la ville. Le cocher était debout sur le siège, fouettant la croupe du cheval cob. C'était une femme, à en juger par sa robe blanche qui battait dans le vent. - Elle fuit, s'écria Geneviève. C'est qu'ils ne l'ont pas encore possédée. L'idée qu'elles puissent rejoindre un adulte qui serait de leur côté eut un effet tonique sur Louise. Même si ce n'était qu'une simple Romani, songea-t-elle peu charitablement. Mais ne disait-on pas que les Romanis s'y connaissaient en magie ? D'après les domestiques du manoir, ils pratiquaient toutes sortes d'arts occultes. Peut-être même savait-elle se protéger contre le pouvoir des démons. Louise porta un oeil perçant sur la route où filait la roulotte, essayant d'évaluer l'endroit où elles pourraient se rejoindre. Il n'y avait rien sur le parcours que devait emprunter la roulotte, sinon, à trois quarts de mile de la ville, une grande ferme. Des animaux affolés quittaient précipitamment la cour pour gagner la prairie : des cochons, des génisses, trois shires et même un labrador. Des fenêtres de la maison sortaient des faisceaux d'une lumière blanc bleuté, éblouissante sous le ciel écar-late. - Elle fonce droit sur eux, gémit Louise. Quand elle revint sur la roulotte lancée à vive allure, elle vit que celle-ci venait juste de passer devant la dernière des maisons de Colsterworth. Il y avait trop d'arbres et de virages sur sa route pour que la conductrice puisse apercevoir la ferme. Louise jaugea la distance la séparant de la route et tira sèchement sur la bride. - Accroche-toi, dit-elle à Geneviève. L'étalon partit au galop, l'herbe rouge sombre ne faisant plus qu'une tache indistincte sous ses sabots. Il sauta le premier obstacle en ralentissant à peine le rythme. Louise et Geneviève rebondirent durement sur son dos, la seconde laissant échapper un petit cri de douleur. Une foule hurlante avait envahi la route derrière la roulotte, grouillant sous les deux bosquets de bouleaux argentés génétiquement modifiés qui marquaient la limite officielle de la ville. Un peu comme si les gens ne voulaient pas, ou ne pouvaient pas, s'aventurer à travers champs. Plusieurs éclairs de feu blanc partirent en direction de la roulotte en fuite, étoiles filantes dont l'intensité lumineuse diminuait au bout de quelques centaines de yards. Louise eut envie de pleurer de frustration quand elle vit des gens sortir de la ferme et descendre la route vers Colsterworth. La Romani ne s'était pas encore rendu compte du danger qui l'attendait. - Préviens-la ! Dis-lui de s'arrêter ! cria-t-elle à Geneviève. Elles couvrirent les trois cents derniers yards en hurlant comme des folles. Cela ne servit à rien. Elles se trouvaient suffisamment près de la roulotte pour voir l'écume couvrant les naseaux du cob à la robe pie lorsque la Romani les aperçut enfin. Elle ne s'arrêta pas pour autant, mais elle tira sur les rênes. Le gros animal ralentit sa course effrénée pour prendre un trot plus normal. D'un simple bond, l'étalon franchit la haie et le fossé longeant la route. Louise le fouetta pour régler son allure sur celle de la roulotte. De l'intérieur du bâti en bois peint de couleurs criardes venait un épouvantable cliquetis, comme si des clowns malveillants s'amusaient à jongler avec toutes les casseroles qu'on pouvait trouver dans une cuisine. La Romani avait de longs cheveux de jais flottant au vent, un visage au teint hâlé et aux joues pleines. La transpiration tachait sa robe de lin blanche. Elle fixa les deux sours d'un regard de défi, avec une lueur farouche dans les yeux, et fit une espèce de signe dans les airs. Un sort ? se demanda Louise. - Arrêtez-vous, supplia-t-elle. S'il vous plaît, arrêtez. Ils sont déjà devant vous. Ils sont dans cette ferme là-bas, regardez. La Romani se mit debout, ses yeux sondant le paysage qui s'étendait au-delà de la tête dodelinante du cob. Un quart de mile les séparait à présent de la ferme. Mais Louise ne voyait plus les gens qui en étaient sortis. - Qu'en savez-vous ? cria la femme. - Arrêtez, c'est tout ! brailla Geneviève dont les petits poings étaient crispés. Carmitha jeta un coup d'oeil à la fillette et prit une décision. Elle hocha la tête, puis tira sur les rênes. L'essieu avant de la roulotte fit entendre un craquement sinistre. Carmitha eut tout juste le temps d'agripper le bâti comme la roulotte piquait de l'avant. Le décor bascula alors qu'une gerbe d'étincelles montait de la chaussée. Un dernier grincement déchirant, et la roulotte s'immobilisa. Une des roues avant passa lourdement devant le cheval, Olivier, puis roula dans le fossé à sec qui bordait la route. - Merde ! Carmitha lança un regard furieux aux filles sur l'étalon noir, avec leurs chemisiers blancs maculés de suie, leurs visages souillés et leurs mines sinistres. C'étaient elles, sûrement. Elle les avait crues pures et innocentes, mais on ne pouvait jurer de rien. Plus maintenant. Les élucubrations de sa grand-mère sur le monde des esprits n'étaient rien de plus que des histoires de feu de camp conçues pour ravir et effrayer les jeunes enfants. Néanmoins, elle se souvenait de certaines des paroles de la vieille femme. Elle leva les mains comme ça et commença l'incantation. - Mais qu'est-ce que vous faites ? lui cria l'aînée. Il nous faut partir. Tout de suite ! Carmitha fronça les sourcils, l'esprit troublé. Les deux filles avaient l'air terrorisées, comme il se devait si elles avaient vu le dixième de ce qu'elle avait vu. Peut-être n'étaient-elles pas corrompues. Mais si ce n'étaient pas elles qui avaient brisé la roulotte... Elle entendit un rire et se retourna. L'homme venait juste d'émerger de l'arbre sur le bord de la route opposé au fossé. Littéralement. Les traits qui dessinaient l'écorce s'effacèrent de son corps pour révéler une tunique verte des plus étranges. Des manches de soie couleur de jade, un pourpoint de laine vert citron avec de gros boutons cuivrés sur le devant, et un ridicule feutre pointu portant deux plumes blanches. - Vous allez quelque part, belles dames ? Il fit une grande révérence en ôtant son chapeau. Carmitha tiqua. Sa tunique était vraiment verte, ce qui était anormal dans cette lumière. - Filez ! lança Carmitha aux filles. - Oh, non, rétorqua l'homme d'un ton qui se voulait froissé, tel un invité n'ayant pas reçu bon accueil. Restez donc. Une des petites capricettes perchées sur l'arbre à côté de lui prit son vol avec un gloussement indigné. Ses ailes parcheminées se replièrent et elle plongea vers l'étalon. De sa queue jaillirent des étincelles d'un bleu et d'un violet vifs, laissant derrière elles une traînée de fumée safran. Le petit missile organique frôla le museau de l'étalon et se planta dans le sol avec un bruit liquide. Instinctivement, Louise et Geneviève flattèrent l'encolure du cheval effrayé. Cinq autres capricettes étaient alignées sur les branches du pin, elles avaient cessé de gazouiller. - En fait, j'insiste pour que vous restiez, dit l'homme vert avec un sourire enjôleur. - Laissez partir les filles, énonça Carmitha d'une voix froide. Ce ne sont que des enfants. Les yeux de l'homme s'attardèrent sur Louise. - Mais qui se développent de façon splendide. Vous ne trouvez pas ? Louise se raidit. Carmitha était sur le point d'argumenter, voire de supplier, quand elle vit quatre autres personnes descendre la route depuis la ferme, et elle n'eut plus envie de lutter. Prendre ses jambes à son cou ne donnerait rien de bon. Elle avait vu ce que les boules de feu pouvaient faire à la chair et à l'os. Ça allait être assez éprouvant, inutile d'ajouter à la douleur. - Désolée, les filles, dit-elle d'un ton résigné. Louise esquissa un sourire à son intention, puis porta son regard vers l'homme vert. - Touche-moi, paysan, et mon fiancé te fera bouffer tes couilles. Geneviève se tourna pour poser sur sa soeur un regard médusé, puis ébaucha un vague sourire. Louise lui fit un clin d'oil. Fausse bravoure, mais ça donnait envie d'y croire. L'homme vert gloussa. - Grand Dieu ! Et moi qui croyais que vous étiez une jeune dame distinguée. - Les apparences peuvent être trompeuses, répliqua Louise d'un ton glacial. - Je prendrai grand plaisir à vous enseigner un certain respect. Je vais veiller personnellement à ce que votre rituel de possession dure plusieurs jours. Louise jeta un bref regard vers les quatre hommes de la ferme qui se tenaient maintenant à côté du cob placide. - Vous êtes vraiment sûr d'avoir réuni des forces suffisantes ? Je ne voudrais pas trop vous effrayer. Le sourire forcé de l'homme vert s'effaça complètement, en même temps que ses manières raffinées. - Tu sais quoi, salope ? Je vais t'obliger à regarder pendant que je baiserai à mort ta petite sour. Louise tressaillit, pâlit. - Je crois que les choses sont allées assez loin. C'était l'un des hommes venus de la ferme. Il s'avança vers l'homme vert. Louise remarqua que ses jambes étaient arquées, ce qui lui faisait balancer légèrement les épaules quand il marchait. À part cela il était beau, reconnut-elle, avec sa peau brune et ses cheveux ondulés noirs comme jais, noués en une petite queue de cheval. Forte carrure, soutenue par des muscles fermes. Il ne pouvait guère avoir plus de vingt ans, ou vingt et un - le même âge que Joshua. Sa tunique bleu foncé était incroyablement démodée, elle avait de longs pans qui descendaient juste derrière les genoux. Il la portait par-dessus un gilet jaune et une chemise de soie blanche avec un petit col rabattu, le tout complété par une cravate noire. Étrange tenue, mais élégante elle aussi. - C'est quoi ton problème, mon gars ? demanda l'homme vert d'un ton méprisant. - N'est-ce pas évident, sir ? Je trouve désolant de voir un gentleman de votre qualité menacer ainsi trois dames terrorisées. La bouche de l'homme vert se fendit en un large sourire. - Ah ! tu trouves, hein ? Un éclair blanc jaillit de ses doigts. Il frappa la tunique bleue du nouveau venu et se dissocia en dessinant des galons de feu. Le jeune homme demeura impassible pendant que les spirales incandescentes lui labouraient la poitrine sans aucun effet, comme s'il portait un manteau de verre impénétrable. Sans se laisser décourager par cet échec, l'homme vert décocha un coup de poing, qui ne trouva pas sa cible. Son adversaire esquiva avec une étonnante agilité. Un poing frappa le flanc de l'homme vert. Sous le coup à la puissance augmentée, trois côtes se brisèrent. Il dut employer une partie de son pouvoir énergétique à chasser la douleur et réparer le dommage physique. - Putain ! cracha-t-il, surpris par cette inexplicable opposition de la part d'un allié apparent. À quoi tu joues, bordel ? - J'aurais cru cela évident, sir, dit l'autre derrière ses poings levés. Je défends l'honneur de ces dames. - Non mais ce n'est pas vrai ! s'exclama l'homme vert. Écoute, laisse-moi les posséder et oublie ça. D'accord ? Désolé si j'ai été grossier. Mais cette fille a la langue du démon. - Non, sir, je ne vais pas oublier vos menaces envers l'enfant. Nôtre-Seigneur m'a peut-être jugé indigne de Le rejoindre au paradis, il n'empêche que je m'estime supérieur à l'animal qui voudrait commettre une infamie sur une fleur aussi délicate. - Délicate... Tu plaisantes. - Jamais, sir. L'homme vert leva les bras au ciel. Il se tourna vers les trois compagnons de son adversaire. - Allez, à nous tous on va lui faire bouillir son cerveau fêlé et le renvoyer dans l'au-delà. Mais peut-être que vous n'entendez pas ceux qui vous implorent d'être ramenés en ce monde, ajouta-t-il d'un ton lourd de sens. Les trois hommes échangèrent des regards indécis. - Vous pouvez me battre, en effet, dit l'homme à la tunique bleue, mais si je dois retourner dans ce néant maudit, j'en emmènerai au moins un avec moi, peut-être plus d'un. Alors venez, qui sera l'élu ? - Je ne veux pas être mêlé à ça, marmonna l'un des trois hommes. II passa devant les deux autres et commença à descendre la route en direction de la ville. L'homme à la tunique bleue interrogea du regard les deux qui restaient. Ils secouèrent la tête et se mirent en chemin. - Qu'est-ce qui vous prend ? pesta l'homme vert. - Je crois qu'il s'agit là d'une question de pure rhétorique. - Bon, alors, qui es-tu ? La résolution qui se lisait sur le beau visage chancela un instant. Dans les yeux s'alluma une étincelle de douleur. - Jadis, on m'appelait Titreano, murmura-t-il. - Entendu, Titreano. C'est toi qui mènes le bal. Pour le moment. Mais quand Quinn Dexter te rattrapera, tu auras droit à un lendemain de fête comme tu n'en as jamais connu. L'homme vert pivota sur un talon et partit sur la route d'un air digne. Carmitha se rappela enfin de respirer à nouveau. - Ô mon Dieu ! (Ses genoux fléchirent et elle s'empressa de se rasseoir.) J'ai bien cru que j'étais morte. Titreano lui adressa un sourire affable. - On ne vous aurait pas tuée. Ce qu'ils apportent est bien pire. - Que voulez-vous dire ? - La possession. Elle le dévisagea longuement, avec un air méfiant. - Êtes-vous l'un des leurs ? - À ma grande honte, milady, oui. Carmitha ne savait plus à quoi s'en tenir. - S'il vous plaît, monsieur ? demanda Geneviève. Que devrions-nous faire à présent ? Où pouvons-nous aller, Louise et moi ? Louise tapota les mains de Gen pour lui signifier la prudence. Après tout, ce Titreano était un démon, si amical semblât-il. - Je ne connais pas cet endroit, répliqua Titreano. Mais je vous déconseillerais cette ville. - Ça, nous le savons, dit Geneviève d'un ton vif. Titreano lui sourit. - Bien sûr, vous le savez. Et quel est votre nom, mon enfant ? - Geneviève. Et voici ma sour, Louise. Nous sommes des Kavanagh, vous savez. Carmitha fit entendre un grognement et roula des yeux. - Bon sang, j'avais bien besoin de ça en ce moment, marmonna-t-elle. Louise la regarda d'un air perplexe. - Je suis navré, je ne connais pas votre famille, avoua Titreano d'un ton qui exprimait un regret sincère. Mais à voir avec quelle fierté vous en parlez, je l'imagine des plus nobles. - A nous tous, nous possédons une grande partie de Kes-teven, dit Geneviève. Cet homme commençait à lui plaire. Il avait tenu tête aux monstres et il était poli. Il n'y avait pas beaucoup d'adultes qui se montraient polis avec elle, c'était comme s'ils n'avaient jamais le temps de parler. Lui, en plus, il parlait très bien. - Kesteven ? Voilà un nom qui m'est familier. Je crois que c'est dans le Lincolnshire. Suis-je dans le vrai ? - Sur Terre, oui, dit Louise. - Sur Terre, répéta Titreano d'un ton incrédule. (Il leva les yeux vers le Duc, puis la Duchesse.) Où sommes-nous exactement ? - Sur Norfolk. C'est une planète anglo-ethnique. - En majorité, corrigea Carmitha. Louise fronça à nouveau les sourcils. Mais qu'est-ce qu'elle avait, cette Romani ? Titreano ferma les yeux, comme s'il éprouvait une profonde douleur. - J'ai navigué sur les océans, et je pensais qu'il n'y avait pas de plus grand défi, dit-il d'une voix éteinte. Et voilà que des hommes parcourent le vide entre les étoiles. Oh ! comme je me les rappelle. Les constellations, si brillantes la nuit. Comment aurais-je pu jamais imaginer pareille chose ? L'oeuvre de Dieu a une majesté qui jette les hommes à Ses pieds. - Vous étiez marin ? demanda Louise d'une voix hésitante. - Oui, lady Louise. J'ai eu l'honneur de servir mon roi de cette façon. - Un roi ? Il n'y a plus de famille royale dans l'État anglais de la Terre. Titreano ouvrit lentement les yeux, ne révélant que tristesse. - Plus de roi ? - Non. Mais notre lignée Mountbatten descend de la famille royale britannique. Le prince est le gardien de notre constitution. - Ainsi, la noblesse n'a pas encore été vaincue par les ténèbres. Eh bien, voilà qui devra me contenter. - Comment se fait-il que vous ne soyez pas au courant à propos de l'ancienne Angleterre ? s'enquit Geneviève. Je veux dire, vous saviez que Kesteven en faisait partie. - En quelle année sommes-nous, mon enfant ? Geneviève pensa protester contre ce qualificatif, mais l'homme ne semblait pas avoir voulu se montrer déplaisant. - L'an 102 après la colonisation. Mais ce sont des années de Norfolk ; soit quatre années terrestres. Sur Terre, c'est l'an 2611. - Deux mille six cent onze années depuis la naissance de Nôtre-Seigneur, dit Titreano avec effroi. Mon Dieu ! Si longtemps ? Quoique le tourment que j'ai enduré m'ait semblé être éternel. - Quel tourment ? demanda Geneviève avec une curiosité candide. - Le tourment qu'encourent toutes les âmes damnées après la mort, mon enfant. Geneviève en resta bouche bée. - Vous étiez mort ? dit Louise, qui ne croyait pas un mot de tout cela. - Oui, lady Louise. J'ai été mort, durant plus de huit cents ans. - C'est ce que vous entendiez par possession ? questionna Carmitha. - Oui, milady, répondit l'homme d'une voix grave. Carmitha se pinça le bout du nez, plissant le front. - Et comment êtes-vous revenu, au juste ? - Je l'ignore, excepté qu'une voie s'est ouverte au coeur de ce corps. - Vous voulez dire que ce n'est pas votre corps ? - Non. C'est celui d'un mortel du nom d'Eamon Goodwin, quoique je porte ma propre enveloppe par-dessus la sienne. Je l'entends pleurer à l'intérieur de moi. (Il planta son regard dans celui de Carmitha.) C'est pour cela que les autres vous pourchassent. Il y a des millions d'âmes perdues dans le tourment de l'au-delà. Toutes cherchent des corps vivants pour pouvoir à nouveau respirer. - Nous ? glapit Geneviève. - Oui, mon enfant. Vous. Je suis navré. - Écoutez, tout cela est très intéressant, dit Carmitha. Du pur délire, mais intéressant. Néanmoins, juste au cas où vous n'auriez pas remarqué, pour le moment on est dans la merde jusqu'au cou. Je ne sais pas quelle espèce de monstres vous êtes réellement, des zombies possédés ou des choses toutes simples comme des xénos avec des pouvoirs psychiques, mais quand cet enfoiré en vert aura rejoint Colsterworth, il va rappliquer avec sa clique. Le temps que je dételle mon cheval, et on devra toutes les trois... (son geste englobait les deux sours) être parties depuis longtemps. (Elle arqua un sourcil.) D'accord, miss Kavanagh ? - Oui, acquiesça Louise. Titreano jeta un coup d'oeil vers le cob amorphe, puis vers l'étalon. - Si vous avez sérieusement l'intention de partir, vous devriez voyager ensemble dans la roulotte. Aucune d'entre vous n'a de selle, et ce puissant animal me semble doté d'une force herculéenne. Je parierais qu'il peut tenir le rythme durant plusieurs heures. - Brillant, maugréa Carmitha. (Elle sauta sur le sol damé de la route et tapa sur sa roulotte disloquée.) On va juste rester ici à attendre que passe un charron, c'est ça ? Titreano sourit. Il s'avança vers le fossé où était tombée la roue. Carmitha retint la réplique acide qu'elle était sur le point de lui lancer quand elle le vit redresser la roue et la pousser hors du fossé (d'une seule main !), comme si c'était un cerceau. La roue, d'un diamètre de cinq pieds, était taillée dans du bon bois massif de tiépine. Trois hommes robustes auraient peiné pour la soulever. - Mon Dieu ! Elle ne savait pas trop si elle devait se réjouir ou s'horrifier devant une telle démonstration de force. S'ils étaient tous comme lui, alors l'espoir avait déserté Norfolk depuis longtemps. Arrivé à la roulotte, Titreano se courba. - Vous n'allez pas... Il la souleva par l'angle avant - à deux, trois pieds au-dessus du sol. Sous les yeux de Carmitha, l'essieu brisé se redressa petit à petit. La partie fendue en éclats devint floue, puis, l'espace d'un instant, le bois parut couler comme un liquide. Il se solidifia, et l'essieu se retrouva d'un seul tenant. Titreano emboîta la roue sur l'axe. - Vous êtes quoi ? murmura Carmitha d'une voix sourde. - Je l'ai déjà expliqué, milady. Ce qui m'est impossible, c'est de vous amener à croire ce que je suis. Cela doit venir de soi-même, si Dieu le veut. Il s'approcha de l'étalon et tendit les bras. - Allez, mon enfant, descendez. Geneviève hésita. 42 - Vas-y, dit Louise d'un ton rassurant. De toute évidence, si Titreano avait voulu leur faire du mal, il l'aurait déjà fait. Plus elle voyait ces êtres bizarres, plus cela la désolait. Qu'est-ce qui pouvait bien lutter contre un tel pouvoir ? Geneviève fit un sourire pincé et passa une jambe par-dessus l'étalon. Elle glissa le long de son flanc jusque dans les mains de Titreano. - Merci, dit-elle alors qu'il la posait à terre. Et merci aussi pour votre aide. - Comment pourrait-il en être autrement ? Je suis peut-être damné, mais pas dépourvu d'honneur. Louise descendit de l'étalon presque toute seule, avant d'accepter la main ferme du jeune homme. Elle esquissa un bref sourire gêné de remerciement. - Je suis tout endolorie, se plaignit Geneviève en se frottant le derrière. - Où va-t-on ? demanda Louise à Carmitha. - Je ne sais pas trop, répliqua la Romani. Il devrait y avoir une bonne partie des miens dans les grottes au-dessus d'Hol-beach. C'est là que nous nous retrouvons durant les moments difficiles. On peut tenir un long moment dans ces grottes ; elles sont perchées dans les falaises, pas faciles à atteindre. - Le siège ne durerait pas longtemps cette fois, je le crains, dit Titreano. - Vous avez une meilleure idée ? rétorqua-t-elle sèchement. - Vous ne pouvez pas rester sur cette île, si vous voulez échapper à la possession. Y a-t-il des bateaux sur ce monde ? - Quelques-uns, répondit Louise. - Alors vous devriez essayer de négocier une traversée. - Pour aller où ? demanda Carmitha. Si les vôtres recherchent effectivement des corps, où donc serions-nous en sécurité ? - Cela devrait dépendre de la promptitude avec laquelle vos dirigeants se réunissent. Il y aura la guerre, beaucoup d'effroyables batailles. On ne peut espérer rien de moins. Nos deux espèces se battent chacune pour leur existence. - Alors nous devons aller à Norwich, la capitale, dit Louise d'un ton catégorique. Nous devons prévenir le gouvernement. - Norwich est à cinq mille miles d'ici, objecta Carmitha. En bateau, cela prendrait des semaines. - On ne peut pas se cacher ici et ne rien faire. - Je ne vais pas risquer ma peau pour une chimère, ma fille. Et puis, de quelle utilité seraient les beaux propriétaires terriens que vous êtes ? Qui sur Norfolk pourrait repousser des gens comme lui ? Elle agita une main en direction de Titreano. - L'escadrille des Forces spatiales de la Confédération est encore en orbite, dit Louise qui avait haussé le ton. Ils ont des armes prodigieuses. - De destruction massive. En quoi cela va-t-il aider les gens qui ont été possédés ? Il s'agit de briser la possession, pas de massacrer ceux qui en sont victimes. Elles se lancèrent des regards noirs. - Il y a une aéroambulance basée à Bytham, dit Geneviève d'une voix enjouée. Elle pourrait atteindre Norwich en cinq heures. Louise et Carmitha la regardèrent. Puis un sourire apparut sur le visage de Louise, et elle embrassa sa sour. - Qui c'est qui est intelligente, maintenant ? Geneviève sourit à la galerie d'un air effronté. Titreano lui fit une grimace, et elle gloussa. Carmitha porta son regard sur la route. - Bytham est à environ sept heures d'ici, dit-elle. En supposant qu'on ne rencontre pas d'autres problèmes. - Il n'y en aura pas, affirma Geneviève. (Elle prit la main de Titreano.) Pas si vous nous accompagnez. Il afficha un sourire plutôt tiède. - Je... - Vous n'allez pas nous laisser toutes seules, dit une Geneviève consternée. - Bien sûr que non, mon enfant. - Alors, c'est décidé. Carmitha secoua la tête. - Je dois être complètement folle de seulement imaginer faire une chose pareille. Louise, attachez votre cheval à la roulotte. Louise s'exécuta. Carmitha remonta sur la roulotte, la regardant avec méfiance au moment où elle posait son poids sur le siège du cocher. - Combien de temps cette réparation va-t-elle tenir ? - Je n'en suis pas tout à fait sûr, répondit Titreano sur un ton d'excuse. Il aida Geneviève à grimper à côté de Carmitha, puis se hissa. Quand Louise s'installa à son tour, il n'y avait plus de place sur le siège étroit. Elle était serrée contre Titreano et ne savait pas trop comment elle devait réagir à ce contact. Si seulement c'était Joshua, songea-t-elle avec mélancolie. Carmitha donna un petit coup de rênes, et Olivier se lança au petit trot. Geneviève croisa les bras, l'air ravie, et pencha la tête pour regarder Titreano. - Est-ce vous aussi qui nous avez aidées à Cricklade ? - Comment ça, mon enfant ? - Une des possédés a tenté de nous empêcher de fuir à cheval, expliqua Louise. Elle a été frappée par le feu blanc. Autrement, nous ne serions pas là. - Non, lady Louise. Ce n'était pas moi. Louise se cala au fond du siège dur, insatisfaite de n'avoir pu résoudre ce mystère. D'un autre côté, vu sa situation présente, c'était là le cadet de ses soucis. Olivier poursuivait sa route alors que le Duc finissait par disparaître sous les plateaux. Derrière la roulotte, d'autres bâtiments de Colsterworth avaient commencé à brûler. Le spatioport militaire de Guyana était une sphère creuse du modèle standard, constituée de poutrelles, de presque deux kilomètres de diamètre. Un champignon argenté au bulbe arrondi posé sur une tige très mince, dans le prolongement de l'axe de rotation de l'astéroïde ; les épais coussinets magnétiques à la base de l'arbre de jonction lui permettaient de rester stationnaire tandis que le gigantesque rocher suivait sa trajectoire orbitale. La surface consistait en une succession de quais circulaires reliés les uns aux autres par un filigrane d'entretoises et de galeries de transit tubulaires. Réservoirs, générateurs, postes d'équipage, machines de maintenance de l'environnement et échangeurs thermiques en forme d'aileron de requin occupaient pêle-mêle les espaces entre les quais, sans aucune logique architecturale apparente. Autour de tout cela, serpentaient des rivières de points scintillants formant un réseau complexe de boucles entremêlées. Les rivières suivaient un courant, les points lumineux se déplaçant dans le même sens à la même vitesse ; navettes de chargement, véhicules de transport du personnel et VSM, réacteurs allumés pour maintenir la direction précise que leur indiquait le poste de contrôle spatial. Le code trois d'alerte défensive déclenché par Ombey avait jeté le spatioport dans une activité frénétique pour la seconde fois en vingt-quatre heures. Mais cette fois, au lieu de se préparer à recevoir un simple astronef, c'étaient frégâtes et croiseurs qui décollaient. Toutes les quelques minutes, un des gros vaisseaux sphériques de la Flotte royale de Kulu s'élançait de son quai, s'élevant au milieu des voies de circulation réservées aux vaisseaux de soutien plus petits, dans l'éclat électrique de ses réacteurs à fusion secondaires. Ils montaient se placer sur des orbites supérieures, chacune avec une inclinaison différente ; l'état-major de la Défense stratégique les plaçait de sorte qu'ils ceinturent toute la planète, assurant une parfaite couverture d'interception sur un rayon d'un million de kilomètres. Si un vaisseau non identifié émergeait d'un saut TTZ dans les parages, il subirait une attaque en l'espace de quinze secondes au maximum. Au milieu des vaisseaux de guerre qui décollaient, un astronef isolé s'éleva du spatioport. Un fuselage ovoïde aplati en matériau composite de silicolithium gris-bleu foncé, de cinquante mètres de long et quinze de large. Les champs magnétiques cohérents, en capturant les particules de vent solaire, l'enveloppaient d'un ardent halo doré. Les impulseurs ioniques s'allumèrent, l'éloignant des grosses frégates. Puis le tube à fusion de la queue entra en action, le propulsant en direction de la planète située soixante-quinze mille kilomètres en dessous. L'accélération d'un g aspira en douceur Ralph Hiltch contre son siège, avec la sensation que le plancher se dressait à la verticale. Sur le siège à côté, son sac de voyage roula pour s'immobiliser dans l'angle de la couchette. - Cette trajectoire va nous amener au spatioport de Pasto en soixante-trois minutes, télétransmit Cathal Fitzgerald depuis le siège du pilote. - Merci, répondit Ralph. (Il accrut la fréquence du canal pour inclure les deux hommes de troupe de la division G66.) J'aimerais que tout le monde accède au rapport que Skark m'a fourni. Ce genre d'informations pourrait s'avérer crucial, et nous avons besoin de tous les atouts possibles dans notre jeu. Ces mots lui valurent un sourire et un signe de la main de Dean Folan, et une grimace évasive de la part de Will Danza. Ils étaient tous les deux assis de l'autre côté de l'allée centrale. La cabine de soixante sièges semblait déserte avec seulement eux quatre pour l'occuper. Personne dans sa petite équipe ne s'était plaint ou avait refusé de partir. Il avait très clairement indiqué aux trois hommes qu'ils étaient libres de se retirer sans qu'aucune action disciplinaire soit inscrite à leur dossier. Mais tous avaient accepté, avec divers degrés d'enthousiasme. Même Dean, qui avait la meilleure des excuses. Il avait subi une opération de sept heures la nuit dernière ; les médecins militaires avaient dû reconstituer soixante pour cent de son bras. Il avait fallu remplacer entièrement sa musculature renforcée, ruinée par le coup qu'il avait pris dans la jungle de Lalonde, par un nouveau tissu artificiel, avec vaisseaux sanguins, peau et nerfs. Le bras régénéré était encore enveloppé dans une gaine verte de nanoniques médicales. Et pourtant, il était impatient d'égaliser le score, avait-il dit en souriant. Ralph ferma les yeux et laissa le contenu du rapport envahir son esprit, les naneuroniques classant les éléments en une matrice iconographique ordonnée. Des données sur le continent de Xingu : une étendue de quatre millions et demi de kilomètres carrés dans l'hémisphère Nord, grosso modo en forme de losange, avec une longue chaîne montagneuse partant de la pointe sud. La chaîne traversait l'équateur, et, vu l'étendue des zones tropicales d'Ombey, le continent entier était une région idéale pour l'agriculture, à la seule exception du semi-désert qui occupait le centre. À ce jour, seuls deux cinquièmes en étaient habités, mais, avec une population de soixante-dix millions d'individus, il venait au deuxième rang des continents les plus prospères, après Esparta où se trouvait la capitale, Athers-tone. Après Xingu, venait le trio de l'ambassade, Jacob Tremarco, Savion Kerwin et Angeline Gallagher. Leurs dossiers de carrière ne contenaient rien d'exceptionnel, tous les trois étaient des fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères de Kulu : des bureaucrates loyaux et ternes. Vidéos, antécédents familiaux, rapports médicaux. Tout y était, et rien de tout cela n'était particulièrement utile, mis à part les portraits. Ralph les plaça dans une cellule mémorielle de ses naneuroniques et les raccorda à un programme général d'identification. Il n'avait pas oublié cette étrange aptitude à changer d'apparence dont les asservis avaient fait la démonstration sur Lalonde. Le programme d'identification pourrait lui donner un léger avantage si jamais l'un d'eux tentait un camouflage, quoiqu'il ne mît pas beaucoup d'espoir dans le procédé. La partie la plus prometteuse du rapport était la liste des mesures qu'avaient prises l'amiral Farquar et Léonard DeVille, le ministre de l'Intérieur de Xingu, pour mettre le continent en quarantaine et retrouver la trace du trio de l'ambassade. Tout le trafic civil systématiquement interrompu. Des programmes de recherche chargés dans le réseau informatique du continent pour épier le moindre problème technique inexplicable qui pourrait affecter temporairement les ordinateurs ou les circuits électriques. Les portraits des trois individus entrés en mémoire dans les caméras de surveillance des lieux publics, et les patrouilles de police également avisées. Peut-être auraient-ils de la chance, songea Ralph. Si Lalonde était une colonie arriérée au fin fond de nulle part, sans moyens de communication modernes et guère embarrassée par la présence d'autorités civiles, Ombey, elle, faisait partie du royaume, la société qu'il avait juré de défendre au prix de sa vie s'il le fallait. Des années auparavant, à l'université, quand on lui avait proposé, confidentiellement, un poste à l'agence, il avait jugé que Kulu en valait la peine. La société la plus riche de la Confédération en dehors de l'édénisme, forte économiquement et militairement ; un champion en matière de technologie. Elle possédait un système judiciaire qui assurait à l'honnête citoyen la sécurité dans les rues et pouvait même se prévaloir d'une certaine équité par rapport aux standards modernes. Les gens bénéficiaient d'une couverture sociale des soins médicaux et la plupart avaient du travail. Certes, force était de reconnaître que, sous le règne des Saldana, ce n'était pas précisément le plus démocratique des systèmes, mais les quelques sociétés démocratiques, mis à part le Consensus édéniste, n'étaient pas vraiment représentatives. Et il y avait bon nombre de planètes qui ne prétendaient même pas être égalitaristes. Aussi avait-il refoulé tout sentiment de culpabilité à l'idée de renoncer au radicalisme et accepté de servir son roi jusqu'à la mort. Ce qu'il avait vu de la galaxie n'avait fait que confirmer à ses yeux qu'il avait fait le bon choix en prêtant serment. Le royaume de Kulu était un endroit civilisé comparé à la plupart des autres nations ; ses citoyens étaient en droit de mener leur vie sans ingérence. Et si cela impliquait que l'ASE devait de temps en temps se salir les mains, eh bien, il en avait pris son parti. Une société qui vaut la peine d'y vivre vaut la peine d'être protégée. Et, Ombey étant ce qu'elle était, elle devrait certainement être capable de s'en tirer mieux que Lalonde. Quoique ces mêmes dispositifs qui la rendaient plus efficace aient aussi l'inconvénient de procurer à l'ennemi davantage de moyens de répandre la subversion. Les porteurs de virus avaient été lents à se déplacer sur Lalonde. Ici, ils ne souffriraient pas des mêmes restrictions. Cathal Fitzgerald coupa le réacteur à fusion de l'aéro alors qu'ils étaient à deux cents kilomètres au-dessus de Xingu. La pesanteur l'emportant, l'appareil descendit brusquement. Son champ magnétique s'accrut, exerçant de subtiles pressions sur les gaz ténus poussés contre le fuselage. Flottant au sein d'un coussin d'ions scintillant, l'aéro vira à tribord et entama une lente descente en spirale vers le spatioport. Ils étaient à cent cinquante kilomètres d'altitude quand l'ordinateur de vol transmit aux naneuroniques de Ralph un signal d'appel prioritaire de Roche Skark. - Il se pourrait qu'on ait un problème, dit le directeur de l'ASE. Un vol de passagers civils Pasto-Atherstone a des pépins avec ses systèmes électroniques, rien de crucial mais ça persiste. Je voudrais vous mettre en contact avec le Conseil de sécurité pour qu'il vous fasse part de ses recommandations. - Oui, monsieur, acquiesça Ralph. La communication s'élargit à une sensoconférence sécurisée de niveau un. Ralph semblait assis à une table ovale dans une pièce toute blanche en forme de bulle, dont les murs se trouvaient à une distance indéfinie. L'amiral Farquar était assis en bout de table, flanqué de Roche Skark et de Jannike Dermot. Les naneuroniques de Ralph identifièrent les trois autres personnes présentes. À côté de la directrice de l'ASI se trouvait le capitaine de frégate Deborah Unwin, chef du réseau de la Défense stratégique d'Ombey . Ryle Thorne, ministre de l'Intérieur d'Ombey, était placé à côté d'elle. Ralph se retrouvait avec Roche Skark d'un côté, et Léonard De Ville de l'autre. - L'avion est à sept minutes d'Atherstone, indiqua Deborah Unwin. Nous devons prendre une décision. - Quelle est la situation actuelle à bord ? demanda Ralph. - Mes contrôleurs aériens avaient donné au pilote la consigne de retourner à Pasto, dans le cadre des procédures de quarantaine. Et c'est alors qu'il a signalé ses ennuis. Il dit qu'il va mettre en danger la vie des passagers s'il doit refaire tout le chemin jusqu'à Pasto. Et ce sera le cas s'il s'agit effectivement d'une défaillance technique. - On ne peut quand même pas se mettre à utiliser nos plates-formes DS contre un avion civil simplement parce qu'il a un ordinateur douteux, dit Ryle Thorne. - Au contraire, monsieur, objecta Ralph. Dans la situation présente, nous devons partir du principe que toute personne est présumée coupable tant qu'elle n'a pas été reconnue innocente. Vous ne pouvez pas autoriser cet avion à atterrir dans la capitale, en aucun cas. Pas en ce moment. - S'il doit retourner à Xingu, il risque de faire périr tout le monde à bord, protesta le ministre. Il pourrait s'abîmer dans l'océan. - Atherstone est entourée d'un grand nombre de bases militaires, déclara l'amiral Farquar. Si nécessaire, l'avion peut simplement se poser sur une aire d'atterrissage encerclée par les marines en attendant que nous trouvions une méthode satisfaisante pour déceler la présence éventuelle du virus. - Est-ce que le pilote se sert de ses naneuroniques pour communiquer avec le contrôle aérien ? demanda Ralph. - Oui, répondit Deborah. - Bien, en ce cas nous pouvons raisonnablement supposer qu'il n'a pas été asservi. Si vous pouvez garantir un cordon de sécurité fiable autour de l'aire d'atterrissage, je dis allez-y. Mais toutes les issues doivent rester fermées dans l'avion jusqu'à ce que nous sachions ce qu'il est advenu du trio de l'ambassade. - Ça me va, dit l'amiral Farquar. - Je mets dès maintenant les marines de la base de Sapcoat en situation d'alerte, indiqua Deborah. C'est à plus de cent kilomètres d'Atherstone. L'avion peut y arriver sans trop de mal. - Cent kilomètres, c'est une distance assez sûre, dit Ryle Thorne sans sourciller. Ralph n'aimait pas l'attitude du ministre ; il semblait traiter cette affaire comme s'il s'agissait d'un incident naturel mineur, comme un cyclone ou un tremblement de terre. Mais, évidemment, le ministre devait se présenter devant ses électeurs tous les cinq ans et les convaincre qu'il agissait au mieux de leurs intérêts. Donner l'ordre aux plates-formes DS d'ouvrir le feu sur leurs concitoyens pourrait se révéler difficile à justifier en termes de relations publiques. C'était une des raisons pour lesquelles les souverains Saldana avaient un parlement pour les conseiller. Un tampon sur qui rejeter la responsabilité. Les politiciens élus étaient toujours coupables et remplaçables. - Je suggérerais également qu'une fois que l'avion aura atterri vous utilisiez un satellite détecteur orbital pour le garder en permanence sous surveillance, dit Ralph. Juste au cas où il y aurait une tentative de sortie. De cette façon, en dernier recours on peut utiliser les plates-formes DS ; pour stériliser toute la zone. - Cela me paraît quelque peu excessif, énonça Ryle Thorne avec une politesse raffinée. - Encore une fois, non, monsieur. Sur Lalonde, l'ennemi a pu utiliser ses capacités de brouillage pour parasiter depuis le sol le satellite d'observation de la SEL ; il fallait voir comment les images étaient floues. Je dirais que cette solution de rechange est un moindre mal. - Nous avons fait appel à Ralph en raison de son expérience dans la lutte contre le virus, dit Roche Skark en souriant au ministre. Il a pu quitter Lalonde précisément parce qu'il a pris ce genre de mesures protectrices. Ryle Thorne eut un bref hochement de tête. - Dommage qu'il ne nous ait pas protégés contre le virus, murmura Jannike. Sauf que, dans un senso-environnement, rien n'était véritablement sotto voce ; toutes les remarques étaient délibérées. Ralph jeta un coup d'oeil sur elle, mais l'image synthétique de son visage était indéchiffrable. Chapman Adkinson commençait à être vraiment excédé par le flot continu de transmissions qu'il recevait depuis le contrôle aérien. Et inquiet, également. Il n'avait plus affaire aux contrôleurs civils d'Atherstone ; la connexion avait été coupée huit minutes auparavant. À présent, on appliquait les mesures militaires, tout le trafic sur la planète était dirigé à partir du centre des opérations de la Flotte royale sur Guyana. Et ils n'étaient pas vraiment enclins à comprendre sa situation. L'avion survolait Esparta, un de ses luxuriants parcs nationaux qui entouraient la capitale. Un paysage de jungle uniquement gâché par l'autoroute droite comme un I et les rares datchas appartenant à l'aristocratie. L'océan était à cinq minutes derrière eux. Ses naneuroniques accédèrent aux capteurs externes, mais l'image n'était analysée qu'en mode secondaire, en grande partie pour compléter le système de guidage inertiel auquel il ne faisait plus entièrement confiance. Il se concentra sur les diagrammes des systèmes de l'avion. Vingt pour cent des ordinateurs de bord subissaient des coupures de courant aléatoires. Certains s'étaient reconnectés au bout de quelques secondes, les autres restaient morts. Les programmes de diagnostic qu'il avait lancés se révélaient incapables de localiser le problème. Et, plus inquiétant encore, durant les quinze dernières minutes il avait constaté des pointes et des baisses dans les circuits électriques. C'était cela qui l'avait amené à discuter avec les contrôleurs militaires. Les problèmes d'ordinateur étaient une menace acceptable ; il y avait tellement de redondance intégrée dans l'architecture électronique de l'avion qu'il pouvait survivre à une interruption quasi totale ; mais la perte de courant entrait dans une tout autre catégorie de risques. Chapman avait d'ores et déjà décidé que s'ils voulaient l'obliger à retourner au-dessus de l'océan, il allait leur faire un amerrissage forcé séance tenante, et merde pour les pénalités qu'ils lui chargeraient sur sa licence. Le péril bio sur Xingu ne pouvait pas être si mortel que ça, tout de même ? - Chapman, tenez-vous prêt à recevoir de nouvelles coordonnées d'atterrissage, télétransmit le contrôleur aérien de Guyana. Nous vous déroutons. - Où ça ? demanda Chapman, sceptique. - La base de Sapcoat. Ils vous préparent une aire de réception complètement dégagée. Il semblerait que les passagers vont devoir rester à bord un petit moment une fois que vous aurez atterri. - Tant qu'on peut atterrir... Les coordonnées lui parvinrent, et il les introduisit aussitôt dans l'ordinateur de bord. Douze minutes avant d'atteindre Sapcoat. C'était acceptable. L'avion vira en douceur sur la gauche et commença à s'éloigner de la ville qui se trouvait quelque part au-delà du miroitement noir et argent de l'horizon. Comme pour répondre à un signal, les problèmes se multiplièrent par quatre. Les circuits se mirent à lâcher à une cadence effroyable. Un quart des diagrammes du système furent plongés dans une obscurité désespérante qui ne laissa que de ternes silhouettes fantomatiques là où, l'instant d'avant, se trouvaient des ordinateurs en fonction. L'alimentation des deux compresseurs tribord arrière cessa complètement. Chapman entendit la plainte aiguë en bruit de fond devenir plus grave à mesure que les pales ralentissaient. Le programme de compensation de l'ordinateur de vol passa en mode primaire, mais il y avait trop de tableaux de contrôle qui s'étaient arrêtés pour qu'il fût vraiment efficace. - Mayday ! mayday ! transmit Chapman. Même son transmetteur primaire était tombé en panne. Les ordinateurs de réserve furent activés. Le fuselage se mit à vibrer, comme si l'avion traversait une zone de turbulences. Les naneuroniques de Chapman lui transmirent un flot de protestations provenant de la cabine des passagers cherchant à connaître la raison des secousses et de la brusque interruption des ordinateurs assurant les distractions à bord. Il appela un fichier de procédure et l'envoya dans ce qui restait des circuits des programmes de divertissement. Les holoécrans encastrés dans les dossiers des sièges passèrent un message placebo évoquant des turbulences et les précautions que leur pilote était en train de prendre. - Qu'y a-t-il ? demanda le contrôle aérien. - On perd de la puissance et de l'altitude. Panne des systèmes à un rythme croissant. Merde ! Je viens tout juste de perdre le bus de données de la gouverne de queue. Il transmit un code d'urgence à l'ordinateur de vol. Un levier argenté émergea de la console en fer à cheval en face de lui, terminé par une crosse de pistolet d'un rouge de chrome terne. L'objet toucha ses genoux et pivota sans un bruit à quatre-vingt-dix degrés. Chapman s'en saisit. Commande manuelle. Bigre ! je n'en ai jamais utilisé en dehors des simulations au Service de l'aéronautique ! La bande passante de liaison avec l'ordinateur de vol se réduisit. Chapman donna priorité au diagramme qui affichait les éléments absolument essentiels. Des hologrammes apparurent sur la console, en double des données. - Trouvez-moi un terrain plat, allez, merde ! Comment il allait faire descendre l'avion en configuration ADAV avec les deux compresseurs tribord HS, il préférait ne pas y penser. Peut-être une autoroute, en guise de piste d'atterrissage. - Requête refusée. - Quoi ? - Vous ne pouvez pas atterrir ailleurs qu'aux coordonnées autorisées. - Va te faire foutre ! On va s'écraser. - Désolé, Chapman, vous ne pouvez pas atterrir ailleurs qu'à Sapcoat. - Je ne peux pas atteindre Sapcoat. La liaison avec l'ordinateur de vol commença à flancher. La crosse bougea légèrement dans sa main, et il sentit que l'avion s'inclinait vers l'avant. Fais gaffe ! se dit-il. Une ferme pression sur la crosse, et le nez remonta. L'image holographique de l'horizon lui montra qu'il était encore légèrement en piqué. Un peu plus de pression, et l'avion perdit de sa vitesse de chute. La porte du cockpit s'ouvrit. Chapman Adkinson était trop tendu pour s'en soucier. Elle était censée être verrouillée par un code, mais à la cadence où le matériel tombait en panne... - Pourquoi avez-vous changé de trajectoire ? Chapman jeta un rapide coup d'oeil par-dessus son épaule. Le type était vêtu d'un costume bon marché, passé de mode depuis cinq ans. Il n'était pas seulement calme, il était serein. Incroyable ! Il devait bien pourtant sentir les secousses. - Problème technique, parvint à souffler Chapman. On se pose sur la plus proche aire d'atterrissage susceptible de traiter une urgence. La crosse résistait à chacun de ses mouvements. Et voilà que les hologrammes se mettaient à vaciller. Il n'était plus très sûr de pouvoir s'y fier. - Maintenant, retournez à votre place, l'ami, dit-il à l'homme. Celui-ci se contenta de s'approcher du siège du pilote et glissa la tête au-dessus de l'épaule de Chapman, regardant par l'étroit pare-brise incurvé. - Où est Atherstone ? - Écoutez, mon vieux... Une douleur irradia dans sa cuisse. Le choc lui arracha un grognement rauque. L'index gauche de l'homme appuyait légèrement sur sa jambe. Chapman vit, autour de lui, un petit rond du tissu du pantalon de son uniforme qui brûlait. Il tapa sur les petites flammes bleues, battant des paupières pour refouler des larmes soudaines. Le muscle de sa cuisse lui cuisait atrocement. - Où est Atherstone ? répéta l'homme. Il faut que je m'y rende. Chapman trouvait son détachement encore plus déroutant que la panne de l'avion. - Écoutez, je ne plaisantais pas quand j'ai dit qu'on avait des problèmes techniques. Nous aurons de la veine si nous réussissons à passer cette putain de jungle. Oubliez Atherstone. - Je vais encore vous faire mal, plus fort cette fois-ci. Et je continuerai à vous faire mal jusqu'à ce que vous m'emmeniez à Atherstone. C'est un détournement ! La chose était aussi stupéfiante qu'improbable. Chapman adressa une grimace à l'homme. - Vous plaisantez ! - Pas du tout, commandant. Si vous n'atterrissez pas dans la capitale, je veillerai à ce que vous n'atterrissiez nulle part. - Merde ! - Atherstone. Bon, où est-ce ? - Quelque part à l'ouest. Bon Dieu, je ne sais pas où exactement. Le guidage inertiel a rendu l'âme. Un sourire triste apparut sur le visage de l'homme. - Alors, cap à l'ouest. C'est une grande ville. Je suis certain qu'on la verra à cette altitude. Chapman ne dit rien. Puis tressaillit lorsque l'homme passa à côté de lui. Il posa sa main à plat sur le pare-brise, qui se marbra de fêlures blanches horriblement profondes. - Atherstone. C'était un ordre. - Entendu. Mais enlevez votre foutue main de là. Heureusement, le pare-brise était en saphir synthétique. On ne pouvait le briser en s'appuyant dessus. Un contrôle de l'état de ses naneuroniques lui révéla que la moitié des synapses augmentées n'avaient pas tenu le coup et que presque plus aucune des cellules mémorielles ne fonctionnait. Néanmoins, il restait assez de puissance pour télétransmettre. - Urgence code F, lança-t-il à l'ordinateur de vol. En faisant une petite prière pour qu'il n'ait pas encore complètement lâché. - Officier de permanence de l'ASI, lui répondit-on. Que se passe-t-il ? Chapman utilisa les dernières ressources de ses naneuroniques pour établir un contrôle métabolique qui lui composerait un visage de circonstance. Il ne devait rien laisser paraître de la conversation muette, pas la moindre réaction, pas la moindre émotion. - Tentative de détournement. Et l'avion se déglingue de toutes parts. - Combien sont-ils ? - Un seul, je crois. Je ne peux pas accéder aux caméras de la cabine. - Que veut-il ? - Il dit qu'il veut aller à Atherstone. - Quel genre d'arme utilise-t-il ? - Je ne sais pas trop. Rien de visible. Une sorte d'implant. Peut-être un générateur de champ d'induction thermique. Il m'a brûlé la jambe et a endommagé le pare-brise. - Merci. Veuillez rester en communication. Comme si je pouvais faire autrement, songea amèrement Chapman. Il jeta un regard curieux à l'homme toujours debout à côté du siège. Son visage était aussi impassible que celui de Chapman. L'avion se balança d'une manière alarmante. Chapman tenta d'amortir les oscillations en agitant la crosse pour compenser le mouvement capricieux. Sur un avion aux interfaces de contrôle pleinement opérationnelles, cela aurait peut-être marché ; là, cela ne fit que faire virer la queue. Il nota que le nez s'était encore incliné de deux ou trois degrés. - Si je puis me permettre, qu'y a-t-il de si important à Atherstone qui vous ait amené à faire un truc aussi dingue ? - Des gens, répondit l'homme d'un ton inexpressif. Un peu de sa sérénité s'infiltra dans l'esprit de Chapman. Celui-ci tira sur la crosse, faisant remonter le nez de l'appareil jusqu'à ce qu'ils soient revenus à l'horizontale. Aucun problème. Au moins n'y avait-il plus de systèmes qui lâchaient, les défaillances semblaient avoir atteint un palier. Mais l'atterrissage n'allait pas être une partie de plaisir. - Chapman, télétransmit l'officier de permanence de l'ASI. S'il vous plaît, essayez de nous donner une image du pirate. C'est très important. - Écoutez, je suis descendu à quelque deux kilomètres d'altitude. Soixante-dix pour cent de mes systèmes sont tombés en panne, et tout ce que vous voulez c'est voir à quoi il ressemble ? - Cela va nous aider à évaluer la situation. Chapman jeta à l'homme un regard de côté, chargeant l'image dans une des trois cellules mémorielles qui fonctionnaient encore. Sa vitesse de transfert était désormais si faible qu'il fallut une seconde entière pour transmettre le fichier. Ralph Hiltch regarda les pixels s'agglutiner au-dessus de la table de la salle en bulle. - Savion Kerwin, dit-il, nullement surpris. - Sans le moindre doute, confirma l'amiral Farquar. - Cet avion a quitté Pasto quatre-vingt-dix minutes après l'atterrissage de leur spatiojet, indiqua Jannike Dermot. Ils ont manifestement l'intention de propager le virus le plus largement possible. - Comme je vous l'ai dit, déclara Roche Skark. Ralph, pensez-vous qu'il ait infecté quelqu'un d'autre dans l'avion ? - C'est tout à fait possible, monsieur. Il est évident que l'ordinateur de vol et les naneuroniques de Chapman ont subi l'attaque d'un champ de brouillage électronique très puissant. Ils pourraient être plusieurs à agir de concert, ou il se pourrait que ce soit juste la présence de Savion Kerwin à proximité des systèmes électroniques ; après tout, l'ordinateur de vol est logé sous le pont du cockpit. Mais nous ne pouvons pas vraiment prendre le risque. - Je suis d'accord, dit l'amiral Farquar. Chapman Adkinson attendit quinze secondes après avoir télétransmis l'image. D'après les indications de l'ordinateur de vol endommagé, le canal de communication était maintenu. Rien ne se passa, pas de nouvelles de l'officier de l'ASI. Lui-même officier de réserve de la Flotte royale de Kulu, Chapman connaissait les procédures de réponse dans le cas des situations d'urgence impliquant des civils. En règle générale, plus la décision mettait de temps à venir, plus le problème remontait haut dans la hiérarchie du commandement. Celle-ci avait dû aller jusqu'au sommet. Jusqu'aux personnes autorisées à prendre des décisions de vie ou de mort. Intuition ou simple sentiment de fatalité, Chapman Adkinson partit d'un rire exubérant. L'homme se tourna pour lui adresser un étrange regard. - Quoi ? - Tu verras, mon vieux, et bien assez tôt. Dis-moi, c'est toi le péril bio ? - Si je suis... Le laser à rayons X toucha l'avion alors qu'il était encore à quatre-vingts kilomètres d'Atherstone. Les armes des plates-formes DS en orbite basse autour d'Ombey pouvaient atteindre des guêpes de combat qui se trouvaient encore à deux mille cinq cents kilomètres de distance. L'avion n'était qu'à trois cents kilomètres en dessous de la plate-forme qu'activait Deborah Unwin. Les atomes d'oxygène et d'azote de la couche inférieure de l'atmosphère se désintégraient en leurs composants subatomiques à mesure que le rayon X traversait les airs, formant un éclair pourpre étincelant de quatre-vingts kilomètres de long. À son extrémité, l'avion explosa dans un nuage de gaz ionisés qui enfla comme un cyclone de néon en miniature. Des débris de matière enflammée, hautement radioactive, plurent sur la forêt vierge en dessous. 2. Il était vraiment né aux États-Unis d'Amérique, bien que rares soient ceux qui aient accepté de l'admettre, à l'époque ou par la suite. Ses parents étaient originaires de Naples, et les Italiens du Sud faisaient l'objet d'un mépris universel de la part des autres communautés d'immigrés, même les plus pauvres, sans parler des prétendus intellectuels du temps, qui faisaient ouvertement état de leur haine pour les races inférieures. En conséquence, seuls quelques biographes et historiens reconnaissaient la simple vérité. Il était, par-dessus tout, un authentique monstre américain. Né à Brooklyn par une froide journée d'hiver, le 17 janvier 1899, il était le quatrième fils de Gabriele et de Teresina. En ce temps-là, le quartier abritait une masse grouillante de familles d'immigrés semblables à la sienne, qui tentaient de se faire une place au soleil dans cette nouvelle terre promise. Le travail était dur, les salaires misérables, la tristement célèbre machine politique à l'apogée de sa puissance, et les gangs et le racket en pleine floraison. Mais, en dépit de toutes ces difficultés, son père réussit à gagner sa vie et celle de sa famille. Il exerçait le métier de coiffeur, et c'était un homme honnête et indépendant, un véritable oiseau rare pour l'époque et pour le lieu. Le fils de Gabriele ne suivit jamais le droit chemin ; les dés étaient trop pipés en sa défaveur. L'environnement de Brooklyn semblait conçu pour conduire sur la mauvaise pente sa jeune population masculine. Après avoir été expulsé de l'école pour s'être battu avec son professeur (de sexe féminin), il devint coursier pour le compte du chef local de l'Association. Il était au plus bas de l'échelle hiérarchique. Mais il apprit à connaître beaucoup de choses : les vices des hommes et le prix qu'ils étaient prêts à payer pour les assouvir, l'argent qu'il était susceptible de ramasser, la loyauté qu'il devait aux siens, et en particulier le respect dont jouissait le chef de l'Association. Le respect était la clé ouvrant toutes les portes du monde, et ni lui ni son père n'y avaient jamais eu droit. Un homme respecté avait tout ce qu'il voulait, c'était un prince parmi les hommes. Ce fut durant son apprentissage criminel que furent semés les germes de sa propre destruction, et, ironie de l'histoire, le semeur n'était autre que lui-même. Il contracta la syphilis dans l'un des nombreux bordels sordides que fréquentaient les garçons de son âge et de son milieu. Comme la majorité des malades, il survécut au premier stade de cette infection, les chancres de ses organes génitaux disparaissant au bout de quinze jours. Le deuxième stade ne le troubla pas non plus outre mesure ; il fut brièvement affecté par ce qu'il jugea être une mauvaise grippe. S'il avait consulté un médecin, celui-ci lui aurait appris que le troisième stade est mortel dans un cinquième des cas, que le mal ronge insidieusement les lobes frontaux. Mais, une fois passé le deuxième stade, la sinistre maladie devient provisoirement inactive, parfois durant des dizaines d'années, plongeant le malade dans une trompeuse sensation de sécurité. Et l'humiliation qu'il avait subie l'empêcha de se confier à quiconque. Paradoxalement, ce fut cette maladie qui contribua à son inexorable ascension au cours des quinze années suivantes. La syphilis, de par son action sur le système nerveux, accentue les traits de caractère de ses victimes ; et son caractère avait été forgé dans le Brooklyn du début du siècle. Les principaux traits en étaient le mépris, l'hostilité, une colère entraînant invariablement la violence, l'avarice, la duplicité et la ruse. Un mélange idéal pour garantir sa survie dans un tel milieu, mais qui faisait de lui un paria dans un environnement plus civilisé. Un barbare dans la ville. En 1920, il partit pour Chicago. Quelques mois plus tard, il travaillait activement dans l'un des principaux syndicats de cette ville. Jusque-là, les syndicats s'occupaient de racket, de prostitution et de jeux clandestins, activités qui leur rapportaient pas mal de liquide. Et peut-être auraient-ils continué d'exercer leur capacité de nuisance à ce niveau relativement insignifiant. Mais ce fut cette année-là que les lois sur la Prohibition s'appliquèrent à l'ensemble du pays. Bars et brasseries clandestins se mirent à croître et à se multiplier. Les coffres des syndicats débordaient d'argent sale facilement gagné, des millions et des millions de dollars. Ils se retrouvèrent investis d'une puissance dont ils n'auraient jamais osé rêver. Ils achetaient les policiers, corrompaient les maires et les conseils municipaux, intimidaient les journalistes qui se prenaient pour des croisés, se moquaient ouvertement de la loi. Mais l'argent amenait avec lui de nouveaux problèmes. Le marché était vaste, extrêmement profitable. Tout le monde voulait sa part du gâteau. Et c'est à ce moment-là qu'il connut son heure de gloire. Des quartiers entiers de Chicago se transformèrent en champs de bataille, truands, syndicats et gangsters se disputant leurs territoires avec autant de férocité que des lions. À mesure que sa raison était peu à peu rongée par la syphilis, il émergea des rangs de ses contemporains, devenant le chef de gang le plus impitoyable, le plus prospère et le plus redouté de tous. Ses caprices se transformèrent en excentricités somptuaires ; il ouvrit des soupes populaires pour les pauvres ; pour ses collègues assassinés, il organisa des processions funèbres qui paralysaient la ville entière ; avide de publicité, il donna des conférences de presse pour vanter sa magnanimité et ses ouvres philanthropiques ; il finança des musiciens de jazz fauchés. Sa flamboyance devint aussi légendaire que sa brutalité. Lorsqu'elle atteignit son apogée, sa tyrannie fut considérée comme suffisamment menaçante pour être évoquée à la Maison-Blanche. Les autorités ne semblaient avoir aucune prise sur lui. Arrestations, enquêtes, inculpations... l'argent lui permettait d'échapper à tout, sa réputation (et ses associés) réduisant au silence les témoins gênants. Le gouvernement fit alors ce que fait tout gouvernement confronté à un adversaire contre lequel la loi est impuissante. Il contourna celle-ci. Par la suite, on devait décrire son procès pour fraude fiscale comme un lynchage légal. Le Trésor édicta de nouvelles règles et prouva qu'il les avait violées. Et c'est ainsi qu'un homme responsable de plusieurs centaines de meurtres, directement ou indirectement, fut condamné à onze ans de prison pour avoir omis de déclarer des revenus estimés à 215 080 dollars. Son règne atroce avait pris fin, mais il survécut seize ans à sa chute. Durant ses dernières années d'existence, la syphilis ayant accompli son ouvre, il perdit tout contact avec la réalité, devint la proie d'hallucinations visuelles et auditives. Son esprit errait désormais dans un royaume purement imaginaire. Son corps cessa de fonctionner de façon relativement paisible, le 25 janvier 1947, dans une grande maison en Floride, entouré de sa famille au grand complet. Mais, lorsqu'on est déjà complètement dénient, on ne fait guère de différence entre son univers illusoire et les tourments de l'au-delà où réside désormais son âme. Plus de six cents ans s'écoulèrent. L'entité qui émergea de l'au-delà pour se retrouver dans le corps meurtri et sanguinolent de Brad Lovegrove, quatrième directeur adjoint (section Entretien sanitaire urbain) de la Tarosa Metamech Corporation de Nouvelle-Californie, ne se rendit même pas compte qu'il avait regagné la réalité. Du moins pas tout de suite. Le premier possédé à atteindre la Nouvelle-Californie, à bord d'un cargo en provenance de Norfolk, était l'un des vingt-deux insurgés dont Edmund Rigby avait supervisé la possession à Boston. Il s'appelait Emmet Mordden, et il entama la conquête de la planète dès son débarquement, s'emparant des passants dans les rues et sur les autorues, leur infligeant d'atroces souffrances afin d'affaiblir leur esprit et d'ouvrir celui-ci aux âmes qui attendaient dans l'au-delà. Durant les journées suivantes, un petit groupe de possédés parcourut discrètement les boulevards de San Angeles, grandissant peu à peu en nombre et en puissance. À l'instar de tous leurs semblables qui commençaient à infester la Confédération, ils n'avaient aucune stratégie bien définie, leur seul but conscient étant de faire revenir de nouvelles âmes de l'au-delà. Mais ce nouveau venu n'était d'aucune utilité à leur cause. Les décombres de son esprit ne réagissaient à aucun stimulus externe. Il lançait à son frère Frank des avertissements hystériques, il sanglotait, il prononçait d'interminables discours à propos d'une usine de chaussures qui allait apporter du travail à tous, il crachait sans prévenir des postillons d'énergie, il ne cessait de glousser, il lançait autour de lui les excréments qui souillaient son pantalon. Chaque fois qu'on lui apportait à manger, il transformait son repas en une assiette de pâtes effroyablement épicées qui dégageaient une puanteur atroce. Au bout de deux jours, la cabale de possédés se contenta de l'abandonner dans le magasin désaffecté qui lui avait servi de base. S'ils avaient pris soin de l'examiner avant leur départ, ils auraient remarqué que son comportement était un rien plus sage, ses propos un rien plus cohérents. Les habitudes psychotiques qui s'étaient formées au début des années 1940, pour se donner libre cours en lui six siècles durant, opéraient de nouveau dans une structure neurale saine. Aucune trace de déséquilibres chimiques, de spirochètes ni même de toxicologie alcoolique, car Lovegrove ne buvait pas. Il recouvra peu à peu la raison, à mesure que ses processus mentaux adoptaient des cycles plus naturels. Il sentit son esprit et ses souvenirs gagner en cohérence, comme s'il émergeait du plus échevelé des trips à la cocaïne (un vice qu'il avait cultivé durant les années 20). Il resta des heures étendu sur le sol, tremblant de tous ses membres, tandis que les événements se bousculaient dans sa conscience en expansion. Des événements répugnants dont il était néanmoins le responsable. Il n'entendit ni le grincement de la porte de service, ni le grognement surpris de l'agent immobilier, ni les bruits de pas qui se dirigeaient vers lui. Une main se referma sur son épaule et la secoua sans ménagements. - Hé, mec, comment t'es entré ici ? Il tiqua et, levant les yeux, découvrit un homme coiffé d'un casque des plus étranges, comme si les ailes d'un scarabée vert s'étaient refermées sur son crâne. De grands yeux dorés le fixaient. Il poussa un hurlement et roula sur lui-même. Aussi surpris que lui, l'agent immobilier recula d'un pas et saisit dans la poche de sa veste un brouilleur neural d'un modèle prohibé. La technologie avait eu six cents ans pour se développer, mais il était encore capable de reconnaître une arme de poing. Plus éloquente encore, il y avait cette expression de supériorité et de soulagement mêlés qui se peignait sur le visage de l'autre ; l'expression qu'arboré un homme terrifié quand une arme à feu renverse la situation en sa faveur. Il dégaina son propre flingue. Sauf qu'il n'avait pas exactement dégainé. À un instant donné, il exprima le souhait d'avoir une arme, et, l'instant d'après, il tenait entre ses mains une mitraillette Thompson. Il tira. Et le rugissement jadis familier de la Tommy-Gun lui martela une nouvelle fois les tympans. Comme il encaissait le recul, il vit une flamme d'une étrange blancheur jaillir du canon pointé sur l'agent immobilier. Bientôt, il ne resta plus de celui-ci qu'un corps déchiqueté, tressautant, qui déversait des litres de sang sur le sol de carbobéton nu. Il était criblé de petits cratères fumants, comme si la mitraillette avait tiré des balles incendiaires. Horrifié, il fixa le cadavre de ses yeux exorbités, puis vomit sans pouvoir s'en empêcher. Un violent tourbillon lui agitait l'esprit, comme si l'éternel cauchemar menaçait à nouveau de le prendre dans ses rets. - Seigneur, non, gémit-il. Plus jamais ça. Je Vous en supplie. La mitraillette Thompson avait disparu aussi mystérieusement qu'elle était apparue. Ignorant la nausée qui lui secouait les membres, il se dirigea en chancelant vers la porte et sortit à l'air libre. Des images démentes déferlèrent sur lui. Il releva lentement la tête pour considérer le panorama fantastique, digne des pulps, qui l'entourait. Les quelques nuages bas venus de l'océan étaient tranchés par les lames des gratte-ciel de chrome et d'acier qui peuplaient le centre de San Angeles. La moindre surface émettait une étincelante lumière prismatique. Puis il vit juste au-dessus de sa tête le croissant nu d'une petite lune rou-geâtre. Les astronefs laissaient dans le ciel bleu cobalt des traînes entrecroisées qui évoquaient un essaim de lucioles. Il en resta bouche bée, totalement déboussolé. - Mais où est-ce que je suis tombé, nom de Dieu ? demanda Alphonse Capone. La rotation d'Ombey avait amené le continent de Xingu au centre de la face obscure lorsque l'aéro de la Flotte royale à bord duquel se trouvait Ralph Hiltch survola les faubourgs de Pasto. Située sur la côte occidentale, cette ville s'était développée au cours du siècle précédent à partir du port de Falling Jumbo. La plaine avoisinant celui-ci était idéale pour l'urbanisation, ne présentant que des obstacles dérisoires à l'ambition des planificateurs. La plupart des zones urbaines étaient agencées suivant des motifs géométriques, les quartiers résidentiels alternant avec de vastes parcs et des complexes commerciaux extrêmement élaborés. Les quelques collines, revendiquées par les classes supérieures, étaient ornées de châteaux et de manoirs. Ralph contempla ceux-ci en accédant aux capteurs de l'aéro, découvrant de riches demeures fièrement dressées sur des lacs de lumière, au centre de vastes domaines d'un noir d'encre. Les routes étroites, brillamment éclairées, qui faisaient le tour des collines étaient les seules courbes dans l'étincelant maillage orange qui s'étendait au-dessous de lui. Pasto semblait si prospère, si fonctionnelle, tel un symbole des prouesses économiques du royaume, une médaille épinglée à la planète. Et, quelque part en bas, au sein de cette brillante image d'architecture enrégimentée et de dynamisme humain, rôdaient des êtres capables de renverser tout l'édifice. Probablement en deux ou trois jours, certainement en moins d'une semaine. Cathal Fitzgerald inclina l'aéro vers le gigantesque bâtiment cubique abritant le quartier général de la police de Xingu. Ils se posèrent sur le toit, au bout d'une rangée de petits avions hypersoniques en forme de pointe de flèche. Deux personnes attendaient Ralph en bas de l'échelle. Landon McCullock, le commissaire, était un septuagénaire dans une forme éblouissante, mesurant presque deux mètres, aux cheveux roux coupés en brosse drue, vêtu d'un uniforme bleu nuit avec plusieurs galons d'argent sur le bras droit. Près de lui se tenait Diana Tiernan, directrice du département Technologie de la police, une femme âgée et d'aspect fragile qui, par contraste avec son supérieur, ressemblait à une naine érudite. - Je vous remercie d'être venu, dit Landon en serrant la main de Ralph. Ça n'a pas dû être facile pour vous d'accepter d'affronter à nouveau cette menace. Le briefïng que m'a télétransmis l'amiral Farquar m'a salement secoué. Mes troupes ne sont pas exactement entraînées pour régler ce genre d'incident. - Qui le serait ? répliqua Ralph, de façon un peu trop mordante. Mais nous nous en sommes sortis sur Lalonde ; et, ici, nous avons l'intention de faire un peu mieux. - Ravi de l'entendre, grommela Landon. Il salua d'un signe de tête les trois autres agents de l'ASE qui descendaient de l'aéro ; Will et Dean portaient de lourds sacs contenant leur équipement de combat. Un souvenir revint à l'esprit du commissaire, qui considéra les deux hommes de la division G66 avec un sourire admiratif. - Ça fait un moment que je n'ai pas participé à une opération de ce type, murmura-t-il. - Des nouvelles de l'avion qui a été abattu ? demanda Ralph alors qu'ils se dirigeaient vers l'ascenseur qui les attendait. - Aucun survivant, si c'est ce que vous voulez dire, répliqua Diana Tiernan. (Elle adressa à Ralph un regard curieux.) C'est bien ce que vous vouliez savoir ? - Ce sont des durs à cuire, rétorqua sèchement Will. Elle haussa les épaules. - J'ai accédé à un enregistrement de la télétransmission d'Adkinson. Ce pouvoir de manipulation énergétique dont Savion Kerwin a fait la démonstration semble tout à fait extraordinaire. - Il ne vous a pas montré un dixième de ce dont il était capable, dit Ralph. Les portes de la cabine se refermèrent, et ils descendirent au centre de commandement. Celui-ci avait été conçu pour traiter tous les cas d'urgence imaginables, depuis le crash d'un avion en milieu urbain jusqu'à la guerre civile. Il s'agissait d'une pièce sans fenêtres occupant la moitié de l'étage, se composant de vingt-quatre unités de coordination distinctes disposées suivant trois rangées, formant des cercles de consoles avec quinze opérateurs par unité. Les policiers disposaient d'un accès total à l'ensemble du réseau continental et, par conséquent, d'une couverture capteur et d'une capacité de communication sans équivalent. Lorsque Ralph entra dans le centre, pas un siège n'était vacant et l'espace semblait envahi par les projections laser émises par des centaines de colonnes AV individuelles. Il vit Léonard De Ville assis à l'Unité 1, un anneau de consoles surélevé au centre de la pièce. La poignée de main dont le gratifia le ministre de l'Intérieur était nettement moins franche que celle de McCullock. On présenta à Ralph les autres personnes rassemblées dans l'Unité 1 : Warren Aspinal, le Premier ministre du Parlement continental de Xingu ; Vicky Keogh, l'adjointe de McCullock ; et Bernard Gibson, le chef du groupe Armes & Tactiques de la police. L'une des colonnes AV projetait l'image de l'amiral Farquar. - Le trafic aérien a été interrompu il y a vingt minutes, dit Landon McCullock. Même les vols de nos patrouilleurs sont réduits au strict minimum. - Et les équipages qui sont encore dans les airs ont reçu l'ordre de nous transmettre des fichiers de leurs naneuroniques, ajouta Diana. De cette façon, nous serons raisonnablement certains qu'aucun policier n'a été infecté par Tremarco ou par Gallagher. - Il y avait pas mal de circulation dans les rues de la ville quand je l'ai survolée, dit Ralph. Je souhaiterais que le trafic au sol soit lui aussi interrompu. Nous devons restreindre les mouvements de population, c'est impératif. - Il n'est que dix heures du soir à Pasto, dit Léonard DeVille. Certaines personnes ne sont pas encore rentrées chez elles, d'autres vont passer la soirée dehors et souhaiteront rentrer plus tard. Si vous interrompez la circulation en ville maintenant, vous allez déclencher une confusion d'une ampleur telle que la police mettra des heures à la résorber. Et la police doit rester à notre disposition pour s'occuper des deux de l'ambassade une fois que nous les aurons détectés. Nous avons pensé qu'il serait plus raisonnable de laisser les gens regagner leur domicile à leur heure habituelle, puis d'instaurer le couvre-feu. De cette façon, la majorité des habitants se trouveront chez eux quand le jour se lèvera. Et, si Tremarco et Gallagher ont commencé à les infecter, il sera plus facile de localiser toute tentative de sortie, et donc d'isoler toute personne contaminée. Attendre le bon moment pour frapper plus efficacement, pourquoi pas ? songea Ralph, un peu penaud. Je suis censé agir comme conseiller, pas aboyer des ordres comme un crétin. Bon sang, Kerwin et l'avion m'ont mis sur les nerfs. - À quelle heure comptez-vous décréter le couvre-feu ? demanda-t-il en s'efforçant de dissimuler à quel point il se sentait ridicule. - À une heure du matin, répondit le Premier ministre. Seuls les fêtards invétérés n'auront pas encore regagné leur bercail. Nous ne sommes pas samedi soir, Dieu merci. Ça nous aurait vraiment posé des problèmes. - D'accord, cette solution me convient dit Ralph. (Il feignit de ne pas voir le sourire triomphal de De Ville.) Quelle est la situation dans les villes et les villages voisins ? Et, plus important encore, sur les autoroutes ? - Le couvre-feu sera instauré à une heure du matin dans toutes les zones urbaines de Xingu, dit McCullock. Comme le continent couvre trois fuseaux horaires, ça commencera par l'est. Quant aux autoroutes, nous sommes déjà en train d'y interrompre la circulation ; les métropoles et les villes vont bientôt être isolées les unes des autres. Le gel des autoroutes est facile à effectuer, tous les véhicules qui y circulent étant contrôlés par les ordinateurs de régulation routière du ministère des Transports. Ce sont les petites routes qui nous donnent du souci ; elles dépendent toutes de processeurs de contrôle autonomes. Et je ne parle pas des véhicules agricoles dans les campagnes, la moitié de ces saloperies fonctionnent en contrôle manuel. - Nous estimons qu'il nous faudra encore trois heures pour arrêter complètement le trafic au sol, dit Diana. Pour l'instant, nous établissons une interface entre le Centre de défense stratégique et le Service du contrôle routier. De cette façon, dès que les satellites capteurs en orbite basse repéreront un véhicule se déplaçant sur une route secondaire, ils procéderont à un balayage à fin d'identification et dresseront un catalogue. Le Contrôle routier enverra alors un ordre d'arrêt au processeur. Pour les véhicules à opération manuelle, nous devrons dépêcher une voiture de patrouille. (Elle eut un geste fataliste.) Ça, c'est la théorie. Si nous entamons une opération de détection et d'identification à l'échelle du continent, cela va mobiliser une bonne partie de nos ressources, et nous ne pouvons pas nous le permettre en ce moment. À moins d'être prudents, nous risquons d'atteindre la limite de nos capacités. - Je croyais qu'une telle chose était impossible à notre époque, intervint Warren Aspinal d'un ton badin. La voix de Diana se fît plus sévère. - Dans des circonstances normales, oui. Mais l'opération que nous allons monter est sans précédent. (Elle parcourut le groupe du regard en haussant les épaules.) Mon équipe dispose de trois IA au sous-sol et de deux autres à l'université, qui tentent en ce moment même d'accéder simultanément à tous les processeurs de la ville afin de les analyser. Nous avons affiné l'idée de l'amiral Farquar, qui nous a suggéré de traquer le virus énergétique en repérant la distorsion électronique qu'il engendre. Vu la démonstration qui a eu lieu dans l'avion d'Adkinson, nous avons une vague idée de la nature du phénomène. Il nous suffit pour parvenir à nos fins d'exécuter la plus grande recherche de corrélation jamais conçue. Nous identifions les processeurs qui ont subi des avaries au cours des huit dernières heures, puis nous déterminons l'heure et le lieu de ces avaries. Si plusieurs processeurs indépendants les uns des autres ont été affectés en même temps dans la même zone, alors il y a de grandes chances pour qu'un porteur de virus soit responsable. - Tous les processeurs ? demanda Vicky Keogh. - Jusqu'au dernier. (L'espace d'un instant, un sourire d'adolescente éclaira le visage ridé de Diana.) Des processeurs du réseau public aux minuteurs de l'éclairage urbain en passant par les publicités AV, les portes automatiques, les distributeurs de boissons, les mécanoïdes, les blocs de communication personnels, les consoles domotiques... Tout le bazar. - Est-ce que ça va marcher ? questionna Ralph. - Je ne vois pas pourquoi ça ne marcherait pas. Nous aurons peut-être un problème de capacité, comme je vous l'ai dit, et les IA ne pourront peut-être pas rédiger le programme de corrélation dans le délai dont nous disposons. Mais, quand ce programme sera en ligne, nous aurons l'équivalent électronique d'empreintes de pas dans la neige. - Et ensuite ? demanda doucement Warren Aspinal. C'est pour cela qu'on vous a envoyé ici, Ralph. Que ferons-nous de ces gens si nous les capturons ? Le fait que nous utilisions le système de défense stratégique pour localiser les personnes contaminées donne à ce problème une dimension politique. L'élimination de l'avion d'Adkinson était nécessaire, je ne le conteste pas. Et la population sera d'accord avec nous pour utiliser la force afin d'oblitérer cette menace. Mais, au bout du compte, nous devrons trouver une méthode nous permettant d'éradiquer le virus énergétique sans nuire à ses victimes. La princesse elle-même ne peut autoriser indéfiniment de telles destructions, pas quand ce sont les sujets du royaume qui en font les frais. - Nous y travaillons, dit l'amiral Farquar. Gerald Skibbow subit en ce moment même un débriefing psychologique. Si nous pouvons déterminer de quelle façon il a été infecté, puis purgé de son infection, nous devrions parvenir à une solution, à une sorte de contre-mesure. - Combien de temps vous faudra-t-il pour cela ? s'enquit Léonard DeVille. - Données insuffisantes, répondit l'amiral. Skibbow est très faible. Il va falloir le ménager. - Et cependant, si nos préparatifs doivent avoir un sens, intervint Landon McCullock, nous devons capturer les deux de l'ambassade ce soir même, demain matin au plus tard. Ainsi que toutes les personnes avec qui ils ont pu entrer en contact. Cette crise risque de prendre une dimension telle qu'elle deviendra incontrôlable. Nous devons élaborer une méthode pour les affronter. Pour l'instant, d'après ce que nous savons d'eux, seule une puissance de feu démesurée est susceptible de les contrer. - J'ai deux cadeaux pour vous, déclara Ralph. (Il se tourna vers Bernard Gibson et lui adressa un sourire contrit.) Vos commandos vont se retrouver en première ligne, surtout au début. Le chef du GAT se fendit d'un large sourire. - C'est pour ça qu'on nous paie. - Bien, voici ce que je peux vous dire. Primo, entrer en contact avec un porteur du virus énergétique n'entraîne pas forcément la contamination. Will et Dean en sont les preuves vivantes. Ils ont capturé Skibbow, ils l'ont maîtrisé, ils l'ont serré de près pendant plusieurs heures, et ils sont en pleine forme. En outre, je suis resté une semaine à bord de YEkwan, à proximité des trois de l'ambassade, et je n'ai pas été infecté. " Secundo, il est possible de les soumettre en dépit de leur puissance. Mais vous devez être prêts à utiliser contre eux une violence extrême, et ils doivent en prendre conscience. Au moindre signe de faiblesse, à la moindre hésitation de votre part, ils déchaîneront toute leur énergie sur vous. Par conséquent, quand nous aurons déniché le premier, ce sont mes hommes et moi qui mènerons l'assaut. D'accord ? - Jusqu'ici, pas d'objection, dit Bernard Gibson. - Bien. Mon idée est de diffuser l'expérience du combat en m'inspirant de la diffusion de leur virus. Ceux qui m'auront accompagné lors du premier assaut se seront familiarisés avec la tactique à employer. Ensuite, vous les mettrez à la tête de leurs propres commandos pour la deuxième vague de captures, et ainsi de suite. De cette façon, votre groupe aura reçu une formation adéquate de la façon la plus rapide possible. - Parfait. Et que ferons-nous d'eux une fois que nous les aurons capturés ? - Fourrez-les dans des nacelles tau-zéro. - Vous pensez que c'est ce qui a éliminé le virus de Skibbow ? questionna sèchement l'amiral Farquar. - Il y a de grandes chances, monsieur. Il s'est violemment débattu au moment d'entrer dans la nacelle de YEkwan. Jusque-là, il était parfaitement docile. Quand il a compris qu'on allait le mettre dans la nacelle, il est devenu quasiment hystérique. Complètement terrorisé. Et, quand il est sorti de la nacelle après notre arrivée, le virus avait disparu, cela ne fait aucun doute. - Excellent. (Warren Aspinal adressa un sourire à Ralph.) Cette solution est préférable à celle consistant à faire passer les victimes devant un peloton d'exécution. - Combien de nacelles tau-zéro avons-nous à notre disposition ? demanda Landon à Diana. La directrice du département Technologie battit des cils pendant que ses naneuroniques recherchaient les fichiers appropriés. - Il y en a trois dans le bâtiment. Sans doute dix ou quinze autres en ville. En temps ordinaire, seule l'industrie spatiale en a l'utilité. - Il y a cinq mille nacelles vides à bord de YEkwan, fit remarquer Ralph. Si le programme de corrélation de vos IA est opérationnel, cela devrait nous suffire. Pour parler franchement, s'il nous en faut davantage, ça veut dire que nous aurons perdu la bataille. - Je vais ordonner au personnel d'entretien de les déconnecter sans tarder, dit l'amiral Farquar. Nous vous les enverrons dans des aéros en pilotage automatique. - Il ne nous restera alors qu'à y faire entrer de force les personnes infectées, répliqua Ralph. (Son regard croisa celui de Bernard.) Ce qui sera encore plus éprouvant que de les capturer. - Localisation probable, annonça Diana sans prévenir comme elle recevait une télétransmission de l'une des IA. Tout le monde dans l'Unité 1 se tourna vers elle. - Un taxi qui a quitté le spatioport vingt minutes après l'arrivée du spatiojet des trois de l'ambassade. Le processeur du véhicule a souffert d'étranges dysfonctionnements cinq minutes plus tard. Le contact a été perdu au bout de deux minutes. Mais il ne s'agissait pas d'une panne générale, le contrôle de la circulation n'en ayant enregistré aucune dans ce secteur pendant l'après-midi. Le processeur a tout simplement échappé au contrôle du trafic routier. L'entrepôt abritant Mahalia Véhicules Industriels était hermétiquement scellé, tout comme les vingt bâtiments identiques qui formaient avec lui une enfilade le long du périmètre sud du parc industriel, et dont il était séparé par une allée de béton fissuré et une rangée d'arbres étiques censés égayer le lieu. C'était une masse constituée de panneaux en matériau composite, sans la moindre fenêtre, longue de soixante-dix mètres, large de vingt-cinq et haute de quinze. Vu de l'extérieur, l'entrepôt semblait inerte ; inoffensif quoique mal entretenu. Des touffes d'herbe indigène poussaient dans les gouttières. Contre un mur étaient empilées des carcasses de véhicules agricoles, dont suintait une rouille qui maculait le sol de béton. Ralph focalisa les capteurs de son casque sur la large porte roulante, au centre du mur du fond distant de cinquante mètres. Son commando avait mis quatre minutes à venir ici, transporté en avion hypersonique depuis le QG de la police, après que Diana et ses IA eurent remonté la piste que traçaient en ville les processeurs affectés par un dysfonctionnement. Trois autres commandos du GAT avaient été envoyés dans le parc industriel, sous les ordres de Bernard Gibson. Huit avions en tout avaient atterri autour de l'entrepôt, l'encerclant à cinq cents mètres de distance. La porte ne laissait pas passer le moindre rai de lumière. Aucun signe de vie. Pas grand-chose à tirer non plus du côté des infrarouges. Il scanna une nouvelle fois la façade du bâtiment. - La climatisation est branchée, remarqua Ralph. Je perçois les émissions thermiques du moteur et du système de ventilation. Il y a quelqu'un là-dedans. - Voulez-vous que nous infiltrions un capteur nanonique ? demanda Nelson Akroid. C'était le leader du commando GAT, un homme trapu proche de la quarantaine, qui arrivait à peine à l'épaule de Ralph. Pas tout à fait le genre d'image qu'on associait à un spécialiste des interventions musclées, mais Ralph était habitué aux gars du G66, nettement plus costauds. Cependant, Nelson Akroid avait l'allure de quelqu'un qui maîtrisait le combat à mains nues ; cela se sentait à la compétence retenue qui émanait de lui. - C'est un grand bâtiment, propice à toutes sortes d'embuscades, reprit Nelson Akroid. Nous augmenterions nos chances en les localisant avec précision. Et mes techniciens sont très forts. L'ennemi ne saurait jamais qu'il a été infiltré. Il avait l'air impatient d'en découdre, ce qui risquait d'être un handicap dans ce genre de situation. Ralph ne pensait pas que ses hommes et lui aient subi l'épreuve du feu sur Ombey. Comme tous les combattants spécialisés, ils devaient surtout passer leur temps en d'interminables séries d'exercices. - Pas de nanoniques, déclara-t-il. De toute façon, elles ne seraient pas fiables dans ce contexte. Je veux que l'unité de pénétration se déploie en utilisant les procédures standard de recherche et de capture. Toute information fournie par un capteur est suspecte, et je veux que vos hommes soient en état d'alerte maximale. - À vos ordres. - Diana ? télétransmit-il. Que disent vos IA ? - Pas de changement. Elles ne détectent aucune panne dans les processeurs de l'entrepôt auxquels elles ont accès. Mais il n'y a qu'un minimum d'activité électronique dans cette zone, tous les systèmes administratifs sont désactivés, de sorte que ça ne nous dit pas grand-chose. - Quelle est la capacité maximale du taxi ? - Six personnes. Et, d'après le ministère de l'Industrie, Mahalia emploie quinze personnes. Ils assurent la distribution et l'entretien de pièces de machinerie agricole sur l'ensemble du continent. - Bien, nous allons donc adopter l'hypothèse du pire. Vingt-deux adversaires au minimum. Merci, Diana. - Ralph, les A découvert deux autres possibilités de dysfonctionnement dans le réseau de circulation de la ville. Le sensorielles le frappa de plein fouet. Des éclairs stroboscopiques qui lui illuminaient l'intérieur du crâne. Un bruit qui menaçait de lui briser toutes les articulations. Un nuage de gaz d'échappement qui lui brûlait la gorge, la langue, les yeux. Il vomit. Il vida sa vessie et ses entrailles, sous l'action combinée d'une terreur pure et d'une paralysie des terminaisons nerveuses. Trois minutes plus tard, lorsqu'il reprit conscience, en proie à de violentes douleurs, il gisait sur le dos, agité de convulsions, les vêtements souillés de liquides épais et écourants en train de refroidir et de se solidifier. Cinq colossales silhouettes en armure noire se dressaient autour de lui, braquant sur son ventre des armes terrifiantes. Mixi tenta de joindre les mains pour prier. Au fond de son cour, il avait toujours su que ce jour viendrait : Sa Majesté Alastair II avait déchaîné toutes les forces de police du royaume pour arrêter Mixi Penrice, voleur de voitures et trafiquant de pièces détachées. - Pitié, bafouilla-t-il. (Il n'entendait même pas sa propre voix ; un flot de sang coulait de ses oreilles.) Pitié, je rendrai l'argent, tout l'argent. Je le jure. Je dénoncerai tous mes receleurs. Je dénoncerai le type qui a rédigé le programme qui neutralise les processeurs du contrôle routier. Je vous dirai tout. Mais ne me tuez pas, je vous en supplie. Il éclata en pitoyables sanglots. Lentement, Ralph Hiltch releva la visière moulée de son casque. - Oh, merde \ s'exclama-t-il. L'intérieur de la chapelle familiale de Cricklade était sobre et confortable, exempt de la surcharge décorative caractérisant le reste du manoir. C'était un lieu dont l'histoire respirait le bonheur, et l'on s'en rendait compte dès qu'on y entrait pour la première fois ; il suffisait de fermer les yeux pour voir les innombrables baptêmes, les grandioses cérémonies de mariage des héritiers, les messes de Noël, les soirées de chant choral. Cette chapelle faisait partie intégrante des Kavanagh, tout comme le domaine qui s'étendait au-dehors. À présent, toutefois, sa douce sainteté avait été profanée avec méthode. Les icônes étaient souillées, les splendides vitraux brisés, les statues du Christ et de la Vierge fracassées. On avait mis à l'envers tous les crucifix ; on avait tracé sur les murs des pentagrammes rouges et noirs. Quinn Dexter, agenouillé devant l'autel, se sentait apaisé par ce sacrilège. Un brasero de fer avait été placé sur la lourde plaque de pierre. Les flammes y dévoraient avec avidité des bibles et des missels. Maintenant que les appétits de son corps avaient été comblés par Lawrence, par un repas de gourmet et par les grands crus de Larmes de Norfolk trouvés dans la cave, il était investi d'un calme miraculeux. Derrière lui, les novices se tenaient au garde-à-vous, dans l'attente de leur initiation à la secte. Si nécessaire, ils resteraient ainsi figés pour l'éternité. La terreur qu'il leur inspirait était toute-puissante. Luca Comar se dressait devant eux, tel le plus sévère des sergents instructeurs. La douce lueur des flammes éclairait son armure de dragon, des filets de fumée orange sortaient des fentes de sa visière. Il arborait ce déguisement en permanence, ou presque, depuis qu'il avait possédé le corps de Grant Kavanagh. Compensation d'une profonde fracture psychologique, songea Quinn. D'un autre côté, tous ceux qui revenaient de l'au-delà étaient plus ou moins cinglés. Quinn laissa monter le mépris en lui, sentit cette émotion à l'état brut bouillonner dans son cerveau. L'ourlet de sa robe eut un léger frémissement. Ici, sur Norfolk, une mascarade dans ce genre assurerait son triomphe, mais pas sur toutes les planètes de la Confédération, loin de là. La plupart d'entre elles allaient résister aux incursions des possédés, et c'étaient celles qui comptaient. Celles où se déroulerait le véritable conflit, une guerre universelle opposant les deux frères célestes et dont l'enjeu serait la foi et la dévotion. Norfolk ne jouerait aucun rôle dans cette lutte, et ce monde ne lui procurerait rien, ni armes ni astronefs. Il leva les yeux au-dessus des flammes jaillissant du brasero. Un ciel vermillon était visible à travers le vitrail brisé. Moins d'une douzaine d'étoiles de première magnitude scintillaient au-dessus du plateau, l'éclat souillé de la naine rouge ayant occulté le reste de l'univers. Ces minuscules lueurs blanc-bleu semblaient si délicates, si pures. Quinn leur adressa un sourire. Sa vocation lui avait enfin été révélée. Il allait faire bénéficier de ses talents de guide les armées perdues que le Frère de Dieu avait semées dans la Confédération. Ce serait une croisade, une glorieuse marche des morts, qui allait refermer les ailes de la Nuit sur la moindre étincelle de vie et d'espoir, l'étouffant à tout jamais. Il lui fallait d'abord lever une armée et rassembler une flotte pour la transporter. Un frisson né de son désir le plus intime fit tressaillir son esprit. Le serpent parlait à son cour. Banneth ! Banneth se trouvait au centre vital de la Confédération, là où il y avait aussi la plus grande concentration d'armes et de ressources du cosmos. Les novices obéissants ne bougèrent pas d'un poeil lorsque Quinn se leva et se retourna pour leur faire face. Un rictus amusé se peignit sur son visage blanc comme neige. Il pointa son index sur Luca Comar. - Vous tous, attendez-moi ici, dit-il, et il descendit l'allée. Le tissu noir de sa robe se para d'un moirage de guède et de rouge sombre qui reflétait sa détermination nouvelle. Un claquement de doigts, et Lawrence Dillon trottina derrière lui. Ils traversèrent en hâte le manoir mis à sac, puis descendirent les marches de pierre du portique pour se diriger vers les quatre-quatre garés sur le gravier. Un nuage de fumée à l'horizon indiquait la position de Colsterworth. - Monte, dit Quinn. Il se retenait pour ne pas éclater de rire. Lawrence prit place sur le siège du passager tandis que Quinn faisait démarrer le moteur. Le véhicule dévala l'allée, projetant des gravillons sur le bord de la pelouse. - Je me demande combien de temps ils vont rester là-dedans sans bouger, dit Quinn d'un air songeur. - On ne reviendra pas ? - Non. Ce minable petit monde est une impasse, Lawrence. Il n'y a plus rien pour nous ici, aucun but, rien. Nous devons partir ; et il ne reste plus beaucoup d'astronefs des Forces spatiales en orbite. Nous devons embarquer dans l'un d'eux avant qu'ils aient tous fichu le camp. La Confédération ne va pas tarder à prendre conscience du danger. Les flottes seront rappelées pour aller protéger les mondes les plus importants. - Où irons-nous, alors, si nous trouvons une frégate ? - On rentre sur Terre. Nous avons des alliés là-bas. Il y a des sectes dans toutes les grandes arches. Nous allons dévorer la Confédération de l'intérieur, la corrompre en totalité. - Tu penses que les sectes nous aideront ? demanda Lawrence avec curiosité. - Elles finiront par le faire. Peut-être auront-elles besoin d'en être persuadées. Je sens que ça va me plaire. Les policiers du GAT avaient complètement encerclé le siège social de Moyce's of Pasto. La boutique de luxe était établie dans un quartier bien plus agréable que l'entrepôt Mahalia. L'immeuble qui l'abritait, d'une conception néo-napoléonienne plutôt prétentieuse, dominait l'un des plus grands parcs de Pasto. Moyce's cultivait une clientèle d'aristocrates et de gens fortunés, qui se fournissaient à son enseigne par pur snobisme. La boutique proprement dite n'occupait qu'un cinquième de la surface utile ; le plus gros des revenus de Moyce's provenait de la diffusion de ses produits sur l'ensemble du continent. À l'arrière du bâtiment, huit portes donnaient accès à autant de hangars de stockage et de chargement, de quoi alimenter la flotte de camions qui prenait la route chaque nuit. Les voies d'accès qu'ils empruntaient se réunissaient pour former une seule route, qui débouchait sur un tunnel conduisant à l'une des trois autoroutes souterraines ceinturant la ville. À minuit dix, les manutentionnaires étaient encore occupés à charger dans les camions les commandes de la journée. Rien n'était sorti du bâtiment durant les quatre minutes qui avaient été nécessaires au commando pour se déployer. Toutefois, un véhicule était garé devant la porte la plus éloignée, bouchant le passage : le taxi que les IA avaient suivi depuis le spatioport. Tous ses circuits électriques étaient désactivés. Quinze mécanoïdes d'assaut foncèrent vers les portes, leurs mouvements coordonnés par les sept techniciens du commando. Trois des portes devaient être abattues, les autres bloquées et gardées. Un des mécanoïdes se chargerait du taxi. Des fouets à explosifs électroniques jaillirent de six têtes. Les policiers fonçaient déjà derrière les machines. Tous les fouets n'atteignirent pas leurs cibles. Plusieurs explosions endommagèrent des piliers et des solives. Des fragments de béton gros comme des briques atterrirent sur les voies d'accès. Touchés, deux des mécanoïdes tombèrent à la renverse. Le hangar central s'effondra, emportant avec lui une bonne partie du premier étage. Une avalanche de caisses et de nacelles de stockage cylindriques dévala sur la voie d'accès, ensevelissant trois autres mécanoïdes. Ils lancèrent leurs projectiles sensoriels en visant au hasard ; des fusées et des bombes soniques jaillirent des débris au sein d'immenses geysers de cartels d'expédition blancs. Puis il y eut une avalanche de meubles de cuisine et de jardin, réduits à l'état de fragments. Les commandos du GAT se dispersèrent en quête d'un abri lorsque deux mécanoïdes se lancèrent dans une danse endiablée. Ils ouvrirent le feu, et leurs fusées sensorielles se plantèrent dans les murs ou s'envolèrent au-dessus du parc tout proche. Seuls trois mécanoïdes d'assaut tiraient encore sur les deux hangars dont les portes avaient cédé. - Rappelez-les ! télétransmit Ralph aux techniciens. Débarrassez-nous de ces putains de machines ! Il ne se passa rien. Les fusées sensorielles partaient dans tous les sens. Les mécanoïdes d'assaut poursuivaient leur gigue. L'un d'eux fit une pirouette, s'emmêla dans ses sept pattes et tomba par terre. Sous les yeux de Ralph, douze fusées s'envolèrent vers les hauteurs, illuminant tout le quartier. Des silhouettes noires étaient allongées sur les voies d'accès, horriblement vulnérables. Une fusée se planta dans l'une d'elles ; puis elle entra en expansion d'une façon des plus étranges, dessinant une toile mouvante de lumière blanche. La silhouette en armure fut prise de convulsions. - Merde, grommela Ralph. Ce n'était pas une fusée, c'était le feu blanc. Ils étaient dans le centre de distribution ! - Désactivez tout de suite les mécanoïdes, télétransmit-il. Ses naneuroniques lui signalèrent des avaries dans plusieurs systèmes de son armure. - Ils ne répondent plus, monsieur, lui dit un technicien. Nous les avons complètement perdus, même leurs systèmes de secours sont inopérants. Comment ont-ils fait ça ? Ces mécanoïdes sont équipés de dispositifs électroniques de classe militaire, il faudrait une puissance de plusieurs mégatonnes pour bousiller leurs processeurs. Ralph imagina sans peine la surprise de son interlocuteur. Il l'avait ressentie lui aussi, sur Lalonde, en constatant l'impensable. Il se redressa derrière le parapet surplombant l'entrée du tunnel et leva son arme, un fusil sans recul de gros calibre. Des mires de visée apparurent sur l'écran des capteurs de son casque. Il tira sur l'un des mécanoïdes. Celui-ci fut pulvérisé par une explosion énergétique, ses cellules d'alimentation et ses fusées sensorielles détonant dès que le projectile pénétra son armure. L'onde de choc rompit l'équilibre instable du tas de débris qui bouchait l'entrée du hangar effondré. De nouvelles caisses churent du premier étage affaissé. Trois mécanoïdes d'assaut furent projetés sur la voie d'accès, leurs pattes plasmatiques agitées de frissons spasmo-diques. Ralph fit pivoter son arme et descendit l'un d'eux alors qu'il se redressait tant bien que mal. - Abattez les mécanoïdes, ordonna-t-il à l'ensemble du commando. Son bloc de communication l'informa que la moitié des canaux étaient inopérants. Il actionna le haut-parleur externe du bloc et répéta son ordre, à un volume tel qu'il étouffa les détonations en provenance des mécanoïdes. Un rai de feu blanc jaillit des étages supérieurs du bâtiment. Le programme de réaction aux menaces externes des naneuroniques de Ralph envoya un ordre prioritaire aux muscles de ses jambes. Il s'écarta avant même que son esprit ait conscience du danger. Deux autres mécanoïdes explosèrent alors qu'il se jetait sur le béton derrière le parapet. Il crut reconnaître le fusil Gauss de gros calibre utilisé par la division G66. Puis un insidieux serpent de feu blanc s'enroula autour de son genou. Ses naneuroniques érigèrent aussitôt des blocs analgésiques dans son système nerveux, effaçant toute douleur. Un affichage médical lui montra sa peau et ses os dévorés par le feu blanc. S'il ne réagissait pas, sa rotule serait fichue dans quelques secondes. Mais Dean et Will lui avaient assuré qu'il ne servait à rien de tenter d'étouffer cette flamme. Ralph céda à ses naneuroniques le contrôle total de sa musculature et se contenta de désigner la fenêtre d'où avait jailli le feu blanc. Il observa avec un intérêt détaché son corps qui pivotait, le canon de son arme qui se pointait. Son affichage de visée se cala sur une fenêtre. Trente-cinq projectiles frappèrent le rectangle noir, un barrage d'explosifs chimiques, de grenades et de projectiles incendiaires. En moins de deux secondes, la pièce avait cessé d'exister, la portion de mur qui entourait la fenêtre se désintégrant dans un geyser de flammes pour retomber sur le champ de bataille. Le feu blanc qui lui enserrait le genou s'évanouit. Il attrapa un bandage nanonique fixé à sa ceinture et l'appliqua sur ses chairs carbonisées. Du côté des voies d'accès, la plupart des policiers du GAT étaient passés en mode de communication vocale. Ordres, mises en garde et appels à l'aide résonnaient au sein du fracas des explosions. Un feu roulant de projectiles de gros calibre ravageait les hangars. En représailles s'envolaient des comètes de feu blanc. - Nelson, télétransmit Ralph. Pour l'amour du Ciel, que les gars en première ligne ne laissent filer personne. Qu'ils tiennent leur position et qu'ils ne fassent plus de quartier. Laissons tomber l'idée de capturer quelqu'un ; on va encore tenter le coup de ce côté, mais que personne ne fasse de connerie. - À vos ordres, répondit Nelson Akroid. Ralph rebrancha son haut-parleur. - Cathal, essayons de nous introduire dans la place. Procédure d'isolation. On les sépare, et puis on frappe. - À vos ordres, lui lança-t-on derrière le parapet. Au moins, il est toujours vivant, se dit Ralph. - Devons-nous passer à la phase deux ? télétransmit l'amiral Farquar. - Pas encore, monsieur. Ils sont toujours contenus. Notre périmètre est sécurisé. - Entendu, Ralph. Mais, dès qu'il y a un changement de situation, je veux en être avisé sur-le-champ. - À vos ordres. Ses naneuroniques lui signalèrent que le package médical avait fini de s'intégrer à son genou. Le poids que pouvait supporter sa jambe avait diminué de quarante pour cent. Il lui faudrait faire avec. Ralph cala son fusil sous son bras, puis courut à croupetons jusqu'à l'extrémité du parapet et s'engagea dans l'escalier menant aux voies d'accès. Dean Folan fit signe à son commando de le suivre et contourna le tas de débris pour pénétrer dans le hangar. Les marchandises brisées commençaient à être la proie des flammes. Une obscurité totale régnait dans le hangar. Les projectiles avaient creusé de profonds cratères dans les murs de carbobéton nu. Du plafond fissuré pendaient des gerbes de fils électriques et de câbles en fibre optique qui oscillaient doucement. Les lentilles de son casque ne lui permettaient pas de distinguer grand-chose, même lorsque ses implants rétiniens étaient réglés à leur sensibilité maximale. Il fit passer les capteurs de son casque en mode infrarouge et basse fréquence. Une image confuse du fond du hangar lui apparut en rouge et vert. Quelques étincelles l'éblouirent, provenant des unités de stockage alignées contre les murs. Des programmes de discrimination entreprirent de les éliminer. Au fond du hangar, trois couloirs conduisaient au reste du bâtiment, s'ouvrant entre les unités de stockage. Ces structures métalliques contenant des caisses et des nacelles prêtes à l'expédition ressemblaient à des murs de brique solide. Des méca-noïdes de manutention étaient immobilisés sur les rails courant devant elles, leurs membres plasmatiques inertes. L'eau qui coulait de cinq ou six conduits fixés au plafond cascadait sur les caisses avant de se déverser sur le sol. Pas un mouvement dans les couloirs. Dean laissa son fusil Gauss sur le seuil du couloir central, sachant qu'il serait inutile en combat rapproché, vulnérable au champ de contre-mesures électroniques. Il lui substitua un fusil semi-automatique ; celui-ci était connecté à son armure par un câble d'alimentation, mais il tirait des projectiles chimiques. Les policiers du G AT avaient contesté cette tactique, jugeant dangereux d'abandonner leurs armes énergétiques. Ils avaient cessé de se plaindre quand les mécanoïdes avaient été pris de folie et que leurs propres armures avaient subi d'innombrables avaries. Trois policiers le suivirent dans le couloir, armés eux aussi de fusils semi-automatiques. Les autres membres du commando se déployèrent dans le hangar et pénétrèrent dans les deux autres couloirs. Une silhouette furtive passa au fond du couloir. Dean lâcha une rafale, dont les échos résonnèrent violemment dans cet espace confiné. Les balles atteignirent des caisses, faisant voler dans les airs des éclats de plastique. Dean se mit à courir. Aucun cadavre ne gisait sur le sol. - Vous avez vu Radford ? demanda-t-il. Il se dirigeait vers votre couloir. - Non, chef. - Est-ce que quelqu'un l'a vu ? Il n'obtint que des réponses négatives, en mode vocal ou par télétransmission. Vu la façon dont son armure était affectée par le champ de contre-mesures électroniques, l'ennemi n'était pas loin. En outre, son bras blessé le démangeait. Il arriva au bout du couloir. C'était un croisement sur lequel débouchaient trois autres passages. - C'est un putain de labyrinthe. Radford parvint au bout du couloir qui lui avait été assigné, balayant les unités de stockage avec son fusil semi-automatique. - Okay, on se déploie à partir d'ici, annonça Dean. Écoutez-moi bien, vous tous : gardez en permanence deux de vos camarades à portée de vue. Si vous ne les voyez plus, arrêtez-vous tout de suite et rétablissez le contact. Il choisit l'un des couloirs conduisant à l'intérieur du bâtiment et fit signe à deux des policiers de le suivre. Une créature se laissa choir sur Radford ; mi-homme, mi-lion noir, elle avait des traits horriblement hybrides. Son poids fit tomber le policier à terre. Ses griffes de métal attaquèrent l'armure. Mais les générateurs de valence intégrale en avaient rigidifié la matière dès l'instant de l'impact, protégeant la peau vulnérable de l'humain. Frustrée de son triomphe, la créature poussa un hurlement de rage. Les naneuroniques de Radford subirent des avaries en cascade, ainsi que les systèmes de son armure. Le haut-parleur de son bloc de communication cessa de fonctionner, interrompant son cri de terreur. La matière constitutive de son armure commença à s'amollir. Impatiente de trancher la chair, l'une des griffes de la créature s'y planta. Radford, qui se débattait pourtant comme un beau diable dans une tentative désespérée pour faire lâcher prise à la créature, avait conscience d'un murmure à la limite du subliminal. Sans doute l'avait-il entendu toute sa vie, mais, à présent que la perspective de la mort lui aiguisait les sens, il le percevait nettement pour la première fois. Ce murmure gagna en harmonie sans altérer son volume. C'était tout un chour de murmures. Qui promettait l'amour. Qui promettait la compassion. Qui promettait de l'aider, à condition qu'il... Des balles labourèrent les flancs de la créature, déchiquetant sa fourrure et ses muscles puissants. Dean tirait à un rythme soutenu sur la chose qui s'accrochait à Radford. Il vit l'armure de celui-ci se durcir à nouveau, les griffes glisser sur elle en l'éraflant. - Arrêtez ! hurla l'un des soldats. Vous allez tuer Radford. - Si on ne fait rien, son sort sera encore pire, répliqua Dean en grondant. Les douilles jaillissaient du fusil à une cadence incroyable. Mais la bête refusait de lâcher prise, secouant sa tête démesurée et poussant un gémissement suraigu qui n'en finissait pas. Les membres du commando remontaient les couloirs en courant pour se précipiter vers Dean. Deux d'entre eux lui crièrent de cesser le feu. - Reculez ! ordonna-t-il. Continuez de chercher le reste de ces saloperies. La puissance de son chargeur était réduite à quatre-vingts pour cent. Son arme serait impuissante à triompher de cette créature, il suffisait à cette dernière de s'accrocher à sa proie. Le sang coulait le long de ses pattes postérieures, sa fourrure était criblée de cratères de chair à vif. Ça ne suffirait pas à la terrasser, loin de là. - Que quelqu'un d'autre lui tire dessus, nom de Dieu ! hurla Dean. Un second fusil ouvrit le feu ; la rafale frappa de plein fouet la tête lycanthropique de la créature. Celle-ci lâcha Radford et fut projetée sur une unité de stockage. Le hurlement qui montait de sa gueule redoubla d'intensité. Dean régla le volume de son haut-parleur au maximum. - Rends-toi ou crève, dit-il. La chose avait peut-être une forme bestiale, mais l'oeil qui lui décocha un regard de haine pure n'était que trop humain. - Grenade, ordonna Dean. Un petit cylindre gris tomba sur le corps sanguinolent. L'armure de Dean se rigidifia durant une seconde. Les capteurs de son collier perçurent la détonation : explosion, puis implosion. Les contours de la bête firent place à ceux d'un homme d'âge moyen, à la peau livide. L'espace d'une milliseconde, sa silhouette apparut avec netteté, plaquée sur l'unité de stockage. Puis les balles parlèrent à nouveau. Cette fois-ci, la cible était sans défense. Dean avait vu pire en matière de carnage, même si l'espace confiné accentuait le caractère horrible de celui-ci. De toute évidence, bon nombre des policiers du GAT n'avaient ni son expérience ni son flegme. On aida Radford à se relever, et il marmonna quelques remerciements. Dans les couloirs résonna l'écho du combat que d'autres commandos livraient ailleurs dans le bâtiment. Dean laissa à ses hommes une minute pour se ressaisir, puis leur ordonna de reprendre leur progression. Une minute et demie plus tard, il fut appelé par Alexandria Noakes. Elle avait découvert un homme planqué entre deux unités de stockage. Dean se précipita vers elle, la découvrant, un peu nerveuse, en train de l'encourager à sortir de la pointe du canon. Il braqua celui de son fusil sur la tête du type. - Rends-toi ou crève, lui dit-il. L'homme eut un petit rire éraillé. - Mais je suis déjà mort, senor. Huit avions hypersoniques de la police avaient atterri dans le parc à proximité de l'immeuble de Moyce's. Ralph se dirigea en boitillant vers celui qui faisait office de poste de commandement mobile du GAT. Seule une abondance de capteurs et d'équipements de communication le distinguait des autres appareils. Ça aurait pu être pire, se dit-il. Au moins l'amiral Farquar et Deborah Unwin n'avaient-ils pas eu à utiliser les plates-formes DS... pour l'instant. Allongés sur des civières, les soldats blessés étaient alignés sous deux des avions. Des médecins se déplaçaient parmi eux pour leur appliquer des bandages nanoniques. Une femme, dont les blessures nécessitaient une hospitalisation immédiate, avait pris place dans une nacelle tau-zéro. Poussés par la curiosité, les badauds s'étaient rassemblés en foule dans le parc et dans les rues avoisinantes. Les officiers de police avaient érigé des barricades pour les tenir à l'écart. Neuf camions de pompiers massifs étaient garés devant l'immeuble de Moyce's. Des mécanoïdes munis de lances à incendie grimpaient sur les murs telles des araignées tenaces, projetant par les fenêtres brisées de la mousse et des inhibiteurs chimiques. Un quart du toit avait été détruit. Du cratère montaient de hautes flammes qui semblaient vouloir lécher le ciel. La chaleur du sinistre fracassait les vitres encore intactes, créant de nouveaux appels d'air. Moyce's of Pasto n'allait pas rouvrir de sitôt. Nelson Akroid l'attendait au pied de l'échelle du PC mobile. Il avait ôté son casque, et son visage était hagard ; cet homme avait vu l'enfer en action. - Dix-sept blessés, sept morts, monsieur, dit-il d'une voix blanche. Sa main droite était recouverte d'un bandage nanonique. Son armure portait des traces de brûlures. - Et chez l'ennemi ? - Vingt-trois tués, six prisonniers. (Il tourna la tête pour contempler le bâtiment en flammes.) Mes gars se sont bien débrouillés. On nous entraîne à affronter des dingues. Mais ils ont battu ces choses. Mon Dieu... - Ils se sont bien comportés, coupa Ralph. Mais ce n'était que le premier round, Nelson. - Oui, monsieur. (Il se redressa.) La dernière fouille n'a rien donné. J'ai dû retirer mes gars du bâtiment quand l'incendie a commencé à se propager. J'ai trois équipes qui montent la garde au cas où il y aurait encore des forces hostiles là-dedans. On effectuera de nouvelles fouilles dès que le sinistre sera maîtrisé. - Bon travail. Allons voir les prisonniers. Le GAT ne courait pas de risques ; les six prisonniers avaient été conduits dans le parc et isolés à cent mètres l'un de l'autre. Chacun était tenu en respect par cinq soldats armés de fusils. Ralph se dirigea vers celui qui était gardé par Dean Folan et Cathal Fitzgerald. Il télétransmit à son bloc de communication l'ordre d'ouvrir un canal avec Roche Skark. - Peut-être souhaiterez-vous assister à ceci, monsieur. - J'ai accédé aux capteurs qui entouraient l'immeuble de Moyce's quand les commandos du GAT y ont pénétré, répondit le directeur de l'ASE. Ils ont dû affronter une forte résistance. - Oui, monsieur. - Si la même chose se produit chaque fois que nous repérerons un nid, nous allons finir par raser la moitié de la ville. - Les chances de réussir leur décontamination ne sont pas très bonnes, elles non plus. Ils se battent comme des mécanoïdes. Il est extrêmement difficile de les capturer. Ces six-là sont l'exception qui confirme la règle. - Je vais convoquer le reste du conseil pour l'interrogatoire. Donnez-moi un visuel, je vous prie. Les naneuroniques de Ralph l'informèrent que d'autres se mettaient en ligne pour observer la suite des événements : le Conseil de sécurité à Atherstone et les autorités civiles au commissariat de police de Pasto. Il ordonna à son bloc de communication d'augmenter la bande passante du canal afin de permettre une sensotransmission, de sorte que tous perçoivent ce qu'il verrait et entendrait. Cathal Fitzgerald salua son arrivée par un petit hochement de tête. L'homme qu'il gardait était assis sur l'herbe, indifférent aux fusils semi-automatiques braqués sur lui. Dans sa bouche était planté un petit tube blanc. Son extrémité était allumée et émettait une faible lueur. Sous les yeux de Ralph, l'homme creusa les joues, et la braise se mit à luire. Il ôta le tube de sa bouche et exhala un petit nuage de fumée. Ralph échangea un regard intrigué avec Cathal, qui haussa les épaules. - Aucune idée de ce que c'est, chef, dit-il. Ralph fit tourner un programme de recherche dans les cellules mémorielles de ses naneuroniques. La section Encyclopédie produisit un fichier intitulé Inhalation de nicotine. - Hé, vous, lança-t-il. L'homme leva les yeux et aspira une nouvelle bouffée. - Si, senor. - C'est une mauvaise habitude que vous avez là, et ça fait cinq siècles qu'elle est interdite. Le Gouvcentral a même refusé un permis d'exportation à l'ADN de nicotine. Sourire maussade et rusé. - C'était après mon époque, senor. - Comment vous appelez-vous ? - Santiago Vargas. - Espèce de menteur, intervint Cathal Fitzgerald. On a vérifié son identité. C'est Hank Doyle, responsable de la distribution chez Moyce's. - Intéressant, commenta Ralph. Quand il a été capturé, Gerald Skibbow affirmait être quelqu'un d'autre : Kingsford Garrigan. Est-ce que le virus est programmé pour faire ça ? - Je ne sais pas, senor. Je ne connais aucun virus. - D'où vient ce virus ? Et vous, d'où venez-vous ? - Moi, senor ? Je viens de Barcelone. Une ville splendide. Je vous la montrerai un de ces jours. J'y ai vécu de nombreuses années. Quelques années de bonheur, et quelques années avec ma femme. C'est là que je suis mort. Le bout de la cigarette éclaira des yeux chassieux que Ralph trouva pleins de ruse. - C'est là que vous êtes mort ? - Si, senor. - Foutaises. Il nous faut des informations, et vite. Quelle est la portée maximale de votre feu blanc ? - Je ne sais pas, senor. - Alors, je vous suggère de fouiller dans vos souvenirs, dit Ralph d'une voix glaciale. Si vous ne le savez pas, vous ne m'êtes d'aucune utilité. On va vous fourrer dans une nacelle tau-zéro. Santiago Vargas écrasa sa cigarette dans l'herbe. - Vous voulez voir jusqu'où je peux le lancer ? - Oui. - D'accord. Il se leva avec une lenteur insolente. Ralph lui désigna une partie déserte du parc. Santiago Vargas ferma les yeux et tendit les bras. Sa main s'illumina, et il en jaillit un éclair de feu blanc. Il fila au-dessus de l'herbe, projetant dans son sillage une multitude de minuscules étincelles. Au bout d'une centaine de mètres, il se fit plus large mais perdit en vitesse et en intensité. Arrivé à cent vingt mètres, ce n'était plus qu'une vague de chaleur luminescente. Cette vague s'évapora avant d'avoir atteint les cent trente mètres. Santiago Vargas se fendit d'un sourire radieux. - Hé ! Pas mal, hein, senor ? Peut-être que je peux m'améliorer en m'entraînant un peu. - Vous n'en aurez pas l'occasion, croyez-moi, lui dit Ralph. - Ah bon. Cette idée ne semblait nullement le troubler. - Comment produisez-vous ce feu blanc ? - Je ne sais pas, senor. J'y pense, et il est là. - Alors, passons à autre chose. Pourquoi l'utilisez-vous ? - Je ne l'utilise pas. C'était la première fois. - Vos amis avaient moins de scrupules. - En effet. - Pourquoi ne vous êtes-vous pas joint à eux ? Pourquoi ne vous êtes-vous pas battu contre nous ? - Vous n'êtes pas mon ennemi, senor. Ceux qui ont affronté vos soldats étaient animés par la pasiôn. Ils voulaient faire revenir d'autres âmes pour accroître leur puissance. - Ils ont infecté d'autres personnes ? - St. - Combien ? Santiago Vargas écarta les bras. - Je crois que personne dans le magasin n'a échappé à la possession. Désolé, senor. - Merde. Ralph se retourna vers le bâtiment en flammes, au moment précis où une nouvelle partie du toit s'effondrait. - Landon ? télétransmit-il. Il nous faut une liste complète de l'équipe de nuit. Les noms des employés, leur nombre et leurs domiciles. - Je m'en occupe, lui répondit le commissaire. - Combien de personnes infectées ont quitté les lieux avant notre arrivée ? s'enquit-il. - Je n'en suis pas sûr, senor. Il y avait beaucoup de camions. - Ils sont partis dans les camions de livraison ? - Si. Assis à l'arrière. Il n'y a plus de chauffeur maintenant. Tout est mécanique. Très astucieux. Ralph considéra l'homme avec consternation. - Nous nous sommes concentrés sur les véhicules transportant des passagers, télétransmit Diana Tiernan. Le transport de marchandises n'était pas prioritaire. - Seigneur ! s'exclama Ralph. S'ils ont atteint les autoroutes, ils ont peut-être déjà franchi la moitié du continent. - Je vais transmettre des nouvelles priorités aux IA. - Si vous localisez des camions de Moyce's qui circulent encore, faites intervenir les plates-formes DS. Nous n'avons plus le choix. - Je suis d'accord, télétransmit l'amiral Farquar. - Ralph, demandez-lui lequel des deux de l'ambassade se trouvait chez Moyce's, s'il vous plaît, télétransmit Roche Skark. Ralph attrapa le bloc-processeur fixé à sa ceinture et lui ordonna d'afficher les photos de Jacob Tremarco et d'Angeline Gallagher. Il montra l'écran à Vargas. - Avez-vous vu l'une de ces personnes dans le magasin ? L'autre prit son temps pour répondre. - L'homme, je crois bien. - Nous devons donc retrouver Angeline Gallagher, conclut Ralph. Avez-vous repéré d'autres signes de défaillance dans le trafic urbain ? - Trois possibilités, télétransmit Diana Tiernan. Nous avons déjà localisé deux véhicules. Des taxis venant du spatioport. - Okay, affectez un commando du GAT à chacun d'eux. Et veillez à ce qu'ils soient composés de policiers expérimentés. Et la troisième possibilité ? - Un autocar Longhound qui a quitté le spatioport dix minutes après l'arrivée des trois de l'ambassade ; ligne régulière à destination de la péninsule de Mortonridge. Nous essayons de le localiser. - Bien, je retourne au commissariat. Nous n'avons plus rien à faire ici. - Et lui ? questionna Nelson Akroid en indiquant le prisonnier du pouce. Ralph se retourna. Santiago Vargas avait péché une nouvelle cigarette dans le néant et la fumait paisiblement. Il sourit. - Puis-je m'en aller, senor ? demanda-t-il d'une voix pleine d'espoir. Ralph lui rendit son sourire avec toute la sincérité dont il était capable. - Est-ce que les nacelles tau-zéro de l'Ekwan sont arrivées ? télétransmit-il. - L'aéroport de Pasto attend la première livraison dans douze minutes, répliqua Vicky Keogh. - Cathal, dit Ralph à haute voix. Voyez si M. Vargas est toujours disposé à coopérer avec nous. J'aimerais évaluer la portée de leur champ de contre-mesures électroniques et déterminer la nature de leurs effets d'illusion. - Oui, chef. - Ensuite, emmenez-le visiter le spatioport, ainsi que tous les autres. Sans exception. - Avec plaisir. Loyola Hall était l'une des scènes les plus prestigieuses de San Angeles. Vingt-cinq mille personnes pouvaient y trouver place, sous un toit en forme de dôme dont on se dispensait par beau temps, ce qui était fréquent dans cette ville. On accédait très facilement à l'autoroute aérienne toute proche ; la station de métro permettait d'emprunter six des lignes souterraines qui quadrillaient la cité ; et le complexe était même équipé de sept pistes d'atterrissage pour les VIP. Il y avait là des restaurants cinq étoiles, des cafétérias et plusieurs centaines de toilettes publiques. L'expérience du personnel n'avait d'égale que son amabilité. Le travail de la police et des organisateurs permettait de monter plus de deux cents représentations par an. Bref, c'était un complexe qui fonctionnait avec une efficacité digne de l'âge de silicone. Jusqu'à ce jour-là. Les premiers gamins avaient débarqué à six heures du matin. Il était maintenant sept heures du soir. Ils formaient autour des murs un anneau humain large de vingt personnes ; devant les portes, la bousculade était telle qu'on avait fait appel à des mécanoïdes de la police pour maintenir un semblant d'ordre, et ils étaient sur le point d'être dépassés par les événements. Les gamins s'amusaient comme des fous en les aspergeant de jus de fruits, quand ils ne barbouillaient pas leurs capteurs à la crème glacée. Toutes les places étaient vendues depuis plusieurs mois et le spectacle se jouait à guichets fermés. Des milliers de personnes se pressaient dans la salle, ayant déjoué les processeurs qui contrôlaient les tourniquets. Les revendeurs devenaient millionnaires en quelques heures, s'ils ne se faisaient pas arrêter par la police ou agresser par des gangs de préadolescents décidés. C'était la dernière de la tournée " Moral Bankrupcy " de Jez-zibella. À mesure que la star faisait le tour des colonies-astéroïdes avant de descendre sur la planète, le système de la Nouvelle-Californie avait subi cinq semaines d'impitoyable battage médiatique. Rumeur : des projecteurs AV épiçaient ses concerts de motifs activateurs illégaux afin de stimuler l'orgasme chez les spectateurs (un communiqué officiel avait aussitôt démenti, affirmant que la sexualité exacerbée de Jez-zibella la dispensait d'avoir recours à ce genre de subterfuge pour ses spectacles de fantasmambiance). Coup de pub : la fille cadette du président était tombée amoureuse d'elle après leur rencontre, puis avait fait le mur du Palace bleu pour assister à son concert depuis les coulisses (Jezzibella était aussi honorée que ravie d'avoir fait la connaissance de la Première Famille, et seul le personnel de la star avait accès aux coulisses). Scandale : Bruno et Busch, deux membres du groupe, avaient été arrêtés pour exhibition à caractère licencieux devant un groupe de citoyens du troisième âge, leur caution étant fixée à un million de dollars néo-californiens (Bruno et Busch avaient été surpris dans leur intimité, alors qu'ils se prouvaient leur tendresse et leur amour, par une bande de vieux pervers qui les espionnaient à l'aide d'implants rétiniens renforcés). Autre coup de pub : Jezzibella avait visité (démarche d'ordre strictement privé - pas de sensovidéo, s'il vous plaît) un hôpital pour enfants des quartiers défavorisés, effectuant un don de cinq cent mille fusiodollars à son unité de traitement antigermes. Éditoriaux choqués : elle exhibait sans vergogne un dénommé Emmerson, son gigolo âgé de treize ans (M. Emmerson est le cousin germain de Jezzibella, et son passeport prouve qu'il a en fait seize ans). Jubilation des fans et mises en garde de la police : ses gardes du corps n'hésitaient pas à tabasser les journalistes trop curieux. Acharnement judiciaire : Leroy Octavius, son manager, déposait une plainte pour diffamation chaque fois que quelqu'un osait insinuer qu'elle avait plus de vingt-huit ans. Et, durant ces cinq semaines, pas la moindre interview, pas l'ombre d'une déclaration publique en dehors de son numéro de scène. C'était inutile. Au cours de cette période, l'antenne régionale de Warner-Castle Entertainment télétransmit sur le réseau de communication planétaire trente-sept millions d'exemplaires de Life Kinetic, son nouvel album, comblant les attentes de ses fans en délire ; ses précédents albums se vendaient tout aussi bien. Les astros, qui avaient l'habitude de faire des bénéfices substantiels en vendant des copies d'albums FA aux distributeurs des systèmes où ils n'étaient pas encore officiellement sortis, maudissaient leur déveine quand ils débarquaient sur une planète que Jezzibella avait visitée au cours des dix-huit derniers mois. Mais tel était l'objectif d'une tournée. Un nouvel album tous les neuf mois, dix systèmes stellaires par an ; c'était la seule manière de triompher des contrefaçons. Les artistes qui n'étaient pas prêts à subir cette épreuve voyaient leur renommée confinée à leur système d'origine. Rares étaient ceux qui passaient du statut de star locale à celui de mégastar galactique. Voyager coûtait cher, et les maisons de production hésitaient à investir. Un artiste devait faire la preuve définitive de son professionnalisme et de sa détermination avant qu'elles décident de parier plusieurs millions de fusiodollars sur son succès. Une fois qu'ils avaient franchi cette étape, cependant, un vieil adage se vérifiait de façon éclatante : l'argent appelle l'argent. Au-dessus de la scène, où étaient déjà installés les accessoires de prix et les puissants piliers AV, un capteur optique scannait la foule. À mesure qu'il balayait l'orchestre et les balcons, une procession monotone de visages défilait sur l'écran. Les fans se divisaient en catégories bien distinctes : les plus excités, qui étaient en général les plus jeunes ; les adolescents bruyants et impatients ; les plus fanatisés, des paquets de nerfs frissonnant d'une adoration teintée de terreur, parfois accompagnés d'un ou d'une partenaire qui aurait préféré être ailleurs. Dans cette foule, on voyait tous les costumes FA que Jezzibella avait jamais portés, du plus simple au plus flamboyant. Le capteur se focalisa sur un couple vêtu de tenues de cuii' assorties. Le garçon avait dix-neuf ou vingt ans, la fille était un peu plus jeune. Ils se tenaient par la taille, de toute évidence profondément amoureux l'un de l'autre. Grands, élancés, pleins de santé et de vitalité. Jezzibella interrompit la transmission du capteur. - Ces deux-là, dit-elle à Leroy Octavius. Ils me plaisent. Le manager obèse jeta un coup d'oeil à la petite colonne de son bloc-processeur, examinant les deux visages ravis. - Okay d'accord. Je m'en occupe. Pas le moindre signe de protestation, ni de réprobation. Jez' zibella appréciait tout particulièrement sa retenue ; c'était cC qui faisait de lui un bon manager. Il comprenait ce qu'elle éprouvait, ce dont elle avait besoin pour fonctionner. Il lui fal' lait des gamins comme ces deux-là. Leur naïveté, leur incerti' tude, leur joie de vivre. Il ne lui restait plus rien de tout cela, elle avait perdu toute la douceur inhérente à la nature humaine-L'éternelle tournée l'en avait peu à peu vidée, la dispersant parmi les étoiles ; c'était là une énergie que même un champ tau-zéro ne pouvait confiner. Seule la tournée comptait, les sen' timents n'avaient pas le droit d'interférer avec la tournée. Et. si on les réprime trop longtemps, les sentiments finissent pat" disparaître. Ce qu'elle ne pouvait pas se permettre, car elltf devait comprendre les sentiments pour fonctionner correcte' ment. En rond. Sa vie tournait en rond. Privée de ses propres émotions, elle se familiarisait donC avec ces données étrangères en les étudiant chez les autres, comme si elle préparait une thèse de doctorat. Absorbait c^ qu'elle pouvait, cette brève dégustation lui permettant à£> remonter en scène, de simuler pendant un autre show. - Moi, ils ne me plaisent pas, dit Emmerson d'un air capri' cieux. Jezzibella s'efforça de lui sourire, mais elle avait fini par en avoir marre de le chouchouter. Elle se tenait, nue comme un ver, au centre de sa loge, pendant que Libby Robosky, sa conseillère image personnelle, travaillait sur ses écailles dermiques. Ces implants bioteks, bien plus sophistiqués qu'une couche caméléon, lui permettaient d'altérer la texture de son corps et non pas simplement sa couleur. Pour certains numéros, elle avait besoin d'une peau douce, sensible, celle d'une jeune fille frissonnant sous les caresses de son premier amant ; puis il y avait le modèle brut, celui d'une fille dont la grâce naturelle ne devait rien à la gym ni aux régimes à la mode (un peu comme la nana qu'elle avait vue grâce au capteur) ; et, bien entendu, le corps d'athlète/ballerine, souple, dur et musclé -très populaire chez les mecs. Tous ceux qui étaient là ce soir étaient venus pour vivre cette expérience : sentir Jezzibella en chair et en os. Mais ces minuscules écailles avaient une durée de vie limitée, et chacune d'elles devait être individuellement soudée à sa peau. Libby Robosky était passée maître dans l'art de les appliquer, utilisant pour ce faire un package médical nanonique modifié par ses soins. - Tu n'es pas obligé de les voir, dit Jezzibella au garçon d'une voix patiente. Je peux m'occuper d'eux sans toi. - Je ne veux pas rester seul toute la nuit. Pourquoi je ne peux pas choisir quelqu'un dans le public, moi aussi ? Il avait bel et bien treize ans, comme on l'avait laissé découvrir aux journalistes. Ce n'était qu'un jouet intéressant qu'elle avait ramassé sur Borroloola. Après avoir passé deux mois à supporter ses caprices et ses bouderies, elle avait fini par se lasser de lui. - Parce que c'est comme ça. Si j'ai besoin d'eux, c'est pour une bonne raison. Je te l'ai dit cent fois. - Okay. Alors, pourquoi on ne les fait pas venir tout de suite ? - J'entre en scène dans un quart d'heure. Tu te rappelles ? - Et alors ? lança Emmerson avec un air de défi. Tu n'as qu'à annuler le show. Ça te fera de la pub. Et ça n'aura pas de conséquence, puisqu'on va s'en aller. - Leroy, télétransmit-elle. Fais sortir ce morveux de ma vue avant que je lui fende le crâne pour voir où il a caché son cerveau. Leroy Octavius se dirigea vers elle en se dandinant. Son torse graisseux était engoncé dans une veste en peau de serpent qui, signe d'optimisme de sa part, était trop petite de deux tailles. Le cuir fin et robuste couinait à chacun de ses mouvements. - Allez, viens, fiston, dit-il d'une voix bourrue. Il faut laisser l'artiste se concentrer avant d'entrer en scène. Le trac, c'est pas facile à vivre, tu sais. Si on allait jeter au coup d'oeil au buffet dans la pièce à côté ? Le garçon se laissa conduire vers la porte. La grosse main de Leroy le poussait par l'épaule, doucement mais fermement. Jezzibella poussa un grognement. - Merde. Qu'est-ce qui m'a pris de croire que son âge le rendrait excitant ? Libby ouvrit ses yeux indigo, affichant un regard étonné. Entre tous les sycophantes, les profiteurs, les parasites et les authentiques professionnels qui composaient son entourage, c'était elle que préférait Jezzibella. Pourvue de l'allure d'une gentille grand-mère, que ses choix vestimentaires accentuaient encore, elle faisait preuve d'une patience et d'un stoïcisme qui lui permettaient d'encaisser sans broncher toutes les lubies de la star. - Tes hormones ont perdu la boule quand tu as vu sa bite de bébé, ma poupée. Jezzibella grogna, se rappelant qu'Emmerson était unanimement détesté par son entourage. - Leroy, télétransmit-elle. J'ai fait une donation royale à cet hôpital de merde qu'on a visité ; est-ce qu'ils ont une section de quarantaine où on pourrait larguer ce petit con ? Leroy lui fit un signe de la main alors qu'il sortait de la loge. - On discutera plus tard de ce qu'on va faire de lui, répondit-il. - Tu as fini, oui ou merde ? demanda Jezzibella à Libby. - J'ai fini, ma poupée. Jezzibella se concentra et ordonna à ses naneuroniques d'envoyer dans ses nerfs une séquence d'impulsions codées. Elle eut l'étrange sensation qu'une guêpière de cuir mouillé se refermait sur son torse, et ses bras et ses jambes frissonnèrent. Ses épaules se redressèrent de leur propre volonté, ses abdominaux se raffermirent, des lignes sinueuses se raidirent sous sa peau qui virait à un bronze plus foncé. Elle plongea dans sa mémoire, y puisant la sensation de fierté et d'assurance qu'elle recherchait. Il s'établit aussitôt une synergie avec son physique. Elle était adorable, et elle le savait. - Merrill ! beugla-t-elle. Où est mon costume du premier acte, bordel ? Le costumier se précipita vers les gigantesques malles alignées contre le mur et entreprit d'en extraire les éléments souhaités. - Et pourquoi n'avez-vous pas commencé à chauffer la salle, bande de connards ? hurla-t-elle aux musiciens. La loge devint soudain la proie d'un tourbillon d'activité, tous s'empressant de justifier leur emploi. Plusieurs télétransmissions furent échangées en silence, portant sur l'avenir incertain d'Emmerson. L'espace de quelques instants, musiciens et roadies oublièrent la précarité de leur propre sort. Ralph Hiltch accéda à divers rapports pendant qu'il survolait la ville. La recherche prioritaire initiée par le service de Diane Tiernan avait produit de bons résultats. Selon le réseau de processeurs supervisant la circulation routière, cinquante-trois camions avaient quitté l'immeuble de Moyce's durant la soirée. Les IA s'étaient lancées sur leur piste. Moins de sept minutes après que Diana eut affecté les camions d'un statut prioritaire, douze d'entre eux furent localisés, tous en dehors de la ville. Leurs coordonnées furent transmises au Commandement de défense stratégique, établi sur Guyana, et les satellites-capteurs triangulèrent des cibles pour les plates-formes en orbite basse. Une douzaine de fleurs violettes, à l'éclat incandescent, s'épanouirent brièvement dans le quart sud de Xingu. Lorsque l'avion hypersonique de Ralph se posa sur le toit >, du commissariat, huit autres camions avaient été ajoutés au tableau de chasse. Il avait ôté son armure endommagée, la troquant contre une combinaison une pièce bleu marine de la police. Celle-ci était assez grande pour que son bandage nano-nique ne le gêne pas dans ses mouvements. Mais, en dépit de l'efficacité du bandage en question, il boitillait toujours quand il se dirigea vers l'Unité 1. - Ravi de vous revoir, lui dit McCullock. Vous avez fait du bon boulot, Ralph. Je vous en suis reconnaissant. - Nous vous en sommes tous reconnaissants, renchérit Warren Aspinal. Et ce n'est pas seulement un discours de politicien. Ma famille habite en ville - trois enfants. - Merci, monsieur. Ralph prit place à côté de Diana Tiernan, qui lui adressa un bref sourire. - Nous avons vérifié la liste de l'équipe de nuit chez Moyce's, annonça-t-elle. Il y avait quarante-cinq employés de service. Pour le moment, les commandos GAT en ont comptabilisé vingt-neuf au cours de l'assaut, tous tués ou capturés. - Merde, fit Bernard Gibson. Ça fait seize de ces salopards en liberté. - Non, dit fermement Diana. Je crois que nous avons eu un coup de chance. J'ai branché les IA sur les mécanoïdes des pompiers ; leurs capteurs sont profilés pour explorer des environnements à haute température. Jusqu'ici, ils ont localisé cinq cadavres dans le bâtiment, et trente pour cent de celui-ci n'ont pas encore été couverts. Cela nous laisse onze personnes dans la nature. - C'est encore trop, murmura Landon. - Je sais. Mais nous avons la certitude que six des camions éliminés avaient à leur bord un membre de l'équipe de nuit. Leurs processeurs et leurs circuits auxiliaires souffraient d'avaries aléatoires. Le genre d'interférence subie par l'avion d'Adkinson. - Reste donc cinq, murmura Warren Aspinal. - Oui, monsieur, dit Diana. Je suis pratiquement sûre qu'ils se trouvent dans les autres camions. - Eh bien, madame Tiernan, intervint Léonard DeVille, " pratiquement " ne suffit pas quand nous avons affaire à une menace susceptible de nous anéantir tous en moins d'une semaine. Diana ne prit pas la peine de se tourner vers lui. - Ce ne sont pas là des suppositions hasardeuses, monsieur. Primo, les IA ont confirmé qu'aucun autre véhicule n'était entré ou sorti de l'immeuble de Moyce's après l'arrivée du taxi de Jacob Tremarco. - Ils sont donc partis à pied. - Je ne pense pas que ce soit le cas, monsieur. Le quartier est complètement quadrillé par des capteurs de sécurité, les nôtres plus ceux des compagnies exerçant leur activité dans les immeubles voisins. Nous avons accédé à toutes les mémoires système. Aucun véhicule n'est sorti de chez Moyce's. Excepté les camions. - Ce que nous avons vu ce soir est une opération raisonnée de dispersion à grande échelle, dit Landon McCullock. Les trois de l'ambassade se sont entièrement consacrés à la distribution du virus énergétique dans la zone la plus étendue qu'ils pouvaient couvrir. Une stratégie on ne peut plus logique. Plus le virus sera répandu, plus il nous faudra de temps pour le contenir, et plus le nombre de personnes infectées sera important, ce qui accroîtra encore nos difficultés. Une spirale redoutable. - Ils ne peuvent rester en ville que durant un temps limité, intervint Ralph. Et c'est en ville que nous avons le plus de facilité pour les repérer et les éliminer. Par conséquent, ils savent que c'est une perte de temps et d'effort que d'y répandre la contamination, du moins au début. Alors que la campagne fait pencher la balance en leur faveur. S'ils l'emportent sur ce terrain, les principales zones urbaines de Xingu vont devenir des villes en état de siège. Nous nous retrouverons dans une situation qui ne pourra que déboucher sur l'échec. C'est ce qui s'est passé sur Lalonde. Je suppose que Durringham est tombée maintenant. Léonard DeVille opina sèchement. - Secundo, reprit Diana, les personnes infectées semblent incapables d'arrêter les camions. À moins qu'elles n'utilisent leur feu blanc pour détruire physiquement le moteur ou le système d'alimentation, les camions ne feront halte qu'une fois atteint le premier point de livraison de leur itinéraire. Et si un porteur de virus tente de détruire un camion, les processeurs de l'autoroute le repéreront tout de suite. D'après les informations que nous avons rassemblées jusqu'ici, il semble que leur champ de contre-mesures électroniques ne leur permette pas de changer la destination d'un camion. Quoique puissant, ce champ n'est pas assez sophistiqué pour leur donner accès aux processeurs de guidage et altérer les programmes mis en ligne. - Vous voulez dire qu'ils sont piégés à l'intérieur des camions ? demanda Warren Aspinal. - Oui, monsieur. - Et aucun des camions n'a encore atteint sa destination, ajouta Vicky Keogh en souriant au ministre de l'Intérieur. Comme l'a dit Diana, c'est un coup de chance pour nous. - Ils ne sont donc pas omnipotents, Dieu merci, s'exclama le Premier ministre. - Pas tout à fait, mais presque, tempéra Ralph. La situation que venait de décrire Diana n'avait pas suffi à lui remonter le moral. La crise était trop grave, trop urgente. Les émotions se retrouvaient à la traîne des événements ; à cet égard, la traque des trois de l'ambassade évoquait le combat spatial : tout se passait trop vite pour que les combattants aient des réactions autres que simplistes, on n'avait ni le temps de réfléchir ni celui de faire le point. - Et Angeline Gallagher ? demanda-t-il. Est-ce que les IA ont retrouvé sa trace ? - Non, dit Diana. Elles n'ont localisé que les deux taxis et l'autocar Longhound. Les commandos du G AT sont en route. Douze minutes furent nécessaires pour régler le problème des taxis. Ralph demeura à l'Unité 1 pendant les opérations d'interception, recevant des rapports télétransmis par les chefs des deux commandos du GAT. Le premier taxi était garé au bord de l'une des rivières sinueuses qui arrosaient Pasto. Il avait cessé toute communication avec les processeurs du contrôle routier alors qu'il approchait d'une péniche. Les caméras de surveillance routière, braquées sur le véhicule gris depuis onze minutes, n'avaient remarqué aucun mouvement, ni autour du taxi ni autour de la péniche. Les membres du commando convergèrent sur lui en adoptant une manoeuvre d'approche des plus classiques. Feux éteints, portes entrouvertes, personne à l'intérieur. Un technicien ouvrit un panneau d'accès au système et y brancha son bloc-processeur. L'IA de la police sonda les circuits et les cellules mémo-rielles du véhicule. - Fausse alerte, rapporta Diana. Un court-circuit a électrisé le châssis, détruisant la plupart des processeurs et désactivant les autres. Pas étonnant qu'on ait cru qu'il avait été utilisé par l'ennemi. Le second taxi avait été abandonné dans le parking souterrain d'une rue résidentielle. Le commando du GAT arriva sur les lieux alors que trois techniciens de la compagnie de taxis venaient l'évacuer avec une dépanneuse. Les colonnes AV de l'Unité 1 diffusèrent une scène pleine de bruit et de fureur, les policiers ne courant aucun risque avec les trois nouveaux venus. Après avoir procédé à un diagnostic sur place, les techniciens découvrirent que l'électro-matrice du taxi était défectueuse et que les circuits du véhicule étaient sujets à de fortes surtensions. - Gallagher est forcément à bord de l'autocar, dit Landon McCullock. Il coupa la communication avec le commando du GAT, désireux de se dispenser des obscénités que proféraient les employés de la compagnie de taxis. - Je suis en mesure de vous le confirmer, déclara Diana. Cette saleté ne répond pas aux ordres que nous lui adressons via les processeurs de contrôle de l'autoroute. - Je croyais que leur champ de contre-mesures électroniques était incapable d'altérer les programmes, fit remarquer Léonard DeVille. - L'autocar conserve son itinéraire mais refuse de répondre, répliqua-t-elle. Elle avait passé trois heures pleines en interface avec les IA qu'elle dirigeait, et cela commençait à lui porter sur les nerfs. D'un froncement de sourcils, Warren Aspinal fit signe à son collègue ministre de se calmer un peu. - Le commando G AT survolera l'autocar dans quatre-vingt-dix secondes, dit Bernard Gibson. Nous verrons alors ce qui se passe exactement. Ralph télétransmit une demande de rapport tactique aux processeurs de l'Unité 1. Ses naneuroniques visualisèrent une carte de Xingu, dont les contours évoquaient un losange grossièrement dessiné et pourvu d'une queue incurvée. Quarante et un camions avaient été localisés et annihilés, trajectoires et points d'impact étant matérialisés par des symboles verts et pourpres. L'autocar était une tache d'ambre criard courant le long de l'autoroute M6, qui traversait la région de Mortonridge, une chaîne montagneuse franchissant l'équateur au sud du continent. Il accéda ensuite aux capteurs de l'avion hypersonique volant en tête de formation. Celui-ci était en train de décélérer pour passer en vitesse subsonique. Aucun programme de discrimination ne pouvait éliminer les vibrations causées par l'emploi des aérofreins. Ralph dut prendre son mal en patience, sentant le sang bouillir dans ses veines. Si Angeline Gallagher n'était pas à bord de cet autocar, alors le continent était perdu. Au-dessous de lui, le ruban de la M6 se dévidait dans l'air tropical. Les secousses de l'avion s'atténuèrent, et il découvrit des centaines de voitures, de fourgonnettes, d'autocars et de camions garés dans les aires de repos de l'autoroute. Leurs phares illuminaient les luxuriants espaces verts, et plusieurs centaines de personnes erraient autour d'eux, quand elles ne profitaient pas de l'arrêt pour faire un pique-nique nocturne. L'autocar était facile à repérer dans cette masse figée, car c'était la seule source lumineuse mobile sur la chaussée, filant vers le sud à deux cents kilomètres à l'heure. Il passait en rugissant devant les curieux massés contre les barrières de sécurité, ignorant superbement les messages prioritaires que lançaient à ses circuits les processeurs de régulation du trafic. - Qu'est-ce que c'est que ce truc, bon sang ? Vicky Keogh venait de formuler à haute voix la question que se posaient tous ceux qui accédaient aux capteurs de l'avion hypersonique. La compagnie routière Longhound avait une flotte d'autocars d'un modèle standard, à soixante places, fabriqués sur le continent d'Esparta, identifiés par une carrosserie vert et pourpre. Elle exerçait son activité sur toute la planète Ombey, reliant avec rapidité et efficacité les villes et les villages de tous les continents. Pour le moment, ni l'économie ni la population de la principauté ne justifiaient la construction d'un réseau de vid-trains interurbain comme on en trouvait sur la Terre et sur Kulu. Les autocars Longhound étaient un spectacle familier sur les autoroutes ; tous les habitants de la planète les avaient utilisés au moins une fois. Mais le véhicule en fuite qui roulait en trombe sur la M6 ne ressemblait en rien à un autocar Longhound. Alors que le modèle standard avait des lignes sobres et agréables, ce monstre était profilé comme s'il avait été conçu par l'industrie aérospatiale. Son nez en forme de coin s'élargissait pour se fondre dans un habitacle à section ovale, à l'arrière duquel poussaient des ailerons triangulaires. Sa carrosserie était gris argent, ses fenêtres d'un noir absolu. Derrière les roues arrière, une ouverture circulaire crachait une épaisse fumée grise. - Est-ce qu'il a pris feu ? demanda Warren Aspinal, totalement déconcerté. - Non, monsieur. (Diana semblait étrangement gaie.) Ceci est le tuyau d'échappement d'un moteur diesel. - Un quoi ? - Diesel. Ce véhicule est un omnirover Ford-Nissan ; son moteur à combustion consomme du gasoil. Le Premier ministre avait lui aussi procédé à des recherches dans l'encyclopédie de ses naneuroniques. - Un moteur brûlant des hydrocarbures ? - Oui, monsieur. - Non seulement c'est ridicule, mais en plus c'est illégal. - Ça ne l'était pas à l'époque où ce véhicule a été construit, monsieur. Selon mes fichiers, le dernier exemplaire est sorti en 2043 des chaînes de montage de Turin. Je veux parler de la ville de Turin, sur Terre. - Les archives indiquent-elles que ce véhicule a pu être importé par un musée ou un collectionneur privé ? interrogea Landon McCullock d'une voix patiente. - Les IA n'ont rien trouvé. - Jenny Harris a observé un phénomène similaire sur Lalonde, dit Ralph. Elle a vu un bateau à aubes d'un modèle bizarre lors de sa dernière mission. Son apparence avait été altérée et il ressemblait à une antiquité datant de l'époque prétechnologique de la Terre. - Seigneur, marmonna Landon McCullock. - Ça se tient, déclara Diana. Ses processeurs nous transmettent toujours le code d'identification correct. Ils doivent avoir enveloppé l'autocar Longhound dans une illusion. L'avion hypersonique passa au-dessus du véhicule à cent mètres d'altitude. L'omnirover zigzaguait sur la chaussée, sans se soucier de respecter le marquage au sol. Ses mouvements saccadés empêchaient le pilote de se positionner au-dessus de lui. Prenant conscience du détail qui le tracassait, Ralph demanda à un capteur optique d'effectuer un zoom. - C'est bien plus qu'une simple illusion holographique, dit-il. Examinez bien l'ombre de l'autocar : elle reproduit fidèlement ses contours. - Comment font-ils ça ? s'enquit Diana. Sa voix trahissait une curiosité teintée d'excitation. - Posez donc la question à Santiago Vargas, rétorqua Vicky Keogh. - Aucune théorie connue ne nous permettrait de manipuler les surfaces solides de cette manière, dit Diana, sur la défensive. Ralph eut un grognement irrité. Il avait déjà entendu ce genre de conversation sur Lalonde, quand ils essayaient de comprendre comment le satellite d'observation de la SEL avait pu être brouillé. Aucun principe connu. Le concept même de virus énergétique était révolutionnaire. Santiago Vargas avait parlé de " possession ". Ralph frissonna. Si la foi chrétienne n'avait jamais été fermement ancrée en lui, il était néanmoins un bon sujet du royaume de Kulu. - Notre priorité est d'arrêter cet autocar. Les policiers du GAT pourraient atterrir sur son toit s'ils étaient équipés d'armures volantes, mais ils ne peuvent pas sauter depuis l'avion hypersonique. - Utilisons les plates-formes DS pour creuser un cratère dans l'autoroute, suggéra l'amiral Farquar. Ça l'obligera à s'arrêter. - Savons-nous combien de personnes se trouvent à bord de cet autocar ? demanda Landon McCullock. - Malheureusement, il était plein quand il a quitté l'aéroport de Pasto, répondit Diana. - Merde. Soixante personnes. Nous devons tenter de l'arrêter sans le démolir. - Commençons par envoyer d'autres commandos en renfort, dit Ralph. Trois avions, ça ne suffit pas. Et il faut immobiliser le car au centre exact d'un cordon sanitaire. Peut-être avons-nous affaire à soixante ennemis, et nous devons être sûrs qu'aucun d'eux ne nous échappera. L'autoroute est bordée par une véritable jungle, on dirait. - Les renforts peuvent arriver sur place dans sept minutes, déclara Bernard Gibson. - Merde... C'était le pilote qui venait de télétransmettre ce juron. Un javelot de feu blanc avait jailli de l'autocar pour transpercer le ventre de l'avion. Secoué, celui-ci prit du champ à vive allure, virant de quatre-vingt-dix degrés ou presque. D'étincelantes gouttes de céramique fondue coulèrent de la brèche ouverte dans son fuselage, aspergeant la chaussée qui se mit à brûler. Privé de son aérodynamisme, l'appareil commença à tanguer et à perdre de l'altitude. Le pilote tenta désespérément de redresser, mais il était déjà trop tard. Il parvint à la même conclusion que l'ordinateur de bord et activa le système de protection en cas de crash. Une mousse sous haute pression envahit la cabine, inondant les policiers du GAT. Les générateurs de valence la solidifièrent en moins d'une seconde. L'avion s'écrasa, traçant un large sillon dans la végétation et la terre noire et meuble. Son nez, ses ailes et sa gouverne se brisèrent, projetant dans la nuit des éclats tranchants. Le lourd cylindre formant la cabine parcourut soixante-dix mètres supplémentaires, semant derrière lui des éléments de sa structure et des modules auxiliaires réduits en pièces. Il s'arrêta brusquement en butant sur une petite colline. Les générateurs de valence se désactivèrent, et l'épave dégorgea des torrents de mousse qui se fondirent dans la boue. À l'intérieur, des silhouettes s'agitaient faiblement. Bernard Gibson poussa un soupir peiné. - Je crois que personne n'est blessé. L'un des deux avions hypersoniques restants se dirigeait sur les lieux du crash. L'autre suivait toujours l'autocar, demeurant prudemment un kilomètre derrière lui. - Seigneur, gémit Vicky Keogh. Il ralentit. Ils vont descendre. - Que pouvons-nous faire ? demanda le Premier ministre. Il semblait à la fois furieux et terrifié. - Un seul commando ne suffira pas à les arrêter, dit Ralph. Il se faisait l'impression d'un traître. J'ai trahi ces pauvres gens. J'ai échoué. - Il y a soixante personnes dans cet autocar, s'exclama Warren Aspinal, livide. Peut-être réussirons-nous à les guérir. - Oui, monsieur, je le sais, dit Ralph. Il prit un visage dur, tentant de dissimuler son indignité, et se tourna vers Landon McCullock. Le commissaire souhaitait visiblement argumenter ; il jeta un coup d'oeil à son adjointe, qui haussa les épaules d'un air impuissant. - Amiral Farquar ? télétransmit Landon McCullock. - Oui. - Éliminez l'autocar. Grâce aux capteurs de l'avion hypersonique, Ralph vit un rayon laser venu du ciel frapper l'impossible véhicule. L'espace d'un instant, la silhouette de l'autocar Longhound lui apparut sous la cape d'illusion, comme si le but de l'arme était d'exposer la vérité. Puis le barrage énergétique incinéra le véhicule, ainsi qu'un disque de chaussée d'un diamètre de trente mètres. Lorsqu'il considéra les visages de ceux qui l'entouraient, il vit reflétées sur eux l'horreur et la consternation qui l'habitaient. Le regard de Diana Tiernan croisa le sien, et son vieux visage affable se para d'une tragique compassion. - Je suis navrée, Ralph, dit-elle. Nous n'avons pas été assez rapides. Les IA viennent de m'apprendre que l'autocar s'était arrêté dans les quatre premières villes figurant sur son itinéraire. 3. Al Capone était habillé comme Al Capone avait toujours été habillé : avec style. Il portait un complet croisé en serge bleue, une cravate en soie à motif cachemire, des souliers en cuir verni noir et un feutre mou gris perle posé sur son crâne avec désinvolture. À chacun de ses doigts était passée une bague en or portant une pierre précieuse, l'ensemble formant un arc-en-ciel étincelant. L'auriculaire avait droit à un diamant bleu-vert. Il n'avait pas mis longtemps à constater que les habitants de ce monde futur n'avaient guère le sens de la mode. Tous les costumes qu'il voyait étaient taillés sur le même modèle, ample et en soie, et leurs couleurs vives et leur coupe ajustée les faisaient ressembler à des kimonos. Ceux qui ne portaient pas le costume étaient vêtus d'un gilet et d'une chemise de sport. Ajustés également, en tout cas chez les moins de trente-cinq ans. Al avait commencé par reluquer les pépées, convaincu que c'étaient toutes des putains. Quelle honnête fille s'habillerait ainsi, en exhibant une si grande partie de son anatomie ? Les jupes leur couvraient à peine les fesses, les shorts ne valaient guère mieux. Mais non. C'étaient juste des filles ordinaires, souriantes, heureuses, normales. Les habitants de cette ville n'étaient pas tellement à cheval sur la moralité et la décence. Ici, ce qui aurait filé un coup de sang à un prêtre de chez lui ne faisait même pas lever un sourcil. - Je crois que cette vie va me plaire, dit Al. Et quelle étrange vie c'était là. Il semblait s'être réincarné en magicien : un vrai magicien, pas comme ces fumistes d'illusionnistes qu'il embauchait dans ses clubs à Chicago. Ici, tout ce qu'il désirait surgissait du néant. Il lui avait fallu un bon moment pour s'y habituer. Tu penses à quelque chose et... presto ! Gagné. Tu as tout ce que tu veux, d'une Thompson en état de marche à un dollar d'argent scintillant sous le soleil brûlant. Fichtrement utile pour les vêtements, en tout cas. Brad Lovegrove avait porté une salopette en tissu lustré rouge foncé, digne d'un minable éboueur. Al entendait Lovegrove gémir à l'intérieur de lui, comme s'il avait un lutin niché au centre de son cerveau. Il braillait comme un jobard et débitait des trucs à l'avenant. Mais on trouvait de l'or dans le crassier, des pépites de vingt-quatre carats. Comme... tiens, au début, quand il avait retrouvé ses esprits, Al avait pensé qu'il était peut-être sur Mars ou Vénus. Pas du tout. La Nouvelle-Californie ne tournait même pas autour du même soleil que la Terre. Et on n'était plus au XX1 siècle, par-dessus le marché. Jé-sus, on avait besoin d'un verre après ça si on ne voulait pas perdre la boule. Et où se payer un godet ? Al s'imagina en train d'étouffer le petit lutin, comme si son cerveau était un muscle géant. Qui se contractait lentement. Un méga centre commercial à l'intersection de Longwalk et Sunrise, miaula silencieusement Lovegrove. Il y a là-bas un magasin spécialisé proposant les alcools de toutes les planètes de la Confédération, et peut-être même du bourbon importé de la Terre. Tout ce qu'on peut trouver à boire dans la galaxie ! Qu'est-ce que vous dites de ça ? Al se mit donc en route. C'était une journée formidable. Le trottoir était si large qu'on aurait plutôt dit un boulevard ; pas de pavés, mais un revêtement d'un seul tenant, sans joints, un matériau qui était un mélange de marbre et de béton. Dans des cratères creusés tous les quarante yards environ poussaient des arbres luxuriants, où pendaient des gerbes de fleurs ovales de deux pieds de long et d'un incroyable violet métallisé. Al aperçut quelques camions pas plus grands que des poubelles qui circulaient tranquillement parmi les promeneurs goûtant cette fin de matinée ensoleillée, des machines comme Henry Ford lui-même n'en avait jamais rêvé. Des mécanoïdes utilitaires, lui expliqua Lovegrove, qui nettoient le trottoir et ramassent les détritus et les feuilles. Le bas des gratte-ciel était affecté aux épiceries fines, bars, restaurants et cafés ; les tables s'étalaient sur le trottoir, exactement comme dans une ville européenne. Des galeries s'enfonçaient profondément à l'intérieur des bâtiments. D'après ce qu'Ai pouvait voir, l'autre côté de la rue, situé à cent cinquante yards environ, offrait le même décor de parc d'amusement pour richards. Malheureusement, il était impossible d'y aller à pied, il n'y avait pas de passage dans la barrière de verre et de métal qui bordait la route. Al demeura quelque temps le visage collé à la vitre, regardant les voitures silencieuses. Des projectiles géants montés sur roues. Tous étincelants, comme du chrome coloré. On n'a même plus besoin de les diriger, lui expliqua Lovegrove, ils se conduisent tout seuls. Une sorte de moteur électrique sophistiqué, pas d'essence. Et la vitesse, plus de deux cents kilomètres à l'heure. Al savait très bien ce qu'étaient des kilomètres ; c'était ainsi que les Français appelaient les miles. Mais il ne faisait pas trop confiance à une voiture qu'il ne pouvait pas conduire lui-même, surtout quand elle allait aussi vite. Et, de toute façon, sa présence semblait foutre le bordel dans l'électricité. Aussi s'en tenait-il à la marche. Les gratte-ciel lui donnaient le vertige tellement ils étaient hauts, et quand on levait la tête vers eux, tout ce qu'on voyait c'étaient des reflets d'autres gratte-ciel. On avait l'impression qu'ils s'inclinaient vers la rue pour emprisonner ce qui se trouvait en dessous. Lovegrove lui dit qu'ils étaient si hauts que leurs sommets étaient conçus pour osciller sous le vent, lentement, vingt-trois mètres en arrière, vingt-trois mètres en avant. - La ferme, grommela Al. Le lutin se recroquevilla un peu plus sur lui-même, lové comme un serpent. Les passants regardaient Al, intrigués par ses vêtements. Al leur rendait leurs regards, partagé entre l'extase et la fascination. C'était pour lui un choc de voir des Noirs et des Blancs ainsi mêlés, sans parler des autres types : des Méditerranéens à la peau claire comme lui, des Chinois, des Indiens... Certains avaient l'air de s'être trompés de couleur en teignant leurs cheveux. Ahurissant. Et tous paraissaient tellement bien dans leur peau, avec leur perpétuel sourire intérieur. Ils affichaient une nonchalance et une assurance comme il n'en avait jamais vu. Envolé, le démon qui guidait tant de gens dans les années 1920, comme si les sages de la ville avaient effacé tous les soucis. En plus, ils respiraient la santé. Après avoir parcouru un pâté de maisons et demi, Al n'avait toujours rencontré personne qui soit ne serait-ce qu'empâté. Pas surprenant qu'ils portent des vêtements courts. Un monde où tous s'entraînaient en permanence pour la finale, y compris les septuagénaires. - Vous avez encore le base-bail, hein ? marmonna Al. Oui, confirma Lovegrove. Ouais, pour sûr, le paradis. Au bout d'un moment, il enleva sa veste et la glissa sur son épaule. Il marchait depuis un quart d'heure et avait l'impression de ne pas avoir avancé d'un pas. La grande avenue de gratte-ciel n'avait absolument pas changé. - Hé ! mon pote, héla-t-il. Un Noir aux allures de boxeur professionnel se retourna et lui jeta un regard amusé en découvrant ses vêtements. Il avait un bras passé autour des épaules d'une fille : le teint basané d'une Indienne, blonde comme un bébé. Une ample jupe-culotte permettait de reluquer ses longues jambes. Beau brin de fille, pensa Al, et il lui adressa un grand sourire. Vachement bien roulée, cette poupée. Il lui vint brusquement à l'esprit qu'il n'avait pas couché avec une femme depuis six siècles. Elle lui retourna son sourire. - Comment est-ce que j'appelle un taxi par ici ? - Télétransmettez une demande aux ordinateurs de l'autoroute, mon vieux, répondit le Noir d'un ton jovial. La ville a un million de taxis. Ils ne font pas de profits, mais c'est pour ça qu'on est là, nous les couillons de contribuables. Pour combler le manque à gagner, n'est-ce pas ? - Je ne peux pas demander aux ordi-machins, je ne suis pas d'ici. La fille rigola. - Vous débarquez d'un vaisseau ? Al porta deux doigts sur le bord de son feutre. - En quelque sorte, madame. En quelque sorte. - Super. Vous venez d'où ? - De Chicago. Sur Terre. - Hé ! génial ! C'est la première fois que je rencontre quelqu'un de la Terre. C'est comment ? Le sourire d'Aï perdit de son éclat. Jé-sus, les femmes ici n'avaient pas froid aux yeux. Et le bras du Noir qui lui entourait toujours l'épaule. Le gars avait l'air de s'en ficher que sa souris fasse la conversation à un parfait inconnu. - Les villes se ressemblent toutes, dit Al en esquissant un geste vague vers les gratte-ciel d'argent, comme si c'était une explication suffisante. - Les villes ? Je croyais que vous n'aviez que des arches sur Terre ? - Ecoutez, vous allez me dire comment je peux dégotter un taxi, oui ou merde ? Il avait gaffé. Il le sut à l'instant où il vit l'expression du type se durcir. - Vous voulez qu'on en appelle un pour vous, mon pote ? Le regard du type s'attarda longuement sur les vêtements d'Aï. - Pour sûr, bluffa Al. - D'accord. Pas de problème. C'est fait. Sourire bidon. Al se demanda ce que le gars avait fait exactement. Il n'avait pas de montre-radio à la Dick Tracy pour appeler un taxi ou autre chose. Il se tenait là simplement, souriant, avec l'air de prendre Al pour une andouille. Lovegrove était en train de lui bourrer la tête avec des conne-ries à propos de téléphones miniatures dans le cerveau. Il en avait un lui aussi, disait-il, mais il était tombé en panne quand Al l'avait possédé. - Et si vous me parliez de Chicago ? demanda la fille. Al vit qu'elle était inquiète. Sa voix, ses manières, la façon dont elle s'était blottie contre le bras du type posé sur son épaule. C'était tout télégraphié, et il savait lire les signes. La peur chez les autres lui était familière. Il approcha brusquement son visage du Noir, lançant un regard hargneux à ce fils de pute qui jouait les petits malins. L'espace d'un instant, trois longues balafres palpitèrent sur sa joue gauche. - Je vais me souvenir de toi, enculé. Je te retrouverai. Je t'apprendrai le respect et crois-moi, mon pote, la leçon ne sera vraiment pas des plus agréables. (La rage, la rage d'antan, brûlait à présent dans son corps, faisait trembler ses membres, transformait sa voix en un grondement de tonnerre.) Personne ne se paie la tête d'Aï Capone ! Tu saisis ? Personne ne me traite comme une crotte de chien sur un soulier. J'ai régné sur Chicago, petit con. J'ai possédé cette ville. Je ne suis pas un de ces petits merdeux qu'on peut mener en bateau. Je. Mérite. Le. RESPECT. - Salaud de Rétro ! s'exclama l'homme en lui décochant un coup de poing. Même si le corps de Lovegrove n'avait pas été augmenté de la force énergétique que les âmes possédantes exhalaient dans l'environnement naturel, Al aurait probablement remporté la lutte. Ses années à Brooklyn lui avaient valu de nombreuses bagarres, et les gens avaient vite appris à éviter ses terribles accès de colère. Al esquiva instinctivement, lançant déjà son poing droit. La force du coup était canalisée, à la fois mentalement et physiquement. Il toucha l'homme exactement où il le voulait, sur le côté de la mâchoire. Il y eut un horrible bruit d'os fracassé. Puis un silence de mort. L'homme vola dans les airs sur cinq yards avant de retomber sur le trottoir, recroquevillé sur lui-même. Il glissa deux ou trois yards sur le revêtement de carbobéton avant de s'immobiliser, totalement inerte. Du sang jaillit de sa bouche là où l'os déchiqueté lui avait perforé la joue et la lèvre. Al regarda l'homme d'un air abasourdi. - Nom de Dieu ! Il éclata de rire. La fille hurla. Elle n'arrêtait pas. Al regarda autour de lui, soudain inquiet. Tout le monde sur le grand trottoir avait les yeux braqués sur lui et sur l'homme blessé. - Ferme-la ! souffla-t-il à la poule hystérique. Ferme-la ! Mais elle ne voulait pas. Elle ne faisait que hurler, hurler, hurler. Comme si elle était hurleuse de profession. Puis il perçut un autre son filtrant à travers ses beuglements, plus haut chaque fois qu'elle prenait sa respiration. Et Al Capone découvrit qu'il n'y avait pas que le bruit des coups de feu qu'il savait reconnaître après six cents ans. Les sirènes de police n'avaient guère changé, elles non plus. Il se mit à courir. Les gens s'écartaient sur son passage comme des chatons devant un pit-bull. Des cris et des vociférations éclataient de tous côtés. - Arrêtez-le ! - Dégagez ! - Saloperie de Rétro. - Il a tué ce mec. D'un coup de poing. - Non ! N'essayez pas... Un homme arrivait sur lui. Un costaud, tout en muscles, le corps ramassé comme un joueur de football américain prêt à plaquer. Al leva une main, d'un geste presque désinvolte, et le feu blanc gicla au visage du héros. Des pétales de chair noirs se détachèrent de l'os dans un grésillement. L'épaisse chevelure châtain prit feu avant d'être réduite en cendres. Après un râle d'agonie qui s'éteignit lorsque la douleur lui brouilla l'esprit, l'homme s'effondra. Ce fut alors l'affolement général. Les gens attroupés, au début alarmés, se transformèrent en une foule terrorisée. Fuyant sa présence à la débandade. Avec les spectateurs des derniers rangs happés et renversés par des pieds résonnant sourdement sur le trottoir. Al jeta un coup d'oeil par-dessus son épaule et vit qu'une section de la barrière de la rue s'était rabattue. La voiture de police glissa par-dessus, dans sa direction. La carrosserie fuselée comme un avion, avec l'avant noir et bleu effilé telle la pointe menaçante d'un javelot. Des lumières aveuglantes clignotaient sur le toit. - Plus un geste, Rétro, retentit une voix depuis la voiture. Al ralentit le pas. Il y avait une galerie devant lui, mais son entrée voûtée était suffisamment large pour laisser passer la voiture. Merde ! Quarante minutes qu'il était revenu en ce monde, et les flics étaient déjà à ses trousses. Pour ne pas changer. Il s'arrêta, se retourna et se planta face à eux, tenant fermement dans ses mains la Thompson plaqué argent. Et - oh, merde - deux autres voitures de police s'amenèrent de la rue pour se ranger l'une à côté de l'autre, juste devant lui. De grands hayons se déployèrent comme des ailes à l'arrière et des choses en sortirent en courant. Ce n'étaient pas des humains, ce n'étaient pas des animaux. Des animaux mécaniques ? Quoi que ce soit, ils n'avaient pas vraiment l'air inoffensifs. De grosses carcasses en métal terne d'où dépassaient des canons de fusil épais et courts. Beaucoup trop de jambes, et tout ce caoutchouc, pas de genoux ni de chevilles. Des mécanoïdes d'assaut, l'informa Lovegrove. Et il y avait une pointe d'excitation dans sa voix mentale. Lovegrove s'attendait à ce que ces choses le battent. - Ils marchent à l'électricité ? demanda Aï-Gui. - Bon. Il repéra celui qui prenait position et jeta son premier charme. Le sergent Alson Loemer, placé à la tête de la patrouille, savourait déjà sa future promotion quand il arriva sur les lieux. Il avait été ravi lorsque ses naneuroniques avaient reçu les dernières informations en provenance du commissariat. Avec ses vêtements exotiques, l'homme avait assurément l'allure d'un Rétro. Cela faisait trois jours que le gang de terroristes costumés à l'ancienne narguait la police en sabotant les systèmes de la ville au moyen d'une arme à plasma d'un nouveau genre et d'un champ de brouillage électronique. Sans parler des autres incidents. La majorité des policiers avaient recueilli des tuyaux sérieux à propos d'étranges kidnappings, des gens apparemment choisis au hasard qu'on enlevait la nuit en pleine rue. Et on n'avait pas pu coincer un seul Rétro pour le faire parler. Les agences de presse diffusaient sur le réseau tout un tas d'hypothèses gratuites : secte religieuse, groupe de mercenaires étrangers et autres conjectures encore plus extravagantes. Le maire s'arrachait les cheveux et fondait tous ses espoirs sur le préfet de police. Des gros fortiches d'un service de renseignement gouvernemental avaient débarqué incognito dans les couloirs du commissariat. Mais ils ne savaient rien de plus que les policiers de patrouille. Et voilà que lui, le sergent Loemer, allait épingler un de ces fumiers. Il guida son véhicule par-dessus la barrière rabattue et avança sur le trottoir. Le criminel était juste devant lui, détalant en direction de la tour Uorestone. Deux autres voitures de la police du quartier vinrent l'appuyer, refermant le piège autour du criminel, le prenant en tenaille. Loemer déploya ses deux méca-noïdes d'assaut et leur transmit l'ordre d'isoler le criminel et de le mettre hors d'état de nuire. Ce fut à ce moment-là que la voiture de patrouille commença à se comporter bizarrement, prenant tout à coup de la vitesse. Les capteurs révélèrent les citoyens affolés qui se sauvaient à toutes jambes devant elle ; l'un des mécanoïdes avançait en chancelant, tirant au hasard. Loemer lança aussitôt un ordre d'arrêt au processeur de contrôle. Ce qui ne changea pas grand-chose. Puis le Rétro se mit à tirer sur les voitures de patrouille. L'arme qu'il utilisait perça le blindage, brisant les essieux et les moyeux. Les roulements en métal firent entendre le crissement caractéristique, et immédiatement reconnaissable, qui annonçait la cassure imminente. Loemer s'empressa d'actionner la sécurité manuelle, coupant net le circuit électrique. La voiture fit un tête-à-queue et des bonds sur la barrière avant de percuter de plein fouet l'un des arbres de Regree plantés le long du trottoir. L'alarme de crash retentit, assourdissant quelque peu un Loemer déjà étourdi, et le hayon latéral de sortie de secours s'éjecta. Le siège bulle de Loemer glissa le long de ses rails télescopiques. Les denses éléments de la bulle translucide qui le confinaient dans un espace protégé s'ouvrirent comme des pétales, lui permettant de se jeter à genoux, gémissant, tandis que l'air autour de lui vomissait une volée d'impulsions sensorielles d'une terrible puissance. Ses naneuroniques furent incapables de transmettre un code de fermeture aux mécanoïdes d'assaut détraqués. La dernière chose qu'il vit alors qu'il s'effondrait sur le sol fut l'arbre de Regree ravagé qui commençait à basculer juste au-dessus de lui. Al lui-même fut secoué par le mitraillage chaotique. La jubilation morbide qu'il éprouvait au spectacle des voitures qui dérapaient et s'écrasaient fut vite écourtée par le déferlement de lumière, de sons et d'odeurs. Son pouvoir énergétique lui permit d'en encaisser la plus grande partie, mais il préféra tourner les talons et entama une course chancelante vers l'entrée de la galerie. Derrière lui, les mécanoïdes d'assaut continuaient à arroser la rue de leurs tirs désordonnés, se déplaçant d'un pas lourd comme s'ils étaient ivres. Deux d'entre eux se télescopèrent et rebondirent avant de s'écrouler sur le sol, leurs jambes battant l'air, tels des scarabées tombés sur le dos. Le trottoir était jonché de corps prostrés. Ils ne sont pas morts, pensa Al, juste complètement groggy. Jé-sus, ces espèces de soldats mécaniques étaient foutrement dangereux. Et, à la différence de vrais policiers, on ne pouvait pas les acheter. Peut-être que la Nouvelle-Californie n'était pas tout à fait le paradis, après tout. Al tituba le long de la galerie, pris dans le flot de gens tentant désespérément d'échapper au massacre. Son costume commença à disparaître, la couleur vive et la coupe ajustée laissant place à la terne salopette d'origine de Lovegrove. Il releva une fillette en larmes et la porta dans ses bras. Son geste secourable lui donna du baume au cour. Ces enfoirés de flics sans cervelle auraient dû s'assurer qu'elle était à l'abri avant de se ruer sur lui en ouvrant le feu. Pareille chose ne serait jamais arrivée à Chicago. À deux cents yards à l'intérieur de la galerie, il s'arrêta au milieu d'un groupe de gens paniques, hors d'haleine. Ils s'étaient suffisamment éloignés des décharges sensorielles pour en éviter les effets. Des parents et des enfants cramponnés les uns aux autres, et d'autres qui appelaient désespérément des amis ou des êtres chers. Al posa à terre la fillette qui continuait de pleurer, sans doute sous l'effet du gaz boche plutôt qu'à cause d'une quelconque blessure. Puis sa mère arriva en courant et la serra frénétiquement dans ses bras. Al eut droit à une profusion de remerciements. Une dame très bien. Qui se souciait de ses enfants et de sa famille. C'était bien, c'était digne. Il regretta de ne plus avoir son feutre pour pouvoir y porter la main afin de la saluer. Au fait, comment les gens de ce monde exprimaient-ils ce genre de courtoisie ? Cette question laissa Lovegrove perplexe. Il repartit dans la galerie. Les flics allaient envahir le coin d'ici à quelques minutes. Encore cent cinquante yards et il se retrouva dans la rue. Il marcha d'un pas normal. Peu importait la direction qu'il prenait, il devait avant tout s'éloigner. Cette fois, il conserva sur lui la salopette de Lovegrove. Personne ne fit attention à lui. Al ne savait pas très bien que faire ensuite. Tout était si étrange. Ce monde, sa situation. À vrai dire, étrange n'était pas le mot qui convenait, c'était plutôt déboussolant. Voire carrément terrifiant. Pas très rassurant de se dire que les prêtres avaient raison quand ils parlaient de la vie après la mort, du paradis et de l'enfer. Il n'était jamais beaucoup allé à l'église, au grand désarroi de sa maman. Je me demande si on m'a accordé la rédemption, si j'ai payé mon dû au Ciel. Est-ce la raison pour laquelle je suis revenu ici-bas ? Mais si on se réincarnait, n'était-ce pas au départ dans la peau d'un bébé ? Ce n'était pas le genre de pensées auxquelles il était habitué. Un hôtel, dit-il à Lovegrove, j'ai besoin de me reposer et de réfléchir à ce que je vais faire. Apparemment, la plupart des gratte-ciel disposaient d'appartements à louer. Mais il faudrait payer. La main d'Aï se porta instinctivement à une poche sur la jambe de la salopette. Il en sortit un crédisque de la Banque jovienne, une grosse pièce de monnaie, miroitante comme du vif-argent d'un côté, magenta de l'autre. Docilement, Lovegrove lui expliqua comment ça marchait, et Al posa son pouce au centre. Un réseau de lignes vertes tremblotantes apparut sur la face argentée. - Bon sang ! Il essaya une nouvelle fois, se concentrant, faisant un vou pour que ça marche. Jouant les sorciers. Les lignes vertes commencèrent à former des figures, grossières au début, puis distinctes et régulières. On pourrait stocker les réserves de toute une planète sur un de ces disques, lui dit Lovegrove. Al dressa l'oreille à ces mots. Puis il s'avisa qu'il y avait quelque chose de pas tout à fait normal. Une présence, proche. Il avait oublié les autres. Ceux qui étaient là quand il était arrivé dans le corps de Lovegrove. Les mêmes qui l'avaient abandonné dans le magasin désaffecté. Mais s'il fermait les yeux, et chassait de son esprit les bruits de la ville, il pouvait entendre un brouhaha dans le lointain. Cela venait du monde des tourments, les prières et les promesses lancées par les âmes errantes pour être ramenées en ce monde, pour vivre et respirer à nouveau. Cette image suscita en lui une vision très curieuse de la ville. D'épais murs de ténèbres au milieu d'une grisaille universelle. Des gens se mouvaient à travers ce monde où se répercutait le son altéré de leurs murmures, des fantômes audibles. Certains différents des autres. Plus bruyants, plus intelligibles. Un tout petit nombre parmi la multitude. Al ouvrit les yeux et regarda vers la rue. Une section de la barrière était en train de se rabattre. Une voiture fuselée s'arrêta devant elle. La porte papillon glissa vers le haut, et à l'intérieur se trouvait une vraie voiture, une authentique décapotable américaine déguisée en véhicule aérodynamique de la Nouvelle-Californie. Suspension basse, large capot, et des chromes un peu partout. Al ne reconnut pas le modèle qui était plus moderne que ceux des années 1920 ; quant aux années 1930 et 1940, il en avait un souvenir assez vague. L'homme sur le siège en cuir rouge lui fit un salut amical de la tête. - Tu ferais mieux de monter, conseilla-t-il. Les flics vont finir par te pincer si tu restes dans la rue. Ils sont un tantinet montés contre nous. Al jeta un oeil dans les deux directions, puis haussa les épaules et monta. À l'intérieur, l'image de la voiture fuselée teintait le dehors comme une bulle de savon colorée. - Je m'appelle Bernhard Allsop, dit l'homme assis au volant. (Il lança la voiture sur la route tandis que, derrière eux, la barrière remontait doucement.) J'ai toujours voulu avoir une Olds-mobile comme cette beauté, mais je n'ai jamais pu me l'offrir quand je vivais dans le Tennessee. - Et aujourd'hui c'est réel ? - Va savoir, mec ? Mais ça donne l'impression de l'être, en tout cas. Et je suis vachement reconnaissant de l'occasion qui m'est donnée d'en conduire une. On pourrait dire que je croyais bien que ça m'était passé à côté. - Ouais. Je vois ce que tu veux dire. - Tu as semé la perturbation là-bas, mec. Ces flics sont drôlement à cran. On écoutait l'équivalent de leur fréquence radio. - Je voulais juste un taxi, c'est tout. Un type a voulu faire le malin. - Il y a un truc pour circuler dans cette ville sans que la police le sache. Je serais ravi de te montrer ça un de ces quatre. - J'apprécie. Où allons-nous ? Bernhard Allsop sourit et fit un clin d'oil. - Je t'emmène voir le reste du groupe. On a toujours besoin de volontaires, c'est plutôt difficile à trouver. Il émit un rire, un couinement aigu et haché qui rappela à Al le cri du porcelet. - Ils m'ont abandonné, Bernhard. Je n'ai rien à leur dire. - Oui, bon. Tu sais ce que c'est. Tu n'étais plus tout à fait là, mec. J'ai dit que nous aurions dû t'emmener avec nous. La famille, c'est la famille, même si ce n'est pas exactement une famille dans ce cas-ci, tu vois ce que je veux dire ? En tout cas, heureux de voir que tu t'en es tiré finalement. - Merci. - Alors, c'est quoi ton nom, mec ? - Al Capone. L'Oldsmobile fit une embardée comme Bernhard sursautait. Ses doigts blanchirent alors qu'il resserrait sa prise sur le volant ; puis il risqua un regard en biais vers son passager. Là où, l'instant d'avant, se tenait un jeune homme de vingt ans vêtu d'une salopette rouge foncé, il y avait maintenant un individu d'origine latine à l'allure flegmatique, en complet croisé et chapeau feutre gris pigeon. - Tu te fous de moi ? Al Capone glissa la main sous sa veste et sortit une batte de base-bail miniature. Sous les yeux d'un Bernhard à présent des plus inquiets, l'objet s'allongea jusqu'à atteindre sa pleine dimension. Il ne fallait pas beaucoup d'imagination pour deviner la nature des taches sombres à son extrémité. - Non, dit Al poliment. Je ne me fous pas de toi. - Mince alors ! s'exclama Bernhard en s'efforçant de rire. Al Capone. - Oui. - Bon sang ! Al Capone dans ma voiture ! Ça, c'est quelque chose. - Assurément, c'est quelque chose. - C'est un plaisir, Al. Je veux, oui. Vraiment, un plaisir. Merde, tu étais le meilleur, Al, le champion. Tout le monde savait ça. J'ai fait un peu de trafic de gnôle à mon époque. Pas grand-chose, quelques bouteilles, c'est tout. Mais toi, tu approvisionnais une ville entière. Merde ! Al Capone. (Il tapa des deux mains sur le volant.) Bon sang ! il me tarde de voir leurs têtes quand je te ferai entrer. - Me faire entrer où, Bernhard ? - Dans le groupe, Al, dans le groupe. Hé ! ça ne te dérange pas si je t'appelle Al, hein ? Je ne veux pas t'offenser ni quoi que ce soit. Pas toi. - Ça va, Bernhard, tous mes amis m'appellent Al. - Tes amis. Ah ça oui ! - Ton groupe, que fait-il exactement, Bernhard ? - Ben voyons, il s'agrandit, bien sûr. C'est tout ce qu'on peut faire pour le moment. L'unité, c'est la force. - Tu es un communiste, Bernhard ? - Hé là ! Pas du tout, Al. Je suis un Américain. Je hais ces sales Rouges. - Pour moi, tu parles comme eux. - Non, tu te trompes du tout au tout. Plus on est nombreux, plus on a des chances, plus on est forts. Comme une armée ; tu mets plein de gens ensemble, ils ont la force d'affirmer leur autorité. C'est ce que je voulais dire, Al. Franchement. - Bon, et qu'est-ce que ton groupe a l'intention de faire une fois qu'il sera important et puissant ? Bernhard jeta à nouveau un regard oblique vers Al, perplexe cette fois-ci. - Se tirer d'ici, Al. Quoi d'autre ? - Quitter la ville ? - Non. Emporter la planète. (Il pointa un pouce en l'air.) Loin de ça. Loin du ciel. Al jeta un regard sceptique vers le haut. De chaque côté miroitaient les gratte-ciel. Leur taille ne l'inquiétait plus tellement à présent. Les réacteurs des vaisseaux mouchetaient le ciel d'azur, les traînées brillantes mettaient un long moment avant de se disperser. Il n'apercevait plus l'étrange petite lune. - Pourquoi ? s'enquit-il d'un ton naturel. - Bon sang ! Al. Tu ne le sens donc pas ? Le vide. Mon vieux, c'est terrible. Tout ce vide immense qui essaie de t'aspirer et t'avaler tout entier. (Sa gorge se serra, sa voix baissa.) Le ciel est comme là-bas. C'est encore et partout l'audelà. Nous allons nous cacher. Quelque part où nous n'allons plus jamais mourir, quelque part qui ne dure pas l'éternité. Où il n'y a pas de nuit vide. - Maintenant, on croirait entendre un prédicateur, Bernhard. - Eh bien, peut-être que je le suis un petit peu. Celui qui sait reconnaître la défaite est un homme sage. Ça ne me gêne pas de te le dire, Al. L'au-delà me fiche la trouille. Je ne veux plus jamais y retourner. Ça non ! - Alors, comme ça, vous allez déplacer la planète. - Exactement. - C'est un projet vachement ambitieux que vous avez là, Bernhard. Je vous souhaite beaucoup de chance. Maintenant laisse-moi à ce carrefour, là-bas. Je me débrouillerai tout seul pour trouver mon chemin. - Tu veux dire que tu ne vas pas t'y coller pour nous aider ? demanda Bernhard d'un ton incrédule. - Non. - Mais tu dois le sentir toi aussi, Al. Même toi. On le sent tous. Elles n'arrêtent pas de nous supplier, toutes ces âmes perdues. Tu n'as pas peur de retourner là-bas ? - Pas vraiment. La première fois que j'étais là-bas, ça ne m'a pas dérangé outre mesure. - Pas dérangé... ! Bon sang, tu es un putain de dur, Al. (Bernhard rejeta la tête en arrière et lança le cri des Confédérés.) Vous entendez, bande d'enculés, ça ne dérange pas Al Capone d'être mort ! Eh ben merde ! - Mais dis-moi, où se trouve cet endroit sûr où vous comptez emporter la planète ? - Je ne sais pas, Al. On va suivre Judy Garland derrière l'arc-en-ciel, pour ce que j'en sais. Aller dans un endroit où il n'y a pas de ciel. - Vous n'avez aucun plan, vous n'avez pas la moindre idée de votre destination. Et tu voudrais que je me joigne à ça ? - Mais ça va se faire, Al. Je te le jure. Quand on sera suffisamment nombreux, on y arrivera. Tu sais maintenant ce que tu es capable de faire tout seul. Pense à ce qu'on pourra faire quand on sera un million, deux millions. Dix millions. Rien ne pourra plus nous arrêter. - Vous allez posséder un million de personnes ? - Sûr. L'Oldsmobile descendit une longue rampe qui menait à un tunnel. Bernhard laissa échapper un soupir de satisfaction quand ils passèrent dans la lumière crue des éclairages orange. - Vous n'allez pas posséder un million de gens, dit Al. Les flics vous en empêcheront. Ils vont trouver un moyen. Nous sommes forts, mais nous ne sommes pas des super-héros à l'épreuve des balles. Ce truc qu'ont tiré les mécanoïdes d'assaut a failli me ramener là-bas. Si j'avais été plus près, je serais mort de nouveau. - Merde, c'est ce que je m'escrime à te dire, Al, se lamenta Bernhard. Nous allons augmenter nos effectifs. Alors ils ne pourront jamais plus nous atteindre. Al se tut. Ce que disait Bernhard se tenait en partie. Plus il y aurait de possédés, plus il serait difficile pour les flics de les empêcher de prendre de l'extension. Mais ils allaient se battre, ces flics. Comme des enragés une fois qu'ils se rendraient compte de l'étendue du problème, du terrible danger que représentaient les possédés. Les flics, tout ce qui faisait figure d'agent fédéral sur cette planète, l'armée ; tous frappant de concert. Ces enfoirés du gouvernement s'y mettaient toujours à plusieurs. Ils avaient aussi les armes des vaisseaux spatiaux ; Lovegrove marmonna quelque chose à propos de la puissance de ces armes, capables de transformer en quelques secondes des pays entiers en déserts de verre brûlant. Et que ferait Al Capone sur un monde où se déroulerait une telle guerre ? En fait, que ferait Al Capone sur un monde moderne quel qu'il soit ? - Comment vous emparez-vous des gens ? demanda-t-il à brûle-pourpoint. Bernhard avait dû percevoir le changement de ton, d'optique. Il devint soudain agité, déplaçant son derrière sur le cuir lustré rouge du siège tout en gardant un oeil attentif sur la route. - Eh bien c'est simple, Al, on les enlève dans la rue. La nuit, quand tout est calme et tranquille. Rien de bien compliqué. - Mais vous avez été repérés, non ? Ce flic m'a traité de Rétro. Vous vous êtes même fait une réputation auprès d'eux. Ils sont au courant de ce que vous faites. - Ben oui, c'est certain. Ce n'est pas tellement facile avec l'effectif que nous employons, tu sais. Comme je dis, nous avons besoin de beaucoup de gens. Parfois, on se fait repérer. C'est obligé que ça arrive. Mais ils ne nous ont toujours pas coincés. - Pas encore. (Al eut un rire chaleureux et passa son bras autour de l'épaule de Bernhard.) Tu sais, Bernhard, tout compte fait, je crois que je vais venir voir ton groupe. J'ai comme dans l'idée que vous n'êtes pas très bien organisés. Sans vouloir vous offenser, je doute que vous ayez beaucoup d'expérience en ce domaine. Mais moi, à l'heure qu'il est... (Dans sa main apparut un gros havane dont il tira une longue et délicieuse bouffée, la première depuis six cents ans.) Moi, pour ce qui est de s'engager dans le crime, j'ai l'expérience de toute une vie. Et je vais vous en faire bénéficier. Gerald Skibbow entra d'un pas traînant dans la pièce chaude aux murs blancs, un bras solidement cramponné à l'aide-soignant. Son ample blouse bleu pastel fournie par l'institut révéla en bougeant plusieurs petits packages nanoniques. Il se déplaçait comme le ferait un vieillard dans un environnement à haute gravité, avec dignité et prudence. Il devait se faire aider, se faire guider. Contrairement à un individu normal, il entra sans jeter un regard autour de lui pour se faire une idée de son nouvel environnement. Le lit au matelas épais disposé au milieu de la pièce, avec sa batterie de volumineux appareils vaguement médicaux, ne sembla pas s'enregistrer dans sa conscience. - Très bien, Gerald, dit l'aide-soignant d'un ton cordial. Nous allons nous installer confortablement, n'est-ce pas ? Il plaça avec précaution les fesses de Gerald sur le bord du lit, puis lui souleva les jambes et les manouvra jusqu'à ce que le corps repose prostré sur le matelas. Toujours avec d'infinies précautions. Il avait préparé ici, dans le secteur restreint classé un de la base de la Flotte royale, une douzaine de candidats au débriefing psychologique. Aucun d'entre eux n'avait exactement été volontaire. Il était possible que Skibbow prenne conscience de ce qui l'attendait. Ce pourrait être l'étincelle qui le sortirait de sa transe traumatique. Mais non. Gerald laissa l'aide-soignant l'attacher avec le harnais qui épousait ses formes. Quand il se resserra sur lui, aucun son ne vint de sa gorge, aucun battement de paupières sur son visage. Soulagé, l'aide-soignant fit signe que tout allait bien aux deux hommes assis derrière le long panneau vitré encastré dans le mur. Totalement immobilisé, Gerald avait le regard fixé au-delà du grand casque en plastique qui s'abaissait sur sa tête. L'intérieur était crêpé, une garniture de soie qui avait été quelque peu renforcée. Puis le casque lui couvrit complètement le visage et la lumière disparut. On lui infusa des produits chimiques pour lui éviter toute douleur, toute gêne pendant que les filaments nanoniques descendaient autour de ses cellules dermiques et pénétraient l'os du crâne. Il fallut près de deux heures pour placer leurs extrémités dans les synapses adéquates, une opération délicate comparable à l'implantation de naneuroniques. Ici, toutefois, on pénétrait plus profondément que pour le circuit de renforcement ordinaire, cherchant à atteindre les centres de la mémoire afin de les connecter aux neurofibrilles à l'intérieur de leurs grappes de cellules. Et il s'agissait là d'une incursion massive, des millions de filaments se frayant un chemin le long des capillaires, des molécules actives structurées en supercordes avec des fonctions préprogrammées, sachant où aller et que faire. À bien des égards, cela ressemblait à la formation dendritique du tissu vivant dans lequel ils construisaient un réseau d'information parallèle. Les cellules obéissaient à la structure de leur ADN et c'étaient des IA qui élaboraient la structure des filaments. Un procédé calqué sur l'autre, mais tout à fait indépendant. Les impulsions commencèrent à descendre le long des filaments pendant que les extrémités hypersensibles enregistraient les décharges synaptiques. Un montage extrêmement confus d'images mentales accolées de façon aléatoire, une succession désordonnée de souvenirs. L'IA de l'institut se connecta, effectuant des comparaisons, définissant des caractéristiques, identifiant des motifs et les tissant en divers environnements sensoriels cohérents. Les pensées de Gerald Skibbow étaient concentrées sur son appartement de l'arche de la Grande-Bruxelles : trois pièces de dimension respectable au soixante-cinquième étage de la pyramide Delores. Depuis les fenêtres à triple vitrage, on pouvait voir un paysage d'austères figures géométriques. Dômes, pyramides et tours, serrés les uns contre les autres et entourés des tortillons tubulaires du réseau routier aérien. Tout ce que voyait Gerald était gris, y compris le verre des dômes, recouvert de plusieurs décennies de crasse. C'était deux ans après qu'ils avaient emménagé. Paula avait environ trois ans, trottinait partout sur ses petites jambes et immanquablement tombait par terre. Marie était une enfant souriante et pleine d'énergie, qui pouvait émettre une vaste gamme de sons exprimant son incrédulité devant les merveilles que le monde lui offrait chaque jour. Ce soir-là, il berçait sa fille (déjà belle) sur ses genoux, tandis que Loren, vautrée dans un fauteuil, regardait les actualités locales. Paula jouait avec la gardienne-robot Disney qu'il lui avait achetée d'occasion une quinzaine de jours auparavant, un hérisson anthropomorphe en peluche doté d'un rire extrêmement agaçant. C'était une famille heureuse dans un ravissant appartement. Ils étaient ensemble, et c'était cela qui les rendait heureux. Et les solides murs de l'arche les préservaient des dangers du monde extérieur. Il subvenait à leurs besoins, les aimait et les protégeait. Elles aussi, elles l'aimaient ; il le lisait dans leurs sourires et leurs yeux remplis d'adoration. Papa était le roi de l'univers. Papa chantait des berceuses à ses enfants. C'était important de chanter ; si jamais il s'arrêtait, les croque-mitaines et les vampires surgiraient de l'obscurité pour s'emparer d'elles... Deux hommes entrèrent dans la pièce et s'assirent sans rien dire sur le canapé en face de Gerald. Il les regarda en fronçant les sourcils, incapable de se rappeler leurs noms, se demandant ce qui leur prenait d'envahir sa maison. Envahir... La pyramide vibra comme sous l'effet d'un tremblement de terre mineur, les couleurs se brouillant légèrement. Puis tout se figea dans la pièce, sa femme et ses enfants stoppés net dans leurs mouvements, leur chaleur refluant. - Ça va, Gerald, dit l'un des hommes. Personne ne vous envahit. Personne ne va vous faire de mal. Gerald serra la petite Marie contre lui. - Qui êtes-vous ? - Je suis le Dr Riley Dobbs, spécialiste en neurologie ; et voici mon collègue, Harry Earnshaw, technicien des systèmes neuraux. Nous sommes là pour vous aider. - Laissez-moi chanter, hurla Gerald d'une voix hystérique. Laissez-moi chanter. Ils vont nous prendre si je m'arrête. Ils nous emmèneront dans les entrailles de la Terre. Aucun de nous ne verra jamais plus la lumière du jour. - Il y aura toujours la lumière du jour, Gerald, dit Dobbs. Je vous le promets. Il s'interrompit pour transmettre un ordre à l'IA. L'aube se leva à l'extérieur de l'arche. Une aube claire, comme la Terre n'en avait pas vu depuis des siècles ; le soleil, énorme et mordoré, jetant ses rayons étincelants sur le décor sinistre. Il répandait sa lumière, chaude et vigoureuse, directement dans l'appartement. Gerald poussa un soupir pareil à celui d'un petit enfant et tendit ses mains vers le soleil. - Que c'est beau. - Vous vous relaxez. C'est bien, Gerald. Il faut que vous vous relaxiez, et je préférerais que vous y arriviez de vous-même. Les tranquillisants inhibent vos réactions, et nous voulons que vous ayez les idées claires. - Que voulez-vous dire ? demanda Gerald avec méfiance. - Où êtes-vous, Gerald ? - Chez moi. - Non, Gerald, ceci est votre passé. C'est pour vous un refuge, un repli psychologique. Vous l'avez créé parce qu'il vous est arrivé quelque chose de plutôt désagréable. - Non. Rien ! Rien de désagréable. Allez-vous-en. - Je ne peux pas m'en aller, Gerald. Il est important pour beaucoup de monde que je reste. Vous pourriez sauver toute une planète, Gerald. Gerald secoua la tête. - Je ne peux pas vous aider. Allez-vous-en. - Nous ne partirons pas, Gerald. Et vous ne pouvez pas nous fausser compagnie. Ceci n'est pas un lieu, Gerald, c'est à l'intérieur de votre esprit. - Non, non, non ! - Je suis désolé, Gerald, sincèrement. Mais je ne peux pas partir tant que vous ne m'avez pas montré ce que je veux voir. - Allez-vous-en. Il faut que je chante ! Gerald se remit à fredonner ses berceuses. Puis sa gorge se changea en pierre, bloquant la musique à l'intérieur. De chaudes larmes coulèrent le long de ses joues. - Plus de chanson, Gerald, dit Harry Earnshaw. Nous allons jouer à un autre jeu. Le Dr Dobbs et moi allons vous poser des questions. Nous voulons savoir ce qui vous est arrivé sur Lalonde... L'appartement explosa en un tourbillon iridescent et aveuglant. Chacune des connexions aux canaux sensoriels du cerveau de Gerald Skibbow crépita sous la surcharge. Riley Dobbs se secoua au moment où le processeur coupait la liaison directe. Sur le siège à côté de lui, Harry Earnshaw était encore agité de tremblements. - Merde alors ! maugréa Dobbs. Dans la pièce de l'autre côté de la vitre, il voyait le corps de Skibbow se tendre contre le harnais. Il s'empressa de transmettre au processeur de contrôle physiologique l'ordre d'administrer un tranquillisant. Earnshaw examina le scan neural du cerveau de Skibbow, tentant d'analyser l'énorme surtension qui s'était produite à la mention de Lalonde. - Il s'agit d'un trauma très profondément enraciné. Les associations sont sensibles dans presque chaque sentier neural. - L'IA a-t-elle pu tirer quelque chose de la convulsion cérébrale ? - Non. C'était purement aléatoire. Dobbs regarda le tracé physiologique de Skibbow regagner peu à peu le milieu de l'écran. - Très bien, on y retourne. Ce tranquillisant devrait émousser sa névrose. Cette fois-ci, les trois hommes se trouvaient dans une savane couverte d'une herbe vert émeraude luxuriante qui arrivait à hauteur des genoux. De hautes montagnes aux sommets enneigés bordaient l'horizon. Un soleil éclatant épaississait l'atmosphère, feutrant les sons. Devant eux, il y avait un bâtiment qui brûlait : une robuste cabane en rondins avec une grange en appentis et une cheminée de pierre. - Loren ! cria Gerald d'une voix enrouée. Paula ! Frank ! Il courut vers le bâtiment au moment où les flammes léchaient le haut des murs. Le toit de panneaux solaires commença à se recourber, se boursouflant sous la chaleur. Gerald courait et courait, mais sans jamais se rapprocher. Il y avait des visages derrière les fenêtres : deux femmes et un homme. Ils ne firent aucun geste lorsque les flammes se refermèrent sur eux, se contentant de regarder au-dehors avec une immense tristesse. Gerald tomba à genoux en sanglotant. - Sa femme, Loren, sa fille, Paula, et Frank, son gendre, énonça Dobbs en recueillant leurs identités directement de l'IA. Aucun signe de Marie. - Guère surprenant que le pauvre bougre soit en état de choc s'il a vu cela arriver à sa famille, déclara Earnshaw. - Oui. Et nous sommes trop tôt. Il n'a pas encore été infecté par le virus énergétique. (Dobbs transmit une instruction à l'IA, activant un programme de refoulement ciblé, et le feu disparut avec ses victimes.) Tout va bien, Gerald. C'est fini. Tout ça est fini. Ils sont en paix à présent. Gerald se tortilla pour le regarder, le visage déformé par la rage. - En paix ? En paix ! Pauvre type, ignorant et stupide ! Ils ne seront jamais en paix. Aucun d'entre nous ne le sera jamais. Demande-moi ! Demande-moi, connard. Vas-y. Tu veux savoir ce qui s'est passé ? Voilà, c'est ça qui s'est passé. La lumière disparut du ciel, remplacée par le faible rayonnement de Rennison, la lune la plus basse de Lalonde. Elle éclairait une autre cabane en rondins ; celle-ci appartenait à la famille Nicholls, les voisins de Gerald. La mère, le père et le fils avaient été ligotés et conduits dans l'enclos des animaux avec Gerald. De sombres silhouettes encerclaient la ferme isolée, des silhouettes humaines difformes, certaines à l'allure bestiale. - Mon Dieu, murmura Dobbs. Deux des silhouettes étaient en train de traîner vers la cabane une fille qui se débattait et hurlait de terreur. Gerald émit un rire goguenard. - Dieu ? Il n'y a pas de Dieu. Après presque cinq heures de voyage ininterrompu et, Dieu merci, sans incidents, Carmitha n'avait toujours pas réussi à se convaincre qu'elle avait fait le bon choix en optant pour Bytham. Son instinct ne cessait de lui seriner d'aller à Holbeach et de s'entourer des siens, de s'abriter derrière eux pour échapper à la Némésis qui hantait le pays, pour se mettre en sécurité. C'était ce même instinct qui provoquait son malaise devant la présence de Titreano. Et pourtant, ainsi que l'avait prédit la cadette des Kavanagh, avec lui qui les accompagnait il n'était rien arrivé à la roulotte. À plusieurs reprises il avait signalé une ferme ou un hameau où se cachaient, disait-il, ceux de son espèce. L'indécision était une fichue calamité. Cependant, elle ne doutait guère désormais qu'il fût ce qu'il prétendait être : un ancien aristocrate de la Terre possédant le corps d'un ouvrier agricole de Norfolk. Ils avaient eu le temps de bavarder au cours des cinq dernières heures. Plus elle en entendait, plus elle se laissait convaincre. Il connaissait tellement de détails. Subsistait toutefois une petite contrevérité qui l'ennuyait. Après avoir évoqué sa vie antérieure, au grand plaisir des deux sours fascinées, Titreano à son tour manifesta le désir qu'on lui parle de Norfolk. Et ce fut à ce moment-là que Carmitha commença à perdre patience avec ses compagnes. Geneviève, elle pouvait encore la supporter ; il était rafraîchissant de découvrir le monde plutôt insolite tel que le percevait une enfant de douze ans (années terriennes), partagée entre l'enthousiasme et la confusion. Quant à l'aînée, cette petite pimbêche, c'était une autre histoire. Louise expliquait que l'économie de la planète était bâtie autour de l'exportation des Larmes de Norfolk, que les fondateurs avaient eu la sagesse d'opter pour une existence pastorale à laisser à leurs descendants ; elle dit combien les villes étaient jolies, combien l'air de la campagne était sain comparé à celui des planètes industrielles, combien les gens étaient gentils, les domaines bien organisés et les criminels peu nombreux. - Il semble que vous ayez accompli une grande part de ce qu'il y a de louable dans l'existence, dit Titreano. Norfolk est un monde où l'on aimerait naître. - Il y a des gens qui ne l'apprécient pas, fit remarquer Louise. Mais tics peu. Elle se pencha vers Geneviève, pelotonnée sur ses genoux, et eut un sourire affectueux. Sa petite soeur avait fini par s'endormir, bercée par le rythme lent de la roulotte. Elle écarta doucement une mèche du front de Geneviève. Ses cheveux étaient sales, ébouriffés, racornis et roussis par les flammes dans l'écurie. Mrs Charlsworth en aurait des vapeurs en les voyant ainsi. Les filles des propriétaires terriens étaient censées être à tout moment des modèles de distinction, en particulier les filles Kavanagh. À la seule pensée de la vieille femme, de son sacrifice, Louise sentit monter les larmes si longtemps retenues. - Pourquoi ne lui dites-vous pas la raison pour laquelle ces dissidents n'apprécient pas le pays ? déclara Carmitha. - Qui? - Les gens de l'Union des travailleurs agricoles, les commerçants jetés en prison pour avoir essayé de faire accepter une médecine que le reste de la Confédération trouve toute naturelle, les gens qui travaillent la terre et toutes les autres victimes de la classe des propriétaires terriens, moi incluse. Dans la tête de Louise monta une colère teintée de fatigue et d'abattement, qui menaça d'étouffer ce qui restait en elle de fragile espoir. Elle était tellement épuisée ; mais elle devait tenir bon, elle devait prendre soin de Gen. De Gen et du précieux bébé. Reverrait-elle jamais Joshua désormais ? - Pourquoi dites-vous ça ? demanda-t-elle d'un ton las. - Parce que c'est la vérité. Une chose qu'une Kavanagh n'est pas habituée à s'entendre dire, je peux vous l'assurer. Pas de la part de gens comme moi. - Je sais que ce monde n'est pas parfait. Je ne suis ni aveugle ni stupide. - Non, vous savez vous y prendre pour conserver vos privilèges et vos pouvoirs. Et regardez où ça vous a menés. La planète entière tombée aux mains de forces terribles, arrachée aux vôtres. On se sent moins intelligente maintenant, pas vrai ? Moins noble et moins puissante. - C'est un mensonge éhonté. - Ah oui ? Il y a quinze jours, vous êtes passée à cheval alors que je travaillais dans une des roseraies de votre domaine. Vous êtes-vous arrêtée pour bavarder ? Avez-vous seulement remarqué que j'existais ? - Voyons, ladies, intervint Titreano, mal à l'aise. Mais Louise ne pouvait pas ne pas relever le défi, l'insulte et la vile insinuation derrière les propos. - M'avez-vous demandé de m'arrêter ? répliqua-t-elle. Aviez-vous envie de m'entendre parler des choses que j'aime et qui m'intéressent le plus ? Ou étiez-vous trop occupée à m'accabler de votre mépris ? Vous et votre vertueuse pauvreté. Parce que je suis riche, je suis le mal, c'est ce que vous pensez, n'est-ce pas ? - Votre famille, oui, en tout cas. Vos ancêtres ont tout particulièrement veillé à ce qu'il en soit ainsi avec leur constitution oppressive. Je suis née sur la route, et je mourrai sur la route. Je n'ai rien à redire à cela. Mais vous nous avez condamnés à une route circulaire. Qui ne nous mène nulle part, à une époque où il est possible de voyager jusqu'au coeur de la galaxie. Vous nous avez enchaînés aussi sûrement que nous enchaînerait une maison. Je ne verrai jamais la splendeur d'un lever et d'un coucher de soleil sur une autre planète. - Vos ancêtres connaissaient la constitution quand ils sont venus ici, et ils sont venus quand même. Ils ont bien vu la liberté qu'elle leur donnerait de se déplacer de lieu en lieu comme vous l'avez toujours fait, comme vous ne pouvez plus le faire sur la Terre. - Si c'est cela la liberté, alors dites-moi pourquoi nous ne pouvons pas partir ? - Vous pouvez. Tout le monde le peut. Il suffit d'acheter un billet sur un vaisseau. - Tu parles ! Même en travaillant durant tout un été, toute ma famille réunie ne gagnerait pas de quoi se payer un billet. Vous contrôlez aussi l'économie. Vous l'avez conçue de sorte que nous ne puissions jamais gagner plus qu'un salaire de misère. - Ce n'est pas ma faute si vous êtes incapable d'envisager de travailler ailleurs que dans les roseraies. Vous avez une roulotte, pourquoi ne pas devenir marchande itinérante ? Ou planter vos propres roseraies ? Il y a encore des centaines d'îles avec des terres non colonisées. - Nous ne sommes pas un peuple de propriétaires terriens, nous ne voulons pas perdre notre liberté. - Précisément, s'écria Louise. Il n'y a que vos préjugés ridicules pour vous retenir ici. Nous n'y sommes pour rien, nous autres propriétaires terriens. Mais c'est sur nous que vous rejetez la responsabilité de vos propres insuffisances, simplement parce que vous n'êtes pas capables de regarder la vérité en face. Et ne croyez pas que vous êtes si différents des autres. Moi aussi, j'ai envie de voir le reste de la Confédération. J'en rêve toutes les nuits. Mais jamais je ne pourrai partir sur un vaisseau. Jamais on ne me le permettra, ce qui est bien pire que vous. Vous avez bâti votre propre prison. Moi, je suis née dans la mienne. Mes obligations m'enchaînent à ce monde, je dois sacrifier ma vie entière pour le bien de cette île. - Oh, oui. Comme vous souffrez, vous, les seigneurs Kava-nagh. Comme je vous en suis reconnaissante. (Carmitha planta son regard dans celui de Louise, prêtant à peine attention à Titreano et ne se souciant aucunement de surveiller où allait le cob.) Dites-moi, petite miss Kavanagh, combien de frères et sours croyez-vous avoir dans votre noble famille ? - Je n'ai pas de frère, il n'y a que Geneviève. - Et que faites-vous des bâtards ? roucoula Carmitha. - Les bâtards ? Ne soyez pas stupide. Il n'y en a pas dans notre famille. Carmitha émit un rire caustique. - Comme vous êtes sûre de vous. Comme vous vous croyez supérieure. Eh bien, des bâtards Kavanagh, j'en connais au moins trois, ceux qui sont nés dans ma famille. Ma cousine en a porté un à terme après le dernier Estivage. Un beau petit garçon, le portrait craché de son père. De votre père. Il ne se consacre pas uniquement au travail, vous savez. Il pense aussi à son plaisir. Celui qu'il ne trouve plus dans le lit de votre mère. - Mensonges ! hurla Louise. Elle fut prise d'un malaise, et de nausées. - Ah oui ? Il a couché avec moi la veille du départ des soldats pour Boston. Il en a eu pour son argent. J'y ai veillé ; moi, je n'escroque pas les gens. Alors ne venez pas me parler de noblesse et de sacrifice. Votre famille n'est rien de plus qu'un nid de rapaces titrés. Louise baissa la tête. Les yeux de Geneviève étaient ouverts, papillonnant dans la lumière rouge. Mon Dieu, faites qu'elle n'ait pas entendu, pria Louise. Elle se tourna vers la Romani, dès lors incapable d'empêcher son menton de trembler. Elle n'avait plus du tout envie de discuter. Elle avait eu son compte pour aujourd'hui, elle était battue ; ses parents capturés, sa maison envahie, son comté incendié, sa soeur terrorisée et anéanti le seul petit grain de bonheur qui lui restait, celui du passé avec ses précieux souvenirs. - Si cela vous amuse de blesser une Kavanagh, dit-elle d'une toute petite voix, si cela vous amuse de me voir fondre en larmes à cause de ce que vous affirmez s'être passé, eh bien, je peux vous offrir cela. Tout m'est égal désormais. Mais épargnez ma sour, elle a eu plus que son lot aujourd'hui. Aucun enfant ne devrait avoir à endurer davantage. Laissez-la aller dans la roulotte où elle n'entendra pas vos accusations. S'il vous plaît ? Elle avait d'autres choses à dire, beaucoup plus, mais l'émotion qui lui enflammait la gorge la rendait muette. Louise éclata en sanglots, s'en voulant de laisser sa soeur être témoin de sa faiblesse. Mais c'était tellement facile de laisser les larmes couler. Geneviève mit ses bras autour de sa soeur et la serra de toutes ses forces. - Ne pleure pas, Louise. S'il te plaît, ne pleure pas. (Son visage se fronça.) Je vous déteste, cracha-t-elle à Carmitha. - J'espère que vous voilà satisfaite, milady, dit Titreano d'un ton cassant. Carmitha regarda les deux sours désemparées, Titreano dont le visage affichait la sévérité et le dégoût, puis elle lâcha les rênes et enfouit la tête dans ses mains. Elle avait affreusement honte. Merde, passer ta propre et pitoyable angoisse sur une enfant de seize ans qui n'avait de sa vie jamais fait de mal à personne. Qui, en fait, avait risqué sa peau pour t'avertir de la présence des possédés dans la ferme. - Louise. (Elle tendit un bras vers la jeune fille toujours sanglotante.) Oh, Louise, je suis tellement désolée. Ce que j'ai dit, je ne le pensais pas. Je suis tellement stupide, je parle toujours sans réfléchir. Au moins parvint-elle à se retenir de demander pardon. Assume ta culpabilité, espèce de garce égoïste, se dit-elle. Titreano avait lui aussi entouré de son bras l'épaule de Louise. Cela ne changea rien, celle-ci demeura prostrée dans sa douleur. - Mon bébé, gémit Louise entre deux sanglots. Ils tueront mon bébé s'ils nous attrapent. Titreano lui prit doucement les mains. - Vous... vous attendez un enfant ? - Oui! Les sanglots redoublèrent. Geneviève la regarda bouche bée. - Tu es enceinte ? Louise hocha la tête d'un geste brusque qui agita ses longs cheveux. - Oh ! fit Geneviève dont la bouche dessina un petit sourire. Je ne le dirai à personne, je te promets, Louise, ajouta-t-elle d'un air sérieux. Louise déglutit bruyamment et regarda sa sour. Puis un rire jaillit entre ses larmes tandis qu'elle étreignait Geneviève qui répondit à son geste. Carmitha s'efforça de ne pas laisser paraître la stupéfaction qui l'avait gagnée elle aussi. Une fille de propriétaire terrien comme Louise, la fine fleur de l'aristocratie, enceinte sans être mariée ! Je me demande qui... - Bien, dit-elle avec une calme détermination. Voilà une raison supplémentaire de vous faire toutes les deux quitter cette île. La meilleure jusqu'ici. Les deux sours l'observaient avec une immense méfiance. Je ne peux pas le leur reprocher. Elle reprit : - Je vous le jure ici même, Titreano et moi allons faire en sorte que vous preniez cet avion. N'est-ce pas, Titreano ? - Mais certainement, répliqua l'homme d'un ton grave. - Parfait. Carmitha ramassa les rênes et leur donna un petit coup vigoureux. Le cheval reprit sa longue et lente progression. Un acte de bonté, songea Carmitha, un petit geste d'humanité noyé dans l'holocauste des six dernières heures. Le bébé allait survivre. Grand-mère, si tu me regardes et si tu as un quelconque moyen d'aider les vivants, ce serait le moment idéal. En plus - cette pensée ne cessait de la tenailler -, un garçon qui n'avait pas peur de Grant Kavanagh, qui osait toucher sa précieuse fille. Beaucoup plus que toucher, en fait. Un jeune écervelé téméraire et romantique, ou un vrai prince et héros ? Carmitha risqua un bref regard vers Louise. Quoi qu'il en soit, elle avait bien de la chance. Le long camion qui s'avançait avec précaution au troisième niveau du parking souterrain de l'Hôtel de ville portait sur ses flancs le logo stylisé - un palmier et l'orbite d'un électron -de la Tarosa Metamech Corporation. Il s'arrêta sur un emplacement proche de l'ascenseur de service. En descendirent six hommes et deux femmes qui tous portaient la salopette rouge terne de la compagnie. Trois chariots à plateaux sur lesquels étaient empilés des caisses et du matériel de maintenance sortirent docilement de l'arrière. L'un des hommes marcha jusqu'à l'ascenseur et tira un bloc-processeur de sa poche. Il tapa un code, marqua une pause, puis tapa à nouveau, jetant un regard nerveux vers ses collègues qui l'observaient, impassibles. Le processeur de contrôle de l'édifice accepta l'instruction codée qu'avait télétransmise le bloc, et les portes de l'ascenseur s'ouvrirent. Emmet Mordden ne put réprimer le réflexe de soulagement qui lui fit baisser les épaules aussitôt que les portes commencèrent à bouger. Dans sa vie passée il avait souffert d'une faiblesse de la vessie et il semblait bien qu'il ait transféré l'affection au corps qu'il possédait aujourd'hui. Ses intestins menaçaient manifestement de le trahir. Ça lui faisait toujours cet effet quand il arrivait à la partie délicate des opérations. Il était, à strictement parler, un technicien de l'ombre ; jusqu'à ce jour de 2535 où son chef était devenu gourmand, et négligent avec ça. La police prétendit par la suite avoir donné au gang la possibilité de se rendre, mais à ce moment-là Emmet Mordden n'était plus en état de s'en soucier. Il fourra le bloc-processeur dans la poche de sa salopette, sortant la mini-trousse à outils pas plus grande que sa paume. Intéressant de voir comment la technologie avait évolué en l'espace de soixante-quinze ans ; les principes étaient les mêmes, mais les circuits et les programmes étaient considérablement plus sophistiqués. Une clé ouvrit le boîtier du petit tableau de contrôle manuel de l'ascenseur. Emmet Mordden brancha un câble optique à la prise de l'interface, et le bloc-processeur s'alluma en affichant une simple image. L'unité mit huit secondes pour décoder les instructions du moniteur de l'ascenseur et désactiver l'alarme. - C'est parti, dit-il aux autres avant de débrancher le câble optique. Plus l'équipement électronique était élémentaire, plus il avait de chances de fonctionner dans le voisinage de corps possédés. Emmet avait découvert qu'en réduisant les fonctions du bloc-processeur au strict minimum il réussissait à le faire marcher, même si son efficacité laissait quelque peu à désirer. Al Capone lui tapa sur l'épaule alors que le reste de l'équipe s'entassait dans l'ascenseur avec les chariots. - Du bon boulot, Emmet. Je suis fier de toi, mon gars. Emmet exprima sa gratitude par un pâle sourire et appuya sur le bouton FERMETURE. Il respectait la motivation qu'Ai avait insufflée au groupe. Avant son arrivée, ils se chamaillaient sans cesse sur la meilleure façon de s'y prendre pour livrer d'autres corps à la possession. C'était comme s'ils avaient passé quatre-vingt-dix pour cent de leur temps à se disputer et à manouvrer chacun de leur côté pour se placer avantageusement. Et quand il leur arrivait de trouver un accord, il était toujours accepté à contrecour. Puis était venu Al Capone, qui avait expliqué le plus calmement du monde que c'était lui qui prenait la direction du groupe à partir de maintenant, merci beaucoup. En tout cas, Emmet ne fut pas surpris qu'un homme qui affichait une aussi nette détermination et une telle clarté d'esprit possédât aussi le pouvoir énergétique le plus puissant. Deux membres du groupe avaient élevé une objection, et le petit bâton qu'Ai Capone tenait nonchalamment dans sa main s'était transformé en une batte de base-bail grandeur nature. Personne d'autre n'avait formulé d'objection après cela. Et le plus beau dans toute l'histoire, c'était que les contestataires ne pouvaient guère aller voir les flics. Emmet ne savait pas trop ce qu'il craignait le plus, la force d'Aï ou son tempérament. Mais il n'était qu'un soldat qui obéissait aux ordres, et cela lui convenait très bien. Si seulement Al n'avait pas insisté pour qu'il vienne avec eux ce matin. - Dernier étage, dit Al. Emmet pressa le bouton. La cabine s'éleva en douceur. - Okay, les gars, maintenant rappelez-vous qu'avec notre force nous pouvons toujours nous ouvrir une porte de sortie si quelque chose ne tourne pas rond. Mais c'est pour nous le grand moment de renforcer notre emprise sur cette ville d'un seul et simple coup. Si on se fait repérer, ça va vite devenir l'enfer. Aussi on essaie de s'en tenir à ce qui est prévu, d'accord ? - Absolument, Al, dit Bernhard Allsop d'un ton empressé. Je suis avec toi jusqu'au bout. Certains des autres lui décochèrent un regard de mépris à peine déguisé. Al fit semblant de rien et eut un sourire ravi. Jé-sus, que c'était bon ! Repartir avec rien sinon son ambition. Mais cette fois-ci, il connaissait les coups à l'avance. Les autres l'avaient mis au courant en gros de l'Histoire des quelques derniers siècles. L'administration de la Nouvelle-Californie descendait directement du gouvernement des anciens États-Unis d'Amérique. Les fédés. Et Al avait un ou deux vieux comptes à régler avec ces enfoirés. Les portes de l'ascenseur firent entendre un léger carillon en s'ouvrant sur le cent cinquantième étage. Dwight Salerno et Patricia Mangano sortirent les premiers. Ils sourirent aux trois employés qui se trouvaient dans le couloir et les tuèrent d'une seule décharge coordonnée de feu blanc. Les corps fumants s'abattirent sur le plancher. - C'est bon, ils n'ont pas déclenché l'alarme, indiqua Emmet en consultant son bloc-processeur. - On y va, les gars, lança fièrement Al à son équipe. Ce n'était pas la même chose qu'avec ses hommes de l'époque, comme Anselmi et Scalise, dans les rues de Cicero. Mais ces nouveaux gars avaient des couilles, et une cause. Et il se sentait tellement bien maintenant qu'il était repassé à l'action. Les possédés se déployèrent à travers le dernier étage, les uniformes de la Tarosa Metamech remplacés par les vêtements de l'époque de chacun. Des armes apparurent dans leurs mains, d'une étonnante et assez menaçante diversité. Ils forcèrent les portes avec des décharges de feu blanc appliquées aux endroits précis, ils se mirent en quête des pièces indiquées sur leur plan. Chacun suivant ses instructions à la lettre. Les instructions de Capone. Il était six heures du matin à San Angeles, et rares étaient les fonctionnaires municipaux ayant déjà pris leur service. Toutefois, les plus matinaux eurent la surprise de voir surgir dans leurs bureaux des Rétros qui les firent sortir à la pointe du fusil. Leurs naneuroniques ne marchaient plus, les processeurs de bureau se crashaient, les ordinateurs du réseau ne répondaient plus. Il n'y avait aucun moyen de déclencher une alarme, aucun moyen d'appeler à l'aide. Ils se retrouvèrent enfermés dans le bureau du directeur adjoint de la santé, dix-sept employés cramponnés les uns aux autres, réunis dans la peur et l'adversité. Ils pensaient que les choses ne pourraient pas être pires, qu'ils en seraient quittes pour rester entassés dans une pièce pendant des heures, ou peut-être un jour ou deux le temps que se poursuivent les négociations avec les terroristes. Mais les Rétros les firent sortir un à la fois, en commençant par le plus costaud. Ses hurlements s'entendaient très bien à travers l'épaisse porte. Debout devant la large baie vitrée du bureau du maire, Al Capone contemplait la ville. La vue était magnifique. Il ne se souvenait pas d'avoir jamais été aussi loin du sol dans sa vie antérieure. Putain ! l'Empire State Building faisait chétif à côté de ce gratte-ciel. Et ce n'était même pas le plus haut de la ville. Les gratte-ciel n'occupaient que le centre de San Angeles, cinquante ou soixante serrés les uns contre les autres pour former le quartier des affaires, de la finance et de l'administration. Au-delà, un vaste ensemble accroché aux légers plis de terrain, de longues lignes grises de bâtiments et de voies de circulation, espacées des carrés tout aussi réguliers que dessinaient les parcs de verdure. Et à l'est le miroitement de l'océan. Al, qui avait toujours apprécié le lac Michigan durant l'été, était fasciné par la surface scintillante couleur turquoise réfléchissant les premiers rayons d'un nouveau jour. Et la ville était si propre, pimpante. Tellement différente de Chicago. Un empire qu'auraient envié à la fois Staline et Gengis Khan. Emmet frappa à la porte et, n'obtenant pas de réponse, passa la tête dans l'entrebâillement. - Désolé de te déranger, Al, hasarda-t-il prudemment. - Ça va, mon gars. Qu'as-tu à me dire ? - On a ramassé tout le monde de l'étage. Tous les systèmes électroniques sont bousillés, ils ne peuvent pas communiquer avec l'extérieur. Bernhard et Luigi ont commencé à les amener à la possession. - Sensass ! vous avez tous fait du sacré bon boulot. - Merci, Al. - Et le reste des appareils électriques, les téléphones et les machines calculatrices ? - Je branche mes systèmes sur le réseau de l'immeuble, Al. Donne-moi une demi-heure et j'aurai tout neutralisé. - Bon. Est-ce qu'on peut passer à l'étape deux ? - Pour sûr, Al. - Okay, mon gars, tu retournes à tes branchements. Emmet sortit du bureau. Al aurait aimé lui aussi en savoir plus sur l'électricité. Ce monde futur dépendait tellement de leurs mini-machines intelligentes. Il y avait certainement là une faille. Et Al Capone savait tout sur les façons d'exploiter ce genre de faiblesses. Il laissa son esprit glisser vers cet état particulier d'altérité et chercha à atteindre les autres possédés qui étaient sous ses ordres. Ils attendaient tous au pied du gratte-ciel de la mairie, les uns se promenant nonchalamment sur le trottoir, d'autres dans les voitures garées à proximité, d'autres prenant leur petit déjeuner dans les cafétérias de la galerie. Venez, ordonna-t-il. Et les imposantes portes du rez-de-chaussée de l'Hôtel de ville s'ouvrirent en grand. Il était neuf heures moins le quart lorsque le maire Avram Harwood III arriva au bureau. Il était de bonne humeur. C'était le premier jour en une semaine où il n'avait pas été bombardé de messages matinaux émanant de ses subalternes, concernant le problème des Rétros. En fait, il n'avait pas reçu le moindre message en provenance de la mairie. Une sorte de record. Il prit l'ascenseur rapide qui le mena de sa place de stationnement privée au dernier étage et déboucha dans un monde qui n'était pas tout à fait normal. Rien qu'il ne puisse vraiment s'expliquer, mais bizarre, assurément. Les gens circulaient l'air pressé, comme à l'ordinaire, à peine s'ils marquaient un temps d'arrêt en le croisant. Derrière lui, les portes de l'ascenseur restèrent ouvertes et la lumière à l'intérieur s'éteignit. Quand il voulut communiquer avec le processeur de contrôle, il n'obtint aucune réponse. Il tenta d'appeler un programme de maintenance et découvrit qu'aucun des processeurs du réseau ne marchait. Merde, il ne manquait plus que ça, une panne générale des systèmes électroniques. Voilà qui expliquait pourquoi il n'avait reçu aucun message. Il entra dans son bureau pour y trouver un jeune homme au teint olivâtre se prélassant dans son fauteuil, avec à la bouche un barreau de chaise allumé à un bout. Et ses vêtements... Un Rétro ! Le maire Harwood pivota aussitôt, prêt à foncer vers la porte. C'était une mauvaise idée. Trois hommes étaient venus bloquer la sortie. Ils étaient tous vêtus du même genre de costumes croisés qu'on portait autrefois, coiffés de chapeaux marron à large bord et équipés d'anciennes carabines automatiques à magasin circulaire. Harwood tenta de transmettre un appel public de détresse, mais ses naneuroniques se crashèrent, les icônes se retirant colonne après colonne de son esprit, tels des fantômes couards. - Asseyez-vous, monsieur le maire, dit Al Capone d'un air royal. Vous et moi avons à discuter de choses sérieuses. - J'en doute. La crosse de la Thompson frappa Avram Harwood au creux des reins. Il laissa échapper un cri de douleur et, l'espace d'une seconde, le décor bascula dans l'obscurité. L'un de ses grands fauteuils heurta l'arrière de ses jambes, et il tomba sur les coussins, la main collée à l'échiné. - Vous voyez ? dit Al. Ce n'est plus vous qui faites la loi. Il vaudrait mieux coopérer. - Les policiers ne vont pas tarder. Et, cher monsieur, quand ils arriveront, ils vont vous découper en rondelles, vous et vos acolytes. Je ne crois pas que je vais vous aider à négocier. Le préfet de police connaît ma position en matière de prise d'otages. On ne cède pas. Al cligna ostensiblement des yeux. - Vous me plaisez, Avvy. Sans blague. J'ai une grande admiration pour les hommes qui n'ont pas peur de défendre leurs idées. Je savais que je n'aurais pas affaire à un cave. Il faut être fortiche pour arriver au sommet dans une ville comme celle-ci, et les fortiches c'est pas ça qui manque. Aussi pourquoi ne pas avoir un petit entretien avec votre fameux préfet de police. Histoire de mettre au point certaines choses. Il fit signe à quelqu'un d'entrer. Avram Harwood se retourna au moment où le préfet de police Vosburgh pénétrait dans le bureau. - Holà, bonjour, monsieur le maire, lança celui-ci d'un ton jovial. - Rod ! Oh, Seigneur, ils vous ont eu... Les mots lui rentrèrent dans la gorge quand il vit le visage familier de Vosburgh se transformer. Un étranger à la face animale lui adressa un sourire sarcastique ; des poils lui sortaient des joues. Pas une barbe, plutôt une sorte d'épaisse fourrure hérissée. - Ouais, ils m'ont eu. Sa voix était déformée par des dents trop longues pour une bouche humaine. Il lança un rire bestial. - Mais bon sang ! qui êtes-vous, les Rétros ? demanda Avram Harwood, frappé d'horreur. - Les morts, répondit Al. Nous sommes revenus. - Foutaises ! - Je ne veux pas discuter avec vous. Comme je vous l'ai dit, je suis ici pour faire une proposition. Y a un de mes gars - il vient d'une époque juste après la mienne -, il disait que les gens s'étaient mis à employer la formule : " une offre que vous ne pouvez pas refuser ". Ça me plaît, c'est génial comme expression. Et c'est ce que je suis en train de vous faire ici, Avvy, mon garçon. Une offre que vous ne pouvez pas refuser. - Quelle offre ? - Ça se présente ainsi : les âmes ne sont pas la seule chose que je ressuscite, aujourd'hui. Je vais bâtir une Organisation. Comme j'avais avant, mais avec vachement plus de poids. Je veux que vous vous y joigniez, que vous vous joigniez à moi. Tel que vous êtes. Y a pas d'entourloupe, vous avez ma parole. Vous, votre famille, peut-être quelques amis proches, ils ne seront pas possédés. Je sais récompenser la loyauté. - Vous êtes fou. Vous êtes complètement fou, fou à lier. Me joindre à vous ? Ce que je vais faire, c'est assister à votre destruction, saloperies de déviants, et puis je vais piétiner les morceaux. Al se pencha en avant et posa les coudes sur le bureau, fixant le maire d'un regard froid. - Navré, Avvy. Ça, vous n'allez pas le faire. Absolument pas. Vous voyez, les gens entendent mon nom et ils s'imaginent que je ne suis qu'un gros caïd de la pègre, un racketteur qui a réussi. Faux. J'étais un roi, putain de merde ! Sa Majesté Capone premier. J'avais les politiciens à ma botte. Alors je sais quelles ficelles tirer à la mairie et dans les commissariats. Je sais comment fonctionne une ville. C'est pourquoi je suis ici. Je mets en oeuvre le plus gros casse qui ait jamais existé dans l'Histoire. - Hein ? - Je vais voler votre monde, Avvy. Je vais prendre tout le fourbi sous votre nez. Ces gars que vous voyez là, ceux que vous appelez Rétros, ils ne savaient pas vraiment ce qu'ils faisaient avant. Parce que, juste entre vous et moi, se couper du ciel comme si c'était une espèce de fenêtre avec d'épais rideaux, c'est un peu farfelu comme idée, vous voyez ? Alors je leur ai un peu fait la leçon. C'est fini, ces conneries. Maintenant, on va jouer sérieux. Avram Harwood baissa la tête. - Ô mon Dieu ! Ils étaient fous. Complètement déments. Il commença à se demander s'il reverrait jamais sa famille. - Laissez-moi vous exposer la chose, Avvy. On ne s'empare pas d'une ville par le bas comme les Rétros essayaient de le faire. Vous savez, un petit peu à la fois jusqu'à ce que vous soyez dans la majorité. Vous voulez que je vous dise pourquoi c'est une façon merdique d'atteindre le sommet ? Parce que cette foutue majorité d'hypocrites infatués d'eux-mêmes va découvrir le pot aux rosés et se démener comme pas un pour vous arrêter. Et ce sont des gens comme vous qui les dirigez, Avvy. Vous êtes les généraux, les types dangereux, vous organisez vos troupes, les juristes, les flics, les agents fédéraux, pour qu'ils empêchent que cela se passe. Pour protéger la majorité qui vous élit de tout ce qui vous menace, vous ou eux. Aussi, plutôt que de commencer par faire une révolution, vous faites ce que je fais. Vous commencez par le sommet et vous descendez. Al se leva et marcha jusqu'à la baie vitrée. Il montra avec son cigare la rue loin en dessous. - Les gens viennent à la mairie, Avvy. Les ouvriers, les commissaires de quartier, les procureurs, vos subordonnés, les employés du fisc. Tous ceux-là ; ceux qui mèneraient la lutte contre moi s'ils savaient ce que j'étais. Oui. Ils entrent, mais ils ne sortiront pas. Pas avant qu'on ait fait notre petit baratin à chacun sans exception. (Al se tourna vers Avram Harwood qui le regardait avec des yeux horrifiés.) C'est comme ça, Avvy, dit-il doucement. Mes gars à moi, ils sont en train de monter du rez-de-chaussée. Ils font tous les étages jusqu'ici. Et tous ces gens assis dans leurs bureaux qui normalement se battraient contre moi... mais voyons, ce sont eux qui vont conduire notre croisade à travers le monde. N'est-ce pas, les gars ? - Comme tu dis, Al, répondit Emmet Mordden. (Il était penché sur deux blocs-processeurs à un bout du bureau, surveillant les opérations.) Les douze premiers étages sont à nous à présent. Et on s'affaire à convertir tous ceux qui se trouvent entre le treizième et le dix-huitième. D'après mes estimations, ça fait grosso modo six mille cinq cents personnes possédées ce matin à l'heure qu'il est. - Vous voyez ? (Al agita son cigare d'un geste démonstratif.) C'est déjà commencé, Avvy. Il n'y a rien que vous puissiez faire pour arrêter ça. Au déjeuner, j'aurai toute l'administration de la ville en mon pouvoir. Exactement comme dans le bon vieux temps quand j'avais Big Bill Thompson dans ma poche. Et j'ai des projets encore plus vastes pour demain. - Ça ne marchera pas, chuchota Avram Harwood. Ça ne peut pas marcher. - Bien sûr que ça marchera, Avvy. La question est de savoir... les âmes qui sont revenues. Elles ne sont pas complètement intacto côté ciboulot. Capisce ? Ce n'est pas simplement une Organisation que je bâtis. Merde. Nous pouvons nous dire la vérité, vous et moi. C'est un nouveau gouvernement au complet pour la Nouvelle-Californie. J'ai besoin de gens qui peuvent m'aider à l'administrer. J'ai besoin de gens qui peuvent faire tourner les machines dans les usines. J'ai besoin de gens qui vont assurer l'éclairage et l'eau courante, qui vont nous débarrasser des ordures. Merde, si tout ça tombe à l'eau, mes chers concitoyens, ils vont venir me trouer la peau, exact ? Je veux dire, c'est là où les Rétros n'ont pas réfléchi plus loin que le bout de leur nez. Qu'est-ce qui se passe après ? Il faut que les choses continuent de tourner. (Al s'assit sur le bras du confortable fauteuil d'Avram Harwood et passa un bras amical autour de son épaule.) C'est là où vous entrez en jeu, monsieur le maire. Y a des tas de gens qui sont candidats. Tout le monde dans cette pièce, ils veulent tous être mes lieutenants. Mais c'est l'éternel problème. Bien sûr qu'ils sont zélés, mais ils n'ont pas le talent. Vous, par contre, vous mon garçon, vous avez le talent Alors qu'en pensez-vous ? Même boulot qu'avant. Meilleur salaire. Des petits à-côtés. Une poule ou deux hors ménage si ça vous chante. Alors qu'est-ce que vous en dites ? Hein, Avvy ? Dites oui. Faites-moi plaisir. - Jamais. - Quoi ? C'était quoi, ça, Avvy ? Je n'ai pas bien entendu. - J'ai dit JAMAIS, espèce de monstre psychopathe. Très calmement, Al se leva. - Je vous le demande gentiment. Putain ! je me mets à genoux et je vous demande de m'aider. Je vous demande d'être mon ami. Vous, un petit malin que je vois pour la première fois. Je vous ouvre mon coeur, merde. Je saigne sur le plancher, là, pour vous. Et vous me dites non ? Non. À moi ! Trois balafres s'allumèrent sur sa joue. Tout le monde dans le bureau s'était enfermé dans un silence terrorisé. - C'est votre réponse, Avvy ? Non ? - Tu as tout compris, espèce d'enfoiré, hurla Avram Harwood avec témérité. (Un mécanisme impossible à arrêter s'était libéré dans son cerveau, une folle jubilation à l'idée de déjouer les plans de son adversaire.) La réponse est jamais. Jamais. Jamais. - Faux. (Al fit tomber la cendre de son cigare sur l'épaisse moquette.) Tu as tout faux, mon pote. La réponse est oui. C'est toujours oui quand c'est à moi que tu parles. C'est oui, s'il vous plaît, monsieur Capone. Et bordel de merde, je vais t'entendre le dire. (Il frappa du poing sur sa poitrine pour souligner ses mots.) Aujourd'hui est le jour où tu me dis oui. Le maire Avram Harwood jeta un regard sur la batte de baseball maculée qui s'était matérialisée dans les mains d'Aï Capone et sut que ça allait faire mal. L'aube-du-Duc manquait à l'appel. La douce lumière blanche du soleil primaire qui naguère estompait la nuit brève n'était nulle part visible au moment où le disque rouge montait au-dessus des plateaux. À la place, une hideuse phosphorescence corail planait sur l'horizon, colorant la végétation d'un terne lavis lie-de-vin. L'espace d'un instant d'angoisse et de confusion, Louise crut que la Duchesse revenait, bouclant le tour de la planète à une vitesse incroyable après s'être couchée à peine quelques minutes auparavant, pour apparaître brusquement devant la lente roulotte de la Romani. Mais, après une minute à observer le ciel, elle comprit que l'effet était dû à un voile de brume rougeâtre flottant en altitude. C'était bien le Duc qui s'était levé. - Qu'est-ce que c'est ? s'enquit Geneviève d'un ton bougon. Qu'est-ce qui ne va pas ? - Je ne sais pas très bien. (Louise scruta l'horizon, se penchant sur le côté de la roulotte pour voir derrière eux.) On dirait une nappe de brouillard vraiment haute, mais pourquoi de cette couleur ? C'est la première fois que je vois un truc pareil. - Eh bien je n'aime pas ça, annonça Geneviève en croisant les bras sur sa poitrine. Elle fixa son regard sur la route devant eux. - Savez-vous ce qui fait ça ? demanda Carmitha à Titreano. - Pas exactement, milady, répondit-il, l'air troublé. Et pourtant, j'ai comme une impression favorable. Ne vous sentez-vous pas réconfortée par sa présence ? - Merde alors, pas du tout, dit Carmitha d'un ton sec. Ce n'est pas naturel, et vous le savez. - Oui, milady. Son assentiment docile ne fit rien pour atténuer la nervosité de Carmitha. La peur, l'incertitude, le manque de sommeil, le fait de n'avoir rien mangé depuis la veille, le remords, tout cela commençait à faire beaucoup. La roulotte poursuivit son chemin cahin-caha sur encore un demi-mile sous la vive lumière rouge. Carmitha les mena le long d'un sentier battu sous les bois. Ici, les légers plissements de terrain devenaient de plus en plus marqués pour former des vallées encaissées et des collines moutonnantes. Des ruisseaux presque à sec coupaient les pentes avant de se jeter dans les profondes ravines qui couraient au pied des vallées. Les bois, plus denses que sur les plateaux à ciel ouvert, les dissimulaient davantage aux regards indiscrets, et en même temps leur cachaient la vue. Ils n'avaient pour se guider que l'étrange sixième sens de Titreano. Ils restaient silencieux, trop fatigués ou trop angoissés. Louise prit conscience de l'absence d'oiseaux dans les airs. Le sombre rideau de la forêt apparut telle la paroi broussailleuse d'une falaise à peine quelques mètres devant eux, morne et lugubre. - On y est, dit Carmitha alors qu'ils prenaient une courbe du sentier. Ils avaient mis plus longtemps qu'elle ne le pensait. Au moins huit heures. Pas très bon pour ce pauvre vieux Olivier. Devant eux, la pente donnait sur une large vallée aux versants fortement boisés. Le plancher alluvial formait un échiquier de champs tous bien délimités par de longs murets de pierres sèches et des haies d'aubépines génétiquement modifiées. Une douzaine de ruisseaux venant du fond de la vallée se jetaient dans une petite rivière dont on apercevait au loin les méandres. Le reflet de la lumière rouge sur l'eau dessinait un ruban éclatant entre ses berges d'argile durcie par le soleil. Bytham était située à environ trois miles en descendant la vallée ; une agglomération de petites maisons de pierre coupée en deux par la rivière. Au fil des siècles, la colonie s'était étendue à partir d'un simple pont de pierre en dos d'âne. À l'autre bout, la flèche d'une petite église s'élevait au-dessus des toits de chaume. - Tout semble normal, dit Louise avec prudence. Je ne vois pas d'incendie. - Ça a l'air assez tranquille, convint Carmitha. (À peine si elle osa consulter Titreano.) Les vôtres sont-ils là ? lui demanda-t-elle. Il avait les yeux fermés et la tête tendue en avant, comme s'il humait l'air devant lui. - Quelques-uns, répondit-il avec regret. Mais le village n'a pas été complètement converti. Pas encore. Les gens commencent juste à se rendre compte qu'un grand fléau hante cette terre. (Il se tourna vers Louise.) Où est rangée votre machine aérienne ? Louise rougit. - Je ne sais pas. C'est la première fois que je viens ici. Elle était gênée d'admettre qu'à part ses voyages en train deux fois par an à Boston, où elle allait avec mère faire les magasins de vêtements, elle ne s'était pratiquement jamais aventurée en dehors des limites du vaste domaine de Cricklade. Carmitha montra d'un geste une petite prairie circulaire à un demi-mile à l'extérieur de la ville, avec deux modestes hangars sur le pourtour. - C'est l'aérodrome. Et Dieu merci c'est de ce côté du village. - Je suggère que nous fassions diligence, milady, dit Titreano. Carmitha, qui ne lui accordait pas encore tout à fait sa confiance, hocha la tête sans grand enthousiasme. - Un instant. Elle se leva et entra dans la roulotte. À l'intérieur c'était la pagaille complète. Toutes ses affaires s'étaient éparpillées lors de sa course folle pour fuir Colsterworth, vêtements, casseroles, nourriture, livres. Elle poussa un soupir à la vue des tessons de porcelaine bleue et blanche à ses pieds. Sa mère disait toujours que la vaisselle était venue avec la famille de la Terre. Le grand coffre sous le lit faisait partie des objets qui n'avaient pas bougé. Carmitha s'agenouilla et fit tourner la serrure à combinaison. Louise lui lança un regard inquiet quand elle sortit de la roulotte. Elle transportait un fusil de chasse à un canon et une cartouchière. - Fusil à pompe, précisa Carmitha. Ça tire dix coups. Je vous l'ai déjà chargé. Le cran de sûreté est mis. Prenez-le, pour vous habituer à son poids. - Moi ? dit Louise, la gorge serrée de stupeur. - Oui, vous. Qui sait ce qui nous attend là-bas ? Vous vous êtes déjà servie d'un fusil, quand même ? - Euh... oui. Bien sûr. Mais seulement sur les oiseaux, les rats arboricoles et ces trucs-là. Je ne suis pas très bonne tireuse, je le crains. - Ne vous inquiétez pas. Contentez-vous de le braquer dans la direction qui pose problème et tirez. (Elle adressa un sourire caustique à Titreano.) Je vous l'aurais bien confié, mais c'est plutôt avancé comparé au genre de fusil que vous aviez à votre époque. Il vaut mieux que ce soit Louise qui l'ait. - Comme vous voulez, milady. À présent que le Duc était plus haut dans le ciel, il s'efforçait de chasser la brume rouge suspendue au-dessus des terres. De temps à autre, un rayon de lumière d'un blanc pur tombait sur la roulotte, faisant cligner des yeux ses quatre passagers. Mais à part cela, le voile était toujours là, inchangé. La roulotte atteignit le plancher de la vallée et Carmitha poussa le cob à un trot plus rapide. Olivier fit de son mieux pour répondre à la demande, mais il était clair que les forces qu'il avait en réserve commençaient à décliner. Alors qu'ils se rapprochaient du village, ils entendirent sonner la cloche de l'église. Ce n'était pas le joyeux carillon appelant les fidèles à l'office du matin, juste un coup monocorde. Une alarme. - Les villageois sont au courant, annonça Titreano. Les miens se regroupent. Ils sont plus forts ainsi. - Si vous savez ce qu'ils font, est-ce qu'eux savent que vous êtes là ? questionna Carmitha. - Oui, milady, hélas oui. - Oh ! formidable. Le chemin s'écartait à présent de la direction où se trouvait l'aérodrome. Carmitha, debout sur le siège, chercha un endroit où bifurquer. Les haies et les murets bordant les champs s'étendaient devant elle comme un labyrinthe. - Merde, grommela-t-elle tout bas. Les deux hangars de l'aérodrome étaient nettement visibles , à un demi-mile de là, mais il aurait fallu être quelqu'un du coin [pour savoir comment y arriver. - Est-ce qu'ils savent que nous sommes avec vous ? 1 demanda-t-elle. - Probablement pas. Pas à une telle distance. Mais quand nous serons plus près du village, ils le sauront. Geneviève, inquiète, tira sur la manche de Titreano. - Ils ne nous trouveront pas, n'est-ce pas ? Vous n'allez pas les laisser faire ? - Mais non, mon enfant. J'ai donné ma parole que je ne vous abandonnerai pas. - Je n'aime pas du tout ça, déclara Carmitha. Nous sommes trop à découvert. Et quand ils vont s'apercevoir que nous sommes quatre là-dessus, vos amis sauront que vous voyagez avec des non-possédés, dit-elle à Titreano sur un ton accusateur. - Nous ne pouvons plus faire demi-tour maintenant, insista Louise d'une voix aiguë et tendue. Nous sommes si près du but. Nous n'aurons jamais une autre chance. Carmitha voulut ajouter qu'il n'y avait peut-être pas de pilote à l'aérodrome ; en fait, elle n'avait pas encore aperçu la silhouette de l'aéroambulance elle-même. Elle était peut-être dans un hangar. Mais à la façon dont leur chance était en train de tourner... À l'évidence, les deux sours étaient au bout du rouleau. Elles avaient une mine affreuse, elles étaient sales et épuisées, prêtes à fondre en larmes - en dépit de l'apparente détermination de Louise. À sa grande surprise, Carmitha prit soudain conscience du sentiment de respect qu'elle avait commencé à éprouver à l'égard de l'aînée des deux filles. - Vous ne pouvez pas repartir, non, dit-elle. Mais moi, je le peux. Si je ramène la roulotte dans les bois, les possédés vont penser que nous fuyons la présence de Titreano. Toutes les trois. - Non ! répliqua Louise, choqv